Les œuvres et les hommes : IV. Les romanciers
À Monsieur Théophile Silvestre
L’auteur des artistes vivants §
Mon cher Silvestre,
L’abîme appelle l’abîme. Je n’ai pas la fatuité de croire que j’en suis un… de profondeur, mais il m’est bien permis de croire à la profondeur de notre amitié. Aussi est-ce tout d’abord au nom de ce sentiment partagé que je vous offre ce quatrième volume des Œuvres et les Hommes. Si la Postérité, dont la bouleversante idée ne me donne pas du tout la danse Saint-Guy de l’amour-propre, s’occupe jamais de cet ouvrage que d’aucuns peuvent trouver trop long, mais qui ne finira que quand je n’aurai plus d’yeux à jeter sur mon siècle, je veux qu’elle trouve votre nom l’un des premiers parmi ceux de ce Décaméron d’amis qui ornent le front de mes volumes et qui me font ma vraie gloire de leur amitié.
Mais ce n’est pas tout, mon cher Silvestre… Après que l’ami a appelé l’ami, le critique, à son tour, appelle le critique. Nous faisons tous les deux le même métier, vous dans l’art et moi dans la littérature ; or, j’avoue qu’il m’est singulièrement doux de penser que nous le faisons avec les mêmes instincts et les mêmes principes… avec la même résolution de dire la vérité même à ceux qui ne l’écoutent pas ou qui sont blessés de l’entendre. J’ai donc pensé que je dégageais un sentiment et une ressemblance de plus entre nous, en dédiant à l’auteur des Artistes vivants, ces Romanciers vivants, qui sont aussi des peintres ou des sculpteurs, à leur façon, comme vos artistes, puisque, comme eux, mais avec des procédés différents, ils s’efforcent d’exprimer la Vie et veulent atteindre à la Beauté.
Préface §
{p. I}De toutes les œuvres que nous passons en revue dans cet ouvrage, la plus généralement intéressante, la plus actuelle, l’œuvre qu’on pourra spécialement appeler un jour l’œuvre même du xixe siècle est celle où nous voici arrivés. C’est le roman… Et quand je dis la plus généralement intéressante, je prie bien que l’on pèse mes paroles et qu’on n’en exagère pas la portée. Je n’entends nullement dire par là que le roman ait détrôné les autres œuvres de l’esprit humain, et leur ait ravi l’attention publique. La Poésie, l’Histoire et la Philosophie n’ont point, certes, perdu le rang qu’elles ont toujours tenu dans l’imagination ou la raison des hommes, et il est évident qu’elles le garderont. Mais il n’en est pas moins certain que le Roman, production toute moderne, a pris en ces dernières années une importance et un développement extraordinaires, qu’aucune forme littéraire n’a plus à un égal degré. Ce que, par exemple, le Sonnet fut au xvie siècle, ce que la Tragédie fut du xviie siècle jusque dans les quinze premières du xixe1, le Roman l’est devenu à cette heure. Autrefois, si on se le rappelle, tout bambin, fait ou non pour les lettres, risquait sa tragédie. {p. II}C’était sa robe prétexte intellectuelle. Aujourd’hui, tout jeune homme qui s’imagine écrivain, pond son petit roman. Quoi d’étonnant, du reste ? Le Génie, comme le Char de triomphe sur lequel la Poésie, cette dupe de ses propres images, s’obstine si bêtement à le faire monter, soulève, en passant, la poussière des imitateurs. Or, le génie le plus grand du siècle est un romancier. Comme tout le monde, à un certain moment, voulut imiter Ronsard et Desportes, et plus tard Corneille et Racine, tout le monde veut maintenant imiter Balzac.
Mais, particularité sur laquelle il faut insister ! Balzac devait venir tard… Depuis que la langue française a dit distinctement son premier mot dans le monde, elle a eu toujours des poètes, des historiens et des philosophes. Elle n’a pas eu de romanciers. Ce n’est pas la Philosophie, qui est d’hier, comme le disait, avec cette large ouverture de bec qu’on lui connaît, M. Cousin, cette pie voleuse philosophique ; — il parlait apparemment de la sienne prise à Descartes, à Reid, à Hegel, et il oubliait ces grands théologiens qui ne désossaient pas la leur de l’idée de Dieu, — non, ce n’est pas la philosophie, mais c’est le Roman qui est d’hier dans l’histoire littéraire. En cherchant bien, dans le Moyen-Age, trouverions-nous un seul romancier ? Le Roman, tel que nous le concevons, nous autres modernes, devait être nécessairement le fruit tardif des civilisations excessives. N’est-ce pas l’épopée dernière des peuples chez lesquels l’individualité reprend la place qu’elle avait à l’origine des sociétés et lutte par les mœurs avec ce qu’on appelle d’un air si suprêmement pédantesque : des Institutions. Un roman comme Daphnis et Chloé n’est qu’une bucolique dont un génie chrétien peut faire, au bout de quinze cents ans, une autre bucolique, intitulée Paul et Virginie ; mais ce n’est pas assurément une telle composition, — pas plus que ces récits naïfs du Moyen-Age rajeunis par le pauvre marquis de Tressan, qui peuvent rappeler en quoi que ce puisse être, ces créations de l’Imagination et de l’Observation tout ensemble, qui commencent à La Princesse de Clèves {p. III}et qui finissent aux Parents pauvres et aux Paysans. Ce genre d’ouvrage qui, en deux cent cinquante années, est devenu l’œuvre difficile et capitale que nous voyons, non-seulement n’a pas son pareil, mais n’a pas d’analogue dans les littératures antérieures. Rabelais lui-même, notre grand Rabelais, que Chateaubriand, qu’on n’accusera pas de cynisme, appelle un génie-mère, Rabelais qui avait certainement en lui un prodigieux romancier en puissance, ne nous a pas donné de roman. Son Gargantua et son Pantagruel sont deux contes énormes, deux fantaisies incomparables dont le classement est à peu près impossible. Mais ni l’un ni l’autre ne sont un roman, pas même le roman épique que l’admiration a voulu y voir… Il y a un diable dans La Tentation de saint Antoine, par Callot, qui applique malicieusement l’extrémité d’un soufflet à certaine partie du corps d’un autre démon, et qui souffle… comme un diable en gaîeté ! Eh bien, ce diable de Callot m’a toujours fait penser à Rabelais. Lui aussi il applique un soufflet, et il est de forge, celui-là ! à la même mystérieuse partie de l’humanité, et il souffle. Mais à force de souffler, il l’enfle, la distend, en fait quelque chose d’informe et de difforme, qui n’est plus la réelle nature humaine, et le roman crève… sous ce soufflet endiablé !
Ce n’est donc pas l’Imagination, — cette fée qui nous a dévidé au Moyen-Age un si beau et si long fuseau de Fables, de Fabliaux et de Contes, — ce n’est pas l’Imagination qui a manqué à cette féconde époque pour inventer le Roman ; c’est l’Observation. C’est l’étude exacte et détaillée des sentiments et des choses qui apporte à l’Imagination concentrée les matériaux sur lesquels elle va travailler. La condition essentielle de tout romancier est d’être, avant tout, un observateur. Jusque-là, il n’est encore qu’un poète (dans le sens de créateur). Sa fantaisie peut être charmante ou puissante, mais le roman dans lequel il peut très-bien entrer de la fantaisie (voir le Tristram Shandy de Sterne), doit toujours prendre sa base dans la réalité, qu’il idéalise ou qu’il n’idéalise pas, mais qu’il ne peut jamais fausser. Cela étant, on comprend très-bien {p. IV}que le Roman ne peut pousser qu’assez tard sur l’arbre des littératures. L’Imagination tout d’abord n’est pas réfléchie. Elle ne tient pas à être savante, — et quand elle sent la nécessité de le devenir, soit qu’il s’agisse de l’esprit général d’un peuple ou du génie particulier d’un homme, c’est que le peuple ou cet homme ont déjà largement vécu.
Et ce que je dis là, je ne le dis pas seulement pour la littérature française, je le dis aussi pour les autres littératures de l’Europe. Excepté la Russie, l’artificielle Russie, que nous avons vue si récemment faite, à coups de hache, par un charpentier hollandais, instruite par une philosophe française et habillée par des modistes de Paris, nous sommes tous à peu près du même âge en Europe. Ce que l’on dit d’un peuple, on peut donc le dire d’un autre peuple. Or, pour tous, le Roman est de date récente. Cependant, si c’est un bonheur, en toutes choses, que de venir le premier, nous ne contesterons pas à l’Espagne son droit d’aînesse. Le premier roman, digne de ce nom, puisque ni la moquerie de l’auteur, ni la folie du héros n’entament la nature humaine assez profondément pour qu’on ne puisse la reconnaître, Don Quichotte, est de 1602. Seulement, n’oublions pas non plus, nous autres Français, que soixante-seize ans après Don Quichotte paraissait La Princesse de Clèves, bien avant que l’Angleterre, cette terre du Roman qui, en moins de deux siècles, est allée de Richardson à Walter Scott, n’eût publié les chefs-d’œuvre de Daniel Defoë et Clarisse ; Clarisse, qui est le Roman même, dans la plus splendide netteté de sa notion ! Les romans de Defoë parurent tous, en effet, de 1719 à 1724, et Clarisse en 1748. Assurément, la pâle et délicate Mme de La Fayette, cette fille d’une société factice et qui n’a appris ce qu’elle sait de la nature humaine qu’en écoutant à travers les draperies des convenances à la porte de quelques cœurs, semble une bien grêle observatrice, quand on la compare à des esprits comme Defoë et Richardson, ces génies énergiques qui plongent, eux, dans l’humanité à une si grande profondeur, et qui la brassent comme on brasse un bain. Rousseau lui-même, le maladif Rousseau, avec son {p. V}âme de domestique humilié qui lui fausse toutes choses, ne peut, dans sa Nouvelle-Héloïse, soutenir la comparaison avec des observateurs d’une franchise, d’une vigueur et d’une santé dans l’observation, comme Fielding, Richardson, Goldsmith. Il est vrai que du temps de Rousseau, nous avions Prévost et Lesage. Mais Gil Blas, beaucoup trop vanté, et qui n’est d’ailleurs qu’un roman d’ordre secondaire, puisqu’il est un roman d’aventures, Gil Blas n’est profond qu’aux yeux des gens superficiels, et si Manon Lescaut a la vérité du sentiment, elle n’a pas la vérité de la couleur. Tout cela ne contrebalançait pas les grandes œuvres anglaises. Excepté la Delphine de Mme de Staël, qui est un vrai roman, d’un développement très-étendu, de caractères très-variés et de passion très-scrutée, nous n’eûmes, jusque dans les commencements du xixe siècle, que la très-petite monnaie de Mme de Lafayette, les Genlis, les Souza, les Montolieu, les Duras. Mais au moment où s’éteignait radieusement Walter Scott, Balzac naquit à la publicité, et, à LUI SEUL, il allait établir un équilibre qui n’avait jamais existé entre la France et l’Angleterre.
C’est le privilège du génie, — quand il est absolu, — aussi bien dans les Lettres que dans les Sciences, de faire faire un pas aux esprits de leur temps, c’est-à-dire de leur donner des exigences de plus…. Non-seulement le génie du romancier crée des types, des situations, des caractères, des dénouements, et à sa manière, fait de la vie, comme Dieu, — de la vie immortelle, — mais ces types, ces caractères, ces situations sont des découvertes dans l’ordre de l’imagination et de l’observation combinées ; ce sont des faits qui doivent rester acquis à l’inventaire humain, comme les faits de la Science. Pour les égaler désormais, il sera nécessaire de les surpasser. De même que le grand Frédéric, qui avait inventé un système de guerre et de victoire qui a été renversé par le système de guerre d’un autre inventeur, Napoléon, Balzac attend le Napoléon qui le vaincra. Celui qui pourrait l’égaler serait encore son inférieur. L’illustre auteur de La Comédie humaine n’a pas changé la nature du roman qui existait avant lui {p. VI}, mais il en a élargi les assises, et il l’a positivement élevé à l’état de Science, à force d’observations, de renseignements, de notions de toute espèce, d’une exactitude, d’une sûreté et d’une justesse merveilleuses. Il a supprimé le roman abstrait, l’homme abstrait dont nous nous sommes payés si longtemps, et il a mis à sa place le roman concret et l’homme tout entier ! Voilà l’héritage qu’il nous a laissé. Qui accroîtra cet héritage ? Balzac aura-t-il un successeur ? Qui le sera ? En aura-t-il un, de notre temps ? Y a-t-il déjà parmi nous, pressenti ou inconnu encore, un homme qui puisse à son tour prendre le sceptre du Roman, que pour prendre il faut d’abord soulever, et qui sache en augmenter la lourdeur pour les mains qui viendront après lui ? Questions dont la réponse est implicitement dans ce livre ! Fidèle au plan que s’est tracé l’Auteur des Œuvres et des Hommes (voir la Préface générale de l’ouvrage), il ne peut publier dans un seul volume que la première série des Romanciers contemporains, mais on y verra déjà très-clairement ce que Dieu donne pour remplacer un grand homme tombé ! Le nombre est tout, — dit la lâcheté moderne, qui a mis sur le nombre la vérité. Voyons donc le nombre aujourd’hui !
Honoré de Balzac2 §
I §
{p. 1}On s’occupe beaucoup de Balzac, et, amis ou ennemis, on s’en occupera longtemps encore, car, à trois pas d’une tombe, une grande gloire est presque une importunité. Dernièrement, un homme peu connu dans les lettres, mais auquel la Revue des Deux-Mondes {p. 2}ouvrit les deux battants de sa publicité, M. Eugène Poitou, a publié sur le plus grand romancier du xixe siècle un long travail, qui peut-être sera un livre demain. Comme les idées sont indépendantes de la chronologie et de la forme purement matérielle sous laquelle elles arrivent au public, nous n’avons pas attendu le livre et nous parlons de ce travail aujourd’hui.
M. Eugène Poitou, qui débute dans les lettres vulgaires, a débuté déjà dans les lettres officielles et même avec succès. Il a eu un prix ou une moitié de prix à l’Académie. C’est, à ce qu’il paraît, un magistrat qui se divertit de temps en temps au commerce des lettres. On dit qu’il est avocat général. Il l’est à coup sûr de style et de pensée aujourd’hui, dans la Revue des Deux-Mondes. Son étude morale et littéraire n’est qu’un réquisitoire. Mais la sellette où s’assied Balzac est l’escabeau des Psaumes. Nous en voulons seulement faire mesurer la hauteur à M. Poitou lui-même. Il verra qu’il peut facilement, et sans se blesser, passer par-dessous.
II §
Si l’étude de M. Eugène Poitou avait été réellement une étude morale et littéraire, dure fût-elle, cruelle même, nous l’aurions acceptée. Nous aimons les Aristarques du génie. Nous n’en craignons pas même les Archiloques, s’il s’en rencontre, car les limes de la gloire sont plus dures que la dent des gracieux animaux qui les rongent, et c’est toujours quelque chose, c’est encore un profil pour l’intelligence que le talent, fût-il dans l’injustice. Il y a plus. Nous montrer les côtés faibles ou mauvais d’une grande œuvre qui noie ses défauts dans une splendeur éblouissante, appliquer une vue de lynx sur cette vue d’aigle qui a embrassé tant d’objets, mais à laquelle beaucoup ont pu échapper, signaler enfin dans l’homme le plus imposant la petitesse humaine qui doit empêcher l’idolâtrie, c’est là une entreprise qui a son mérite, ses difficultés, sa valeur. Plus l’œuvre est belle, plus le critique est fort qui la pénètre et qui la juge. Plus la gloire et le talent semblent de bon aloi, plus le peseur de tout cet or fin doit avoir la main sûre et le tact exquis. Voir une tache ou voir une étoile, c’est la même chose. Le tout est de voir. Par l’évidence de son génie, Balzac, dont il est question, est précisément un de ces hommes qui créent à ceux qui le regardent des obligations d’aperçu ; et l’on peut dire hardiment que le critique qui n’a pas vu en lui et qui n’y montre pas ce que le commun {p. 4}des hommes ne peut voir, n’était réellement pas digne de le regarder !
Serait-ce le cas de M. Eugène Poitou, le nouveau critique qui vient de naître à La Comédie humaine ?… Nous avons lu avec l’attention que mérite toute tentative hardie le travail qu’il a publié, et nous n’y avons trouvé ni une observation inconnue, ni un reproche qui n’ait été déjà et bien ou mal à propos articulé. Le travail de M. Poitou n’est que la répétition pédantesque et très-fastidieuse de toutes les idées communes et hostiles qui ont été, à toutes les époques, exprimées sur Balzac depuis qu’il avait commencé la grande œuvre si prématurément interrompue par sa mort. Ce qu’une critique, superficielle toujours, injuste souvent, et quelquefois de la plus envieuse duplicité, a écrit pendant vingt ans contre un génie en train de faire sa voie, est reproduit par M. Poitou avec la fidélité aveugle d’un homme qui n’a pas une idée à soi. C’est la parade défilée de toutes les vieilleries auxquelles Balzac, et bien d’autres, et tout le monde, ont déjà répondu. C’est cette gravure allemande, la Revue des Morts, moins les Champs-Elysées, moins la poésie, moins surtout Napoléon. Voyez si vous ne connaissez pas le vide de toutes ces accusations !
Comme moralité, « Balzac est un enfant du xviiiesiècle. »
C’est tout à la fois « un matérialiste » et « un sceptique. »
C’est par matérialisme, le croirait-on ! qu’il a fait Le Lys dans la vallée. C’est par scepticisme qu’il a écrit Séraphita. « Le plus repoussant spectacle que l’imagination malade puisse inventer, c’est La Comédie humaine… Elle est le délire de l’orgueil. »
Le pessimisme {p. 5}de l’auteur y fausse la vérité à toute page. Intellectuellement, d’ailleurs, « ce n’est pas une œuvre. L’ordonnance, l’unité, la science de la composition, n’y sont pas. L’idée en est venue, après coup, ex post facto, comme disent les juristes. »
Balzac fit l’échiquier pour les pions et non les pions pour l’échiquier. Pour ce qui est de ces romans dont le rapprochement matériel a produit La Comédie humaine, « ils manquent de variété. Ils ne sont que la reproduction des mêmes types. » Ils pèchent par l’invention. Balzac au fond « était stérile. »
Sans la gravité de son état qui l’empêche d’être pittoresque, M. Eugène Poitou nous peindrait Balzac tendant le chapeau à toutes les idées de son temps. Génie mendiant qui vivait d’aumônes. Mme Sand et M. Sue lui ont donné. Il est le Lazare de leurs dessertes ! Après cette vue d’ensemble sur l’homme et son œuvre, M. Poitou descend aux détails et continue de reprendre en sous-œuvre les opinions usées. « Balzac, dit-il, n’est qu’un peintre de genre. Il n’était qu’un Mieris. Son premier et son plus grand tort fut de se croire un Véronèse. »
Le second fut de ne peindre « que des individualités, des exceptions, des hommes et non l’homme, et de les peindre sans mesure, sans sobriété, avec outrance »
et non sagement, comme Lesage, ce Salomon, auteur de Gil Blas ! Enfin le style, « qui fait vivre les œuvres », est chez Balzac « matériel, inégal, surchargé, bizarre, trahissant l’effort »
, et il trahira sa mémoire, en ne l’arrachant pas à l’oubli.
Nous avons fini. Voilà, dégagé de ses développements et de ses déclamations, le fond du travail de {p. 6}M. Eugène Poitou. C’est à ces misères (il faut bien enfin, quoi qu’il en coûte, appeler les choses par leur nom), c’est à ces misères que la Revue des Deux-Mondes, dans ses feuilles, a réservé la place d’honneur. On ne sait pourquoi, car, s’il fallait absolument l’hécatombe des œuvres de Balzac aux principes littéraires et moraux de M. Buloz, on avait, sans sortir de chez soi, M. Gustave Planche, mort maintenant mais vivant alors, qui du moins avait de la compétence littéraire, une sagacité exercée, et qui aurait vu dans Balzac, artiste énorme, mais non infaillible, des débilités de main ou des excès d’intelligence qui ont échappé à l’adolescence magistrale de M. Poitou. Esprit à grandes lignes, mais à lignes arides et qui avait porté le poids du jour, M. Planche n’en était pas moins un critique digne de toucher à ce grand sujet, Balzac et son œuvre. S’il y avait touché, il n’eût pas compromis ceux qu’il aurait servis, et l’on aurait eu la décence du coup que l’on voulait porter. Pourquoi donc ne l’avez-vous pas pris ? Aurait-on trouvé en lui l’obstacle d’une indépendance ? ou Balzac, cet uomo di sasso, aurait-il épouvanté de son marbre et du poids de son génie un homme qui a mesuré assez de cerveaux pour savoir ce que celui-ci pèse, — et pour ne pas se soucier d’avoir à soulever ce fardeau ?…
III §
Balzac, en effet, avec ses défauts, avec, ses vices de composition, s’il en a, et qu’il fallait nettement déterminer ; avec toutes les fautes qu’on serait en droit de {p. 7}lui reprocher, avec tous les desiderata que le bon sens pouvait formuler aux pieds de son génie, Balzac reste tellement colossal encore, que la Critique en est accablée, que l’Imagination en sourit, et que diminué, oui, réellement diminué dans sa stature, il ne nous paraît pas moins grand ! L’effet qu’il produit n’a pas changé. On peut lui chercher des analogues, une parenté, une filiation intellectuelle ; et, comme tous les génies qui ne tombent pas du ciel, il en a une, mais il transfigure sa race en lui. On s’imagine l’avoir abaissé quand on l’a fait sortir de Rétif de la Bretonne, mais c’est un Rétif de la Bretonne sublimisé et mêlé à un Dante, — à un Dante romanesque et moderne, le Dante d’un temps qui a estropié toute grandeur ! Ce qui a dominé, hyperdominé son talent, c’est le mécontentement de ce qui se faisait autour de lui et l’envie de le refaire pour montrer ce qu’on pouvait tirer de tous ces idéals manqués ! Dans le morcellement universel il cherchait son unité propre et butinait partout pour composer l’œuvre originale dont la conception ne le quitta jamais. Il écrivit des livres comme on prend des notes de trois et quatre lignes et dont on se propose de faire des ouvrages qui souvent ne voient pas le jour. Combien de pages, de pensées, de pierres d’attente hésitons nous à sacrifier dans l’économie de nos travaux, tandis que lui, Balzac, sacrifiait des livres entiers comme on sacrifie des notes perdues ! Malgré cette surface d’orgueil que les petits amours-propres blessés aperçoivent, il avait une humilité éternelle. Ses ouvrages retouchés avec acharnement, ses pages incessamment remaniées, ses textes intercalés dans {p. 8}les textes et son style qu’on appelle surchargé, en témoignent. Un jour Chateaubriand, dans un commentaire de l’Essai sur les révolutions, se donna publiquement la discipline avec une coquetterie de pénitence qui était de la vanité à l’envers, mais Balzac fut souvent un pénitent plus profond et plus vrai. Il se rétractait par en haut. Il opérait plus intimement sur son œuvre et sur sa pensée. Il faisait mieux que de se corriger, il se purifiait. M. Poitou ose lui opposer, pour le convaincre de scepticisme, je ne sais quelle préface de 1835. C’est trop oublier que les préfaces de Balzac, raturées d’ailleurs par la grande préface de La Comédie humaine, qui ne fut pas le dernier mot que son génie prononça, n’étaient dans ses travaux et dans ses idées que des jalons, bientôt dépassés et bientôt abattus. C’est en effet le caractère particulier de l’esprit de cet homme plus étonnant que son œuvre, quoique son œuvre soit un monument, de toujours s’élever, de toujours s’accroître, et par cela même d’avoir plus besoin du temps que personne. Il avait compté sans la mort. Disproportionné avec la nature humaine, avec les talents les plus beaux de son époque et de toutes les époques qui eurent des côtés plus parfaits, mais qui ne furent pas plus puissants ; à quarante ans majeur à peine, mort à cinquante dans une plénitude de midi pour nous, qui n’était pour lui qu’une aurore, il était de conception infatigable. Là où il avait percé l’horizon, à ce qu’il semblait, jusqu’à sa dernière limite, il en creusait un autre encore qui s’ouvrait dans les profondeurs du premier. Alchimiste de littérature, comme l’avaient été de leur temps Shakespeare et Molière, Balzac {p. 9}était le Balthazar Claës de sa Comédie. Il ne devint pas fou, mais il mourut à la recherche de son roman philosophal dans une grandeur immense, et nécessairement incomplète, car pour cadre à l’œuvre qu’il avait rêvée, il lui eût fallu l’infini !
IV §
C’est ce Balzac enterré sous sa pyramide inachevée que M. Eugène Poitou n’a pas saisi à travers la lettre resplendissante d’une œuvre inouïe. Cette lettre que le critique discute petitement, il n’y a évidemment rien compris. Cependant les succès de Balzac, ses influences sur notre génération littéraire et sociale, l’irradiation de plus en plus vaste et lumineuse de sa renommée, auraient dû avertir M. Poitou et lui donner à réfléchir. Au crible du Temps, les hommes sont rares ; ceux qui peuvent s’imposer comme tels. Leurs ouvrages aussi se clairsèment. Peu d’œuvres dont nous ayons été charmés à une première lecture savent résister à une seconde. Ajoutez à cela les mille angoisses que connut Balzac, le plomb des exigences de librairie, les tyrannies des marchands érigés en Mécènes, les Fourches Caudines sous lesquelles sont obligés de passer les plus fiers écrivains, l’inspiration que l’on chasse et la commande que l’on fait, les instincts bas dont les colporteurs de littérature risquent le plaidoyer, l’argent à la main, pour tenter la faim qui doit prêter l’oreille, malgré le proverbe, enfin la levée de boucliers des esprits sans lumière et {p. 10}sans vie contre les réfractaires qui s’obstinent à vouloir être ce qu’ils sont, et dites-vous si le massacre n’est pas organisé, — de haute lice et de nécessité, — et s’il n’est pas besoin d’une force intellectuelle redoutable pour ne pas périr au moins dans quelques parties de son âme et de son talent ? Eh bien ! non-seulement Balzac n’a pas péri, mais il a fondé une de ces choses que lui seul eût pu débâtir, et que la Postérité, moins artiste que lui, respectera. Cette observation qui expliquerait Balzac et ses défaillances quand il en eut, M. Eugène Poitou ne l’a pas faite. Aussi, après avoir oublié l’homme dans Balzac, avec sa virtualité et les circonstances, et tout ce qui rend l’illustre auteur de La Comédie humaine plus monumental que son monument, M. Poitou dépense-t-il tout son temps et tout son effort à chicaner stérilement les détails qui se heurtent, à ce qu’il semble, quand on les voit pièce à pièce, et qui se fondent et s’harmonisent, quand on les regarde de loin et de haut. Il ne faut pas s’y tromper : les contradictions de doctrines, d’inspirations et d’idées, que M. Poitou a relevées dans quelques fragments épars de La Comédie humaine, ne viennent guères que de sa propre manière de regarder, et à ces contradictions, qui sont le résultat d’une faiblesse d’yeux, impuissants à embrasser un ensemble et une perspective, le critique ajouté ses contradictions et ses titubations à lui-même. Ainsi, par exemple, il blâme en Balzac le portraitiste, ce qu’il admire dans Saint-Simon. Ainsi encore, après avoir refusé à peu près tout à Balzac, après lui avoir reproché « la stérilité d’invention »
, à cet homme qui a produit plus que Walter Scott, et la reproduction des {p. 11}mêmes types , quand le prodigieux créateur en a fait jaillir de sa tête quelque chose comme un millier, M. Poitou veut bien convenir pourtant que l’auteur de La Comédie humaine a de la vie, comme si la vie n’était pas la qualité suprême, comme si l’avoir et la donner n’impliquait pas ce qu’il y a de plus important dans les arts ! Toujours attiré par les idées vulgaires, et Mouton de Dindenaut en critique, M. Poitou ne se hasarde guère que là où les autres ont déjà passé. Il ne doit pas manquer de revenir sur le luxe descriptif de Balzac, l’horreur des pauvres et des superficiels, et il y revient ! Il prend ce luxe pour un excès, et c’est une manière ! — la manière d’un homme assez épique de facultés pour harmoniser une création derrière un personnage qu’il veut mettre en saillie, et faire tourner toute une civilisation autour de lui ! La même erreur se reproduit à tout bout de champ dans l’analyse à contre-sens que fait M. Poitou des nombreuses qualités de Balzac : ou il les transforme en défauts, ou il les méconnaît, ou il les oublie. L’esprit de Balzac, par exemple, s’en doute-t-il ? Où en a-t-il parlé ?… Selon nous, ce qui range à part le génie de Balzac parmi les autres génies contemporains et européens, c’est l’esprit, cette faculté perdue que je nommerais volontiers anti-dix-neuvième siècle, tant elle est rare à cette époque, même dans les talents réputés les plus grands ! C’est cette note riante, sonore et comique, qui court partout dans l’œuvre éclatante et profonde et qu’on retrouve perlant tout à coup dans les endroits les plus mélancoliques, les plus passionnés et les plus touchants. M. Poitou n’en dit pas un mot. De ce grand génie multiface qu’on appelle {p. 12}Balzac, il n’a vu presque qu’une facette. Peintre de genre, dit-il (est-ce une insolence d’éloge ou une perfidie ?), c’est par la peinture de genre qu’il vivra, s’il vit, ce peintre effrayant de nature humaine, de société, de caractère, d’histoire, qui allait être encore un peintre de batailles, s’il n’était pas mort ! Quand M. Poitou a dit cela, il a tout dit. Il a fait sa justice. Seulement c’est lui qui est jugé. Ce n’est pas Balzac.
V §
Voilà l’homme cependant que la Revue des Deux-Mondes a choisi pour faire son 3 Nivôse contre le génie impérial de Balzac ! Voilà le critique, exécuteur de ses hautes œuvres littéraires, qu’elle a chargé de décapiter, à froid et après la mort, un grand homme d’esprit qu’elle n’aurait pas touché vivant. Le bourreau qui trancha la tête au duc de Monmouth s’y reprit à quatorze fois, nous dit l’histoire. M. Eugène Poitou a dû se reprendre bien des fois aussi en écrivant ces pages malheureuses. Il frappe, comme il peut, ses quatorze coups sur le talent et sur l’homme ! et sur la moralité de son œuvre ! et sur la grossièreté de ses instincts ! et sur les exigences de son tempérament ! et sur la pestilence de ses succès ! et sur le danger de ses influences ! et sur l’avenir de sa renommée ! Il frappe, mais ce n’est pas d’une hache. Bourreau à plume, la sienne ne coupe pas ! Malgré sa résolution déclamatoire, malgré son désir de briller désormais comme une lâche sur la mémoire de Balzac, M. Eugène {p. 13}Poitou manque du mordant qui fait rester la tache sur un homme. Comme exécuteur en critique, il n’a ni la fermeté ni la justesse, ces qualités de tout bon bourreau. Que disons-nous ? A-t-il même une main ? Est-il une personnalité ? Est-il quelqu’un ? N’est-il pas simplement la Revue des Deux-Mondes ! N’est-il pas la main de M. Buloz, passée dans la manche d’un lauréat d’académie, pour rendre plus solennels les coups que l’on veut porter à l’une des plus grandes gloires littéraires du dix-neuvième siècle ? Au parti pris évident d’une critique qui n’excepte rien de ses condamnations et de ses ravalements, quand il s’agit d’un homme comme Balzac, M. Poitou est moins un critique que le garçon de la Revue des Deux-Mondes. On reconnaît en lui la rancune de cette Revue, qui se souvient de ses anciens procès avec Balzac quand il s’agit de lui faire le sien. Balzac, on se le rappelle, dit autrefois un mot sur M. Buloz, que M. Buloz eût pu effacer aujourd’hui, en souffrant une critique impartiale. Mais il n’a pas voulu que le mot fût oublié ; et, pour notre compte, nous disons tant mieux ! car le mot est gai et il continue d’être juste3. Quant au talent en soi de M. Poitou, il n’est pas de mesure avec la besogne qui lui a été imposée. Par le style, par le mouvement des idées, par le cant de sa diatribe morale et littéraire, M. Poitou est un rédacteur de la Revue des Deux-Mondes. Nous n’en dirons qu’un mot, mais il suffira.
Cette Revue qui fait dire à ses écrivains que M. de {p. 14}Balzac est de la plus profonde immoralité, ce qui est faux — (il a répondu lui-même à ce reproche dans sa magnifique préface de La Comédie humaine, qui restera sur sa mémoire comme un bouclier de diamants), la Revue des Deux-Mondes a publié les romans de Balzac, — et ceux-là que M. Poitou accuse le plus de matérialisme, — et tout le monde sait que ce ne fut point sur une question morale qu’elle rompit avec l’illustre romancier. Aujourd’hui toujours Revue, elle veut vendre du Balzac mort et insulté comme elle a vendu du Balzac vivant. C’est double profit, on tire deux moutures du sac d’un homme : l’une de son écritoire, l’autre de son cercueil. D’un autre côté, la Revue des Deux-Mondes, cette Marianne parlementaire, cet arsenal académique de mécontents où les poltrons conspirent, n’a pas pu faire l’apologie d’un homme qui se souciait peu des académies, qui aimait le pouvoir et qui glorifiait Napoléon. Pour ce qui est de la haute moralité que la Revue des Deux-Mondes invoque dans l’écrit de M. Poitou, nous n’en rions pas. La moralité est une si grande chose que, même étroite, même injuste, nous savons encore la respecter. Tard venue, elle est la bienvenue ! Seulement cette moralité qui ne s’appuie pas aux idées positives et religieuses sans lesquelles, selon nous, toute moralité est une illusion ou un calcul, cette moralité ne nous satisfait qu’imparfaitement. Elle n’est qu’un progrès, mais il en reste encore à faire. Quand la Revue des Deux-Mondes dira le chapelet, nous vous avertirons ! {p. 15}
Eugène Sue4 §
I §
Le Socialisme a perdu son romancier. M. Eugène Sue est mort en Savoie. Il est mort, dit-on, en libre penseur, et ses dernières paroles ont été pour se vanter de cette superbe manière de mourir. « Prenez acte de ceci
, — a-t-il dit à ses amis, — que je meurs en libre penseur »
, c’est-à-dire sans souci de Dieu, de l’âme et de sa destinée. Il a donc réalisé le terrible mot de Stendhal, qui était aussi de cette boutique de la Libre Pensée et qui mourut frappé d’apoplexie sur le pavé, sans que Dieu lui laissai le temps d’être inconséquent à son célèbre dire : « la pénitence est une sottise. Il ne faut jamais se repentir. »
Eh bien ! malgré cette fin d’un homme qui meurt en prenant toutes ses précautions pour qu’on s’en aperçoive et pour que la charité des gens de bien ne {p. 16}puisse calomnier sa mémoire en l’honorant d’une bonne action dernière, malgré l’exil volontaire dans lequel la vanité trouve moyen de s’encadrer encore, lorsque tous les autres cadres ont été brisés, enfin malgré des travaux… considérables, si vous comptez le nombre des volumes, et qui n’ont jamais (malheureusement) été interrompus, M. Eugène Sue n’a pas fait, en mourant, le bruit auquel il avait presque le droit de s’attendre. Il est tombé dans le bruit de la mort de Béranger et il s’y est perdu, D’un autre côté, est-ce défiance ou ingratitude ? le parti auquel M. Sue s’était donné et dont il fut longtemps le coryphée, n’a encore jusqu’ici effeuillé que de très-petites fleurs sur sa tombe. On y cherche en vain des tournesols.
Les y mettra-t-il ? Les grosses fleurs de l’admiration s’épanouiront-elles sur celle mémoire, comme elles s’épanouirent sur sa vie ? Car M. Sue a été admiré. Il fut une fortune, et il passa pour une puissance. Aujourd’hui qu’il n’est plus et que la popularité de l’auteur du Juif errant est fort diminuée, lui fabriquera-t-on une gloire de meilleur aloi et de plus de résistance ?… Les grands fondeurs… en carton-pâte de la Critique contemporaine élèveront-ils une statue à un écrivain qui a bien assez écrit pour que beaucoup d’esprits le croient un colosse ? Il en est un, en effet, — un colosse de papier, trempé dans de l’encre empoisonnée. La Démocratie, qui place le droit dans le nombre, y place peut-être le génie aussi. A ce compte-là, M. Eugène Sue, qui a produit une grande quantité d’ouvrages, serait un des plus puissants esprits du xixe siècle. Mais alors pourquoi donc ne le dit-elle pas ?…
II §
C’est le xixe siècle, du reste (et l’Histoire littéraire devra lui reconnaître cette supériorité), qui a mis dans le monde ces grands producteurs, comme il les appelle dans le jargon de sa manie économique, qui savent tirer de leur cerveau ce nombre de volumes en disproportion (a-t-on cru longtemps) avec la force de l’esprit humain, et qui ne le sont pas même avec sa faiblesse. Avant le xixe siècle, en effet, un homme comme Scudéry était un phénomène. Aujourd’hui c’est une vulgarité. Excepté Walter Scott, génie accumulé, replié longtemps sur lui-même, et qui écrivait tard sous la pression d’une cruelle infortune, et Balzac, — un homme à part, — constitué pour le travail comme Mabillon, avec cette tôle étonnamment féconde que n’ont pas d’ordinaire les grands travailleurs, vous n’avez dans le xixe siècle que de ces immenses fécondités qu’il faudrait plutôt appeler des incontinences, et dont la facilité de production tient bien plus à l’avachissement de l’esprit par le métier qu’à son énergie par l’exercice sévèrement entendu du talent.
M. Alexandre Dumas, le chef de cette École de producteurs, qui imposa un instant à l’Opinion étonnée et qui se donnait, avec une gasconnade presque splendide, pour un volcan d’idées et d’inventions à jet continu, a dû être terriblement humilié en voyant de petits jeunes gens littéraires et jusqu’à des femmes {p. 18}imiter sans effort son genre de génie et continuer cette plaisanterie de la grande production, qui est l’ébahissement des sots. Nous, de notre côté, en regardant dans quelles mains sont tombées les guides qui menaient naguères, comme un quadrige, trois ou quatre feuilletons à la fois, nous avons eu la preuve de cette vérité qu’il importe de répéter aux hommes d’une époque, dupe des choses physiques : c’est qu’il est plus aisé de produire beaucoup de volumes que d’en écrire un seul avec éclat, délicatesse et profondeur. M. Eugène Sue, qui fut de cette école qu’on pourrait appeler les Pondeurs du xixe siècle et dont les livres, il faut bien le dire, ne sont pas uniquement l’impulsion désintéressée de leur génie, doit donc, pour être compté en littérature, se réclamer de facultés plus hautes que celles qu’il partage avec les plus minces esprits de ce temps.
Malheureusement, de ces facultés, il n’y en a point dans M. Sue. Malgré le tapage qu’elles ont fait quelques jours, les siennes sont médiocres ; et nous le disons quand l’auteur des Sept Péchés capitaux est encore en possession d’une renommée dont le flot tout à l’heure va baisser. Ces facultés, en effet, ont le double caractère qui atteste la médiocrité foncière d’un esprit destiné à périr ; elles manquent de sincérité, et elles ont produit des choses trop vite populaires. « Les grands artistes, les grands écrivains, ne sont jamais instantanément populaires »
, disait Goethe, qui ne l’était pas, et qui s’en vantait. Si un jour la popularité leur arrive, ce n’est que tard, non sur leurs œuvres, que l’en-bas social comprend peu, mais sur leur nom, que d’en haut on lui a répété. Ils ont la popularité de {p. 19}la tradition. Telle n’est pas l’histoire de M. Eugène Sue lu de tous les cochers et de tous les ouvriers de son temps avec ivresse, et dans l’ivresse, et pour des raisons qui n’ont rien de littéraire, à coup sûr.
Quant à l’absence de sincérité dans le talent de M. Sue, elle est évidente. Certes, un homme peut se chercher longtemps, mais enfin il faut qu’il se trouve. Or M. Eugène Sue, né riche, et qui ne se chercha que quand il n’eut plus rien, ne s’est jamais trouvé. Il a toujours répété le mot de quelqu’un. Doué d’un tempérament qui lui permettait l’excès du travail et l’excès en tout, l’auteur de romans si divers n’a pourtant jamais eu d’inspiration personnelle. Il n’a jamais été brutalisé par cette divine Violente, la Vocation, cette tyrannie des talents profonds ! Quand il eut mangé son dernier écu, il se passa la main sur le front et se demanda ce qu’il ferait désormais pour battre monnaie, et il s’arrangea pour écrire. Il n’avait pas grande foi en lui, et il avait raison ; mais enfin, il tenta l’aventure ! Aventurier de lettres, il prit assez bien le vent qui soufflait ; mais aventurier sans hardiesse, il tâta l’eau, avant de s’y jeter !
Ses inventions furent presque toutes des copies. Ainsi il fit des romans de marine, après le succès de Cooper. Il en fit d’horribles, après celui de Bug-Jargal et de Han d’Islande. Il en a même risqué un de sentiment, de scepticisme et de solitude après Obermann. C’est Arthur. Quand il écrivit ses Mémoires de Mathilde, ce fut à la reprise dans l’opinion du grand livre des Liaisons dangereuses, et partout il fut écrasé par les modèles qu’il avait choisis. Voilà pour la moitié de sa carrière ; l’autre moitié fut dévorée par les partis ! {p. 20}mais là comme ailleurs et nulle part, il ne fut lui-même. Il ne le fut pas plus dans la vie que dans la littérature, car voici ce qu’il fut dans la vie. Une simple anecdote le fera comprendre. Qu’on nous permette de la raconter.
Bien avant d’avoir coulé à fond dans les éloges de la Démocratie et même de La Démocratie pacifique, M. Eugène Sue, fils de médecin et ancien chirurgien de marine, avait eu les plus féroces prétentions à l’aristocratie, à la high life, au dandysme anglais. Un jour, l’un de nos critiques les plus spirituels, pour lequel il n’était encore qu’un inconnu, le rencontra chez une duchesse. Il y était peut-être en trop grande tenue pour l’heure (c’était le matin), mais cela marquait cette bonne volonté des apprentis en toute chose, qui, pour ne pas manquer la nuance, foncent la couleur. Il y était donc, Brummell éblouissant et endimanché (ce que Brummell ne fut jamais, par parenthèse), piaffant d’un pied discret sur le tapis, manchettes relevées jusqu’au coude, avec une voix incroyable de douceur, une voix caressante qui faisait dos de chat en parlant : c’était délicieux… mais suspect ! Cette voix surtout frappa le critique, mais elle le frappa bien davantage, quand, en sortant, la porte à peine refermée, de velours redevenue… ce qu’elle était, cette voix de salon reprit tout à coup son timbre de marine et ses grossiers jurons de bord. Le dandy ne se démasquait pas seulement, il se débraillait !… Eh bien ! ce changement à vue, si bien exécuté, peint tout M. Sue, et donne même la clef de son talent, lequel cache, comme sa personne, sous les affectations volontaires, je ne sais quelle force native et commune, {p. 21}mais n’a jamais de distinction vraie, ni de réelle originalité. Organisé pour la vie matérielle, sensualiste bruyant et ardent qui se souciait fort peu des choses de la pensée, quoiqu’il en parle dans ses livres, surtout dans les derniers, M. Eugène Sue n’a jamais cessé d’être un comédien, fou du public plus que de son art et se grimant dans ses livres comme dans le salon de la duchesse, où il eût bien fait de rester. Sceptique nui joua avec un certain brio, mais avec des doigts creux, sur tous les claviers d’idées de son temps, il n’eut point de ces convictions qui font les talents incontestables et impérissables. Parti du pessimisme le plus enragé, il finit par tomber et rouler dans les niaiseries sociales, parce que là était le courant et qu’il y croyait les deux choses qu’il aimait, — l’argent et le bruit, — l’argent pour le luxe qu’il respirait avec une sensualité effrénée ; le bruit, nécessaire à sa flamboyante vanité ! Le bruit s’est dissipé. Le silence s’assied déjà sur cette tombe d’hier. Cet homme est mort le cœur brisé par l’angoisse, comme Lamennais. C’était, en vérité, bien la peine d’obéir à la consigne de Stendhal et de ne pas se repentir !
III §
Nous avons nommé Lamennais. Il y a, en effet, plus d’un rapport douloureux et amer entre Lamennais et Eugène Sue. L’un et l’autre sont morts l’âme déchirée pour avoir voulu s’appliquer le mot de César, qui est le mot de tant de gens, très-peu Césars d’ailleurs {p. 22} : « Être le premier dans une bicoque plutôt que le second à Rome. »
Ce fut le mot de Lamennais dans le genre superbe ; ce fut celui d’Eugène Sue dans le genre pittoresque, car son ambition avait ce caractère. L’homme en lui était prodigieusement extérieur ! — Vous rappelez-vous ces deux cités de saint Augustin, — la Cité de Dieu et la Cité du Diable, — ces deux camps tranchés et retranchés dont l’idée, à part la vérité théologique, serait encore une simplification sublime de l’histoire de l’humanité ? A Paris, le résumé du monde, à Paris plus qu’ailleurs, cette double cité se dessine, et M. Eugène Sue en fit l’expérience. Il habita tour à tour les deux camps, un instant celui de Rome où de Maistre avait paru, et plus longtemps celui du village où n’existait plus que Lamennais. Il y eut deux parts dans sa vie, et la critique doit bien les marquer. L’auteur du Juif Errant et des Mystères de Paris commença par être antiphilanthrope, aristocratique à se faire lapider par les égalitaires ; artiste, oh ! artiste de prétention avec furie, légitimiste, moyen âge, « anticanaille »
enfin, comme il le disait. Il avait alors le dandysme de l’impopularité, qui est une manière d’être populaire. Lisez ses romans de cette époque ! C’est une Aspasie insolente, falbalas ébouriffants, crinoline millionnaire, avec tous les diamants de la couronne dans les cheveux ! Fastueux comme un fermier général, cet homme de palette, — car M. Eugène Sue a une éblouissante palette, ce qui ne suffit pas pour être un grand peintre, — la mettait partout, jusque dans sa livrée. Il avait une livrée, en effet, originale et voyante, toujours prête, à son moindre gîte, et il regrettait {p. 23}de ne pouvoir, comme le prince de Ligne, lâcher quatorze coureurs devant sa voiture, avec un habit argent et rose ! Certes, il était bien loin, quand il écrivait son Létorière, de ses attendrissements plus mûrs sur les malheurs des mansardes, et il aurait fait tenir à distance les Couche-tout-Nu par ses chiens !
Encore une fois, nous le savons, c’était là une pose, la pose d’un esprit qui n’eut qu’un souci dans sa vie, — ce qu’on penserait et surtout ce qu’on dirait de lui. Or, il se trouva qu’on n’en dit rien du tout, d’où ses réflexions et sa mise des pouces avec l’âge. D’où les premières atteintes de sa misanthropie, de cette misanthropie qu’avait connue de La Touche, la mauvaise humeur de l’homme raté. Il eut pourtant la force encore de réagir contre elle. Sicambre qui ne baissa pas la tête, mais qui se retourna ! Ce fut la seconde phase de son talent. Il changea d’attitudes et d’allures, passant immédiatement d’un extrême à l’autre, comme chez la duchesse ; défaisant ce qu’il avait fait avec une obéissance désespérée à l’opinion la plus méprisée par lui jusque-là ; littérairement tombant au-dessous de lui-même, employant la riche palette que nous lui reconnaissons, son seul don littéraire, aux gravures sur bois du Juif Errant et des Mystères du Peuple, et, comme on l’a dit de M. Horace Vernet, courant à cheval pour écrire plus vite, ou en chemin de fer, couvert de la boue des bravos !
Alors le Socialisme, qui avait des doctrinaires, mais qui n’avait pas d’artistes, le prit pour son lauréat, son écrivain et son romancier, et lui jeta au cou cette chaîne d’éloges qu’un homme comme lui a dû impatiemment porter. D’artiste devenu homme de parti, {p. 24}il attaqua l’Église, les gouvernements, les législations, toute la vieille société dont il ne gardait que les vices, et il publia successivement tous ces livres qui ont le plus mordu, vitriol terrible, sur les imaginations de ce temps. Pour sa peine, il fut salué et proclamé homme de génie. Lui, l’ancien écrivain régence et à outrance, il devint le moraliste des temps futurs. Les phalanstériens mirèrent leurs songes dans ses œuvres, Il reçut comme hommage des montres d’argent de messieurs les horlogers de Genève. Ah ! sa nature donnée, à ce Brummell de second rang, ce dut être bien affreux pour lui, mais il y a des talions si spirituels dans les justices de la Providence ! Il avait voulu de la popularité à tout prix et il lui en vint jusque de celle-là qui donne la nausée à qui s’en régale. Deux jours avant sa mort, il était obligé d’essuyer encore les aubades qui devaient cruellement offenser ses nerfs de grand seigneur manqué et de voluptueux, et la mort seule put le débarrasser de cette éclatante misère, des importunités de ce bruit qu’il avait tant aimé et auquel il avait sacrifié toute sa vie.
Et il y sacrifiait en plus son talent. Selon nous, ce talent n’était pas immense. Il n’était pas grand, il n’était que gros ; et lors même qu’il aurait été développé par les études fortes et sévères, il n’aurait jamais donné à M. Sue la place à laquelle les partis l’ont élevé pendant quelques jours. Celle qu’il aurait conquise n’eût été ni si retentissante, ni si en lumière, mais du moins il ne l’aurait pas usurpée, et la Postérité ne la lui reprendrait pas. M. Eugène Sue, qui a de la couleur et de l’expression pour tout mérite — le fracas des événements dans ses romans les plus vantés {p. 25}n’en étant point un à nos yeux — ne pouvait devenir un homme de style, car on ne le devient pas, on l’est. Or, nous l’avons dit un jour à propos de Frédéric Soulié, supérieur à M. Sue comme inventeur et comme observateur de nature humaine, les œuvres littéraires doivent avoir un style pour durer et pour que la Postérité s’en soucie. Au bout seulement de quelques années, les livres mal écrits ne se lisent plus et sont oubliés. Tels seront Le Juif Errant, les Péchés capitaux, et tant d’autres machines romanesques, dépourvues de ce qui fait la vie des inventions les plus heureuses et les plus puissantes, la lumineuse atmosphère d’un style à travers laquelle on les voit se mouvoir et se dérouler. Nous ne faisons exception pour aucun livre de M. Sue. L’argot des tapis-francs, qui parut si savoureux à nos goûts écœurés, quand nous l’entendîmes pour la première fois, ne sauvera point Les Mystères de Paris, car on retrouve cet argot curieux et horrible flans des livres auprès desquels on peut dire que ceux de M. Sue pâlissent tant qu’ils n’existent pas. Balzac, à deux, ou trois endroits de sa Comédie, s’est assimilé cette effroyable langue, et y a fait entrer son génie, comme on chasse de l’or dans du fer. Les Mémoires de Mathilde qui sont, de beaucoup, le meilleur ouvrage de M. Sue, ont tout pris aux Liaisons dangereuses de Laclos et à la Delphine de Mme de Staël, les deux plus beaux livres du dix-huitième siècle ; mais le style, le style a été oublié. Pour cette raison suprême et péremptoire, il ne restera donc rien de ce romancier qui a rempli vingt années de notre temps de sa renommée. Avant qu’une génération soit écoulée, peut-être on n’en parlera pas {p. 26}plus que de ce Rétif de La Bretonne, par exemple, qui fut aussi un grand producteur, qui fut aussi le Diderot du peuple et des mauvais lieux et l’annonciateur à sa manière du Socialisme contemporain.
Mais ce qui restera de M. Sue, c’est le mal qu’il a fait, sans que la conviction l’excuse. Les doctrines de ses livres, il n’y croyait pas ! L’auteur du Juif Errant n’aura pas même cette justification dernière de la duperie de son esprit, car il ne fut pas dupe. Le breuvage qu’il a versé aux autres, il ne s’en est jamais enivré. La question, pour ce Laurent le Magnifique de la littérature socialiste qui donnait à boire et à manger aux imaginations phalanstériennes, c’était l’applaudissement des convives. Il donnait à boire à ses gens pour qu’ils fissent tapage et porter haut son nom, et il leur versait le vin qu’eux-mêmes avaient tiré. Voilà tout ! M. Eugène Sue n’a pas créé les goûts, les erreurs, les passions du dix-neuvième siècle. Mais il les a partagés et il les a accrus. Comme beaucoup de nous, il a été, ainsi que l’a dit un moraliste énergique5, « le propagateur des vices dont il fut le produit. »
Il les a si bien propagés, les vices sociaux du dix-neuvième siècle, que l’histoire littéraire ne se souviendra de lui que pour le condamner et le flétrir… Après cela, qu’on dise, si l’on veut, qu’il fut bon, sensible et cordial dans l’intérieur de sa vie, qu’importe ! Danton et Camille Desmoulins l’étaient aussi.
M. Raymond Brucker6 §
I §
{p. 27}Sait-on bien quelle est l’importance des réimpressions ? Au double point de vue de la littérature et de la librairie, elles ont une signification profonde. L’individualité de l’auteur s’y révélant bien moins que dans la publication d’un ouvrage, jusque-là inédit, les réimpressions sont des espèces de renseignements sur l’esprit public que le libraire suit toujours plus qu’il ne le précède… Mais quand, de plus, elles sont une rénovation de l’œuvre déjà publiée, quand l’auteur y apparaît derrière le libraire, quand, riche du bénéfice des années, l’écrivain change le caractère d’un livre qu’il juge et condamne, du haut des acquisitions de sa pensée, les réimpressions prennent alors {p. 28}une importance que la Critique est obligée de signaler.
Et telle fut en ces derniers temps la réimpression d’un livre qui eut mieux qu’un jour de renommée puisque le succès n’en a pas été épuisé par quatre éditions successives, et que l’un des auteurs (ils avaient été deux à l’écrire), usant du droit de son intelligence perfectionnée, s’est avisé de refondre et d’améliorer. Ce livre est Le Maçon, publié il y a vingt-six ans (un quart de siècle déjà !) par MM. Michel Masson et Raymond Brucker. Écrit sur le peuple et pour le peuple, ce roman ne saurait passer inaperçu aux yeux d’une Critique qui aime à trouver la moralité et le bonheur du peuple dans toutes les préoccupations du Pouvoir. D’ailleurs, il a, comme on dit, toutes les actualités. D’abord, l’actualité éternelle des mœurs et de la littérature populaires, et ensuite l’actualité éphémère de nos modes et de nos engouements. Lorsque les Champis triomphent sur toute la ligne, lorsque des paysans et des ouvriers de fantaisie, aussi faux que ceux de Watteau et moins jolis, ont, grâce à une plume qui n’est pas pourtant une baguette de fée, le privilège de tourner la tête à l’Opinion superstitieuse, le moment n’est pas mal choisi, ce nous semble, pour nous rappeler à la réalité de cette nature populaire qu’il n’est pas besoin de flatter pour qu’elle intéresse, et pour nous la montrer éloquemment et simplement, dans tous les plis de sa forte étoffe, ample et sincère, — parlant français et non faux patois !
Or, voilà ce qu’avaient tenté de faire et ce qu’avaient fait, bien avant que le soleil se levât, rose et brillant {p. 29}comme un dieu couronné, sur toutes les traînes du Berri et sur toutes les Mares au diable, MM. Michel Masson et Raymond Brucker. Seulement il faut aujourd’hui le rappeler, au moment où ils prirent pour champ d’analyse et de peinture les mœurs populaires, ils étaient, l’un et l’autre, dans cette ébriété Je jeunesse qui se grise même avec de l’eau claire et oui la croit pure, quand elle est sale. L’un et l’autre appartenaient à ces idées dont est sorti 1830, à ces idées qui ont passé, comme une trombe, dans tous les esprits de leur génération, et qui ont fortifié, en le secouant, le chêne des uns et déraciné celui des autres. Ils appartenaient à ces idées…, mais ils appartenaient aussi, et par leur destinée et par les premières observations de la vie pensante, qui forment, pièce à pièce, la mosaïque intérieure de notre génie, à ce peuple dont ils avaient à traduire les sentiments, le langage et les inspirations ! Leur main d’ouvriers (ils l’avaient été) avait reposé longtemps sur le cœur qu’ils voulaient scruter. Bourgeois de fausses lumières et d’éducation intellectuelle, peuple par l’instinct et par la fermeté de l’observation, ils se fendaient au centre même de leur être, et leur ouvrage porta l’empreinte de ce déchirement de leur esprit. Les idées de la bourgeoisie de ce temps y alternent avec les sentiments du peuple. Aussi est-ce par là qu’il faut expliquer les qualités du livre et ses vices. En effet, si les auteurs avaient vécu là où ils étaient parfaitement placés pour observer ce qu’ils voulaient peindre, s’ils avaient de l’âme, s’ils avaient de cette fougue sensible, l’écume du talent qui va s’étendre, comme la vague, en se purifiant, ils n’avaient pas les notions {p. 30}morales. Ils croulaient par la conscience, la meilleure assise de nos œuvres et de nos pensées. Ils n’avaient pas ce qui doit se retrouver au fond de toute œuvre non pour qu’elle soit plus utile, mais pour qu’elle soit plus belle, car l’idéal dans les arts (si vous creusez bien), c’est la plus grande somme de moralité. Il n’y en avait pas dans ce livre où plus d’une page semblait l’écho de celle théologie de cabaret qui inspira Le Dieu des bonnes gens au poëte le plus sottement vanté de cette époque. Du reste, pouvait-on attendre mieux d’un roman de ce temps fait par deux jeunes gens, deux têtes trop vertes et dont le plus mauvais (nous avons le droit de dire cela à M. Brucker, puisqu’il se frappe dans son passé de toute la force de sa supériorité d’aujourd’hui) avait été élevé par un prêtre apostat et marié, qui, au lieu de lui apprendre à prier Dieu, avait empoisonné son enfance, en la plongeant dans le naturalisme païen du vieux Pline ? Certes, si l’ouvrage que l’on réimprime aujourd’hui avait reparu tel qu’il a été imprimé dans les éditions précédentes, nous l’aurions flétri sans pitié. Mais, aujourd’hui, précisément celui des deux auteurs que nous venons de charger davantage revient sur sa propre pensée, Puisqu’il l’a corrigée, c’est lui qui l’a flétrie. Courageux esprit, parce qu’il croit à une vérité absolue, il ne respecte point cette peau de serpent que l’amour-propre empaille encore, quand nos esprits ont fait peau nouvelle. Il reprend son ouvrage en sous-œuvre et il le refait dans le fondement même… Et de ce qui était faible de langage et immoral de sentiment et de tendance, il tire un livre parsemé d’aperçus, vivant de drame, abondant, familier, terrible, à pleine main {p. 31}dans l’observation et dans la vie, profond lorsqu’il paraît trivial, sévèrement écrit, d’un style pur, et pourtant ardent, comme du fer passé dans la flamme ; beau livre, enfin, moral et chrétien, comme Diderot aurait pu l’écrire, s’il n’eût pas été l’athée Diderot !
Car, pour tous ceux qui ne sont pas dupes du bruit que le hasard ou les circonstances élèvent autour d’un nom ; pour tous ceux qui savent que le plus souvent la gloire, c’est le son de la flûte, tombée dans les grands chemins, et qu’un âne qui passe, en la flairant, fait résonner ; pour ceux enfin qui prennent les esprits dans leur propre substance et qui les comparent, il y a plus d’un rapport à faire saillir et à reconnaître entre M. Raymond Brucker et Diderot ! M. Brucker n’a pas fait l’Encyclopédie, et nous l’en félicitons de tout notre cœur, mais c’est un esprit encyclopédique et qui a encyclopédiquement écrit. Isolé comme un chrétien dans ces temps d’épreuve pour les vrais serviteurs de Dieu, il n’est pas, comme Diderot, le centre d’une légion (le diable s’appelle parfois légion) de philosophes qui le regardent comme leur Ordonnateur en chef. M. Brucker, le Diderot chrétien, n’a ni l’éclat, de la vie de Diderot l’athée, ni son influence sur l’opinion. A l’extrémité, à l’opposite des idées du philosophe du dix-huitième siècle, il n’a rien, hélas ! de ce qui fut un bonheur et une force pour le bibliothécaire de Catherine II. Les rois très-chrétiens doivent penser autrement que les souverains philosophes qui trouvent absurde le mot divin : « Bienheureux ceux qui souffrent et bienheureux ceux qui Pleurent ! »
Mais il s’agit ici de génie, et non pas de destinée. Géométriquement, l’angle facial de ces deux {p. 32}hommes semble avoir les mêmes dimensions. Tous deux sont des esprits également puissants par la parole et par la plume, quoique, contrairement à Diderot, la parole l’emporte sur la plume chez M. Brucker. Tous deux sont artistes et philosophes. Ils inventent et ils réfléchissent. Coureurs d’idées, après qui la Forme, cette fortune des idées, se met à courir, ils ont touché à tout le clavier humain, et ils l’ont fait vibrer jusqu’à la souffrance du tympan. Tous deux, ils ont écrit des romans, des dissertations, des œuvres de théâtre, de la critique, du dogme et des prospectus pour des marchands de foin. Illuminés d’enthousiasme ; hommes de parti enlevants d’éloquence dans des camps opposés ; natures bouillonnantes qui dégorgent incessamment comme la bouche d’un fleuve, soit des pensées, soit des images ; espèces de Pythonisses de leur propre esprit ; passionnés dans leur âme et passionnés dans leur sang que l’Imagination fouette incessamment de ses mille dards enflammés, ils ont les mêmes audaces d’expression et ils se ressemblent jusque dans leur originalité… La seule différence qu’il y ait entre eux, c’est que Diderot l’athée ne fut jamais qu’un athée. Quand il écrivait pour dix-huit louis dix-huit sermons, il se moquait de lui-même et de l’homme qui les lui payait, tandis que M. Brucker, né sur le fumier de l’incrédulité, qui ne vaut pas celui de Job, a longtemps été philosophe, mais est devenu un chrétien, avant de recevoir son coup de lumière dans l’intelligence. Nous nous trompons. Il est une différence encore. Personne n’ignore les splendides et funestes facultés de Diderot. Son siècle a été bon pour lui. Ses livres sont {p. 33}lus, et l’Histoire littéraire a magnifiquement enguirlandé la niche d’homme célèbre où il perche sur un piédestal. Pour M. Brucker, c’est autre chose, il n’a encore qu’une célébrité contestée, et il faut l’avoir touché dans la vie littéraire pour savoir quelle flamme peut tout à coup jaillir de cette nature de naphte, de ce volcan intellectuel. Il faut savoir à fond l’histoire, très-peu connue, de la littérature française au dix-neuvième siècle, pour apprécier les facultés de ce Diderot obscur qui a fait des livres qu’on lira un jour, en s’étonnant de ne pas les avoir lus plus tôt, et qui a fait des hommes, lesquels ont la discrétion de leur naissance et qui ne se vantent guère d’avoir été allumés par lui, comme des flambeaux. A propos du Maçon, retouché par cet esprit que la religion a retouché aussi jusque dans le fond et le tréfond de son être, il est peut-être curieux et piquant d’esquisser à traits pressés une vie singulière, que les Mémoires du dix-neuvième siècle ne donneront pas, et qu’en bonne conscience l’Histoire littéraire de cette époque ne pourrait décemment oublier.
II §
M. Raymond Brucker est né quelques années avant le siècle. Nous avons dit comment il fut élevé. En 1827, il était simple ouvrier éventailliste, dans le faubourg du Temple, quand le Figaro fut fondé ; un journal {p. 34}digne de son nom et qui fit une guerre impie, une guerre d’assassin au pouvoir d’alors. Tous les gens d’esprit et de talent que nous avons vus s’éparpiller dans toutes les directions, depuis ce temps-là, ont été couvés dans la veste brodée du Figaro : de La Touche, Becquet ; l’Érigone politique du Journal des Débats, M. Jules Janin ; M. Gozlan ; M. Alphonse Royer, Mme Sand ; M. Alphonse Karr, etc. Il faut excepter Balzac, qui n’y écrivit pas : hasard étrange pour qui connaît, comme nous, l’ubiquité littéraire de Balzac. Ce fut au Figaro que fut fait Le Maçon, et que M. Brucker révéla pour la première fois ses chaudes et intarissables qualités d’observateur et d’écrivain. Il devint l’âme de ce journal terrible et charmant qui, chez une nation organisée comme la France, devait faire le mal le plus profond, en dévastant tout par la plaisanterie. M. Brucker, qui avait toutes les passions de son temps ajoutées aux siennes, se mêla à cette furieuse guerre faite à la Monarchie, qui, sans droit des gens comme sans pitié, mâchait ses balles et empoisonnait les rivières.
L’auteur du Maçon ne gardait pas les manteaux, comme un autre grand converti de sa connaissance ; il lapidait. Tout à coup, 1830 éclata, et quelques jours après qu’on eut bu à cette coupe de Circé révolutionnaire, le journaliste Brucker, transformé en… farouche et en garde national, demandait, à Vincennes, la tête de M. de Peyronnet, avec lequel, par parenthèse, il s’est lié plus tard ; cette tête poétique qui fait de beaux vers et qui, en envoyant son portrait à son ennemi mortel devenu son ami jusqu’à la mort, écrivait ce quatrain tourné avec la grâce qui {p. 35}n’empêche pas d’être un homme d’État, en terre de France :
J’entends encor l’hymne infernal,
(Il faut bien dire que c’était La Marseillaise pour ceux qui ne la reconnaîtraient pas à l’épithète).
J’entends encor l’hymne infernal ;J’entends hurler ta voix impie ;Tu demandais l’original :Contente-toi de la copie !
Tant d’acharnement dans un homme de pensée comme M. Brucker prouve qu’il est fait, comme certains grands esprits, tout d’une pièce et tout d’une coulée, et qu’en lui la spéculation et la pratique s’emmanchent si dru, qu’il n’est guère possible de les séparer. En 1832, plus révolutionnaire que jamais en morale comme en politique, M. Brucker écrivit avec M. Gozlan, qui lui prêta son coloris de lumière électrique, Les Intimes, le livre le plus dangereux de toute cette époque de livres mauvais et dangereux. Nous croyons savoir que M. Brucker a le dessein de refondre Les Intimes comme il a refondu Le Maçon, et d’infuser dans ce cadavre brûlant le sang divin de la morale éternelle.
III §
Les Intimes furent le commencement de la grande fermentation intellectuelle de M. Raymond Brucker. Il écrivit, après leur publication, près de trente volumes qu’il jeta dans le torrent de la publicité avec l’insouciance d’une de ces natures qui se sentent supérieures à ce qu’elles produisent, et qui, malheureusement pour elles, ne s’incarneront jamais de pied en cap dans une œuvre quelconque. L’œuvre est toujours trop petite pour tous ces ferments qui la gonflent et réchauffent. Ce vin de feu tombe en écumes folles par-dessus les bords de la cuve et en rompt les cercles sous la pression de ses flots puissants et ivres d’eux-mêmes… Comme une vaste fleur dont les parfums rayonnent, l’imagination de M. Brucker répandit ses arômes dans tous les sens, atteignit les esprits qui l’entouraient, les pénétra des fécondantes contagions de sa pensée, et, chez certaines organisations rêveuses jusqu’à la pesanteur et à l’engourdissement, força le génie, comme on force la bête, à se lever. « C’est vous qui m’avez mis la plume à la main »
, disait Mme Sand à M. Brucker à cette époque. Responsabilité terrible ! Parmi les livres que la pensée de M. Brucker débordait, il en est un, et c’est le plus oublié peut-être, qui s’appelle un Secret et qui en est trop un. Balzac en avait été profondément frappé, lui que si peu de chose pouvait atteindre {p. 37}du fond des merveilleux édifices qu’il bâtissait, les yeux sur l’avenir.
Cependant, après et même avant cette époque (1833), un peu de désenchantement était tombé, comme une goutte d’eau glacée, dans les illusions de jeunesse et les erreurs à outrance de M. Brucker. Il analyserait certainement mieux que nous les causes de ce désenchantement, mais, après l’émeute de Saint-Merry (1832), ce désenchantement fut visible. La foi aux partis s’en allait de son âme, cette dernière foi que le dix-huitième siècle et la ruine de l’Empire, suivie de la seconde ruine de la Monarchie, avaient laissée pour toute ressource aux générations ! Le scepticisme universel commençait à faire sur cet esprit d’aigle, qui avait soif des splendeurs de soleil de la Certitude, l’effet ténébreux et horrible que Byron a peint avec la grandeur d’un maître dans Darkness. Le suicide qui était dans l’air et dans les cerveaux à cette époque, autour de l’homme et dans l’homme, faillit l’emporter ; mais, au lieu d’allumer le réchaud d’Escousse, M. Brucker alluma dans sa tête ce système, asphyxiant pour les imaginations vives, le Fouriérisme, et c’est ainsi que le suicide de sa vie, il ne l’accomplit que sur sa raison… C’est dans cette orageuse période de sa jeunesse qu’il écrivit avec un talent haletant et convulsé le livre intitulé Mensonge, où la Critique put remarquer un effrayant chapitre intitulé Le Fond des âmes, enlevé dans l’amère et ironique manière d’Henri Heine, un des plus grands poètes qui aient paru depuis Byron, mais une fleur de poésie mortelle aux âmes qu’elle touche, comme le laurier-rose, dont elle a les suavités de teinte et les poisons. Pendant ce {p. 38}temps, et jusqu’en 1836, les travaux de M. Brucker curent l’intermittence de la fièvre. Il publia une épître de Jeux mille vers, adressée à M. Raspail ; et de son parti, quoique n’y croyant pas, car on ne se débarrasse que bien tard du dernier anneau de sa chaîne, de celui-là qui nous meurtrit longtemps encore lorsque les autres ne nous pèsent plus, il fit circuler manuscrite une œuvre qui ne pouvait pas être imprimée, le fameux Testament d’Alibaud, qui ramena le plus de socialistes à la cause républicaine et le plus de républicains à la cause socialiste ; grand coup de ralliement bien frappé ! Depuis, en 1848, il publia ce terrible Testament, avec une préface expiatoire. Il y raconte (sans les nommer) que MM. Cabet et Marrast, réfugiés à Londres, empêchèrent l’impression anglaise, en déclarant le manuscrit apocryphe ; aimant mieux sacrifier l’œuvre, qui aurait tant servi à l’union de leurs deux partis, que de s’exposer aux vérités qu’elle renfermait.
Enfin 1836 arriva. 1836, c’est la date de la conversion de M. Brucker, c’est le moment béni où la Grâce, comme nous disons, nous autres chrétiens, s’empara de cet esprit rebelle, las des fausses théories et des menteuses lumières sous lesquelles il se débattait. Elle l’atteignit d’abord dans sa raison. Avant de tomber jusqu’au fond de l’abîme de sa vie, le rayon divin lui en dora les sommets. M. Raymond Brucker vint à la Foi catholique comme l’enfant vient à l’existence, la tête la première. Il y vint du sein du Fouriérisme dont l’apparente grandeur logique et la mystérieuse force de combinaison l’avaient attiré et retenu. Il faudrait l’entendre lui-même raconter par quelle série {p. 39}de propositions renversées, il arriva des prémisses de la jouissance à la conclusion du sacrifice et construisit ainsi le syllogisme de sa foi : mais contentons-nous des faits seuls. Si la religion de Jésus-Christ fait explosion dans les âmes les plus douces et les plus inertes, quand elle y glisse seulement une goutte de sa puissante lumière, que dut-elle produire dans l’âme de M. Brucker, dans la fournaise de ce cerveau qui avait brûlé comme une paille sèche tant de philosophies et de systèmes ! Elle l’incendia de vérité. Dévoré d’une fièvre apostolique (je demande pardon pour la hardiesse du mot), il se servit, dans l’intérêt de sa foi nouvelle, de ce merveilleux don de parole improvisée qui est sa vraie force, sa plus incontestable supériorité. Pendant sept ans, toutes les semaines, il fit un cours de catholicisme à l’Athénée, à propos de toutes les questions philosophiques, politiques, sociales. C’est là qu’il fut réellement le Diderot chrétien, comme nous nous obstinons à l’appeler. Verve, éclat, mouvement, brusqueries d’aperçus, crâneries d’expressions toujours heureuses, magnificences de développements et d’horizons, superbes insolences de gladiateur, immense plaisanterie qui couvrait tous les persiflages, qui bernait dans la peau de lion d’Hercule les Pygmées de l’ironie voltairienne, il exposa dans tous les sens à la lumière des questions contemporaines et pour en varier les feux et les nuances, tous les joyaux d’un des plus étincelants écrins oratoires qui furent jamais. Ceux-là, même ses ennemis, qui ont assisté, ne fût-ce qu’un jour, à cet enseignement de sept années, ne peuvent l’oublier. Envoyé à Nancy, il y fonda l’Espérance, revint {p. 40}à Paris, et, comme tous les esprits de grande origine que le sentiment de l’unité tourmente et chez qui l’inconséquence entre la pensée et la vie ne saurait durer, il y revint chrétien pratique de chrétien spéculatif qu’il avait été jusque-là. Alors, au lieu d’avoir des aspirations, il eut un but. Il entra dans l’action catholique. Il fonda, à la suite de M. l’abbé Massart et de M. l’abbé Cross, l’œuvre de Saint-François-Xavier, mettant ses pieds dans la trace des pieds de ces hommes bénis et n’aspirant là, comme partout, selon son expression humble et pittoresque, qu’à n’être rien de plus qu’une marionnette intelligente aux mains du clergé. L’originalité de ses talents lui fit une position exceptionnelle, inconnue avant lui. Il eut le droit, tout laïque qu’il fût, de prêcher dans les églises et il devint l’O’Connell des ouvriers catholiques dans un pays plus heureux que l’Irlande ; un O’Connell sans les mille échos de la persécution et de la gloire, qui rapportaient à Daniel sa voix agrandie, mais un O’Connell par le genre de talent, par la manière, par cette éloquence familière et pathétique, sublime et triviale à dessein, comme l’est un drame de Shakespeare. Incorrigiblement littéraire à travers ses travaux de parole, il publiait les Docteurs du jour, un livre qui eut un grand succès de jeunes gens et de séminaire et devant lequel la presse eut l’injustice ou la petite rouerie, si connue, du silence. Vieilli, mais jeune comme une âme qui se sent immortelle, avec les mille tendances de ce Diderot à qui nous l’avons comparé, M. Raymond Brucker a eu la pensée d’aborder le théâtre. Il a voulu, — cette chose chimérique, — y faire asseoir la morale chrétienne une {p. 41}bonne fois. Son Petit carême de Molière, une comédie en vers qu’il vient d’achever, aura-t-il du succès à l’Odéon ? Cela est douteux, car le bonheur, qui est bête comme un vieux bourgeois, n’est pas du côté des esprits aventureux et de cette chose qui dérange tout, — l’initiative. Mais qu’importe à cet esprit sincère qui aime la vérité ; toujours prêt à la servir avec la hardiesse insoucieuse d’un homme qui sait que la vie est un passage, — et qui n’a pas peur de mourir, sous la main des Anges, à l’hôpital !
Stendhal7 §
I §
{p. 43}La librairie Lévy a publié dernièrement la correspondance de Stendhal (Beyle). Beyle ou Stendhal (car les éditeurs lui ont conservé, à ce maniaque de pseudonymes, le nom de guerre sous lequel il a écrit ses plus beaux ouvrages) fut un écrivain très-peu connu de son vivant, qui a publié, de 1820 à 1841, les livres les plus spirituels. Pour beaucoup de raisons, dont nous dirons quelques-unes, la Correspondance de Stendhal, quand elle parut, dut exciter un vif intérêt de curiosité, s’il y a encore un sentiment de ce nom au service des choses de la pensée, dans ce monde matérialisé. Ce devait être un livre à part, comme son auteur, {p. 44}— qui ne fut point un écrivain dans le sens notoire et officiel du mot, — qui n’en eut ni les mœurs, ni les habitudes, ni l’influence, ni l’attitude devant le public. Rareté charmante, du reste, dans un homme qui pourtant s’est mêlé d’écrire, — dont le talent n’a pas fait la vie, mais dont la vie, au contraire, a fait le talent.
Or, c’était cette vie justement qu’a révélée, du moins en fragments, la Correspondance. C’était cette vie que la critique a pu consulter pour expliquer un talent bizarre souvent, mais incontestable, trop grand pour n’être pas compté dans la littérature contemporaine. Certes, nous, autant que personne, nous connaissons et nous flétrissons les côtés mauvais et gâtés de Stendhal. Nous savons d’où il était sorti et où il est allé, ce dernier venu du xviiie siècle, qui en avait la négation, l’impiété, l’analyse meurtrière et orgueilleuse, qui portait enfin dans tout son être le venin concentré, froidi et presque solidifié de cette époque empoisonnée et empoisonneuse à la fois, mais qui, du moins, n’en eut jamais ni la déclamation ni la chimère ! Stendhal est l’expression la plus raffinée et la plus sobre de ce matérialisme radical et complet dont Diderot fut le philosophe et le poëte. Il a pris un morceau de la lave de ce volcan du xviiie siècle, qui a couvert le monde de ses scories, et il a mis malheureusement dans cette lave impure la mordante empreinte d’un talent profond. Quoi qu’il ait été par les opinions et par les principes, intellectuellement Stendhal fut un homme, et c’est assez pour que la Critique s’en occupe dans un intérêt littéraire, et même dans un intérêt de moralité.
{p. 45}D’ailleurs, il faut bien en convenir, on n’est pas libre de le passer sous silence. On ne voile les portraits des doges que quand on les a décapités ! Non-seulement Stendhal a un de ces mérites positifs qui forcent la main à la Critique, mais il a, de plus, une fascination singulière qui oblige à le regarder. Le caractère de cet esprit faux ou sincère (et, pour nous, il manquait de sincérité) est d’attirer comme une énigme. « C’est le palais dans le labyrinthe »
, dont parlait cette fille de génie… Il était pétri de contrastes, et sa volonté acharnée les repétrissait en lui. Matérialiste sans emphase, souterrain et fermé, il eut toute sa vie cette simplicité effrayante d’une erreur profonde, qui, selon l’Église et son terrible langage, est le signe de l’impénitence finale de l’esprit. Mais ce matérialiste avait vu la guerre, la grande école du sacrifice et du mépris de la matière. Il l’avait vue et il l’avait faite, et cette saine odeur de la poudre qu’il avait respirée avait préservé la vigueur de son esprit, sinon de son âme, des dernières pourritures de la corruption. C’était un homme d’action, fils d’une époque qui avait été l’action même, et qui portait la réverbération de Napoléon sur sa pensée ; il avait touché à cette baguette magique d’acier qui s’appelle une épée, et qu’on ne touche jamais impunément, et il avait gardé dans la pensée je ne sais quoi de militaire et, qu’on me passe le mot, de cravaté de noir, qui tranche bien sur le génie fastueux des littératures de décadence.
Il eut beau s’éloigner, en effet, des premières fonctions de sa vie, de ses premières préoccupations ; il eut beau devenir, à moitié d’existence, un observateur, {p. 46}les bras croisés, de la nature humaine, un pacifique dilettante de beaux-arts, un causeur de Décaméron, un capricieux de littérature qui avait fini par prendre goût aux lettres, dont il avait d’abord médit, son genre de talent, qui brusquait l’expression pour aller au fait, se ressentit toujours de la mâle éducation de sa jeunesse. Quoique homme d’action, il avait, en tout temps, beaucoup regardé dans son âme, — dans cette âme à laquelle il ne croyait pas ! Les Italiennes, qu’il a tant aimées, les Lombardes, dont il était fou, ne regardent pas plus dans leur cœur, avec leurs longs regards indolents et amoureusement tranquilles, que lui ne regarda dans le sien. Fait pour le monde, comme tous les ambitieux, qui finissent par se venger, en le jugeant, de ne pouvoir le gouverner, Stendhal, misanthrope vrai au fond, mais qui cachait sa misanthropie comme on cache une blessure à chaque instant près de saigner, Stendhal fut… j’oserai le dire, un Tartuffe en beaucoup de choses, quoiqu’il pût être franc comme la force, car il l’avait !
Oui, un Tartuffe, entendons-nous bien, un Tartuffe intellectuel ! Il le fut de naturel, d’originalité, de clarté, de logique, poussant sa tartufferie jusqu’à la sécheresse ; un Tartuffe qui commença par jouer sa comédie aux autres, et qui devint, comme tous les Tartuffes, son propre bonhomme Orgon à lui-même, punition ordinaire et bien méritée de tous ces menteurs ! Esprit de demi-jour et même quelquefois de ténèbres, cet Excentrique prémédité passa dans la littérature, ou plutôt à côté de la littérature de son temps, « embossé » dans une cape hypocrite, ne montrant qu’un œil, à la façon des Péruviennes sous {p. 47}leur mantille, un seul œil noir, pénétrant, affilé, d’un rayon visuel qui, pour aller à fond, valait bien tous les stylets de l’Italie, mais qui avait, croyez-le bien, la prétention d’être vu et même d’être trouvé beau. Ainsi que tous les tartuffes qui possèdent l’esprit de leur vice, et la majorité des hommes doublés d’une idée qu’ils ne disent pas, mais qui chatoie dans leur silence, comme le jais brille malgré sa noirceur, Stendhal inspire un intérêt dont on ne saurait se défendre. Ne sommes-nous pas tous des besogneux de vérité, en plus ou en moins ?… Il a l’attrait du mystère et du mensonge, l’attrait d’un grand esprit masqué, ce qui est bien plus qu’une belle femme masquée ! La fortune de la Correspondance, c’est qu’on s’imagina voir son visage. On s’imagina que, dans cette vie journalière, facile, dénouée, dont cette Correspondance est l’histoire, il avait mis son masque sur la table et dit bravement à ses amis, pendant que le monde avait le dos tourné : « Tenez, Maintenant, regardez-moi ! »
Mais c’est là une imagination trompée. La Curiosité a eu le nez cassé, comme dit la pittoresque expression populaire. Ce qu’on a trouvé dans la Correspondance de Stendhal n’a pas été ce qu’on y cherchait. On y a trouvé certainement quelque chose de très-intéressant encore, de très-piquant, de très-instructif, mais non pas le dessous de masque auquel on s’attendait un peu, et auquel on avait eu grand tort de s’attendre ; car, au bout d’un certain temps, le masque qu’on porte adhère au visage et ne peut plus se lever. Le système s’incorpore à la pensée ; le parti pris vous a pris à son tour et ne vous lâche plus, et la spontanéité {p. 48}est perdue ! La tyrannie des habitudes de l’esprit crée une sincérité de seconde main pour remplacer la sincérité vierge qu’elle tue… Shakespeare, qui a pensé à tout, nous a donné l’idée de cette tyrannie dans Hamlet, quand, avec une intention profonde, que des critiques superficiels taxeraient peut-être de mauvais goût, il mêle aux cris les plus vrais, les plus naturellement déchirants de son Oreste du Nord, des souvenirs mythologiques et pédantesques qui rappellent l’université de Wittemberg, où le prince danois a été élevé. Stendhal, malgré l’énergie d’un esprit dont la principale qualité est la vigueur, a subi, comme les plus faibles, cette tyrannie des habitudes de la pensée. Quelle que soit la page de sa correspondance qu’on interroge, il y est et il y reste imperturbablement le Stendhal du Rouge et Noir, de La Chartreuse de Parme, de l’Amour, de la Peinture en Italie, etc., etc., c’est-à-dire le genre de penseur, d’observateur et d’écrivain que nous connaissons. Ici ses horizons varient ; ils tournent autour de lui comme la vie de chaque jour que cette Correspondance réfléchit ou domine ; mais l’homme qui les regarde, qui les peint ou les juge, n’est pas changé.
C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. C’est toujours (non plus ici dans le roman, mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant »
que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu {p. 49}sombrement idéalisé ! C’est encore aussi ce Fabrice (de la Chartreuse), ce Julien Sorel d’une autre époque, quand la vie, qui veloute les choses en les usant, eut adouci l’âpre physionomie du premier. C’est, enfin, toujours le produit du xviiie siècle, l’athée à tout, excepté à la force humaine, qui voulait être à lui-même son Machiavel et son Borgia ; qui n’écrivit pas, mais qui caressa pendant des années l’idée d’un Traité de logique (son traité du Prince, à lui), lequel devait faire, pour toutes les conduites de la vie, ce que le livre de Machiavel a fait pour toutes les conduites des souverains ; voilà ce que nous retrouvons sans adjonction, sans accroissement, sans modification d’aucune sorte en ces deux volumes de Correspondance, où Stendhal se montre complètement, mais ne s’augmente pas ! Nous y avons vainement cherché une vue, une opinion, une perspective, en dehors de la donnée correcte, et maintenant acceptée, de cet esprit, moulé en bronze de sa propre main. Dans cette Correspondance, qui n’est pas un livre, qui n’est pas une convention, qui a chance, par conséquent, d’être plus vraie qu’un livre, d’être moins concluante, moins combinée, moins volontaire, Stendhal ne fait pas une seule fois ce que les plus grands génies, — des génies bien supérieurs à lui, — ont fait si souvent dans le tête-à-tête d’une correspondance libre et amie. Il ne se condamne ni ne s’absout ; il ne s’applaudit ni ne se siffle, il ne se reprend en sous-œuvre ni ne monte plus haut que soi pour se juger, et c’est la vérité qu’il s’est appliqué intellectuellement cette maxime affreuse qui fut la sienne : « Ne jamais, jamais se repentir. »
{p. 50}
Donc, pas de surprise ! pas de révélation nouvelle ! pas de naturel véritable dans les lettres de cet homme, dont l’esprit n’ondoie point, ne se contredit point, et qui aimait tant le naturel, — nous a-t-il dit et répété dans tous ses livres et sur tous les tons, — mais qui l’aimait probablement comme les roués aiment les femmes candides ! Pas de dédoublement de l’homme et de l’auteur, rien, en un mot, de ce qu’on trouve parfois dans ces délicieux recueils qu’on appelle des Correspondances ; et cependant, malgré tout cela, malgré la déception, malgré cet esprit connu, et d’autant plus connu qu’il se distingue par une de ces physionomies qu’on n’oublie plus quand une fois on les a regardées, la Correspondance de Stendhal a le charme inouï de ses autres œuvres, — ce charme qui ne s’épuise jamais et sur la sensation duquel il est impossible de se blaser !
II §
Pour notre compte, nous avons quelquefois cherché à nous rendre raison de l’intérêt poignant qu’on éprouve en lisant Stendhal, même quand on fait le meilleur procès à son talent perverti et pervers. Nous avons voulu nous expliquer cette puissance d’un esprit si particulier, souillé par une détestable philosophie au plus profond de sa source, qui n’a ni la naïveté dans le sentiment, ni l’élévation souveraine (car, pour être élevé, il faut croire à Dieu et au ciel), ni aucune de ces qualités qui rendent les grands esprits irrésistibles. Tout en aimant d’un goût involontaire le {p. 51}plaisir intellectuel qu’il nous donne, nous n’en avons pas été abruti au point de ne pas voir tous les défauts et toutes les misères d’un écrivain qui en eut, pour sa part, autant que personne, si ce n’est peut-être davantage. Quand un homme, en effet, arrivé à peu près à la moitié du xixe siècle, jure par Cabanis en philosophie, en législation par Destutt de Tracy, et par Bentham en économie sociale ; quand cet homme, de l’esprit le plus mystificateur, semble se mystifier lui-même, en admirant politiquement M. de La Fayette, et ne se moque nullement de nous en nous disant que l’Amérique serait assurément un grand pays, si elle avait un Opéra, certes, on peut affirmer que les pauvretés d’opinion et les superficialités d’aperçu ne manquent pas à cet homme, de l’esprit le plus retors depuis Voltaire, et qui a vu Napoléon ! Lorsque, d’un autre côté, cet observateur, digne d’être impersonnel, déclassé par les hasards de la naissance et de la vie, mais naturellement aristocrate, comme on doit l’être quand, intellectuellement, on est né duc, revêt par vanité, — ce sentiment qu’il raille sans cesse, — les plates passions du bourgeois révolutionnaire, c’est-à-dire de l’espèce d’animal qu’il devait détester le plus, et s’ingénie à nous rapetisser lord Byron, parce que lord Byron était un aristocrate, il nous offre, il faut en convenir, à ses dépens, un triste spectacle. Et ce n’est pas tout ! Diminué par la vanité dans son intelligence, il est souvent aussi diminué par elle comme écrivain. Elle lui a donné des manières, des affectations, des grimaces d’originalité, désagréables aux âmes qui ont la chasteté du Vrai… Sans doute, il est fort difficile de bien déterminer ce que c’est {p. 52}que le naturel dans l’originalité. Un critique très-fin (M. de Feletz) n’a-t-il pas prétendu, avec de très-piquantes raisons à l’appui de sa prétention, que celui-là, que toute la terre appelle le bonhomme, avait littérairement la scélératesse des plus ténébreuses combinaisons ; et qu’importe, du reste, pour le résultat ! qu’importe si, dans ce tour de souplesse du naturel dans l’originalité, l’effort est voilé par un art suprême ! Malheureusement, telle n’est pas toujours l’originalité de Stendhal. Il la cherche, il la poursuit comme la fortune ; mais, si on ne craignait pas l’emploi des mots bas pour caractériser des procédés littéraires, on dirait qu’il a des ficelles, des trucs pour y parvenir. Il nous parle quelque part, dans un de ses livres, des conscrits qui, à l’armée, se jettent dans le feu par peur du feu : il ressemble un peu à ces conscrits-là. Seulement, ce n’est pas par peur de l’affectation qu’il se jette dans l’affectation : c’est par peur de la vulgarité.
On le voit, nous ne transigeons pas sur les nombreux défauts de fond et de forme qu’une étude sévère nous a fait apercevoir dans les œuvres d’un homme qui, littérairement, pour se faire remarquer, aurait mangé des araignées, comme l’athée Lalande, et religieusement, qui niait Dieu comme lui. Mais nous disons que ces défauts, qui choquent et qui dégoûtent, ne détruisent point l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance, une réalité de puissance, — dont la Critique est tenue de trouver le secret.
Eh bien ! selon nous, c’est la force ! D’autres ont la grâce, d’autres ont l’ampleur, d’autres encore ont {p. 53}l’abondance : Stendhal, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose la plus rare qu’il y ait dans ce temps de cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force dans l’invention (voyez les héros de ses romans, et même ses héroïnes, qui sont toutes des femmes à caractère !), et il a la force dans le style, qui, de fort sous sa plume, devient immanquablement de mauvais goût, s’il ajoute quelque chose au jeu naturel de ses muscles et à sa robuste maigreur. Quand Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est que par la seule vigueur de son expression ou de sa pensée… Si on creusait cette analyse, ou verrait, en interrogeant une par une ses facultés, qu’il a la sagacité, qui est la force du regard, comme il a la clarté brève de l’expression, qui est la force du langage. En Italie, où il a vécu, où il s’est énervé en lisant Métastase et écoutant de la musique, il a pu contracter bien des morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret de son empire sur les âmes plus énergiques que délicates, et de la révolte de ces dernières. Figurez-vous Fénelon, ou même Joubert, lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa longue impopularité — ou, pour mieux dire, de sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, mais il les a frappés, de sorte qu’ils sont restés timbrés à l’effigie de ses sensations ou de ses idées, tandis que la masse lui a toujours échappé. Il écrivait un jour cette phrase calme et amère : « La bonne compagnie de l’époque actuelle a une âme de soixante-dix ans. Elle hait l’énergie sous toutes les formes »
, et certainement, en écrivant cela, il pensait à lui et à ses écrits. {p. 54}
Cette société, en effet, qui recherchait hier encore les luxuriances et les débauches des esprits outrés et malades, doit trouver le genre de talent de Stendhal trop simple, trop décharné, trop dur pour elle, car, même quand il se crispe et s’affecte, ce n’est jamais de cette affectation moderne qui juche à vide sur de grands mots. Depuis que cette Correspondance est publiée, beaucoup d’esprits ont travaillé à la gloire de Stendhal. Dans une notice pénétrante et concise, M. P. Mérimée a gravé l’épitaphe de l’auteur de Rouge et Noir avec le couteau de Carmen. Mais, lorsque la creuse vague humaine aura cessé de jeter le peu de bruit et d’écume qu’elle jette toujours sur l’écueil d’une tombe, quand un homme vient tout récemment d’y descendre, la gloire de Stendhal ne sera guère saluée dans l’avenir que par les esprits plus ou moins analogues au sien par la force. L’énergie seule aime l’énergie. Lorsque Stendhal mourut, il allait peut-être nous donner quelque grand roman sur l’Italie du xvie siècle, dont il s’était violemment épris. Ainsi que l’atteste la Correspondance, l’imagination de cette amoureux de la Passion et de la Force remontait vers la Féodalité expirante, pour y chercher des types, des émotions et des effets, et se détournait avec mépris de cette société, à âme de soixante-dix ans, dont il avait écrit encore cette autre phrase : « A Paris, quand l’amour se jette par la fenêtre, c’est toujours d’un cinquième étage »
, pour en marquer la décrépitude ; car la vieillesse, comme l’Immoralité, comme l’Athéisme, comme les Révolutions, descend dans les peuples au lieu d’y monter, et c’est ordinairement {p. 55}par la cime que les sociétés commencent de mourir. Du reste, cette force dans le talent qui distingue Stendhal, il l’avait dans l’âme, et la Correspondance qu’on publie montre combien son caractère rayonnait dans le même sens que son esprit. Elle confirme par les confidences de l’intimité ce que les écrits de l’auteur nous avaient appris, c’est que toute sa vie Stendhal fit une guerre, publique ou privée, à la puissance que les faibles adorent, à l’Opinion. L’Opinion en toutes choses, Stendhal, qui n’avait pas cent mille livres de rentes pour se mettre sans danger au-dessus d’elle, l’a courageusement méprisée ou combattue, souvent à tort, parfois avec raison, mais toujours sans en avoir peur. Il la méprisa dans les arts, dans la politique, dans les lettres, dans la morale chrétienne, que cet athée ne comprit pas, aveuglé qu’il était par son athéisme, le crime irrémissible de son esprit. Ses lettres prouvent, par ce qu’elles contiennent, que l’audacieux et impassible historien des Cinci, que le défenseur presque monstrueux d’Antinoüs, dont l’audace ressemblait à une provocation perpétuelle, ne gasconnait pas dans ses thèses inouïes, et qu’il en pensait les propositions. Assurément, il eût mieux valu ne pas les penser et ne pas les soutenir, mais il ne s’agit pas ici du fond des choses et du mutisme radical de l’esprit de Stendhal, en fait de morale, il s’agit seulement de signaler la fermeté d’un caractère dont la force augmentait encore celle d’un esprit, qui, naturellement, savait oser. Dans la biographie intellectuelle servant d’introduction à la Correspondance, un trait rapporté par M. Mérimée nous fait mieux comprendre que {p. 56}tout ce que nous pourrions ajouter, le caractère de Stendhal et la solidité du métal qu’il avait sous la peau. C’était dans l’épouvantable campagne de Moscou, lorsque les hommes les plus vaillants et les mieux trempés étaient non plus abattus, mais comme dissous par la misère, le froid et la faim, et que l’armée était en proie à cette démoralisation contagieuse, qui est le désespoir des grandes masses, et qui les suicide. Stendhal, un jour, aux environs de la Bérésina, se présenta devant son chef, M. Daru, l’intendant général, rasé et habillé avec la recherche qu’il aurait eue à Paris. « Vous êtes un homme de cœur »
, lui dit M. Daru, frappé d’un détail qui aurait frappé aussi Napoléon, car il révélait l’homme tout entier qu’était Stendhal ; et, en effet, à part la petite terreur d’être dupe, rapportée des salons, et que lui a reprochée si spirituellement M. Sainte-Beuve, il garda toujours inaltérables, dans toutes les positions et dans tous les dangers, sa bonne humeur et son sang-froid. L’année qui précéda celle de sa mort fut marquée par des symptômes de destruction prochaine, qu’il analysa dans ses lettres à ses amis, et dont il parla comme aurait fait Broussais, — un autre homme de grand talent et de grand caractère, qui trouva dans l’immonde et fausse philosophie du xviiie siècle la borne et l’obstacle de son génie scientifique, comme Stendhal, ce grand artiste d’observation et ce grand observateur dans les arts, y trouva la borne et l’obstacle du sien.
Car on se demande, en lisant ces lettres, dont quelques-unes valent en critique ce que leur auteur a jamais écrit de plus profond et de plus piquant {p. 57}dans ses livres, on se demande ce qu’il eût été, ce Stendhal-Beyle, s’il avait été spiritualiste et chrétien, c’est-à-dire ce qu’aucune intelligence moderne, ce qu’aucun esprit de ce côté du temps ne peut se dispenser d’être, sans, à l’instant même, se rompre en plus ou en moins, se dessécher, se rabougrir. Si un homme de la hauteur de Gœthe, en se faisant païen, comme il le devint sur ses derniers jours, a, pour tous ceux qui ne mesurent pas la grandeur du génie à son ombre, diminué la portée comme la chaleur de ses rayons, on peut s’interroger sur ce que doit produire un système d’idées, comme le matérialisme de Stendhal, sur des facultés moins nombreuses, moins enflammées et moins opulentes ! Au moins, Gœthe avait été chrétien ; il avait été l’auteur du Faust et du D’Egmont, et, quand le christianisme a passé par un génie, c’est comme l’amour quand il a à passer par un cœur : il en reste toujours quelque chose. De plus, le paganisme de Gœthe s’appuyait encore à quelque chose de spirituel, à ce panthéisme qui peut tenter les poëtes, et qui est comme la spiritualisation de la matière ! Mais le matérialisme raccourci et brute de d’Holbach, d’Helvétius, de Cabanis, que peut-il pour le génie d’un homme ? Stendhal, nous l’avons constaté, avait le don de la force, et d’une force que rien n’a pu énerver ; mais cette force a manqué souvent de douceur, de liant, de tendresse, de largeur, de plénitude. Ce n’était pas une négation qui pouvait l’élargir, lui ouvrir les entrailles, lui verser la vie ! Plus que personne, Stendhal avait besoin qu’une grande et généreuse doctrine ajoutât à ses facultés et les étoffât. {p. 58}
Il n’était pas de la nature de Diderot, quoiqu’il en eût la philosophie. Diderot, qui croit qu’on peut faire de l’âme comme on fait de la chair, est amoureux de l’abstraction. Il étreint cette nuée en furie. C’est l’Ixion de l’abstraction avec un tempérament de satyre. Stendhal, lui, s’ajuste à son matérialisme, et s’y assimile si bien, qu’à peine s’il en parle. Il n’y a pas plus de trois lettres de la Correspondance où il convienne nettement de son incrédulité, et où il nie Dieu avec une insolence tranquille. Diderot parle de la matière en se cabrant d’effroi devant elle. Il a peur de mourir comme Pascal. Il a des mots qui sont des affres. « La caducité, dit-il en blêmissant de se voir vieux, a un pied sur un tombeau et l’autre pied sur un gouffre. » « Stendhal
, dit son biographe, M. Mérimée, ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que triste. »
En se laissant saisir par la glace du matérialisme, un homme comme Diderot pouvait donc ne pas s’éteindre tout entier, tant il était bouillonnant ! Mais un homme comme Stendhal, matérialiste, n’avait plus guère dans le talent que les qualités de la matière, ferme, pénétrant, aiguisé et brillant comme elle, et son esprit finissait par n’être plus qu’un admirable outil d’acier.
C’est cette plume qui ne s’est jamais amollie, même quand elle a voulu être tendre, que la Correspondance de Stendhal montrera mieux encore que les livres qu’il nous a laissés. Dans cette Correspondance, qui commence en 1829 pour finir en 1842, nous trouvons, au milieu de toutes les questions intellectuelles qui y sont agitées, plusieurs lettres où {p. 59}Stendhal parle d’amour pour son propre compte, et non plus pour le compte de ses héros de roman. En les lisant, on est surtout frappé de la sécheresse d’expression d’une âme pourtant passionnée, et on sent presque douloureusement dans ces pages le tort immense que fait même à la sensibilité d’un homme le malheur d’avoir, sur les grands problèmes de la vie morale, pensé faux !
M. Gustave Flaubert8 §
{p. 61}Ce livre de M. Gustave Flaubert a eu un succès éclatant et rapide, et ce succès n’est pas épuisé. Rien n’a manqué à sa fortune : ni la pointe de scandale, qui est le sel d’un livre en France, ni l’intérêt dramatique d’un procès. Inconnu et sans précédents littéraires, l’auteur s’est trouvé tout à coup célèbre. On ne peut pas dire qu’il ait déchiré d’un seul coup cette nuée impatientante, ce je ne sais quoi d’importun et d’opaque qui sépare parfois, pendant si longtemps, les plus grands talents de la gloire ; car son nom se dégageait déjà de l’obscurité et montait, sans lutte, dans la lumière, à mesure que les chapitres de son livre, imprimés d’abord dans une Revue, passaient sous les yeux du public.
I §
{p. 62}C’était justice, du reste. La Vogue, cette badaude et cette sotte, n’avait rien à voir dans ce succès franc et mérité. Parmi les productions d’une littérature de copiage, parmi tous ces romans, issus plus ou moins de Balzac ou de Stendhal — les seuls romanciers d’invention et d’observation de ce siècle, — un livre qui avait de l’accent, de l’originalité, une manière tranchée — tranchée même jusqu’à la dureté — devait frapper les connaisseurs, et telle a été l’histoire — l’histoire instantanée de la Madame Bovary de M. Flaubert. — Selon nous, jamais succès ne fut plus juste. Il avait les deux raisons fondamentales des réussites qui doivent durer. Le livre valait mieux que les autres livres contemporains du même genre, et de plus il avait une valeur en soi. Ce n’était pas le borgne du royaume des aveugles. Il avait ses deux yeux et même on pouvait les trouver beaux, quoiqu’ils fussent moins beaux que sévères, et que l’imagination — cette faculté — il faut le rappeler à M. Flaubert — pour laquelle les romanciers écrivent aussi, ne puisse jamais les regarder comme une femme amoureuse, pour s’en éprendre et y rêver ! C’est un livre, en effet, sans tendresse, sans idéalité, sans poésie, et nous oserions presque dire sans âme, si l’intelligence ne faisait pas partie de l’âme humaine et n’en constituait pas la plus fière moitié. La Madame Bovary de M. Flaubert n’est pas un roman comme {p. 63}Caleb William, Robinson Crusoé et Arthur Gordon Pym, où la force exaspérée des passions les plus viriles est en cause et aux prises avec la fatalité des événements ou de la nature. Pour écrire de pareils romans, l’intelligence suffit quand elle est robuste.
Mais Madame Bovary est un roman de mœurs, et de mœurs actuelles, et, bien que le sentiment s’y montre horriblement abaissé sous les corruptions qui envahissent une âme faible et qui finissent par la putréfier, c’est du cœur d’une femme qu’il y est question, et l’imagination s’attend à autre chose qu’à une main de chirurgien, impassible et hardie, qui rappelle celle de Dupuytren, fouillant le cœur de son Polonais, quand il lui eut rejeté la tablette de la poitrine sur la figure, dans la plus étonnante de ses opérations…
M. Flaubert est un moraliste, sans doute, puisqu’il fait des romans de mœurs, mais il l’est aussi peu qu’il est possible de l’être, car les moralistes sentent quelque part, — dans leur cœur ou dans leur esprit, — le contre-coup des choses qu’ils décrivent, et leur jugement domine leurs émotions. M. Flaubert, lui, n’a point d’émotions ; il n’a pas de jugement, du moins appréciable. C’est un narrateur incessant et infatigable, c’est un analyste qui ne se trouble jamais ; c’est un descripteur jusqu’à la plus minutieuse subtilité. Mais il est sourd-muet d’impression à tout ce qu’il raconte. Il est indifférent à ce qu’il décrit avec le scrupule de l’amour. Si l’on forgeait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou à analyser en bon acier anglais, qui fonctionneraient toutes seules par des procédés inconnus de dynamique, elles {p. 64}fonctionneraient absolument comme M. Flaubert. On sentirait dans ces machines autant de vie, d’âme, d’entrailles humaines que dans l’homme de marbre qui a écrit Madame Bovary avec une plume de pierre, comme le couteau des sauvages.
A coup sûr, M. Gustave Flaubert est trop intelligent pour n’avoir pas en lui les notions affermies du bien et du mal ; mais il les invoque si peu qu’on est tenté de croire qu’il ne les a pas, et voilà pourquoi, à la première lecture de son livre, a retenti si haut ce grand cri d’immoralité qui, au fond, était une calomnie. Non, l’auteur de Madame Bovary n’était point immoral. Il n’était qu’insensible… Originalité très-particulière ! Il est des romanciers qui aiment leurs héros, qui les exaltent, qui les justifient ou les plaignent. Il en est d’autres qui les détestent, qui les condamnent ou les maudissent, et c’est encore une manière de les aimer. Mais tous ou presque tous s’animent devant les types qu’ils ont créés. Il répugne à la nature de l’homme d’avoir un sujet dans les mains sans se passionner pour ou contre. Mais M. Flaubert échappe à cette coutume qui semble une loi de l’esprit humain. Jeune encore pour tant de froideur, il débute comme le vieux Gœthe finissait. Il prouve qu’on peut étreindre un type dans sa pensée, le porter des années peut-être dans cette cohabitation intellectuelle qui embrase la plupart des esprits, puis le laisser choir de son cerveau, organisé, vivant, sans avoir été ému une seule fois de la nature qu’on lui a donnée ou de la destinée qu’on lui a faite. La Madame Bovary du roman manque du sentiment maternel, et c’est un des caractères de son type. Eh bien ! {p. 65}M. Gustave Flaubert est la Mme Bovary de son livre. Il est à sa singulière héroïne ce qu’elle-même est à son enfant. Dira-t-on que c’est là une puissance ? Nous croyons que c’est une pauvreté.
Tel est le défaut radical d’un ouvrage qui se recommande par des qualités d’une grande force, mais que la critique devait signaler tout d’abord, avant tout détail et toute analyse, parce que ce défaut affecte l’ensemble et le fond du livre même, — parce que cette indigence de sensibilité, d’imagination, et je dirai plus, de sens moral et poétique, se retrouve à toute page et frappe l’œuvre entière de M. Flaubert d’une épouvantable sécheresse. Pour notre compte, nous ne connaissons pas de composition littéraire d’un talent plus vrai et qui soit en même temps plus dénuée d’enthousiasme, plus vide de cœur ; d’un sang-froid plus cruel. Excepté un pli d’ironie qu’on croit entrevoir, — en est-on même bien sûr ? — autour de la pensée du romancier et presque toujours au moment où on le voudrait sérieux et sincère, — par exemple, quand il s’agit des détails de l’éducation religieuse de sa Mme Bovary, l’ouvrage n’offre à l’esprit qu’une aridité désolante, malgré le vif de sa douleur et de son style. L’intérêt qu’on prend à sa lecture est l’intérêt d’une curiosité poignante et bientôt satisfaite ; mais le charme qui fait revenir au souvenir du livre par la rêverie, le charme qui est le propre de l’art, même dans ses compositions les plus terribles, l’homme de talent qui a écrit Madame Bovary n’en a point la sorcellerie suprême. L’aura-t-il un jour ?… On dit M. Gustave Flaubert dans le milieu de la vie, A la vigueur de son {p. 66}observation, on sent qu’il s’est attendu, cette chose héroïque dans un temps où tout le monde est si pressé. Nous croyons beaucoup à ces hommes qui ont mis la main sur leurs facultés et qui les ont forcées à se taire longtemps. Le Silence est père de la Pensée. Mais le charme est-il volontaire ? Peut-il être une conquête de la méditation ou de l’étude ? Et si M. Flaubert en avait eu le don, ne l’aurait-il pas montré dans ce premier ouvrage, fruit d’une jeunesse mûrie, et serions-nous réduits à le regretter ?…
II §
Madame Bovary est une idée juste, heureuse et nouvelle. Ce n’est pas un roman, comme nous en faisons toujours dans la première partie de notre vie, car le roman étant le plus souvent de l’observation personnelle appliquée aux choses de sentiment, nous voulons tous avoir plus ou moins l’expérience des choses du cœur. Que de gens pour qui le roman qu’ils écrivent n’est qu’une confidence à la troisième personne ! Quand la mode était aux tragédies, faire une tragédie n’était qu’une prétention littéraire ; mais écrire un roman, c’est une prétention littéraire, doublée d’une autre, bien plus profonde. Ce sont les mémoires de la fatuité. La Madame Bovary de M. Flaubert n’est point les mémoires de la sienne. La personnalité peut y tenir sa place, car on ne sait pas assez combien la personnalité d’un homme est près de lui quand on la croit le plus loin ; mais M. Gustave Flaubert est de {p. 67}la véritable race des romanciers : c’est un observa-leur plus occupé des autres que de lui-même. Ayant vécu en province longtemps, il y a trouvé plus en relief qu’à Paris, où il existe aussi, mais moins complet, un genre de femmes oublié par Balzac, qu’il s’est mis à peindre avec un détail infini, dans une étude consommée. C’est tout simplement la femme médiocre des vieilles civilisations, cette femme qui est, hélas ! (cela fait trembler) la moyenne des femmes dans les sociétés sans croyances, cette espèce d’être faible sans grandes passions, sans l’étoffe des grandes vertus ou des grands vices, inclinant de hasard au bien comme au mal, selon la circonstance, et qui, positives et chimériques tout, à la fois, se perdent par la lecture des livres qu’elles lisent, par les influences et les suggestions du milieu intellectuel qu’elles se sont créé, et qui leur fait prendre en horreur l’autre milieu dans lequel elles sont obligées de vivre. Certes, voilà une réalité, s’il en fut jamais, et qui devait tenter la plume d’un maître. En l’abordant avec la fermeté et la netteté de son mâle esprit, M. Faubert a montré que, s’il n’est pas un maître encore, il peut le devenir.
En effet, il a placé, avec l’entente d’un art profond, sa madame Bovary, cette nature si peu exceptionnelle, dans les circonstances qui devaient le plus repousser ce qu’elle a de commun, et accuser le plus énergiquement les lignes de son type. Il en a fait la fille d’un paysan dans l’aisance, qui lui a donné tout juste ce qu’il faut d’éducation à une fausse demoiselle pour mépriser son bonhomme de père, s’il a dans sa grosse main le calus du manche de la charrue ou du pied de frêne et s’il fait des fautes de français. Il l’a mariée à {p. 68}un imbécile qui avorte à tout, même à être grotesque, et qui, dans l’impossibilité de parvenir à être médecin, s’est rabattu à n’être qu’un officier de santé, maladroit et tâtonnant. Bovary est un de ces hommes pour lesquels les femmes les meilleures seraient impitoyables : à plus forte raison Emma Rouault ! C’est Jocrisse en bourgeois, — un Jocrisse sobre et boutonné avec une sentimentalité qui rentre. Il aime sa femme de cette affection des imbéciles du genre tendre, qu’ont certaines espèces inférieures pour les espèces supérieures, ce qui est une question de physiologie animale bien plus que de moralité sensible.
Non content d’avoir expliqué son héroïne par son père, son éducation, son mariage et surtout son mari, M. Flaubert a établi sa madame Bovary dans une bourgade de Normandie, au beau milieu d’une société de petit endroit, composée du pharmacien, du curé, du notaire et du receveur des contributions, et il a bâti sous ses yeux, dans la perspective, le château voisin de toute bourgade, où expirent présentement les vieilles races dans le dernier lambeau de fortune qu’elles ont sauvé des révolutions. Ce château, vu de loin, doit envoyer à la tête de madame Bovary bien des rêves et des convoitises ; mais l’auteur ne se contente pas de ces fumées, de ces curiosités qui sont les incubations d’une corruption dont le principe sommeille, mais va tout à l’heure s’éveiller. Il combine sa fable de manière à ouvrir ce château à son héroïne et à la mêler un soir aux fêtes et au luxe d’une société entr’aperçue seulement dans les livres à couverture jaune qu’elle a lus. Cette soirée au château de la Vaubyessard est, par parenthèse, une des scènes du {p. 69}livre dans lesquelles M. Flaubert a montré le plus son genre de talent, sagace et cru jusque dans les nuances, qu’il saisit fortement et finement, comme un chirurgien pince les veines. Avant cette scène, nous avions les prodromes du roman, mais il faut le dater réelle ment de ce bal, où l’œil commence de corrompre l’âme et où le monde extérieur entre dans le cœur de madame Bovary pour n’en plus sortir.
Il y allume des soifs qu’elle n’apaisera plus, même en les étanchant. Ces hommes aux manières inconnues, qui ont froissé sa robe en valsant avec elle, lui ont communiqué la peste des désirs coupables et le dégoût de la vie qu’elle retrouve en rentrant au logis. Le levain des sensations, goûtées à ce bal, fermente… Un clerc de notaire, aux joues roses, timide et curieux, sentimental et niais comme une romance, est sa première pensée, nettement adultère, mais ce n’est qu’une pensée. Ce jeune homme, que l’auteur ramènera plus tard et qui sera le second amant de madame Bovary, cède la place au roué, grossier, expert et hardi, frotté d’une élégance équivoque, qui devait triompher naturellement d’une femme comme elle, car dans l’éloignement de la société que son souvenir hante, c’est l’homme qui lui rappelle le plus, par les surfaces, les beaux du château de la Vaubyessard. Ce n’est qu’un bourgeois, mais il est riche. Il porte des habits de velours vert et des bottes molles, et il a tout ensemble du gentillâtre, de l’écuyer du Cirque et du parvenu. Cet homme de tempérament et de tournure, qui a l’usage des femmes perdues, et qui n’est qu’un vrai drôle au fond, a trouvé la femme du médecin jolie, et à la première vue, à une séance de Comices {p. 70}agricoles, il lui débite toutes les bêtises et toutes les vulgarités dont se compose cette chose facile, dont les hommes devraient être moins fiers : la séduction. A quelques jours de là, madame Bovary devient la maîtresse de M. Rodolphe Boulanger de la Huchette. Ils montent à cheval ensemble, courent les bois et les solitudes, et ce n’est point assez que ces tête-à-tête provoqués par le mari, heureux de voir sa femme en amazone ; madame Bovary va voir son amant en cachette, quand Bovary est en tournée.
L’intimité de l’adultère s’établit et se développe avec toutes ses dépravations, fatigant l’homme rassasié après quelques ivresses, et exaltant la femme davantage. Toujours littéraire, toujours préoccupée des grands modèles, madame Bovary épuise bientôt tout le vestiaire romanesque du dix-neuvième siècle. Elle fume, elle met des gilets d’homme, et finit par vouloir être enlevée et faire son petit voyage d’Italie, tout comme une autre… Malheureusement, ici, le faux héros du roman auquel elle s’est donnée, s’écroule. Il a assez comme cela de cette folle. Il refuse d’empêtrer sa vie dans cet enlèvement d’une femme mariée qui parle d’emporter sa fille avec elle, et il la plante là avec des façons insolemment paternelles et la prudence d’un sage qui défend ses quinze mille livres de rente. Terrassée par la lâcheté de l’homme qu’elle aime, madame Bovary est sur le point de mourir d’une fièvre cérébrale, causée par l’abandon, le chagrin, la déception, la honte. Mais ce premier amour, qui lui fait descendre les premières marches de l’escalier de l’infamie, la jette aux secondes, qui la rouleront sur les dernières.
{p. 71}Et elle ne s’en relèvera plus, parce qu’il faut que le roman finisse, car les femmes comme madame Bovary ne s’arrêtent pas à un second amour. Elles ne s’empoisonnent pas. Elles continuent de vivre, de se donner, de se reprendre, de se faisander chaque jour davantage au contact d’ignominieuses caresses, et de réaliser le mot terrible de Diderot : « Il y a plus loin pour une femme de son mari à son premier amant que de son premier amant à son dixième. »
Le clerc de notaire, M. Léon, ce chérubin bourgeois, qui avait coulé dans le sein de madame Bovary la première impureté brûlante, a quitté Yonville, et achève à Rouen ses études. Madame Bovary, convalescente, ayant vainement cherché une consolation et un appui dans une religion que M. Flaubert, qui doit être, sauf erreur, un incrédule, nous montre à travers un curé ridicule et stupide, rencontre au spectacle, où son mari la mène pour la distraire, ce jeune homme aimé et désiré autrefois ; et alors tous deux, ayant cessé d’être novices, se reprennent tout à coup l’un à l’autre avec la fureur du regret de ne s’être pas saisis plus tôt ! Ce second amour, admirablement caractérisé par M. Flaubert, qui est un véritable nosographe de la corruption, est très-différent du premier de tous les vices acquis, de toutes les lâches habitudes contractées. Madame Bovary, dont les besoins de volupté se réveillent plus âpres du sein des langueurs de la souffrance, recommence avec Léon l’intimité dont elle a joui quelque temps avec Rodolphe. Seulement, elle la veut plus complète, plus profonde, mieux cachée, moins haletante, et, pour cela, elle s’entortille dans toutes les abominations de l’adultère, les manigances, {p. 72}les mensonges et la trahison ! Elle décide Bovary, le consentement perpétuel, à l’envoyer à Rouen toutes les semaines prendre des leçons de musique, et ces leçons ne sont qu’un prétexte pour vivre secrètement avec Léon. Plus audacieuse parce qu’elle est femme, et qu’à égalité de corruption la femme est toujours la plus avancée et la plus endurcie, elle entraîne Léon maintenant comme elle avait été entraînée par Rodolphe. Elle est l’homme de cette nouvelle intimité.
Léon est une âme médiocre, c’est une variété de lâche qui a bien son mérite après M. Boulanger de la Huchette. La vie en commun qu’il mène avec cette maîtresse, exigeante de passion, exigeante de caprice, et, par dessus le marché, exigeante des raffinements de l’existence matérielle, l’oblige à des dépenses qui menacent sa fortune et compromettent son avenir. Il en a le souci parfois. Elle s’en aperçoit et l’en raille. Elle ressent pour lui un peu de ce mépris sous lequel elle a enterré Bovary dans son cœur, mais ce mépris qui profane l’amour ne l’éteint pas. Elle qui, toute misérable qu’elle soit, vaut mieux que les hommes qui l’ont salie, sait se ruiner et ruiner son mari sans qu’il y paraisse à son visage, quand elle le tend aux baisers de son faible amant ! Elle emprunte, en effet, elle dépense, elle prend à usure, elle abuse de la procuration que la confiance de Bovary a mise entre ses mains, et lorsque tout est mangé, dévoré, englouti, qu’il n’y a plus de ressources, que les meubles de l’officier de santé sont saisis, elle se glisse furtivement chez le pharmacien, y avale de l’arsenic à poignées et meurt ; heureusement, faut-il dire, car si elle ne s’empoisonnait pas ce jour-là, un autre jour {p. 73}elle aurait peut-être empoisonné son mari, comme madame Lafarge.
III §
Voilà, dégagé des mille fils qui s’y rattachent, s’y mêlent et la compliquent, la trame du roman de M. Flaubert. Le grand mérite de ce roman est dans la figure principale, qui est toute la pensée du livre et qui, quoique commune, cesse de l’être par la profondeur avec laquelle elle est entendue et traitée. Madame Bovary, étudiée, scrutée, détaillée comme elle l’est, est une création supérieure, qui seule vaut à son auteur le titre conquis de romancier. Nous disons elle seule ; pour le reste du livre nous faisons nos réserves. La société de province, dont M. Gustave Flaubert a entouré sa madame Bovary, n’est pas de cette venue hardie et savante. Cette société ne manque pas de vérité, sans doute, mais c’est de petite vérité, de vérité raccourcie, et un observateur de l’acuité de M. Flaubert était tenu à mieux que cela. Son pharmacien Homais, trop vanté, est une variété spéciale de l’éternel M. Prudhomme, le type universel dont le fantôme plane actuellement sur tous les esprits, si peu aptes au comique du dix-neuvième siècle. Son curé Bournisien n’est qu’une intention de caricature. Si c’est de la haine contre le clergé que ce personnage, cette haine, traduite ainsi, est innocente et ne nous blesse pas. Nous n’avons pas besoin de la pardonner. Mais si c’est une figure d’exception, {p. 74}une individualité comme toutes celles que M. Flaubert a groupées autour de l’officier de santé et de sa femme, nous disons que ce n’est pas peindre au point de vue de l’art une société, que de répercuter sous tous les costumes le même imbécile, et qu’il y a encore là absence de cette puissante variété que les grands romanciers doivent faire abonder dans leurs œuvres.
Quant au style par lequel on est peintre, par lequel on vit dans la mémoire des hommes, celui de Madame Bovary est d’un artiste littéraire qui a sa langue à lui, colorée, brillante, étincelante et d’une précision presque scientifique. Nous avons dit plus haut que M. Flaubert avait une plume de pierre. Cette pierre est souvent du diamant ; mais du diamant, malgré son éclat, c’est dur et monotone, quand il s’agit des nuances spirituelles de l’écrivain. M. Flaubert n’a point de spiritualité. Il doit être un matérialiste de doctrine comme il l’est de style, car une telle nature ne saurait être inconséquente. Elle a été coulée d’un seul jet comme une glace de Venise. Ce que M. Flaubert est quelque part, il l’est partout. Son style a, comme son observation, le sentiment le plus étonnant du détail, mais de ce détail menu, imperceptible, que tout le monde oublie, et qu’il aperçoit, lui, par une singulière conformation microscopique de son œil. Cet homme, qui voit comme un lynx dans l’âme ombrée de sa madame Bovary, et qui nous fait le compte des taches qui bleuissent ici, noircissent là, cette belle pêche tombée, aux velours menteurs, est un entomologiste de style qui décrirait des éléphants comme il décrirait des insectes. Il fait des tableaux {p. 75}de grandeur naturelle, au pointillé, dans lesquels rien ne se fond et où tout se détache. Certes, pour peindre ainsi, il faut une main dont on soit sûr, mais la largeur vaut mieux que la finesse. Tant de subtiles observations finissent par donner des bluettes ! La lumière se met à papilloter sur toutes ces nervures inutiles, sur tous ces linéaments rendus perceptibles et heurtants par le relief trop marqué du dessin, comme elle papillote intersectée par les angles des pierres précieuses et nous éblouit. Un détail aussi enragé détruit l’effet même projeté par l’écrivain. Que M. Flaubert prenne garde à cela ! Il a peut-être un superbe avenir9, mais son succès d’aujourd’hui force la Critique à plus de rigueur dans la vérité. Grand talent, qui penche vers les petites choses et qui peut s’y perdre, s’y noyer, comme s’il était petit !
M. Jules Sandeau10 §
I §
{p. 77}M. Jules Sandeau vient d’entrer à l’Académie. Était-il déjà académicien quand il a publié cette Maison de Penarvan qui lui a valu, il y a quelques jours, de la part de la Critique, un premier discours de réception ?… Excellent exercice, du reste, pour apprendre à entendre le second sans se décontenancer ! M. Jules Sandeau est un romancier d’un talent, d’une fécondité et même d’une moralité relatives ; mais, en France, il est plus utile, au point de vue des facilités et des aises de la gloire (quand la gloire ne doit être que ce viager charmant qui s’éteint avec nous, mais sur lequel on a vécu), de posséder des facultés mitoyennes que des facultés d’extrémité et d’intensité qui dérangent le train des cerveaux et font battre trop vivement les cœurs.
{p. 78}Balzac, dont le nom surgit fatalement quand on parle des romanciers du xixe siècle, — mesure terrible qui montre combien ils sont petits en comparaison de cette grandeur, — ne fut point de cette Académie, dont la porte, à peine poussée par M. Sandeau, qui n’a jamais rien poussé bien fort devant lui, a tourné moelleusement sur ses gonds sans les faire crier, ni personne. M. Jules Sandeau est un esprit doux, et il vient de prouver une fois de plus que c’est aux doux qu’appartient l’empire de la terre. Quand la terre, en effet, a été un peu culbutée, quand les vrais inventeurs, les énergiques du moins, ont remué le sol autour de nous et nous ont causé la fatigue de la nouveauté et de la variété des points de vue, alors les esprits comme M. Jules Sandeau apparaissent, et ils sont les bienvenus !
Ils nous détendent et nous défatiguent… en ne nous fatiguant pas. Ils sont le verre d’eau à la fleur d’orange qu’on boit, le soir, après les karricks indiens et le porto gingembre d’un dîner vif. Ce n’est qu’un verre d’eau, mais qui a des qualités d’eau et qui vient à temps. Grande affaire ! Quand la lumière, mal distribuée, mal ménagée, mal tamisée, a été, tout le jour, âpre et dévorante, les esprits comme M. Jules Sandeau nous donnent la sensation des lunettes bleues et empêchent l’ophthalmie. C’est un garde-vue. Ils sont sains… Ils nous apportent beaucoup de rafraîchissement, peu de lumière, et la paix ; — et, pour la peine qu’ils n’ont pas eue en nous donnant tout cela, tout leur est de velours, même les gonds de la porte des Académies. Quand la société (j’entends la société qui lit) a soixante-dix ans, comme l’a dit Stendhal {p. 79}, et n’a plus d’énergie, elle est bien reconnaissante, allez, de voir qu’on en a plus qu’elle !
II §
C’est cette reconnaissance que je constate seulement ici, qui n’a pas manqué à M. Jules Sandeau et qu’il a méritée. Il a toujours dosé homœopathiquement les émotions qu’il nous a données, et cela sans calcul, sans parti pris d’art, mais naturellement, M. Sandeau étant, de talent et pour les quantités, spontanément homœopathe. Son talent est réel, assurément, mais dans des proportions étroites. Ce talent a toujours ce degré de tempéré et de tempérance qui l’empêche d’être un danger pour personne, et surtout pour celui qui l’a, car le talent est dangereux, et l’on en devrait dégoûter les enfants, si l’éducation était mieux faite. La moralité de M. Jules Sandeau, dont on parle beaucoup, et à laquelle les œuvres immorales des romanciers contemporains ont fait un repoussoir superbe, sa moralité n’a pas plus de caractère et de vigueur que son talent. C’est la moralité d’un sceptique bien élevé, qui prend les idées reçues et les sentiments naturels, et qui s’en sert dans l’intérêt de ses petites combinaisons romanesques. Mais, franchement, ce n’est rien de plus. M. Sandeau appartient à cette moralité bourgeoise qui n’a pas de croyance solide et profonde, mais qui ne veut pas qu’on lui vole ses chemises ou qu’on les lui chiffonne, et qui, comme Voltaire, trouve que, si Dieu n’existait pas, il {p. 80}faudrait l’inventer… pour les domestiques. Ainsi, par ce côté-là comme par l’autre, c’est la paix que M. Jules Sandeau veut et répand, la paix des esprits et des âmes. Du roman, c’est la Vierge sage. Il ne les bouleverse point, il ne les secoue pas, il n’a pas l’intérêt haletant et le pathétique, mais il attendrit dans ses bons moments. Il ne coûte qu’une larme, et pour le gros des yeux, c’est assez.
Tel est M. Sandeau l’académicien, — qui l’était de ton, d’honnêteté, de modération, avant d’être de l’Académie. On l’a loué, et je le loue aussi, d’avoir passé sa vie dans la noble préoccupation du travail, dans le chaste recueillement de l’étude, et de n’avoir jamais demandé qu’à la littérature cette tasse de lait qui manque à tant de soifs, et qui, pour lui, Dieu merci ! s’est changée en jatte abondante. Eh ! que lui fallait-il davantage ? Il n’était pas né véritablement passionné ; du moins, la passion, qu’on ne tue point, quoique nous le disions, stupides vantards ! et qui nous tue plutôt, et qu’on traîne à la tombe, la passion, qui n’eut dans ses écrits qu’une seule page, qui s’appelle Mariana, n’eut peut-être aussi qu’une page dans sa vie.
Rassis promptement, comme toutes les âmes tièdes, d’une grande émotion de jeunesse, il se voua discrètement à des études qu’il avait d’abord partagées, — on sait avec qui, — et il les continua seul. Ce fut son mérite, et cela devint intellectuellement son honneur, de montrer, par une suite d’ouvrages, qu’après la rupture d’une collaboration éclatante, il n’était pas, du coup, entièrement brisé, — qu’il était par lui-même, — qu’il existait, — qu’il avait enfin une individualité {p. 81}littéraire, et que, pour la délicatesse des sentiments et l’adoucissement des touches amollies, la plus femme des deux n’était pas la femme. En effet, on eût dit qu’ils avaient fait un mystérieux échange, et qu’elle lui avait laissé la grâce pour le dédommager de lui avoir emporté son nom !
Eh bien ! c’est cette délicatesse, qu’il a eue autrefois, et que nous nous attendions à toujours retrouver chez M. Sandeau, que nous avons vainement cherchée dans le nouveau roman qu’il publie. La Maison de Penarvan n’est pas seulement un livre manqué sur un sujet qui pouvait devenir charmant, s’il eût été touché par une main habile ; mais, le croira-t-on ? c’est un livre où nous trouvons justement le défaut le plus opposé à la qualité le plus ordinaire à M. Sandeau. Qu’il me permette de le lui dire, il y a je ne sais quelle épaisseur et quelle grossièreté dans ce roman qui, de conception et d’idée première, devait s’élever en plein idéal.
Quel est le fond de ce livre, en effet ? Quels sentiments y sont montrés dans leurs développements, leurs expansions et leurs luttes ? Les plus nobles de tous les sentiments qui aient jamais agité le cœur des hommes. C’est la fierté des grandes races tombées et qui meurent comme le Gladiateur antique, sur la poussière de tout, mais dans la splendeur de l’attitude ; c’est le dévouement à la famille féodale dans un cœur simple et religieux demeuré fidèle ; c’est l’amour de l’épouse qui résiste à la puissance maternelle en lui demandant pardon de lui résister ; et, par-dessus toutes ces noblesses, qui s’opposent les unes aux autres et par leur collision produisent le mal de {p. 82}la vie, l’innocence de l’enfance, et son charme, venant à bout du stoïcisme le plus altier.
Certes, tout cela est assez haut, assez pur, assez lumineux, assez beau pour que l’imagination en tire des effets d’une beauté touchante ou grandiose. Pourquoi donc ne les trouvons-nous pas, ces effets, dans le livre de M. Sandeau ? Ah ! je vais lui dire un mot bien grave : c’est que son livre est sans bonne foi. Il n’a ni la bonne foi de l’admiration, ni la bonne foi de la haine, ni la bonne foi du mépris. L’ironie est un mauvais génie, même quand elle est puissante ; mais l’ironie de M. Sandeau est quelque chose d’excessivement mince et de peu en rapport avec les types dont il veut faire la caricature. Il y a un caricaturiste qui nous étreint le cœur et qui nous plante aux lèvres un rire plus triste que les larmes : c’est ce grand profanateur de Cervantès. Seulement, il ne rit pas, lui, et, quoiqu’il soit difficile de l’aimer, on sent avec respect qu’il est un maître, tandis que M. Jules Sandeau ricane comme un petit journal, au nez même des personnages qu’il met en scène, et, par là, tue l’émotion avant qu’elle soit née, en la tarissant dans sa source. La moitié du roman de M. Sandeau est dans un ton et l’autre moitié dans le ton contraire, non pas parce que le conteur cache un projet déterminé dans l’emploi de cette double manière, mais parce qu’il ne gouverne pas sa pensée. Il est le Pantin de son propre récit, et ce sont les faits qui le mènent, à tel point que la Critique, qui sait observer et conclure, se demande si les faits du roman sont des inventions sorties de sa tête ou qu’on y a fait entrer en les lui racontant.
III §
{p. 83}Et qu’importe, du reste, que La Maison de Penarvan soit un roman ou une histoire ; qu’elle soit quelque touchante anecdote racontée à son auteur au coin du feu ou dans un coin de voiture ; que ce soit un livre déjà connu, déjà écrit et qu’on a repris en sous-œuvre pour y ajouter ! Toute l’originalité humaine n’est peut-être qu’une manière supérieure de nous répéter les uns les autres. Il importait peu à Shakespeare que son Roméo et Juliette fût dans une maigre nouvelle du Bandello. « Les lettres de l’alphabet m’appartiennent »
, disait ce joyeux bandit de Casanova quand on lui demandait pourquoi il s’était donné un faux nom. Toutes les données dramatiques, tous les types humains (et le cercle en est vite parcouru ; ce n’est pas l’esprit de l’homme qui est infini, mais son cœur !), toutes les données et tous les types sont un alphabet dont nous pouvons renverser et combiner différemment les lettres ; mais il faut le pouvoir ! Ce n’est pas, assurément, la première fois qu’un romancier a peint l’orgueil nobiliaire, ce magnifique sentiment social, périssant invaincu sous sa couronne fermée, dans l’inflexible pureté de son blason, et qu’on a essayé de nous montrer, comme M. Sandeau dans sa Renée de Penarvan, les dernières palpitations, dans un grand caractère, de toute une race qui ne s’abaisse ni devant les hommes ni devant le temps.
Ce genre d’âme n’est pas une découverte, mais il {p. 84}fallait le faire revivre, et, à propos d’un type de cette hauteur, ne pas coudre le vaudeville à l’épopée ! Dans le roman de M. Sandeau, c’est le vaudeville qui l’a emporté. Partout Renée est ridicule et pédante. Sèche d’ailleurs, creuse comme une écorce de sureau vidée par le couteau d’un enfant, cette femme, qui devrait, pour être grande, avoir un cœur qu’elle tiendrait sous elle et qu’elle sacrifierait à la gloire et à la pensée des aïeux, n’est que la dernière venue de tous les livres modernes, qui nous ont donné mieux que ce carton-pâte, depuis Flora Mac Ivor, cousant le suaire de son frère, dans Walter Scott, jusqu’à la Mathilde de la Môle, du roman de Beyle, et la Laurence de Cinq-Cygne, de Balzac. Dans Balzac, dans Beyle, dans Walter Scott, cette femme, qui passe à travers trois puissants cerveaux différents, est une triple création renouvelée à chaque fois. Mais chez M. Sandeau, ce débris de toutes les palettes n’est plus que le fantôme grimaçant et exsangue des fortes vivantes que nous avons admirées et que nous ne pouvons plus oublier. Il en est de même des autres personnages de La Maison de Penarvan. L’abbé Pyrmil n’est qu’un décalque de l’admirable Dominus Sampson de Guy-Mannering. Mais où Walter Scott est sublime de réalité, de nuances charmantes, de comique et de pathétique à la fois, M. Sandeau niaise en peignant un niais qu’il insulte par la manière dont il le présente, et sans intention de l’insulter. C’est surtout dans ce personnage de l’abbé Pyrmil que la maladresse et la grossièreté dont nous avons parlé plus haut sont évidentes. Singuliers contrastes de l’esprit et de la destinée ! Walter Scott, le greffier aux mains gourdes de la vieille Enfumée {p. 85}d’Edimbourg, apporte dans la conception de son Dominus l’éther rectifié du génie, et celui-là qui écrivit d’une plume si légère Rose et Blanche, avec une conception semblable, a la pesanteur d’un pataud !
Précisons le sujet du livre. Renée de Penarvan est la dernière de l’antique maison des Penarvan, écroulée sur les champs de bataille de la Vendée, dans l’héroïque personne de son père et de ses quatre fils, massacrés. La guerre finie, elle, qui l’a faite aussi et qui a été épargnée par ses folles de balles, comme disait Souvarow, revient dans son château, désert et ruiné, où elle retrouve les débris en miettes de son mobilier d’opulence, grâce à l’abbé Pyrmil, qui les a sauvés en les cachant, et qui les rapporte comme il rapporterait les vases saints au tabernacle. Elle vit seule avec cet abbé, — qui devrait être d’une beauté morale bien supérieure à Dominus Sampson, puisqu’il est catholique, et qui non-seulement a du Sampson gâté, mais aussi du Caleb, car les teintes de M. Sandeau sont des couleurs déteintes et mêlées. — Or, elle apprend, par l’une des circonstances du roman, qu’un cousin-germain de son nom, dont le père avait, comme on dit, embrassé les principes de 89, vit non loin d’elle, sur une petite terre qu’il cultive, et qu’il est sur le point d’épouser la fille d’un meunier. Cette mésalliance fait sur la fière Renée l’effet de l’écarlate sur le taureau, et, pour l’empêcher à tout prix, elle part, Don Quichotte en robe bouffante, avec son Pyrmil, Sancho émacié, en soutane. Elle va sonner la honte à son cousin, chef de la maison désormais, lequel tombe naturellement amoureux de sa {p. 86}cousine, et, après plusieurs virements et revirements de la vanité à l’amour, finit par l’épouser un matin. Renée n’aime point son mari Paul. Elle n’aime que ses portraits de famille. Paul, le gros garçon, n’est pas un héros. Il est fait pour très-bien empoter et dépoter des résédas à sa femme, si sa femme aimait les résédas !
Or, c’est au moment où il va se livrer en paix à cette occupation salubre et charmante, que la guerre finie se rallume en Bretagne et que Renée y pousse son faible époux. Pour être un imbécile, il n’en est pas moins brave, et il s’y fait très-correctement tuer. Il meurt des suites de ses blessures, et ses derniers regards, ses dernières caresses sont pour la fille que Dieu lui donne et que Renée prend en antipathie, parce que cette fille n’est pas un garçon. C’est ici, à proprement parler, que commence le roman de M. Sandeau. Le reste n’est que préparatifs et accessoires. Le vis-à-vis de la mère qui n’aime pas sa fille et de la fille qui ne se sent pas aimée par sa mère, voilà tout l’intérêt du livre, et la nuée sombre d’où doit sortir la foudre qui frappera cette mère aux mamelles de bronze, l’altière marquise de Penarvan. Qui doute que cette enfant, qui a toujours froid, parce que sa mère ne l’aime pas, ne se prenne bientôt de passion pour un homme ayant toutes les qualités, excepté de n’être pas gentilhomme, comme le gendre de M. Jourdain, et qu’elle ne l’épouse hardiment le jour de sa majorité ?… La marquise prend le deuil ce jour-là, et se prépare à mourir dans l’isolement farouche où elle va traîner sa vieillesse. Trois ans se passent. La fille, heureuse par toutes les fortunes du mariage, {p. 87}sent son bonheur perdu, parce qu’elle ne voit plus sa mère et qu’elle a le remords de lui avoir désobéi. Elle a un enfant, une petite fille, qui s’appelle Renée, comme sa grand’mère. Par le conseil de l’abbé Pyrmil, elle lâche l’enfant, sans la prévenir, à la Grande Solitaire, toujours assise sur son trône de chêne, dans la salle des ancêtres, comme une reine trahie et abandonnée. La scène est simple, courte et belle, quoiqu’il y ait six mots affectés qui jurent dans cette simplicité. L’enfant, durement chassée par l’implacable, va disparaître… Elle est presque à la porte, quand le cœur fond à Renée de Penarvan, qui se jette à l’enfant comme une lionne : et le charme de l’orgueil est rompu !…
On le voit, par cette analyse très-rapide, cette chaîne d’événements est presque vulgaire, et l’on peut dire que tout en est arrangé comme au théâtre, dans l’intérêt du dénoûment ; mais voici ce que la critique, pour être juste, est tenue d’ajouter : Tout cela n’est point taillé en grande et vraie nature, en plein drap de nature humaine. Tout cela manque d’ampleur, de mouvement, de fortes et abondantes entrailles. Tout cela est combiné pour faire plus tard une comédie, qui aura beaucoup de succès, comme Mademoiselle de la Seiglière, et qui sera jouée un jour au Théâtre-Français. Mais, dans le roman je vois trop mademoiselle Plessy dans le rôle de la marquise de Penarvan ; j’entends trop la voix de Samson dans la voix de l’abbé Pyrmil, caricature longue, dont l’habile acteur fera une caricature courte. Enfin, c’est Scribe en pierre d’attente que ce roman, qui sera du Scribe tout à fait, quand {p. 88}on aura nettoyé le dialogue des descriptions de M. Sandeau. Ces descriptions, d’ailleurs, sont les lieux communs de tous les descriptifs de l’heure actuelle. Dans la maison de Penarvan on n’est pas plus en Bretagne qu’ailleurs. M. Sandeau n’a plus la faculté des paysages. L’aurait-il renvoyée à celle qui lui a emporté son nom ?… Mais il semble qu’il l’avait davantage autrefois.
Certes, quel que soit le succès du nouveau roman de l’auteur de Mariana et de Mademoiselle de la Seiglière, on ne trouve vraiment dans son œuvre, quand on l’examine sans parti pris, rien qui lui mérite plus d’estime qu’on n’en a jamais eu pour lui. J’y vois d’anciennes qualités qui baissent, et je n’en vois point qui remplacent celles qui s’en vont. Il y a d’agréables talents qui ne durent pas plus que la jeunesse, et qui périssent là où d’autres seraient devenus mûrs. Alfred de Musset, qui était un poëte de flamme vraie et ardente, a péri sous cette ligne équinoxiale de la maturité. Il ne l’a point passée. M. Sandeau, qui a été en prose un Alfred de Musset, bourgeois et rangé, la passera-t-il, et deviendra-t-il un vieux conteur dont la vieillesse est un avantage, une gloire et un charme de plus pour le conteur ?… Je n’ose me répondre, avec cette Maison de Penarvan sous les yeux. Le style a, dans ce roman, comme la maison dont il y est question, des abaissements et des dégradations. Ce n’est plus ce style voué au blanc, comme disait si spirituellement M. Léon Gozlan un jour. Le blanc n’en est plus blanc. Il tourne au gris-poussière, et encore la poussière qui est naïvement de la poussière, comme de l’eau est de l’eau : je ne {p. 89}la méprise pas, mais je hais la poussière des affectations. Il y en a de plus d’une espèce dans ce livre, où l’on cherche vainement la simplicité, la grandeur, l’émotion, et une beauté sombre. « Je me dépouille pour mettre un peu d’ouate dans votre nid »
, dit Paul de Penarvan à la femme qui se soucie le moins de ouate et de nid. A la page 81, il y a un meunier qui compare sa fille, non-seulement « à une rose , mais à une hermine. »
Les meuniers de mon pays, à moi, jouent du violon, mais ne sont pas si poëtes ! Il est vrai qu’en Bretagne l’hermine est presque de la couleur locale, et que sans celle-là nous n’en aurions d’aucune espèce dans le livre de M. Sandeau.
Donc, pour nous résumer, œuvre médiocre, vulgairement écrite, nulle de couleur et de caractère, nulle de conviction quelconque, convenable en décence, mais sceptique, avec deux ou trois situations, que l’auteur a trouvé le moyen de gâter encore, voilà l’œuvre à propos de laquelle on a dit que M. Jules Sandeau était plus moral que Balzac et plus vrai comme artiste. M. Jules Sandeau a trop de mérite et de connaissance de lui-même pour vouloir de cet éloge-là… On a ajouté, en comparant ses personnages à ceux de La Comédie humaine, que les personnages de Balzac marchaient la tête en bas, comme si on les voyait dans un plafond de glace. La tête qui a dit cela est certainement spirituelle, mais c’était elle qui était en bas… laissons-la dans cette position, et laissons Balzac en paix dans sa gloire bien gagnée ; ne lui comparons jamais personne. Il sera toujours Balzac, c’est-à-dire le Napoléon du roman au xixe siècle, {p. 90}tandis que M. Jules Sandeau, avec ses qualités les meilleures, ne sera jamais que la femme littéraire de monsieur George Sand.
M. Edmond About11 §
I §
{p. 91}Si les romans de M. Edmond About n’avaient que leur propre valeur intrinsèque, la Critique en dirait deux mots à peine : ce serait tout et ce serait assez. Pourquoi, en effet, consacrerait-elle à les examiner un temps relativement plus long que celui que l’auteur a mis à les faire ? Pourquoi mettrait-elle plus de sérieux dans son étude que lui dans la sienne ? Deux mots suffiraient. Deux mots, incisifs et froids, peuvent classer ces livres légers et faciles, qui probablement n’ont guère coûté que le temps de les écrire à la plume qui les a écrits. Bien évidemment, pour qui comme nous vient de les lire avec attention, M. Edmond About se sert de la littérature comme l’abbé de Bernis se servait de la poésie. Ce n’est pour lui que le bâton qui sert à sauter le fossé. L’abbé de Bernis {p. 92}sauta, lui ! très-bien le fossé dans lequel se noyait la France. Il devint cardinal et ambassadeur, tout Babette-Bouquetière qu’il fût, pour sa peine d’avoir fleuri la Pompadour.
Que deviendra M. About, qui fait des bouquets d’un autre genre pour les boutonnières industrielles et les corsages de notre temps ?… Qui peut dire ce qu’il deviendra ? mais, à coup sûr, ce ne sera pas ce qu’un homme de talent consciencieux, profond et sévère, deviendrait jamais. Il y a mieux. Que n’est-il pas devenu déjà… ? Grâce à une souplesse cultivée de clown, — car à ses facultés naturelles M. About joint des études bien faites, — l’auteur de Germaine et de Maître Pierre a sauté déjà plus d’un de ces fossés que nous avons tous devant nous. Il a ce don terrible de facilité qui peut perdre les plus beaux génies, et ses succès ont été presque aussi faciles que ses œuvres. Seulement, comme il n’est pas ministre ou ambassadeur, et qu’il n’a pas renoncé à la littérature, nous voulons montrer comment la sienne est faite, et, dans l’intérêt des dupes généreuses qui aiment les lettres pour elles-mêmes, prendre la longueur et la force de ce bâton des lettres dans une main habile, quand elles ne sont plus qu’un bâton.
Or, pour atteindre ce but plus utile qu’on ne croit, nous avons choisi dans les œuvres de M. About les deux romans qui ne sont pas des contes pour rire qu’il ait publiés. Ils sont l’expression d’une pensée qui devra progresser, sous peine de n’être plus au niveau d’elle-même, car qui n’avance pas recule dans cette exigeante vie de l’esprit. D’ailleurs Germaine et Maître Pierre ont eu leur succès et l’ont encore, comme les {p. 93}autres œuvres de leur auteur, lequel, littérairement du moins, n’a pas de plus grand ennemi que sa bonne fortune. M. About est en effet, et a toujours été un homme heureux. Il a débuté (c’était hier presque !) par un petit livre sur la Grèce contemporaine, spirituel de ton, mais qui voulait l’être bien plus qu’il ne l’était encore, et qui surtout avait la prétention d’être léger, détaché et un peu fat comme une page du Don Juan. Depuis ce début sans façon, depuis ce petit livre dont l’auteur se moquait en ayant l’air de dire : « Allez ! vous en verrez bien d’autres ! »
tout a marché à souhait pour M. About et rien ne lui a fait obstacle. Élevé pour être un savant et un professeur, je crois qu’il a déchiré sa robe comme Caïphe. Toujours est-il qu’il s’est jeté gaillardement dans le roman, où tout de suite il a fait son bruit. Et ce n’est pas le hasard seul, devenu bon enfant par exception à son usage, qui a poussé et protégé M. About ! Il avait autre chose que la chance !
En France, nous aimons, avant tout, tout ce qui est facile, ce qui fait jouer l’esprit au lieu de le faire s’efforcer ; et, nous l’avons dit, l’auteur de Germaine a une qualité dont il doit mourir, la facilité. Il l’a… à un déplorable degré. Il n’attendit donc pas. Il fut compté, sans passer par les écoles préparatoires, dans la troupe des jeunes, ces vélites de la littérature, auxquels le siècle déclinant est doux. On le mit, comme l’espoir de ce siècle qui a besoin de croire à l’avenir, avec M. Renan pour l’érudition, avec M. Dumas fils pour le drame, avec M. Taine pour la philosophie, M. Taine dont M. About a beaucoup dans un ordre d’idées différent, oiseaux moqueurs du même plumage {p. 94}et du même sifflet ; et la Critique, en général, eut pour lui, comme pour ces messieurs, les bontés un peu compromettantes pour tout le monde, que les vieilles femmes qui ne furent pas bégueules ont parfois pour les lycéens.
Et le Public s’y prit aussi, et plus franchement que la Critique. Là où les réputations s’acceptent, comme là où elles s’arrangent, il fut universellement reconnu et convenu que M. About est un charmant esprit capable de tout, s’il voulait en prendre la peine, mais qui a jugé son temps et la vie, et qui ne se gêne pas, ma foi ! pour donner à ce temps autre chose que des globules homœopathiques de talent, puisqu’il ne lui faut plus que cela ! Le croira-t-on ? M. About, qui a dans l’esprit, et qui l’outre, la légèreté insupportable aux esprits vulgaires et aux vanités rengorgées et dignes, M. About est présentement la coqueluche des bourgeois. Ils lui trouvent étonnamment d’esprit, et c’est bien honorable. Il doit être flatté… cruellement.
Enfin, ce n’est pas tout. Sans qu’il y soit pour rien probablement, M. About est devenu le légendaire de par le Puff, cette seule légende du xixe siècle. Ses amis ont eu la bonté d’apprendre au monde que le talent de l’auteur de Tolla faisait sortir de terre les testaments et les donations, et que, comme Burke et Chatham, il avait trouvé des duchesses de Marlborough qui, par fanatisme d’admiration, avaient versé sur sa tête la corne d’abondance de toute une fortune ! Était-ce pour le prouver ? On parlait d’un chalet divin. On en faisait un monument… public ! Les journaux, ces dignes camarades qui aiment à déjeuner, exposaient {p. 95}avec jubilation le menu des déjeuners qu’on y donnait à la fourchette. Voilà comme, en très-peu de temps, a jailli la renommée de M. About ! Si ce n’était pas de la gloire, cela en était bien près. Cela y touchait. Si ce n’était pas cette grande fille qui a aussi ses faiblesses, c’était son gamin de frère qui se donne souvent pour elle, c’était le bruit ! Eh bien ! encore une fois, en raison de ce bruit, il est curieux de voir ce que sont les livres d’un homme qui, par ses livres et en trois temps, arrive dans un siècle sans cœur, indifférent aux courageux qui luttent, à cette petite importance-là !
II §
C’est que ses livres ne sont pas des livres. Ils sont tout ce qu’on voudra : des feuilletons, des causeries, de vieux jeux de cartes battus et rebattus avec plus ou moins d’adresse ; des entrelacements de ficelles plus ou moins redoublées et dénouées ; des pilules contre l’ennui, arrangées pour s’avaler d’une station à l’autre dans le mouvement d’un chemin de fer, mais ce ne sont pas des livres, des compositions ordonnées et réfléchies, des choses d’observation et d’art. Dans une société toujours en chemin de fer, même quand elle n’y est pas, et beaucoup trop pressée pour lire attentivement et avec suite, il faut écrire à son usage, de manière à ce qu’elle comprenne et même s’intéresse, si cela se peut, à ce qu’elle lit, en pensant au sort de ses colis et de ses affaires ; il faut enfin une {p. 96}littérature de transport, de défaite et de pacotille, et M. About l’a compris !
Jeune, et par conséquent n’ayant pas la simplicité d’être littéraire, cette visée si contraire à l’américanisme de nos mœurs, M. About s’est dit que les livres n’étaient qu’une marchandise à débiter, et il s’est fait littérateur sur la voie. Il amuse le chemin avec son livre comme d’autres l’indiquent avec leur main tendue ou avec leur petit drapeau. Germaine et Maître Pierre avaient été destinés, dans la pensée de leur auteur, à cette Bibliothèque des Chemins de fer qui se présente à vous dans toutes les gares, pour alléger le poids d’un loisir forcé en wagon ou se mêler, sans trop y nuire, aux distractions que l’on y trouve ou aux conversations que l’on y fait. M. Edmond About est un des auteurs qui se vendent le mieux entre l’enregistrement d’une malle et le coup de cloche du départ. Il est léger et il s’enlève ! Sac de peu d’idées, commode à porter.
Quel que soit le sujet des livres de M. About, leur première condition est d’être taillés sur la durée moyenne d’un voyage, et cette condition impérieuse étranglerait net le talent le plus vigoureux. Ainsi être court, et surtout point fatigant, bon Dieu ! et cependant obligé d’être de son temps et d’intéresser des bourgeois blasés et même un peu pourris, voilà le problème. Mettre du citron dans sa limonade, mais pas trop, couper d’eau fraîche un vin trop fort, et cependant n’en pas abolir toute la force, opération de dosage et de mixture, alchimie littéraire dont le résultat produit immanquablement sur tant de volumes, vendus par le libraire, tant de petits sous à l’auteur. {p. 97}Pour cela, on prend des livres généreux et puissants et l’on en exprime ce qu’il faut pour tenir dans son rouleau d’eau de Cologne. On prend, par exemple, Les Parents pauvres et Les Intimes, et en y ajoutant le perpétuel ricanement de ce personnage d’un des romans de Frédéric Soulié, qui dit, à propos de tout, des choses les plus affreuses ou les plus dégoûtantes : « histoire de rire »
, on écrit très-bien la Germaine M. Edmond About. Qu’on nous passe l’expression familière, ce n’est pas plus malin que cela.
Germaine est effectivement, non de trame ou d’événements, mais d’inspiration générale, de caractères, et quelquefois de mise en scène, un mélange et une imitation grossière, turbulente et manquée, des Parents pauvres et des Intimes. La madame Chermidy de Germaine est une madame Marneffe, peinte à la détrempe par un peintre d’enseigne, non pour le volet, cette fois, mais pour l’intérieur d’un wagon. Vous vous la rappelez, la Marneffe de Balzac, cette Méduse de boue ? C’est l’ignoble montant, à force d’art, jusqu’au terrible. La Chermidy de M. About n’est que l’ignoble qui ne peut descendre plus bas. Le baron Hulot, des Parents pauvres, se retrouve encore dans le duc de La Tour-d’Embleuse. Seul, le fond de l’histoire, qui est assez ignoble aussi, appartient à M. About. Nous ne le lui reprochons pas. L’ignoble se trouve bien dans la vie, pourquoi ne serait-il pas dans les romans ? Les romanciers ne prennent pas la vie avec des pinces fines comme les entomologistes leurs insectes. Ils la prennent à pleine main, vaillamment et la brassent comme le sculpteur sa glaise. La science dit tout, et l’art doit tout peindre, {p. 98}mais c’est dans un but supérieur à l’une ou à l’autre, — dans un but religieux d’enseignement. Or, voilà ce que M. About, qui fait le joli cœur tout en nous racontant les abominations de sa Chermidy, ne sait pas ! M. About n’a point l’impassibilité chirurgicale de M. Gustave Flaubert dans sa Madame Bovary, mais il a une légèreté plus navrante encore… Cherchez un cri, un monosyllabe, un geste, un pli de bouche arraché par le dégoût au conteur, dans toute cette affreuse histoire d’une femme affreuse, vous ne le trouverez pas ! En ceci, M. About, si différent, par le talent, de M. Flaubert, lui ressemble. L’homme du lâché ressemble à l’homme de la sécheresse et de la lime. Tous deux ont à l’âme la froideur des grenouilles dans leur vase, quand il s’agit de la moralité ou de l’immoralité humaine. M. Flaubert n’en parle même pas, et M. About s’en moque. Histoire de rire ! Nous sommes Français, et, quoique très-laide, l’affaire peut… amuser !
III §
Or, voici cette histoire de Germaine. Un grand d’Espagne, plus riche à lui seul que la monarchie espagnole, le comte Gomez de Villanera, vit publiquement avec une femme sortie d’un bureau de tabac et mariée à un officier de marine qui court les mers pendant que sa femme court les rues. C’est la madame Marneffe à l’état de ramollissement de M. About. Ils ont un enfant. Le comte, un Don Quichotte en {p. 99}frac souffre beaucoup dans son sentiment paternel de l’impossibilité où il est de reconnaître son enfant qui est adultérin, mais la Chermidy en souffre, elle ! bien davantage. Elle en souffre dans son orgueil, dans ses ambitions, dans toutes ses cupidités, et elle cherche avec l’aide du diable, c’est-à-dire d’une sœur à elle, dont elle a fait sa femme de chambre, le moyen de légitimer son bâtard. Ce qu’elles imaginent, vous allez l’apprendre. Il y a au faubourg Saint-Germain une illustre et antique maison, — la maison de La Tour-d’Embleuse, — laquelle est tombée de la splendeur dans la misère et qui n’a pour tout rejeton qu’une fille de quatorze ans minée de consomption et qui va mourir. Si le comte de La Villanera épousait cette jeune fille à la condition qu’elle adopterait le petit bâtard de madame Chermidy, l’enfant aurait un titre, une possession d’état et une fortune. Eh bien ! grâce à la misère du duc de La Tour-d’Embleuse et à la piété filiale de sa fille Germaine, Antigone sans fierté ; grâce surtout aux plaidoiries d’un médecin, espèce de Figaro soi-disant honnête dans toute cette intrigue, l’immonde mariage s’accomplit. Dans la pensée de madame Chermidy et aussi, hélas ! dans celle de cet Espagnol que M. About, qui conçoit ses chevaliers avec une tache au milieu du cœur, nous donne pour un Cid de noblesse, Germaine n’a pas trois mois à vivre. Mais (vous vous en doutez sans doute ? Ce n’était pas fort difficile à deviner, cette péripétie) Germaine ne meurt pas, et son mari se met sincèrement à l’aimer.
Tout l’intérêt et le secret du roman sont là. Que fera la Chermidy quand elle apprendra à Paris que {p. 100}Germaine va mieux à Corfou, car pour sa poitrine et pour les besoins de description de M. About, qui est allé en Grèce, Germaine est à respirer l’air des îles Ioniennes et à dialoguer tendrement avec son mari sous les lauriers-roses… Ce que fera la Chermidy, demandez à la Gazette des Tribunaux ! Elle résoudra avec son monstre de sœur, femme de chambre, d’empoisonner la belle phthisique, et, pour exécuter ce dessein, elles choisiront un forçat libéré qu’elles introduiront dans la domesticité du comte de La Villanera, par le duc de La Tour-d’Embleuse, devenu le baron Hulot de La Marneffe de M. About, Seulement, le forçat libéré, qui ne veut pas trop s’exposer en tuant d’un coup sa jeune maîtresse, l’empoisonnera par de l’arsenic à petites doses et, péripétie scientifique ! l’arsenic ne se trouvera-t-il pas le meilleur remède contre les phthisies pulmonaires ? Ici le médecin lui-même est en déroute comme le lecteur. Il perd la tête, ce grand médecin, devant la crise finale qui doit sauver Germaine, et il écrit à madame Chermidy qu’enfin la malade est perdue ; agréable nouvelle qui arrive à la Chermidy accompagnée d’une autre, la mort de son mari, tué par les Chinois ! Ivre de cette double délivrance, la Chermidy bondit jusqu’à Corfou pour y reprendre son fils et son amant, et les millions et les titres. Mais, tonnerre du ciel ! quand elle arrive, Germaine est guérie, heureuse, aimée de son mari, aimée du bâtard qu’elle élève et qui la préfère à sa mère ! Alors l’idée d’égorger cette femme, qui lui prend tout, la remord au cœur avec plus de rage que jamais. Elle offre cent mille francs au forçat qui a déjà manqué Germaine, et qui trouve plus {p. 101}simple de la tuer, elle, et d’emporter avec les cent mille francs tout l’argent et les bijoux qu’elle a traînés, — sans doute pour cela — jusqu’à Corfou !
Tel est en gros ce livre de Germaine. Alfred de Musset avait inventé la comédie dans un fauteuil, M. About nous donne le mélodrame dans un wagon. C’est un peu moins fin. Encore si dans ce mélodrame il y avait des caractères qui annonceraient l’observateur et le romancier ! Mais il n’y en a pas un seul. Ils sont tous faux, quand ils ne sont pas impossibles. L’honnêteté du médecin qui maquignonne le mariage ressemble à la fierté de celle qui l’accepte. Rien n’est saisi dans sa vérité complexe et profonde, ni vice, ni vertu. Tout est charge, même les situations que l’auteur n’invente pas, mais qu’il gâte. Par exemple, le chapitre où madame Chermidy demande des renseignements sur les poisons, est dans Les Intimes, sous le titre de Consultation, et là, c’est un chef-d’œuvre. Ici, c’est une bourde à la Paul de Kock. Ainsi toujours c’est le manque de sérieux et de conscience et la démangeaison d’être drôle qui perdent M. Edmond About. Tête de linotte littéraire, qui avait peut-être du talent, si elle avait eu quelque poids ! Quant au style de l’auteur de Germaine, c’est du strass monté dans du Ruolz. Les femmes entretenues doivent le trouver beau, comme les bourgeois le trouvent spirituel. « Elle vit
(c’est un rêve de Germaine) une autre « femme, dont il lui fut impossible de reconnaître la figure. Tout ce qu’elle en put distinguer, c’est un voile de guipure noire, deux grandes ailes de cachemire et deux griffes de diamant. »
Ces ailes de cachemire et ces griffes de diamant donnent tout, M. About {p. 102}et sa manière. Quel goût pour habiller ses fantômes. C’est le Shakespeare de la nouveauté !
IV §
Mais nous avons mieux que Germaine. Maître Pierre, que l’auteur a publié depuis, est un livre presque réussi. Maître Pierre, un Landais, une espèce de Robinson Crusoé de la Lande, est un paysan conçu à l’envers des paysans de Walter Scott, qui sont les fils respectueux du passé, qui aiment leurs coutumes et meurent pour elles. Maître Pierre rompt avec les siennes et prépare à la Lande, comme on dit maintenant, son avenir. Le roman qui porte son nom est l’histoire de ce défricheur de génie, et quoique cette histoire, trop simple pour qu’on puisse l’analyser, ait moins d’étoffe et de sensibilité que les romans de M. Paul Féval, lorsqu’il fait bien ; quoique le sans-façon, le lâché, le débraillé, se retrouvent dans ce livre comme dans les autres compositions de M. About, cependant il leur est incomparablement supérieur. En sortant de Germaine, nous sortons d’une littérature diabétique, et dans Maître Pierre nous entrons dans quelque chose de nouveau, de particulier, de moderne, qui sera peut-être demain toute la littérature de ces derniers temps. En France, M. Edmond About doit être, qui sait ? le Maître Pierre de cet avenir-là.
En effet, s’il pouvait se défaire de ce ton sans gêne qui ne le quitte jamais (littérairement, bien entendu) et qui le conter, la casquette sur la tête et les {p. 103}mains dans ses goussets, il serait ici, nous en convenons, dans son vrai genre, il aurait découvert son filon. Maître Pierre, c’est la théorie du drainage mise en action, en scène et en récit, et le décousu que M. About a dans l’art lui sied assez bien dans ce micmac de l’industrialisme, auquel il a livré sa plume. Il n’est pas certainement un vulgarisateur bien sérieux et bien exact. Sa légèreté naturelle y répugne. Seulement ici, disons-le bien, une vocation réelle se dessine : rendre la réclame lisible aux bourgeois qui s’ennuient et forcer l’art à répondre docilement au coup de sonnette du comptoir et au judas du marchand !
Voilà incontestablement le mérite de l’auteur de Maître Pierre. Avec deux ou trois conseils, il tiendrait son genre, — l’annonce illustrée, — et la Critique, en les lui donnant, devrait surtout l’empocher de retourner à cette vieille littérature qui a la bonté de s’occuper, en retardataire, des développements et des problèmes du cœur humain. Quand on est taillé pour écrire des Maître Pierre, on laisse là les Germaine ! On y gagne plus d’honneur et de fortune, à coup sûr. Un jour, les fabricants de tuyaux pour le drainage dresseront des statues de carton-pierre à M. About chez tous les libraires des chemins de fer qui débitent ses livres. On y trouvera, dans la vaste et fructueuse spécialité d’art qu’il ouvre aujourd’hui, des compositions de l’ordre de Maître Pierre : des romans qu’il prépare, assure-t-on, sur l’air comprimé, sur les tunnels sous-mer et les aqueducs suspendus, l’aérostat et ses effets, la photographie de chez Giroux, les silos pour les conserves de céréales, les {p. 104}campagnes contre les charançons, le Guide des omnibus, l’itinéraire des halles et marchés et les coulisses de la Bourse. Littérature qui n’est plus la facile dont se plaignait M. Nisard, il y a un siècle, mais qui est l’utile… du moins pour son auteur, car toute la question est là pour M. About, comme il l’a dit avec agrément dans sa dédicace de Maître Pierre : « Il s’agit d’imiter la mouche qui pique l’écorce des vieux arbres pour y déposer un œuf. »
Eh bien ! l’œuf est déposé, et ce n’est pas un œuf de mouche. On peut dîner avec celui-là. M. Edmond About appartient à cette fière génération qui a pour mission de substituer la littérature américaine à la littérature française. Il a, dans sa conception de l’art et des livres, le sentiment américain. Il l’a naturellement ; ce n’est pas un système ; tout ce caoutchouc-là est sa vraie peau. Nous la lui laisserons ; nous ne voulons pas l’en priver. Si l’abbé de Bernis revenait au monde, il serait Américain aussi, car il n’y a plus d’autres manières de sauter les fossés que le bâton de M. About. On les saute, et d’autant mieux qu’on ne pèse guère ; mais ce qui tombe au fond du fossé et ce qui y reste, c’est le talent, c’est l’honneur littéraire, c’est l’art enfin, qui jamais n’en sortiront plus. Qu’importe, du reste ! on a son affaire faite, comme on dit en américain, et puisqu’on a travaillé pour les chemins de fer, qu’importe que les livres qu’on n’a pas sués, d’ailleurs, au lieu d’être lus dans le wagon, finissent par aller doubler l’intérieur des malles ! {p. 105}
Ernest Feydeau12 §
I §
Voici, enfin, le premier démenti qu’on ait donné à toute la littérature de ce temps ; malheureusement, la voix qui le donne n’est pas assez forte. Elle n’a ni la profondeur, ni la portée, ni le mordant qu’elle devrait avoir. Mais c’est un démenti, et nous sommes tellement moutons de Panurge, que c’est peut-être le premier signe d’une réaction. Fille de l’individualisme, qui a tout envahi, et de ces mauvaises mœurs, que la Comédie corrige en riant, disent les niais qui aiment le spectacle, la littérature de ce temps, — et il ne faut pas biaiser avec une chose si grave, — a fait une haute position à l’adultère dans l’imagination publique. {p. 106}
Prenez-la, en effet, cette littérature, et voyez si l’adultère n’est pas toujours plus ou moins le sujet de ses romans et de ses drames, et l’homme qui le consomme, toujours plus ou moins son héros ! Aux yeux de cette littérature charnelle, anarchique et païenne, l’adultère, après tout, c’est l’amour ! c’est le danger ! c’est la poésie ! Que n’est-ce pas ?… Que n’en ont-ils pas fait ? Nous sommes écœurés de ces idées, mais la majorité des esprits les avale comme l’eau et passe par leur ivresse avant d’arriver à leur corruption. Eh bien ! c’est cette haute position de l’adultère dans l’imagination publique que M. Feydeau a attaquée aujourd’hui. Mais, comme M. Feydeau n’est qu’un moraliste sensible, il n’a attaqué l’adultère que par l’adultère, et ne l’a fait descendre que sous les deux poids qu’il traîne à sa suite, l’humiliation et la douleur.
N’importe ! C’est un commencement, cela… C’est un progrès et c’est une idée juste, et, avant de parler du talent de son exécution, nous en tiendrons compte, et grand compte à M. Ernest Feydeau. Il est sorti de l’ornière du temps, et l’on sait s’il y a de la vase dans cette ornière-là. Nous ne connaissons pas M. Feydeau. Il est jeune, sans doute. C’est un archéologue qui se permet d’avoir du style, ce qui est assez audacieux pour un archéologue, et qui publie encore en ce moment un livre très-savant et très-intéressant sur les sépultures de l’ancienne Égypte. Or, les Spécialités contemporaines, ces bœufs qui ne tracent qu’un sillon, nous font vivement aimer les esprits qui savent faire deux choses. D’une main, M. Feydeau nous tend un livre d’archéologie ; de l’autre, {p. 107}un roman. Seulement, comment s’expliquer qu’un esprit accoutumé aux mâles recherches, sur lesquelles s’élève l’histoire, en écrivant sur l’adultère, ne nous ait donné qu’une étude à vif sur une âme de petit calibre d’ailleurs, et n’ait pas vu plus haut que le niveau du cœur déchiré de son misérable héros ?
Voilà la question que nous proposons, nous, au milieu des éloges de toute sorte que la Critique a donnés sans marchander à M. Feydeau. La critique naturaliste, qui analyse la passion d’un livre et sa vérité de cœur, a exalté l’auteur de Fanny outre mesure, et cela devait être. Pour elle, il est fort, il est sensible, douloureux, ensanglanté. Son livre a le pathétique de la passion blessée ; mais il y a une critique qui doit passer avant le naturalisme de Goëthe, fût-il pratiqué par M. Sainte-Beuve, c’est la critique morale. L’autre, la critique littéraire, ne doit venir qu’après.
II §
Eh bien ! devant la critique morale, M. Ernest Feydeau n’est pas si grand que son sujet. Son sujet, s’il l’avait compris avec la hauteur et l’impartialité d’un maître, était encore plus le mariage que l’adultère, et, par un reste d’influence de ce temps auquel il s’arrache, pour M. Feydeau, ç’a été le contraire : au lieu de voir le mariage à travers l’adultère, il n’a vu que l’adultère dans l’adultère, et tel a été tout son sujet. L’auteur de Fanny n’a pas pensé à la question {p. 108}sociale qui palpitait sous la question individuelle. Le croira-t-on ? avec ses habitudes d’histoire, il ne s’est pas rappelé que les nationalités s’écroulent en proportion de leurs atteintes au mariage. Lui qui revient d’Égypte, — qui sait l’Égypte à fond, dit-on, — il ne s’est donc pas demandé, avant d’écrire son roman, pourquoi les lois de l’Égypte punissaient de mort l’adultère, si ce n’est parce qu’elles savaient, ces lois sages, que tout adultère, même celui qui dort le mieux dans l’affreuse innocence de son crime, est toujours armé, décidé à tout et à priori assassin ? Il n’a pas étendu jusque-là son horizon d’artiste.
La longévité des nations qui traversent le temps et qui ont toutes cherché à défendre le mariage et la légitimité paternelle comme la source même de leur double vie, l’Antiquité, par l’eunuchat, cette invention du désespoir, dégradante et terrible, et le Christianisme, qui a transfiguré toutes les institutions antiques par un autre eunuchat volontaire qui retranche, avec la volonté, la convoitise du cœur de l’homme et crée une atmosphère de pudeur inconnue avant Jésus-Christ, cette longévité relative des nations ne lui a rien appris pour, dans cette occasion, s’en souvenir ! Il a oublié que partout où le sentiment baisse, le paganisme, qui n’est pas de l’histoire et de l’archéologie, mais bel et bien de la nature humaine éternelle, le paganisme remontait ! Homme moderne, quoiqu’il ait besoin d’échapper à la préoccupation moderne, — l’individualisme du Contrat social, de Rousseau, — il a trouvé une situation et il l’a exploitée, mais il s’est circonscrit, il s’est calfeutré dans cette situation. Mais entre le mari et {p. 109}l’amant, il n’a vu, comme les autres, que deux hommes, dont l’un trompe et l’autre est trompé ! Il n’a vu que l’abominable lutte du partage ! Il n’a pas vu enfin que là où il croyait deux hommes il n’y en avait qu’un en réalité, et que l’autre n’était pas un homme, mais la fonction sociale, cette chose auguste qui s’appelle la Fonction.
Or, qu’est-il arrivé de cette méconnaissance ? C’est que son livre n’a plus été qu’une vignette et une particularité. C’est qu’il n’a pas de conclusion, non-seulement exprimée, mais sentie, et qu’il ne s’adresse qu’aux honteux souvenirs, que nous avons tous, quand il devrait s’adresser, ce livre, encore plus à l’avilissement de nos idées qu’à l’avilissement de nos mœurs. Le génie a manqué à M. Feydeau, et c’est un livre de génie qu’il nous faudrait présentement sur l’adultère. Quand le génie manque, quelquefois la douleur travaille, mais elle ne peut pas le remplacer !
Elle a travaillé ici, c’est bien évident ; on sent sa présence et on entend sa plainte, mais hors cette plainte, qu’y a-t-il qui nous éclaire le cœur après nous l’avoir touché et, si vous y tenez, déchiré ?… On ne sait pas, de manière à n’en pas douter, même le sens que la douleur donne ici à sa plainte, et l’on se dit : Est-ce une vengeance et un pamphlet que ce livre ? Est-ce un testament ? Est-ce un remords ? Est-ce la réaction du repentir ? Le ton solennel y domine trop ; il y a trop de mélancolies d’étalage pour qu’on ne croie pas à quelque modulation de vengeance dans tout cela, mais, quant au droit, le droit n’apparaît dans cette fumée de larmes que sous la forme {p. 110}d’un cauchemar, et à travers l’indécision d’un ménagement. Le malheureux qui raconte son histoire semble croire qu’elle n’est pas finie. Il traîne la chaîne qu’il a rompue comme s’il espérait encore de la rattacher, et le livre arrive à son terme sans qu’il ait brûlé son vaisseau.
Et comment pourrait-il en être autrement, du reste ? Inventé ou réel, le héros anonyme de ce récit, où l’on ne nomme personne, et qui ressemble au linge démarqué des suicidés ou des criminels, ce héros n’est qu’un enfant, et sa maîtresse, qui lui plante incessamment ce soufflet sur la face, « vous êtes un enfant », lui dit la vérité. Il n’est pas autre chose. Et il ne grandira jamais ! Ce n’est point un enfant, parce qu’il a dix ans de moins qu’elle, mais parce qu’il n’a ni force de volonté, ni principe, ni manière à lui de concevoir la vie, ni rien, enfin, de ce qui constitue en bien ou en mal la virilité morale d’un homme. Pauvre petit nerveux, bien élevé de ce temps, qui aime les belles choses agréables, et sa maîtresse par-dessus le marché, parce qu’elle est une de ces belles choses-là ; mais enfant toujours, et enfant gâté, révolté ou docile, apaisé ou furieux, et qui ne devient pas plus homme sous l’étreinte de la Peine, parce qu’il n’a ni une conviction, ni une idée sur laquelle il s’appuie pour lui résister !
III §
Cette conception si commune et si molle du héros de M. Ernest Feydeau est, selon nous, le défaut {p. 111}capital de son livre. D’abord, elle empêche tout intérêt de s’attacher à un être aussi faible et aussi chétif, dont les violences même ont quelque chose de grêle, et qui, tout à l’heure, exaspéré par les jalousies de l’amour-propre et de l’autre amour, n’arrivera jamais à une véritable énergie. Mais ce n’est pas tout, elle nuit profondément à l’idée du livre. On met à son compte ce qui devrait être au compte seul de l’adultère, et on se dit que si l’amant de Fanny était un autre homme, un homme de vigueur et d’intelligence, il n’y aurait plus ni tant d’orage, ni tant de honte, ni tant de tortures, et que les coupables, après tout, pourraient être heureux ! Or, c’est précisément le contraire que M. Feydeau avait à montrer. Les douleurs de l’adultère sorties de l’adultère, tenant uniquement à ce fait, que les deux amants sont adultères, et se produisant pour emporter le bonheur qui semble préservé par tous les hasards de la vie, voilà le sujet digne d’un observateur profond dans lequel il fallait plonger, et, pour y plonger mieux, il fallait écarter tout ce qui énervait cette donnée terrible de l’adultère, se frappant lui-même et se retournant contre le bonheur qu’il avait donné. Il fallait peindre le paradis de l’adultère, ce paradis qui est un enfer ; et, pour qu’on en comprît mieux la secrète horreur, les transes et les ignominies, il fallait choisir des créatures d’élection, l’une comme force et l’autre comme pureté, et les rouler dans cet enfer jusqu’à perte de conscience humaine, afin que ceux qui rêvent à la poésie des amours illégitimes et des intimités qui tremblent sussent une fois pour toutes ce qui en est !! {p. 112}
Tel n’a point fait l’auteur de Fanny. Il n’a pas abattu dans leur péché des êtres sublimes. Fanny, dans son livre, est au fond aussi vulgaire que son amant. Les détails physiques, l’élégance, la civilisation raffinée, toutes ces choses ne nous troublent pas. Peu nous importent les descriptions plus ou moins réussies de cette femme qui ressemble à un portrait de Rubens : ce que nous cherchons en elle, comme dans son amant, c’est l’étincelle divine, la notion morale, et elle n’est pas plus dans l’une que dans l’autre. Ces gens-là ne tombent pas de haut !
Dans la composition du livre, très-inférieure de ce côté, il n’y a point de passé derrière les deux amants que l’auteur met en scène, et il les prend du pied même de leur intimité ; mais on ne sait qu’une chose, c’est leur vie commune. Comment se sont-ils rencontrés ? Cette femme coupable a-t-elle résisté ? Ces questions, dont la solution importe, M. Feydeau les laisse dans l’esprit de son lecteur sans y répondre, pour peindre un bonheur du sein duquel il va lancer le tonnerre de la péripétie, qui doit changer ce bonheur en supplice par l’intervention très-naturelle du mari.
Il le décrit donc ce bonheur, et nous l’avons dit, ce n’est qu’une vignette, — une vignette à la Tony Johannot, — mais dont la grâce, malheureusement, n’est plus très-neuve. Nous connaissons trop les détails de ce pauvre bonheur qui se cache dans un appartement de garçon, dont on nous donne assez bourgeoisement l’inventaire, pour que M. Feydeau soit dispensé de regarder dans le cœur de ses amants et d’y chercher ce qui s’y passe ; mais le physique {p. 113}du bonheur est plus aisé à décrire que ses mystères, et d’ailleurs, l’inventaire de cette félicité n’est pas très-long. A la page 31 de ce livre, qui en a 248, Fanny a dit nous, et ce nous ne veut pas dire eux deux qui sont là sur ce canapé, mais un troisième, et c’est le mari !
IV §
« Nous ne sortons jamais du mariage que pour y entrer »
, — a dit un adultère. C’est ce que madame Fanny va apprendre, mais nous pensons qu’elle aurait déjà dû s’en douter. Au point de vue de la vérité, cette femme de trente-cinq ans, qui n’a pas le droit de mener la vie de garçon, et qui la mène, n’a pas dû attendre la première jalousie de son amant en voyant son mari, pour savoir que le bonheur qu’elle s’était fait dans le désordre avait ses ombres, et pour n’avoir pas senti le regret de l’honneur trahi lui passer quelquefois sur le front. Preuve nouvelle de la vulgarité foncière de ce caractère ! Elle est tranquille, cette malheureuse !… et elle croit pouvoir l’être encore, quand elle a dit à son amant, en parlant de son mari, la phrase qui met le feu au drame : « Tu pourras facilement le lier avec nous. »
Avant cette phrase, Fanny était adultère, et lui aussi, car il la savait mariée, quoiqu’ils n’en parlassent jamais : silence de complice ! Or, l’ordre a ses parodies jusque dans la fange. L’occasion avait vingt fois dû naître, pour elle, qui l’outrageait et qui l’oubliait, {p. 114}de s’en réclamer, et les scènes que l’intervention du mari amène avaient dû être pressenties et gâter déjà leur bonheur.
Et c’est ici que la faute d’une histoire sans début s’aggrave encore. Si Fanny et son amant sont ce qu’ils paraissent, s’ils n’ont encore senti, avant l’arrivée du mari, aucun remords, aucune tristesse, aucun trouble, leurs douleurs et leurs jalousies, après l’arrivée du mari dans le drame, ne sont plus que vanité ou jalousies grossières, et le livre perd le caractère que l’auteur a voulu lui donner. Et c’est presque dommage, car la situation est bien traitée. On est emporté par cette tragédie tête-à-tête dans laquelle l’adultère, s’il n’est pas jugé autrement, est au moins jugé par ses fruits.
Rendons justice à M. Feydeau. Il les a bien ramassés, il les a bien ouverts tout grands, ces fruits cruels, ces fruits funestes, pour qu’on vît mieux l’immonde poussière qui emplit la bouche qui y mord… C’est là le mérite de ce livre d’une immoralité inconsciente, ou Dieu elle devoir n’apparaissent une seule fois dans la pensée de personne, et qui, par là, n’est plus qu’un daguerréotype, l’exact daguerréotype, peut-être, de la triste société de l’auteur, Maîtrisé par son sujet beaucoup plus qu’il ne le maîtrise, l’auteur de Fanny a de la force et beaucoup de talent quand il est dans son sujet, mais il n’en a point quand il faudrait être au-dessus. Or, il est pleinement dans son sujet, et n’a jamais plus de puissance que quand il nous peint, non plus les meubles de Boule et les fauteuils capitonnés de l’intimité, mais cet affreux tu à toi de l’adultère où, de douleur en {p. 115}douleur, de pudeur en pudeur, et de honte en honte, les deux amants descendent jusqu’au déshonneur le plus complet, et à l’infamie, car l’homme y devient insensé et abject, sans pouvoir reprendre une part de soi à la passion qui le dévore, et la femme, à son tour, y devient menteuse et infidèle ; elle l’était déjà, mais, entendons-nous ! menteuse dans l’amour et infidèle… à son amant !
V §
Et c’est le dernier pas, en effet, et l’accomplissement de la parole que nous avons citée : « On n’échappe au mariage que pour y revenir. »
Fanny a trompé son mari pour son amant, et elle finit par tromper son amant pour son mari. La revanche est complète, et le châtiment de l’adultère est dans ce sanglant coup de fouet ! La scène où l’amant voit, du balcon où il s’est glissé à plat ventre pour espionner sa maîtresse, l’infidélité de cette femme, est d’une netteté de détails redoutablement troublante. Ce n’est pas nous qui reprochons à l’auteur le cru de cette scène, qui est une leçon, et qui est affilée sur tous les côtés comme une arme à plusieurs tranchants, et qui doit faire plusieurs blessures d’un seul coup. Mais nous ne craindrons pas de lui reprocher d’avoir donné au personnage de Fanny quelque chose d’entraîné et de physiquement involontaire dans cette scène, qui serait odieuse, si, pour l’amant, elle n’était pas un supplice. Il aura cru qu’en agissant {p. 116}ainsi il aura ménagé à son héroïne une excuse, il a diminué le mépris pour elle, et rendu plus probable la lâcheté de sa trahison. Mais, dans tous les cas, et quelle qu’ait été sa pensée, il a manqué de profondeur. Fanny devait retourner à son mari, parce qu’il était son mari, voilà tout, par l’inévitable nature des choses, et nous n’avions pas besoin de cette goutte d’un sang corrompu pour l’expliquer. Il eût été plus beau, et d’une vérité bien autrement fière, de montrer qu’on ne se démarie pas, et que le mariage est d’essence indissoluble, et plus fort que toutes les révoltes du cœur et ses imbéciles divorces ! Les amants ressemblent aux gouvernements provisoires des révolutions. Ils sont les exécuteurs des hautes œuvres de l’autorité légitime et méconnue. Mais les révolutions ne peuvent pas toujours durer ; et ce qui ramène les sociétés au pouvoir ramène les femmes à leurs époux. C’est la même loi.
Malheureusement, l’auteur de Fanny n’a pas la notion du mariage, nous l’avons dit, et il faut le lui répéter ! Si le mariage est une alcôve, c’est bien peu, et les douleurs de l’adultère méritent plus de mépris que de pitié ; mais si c’est un sacrement, prenons garde ! tout va grandir et se surnaturaliser, même pour l’observation et l’art. Voilà ce qu’il faut redire sur tous les tons à un homme de talent comme M. Feydeau. Il était fait pour plus que pour creuser une situation, quoiqu’il l’ait bien creusée. Il ne devait pas apporter seulement un flambeau au pied d’un tableau et s’en aller après. Il devait montrer que le libertinage est au mariage ce que la métempsychose est à l’immortalité, et conclure bravement {p. 117}que, dans ce monde, qui n’a pas été bâti pour le bonheur, ainsi que le croient des moralistes pusillanimes, enfer pour enfer, l’enfer du devoir est encore le plus doux !
VI §
Le livre de M. Feydeau est écrit comme il est pensé, avec une ardeur qui n’empêche ni la correction, ni la finesse du trait, ni la solidité. M. Feydeau a de l’écrivain. Y aurait-il, comme on l’a dit, une atmosphère des idées ? Toujours est-il qu’involontairement cette figure de Fanny nous rappelle un autre visage, celui de madame Bovary, mais en adouci et en distingué ; comme le style de l’auteur de Fanny nous rappelle aussi, par le fil coupant et la précision intuitive, le style de M. Flaubert. Dans tout cela, il n’y a pas imitation, sans doute, il y a affection peut-être, et certainement naturelle analogie. M. Feydeau, comme écrivain, a son individualité, et nous souhaiterions, pour lui, qu’il fût, comme moraliste, au niveau de ce qu’il est comme écrivain. Son livre, qu’on a appelé « un poëme », devrait s’appeler d’un autre nom…. M. Feydeau a fait précéder sa seconde édition d’une lettre de M. Janin qui était inutile, puisque M. Feydeau n’avait pas besoin de présentation pour être agréé du public. Il s’était fort bien présenté tout seul. A quoi bon, d’ailleurs, tout ce gazouillage de M. Janin devant le sérieux et le pathétique {p. 118}d’un pareil livre ?… On dirait la vitrine d’une modiste, où seraient exposées des cornes de cerf.
VII §
C’est une chose terrible qu’un premier succès. S’il est mérité, il oblige à un succès plus grand, sous peine de tomber de la hauteur qu’il vous a faite. Mais, s’il est immérité, par hasard, et qu’un second, plus vrai, plus justifié, n’en vienne pas couvrir la chance menteuse, on fait pis que de tomber, on sombre… Le Public, désabusé, de taupe devenu lynx, et furieux d’avoir été taupe, prend une revanche cruelle, et on paie en même temps pour la réalité nouvelle et pour la vieille illusion. M. Ernest Feydeau, je le crains bien, va faire ce petit compte. C’est avec Daniel qu’il va payer son succès de Fanny, et je crois qu’il le paiera cher.
C’est qu’aussi le succès de Fanny a été par trop grand ! Il a été presque incroyable. Rien ne lui a manqué, rien, si ce n’est la proportion avec le véritable mérite et du livre et de l’écrivain. Le premier roman de M. Ernest Feydeau révélait du talent, sans doute, mais ce talent n’était pas tel qu’il pût étonner. Il n’était nullement difficile d’en prendre la mesure avec sang-froid, et pour notre part nous la prîmes un des premiers… Ce n’était pas, en effet, un de ces talents qui semblent tomber du ciel, tant ils sont inattendus : nous en connaissions la famille… L’idée du livre, qui valait mieux que le livre, était heureuse, {p. 119}et pour le moment très-nouvelle. C’était le mariage châtiant l’adultère (à la fin !). Sous une plume de plus de génie ou seulement de plus de moralité que la plume de M. Feydeau, cette idée-là aurait pu produire quelque chose d’utile et de grand. Au fond, lorsque l’on y regarde, cette fameuse Fanny n’était pas plus que cela. Une idée puissante galvaudée et du talent, oui, mais d’une équivoque originalité. Était-ce donc la peine de faire tant de bruit ?
Cependant le bruit s’était fait. Le succès a été des plus sonores, et qui l’eût contesté l’eût fait retentir davantage… Littérature aux mêmes camellias que la dame de ce nom, la Fanny de M. Feydeau, cousine de la Marguerite Gautier de M. Dumas, cousine aussi de la Madame Bovary de M. Flaubert, mais de plus sa très-humble servante, la Fanny de M. Feydeau a été l’événement de l’année précédente, comme disent les badauds de bonne volonté, qui portent à dos tous les pavois, ces crocheteurs du succès ! Au bruit littéraire, il s’est même ajouté un autre bruit bien plus friand que le bruit littéraire pour les amateurs… le bruit du scandale, et enfin, pour comble de friandise, le scandale est venu des scandaleux. Fanny, comme Dorine, a été convertie avec le mouchoir de Tartuffe ; mais savez-vous de quelle poche il était tiré ?… Comique, plus comique que celui de la comédie !
Nous avons eu la pudeur outragée des bohémiens de la petite presse, des femmes libres et de tous les écrivains à l’état de compote dans l’adultère de leurs livres depuis vingt ans, tous indignés et rouges écarlate parce que M. Feydeau se permettait de déshonorer {p. 120}l’adultère et fouaillait l’amant avec la femme coupable, d’une main plus hardie que pure, il est vrai, mais eux voyaient plus les coups que la main ! C’est ainsi que le trop heureux M. Feydeau a tout eu, et tout de suite, dans les bénéfices de la renommée, et la quantité qu’il ne méritait pas, et la qualité qu’il ne méritait pas davantage, car seul un écrivain de moralité irréprochable pouvait goûter, comme un raffinement légitime dans les jouissances de sa gloire, l’injure exquise des hommes qui n’ont pas le droit d’avoir une pudeur.
Tel fut le succès de Fanny. Que si aujourd’hui je rappelle ce premier livre de M. Feydeau, ce n’est pas pour en tracasser la fortune. La fortune des livres est un destin à la fois souvent drôle et triste, qui divertit et qui mystifie. Fanny a eu le sien, et nous n’y serions pas revenus si Daniel ne nous y ramenait de vive force, Daniel qui pouvait confirmer la gloire exagérée faite à Fanny et qui pourrait bien l’effacer !
VIII §
Daniel est un livre de contradiction bien plus que de conscience, et quand je dis conscience, je l’entends dans les deux sens du mot et je parle au double point de vue de la morale et de l’art. L’espèce d’éclair qui avait passé dans l’esprit de M. Feydeau, embrouillé dans les scepticismes et les ignorances religieuses de son siècle, quand il eut le courage de se faire, dans Fanny, bourreau d’adultère, cette espèce {p. 121}d’éclair s’est vite éteint et sans avoir rien allumé. On pouvait croire qu’il y avait furieusement enfoncé encore dans le livre de M. Feydeau, dans ce chaos d’une sensibilité révoltée, un moraliste, pour plus tard, un moraliste qui n’était pas venu, mais qui viendrait, qui pousserait du fond de l’artiste et qui en grandirait le talent en le purifiant. Eh bien ! si on l’avait pensé, c’eût été une erreur. Il n’y avait dans l’auteur de Fanny rien du tout… qu’un écrivain qui cherchait, n’importe où, le sujet d’un livre, et qui, ennuyé et dégoûté (avec juste raison) de cette éternelle tombola littéraire où l’adultère gagnait toujours, s’était dit : « Mais si je renversais la thèse pour faire du neuf… »
et qui l’a renversée, qui a tout simplement retourné ce vieux gant sali… Daniel nous apprend aujourd’hui que dans l’auteur de Fanny il n’y avait pas davantage. Moraliste de hasard dont l’étoile a filé, — et l’on sait que les étoiles qui filent ne sont pas de vraies étoiles, — voici dans quel marais celle de M. Feydeau est tombée. Ce marais, c’est Daniel.
Le bourreau de l’adultère a écrit, en effet, sur la première page de son Daniel cette phrase de Chamfort, qui résume l’esprit du livre, mais qui ne lui en a pas donné : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amantssontl’unàl’autredeparlanature, qu’ils s’appartiennent de droitdivin, malgré les lois et les conventions humaines »
, et jamais plus flagrante insolence ne fut portée par la main d’un bâtard enragé (et Chamfort était l’un et l’autre) à la face d’une société {p. 122}qui a mis le mariage plus haut, que ses institutions, puisqu’elle en a fait un sacrement. Jamais épigraphe ne fut donc plus antisociale et plus impie. Né dans la bauge du xviiie siècle, le malheureux qui a écrit cette opinion animale pensait peut-être à couvrir de cette orgueilleuse généralité le déshonneur de sa mère, et si cela fut, voilà son excuse !
Mais M. Feydeau n’est pas Chamfort. Il a sur les idées un siècle de plus. Assez intelligent, à ce qu’il semble, pour dépasser, comme les moins grands d’entre nous, les doctrines méprisées présentement du Contrat social, il n’est pas fait pour retourner tête basse à cette doctrine de marcassin et de glands tombés, qu’on appelle le naturalisme, pour appeler d’un nom propre des choses qui ne le sont pas. Or, c’est ce qu’il fait aujourd’hui. Le monsieur Feydeau de Daniel contredit hautement le monsieur Feydeau de Fanny. Enfant gâté qui, comme tous les enfants gâtés, a l’esprit de contradiction et le porte en toutes choses, il a entendu dire à la Critique que peut-être il sera moral demain, et il est remonté vers son immoralité de la veille, indifférent à tout, si ce n’est au jeu même de ses facultés.
Et ce qui, en morale, est arrivé à M. Ernest Feydeau, lui arrive aussi en littérature, car l’homme est d’une unité effrayante, et là comme ailleurs le pur génie de la conscience a cédé au génie troublé, agité, orageux, de la contradiction. L’auteur de Fanny avait été accusé naguère d’appartenir au réalisme, non pas au réalisme du fond de la tonne, mais de la surface et des bords, et probablement humilié (et on le conçoit) d’être la fleur d’un pareil panier, il a voulu {p. 123}montrer comment il entendait l’idéalisme dans la forme et la poésie dans la prose.
On lui avait reproché, — si vous vous en souvenez, — les détails par trop bourgeois et même par trop boutiquiers de son premier livre, les descriptions des clous et des tentures de ses appartements, le capitonné, le vernis et le tripoli de tout cela ; on l’avait même (et ce n’était pas nous) appelé le « tapissier littéraire »
, et il a essayé de prouver que « le tapissier »
pouvait travailler aussi à ciel ouvert, faire du Byron, de l’Océan, de la grande nature, car la prétention de Daniel, c’est d’être un livre byronien, et c’est avec cette épithète qu’un critique célèbre nous l’annonçait un jour dans une quinte de bienveillance.
M. Feydeau, en écrivant Daniel, n’a pas cédé à l’entraînement de sa veine ; il l’aurait plutôt contrariée s’il en avait eu une, mais il n’en avait pas ; il n’avait pas assez, pour la faire grimacer dans l’effort, de spontanéité décidée et profonde. Souple, facile et abondant, le talent de M. Ernest Feydeau se plie à toutes les formes et reçoit, en les dégradant un peu, toutes les teintes. Il a le choix de beaucoup de manières, parce qu’il n’en subit aucune, parce qu’il ne sent en lui jamais cette irrésistible inspiration qui fait des hommes de vrai génie des esclaves de Dieu comme le soleil. Pour lui, développer son talent dans le sens même de son talent n’est pas la question, mais prouver qu’il a du talent et de plusieurs sortes, et voilà pourquoi, après nous avoir plaqué du Flaubert dans Fanny, il nous plaque du Byron dans Daniel ; car M. Feydeau fait exclusivement dans le plaqué, et ses succès ne peuvent guère être plus durables {p. 124}que ceux des trompe-l’œil parfois émerveillants, mais éphémères, d’un art sans conscience. Ce sont des succès de plaqué.
Seulement voyons si son similor byronien est réussi, même comme similor !
IX §
Daniel, le héros du livre de M. Ernest Feydeau, est un jeune homme fatal, comme toute la race d’où il vient, qui raconte à la première personne les malheurs de sa vie jusqu’à sa mort, que M. Feydeau est bien obligé, lui, de raconter à la troisième. Riche, noble, — on n’a plus besoin de noblesse, — et on ne dit pas qu’il le soit, misanthrope marié et trompé indignement par sa femme, qui mériterait bien, par parenthèse, de s’appeler Fanny, car elle lui ressemble horriblement, si ce n’est pas elle. Il y a souvent l’ombre du même type de femme sous la plume des écrivains qui ne sont pas assez forts pour être impersonnels ! L’histoire de ce Lara par mariage n’est nullement compliquée, mais il faut avoir un fier génie pour se permettre une telle simplicité.
Après avoir, comme Childe-Harold et comme René, promené ça et là sa noire misanthropie, Daniel (c’est Daniel sans autre nom, Daniel, toujours comme René et comme Childe-Harold) rencontre au bord des mers une jeune fille qu’il décrit pendant tout le roman et qu’il ne nous montre pas une seule fois avec ce trait qui grave une image dans notre âme ; et, cette jeune {p. 125}fille, il se met à l’aimer dès la première vue avec la passion de l’épigraphe du livre, une de ces passions qui font deux êtres l’un à l’autre de par la nature et de droit divin, plus légitimes par conséquent que les lois et les conventions !
Après beaucoup de conversations et de promenades, cette passion les fiance tous les deux, et s’ils ne s’appartiennent pas dans le roman, ils s’y donnent du moins leurs anneaux et quelques baisers, tout cela, bien entendu, malgré le mariage, connu de la jeune fille, et dont le sombre Daniel, dans les plans de l’auteur, reste et doit rester la victime. En effet, là est le sens du livre. C’est le mariage, la racine de tous les maux, le mariage indissoluble, imprévoyant, sacrilège envers la sainte et libre nature, et que les écrivains comme M. Feydeau ont pour mission de faire détester ; c’est le mariage, pour qu’on le maudisse, qui doit mettre le sceau à la destinée et à l’infortune de Daniel ! Voici comment, du reste : un rival ingénieux fait courir le bruit d’une réconciliation entre Daniel et sa femme, depuis longtemps abandonnée, et le coup de cette nouvelle développe chez la jeune fille une maladie de cœur qui la tue et qui le fait se tuer sur le cadavre de sa maîtresse, comme Roméo.
Car Roméo, Werther, Lara. Faust, Chateaubriand, ils y sont tous, héros ou auteurs romantiques, dans ce dernier des romantiques, dans ce romantique défait et changé de la dernière heure ; ils y sont tous, dans ce Daniel, mais, hélas ! costumés avec le caoutchouc du siècle, baissés de trente-six crans, et transposés du ton féodal dans le ton moderne et bourgeois ; et les événements de ce poëme, en strophes de prose, {p. 126}sont de même transposés et baissés, et les détails aussi, et toutes choses enfin de ce livre, échoué sans naufrage ! de ce livre faux et guindé, froid, quoique frénétique, et, quoique immoral, ennuyeux ! On y voit la mer, comme dans les amours de Juan et d’Haïdée, mais c’est… à Trouville, aux bains de Trouville, entre les salons où des hommes en veste de basin et en panama lorgnent des crinolines et la cabane des baigneuses que M. Feydeau, ce Byron d’épiderme, mais qui a le réalisme sous la peau, ne peut s’empêcher de nous peindre avec le pinceau ramassé de M. Courbet.
On y voit des rivaux, mais ce sont des fils d’usuriers genevois, comme M. Cabasse, méfiants et lâches parce qu’ils ont des millions, écornés par des parasites, ou comme M. Georget (Cabasse et Georget, noms peu byroniens !), lâches et envieux, parce qu’ils n’ont rien. Il y a des duels, les duels, la seule chose poétique des romans modernes avec la platitude, s’accroissant chaque jour de nos mœurs, mais poétiques à trop bon marché, quand l’auteur qui se les permet n’en relève pas le lieu par trop aisément commun, par quelque chose qui leur donne du caractère, et, pour Dieu ! un peu de nouveauté ! Il y a là des dévouements ordinaires à tout roman sentimental, plus lieux communs encore que les duels ; et, entre autres, il y a celui-là qu’aimait La Fontaine :
De la dameEmportée à travers la flamme !
mais la flamme est celle d’un grenier à foin incendié {p. 127}par la chandelle d’un garçon d’écurie qui va en bonne fortune de rue, ce qui fait dire à Daniel avec convoitise : « Voilà un homme heureux ! »
Il y a des groupes pathétiques et naïfs, mais parmi les naïfs vous avez celui de l’eau apportée dans le chapeau de Daniel-Lara pour laver une bottine crottée ; et parmi les pathétiques, la jeune fille vue sur le rocher de Trouville en attitude de Corinne, sans harpe, sur le cap Misène. Il y a enfin des promenades à cheval, et l’amazone, et le voile, et tout cela à la dernière mode, et qui s’en ira avec elle, et enfin il y a une langue pour dire et pour peindre tout cela, toutes ces pauvretés de détail accumulées sur cette pauvreté d’invention, mais cette langue, nous la connaissions ; elle n’a pas changé, c’est celle de Fanny. C’est cette langue dévouée à l’ameublement, à la tapisserie, aux clous dorés, aux épingles et aux épinglettes, à tous ces brimborions pointillés qu’elle décrit avec un amour de myope qui regarde de près, et que dorénavant M. Feydeau fera bien de ne plus déplacer !
X §
Ainsi vous le voyez, Daniel, le roman byronien (soi-disant), est une tentative avortée. Malgré les ambitions de son auteur et les caresses de l’amitié à l’amour-propre, Daniel, littérairement tout autant que moralement, vaut beaucoup moins que Fanny, Fanny la surfaite, et certainement, il se retournera contre elle, Daniel, c’est du Byron réaliste, du Byron avec {p. 128}des gants à dix-huit sous. C’est du Chateaubriand de salle de bain, qui voit la mer par la fenêtre de l’établissement. Certes, pour l’honneur littéraire de M. Feydeau, l’auteur de Fanny aurait dû rester ce qu’il était, un réaliste que je ne comparerai pas à Champfleury, — un réaliste de l’état-major de la place, qui emboîte le pas derrière M. Gustave Flaubert, et qui a voulu cette fois-ci lui passer par-dessus la tête, mais en vain. Il est resté à son ancienne place ; il n’a pu s’enlever.
Son triste roman d’aujourd’hui, moins inventé et moins intrigué que les romans les plus tombés, que Caroline de Lichtefield, par exemple, devait avoir, pour être quelque chose, ou de la passion, ou des caractères, ou un grand langage, et tout cela lui a triplement manqué ! La passion de Daniel est sans intérêt et sans grandeur, car elle ne combat contre rien dans l’âme de celui qui l’éprouve, et qui est un philosophe à la manière de Champfort, lequel affirme que l’amour légitime tue par sa violence. Or, la passion qui ne s’ensanglante pas elle-même contre le devoir dans nos cœurs n’est plus qu’un désir assez ignoble, fait de sens et de vanité. Quant aux personnages du livre de M. Feydeau, j’ai dit en deux mots (car il n’en faut pas plus), ce qu’étaient Georget et Cabasse. Eh bien ! il y a encore un comte de Grammont, l’oncle de la jeune fille, Fontenelle-dandy qui finit par glisser dans le dévouement et qui se fait tuer, par honneur du monde, pour sa nièce ; vrai d’inconséquence, ayant l’intérêt d’une larme retrouvée dans un œil qu’on croyait séché ; d’ailleurs sans profondeur aucune, et tout le temps qu’il est égoïste, très-facile à peindre, {p. 129}dans l’égoïsme universel qui pose, sous tant de faces, devant nous. C’est là à peu près tout.
Les autres figures du roman ne sont que des comparses, de plats repoussoirs sur lesquels la tête de Daniel puisse bomber. Mais Daniel lui-même, Daniel non plus, n’est pas un caractère, lui, le détritus de tous les types, forcenés et faibles, dont le Romantisme a fait ses héros si longtemps ! Il ne reste donc que le langage, mais Chateaubriand peut se tenir tranquille dans sa tombe, il n’est pas encore détrôné !
Et tant mieux ! du reste ; tant mieux ! C’est comme une justice, et, à coup sûr, c’est une douceur que de voir le talent manquer à ceux qui manquent aux lois morales ! Tant mieux que ce Daniel ne soit pas le chef-d’œuvre que l’on disait, puisqu’il devait être la mise en action et en drame, pour la faire triompher, d’une des plus honteuses doctrines du xviiie siècle ! Tant mieux que ce Daniel, qui n’a pas peut-être reçu le baptême, dans la pensée de M. Feydeau, — « qui adorelesuprêmeidéal, et s’indignecontrel’hypocrisie »
, comme si c’était maintenant d’hypocrisie qu’il s’agissait, — que ce Daniel, élevé comme un jeune chien par un oncle de vaudeville « quiaaimélesfemmesetlaviefacile »
, et que son neveu appelle un ange, ma foi ! tant mieux que ce contempteur de la société, telle qu’elle est faite et qui pose comme la loi, l’abaissement, le foulement aux pieds de toute loi par la passion désordonnée, n’ait pas le prestige du talent, ne soit pas couvert par cette éblouissante et effrayante magie, et qu’ainsi il ne puisse entraîner les imaginations charmées et troubler le fond des consciences en remuant puissamment le fond des cœurs ! {p. 130}Tant mieux ! et nous disons sympathiquement pour M. Feydeau lui-même, car l’absence de talent suffisant pour être dangereux dans le livre qu’il publie aujourd’hui, lui constitue une espèce d’innocence… Il a bien assez de répondre des intentions et des idées de ce livre.
Mais au moins c’est fini ! Le Manfred bourgeois croisé de Werther, qu’il a appelé Daniel, ne sera pas la floraison et l’épanouissement d’une branche de plus sur cette vieille souche de types connus et coupables, et qu’il faut à présent couper au ras de terre pour tout le mal qu’elle nous a fait.
XI §
Savez-vous ce que c’est que le Favoritisme en littérature ?… Un jour, un homme éminent, d’un talent aussi connu… que le soleil, d’une réputation fixée, un pouvoir toujours, sinon toujours une influence, se prend pour un débutant quelconque de ce caprice de bienveillance qu’ont parfois les gens arrivés pour ceux qui partent, ou du caprice d’imagination de qui fut poète avant d’être critique, et, par le fait seul de ce caprice, voilà que le bruit se fait et s’étend autour du grelot que l’homme célèbre a attaché à son favori ! Là, comme ailleurs, du reste, moins est le favori, et plus est le favoritisme.
Un critique célèbre, M. Sainte-Beuve, nous a donné récemment le spectacle de cette dernière grâce un peu tombante des pouvoirs, blasés ou séduits {p. 131}qui mettent une main protectrice sur quelque jeune épaule qui ne les soutient pas et qu’ils décorent. Il s’est donné le luxe d’un pouvoir vieillissant, car enfin il n’a pas dû chercher un appui ! son favori a été M. Feydeau. Dans une déclaration publique et solennelle, il s’est fait son parrain littéraire. M. Feydeau est un nouveau-né dans la littérature. Déjà M. Sainte-Beuve l’avait ondoyé sur le front byronien de Daniel, mais aujourd’hui il l’a tenu sur les fonts de baptême de la publicité, dans la personne de Catherine d’Overmeire, et il a répondu, à haute et intelligible voix, de son talent devant les hommes et devant Dieu.
Personne ne se serait douté assurément de ce goût de paternité spirituelle et d’adoption de M. Sainte-Beuve. On lui avait bien, dans le temps, reproché d’aimer à ressusciter des morts oubliés, et j’avoue même que, sur ce point, il avait fait de vrais miracles ; mais il n’avait été jusque-là que simple thaumaturge. Excusez du peu ! Or, sans nul doute, qui peut le plus peut le moins : le voici paternel ! Il a créé M. Feydeau, non pas de rien, comme la plus fine fleur des favoris, qui doivent être faits de rien… comme le monde, car M. Feydeau (et c’est là son côté inférieur comme favori) existait certainement avant que M. Sainte-Beuve eût soufflé dessus. Il avait une existence et une surface. Il avait publié Fanny, que je m’obstine à appeler, moi, malgré les défauts que j’y signalai, le meilleur de ses ouvrages, quoiqu’il fût son petit premier.
Comme les parrains sont souvent des parents, peut-être même est-ce par la parenté qu’il faut expliquer le parrainage de M. Sainte-Beuve. Il est force {p. 132}bons esprits qui prétendent que Fanny descend de l’Amaury de Volupté. Toujours est-il que rien ne ressemble plus au romantisme qui se lève que le romantisme qui se couche. Alors ce ne serait plus du favoritisme qu’il faudrait reprocher à M. Sainte-Beuve, ce serait du népotisme, et il y aurait donc dans l’ordre littéraire quelque chose de possible, comme un cardinal-neveu !
C’est cette situation que M. Sainte-Beuve a créée de son plein, puissant et capricieux gré, à M. Ernest Feydeau, que nous voulons examiner en vous rendant compte de Catherine d’Overmeire, qui a déterminé en M. Sainte-Beuve son explosion de paternité protectrice ; et, de plus, nous voulons savoir si, comme tous les favoris du monde, M. Feydeau a justifié sa position de favori… en ne la justifiant pas du tout.
XII §
Catherine d’Overmeire n’est pas une idée comme Fanny, mais de l’art pour l’art, un conte pour un conte, c’est le récit d’une séduction que rien, à coup sûr, n’empêche d’être vraie. En d’autres termes, c’est cette vieille et éternelle histoire, toujours vulgaire et toujours nouvelle, d’une femme séduite, enlevée et trahie par un homme, et que le romancier le moins éloquent, le moins pathétique et le moins habile, pourra toujours recommencer avec une inépuisable chance de succès, tout le temps que les {p. 133}hommes seront ce qu’ils sont, à si peu d’exceptions près, — de vrais jeunes gens jusqu’à la tombe. Née d’une séduction, Catherine d’Overmeire est victime d’une autre. Seulement, une fois parfaitement déshonorée, elle est épousée par un moraliste plein d’ampleur, qui n’y fait pas tant de façons, et qui tient la faute de la jeune fille bien moins pour une honte que pour un malheur.
Telle est la donnée, doit-on dire philosophique ? sur laquelle M. Feydeau a construit un livre que des rhétoriciens perclus, et qui veulent que les faits ne bougent pas plus que leur imagination podagre, ont appelé, ces jours-ci, un mélodrame plutôt qu’un roman. Critique idiote, si elle n’était pas menteuse ! Il est impossible, en effet, que des rhétoriciens, si forts sur la division des vieux genres, ne sachent pas que le mélodrame est un drame où les entrées des personnages se font au son de la musique, ce qui n’arrive pas une seule fois (nous en donnons notre parole d’honneur !) dans le livre de M. Feydeau. Or, s’il n’y a pas de musique dans le livre de M. Feydeau, le mélodrame n’y est pas, et il n’y reste que le drame, qui n’appartient pas exclusivement à la représentation scénique, le drame qui entre partout et se mêle à tout, et qui est forcé dans le roman comme au théâtre. N’importe donc où il soit et où on le prenne, c’est la vie que le drame, c’est la vie passionnée. Or, encore, il est évident que la passion qui brûle et bouleverse la vie, que l’amour qui se méprend, la faiblesse qui tombe, l’égoïsme qui dévore, la haine qui se venge, la pitié qui se sacrifie, toutes les fautes enfin, ces moitiés de crime, quand {p. 134}ce n’est pas le crime tout entier, il est bien évident que tout cela s’agite et se remue, et n’habite pas le bleu des dessus de porte des maisons tranquilles ; mais ce n’est pas moins la réalité, pour être agitée, la réalité hors de laquelle il n’y a ni mélodrame, ni drame, ni roman, ni rien de littéraire que la syntaxe et des rhétoriques… qui ne servent plus !
Laissons donc là ce reproche absurde de mélodrame. Nous avons tenu à le relever pour le compte de M. Feydeau, parce qu’il y a d’autres reproches plus vrais à faire à son livre, — au fond comme à la forme de son livre, — et que nous les lui ferons. Et je ne parle même pas du mutisme de moralité dont ce livre est frappé dans son ensemble. Il me suffit que M. Feydeau n’ait pas été, comme tant d’autres, un endoctrineur d’immoralité, précise et sonore. Son haut protecteur, M. Sainte-Beuve, prétend qu’il faut écarter la morale des livres d’imagination, ce que je ne crois point, et qu’il faut faire amusant avant tout. Je ne veux certes pas mutiler, pour la déshonorer, la pensée de M. Sainte-Beuve. Quand il dit amusant, il pense intéressant, évidemment. C’est ainsi qu’il entend l’amusant. Mais, justement, l’abaissement général de tous les personnages passionnés du roman de M. Feydeau, de tous ceux-là dont l’action noue ou dénoue le roman de Catherine d’Overmeire, diminue excessivement l’intérêt qu’ils devraient inspirer.
Il est une règle dans l’observation du cœur humain et de l’art qui l’exprime ; il est une règle qu’il ne faut jamais perdre de vue. C’est que nous ne nous intéressons profondément qu’aux êtres le plus loin de nous dans la vie, non par la position extérieure, {p. 135}mais par l’intimité des sentiments, par la vertu ou par le vice. Sur ce point, la langue est bien faite. Tous les héros de roman sont des héros, soit dans le mal, soit dans le bien, et ils doivent l’être… C’est de poétique éternelle, quel que soit leur costume ou leur destinée, depuis César Birotteau, le parfumeur, jusqu’au duc de Nemours de La Princesse de Clèves, depuis Vautrin, le voleur, jusqu’à Julien Sorel, l’ambitieux et l’hypocrite, comme le cardinal de Retz à dix-huit ans. Il y a une géométrie dans les choses littéraires comme en mathématiques, et la rapidité et la force de l’intérêt s’y calculent aussi par le carré des distances…. Eh bien ! c’est cette géométrie qu’a méconnue M. Feydeau ; c’est ce carré des distances que je ne trouve pas dans son livre. Tous ses héros ne sont pas des héros ; ils sont de taille de foule, et ils vivent coude à coude avec ce qu’il y a de plus commun dans l’humanité.
L’héroïne est une jeune fille flamande que l’auteur a faite vulgaire à dessein, croyant, par là, énorme erreur ! la faire plus réelle, ne lui donnant que la beauté physique, des trois beautés humaines la moins admirable, et encore, dans la beauté physique, la moins grande, la beauté charnelle et rosé des femmes de Rubens. C’est une Clarisse sans fierté, sans esprit et sans résistance, une Clarisse de premier mot, qui ne discute pas avec Lovelace, mais qui saute le mur de son couvent tout de suite, et se laisse tomber, pouf ! dans les bras de l’homme qui l’a séduite, avec la pesanteur engourdie de toute cette chair flamande et de tout ce sang qui lui gonfle les veines et qui lui porte, sans doute, au cerveau. Quant au Lovelace {p. 136}de cette Clarisse de kermesse, ce n’est plus ce Satan anglais, plus infernal que celui de Milton, ce grand et fascinant scélérat, qui est presque une excuse pour cette navrante chute de Clarisse, qui fit pleurer tous les cœurs purs de l’Angleterre, mais c’est la dernière expression de Lovelace, comme la dernière ligne du profil de l’homme aplati fait, dit-on, celui du crapaud. Le comte de Goyek ne serait pas même digne d’être palefrenier chez feu lord Lovelace. C’est, qu’on me passe le mot, un Lovelace canaille. Mais encanailler un grand type terrible ne le rend pas plus formidable. Au contraire, vous le rapprochez trop. La canaille n’est jamais très-loin dans l’humanité. Nous y touchons de toutes parts.
Le comte de Goyek n’est pas même hideux, car la hideur est encore quelque chose. Il est simplement dégoûtant, et la correction extérieure de son vice, et sa force physique, et son sang-froid qui tient à ses muscles, et son luxe qui tient à son argent, toutes ces matérialités, que M. Feydeau décrit avec un amour de matérialiste, ne l’exhaussent pas du plus mince degré dans l’idéal de l’affreux…. De même, la mère de Catherine, cette Clara qui méprise son père et sa mère, qui hait son amant, qui hait son mari, qui hait sa fille, et que l’auteur appelle grande quelque part, tant il est content de ce caractère, et tant cet adorateur de la force la confond avec la grandeur ! De même, encore, le dominicain, dont le personnage est sacrifié à celui de Clara, et tombe dans le poncif du prêtre inventé par les romanciers de l’école Flaubert, et même Champfleury, que je défie bien, l’un et l’autre, en s’y adjoignant M. Feydeau {p. 137}, d’inventer jamais un vrai prêtre ! Enfin, le peintre Marcel, qui ramasse les débris du naufrage de Catherine, ce qui n’est pas une grande aubaine, ce sage d’atelier, ce moraliste de peinture, n’est qu’un bon garçon qui veut vivre à Bruges et qui se moque du préjugé.
J’ai nommé tous les personnages déterminants et décisifs du roman de M. Feydeau, et nul d’entre eux n’y donne l’intérêt élevé, l’intérêt d’art ou de nature humaine que doit avoir toute œuvre qui a la prétention de vivre. Tous ces types, qu’on a vu grandioses dans des œuvres qu’il est impossible d’oublier, sont ici descendus, ravalés, brutaux, vulgaires, et d’un commun d’autant plus abominable qu’il est vrai. Ce ne sont pas les actes de ces personnages qui me révoltent, moi, c’est eux-mêmes… Voilà pour le fond, pour le cœur même du roman. Voici pour sa forme maintenant.
XIII §
La forme, le style de Catherine d’Overmeire est la forme, le style de Fanny, à laquelle M. Feydeau est revenu… Heureusement, après son essai de byronisme dans Daniel, le Byronien infortuné, dont le style est fait de sécheresses qui craquent dans sa phrase comme des bottes de maroquin travaillées à la mécanique, ne recommencera plus de tentative poétique en prose. Il restera auprès de M. Dumas fils, auquel il ressemble plus qu’à lord Byron, et {p. 138}auquel il fait bien de dédier ses œuvres comme au roi des secs en littérature. A tout seigneur tout honneur ! M. Dumas fils et M. Flaubert doivent être les modèles enviés et désespérants de M. Ernest Feydeau. Dans Fanny, il avait appliqué à la vie parisienne et à l’ameublement de l’amour, dans ses meubles, le procédé de M. Flaubert. Il avait tout décrit avec cette minutie d’observation qui détache tout et qui ne fond rien, et qui finit par nous faire entrer l’objet dans l’œil avec tous ses ongles, pour nous le faire voir. Aujourd’hui, il a changé de place sa chambre noire.
Le roman de Catherine se passe à Bruges d’abord, — puis à Bruxelles, — puis à Bruges encore. — Bruxelles n’est là que pour le voisinage, mais Bruges, voilà le point que M. Feydeau a eu pour principal but de décrire. — C’est la description héroïne parmi toutes les autres descriptions. Le roman s’ouvre par une peinture aussi détaillée que la dentelle de cette ville de dentelières et de carillon. Elle est suivie par la description de la maison de la grand’mère de Catherine, où rien n’est oublié, ni le chat, ni le perroquet, ni même les mites du perroquet. Après celle-là, autre description du couvent où l’on met Catherine, et des occupations des religieuses heure par heure. Puis, encore, autre description du château où l’engloutit son ravisseur, et des toilettes qu’il lui fait faire ; puis, encore, autre description de la salle à manger d’un gandin de Bruxelles, le comte de Busterback, caricature qui doit cacher quelque ressentiment ou quelque antipathie, et personnage de bêtise impossible, même à Bruxelles. Enfin, description des changements {p. 139}arrivés au logis de Bruges pendant l’absence de Catherine, et finissant par la description du fumier, des poules, des cochons, véritable assomption de couleur locale flamande ! C’est, comme vous le voyez, une enfilade vertigineuse de descriptions. Cette rage de décrire est si grande dans M. Feydeau, que, non-seulement il décrit ce que ses personnages voient, mais il décrit même ce qu’ils rêvent. On dirait qu’il a interverti l’ordre des procédés ordinaires, et qu’il n’a pas placé ses personnages dans ses descriptions, mais plaqué ses descriptions par-dessus ses personnages, mettant l’accessoire devant le principal, et la plastique inerte devant la nature vivante ! C’est cette préoccupation de peintre dévorant le littérateur, et qui, du reste, est la maladie des pommes de terre de la littérature actuelle, c’est cette préoccupation qui a poussé l’auteur de Catherine a faire un peintre de son second héros, le bon et le définitif, et à lui souffler des théories sur les rapports de la peinture et des gouvernements, pour lesquelles il est évident que l’honnête Marcel n’est que la sarbacane de M. Ernest Feydeau.
Mettre des théories quelconques dans un roman est encore une des manies de notre siècle. MM. de Goncourt plaçaient dans le leur une théorie médicale, l’autre jour. Reste de doctrinarisme qui nous domine encore, et dont nos enfants auront la piété de seulement sourire, en pensant au scepticisme de leurs pères, quand ils trouveront de ces discussions pédantesques au milieu de nos plus romanesques inventions ! Tel est cependant, pour le fond et la forme, tout le livre de M. Feydeau, qu’une voix pleine d’autorité {p. 140}nous a vanté comme un chef-d’œuvre. Pour mon humble part, il m’est impossible de souscrire à un jugement pareil ou de m’y associer. Tout ce que je vois dans le livre de M. Feydeau nouvellement publié, c’est un retour à sa première manière, qu’elle fût d’ailleurs spontanée ou d’imitation dans Fanny. Or, le retour à la première manière est presque toujours un progrès dans un homme, car la première manière est la vraie ; elle est d’instinct pour les facultés, quelle qu’en soit la force ou la faiblesse.
M. Feydeau, qui n’a pas, en écrivant Catherine d’Overmeire, produit un livre meilleur que Fanny comme exécution, et qui en a produit un très-inférieur comme vue et portée, a pourtant regagné du terrain, le terrain qu’il avait perdu quand il écrivait Daniel.
Au milieu de tout cet abus descriptif que je reproche à M. Feydeau, et de cette possession de son âme par la matière et ses spectacles ; au milieu des personnages de son roman, qui agissent dans la logique de leurs passions, mais aussi dans la logique de leur bassesse, il y a deux ou trois détails à noter, et que je noterai précisément parce que je repousse nettement et formellement tout le reste. Ainsi, dans l’ordre des caractères, la grand’mère de Catherine est le seul qu’on puisse excepter de l’abaissement général, mais l’originalité n’y est pas, et aux termes où en sont arrivées les littératures, il n’est plus permis de peindre la maternité sans rencontrer l’originalité dans la profondeur qu’on lui donne. Autrement, il serait trop facile de toucher avec des sentiments maternels ! Ainsi, dans l’ordre des scènes et des {p. 141}effets, l’enlèvement odieux de Catherine, odieux des deux côtés, et pour l’homme qui l’enlève et pour elle, l’enlèvement une fois consenti, il est certainement le morceau le plus pathétique du roman. Les pressentiments de Catherine, sa fuite épouvantée sur ce cheval ardent et méchant, qu’elle ne mène pas et qui la cahote sur sa selle ; l’étendue des neiges autour d’eux, le tocsin qui sonne dans la nuit, les torches qu’on voit courir à l’horizon, la chute de cette fille, qui n’est pas taillée pour être une amazone, mais une ménagère de Flandre, qui va peut-être mourir dans ce chemin, de fatigue, de froid et de peur, et qu’on ramasse et qu’on rejette sur sa selle, presque inanimée, au galop du cheval qui l’emporte, tout cela est haletant, effaré, sinistre, et, sans la grossièreté du misérable coquin auquel elle s’est donnée, serait peut-être tragique et beau. Mais la grossièreté est, qu’il y prenne garde ! l’écueil du roman, et je dirai plus, du talent de M. Feydeau. A tout bout de champ, et dans presque toutes les scènes où le romancier a l’éclair du talent, elle jaillit sous ses pieds, et lui éteint son éclair sous son éclaboussure de fange.
Quant à ce sermon prêché par le dominicain dans l’église de Sainte-Gudule, que M. Sainte-Beuve a cité comme une invention piquante et réussie, outre que ce sermon est trop long et fait trop attendre l’effet qu’il amène et que l’on soupçonne, — la déclaration de Clara à Catherine, dans l’église même, que le dominicain qui tonne là-haut contre les vices est son père, — ce sermon, plus littéraire que sacerdotal, n’est pas une invention qui appartienne en {p. 142}propre à M. Feydeau. Dans le Romuald, de M. de Custine, il y a un sermon tout entier, prêché à la fin du roman, et il ne faut pas même être catholique pour reconnaître la différence de profondeur dans l’accent qui existe entre l’œuvre d’un écrivain catholique de conscience éternelle, et celle de l’écrivain qui ne l’est que par la supposition momentanée de son esprit.
XIV §
Encore une fois, voilà scrupuleusement la Catherine d’Overmeire que M. Sainte-Beuve a douée de bruit, mais qu’il ne douera ni de durée, ni de solidité, malgré la vigueur de ses approbations et de ses espérances. M. Sainte-Beuve a surtout vanté M. Feydeau pour demain. Comme la plupart des parrains, il s’est fait prophète en l’honneur de son filleul, mais les prophéties des jours de baptême, c’est comme les bonbons et les confitures de ces jours-là, quand ils sont mangés.
M. Sainte-Beuve a prétendu que M. Feydeau avait dix romans dans la tête. Nous verrons bien. Seulement, avec ces dix romans de l’avenir, je ne crois point, sauf erreur, que M. Feydeau s’élève beaucoup au-dessus de Fanny, s’il s’y élève, et j’ai déjà deux preuves pour appuyer cette incertaine prévision. Fanny sera le niveau de cet esprit qui répète actuellement Fanny par la forme, et qui, par l’idée, n’y ajoute pas. Si M. Feydeau était plus médiocre, j’espérerais {p. 143}pour lui davantage, quoique le phénomène de Balzac, ce grand génie qui fut dix ans une effroyable chrysalide de médiocrité, plus étonnante que son génie même, ne doive probablement plus être un phénomène qui se renouvelle, nous vivants.
M. Paul Féval13 §
I §
{p. 145}Est-ce bien le moment de parler de M. Paul Féval ?… Eh pourquoi pas ?… Il écrit ici14, mais qu’importe ! Pourquoi ne serait-il pas jugé, en toute sincérité et en toute indépendance, à la place même où il écrit ?… J’ai souvent cité un mot magnifique de Mme de Staël, et je l’ai répété parce que, selon moi, c’est le mot suprême de la Critique : « Quand on me conduirait à la mort
, — disait-elle, — pendant le trajet {p. 146}, je crois que je jugerais mon bourreau. »
Un auteur ennuyeux, n’est-ce pas un bourreau que la Critique juge ? C’est facile cela… facile comme une vengeance. On lui rend le mal qu’il vous a fait ! Mais s’il n’est pas ennuyeux ! Au contraire ! s’il a du talent… fourvoyé, mais, après tout, du talent ; s’il intéresse ou seulement s’il amuse, — ce qui est le petit intérêt après le grand ; — si enfin il prend l’âme ou l’esprit par un côté quelconque, c’est plus difficile de le juger, mais c’est ce qui me tente. Je profiterai de l’occasion. Qui sait ?… C’est peut-être la seule fois de ma vie que j’aurai plus de mérite que Mme de Staël !
S’il amuse ! et de fait, voilà le mot qui arme et qui désarme ! Voilà le mot terrible et doux qui va planer sur cette critique que je vais risquer aujourd’hui de M. Féval et de ses œuvres. Il amuse dans le sens que l’imagination, qui n’est pas très-exigeante, que l’imagination, bonne fille, donne à ce mot-là. Il amuse. Il est amusant. C’est un amuseur. Qu’il prenne garde ! Ce mot léger peut devenir cruel ! Oui, M. Féval a cette fleur de l’amusement qui n’est pas toujours, que dis-je ? qui n’est presque jamais l’intérêt profond, passionné, à impression ineffaçable, que donnent les livres forts et grands ; mais il a cette fleur de l’amusement qu’on respire et qu’on jette aussi (rarement pour la reprendre) après l’avoir respirée !
Avec le nombre très-considérable déjà de ses ouvrages, M. Féval est même tout un buisson de cette fleur-là… C’est un amuseur. C’est à une question d’amusement, c’est à un résultat de temps, tué plus ou moins agréablement pour ses lecteurs, qu’aboutit toute la force, — très-réelle, — employée à {p. 147}produire cette immense quantité de romans qui se succèdent depuis vingt ans sous forme de feuilleton dans les journaux. Vous le savez, depuis vingt ans et plus, on ne voit que M. Féval et ses œuvres. Il a l’ubiquité d’un dieu. Seulement, est-ce à une gloire de journal, c’est-à-dire de journée ; est-ce à cette fonction littéraire de Conteur pour le plaisir de l’imagination du plus grand nombre, qui est toujours une imagination vulgaire ; est-ce au rôle de Perrault pour les grandes personnes que M. Féval, fait pour mieux que cela, a consacré définitivement ses facultés et sa vie ?… Demande que la Critique a bien le droit de lui adresser avec sympathie, mais derrière laquelle s’élève une autre question, bien plus générale et bien plus haute que la personnalité littéraire, quelle qu’elle soit, de M. Féval.
C’est la question qui brûle tout à l’heure : c’est la question du roman-feuilleton. C’est la question de ce genre de roman qui menace de devenir le moule du roman au dix-neuvième siècle, et dont, à ce moment, je le veux bien, M. Féval est l’expression la plus féconde et la plus brillante. M. Paul Féval n’est pas, en effet, un romancier pur et simple, dans la généralité et la profondeur de ce mot. Il n’est pas un romancier comme Richardson, par exemple, quoique Richardson ait été le premier ou l’un des premiers feuilletonistes de l’Angleterre et que Clarisse ait été publiée par chapitres dans un journal, ni plus ni moins que Le Fils du Diable ou Le Capitaine Fantôme. Il ne l’est pas non plus comme Chateaubriand. Jamais il n’eût écrit pour un journal René ou Le Dernier des Abencérages, dont certainement, d’ailleurs, aucun {p. 148}journal n’aurait voulu. Il n’eût pas écrit davantage Les Parents pauvres de Balzac (cette gloire), lesquels faillirent bien d’être interrompus dans le journal, qui s’était oublié au point de les accepter, et tant il ennuya messieurs les abonnés, ce chef-d’œuvre ! M. Paul Féval n’aurait pas eu de ces désagréments et de ces revers. Ce n’est point de ces diverses manières qu’il entend le roman et qu’il est romancier. Il l’est autrement. Il faut bien le dire : il a diminué la notion du roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l’action et par la passion, mais supérieure par la description et par l’analyse, car le romancier crée son décor et descend, pour l’éclairer, dans la conscience de ses personnages, ce que le poëte dramatique ne fait pas et ne peut pas faire.
Le croirait-on si on ne le voyait ? Au lieu d’aborder hardiment cette œuvre immense du roman qui comprend l’étude de l’homme et de la société, invariablement unis l’un à l’autre, M. Paul Féval l’a dédoublée et détriplée ; et de cette épopée dernière des temps prosaïques et civilisés, il a dégagé une spécialité de roman dans lequel l’intérêt des faits qui se succèdent l’emporte sur l’intérêt des idées et des sentiments. Il a enfin écrit le roman d’aventure, — à proprement parler le roman de feuilleton, quoique le feuilleton puisse en publier d’autres, mais avec moins de chances de succès que celui-là, en raison même de son infériorité. Singulière contradiction ! Doué des qualités que je caractériserai tout à l’heure et qui ne manquent ni d’élévation ni de force, il s’est particulièrement, presque exclusivement consacré à ce genre de roman, qui représente dans l’art le matérialisme {p. 149}et la démocratie, et qui ferait le tour du monde, comme le drapeau de la Révolution, si la Critique, qui ne veut pas que les grandes notions littéraires périssent, ne lui barrait pas le chemin !
II §
Cette espèce de roman, du reste, ce n’est pas M. Féval qui l’a inventée. Il existait bien avant lui et avant le dix-neuvième siècle. Le roman d’aventure est dans les conceptions de l’esprit humain comme le roman complet, le roman d’observation supérieure, car il y a dans l’esprit humain des choses petites à côté des choses grandes, et même il y en a beaucoup plus… Si je ne reconnaissais à M. Paul Féval une valeur native, si je ne retrouvais pas dans ses livres les rayons brisés d’un talent de romancier très-au-dessus de son emploi, je croirais qu’il a cédé à son instinct en écrivant le roman d’aventure et qu’il est exactement de niveau avec son inspiration ; mais il est impossible de conclure ainsi quand on a lu M. Paul Féval. Il le sait mieux que moi, sans doute, mais moi, je parierais avec assurance que c’est un événement extérieur d’une forte action sur sa pensée qui a poussé dès l’origine l’esprit de M. Féval vers la forme du roman qu’il a adoptée et faussé ainsi sa vraie vocation. Peut-être est-ce le succès d’un livre dont il fut témoin à l’âge où le succès déprave ; peut-être encore quelque préjugé traditionnel comme il en reste parfois debout dans les esprits les plus puissants. {p. 150}
M. Féval débuta, si vous vous le rappelez, par Les Mystères de Londres. Il était très-jeune alors. Il avait peut-être écrit d’autres livres ; mais la date de nos débuts, quand nous n’avons pas écrit quelque œuvre incontestable de génie dans l’obscurité, est toujours dans le premier bruit que nous faisons. Les Mystères de Londres furent comme un écho des fameux Mystères de Paris. C’était le temps du tonitruant succès de ce grand roman d’aventure à travers un monde que jusque-là la littérature n’avait pas osé aborder. Ce succès, comme on n’en a pas revu depuis pour des livres bien supérieurs, dut être un de ces faits décisifs dont l’influence reste sur l’imagination d’un jeune homme qui débutait, comme tout jeune homme débute, par l’imitation, mais qui, dans son imitation cependant, en donnant la patte, comme M. Eugène Sue, laissa percer à plus d’une place une griffe d’originalité.
Je n’ai pas à peser ici sur ce premier livre de M. Féval pour lequel la Critique du temps fut sans grandeur. Elle répéta avec platitude que les Anglais trouvaient que M. Féval ne savait ni la grammaire de leur langue, ni la grammaire de leurs mœurs, comme si dans leur insularisme susceptible et hautain et tout aussi intellectuel que politique, les Anglais, enragés de nationalité blessée et justes comme des bœufs qui saignent, ne dénigreront pas toujours l’étranger qui voudra les peindre ou s’avisera de les juger ! Je serai plus juste, moi. Si véritablement, quand il écrivit ses Mystères de Londres, le jeune auteur ne connaissait pas l’Angleterre, il était plus étonnant d’intuition que s’il l’avait patiemment et laborieusement étudiée ; et à présent qu’il s’agit pour nous moins de {p. 151}ce livre que de la force individuelle du romancier qui l’a écrit, nous devons dire que ce roman en révélait une prodigieuse, et qui même ne nous a pas tenu tout ce qu’elle nous avait promis. Pour nous donc, le succès d’Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, qui produisirent Les Mystères de Londres, paraît être la circonstance qui précipita l’esprit de M. P. Féval du haut de sa vocation réelle vers un genre de composition qu’il aurait dédaigné, s’il avait été plus mûr et plus mâle, et peut-être aussi faut-il y ajouter une vieille et tenace admiration d’école pour un autre célèbre roman d’aventure qu’on s’étonne qu’il ait conservée, mais dont il nous a donné tout récemment la preuve, en intitulant un de ses derniers ouvrages : Madame Gil Blas.
III §
En effet, de tous les romans d’aventure, celui-là qui s’appelle Gil Blas passe, à tort ou à raison, pour un parangon sans égal. Gil Blas est respecté non-seulement comme le chef-d’œuvre du roman et le génie du roman au dix-huitième siècle, mais comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain, et une telle opinion ne m’étonne pas, venant, comme elle en vient, du dix-huitième siècle… Pour mon compte, cela ne m’étonne nullement que le siècle qui admira cette brillante canaille de Casanova, d’Aventuros Casanova, comme l’appelait le prince de Ligne, ait trouvé Gil Blas une œuvre charmante et sublime. Un siècle sédentaire {p. 152}comme le dix-huitième siècle, qui vivait dans des salons ou dans des cafés, dut naturellement raffoler de Gil Blas, de ce gentilhomme de grande route, l’idéal impossible d’un bonhomme, parfaitement cul-de-jatte en fait d’aventures, qui passa sa vie en habit gorge de pigeon à jouer au domino au café Procope, entre sa tabatière et sa bavaroise, dans la plus grasse et la plus bourgeoise des tranquillités ! Trop philosophe et trop libertin pour avoir le génie de la passion, cette source inépuisable du roman de grande nature humaine, le dix-huitième siècle, le siècle de l’abstraction littéraire comme de l’abstraction philosophique, qui n’eut ni la couleur locale ni aucune autre couleur, — qui ne peignit jamais rien en littérature, — car Rousseau, dans ses Promenades, n’est qu’un lavis, et Buffon dans ses plus belles pages qu’un dessin grandiose, — ce siècle, qui ne comprenait pas qu’on pût être Persan, dut trouver, le fin connaisseur qu’il était en mœurs étrangères ! le roman de Gil Blas une œuvre diablement espagnole, sur le simple vu de quelques résilles et de quelques guitares, et surtout de quelques sandales d’inquisiteur, laissées à la porte de la chambre des femmes, pour empêcher ces polissons de maris d’entrer.
Certes, je ne comparerai pas Beaumarchais-Figaro, ce bâtard de Rabelais, avec papa Le Sage, car du moins Beaumarchais avait dans le bec et dans l’esprit une vibrante paire de castagnettes, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne, et dont il se servit pour faire danser son dernier pas à toute une société, dans cette danse macabre, drôle et terrible, qui précéda la Révolution {p. 153}française. Mais on ne sait pas, on a trop oublié avec quel pauvre vestiaire et quelles loques Le Sage et Beaumarchais, en ceci égaux tous les deux, habillèrent une Espagne de leur invention, laquelle, mystification inénarrable ! a fini par escamoter l’autre Espagne, qui était la vraie. Je le sais, et je ne m’en étonne pas ; mais qu’aujourd’hui, en plein dix-neuvième siècle, quand les passions et leur étude, et leurs beautés, et leurs laideurs, et jusqu’à leurs folies, ont pris dans la préoccupation générale la place qu’elles doivent occuper ; quand la littérature est devenue presque un art plastique, sans cesser d’être pour cela le grand art spirituel ; quand nous avons eu des creuseurs d’âme, des analyseurs de fibre humaine, des chirurgiens de cœur et de société, enfin qu’après Chateaubriand, Stendhal, Mérimée et Balzac, Balzac, le Christophe Colomb du roman, qui a découvert de nouveaux mondes, la vieille mystification continue et que la réputation de Gil Blas soit encore et toujours à l’état d’indéracinable préjugé classique, voilà ce qui doit étonner !
Et d’autant plus, pour M. Féval, qu’il a dû sentir en soi, bien des fois, bouillonner l’esprit de son siècle ! Tout voué qu’il soit au roman d’aventure (qu’il me pardonne ! j’allais presque dire prostitué), il a parfois touché avec une main moderne, et qui n’est pas la gourde main de ce chiragre de Le Sage, à la passion, au sentiment, à l’idée, à toutes ces choses qu’on ne peut pas plus rejeter entièrement du roman que de l’âme humaine. L’auteur des Mystères de Londres, des Amours de Paris, du Fils du Diable, du Bossu, des Fanfarons du Roi et de tant d’autres ouvrages, {p. 154}est, dans l’ordre du roman, ce que les mélodramaturges sont dans l’ordre du drame, et ils ont beau tresser et tordre, dans les implications et les complications de leur œuvre, les événements, les incidents, les péripéties, les surprises ; les mélodramaturges du roman, comme ceux du drame, n’en sont pas moins obligés, dans une mesure quelconque, à la passion, sous peine de n’être plus que des joueurs d’échecs ou de casse-têtes chinois littéraires. M. Paul Féval n’a jamais décliné cette loi. Fils de ce romantisme qui, en passant, a laissé partout une lave incandescente de vie qu’on n’éteindra plus, M. Féval ne procède jamais à la manière incolore de ce pauvre diable de Le Sage, à peu près poétique comme son nom, mais il n’en trouble pas moins la hiérarchie des choses, dans son système de roman, en mettant en premier l’intérêt des événements, qui devrait être le second, et en second, l’intérêt des sentiments, qui est certainement le premier…
Et ne croyez pas qu’il n’en ait pas l’intelligence ! J’ai dit que je signalerais les qualités de M. Féval. L’une de ses meilleures est celle-là. Dans l’espèce de roman dont il est victime, dans ce roman à tiroirs et à double fond, dans lequel il renferme des facultés assez vives pour faire sauter tout cela (le feront-elles un jour ?) et pour arriver à la simplicité du plan, au rhythme aisé du récit, à la concision savante, à la mesure, à l’ordre lucide, à ce fini dans l’art que Platon appelait, avec une justesse si exquise, une rondeur, M. Féval montre souvent de la passion vraie, de l’observation acérée, de l’invention de bon aloi ; mais toutes ces facultés ne sont pas sa faculté première {p. 155}, car nous avons tous, si nous sommes organisés avec puissance et harmonie, une faculté première, une maîtresse faculté. Shakespeare, l’indifférent sublime, eut l’impartialité, cette impartialité dont l’homme ne peut dire si elle est infernale ou divine. Walter Scott avait la bonhomie et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée.
M. Féval, à qui je voudrais montrer ses qualités et ses défauts à la lumière de ces grands noms, a, lui, l’ironie, l’ironie qui lui a fait rechercher souvent les sujets où l’auteur se moque de lui-même. Dans Aimée, où il essaya de faire autre chose que de l’aventure, dans Le Drame de la Jeunesse, plus réussi, et où il révéla ce qu’il pourrait être, s’il voulait énergiquement remonter vers les hautes et profondes régions du roman ; dans Le Drame de la Jeunesse, où il reprit l’idée d’Aimée — l’influence des livres et du théâtre sur la pensée et la moralité modernes, l’altération du naturel par les réminiscences littéraires, la pose, la comédie éternelle jouée entre nous et Dieu, et qui nous empêche d’avoir l’originalité même de nos vices et de nos douleurs, — il poussa au comble du suraigu cette ironie15 qui est le caractère de son esprit et le symptôme de sa force, et qui pourrait faire de M. Paul {p. 156}Féval, s’il la développait dans des sujets de cœur, un romancier d’un comique amer, de la plus poignante originalité.
IV §
Telles sont les qualités de M. Féval. J’ai essayé d’indiquer ce qu’il est, en réservant ce qu’il pourrait être. En mon âme et conscience, je le crois, de nature, un romancier qui pourrait être grand, mais un romancier qui s’est compromis dans un genre, non pas faux (entendez-moi bien !), mais inférieur et très-indigne d’un grand artiste qui se sent… Si M. Féval doutait encore de la vérité de tout ce que nous lui avons dit sur cette espèce de roman, auquel nous désirerions l’arracher, nous la lui prouverions par lui-même…
La réputation de M. Féval, cette réputation qui n’est pas seulement la popularité du feuilleton, est-elle en proportion avec ses efforts et ses travaux ? Il se plaint, je le sais, et il a droit de se plaindre du mutisme de la Critique à son égard, lui, qui depuis vingt-cinq ans fait jet continu de production ! La Critique s’est détournée de lui et de ses œuvres, cette même Critique qui s’arrête, s’assied, et examine longtemps un simple volume, s’il s’appelle, par exemple, Madame Bovary… Et comment ne se détournerait-elle pas ?… Il est dans le destin des romans d’aventure d’être vite oubliés. Tout roman d’aventure est un labyrinthe. Il a l’intérêt d’un labyrinthe, lequel n’existe plus une fois que l’on en est sorti. Jusqu’à l’impression du chemin qu’on a fait et des endroits par où l’on a passé, tout s’efface.
{p. 157}Quoi que M. Féval ait produit, ce n’est pas le nombre des livres, mais leur qualité, qui rapporte à son auteur l’estime ou la gloire. Les messieurs Josse du dix-neuvième siècle, les flatteurs de l’époque actuelle, parce qu’ils en sont, peuvent s’ébahir de cette facilité ou de cette impétuosité de production qui la distingue, mais, avant le dix-neuvième siècle, qui se serait préoccupé de cela ? Boileau se moquait de Scudéry comme d’une monstruosité gaie. D’ailleurs, voici qui est singulier, si l’on veut, mais certain. Scudéry ne serait plus monstrueux aujourd’hui, tant la faculté de production est devenue vulgaire ! Elle est en haut, elle est en bas, elle est partout. Elle est dans l’air du temps, et elle ne prouve rien. Les travaux de Balzac épouvantent. Mme Sand est une mère Gigogne littéraire. Mme Dash a plus de cent volumes, et la force de cinquante chevaux de M. Alexandre Dumas a été matée par celle de l’incroyable petit bidet de M. Ponson du Terrail.
L’époque est prolifique. Elle pond, et même trop. Ce n’est pas la force de production qui lui manque, c’est la force de la gestation. Il y a de petites femmes, toutes faibles, qui n’en finissent pas d’avoir des enfants et qui peupleraient plusieurs hôpitaux. Mais, en littérature, la gestation est volontaire, et si malheureusement il en était de même pour la gestation de l’enfant par la mère, depuis longtemps le monde ne serait plus !
Il faut donc, pour conclure, autre chose que cette production qu’a M. Féval, comme tout le monde, et qui n’est plus un mérite, pour que la Critique vienne à lui en attendant la gloire ! En soi, cette production ne sauve rien de ce qui doit périr, et elle perd souvent {p. 158}ce qui, sans son enragement, aurait pu vivre. En histoire, elle a perdu M. Capefigue, qui avait de l’historien dans le ventre ; qui a toujours le ventre, mais qui n’a plus d’historien… En roman, elle n’a pas sauvé M. Alexandre Dumas, l’auteur pourtant du Monte-Cristo et des Trois Mousquetaires, le chef-d’œuvre des romans d’aventure, si cher aux blanchisseuses de ce temps ! M. Féval, qui a pris la succession de M. Alexandre Dumas et qui aurait été, s’il l’eût voulu, assez riche de sa fortune personnelle, M. Féval pourrait se garder des dangers de la production trop facile, en portant et eu creusant longtemps ses idées, et surtout, surtout en renonçant à un genre de composition qui abaisse la portée de son talent.
Pour un homme de l’organisation supérieure de M. Féval, à la double nature, aristocratique et artiste, pour cet homme d’esprit qui échappe à tout par le don précieux de l’ironie et n’est dupe de rien, pas même peut-être de ses propres inventions, ne voilà-t-il pas une belle position et une belle gloire que d’être le Dennery du roman et de trôner comme roi d’un genre dans lequel M. Ponson du Terrail est évidemment le dauphin ? Je sais bien qu’il y a le mot de César sur la première place dans une bicoque, meilleure que la seconde à Rome, mais je ne suis pas convaincu.
L’ambition littéraire ne pense pas comme l’ambition politique. Elle est plus fière que l’ambition même de César.
M. Jules Janin16 §
I §
{p. 159}Ce n’est pas le succès incontesté de ce livre qui m’étonne. L’auteur est le vétéran du succès. Il en a toujours eu, toute sa vie. Il a même précisément le genre de talent qui en rapporte le plus en France : il a l’imagination, l’éclat, la grâce, la légèreté, et il les a, à ce qu’il paraît, éternelles.
On ne le croyait pas, ou du moins on ne le croyait plus. Depuis quelque temps on tenait sur M. Jules Janin de petits propos méchants, plus petits que {p. 160}méchants, il est vrai. Il vieillissait. La grande nouvelle ! Il se répétait. Il jouait au domino, comme Le Sage, et il ne faisait point de Gil Blas. Il bavardait, bavardait, bavardait. Il avait le sans-gêne toujours impertinent de l’homme heureux, et non pas de l’homme heureux, sans chemise, de l’abbé Casti, mais de l’homme heureux « qui en a dix-sept cents sur le dos »
, comme disent les Anglais, ces utilitaires ! Il écrivait de sa plume facile, — trop facile, — tout ce qui lui venait et souvent ce qui ne lui venait pas ! Il roupillait comme Bartholo après avoir fait ses visites. Il s’endormait, et puisqu’il aimait le latin, on le servait en latin : dormitat bonus Janinus. Quand il tisonnait au coin de son feuilleton, il en faisait encore assez bien jaillir des étincelles, mais il n’avait plus ce beau coup de pincettes avec lequel saint Dunstan tordit un jour le nez du diable, ce père de tout drame et de tout vaudeville, comme on sait !
Bref, M. Jules Janin n’était plus ce qu’il avait été. Son talent, ce barége rose, s’était épaissi ; cette diaphanéité charmante s’était empâtée. L’embonpoint de la douairière ensevelissait la jolie femme. La goutte l’enclouait. Il portait du molleton. Il n’était plus qu’un gros chanoine de la cathédrale des lettres, si les lettres avaient une cathédrale, mais les drôlesses croient à peine en Dieu ! Voilà ce qu’on disait de M. Janin avec cette ingratitude athénienne qui nous distingue, quand un talent qui nous charma dure longtemps, sans se renouveler !
Ce n’était plus Janin, le Jules du feuilleton. C’était le gros Janin ! un peu plus il passait Jean, et qui sait, Gros-Jean peut-être, lorsque tout à coup, avec une {p. 161}souplesse d’Arlequin, — un gros aussi, très-gracieux et très-souple, — voilà qu’il repart et rebondit sur ce tremplin de critiques qu’on risquait contre lui, superbe et Janin comme devant !! Le voilà, vivant, brillant, éblouissant de toutes couleurs et de toutes pièces, plus jeune que jamais, c’est-à-dire ayant toutes les qualités de son talent, car le talent de M. Jules Janin n’a jamais été qu’une jeunesse. Ce talent s’appelle vingt-cinq ans, et il le reprenait ! Il avait vingt-cinq ans deux fois, et cela ne faisait pas cinquante. Il était capable de les avoir trois fois, ses vingt-cinq ans, et plus encore ! Pourquoi, dans la littérature, n’y aurait-il pas de ces merveilles qui se nomment Ninon de Lenclos ?…
II §
Eh bien ! encore une fois, ce n’est pas là ce qui m’étonne ! L’étonnement ne me vient pas de Ninon Janin : il ne me vient pas de ce que cette Ninon est toujours Janin, le Jules Janin du meilleur temps de sa jeunesse, mais bien de ce que, dans le rajeunissement de son être, l’auteur de cette Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau fût positivement, littéralement un autre que lui ; c’est, enfin, que fils de Diderot, — tout le monde lui connaissait cette généalogie intellectuelle, — il fût devenu si subitement semblable à son père, qu’on peut dire maintenant de Diderot « Janin Ier », comme on peut dire de M. Janin « Diderot II ». {p. 162}
Et je vais plus loin. En présence de cette Fin du Neveu de Rameau, j’ai relu le Neveu de Rameau lui-même, et j’ai trouvé l’invention, si brillante déjà, de Diderot, moins splendide que la continuation qu’en a faite M. Jules Janin. Pour moi, je l’avoue, voilà l’étonnement et voilà l’extraordinaire ! Je connais quelque chose de très-beau en littérature, et même ce qu’il y a de plus beau, la chose sans laquelle il n’y a point de génie. Je connais l’originalité. Je connais aussi la chose, au contraire, avec laquelle il n’y a jamais de génie, mais avec laquelle il y a souvent beaucoup d’art et de profondeur. Je connais l’imitation. Mais je ne connaissais pas l’étrange faculté d’être un autre que soi, sans imitation, et de monter, à force de sève et en vertu d’un tempérament particulier, jusqu’au niveau d’une grande originalité, et même au-dessus !
Or, c’est de cela qu’il retourne aujourd’hui dans La Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau. M. Jules Janin, qui me fait l’effet d’être plus Diderot que Diderot dans ce livre inspiré par Diderot, est bien plus, dans ce livre, qu’un imitateur. Un imitateur, c’est toujours plus ou moins un comédien qui se grime, qui se cherche, à travers ses organes, une physionomie ou un accent qui ne viennent pas de ces organes, et qui arrive à des résultats combinés, par de la volonté et de l’étude. Mais M. Janin a, lui, une intimité de rapport, une identification de ressemblance, une intensité d’interprétation que n’ont pas d’ordinaire les imitateurs.
Et cependant, il n’est pas pour cela, et il est impossible de le croire, une originalité pure, une spontanéité, {p. 163}une force de talent vierge ; il ne s’est pas donné seulement la peine de naître, il s’est donné celle de bien autre chose ! Non, il n’est pas original et même il ne veut pas l’être, puisque sa tentative est de continuer l’œuvre d’un autre et de la continuer avec les formes du talent que cet autre avait, Mais s’il n’est pas original, il n’est pas imitateur non plus ! Comme la plupart des imitateurs, il ne se masque pas avec le visage grimé d’un autre ; mais par un privilège de l’esprit, de cet esprit plus subtil que tous les vif-argents et tous les phosphores, il se coule dans la peau d’un autre, et il ne l’empaille pas ! Il ne la gannalise pas ! Au contraire, il y met la vie, et une vie plus intense qu’il n’y en eut jamais. Le vieux Diderot du xviiie siècle est vivant et plus vivant dans cette œuvre d’un homme du xixe siècle que dans la sienne, et la différence qu’il y a entre les deux œuvres de ces Ménechmes, à distance, n’est pas seulement une différence de cent ans !
Aussi, lorsque je dis « Ménechmes », je me trompe. Il faut être précis, quand il s’agit d’un phénomène… M. Jules Janin, quand on y regarde, n’est pas le Ménechme de Diderot. S’il l’était, il ne serait que cela et il n’aurait jamais été davantage, car on se modifie, mais on ne s’arrache pas la figure. On peut se la brûler, comme Vautrin, se percer les lèvres et les joues comme Zopire. On peut être l’Origène de son propre nez, en le coupant ; mais l’angle facial, ce squelette du visage, on le porte forcément toujours devant son cerveau, et pour le faire céder il faudrait écraser le cerveau même ! Eh bien ! M. Jules Janin n’est pas, littérairement, l’angle facial de Diderot. {p. 164}
Nous lui connaissons un autre visage. Il peut lui ressembler en bien des points, et j’ai souvent constaté cette ressemblance, mais enfin il diffère par d’autres traits. Par exemple, il a du Sterne aussi dans la physionomie. Si donc, étant ce qu’il est et ce qu’il a toujours été, il est devenu un Diderot, dans le livre où Diderot est le plus lui-même, c’est par un procédé dans lequel l’imitation entre pour beaucoup, je ne le nie pas, mais où elle n’est certainement pas seule. Et que dis-je ? S’il n’y avait qu’un procédé, il y aurait une réussite moins complète, car il y a quelque chose de grossier, de physique et presque de mécanique dans tout procédé. Il faut évidemment qu’il y ait ici l’exercice d’une faculté excessivement rare, et devant laquelle une Critique, un peu profonde, est obligée de s’arrêter.
III §
Et, du reste, cette faculté n’est pas d’hier en M. Jules Janin. Pour moi, je me défierais toujours un peu d’une faculté qui ne se serait pas révélée déjà dans l’ensemble de l’esprit d’un homme et qui y pousserait tout à coup. Je crois qu’elle ne pousserait que dans l’esprit de ceux qui ne l’auraient pas remarquée… Je puis croire à Ninon. C’est de l’histoire. Mais je ne crois pas au phénix. C’est de la mythologie. Cette faculté que je tiens à signaler aujourd’hui, cette faculté qui vient de se produire en cette Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau avec un si incroyable {p. 165}éclat et tant de puissance, M. Jules Janin l’a toujours eue. Rappelez-vous la Clarisse qu’il publiait il y a, je crois quatorze ans ; rappelez-vous ce livre inouï et sans exemple, de l’aveu de ceux qui l’ont le plus sévèrement condamné. Cette Clarisse de M. Janin n’était pas la Clarisse de M. Janin. C’était la Clarisse de Richardson. M. Janin, qui entre aujourd’hui, et triomphalement, dans la peau de Diderot, — et laissons cette expression trop matérielle pour ce qu’elle veut exprimer, mais disons : dans l’individualité d’un talent énorme qu’il s’agit de s’assimiler, — M. Janin, aujourd’hui audacieusement Diderot et merveilleusement réussi, fut alors aussi audacieusement, mais moins heureusement, Richardson. Il ne traduisit pas seulement, il ne condensa pas seulement l’œuvre de génie sur laquelle il porta cette main coupable, à laquelle les femmes pardonnent tout, quand elle est coupable par trop d’amour… Il fit bien plus. Pour me servir d’une expression hégélienne, il voulut, il essaya de repenser la pensée même de Richardson, et il prodigua dans cette tentative les ressources d’un très-grand talent. C’était un prélude ; le prélude de ce qu’il vient d’exécuter admirablement aujourd’hui avec un détail infini, une possession de soi, une fécondité dans cette Fin du Neveu de Rameau, dans cette œuvre singulière, dont l’inspiration première ne lui appartient pas et qui, s’il l’avait, serait du génie.
Car voilà ce sur quoi il convient d’appuyer. La seule supériorité qu’ait Diderot sur M. Jules Janin, c’est l’invention, c’est la donnée première, c’est là conception du personnage, de ce Neveu de Rameau, {p. 166}qui est une création comme Falstaff ou Tartuffe, et que M. Jules Janin, réduit aux forces personnelles de son esprit, n’aurait pas probablement trouvée tout seul. M. Janin est intellectuellement un de ces enfants qui ne seraient pas venus au monde, s’ils n’avaient eu un vigoureux aîné qui leur a fait large la voie par laquelle ils sortirent de l’obscur giron maternel. « César et le Danger sont deux lions, mis bas le même jour
, a dit Shakespeare, mais César est l’aîné… »
César ici, c’est Diderot ! Il en est bien heureux, du reste. Sans cette aînesse de l’invention, je ne sais pas ce qui lui resterait, en présence de la prodigieuse exécution de M. Janin. Il est évident, quand on les compare, que M. Janin, dans l’exécution, est le maître ; que c’est lui qui, des deux, est le plus grand artiste ; qu’il est l’aîné enfin… et de fait, il a cent ans de plus !
Et quels cent ans encore ! Les cent ans dans lesquels nous avons vu crouler ce monde que Diderot croyait peut-être éternel ! Cent ans pendant lesquels la Révolution, cette boueuse de Dieu, nettoya de son balai sanglant le sol souillé de la patrie ! Cent ans pendant lesquels Napoléon nous secoua l’esprit sous les coups redoublés du Sublime, et fit de la poésie épique en attendant qu’il y eût des poètes ! Cent ans enfin, pendant lesquels le Romantisme rétablit la tradition littéraire de la France, et nous construisit une langue de couleur, de relief et de beauté plastique, qu’on parla pour la première fois !
Certes oui, ces cent ans-là n’ont pas été perdus, et ont dû donner à l’exécution du Diderot du dix-neuvième siècle, sur l’exécution du Diderot du dix-huitième, {p. 167}une supériorité des plus nettes et des plus tranchées, car les bénéfices du temps sont toujours une magnifique succession ouverte au génie, même à celui qui a le moins besoin d’hériter. Mais, il faut bien le reconnaître, il y a eu aussi, du côté du livre de M. Janin, une autre supériorité moins impersonnelle et moins fatale, qui venait non plus seulement des circonstances, mais du genre de talent de l’auteur et de la puissance d’imagination qu’il avait !
IV §
En effet, la grande réserve maintenue, en faveur de Diderot, de la conception de ce Neveu de Rameau, qui est le type deviné de l’artiste moderne tel que nos décadences l’ont fait et montré, éblouissant et sinistre, dans ce qu’il y a de plus brillant et de plus abject, comparez, de ces deux Neveux de Rameau qui n’en font qu’un, celui que Diderot nous a peint et celui que M ; Jules Janin vient de nous peindre ! Ce sont deux portraits du même homme, et, vous le savez, c’est bien moins le mérite du modèle que l’art du peintre qui fait la valeur des portraits.
Eh bien ! le Neveu de Rameau de Diderot n’est que l’homme d’un café, du café Procope. Il est taillé juste à la grandeur de cet antre obscur, dont il égaie ou scandalise les pousse-bois, comme il les appelle, qui viennent y jouer leurs parties d’échecs : mais le même Neveu de Rameau, dans M. Janin, c’est l’homme du dix-huitième siècle tout entier, et il est taillé à l’affreuse {p. 168}grandeur de ce siècle, qui tourne autour de lui, géant de cynisme, réflecteur du cynisme de tous, et qui en répercute, après les avoir concentrées, toutes les corruptions et tous les vices !
Réalisé comme l’a réalisé Diderot, Le Neveu de Rameau, qui a étonné nos pères comme un Paradoxe du Comédien de plus, n’est, à le bien prendre, qu’une conversation très-habilement menée, quoique bouillonnante, pleine d’esprit jusqu’à déborder ; plus pleine encore de verve, de bonhomie, de mordant, d’ironie profonde, mais si bouillonnante, rapide, interrompue, reprise ; cascade coupée de cascades qu’elle puisse être, ce n’est après tout qu’une violente dépense d’imagination et d’esprit d’une centaine de pages et le divertissement d’un soir qui ne dure guère plus que le temps d’une orgie, tandis que, sous les arabesques et les méandres d’un dialogue qui tarit moins vite et s’éparpille moins que celui de Diderot, le Neveu de Rameau de M. Janin est tout un drame et tout un roman, pathétique et terrible.
Cette différence dans la composition de ce qui n’est qu’un dialogue à ce qui est un livre — de ce qui n’est qu’une joute de morale entre deux interlocuteurs, et un feu roulant d’épigrammes littéraires dont le temps a émoussé la pointe ; d’anecdotes obscures et de commérages, à ce qui est l’histoire d’un siècle, liée autour d’un homme, — à ce qui est une question de société et de nature humaine, — cette différence doit produire mille autres conséquences différentes de celle-là qui est fondamentale, et elle n’a pas manqué de les produire.
Il s’agit d’un homme et de la fin d’un monde dans {p. 169}M. Janin, et ce monde qui fut la plus puissante des monarchies, craque, éclate et croule de toutes parts, en des épisodes comme l’histoire superbe des trois filles du marquis de Nesle, et cet homme qui meurt avec ce monde c’est le Neveu de Rameau, souffleté d’abord et tué ensuite de la main de son fils, dont lui-même a fait un parricide !
Et ce n’est pas tout que cette supériorité de composition dans ce livre de La Fin d’un Monde et du Neveu de Rameau ; ce n’est pas tout que l’expression tragique et comique à la fois donnée à cette grande figure du Neveu de Rameau, laquelle monte parfois jusqu’à l’épique dans le livre de M. Janin ; ce n’est pas tout que la vérité des détails et la beauté des épisodes pour faire conclure à la Critique que M. Jules Janin l’emporte et de beaucoup, sur Diderot, en cette œuvre dont il lui doit l’idée. Par le style aussi, par la langue, par l’esprit, il l’emporte encore.
Il a bien toutes les qualités de l’esprit, de la langue, du style de Diderot ; mais il les a exaltées, idéalisées, transcendantes… Par là, il est encore plus grand que son origine, car, je l’ai dit, il vient en ligne droite de Diderot ; seulement il a allumé un peu plus la physionomie déjà passionnée de son père. Où Diderot n’est que pourpre, il est écarlate. Où Diderot est écarlate, il est rouge à blanc, et son feu devient de la lumière.
C’est Diderot, et c’est plus que Diderot ! Il en a la verve enragée, mais bien plus soutenue ; la bonhomie charmante, mais non plus si bourgeoise et tout autant bonhomie. Il en a la langue immense, enthousiaste, éloquente, lyrique, à rires sonores, à larges larmes, {p. 170}l’engueulement sublime du cabaret, la gouaille à écuellées, les gros mots hardis qui n’ont peur de rien, quand il s’agit d’être remuant et pittoresque ; le gros sel, le sel bourguignon qu’il jette à poignées, d’ici, de là, mais plus cristallisé, plus diamanté et qui, en salant tout autant, étincelle davantage ! Il en a, en deux mots, tout cet esprit vivant et cordial et qu’on aime, quand on est Gaulois ou même Franc, mais il l’a poussé presque de l’ampleur étoffée de Diderot jusqu’au grandiose de Rabelais, avec le dictionnaire accumulé et splendide du dix-neuvième siècle !
Tel est aujourd’hui M. Jules Janin. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? et c’est vrai ! Ce n’est pas mal pour un homme que l’on croyait perdu et qui s’était figé à traduire Horace, qui s’y était endormi, qui somnolait et ne se réveillait que le temps d’un feuilleton ; d’ailleurs trop heureux pour avoir du talent encore, de ce talent qui suppose des entrailles, du cerveau, de l’inspiration, de la chaleur et de la longueur dans l’haleine, et qui se réveille aujourd’hui très-dispos, pour faire un livre et un chef-d’œuvre.
Dieu soit béni, la chose est faite, comme je le dis. Nous avons un livre charmant et puissant dont les défauts (car il a des défauts, et je les connais bien) viennent non d’indigence, mais de plénitude. Nous avons un Neveu de Rameau qui nous maigrit l’autre Neveu, s’il ne nous l’efface pas tout à fait. Nous avons un Diderot, sans le pédantisme, sans le matérialisme du philosophe Diderot, un Diderot… rien qu’éloquence et poésie !
Certes, après un pareil livre, auquel on s’attendait {p. 171}si peu et qui clôt (ou qui ne clôt pas) cette vie dévouée aux lettres, sans infidélité, qui fut toujours la vie de M. Janin, si l’Académie française ne donnait pas à l’auteur de La Fin du Neveu de Rameau le fauteuil de Diderot, dont il a pris le talent et dont il va partager la gloire, elle manquerait terriblement de sens critique, l’Académie ! Serait-elle donc jalouse pour le compte de son Secrétaire perpétuel, de ce que M. Janin sût le latin maintenant aussi bien que lui ! L’éloquence serait-elle donc battue par la grammaire, Diderot par l’abbé d’Olivet ?
M. Jules De La Madenène17 §
I §
{p. 173}Il n’y a pas longtemps18, nous annoncions le poëme provençal de Miréio, — cette grande chose qui a réussi comme si elle avait été une petite, une œuvre dont la jeune gloire va s’embellir en vieillissant, comme font les marbres. — Or, après Miréio, voici un autre livre, différent d’inspiration, de composition, de langage, et cependant ayant beaucoup de consanguinités et de saveurs communes avec le poëme de M. Frédéric Mistral. Dans ce nouveau livre, en effet {p. 174}(un roman au lieu d’être un poëme), il s’agit du même terroir et du même ciel que dans Miréio, c’est-à-dire du Midi et de ses mœurs ardentes, saisies et reproduites avec une observation passionnée dans ce qu’elles ont de vivant encore, et jusqu’à ce jour d’inaliénable… Amour et souvenance de la patrie dont les premières impressions teignent à jamais le talent et teignent bien plus fort le génie, sentiment profond des poésies du sol, recherche de la vie où elle est, c’est-à-dire dans les classes populaires, plus près que nous de la nature, préoccupation des choses primitives que tous les jours, hélas ! la civilisation ronge davantage, voilà les parentés intellectuelles de l’auteur de Miréio, le poète, et du moraliste qui a écrit le roman qui s’appelle : — Le Marquis des Saffras !
Seulement, parce qu’il était moraliste, comme doit l’être tout romancier, et qu’il ne s’agissait pas uniquement pour lui de peindre avec grandeur des mœurs poétiques et simples auxquelles une intelligence, que nous n’avons pas craint d’appeler épique, a donné la plus héroïque des tournures, l’auteur du Marquis des Saffras ne s’est pas concentré dans la sphère où l’auteur de Miréio est resté, et ses paysans primitifs n’ont plus été ces vanniers, ces pâtres, ces matelots revenus des guerres, ces conducteurs de cavales, ces toucheurs de bœufs, campés sur des reins d’Hercule, comme les héros d’Homère, dans un ciel d’un bleu olympien. Les siens, à lui, ont été des primitifs encore, mais ils n’ont plus eu la pureté éblouissante, l’enivrant éther des types de Miréio.
La civilisation les a touchés et altérés. Verdeur et profondeur sinon perdues, au moins compromises ! {p. 175}Ce n’est plus là le paysan éternel, retrouvé dans quelque anse des Cyclades, entre sa charrue et sa barque ; le même qu’il fut depuis la Bible jusqu’à Homère, et depuis Homère jusqu’aux chansons des Palikares, mais le paysan des temps où nous sommes, ce débris d’homme fruste qui se polit chaque jour, la dernière goutte du limon créateur, qui n’ait pas perdu sa virginité ! Sur celui-là, sur cette tête crépue de Samson, la civilisation, cette Dalila, a déjà mis cette affreuse main qui coupe la force ; demain elle y mettra les ciseaux ! Elle écorcera l’olivier sauvage. Les paysans du Marquis des Saffras ne sont déjà plus des paysans, ce sont des candidats en bourgeoisie. On peut enlever de grandes taches de bourgeoisisme sur leur originalité et sur leur vertu, comme chez tous les paysans de cette époque, du reste, où les mœurs, de même que les classes, ont le sang mêlé et tendent chaque jour à se mêler davantage.
Tels sont les hommes que M. Jules de La Madelène s’est donné la mission de nous peindre. Ces paysans-là n’ont pas assurément plus de réalité que ceux du poëme de Miréio, mais leur réalité est présentement moins exceptionnelle. Ils sont esthétiquement moins beaux, et par conséquent ils s’adressent moins à l’imagination que les pâtres de Miréio, ces figures de bas-reliefs qui vivent, mais ils parlent plus à la pensée. Ils la heurtent par tous les contrastes et en sollicitent la fécondité. Types de transition, auxquels la marche des choses communique de sa mobilité incessante ; il faut se dépêcher de les fixer pour s’en rendre compte, car bientôt ils ne seront plus là avec ce progrès qui entraîne tout, et qui a le précipité et {p. 176}peut-être la chute d’une cataracte ! Il n’existe point et il n’existera jamais de Cuvier pour recomposer les nuances sociales perdues, qui ne laissent pas d’os après elles, comme les animaux engloutis. Il faut donc les décrire tant qu’elles durent. Il faut les arrêter au passage, et c’est là le fait des romanciers, ces historiens des mœurs, bien plus profonds et bien plus éclairants, croyez-le, que les historiens de l’histoire !
Eh bien ! cette nuance sociale du paysan d’autrefois, qui dans chaque contrée va disparaître, M. Jules de La Madelène nous l’a donnée dans son Marquis des Saffras, pour son compte et pour celui de son pays. Provincial de naissance et d’éducation première, comme la plupart des esprits très-individuels, M. de La Madelène sait que la nuance sociale du paysan varie avec le pays où cette nuance existe, et il le sait trop bien pour avoir imité la faute de l’homme de génie qui, un jour, gâta un de ses plus formidables livres, en l’intitulant : Les Paysans. Lui, l’auteur du Marquis des Saffras, — mot patois qui dit, même avant que le livre soit ouvert, quelle est la variété de paysan à laquelle il a consacré ses facultés d’observation et de peinture, — lui donc, l’auteur du Marquis des Saffras, sait parfaitement qu’il n’y a pas plus de paysans en général que d’hommes en général, et que, quand on se sert de ce mot-là, fût-on Balzac lui-même, il faut ajouter une épithète au substantif et particulariser comme la nature.
En effet, vrai peut-être, s’il avait été intitulé, par exemple : Les Paysans des environs de Paris, et que l’auteur eût renoncé à ses paysages de Bourgogne ou {p. 177}les eût remplacés, le livre de Balzac n’est plus, sous sa dénomination abstraite et dure, qui étreint mal ce qu’elle veut embrasser, de l’observation libre, impersonnelle et lumineuse ! En vain est-il écrit avec cette furie de coloris qui fit de Balzac, en ses derniers écrits, quelque chose comme un Tintoret, d’une exaspération sublime, ce n’est, après tout, pour qui veut conserver son sang-froid devant cette magie, que la satire en action d’un colossal Archiloque qui avait au ventre une peur égale à celle de Pascal pour l’enfer, devant le « Robespierre aux cent mille têtes »
et le communisme futur ; mais ce n’est pas la vérité !
II §
Or, c’est la vérité que M. de La Madelène a voulu exprimer, la vérité locale, qui n’est jamais que locale en matière de paysan, la vérité des mœurs, des traditions et du langage d’une contrée entre toutes les autres, la vérité étroite, exacte, mais vivante cependant, car M. de La Madelène est un artiste qui a puissance de vie, et l’analyse chez lui double l’action sans l’étouffer. Son roman, qu’il aurait pu écrire peut-être comme l’auteur de Miréio écrivit son poëme, dans le dialecte de sa terre natale, écrit en français exquis, n’a pas cependant que son titre de patois, et roule dans son flot de délicieux provincialismes que M. de La Madelène a trop de tact d’écrivain pour laisser mourir.
Les idiotismes les plus charmants, ces locutions de {p. 178}terroir si difficiles à traduire dans leur grâce native il les transporte dans la langue qu’il écrit et il l’en parfume, et c’est ainsi qu’il ajoute à l’individualité de son talent et de son langage l’individualité de son pays.
Et d’ailleurs, si pour être vrai il faut être calme, qui jamais fut plus calme que l’auteur du Marquis des Saffras ? Si pour bien voir il faut avoir le regard pur, qui l’eut jamais plus essuyé de toute écume, et de toute ombre, colère, mépris, terreur, pessimisme quelconque, que cet observateur, aux yeux clairs, qui traduit toujours son observation avec une expression de la même clarté que son regard ? Impersonnel et désintéressé de tout, excepté de la perfection dont l’idée est à l’état d’étoile fixe dans son esprit, l’auteur du Marquis des Saffras est un artiste d’une sérénité infinie, que le temps n’a pas rendu spectateur comme le vieux Goethe, car il est jeune, mais qui est né contemplateur. Chez lui l’habitude de la contemplation a tranquillisé immensément la pensée. Le caractère du talent de M. de La Madelène est une grande douceur dans une grande lumière : mais ne vous y méprenez pas ! ce sont deux toutes-puissances ! La douceur de M. de La Madelène n’a rien de béat, ni d’optimiste, ni de sympathique à côté, ni de dupe, comme bien des talents qui n’en sont pas plus doux pour cela ; et sa lumière est faite d’une chaleur et d’une flamme, dont les rayons peuvent se velouter en passant par le milieu de sa pensée, mais n’y perdent pas de leur pénétrante intensité !
III §
{p. 179}Le livre du Marquis des Saffras a donc sur Les Paysans de Balzac, auxquels nous ne nous permettrons pas de le comparer pour la manière, qui est essentiellement différente, la supériorité d’une peinture sans exagération et sans outrance, prise dans la mesure juste de son cadre et dans la réalité. Ce n’est pourtant pas une peinture sobre, c’est une peinture qui a, au contraire, son opulence, mais fondue dans une harmonie. Les paysans dont le beau roman de M. de La Madelène fait l’histoire sont, nous l’avons dit déjà, ces robustes et lestes paysans du Midi, bruyants, extérieurs, ivres de leur force, têtes de poudre et de foudre, capables de tout dans un moment donné, et dont la gaieté est une turbulence encore.
Ces enfants gâtés du soleil et souvent terribles, M. de La Madelène les a fait vivre tels qu’ils sont, non pas seulement dans leur vie domestique et de foyer, mais dans leur vie collective, leur vie d’assemblée, d’émeute, de farandoles et de batailles, car le plein air, le dehors, la place publique, sont pour eux bien plus le foyer que le coin du feu de la maison ; il nous les a montrés en plein dix-neuvième siècle et à cette heure du dix-neuvième siècle, dominés par l’incoercible élément méridional, qui leur donne encore la physionomie des ancêtres ; par ce caractère héréditaire et local que la poussière humaine ne perd que le dernier, et qui se révolte avec tant d’énergie sous {p. 180}l’émiettant et l’aplanissant rouleau que la civilisation, cette Tarquine à la main douce, qui ne fait pas voler les têtes de pavot sous les coups de baguette, mais qui se contente de les coucher par terre en les caressant, promène par-dessus toutes choses, comme dans une allée de jardin ! A cette heure, la civilisation est au Comtat, comme partout, malheureusement pour l’imagination. Elle y est, et la preuve, — ne riez pas, — c’est qu’on y joue des tragédies !
« En 184… (c’est ainsi que s’ouvre le roman du Marquis des Saffras), pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de La Mort de César. Depuis quelques années on s’était mis à jouer des tragédies dans nos villages du Comtal. Pour les fêtes votives on montait les pièces de Racine et de Voltaire : Zaïre, Athalie, Brutus et César, — César, Brutus, Athalie, Zaïre, — on ne sortait pas de là à Monteou, comme à Saint-Didier, à Sarriano comme à Méthamis et à Beaume de Venise. Entre toutes ces bourgades, c’était une lutte ardente, une émulation sans égale pour bien faire et se surpasser. Les vieilles jalousies de village étaient transformées. On était en rivalité de tragédies, et dans ces luttes pacifiques on apportait la même passion que dans ces rixes terribles où, vingt ans auparavant, des villages entiers venaient offrir la bataille aux villages ennemis. »
Or, à cette tragédie jouée à Montalric, il y avait, au milieu de la foule compacte, un homme qui assistait pour la première fois a cette solennité, et c’est de la rencontre et de la combinaison de la tête singulière {p. 181}de cet homme, simple potier-terrailler de son état, et de cette tragédie, dont l’impression le bouleversait, que va sortir tout le roman de M. de La Madelène. La matière d’un conte va devenir sous sa plume celle d’un volume en cinq livres. Une tragédie de Voltaire, qu’un paysan du Midi veut faire jouer à la fête votive de son village, parce qu’il a au fond de sa poitrine ce souffle immortel du paganisme qu’on appelle l’amour des spectacles et qu’ils ont tous, ces Romains et ces Grecs d’Avignon, de Marseille ou d’Arles, voilà la frêle bobine sur laquelle l’auteur du Marquis des Saffras dévidera la plus belle étoffe d’écarlate dans laquelle on ait jamais taillé un récit. Tableau de genre, à ce qu’il semblait, qui monte jusqu’à la fresque et prend des proportions assez vastes pour pouvoir peut-être vous étonner !
Cet homme, en effet, ce potier-terrailler qui est de la montagne et qui s’appelle Espérit, EIzear Siffrein Veran Espérit, citoyen de Lamanosc, n’est autre que le héros du livre, le Marquis des Saffras, un sobriquet qu’il tenait de sa maison adossée à ces rochers de sable qu’on appelle dans le pays des saffras. « Le pic et le ciseau jouent à l’aise dans ces roches sablonneuses mêlées de cailloutis. Espérit y avait creusé des caves d’abord, puis des serres, puis des escaliers… Il avait creusé, creusé toujours, poussant devant lui son terrier à droite, à gauche, en haut, en bas, niche sur niche, jardinets sur jardinets. »
Artiste de nature, ayant des dons, comme eût dit le Bas-de-Cuir de Cooper, Espérit avait élevé « au plus haut de ces constructions une sorte de tourelle en bois, à balustres crénelés, où grinçaient des girouettes et des horloges à {p. 182}vent. Sur un pivot, tournait en métal creux un ange, portant à l’écusson un saint clou et sonnant de la trompette quand la bise se levait. Cette bicoque était connue dans le pays sous le nom du Château des Saffras, et de là le titre de Marquis des Saffras que l’on donnait à Espérit. »
Ces détails, nous les avons transcrits, au risque de paraître long, tels qu’on les trouve aux premières pages du livre de M. de La Madelène, parce qu’ils ne sont pas, comme on pourrait le croire, les inventions d’une fantaisie, qui ne sait où elle va, mais parce qu’ils ont une raison d’être dans l’idée première de ce roman très-combiné et très-réfléchi. Cette maison d’Espérit est en effet tout Espérit, qui est lui-même tout le roman. Elle est l’industrie et l’art en enfance, dans la pensée et sous la main de cet homme plongé encore dans la gaine du paysan, mais qui s’en détire comme le lion de Milton de son argile, et qui respire à pleines narines la civilisation qui s’en vient vers son pays et pour laquelle il est plus fait que les autres hommes qui l’entourent.
Placé sur la frontière des deux mondes, Espérit (nous aimons ce nom presque symbolique), est, de fait, l’esprit même, l’intuition, le pressentiment, la vie plus haut, l’art et ses divinations. M. de La Madelène a fait de son héros un inventeur. Pour ces populations auxquelles il est mêlé, pour ces gens de la plaine et de la montagne, c’est un sorcier, si ce n’est pas un fou, c’est un timbré, comme on dit parfois, quand l’esprit a frappé trop fort sur le cerveau d’un homme. Ils l’appellent l’esprit de la lune, l’espérit des ciales, et même l’évêque des cigales, les jours où ils {p. 183}l’aiment davantage, car ils l’aiment, cet homme qui en sait plus long qu’eux, par les seules forces mystérieuses de sa pensée, sans avoir comme eux rien appris ! Dans la littérature contemporaine, nous ne connaissons rien de plus habilement et de plus finement tracé que ce caractère d’Espérit, ce génie de village venu en pleine terre et qui n’est pas seulement le génie de l’industrie, moins étonnant et tout de suite compris parmi ces populations actives et âprement utilitaires, mais le génie, l’inutile et contemplatif génie de l’art, cette divine paresse, que, de tous les genres de génie qu’il a donnés aux hommes, Dieu a fait certainement le plus beau !
IV §
Et il n’y avait d’ailleurs qu’un artiste enfant à son aurore, et charmant comme tous les enfants et comme toutes les aurores, qui pût naïvement s’encharmer, — et à ce point, — d’une tragédie de Voltaire ; et un initiateur de vocation, qui pût s’atteler à ce projet de la faire jouer, cette tragédie, dans son village, malgré l’indifférence, les railleries, les routines, l’inintelligence, les obstinations des circonstances et des hommes, toujours plus bêtes qu’elles…
Pour que la donnée du livre de M. de La Madelène fût admissible, il fallait Espérit ; il fallait cette perle de poésie éveillée, d’enthousiasme, de candeur, de finesse, de douceur infatigable ; il fallait ce lunatique irrésistible qui finit par les emporter dans sa nuée, {p. 184}les plus récalcitrants, les plus lourds à soulever, les plus attachés à la terre, et qui fait jouer un jour, et qui qu’en grogne, sa tragédie devant dix villages rassemblés ! Dès les premières pages de ce roman, qui marche toujours et ne s’arrête qu’à la dernière, le développement du caractère d’Espérit et celui des faits et des épisodes sont congénères. Or, ces faits et ces épisodes sont nombreux ; c’est la lutte engagée par Espérit contre tous les obstacles, qui amène devant le regard les événements et les personnages.
Doué de facultés très-dramatiques, sachant s’effacer, cette chose difficile, car l’esprit est égoïste comme le cœur, et ne procédant nullement à la manière des romanciers contemporains, qui entassent les descriptions, les paysages et les portraits, dans une ivresse de plastique qui est une maladie littéraire du temps, M. de La Madelène ne fait guères de portraits qu’en quelques traits, quand il en fait, et chez lui, c’est l’action et le dialogue qui peignent le personnage, le dialogue surtout, que M. de La Madelène a élevé à un rare degré de perfection. Tragique ou comique (et quelquefois du plus profond comique), ce dialogue est celui d’un homme qui a mieux que l’instinct de la grande langue que le théâtre doit parler et de ses concisions sévères. Peut-être l’auteur du Marquis des Saffras trouverait-il par là une glorieuse voie, mais, d’un autre côté, dans un pays où le théâtre a une législation si étroite et si dure, M. de La Madelène doit-il rester dans le roman pour conserver toute son acuité de moraliste, et, comme peintre de mœurs, toute son ampleur d’observation !
Car c’est là qu’il est important de revenir. L’auteur {p. 185}du Marquis des Saffras ne peint pas comme il peint (par eux-mêmes) que des types individuels, très-curieux, très-originaux, et cependant très-humains et très-vrais. Après nous avoir donné cet admirable Espérit que j’oserai appeler une création, le premier inventeur à qui il ne faille pas crier : « Sois doux ! » et qui n’ait pas sur le cœur un vautour comme Prométhée, mais une colombe ; après avoir donné une si magistrale saillie à ce Marius Tirard, le maire de Lamanoc, une tête qu’aurait admirée Walter Scott ; après nous avoir épinglé cette vieille Mlle Blandine, travaillée comme les dentelles rousses de son corsage, Mlle Blandine, un type de vieille fille nouveau, quand ils sont tous usés, les types de vieilles filles ! un type de contradiction presque géniale et d’adorable bonté cachée, M. de La Madelène n’est qu’à moitié de son talent, et la plus belle moitié de ce talent, la voici. Il fait mouvoir les foules que Shakespeare, plus heureux, pouvait mettre à la scène, et qu’il ne peut, lui, faire mouvoir que dans des romans. Il les connaît, il les agite, il les remue et les penche, il leur ouvre le sein, il les décompose, et avec une puissance bien supérieure à celle qu’il possède, et dont il fait preuve quand il n’a affaire qu’à l’homme seul.
Nous le disons en finissant : là est la force indiscutable et absolue du talent de M. de La Madelène. Lorsque, dans le cours du roman, Espérit parvient à faire jouer sa tragédie, il éclate tout à coup, à la représentation qu’il a achetée par tant d’efforts, une émeute effroyable qui, à elle seule, ferait lire le livre du Marquis des Saffras et classerait l’homme qui l’a peinte. La fougue qui enlève un si vaste ensemble ne {p. 186}nuit pas aux effets poignants des détails et n’en altère, pas la lumière. C’est de la plus complète beauté. L’émeute qui ouvre le fier roman de La Prison d’Edimbourg, ce chef-d’œuvre, est moins saisissante et moins terrible ; et ce n’est pas la seule attestation que l’auteur du Marquis des Saffras nous donne de sa haute aptitude à pétrir les cœurs populaires et à traduire avec une énergie digne d’elles les fortes passions qu’ils contiennent.
Dans ce roman, — qu’on pourrait appeler une immense tragi-comédie à tiroirs, et à tiroirs pleins de choses, — il y a un amour jeté là, en passant, cet amour exigé dans toutes les pièces françaises par l’imagination du public, mais cet amour n’est qu’une visée secondaire dans la préoccupation de l’auteur, sous la main duquel le vaste cœur compliqué des foules palpite mieux que les cœurs grêles de moineau de ses amoureux ! Certainement, c’est là ce qu’il y a de moins réussi dans Le Marquis des Saffras, c’est cet amour sans relief de Marcel et de Sabine, qui s’y perd et qui ne s’y perd pas assez.
M. de La Madelène est un de ces esprits qui n’ont pas besoin de l’amour, cette tyrannie des imaginations françaises, pour se montrer moraliste profond et peintre dramatique passionné. Il pourrait faire des livres comme en fit Godwin, cet homme viril. Seulement William Godwin a le sombre anglais, le regard noir, l’âpreté, la brusquerie, l’amertume. M. de La Madelène, lui, est un artiste d’une sérénité presque inaltérable. Il a le regard transparent, et peint la tête dans la lumière, y mettant la passion elle-même, dans cette lumière, quand il la peint furieuse et sauvage. {p. 187}Si les Anges peignaient la passion humaine, on peut croire qu’ils peindraient ainsi. Deux mots déjà dits, et que nous répéterons, résument cette manière, — grande lumière dans la grande douceur, — la douceur des forts à qui rien ne résiste, et qui n’ont à faire nul effort pour tout emporter !
Mm. Jules et Edmond de Goncourt19. §
I §
{p. 189}Quand nous avons parlé la dernière fois de MM. de Goncourt, ce fut avec une grande sympathie, — à propos de leur livre sur Marie-Antoinette. Jusque-là, ils n’avaient été que les chroniqueurs spirituels de ce dix-huitième siècle qu’on a presque le vice d’aimer, lorsqu’on en a la faiblesse. Jusque-là, dans leurs divers récits, ils avaient passé leur temps à nous bâtir et à nous débâtir des Babioles et des Bagatelles. Ils avaient enfin, — qu’ils me permettent le mot, — été des antiquaires… d’antiquailles ! Mais dans Marie-Antoinette, {p. 190}c’avait été autre chose. Ils n’étaient plus cela. Ils avaient grandi de la grandeur de leur sujet.
En gravissant les degrés de l’échafaud de la reine, ils étaient montés à l’histoire, et nous espérions qu’ils y resteraient, — dans l’histoire. Nous nous disions qu’ils étaient sortis du dix-huitième siècle par cette grande porte sanglante et qu’ils n’y rentreraient pas par la porte basse de quelque petite maison pour chercher le mouchoir oublié de quelque comédienne du temps, avec ces mains qui s’étaient purifiées en touchant pieusement les reliques de la reine de France.
Eh bien ! nous nous étions trompé. Ces Messieurs, les seuls fidèles que le dix-huitième siècle ait produits, sont revenus à leur dix-huitième siècle. Le dix-huitième siècle les ferait-il donc ce qu’ils sont, puisqu’ils ne peuvent s’en détacher ? Ils ont publié leurs Saint-Aubins et leurs Portraits intimes. Ils préparent un Watteau.
Or, comme il n’y avait là à attendre ni manière nouvelle de regarder et de juger cette société méprisable en tout, depuis ses mœurs jusqu’à ses arts, ni manière nouvelle non plus dans le procédé pour la peindre, car on ne renouvelle son talent qu’en agissant fortement sur le fond même de sa pensée, nous n’eussions plus parlé de MM. de Goncourt. Nous avions caractérisé leurs œuvres avec une sévérité qui nous avait trop coûté pour vouloir peser sur notre premier jugement. Et d’ailleurs, à quoi bon ? La Critique n’a de sens que quand elle peut modifier ceux qu’elle conseille. Autrement, ce n’est plus qu’une exécution, et on n’exécute pas deux fois les condamnés, {p. 191}même les plus coupables. Mais nous avons appris tout à coup que MM. de Goncourt devenaient romanciers, et romanciers contemporains, romanciers du dix-neuvième siècle, et qu’ils quittaient leur vieux vestiaire du dix-huitième siècle pour l’observation présente, la vie vivante, la réalité !
C’était une bonne nouvelle ! Le talent ne manque point à MM. de Goncourt, pensions-nous. Ils ont une imagination colorée et émue. Ils la plaquent de rouge, cette pauvre imagination, qui est née très-fraîche, et ils la flétriront, s’ils continuent, car il n’y a pas de mensonge innocent, et on porte la peine de son fard comme de ses autres menteries, mais enfin ils en ont ! Ils ont de la sensibilité qu’ils corrompent avec leur goût faux pour un siècle faux, mais qui résiste encore, malgré toutes les mauvaises influences qui ont joué sur elle. De l’imagination et de la sensibilité, c’est la moitié d’un romancier ! Pour peu qu’on y joigne de l’observation bien faite, on est un romancier de pied en cap. Malheureusement, c’est l’observation large, profonde, impersonnelle, et sans laquelle le romancier n’existe pas, qui manque à MM. de Goncourt, ces talents costumiers qui croient que le costume est l’homme, et qui nous donnent aujourd’hui ce qui doit dans cent ans être la défroque du dix-neuvième siècle, — comme ils nous ont donné celle du dix-huitième siècle, ravaudeurs éternels !
Et encore quel dix-neuvième siècle ?… Le dix-neuvième siècle de l’en-bas, du petit journal bien infect, de l’homme de lettres plus ou moins avarié, de l’actrice, de l’atelier, du café et des divers argots que l’on parle en ces endroits-là ; le dix-neuvième siècle {p. 192}qui n’existe qu’à Paris, et encore à cinq ou six places dans Paris, entre quinze cents drôles et quinze cents drôlesses à peu près, le dix-neuvième siècle qui, par ses affinités et ses ressemblances morales avec le dix-huitième siècle, attire le plus l’imagination de MM. de Goncourt. Cependant, il faut bien l’avouer, comme ce dix-neuvième siècle-là est dans l’autre, — dans le sérieux, l’honnête, l’élevé, — nous n’avons pas le bégueulisme de l’interdire au romancier qui veut l’aborder et le peindre : la règle, pour nous, de toute poétique, de toute observation, de toute étude et même de toute langue, étant que tout ce qui est doit être exprimé, MM. de Goncourt pouvaient donc préférer à l’autre ce dix-neuvième siècle. Ils en avaient le droit… Seulement il faut porter dans les sujets bas des facultés d’autant plus hautes qu’ils sont plus bas, et que l’idéal dans le laid et dans le mauvais est aussi difficile à atteindre que dans le beau et dans le bon, et peut-être qu’il l’est beaucoup plus.
II §
Est-ce cet idéal que MM. de Goncourt ont atteint ?… Les Hommes de lettres, voilà le titre de leur roman ! Titre qui menace, mais qui oblige. Les hommes de lettres, c’est là tout un monde, — le monde de l’esprit, le plus difficile à manier et le plus dangereux. Les Hommes de lettres de MM. de Goncourt ne sont ni vous, — ni moi, j’espère, — ni certainement eux, MM. de Goncourt. Ce sont quelques bandits de lettres, {p. 193}quelques sots de lettres, quelques malades de lettres. Voilà tout. Ce titre en dit donc un peu trop dans son insolente généralité. Certainement MM. de Goncourt, qui sont très distingués d’âme et de manières, ne veulent insulter personne et ne se sont pas aperçus qu’ils pouvaient se blesser eux-mêmes sur leur titre : mais ce titre dans lequel la pensée déborde à côté est un signe en MM. de Goncourt, un signe qui les révèle tout entiers. Eux, ils sont de vrais jeunes gens de lettres. Ils n’ont pas la maturité. Ils n’ont ni la mesure ni l’exactitude, ni la justesse qui s’arrête à point. Puisqu’ils sont deux pour faire un auteur, l’un pourrait arrêter ou retenir l’autre ou l’avertir, mais non. Ils s’aiment et s’entendent trop.
Ils forment un attelage littéraire où l’esprit de trait va du même pas que l’esprit de brancard, et qui verse avec beaucoup d’ensemble et d’harmonie dans l’exagération de tout, — un envasement prodigieux !
Je n’ai jamais rien vu de pareil à celui de ce livre. Le livre, cette voie solide, droite ou tournante, de toute pensée qui va à son but, est ici défoncé à chaque pas par tout ce qu’on y charrie et ce qu’on y roule. Il crève, s’affaisse et disparaît sous les amplifications, les déclamations, les énumérations, les conversations, les descriptions, les descriptions de descriptions. Oh ! mais c’est affreux ! Il y a du talent cependant, — quelquefois beaucoup, — dans ce défoncement général, dans ce désastre dont les auteurs sont très-contents, très-heureux et fiers, fiers comme les postillons, enrubannés et ivres, d’une noce, qui feraient claquer leurs fouets, comme si de rien n’était, sur la voiture versée et leurs chevaux abattus ! Oui, il y a de l’esprit {p. 194}qui brille parfois dans ce chaos, comme des cailloux dans des ornières. Il y a, dans ces mares d’arcs-en-ciel dissous et brouillés, dans lesquelles on entre jusqu’au ventre, de jolies nuances qu’on voudrait sauver, et c’est impossible ! Tout reste perdu et englouti dans cette mêlée tapageuse et confuse où la ligne de tout dessin se rompt, — où la composition se noie, — et où tout caractère, posé d’abord, éclate bientôt, sous l’effort qui le tend et qui finit par le briser !
Telle est la marque distinctive du livre présent de MM. de Goncourt, — la tension qui fausse et casse tout ; la violence qui n’est que la force de la faiblesse. Tel aussi le procédé ordinaire à ces messieurs, qui se piquent d’être des enflammés et des rutilants ! Quel qu’il fût, du reste, leur procédé importait peu quand ils nous dressaient à la sanguine ou au vermillon leurs inventaires de commissaires-priseurs du dix-huitième siècle ou qu’ils en enluminaient, avec du d’or dessus, les anecdotes. Mais c’est tout autre chose aujourd’hui qu’ils font un roman, lequel, — comme tout roman, — doit être d’abord une idée, — puis une action, — et enfin un développement de nature humaine sous ses trente-six faces, avec un dénoûment qui éclaire le tout d’une suprême clarté !
Avant de se mettre à cette grave besogne, MM. de Goncourt se sont peut-être très-bien rendu compte des obligations du roman, mais bah ! une fois la plume dans l’écritoire, le tempérament, les habitudes, l’amour du pittoresque sentimental ou plastique, la rage de montrer de l’esprit, — de celui qu’on a et… aussi de l’autre, — les éblouissements de la paillette, l’idolâtrie des pétards et des feux d’artifice, les {p. 195}admirations et les souvenirs, ces tyrans charmants de leur pensée, Chamfort, Rivarol, Marivaux, Diderot et même M. Janin qui descend, comme on sait, de Diderot, mais du côté gauche, toutes ces influences, toutes ces dominations ont repris et enlevé au plan de leur livre, à la vérité sobre, à la nature humaine, ces messieurs de Goncourt, ces deux jeunes gens dont les uns disent : « C’est un Janin double »
, et les autres, « C’est un Janin dédoublé. »
Évidemment, ils ont glissé dans ce qu’ils aiment. Ils ont été entraînés au dialogue, au monologue, à la lettre, au mémorandum, à toutes les formes littéraires possibles, se succédant sans raison d’exister que la fantaisie, mais pour moi, je ne croirai jamais qu’ils aient songé à refaire ce roman de Balzac, qui ne se refera jamais, par la raison qu’on ne refait que ce qui est manqué, et dans lequel la vie littéraire du dix-neuvième siècle a été transpercée d’une lumière qui en a fait voir les plus lâches misères et les plus féroces vanités.
Comparez, en effet, Les Hommes de Lettres de MM. de Goncourt au Grand Homme de province à Paris, qui est le même sujet, avec des idées de plus et une distribution différente. Comparez-les à toute cette société puissante, idéale et réelle de Balzac, et réelle au même degré qu’idéale, quoique l’idéal dans Balzac atteigne à une telle élévation ou à une telle profondeur que les imaginations qui ne peuvent le suivre l’accusent de manquer de réalité ! Comparez cette variété d’intelligences qui représentent, sous les noms de Daniel Darthès, de Michel Chrétien, de Canalis, de Bianchon, de Nathan, de Bixiou, de Blondet, {p. 196}etc., chacun un degré de l’esprit humain et de la civilisation parisienne, et mettez-les à côté des cinq gringalets pervers de MM. de Goncourt, Mollandeux, Nachette, Couturat, Malgras et Bourniche, ces gamins grandis et pourris sur leur tige de voyou (un mot de messieurs de Goncourt !).
Comparez Charles Demailly, le nerveux et pâle héros du roman, qui épouse une actrice après un amour à la fenêtre et pour faire des poses de tableautin dans sa chambre à coucher, et puis qui, s’apercevant après son mariage qu’une actrice n’est jamais une femme, mais des bouts de rôle cousus à des grimaces, devient fou de la découverte ; comparez-le à l’ambitieux et superbe Lucien de Rubempré, qui fait presque sauter les carreaux de la Conciergerie en s’y pendant, confessé par Vautrin, le faux prêtre, qui se convertit du vol à l’espionnage sous le coup de la plus monstrueuse des douleurs.
Comparez, dans le Grand Homme de province à Paris, les conversations qui s’y font, — mais à temps, mais amenées par les nécessités du récit et ses transitions, — ces conversations à points de vue supérieurs, à mots mordants ou profonds, à soudainetés renversantes, et placez-les en regard de ce ramassis foisonnant, qu’on nous jette à brûle-pourpoint, de mots qu’il semble que l’on ait entendus déjà, et il vous sera bien démontré, par tous ces rapprochements utiles, que l’imitation n’a pu être volontaire, tant elle eût été imprudente ! mais que la réminiscence a été involontaire, elle, en ces deux esprits sonores qui, sous la vibration de la lecture de Balzac, bruissent encore, mais comme une guimbarde qui ferait {p. 197}écho à un coup de gong ! Oui, vous trouverez que, dans Les Hommes de Lettres, rien n’est imitation positive, mais que tout y est réminiscence fatale, jusqu’à la folie idiote du héros, qui vous rappellera, mais en les faisant grimacer, ces grands fous, ces Titans dégradés de Balzac, le colonel Chabert avec son mouvement de canne au-dessus de sa tête chauve et vide, et le terrible Ferragus regardant « jouer au cochonnet. »
III §
Et il n’y a rien de plus dans le roman de MM. de Goncourt que ce que je viens d’indiquer. On a bientôt fait cette analyse : un moraliste, un romancier, une tête d’observateur, qui épouse une actrice comme un Jocrisse amoureux, et qui, fou d’ennui, le devient positivement et physiologiquement, parce qu’un de ses amis en journalisme, traître et voleur, fait autographier les lettres confidentielles qu’il écrivait à sa femme avant de l’épouser, et dans lesquelles il se lâchait de plaisanteries contre les hommes qu’il estimait le plus et pressait le plus sur son cœur, — c’est là tout le roman, étreint en quelques mots, de ces Hommes de Lettres, qu’il vaudrait mieux appeler Les Intimes littéraires. Seulement, ce que nous étreignons en quelques mots, MM. de Goncourt le délaient et le mêlent à des faits aussi vulgaires, aussi connus, aussi traînants dans tous les romans, que les promenades sur l’eau, l’habitation à la campagne, les descriptions {p. 198}d’architecture, les thèses médicales et les copies écrites des tableaux peints.
Il est vrai qu’à côté des quelques misérables de lettres dont MM. de Goncourt ont fait « Les Hommes de lettres », il y a deux ou trois opulents portraits, très-ressemblants, dans lesquels on reconnaît quelques littérateurs de ce temps qu’on aime à rencontrer partout, mais surtout là, où ils nous lavent et nous essuyent l’imagination des figures inventées par MM. de Goncourt, en mépris de la littérature. Le seul inconvénient de ces portraits est pour la modestie des auteurs, qui semblent avoir voulu intéresser l’amour-propre de leurs juges naturels à leur faire trouver leur livre une œuvre vraie et éclatante, — ce à quoi ils n’ont évidemment pas pensé.
Ainsi donc, s’il faut nous résumer sur le livre de MM. de Goncourt, — peu d’invention, — pas de composition, — des caricatures pour des caractères, — des pages détachées, qui pleuvent les unes sur les autres et qui ressemblent à un feuilleton perpétuel, des événements et des détails sans aucune originalité, — des conversations notées peut-être sur place, — des mots tenus en réserve, comme la poire pour la soif… de son public, que l’on croit avoir altéré d’esprit en lui en faisant boire trop depuis longtemps ; voilà le roman de MM. de Goncourt.
Ils ont cru faire un livre, et ils n’ont soufflé qu’une pochade… brillante et bruyante Mais ils ont piaffé. Ils ont rutilé. Ils ont fait du style, la grande affaire pour eux. Ces frères Franconi de la langue caparaçonnée et empanachée se sont mis à cheval sur elle — et l’ont fait aller ! — l’ont fait aller ! Mais aussi {p. 199}l’ont-ils déjà un peu fourbue, et un jour la tueront-ils sous eux !
A force de vouloir lui faire faire ce à quoi répugne son génie vigoureux, net, leste et d’une sobriété si fière, la langue française un jour n’y tiendra plus, et il ne leur en restera que le panache et les caparaçons dans la main. Je pourrais citer bien des phrases que je regarde comme des éclopements, comme des désarticulations de la langue française, si MM. de Goncourt, qui ont pris leur mesure contre la Critique, ne disaient pas, dans leurs Hommes de lettres, que son plus affreux procédé est de citer en italiques les phrases d’un auteur. Mais, sans italiques, ne me sera-t-il pas permis de signaler seulement deux métaphores de MM. de Goncourt qui donneront une idée suffisante de toutes les autres ?
Aux premières pages, ils parlent de « cabrioler dans la tape sur le ventre »
, ce qui étonnerait Auriol lui-même ; et plus loin, pour finir une description incroyable, ils écrivent (page 263) : « L’ombre jeta sur l’eau un voile plombé où le croissant de la lune laissa tomber une grappe de faucilles d’argent. »
C’est sous des images de cette in-justesse que doit périr immanquablement la langue dans les livres de MM. de Goncourt, et que la rhétorique qui veut faire image de tout en emportera le pur génie dans un flot éclaboussant de vermillon ! Vermillon ou non, le génie sera toujours parti.
IV §
Et c’est le grand reproche, — et peut-être, après tout, le seul reproche que j’aie à faire à MM. de Goncourt. Ils ne sont pas, ils ne seront pas des romanciers. Je ne les crois pas faits pour combiner et créer cette chose sévèrement ajustée, — l’organisme d’un livre. Ils sont des flâneurs qui regardent et s’enchantent par les yeux. Ils ne sont pas observateurs. Voir n’est pas regarder. Je me dis qu’ils peuvent retourner à l’habit gorge de pigeon, s’ils veulent, et à ce dix-huitième siècle, qui leur a mis dans le talent ses paillettes et ses fanfreluches.
Mais qu’ils me permettent un conseil. Ils ne sont écrivains que pour le seul plaisir d’écrire et de décrire : pour la seule volupté de mettre une phrase qui brille, n’importe sur quoi… Eh bien ! à cause de cela, qu’ils respectent l’expression en eux. Qu’ils n’en abusent pas ! C’est leur seule richesse. Qu’ils la ménagent et la choisissent. Qu’ils ne la forcent pas ! Qu’ils ne la surmènent pas. Qu’ils ne soient pas ses casse-cous. Ils se casseraient le leur, tout en lui cassant les reins, à elle. Qu’ils se rappellent les vers charmants de comique… et prudents du Maître exquis de l’Expression, qui ne fatigua jamais la sienne, et qu’ils se les appliquent, en les méditant :
Eh quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique ?N’ont-il pas de pitié de leur vieux domestique ?Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau !
{p. 201}Ce n’est pas une pauvre bourrique ni une vieille domestique que l’expression très-fringante et encore très-vivante de MM. de Goncourt, mais ils sont deux pour la monter, comme ils étaient deux dans la Fable. Ils sont deux esprits exigeants sur elle, deux enragés de style qui veulent faire toujours feu des quatre pieds de leur monture, ce qui donne à trembler pour la pauvre diablesse. Qu’ils prennent garde. Déjà elle est meurtrie et déchirée sous le fouet et l’éperon de leur rhétorique ; elle n’irait pas loin s’ils redoublaient.
Elle succomberait, et il n’y aurait pas ici de peau à vendre, comme dans la Fable.
Même ce dédommagement manquerait.
M. Deltuf20 §
I §
{p. 203}Je ne connais rien de plus cruel que le hasard des livres, et même que tous les hasards, — mais, en ma qualité d’écrivain, celui des livres me frappe et m’impatiente davantage. Succès à faux ! insuccès à faux ! lequel est le plus haïssable ?… Le succès à faux finit par avoir l’air si bête que tôt ou tard l’esprit et la justice sont vengés de cette mortelle impertinence. On le sait, et cela vous apaise ! Cela vous rafraîchit délicieusement le sang de voir enfin, ne fût-ce qu’en perspective, sombrer un sot, — un sot qu’on avait {p. 204}pavoisé ! Mais l’insuccès à faux est une cruauté sans revanche. Qui peut dédommager un homme de talent, surtout quand il commence à naître et qu’il a besoin d’un peu de succès pour se développer ; qui peut le dédommager de l’inattention, du silence, de l’oubli, de toutes ces horribles choses qui viennent s’entasser autour de son livre et l’intercepter au public, qui le lirait, si la Critique, vigie infidèle, avait dit le mot qu’elle doit dire et avait averti ?
Eh bien ! c’est cet avertissement que je veux donner aujourd’hui, à propos d’un livre dont on n’a point parlé, que je sache, et qui, de présent, peut se croire très-parfaitement étouffé par messieurs les muets de la critique contemporaine. Si le livre que nous annonçons était une œuvre considérable, d’une santé robuste, d’une musculature de génie, par conséquent fort capable de résister tout seul à l’étranglement du silence, je m’en inquiéterais moins et je le laisserais peut-être sur les rayons de son éditeur, entre les deux volumes qui le pressent à gauche et à droite, bien sûr qu’on n’étouffe pas le génie si aisément entre deux platitudes. Mais le livre que voici court de grands périls. Réellement, il pourrait fort bien être étouffé ! Il est délicat, il est gracieux, il n’est pas fort ; il a la grâce d’Omphale ; il n’a pas la force d’Hercule. C’est un simple petit volume de nouvelles élégantes et légères, et vous savez à quoi sont exposées dans ce temps lourd les choses légères, — dans ce temps égalitaire, les choses élégantes ! C’est un volume sans prétention, sans préface, sans dédicace et sans épigraphe, composé de cinq nouvelles en tout, — ni plus ni moins, — mais qui sont, toutes les cinq, une {p. 205}idée chacune ; ce qui fait cinq raretés, si je sais bien compter ! Or cinq pensées, tombées de l’esprit d’un homme ou du sein d’une femme et nouées ensemble, c’est là un bouquet bien fragile, qui peut être vite écrasé et disparaître sous les mille pieds de l’animal aux têtes frivoles, comme dit La Fontaine. Les têtes frivoles ont les pieds si lourds !
II §
Et d’abord, ce livre, qui porte le titre d’Aventures parisiennes, n’est nullement un livre d’aventures, Dieu merci ! Pourquoi son auteur, M. Deltuf, l’a-t-il si mal nommé ?… Est-ce là une enseigne peinte en rouge pour le gros public qui aime les aventures et leurs fracas, et leurs falbalas, et leurs patatras ? Si cela est, la faute de goût a été punie, car les Aventures parisiennes n’ont pas fait plus de bruit que si elles s’étaient appelées Nuances du cœur, qui était peut-être leur vrai nom. Que si, au contraire, ce titre d’Aventures parisiennes donné à un livre d’observation d’intérieur, de coin du feu, de sentiment raffiné, est une ironie détournée contre cette société devenue si uniformément plate à force de civilisation, et dans laquelle chacun de nous n’a plus d’autres aventures à courir que dans les deux pouces cachés de son propre cœur, elle est vraiment trop détournée, cette ironie ; c’est là une intention qui ne sera pas aperçue, et l’auteur aura manqué son trait, comme le {p. 206}joueur au billard manque la bille pour avoir voulu la prendre trop fin.
Et cependant, il n’y a pas d’autre façon de l’entendre : les Aventures parisiennes sont à peine des faits extérieurs ; ce sont des sentiments qui rident ou agitent les surfaces de l’existence, puisqu’on en souffre et qu’on en meurt : mais ce sont des sentiments dont l’âme est le théâtre encore plus que la vie, en ces récits qui semblent profonds et qui sont à peine appuyés ! Les cinq nouvelles de M. Deltuf sont, en fin de compte, de la psychologie romanesque. M. Deltuf, que je ne connais pas, mais que je crois un jeune homme à la jeunesse de certaines touches, appartient à cette génération d’écrivains de tempérament spiritualiste, pour qui les choses n’ont d’autre valeur et d’autre intérêt que ceux que leur donne l’âme humaine, et je lui en fais mon compliment, car ces écrivains-là sont dans la vérité. Seulement, par cela même, il est très-peu apte à manier cette grossièreté matérielle que l’on appelle le roman d’aventures, et, certes, il y a une manière de l’entendre, ce roman-là, qui n’est celle ni de l’auteur des Mousquetaires adoré des bourgeois, ni de ce Casanova, autre romancier d’aventures, quoiqu’il se soit donné comme un historien, et que le prince de Ligne avait appelé Aventuros.
La manière de M. Deltuf se rapprocherait beaucoup plus de la manière de Marivaux, dont les grandes aventures sont, comme l’on sait, des battements de cœur, accélérés par une vanité plus ou moins piquante. Cette manière, que l’on croyait enterrée à cent pieds sous terre avec les frivolités et les parfilages {p. 207}du dix-huitième siècle, pourrait donc reparaître au dix-neuvième avec des choses de moins, il est vrai, mais aussi avec quelque chose de plus ! Assurément nous ne comparerons pas à l’auteur de Marianne, des fausses Confidences, des Jeux de l’Amour et du Hasard et de tant de chefs-d’œuvre où l’art est retors jusqu’à l’artifice, un auteur à l’aurore de ses premières pages, qui a du sentiment comme Chérubin dans sa romance, et qui, comme Chérubin, est très-joli garçon en femme, ainsi qu’il l’a prouvé dans sa Confession d’Antoinette, dont tout à l’heure nous allons vous parler. Pour cela, je ne suis pas assez… sa marraine. Mais je n’en vois pas moins l’analogie et je la signale.
M. Deltuf descend de Marivaux. Plus tard, en travaillant et en développant son genre de talent, montera-t-il jusqu’à son ancêtre ?… Sera-t-il le Marivaux du dix-neuvième siècle, un Marivaux inespéré, avec la couleur que le dix-huitième siècle, qui ne mit du rouge qu’aux joues de ses femmes, ne connaissait pas, et que n’avait point Marivaux, dont les grâces étaient incolores, mais qui s’en vengeait par l’expression et le mouvement. Pourquoi M. Deltuf n’aurait-il pas, lui, des grâces irisées, ayant le mot brillant par-dessus le mouvement qui charme, le mot que le mouvement même de la pensée ferait mieux briller ?…
III §
Et déjà il a commencé de les avoir, du reste. Dans les deux nouvelles supérieures du recueil de M. Deltuf, {p. 208}— celle qu’il a intitulée La Confession d’Antoinette, et celle qu’il a tout simplement appelée Scepticisme, — on trouve, avec la grâce vive et subtile de Marivaux, une couleur aussi éveillée que cette grâce. Alfred de Musset, cet épervier de la fantaisie, qui, lui, a quelquefois emporté Marivaux sur ses ailes jusque dans le plus bleu du ciel de Shakespeare, Alfred de Musset, nous n’en doutons pas, n’aurait point dans ses meilleurs jours hésité à signer ces deux nouvelles, où l’auteur s’est fait si complètement femme par la pensée, les sentiments et le langage, afin de nous mieux régaler des plus délicieuses mélancolies. C’est aussi la Confession d’UNE enfant du siècle que cette Confession d’Antoinette, mais d’une enfant à qui le siècle n’a pas fait le mal affreux que ce pauvre de Musset a peint, en regardant son cœur !
Antoinette, elle, n’est qu’une femme du monde qui est restée parfaitement tranquille et heureuse dans l’immaculé manteau d’hermine de son écusson, tout le temps qu’elle a été jeune et belle, mais qui, précisément, le jour où sa beauté décline, sent l’amour monter dans son cœur. Antoinette, la spirituelle, la raisonnable, la vertueuse Antoinette, s’éprend d’un adolescent de l’âge de sa fille, qui commence, à son tour, la vie, et c’est cet amour tardif, ce contresens du cœur et de la destinée, ces curiosités d’Eve condamnée à mourir, les espoirs fous qui unissent par une douleur folle, les pudeurs qui deviennent des hontes de toute cette passion forcenée et vulgaire, que M. Deltuf a trouvé le moyen de raconter dans la langue exquise et contenue d’une femme, qui reste d’une noblesse parfaite et qui se {p. 209}guérit si tristement de sa folie en se moquant d’elle-même avec une si courageuse gaieté ! Il n’y a pas d’analyse à faire de cette œuvre charmante, brûlante et chaste, dont les détails sont ravissants. On ne doit point attacher du plomb à de la gaze, disait Rivarol. Mais on peut dire du moins qu’on a rarement touché d’une main plus délicate, plus femme et plus fée, à une situation plus commune, pour en tirer des effets tout à la fois plus amers et plus doux.
Oh ! nous savions bien que l’esprit guérit tout, que c’est le dictame qu’il faut s’appliquer sur le cœur lorsque ce malheureux blessé saigne ; nous savions bien que l’esprit prend son parti de tout, mais l’avoir prouvé une fois de plus avec cette grâce, avoir fait tenir tant de sanglot étouffé dans tant de sourire, avoir fait si divinement trembler la voix en disant des choses si légères, voilà le mérite et l’originalité de M. Deltuf, et voilà aussi la raison de notre espérance, quand nous disons qu’il sera un jour un Marivaux plus profond, plus sensible et plus coloré que Marivaux !
Oui, plus coloré, plus profond, plus sensible. L’homme qui a écrit La Famille Percier, — cette tragédie domestique qui n’est pas du tout un mélodrame, — et Le Mariage de Caroline, où l’observation a tant de regard, — est bien capable d’acquérir en les développant ces qualités de profondeur, de couleur et de sensibilité qu’il a en germe, et dont nous ne pouvons pas nous passer au dix-neuvième siècle. Mais tout en les acquérant, qu’il garde, qu’il garde surtout cette légèreté qui n’est pas de notre temps, ce détaché, cet air de n’y pas tenir quand on est le plus spirituel, cette ironie qui envoie promener l’émotion, et cette {p. 210}émotion qui envoie promener l’ironie, qu’il garde cela, car c’est le meilleur de sa gerbe. Ce sont les fleurs qui doivent la parfumer. M. Paul Deltuf a la légèreté, cette faculté qui donne des ailes à tout, cette faculté-femme que les lourdauds appellent « la Frivolité », en croyant que c’est une malice, et qui lui fait dire si joliment et si naturellement dans sa Confession d’Antoinette : « Je ne demandais plus rien à la vie que ce dernier hommage rendu à la beauté dont j’avais été si fière, que cette dernière caresse à mon péché mignon, la vanité, mais je les voulais, il me les fallait, après quoi je ne songerais plus qu’à tricoter pour mes petits-enfants ! »
Eh bien ! que M. Deltuf ne l’empâte pas, cette faculté, dans les grandes prétentions de notre époque, car ce qu’il laisserait là et prendrait pour elle, à coup sûr, ne la vaudrait pas.
A l’heure qu’il est, les livres les plus difficiles et les plus rares sont des livres légers, et, quand je dis légers, je ne dis pas inconsistants. Pourquoi le succès du Don Juan ? C’est que le Don Juan est léger, quand Childe-Harold n’est que sublime. Pourquoi, malgré le plus immense talent, Chateaubriand, de solennité, finit-il par être insupportable ?… La gloire de de Musset ce sillon rose dans l’air que le temps n’efface pas et qui traînera longtemps encore derrière ce jeune homme, lient autant à la légèreté de son esprit qu’à sa passion et à son éclat ; et, pour mon compte, je suis persuadé qu’un livre moderne, plein des choses modernes, qui aurait le bonheur d’être écrit avec la légèreté perdue des Mémoires du chevalier de Grammont, par exemple, nous paraîtrait un phénomène et nous tournerait la tête à tous, graves caboches du dix-neuvième siècle !
IV §
{p. 211}Cette légèreté, qui est la caractéristique du talent de M. Deltuf, et qui doit en faire la fortune, elle est surtout dans les trois nouvelles intitulées : Scepticisme, Le Madrigal, et cette Confession d’Antoinette, à laquelle il faut revenir comme à la perle de cet écrin de bijoux légers. Dans les deux autres nouvelles, qui sont les plus longues et les plus développées du volume, La Famille Percier et Le Mariage de Caroline, on la trouve encore, mais mêlée à beaucoup de choses qui ne sont pas elle et qu’on ne lui préfère pas, quoique parfois ces choses soient excellentes. Ainsi, dans La Famille Percier il y a certainement de l’inattendu, de l’intelligence dramatique, une préoccupation assez brusque du fond sur la forme, ce qui n’est pas l’habitude des esprits du temps, et enfin, comme dans Le Mariage de Caroline, un dialogue plein de naturel. Dans l’une et l’autre de ces nouvelles, il y a une étude de vieille fille, de ce type toujours très-fécond quand il sera bien attaqué, qui fait vraiment honneur à l’observation de M. Deltuf, laquelle ne s’est pas répétée.
La vieille fille de La Famille Percier, qui perd un mari qu’elle adore avec la fureur d’un amour attendu trente-neuf ans, et qui le perd par un de ces dévouements mêlés de faiblesse à une famille qui la tyrannise, est la vieille fille, pur et vieux sang, sublime et ridicule tour à tour.
{p. 212}Dans Le Mariage de Caroline, c’est la vieille fille encore, mais qui s’est donné la passion maternelle en vivant maternellement avec une nièce, et c’est la jalousie maternelle exaspérée dans le cœur de cette vieille fille, restée vieille fille pourtant par tous les autres cotés de son caractère, que M. Paul Deltuf a mise en scène avec une rare énergie et un tour comique et attendri tout ensemble, fait pour étonner, si M. Deltuf est jeune, comme je le crois. Quand on est jeune, l’imagination aime assez la passion pour vouloir toujours la peindre belle et irrésistible, mais la montrer rapetissée, humiliée sous les habitudes de la vie, sacrifiée à la tyrannie de ces habitudes, et la prose de la réalité venant à bout de la dernière poésie de nos cœurs, suppose un désintéressement d’observation qui ne se voit guère que chez les hommes qui ont vécu et qui savent comme la vie est faite.
Les deux vieilles filles de M. Deltuf ne ressemblent pas à La Vieille fille de Balzac, qui est purement et profondément comique, éclairant de son comique un drame sombre. Chez les deux vieilles filles de M. Deltuf, le pathétique et le comique se combattent, mais il reste toujours la vieille fille idéale à nous donner, l’être fier et pur qui n’a pas trouvé un cœur digne d’elle et qui a accepté la tristesse du célibat sans en prendre les ridicules. Ce type de grandeur cachée, ce beau sujet à traiter pour un observateur profond, épouvante les écrivains en France, où le ridicule a tant d’empire : or, celui qu’on a jeté sur la position de la vieille fille est si grand et si officiel, qu’ils croiraient peut-être le voir rejaillir jusqu’à eux, s’ils considéraient seulement la vieille fille par les côtés touchants, {p. 213}élevés, héroïques, et voilà pourquoi ils se sont abstenus de la peindre dans la splendeur possible de son isolement désespéré ou courageux.
M. Deltuf, qui a l’œil aux nuances et qui, quoique fin, a parfois le naturel de la force, était digne, ce me semble, d’entr’ouvrir ce sujet superbe et de nous donner une confession qui aurait été la confession de toute une vie, et non plus celle d’un moment dans la vie, comme La Confession d’Antoinette. Y reviendra-t-il plus tard ? Ce talent qui n’a pas prouvé, avec cinq petites nouvelles, la longueur de son haleine, mais qui nous en a prouvé la pureté, — car M. Deltuf n’imite personne et ne refait pas ce qui a été fait déjà, et mieux que par lui, — ce talent qui est une promesse, mais qui n’est encore qu’une promesse, — justifiera-t-il un jour par de véritables œuvres, et non par quelques très-jolies pages, le bien que nous disons de lui dans le silence dont on l’honore, et que nous voudrions voir répété ? {p. 214}
M. Charles Didier21 §
I §
{p. 215}Si M. Charles Didier était un débutant littéraire, on pourrait croire, de sa part, à une petite spéculation d’auteur, exploitant, au profit de son livre, ce nom d’Italie si populaire à cette heure et qui pare aujourd’hui le titre du sien. En lisant au front de son volume ces mots : Les Amours d’Italie, on pourrait supposer qu’il a saisi, avec l’ambition très-peu scrupuleuse du succès, cette misérable bonne fortune d’occasion qu’un goût très-élève dédaignerait ; mais quand il s’agit de M. Didier, il est impossible d’avoir cette pensée.
M. Charles Didier n’a point attendu les dernières circonstances pour écrire de l’Italie et sur l’Italie. {p. 216}Son intelligence s’est toujours tournée avec amour vers ce pays. Il a publié autrefois un livre qui eut son retentissement et qui s’appelle Rome souterraine. Historien, antiquaire, romancier, — car M. Didier veut être tout cela, — l’auteur des Amours d’Italie n’est donc pas sorti de ce qui fut à toute époque sa voie de préoccupation et d’étude. Dans son âge mûr comme dans sa jeunesse, il est resté fidèle à l’Italie. Malheureusement, l’Italia fara dà se n’est pas plus vrai en littérature qu’en politique. En littérature, l’Italie ne dispense pas d’avoir du génie quand on parle d’elle, et quand il n’y a qu’elle dans un livre, elle ne saurait donner à ce livre l’intérêt que le talent créé, car le talent seul fa dà se !
Non que M. Charles Didier manque de talent… ce n’est point là notre pensée, pas plus que ce ne serait la vérité. Mais son talent, que nous détaillerons tout à l’heure, et pour nous servir d’un mot dans le genre de son titre, n’est pas un talent d’Italie. L’Italie qu’il aime et qu’il a longtemps habitée ne l’a pas pénétré de son génie ; elle ne lui a pas doré l’esprit de son rayon. Il n’a pas été perméable aux influences de ce pays préféré, quoique de grands observateurs prétendent que les êtres ardemment aimés infusent de leur âme à ceux qui les aiment.
Intellectuellement, l’auteur des Amours d’Italie ne s’est pas italianisé… Sa nature forte, mais épaisse, a résisté et ne s’est pas fondue à l’air transparent que ne respirèrent jamais impunément, même les Barbares… Il a été moins heureux que Beyle, Beyle l’esprit sec et cruellement positif, le Voltairien, l’Américain, l’anti-poétique, et dont cette magicienne d’Italie {p. 217}avait fini par faire… l’auteur de La Chartreuse de Parme, avec le droit d’écrire sur son tombeau : Ci-gît Henri Beyle, le Milanais. M. Charles Didier est resté Français, et de quelle province ? Et cela frappe d’autant plus qu’il essaye aujourd’hui de jouer au Boccace, et que ses Amours d’Italie, qui sont de bien grandes fatuités, ont l’audace de rappeler le Décaméron !
II §
Mon Dieu ! oui, rien moins que Boccace. Arrivé aux dernières lignes de son ouvrage : « Ainsi finit, dit M. Didier d’une façon toute boccacienne (le mot y est, nous ne l’inventons pas), ce Décaméron (le mot y est encore) raconté en un tour de soleil, à huit mille pieds au-dessus de la mer. » Or, que veulent dire ces huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, sur lesquels, à plusieurs places de son volume, le nouveau Boccace de l’Italie au dix-neuvième siècle revient avec une véritable puérilité d’insistance ? Serait-ce, par hasard, un piédestal mieux en vue pour sa modestie ? Non pas ! Mais c’est qu’en effet ces huit mille pieds sont la hauteur du théâtre où se racontent ces histoires.
Un jour la tempête, l’avalanche, l’orage, toutes ces vieilles choses classiques décrites vingt fois, et que M. Didier, en les décrivant une fois de plus, n’a pas rajeunies, ont retenu toute une société de voyageurs au couvent du Grand-Saint-Bernard, dans les Alpes. Il y a là une comtesse polonaise, un gentilhomme {p. 218}portugais, un prince russe, un colonel suisse, un conseiller aulique allemand, un abbé espagnol, un géologue suédois, un agronome hollandais, un commerçant de Boston, un touriste anglais, et enfin (quelle jolie et patriotique manière de représenter la France !) un commis-voyageur français ! C’est un échantillon du monde entier, du monde civilisé du moins. Dans ce loisir d’une halte forcée au couvent qui leur a servi de refuge, la comtesse, qui est la seule femme de la troupe et qui s’en croit la reine, d’après l’antique loi de la galanterie française imposée à l’Europe, et dont M. Didier nous a modulé les derniers marivaudages, la comtesse ordonne à ces messieurs de raconter chacun son histoire, sous l’expresse condition cependant que cette histoire sera une histoire italienne, ayant sa scène en Italie. Telle est la combinaison première et fondamentale du livre de M. Didier.
Certainement elle ne lui aura pas coûté des efforts de tête bien formidables. Rien de plus simple, dans le plus mauvais sens du mot, et, comme vous le voyez, de plus vulgaire, que le prétexte à conversations et à récits, découvert par l’auteur des Amours d’Italie, et qui n’a d’autre originalité de détail que ces huit mille pieds innocents au-dessus du niveau de la mer dont M. Didier paraît si aise et presque si fier. Qui sait ? le vertige prend à ces hauteurs. Après s’être cru un Boccace, M. Didier se croit peut-être le Humboldt de la nouvelle pour avoir perché les siennes aussi haut. Dans ses Amours d’Italie, M. Charles Didier n’est, en effet, qu’un faiseur de nouvelles qui a voulu relier des récits divers les uns aux autres dans l’encadrement {p. 219}d’une forme romanesque déterminée, mais ce qu’il a trouvé est, en vérité, par trop facile et par trop chétif. Je sais bien que les grands faiseurs de nouvelles, que ce Boccace, qu’il a osé rappeler, que le Bandello, que Cervantès, se sont toujours montrés assez indifférents à la manière dont ils amenaient leurs récits, ne se préoccupant que de l’intérêt du récit même ; mais au dix-neuvième siècle, avec les accroissements que le temps apporte aux littératures, il n’est plus permis de faire si bon marché des nécessités de la composition, devenues de plus en plus impérieuses. L’art a maintenant des obligations qu’il n’avait pas, — du moins au même degré, — au temps de Cervantès, du Bandello et de Boccace.
Après Balzac, qu’il faudra citer ici bien longtemps et pour tant de choses, après Balzac, qui, lui aussi, a fait entrer, et Dieu sait avec quelle habileté, quel tact, quelle soudaineté préparée, quelle science de composition supérieure, des récits, des romans entiers dans des conversations, il n’est plus permis de s’en tenir à des rubriques aussi lâchées, à des artifices de mise en scène aussi élémentaires et aussi usés que les rubriques et les artifices de M. Didier. On a tout faussé par des images. Un livre de récits qui se suivent n’est point un collier, quoique, même dans un collier, le fil qui passe à travers les perles doive être tout ensemble solide et fin… Ou M. Charles Didier devait publier ses récits d’aujourd’hui sans les lier entre eux et sans leur demander l’effet d’ensemble qui est le but le plus élevé de l’art, ou, les liant et voulant les ployer et les embrasser dans une unité qui les contienne et les concentre, il était tenu, de rigueur, à nous donner {p. 220}un livre bien autrement construit que celui qu’il nous a donné.
Du reste, en restant dans la comparaison que la Critique qui tient à s’entendre avec elle-même ne peut accepter, si nous n’avons pas le fil du collier, avons-nous du moins les perles ? Eh bien ! pour mon compte, je ne le crois pas. Excepté deux histoires, parmi ces histoires, et surtout une, qui me paraît un vrai chef-d’œuvre, dû à mieux et à plus que du talent, c’est-à-dire à des circonstances d’esprit très-particulières et sur lesquelles je vais revenir, il n’y a rien dans ces Amours d’Italie qui puisse classer grandement leur auteur. C’est du détritus littéraire tel qu’il en tombe depuis trente ans de cette littérature qui s’écaille comme un vieux tableau, et dont il ne restera pas dans vingt ans un atome que le vent ait la peine d’enlever. Tout sera parti ! L’Oubli a le dos bon. Il emporte aussi bien les choses lourdes que les choses légères, et M. Didier est un lourd qui ne donnera pas à cet Oubli plus de mal qu’un autre pour l’emporter. C’est un esprit de bon sens, mais de gros sens ; de main rude, de force réelle, mais commune, qui a du tempérament et quelquefois de la chaleur, mais sans aucune délicatesse, sans aucune nuance et sans aucune imagination dans le style, ce Boccace à revers… Ah ! Boccace, l’autre Boccace, c’est-à-dire le vrai, est, lui, l’imagination la plus italienne qui ait jamais existé parmi les plus fines imaginations d’Italie, ces rosés de l’Arno ! Fleur intarissable de fraîcheur et de parfum, dont La Fontaine fut l’abeille, Boccace est une imagination d’une telle légèreté, dans le sens de l’air et de la lumière, que La Fontaine, son imitateur, {p. 221}le buveur en cette coupe diaphane, que notre incomparable La Fontaine, malgré ses dons souverains de grâce et de langage, semble grossier dans sa gaieté charmante, quand on entend son rire gaulois et qu’on le compare au sourire éthéré de la fantaisie de Boccace !
III §
Certes, c’est de toutes les maladresses la plus malheureuse, si ce n’est pas la plus malheureuse de (toutes les prétentions, que d’avoir prononcé ce nom de Boccace à propos de ces Amours d’Italie, sans idéalité et sans fini, sans fantaisie joyeuse ou sereine, sans style enfin ; sans tout ce qui fait de Boccace le (conteur italien incomparable ! Les Amours de M. Didier ne sont d’Italie que parce que la scène de ces amours se passe en Italie, mais quelle Italie ? L’Italie lieu commun, celle-là qu’il faut traverser pour arriver à l’Italie intime, à l’Italie vraie et profonde, à (celle-là qu’on n’apprend, disait lord Byron, qui l’y avait étudiée, que quand on s’est assis à son foyer pendant des années. Dans celle-là, il n’y a pas que des brigands qui épousent des marquises et qui fusillent des carabiniers du Pape ; il n’y a pas que des Carbonari et des Francs-Maçons, et de la police et des révolutions, et des moines violeurs et des événements à la manière noire d’Anne Radcliffe ou de Mathurin. Tout cela est estampe de chambre d’auberge, et c’est là qu’il faut le laisser ! Tout cela est la défroque {p. 222}pittoresque et littéraire de l’Italie, haillons en poudre qu’une main distinguée ne touche plus et dédaignerait de remuer, mais sous lesquels l’œil fin aperçoit des réalités sociales et individuelles de l’intérêt le plus attachant et le plus vif, — comme celles-là, par exemple, que, dans sa Chartreuse, Beyle a su peindre avec génie, mais qu’il n’a pas épuisées. Il en reste encore aux observateurs. M. Didier ne s’en est pas douté. Dans les dix nouvelles, c’est-à-dire dans les dix Amours de son recueil, on cherche une figure lombarde, florentine ou romaine, une figure italienne, n’importe où, qui ait la vie de cette Gina de la Chartreuse, la Monna Lisa d’Henri Beyle, qui, à elle seule, vous apprendrait tout un pays !
Mais M. Charles Didier n’a point de ces touches. Il a de l’invention dans les faits, mais on est plus poëte en découvrant et en peignant ce qui est dans la société ou dans la nature qu’en inventant des événements et leurs tintamarres de complications. Ajouter des faits à des faits, ce n’est pas plus de l’imagination que d’ajouter des zéros à des zéros. Le premier venu est taillé pour cette besogne-là. Dramaturge peut-être de vocation inécoutée, transporté dans le roman, qui est l’histoire des nuances, M. Didier s’y conduit… comme un dramaturge. Qu’il aille faire de l’Italie à la Porte-Saint-Martin ou à l’Ambigu, il pourra là trouver, dans ces grands bouges intellectuels, des gens qui disent : « Comme c’est ressemblant, cette Italie ! »
Mais ailleurs, non ! M. Charles Didier a quelque chose de robuste et de vulgaire dans le talent qui conviendrait, je crois, très-bien au mélodrame, mais c’est cela précisément ce qui l’empêchera {p. 223}toujours de peindre ressemblant et même de bien comprendre cette délicate, subtile et molle Italie, qui n’est pas qu’ardente et que violente, comme on le croit, et qui, n’en déplaise à messieurs les égalitaires, est au fond la plus aristocratique des nations !
On dirait même que cette vulgarité qui l’empêtre et l’empêche, M. Didier en a conscience, car il fait tout ce qu’il peut pour y échapper ! Il rit, il plaisante, il interrompt ses récits, aux moments les plus pathétiques, par de la causerie, par un dialogue qui veut étinceler, qui veut retentir, qui veut couper. Mais, hélas ! rien n’étincelle, ne retentit et ne coupe. En vain, comme cet Allemand qu’on cite toujours, saute-t-il par toutes les fenêtres pour se faire vif. S’il ne se rompt pas le cou à ce jeu, il se donne à la fois au moins quatre entorses. C’est là l’infortune de son talent et de sa volonté. Et on le conçoit. N’est pas plaisant qui veut l’être. La plaisanterie est le plus difficile et le plus charmant des mouvements de notre pensée, parce qu’il est le plus inné, le plus involontaire !
L’auteur des Amours d’Italie n’est pas né plaisant, et, affreux spectacle ! il s’acharne à l’être : mais, ne l’étant point en son nom personnel, il nous charrie des plaisanteries qui traînent sur toutes les routes de la conversation, des arrière-trains de plaisanteries. Par exemple, les noms polonais sont des éternuments. C’est plus vieux, cela, que l’émigration polonaise. Il en a bien d’autres, de ces mots-là. Il a aussi des anti-élégances : « Je suis trop poli pour vous démentir »
, fait-il dire aux personnages des belles compagnies qu’il invente. Dans Les Aventures de Bianca, il se croit {p. 224}ironique comme Voltaire, parce qu’il se moque de la vraisemblance, de nous et de lui-même, avec un entassement d’événements impossibles et en nous ouvrant sous le nez trente-six tabatières à surprises. Par parenthèse, c’est là qu’il parle, je crois, à propos d’un apothicaire, « du harnais de la thérapeutique »
, et voilà comme il porte, lui, le harnais de la légèreté, cet étrange faiseur de Décamérons !
IV §
Il est donc évident qu’il n’est point un Boccace, qu’il n’a aucun des dons exquis de ce roi des conteurs dont le style tient de la musique et l’imagination de l’arc-en-ciel. M. Charles Didier est un conteur à événements qui a l’habitude de la plume, mais il n’a jamais eu, ce prosateur, d’étoffe ferme et étoffée, dans l’imagination ou dans le style, ni les enchantements passionnés ou rêveurs, ni les belles indolences d’attitudes ou les vivacités éprises, ni les grâces armées et désarmées de la causerie ou du récit, ni les gaietés d’alouette dans un ciel heureux, ni les mélancoliques lenteurs des cygnes sur les bassins tranquilles, que doivent avoir, pour réussir dans la pensée et le langage, les peintres ou les poètes des Décamérons ! Les Amours d’Italie, ce titre qui faisait rêver, ne fera plus rêver personne quand on saura qu’ils ont été écrits par M. Charles Didier, l’ancien écrivain de la Revue indépendante, comme ils auraient pu l’être par un feuilletoniste de l’école de M. Alexandre {p. 225}Dumas. Livre médiocre, pavoisé d’un titre qui se retourne contre le livre, car il est attirant comme une séduction et il vous dupe comme un mensonge, — livre médiocre, excepté pourtant en deux histoires dont j’ai parlé déjà, et qu’après mes sévérités de critique il est juste et doux de signaler.
L’une de ces histoires est celle du pauvre lieutenant Palmerino, qui est véritablement très-belle et très-touchante, très-contenue et très-émue, mais qui n’est pas l’égale de l’autre histoire, dans laquelle M. Charles Didier, pour lu première fois de sa vie, a montré une portée, une netteté et un talent qu’on ne lui connaissait pas. Conviction parfois vaut génie, et ici le génie lui-même n’eût pas mieux fait, ni plus élevé, ni plus droit, ni plus pathétique que cette magnifique histoire où toute l’âme d’un homme a pesé et qui s’appelle : Une Conversion ! On dit qu’elle est l’écho d’un autre. On dit que M. Charles Didier, longtemps philosophe, est passé de la philosophie aux idées chrétiennes. Toujours est-il que l’histoire en question est une profonde glorification des institutions catholiques. C’est la confession d’un pasteur protestant qui devient un prêtre de l’Église romaine, sous le coup des malheurs dont il est cause et de ses remords. Il a aimé la sœur de la femme qu’il devait épouser, et cet amour adultère, admirablement raconté, est, de sentiment et de circonstance, un des récits les plus poignants et les plus attendrissants tour à tour. La passion y parle encore une langue brûlante, mais purifiée.
Seulement l’originalité et le sens de ce petit roman, digne d’être publié à part, ne sont pas dans la {p. 226}passion criminelle du pasteur protestant et dans les détails de sa chute ; ils sont dans la situation de cet homme supérieur, dont le cœur est dévoré, les sens enivrés, mais dont, malgré ces tumultes, la haute raison touche au génie, et qui succombe, entraîné par la nature humaine, parce que son Église, à lui, ne l’a pas gardé, en faisant descendre dans sa vie la force de l’irrévocable ! Jamais la question du mariage du prêtre et des épouvantables conséquences individuelles et sociales dont il est plein n’a été éclairée d’une lueur plus pénétrante et plus belle. Jamais l’art et la passion du conteur ne se sont unis à plus de profonde vérité. La vérité ! Ah ! les hommes ne sauront jamais ce qu’elle leur rend quand ils se donnent à elle ! Elle brûle l’ancien phénix qui souvent, hélas ! est un autre oiseau qu’an phénix, et elle en crée un dans ses cendres !
M. Duranty22 §
I §
{p. 228}Le livre que vient de publier M. Duranty sous le titre : Le Malheur d’Henriette Gérard, nous a causé tout à la fois beaucoup d’étonnement et un peu de tristesse. L’étonnement vient du talent qu’il y a dans ce livre, et la tristesse de l’emploi que l’auteur y fait de ce talent inattendu. Jusqu’ici, M. Duranty n’était pas pour nous une espérance. Il nous était connu déjà par des admirations qui l’avaient compromis et un système littéraire qui n’était pas même sorti de {p. 229}sa tête, mais dans lequel plutôt sa tête était entrée, en se déformant. Si, dans tout état de cause, la littérature systématique est la pire des littératures, que faut-il penser de celle-là qui pour système a le réalisme ? Eh bien ! M. Duranty est de cette espèce de littérature. C’est, ou du moins c’était, il y a peu de temps, un réaliste, et un réaliste militant. Il fut le plus chaud des chaleureux de son école. Il a soutenu des thèses, fait la poétique de cette anti-poésie et proclamé maintes fois que M. Champfleury, par exemple, était venu pour changer la face de l’univers littéraire au dix-neuvième siècle ! Il battait la grosse caisse devant cette Arche où il n’y avait qu’un seul genre de bêtes. Pour nous, cela n’était pas recommandant !
Sa jeunesse pouvait l’excuser. Il était très-jeune. Aujourd’hui M. Duranty, qui a mis son extrait d’âge en guise de préface, à la tête de son volume, n’a encore que vingt-sept ans. La jeunesse a des admirations qui, — tout le temps qu’elle dure, — ont le charme de sa faiblesse, car, excepté les grands génies originaux qui n’imitent personne, chacun part d’un autre pour arriver… enfin à soi. But lointain, conquête difficile ! Chateaubriand partit de Rousseau pour aller plus haut, comme plusieurs de notre génération sont partis de Chateaubriand sans le dépasser ou sans l’atteindre. Seulement, si ces ivres admirations de la jeunesse font souvent tache, pour toute la vie, sur l’originalité qui s’en essuie plus tard sans en effacer l’influence ; si ces admirations imitatrices sont toujours en raison inverse de la force qu’on a, l’objet, d’ailleurs, en serait-il Gœthe, Lord Byron {p. 230}ou Balzac, je demande ce qu’elles prouvent et ce qu’elles annoncent, quand leur objet n’est qu’un écrivain d’un ordre infime, malgré des prétentions exorbitantes. Je demande, si c’est aux Mahomets qu’on mesure les Séides, ce que doit être le Séide d’un Mahomet littéraire comme M. Champfleury ?
La réponse serait si cruelle que je ne veux pas la faire à un jeune homme qui montre certainement, à sa première invention, plus de talent que n’en eut jamais celui qu’il a par trop nommé son maître. Mais voilà la surprise ! c’est précisément le talent qui suppose toujours l’indépendance, c’est le talent qui m’étonne dans l’admirateur fanatique de M. Champfleury et le fougueux théoricien du réalisme ! Je ne reconnais pas, il est vrai, sur ce talent, nouveau pour moi, les influences qui devraient y être, les traces de l’amour, toujours plus ou moins ineffaçables. J’en vois d’autres, au contraire, et je les dirai. Qu’il suffise de savoir, pour l’heure, que malgré les actes d’adoration publics de M. Duranty, ce n’est pas de M. Champfleury qu’est sorti, de droit flanc, le romancier qui a écrit Le Malheur d’Henriette Gérard.
Oui, on trouve encore dans ce livre le réaliste qu’on savait trop bien, le réaliste avec ses fausses prétentions, ses partis pris de vulgarité, ses tendances volontairement abaissées ; et c’est dommage ! le talent de M. Duranty étant assez ferme pour, s’il était bien conseillé, s’élancer et quitter le plat terre-à-terre de son école. Mais, Dieu soit loué ! le Ménechme d’imitation qu’on pouvait craindre, le frère postiche que l’admiration eût pu faire naître à M. Champfleury, n’y est pas, Pollux n’aura pas de Castor.
II §
{p. 230}Ouvrez, en effet, où vous voudrez, cette Henriette Gérard. Dès les premières lignes et les premières pages, vous sentirez, quel que soit le livre, quelles que soient les inventions ou les observations qui vont suivre, qu’il y a ici (s’en serait-on douté ?) un écrivain de consistance et de résistance, très-distinct et très-différent de M. Champfleury, qui n’a jamais su, lui, construire une phrase et qui n’en comprend même pas l’organisme.
M. Duranty ne jargonne pas. Il a, — nous le reconnaissons, — une langue correcte et nette, du moins quand il parle en son nom, car il est parfois incorrect, nous dit-il, pour être plus réel, lorsqu’il fait parler ses personnages. Procédé mauvais, du reste, contraire à l’art, et qui d’ailleurs n’est pas nouveau ! Dans ce livre d’une si hideuse beauté qu’il intitula Les Liaisons dangereuses, Laclos fit faire des fautes d’orthographe à Cécile de Volanges pour que ses lettres à Valmont fussent ainsi plus virginales et plus pensionnaires.
On le voit. Le Réalisme n’est pas d’hier. Le principe de cette malpropreté actuelle et solennelle est celui-ci : que la réalité est d’autant plus vraie que sa vérité est plus négligée et plus basse. Ce principe a faussé à plusieurs places le style de M. Duranty, tant l’inspiration et le tempérament sont victimes d’un système ! {p. 231}mais n’a pourtant pas empêché le style de son livre d’être, dans son ensemble, d’une solidité de trempe, d’un acéré de fil et d’une clarté profonde, dont M. Champfleury, le titulaire du Réalisme, ne se doute même pas !
C’est qu’au fond M. Champfleury, pour son jeune séïde, n’est pas si prophète qu’il en a l’air ; c’est qu’il n’est dans les œuvres de M. Duranty que pour l’idée et pour l’étiquette, pour la discussion et la dédicace ; c’est que M. Champfleury n’est que le scandale, la botte de foin qui fait étendard, et que, pour cette raison, on ne consomme pas et qu’on respecte, tandis que la véritable idole et le vrai modèle que M. Duranty a dû étudier discrètement, mais profondément, c’est Stendhal, ce père de tous les réalistes, qui cravacherait ses bâtards s’il revenait au monde et qu’il pût les voir, et c’est encore plus que Stendhal, M. Gustave Flaubert, qui a bien mis le bout de sa botte dans le réalisme, mais dont la tête artiste et savante aspire à des sphères d’observation plus hautes que celles dans lesquelles il a jusqu’ici limité et contenu son genre de génie23 !
Tels sont les mérites, fort saillants à la première vue, de M. Duranty, et je les dis d’abord, parce que je vais être sévère tout à l’heure. C’est un écrivain rencontré dans une École qui ne sait pas écrire et qui, pour cette raison-là, mais seulement pour cette raison-là, vaut mieux qu’elle. Pas plus que Stendhal, cependant, qui s’applique trop à être sec, pas plus que M. Flaubert, dont la plume ressemble à une fine {p. 232}pince qui mord les choses les plus subtiles et les fixe sous le regard dans leur plus imperceptible ténuité, M. Duranty n’est un grand écrivain, et je doute qu’il parvienne jamais à cette transcendance.
Si le style n’était qu’une chose très-travaillée et très-bien faite, affinée, polie et brillante, comme un acier quelconque, tournant souplement dans ses charnières, ou glissant moelleusement le long de ses rainures, l’auteur du Malheur d’Henriette Gérard n’aurait peut-être rien à désirer ; mais pour être véritablement supérieur, le style doit se composer de plus d’éléments qu’il n’en tient sous la plume de M. Duranty et sous celle des deux grands positifs qu’il a, je crois, pris pour modèle. Le sien et le leur manquent également de transparence, de couleurs fondues et de souffles dans la lumière ; et voilà comme tous trois ils portent jusque sur leur style, qui est pourtant le meilleur d’eux-mêmes, la peine d’avoir méprisé l’idéal.
Car tous les trois l’ont méprisé, mais M. Duranty plus que les deux autres, puisqu’il est réaliste, et puisque, sur ce point, il ne distance pas son école, mais va d’un même pas avec elle. Le crime littéraire de l’école de M. Duranty est de méconnaître l’idéal. Son réalisme n’est rien autre chose que le mépris naturel de l’idéal, auquel la réflexion a ajouté le sien, dans l’impudence d’une théorie. Que ce soit par un fait d’organisation ou de prudence, il est des esprits qui ont des ailes à contre-sens, et qui au lieu d’être attirés vers les choses grandes, élevées, poétiques, descendent, croyant monter, vers les choses mesquines, prosaïques ou abjectes, s’imaginant, comme je l’ai dit {p. 233}déjà, que tout est plus vrai dans la vie à proportion que tout est moins beau. Erreur inouïe ! La beauté peut être plus rare, mais elle n’est pas moins vraie que la laideur. C’est là l’erreur de ceux qui s’appellent maintenant réalistes.
Leur réalisme, pour parler comme eux, n’est pas, du reste, une invention de leur cervelle. On peut y reconnaître la dernière lie de cet esprit gaulois, déjà entaché de grossièreté vulgaire dans son plus beau temps, de cet esprit sensé et ironique qui s’étend, croit-il, à la pratique de la vie, et dont Molière fut la coupe pleine et Béranger la dernière gouttelette, car La Fontaine eut beau être Gaulois, il aima l’idéal, le divin bonhomme, et plus que Louis Tieck, il a du bleu autour de la pensée.
Seulement, si cet esprit gaulois, qui n’est pas le premier, allez ! affecta et contamina, dans sa meilleure époque, de je ne sais quoi d’inférieur et de bourgeois, les conceptions d’hommes qui avaient pourtant du génie, à présent qu’en tarissant il s’est mêlé aux autres grossièretés d’une vie qui se matérialise chaque jour davantage et que, sous cette théorie et sous ce nom de réalisme, il aspire à gouverner une littérature décadente, ne doit-il pas abaisser plus que jamais des talents moins faits pour résister à ses influences et nuire à leurs inspirations ?
III §
Et l’exemple de M. Duranty peut aujourd’hui nous en convaincre… Écrivain diminué par son système, il est encore plus diminué comme observateur. Certes ! ce n’est pas un observateur vulgaire. On ne peut nier sa pénétration, mais à quoi l’applique-t-il ?… Quel est le monde qu’il recherche et ouvre devant nous ? Quels senties personnages qu’il met en scène ? les choses qu’il décrit ? les faits qu’il brasse ? les inventions que sa fantaisie produit ou dont sa mémoire se souvient ? Monde, personnes, choses, faits, inventions, tout cela, dans son roman, est, il faut bien le dire, sans intérêt pour l’imagination difficile, la seule qu’il faille invoquer en fait d’art ou de littérature, et on n’a point une seule fois à dire, pendant la lecture qu’on en fait : « Voilà qui est beau »
, mais au plus : « Voilà qui est exact »
, et encore de la plus facile des exactitudes.
J’ai entendu vanter le pathétique du roman de M. Duranty, mais ce pathétique vient de gens et d’événements si communs qu’ils ne vous touchent plus ; et quand, parmi ces gens si profondément communs, tous tant qu’ils sont, il y a un caractère qu’au moins le romancier devrait sauvegarder de la vulgarité générale, puisque c’est celui de son héroïne, sur le malheur de laquelle il a pour but de nous attendrir, le croira-t-on ? il faut qu’à la fin il le rende aussi commun que tous les autres, mené qu’il est par la misérable idée de son école que, plus on est commun, plus on est vrai.
Du reste, voulez-vous pénétrer d’un mot dans le monde de ce livre par sa seule donnée, qui est la donnée de la plupart des comédies, des vaudevilles et des drames qui se jouent à la superficie de nos théâtres et de nos mœurs ? Mlle Henriette Gérard est la fille de petits bourgeois de campagne assez riches {p. 235}de terre et d’orgueil pour ne pas vouloir que leur fille épouse un employé de mairie à six cents francs, par cela seul qu’il lui plaît et qu’il est à peu près joli garçon.
Les faits groupés autour de cette donnée ne la rajeunissent pas, ils appartiennent à l’inventaire éternel de tous les romans et de toutes les pièces. Les amants se voient en cachette. L’amant, qui se croit un héros parce qu’il se coupe les mains sur des tessons de verre, saute assez bien les murs du parc. Un portrait photographié (couleur moderne), et qu’on ne peut se pendre au cou comme les médaillons d’autrefois, beaucoup plus commodes, mais qui n’étaient pas à si bon marché, est remis à la mère de Mlle Henriette par un polisson de frère, envieux et sot, mais qui pour le moment fait ce qu’il doit faire : de là l’intrigue découverte et le malheur de Mlle Gérard ! C’est la trente-six millième répétition de celui de toutes les jeunes filles contrariées par leurs parents dans leurs libres inclinations et qui, circonvenues, tourmentées, sacrifiées, épousent enfin, à la place du jeune homme qu’elles aiment, quelque vieil homme riche qu’elles n’aiment pas !
Tel est le sujet du livre de M. Duranty. Je pourrais, au point de vue moral, en dire bien des choses, car, selon moi, ce sujet cache la haine profonde, mais discrète, de la famille chrétienne, telle qu’elle est organisée. Je ne veux pas faire ce procès à M. Duranty ; je ne veux aujourd’hui que parler littérature. Or, littérairement, tous les sujets qui, en nature humaine, ne sont pas faux, sont bons pour le talent qui voit en eux des choses cachées et qui doit les en {p. 236}faire sortir. J’ai cru qu’il en serait ainsi pour l’auteur d’Henriette Gérard.
Au milieu du monde où il place sa jeune fille et auquel je reproche, en masse, une insupportable médiocrité, j’ai pensé longtemps que si l’amant d’Henriette était, comme amant, aussi médiocre que les autres, comme persécuteurs, Henriette au moins resterait une fille énergique, — et d’une originale énergie, — dont le type, délicatement et profondément compris par M. Duranty, aurait une beauté amère et touchante, suspendue qu’elle est si longtemps entre sa pitié pour des parents qu’elle afflige et le loyal honneur d’une promesse faite a un homme qui a semblé l’abandonner ! J’ai pensé enfin qu’Henriette serait tout le roman, mais il a fallu en rabattre quand j’ai vu ce caractère, soutenu jusque-là, s’affaisser tout à coup au dénoûment du livre et finir par la platitude ordinaire de l’inconséquence, de la faiblesse et de la consolation !
Eh bien ! tout a croulé alors ! Tout a croulé de ce livre frappé dans la seule beauté qu’il pût avoir ; et lorsque je me suis demandé l’explication de cette bévue esthétique dans un homme dont j’affirme aujourd’hui le talent comme écrivain et comme observateur, il a bien fallu me répondre par le réaliste, le réaliste qui se détourne systématiquement de l’idéal !
L’auteur du Malheur d’Henriette Gérard, avec l’amour de son école pour la trivialité, s’est cru très-profond et très-nature, le malheureux ! d’aplatir Henriette, ce caractère qui n’aurait pas été moins vrai quand il serait resté plus ferme, et qui aurait été alors émouvant et beau. Et ce n’est pas tout ! à l’aplatissement {p. 237}il a mis le ragoût du détail et du système, et c’est au moment où elle va s’enfuir de la maison paternelle, cette créature jusque-là de chêne et d’acier, qu’il l’a fait se dissoudre misérablement, comme une argile, sous quelques gouttes d’eau. Oui ! l’héroïque et passionnée Henriette rentre à la maison vaincue par la pluie. Elle rentre simplement parce qu’il pleut !!!
Que le réalisme s’applaudisse de ce dénoûment, s’il lui plaît ; nous nous en affligeons, nous, pour un livre qui pouvait se sauver par là de l’immense et universelle vulgarité de fond dans laquelle il se perd, malgré les qualités et les efforts de son auteur. Ah ! toute la vigueur d’esprit de M. Duranty, qui bûche si vaillamment dans cette vulgarité, pour lui peut-être la seule nature humaine, ne suffit pas pour nous intéresser à tous ces gens-là qu’il nous montre dans son roman, un écrin de médiocrités ! M. Duranty peut être le plus brave travailleur en vulgarité et même le plus puissant, et la Critique se laisser toucher par la peine qu’il se donne pour être profond à sa manière, que son roman, en lui-même, reste ce qu’il est, c’est-à-dire d’un effet manqué, comme composition littéraire ; mais la sorte d’intérêt qu’il excite ne peut ricocher du livre à l’auteur.
IV §
L’auteur, je le crois, hors son livre, a beaucoup d’avenir, mais, qu’il me permette de lui dire, et qu’il {p. 238}ne l’oublie pas, c’est à la condition expresse de se dépêtrer le plus tôt possible de ce réalisme qui l’étreint et colle à sa pensée, comme la fange étreint dans ses plis mollement tenaces l’homme qui y est tombé. J’ai déjà parlé de M. Gustave Flaubert dans le cours de ce chapitre, et je n’ai pu m’empêcher de signaler, entre M. Duranty et cet écrivain, des analogies et des imitations.
Certainement, dans l’état actuel de leurs deux esprits, l’auteur de Madame Bovary est supérieur de facultés à l’auteur du Malheur d’Henriette Gérard, et il le serait encore par cela seul qu’il a vécu davantage, mais ils se ressemblent même par leurs défauts. Sans idéalité tous les deux, ils ne s’en vengent pas par la ressource de la délicieuse bonhomie. Tout en eux est tendu, durement repoussé. Leur gaieté même est âpre, quand ils plaisantent, et l’on voit, à travers la jeunesse de l’un et la maturité de l’autre, la tête de mort d’un siècle vieux… Enfin, — et c’est là le plus grand reproche qu’on puisse leur adresser, — observateurs de la vie sensible et descripteurs acharnés et presque chirurgicaux du défaut et du vice humain, pour tout ce qui tient à la vie morale, ce sont d’indifférents sourds-muets.
L’avantage du livre de M. Flaubert sur celui de M. Duranty, c’est qu’il ne fait pas vulgaires les monstres qu’il nous peint avec tant de petits détails. Il les pointillé sans les rapetisser ; cependant, malgré les infériorités du livre et de l’homme, nous ne craignons pas d’affirmer que Le Malheur d’Henriette Gérard est, tel que le voilà, le roman le plus fort et, qu’on me passe le mot, le mieux tricoté de tous les livres de ce genre qui aient paru depuis Madame Bovary.
Deux romans scandaleux §
I §
{p. 239}Voici deux déplorables livres que la Critique ne peut séparer et qui soulèvent, hélas ! une question bien plus grosse qu’une question de littérature. Ou bien, un jour, qui n’est pas éloigné, on ne parlera plus d’Elle et Lui (et c’est une chose probable, et désirable encore plus), ou, si on en parle, Lui et Elle se lèvera en face comme une inévitable réponse, et le scandale, — l’odieux et sinistre scandale qui s’est fait à propos de ces deux romans, — continuera ! Elle et Lui, Lui et Elle ne sont point, en effet, à ce qu’il paraît, deux études de nature humaine, {p. 240}désintéressées et sévères, mais, — dit le Scandale — deux actes personnels d’un caractère acharné, deux horribles accusations dont l’une a pour visée de déshonorer un homme mort, l’autre de déshonorer une femme vivante.
Avec leur sentimentale et mystérieuse transparence, ces deux titres, Elle et Lui, Lui et Elle, ne sont que des masques de verre à travers lesquels on voit les visages, et ces visages, tout le monde les a reconnus. Tout le monde sait les noms vrais de monsieur Lui et de madame Elle, et tout le monde les a dits, jusque sur les toits ! La Critique même, qui a le triste devoir de juger les autres, et qui, pour cette raison, est tenue à plus de décence que ceux-là qui n’ont qu’à parler, voudrait taire ce que personne ne lait, qu’elle n’en serait pas moins, sans risquer de noms, très-bien comprise… Sa réserve, si elle en avait, serait donc inutile, mais elle n’est pas assez Jocrisse pour garder le secret d’une comédie dont tout le monde se passe le mot.
Je sais bien cependant qu’on a dit, et c’est même un axiome qui a force de bon sens et force de loi, que la vie privée doit être murée ; seulement, quand c’est elle, la vie privée, qui abat le mur et passe par la brèche ; quand c’est elle, elle que le législateur voulait préserver et défendre, qui déborde dans la vie publique, et fastueusement ou méchamment s’y étale, je ne vois plus ce qu’on lui doit, si ce n’est peut-être le châtiment de l’y suivre et de la montrer.
D’ailleurs, soyons francs une bonne fois : sait-on où commence le mystère, l’arcane, le sanctuaire de la vie privée, dans la destinée exceptionnelle des {p. 241}artistes et des écrivains qui font publicité de tout et jusque parfois de leurs vices ?… Qui pourrait le dire aujourd’hui ? Qui pourrait exactement indiquer cette limite d’un doigt juste ?… Serait-ce Mme George Sand, par hasard, elle qui depuis si longtemps a quitté l’ombre chaste de la famille et de la maison pour entrer dans le plein jour de l’opinion publique affrontée et effrontée aussi ?… Ou bien serait-ce ce pauvre Alfred de Musset, répondant par son frère (car c’est lui qui répond) à un livre, dit-on affreusement mijoté contre lui depuis vingt-cinq ans, pour empoisonner sa mémoire. Mme George Sand et Alfred de Musset ! Deux célébrités contemporaines de trop de bruit ! d’un bruit qui ne fut pas toujours de la gloire, et qui, insatiables, veulent en faire encore, l’un du fond de sa tombe, l’autre du fond de sa vieillesse, en nous condamnant, tous les deux, à lire ces deux volumes d’Elle et Lui et de Lui et Elle, à la lueur cruelle de leur triste célébrité !
C’est elle, en effet, leur célébrité, qui a, malgré les précautions et les abat-jours plus ou moins habiles, éclairé pour tous les lecteurs, les sévères et les charitables, les renseignés et les ignorants, tous les faits et tous les personnages des deux romans publiés aujourd’hui. Déjà, et bien avant que M. Paul de Musset n’opposât à l’Elle et Lui, de Mme Sand, la foudroyante réplique de Lui et Elle, ce premier roman d’Elle et Lui avait été compris, interprété, commenté, expliqué, et on en avait reconnu, ou du moins on avait cru en reconnaître et les sentiments, et les caractères et les situations ! Il est vrai que M. Paul de Musset nous a appris, à ses risques et périls (lui répondra-t-on {p. 242}par un autre roman encore ?…), une chose effroyable dont personne de nous ne se doutait, c’est que le roman actuel de Mme Sand, le malheureux Alfred le prévoyait… qu’il l’avait porté toute sa vie sur son cœur comme une arme qu’on ne devait décharger contre sa mémoire que quand il ne serait plus là pour tirer à son tour et rendre le coup…
Mais si cela fut, et si l’opinion présente accepte une telle assertion, comme tout le reste, ce n’est pas qu’il y ait dans le livre de Mme Sand de ces pages, belles d’outrance, qui ajoutent par l’intensité du ressentiment ou l’atrocité de la haine, — de cette haine, après l’amour, qui est peut-être de l’amour encore, — au poids accablant de la formidable déclaration de M. Paul de Musset. Non pas ! Tout au contraire ! Mais c’est que la célébrité, la scandaleuse célébrité du poëte des Nuits et de l’auteur de Lélia, qui mêla un jour l’éclat des fautes à l’éclat du talent, fait malheureusement tout croire et tout admettre avant d’avoir rien discuté !
Quant au livre même d’Elle et Lui, — il est vrai que l’auteur a eu le temps de le combiner (dame ! depuis vingt-cinq ans !) et de distiller, si on dit vrai, sa goutte de poison homicide, — nous venons de le lire avec soin, et nous pouvons bien affirmer que sans la célébrité et l’intimité trop publique de Mme George Sand et d’Alfred de Musset, qui donnent à tout des significations terribles et qui auraient dû, en fierté, en délicatesse et en pitié, puisqu’elle s’en targue, de pitié, l’empêcher d’écrire ce livre d’Elle et Lui dont elle croit orner son déclin, il n’y aurait ici qu’un roman triste, en soi, ni meilleur, ni pire, ni plus nouveau {p. 243}en talent et en morale, que les autres productions de l’auteur d’Indiana, de Jacques et de Leone Leoni24 !
II §
C’est un livre d’une abominable tristesse, dans le genre d’Adolphe, mais en comparaison duquel Adolphe, que Planche, ce hibou de sagesse, trouvait déjà si triste, a les rafraîchissements et les joyeuses écumes d’un lait pur. C’est de plus l’histoire des lions qui croient savoir peindre… Mme Sand, comme toutes les femmes devenues des bas-bleus, et qui luttent d’orgueil contre l’homme, crée des hommes misérables dans tous ses romans pour donner à peu de frais la supériorité à la femme. Cela se comprend, du reste ! il y a toujours de la supériorité forcée dans les livres que nous écrivons, car avec quoi écririons-nous nos livres, si ce n’était avec les expériences de notre vie et les sentiments de nos cœurs ?
D’ailleurs, peut-être est-ce la punition des femmes qui déplacent leurs fonctions et se font écritoires, que de n’être aimées que par des hommes petits qui {p. 244}les trouvent grandes et les adorent. Là est la pente de toutes, et Mme de Staël, de toutes les femmes de lettres la meilleure, elle-même y glissa. Quoique très-supérieurs aux hommes de Mme Sand, ses Oswald, ses Léonce peuvent cependant aller rejoindre les Leone Leoni et les Laurent de cette dernière. Laurent, c’est le pauvre héros d’Elle et Lui. C’est un rabâchage de Leone Leoni avec une variante. C’est enfin un Leone Leoni avec l’escroquerie en moins, mais avec la poésie en plus.
En effet, Laurent est un poète, comme Sténio qui, disait-on, était déjà un portrait, débauché comme Sténio, amoureux comme Sténio, bien plus de l’émotion de l’amour que de la femme aimée, recherchant cette émotion moins pour l’éprouver que pour la peindre, contradictoire comme un enfant et comme tant de génies, lorsque la religion, qui fait seule l’harmonie et l’ordre dans ces têtes sublimes et troublées, n’y verse pas la paix féconde et la lumière ! Laurent, comme l’éclair d’orage qui frissonne à l’horizon entre deux mondes, habite tour à tour le monde de l’inspiration et celui de la démence, mais c’est celui de la démence qu’il habile le plus.
Eh bien ! en face de ce type brillant et cependant commun dans sa rareté humaine (un poëte débauché), {p. 245}Mme Sand édifie une femme forte, contenue, résolue, raisonnable, dans laquelle on ne reconnaît guère le gamin des Lettres d’un voyageur, qui se nommait voyou si joliment lui-même autrefois ! Cette Thérèse d’Elle et Lui qui, par le nom, nous rappelle la femme de Rousseau, et, par la vertu, Mme de Warens, que Rousseau a si abjectement déshonorée, fait de sang-froid les plus grandes folies de cœur et par pitié devient la maîtresse de Laurent. « J’ai été coupable envers toi
(lui dit-elle), et n’ayant pas eu la prudence égoïste de te fuir, il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même. »
Et en voilà du raisonnement ! Comme vous le voyez, c’est toujours Rousseau, dont Mme Sand est une des filles… trouvées. C’est toujours la morale de tous ses livres à elle et de ceux de son père, qui dit « toi et moi »
, comme s’il n’y avait dans le monde que des amants et des maîtresses, et que l’amour supprimât du même coup la société et Dieu ! C’est toujours enfin cet amour maternel, — sans sacrement, bien entendu, — qui ressemble monstrueusement à l’inceste, puisque celle qui l’éprouve ne l’éprouve que pour devenir la maîtresse de celui qu’elle ose appeler son enfant !
Tout cela, vous le reconnaissez ! Tout cela est horrible et infect, d’un travail pourrissant sur les esprits et sur les âmes, et c’est contre cela que la Critique a le droit d’élever la voix, encore plus que contre les détails plus ou moins inventés d’une liaison qui, comme toutes les liaisons coupables, aboutit, sans nul doute, pour l’un des deux amants, à des crimes de cœur ! Dans le roman de Mme Sand, le criminel de cœur, l’infâme et le fou, c’est l’amant. {p. 246}Mais dans celui de M. de Musset, la débauchée, la folle… non ! mais la méchante, c’est la maîtresse ! Ah ! la nature est plus indépendante et plus sauvage, et, dans les passions qui ressemblent à celle dont Elle et Lui et Lui et Elle nous racontent l’histoire, les torts appellent les torts, les abîmes invoquent les abîmes, et, puisqu’on a voulu le partage, on partage tout, jusqu’aux forfaits, s’il y en a !
III §
Non, pour notre compte, nous n’admettons pas que ce soit vrai dans la vie et dans le roman, qui doit être la peinture idéalisée de la vie, tant de sagesse et de perfection d’un côté, de l’autre, tant de folie et tant de vice ! Et lorsque je dis perfection, je parle au point de vue du romancier lui-même, car, pour nous, Mme de Warens est jugée, et toutes les femmes comme elle, qui, pour une raison ou pour une autre, car elles ne pivotent pas toutes sur la cheville de la pitié, se livrent, dans les bras de leurs amants, aux petites singeries maternelles. En ceci, la morale de Mme George Sand l’a profondément trompée, et de cette morale elle n’a même pas eu la logique.
Deux lignes plus bas que celles dans lesquelles Thérèse se donne et qu’il ne faut pas se lasser de citer : « J’ai été coupable envers toi, et n’ayant pas eu la prudence égoïste de te fuir, il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même »
, oui, seulement deux lignes plus bas, ce pauvre cerveau chancelant, que les {p. 247}critiques galantins de ce temps appellent une tête forte, écrit de sa plume titubante de femme littéraire, « l’exercice de la vie est le combat éternel contre soi »
, et elle ne s’aperçoit pas qu’elle est en pleine contradiction avec elle-même ! Elle oublie que son héroïque Thérèse devrait, pour l’honneur de son honneur, un peu plus combattre contre les tentations de sa pitié ; que si Laurent est un fou, c’est du moins un fou incendié par la tête et qui a des éclairs lucides ; tandis qu’elle c’est bien pis qu’une folle, c’est un esprit faux et un cœur débile, toujours prêt à faire, sans aucun enthousiasme, l’exercice de la compassion en douze temps !
On comprend qu’il n’y a pas d’analyse à faire de cet exercice, horriblement monotone et prolongé dans le livre de Mme Sand. Thérèse est également infatigable dans ses dégoûts et dans sa pitié. Placée par l’auteur entre deux hommes, le forcené qui l’aime et l’insulte et avec lequel (il faut bien le dire !) elle a vécu, et un sage, mais un sage de l’école stoïque, qui lui propose de l’épouser pour la délivrer du joug honteux dont elle est brisée, elle refuse le sage, agréé d’abord, parce qu’il lui passe sur le front, à cet honnête homme, le nuage, bientôt chassé, d’une jalousie silencieuse, et elle retombe sous l’empire dégradant du forcené qui est bien pis que jaloux, lui, car il est infidèle…
Dans la conception de son sage infortuné d’Elle et Lui, Mme Sand, comme dans sa conception de Laurent, se pille elle-même. L’Américain Palmer rappelle beaucoup le Ralph d’Indiana. C’est un de ces grands cœurs philosophiques et chimériques, qui ramassent {p. 248}par les chemins du désordre les femmes tombées, mais qui voudraient bien les garder pour eux. Pour notre part, nous ne connaissons que les prêtres catholiques qui puissent ramasser avec leurs saintes mains désintéressées les femmes qui tombent, mais des philosophes ne le peuvent pas ! Ce Palmer, sans qui, du reste, le roman ne finirait point, apporte, pour le terminer, un enfant enlevé à Thérèse et qu’elle avait eu d’un indigne mari avant que l’indigne amant lui eût succédé. C’est ainsi que l’enfant vrai peut arracher du cœur de Thérèse, de ce cœur enragé ou plutôt dépravé par des besoins de maternité insatiables, l’amour faux de ce faux enfant d’amant, qu’elle s’obstine, jusqu’au dernier moment du livre, à traiter avec la lâcheté sublime que les mères ont parfois pour leurs fils !
IV §
Voilà le roman d’Elle et Lui, dans lequel on a voulu voir tant de choses piquantes, tant d’allusions, de confidences… au public, de dépositions contre un mort, tout un infini de sentiments ou de ressentiments qui n’y sont peut-être pas ! Ce qui peut en faire douter, c’est le livre même. Il n’a pas l’énergie qu’il faudrait. Dante s’y prenait mieux. Quand il mettait ses ennemis en enfer, il les y plongeait bravement et ne les appelait pas Eux ! Il ne connaissait pas les précautions, les demi-mots, les demi-jours, les demi-vengeances, les petits tripotages d’impartialité, pour {p. 249}ne pas paraître trop atroce : il avait franchement tort, il était franchement passionné, mais c’était un homme blessé, c’était un homme !
L’auteur d’Elle et Lui n’est qu’une femme, et elle n’a rien de plus dantesque que Caroline Lamb (maintenant oubliée), quand elle publia son petit roman contre Lord Byron. Selon nous, le livre de Mme Sand ne méritait pas l’anxiété qui a, dit-on, rongé la vie de ce rêveur d’Alfred de Musset, et le livre, qui n’est pas un rêve, à ce qu’il paraît, de son frère. Quelle que soit l’intention, que Dieu seul peut juger (et qu’il jugera, madame), quelle que soit l’intention qui anime en secret Lui et Elle, c’est un scandale sans doute, que ce livre, un misérable scandale, qui n’est pas fait pour agiter deux jours une saine et honnête littérature ; mais, hors cela, c’est un coup manqué !
M. Paul de Musset n’a pas cru, lui, qu’il le fût… et il a opposé roman à roman, titre à titre ; et ce n’est pas tout, à la fin du sien, qui est très-net, très-aiguisé, très-ajusté à la poitrine et dans lequel il ne dit pas de son Olympe ce que Mme Sand dit de son Laurent : « Il avait le cœur admirablement bon »
, M. Paul de Musset raconte avec un accent qui n’est pas celui de l’invention romanesque, « qu’en faisant ce récit, il n’est que l’exécuteur testamentaire d’une volonté respectée »
, et l’accent est tel qu’on le croit.
Littérairement (s’il est permis de finir par un mot de littérature en présence de livres pareils), le roman de M. de Musset est écrit avec le goût un peu sec, mais ferme, d’un homme qui a beaucoup lu les romans du dix-septième siècle et qui s’est tapissé l’esprit de leurs formes. A part toute personnalité blessée {p. 250}et saignante, c’est assurément le meilleur livre de M. Paul de Musset. Son frère lui a porté bonheur, — un triste bonheur ! car, nous l’avons dit, tout cela est triste que de pareilles publications ! L’esprit qui emporte la pièce par le mordant de l’expression marque profondément de son caractère ce livre qu’on trouvera cruel.
Mme Sand, fille en tout de Rousseau, ne reconnaît pas cet esprit-là qu’elle va subir. Elle a le talent facile, abondant, et cette simplicité coulante qui charme le bourgeois chez Rousseau ; mais l’esprit, l’esprit qu’avait Mme de Staël toujours, Mme de Girardin quelquefois, elle ne l’a jamais. Il y a une étude à faire sur le talent, selon nous beaucoup trop vanté, de Mme George Sand, à qui tout a réussi insolemment comme à une femme, dans ce pays de la galanterie française, et un jour nous la ferons complète. On y verra que, pour manquer d’esprit, on ne remplit pas toutes les conditions du génie.
Aujourd’hui, l’auteur d’Elle et Lui est seule en cause, quoiqu’elle n’y soit pas différente de la Mme Sand que nous connaissons. Eh bien ! même comme talent, son livre, à cette célèbre femme, est très-au-dessous de celui de M. Paul de Musset.
A qui la faute ? Serait-ce au sujet, serait-ce à l’auteur ? Dans tous les cas, elle est punie d’avoir touché — fût-ce d’une main plus désintéressée qu’on ne croit, — à un sujet dont elle eût dû se détourner… avec convenance. La chose est grave, il faut insister. Si le nouveau roman de Mme George Sand est une étude, purement et simplement de nature et de passion humaine, comme les romanciers ont l’habitude {p. 251}de nous en donner, la pudeur, toutes les pudeurs, la compassion, toutes les compassions, la compassion pour Lui, et même pour Elle, le respect du passé, de la mort, de l’irrévocable, la peur enfin de son immortalité d’écrivain, si elle a la faiblesse d’y croire, tout devait l’arrêter, la troubler, lui faire jeter sa plume terrifiée. Mais si ce n’était pas une étude ! Si le scandale qui glose a raison (et l’on fait croire qu’il a raison quand on intitule son livre Elle et Lui, au lieu de Laurent ou Thérèse !)………..
Eh bien ! où allons-nous ? Quelle voie ouvrez-vous ? Que va devenir la littérature ? De quels livres, de quelles escopettes ne sommes-nous pas menacés ?… Tout le monde voudra vendre après la mort la peau de quelqu’un, en l’étiquetant de manière à la reconnaître et sans dire brutalement : « C’est la peau de Monsieur tel ou de Madame telle, avec qui j’ai été si bien. »
Nous marchons déjà sur cette pente.
L’autre jour, un autre bas-bleu, très-inférieur à Mme Sand, proposait à un directeur de journal de lui faire une autre Elle avec le même Lui. Ah ! nous en aurons des Elle et Lui, des Lui et Elle, des Elle sans Lui et des Lui sans Elle ! et nous n’en finirons jamais, dans cette époque philanthropique et humanitaire, qu’en faisant le livre de « Tous ensemble »
, qui serait peut-être le plus vrai et le plus triste de tous !
M. Malot et M. Erckmann-Chatrian25 §
I §
{p. 253}D’ici à bien peu de temps, le roman, qui déborde plus que jamais, deviendra une œuvre de la plus affreuse difficulté. Pour toucher à ce genre de littérature, il faudra vraiment du génie. Fané par tant d’imaginations plus ou moins puissantes ou vulgaires, qui y touchent comme si, de talent, elles en avaient le droit, ce ne sera pas trop que du génie, — et beaucoup de génie, — pour raviver cette forme déjà usée et flétrie, sur laquelle des talents sans mâle invention {p. 254}et sans fécondité viennent passer leurs petites ardeurs. Le roman, — nous l’avons dit souvent, — est la forme fatale et dernière des vieilles littératures qui finissent, — ainsi que les hommes, — par des contes, comme elles avaient commencé.
Rien donc d’étonnant à cette précipitation des esprits vers le roman, cette forme actuellement populaire de la pensée littéraire du dix-neuvième siècle, mais rien d’étonnant non plus à son avilissement par sa popularité… Il en arrivera du roman (et dans un avenir très-prochain) ce qui est arrivé de la tragédie. La tragédie a eu ses jours d’empire et même de despotisme, comme le roman de notre temps. Autrefois, tout ce qui se croyait une destinée littéraire dans le cerveau faisait sa tragédie, identiquement comme aujourd’hui on fait son roman ou son volume de contes, car le conte, c’est le roman en raccourci…
Malheureusement, les popularités ne sont jamais bien longues, et l’amour des foules est mortel. Ce n’est pas un Racine qu’il faudrait maintenant pour ranimer la tragédie morte. Ce serait un Racine doublé d’un Corneille, et encore y parviendrait-il ?… Un jour, l’imagination publique, qui, ce jour-là, se monta la tête et fut bonne fille, essaya de ce galvanisme de désespoir quand M. Ponsard donna sa Lucrèce. Ce n’était que M. Ponsard, et la tragédie tuée resta tuée. Elle était morte, doit-on dire, sous l’étreinte d’esprits imbéciles qui n’eurent que de lâches embrassements ? Et il en sera de même du roman, si le train qu’on mène continue. Nous en sommes présentement, en matière de romans et de contes, et si près du grand Balzac encore, aux Luce de Lancival et aux Carion de Nisas. {p. 255}
Et nous ne pouvons retenir ces graves et tristes paroles en présence de livres que, chaque jour, le hasard de la publicité nous apporte… Tous romans, ou à peu près, qui font trembler de l’inanité de leur fond et de l’imitation facile de leur forme ! Tous livres auxquels on peut dire : « Vous n’êtes pas de bien beaux masques, mais c’est égal, je vous connais ! je vous ai déjà lus et vous valiez mieux. »
Les échos ont mangé les voix ! Avant-hier, c’était M. Ernest Feydeau qui répétait dans son Daniel tout le grand répertoire connu, Goethe, Chateaubriand, Byron, avec une voix de perroquet d’épicier qui changeait un peu l’accent de ces grands hommes. Hier, c ! était Mme Sand qui, dans Elle et Lui, se répétait elle-même, et qui nous resservait, sur une assiette de pâte très-peu tendre, son vieux Leone Leoni et son vieux Ralph.
Aujourd’hui, voici deux jeunes hommes (nous les croyons jeunes à leurs œuvres) qui, ne manquant pas d’un certain talent pourtant, débutent par des imitations et peut-être par des réminiscences. Nous aimerions mieux des folies ! L’un, M. Erckmann-Chatrian, nous donne un mélange bien sage d’Edgar Poe et d’Hoffmann, précipité dans une espèce d’eau blanche, qui est son genre de talent, à lui ; et l’autre, M. Hector Malot, qui, du moins, a une plus longue haleine, qui lient plus longtemps son sujet, publie, à son tour, une histoire qui fait l’effet d’un palimpseste, — d’un palimpseste dont les lettres reparaissent peu à peu, altérées, jaunies, pâlies, mais distinctes cependant, et telles qu’on les avait lues autrefois !
II §
Voyez plutôt ! — II s’agit d’amour dans le livre de M. Malot, — et son roman doit être, à son titre, quelque chose comme une trilogie, quoiqu’il ait oublié de nous en avertir, ce qui n’est pas un oubli de préface, mais un oubli de composition : — il s’agit donc d’amour ; mais est-ce un côté inexploré de ce sentiment, qui est l’infini dans nos âmes, que M. Malot a cherché et a découvert ? Nous a-t-il montré une maladie à formes nouvelles, une affection ou une combinaison inattendue d’affections, dans ce terrible principe morbide omnipotent et menaçant que nous portons dans nos poitrines et que nous appelons notre cœur ? Ses Victimes d’amour, — titre tragique et presque grandiose dans sa simplicité, — ne sont-elles que les mêmes victimes que nous avons vues tant de fois égorgées, de la même manière et avec le même couteau, ou, sacrificateur inspiré, M. Malot a-t-il innové dans le sacrifice ?
N’avons-nous pas vu déjà, — et faut-il donc dire où ?… — ces combats d’âme faible et violente entre deux amours, revenant du second au premier, hélas ! de manière à faire croire qu’il n’y a peut-être qu’un amour dans la vie, et que l’être tombé dans ce feu ne se cicatrise jamais et garde des blessures inextinguibles ! Depuis Oswald, qui, dans Mme de Staël, ne sait plus celle qu’il aime de Corinne ou de Lucile, jusqu’à la femme de Leone Leoni, qui retombe toujours à son vil coquin d’amant, comme Maurice Berthaud (le héros {p. 257}de M. Malot), femme à sa manière et de l’espèce la plus méprisable, retourne à sa vile coquine de maîtresse, n’avons-nous pas vu, — et bien ailleurs encore, l’esclavage insensé d’un cœur lâche, empoisonné pour jamais par cette première passion que notre vie a bue, comme une éponge, et dont on peut dire avec la chanson grecque : « J’ai craché sur la terre, et elle est tout empoisonnée ? ».
Dans une époque comme la nôtre, sans force de principe et sans force de volonté, je sais bien que ce misérable type d’homme ou de femme à deux amours, indésouillable du premier, ayant pris corps avec cette fange, est le type commun et presque universel ; que c’est le cri du sang, de ce sang que nous avons gâté, et que de son temps tout romancier, qui en porte le joug comme un autre homme, peut jeter ce cri à son tour ! Seulement il faudra, pour qu’on écoute et qu’on frémisse, qu’il soit jeté avec une profondeur d’accent, une âpreté de rugissement qu’on n’avait pas encore entendue ?… Est-ce le cas ici pour M. Malot ?
Le sujet accepté ou subi, car le talent, cette vibration, c’est parfois la vibration d’un horrible coup qui nous fut porté, le sujet accepté ou subi, l’auteur a-t-il au moins varié le sujet tombé dans sa tête, qui n’a pensé que sous le coup qui l’a frappée ? N’avons-nous pas vu plus travaillées et plus rutilantes qu’ici les éternelles antithèses de la femme de vingt-sept ans et de la jeune fille de dix-sept, de la femme qui sait et de la jeune fille ignorante, de la brune enfin et de la blonde, pour que la physiologie, sans laquelle nous ne pouvons vivre même littérairement, y soit ? {p. 258}
La Marguerite de M. Hector Malot, qui est la Leone Leoni en femme, a-t-elle sur sa figure, morale ou physique, un signe quelconque, grand comme une mouche, qui la distingue de toutes ces plates drôlesses qui sont partout et pour lesquelles on s’est épuisé d’invention quand on a dit qu’elles étaient belles comme Antiope, dans leur crinoline ? Le Maurice Berthaud, ce type honteux de l’enfant gâté et de l’artiste, a-t-il au moins l’originalité d’une seule turpitude à laquelle n’aient pas pensé ceux qui lèchent et pourlèchent, depuis des années, soit dans le roman, soit au théâtre, ce type accusateur du dix-neuvième siècle ?
Quand on n’est pas de force à créer un type, il faut ajouter aux types connus que l’on emploie. Or, qu’est-ce qui appartient, en propre, à M. Malot dans la conception de son Maurice Berthaud et de sa Marguerite Baudistel ?… Et autour de ces figures principales, qui sont le fond du roman, en avons-nous au moins quelques autres accessoires, plus neuves, et qui en puissent être l’ornementation ?… Le chevalier de Tréfléan, le curé Hercoët, le médecin matérialiste Michon, la mère de Maurice, la mère, cette sublime ordinaire, à laquelle j’ose demander, au nom de l’art, quelque chose de plus que la même manière de toujours se dévouer et de toujours mourir en pardonnant, ne les avons-nous pas tous rencontrés et coudoyés, non pas seulement dans la vie, mais aussi dans la littérature, et sur un pavé de littérature plus haut que celui sur lequel M. Malot les fait marcher ? Aussi, disons la vérité. Personne n’a le droit de refaire ce que Balzac a fait si bien cent fois, à moins qu’une fois on n’y mette ce que Balzac n’y a pas mis. {p. 259}
Et ce manque radical d’originalité dans le sujet et les personnages des Victimes d’amour, il est aussi dans les détails. Ainsi, par exemple, quand Maurice Berthaud s’embusque dans l’escalier des Italiens pour en voir descendre sa maîtresse, nous apercevons, derrière la description de M. Malot, passer sur le même escalier le Michel Chrétien de Balzac, qui y fait exactement la même chose, mais qui le fait de façon à éteindre le petit tableautin de M. Malot sous le flamboiement du souvenir.
Ainsi encore, quand Berthaud et son ami Martel sont menacés de périr dans la tempête, en face de tout le village de Plaurach, assemblé sur le rivage, et qu’Autren, l’homme de cœur du livre, qui prouve son cœur en se tuant, comme Werther et Stenio, se jette à l’eau pour sauver son rival, pourquoi le vaisseau de Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, vient-il projeter sa grande ombre sur la barquette de M. Malot ? et pourquoi Autren, nu jusqu’à la ceinture sur son écueil, fait-il surgir dans l’imagination, qui a le souvenir autant que le rêve, la nette image de ce matelot, nu aussi jusqu’à la ceinture, et qui, debout sur le pont du navire, demandait à genoux à Virginie l’honneur de la prendre dans ses bras et de la sauver ?… Certainement ce n’est pas là du copiage volontaire et conscient, mais il n’en est pas moins certain que le réverbérateur de toutes ces choses, dont la seule invention est de se croire un inventeur, allume en nous d’anciennes images qui ont plus de vie que les siennes et qui nous en éclairent la petitesse par la comparaison !
III §
{p. 260}Quant au style, il est évident que l’auteur des Victimes d’amour est de cette école qui part de Stendhal, qui partait lui-même de Voltaire, passe par M. Flaubert et croit être précise et positive, parce qu’elle est exacte avec une minutie atroce et d’une sécheresse strangulante, malgré tous les efforts de sa couleur. Ces efforts sont grands. M. Malot n’aurait pas de duel, lui, pour la cime indéterminée des forêts. Mais il n’aurait pas non plus ce fondu de nuances, qui se sert de l’expression abstraite pour peindre mieux. Lui peint cru et implacablement tout, jusqu’aux collets rouges des facteurs de la poste (page 140) ; il colorie avec acharnement ses daguerréotypes des moindres accidents vulgaires, mais c’est un photographe sans soleil ! Prenez la mort et l’enterrement de la mère de Maurice Berthaud, et le mariage et la procession au pardon de Saint-Guin, vous avez la relation sèche et la nomenclature d’une gazette.
Il est vrai que M. Malot ne semble guère avoir le sens des grandes cérémonies catholiques, inépuisables de poésie attendrissante et profonde. Est-il même catholique, ou est-il philosophe ? Telle est la question qu’on se fait, soit en le lisant, soit après l’avoir lu… M. Malot a eu la force d’écrire quatre cents pages sans nous révéler ce secret, mais le silence qu’il garde le trahit plus que s’il avait parlé… C’est un positif qui doit trouver le christianisme bien {p. 261}vague pour la fermeté de sa pensée. C’est un positif de raison comme de style, qui, à force de positif, a la main gourde dont parle Montaigne. S’il n’est pas grossier, il est gros, et voici quelques-unes de ses grosseurs : « Elle avait été désirée
(dit-il en parlant de Marguerite), et elle avait désiré elle-même. — Sa chair brûlante et impatiente voulait enfin jouir ! — Le mot amour lui paraissait de feu et la robe de Marguerite de plomb. Il n’osait prononcer l’un et se sentait trop faible pour relever l’autre. »
Cela n’est pas mâché, comme vous voyez, et on sait que nous ne sommes pas prude, mais nous demandons humblement, soit un peu de poésie, soit un peu de passion, pour faire passer ces franquettes d’expression qui, à froid, et dites comme cela, sont insupportables. Du reste, au milieu de ces étranges nettetés, on trouve des inexpériences et des gaucheries de nature humaine qui indiquent dans M. Malot une grande innocence de pensée. « A-t-elle ma beauté ? A-t-elle ma corruption ?… »
dit Marguerite à Maurice en parlant de la jeune fille qu’il épouse. Eh ! quelle corrompue a jamais parlé de sa corruption, à bout portant et comme un ignoble avantage ? Les corrompues de M. Malot mettent trop de corruption comme on met trop de rouge, et le novice observateur manque son effet, pour vouloir en faire trop.
La préoccupation de ce malheureux livre, où il y a de l’étude et parfois du style, mais rien de sincère, de franc et de naïvement emporté, la préoccupation se trouve partout, c’est la manie de faire de l’école hollandaise, de cette école hollandaise transportée dans la littérature, et qui les perdra tous, ces romanciers {p. 262}sans idée, qui veulent tout écrire et ne rien oublier, parce qu’il est plus aisé de peindre les bretelles tombant sur les hanches des hommes qui jouaient au bouchon (v. p. 68), que d’avoir un aperçu quelconque ou de trouver une nuance nouvelle dans un sentiment. Oui, la manie de l’école hollandaise les perdra, car, pour peindre la vulgarité et n’être pas odieux comme elle, il faut la divine bonhomie qu’ils n’ont pas, et qui est aussi rare et aussi précieuse que la puissance même de l’idéal, qu’ils n’ont pas non plus !
IV §
Si on ôtait du livre de M. Hector Malot tout ce qui appartient à notre époque et ce qui passera avec elle, toutes les choses qui sont le domaine commun pour qui plante sa plume dans un sujet moderne, et les lectures contemporaines et la langue générale des romans actuels, que resterait-il à ce communiste littéraire qui vit sur l’apport social bien plus que sur son propre talent ?… De même M. Erckmann-Chatrian.
M. Erckmann-Chatrian est aussi un communiste d’imitation. Croit-on qu’il aurait fait son livre de L’Illustre Docteur Mathéus, si Hoffmann ou Edgar Poe n’avaient jamais existé ?… Eh ! mon Dieu ! peut-être : les imitateurs, qui cherchent leur vie à toute porte finissent bien toujours par trouver quelqu’un ou quelque chose à imiter. Le livre de Contes de M. Erckmann-Chatrian a rencontré dans la critique des ingénus qui {p. 263}l’ont vanté, comme s’il allait reculer les limites du conte bouffe ou du conte fantastique ; mais l’enthousiasme de ces gens-là déposait encore plus de l’ingénuité de leur ignorance que de leur sensation, car il n’est pas douteux que si M. Chatrian avait pu naître avant qu’Hoffmann ou Edgar Poe ne l’eussent précédé, il aurait fait une bonne partie de tout l’effet qu’il ne fait pas. Mais là précisément est l’achoppement et l’enclouure. Comme M. Hector Malot et comme bien d’autres des réverbérateurs actuels, M. Chatrian n’a pas de plus grands ennemis de son livre que les souvenirs éveillés par son livre, et c’est la réminiscence qui le fait vivre qui le fait mourir !
Le livre qu’il publie aujourd’hui ne porte pas ce nom de L’Illustre Docteur Mathéus pour marquer un ensemble commun de récits, reliés sous une idée qui les embrasse dans un but unitaire de composition, mais tout simplement L’illustre Docteur Mathéus est la plus grosse pièce du recueil. Le Docteur Mathéus, vrai comme une grimace, mais n’ayant pas plus de profondeur qu’une grimace, est un Don Quichotte philosophique suivi de son Sancho qui s’en va prêchant la métempsychose, comme Don Quichotte s’en allait en guerre, et qui revient à la maison couvert de horions partout attrapés.
C’est bon et pas allemand du tout de se moquer de la métempsychose, qui est la philosophie la plus bête des philosophies bêtes, et la collection en est nombreuse ! Mais si le Don Quichotte, malgré le génie de Cervantès et les épisodes qui sont la plus belle partie de son livre, est un livre monotone, d’une gaieté de muletiers, ayant toujours le même goût d’ail et de {p. 264}proverbe, que dire de la grosse plaisanterie du Docteur Mathéus, bien moins acre et bien moins renouvelée ?…
Que dire de cette réduction de Don Quichotte en petit homme de bois de Nuremberg, avec le costume allemand d’un professeur d’Université ? M. Chatrian, en voulant imiter Hoffmann, ne lui a pas pris sa sobriété de détail et son moyen si fantastique de faire de l’effet avec un rien, une corde à violon qui casse ou une main qui prend un flacon derrière une fenêtre. Il est, au contraire, surchargé et enluminé, mais, pour peindre avec le bleu et le rouge de Toppfer, il n’a pas la naïveté vive de son enluminure. Dans les contes terribles qui suivent, en queue de singe, L’Illustre Docteur Mathéus ; L’Œil invisible, Le Requiem du Corbeau et La Tresse noire, il n’a pas non plus la sinistre fascination de cet égaré d’Edgar Poë et sa solennité mystérieuse, et c’est ainsi qu’il n’est ni l’un ni l’autre, mais qu’il est pourtant tous les deux.
Et voilà des débuts ! et probablement de la jeunesse ! Des débuts bien sages, laborieux… qui sait ? (laborieux pour imiter, il ne faudrait plus que cela !) mais, s’ils ne sont pas laborieux, honnêtement soignés dans leur facilité ! Avoir fait d’Hoffmann et d’Edgar Poë une combinaison honnête, avoir fait d’Hoffmann, l’halluciné de fumée de pipe, le nerveux suraigu, le labes dorsal qui vécut des années avec une moelle épinière à feu, et d’Edgar Poë, plus étonnant encore, d’Edgar Poë, l’ivresse la plus noire et la plus rouge qui se soit allumée jamais dans une tête humaine sans la faire éclater, le mangeur d’opium {p. 265}arrosé d’eau-de-vie, le delirium tremens devenu homme jusqu’à ce que l’homme fût entièrement tué par le delirium tremens, faire de ces deux puissants génies malades une petite créature qui ne se porte pas trop mal, et qui nous trempe l’esprit comme une mouillette dans une mixture… sans inconvénient, n’est-ce pas un début magnifique ?
Mais jeune homme voulait dire autrefois impétueux ! L’imitation, nous le savons bien, c’est par là que l’homme débute dans la vie, mais, pour peu qu’il ait de la vie, il outre le défaut de son modèle, et cette outrance, c’est l’honneur de son esprit, car c’en est la promesse ! Quand Chateaubriand, à son début, imitait Rousseau, il était plus déclamatoire, plus faux que lui, plus ardemment morbide ; il élevait les défauts de Rousseau à leur plus haute puissance, mais c’était sur ces défauts exagérés et rejetés plus tard qu’il devait monter jusqu’à la hauteur de son propre talent, à lui-même. C’est par là, par cette furie de l’imitation qui ne peut pas rester dans l’imitation, qu’il marchait… à Chateaubriand !
Pourquoi M. Hector Malot n’a-t-il pas exagéré les défauts de quelqu’un, — n’importe qui, Balzac ou un autre ! — au milieu de tout le monde littéraire qu’il rappelle ?…
Pourquoi M. Erckmann-Chatrian n’a-t-il pas essayé de forcer ou d’affoler un peu plus le fantastique d’Hoffmann ou de Poë ?… Nous l’aurions préféré, nous l’aurions constaté avec joie. C’eût été l’espoir de la sève. Mais la vie, où est-elle ? De l’imitation consciencieuse qui veut être habile, de l’imitation qui est même parfois réussie dans la dégradation de ce qu’elle imite… {p. 266}
Vous voyez qu’en fait de romans et de contes, nous, avions raison de dire que nous touchons tout à l’heure à la période des Luce de Lancival et des Carion de Nisas !
M. Armand Pommier26 §
I §
{p. 267}Voici un nom lourd à porter quand on se destine à la littérature, car c’est le nom d’un des premiers poëtes de ce temps. C’est le nom d’un des plus vaillants poètes romantiques, qui n’a pas, lui, rendu son épée a l’Académie française, comme tant d’autres, et qui est toujours l’homme de la première heure, le clairon d’or pur que rien n’a faussé, et qui joue maintenant, dans cette misérable défaite littéraire dont nous sommes les témoins, les airs à outrance du cor {p. 268}de Roland à Roncevaux. M. Amédée Pommier, l’auteur des Crâneries, des Assassins, des Océanides, du Livre de sang, des Fantaisies, et qui n’a pas eu peur (il n’a peur de rien, et il a raison !) d’écrire un poëme intitulé L’Enfer après le poëme terrassant du Dante, M. Amédée Pommier fera obstacle involontairement de sa réputation acquise à tout homme du même nom que lui et qui débutera dans les lettres. M. Armand Pommier, l’auteur de La Dame au manteau rouge, dont il va être question aujourd’hui, n’est pas un débutant littéraire ; mais, sauf erreur, c’est encore un nouveau venu. Il a déjà publié un roman intitulé La Benjamine. Il a beaucoup de chaleur dans l’esprit et dans l’expression. Il se préoccupe de la manière d’écrire, et je lui crois une grande culture intellectuelle. Qui sait même s’il n’en a pas trop ? Il en montre trop… du moins… Quand ce qu’il sait par les livres pèsera un peu moins sur sa pensée, peut-être deviendra-t-il un observateur et un inventeur comme il faut l’être, quand on aborde le roman, notre dernière ressource de rajeunissement dans la décrépitude, où nous voilà, de toutes les formes dramatiques et littéraires !
Le roman qu’il publie aujourd’hui, et qu’il intitule aussi « une histoire dalmate », rappelle par le titre le livre vanté, beaucoup trop vanté, selon moi : la Femme en blanc, de Collins. La Dame au manteau rouge, comme la Femme en blanc, est un titre sans idée, un titre tout physique. Pourquoi pas La Dame en bleu, La Dame en jaune, La Dame aux bottines hortensia, à la sous-jupe rose ? On pourrait aller loin comme cela ! Tout titre doit faire rayonner l’idée du livre qu’il exprime, à moins que, comme Clarisse et tant d’autres chefs-d’œuvre, {p. 269}qui n’ont pour titre que le nom d’un personnage, il n’introduise dans la grande famille de l’observation humaine des types qu’on invoquera toujours. Clarisse, n’est-ce pas le type et l’idéal de la prude, et de la prude anglaise ? et Lovelace (le roman de Richardson eût pu s’appeler très-bien Lovelace) n’est-il pas l’idéal de la séduction impitoyable, comme on l’entend, chez cette grande race de flibustiers ? Ce n’est pas non plus simplement par le titre que La Dame au manteau rouge rappelle la Femme en blanc : elle la rappelle aussi par la curiosité qu’elle inspire, quoique cette curiosité soit d’un ordre différent. Le livre de M. Armand Pommier est d’un intérêt très-passionné, et même très-haletant, tout le temps que, le livre dure, mais on se repent presque de l’avoir éprouvé à la fin, parce que cet intérêt n’est nullement justifié par la grandeur du résultat qu’on attendait. Le dernier mot ne valait pas la peine d’être dit.
C’est là une faute, une faute immense. Il ne faut jamais tromper l’imagination, car elle s’en venge toujours d’une manière cruelle. Elle est comme l’homme brave qu’on a surpris et à qui on a voulu faire peur. Que M. Armand Pommier se rappelle Anne Radcliffe, cette vigoureuse bâtarde de Shakespeare, qui avait tant de noirceur et de frisson vrai dans le talent. La malheureuse n’a-t-elle pas joué toute sa vie à l’attrape-minette de l’horreur ? Eh bien ! elle y a attrapé son génie et sa gloire, et l’imagination qu’elle a trompée ne lui a jamais pardonné !
Je sais bien, il est vrai, que M. Armand Pommier court une autre bordée. Il veut bien avoir son terrible, comme Anne Radcliffe, mais il ne l’a pas pour nous {p. 270}dire, en nous faisant toucher les pièces de son décor et l’habit de toile cirée de ses fantômes : Avez-vous été bêtes d’y être pris ? Je vous ai joliment filouté votre chair de poule ! Cette insolente et lugubre farce ne pouvait être jouée qu’en Angleterre, le pays de la mystification immense, la terre du hoax ! M. Armand Pommier, qui a du conteur fantastique dans sa manière, n’est pas uniquement un conteur fantastique qui veut à tout prix impressionner l’imagination par le Surnaturel et par le Mystère. Il relève de plus haut. Il est fantastique dans le détail, mais il est scientifique dans son but. C’est un romancier physiologique. Or, les défauts de son livre, que je lui demanderai la permission de signaler, viennent justement de sa prétention et de sa préoccupation d’être un romancier physiologique. Ce sera pour la Critique une occasion, cela ! de dire une fois, sous forme d’idées générales, la part qu’il faut faire à cette chose moderne et envahissante qui entre partout et pénètre tout, et monte jusque dans le roman : la Physiologie !
II §
C’est là, en effet, une question très-actuelle et très-grave, et qu’on ne peut pas écarter par une fin quelconque de non-recevoir superficielle. Bien des critiques l’écarteraient peut-être du haut d’un spiritualisme dédaigneux, mais moi, non ! Et Dieu sait si je ne fais pas pourtant le plus que je peux la guerre sans trêve et sans relâche au matérialisme, si partout {p. 271}où je l’aperçois je ne frappe pas dru sur son affreuse panse de Falstaff ! Mais la physiologie, cette grande étude des forces et des impondérables, n’est pas d’abord nécessairement matérialiste ; et, d’un autre côté, quoi qu’elle puisse être, c’est une science qui a la puissance des faits qu’elle affirme ou qu’elle recherche et dont on ne peut pas nous tenir compte, à l’heure qui sonne. Elle tient sous elle l’esprit humain ! Cette grande Inconnue à nos pères a versé, en ces derniers temps, tant de notions dans la connaissance humaine, qu’elle est certainement une formidable acquisition et un magnifique enrichissement pour toutes les facultés de l’esprit ; et l’imagination, comme les autres, a le droit, et je dirais presque le devoir, de se servir de ces notions qui tantôt ont leur certitude et tantôt leur mystère pour arriver à des effets de pathétique absolument nouveaux. C’est ce que Balzac, le plus grand romancier de notre temps et de tous les temps, sans exception, avait compris.
On ne peut pas dire précisément qu’il ait créé le roman physiologique, mais il lui donna le grand caractère que son génie donnait à tout, et par son exemple il imprima plus profondément la marque de cette influence du temps, à laquelle nul ne peut se soustraire sans s’appauvrir, à tous les romans qui suivirent les siens. Prenez-les tous, en effet, depuis les meilleurs jusqu’aux pires, et cherchez si la physiologie, si l’influence ou l’explication, ou le mystère, ou l’effet, ou le mot physiologiques, n’y sont pas visibles ou latents, sommeillants ou éveillés, à fleur ou à fond de sujet. Et même les romans qui n’étaient pas, de sujet, nettement physiologiques, ne pouvaient {p. 272}se défendre de la physiologie, ils la rasaient en une foule de choses, et ils se teignaient d’elle, en passant !
Eh bien ! ce n’est, certes, pas cela qui est un mal. C’est un bien, au contraire ! C’est un bien et un très-grand bien, puisque c’était pour les romanciers, lassés de battre le jeu de cartes toujours de la même façon, une force inespérée, une source d’effets de plus. La Critique, qui doit tout comprendre et tout embrasser, excepté le faux, la Critique, qui doit même se réjouir de ce que la science ait investi l’art d’une force nouvelle, devait non-seulement applaudir à l’influence physiologique dans le roman, et dans le roman de la moralité la plus spirituelle, mais elle devait même encourager, sous toute réserve, le genre spécial du roman, qui allait fatalement tendre à se constituer, et qu’on peut appeler le roman purement physiologique. Seulement elle devait en signaler l’écueil. Du moment, en effet, où, au lieu de mêler la lumière ou le phénomène physiologique aux faits humains pour en éclairer la profondeur — comme Shakespeare, par exemple, avant tout le monde, l’a osé d’une si admirable manière et avec tant de bonheur dans sa fameuse scène de lady Macbeth somnambule, — on va plus loin dans le sens de la physiologie, quand on se circonscrit et qu’on enferme son sujet tout entier dans le phénomène, il faut prendre garde, car le passage est dangereux ! On se retire de l’humanité pour entrer dans la maladie ! On s’enfonce dans quelque chose de formidablement exceptionnel, la monstruosité ! Et, le croirez-vous ? l’écueil de ce genre de composition sera toujours le bas prix auquel il met la curiosité et l’émotion qu’il fait naître. Ce sera toujours la facilité. {p. 273}
Oui, la facilité ; rien n’est facile comme le monstrueux, parce qu’il renverse les lois connues de la nature, et qu’il n’est jamais difficile de rêver le renversement d’une loi. Rien n’est facile comme de produire des effets, très-grands, je le veux bien, d’admiration ou de terreur, en cassant toutes les cordes de l’organisation humaine, cette lyre divinement accordée… Byron les produisit un jour dans son Vampire ; mais, on doit en convenir, même à part les vers, Conrad et Lara ont coûté plus de génie à lord Byron que lord Ruthwen, et l’émotion qu’ils produisent est d’un tout autre pouvoir sur l’imagination et sur le souvenir…
Et c’est cette facilité d’invention dans l’anormal à outrance, dans le phénomène physiologique, devenu pathologique, et devant lequel la Science elle-même se tait comme devant une question insoluble, c’est cette grossièreté dans l’étonnement ou dans la terreur que produit toute monstruosité, ardemment ou puissamment décrite, qui a perdu aujourd’hui M. Armand Pommier, malgré le talent qui agite et chauffe son roman. Il n’y prononce pas une seule fois le nom de « vampire. » Il a même des habiletés singulières pour nous voiler le dénoûment de cette histoire dalmate, dont le titre est une distraction et nous avertit trop : mais il n’en est pas moins vrai que La Dame au manteau rouge est une monstruosité à la façon de lord Ruthwen. C’est même mieux qu’une monstruosité. C’en est plusieurs. C’est une femme qui a la force musculaire du maréchal de Saxe, une beauté plus infrangible que celle de Ninon, qui n’alla modestement qu’à quatre-vingts ans en restant {p. 274}belle, la science occulte d’un Ruggieri, et la férocité voluptueuse d’un Héliogabale, avec une mysticité qui fait plus horreur que cette férocité voluptueuse, car les crimes spirituels sont les plus grands, l’Esprit devant être toujours à la tête de toutes les hiérarchies ! Tel est l’être échappant à toutes les lois et à toutes les catégories humaines, auquel M. Pommier, qui ne fait pas du tout du fantastique pour du fantastique, a prétendu nous intéresser, et, comme je l’ai dit, il nous y intéresse tout le temps qu’il ne peint que par dehors l’épouvantable créature, et que nous croyons qu’il y aura un défaut de cuirasse humaine dans cette organisation de l’enfer. Mais, quand nous savons qu’il n’y en a pas, que c’est là tout simplement un monstre, impénétrable au regard du moraliste comme au scalpel du chirurgien, l’intérêt, soulevé à l’aide d’invraisemblances prodigieuses, comme un poids difficile à enlever à l’aide de cabestans faussés, l’intérêt tombe à plat…, et on s’accuse même d’être inférieur et presque puéril de l’avoir un instant éprouvé !
III §
Un semblable résultat, du reste, est-il dans toutes les circonstances un résultat inévitable ? Si, par exemple, au lieu d’être un écrivain de talent, mais d’un talent qui n’a pas encore toute sa portée, M. Armand Pommier, l’auteur de La Dame au manteau rouge, était une de ces fulgurances incontestées qu’on appelle un homme de génie, La Dame au manteau rouge pourrait-elle {p. 275}être une grande œuvre humaine, malgré la monstruosité du sujet ? Le Génie a de si glorieuses manières de nous surprendre et de déconcerter nos prévisions ! Mais, il faut bien le dire, il n’y a pas encore, en ce moment, de pareille œuvre dans la littérature du dix-neuvième siècle, et, quand la Critique se pose cette question-là, elle se fait l’effet de se pencher sur le bord d’un gouffre…
Seulement, disons que, quoi qu’il en puisse être et quoi qu’on puisse penser du génie, qui n’a pourtant jamais dit, et qui ne dira jamais le mot de ce fat de Calonne à une femme, et qu’il trompait encore ! « Si ce n’est qu’impossible, cela se fera », la part de la physiologie dans le roman, cette part dont nous parlions au commencement de ce chapitre, demandera toujours, en tout état de cause, au romancier qui voudra la faire, une grande réserve, une prudence profonde, et en sûreté de lui-même, ce que je nomme la souveraineté de la main.
En effet, même là où j’approuve et où j’apprécie l’influence de la physiologie sur le roman, dont elle sera, dans le monde moderne, une des gloires, je dirai que, même là, il ne faut procéder qu’avec des précautions infinies, car savez-vous de quoi il retourne ? Il retourne du roman lui-même, qu’il ne faut pas tuer sous prétexte de le grandir. J’ai cité Shakespeare, et je disais quel parti ce foudroyant intuitif avait su tirer dans Macbeth du phénomène somnambulique, de ce phénomène obscur encore aujourd’hui, et qui de son temps l’était bien davantage. Mais voyez avec quelle sobriété pleine et forte Shakespeare use de ce moyen physiologique à outrance pour arriver {p. 276}à des effets de terreur écrasants ! La scène où il décrit les symptômes du somnambulisme est courte. C’est un éclair.
Évidemment, au dix-neuvième siècle, avec l’influence physiologique qui pleut sur nos têtes, avec l’empoignement de l’Imagination publique par ces questions de magnétisme contre lesquelles les plus forts d’entre nous vont à chaque instant se cogner, évidemment les romanciers et les poëtes (dramatiques ou non dramatiques) devaient avoir une autre manière de toucher à cette corde mystérieuse du système nerveux humain, dont le génie de Shakespeare a tiré une vibration si déchirante, rien que pour l’avoir effleurée ! Cela n’a pas manqué : nous avons eu Balzac. Balzac a mis sa grande main d’organiste savant et inspiré sur tout le clavier de nos nerfs, tant éveillé depuis Shakespeare ; il a frappé plus longtemps et plus largement où le doigt de Shakespeare n’avait fait que pointer ce terrible accord qui s’en ira, retentissant, glacer la moëlle de tous les siècles ; mais hélas ! ce que nous avons entendu n’était plus si beau !
Tenté par toute voie d’invention nouvelle, Balzac, l’innovateur, a, dans un de ses derniers romans27, un roman de sa maturité, fait un emploi tout moderne du somnambulisme, et malgré sa puissance d’illusion, malgré le don qui était en lui de vivifier des chimères, il a troublé l’harmonie d’une de ses plus délicieuses créations. L’intérêt humain du roman a expiré, perdu dans la curiosité pathologique d’un descripteur de phénomènes inouïs, qui, s’ils contractaient un jour {p. 277}l’éternelle clarté de la certitude, en nous donnant (comme c’est la prétention des esprits qui les interprètent), l’abolition de toute distance, la transparence des corps et la vue immédiate des âmes, changeraient toutes les conditions des œuvres humaines, d’un seul coup, et chasseraient jusque du souvenir les littératures.
Telle pourtant a été, une fois, la faute de Balzac ; de Balzac, le plus physiologiste des romanciers ! Celui de tous qui a le plus réussi dans cette découverte moderne, la physiologie appliquée aux choses de l’âme, que, très-grand spiritualiste, il a aussi et à degré égal ! Or, si Balzac a pu se tromper un jour dans la mesure qu’il faut faire à la physiologie dans le roman, dans la discrétion d’artiste consommé qu’il faut avoir quand on touche à des phénomènes qui peuvent emporter ou défigurer votre œuvre, comme ces poisons et ces phosphores contre lesquels les chimistes mettent des masques de verre et qui pourraient, en s’éclatant, leur emporter le cerveau ! si Balzac enfin a échoué, mais échoué avec prestige, — comme l’homme qu’il était pouvait échouer, — que ne doit-il pas arriver aux romanciers moins opulemment doués que lui ?… Beaucoup d’entre eux, en proie aux préoccupations d’un temps auquel ne résiste pas leur faiblesse, se sont servis dans leurs livres de cette ressource d’un merveilleux si aisé maintenant, le somnambulisme.
Le premier d’entre eux tous, à coup sûr, M. Paul Féval, n’a pas été plus heureux que les autres. Dans sa Madame Gil Blas, où j’ai noté pourtant une scène très-belle, d’un tragique très-nouveau, inspirée par la physiologie (c’est un duel, horrible d’acharnement et de {p. 278}longueur, entre deux rivaux, au bord du lit d’une cataleptique, qu’ils croient morte, et qui, rigide, les voit, lus comprend, seul les coups qu’ils se portent et ne peut faire un cri, un geste, un mouvement de paupière pour les empêcher de se massacrer sous ses yeux ouverts, immobiles, marbrifiés par la catalepsie ! Or (c’est la cataleptique qui raconte elle-même ses sensations), dans sa Madame Gil Blas, M. Paul Féval a mis, pour n’en rien rapporter de grand, la main à ce plat, tendu à tout le monde, du somnambulisme, mais le somnambulisme, depuis Shakespeare, attend toujours l’homme supérieur qui l’emploiera avec la justesse et le surprenant dans le vrai qui est le secret du génie !
Viendra-t-il, cet homme-là ?… cet homme assez fort pour se mesurer avec ce phénomène étrange du somnambulisme, en restant un artiste humain, réel, et d’un effet aussi nouveau que le phénomène dont il saura le faire jaillir ?… J’ai pris le somnambulisme comme exemple des facilités misérables qu’un phénomène physiologique peut offrir aux esprits abaissés vers les choses faciles, et de la magnifique difficulté qu’il peut présenter aux esprits vigoureusement et fièrement amoureux de la difficulté ! Mais la question que j’ai remuée ici n’est pas limitée à un seul point, n’est pas étranglée dans un seul phénomène : c’est la question du roman physiologique avec toutes ses inventions et toutes ses témérités.
Je crois que l’auteur de La Dame au manteau rouge ne l’a pas comprise. Je crois qu’en voulant maintenir jusqu’au bout sa donnée physiologique d’une monstruosité complète, il a versé dans un genre de fantastique qui sera sa punition. Son livre d’aujourd’hui {p. 279}n’ira pas plus loin dans l’impression de ses lecteurs qu’un conte d’Hoffmann ou d’Edgar Poë, et même il n’ira pas si loin, car il n’a pas le sens halluciné, visionnaire, dansant entre le jour et l’ombre, des vrais fantastiques. C’est un esprit positif, qui a même la raillerie des esprits positifs, et qui, ne pouvant la mettre dans cette effroyable histoire de La Dame au manteau rouge, qu’il faudrait appeler La Buveuse de sang, l’embusque dans le titre des chapitres de cette histoire, et très-maladroitement, selon moi. Je n’aime point ces titres gouailleurs. Ils me font douter de l’originalité sincère du livre de M. Armand Pommier. Or, ce qu’il me faut avant tout, ce sont des livres sincères.
Qu’on soit tenté par ce qui est la grande tentation des romanciers de ce temps, la nécessité de faire entrer l’élément physiologique dans le roman, et qu’on succombe parce qu’on l’y a mis à doses trop larges et mal gouvernées, c’est un malheur, sans doute, quant au résultat ; une autre fois, on trouvera peut-être le point juste qui fera le succès.
Mais si, au lieu d’être une étude, une tentative consciencieuse d’art, le livre n’est plus qu’un parti pris, une mystification, une hypocrisie dans la redite de cette vieille histoire du Vampire, qu’on déguise en femme pour qu’on ne le reconnaisse pas et parce qu’on sait l’empire des femmes ! alors la Critique, qui a commencé par poser un cas littéraire, s’interrompt, ne voulant pas être plus dupe que le simple lecteur, et dit à l’oripeau couleur de sang :
— Passe donc ! je te reconnais, vieux masque !
Et à l’auteur, qui vaut mieux que son livre :
— Repassez avec un livre vrai !
M. Ch. Bataille et M. E. Rasetti28 §
I §
{p. 281}Quelques personnes ont prétendu que sans les Misérables, qui ont, tout ce temps, absorbé l’attention publique, ce livre d’Antoine Quérard aurait recommencé le succès de Madame Bovary. La seule raison d’en douter, c’est qu’en bien des choses ces deux livres se ressemblent, et qu’il est assez rare que l’imagination se prenne deux fois au même miroir. Elle est plus fine que les alouettes… Les grands succès vrais, — car il y a les grands succès faux, comme celui {p. 282}des Misérables, tenant à des circonstances extérieures au livre, — les grands succès vrais sont toujours des impressions fraîches. Antoine Quérard ne fait point une de ces impressions-la. Ce n’est pas moi qui ai dit, mais enfin on a dit que l’Antoine Quérard de MM. Bataille et Rasetti était une Madame Bovary retournée, une Madame Bovary mâle ; et à mon sens, cela n’est pas exact, du moins dans cette affirmation et dans cette rigueur, mais je comprends bien qu’on l’ait dit. Assurément, M. Bataille, que je connais bien (je connais moins M. Rasetti), a trop de violence dans le talent et surtout trop d’amour de la violence, pour exécuter cette chose patiente, cette hypocrisie de l’esprit, — une imitation qui veut se cacher : car toute imitation a au moins la prétention de n’être pas une copie ! Seulement, il ne m’est pas prouvé, à moi, que si Madame Bovary n’eût pas été dans le monde, Antoine Quérard eût jamais paru. Il y a des esprits qui se mettent en vibration les uns par les autres ; M. Flaubert a fait vibrer M. Bataille, et la vibration a été l’Antoine Quérard d’aujourd’hui.
Et par cela seul, M. Flaubert est le supérieur et le maître, la cause étant toujours plus grande que son effet, mais M. Charles Bataille est, malgré tout, une force à sa manière, une force qui fera peut-être un jour vibrer les autres, au lieu, comme aujourd’hui, de vibrer par eux. M. Gustave Flaubert a eu sur M. Bataille cette supériorité amère des années qui fait la connaissance du cœur humain, si nécessaire au romancier. Il est un artiste très-froid, d’une concentration infinie, arrivant toujours à la chaleur par l’extrême froid, ce qui est une loi de la nature intellectuelle {p. 283}tout autant que de la nature physique ; c’est de plus un esprit analytique des plus perçants, qui a introduit l’analyse jusque dans la peinture, sans que la peinture soit morte du coup ! M. Charles Bataille, au contraire, est un jeune homme d’une ardeur extrême, que je vais tout à l’heure caractériser.
M. Flaubert a réfléchi et léché dix ans, et peut-être plus, son fameux livre de Madame Bovary, publié tard dans la maturité de sa vie et mûr comme elle. M. Charles Bataille a fait le sien impétueusement, de compte à demi avec un autre esprit (bah ! qu’est-ce que cela fait, pourvu qu’on produise ?), il a fait le sien comme il doit faire tout, cet homme aux cheveux fauves, à la face sanguine, au nez relevé du chien de chasse qui aspire le vent ! Parmi les choses positives, dont la résultante est le talent d’un homme, il n’y a rien de commun entre M. Flaubert et M. Bataille, mais il y a les négations !
C’est surtout par les négations qu’ils se ressemblent. Ni l’un ni l’autre n’a de philosophie, et ils doivent même, l’un et l’autre, en avoir le mépris. Leur principe, à l’un et à l’autre, doit être de n’avoir pas de principes, et s’ils ont des conclusions dans l’esprit, — or, le moyen de ne pas en avoir ? — de ne point les mettre dans leurs livres, sous prétexte d’art bien compris. Ainsi encore, ils n’ont pas d’idéal et ils ne se doutent point que l’idéal est dans la chose la plus vulgaire et la plus aimée d’eux, parce qu’elle est vulgaire, et qu’il ne s’agit que de l’en faire jaillir ! L’un et l’autre, pour être plus réels (croient-ils), ils oublient la réalité la plus profonde, celle de la poésie, ancrée dans le fond du cœur de toute chose. Disons {p. 284}le mot affreux, poussé à présent dans la langue, ils sont réalistes tous les deux ! Ils appartiennent tous les deux à cette École de la peinture, fausse même en peinture, en littérature, exécrable, que l’on appelle le Réalisme, et que la littérature enivrée, ces derniers temps, d’art plastique, n’a pas eu le cœur de renvoyer aux ateliers d’où elle est sortie pour venir insolemment se planter chez nous !
Tels sont les côtés communs à M. Gustave Flaubert et à M. Charles Bataille et qui leur donnent cette ressemblance à laquelle tout le monde, au premier abord, a été pris. Ce sont deux réalistes, de talent, tous deux, mais qui se perdront immanquablement tous les deux, s’ils restent dans ce bourbier du réalisme. Je crois l’avoir dit, dans le temps, à M. Flaubert. C’est, selon moi, une des choses les plus tristes de ce temps, que de voir M. Champfleury, le chef titulaire d’une École où il y a un homme comme M. Flaubert ! Or, s’il y a M. Flaubert dans cette École, il y a moyen d’expliquer qu’on y trouve M. Bataille, fait pour mieux aussi, de nature, que pour suivre M. Champfleury, ce chef de file que je ne voudrais pas cependant changer, car il peut de dégoût mettre un jour tout le monde qui le suit en fuite ; M. Champfleury dont, en somme, le talent ne se hausse qu’à faire du Balzac déshonoré !
II §
J’espère beaucoup, pourquoi donc ne le dirais-je pas ? dans la nature de M. Bataille. C’est un violent. Dans ces gens-là, il y a toujours de la ressource. Ils vont devant eux, ventre à terre, sautent de côté, se cabrent, se renversent, se retournent de tête à queue, mais ils se retournent ! La violence est presque toujours doublée en eux d’une magnifique élasticité. Eh bien ! qu’il me le pardonne, M. Bataille ! je compte là-dessus. Son tempérament nous délivrera peut-être un jour des abus de son tempérament, car M. Ch. Bataille, s’il n’y prend garde et s’il ne se met en défense, c’est l’invasion de l’esprit par le tempérament ; et, déjà, attention ! La prairie est couverte ! Il faudrait endiguer !
Voulez-vous une jolie anecdote ? M. Paul Féval, le romancier, M. Paul Féval, que j’appelle la clef des cœurs par l’ironie, répondit à l’envoi de l’Antoine Quérard, que lui avait adressé M. Bataille, par ce seul mot Spartiate « taureau ! » et rien de mieux dit. En un seul mot, c’est toute la critique de ce livre très-ardent, très-mugissant, très-terrible, mais aussi très-animal. Hélas ! trop animal ! L’auteur, qui a sa fierté après tout, a beau se mettre de la famille de Noé vis-à-vis des animaux de l’arche, purs ou impurs, il est englobé, à tout instant, par eux. Il ne lui reste d’homme que ce qu’il en faut pour manier une plume et pour raconter les amours des diverses espèces, car de personnes humaines dans son livre, avec leur libre arbitre et leur équilibre, il n’y en a point. Il n’y a que des instincts, des fièvres, des fureurs utérines, des hystéries, en somme, des animalités !
L’amour, comme le conçoit M. Bataille, n’est pas simplement une passion dans laquelle le physique déborde l’âme et l’entraîne, à la fin. Non ; c’est de {p. 286}prime saut l’invincible fatalité des sens, à la manière antique ; et que dis-je ? on le flatterait en l’appelant païen, cet Œgypan littéraire, il est bien mieux ou bien pis que cela. L’amour, vainqueur des dieux et des hommes, comme on disait à Abdère, l’amour dans le livre de M. Bataille, un instant combattu chez son docteur Quérard, un brave homme auquel il essaie de nous intéresser, et qui fait des choses que la Critique va vous raconter, mais en prenant ses précautions ; l’amour, chez tous les personnages de ce livre sanguin et matériel, ou plutôt la notion même de l’amour, dans la tête de M. Charles Bataille, n’est que la notion du satyriasis, revêtue d’une expression pourprée, pléthorique, qui veut être lyrique à toute force, et qui, sous son lyrisme artificiel, ne cache pas pour nous la honte de la chose, car l’auteur, lui, ne la connaît pas, et, quand il rougit, ce n’est pas de cela… Un tel livre, que l’expression et le bouillonnement empêchent d’être un livre à la de Sade, aurait un succès fou chez les singes, si ces messieurs lisaient des romans ; mais ce n’est pas là une raison décisive pour en avoir un parmi nous…
III §
J’ai dit que je prendrais mes précautions pour raconter le livre de MM. Bataille et Basetti ; je les prendrai et je le raconterai en quelques mots… Il faut bien que les pauvres gens qui ne demandent qu’à lire sachent de quoi il s’agit dans un livre dont on leur parlera {p. 287}certainement, parce qu’il est sur un sujet scabreux et scandaleux. Antoine Quérard est un médecin de village. Le village est la scène du roman de M. Bataille, qui a, je crois, l’honneur d’être villageois et qui connaît bien les paysans, mais comme il connaît tout, par dehors. Antoine Quérard est fort de tête comme de poignet. C’est un homme, c’est-à-dire un mâle, pour M. Bataille, qui ne voit dans l’homme que la bête puissante, et qui dédouble toujours l’humanité, fier profit pour elle !
Antoine Quérard commence par se croire amoureux d’une belle fille nommée Clémentine Picot, fille d’un vieux retraité, qui s’est fait cafetier et vend du tabac. Vous savez que pour être mis en première ligne dans les romans des réalistes, il faut être vulgaire de nom et faire des choses vulgaires ; c’est la suprême caractéristique de ces égalitaires charmants. Quand le nom et les choses sont ignobles, c’est encore mieux. Une fois marié avec cette Picot, et brouillé, à cause de ce mariage, avec un oncle, moitié bourgeois, moitié manant, qui le déshérite, il est devenu un médecin de campagne très-réussissant et très-heureux, avec une femme qui me semble à moi la vraie femme d’un homme d’action et de pensée, mais que M. Bataille, qui manque ici à son tempérament pour n’écouter que la voix d’un esprit faussé par les livres et les idées modernes, fait la galeuse de son roman.
… Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal !
Inconséquence, pour le dire en passant, d’un homme aussi homme que M. Bataille ! Il croit à l’égalité {p. 288}intellectuelle de l’homme et de la femme. Il a, lui, dans la tête, cette idée sans virilité ! Mais, oublié un moment, son tempérament se retrouve. Cette Clémentine, qu’il dit si belle, il la peint fort mal. Rubens indigéré, une telle nature brouille sa palette. Il parle de la splendeur épanouie de cette longue figure byzantine, comme si une figure pouvait être byzantine et épanouie tout à la fois. On est épanoui ou byzantin comme on est gras ou maigre, il faut choisir. Et ce n’est pas tout. Cette femme, M. Bataille nous la donne comme ayant la passion du devoir : mais qu’est-ce pour M. Bataille que le devoir dont il l’étiquette ?…
Je voudrais bien savoir ce qu’est le devoir pour un homme qui ne croit qu’à la vie, à la génération des êtres, à la reproduction et aux instincts !… Or, par cela même qu’elle a la passion du devoir… abstrait, sans doute, l’auteur, qui sait rire comme tout Ægipan, nous fait de Clémentine une caricature ! Il nous montre cette passionnée du devoir ne pensant qu’à ses bas et à sa cuisine, ce qui est un singulier grief pour M. Bataille, qui est, avant et après tout, un esprit de haute graisse, un Rabelaisien de nature, sensuel jusqu’aux sauces, entendant la ripaille comme un paysan qu’il est, et la peignant bien, et même mieux que ses paysages.
Pour mon compte, je le trouve superbe quand il veut me donner l’idée de quelque boudin crevé dans un plat… Véritablement un talent aussi entripaillé que lui aurait dû être plus doux à une cuisinière comme Clémentine. Il ne l’a point été et il l’a sacrifiée à sa jeune sœur Rosette, belle nature de femme entretenue, la mademoiselle Bovary du livre, pour laquelle {p. 289}le docteur Quérard se prend d’un amour qu’il faut bien appeler incestueux. Je l’écris donc, ce mot-là, sans aucune pruderie. D’ailleurs, si ma morale, qui n’est pas mienne, mais celle de Notre Seigneur Jésus-Christ, paraît duriuscule à d’aucuns, ma poétique a quelque hardiesse.
Ma poétique est que le droit du romancier et du poëte est de tout peindre en s’y prenant bien. Je ne crains pas plus l’inceste qu’autre chose dans un roman courageux, écrit pour les forts, et qui pourrait être d’une terrible et accablante moralité ! Seulement, pour le risquer, il faut avoir dans des proportions exorbitantes ce qui manque à M. Bataille, et même à M. Rasetti, mais principalement à M. Bataille, que je n’ai pas suivi dans les bois réels, mais dans le livre d’aujourd’hui, et qui, je l’ai dit, ne me fait pas l’effet d’avoir une autre morale que les Faunes pétulants dans le fond des bois !
Ainsi l’inceste, l’adultère en famille, avec ses transes, ses infamies, ses lâchetés, ses intimités haletantes, ses horreurs de toute espèce, voilà le sujet du livre de MM. Bataille et Rasetti. Sujet épouvantable, qu’il fallait toucher avec les mains pures, passées au charbon d’Isaïe, d’un artiste consommé. Ce ne sont pas là les quatre mains de ces messieurs. J’en connais deux parmi ces quatre, et je vous jure que le pouls y bat trop vite, que le sang les infiltre trop, que la passion y met des tremblements trop convulsifs pour avoir cette domination et cette sûreté des mains pures qu’ont les grands artistes, quand ils touchent à des sujets ardents et fangeux.
Le docteur Quérard a pour sa belle-sœur la passion {p. 290}qui conduit à tous les crimes. Une fois qu’il l’aime, il ne la séduit pas : il se jette dessus. Séduire ! allons donc ! c’est de l’âme encore ! corrompue peut-être, mais intelligentielle ; c’est de la combinaison, détestable, il est vrai, mais spirituelle et volontaire, et ce forcené de chair et de sang qui s’appelle Bataille et qui ne conçoit que comme une bataille la volupté, ne se donne pas la peine d’en chercher si long… Premier bond de dégoût pour le cœur et l’esprit, quand on lit ce livre ; premier bond suivi de bien d’autres, quand on s’obstine à cette lecture, et on s’y obstine ; la violence du talent vous tient… Pas de séduction ! Une surprise ! une surprise qu’on ne peut pardonner, même à la bête humaine, car elle devient un arrangement et le plus honteux des esclavages entre ce mâle et cette femelle que l’on nous donne pour un homme mûr et pour une jeune fille !
L’amour même, comme les auteurs semblent l’admettre un instant, l’amour virginal de Rosette pour le jeune Paul ne la purifie point, ne l’arrache point à l’abominable concubinage dans lequel elle vit avec son beau-frère. M. Bataille, l’adorateur de M. Hugo, ne croit pas comme M. Hugo aux miracles purificateurs de l’amour, et il a raison. Rosette, la concubine d’Antoine Quérard, reste donc sa concubine, mais, comme elle aime Paul et qu’elle le lui a dit, elle se dégrade de plus en plus, et, dès cette heure, elle passe à l’état de bovarisme absolu.
Voilà, en effet, le rapport intime du roman de MM. Bataille et Rasetti avec le roman de M. Flaubert ! Il y a encore d’autres ressemblances entre ces deux romans, mais elles ne sont qu’à fleur de peau, et celle-ci {p. 291}est profonde. Celle-ci accuse le servage de l’esprit dans la conception de l’héroïne d’un livre, c’est-à-dire dans son personnage le plus important. Ce personnage manque de nouveauté, et la situation seule dans laquelle il est placé diffère de la situation de Mme Bovary dans M. Flaubert. C’est là-dessus que les auteurs du livre se sont retirés. Il y a, comment dirai-je ? deux situations ou deux spectacles dans le livre d’Antoine Quérard, que M. Flaubert n’a point abordés et devant lesquels peut-être aurait-il reculé. Ce sont les deux infanticides, accomplis l’un après l’autre par le docteur Quérard. Le premier réussit, mais au second la malheureuse Rosette succombe. Il fallait bien que le roman finît, et on ne pouvait pas, quelque talent qu’on eût pour peindre ces hideurs physiques, prolonger indéfiniment le pathétique des avortements !
IV §
Tel est ce livre d’Antoine Quérard, je ne dirai pas dans sa pensée, car j’en ignore la pensée, et dont je vous ai épargné les détails. La pensée d’un livre, l’idée qu’il exprime, la notion de vérité qu’il laisse dans l’esprit, une fois l’émotion apaisée, toutes ces choses, les réalistes en font peu de cas. Peindre pour peindre, décrire pour décrire, voilà leur visée, une visée très-courte, quand on l’entend comme eux, car ce n’est {p. 292}pas la main qui peint, c’est la tête. C’est la tête qui peint avec la main ! Dans un roman d’observation humaine et sociale, vous ne pouvez pas faire abstraction de tout ce qui n’est pas l’objet même que vous devez peindre.
La morale, la religion, la métaphysique, toutes les conditions de la nature humaine intellectuelle pèsent sur vous. Elles s’infiltrent dans votre couleur, maîtrisent votre coup de pinceau ! les Réalistes restant toujours moins bas qu’ils ne voudraient l’être… Malgré l’enivrement de ce tempérament à la Mirabeau, qui fait encore sa seule individualité littéraire, M. Bataille n’arrivera jamais, je l’espère, à ce degré de bestialité délirante qui doit être pour lui l’idéal. Le livre qu’il vient de publier, ce livre révolutionnaire sans but et moraliste sans foi, n’a pas d’autre explication et d’autre signification que le bonheur de se vautrer là dedans, comme un bœuf dans un pâturage ! En dehors des sens sur lesquels il frappe, il n’existe plus comme portée. Est-il dangereux ? Tout peut l’être. La nature humaine en chute est si misérablement bâtie, que le dégoût ne sauve pas toujours du dégoûtant… Malgré l’ignominie des situations du livre de MM. Bataille et Rasetti, et malgré la pureté de l’adolescence des jeunes filles, je ne jetterais pas ce roman par-dessus les murs de leurs pensions. Je m’arrêterais. Je croirais à un danger certain. Et MM. Bataille et Rasetti auraient beau rire, comme tous les diables, de ce danger, moi, j’y croirais !
Quant aux détails du livre en question, sont-ils assez soignés, assez trouvés, assez puissants du reste, pour que l’art ait caché de son voile de prestiges les {p. 293}monstruosités du sujet ?… A mon sens, non. A bien des places, il y a l’erreur ou l’ignorance de la nature humaine, l’inconséquence, la maladresse. Antoine Quérard qui, selon les prétentions du livre, est un grand esprit, se conduit, lui, le plus souvent, la tête carrée, comme une tête vide. Par exemple, quand il introduit le jeune Paul dans sa maison et qu’il le fait vivre avec Rosette, il n’est pas seulement un être stupide, mais il devient un être impossible.
Certes, le premier venu peut planter dans sa maison un beau jeune homme qui lui vole sa femme sous ses yeux. Cela s’est vu. Le fait est commun, et les fabliaux et les comédies parlent gaiement de cette destinée des maris imprudents : mais un Antoine Quérard n’est pas un mari, c’est un amant, et un amant intelligent, coupable, plus vieux que sa maîtresse, et il répugne à sa passion même qu’il établisse gratuitement chez lui M. Paul. Qu’importe, du reste, aux auteurs ? Ce qui les préoccupe et les entraîne, c’est la passion montrée à tout prix, c’est la furie d’un tempérament qu’ils transportent d’eux-mêmes dans les personnages de leur affreux drame. Ils n’y voient plus clair. On peut dire qu’ils ont comme un coup de sang dans les yeux.
Je le lui ai dit déjà, mais je le répéterai spécialement à M. Charles Bataille, qui aujourd’hui collabore avec M. Rasetti et qui fera peut-être tout seul un autre roman demain : qu’il défende son esprit de son tempérament, s’il veut que son talent se forme et grandisse. Il pourrait avoir un jour beaucoup plus de talent, mais son tempérament, voilà l’ennemi ! Je n’ai pas d’autre conseil à donner aujourd’hui à ce fougueux {p. 294}jeune homme, à cet apoplectique de santé, de matérialité, de passion impure et brutale, et qui, pour le quart d’heure, semble bien moins relever de la plume de la Critique que de la lancette du médecin !
M. Théophile Gautier29. §
I §
{p. 295}Je viens le dernier pour parler du Capitaine Fracasse30. Tout le monde l’a loué hyperboliquement, d’une seule voix, excepté pourtant un critique que j’honore pour la fermeté de son esprit et pour son indépendance (M. Alphonse Duchesne, du Figaro), car le monde est si comiquement fait, que c’est presque une hardiesse, à cette heure, de se livrer au mouvement d’une critique vive et franche sur un livre de M. Théophile {p. 296}Gautier. En effet, ils sont comme cela trois ou quatre en France, à peu près, qui y sont regardés sérieusement comme impeccables, et sur lesquels le pays le moins disposé de sa nature au respect, le pays qui fait le plus de révolutions et gamine le plus contre ses gouvernements, n’entend pas que l’on dise un seul mot qui ne soit l’expression d’un hommage…
Depuis longtemps M. Gautier est un de ces Inattaquables officiels. Il jouit parmi les lettres d’une espèce de canonicat de popularité douce, car il ne s’y mêle rien de politique ni d’orageux, comme dans la popularité de Mme George Sand ou de M. Victor Hugo. Pour ma part, je ne crois pas l’avoir beaucoup troublée, cette popularité tranquille. J’ai toujours rendu pleine justice à M. Théophile Gautier. Quand il publia ses dernières poésies, — Émaux et Camées, — je consacrai, dans ce livre des Hommes et des Œuvres31, une longue étude à ce talent savant et laborieux. Et cependant, si aujourd’hui, à propos d’un livre qu’il m’est impossible d’admirer, je veux prendre exactement la mesure de ce talent, et si j’ose introduire mes petites réserves sur des procédés d’exécution dont je connais la profondeur et la portée, dussé-je m’adresser aux esprits les plus connaisseurs, ayant au fond la conviction que la critique que je me permets est fondée ! je n’en entendrai pas moins partir de toutes parts le cri du désarmement : pourquoi dire du mal de ce pauvre Gautier, qui est si bienveillant ? Et au nom de la bienveillance, qualité très-charmante mais nullement littéraire, je verrai s’élever contre moi une inviolabilité {p. 297}sur laquelle je ne comptais pas ! Telle est la force du préjugé et encore plus des relations, chez un peuple qui croit peut-être toujours au mot de Lafayette : « L’insurrection est le plus saint des devoirs »
, mais qui ne l’admet pas en littérature. Eh bien ! franchement, je dis que pareille chose passe la permission. Je dis que, si on se permet de telles fins de non-recevoir dans l’examen des œuvres littéraires, nous n’avons plus le droit de rire du vers de Boileau :
Attaquer Chapelain ! Mais c’est un si bon homme !
et qu’il est plus que temps, pour l’honneur de tous, d’en finir avec ce capitonnage dérisoire du même mot qu’on répète contre la Critique, surtout quand il s’agit d’un homme qui ne demande pas quartier, lui, et qui a bien assez de talent pour entendre une fois la vérité, — ce qui le changera !
Or, la vérité, — du moins pour moi, — c’est que ce livre, si longtemps attendu et présentement si exalté du Capitaine Fracasse, n’augmentera pas de beaucoup la renommée de M. Théophile Gautier. Annoncé il y a trente ans et pendant les années qui suivirent, commencé, abandonné, repris, le Capitaine Fracasse ne semble avoir été achevé par son auteur que pour n’en pas avoir le démenti, comme dit l’expression populaire. L’amour-propre de l’homme a voulu tenir un engagement de jeunesse, et de toutes les conditions qui puissent être faites à l’inspiration, je n’en connais pas de plus triste. L’inspiration est quelque chose de si intense qu’elle n’interrompt guère son travail. Elle peut mettre du temps à le faire et à {p. 298}le compléter, — Balzac mit huit ans à écrire son Médecin de campagne, — mais elle reste, couvant son œuvre comme une mère. Elle ne s’en déprend point et elle ne l’abandonne pas. Il est vrai que, pour tout autre que M. Théophile Gautier, cette interruption prolongée d’un livre qu’on a commencé équivaudrait à une mort sur pied de ce livre, mais M. Gautier n’est pas un de ces hommes qui procèdent par inspiration et qui ont l’ardente maternité de leurs œuvres. Ce n’a jamais été un esprit de vigoureuse et rapide spontanéité. C’est un écrivain d’application et d’agencement, de creusement et de volonté, lequel a la religion de Buffon : que le génie n’est qu’une patience… En raison même de ses facultés et de ses théories qui font suite à ses facultés, je crois bien que M. Théophile Gautier est peut-être le seul des écrivains actuels qui pouvait jouer sans déchet à ce jeu interrompu du Capitaine Fracasse, et l’achever aujourd’hui à peu près comme il aurait pu l’achever il y a trente ans. En effet, il a pu le reprendre pendant cette période comme un ouvrier reprend son ouvrage matériel, et, pour l’achever, il n’a pas eu plus besoin de verve qu’il n’en faut à une femme pour continuer un ancien tricot ou quelque vieux morceau de tapisserie… Et d’autant que Le Capitaine Fracasse n’est que cela !
Car ce n’est pas même un tableau. Le Capitaine Fracasse, sachez-le bien, n’est qu’un morceau de tapisserie faite d’après les tableaux, plus ou moins oubliés ou empoussiérés maintenant, de ces maîtres qu’on appelle Scarron, Mme de Lafayette, Segrais, Scudéry, Cyrano de Bergerac, et, pour mieux dire, tous les romanciers du commencement du dix-septième {p. 299}siècle, que M. Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, — monument d’archaïsme, dont l’idée ne pouvait venir qu’à un littérateur de décadence, très-habile, si l’on veut, et très-rompu aux choses du langage, mais dépourvu entièrement d’invention puissante et de toute originalité !
II §
Et il ne pouvait pas en être autrement, du reste. Excepté en poésie, où il sent et pense pour son propre compte, M. Théophile Gautier, l’ornemaniste avant tout, le descriptif qui a tout décrit et qui semble trouver que le détail matériel n’est jamais assez montré, assez accusé dans les choses, très-capable, comme il l’a quelquefois prouvé, d’écrire un conte fantastique, parce que dans ce genre-là on se permet tout, M. Théophile Gautier n’est pas doué des dons énormes du romancier ou du poëte dramatique. Il n’a ni la conception profonde et variée des caractères, ni l’intuition des situations, ni la puissance de la passion et de la vie. Même dans cette fameuse et coupable Mademoiselle de Maupin, ce sujet flétrissant, que l’auteur n’a peut-être abordé dans sa jeunesse que par amour de la difficulté vaincue, l’indécence, froide et maniérée sous le relief et le luxe des mots, manque de la vraie chaleur de la vie, et le danger d’un pareil livre vient bien moins de ce qu’on le lit que de ce qu’on le prend pour le lire. C’est la disposition des {p. 300}âmes qui l’ouvrent bien plus que la création de l’écrivain qui en fait l’immoralité et la contagion…
Or, s’il en était ainsi pour M. Gautier dans un sujet comme Mademoiselle de Maupin, je demande ce qu’il devait en être dans un sujet de roman d’une réalité plus saine, et où il ne s’agirait que de sentiments naturels ? Pas de doute que M. Gautier n’y fût juste ce qu’il a été dans son roman d’aujourd’hui du Capitaine Fracasse, c’est-à-dire un faiseur d’images inanimées, quoiqu’elles parlent et se remuent, et qui passent devant nous sans nous intéresser ni nous plaire, à travers un style que ses amis peuvent appeler un tour de force ou de souplesse, mais que je hais comme un parti pris. M. Théophile Gautier, à qui ces sortes de travestissements sont faciles (rappelez-vous la préface de Mademoiselle de Maupin), a voulu, non pour la première fois, mettre en masque ce qu’il a de mieux, ce qui fait sa personnalité littéraire, c’est-à-dire son style, et il a déplorablement réussi. Écrivant un roman dont l’action se passe au dix-septième siècle, il a mimé la langue du dix-septième siècle, qui ne vaut pas d’ailleurs celle du seizième, qu’il avait si bien reproduite dans sa préface de Mademoiselle de Maupin ; — c’est comme si Walter Scott, en écrivant Kenilworth, avait parlé la langue du temps d’Elisabeth ! Je ne vois pas ce que Kenilworth y aurait gagné ! — et il a eu un style qui, en définitive, n’a pas été plus à lui que ses personnages, décalqués, tous, de quelque souvenir.
En d’autres termes, de toutes les façons, M. Théophile Gautier a manqué la vie ! Il n’a été que le copiste d’œuvres passées dont il a cherché à reproduire le {p. 301}ton et la couleur, à très-grand’peine, et il s’est trouvé avoir fait un livre tout en réminiscences et sans personnalité virtuelle ! M. Gautier revient à chaque pas, dans son roman du Capitaine Fracasse, sur l’impression si connue que causent les vieilles tapisseries que le vent remue, que la lune éclaire et que l’ombre noie, dans les salles vides des châteaux déserts. Eh bien ! son livre d’aujourd’hui nous donne des impressions du même genre. Seulement ces impressions ne se traduisent pas de la même manière. Pour les personnages du roman, ce peut être le froid de la terreur ; pour le lecteur, ce n’est que le froid de l’ennui.
Ainsi, comme je l’ai dit déjà, l’absence d’une originalité vivante et le manque absolu de forte invention, voilà les deux décourageantes sensations que vous donne, dès ses premières pages, ce roman du Capitaine Fracasse, et qu’il vous continue par la suite ! Effet ordinaire du contraste ! Savez-vous à quoi je pensais en lisant ce livre qui a la prétention d’être un livre écrit dans l’esprit et pensé dans la langue d’un temps qui n’est plus ?… Je pensais, devant la défaite, tout naturellement à la victoire. Je pensais aux Contes drôlatiques de Balzac. Balzac aussi, comme M. Théophile Gautier, eut un jour la fantaisie d’art de faire un livre du passé dans le style du passé, et, dans le passé, il prit, pour se couler tout vivant dans son génie, le plus difficile génie auquel l’imitation pût atteindre.
Balzac eut l’incroyable puissance de se planter sur les épaules la tête de Rabelais, et même d’un Rabelais supérieur à Rabelais de toute la force de l’idéalité et du pathétique, que l’auteur du Pantagruel n’avait pas ! {p. 302}Or bien, si vous voulez savoir, — car la vie ne se discute point, — combien il est aisé de reconnaître la présence ou l’absence de la vie, dans un livre où magnifiquement elle abonde et dans un livre où elle n’est pas, comparez seulement l’œuvre de Balzac à l’œuvre de M. Théophile Gautier !
Comparez seulement les vivants, si violemment vivants et vrais, des Contes drôlatiques, aux pâles et exsangues momies habillées du Capitaine Fracasse, lesquelles font l’amour du même air, du même ton, avec la même phrase qu’elles se plaisantent ou qu’elles se battent, le long de ce fatigant roman, sans que l’auteur lui-même se départe un moment de l’emphase suspecte de son récit, dans laquelle le plaisant et le sérieux se confondent au point qu’on ne sait plus si l’auteur est réellement un romancier sincère, qui croit à ses héros et qui les aime, ou un humouriste en pointe d’ironie, qui se moque également de ses personnages et de son lecteur !
III §
Car voilà encore une troisième sensation désagréable que vous cause l’œuvre hybride et indécise de M. Théophile Gautier ! Quelle est la signification de son livre ? Quel est le sens esthétique ou moral, mais quelconque, de ce livre sans caractère tranché, fait de miettes et de petits souvenirs rapprochés, qui ne sait être nettement ni un roman d’idée, comme Don Quichotte, ni un roman de cœur, comme La Princesse {p. 303}de Clèves, ni un roman de nature humaine ou de mœurs, comme Gil Blas, ni même un roman d’aventure, comme le Roman comique de Scarron, car avec les comédiens qui emplissent le roman du Capitaine Fracasse, M. Gautier a touché à Scarron. Seulement, c’est un Scarron sérieux et solennel, qui n’aurait jamais trouvé Ragotin ! Quoique tous les genres de composition romanesque ne soient pas égaux, même devant le génie, et qu’il y ait une hiérarchie dans les œuvres aussi bien que dans les esprits, j’admets cependant que tous les genres de roman ont un intérêt assez grand pour saisir vivement la pensée et faire prendre l’essor au talent ; mais franchement, je ne vois pas très-distinctement à quel genre de composition romanesque peut appartenir Le Capitaine Fracasse de M. Théophile Gautier.
Ses amis, qui savent très-bien, eux, sans vouloir l’avouer, bien entendu, tout ce qui manque à M. Gautier, se sont faits modestes pour lui, et comme cet écrivain n’a peint ces entrailles d’où jaillissent le pathétique et la passion dans les œuvres, ils ont prétendu que le roman qu’il publie aujourd’hui n’avait jamais été, dans la pensée et le dessein mêmes de l’auteur, qu’un simple roman d’aventure. Ils ont fait plus : ils ont eu la prudence, dans les comptes rendus qu’ils ont consacrés au Capitaine Fracasse, de supprimer toute analyse de ce roman, bien sûrs qu’ils étaient d’y trouver des événements tout aussi insignifiants que les sentiments, les passions et les personnages. Il faut lire (ont-ils dit) dans le livre même de M. Gautier, pour avoir une juste idée de sa magie, les prodigieux événements de son roman d’aventure. Or, {p. 304}précisément c’est ce que j’ai fait, moi, avec toute la conscience dont je suis capable, et, en fait d’aventures et d’événements créés par une imagination souveraine, voici exactement ce que j’ai trouvé : Écoutez :
Le baron de Sigognac est le dernier descendant mâle de l’antique famille de ce nom, tombée du haut d’une splendeur historique dont les rayons remontaient aux croisades, dans une de ces ruines si profondes, qu’on peut les nommer une splendide pauvreté. Ce dernier des Sigognac vit, au fond des Landes, dans un vieux château délabré que l’auteur appelle le Château de la Misère, et qui par cela seul qu’il est une description physique faite avec cet acharnement de détails très-approprié au talent de M. Gautier, se trouve être le morceau capital et le meilleur de son roman. Il vit donc là comme un certain Edgar Ravenswood, que nous connaissons, vivait dans sa tour en Écosse, en compagnie d’un vieux domestique que M. Gautier appelle tout bêtement Pierre, et qui n’est qu’un Caleb aplati.
Un soir, une troupe de comédiens embourbée à quelques pas des quatre tourelles de Sigognac, vient frapper à l’huis de ce château délabré pour demander l’hospitalité à la faim et à la soif qui l’habitent. Heureusement qu’ils ont des provisions, ces comédiens, car ils ne souperaient pas chez le baron de Sigognac, qui vient de finir son dernier morceau de pain quand ils arrivent ; seulement, après avoir soupe de leurs propres victuailles, ils couchent sous ce toit presque croulé qu’ils préfèrent encore, contre les rigueurs du temps, à leur carriole ouverte aux vents et à la pluie. Étonnés et touchés de l’épouvantable et idéal dénûment {p. 305}de cet hôte mélancolique et digne qui leur fait un si bon visage du fond de sa détresse, ils l’engagent à se joindre à eux, qui tirent vers Paris, où il trouvera peut-être fortune, et le jeune noble y consent d’autant plus vite, qu’il se sent invinciblement attiré par une jeune comédienne de la troupe.
Tout d’abord donc, Sigognac ne pense point à se faire comédien, mais, une fois en route, son amour pour Isabelle augmentant et la troupe diminuant de l’acteur qui joue les Matamores, Sigognac s’engage à le remplacer sous le nom du capitaine Fracasse. Ici, j’ai cru, je l’avoue, un moment, que les aventures de ce soi-disant roman d’aventure allaient naître, mais je n’ai vu rien suivre de plus que ces événements assez vulgaires : quelques représentations de la troupe comique à Poitiers, l’amour furieux d’un certain duc de Vallombreuse, beau comme le jour, pour la jeune fille aimée de Sigognac avec une chasteté et un dévouement chevaleresques, le duel de Sigognac avec le duc qu’il blesse, — plus tard, l’enlèvement d’Isabelle par ce duc enragé et son contre-enlèvement par Sigognac, enfin la reconnaissance d’Isabelle par le père de ce duc de Vallombreuse à la simple vue d’une bague d’améthyste qu’il avait donnée à sa mère, et le mariage d’Isabelle et de Sigognac ! Ainsi, enlèvements, coups d’épée, pistolades, reconnaissance d’enfant perdu par le moyen d’une bague qui était la croix de ma mère au dix-septième siècle,
… Surtout l’anneau royal me semble bien trouvé !
amant tigre changé subitement en mouton, avec la {p. 306}prestesse d’un changement à vue théâtral, mariage final des amants restés vertueux, telles sont les étonnantes découvertes de M. Théophile Gautier dans son fameux Capitaine Fracasse, lesquelles étaient faites, avant ce surprenant Capitaine, dans toutes les comédies sans exception de l’ancien théâtre espagnol, italien et français ; dans toutes les Nouvelles des vieux romanciers du commencement du dix-septième siècle, et que seul un romantisme impuissant, qui travaille en vieux, quand il croit faire du neuf, peut nous donner, après trente ans de romantisme plus heureux, pour de colossales inventions ! Ici donc, — il faut bien l’avouer, — le roman d’aventure dont on décorait M. Théophile Gautier s’en va rejoindre le roman d’idée, le roman de cœur, le roman de nature humaine et de mœurs, dont M. Théophile Gautier est radicalement incapable. Sur cette simple esquisse, Le Capitaine Fracasse est fracassé et même fricassé, et, s’il a mis trente ans à naître, il ne mettra certainement pas trente ans à mourir !
IV §
Je désire ajouter un mot cependant. M. Théophile Gautier, à qui je refuse absolument aujourd’hui les qualités du romancier, — quel que soit le genre de roman qu’il conçoive ou qu’il réalise, — n’en est pas moins un des écrivains les plus caractérisés de ce temps, et, dans le sens le plus élevé du mot, un poëte. Or, c’est parce que je le tiens pour l’un et pour l’auteur {p. 307}qu’il me déplaît de lui voir perdre ses facultés dans des œuvres pour lesquelles évidemment il n’est pas fait.
Pendant le temps, le trop long temps qu’il a mis à nous écrire, dans un style qui sent à la fois son Pierre Gringoire et son Trissotin, cette chronique bravache, galante et coquebine du Capitaine Fracasse, il pouvait nous donner un recueil de vers comme La Comédie de la Mort, ou un voyage comme les voyages d’Espagne ou d’Italie. Il ne l’a pas fait, et c’est là ce qu’il faut regretter ! En règle stricte, on ne doit jamais abdiquer sa personnalité en littérature, et j’en reconnais à M. Gautier une double, très-accentuée.
Poëte, je ne le placerai point parmi les plus grands. Il est aux plus grands ce que le diamant taillé est à la rose, ce bijou de Dieu, que personne ne taille : mais écrivain, il est peut-être celui de tous qui, par un miracle de précision dans les mots, ait le plus fait ressembler l’art d’écrire avec une plume à l’art de peindre avec un pinceau. Eh bien, cette double personnalité de poëte et d’écrivain en M. Gautier, je ne la reconnais point dans le livre du Capitaine Fracasse. Au contraire, M. Gautier a mis sa coquetterie à l’y effacer !
Je n’y ai pas reconnu le poëte dans le rabâcheur des mêmes images et des mêmes comparaisons qu’on y trouve. Je n’y ai pas reconnu non plus l’écrivain au vaste dictionnaire dans le recureur d’une vingtaine de mots tombés en désuétude, entre lesquels il roule la langue de tout le monde, et c’est surtout cette disparition totale de l’écrivain et du poëte, dont l’union donne M. Théophile Gautier, sous le pédantisme maigre {p. 308}et boursouflé du grammairien et de l’archéologue, qui ont reproduit sur des types connus et glacés ce monde fantômastique du Capitaine Fracasse ; c’est cette complète disparition qui me fait repousser ce Capitaine Fracasse, que j’ai appelé une tapisserie, — une pâle et gothique tapisserie des galeries défuntes, faite avec de vieilles laines passées, et que l’avenir, — et un avenir prochain — rejettera et roulera dans le garde-meuble des curiosités inutiles !
Les Mémoires d’une femme de chambre §
I §
{p. 309}Il faut donc en parler malgré nous, de ce petit livre que le doux Jules Janin appelait, l’autre jour, bête et ennuyeux, et qui n’a pas moins son succès, je ne dirai pas comme s’il était spirituel, car ce n’est plus là une raison ! Quand il parut, il y a quelques mois, et qu’attiré par ce titre que je m’obstine à trouver très-piquant et plein de promesses, je lus cette platitude qui voulait avoir de la pointe, je me laissai aisément persuader qu’il ne fallait attacher sur chose {p. 310}de cet ordre la cocarde d’aucune critique. Puisque dans ce singulier monde de la publicité, c’est le bruit qui est tout, et non pas ce que le bruit signifie, il convenait de ne pas gratifier un livre pareil d’un bruit quelconque, même en disant ce qu’on en pensait, et je rengainai mon opinion… qui n’était pas un compliment. Je fis comme le bonhomme Fontenelle. J’avais une vérité désagréable dans la main, et je l’y gardai.
Mais à présent je vais la rouvrir ! Le succès du livre s’est fait sans moi. Le succès de bruit, entendons-nous bien ! qui est, du reste, le vrai succès pour la vanité, quand on n’a ni fierté, ni délicatesse ; et par cela seul me voilà obligé de parler. Les lecteurs de ce livre auraient le droit de me dire : « Pourquoi ne nous parlez-vous pas de ces Mémoires d’une femme de chambre dont on a tant parlé partout ?… »
Car c’est la vérité, on en a parlé ! La plus haute société n’a point dédaigné de lire ce livre bas… On a respiré avec avidité cette petite infection comme une cassolette, et on a trouvé que cela sentait presque bon… Ah ! les nez charmants qui ont trouvé cela doivent avoir de fiers polypes ! La société qui lit avec plaisir des productions de cette espèce a certainement quelque infirmité… Ce n’est plus, cela, simple affaire de littérature. C’est plus grave. C’est affaire de mœurs.
II §
Les Mémoires d’une femme de chambre ne sont, en somme, qu’un pamphlet sous forme romanesque, — {p. 311}un pamphlet dans lequel on insulte deux à trois personnes, sous des noms inventés, à travers lesquels on voit les vrais noms. Pour l’auteur de ces tristes Mémoires, le but évident, le but pourpensé et réfléchi de son livre, c’est ce coup de Jarnac du pamphlet, mais le roman y est aussi. Il y est par dessus le marché. Il y est pour bien des raisons, mais surtout parce que cette forme du roman est un excellent mur d’exposition sur lequel on peut accrocher, pour qu’on les voie mieux, ses portraits. Seulement, le roman qui pouvait être, dans ces Mémoires, charmant ou puissant, selon le genre d’esprit de l’auteur, s’il avait pénétré tout ce qu’enferme l’idée de son titre, n’y est guère qu’abject et inepte, par une de ces combinaisons comme on en rencontre encore quelquefois… Oh ! mon Dieu, oui, encore quelquefois !
Les Mémoires d’une femme de chambre ! quel titre et quel thème, en effet, à développer sous ce titre heureux ! Le Diable boiteux de Lesage, les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié, ce Shakespeare des portières, dans lesquels il y a tant de vie et de vérité pourtant, ne reposent, après tout, que sur les plus grossières inventions fantastiques ; mais les Mémoires d’une femme de chambre, qui sont aussi des Mémoires du Diable à leur façon, s’appuient sur une donnée humaine d’un tout autre intérêt et d’une toute autre réalité ! Satan, cette dernière ressource des gens damnés en littérature, n’a point à y paraître comme dans un conte allemand, et on n’y renverse pas le dessus des toits, comme on renverse, dans Le Diable boiteux, le couvercle d’une tabatière, pour voir ce qui se passe dessous !
{p. 312}Admettez qu’avec cette supériorité de donnée première, la femme de chambre des Mémoires en question fût un brin de fille… de génie, comme par exemple la Suzanne du Mariage de Figaro, quel ouvrage délicieux n’auriez-vous pas en perspective ! Quel livre pétillant, frétillant et émoustillant, pour les curiosités les plus froides et les plus rassises ! Malheureusement, il n’y a que ceux qui inventent des Suzannes qui puissent écrire leurs Mémoires, et il ne pleut pas des Beaumarchais ! Un jour, il est vrai, un seul jour de ce siècle, nous eûmes mieux que Beaumarchais, puisque nous eûmes Balzac. Mais le grand observeur, dont un pareil sujet chaussait admirablement les facultés incomparables, mais cette tête qui pensait à tout ne pensa point précisément à ces Mémoires d’une femme de chambre, qui auraient si bien trouvé la place d’un chef-d’œuvre de plus parmi les chefs-d’œuvre de La Comédie humaine, et il nous a laissé, à nous qui vivons après lui, l’occasion de bénéficier, si nous pouvons, de cette distraction de son génie.
Oui, les Mémoires d’une femme de chambre ! On peut se demander qui est capable d’écrire un livre comme celui-là dans l’état présent du personnel de la littérature ? Eugène Sue, qui avait des reins, Eugène Sue, ce portefaix littéraire, a manqué les Mémoires d’une institutrice, encore un titre plein de choses, un type et un sujet heureux ! Mais les Mémoires d’une femme de chambre, c’est-à-dire de la femelle de ce genre d’animal dont on a dit le mot resté proverbe : « Pour un valet de chambre, il n’y a pas de héros »
(et, vous le savez, la femelle de toutes les espèces est, en fait d’observation, de finesse et de tact, bien au-dessus de {p. 313}tous les mâles de la terre, même dans cette espèce supérieure de messieurs les valets !) ; mais les Mémoires d’une femme de chambre, quel livre supérieur par le sujet à tous les autres ! Quel plus excellent cadre de mœurs, de comédie humaine ou sociale ! Quelle satire possible plus amusante ou plus cruelle ! Quelle auscultation des vices et des hypocrisies du temps plus profonde ! Et notez que ce serait là un livre tout à fait nouveau, tout à fait digne du dix-neuvième siècle et des progrès du dix-neuvième siècle, car avant le dix-neuvième siècle un pareil livre était impossible.
Il n’y a que dans un temps comme le nôtre, épris et raffolant d’égalité, qu’un livre intitulé : les Mémoires d’une femme de chambre pouvait promettre et donner les jouissances démocratiques les plus vives aux esprits qui sont friands de ce genre de jouissances… Il n’y avait que dans un pareil livre qu’on pouvait rabattre — joliment et bien ! — l’orgueil des maîtres, — la plus grande ennemie d’une femme quelconque étant naturellement sa femme de chambre, de cela seul qu’elle l’est.
III §
Et de fait, ce n’était certainement pas au dix-septième siècle, ce n’était pas même au dix-huitième, que des Mémoires de femme de chambre — du moins de ceux-là que j’osais rêver, et qu’après le livre que voici j’ose espérer encore de mon temps — pouvaient jamais être écrits. Au dix-septième, et même au dix-huitième, on avait des serviteurs ignorants et fidèles, {p. 314}et fidèles peut-être parce qu’ils étaient ignorants. Je ne discuterai pas la question, pour ne pas être impertinent envers mon époque et ses lumières… On vivait alors sur les vieux reliefs de la société féodale, et il ne faut pas trop prendre au sérieux les valets de la comédie. La comédie, qui repose bien plus sur des conventions qu’on ne le croit, ne dit pas un mot de vrai avec ses valets et ses soubrettes, vieux types usés et recrépis par le génie de Molière, que les faiseurs de pièces de cette époque se sont passés de la main à la main.
Il fallait les révolutions et les progrès dont nous sommes témoins, et toutes sortes d’émancipations philanthropiques, pour que nous eussions le précieux avantage d’avoir chez nous des moralistes à nos gages et des observateurs passionnés, capables d’écrire, sur le papier pris dans nos tiroirs, leurs observations, en belle écriture américaine, avec plus ou moins d’orthographe. En fait de femmes de chambre qui pussent écrire des Mémoires, il n’y avait autrefois que des caméristes de haut parage, des femmes de chambre de maisons royales et des suivantes de princesses. Mme de Motteville, qui était à la bonne reine Anne, nous a laissé les siens. Mlle de Launay, qui était à Mme la duchesse du Maine, nous a légué un chef-d’œuvre de grâce modeste et résignée, le livre peut-être le plus naturel qui ait jamais été écrit. Enfin Mme d’Aulnoy, qui suivit Louise d’Orléans en Espagne, nous a esquissé au crayon noir sur papier rose une vue des mœurs et de la cour de ce pays, qui restera comme une peinture d’histoire, plus sinistre, je crois, que le plus sombre des Goya…
{p. 315}Plus tard, tout descendant et se rapetissant, on ne trouve plus, il est vrai, au dix-huitième siècle que l’insignifiante Mme de Haussez de chez la Pompadour. Mais la grande dame, ou du moins la femme comme il faut, était au fond de ces caméristes de princesses et même de marquises par la grâce de l’amour du Roi ! La femme de chambre véritable n’y était pas ; elle servait dans l’obscurité. Au dix-huitième siècle, on n’aperçoit encore, parmi messieurs les domestiques, que le laquais Rousseau derrière la chaise de ses maîtres, gravant dans sa mémoire, entre deux assiettes qu’il leur donne, des observations qu’il mettra plus tard dans ses Confessions. Mais Rousseau, le plus grand des génies gauches et empêtrés, n’a ni la grâce, ni le délié, ni le coup d’œil, ni l’observation intimement assassine que peut avoir une femme de chambre avec sa maîtresse. Il est épais, lourd et gourmé. Il a les yeux pleins du jaune de l’envie ; et d’ailleurs il est sensuel au point d’être toujours bêtement hors de lui à la vue du moindre corsage. Piètre observateur, pour toutes ces raisons, des mœurs de son temps, qu’il n’a point pénétrées, mais qui n’en joint pas moins le dix-huitième siècle au dix-neuvième, où des femmes de chambre pourront beaucoup mieux nous renseigner sur les mœurs de ce temps, à nous, que Rousseau sur les mœurs du sien, quand elles voudront s’en mêler.
IV §
Et, tout d’abord, en lisant le titre que voici, je pensais que l’une d’elles s’en était mêlée. Ce qu’a fait {p. 316}dernièrement en Angleterre cette fille de compagnie, cette espèce de gouvernante anglaise chez un garçon, qui a tiré de sa situation même un livre poignant de vérité, une âpre peinture des mœurs anglaises, pourquoi une femme de chambre française ne le ferait-elle pas à son tour ? Ce serait peut-être un peu moins bien écrit au point de vue littéraire, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi violent et aussi profond ?
Et si ce n’était pas une vraie femme de chambre (comme je le voudrais) qui eût écrit ces Mémoires, timbrés de sa qualité, de son impayable qualité, et qui, pour cela, semblaient nous promettre des révélations auxquelles le génie lui-même ne pourrait pas se substituer, je me disais que c’était au moins un esprit hardi, pénétrant, riche en expériences de tout genre, amères ou bouffonnes, consommé dans l’observation de la vie, cette étude qui nous mange le cœur, pour vouloir jouer ce difficile rôle de femme de chambre qui veut tout dire dans un livre, que ce livre soit, d’ailleurs, d’un moraliste de fonction, ou d’un romancier ! Je pensais au livre terrible de Swift sur les domestiques, et je me demandais si nous allions avoir affaire à un esprit de cette cruauté tigre, ou à un de ces esprits androgynes qui ont de la femme autant que de l’homme dans leur organisation intellectuelle. J’ai cité Beaumarchais ; je pensais aussi à Laclos, au monstre charmant des Liaisons dangereuses. L’homme assez souple pour écrire les lettres rouges de désir et sans orthographe de cette petite pensionnaire de seize ans qui s’appelle Cécile de Volanges pouvait peut-être écrire les Mémoires d’une femme de chambre et faire croire à leur réalité !
{p. 317}Mais l’auteur des Mémoires d’aujourd’hui n’était ni la femme de son titre, en supposant que ce ne fût pas une femme, ni même l’homme qu’il aurait fallu pour la remplacer. Elle ou lui n’était pas même capable d’une faute d’orthographe, la pauvre femme ou le pauvre homme ! Pas plus de pataquès que de génie. C’était un auteur qui voulait rester un auteur ! Tout le temps que je le lisais, cet auteur : Voilà, me disais-je, une femme de chambre qui parle comme tous les livres à couvertures jaunes que je connais, et Dieu sait, hélas ! si j’en connais ! Aussi n’ai-je été nullement surpris quand, arrivé à la dernière page de ces prétendus et impudents Mémoires, j’ai vu que la vraie femme de chambre, en supposant qu’elle existe, n’avait pas écrit et s’était contentée de donner ses notes à un littérateur, mâle ou femelle, qui en avait fait cette belle pièce de littérature !
Ce n’est que cela, en effet ! une forme qu’on a crue heureuse et qui vraiment l’était, mais à laquelle il fallait, de rigueur, joindre beaucoup de talent seulement pour la remplir, — un titre très-séduisant parce qu’il cachait une idée, — et une idée hardie, — sur laquelle on a malheureusement spéculé. Si ce livre des Mémoires d’une femme de chambre n’étincelait pas, n’éclatait pas de vérité, il n’était plus qu’une platitude, et c’est justement ce qu’il est ! Que ce soit Trissotin ou Bélise, l’être littéraire, auteur de ce livre, qui devrait être écrit par une fille d’action, brave sur le mot, mais qui ne le caresse pas, n’a pas montré que le petit bout de l’oreille. Il a attaché les deux siennes, dans toute leur longueur, au loup de velours noir qu’il a mis sur le visage de sa femme de chambre, pourtraite {p. 318}au frontispice de ce volume qui pue le faux ; et si on ne sait pas le sexe de ces deux oreilles, on en sait l’espèce, et cela suffit…
L’auteur, quel qu’il soit, n’a pas même de talent littéraire… Du moins n’en a-t-il pas montré. Il écrit en petites phrases saccadées qui ressemblent à l’expectoration fréquente d’un fumeur qui ne sait pas fumer. Il est affecté de la pituite du petit alinéa et il le crachotte. Son livre n’a pas même le genre d’esprit qui dit : « Je me moque de tout, pourvu que je place mes mots. »
Il n’a rien à placer. Il est inconsistant comme de l’écume. On dirait la mousse d’un faux vin de Champagne à trois francs, vendu chez l’épicier. Et maintenant que nous avons signalé le traquenard de son titre, nous n’ajouterions rien de plus sur le livre et sur son auteur, s’il n’y avait pas une question plus importante que l’auteur et son livre, et que ce livre impose à la Critique l’obligation de poser. Or cette question n’est point, comme on pourrait le croire, le pamphlet, l’ignoble pamphlet sous forme romanesque que j’ai laissé là, de dégoût, mais le roman lui-même, le genre de roman introduit en ces Mémoires, et qui n’est pas, il faut le dire, beaucoup plus propre que le pamphlet !
V §
Ce genre de roman est, en effet, la déjection dernière de cette littérature de cabotins, de lorettes, de filles entretenues, dont M. Alexandre Dumas fils peut {p. 319}se regarder comme le père depuis sa Dame aux Camélias. La femme de chambre du Monsieur ou de la Madame de lettres anonyme, qui n’a ni la grâce, ni la griffe, ni la vanité féroce, ni la passion, ni l’astuce, ni le sang-froid de l’espèce de femme que l’un ou l’autre a cru singer, a fait quatre conditions, comme on dit dans le langage des domestiques, chez trois lorettes et chez une princesse russe, laquelle équivaut à une quatrième lorette, puisqu’elle est une princesse pire que les trois premières !
Elle n’a donc servi, disons le mot, que chez des coquines, et cette particularité seule ôte au livre toute nouveauté, toute profondeur et toute portée, rien n’étant plus connu et plus rabâché sur les théâtres, dans les livres et dans les journaux de ce temps, que l’existence de ces dames, qui n’a rien, du reste, de bien compliqué, puisque c’est toujours le même luxe extravagant et gâcheur, la même manière de tromper et de voler leurs hommes, la même abjection d’âme et de langage, le même mutisme de sens moral et d’autres sens, et enfin la même stupidité souveraine, que je ne reprocherais pas cependant à un observateur tout-puissant de peindre encore, s’il en tirait des effets nouveaux et des choses nouvelles !
Mais n’ajouter rien à ce que nous savons et nous refaire, en l’abaissant et en l’encanaillant chaque fois davantage, La Dame aux Camélias ou Le Demi-Monde, ou le quart de monde, et s’enfoncer dans des milieux encore plus immondes et qui ne sont plus des mondes du tout, je dis que ce n’est pas là seulement amour de l’immoralité, mais, en matière d’observation, manque de regard et radicale impuissance ! Je {p. 320}dis, à propos de ce livre dans lequel je m’attendais à trouver des percées à fond sur les mœurs générales de l’époque actuelle, faites par la plume plus ou moins enragée (oui, j’allais jusque-là ! sans peur) de la femme la mieux placée pour les connaître, je dis qu’il est temps d’en finir avec ce monde écœurant de drôlesses, qui a pris tant d’importance dans les préoccupations des écrivains du dix-neuvième siècle, qu’on dirait qu’en dehors des filles, il n’y a plus en France de mœurs à peindre et de sentiments à étudier.
Et d’autant que de pareils livres, — qui m’ennuient et me dégoûtent, moi, car je pense comme M. Jules Janin, et en fait de vices je voudrais vraiment qu’on m’en servit d’un peu moins bêtes, — n’ennuient pas et ne dégoûtent point la masse des lecteurs, comme le prouve le succès de bruit dont je me plaignais au commencement de ce chapitre. Certainement je vois bien deux raisons à ce bruit d’un livre manqué, comme ces Mémoires d’une femme de chambre : d’abord le pamphlet qui s’y est embusqué, et ensuite le genre même du roman qu’on a voulu écrire. Mais le roman y est tel qu’il pouvait se passer du pamphlet et n’en faire pas moins son petit tapage.
Commencé par des livres où le talent rayonnait encore, le mal de ces misérables romans, qu’on pourrait encore appeler la Photographie de la fille au dix-neuvième siècle, se continue par les livres mal faits et s’achève (comme ici) par les livres ineptes. Le sujet seul du livre suffit pour exciter la curiosité, et, le croira-t-on ? pour la satisfaire ! Eh bien ! ne craignons pas de l’affirmer, si la Critique, oubliant ses devoirs, n’intervient pas avec une cruauté salutaire et ne donne {p. 321}pas son coup de balai vengeur à cette dépravante littérature, non-seulement l’instinct littéraire, mais aussi l’instinct moral dans l’appréciation des œuvres de l’esprit, seront avant peu, tous les deux, entièrement perdus.
M. Prosper Mérimée32. §
I §
{p. 323}Je ne connais rien de plus triste et de plus meurtrier pour l’esprit que les vocations qui se combattent. C’est, dans l’ordre intellectuel, ce que, dans l’ordre moral, est la collision des devoirs. Les Héros seuls n’hésitent pas. Ils savent toujours quel devoir doit céder à l’autre, et les Inspirés, ces héros de l’esprit, n’hésitent pas non plus ; car la vocation véritable, — j’entends celle-là dans laquelle la volonté et ses ahans ne sont pour rien, — la vocation est une despote impérieuse {p. 324}, qui n’en souffre pas une autre à côté d’elle. Elle y laisse à peine des velléités. Si M. Prosper Mérimée, l’auteur de Clara Gazul, de Colomba et de Carmen (ses meilleurs titres, dit-on, à la renommée), avait eu la grande vocation, cette vocation dominatrice et enflammée qu’on pourrait appeler l’idée fixe sans folie, on ne l’eût pas vu, au milieu de sa vie, je ne dis pas de romancier devenir historien, par la raison très-simple que, qui sait raconter le cœur de l’homme peut bien raconter le cœur des peuples, mais de romancier devenir archéologue, philologue, antiquaire, et finir en Raoul-Rochette après avoir commencé en Stendhal… M. Prosper Mérimée, dont le talent est incontestable, n’a pas été, cependant, assez maîtrisé par ce talent que je lui reconnais, pour ne pas désirer de s’en faire un autre à côté. Or, le talent qu’on se fait, comme on peut aussi se faire un visage, ne vaut jamais celui qu’on a. On sacrifie presque toujours alors des facultés réelles à des prétentions incertaines. Si M. Mérimée était resté ce qu’il était quand il débuta, et même plus tard, et qu’il eût continué de se développer dans le sens de ses facultés naturelles, nous aurions peut-être un grand romancier de plus… Au lieu de cela, nous n’avons eu qu’un homme de beaucoup d’esprit et de ressources, qui a fait toutes sortes de livres, parmi lesquels il y a des romans qu’il est temps aujourd’hui de juger.
Il est temps, en effet. Ces romans célèbres, qui ont vingt et trente ans d’existence, ont été vantés, exaltés, mais jugés, non, et je dirai pourquoi. Avec l’immobilité des jugements des hommes, tout dépend longtemps, sinon toujours, du premier moment dans la vie. {p. 325}M. Prosper Mérimée a eu le bonheur de naître à la littérature en cet instant, qui sera probablement unique dans l’histoire du dix-neuvième siècle, où la France, lasse de guerre et de politique, sembla vouloir changer de gloire, et se retourna vers les choses de l’esprit avec cette furie française qui n’a d’égale que les mollesses qui la suivent. M. P. Mérimée fut de la première levée romantique, et à dater de son théâtre de Clara Gazul, — une suite de romans dialogués plutôt que de drames, — il devint immédiatement un des esprits les plus en vue et dont la Critique espéra davantage. Comme presque tous les romantiques qui, en parlant beaucoup d’originalité, imitèrent plus ou moins quelque chose, M. Mérimée s’était teint, avec ou sans dessein, de littérature étrangère. Le Théâtre espagnol fut pour lui ce que le Théâtre anglais fut pour d’autres… Où l’originalité pure, cette tête de Gorgone pour l’esprit français, n’aurait pas réussi, M. Mérimée, avec des reflets de littérature étrangère transportés avec art et surtout avec ménagement, obtint dans la littérature de son pays une originalité relative, et ce succès de nouveauté qui est au succès du talent ce qu’est à un cerf-volant brillant et bien construit le fort coup de vent qui l’emporte. Seulement, n’oublions pas cette particularité : si M. Mérimée ressemblait à la plupart des esprits de son temps (j’excepte Balzac) par le manque d’originalité intrépide, il ne ressemblait nullement aux autres esprits de cette époque ardente, dont l’exubérance était la qualité, et l’exagération, le défaut. Lui, fut peut-être le seul sobre dans cette littérature enivrée. Il le fut naturellement, comme le chameau le {p. 326}serait dans le plus gras des pâturages. S’il exagéra quelque chose, ce fut une maigreur qui alla enfin jusqu’à la sécheresse. Lord Byron, qui craignait l’embonpoint physique, ne prenait que des biscuits et du soda water, et se mesurait tous les jours les poignets pour voir s’ils n’avaient pas grossi. M. Mérimée, qui n’avait pourtant pas à craindre l’embonpoint intellectuel, semblait appliquer à son esprit et à son style les expériences et le système de lord Byron… Si les sociétés de tempérance étaient possibles en littérature, M. Prosper Mérimée mériterait d’en être le président, et même le fondateur… Est-ce pour cette raison que le plus sec des critiques, Gustave Planche, de la Revue des Deux-Mondes, Gustave Planche, au nom providentiel, qui, en fait d’esprit, en était une, écrivit sur M. Mérimée ces articles inouïs qu’il ne recommença jamais sur personne ?… La planche avait-elle reconnu le bois dont elle aussi était faite, et se changea-t-elle en battoir pour mieux applaudir ?…
Ainsi, comptez ! Le bon moment pour naître, l’étonnant fanatisme, cela allait jusque-là, d’un critique célèbre, sans enthousiasme, mais, au contraire, habituellement difficile et hargneux, l’influence de la Revue des Deux-Mondes, aussi réelle alors qu’elle est nulle maintenant, tout, jusqu’à la rareté de ses publications, — rareté qui tenait même à la nature de son talent, — facilita la fortune littéraire de M. Mérimée. Une seule loi régit toutes choses. En littérature, c’est comme dans le monde. Si on veut faire beaucoup d’effet, il ne faut pas trop se prodiguer. Un livre de M. Mérimée devint un événement. D’ailleurs, indépendamment {p. 327}de l’Oracle de la Revue des Deux-Mondes dont il était l’Alexandre, c’étaient les amis de M. Mérimée qui tenaient partout la plume de la critique. Dans ce temps-là, on marchait en phalange, on se soutenait, on se poussait ; et, d’un autre côté, le bonheur fut si obstiné pour M. Mérimée, que, quand, plus tard, ce talent, qu’on disait si concentré, se concentra toujours davantage, et à force de se concentrer… disparut ; quand, littérairement, le conteur tarit et se fît historien et savant, de romancier et de conteur qu’il avait été jusque-là, cette évolution de son esprit lui fut, le croira-t-on, une fortune encore. On regretta le parti qu’il prenait. Le contraste des livres qu’il publia avec les romans et les contes qu’il avait publiés, servit énormément à ses premières publications, et en augmenta rétrospectivement la valeur. On alla jusqu’à croire à une abdication en pleine force. C’était une erreur. Il n’en est jamais rien. On n’abdique que quand on se voit périr. Je demande pardon de rappeler Sylla à propos d’un faiseur de livres, mais qui prouve le plus, prouve le moins. Sylla lui-même ne résilia la dictature que quand il ne fut plus sûr de la tenir. Il l’avait pourrie dans le sang qu’il avait versé… On ne renonce à son talent, comme à son pouvoir, que quand il s’en va… M. Mérimée eut-il conscience de la diminution du sien ?… Esprit ferme et rusé, plein d’entregent et de rétorsion, il se conduisit comme ces habiles coquettes qui quittent le monde avant que le monde ne les quitte, et il essaya de masquer, sous des travaux plus ou moins tourmentés d’art ou d’histoire, l’impuissance de l’inventeur qu’il sentait venir…
II §
{p. 328}D’autant que l’inventeur, chez M. Mérimée, n’avait jamais été immense. Comme inventeur, M. Mérimée n’était pas plus original et plus profond qu’il n’était abondant et coloré comme écrivain. Metteur en œuvre d’une très-remarquable vigueur de main, il n’en était pas moins un esprit privé de toute grande puissance spontanée. Il pouvait tenailler et reforger à froid des sujets qui avaient passé sur des enclumes plus brûlantes que la sienne, mais qui gardaient sous son marteau des empreintes et des contournements qu’il n’était pas de force à effacer. Pour n’en donner qu’un seul exemple : dans la Lydie de Colomba, M. Mérimée voulut refaire, en la variant, — on n’ose pas dire en la nuançant, — la grandiose figure de Mathilde de la Môle du Rouge et Noir, de Stendhal ; — de Stendhal, qu’il imita toujours et dont il avait beaucoup de choses, mais dont il n’eut jamais ce que j’estime le plus en Stendhal : l’aperçu et le piquant d’idées. Si j’avais à dire ma pensée dans un mot, je dirais que M. Mérimée est une espèce de Stendhal-Boissec ! Stendhal, lui, n’était sec que de style. M. Mérimée, comme tous les faibles qui courent cette grande aventure d’aimer les forts, a été la victime de Stendhal. Il l’avait connu dans sa jeunesse, à cette heure de la vie où nous nous faisons tous de quelque homme supérieur un idéal. Dans la Correspondance de Stendhal, publiée après sa mort, nous trouvons des lettres à M. Mérimée, qui sont des conseils de vieux pilote {p. 329}à un homme qui commence de naviguer. Que l’influence de Stendhal ait été subie ou recherchée, il est de fait que l’auteur du Rouge et Noir a planté le cachet ineffaçable de sa personnalité sur la vie de l’auteur de Colomba et de Carmen. Intellectuellement, il lui donna de sa crudité verte, de sa puissance de réalité poignante et basse, de son athéisme affreusement net, et de son insouciance absolue de la moralité humaine. Dans la vie littéraire (il ne peut être question ici que de celle-là), il lui donna encore de ces petits procédés sans bonne foi, qu’on pourrait appeler les coquetteries de la publicité. L’auteur de La Guzla, qui nous apprend, dans la préface de la seconde édition de cet ouvrage, qu’il s’est amusé à mystifier le public en traduisant un livre qui n’a jamais existé, et qu’il a écrit de manière à ce que les plus savants de l’Europe y ont été pris, tout simplement pour l’avoir poudré, ici et là (Macpherson à trop bon marché !), de quelques mots illyriens, pris au hasard dans le dictionnaire, n’est pas plus un mystificateur sérieux que Stendhal, quand il signait ses articles du plus fin acier : COTONNET… Du reste, cette ressemblance avec Stendhal, qui saute aux yeux quand on lit M. Mérimée, confirme ce que nous avons dit, au commencement de ce chapitre, sur l’absence de vocation profonde en ce romancier de volonté et de parti pris… Un homme de vocation profonde n’imite personne. L’imitation peut être un culte, elle n’est jamais une vocation. Sans doute, il y a toujours, et souvent dans une très-large mesure, des analogies d’organisation entre l’imité et l’imitateur ; mais ces analogies d’organisation sont-elles assez {p. 330}marquées entre l’auteur de Colomba et l’auteur de Rouge et Noir, pour qu’on ne puisse poser la question terrible qui supprime un homme : Qu’aurait été M. Mérimée si avant lui Stendhal n’avait pas existé ?…
Ce qu’il aurait été ?… Oh ! certainement quelqu’un de fort diminué, mais pourtant d’existant encore… Stendhal manquant, je ne crois pas du tout que M. Mérimée eût été impossible. Au lieu de Stendhal, il aurait imité quelque autre ! C’est surtout à propos de ces esprits imitateurs qu’il faut rappeler l’incorrecte mais énergique expression proverbiale : « un de perdu, deux de retrouvés ! »
M. Mérimée, esprit excessivement cultivé, talent venu en pot, bien plus qu’en pleine terre, n’a-t-il pas commencé par s’inspirer du théâtre espagnol et à mêler du Musset et du Lesage dans l’imitation qu’il en a faite ?… Depuis, ne s’est-il pas inspiré de la poésie des chants de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, pour nous donner une fausse poésie illyrique ?… Et au moment même où Stendhal devait agir et agissait le plus fortement sur sa pensée, n’a-t-il pas tenté d’imiter aussi Walter Scott, dans la Chronique de Charles IX ?… Avec sa vaste littérature, M. Mérimée n’aurait jamais manqué de sources d’inspiration étrangère et de modèles à imiter, comme il les imite, en les réduisant, car le trait caractéristique de l’imitation sans enthousiasme, mais sans entraînement, de M. Mérimée, c’est d’ôter beaucoup à ce qu’il imite, dans un but de netteté et de précision… M. Mérimée grave ce que les autres ont peint, mais en en retranchant la moitié. Il n’a de goût ni pour les opulences de la pensée, ni pour les fantaisies de la forme. Il est anti-poëte et {p. 331}anti-rêveur. C’est un esprit français, mais sans les grâces françaises. Il aime la clarté et la concision, la ligne la plus courte d’un point à un autre ; il a enfin ce que j’appellerais volontiers les facultés militaires de l’esprit, qui ne sont nullement les grandes facultés artistiques ! Or, ce qu’il est par lui-même, il l’est encore lorsqu’il imite, et c’est là son genre de personnalité. Son imitation n’est jamais servile. Que dis-je ? elle est armée. Il imite, mais un sécateur à la main.
III §
Telle est donc, en la cherchant bien, — car il faut la chercher, — la personnalité du talent de M. Mérimée. Elle est mince, diront les esprits exigeants. Peut-être, mais elle est. En général, les imitateurs sont dupes de l’admiration qu’ils ont pour leurs modèles, et ils en poussent jusqu’à l’extrême encore plus les défauts que les qualités. M. Mérimée, au contraire, par le fait seul de la nature de son esprit, qui conserve toujours la froideur de l’analyse et le vouloir du procédé, M. Mérimée coupe dans les uns et dans les autres, et arrive, en faisant ainsi, à ces petites compositions qui ont la netteté et le mordant du trait, et qui entrent dans l’esprit comme un canif bien affilé entre dans la chair. Je ne crois pas M. Mérimée capable de remuer les masses d’une grande composition et d’en ériger l’ordonnance, et il ne le croit peut-être pas plus que moi, car il ne l’a jamais tenté. Tout ce qu’il a fait est court, de peu de développement, et d’un récit plus ramassé que rapide {p. 332}. Colomba et la Chronique de Charles IX, qui sont ses œuvres les plus longues, ne dépassent pas un volume. Son Théâtre de Clara Gazul en a plusieurs ; mais il se compose de beaucoup de pièces dont la plupart n’ont que l’étendue de ce qu’on appelle un lever de rideau. La double Méprise, Le Vase étrusque (l’œuvre que je préfère parmi toutes les œuvres de M. Mérimée) ne sont que des nouvelles. Carmen elle-même ne demande pas plus d’une heure de lecture, et il y a plus : comme en condensant, il obéit à la nature d’un esprit qui peut pincer avec des doigts nerveux, mais qui ne saurait étreindre à pleins bras, c’est le plus court qui vaut le mieux chez M. Mérimée, pour le connaisseur comme pour le public. En France, où l’on est si pressé et où l’on galvaude, en les galopant, toutes les sensations et toutes les idées, la brièveté des compositions de M. Mérimée a été une raison de plus dans ce vieux succès sur lequel il vit toujours et qui ne lui a jamais été marchandé. Une autre raison encore de ce succès chez le peuple de vaudevillistes, que nous avons le bonheur d’être, c’est la simplicité de la donnée de ces petits romans, tout en action extérieure, d’un sentiment brutal ou sinistre, et racontés avec cette impassibilité de roué qui aura toujours, en France, pays de vanité, un immense empire. Littérairement, en effet, M. Mérimée est un roué. Athée, comme on l’était au xvie siècle et comme l’était Stendhal, son maître, il affecte la scélératesse dans le ton et ne serait pas fâché, j’en suis sûr, de passer pour un petit Borgia littéraire. Il veut la mort sans phrases en littérature, comme Fouché la voulait en politique ; mais en littérature il faut {p. 333}des phrases (et par des phrases, je n’entends pas de la rhétorique !). Car, après tout, le style, c’est-à-dire la pensée, qui a besoin d’éclater et de se répandre, fait d’autant plus de phrases qu’elle a plus besoin de se répandre et d’éclater !
IV §
Ainsi, esprit aride qui promène son aridité sur la planturosité des autres, voilà, en un mot, tout M. Mérimée, et encore faut-il cette réserve qu’il ne brûle pas en desséchant. L’auteur de La Double Méprise donne ce démenti à la physiologie. Je ne connais rien de plus froid que lui, même quand il est brutal, sa seule manière d’être chaud. La passion ! il la photographie, mais elle ne lui insinue jamais dans l’imagination cette lumière interne des vrais peintres, plus vraie que l’autre lumière, a travers laquelle ils peignent tout. Esprit exact, ne se préoccupant que de matérielle exactitude, M. Mérimée arrive, sans sourciller, aux résultats quelconques, immoraux ou criminels, de la passion, mais vous en chercheriez en vain dans ses œuvres les cris, les bouillonnements et les larmes. Excepté l’étreinte (qui dure le temps d’une étreinte de Mme de Turgis dans la Chronique de Charles IX), il n’y a, dans les romans de M. Mérimée, que des coups de pistolet et des coups de couteau. Or, ce ne sont pas de tels dénoûments qui intéressent l’esprit, mais ce qui y mène !… Le dénoûment donc, sanglant ou non, d’ailleurs, est trop exclusivement la grande affaire de ce matérialiste qui {p. 334}abrège, de ce conteur distingué, mais qui sacrifie aux esprits vulgaires… rien n’étant plus vulgaire dans les choses de l’esprit que la curiosité du dénoûment. C’est là, selon moi, le grand reproche à adresser à M. Mérimée, qui n’est pas seulement sec de nature, mais qui l’est encore de système, et il faut d’autant plus insister sur ce reproche qu’il existe à cette heure beaucoup d’esprits assez intéressés à proclamer que le sans ornement et la brièveté sont la force. Ils le sont quelquefois. Ils ne le sont pas toujours… Pour les historiens observateurs qui s’occupent de la mystérieuse filiation des esprits, M. Mérimée est un des grands parents de ce que j’oserai appeler en littérature : l’École des Pauvres. Il a commencé avec talent dans le roman ce qu’un homme de talent aussi, M. Alexandre Dumas fils, parachève présentement dans le drame, le décharmement de tout ce qui n’est pas l’action même. Tous deux ont fait prendre pour de la richesse une pauvreté de leur esprit, et de petits critiques à la suite… de tout succès ont dégagé une poétique de ce qui n’était qu’une indigence. Comme conteur, on n’a pas de trop plein ; on n’a pas les longueurs sublimes de Richardson et de Walter Scott. Comme poëte dramatique, on n’a point la verve profonde de Molière ou l’esprit étincelant de Beaumarchais. Eh bien ! c’est de ne pas les avoir qui est un mérite. Le roman et le drame vont mieux, allégés de ces charmantes et magnifiques inutilités. Tout faire tenir sur une carte de visite, comme le voulait Richter, voilà l’idéal !… A ce compte-là, s’il fallait l’admettre, l’art du roman ne serait plus que la puissance « de bâtir un Alhambra sur une pointe d’aiguille »
, {p. 235}et l’art dramatique, composé autrefois de caractères, de passion et d’esprit — le plus que l’on pouvait en mettre, et on n’en mettait jamais assez ! — ne serait plus, à son tour, qu’une petite mécanique plus ou moins ingénieusement construite, une espèce de tourniquet à émotions, qu’on serrerait d’autant plus fort qu’on voudrait en finir plus vite… Seulement, disons-le, si l’art n’est conçu que comme une opération chirurgicale, — non nécessaire, — et que plus tôt c’est terminé, mieux ça vaut, pourquoi commencer ?… Logiquement, cela vous mènerait à écrire en style de télégraphe, — puis, — à ne plus écrire du tout !
V §
Comme on le voit, je n’ai voulu, en cette étude, juger M. Mérimée que comme romancier. L’autre Mérimée, l’homme de la double vocation, l’historien et l’antiquaire viendront ailleurs… En ces derniers temps, celui-ci a publié deux livres d’histoire, où la vocation de l’ancien romancier, — indécise comme toute vocation partagée, — se trahit encore dans le choix des sujets qu’il a essayé de traiter. Il est évident, en effet, que l’imagination de l’auteur de Carmen et de la Chronique de Charles IX se reconnaît, quoique affaiblie, dans les sujets qui l’ont attiré, et qui sont, à coup sûr, les sujets les plus romanesques de l’histoire. La vie des Faux Démétrius de Russie, cet imbroglio dramatique, cette mystification pour tout un peuple, cette sanglante et incroyable comédie, {p. 336}deux fois recommencée et toujours avec le même prestige, avec la même force d’illusion, l’histoire des Cosaques d’autrefois, ce poëme dix mille fois plus poétique que le Corsaire de lord Byron, et qu’un Byron seul, doublé d’un Hogarth, pouvait raconter, ont été écrites par une plume qu’elles n’ont pas réchauffée, et qui avait plus de netteté et de tranchant autrefois, quand elle écrivait des romans bien moins romanesques que ces histoires. Rien, pourtant, ne semble avoir manqué à M. Mérimée, ni la science des faits et du pays, ni la connaissance de la langue russe, ni l’occasion de l’imitation qui lui est si chère, ni le talent qui se roidit pour être plus ferme, et qui croit se muscler en se faisant maigrir. Il a eu tout… excepté ce qu’il fallait pour l’histoire, comme pour le roman, — la grande vocation, — la vocation incompatible, et qui, par cela seul qu’elle est incompatible, ne peut être qu’une, — jamais deux !
{p. 336}Il faudrait peut-être rappeler ici que nous avons mis le nom du xixe siècle à la tête du livre intitulé : Les Œuvres et les hommes. Quoique la littérature française tienne pour nous, Français, la plus large place dans la littérature de notre temps, et que cet ouvrage soit plus particulièrement consacré à la littérature française, cependant, quand, dans les autres littératures contemporaines, marquera, à tort ou à raison, une œuvre ou un homme, nous les regarderons par dessus leur frontière… A quoi bon, d’ailleurs, parler de frontière ? L’originalité des races et des institutions n’est plus. Malheur énorme pour l’imagination ! à une certaine hauteur, toutes les sociétés se ressemblent. Quand on dit littérature française, littérature anglaise, littérature russe, etc., peut-être n’est-il plus temps d’entendre que LITTERATURE EUROPEENNE, tant à l’exception des langues qui entreront aussi un jour dans la mêlée universelle, les littératures modernes sont en train de faire de l’unité monstrueuse dans leurs conceptions et leurs manières de sentir !
Edgar Poe33 §
I §
{p. 339}C’est le roi des Bohêmes ! Edgar Poe est bien le premier et le meilleur, à sa manière, de cette littérature effrénée et solitaire, sans tradition et sans ancêtres… prolem sine matre creatam, qui s’est timbrée elle-même de ce nom de Bohême qui lui restera comme sa punition ! Edgar Poe, le poète et le conteur américain, est à nos yeux le Bohême accompli, le Bohême élevé à sa plus haute puissance. Né dans ce tourbillon de poussière que l’on appelle, par une {p. 340}dérision de l’histoire, les États-Unis34 ; revenu, après l’avoir quittée, dans cette auberge des nations, qui sera demain un coupe-gorge, et où, bon an mal an, tombent cinq cent mille drôles plus ou moins bâtards, plus ou moins chassés de leur pays, qu’ils menaçaient ou qu’ils ont troublé, Edgar Poe est certainement le plus beau produit littéraire de cette crème de l’écume du monde. Et c’était logique et justice que le plus fort de tous les Bohêmes contemporains naquît au sein de la Bohême du refuge et du sang-mêlé de toutes les révoltes !
Individuel comme un Américain, n’ayant jamais vu que le moi par lequel il a péri, comme ils périront eux aussi, Edgar Poe fut, parmi ses compatriotes démocrates, le Bohême de l’esprit aristocratique. Dans le pays de la plus cynique utilité, il ne vit que la beauté, la beauté par elle-même, la beauté oisive, inféconde, l’art pour l’art. Rien ne peut se comparer à l’amour violent qu’il eut pour elle. M. Victor Hugo, traître à cet art pour l’art qui ne fut jamais pour lui qu’une religion de préface, et qui, en vieillissant, a livré sa Muse à de bien autres préoccupations ; M. Victor Hugo, même aux plus chaudes années de sa jeunesse, est bien tiède et bien transi dans son amour fanfaron de la forme et de la beauté, en comparaison d’Edgar Poe, de ce poëte et de cet inventeur qui a la frénésie patiente, quand il s’agit de donner à son œuvre le fini… qui est son seul infini, hélas ! A coup sûr, jamais les doctrines, ou plutôt l’absence de doctrines {p. 341}que nous combattons : l’égoïsme sensuel, orgueilleux et profond, l’immoralité par le fait, quand elle n’est pas dans la peinture et dans l’indécence du détail, le mépris réfléchi de tout enseignement, la recherche de l’émotion à outrance et à tout prix, et le pourlèchement presque bestial de la forme seule, n’ont eu dans aucun homme de notre temps, où que vous le preniez, une expression plus concentrée et plus éclatante à la fois que dans Edgar Poe et ses œuvres.
Étudier la Bohême sur cet homme, ses livres et ses procédés, c’est donc étudier la maladie sur le plus puissant organisme qu’elle ait ruiné en quelques jours. Que nous servirait de l’étudier sur quelque impuissant ou quelque noué ? Prenons-la où elle fit vraiment un ravage. Pour mieux montrer l’abjection de la Bohême littéraire, nous choisirons son plus beau cadavre. On verra plus nettement la cause de la ruine sur cette noble chose démolie. C’est là presque un deuil, en vérité, car Edgar Poe pouvait être quelque chose de grand et il ne sera qu’une chose curieuse. Il y a plus triste que le talent foudroyé, c’est le talent qui se fourvoie, et qui meurt de s’être fourvoyé.
II §
Il était né poëte, Edgar Poe. Tels qu’ils sont, violemment manqués, mais portant la trace à toute page d’une force inouïe, les livres que la traduction de M. Baudelaire nous a fait connaître, ne permettent {p. 342}pas d’en douter. C’était, de nature, un vrai poëte, une incontestable supériorité d’imagination, faite pour aller ravir l’inspiration aux plus grandes sources ; mais il n’est pas bon que l’homme soit seul, a dit le saint Livre, et Poe, ce Byron-Bohême, vécut seul toute sa vie et mourut comme il avait vécu, — ivre et seul ! L’ivrognerie de ce malheureux était devenue le vice de sa solitude. Quoique marié (son biographe ne nous dit pas à quel autel) quoique marié à une femme qu’il aima, prétend-on, — mais nous savons trop comment aiment les poëtes, — la famille ne créa point autour de lui d’atmosphère préservatrice. Or, comme le talent, ne nous lassons point de le répéter, est toujours moulé par la vie et la réverbère, Edgar Poe, l’isolé, exploita pendant toute la sienne les abominables drames de l’isolement. Sous toutes les formes que l’art — cette comédie qu’on se joue à soi-même, — cherche à varier, mais qu’en définitive il ne varie point, Edgar Poe, l’auteur des Histoires extraordinaires, ne fut jamais, en tous ses ouvrages, que le paraboliste acharné de l’enfer qu’il avait dans le cœur, car l’Amérique n’était pour lui qu’un effroyable cauchemar spirituel, dont il sentait le vide et qui le tuait.
Au milieu des intérêts haletants de ce pays de la matière, Poe, ce Robinson de la poésie, perdu, naufragé dans ce vaste désert d’hommes, rêvait éveillé, tout en délibérant sur la dose d’opium à prendre pour avoir au moins de vrais rêves, d’honnêtes mensonges, une supportable irréalité ; et toute l’énergie de son talent, comme sa vie, s’absorba dans une analyse enragée, et qu’il recommençait toujours, des tortures de sa solitude. Évidemment, s’il avait été un autre {p. 343}homme, il aurait pu combler, avec des affections fortes ou des vertus domestiques, cette solitude qui a fait pis que de dévorer son génie, car elle l’a dépravé. Seulement, pour cela, il lui eût fallu le bénéfice et le soutien d’une éducation morale quelconque, et l’on se demande avec pitié ce que fut la sienne, à lui, le fils d’une actrice et de l’aventure, dans une société qui a trouvé, un beau matin, les Mormons, au fond de ses mœurs !
On se le demande, sans pouvoir y répondre. Le biographe d’Edgar Poe ne le dit pas et peut-être ne s’en soucie guère ; mais le silence de sa notice sur l’éducation morale, nécessaire même au génie pour qu’il soit vraiment le génie, genre d’éducation qui manqua sans doute à Edgar Poe ; et d’un autre côté, le peu de place que tiennent le cœur humain et ses sentiments dans l’ensemble des œuvres de ce singulier poëte et de ce singulier conteur, renseignent suffisamment, — n’est-il pas vrai ? — sur la moralité sensible ou réfléchie d’un homme qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, — la curiosité et la peur.
III §
Était-ce donc la peine d’avoir tant de facultés en puissance ? La curiosité et la peur ? Quoi ! dans ces Histoires extraordinaires, qui le sont bien moins par {p. 344}le fond des choses que par le procédé d’art du conteur, sur lequel nous reviendrons, et qui est, à la vérité, extraordinaire, il n’y a rien de plus élevé, de plus profond et de plus beau, en sentiment humain, que la curiosité et la peur, — ces deux choses vulgaires ! — La curiosité de l’incertain qui veut savoir et qui rôde toujours sur la limite de deux mondes, le naturel et le surnaturel, s’éloignant de l’un pour frapper incessamment à la porte de l’autre, qu’elle n’ouvrira jamais, car elle n’en a pas la clef ; et la peur, terreur blême de ce surnaturel qui attire, et qui effraye autant qu’il attire ; car, depuis Pascal peut-être, il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe !
Tel est le double caractère du talent, de l’homme et de l’œuvre que la traduction française, qui est très-bien faite, nous a mis à même de juger : la peur et ses transes, la curiosité et ses soifs, la peur et la curiosité du surnaturel dont on doute, et, pour l’expliquer, toutes les folies d’une époque et d’un pays matérialiste qui effraye autant qu’il attire. Tout cela est agité, orageux, terrible, presque fou, et peut faire passer un frisson sur la peau et sur l’âme, mais n’y entre pas, si l’on a une croyance solide, une foi religieuse, une certitude. Tout cela, — des contes d’ogre pour des enfants qui se croient des hommes, — n’a qu’une prise d’un moment sur l’imagination du lecteur, et manque, comme impression d’art, de profondeur et de vraie beauté. Ce n’est point là la peur, la peur cabrée, renversée, glacée de Pascal. La peur de Pascal ne déshonore point cet épouvanté {p. 345}sublime. Elle vient d’une grande chose, de la foi qui lui montre l’enfer à œil nu et de l’indignité sentie, qui lui dit qu’il y peut tomber, tandis que la peur d’Edgar Poe est la peur de l’enfant ou du lâche d’esprit, fasciné par ce que la mort, qui garde le secret de l’autre monde, quand la religion ne nous le dit pas, a d’inconnu, de ténébreux, de froid. C’est l’application du mot de Bacon : « les hommes ont peur de la mort comme les enfants ont peur de l’ombre. »
Cette peur des sens soulevés prend mille formes dans les Histoires de Poe ; mais soit qu’elle se traduise et se spécifie par l’horreur qu’il a d’être enterré vivant, ou par le désir immense de tomber, ou par quelque autre hallucination du même genre, c’est toujours la même peur nerveuse du matérialiste halluciné. Edgar Poe excelle à créer ces hallucinations, et il les savoure et les réfléchit, tout en en frémissant ou se pâmant d’effroi. Sans aucun doute, dans ce jeu bizarre où l’auteur devient de bonne foi, et, comme l’acteur, se fascine soi-même, il y a (et la Critique doit l’y voir) un naturel de poëte dramatique qui, tiré de toutes ces données, sujets habituels des contes d’Edgar Poe : le somnambulisme, le magnétisme, la métempsycose, — le déplacement et la transposition de la vie, — aurait pu être formidable. Mais il y a aussi, — il faut bien le dire, — le Perrault. Il y est caché au fond du grand poëte ; et parce qu’il y est, faute de sujets moraux et grands, faute d’idées, faute de grandes croyances, faute d’imposantes certitudes, on peut dire hardiment que c’est le Bohême qui l’y a mis !
IV §
{p. 346}Ainsi, en plein cœur de son propre talent, pour le diminuer et le piquer de sa tache, voilà que nous rencontrons le Bohême, c’est-à-dire l’homme qui vit intellectuellement au hasard de sa pensée, de sa sensation ou de son rêve, comme il a vécu socialement dans cette cohue d’individualités solitaires, qui ressemble à un pénitentiaire immense, le pénitentiaire du travail et de l’égoïsme américain ! Edgar Poe, le fils de l’aventure et de l’aventure infortunée, est aussi le plus souvent un aventurier d’inventions malheureuses, quoiqu’il y ait quelques-uns de ses contes qui, le genre admis de cette littérature matérialiste et fébrile, semblent réussis. Au lieu de se placer au-dessus d’elles, comme les penseurs originaux, il pille les idées de son temps, et ce qu’il en flibuste ne méritait guère d’être flibusté. Doué de la force de cette race de puritains qui se sont abattus d’Angleterre comme une bande de cormorans affamés, ce qu’il prend aux préoccupations contemporaines ne vaut pas la force qu’il déploie pour se servir de ce qu’il a pris ; et ici nous arrivons à ce qui l’emporte, selon nous, dans Edgar Poe, sur les résultats obtenus de sa manière, — c’est-à-dire l’application de son procédé.
V §
Et, en effet, l’originalité vraie d’Edgar Poe, ce qui lui gardera une place visible dans l’Histoire littéraire {p. 347}du dix-neuvième siècle, c’est le procédé qu’on retrouve partout dans ses œuvres ; aussi bien dans son roman d’Arthur Gordon Pym que dans ses Histoires extraordinaires, et qui fait du poëte et du conteur américain ce qu’il est, c’est-à-dire le plus énergique des artistes volontaires, la volonté la plus étonnamment acharnée, froidissant l’inspiration pour y ajouter. Ce procédé d’Edgar Poe est l’analyse, que jamais personne peut-être ne mania comme lui. Nous l’avons indiqué : maigre d’invention, exploitant seulement deux ou trois situations (pas plus !) de la même série excentrique, Poe fait son drame avec presque rien, et c’est tout.
Mais pour le faire, ce drame, pour grossir cet atome en le décomposant, il se sert d’une analyse inouïe et qu’il pousse à la fatigue suprême, à l’aide d’on ne sait quel prodigieux microscope, sur la pulpe même du cerveau. Positivement, le lecteur assiste à l’opération du chirurgien ; positivement il entend crier l’acier de l’instrument et sent les douleurs. Edgar Poe applique ce quelque chose, qu’on peut nommer l’impatience dans la curiosité, le procédé du travail en matière d’horlogerie. Il établit le tour du cadran de l’analyse sur le pivot de son mouvement interne. Il a une patience qui attaque les nerfs, une patience furieuse qui se met des freins à elle-même, et qui a dû sacrifier souvent tout un mois en simples préparatifs pour faire bouillir son public une heure. Machiavélique côté de son génie, qui touche ici à la rouerie profonde du jongleur, et où le poëte, le poëte, ce Spontané divin, expire dans les exhibitions affreuses du charlatan et du travailleur américain !
VI §
{p. 348}Car il est Américain, quoi qu’il fasse, cet homme qui détestait l’Amérique, et que l’Amérique, mère de ses vices et de sa misère, a poussé au suicide contre elle. Fatalité de l’origine et de la race ! On n’efface jamais à son front sa nationalité ou sa naissance. Edgar Poe, le Bohême de génie, n’est après tout ni plus ni moins qu’un Américain, l’énergique produit et l’antithèse du monde américain des États-Unis ! Il y aurait quelque chose de plus à faire que ses Contes, ce serait sa propre analyse, mais pour cela, il faudrait son genre de talent… Quand on résume cette curieuse et excentrique individualité littéraire, ce fantastique, en ronde bosse, de la réalité cruelle, près duquel Hoffmann n’est que la silhouette vague de la fumée d’une pipe sur un mur de tabagie, il est évident qu’Edgar Poe a le spleen dans des proportions désespérées, et qu’il en décrit férocement les phases, la montre à la main, dans des romans qui sont son histoire.
Ce spleenétique colossal, en comparaison de qui lord Byron, ce beau lymphatique, ne nous apparaît plus que comme une vaporeuse petite maîtresse ; ce spleenétique colossal, malgré l’infiltration morbide de son regard d’aliéné, a les lucidités flegmatiques et transperçantes du condamné qui se sait sur son échafaud. Il n’a pas que le spleen de la vie, il a aussi celui {p. 349}de la mort ! Spirituellement parlant, la question de l’autre monde a toujours étrangement pesé sur cet homme de l’autre monde, comme nous disons géographiquement. Elle revient de toutes parts dans ses livres. Revanche de la pensée, cette force spirituelle contre l’immoralité fangeuse de la vie, ce fut sa grande anxiété, à cet Hamlet américain ! Ce fut la seule chose vraie de ces livres, construits comme des mensonges immenses ; la seule émotion dont il n’aurait pas trafiqué ! Tout le reste est voulu, arrangé, menti dans ses œuvres, qui ne sont probablement que les pamphlets de son esprit, des pamphlets atroces, des vengeances contre la vie. Il empoisonnait ses empoisonneurs.
Historiquement, il finit par s’empoisonner lui-même. Le suicide, un suicide préparé depuis longtemps, dit très-bien M. Baudelaire, un suicide, la mort bohême, finit la vie bohême d’Edgar Poe. « Un malin, dans les ténèbres du petit jour, raconte amèrement M. Baudelaire, un cadavre fut trouvé sur la voie, est-ce ainsi qu’il faut dire ? non, un corps vivant encore, mais que la mort avait marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papier ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que Poe mourut, le 7 octobre 1849, à l’âge de trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois…. Hélas ! une ou deux fois, ce n’est pas assez dire. Poe ne mourut pas seulement du delirium tremens, il en avait vécu ! Sa vie tout entière, à ce robuste et malade génie, fut, jusqu’à sa dernière heure, un délire et un tremblement !
VII §
Cruelle et lamentable histoire ! Le traducteur qui l’a racontée dans la passion ou la pitié qu’il a pour son poëte, a fait de l’histoire et de cette mort d’Edgar Poe une accusation terrible, une imprécation contre l’Amérique toute entière ! C’est la vieille thèse, la thèse individuelle, et il faut bien le dire, puisque c’est la même chose, la thèse bohême contre les sociétés. Nous eussions de M. Baudelaire, d’une tête qui a parfois la froide lucidité de Poe, attendu une thèse plus virile.
Il pouvait être le frère de charité, l’ensevelisseur des restes d’un homme de génie, sans les jeter à la tête de tout un pays qui, en définitive, ne l’a point volontairement assassiné. Edgar Poe s’est chargé seul de cette besogne : il s’est assassiné lui-même… Moralement, l’Amérique et Edgar Poe se valent ; ils n’ont point de reproche à se faire ; ils ont tous les deux le même mal, monstrueux et mortel dans l’un comme dans l’autre, le mal de l’individualité. Edgar Poe répond donc seul à l’histoire de sa destinée, et le poids qu’il porte devant elle ne peut être allégé par rien. Dieu lui avait donné des facultés singulièrement belles, puissantes et rares ; il n’en tira point le parti qu’il en eût pu tirer. Nous l’avons dit, il se fourvoya avec l’effort qui ferait monter un homme aux astres.
A nos yeux, à nous qui ne croyons pas que l’Art soit le but principal de la vie et que l’esthétique doive un jour gouverner le monde, ce n’est pas là une si {p. 351}grande perte qu’un homme de génie ; mais nul n’est dispensé d’être une créature morale et bienfaisante, un homme du devoir social ; c’est là une perte qu’on ne rachète point ! Or, Edgar Poe ne le fut pas. Pour lui donner force à l’être pourtant, Dieu, après le génie qui est aussi une lumière pour le cœur, lui avait donné des affections domestiques. Le Robinson de la poésie, dans son île d’Amérique, eut mieux que Vendredi, pour supporter et partager la vie. Il épousa une femme qui lui apporta en dot une mère35. Eh bien, cette dernière affection d’une mère, qui ne lui manqua jamais et qui lui survécut, ne l’arrêta point dans la consommation de ce long suicide par l’alcool qu’il accomplit sur sa personne. Voilà ce qui le rend plus coupable qu’un autre de cette Bohême sinistre et funèbre, dont, par la supériorité de ses facultés et de ses fautes, il est actuellement le roi ! {p. 351}
G.-A. Lawrence36 §
I §
{p. 353}Pendant que Dickens, le populaire et vulgaire Dickens, semble avoir, comme la société elle-même, transformé les anciennes conditions du roman dans ce glorieux pays du Roman, l’Angleterre, voici tout à coup un nouveau romancier qui s’élève et qui, méprisant ce qu’on dit des genres épuisés, ne craint pas de revenir à ce vieux roman de high life que ceux qui l’ont écrit le mieux, comme M. Bulwer, par exemple, ont depuis longtemps abandonné. En effet, {p. 354}impossible de s’y méprendre : malgré les qualités les plus fortes mises à la place des plus fines, Guy Livingstone ou A Outrance est un roman de high life, ni plus ni moins que Pelham.
C’est dans la high life pure, incompatible, sans aucun mélange, aux habitudes de laquelle il appartient par sa naissance et ses relations, que M. Georges-Alfred Lawrence a fait mouvoir les personnages de son livre et concentré ses observations. M. Bernard Derosne, le traducteur de M. Lawrence, nous a donné sur son auteur une note que je trouve un peu sèche… Selon cette note, qui n’est pas assez une notice, M. Georges-Alfred Lawrence serait un brillant officier, très-aristocratique d’origine et de fortune, aimant la chasse, les armes, les chevaux, qu’il monte lui-même sur le turf, et « ayant gagné un grand nombre de steeple-chases. »
C’est entre deux de ces courses, probablement, qu’il aura écrit ce premier roman de Guy Livingstone, publié d’abord à la mode anglaise, sans nom d’auteur, et dans lequel il a montré une vaillance de talent qui ressemble fort à la vocation la plus déterminée.
M. Bernard Derosne a fait aussi précéder la traduction du roman dandy de M. Lawrence d’une appréciation du dandysme par M. Emile Montégut, assez vigoureuse pour compromettre cet écrivain à la Revue des Deux-Mondes, ce journal du pédantisme bourgeois, où, comme l’on sait, les dandys sont peu en honneur… Dandy lui-même pour le compte de son auteur, M. Bernard Derosne nous assure que Guy Livingstone a été écrit en « vingt-sept jours »
et sans « autre but que l’envie de se distraire. » Mot bien {p. 355}nonchalant pour une chose si intense ! Je ne suis pas de ceux qui pensent que le temps ne fait rien à l’affaire. Vingt-sept jours ! Cette distraction est une autre course ! Seulement, nous souhaitons à M. Lawrence que de telles distractions soient désormais sa vie, et que tout ce qui fut jusque-là sa vie ne soit plus que ses distractions !
Il y a, en effet, ici, révélation d’un talent que l’orgueil sardanapalesque du dandysme ne doit pas laisser sans la culture qui lui convient et sans les développements qui peuvent le conduire jusqu’à la magnifique puissance du chef-d’œuvre. Après avoir lu ce mâle début de M. Lawrence dans l’observation du cœur humain et de la vie des classes élevées en Angleterre, je suis convaincu que je tiens là, — non pas entièrement venu, mais très-apparent déjà, — un maître dans l’ordre du roman, et, s’il n’a pas la conscience de cela, il faut que la Critique la lui donne. Il faut que la Critique, en lui signalant ses facultés, lui apprenne quels sont ses devoirs. Il a mieux à faire à présent qu’à sauter des barrières ou à se regarder dans ses uniformes, comme Georges Brummell, quand il était dans les hussards.
Une fois qu’il fut bien sûr de son génie, lord Byron ne tira plus que douze coups de pistolet par jour et sut, à un pas près, le nombre de temps de galop qu’il exigeait de son cheval le long de la mer de Venise. Et cependant l’admiration que nous avons pour le grand poëte saigne dans nos cœurs quand nous voyons, en ses Mémoires, cette glace d’une magique beauté, mais qui nous l’a tant rapetissé en le réfléchissant, qu’il eût pu, s’il avait voulu, arracher encore aux {p. 356}riens de son existence de dandy assez d’heures pour achever le Don Juan ou pour nous écrire quelque autre poème, comme Lara ou le Giaour.
II §
Et j’écris, non sans dessein, ce nom de Byron, que j’aime d’ailleurs tant à écrire, car je ne crois pas qu’aucun nom puisse jamais exercer plus d’empire que celui-là sur l’esprit de l’auteur de Guy Livingstone. Inspiration ou imitation, mais imitation qui par sa spontanéité vaut nature, l’auteur de Guy Livingstone est un byronien incontestable, et c’est peut-être le plus byronien des écrivains que, depuis la mort de Byron, ait produits l’Angleterre. Il a réellement, si on veut bien y prendre garde, du grand poète de Childe-Harold et du Don Juan dans les facultés. Comme Byron, c’est un fils de la Bible, — de cette Bible qui est le fond de tous les grands génies anglais sans exception, tandis qu’elle n’a été chez nous que le fond du génie de deux hommes. Il est vrai que c’étaient Racine et Bossuet.
Comme Byron, M. Georges Lawrence a le rire gastralgique et saccadé dans lequel tombent les larmes et qui les dévore, et cette passion infinie qui fait trembler le feu de l’esprit dans des plaisanteries désespérées et qui ressemble à une pâmoison de la flamme ! S’il n’est pas poëte, comme lord Byron, par l’instrument, le rhythme, la langue ailée, le charme inouï et {p. 357}mystérieux des mots cadencés qui rendent fous de sensations vives les esprits vraiment organisés pour les vers, il l’est par l’image, le sentiment, le frémissement intérieur qu’il éprouve et qu’il cause, et ces dons immenses doivent un jour en lui s’approfondir et se modifier ; mais pour le moment ils n’y sont point purs et sans écume. De grands défauts s’y mêlent et les ternissent, des défauts que n’avait pas Byron et qui étonnent d’autant plus dans M. Lawrence, qu’ils l’abaissent également dans son talent et dans son dandysme, lui qui est de la même race que ses types et que ses héros !
Croirait-on, en effet, si le roman de Guy Livingstone ne l’attestait à toutes ses pages, que le vigoureux byronien dont nous venons d’indiquer les parentés intellectuelles avec l’immortel auteur du Don Juan et du Childe-Harold n’a pas eu assez de sa propre personnalité ou même d’indépendance pour s’affranchir du joug qui pèse sur tant d’esprits anglais, je veux parler de cet horrible pédantisme des Universités anglaises, auprès duquel le pédantisme de la nôtre est presque d’une élégance légère, et qui nous gâte jusqu’au génie d’hommes aussi éloquents que le furent Burke et le grand Chatham !
Les Vadius anglais sont des Vadius sterling. M. Georges-Alfred Lawrence a été certainement un des scholars les plus distingués de l’Université d’Oxford, — et j’en suis bien aise pour sa famille qu’un tel succès a dû ravir, — mais il est resté incommutablement scholar depuis qu’il est sorti d’Oxford, et j’en suis fâché pour son talent que j’aime et dans lequel personne ne met plus d’espérances que moi. Tout artiste {p. 358}qu’il soit, tout expert des choses de la vie qui font main-basse sur nos affectations et élèvent un homme à la simplicité, tout grandement ou profondément passionné qu’il puisse être, l’auteur de Guy Livingstone porte au milieu de son talent et de son dandysme, que je ne veux point séparer, la tache d’un pédantisme qui, dans le pays du cant, sous toutes les formes, est un véritable cant intellectuel. Or, toute hypocrisie est toujours gauche, c’est sa punition. Tout masque est lourd.
Le latin, le grec, les comparaisons classiques et toutes ces choses bonnes, quand elles font chair et sang avec notre pensée, ne disparaissent pas dans M. Lawrence en cette assimilation toute-puissante d’où jaillit le talent dans toute sa vierge originalité, et c’est ainsi que, fait pour être original quand il sera plus mûr, il manque par la faute d’une culture dont il semble avoir la prétention, cette qualité suprême ; et qu’il traîne presque un ridicule derrière son idéalité.
Car il est idéal ! Et voilà pourquoi, ne fût-il que cela, il faudrait l’aimer et l’applaudir ! L’auteur de Guy Livingstone est idéal de sentiment et d’expression, de société et de caractère, dans un temps où nous nous mourons du mal de cœur de la réalité, qu’on nous donne pour l’art ou la vie ; il est idéal, parce qu’il est un byronien d’abord et ensuite un dandy, préoccupé, comme tout dandy, de la beauté des attitudes de son orgueil ; il l’est encore parce que tous les caractères de son roman sont pris dans un milieu humain et social exceptionnel, parce que la high life est la vie des classes supérieures qui valent {p. 359}mieux que les autres, de cela seul (comme le mot le dit) qu’elles sont au-dessus.
M. Emile Montégut l’a très-bien montré dans l’excellent fragment dont M. Bernard-Derosne a fait la préface de sa traduction. Quelle différence entre Guy Livingstone et les autres romans contemporains, et surtout ceux-là (il faut le dire) qui se publient dans notre pays ! Ici, dans ce livre, où tout palpite haut, que nous sommes loin des tapis francs, de la Bohême, des cabotines, des drôlesses aux camélias et des demi-mondes ! Au moins, si les caractères créés par l’auteur de Guy Livingstone sont coupables, leurs fautes ou leurs crimes ont de la grandeur. S’ils n’ont pas cette moralité qui est le dernier degré de l’art et de la difficulté pour un romancier ou un poëte, car l’homme qui se cherche dans tout ne s’intéresse guère à ce qui est irréprochable, au moins leur idéalité est-elle à moitié chemin de cette moralité, presque impossible à introduire, dans un roman ou dans un poëme sans le plus rare et le plus incroyable génie, car Richardson lui-même, qui a créé Lovelace, a raté Grandisson !
III §
De plan et de combinaison, le roman de M. Lawrence a la simplicité d’une biographie. Guy Livingstone est un Anglais de ce temps, que le romancier prend à l’Université et suit jusqu’à sa mort, laquelle arrive de bonne heure et en pleine jeunesse. {p. 360}l’existence si courte de Guy Livingstone se compose des événements les plus ordinaires. Il n’y a certainement pas un gentilhomme dans tous les comtés de l’Angleterre dont la vie, dans son ensemble, ne pût ressembler à la sienne. La vie de Livingstone est la vie de tout le monde, à sa hauteur sociale. Nulle aventure n’y prend aux cheveux le lecteur et ne l’enlève. L’aventure, l’extraordinaire, c’est lui-même… Les faits extérieurs, pour un homme comme M. Lawrence, qui n’écrit que pour ses pairs, les faits extérieurs de toute destinée sont assez peu de chose, et il ne doit y avoir que des idées et des sentiments.
M. Lawrence, le byronien, ne l’est pas seulement que par l’expression et le sentiment, il l’est jusque dans la conception de ses personnages. Guy Livingstone est un de ces héros de lord Byron, aussi faciles à reconnaître maintenant que les héros d’Homère, mais de ceux-là, — car il y a deux familles de héros en lord Byron, — chez lesquels l’action domine la pensée. Guy Livingstone est le frère du Giaour, de Lara, de Conrad le Corsaire, moins coupable sans doute que ces sombres figures de la Force blessée au cœur et qui continuent de vivre avec la fierté de la Force jusqu’au moment où, d’un dernier coup, Dieu les achève… C’est un héros de lord Byron, resté au logis (at home), dans son ordre social, qui a été très-bon pour lui et qui lui a donné à peu près tout ce que l’ordre social peut donner : la naissance, la fortune, l’éducation, les relations, tout ce qui s’ajoute à la force individuelle dans un pays où l’ordre social est si bien fait, qu’un homme s’y dira, avec la certitude qu’on n’a jamais ailleurs dans les pêles-mêles que l’on prend {p. 361}pour les sociétés : Je nais ici, et c’est là que je puis mourir.
Comme les héros de lord Byron, Guy Livingstone est un de ces Puissants taillés pour l’histoire et qui, les jours où l’histoire se tait, — car il y a de ces jours-là dans la vie des peuples, — débordent de leur colosse inutile le cadre de la vie privée. Tel est cet officier qui n’a pas trouvé l’occasion de faire la guerre et qui dépense dans la fureur des steeple-chases une force de corps samsonienne et une force de courage égale à la force prodigieuse de son corps. Ce Richard cœur de lion et articulation de lion, qui n’a pas, lui, les immensités d’une Croisade, comme les lions ont pour leurs bonds terribles les immensités du désert ; ce Plantagenêt civilisé, idéal de cette société mélangée de Saxon et de Normand, qu’on appelle la société anglaise, mais bien plus Anglais de race et de physique que les héros de lord Byron, dont le défaut peut-être est de n’avoir pas assez de physionomie historique, Guy Livingstone a cependant, comme les héros de Byron, ce charme de la goutte de lumière dans l’ombre et d’une seule vertu parmi plusieurs vices qui a toujours ensorcelé l’âme des hommes et qui l’a transportée d’enthousiasme, bien plus, hélas ! que l’étendue de la lumière complète et que la pureté de toutes les vertus !
Guy Livingstone, le dandy orgueilleux, l’âme invulnérable, le buveur qui eût vidé, sans seulement sourciller, la coupe d’Hercule, n’a été dressé sur sa base d’acier par son inventeur que pour mourir de désespoir sous le simple refus de pardon d’une femme aimée et offensée ! Et cette force, qui fait trembler, {p. 362}mourant comme meurent ici-bas la fidélité et la tendresse, quand on les a une fois blessées, a suffi pour l’intérêt du livre de M. Lawrence, et pour lui amener, captivées, toutes les imaginations.
Voilà pourtant la simple donnée de ce roman de Guy Livingstone, mais que son auteur a poussée à outrance, comme le dit le second titre de son livre et très-justement, car l’outrance y est sous toutes les formes, aussi bien dans la force violente ou stoïque que dans la délicatesse, puisque les sentiments délicats y font mourir ! aussi bien dans les peintures que sait oser une imagination si sauvagement amoureuse de l’énergie que dans la conception des autres personnages de ce roman, de si grande proportion humaine, et qui mêlent leur destinée à celle de Guy Livingstone. L’auteur ne s’est point épuisé dans le rendu prodigieux de la force physique et morale, de la force complète de son héros. A côté de Livingstone, le Titan des Titans, il y a des géants de sa race, qui ont comme lui des douleurs grandioses, des indolences superbes, des mépris pour ce qui les dévore, et qui mettent en action, et quelle action ! à tout propos, les vers sublimes du poëte : « Un soupir pour ceux qui m’aiment, un sourire pour ceux qui me haïssent, et, quel que soit le ciel au-dessus de ma tête, un cœur prêt pour tous les destins ! »
M. Lawrence a cela de particulier dans le talent, qu’il ne procède pas par contrastes, cette chose facile, et qu’il se sent assez robuste pour mépriser l’es ressources de l’antithèse. Dans cette société de dandys qui ont six pieds de haut et qu’il nous peint, M. Georges Lawrence nuance la force, mais une seule {p. 363}fois, exceptionnellement, il a opposé à toutes les riches nuances de la force, à toutes ces exaspérations ou extinctions de l’écarlate sur de l’écarlate, une faiblesse et le contraste d’une pâleur, et c’est quand il a fait raconter toute cette vie de Guy Livingstone à un pauvre camarade de collège, chétif et souffrant, qui la regarde et l’admire du fond de la sienne et de sa faiblesse. Heureuse mise en scène du roman ! qui en augmente l’idéal par la situation de celui qui le raconte : car l’idéal, c’est le plus souvent l’impossible. Mais, excepté le rhapsode tremblant et débile de cette épopée de la force, il n’y a personne qui tranche en faiblesse sur cette force à outrance, et les femmes elles-mêmes s’y raccordent aux autres personnages de l’histoire avec la plus étrange vigueur.
Il y a deux femmes, en effet, dans Guy Livingstone, les deux femmes éternelles qui sont partout, dans toutes les œuvres humaines, quelque nom qu’elles portent ; les deux types primitifs, dont les autres femmes ne sont jamais, plus ou moins, que les divers mélanges ou les dégradations… Il y a la Provocante terrible, le démon charmant, l’Astarté, et en vis-à-vis, pour le combat qui doit la tuer, la Pudeur fière, l’Amour profond, celle qui presque toujours, dans sa lutte contre l’autre, doit mourir… L’auteur de Guy Livingstone n’a pas inventé, en fait de femmes, quelque combinaison nouvelle de caractère ; mais son invention, c’est son intensité. Les deux femmes qui créent, par l’antagonisme de leurs sentiments, le drame de son livre, il en a monté les qualités et les défauts jusqu’à cette note suraiguë qu’il appelle l’outrance, cette outrance que TOUS retrouvez jusque dans {p. 364}le dénoûment si peu attendu d’un pareil livre, où un colosse de l’énergie et de l’orgueil de Guy Livingstone finit par se transformer jusqu’à subir patiemment et sublimement le plus cruel outrage sous l’empire des sentiments les plus nobles et les plus doux de la nature humaine : le respect de la parole donnée, le repentir et la fidélité dans l’amour.
V §
Tel est pourtant le dénoûment fort peu prévu, mais non inconséquent, du livre de M. Georges-Alfred Lawrence, de ce livre si profondément anglais jusqu’à sa concision, mais dont la conclusion est bien mieux qu’anglaise, puisqu’elle est chrétienne. J’ai dit plus haut que l’auteur de Guy Livingstone était, comme tous les grands écrivains de son pays, un fils de la Bible, qui est la magna parens de tout ce qui est supérieur en Angleterre. La Bible, — cette éducation de l’Angleterre, ce livre grand et terrible où le Dieu jaloux frappe Satan, l’autre jaloux, — la Bible a empreint pour jamais l’imagination anglaise de sa grandeur et de sa terribilité, et c’est elle que je vois rayonner de son feu sombre et âpre aussi bien dans Richardson, qui a fait Lovelace, que dans Milton qui a fait Satan, aussi bien dans ce nouvel écrivain d’aujourd’hui qui vient d’ajouter dans Livingstone une grande figure à ces grandes figures aimées et hantées par l’imagination de son pays, que dans ce Byron dont il est l’enfant intellectuel.
On a appelé avec beaucoup de raison l’école de {p. 365}Byron satanique, mais tous les grands poëtes sont sataniques en Angleterre, et M. Lawrence, qui a certainement beaucoup du poëte dans le talent, mais qui est plus spécialement un moraliste, a été satanique aussi dans son Guy Livingstone. Seulement, à la conclusion, chose étonnante ! le byronien s’est brisé tout à coup, et le biblique, le juif à la tête dure qu’il y a toujours plus ou moins au fond de tout Anglais, a disparu entièrement pour faire place au chrétien qui se trouve si peu dans l’imagination anglaise, car, après tout, le génie du chrétien, c’est l’humilité ! Guy Livingstone, ce Samson, victime de sa force comme l’autre Samson, Guy Livingstone, ce dandy héroïque, qui efface d’un trait tous les dandys connus dans l’histoire des mœurs de l’Angleterre, finit par la douceur de l’humilité sous la plus mortelle injure, parce qu’il a promis à la femme qu’il a aimée et perdue d’être doux, et qu’il veut la revoir dans le ciel !
L’homme qu’il a offensé (le frère de sa bien-aimée) le soufflette avec son gant, et, quoiqu’il soit à l’heure de mourir, le Samson anglais n’a pas la tête tondue par Dalila, ni les yeux crevés par les Philistins. Son cheval lui a cassé les reins, il est vrai, mais il a encore des bras terribles, des bras auprès desquels les bras de Rob-Roy ne sont que des fuseaux, et cependant le lion outragé ne rugit même pas et ne fait entendre qu’une parole, non de pardon, mais qui demande pardon ! Il peut briser l’offenseur, et il l’épargne, lui qui n’a jamais rien épargné. Eh bien ! voilà un sublime nouveau introduit dans la littérature {p. 366}anglaise, et l’honneur de M. Georges-Alfred Lawrence sera de l’y avoir mis. Dandie ou puritaine, la littérature anglaise n’est jamais que la littérature de l’orgueil. Le Satan de Milton ne se repent point, ni Lovelace non plus, ni les héros de Byron, ni personne ; mais Livingstone, lui, a la beauté morale suprême, la beauté de l’humilité et du repentir. Rien de plus saisissant que cela, après une pareille histoire.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ! nous signalons bien moins l’effet esthétique d’un tel dénoûment que la promesse qu’il nous fait implicitement pour l’avenir, — que la révélation ici entreperçue, non pas d’un grand romancier de plus dans le pays des Richardson, des Walter Scott et des Fielding, mais d’un grand romancier chrétien dans un pays littérairement hébraïque, et dont les Indiens cités par M. Michelet disent avec leur sagacité ignorante et sauvage : « Les Anglais sont les juifs de Londres qui ont fait crucifier Jésus-Christ, lequel était Français. »
Gogol37. §
I §
{p. 367}En voyant ce titre singulier et piquant sur la couverture de ces deux volumes qu’on vient de publier, les braves gens naïfs, qui se prennent au titre des livres, et qui ne sont pas, d’ailleurs, très au courant de la littérature de Russie, ne se douteront guère, à distance, de ce qu’exprime un titre pareil. Qui sait ? Ils rêveront peut-être, — s’ils rêvent, — de quelque fantastique Russe nouvellement découvert, un fantastique froid ! Ils croiront que ce Nicolas Gogol, au nom {p. 368}si harmonieusement sauvage, est quelque Edgar Poë… ukrainien ou zaporogue, et ce sera une erreur dont ils s’apercevront bien vite, pour peu qu’ils ouvrent ces deux volumes, dont la prétention, au contraire est d’être cruellement réels.
Jamais, en effet, auteur quelconque — poëte ou romancier — ne fut plus l’homme et même le serf de la réalité que ce Gogol, qui est, dit-on, le créateur et le fondateur d’une école de réalisme russe près de laquelle la nôtre — d’une assez belle abjection pourtant — n’est qu’une petite école… primaire ! Il paraîtrait que c’est une loi : les réalistes, comme les ours, viendraient mieux et seraient plus forts vers les pôles… Cette locution d’Ames mortes, qu’on pense tout d’abord être une manière de dire poétique et funèbre, toute pleine d’attirants mystères, n’est qu’un terme usuel en Russie, un terme vulgaire et légal… Vous saurez tout à l’heure ce que c’est…
M. Charrière, qui nous a traduit le roman de Gogol, M. Ernest Charrière, qui nous avait déjà traduit, et très-souplement, les Mémoires d’un seigneur russe, par Tourgueniev, nous assure que cet impitoyable réaliste de Gogol, qui n’a que le nom de barbare, a débuté par le plus pur idéal dans sa vie littéraire. Nous voulons bien l’en croire. Le jour le plus lividement glauque peut commencer par une aurore. Seulement, si l’auteur des Ames mortes, qui est l’idéal mort, l’a eu, ce sentiment de l’idéal, il l’a éteint en lui, comme on souffle un flambeau, et je défie bien, quand on lit son livre, qu’on puisse dire qu’il l’eut autrefois.
Mais, pour cette raison précisément, ce livre a eu tout de suite sa renommée. S’il avait éclaté d’idéal, {p. 369}s’il avait porté cette marque brillante et délicate du génie, il attendrait probablement encore, obscur et dédaigné, sa pauvre heure de gloire (Milton, hélas ! ne l’eut jamais !), tandis que la réalité, faut-il dire pure pour dire toute seule, la réalité sans rien qui la relève, a d’ordinaire cette vile fortune que les hommes, ces fats en masse comme en détail, s’y reconnaissent, soit pour y applaudir, soit pour la maudire : mais, malédictions ou applaudissements, c’est toujours à peu près le même bruit !… Gogol est présentement un des hommes les plus célèbres de la Russie. Il en a été le scandale. Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. Et ce n’est pas même hideux qu’il faut dire ! Le hideux a du relief, et la Russie de Nicolas Gogol n’en a pas. C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi.
Et l’a-t-il peint ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi, cette Russie, au fond si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, et qui est partout dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? Voilà la question très-embarrassante, mais fatale, qui s’élève du livre de Gogol dans l’esprit de tout critique qui a pour devoir d’en parler.
{p. 370}Si le livre où le Réalisme le plus dénué d’invention, et qui s’en vante, peint toujours la réalité la plus terne, la plus sotte ou la plus abjecte, si ce livre inouï a le malheur d’être vrai, c’est la plus terrible, et pour un homme de cœur la plus douloureuse accusation qui puisse être jamais lancée contre ce colosse sans âme qu’on appelle, avec une ironie dont on ne se doute pas, « la sainte Russie » dans les ukases impériaux ! Mais si ce livre n’était pas vrai, — pas vrai même dans le sentiment d’observateur de celui qui en a tracé les pages, — que mériterait, dans la mémoire de ses compatriotes, l’homme qui a osé l’écrire, pour avoir tenté, satirique impie, de déshonorer si abominablement son pays ?…
II §
Les Ames mortes, en effet, sont le déshonneur universel de la Russie, et jusque de sa nature extérieure, que le réaliste Gogol insulte par les descriptions qu’il en fait et les indignes objets auxquels il la compare. Ces Ames mortes, qui veulent être un roman de mœurs gigantesque, devaient nous montrer la Russie sous tous ses aspects. Malheureusement l’auteur, qui, comme tous les littérateurs de son pays, imite perpétuellement quelqu’un ou quelque chose, et qui, comme Michel Cervantès, avait appelé poëme son roman, est mort au dix-neuvième chant de ce poëme qui n’est pas {p. 371}un poëme, et qu’il avait, comme Virgile (toujours comme quelqu’un), jeté au feu, sans qu’il ait brûlé plus que l’Enéide.
De même aussi (toujours de même !) que le Don Juan de Byron devait parcourir le globe tout entier dans le plan du poëte, de même le héros de Gogol devait parcourir l’empire russe ; mais ce n’était pas la main aveugle des circonstances qui le poussait à travers l’empire, c’était une pensée de spéculation. Le héros de Gogol est… il faut bien le dire ! un escroc. Douanier d’abord, il a fait la contrebande et il a été chassé de son poste ; et de douanier contrebandier, il est devenu acheteur d’âmes mortes. C’est ici que le titre du livre va s’éclairer d’un commentaire38.
En Russie, on appelle âmes les esclaves, et tout propriétaire est obligé de payer au fisc une redevance pour chaque âme qu’il a sur ses terres. Or, comme l’administration, selon Gogol, est des plus vicieuses en Russie et que les révisions des listes du fisc se font à des intervalles éloignés, il se trouve souvent que les propriétaires auxquels il meurt des âmes sur leurs terres sont obligés de continuer à payer la redevance en question comme si ces âmes étaient vivantes. Eh bien ! ce sont ces âmes, mortes en réalité, mais vivantes sur les registres du fisc, que Tchitchikoff (l’impudent héros de Gogol) achète à qui veut les lui vendre, dans un but facile à comprendre. Le drôle sera propriétaire. Il possédera des âmes qui, aux yeux du fisc, existent tout le temps que la révision des listes n’est pas faite ; {p. 372}et muni de ses titres de vente, il empruntera sur ces âmes fictives au Lombard (le Mont-de-Piété, en Russie) des sommes parfaitement réelles. Tel est l’honnête commerce de l’honnête Tchitchikoff ; tel est l’odieux fripon auquel le triste génie de Gogol a cru donner une friponnerie amusante ! Tel est le Jérôme Paturot russe à la recherche d’une position sociale, et que l’auteur des Ames mortes, qui nous donne sa carte, appelle le Conseiller de collège, Paul Ivanovitch Tchitchikoff, propriétaire terrier, voyageur pour ses affaires personnelles !
Ainsi, voyages et aventures, c’est l’épopée d’un pareil Scapin, décrit par Gogol comme un type de Russe immortel, — qui ne peut pas mourir, — et qu’on retrouvera toujours, c’est cette épopée qui compose le livre des Ames mortes. Certes, on peut concevoir que, dans un but de moralité supérieure, un génie misanthropique ou indigné prenne un coquin pour héros de son livre et en dévoile l’idéal affreux, comme Vautrin, ou la réalité immensément comique, comme Panurge, mais pour cela il faut savoir individualiser. Pour nous, le Tchitchikoff des Ames mortes n’est qu’un prétexte, un vieux moyen pour faire tourner sous notre regard le panorama social, religieux, politique, administratif, de la Russie tout entière. Il est évident que l’auteur n’a pas eu la pensée de créer une individualité, en le créant.
On n’est pas une individualité parce qu’on est un voleur qui se lave les mains avec du savon de France, parce qu’on ne porte que des habits roux à reflets d’or et qu’on se mouche en faisant grand bruit. Tout cela n’est pas d’une originalité si comique ! Serait-ce par hasard, profond en Russie ? Peut-être ! mais chez nous, {p. 373}Français, les légers de l’Europe, nous appelons cela superficiel ! M. Charrière, qui a pour Gogol les bontés d’un homme d’esprit pour la personne qu’il a pris la peine de traduire, n’hésite pas à mettre les Ames mortes à côté de Gil Blas, et, si cela lui fait bien plaisir, nous ne dérangerons rien à cet arrangement de traducteur, car la réputation de Gil Blas, — ce livre écrit au café entre deux parties de dominos, — a dit le plus fin et le plus indulgent des connaisseurs, — n’est pas une de ces gloires solides qui aient tenu contre le temps. Elle est passée… passée comme les rubans hortensia qui servaient de serre-têtes à nos grands-pères ! Seulement, si nous cédons Gil Blas, nous ne pouvons pas permettre qu’on compare en quoi que ce puisse être le satirique russe, qui se torture pour être méchant, à notre impartial et tout-puissant Balzac.
Les personnages du roman de Gogol, tous ineptes, ne sont plus que superficiels, quand ils cessent d’être profonds d’ineptie. Le tendre Mâniloff, à qui « on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de lui savoir quelque chose », Mme Koroboutchine, Nozdref le hâbleur, Pluchkine l’avare, — ces tics plutôt que ces passions, — ne peuvent pas être mis à côté de la magnifique variété d’individualités qui foisonne dans La Comédie humaine, et qui sont taillées si profond que les gens qui ne voient pas à une certaine profondeur ne les croient plus vrais, les pauvres myopes ! M. Charrière a prétendu que le Pluchkine de Gogol faisait plus d’effet sur l’imagination que les avares de Balzac, cette légion digne de Rembrandt et de Shakespeare, Gigonnet, Grandet et le terrible Gobseck lui-même ; et la raison qu’il en a donnée est une petite raison de {p. 374}philanthrope politique. La raison, dit-il, c’est qu’un tel homme a des esclaves ; comme si Gobseck, avec les passions qu’il déchaîne en leur montrant son or, n’en avait pas !
III §
Mais laissons les grands noms et les grands modèles. Laissons Cervantès, laissons Rabelais, Richardson et Fielding, et Molière et Balzac, et quand un homme n’est pas même Swift, ne tourmentons pas notre trompette de traducteur et soufflons dedans des airs plus doux. Le talent de Nicolas Gogol, on ne saurait le nier, mais la critique est une mesure, et elle n’a fait que la moitié de sa tâche quand elle s’est contentée de dire : « Cet homme a du talent, ou il n’en a pas. »
Assurément, l’auteur des Ames mortes est un talent à sa manière, mais c’est un talent russe, et peut-être le plus russe de tous les talents de son pays. Il a de l’humour et de l’observation, ce n’est pas douteux, mais il n’a assez de l’une ni assez de l’autre pour avoir une personnalité dans l’une ou dans l’autre. Il n’a point de personnalité parce qu’il en a deux ! Il n’a point de personnalité, comme son pays, du reste, qui les a toutes, et qui, pour cela, n’en a aucune, aucune dont on soit fondé à dire : Tenez ! pour le coup, voici la Russie sans mélange, virginale, la Russie pure, le diamant brut, mais d’autant plus précieux qu’il n’a jamais été rayé par une influence étrangère !
{p. 375}Eh bien ! tel pays et tel homme. L’imitation est le génie de la Russie. C’est son genre, c’est peut-être à jamais son seul genre d’originalité ! Seulement, pour imiter comme elle imite, il faut une vraie souplesse de tigre. Or, quand on n’est pas lion, il est beau d’être tigre encore. Cette faculté d’imitation, si facile qu’elle en paraît instantanée comme l’éclair, les Russes ont trouvé un mot pour l’exprimer sans faire saigner cette veine si pleine, toujours gonflée sur la joue rougissante de l’amour-propre national. Ils l’ont appelée « le génie cosmopolite de la Russie »
, et ils ont raison ! Rien n’est plus cosmopolite que l’imitation. Rien n’entre mieux dans le cœur des hommes que leur propre image qu’on leur rapporte, car jamais ils ne pourront croire que les réfléchir, ce ne soit pas les admirer !
Gogol a beau vouloir n’être que Russe, il a beau regimber contre l’influence française et l’influence allemande, il les porte tous les deux sur sa pensée : il a appris le latin dans Richter et dans Voltaire. Ce penseur à moitié de pensée et à deux réminiscences sait bien ce qui manque à la Russie : il sait aussi ce qui lui manque à lui ! Même à ses yeux, la Russie n’a de personnalité que quand elle est absente. Les Russes ne seraient donc Russes que par nostalgie, ou par vanité devant l’étranger ? Il dit positivement, dans sa confession d’auteur : « Les Russes ne se parlent qu’à l’étranger : en Russie, ils ne s’adresseraient pas une parole. »
Est-ce la vérité ? Mais ce fait de n’être jamais que négativement et non pas affirmativement Russe, ce fait l’empêche, lui, d’être inventeur, comme les autres talents russes, qui ont toutes les puissances de l’esprit, excepté l’invention, la seule chose qui s’affirme {p. 376}et qu’on n’imite pas. De l’invention imitée, en effet, ne serait plus de l’invention, tandis que du style imité, c’est encore du style.
Du reste, cette tête indigente avoue très-bien sa pauvreté. « Je n’ai jamais écrit d’imagination, dit-il »
; — et plus loin : « J’avais besoin pour travailler d’infiniment plus de notions qu’un autre. »
Et voilà qu’après avoir confessé son indigence intellectuelle, il se fait mendiant hardiment en sa Correspondance et quête, pour finir son livre, aux renseignements et aux détails. Manière de travailler qui, seule, le classerait à un rang presque subalterne, car l’Inspiration n’a pas pour procédé de tendre la main, quand cette main est celle du talent, ou le chapeau, qui est plus grand que la main, quand cette main est celle du génie !
IV §
Ce n’est donc pas, malgré les ressources d’explication et d’interprétation de M. Charrière, un homme du premier ni du second ordre, que Nicolas Gogol, l’auteur des Ames mortes. C’est un écrivain d’imitation plus ou moins souple, plus ou moins délié, plus ou moins habile, imprégné plus ou moins des influences européennes, mais manquant, pour toutes ces raisons, du caractère de tout ce qui est supérieur en littérature : — la sincérité ! Il n’a pas la sincérité du talent, mais tout se tiendrait-il ?… A-t-il au moins l’autre, encore plus utile et plus nécessaire, cette sincérité {p. 377}morale qui nous empêcherait de douter de la vérité et de la moralité de son livre contre son pays ?…
Il l’a dit un jour à Pouchkine : « Nous connaissons tous fort peu la Russie. »
Mais alors, si vous ne la connaissez pas, peintre de mœurs, pourquoi en parlez-vous ?… Ou c’est un tâtonnement audacieux et superficiel que votre affreux livre des Ames mortes, dans lequel vous la vilipendez dans tout ce qui la constitue comme nation et comme société, ou c’est un conte à dormir debout ! Cependant c’est avec ce conte-là ou ce tâtonnement que Gogol fut accusé de vouloir allumer une guerre servile.
Mais ce Spartacus littéraire était-il autre chose, au fond, qu’un poëte russe qui avait lu Byron et qui s’était inoculé l’ironie byronienne, à larges palettes, alors que le poète anglais joue, dans Don Juan et dans ses poésies politiques, au jacobin et au carbonaro. Singe de Byron, singe de Rousseau, combinant leurs deux misanthropies, comédien, menteur, détraqué, bousingot, tel a été ce Gogol. Sa rage d’ironiser, de ridiculiser, d’aplatir son pays, fut de l’imitation encore, mais elle fut surtout la rage de faire de l’effet, qui finit par faire souffrir et par épouvanter de son effet même ceux qui l’ont !
Écoutez cette plainte fatiguée : « Toutes les personnes
, écrit Gogol à un de ses amis, toutes les personnes qui lisent, en Russie, sont persuadées que l’emploi que je fais de ma vie est de me moquer de tout homme que je regarde et d’en faire la caricature… »
Bientôt cette société qu’il avait blessée par cette suite de caricatures qui forment les divers Chants de son poème des Ames mortes, les fonctionnaires de cette {p. 378}Chine de fonctionnaires, dont il avait dit les bassesses les petitesses, le néant, l’aristocratie puérile, les femmes, les prêtres, tout se souleva contre lui. Il eut peur.
Il était malade, affaibli : il voyagea pour se refaire Russe, pour se reprendre à son pays, pour le juger mieux ! et il s’en alla, singulier pèlerin, en Terre-Sainte ; mais en cela il n’imita pas Chateaubriand. Il voulait faire de son voyage à Jérusalem quelque chose comme un bouclier contre le ressentiment des popes, car à Saint-Pétersbourg, dans cette société mi-partie de mode et de religiosité mystique, un homme qui revient de Jérusalem a un charme…
Le charme n’agit point sur la mort : frais de voyage, de précaution, de coquetterie religieuse, tout fut inutile. Gogol revint pour mourir en Russie. C’était en 1848.
… Il n’avait pas quarante-trois ans.
Triste vie, triste fin, — plus triste livre encore ! Les Ames mortes, quelles qu’elles soient, mensonge ou vérité, n’ont que la longueur d’une grande œuvre. En supposant que la Gloire, qui est une capricieuse, veuille se gargariser jamais avec les deux syllabes du nom de Gogol, les Ames mortes, ce long poëme en prose, feront moins d’honneur à leur auteur que tel petit poëme ou telle petite nouvelle, son Tarass-Boulba, par exemple, dont relativement on ne parle pas ! Gogol a travaillé pour le théâtre. Il est l’auteur d’une comédie politique intitulée le Revizor, où il n’y a ni situation dramatique ni imagination quelconque, mais du mordant : seulement ce mordant n’est pas gai. En somme, Gogol n’était peut-être pas, mais il s’est voulu satirique, et il {p. 379}a tué un joli petit talent plus que dans son germe, sous une grande prétention.
C’est là un malheur dont avoir fait un livre plus long que ceux des autres Russes, qui ont, à ce qu’il paraît, l’haleine courte, ne console pas. Ce livre a été publié en deux parties et à deux époques, mais la première est la plus curieuse, car le satirique, dans cette première partie, l’est sans esprit de retour ; il brûle son vaisseau, et, dans la seconde, il fait l’effet d’arranger les planches d’une barquette pour s’en revenir ! Oh ! s’il n’était pas mort, il serait revenu !
Au lieu de s’abattre de haut et de gauler fort et ferme sur tout ce qui fait que la Russie est la Russie, Gogol, dans la seconde partie des Ames mortes, rabat sa manche, pédantise, devient utilitaire, et le satirique disparaît derrière l’utopiste. L’auteur devient effroyablement ennuyeux. Jusque-là il n’avait été qu’insupportable.
Insupportable, nous l’avons dit déjà, par le sujet et la manière ; insupportable par la monotonie de son trait, qui est toujours le même ; insupportable par la vulgarité de son observation, qui ne s’élève jamais, quoiqu’il ait essayé, dans la seconde partie des Ames mortes, de peindre des gens qui ne sont pas simplement des radoteurs ou des imbéciles ; insupportable enfin par sa description de la nature, qui nous reposerait du moins de cette indigne société de crétins nuancés dans laquelle il nous fait vivre, et qu’il nous peint toujours à l’aide du même procédé : la comparaison de l’objet naturel avec le premier engin de civilisation venu. Par exemple : « L’étang était couvert de végétations épaisses qui jouaient le tapis de billard… {p. 380}Le jour n’était ni clair ni sombre, mais d’un gris déterminé rappelant la teinte générale de l’uniforme de soldats de garnison. »
Et ainsi toujours, pendant les dix-neuf chants de ce poëme accablant d’idées communes, de sentiments communs, de situations communes, et qui prouverait, si Gogol peignait ressemblant et juste, que la Russie est toujours un colosse, — mais le colosse du Béotisme et de la Vulgarité !