Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers
Saint-Marc Girardin1 §
Dans une série d’études que personne de ceux qui lisent n’a oubliées, Philarète Chasles nous donnait le bilan, cruel d’exactitude, plus cruel encore de résumé et de conclusion, de la littérature américaine. Il entassait comme des ballots tous ces livres de pacotille et d’imitation vaniteuse que l’Amérique, cette société démocratique et mercantile, qui se croit une littérature parce qu’elle fait de la production littéraire, a publiés depuis quelques années avec un redoublement d’ardeur, et, de cette plume éclatante, amoureuse du beau et trompée, qui se vengeait alors, il écrivait une méprisante étiquette sur toute cette marchandise littéraire destinée à s’avarier si vite sur le chemin de la postérité. À cette époque, il est vrai, l’Amérique n’avait pas encore publié la Case de l’Oncle Tom, mais cet ouvrage, qui est moins un livre qu’autre chose, serait-il même un livre grand comme sa renommée, qu’un livre isolé ne prouve rien de plus que la force individuelle de celui qui l’a écrit, et la littérature américaine n’en resterait pas moins une littérature d’avortement, l’amas confus d’organes ébauchés qui ne constituent pas la vie. Le croira-t-on ? Cet état incohérent et stérilement fécond de la littérature américaine nous est revenu à la mémoire depuis que nous étudions2 l’état humiliant de la littérature française. Nous avons vu là, entre elles deux, de tristes analogies, et une différence plus triste encore ; car si toutes deux sont sans originalité réelle, sans puissance collective, sans conscience surtout, et par conséquent sans profondeur, la littérature américaine a du moins pour elle le mouvement d’une pensée jeune et enflammée qui se cherche, et la littérature française n’a que la langueur d’une pensée qui ne se cherche même plus.
Et d’exagération à dire de telles choses, il n’y en a d’aucune sorte, qu’on le sache bien ! Si nous exagérons, qu’on nous confonde en citant des noms et des œuvres. On ne le fera point : il n’y en a pas. Tout ce qui a un nom dans cette moitié de xixe siècle l’a depuis plus de quinze ans et vit sur le bénéfice de son passé. Mais ce qu’on cherche et ce qu’on désire, ce qui est nécessaire pour que la littérature d’un peuple se soutienne, pour que son niveau intellectuel ne s’abaisse pas, c’est la continuité dans l’effort, c’est la succession dans les œuvres, ce sont les noms nouveaux, des noms jeunes, à auspices favorables, pour remplacer les noms éteints et les talents fatigués. Nous avons beau faire les Narcisses, nous sommes fort laids ! Avons-nous tout cela ? Le peu de livres qui se publient (nous parlons de livres, entendons-nous ! et non pas de papier barbouillé avec des facilités de métier que ceux qui n’en ont pas croient du talent, ) sont signés par des hommes qui ont tous quinze et vingt ans de célébrité sur la tête.
Ainsi, par exemple, un grand ouvrage de Lerminier sur les Législateurs et les Constitutions de la Grèce antique, — un livre pensé, médité, presque une découverte en histoire, — et dont la Critique, par parenthèse, préoccupée des choses présentes, commérant d’une voix hâtée sur des œuvres éphémères, n’a pas pu ou voulu parler comme elle le devait. Ainsi, on annonce le Saint Anselme de Rémusat, sur lequel nous reviendrons pour en signaler la portée et le caractère. Mais, on n’a pas besoin de le dire, Lerminier comme Rémusat, quelle que soit l’énergie intellectuelle qu’ils possèdent encore, appartiennent tous les deux à un mouvement d’idées qui eut son jour, à une phase littéraire et philosophique qu’on peut regarder comme fermée, et à laquelle, nous le répétons, on ne voit rien succéder. Il reste donc acquis à l’histoire de ce temps-ci que la scène de la publicité sérieuse n’est occupée que par des individualités déjà connues, par des talents mûris ; mais la maturité est un point bien vite dépassé dans la rapidité de la durée ! et on cherche vainement dans la génération qui s’élève des hommes faits pour les remplacer.
Saint-Marc Girardin est aussi un de ces hommes d’une période finie, qui paraîtra grande si la nôtre ne grandit pas.. Seulement, son nouvel ouvrage, bien différent en cela du livre de Lerminier, lequel est digne d’être pris en considération par les esprits les plus profonds, n’ajoutera pas beaucoup aux idées actuelles et à la gloire de son auteur. Il est intitulé : Souvenirs de voyages et d’études3, et il justifie parfaitement son titre car il est composé d’articles que l’amour-propre d’auteur, si dur aux sacrifices, n’aura pas voulu sacrifier, et on se souvient de les avoir lus, à peu de choses près et à des époques déjà distantes, soit dans le Journal des Débats, dont l’auteur est, comme on le sait, l’un des rédacteurs ordinaires, soit dans cette Revue des Deux-Mondes, le bazar du talent… autrefois.
Cet ouvrage, du reste, — notes de voyage prises en courant, — ne peut avoir l’importance d’un livre même aux yeux de son auteur, qui a, dans un talent incontestable, l’obligation d’être sévère. Sachons le dire (la vérité est un hommage !), les Études et Souvenirs de Saint-Marc Girardin ne sont qu’une réimpression de plus, assez insignifiante, parmi les mille réimpressions de toute espèce dont regorgent, pour le moment, les catalogues de librairie… D’un pareil homme on attendait davantage et mieux… Après cela, qu’on voie où nous en sommes et qu’on se donne la peine de conclure ! Non seulement la renommée répète depuis dix et quinze ans les mêmes noms, mais la plupart de ceux qui les portent répètent à leur tour les mêmes choses. À très peu d’exceptions près, c’est une émulation de redites ! Réimpressions d’œuvres contemporaines, réimpressions d’un autre siècle, partout ce signe de la stérilité. Chose naturelle et logique, d’ailleurs, loi d’équilibre qui ne trompe jamais ! Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une époque dont la littérature défaille se rejette aux œuvres connues ? imitant en cela les mères sans fécondité qui gâtent le petit nombre d’enfants qu’elles eurent dans leur chétive jeunesse, ou qui adoptent ceux des autres mères. Les réimpressions sont les gâteries ou les adoptions des époques impuissantes à produire. Ainsi, dans les arts, quand ils tombent aussi, comme la littérature, l’archéologie vient remplacer les créations spontanées.
Dans l’ordre matériel, réimprimer les anciennes œuvres est un fait qui correspond à la reproduction des anciennes formes dans l’ordre intellectuel et artistique. Hasard heureux quand ces formes sont reproduites avec le double sentiment de l’exactitude et de la vie, et quand ces ouvrages qu’on réimprime sont choisis avec discernement !
Paul Nibelle4 §
Paul Nibelle est un écrivain d’imagination et de sentiment. Il a ce beau don de jeunesse qui donne au talent les fermentations que peut-être il n’a qu’une fois, et, nous le disons en le félicitant, il n’a pas taché cette fraîche jeunesse de sa pensée, il a su en conserver la généreuse innocence. Les Légendes de la Vallée5 se recommandent précisément par ce naturel et cette simplicité qui firent de Sterne un si grand modèle, et il faut remercier le hasard de ce que nous pouvons placer à côté de ce roi des conteurs mélancoliques6 les essais d’un jeune homme qui sent sa vocation littéraire l’entraîner du côté des récits rêveurs et touchants. Ce voisinage du doux Laurence n’effraiera pas sa modestie. L’ombre de la statue des Maîtres n’est pas froide aux fronts de ceux qui les admirent et qui veulent les imiter.
Nibelle, comme inspiration et comme forme, a goûté à cette candide coupe de lait écumant dans laquelle buvait Yorick… Lorsque la visée commune est la force, soit dans l’expression des caractères ou des passions, soit dans les situations dramatiques, à une époque de corruption et de décadence où l’on a transporté dans le langage, cette forme rationnelle de la pensée, la couleur torrentielle des peintres les plus éclatants, il faut savoir bon gré à un jeune homme d’avoir, dans ses premiers récits, été sobre et simple comme s’il avait eu l’expérience, et de ne s’être adressé qu’aux saintes naïvetés du cœur pour plaire et pour intéresser. Les Légendes de la Vallée se composent de trois nouvelles que nous conseillerons de lire, mais que nous n’analyserons pas, par la raison que plus les fleurs sont veloutées, moins il faut froisser leurs calices. Berthe, la Famille de Kervoren et le Chercheur de Rives, sont trois romans entrelacés qui n’en font qu’un seul. Ainsi que nous le disions plus haut, la qualité suprême de cette trilogie romanesque c’est une remarquable sensibilité touchée par la vie et qui rend éloquemment son premier accord. Lorsque le temps, les déceptions, les fautes, les repentirs, tout ce dont, hélas ! la vie est faite (et le talent aussi !), l’auront déchirée davantage, cette sensibilité aura des profondeurs, des intonations, des creux qui lui manquent aujourd’hui et qui lui donneront du caractère. Le caractère, en effet, l’originalité, l’individualité dans l’expression sensible, voilà ce qu’on désirerait davantage quand on se rend compte du talent de Nibelle. La nature donne tout cela parfois aux génies supérieurs dès leurs premières œuvres. Dans le rugissement des lionceaux on entend le rugissement des lions futurs. Mais quand la nature ne le donne pas, la vie peut le donner avec la culture de ses douleurs, et Nibelle, qui est au début de la vie, n’en a pas encore reçu tous les dons !
Un autre livre de Nibelle, mais qui nous a paru très inférieur aux Légendes de la Vallée, est un petit volume de Récits antiques réunis sous le titre collectif et assez mystérieux de la Fin d’un Songe7… Nous acceptons le titre comme excellent s’il veut dire que ces récits n’ont pas d’autre valeur qu’un rêve de rhétorique, et que l’auteur, éveillé de cette griserie au souper de Nicias, n’y reviendra plus. Nous avons rarement lu quelque chose de plus froid, de plus exsangue, que ces récits dans lesquels traînent, au milieu de leurs roses éternelles, ces vieilles idées communes de bonheur tel que les Anciens le concevaient, et l’ennui, l’horrible ennui que ce bonheur, qui ne prenait pas le fond de l’âme, devait nécessairement engendrer ! Sensible et vibrant comme il l’est, avec ce beau flot de sang vermeil qui ne bout pas, mais qui circule si largement dans ces Légendes de la Vallée où les tièdes impressions de la réalité nous montent au front comme des émanations de vie, l’auteur de Berthe et du Chercheur de Rives n’a-t-il donc pas mieux à faire qu’à se plonger, masque de païen sans visage, dans l’odieuse tristesse d’Épicure ?… Pourquoi, d’ailleurs, des livres pareils ? Ils ne sont pas de l’art, car l’art vit d’inspirations sincères et de ce que nous avons de plus intime en nous. Mais ils ne sont pas même de l’archéologie ! Nibelle ne sait, sur les choses de l’Antiquité, que ce que nous en avons ramassé dans les mêmes livres. Sa mosaïque ne se compose que de morceaux rapprochés déjà. Or, quand on touche à l’Antiquité, ce foyer froidi d’inspirations éteintes, il faut au moins trouver dans les cendres ces précieux débris que l’amour d’une société finie cherche encore dans la poussière d’Herculanum. Après Agathon, après Anacharsis, après Télémaque et Alcinoüs, on est tenu d’entrer dans le monde de l’Antiquité comme y est entré Gœthe, ou bien de rester sur le seuil. Gœthe lui-même eût mieux fait de ne pas sortir du monde moderne. Nous ne disons pas du monde chrétien, car le chef-d’œuvre de Gœthe est peut-être son Divan, dont l’inspiration, comme on le sait, est orientale, et qui est un tour de force de cette impersonnalité des grands génies qui les fait s’incarner, par la pensée, dans l’âme la moins semblable à la leur. Grâce à cette faculté caméléonesque, que, de tous les penseurs dans l’art et dans l’humanité, Shakespeare eut au degré le plus incomparable, et que Walter Scott, son descendant en ligne directe, et Gœthe, son descendant en ligne collatérale, eurent tous les deux après lui, l’auteur du Prométhée put singer puissamment la vie de cette société morte, dont les beaux Vampires de la Renaissance avaient tari le cadavre de leurs lèvres brillantes et enivrées. Mais tout cet archaïsme coûte plus qu’il ne vaut même à ceux qui savent y porter des facultés supérieures, et, malgré le succès de ses expériences, on sent la déperdition des forces colossales que le magnétisme du Génie doit employer, comme l’autre magnétisme, pour faire vivre ce qui ne vit plus.
Gabriel Ferry8 §
Le Coureur des bois9 est le livre mort d’un homme mort qui avait du talent, mais qui n’en a guères laissé que la mâle promesse, et à qui la mort, comme toujours, n’a pas manqué de conquérir la bienveillance universelle. Qui ne le sait, du reste ? Rien n’est plus habile que de mourir. Les gens qu’on ne gêne plus vous ensevelissent dans tous les parfums de l’éloge, et la bile de l’envie désopilée devient l’ambre jaune dans lequel on vous embaume pour la silencieuse éternité. Assurément ce n’est pas pour le vain et cruel plaisir de troubler cette espèce de succès d’outre-tombe que nous venons parler des défauts d’un livre dont l’auteur n’a plus rien à apprendre. L’intérêt d’une mort prématurée — et même poétique — ne doit pas faire oublier à la Critique impartiale et sévère qu’elle s’adresse à ceux qui survivent, et que la seule question qu’il y ait pour elle n’est jamais qu’une question de littérature.
Cette mort fut poétique, en effet, dans un temps où la vie ne l’est plus, et elle parle plus haut à l’imagination que les œuvres de celui-là qui s’appellera Gabriel Ferry dans l’histoire littéraire du xixe siècle. Voyageur vrai, Gabriel Ferry a péri tout récemment dans un naufrage. Il a péri, non entre les quatre rideaux que Jean-Paul appelait les coulisses de la vie, mais en pleine tempête, au pied du grand mât du vaisseau sur lequel, il était embarqué, après avoir refusé de descendre dans la chaloupe de sauvetage, intrépide comme le plus intrépide des boucaniers de ses écrits. Cette trempe qui étonne et qu’on admire comme un luxe dans un écrivain, Ferry l’avait comme ses héros, et voilà ce qu’une critique qui voit plus que l’épiderme de la pensée doit noter. Le tempérament, le caractère, sont tout le talent de certains hommes ; mais constituent-ils, à eux seuls, cette merveille et ce mystère que l’on appelle le talent ? Pour la moralité de la chose, ce serait à désirer, sans doute, mais, malgré le vieux axiome de Buffon qui traîne sous toutes les plumes sans idées, en réalité, cela n’est pas.
Dans le Coureur des Bois, l’Amérique a été exploitée par un homme qui l’a vue réellement, et qui l’a prise pour théâtre de ses inventions aventureuses. Malheureusement c’était l’Amérique et les américains, et l’Amérique n’est poétique, intéressante et belle que sans eux.
L’Amérique ne vaut que quand elle est un désert, une forêt, un silence, une chose antédiluvienne et sauvage, un chaos virginal et tout-puissant, une solitude du cinquième jour de la création. L’Amérique, avec les américains qui la cultivent et la prosaïsent, n’est, hélas ! que le plus vulgaire des pays. Nous connaissons les américains. Nous les avons étudiés dans tous les livres qui en ont été les daguerréotypes implacables, d’autant plus implacables qu’ils avaient (quelques-uns du moins) la bonne volonté d’être flatteurs. Nous les avons vus dans Tocqueville, dans mistress Trollope, et même dans madame Beecher Stowe, et nous savons la puissance d’ennui que ce peuple travailleur a créée et à quelles splendides destinées d’abrutissement matériel il est réservé. N’avoir pas senti cela, après avoir pris pour le multiple personnage d’un livre d’imagination un peuple pareil, un peuple de puritains à l’ouvrage, de Turn Penny capables de tout par suite d’affaires, voilà le grand tort de Gabriel Ferry. Un poète ne s’y serait pas trompé. Dupe, ou, pour dire un mot moins dur, victime du génie de Cooper, Ferry a cru qu’on pouvait reprendre la création achevée d’un immense artiste, et il ne s’est pas aperçu que dans Fenimore Cooper le véritable personnage, le vrai héros des poèmes que nous avons sous les yeux, c’est l’Amérique elle-même, la mer, la plaine, le ciel, la terre, la poussière enfin de ce pays qui n’a pas fait son peuple et qui est émietté par lui… Il n’a pas vu qu’en ôtant Bas-de-Cuir lui-même des romans de Fenimore, — cette figure que Balzac, qui avait le sens de la critique autant que le sens de l’invention, a trop grandie en la comparant à la figure épique de Gurth dans Ivanhoe et qui n’est guères que le reflet du colossal Robinson de Daniel de Foe, — il n’a pas vu qu’il n’y avait plus dans les récits du grand américain qu’une magnifique interprétation de la nature, que l’individualisation, audacieuse et réussie, de tout un hémisphère, mais que là justement étaient le mérite, la profondeur, l’incomparable originalité d’une œuvre qui n’a d’analogue dans aucune littérature.
Des paysagistes, il y en avait ! Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, avaient peint des coins de savanes, des bords de fleuves, des marines, derrière les personnages qui exprimaient avant tout, pour eux romanciers, les idées et les sentiments qu’il leur importait de creuser. Mais Cooper, paysagiste aussi, d’un bien autre faire et d’une bien autre largeur de toile, est cependant bien plus encore qu’un paysagiste. Ses personnages, à lui, ne sont que les ciceroni de l’odyssée qu’il fait faire à son lecteur à travers les plaines et les beautés grandioses du continent américain. Ce n’est pas tout. Pour échapper au mortel ennui de cette civilisation hypocrite, vaniteuse, âpre au gain, qui est la civilisation américaine, Cooper s’est rejeté à la vie sauvage, et il a été le peintre de ces vieux patriarches des prairies, aussi poétiques que ceux de la Bible ou des Burgraves du désert, dont les forteresses terribles et menaçantes sont un bout de buisson immobile, un carré de hautes herbes qui frissonnent, un lac étincelant dont la surface ne fait pas un pli aux tranquilles rayons du soir. Gabriel Ferry, qui en tant de choses imite Cooper avec une rare candeur, n’a pas songé à reproduire les grands sujets et les procédés de son modèle. Quoi d’étonnant, du reste ? Il est des procédés qui ne s’emploient qu’une fois, car ils ont l’importance d’une découverte, et une découverte ne saurait se recommencer. Aussi, quand on voudra caractériser l’auteur du Coureur des bois, on dira de lui qu’il n’est rien de plus qu’un Cooper d’Ambigu-Comique. Ses romans, qui n’attestent ni profondes études sur la nature humaine ni intuitions nouvelles sur les passions ou les caractères, défient l’analyse et la désespèrent.
Il y passe des régiments de personnages ; on y entasse des boisseaux de meurtres. Mais à travers tout ce fracas de faits, tout ce remue-ménage d’aventures, tous ces coups de pistolet ou de carabine tirés à tort ou à travers, de loin ou à bout portant, à toutes les minutes ou à toutes les places du récit, on cherche en vain une conception nette ou une combinaison puissante. L’auteur semble avoir oublié, ou n’avoir jamais su, que le véritable génie dramatique ne procède pas plus par des événements que par des chiffres, et qu’on peut en ajouter beaucoup les uns aux autres sans avoir plus d’imagination pour cela… Comme inventeur, donc, Gabriel Ferry ne nous paraît pas une grande perte. S’il avait vécu, il n’aurait, certes ! pas renouvelé la face de la littérature, et rien ne nous fait présumer dans ce qu’il nous laisse qu’il fût destiné à raviver plus tard les vieilles sources du roman ou du conte, plus taries encore que celles du roman. Il n’en est pas de même pour l’écrivain. L’écrivain futur est au fond de ce style solide, rapide et ferme, lequel n’a pas, il est vrai, le coup de lime définitif qui donne au fer l’éclat de l’acier, mais qui brille de force à plus d’un endroit et semble mépriser toutes les petites gentillesses littéraires de ce temps d’énervation et de prétention intellectuelle pour aller au fait, l’appréhender et le rendre avec un relief vigoureux. S’il n’y a pas d’idéal, il est vrai, il y a de l’action dans ce style viril et musclé. C’est la seule chose des deux volumes de Gabriel Ferry qui mérite l’éloge de la Critique, et ses regrets.
Champfleury ; Desnoireterres10 §
I §
C’est surtout quand on vient de lire les poésies de Hebel11, que les Contes d’été12 de Champfleury doivent paraître une lecture insipide et glacée ! On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’Hebel étend sur la nature et les choses visibles ; on est encore tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’école hollandaise appliquée sur des sujets allemands, et voilà que de ces fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur on entre dans le froid de la nudité et de la pauvreté réunies, — pauvreté d’idées, nudité de style, toutes les indigences à la fois ! Champfleury est, comme les conteurs, un écrivain qui touche aux poètes. C’est un écrivain qui, nous l’espérons pour l’honneur de son diamant futur, est encore tout entier dans sa gangue, et pour lequel nous serons obligé d’être sévère parce que nous lui croyons du talent en germe, et que l’esprit de ce système qui perd tout dans les arts et dans la littérature pourrait étouffer ce talent que nous tenons à voir s’épanouir.
Il est une tradition d’école qui fait accuser le Père Malebranche d’avoir, dans son grand ouvrage De la Recherche de la Vérité, médit de l’imagination avec beaucoup d’imagination, jugement singulier et faux comme tant d’autres, car le Père Malebranche, qui a l’espèce d’imagination qui, pour un philosophe, est une maladie, n’a pas celle qui, pour un écrivain, est une faculté. Le Père Malebranche, à part sa valeur philosophique incontestable, n’est, en fait d’imagination, qu’un Platon éteint ou voilé par un mysticisme dont les nuées sont plutôt grises que lumineuses. Eh bien, ce qu’on dit encore aujourd’hui si mal à propos de cet auteur, peut-on le dire plus justement de l’école à laquelle Champfleury appartient ? Cette école, qui a sa petite cohérence, mettrait-elle de l’imagination dans ses théories contre l’imagination, et ne les dresserait-elle que par précaution contre de trop fougueux tempéraments d’artiste dont elle redouterait les ardeurs ? Certes ! à voir les livres qu’elle publie, impossible de le penser. Ces réalistes contemporains, dont Courbet est l’épais champion en peinture, et qui n’ont pas encore trouvé de Courbet littéraire dans leurs rangs, ne prennent point en suspicion des facultés absentes ; au contraire. Attachés à la réalité la plus vulgaire, parce que pour des hommes comme eux, aveuglés de matière, elle est la plus indéniable des réalités, s’ils exilent l’imagination des systèmes d’expression qu’ils préconisent, ce n’est point qu’ils se défient d’elle, mais c’est qu’au fond ils n’en ont pas !
Et si l’on en voulait la preuve, on la trouverait plus nette que jamais dans ce livre que Champfleury nous place sous les yeux. Ce livre contient trois nouvelles : les Souffrances de M. le professeur Delteil, les Trios des Cheniselles et les Ragotins, et, malgré la variété de ces trois sujets, jamais livre ne fut plus exsangue, plus dépourvu de tout ce que l’imagination crée, c’est-à-dire d’invention, de combinaison et d’idéal ! Champfleury, comme tous les hommes de son triste système, décrit pour décrire, mais il ne peint pas ; car peindre, c’est nuancer les couleurs, c’est entendre les perspectives, c’est creuser ou faire tourner par les ombres, c’est éclairer par le sentiment presque autant que par la lumière. Isolant chaque détail de la masse, allant sans discernement et sans choix d’un objet quelconque à un objet quelconque, comme l’enfant, mené par son désir innocent de prendre chaque chose et de la saisir dans sa vulgarité complète, égaré par cette manie de touche-à-tout, il enfile toutes les venelles qui se présentent à sa flânerie dans ce récit sans raison d’être, sans unité de composition et sans but ! Nous l’avouons en toute humilité, nous avons cherché vainement dans chacune des trois nouvelles le sens et l’unité que doivent avoir les plus courtes compositions. Et ce n’est pas tout. À défaut de ce sens et de cette unité qui sont l’organisme de toute pensée, nous avons cherché au moins un peu d’observation vraie et nouvelle, et nous n’en avons pas trouvé davantage. L’imagination écartée, il semblait pourtant que la faculté qui observe devait voir plus clair. N’était-ce pas la prétention de l’École ? Mais, malgré cette prétention et le nom qu’il porte, le Réalisme ne peut jamais donner la réalité. La réalité est complexe ; c’est une implication qu’il faut fouiller pour en démêler les mélanges et les profondeurs. Or, le Réalisme agit comme le peintre chinois, qui ne voit que la ligne et que les surfaces, et, comme le peintre chinois, qui néglige les ombres, en toutes choses il arrive au plat.
Est-ce là qu’un homme comme Champfleury doit vouloir éternellement aboutir ?… Si jeune dans les lettres, du moins par le nombre de ses ouvrages, Champfleury serait-il déjà ossifié dans le système qu’il a collé sur sa pensée, au lieu de la laisser indépendante dans la liberté de ses instincts ? Quoiqu’il n’ait point, nous l’avons dit, cette puissance d’imagination qui n’aurait pas accepté la honte d’une théorie faite contre elle, quoique ce volume ait besoin d’être racheté par un livre meilleur, il y a cependant çà et là, et particulièrement dans les Souffrances du professeur Delteil, le morceau capital du recueil des Contes d’Été, quelques accents de sentiment qu’on voudrait plus longtemps entendre et qui disent que l’âme d’un talent se débat sous toutes ces banalités et ces insignifiances de détail. Cette lueur de talent qui nous permet une espérance, cette lueur qui brille faiblement comme une larme et qui est même une larme, voyons ! Champfleury l’éteindra-t-il ?…
II §
Les Talons Rouges13, de Gustave Desnoireterres, ont paru dans les derniers jours de l’année qui vient de finir. C’est aussi un recueil de nouvelles, mais d’un tout autre ton et d’un tout autre caractère que les Contes d’Été de Champfleury. Nous sommes fort heureux de le dire, les Talons rouges, simples et élégants récits, très souvent aristocratiques, ne mentiront point à leur étiquette, et ils marquent un progrès incontestable dans le talent de l’auteur, qui s’affermit, s’affine et s’aiguise.
On sait que Desnoireterres s’est voué — et peut-être un peu trop — à la mémoire du xviiie siècle, dont il est à la fois l’historien et le romancier. Le xviiie siècle a si souvent été décrit, vanté, retourné par les écrivains ennuyés du xixe qui voulaient s’amuser un peu, et qui, dans leur maussade époque, n’en avaient jamais l’occasion, que l’imagination s’est blasée et qu’il est bien difficile de faire renaître un intérêt quelconque pour une société dans les entrailles de laquelle tous les chiffonniers de la littérature contemporaine, ces chercheurs souvent sans lanterne, ont donné leur coup de crochet. C’est pourtant ce que Gustave Desnoireterres a entrepris, et il a réussi. Il s’est avisé, lui, de montrer, dans le xviiie siècle le côté qui est resté le moins connu et le plus voilé des mœurs d’un temps où ce n’était pas le vice que l’on gazait, mais la vertu. Il nous a montré une chimère peut-être, qu’il a rêvée, l’homme de tendre imagination qu’il est ! Il nous a écrit enfin ces deux contes qui ne nous feront pas dormir debout, mais bien y veiller, de la vertu et des chastes amours du xviiie siècle ! D’autres nous avaient raconté comment les femmes cédaient et succombaient dans ce malheureux temps de perdition universelle. Il nous a montré, lui, comment elles résistaient et restaient vertueuses sans fracas, au prix d’une larme qu’elles essuyaient avec un bout de dentelle et qui ne revenait plus jamais rayer leur rouge sur leurs pauvres joues attristées.
Cela était hardi, cela était original, et cela était charmant ! Le Petit chien de la Maréchale et la Magnifique sont deux nouvelles de la plus chaste et de la plus douloureuse volupté. Quand on touche aux fils saignants des cœurs délicats avec cette délicatesse de main, on est mieux qu’un miniaturiste d’une époque fanée, on est un moraliste et un émouvant écrivain.
Méry14 §
Quand on lit seulement le titre du nouvel ouvrage de Méry, — Constantinople et la mer Noire15, — on pense tout naturellement à un livre de circonstance, et l’on ne se trompe pas. Cet ouvrage en est un : il est intéressant, passionné, palpitant, comme la question qui nous prend tous, en ce moment, par le cœur ou par la pensée, par le sang ou par la fierté. Mais ce livre est autre chose encore. Sa valeur ne tient pas uniquement au temps qu’il fait, aux événements qui grondent sur nos têtes… Il n’y a que Méry pour donner à la glaise, fiévreusement pétrie, d’un livre de circonstance, l’éclat et la solidité d’un livre qui doit rester et durer quand la circonstance ne sera plus, parce que le talent y aura laissé son empreinte et sa signature de rayons. Aujourd’hui, à propos d’une grande question d’histoire contemporaine, Méry nous fait de l’histoire séculaire. Pour éclairer l’avenir encore obscur de Constantinople, il remonte dans les profondeurs de son passé et nous peint, dans une fresque au plus éclatant vermillon, l’énorme et houleux panorama d’hommes et de choses qui s’étend, se roule et se perd à l’horizon des siècles, depuis les rives du Bosphore jusqu’au Danube, et du fond de la Perse au Pont-Euxin ! Talent byzantin par l’or de sa manière, Méry est vraiment bien le peintre qui convenait à Byzance. Dieu soit loué ! nous sommes assez loin, comme l’on voit, de l’histoire pâle et sans cœur de Ranke, ce doctrinaire de l’Allemagne, dont nous pouvions dire le vers de Voltaire :
L’abbé Trublet m’avait pétrifié !
En mettant la main sur cette chaude histoire de Constantinople pour nous essuyer de cet allemand, nous avons senti l’électricité nous reprendre. Nous dégelions comme au soleil. Le caractère du talent de Méry, quand la fantaisie le prend d’écrire l’histoire, est de la sentir et de l’aimer. Par là il redouble la vie dans ceux qui le lisent, et il la créerait en eux si elle n’y existait pas !
Et nous disons : quand la fantaisie le prend d’écrire l’histoire… car, on le sait de reste, Méry, cette belle plume brillante et changeante, ce souple esprit qui a mille manières de s’enlever sur ses longues ailes, n’est qu’exceptionnellement historien. Il l’est comme il est tout… à ses heures. Le talent monte en lui comme le son dans l’orgue, par cinquante tuyaux différents, pour éclater sur cinquante touches. Nous ne connaissons pas de meilleure réponse que Méry à cette affirmation des jugeurs qui mettait en furie Chateaubriand, le vieux enfant colère, quand ils lui disaient qu’un poète n’est jamais capable de rien que de poésie ; car, en dehors de ses poésies écrites et de la poésie de sa nature, il n’y eut jamais, du moins dans notre époque, d’homme capable intellectuellement de plus de choses que Méry. Si je ne craignais de me servir d’un vilain mot d’école en parlant d’un talent si mélodieusement français, je dirais qu’il est un omniarque en littérature. Il a traité tous les sujets, et il a montré dans tous une capacité d’un ordre élevé, quand ce n’a pas été une capacité de premier ordre. Poète comme il est homme, le rêveur a été souvent un penseur. Il a eu l’aperçu sous l’image. Savant, non pas comme un bénédictin, mais comme une congrégation de bénédictins tout entière, il n’en a pas moins été spirituel comme un Champcenetz et un Rivarol, satirique, auteur dramatique, critique littéraire, dilettante fébrilement exquis, dont la sensation équivaut à une création dans les arts. Conversationniste éblouissant, qui parle comme il écrit et qui écrit comme il parle (et quand on a dit cela on ne sait pas ce que l’on a vanté le plus de sa conversation ou de son style), cet esprit multicolore a toujours eu la facilité du génie, même les jours où il n’en eut pas la puissance. Il vient d’ajouter un vaste carreau de plus à sa mosaïque intellectuelle, et pour ceux qui aiment à étudier les diversités d’expansion des natures privilégiées, le dernier carreau ne sera ni le moins soigneusement incrusté ni le moins curieux.
C’est de l’Histoire faite en artiste, un grand et rapide récit qui va de Byzas, le fondateur de Byzance, jusqu’à Mahmoud, le réformateur de l’Empire turc, enfin une espèce de biographie de Stamboul, majestueusement et colossalement individualisée sous le regard de l’historien, immense statue faite de pierres et d’hommes, comme les statues de Phidias étaient faites d’or et d’ivoire, qui a pour turban ses coupoles, et aux bras victorieux ou blessés de laquelle l’historien append, durant tout le cours de son histoire, les médaillons sanglants de ses maîtres et de ses vainqueurs ! Le livre de Méry se recommande surtout par la forte ressemblance de ces grands portraits : Justinien, Mahomet, Mahomet II, Bajazet, Soliman, Mahomet III, Murad, Mustapha III, etc., peints avec la fièvre d’un pinceau que nous avons vu trembler bien des fois de cette inspiration mystérieuse qui n’en distribua pas moins justement et splendidement la lumière. Mais ces qualités éminentes de coloriste et de poète, qui sont le fond de l’être artiste de Méry, ne nous ont donné qu’une volupté sans surprise ; nous les connaissions. Aujourd’hui, la Critique n’a pas autre chose à faire qu’à les noter une fois de plus. Mais ce que nous avons vu avec bonheur, et ce que la Critique marquera comme un affermissement de l’intelligence de Méry dans une voie où cette intelligence devait s’avancer hardiment en raison même de l’élévation de sa nature, c’est la mâle et saine manière de penser sur les choses religieuses qui sont le fond de cette grande histoire, que Gibbon, malgré un talent qui approchait du génie, n’a pas su juger parce qu’il n’était pas chrétien.
Méry est mieux que chrétien ; il est catholique. Depuis longtemps, toujours même, on a pu dire de lui que sa sensibilité l’était. Il n’y avait, en effet, que le catholicisme, cette religion de Palestrina, de Raphaël et du Tasse, qui pût étancher la soif d’adoration extérieure et de beauté plastique dont est naturellement dévoré ce poète méridional, à moitié italien et à moitié grec, ce Virgilien, cet Homéride, imagination profondément religieuse comme toutes les grandes imaginations ! Mais s’il était catholique d’instinct et d’émotion, l’était-il quand il était rassis et calme ? l’était-il dans les racines de sa pensée ? Ce livre-ci nous donne la mesure du progrès accompli par cet esprit qui fait sa spirale éternelle, comme dit Gœthe, mais qui la fait en haut, du côté du ciel ! Son Histoire de Constantinople est toute parfumée d’un catholicisme qui n’est pas du catholicisme littéraire, c’est à-dire un sentiment vague, énervé ou faux, dont l’expression plaque artificieusement une phrase artificielle. Non ! Méry a la vérité, en toutes choses, des artistes sincères. On sent que son catholicisme n’est pas un simple effet de coloris, mais une réflexion de son esprit devant l’Histoire, qui va donner à un talent jusqu’ici plus étincelant que profond la dernière main : la Profondeur. Beaucoup d’aperçus de son livre indiquent bien cette phase suprême d’un talent qui tend à rajeunir, comme les autres talents tendent à s’épuiser.
La hauteur des opinions de Méry sur les hérésies, l’influence de l’hérésie sur les Barbares, le frappant vis-à-vis de l’apostasie d’Attila et de l’apostasie de Julien, — lequel appartient exclusivement au nouvel historien de Constantinople et qui a l’inattendu d’une révélation, — son bel épisode des Croisades, son mépris pour l’esprit des Grecs rebelles et disputeurs et pour ces protestants du xvie siècle qui renouvelèrent, à leur manière, l’esprit grec, et forcèrent les puissances chrétiennes à se détourner de la grande guerre traditionnelle de la chrétienté contre la barbarie musulmane pour brûler Rome et s’entre-déchirer entre elles au nom de la dernière hérésie sortie de la plume de Luther, enfin son jugement, d’une si noble pureté de justice, sur les grands calomniés de l’histoire, les jésuites, — puisqu’il faut dire ce nom si magnifiquement exécré, — et dont il nous raconte l’établissement et l’héroïsme, sous Murad III, à Constantinople, toutes ces choses et toutes ces pages, qui font de l’histoire de Méry une composition d’un mouvement d’idées égal pour le moins au mouvement de faits qu’elle retrace, n’ont pu être pensées et écrites que par un catholique carré de base déjà, mais qui va s’élargir encore. Nous le souhaitons pour notre compte, et dans l’intérêt même de l’Histoire, à laquelle nous désirons que Méry revienne parce qu’il nous semble organisé pour l’écrire ; — de l’Histoire, cette dernière occupation des grands esprits quand ils ont atteint l’apogée de leurs facultés complètement développées et mûries, cette pourpre impériale de leurs jours de force éprouvée, et que Méry vient, par son livre Sur Constantinople, de commencer à revêtir !
Furetière16 §
Le reproche que nous avons adressé à Adrien Destailleur au sujet de sa réimpression des Caractères de La Bruyère, nous ne l’adresserons point à Édouard Fournier, l’auteur des notes annexées au Roman bourgeois17 de Furetière. Ces notes sont renseignées ; et que ne sont-elles plus nombreuses encore ! En effet, cette manière d’écrire l’histoire d’une époque, en la tournant autour d’un livre considérable ou d’une œuvre justement exhumée, nous semble plus intéressante, plus concentrée et plus vivante que l’histoire qui se déploie d’elle-même, dans son ordre chronologique et dans le mouvement général de ses événements. Les sources d’où sont tirées les notes d’Édouard Fournier sont moins connues que les sources dans lesquelles a puisé le nouvel éditeur des Caractères. Ce dernier naviguait dans des eaux trop explorées pour n’être pas obligé d’en faire jaillir de nouvelles, sous peine de rappeler ce que chacun sait. La gloire oblige. Elle est le centre d’une si grande lumière, elle offre à tout le monde, même aux myopes, une telle facilité de se renseigner, une si bonne occasion de voir clair, que, pour savoir et voir plus que les autres, il faut un effort d’autant plus grand ou une pénétration supérieure. Entre deux annotateurs de facultés égales, la chance la meilleure de frapper l’attention et de la captiver sera donc presque toujours en faveur de celui qui aura choisi un texte oublié.
Tel était le cas pour Furetière, — Furetière, un homme de lettres énorme, qui a fatigué les mille voix de la renommée de son temps, et sur la mémoire duquel s’est assis un profond silence. Furetière est un peu de la race des Saumaise et des Scaliger, mais il en est avec des facultés que n’eurent point ces Calibans de la grammaire, ces mastodontes de la science lexicographique, pour lesquels l’engloutissement du déluge est à peu près arrivé. L’homme du dictionnaire qui fit trembler l’Académie, le pamphlétaire d’une si belle rage, qui mordait et rugissait si bien, aurait péri, comme tant de savants, — les maçons de la langue, que la langue qu’ils construisent dévore, — n’était un roman à peine achevé, échappé à sa veine, et qu’il méprisait peut-être quand il le comparait à ses vastes travaux de philologue et de linguiste ! C’est ce roman— le Roman bourgeois — que deux hommes d’esprit et de littérature, Édouard Fournier et Charles Asselineau, ont arraché à la poussière et replacé sous les regards trop indifférents du public.
Charles Asselineau, qui a écrit d’une plume sobre et ferme la notice sur Furetière placée en tête de l’édition nouvelle, Charles Asselineau a plus que du goût littéraire, ce bon sens des petites choses ; il a aussi le bon sens des grandes, c’est-à-dire la virilité du bon sens. Il a jugé très justement, très nettement et de haut son auteur. C’est un critique que l’esprit du xvie siècle anime. Ce n’est pas un critique de la fin du xviiie, comme Adrien Destailleur. Son appréciation du livre de Furetière nous semble devoir fixer en beaucoup de points l’opinion sur cet homme de science et d’activité littéraire, et qui fut (heureusement pour lui, car la Postérité ne lit jamais de nous plus d’une page… quand elle la lit toutefois !) un peintre de mœurs et un mordant écrivain.
« Le Roman bourgeois — dit avec raison Asselineau — est le premier roman
d’observation qu’ait produit la littérature française. »
La manière de l’auteur,
ce vieux raillard, comme parlerait Rabelais (le père à tous de ces
observateurs ricanants de la nature humaine et du monde), la manière de l’auteur,
incisive, colorée, gauloise, étreignant la réalité, et quelquefois jusqu’au cynisme, est
caractérisée avec beaucoup de bonheur par Charles Asselineau. À en croire le jeune
commentateur, il y aurait tout un côté caricaturesque au Roman bourgeois,
et il l’explique par une étude très substantielle, où les mots tiennent moins de place que
les choses, sur la société du temps où Furetière écrivait. La seule réserve que nous
voulions faire contre ce morceau distingué, où toutes les influences qui durent modifier
le talent et l’observation de l’auteur du Roman bourgeois sont discernées
et indiquées, est l’intention de caricature et d’épigramme prêtée beaucoup trop, selon nous, à Furetière, lequel a peint la
bourgeoisie de son temps bien plus comme il la voyait et comme elle était
qu’autrement.
En effet, pour nous du moins, Furetière romancier est, surtout et avant tout, un réaliste, un réaliste beaucoup plus fort que nos blafards réalistes d’à-présent, car il a de la couleur, du repoussé, du relief, des qualités chaudes qui rendent la copie de la réalité plus intense, et qui, par là, touchent à l’idéal ; — mais c’est un réaliste et rien de plus ! Quand on l’accuse de faire grimacer, sous un pinceau férocement acharné comme celui d’Hogarth, la bourgeoisie qu’il nous a peinte, on le punit d’avoir un jour de sa vie été un pamphlétaire. On le punit en s’en souvenant ; mais on ne craint pas de s’abuser. On s’abuse pourtant. L’auteur du Roman bourgeois est dans la vérité de son modèle. C’est un observateur sans vertige, et, quoique le rabelaisien soit dans le tonde son œuvre, il ne fausse pas les faits parce qu’il aime à gausser et à rire, et, s’il peint des grotesques, il ne les invente pas.
Prenez tous les moralistes de son temps, tous les poètes comiques du xviiie siècle, tous les écrivains qui ont parlé longuement ou brièvement de la bourgeoisie et qu’a invoqués Asselineau, tous déposeront plus ou moins dans le sens de Furetière et appuieront son mérite de romancier, qui est très grand. Peintre de mœurs dans un cadre étroit et qu’il n’a pas dépassé, il a créé des types auprès desquels les types de la comédie en qui nous croyons le plus, les Chrysale, les Dandin, les Vadius, les Jourdain, les Chicaneau, ne sont que de véritables maigreurs dramatiques ; car le drame ne permet pas de faire le tour d’un type comme le roman, dans lequel un personnage plus grand que nature ne cesse pas pour cela d’être nature. En veut-on un exemple ? La Collantine du Roman bourgeois écrase complètement cette pauvre petite marionnette de plaideuse que, sous le nom de la comtesse de Pimbêche, Racine introduisit dans les quatre coulisses du théâtre où tout ce qui est creusé profondément et vastement étreint paraît forcé. Impossible, quand on a lu attentivement le Roman bourgeois, de le méconnaître ! Furetière est trop artiste pour incliner et déjeter la réalité sous l’invention satirique. C’est un romancier qui a placé et élargi la comédie dans le roman, mais qui n’en est pas moins resté sérieusement attaché à la vérité de l’art et à la vérité sociale. Prétendre qu’il a voulu forcer le trait jusqu’à le faire crier, et convulser la vérité jusqu’à la caricature, c’est le rapetisser comme artiste sans pouvoir historiquement légitimer la prétention qu’on met en avant. Asselineau a dépensé beaucoup d’esprit et de nuances pour justifier l’opinion qu’il exprime, mais il ne nous a point convaincu, et la meilleure réponse contre cette opinion qu’on s’étonne de trouver à côté d’une admiration si intelligente, c’est, pour les hommes doués d’un peu d’intuition littéraire, le livre même que le spirituel biographe a ressuscité.
J.-J. Ampère ; A. Regnault ; Édouard Salvador18 §
I §
Depuis que cela est devenu si facile, rien de plus difficile que de voyager ! Autrefois, il suffisait de se déplacer pour avoir un avantage très net sur son voisin qui ne bougeait pas ; mais aujourd’hui les déplacements étant devenus fort aisés pour tout le monde (preuve de grande civilisation, comme l’on sait), les descriptions et les faits nouveaux, qu’allaient chercher au loin des voyageurs incapables de penser et d’inventer au coin de leur feu et les portes fermées, deviennent, par la facilité avec laquelle on se les procure, du domaine commun, tout autant que si ce domaine était immobile. Le moindre livre de voyage écrit… même par un grimaud, peut être instructif et piquant pour les sociétés sédentaires ; mais pour celles qui passent leur vie à se déverser les unes dans les autres, il faut, sous peine de ne rien apprendre et de ne pas intéresser, que les livres de voyage soient écrits par des esprits d’un ordre élevé et d’une vue perçante, qui voient ce qu’il est difficile de voir en tout état de cause, soit qu’on reste au logis, soit qu’on s’en aille au bout du monde, — je veux dire : l’âme et l’esprit des choses. Malgré les progrès de chaque jour, la vie actuelle n’a donc pas, en ce point, beaucoup favorisé le grand nombre. Certainement nous faisons ce que nous pouvons pour orner de mille charmes la médiocrité qui nous est si chère ; mais il se trouve que pour écrire, même une promenade, la nécessité d’être supérieur revient encore et ne peut être esquivée… Cela est bien cruel !
L’auteur de celle-ci, J.-J. Ampère, est un écrivain qui n’avait pas besoin, du reste, de s’en aller en Amérique pour en revenir avec un livre et se faire lire du public français. Il était lu sans cela. Il était depuis longtemps connu par des écrits d’un talent tempéré, mêlé dans un dosage savoureux d’imagination et de science. Les savants le trouvaient un poète, les poètes en faisaient un savant, et le public, qui n’est ni savant ni poète, était de l’avis des uns et des autres. Mais, professeur, académicien et fils d’un homme de génie : trois bénéfices et presque trois canonicats ! J.-J. Ampère était-il encore, par-dessus le marché, un de ces voyageurs au niveau, par l’observation et par l’intelligence, de la difficulté nouvelle que l’on trouve maintenant à faire un livre de voyage ? Le sien, qu’il appelle une promenade, avec une modestie bien légère, — car une promenade de deux volumes in-8°, de quatre cents pages19, fait l’effet d’une assez longue route, — le sien nous apprend-il sur l’Amérique des choses intimes et profondes jusque-là inaperçues ou mal observées ? Nous apprend-il enfin ce que nous ne savions pas, à nous autres qui restons chez nous ?… C’est là, en effet, ce que nous sommes en droit d’attendre de tout livre de voyage, s’il ne se réduit pas à n’être que de la pituite de voyageur. Après avoir lu J.-J. Ampère, l’Amérique que nous connaissons, l’Amérique, qui est partout daguerréotypée par tant de mains et tant de livres, éternellement prise par le même côté et dans la même attitude, se précise-t-elle ou change-t-elle d’aspect sous notre regard ? Et si c’est toujours la même chose, si rien, dans cette promenade qu’on nous raconte, ne modifie en quoi que ce puisse être l’état des connaissances générales et des aperçus sur l’Amérique, le grand pays en question, dont la solution déconcertera peut-être bien des prophéties et des calculs, il ne reste plus au voyageur pour tout mérite que d’avoir montré les grâces de son esprit en prenant l’air.
Car J.-J. Ampère n’a pris que l’air dans sa promenade, mais il l’a bien pris, — comme
on le prend sur une surface de trois mille lieues ; — seulement il n’a pris que cela,
et, soyons juste ! il ne pouvait pas prendre autre chose. La faute n’en est pas à
l’esprit du voyageur, qui ne manque ni de regard ni de lorgnette ; mais à sa manière de
voyager et de regarder. Il y a deux grandes classes de voyageurs en ce monde, et qui
dominent, en les séparant, tous les genres et sous-genres, que Sterne, avec le génie des
nuances humaines qui était le sien, a énumérées dans sa charmante et célèbre préface. Il
y a les vérificateurs de bâtiment, qui logent à l’auberge, et les moralistes, qui logent
dans les familles, au cœur même du foyer domestique et des institutions. Rien de plus
distinct que ces deux classes de voyageurs. Ampère est dans la première : c’est un
vérificateur de bâtiment. J’ai dit qu’il prend l’air, mais c’est l’air plein qu’il faut
entendre ; car les choses qui sont dans l’air, les choses matérielles, extérieures, sont
les seules qui le préoccupent. Il voit l’Amérique du dehors et par dehors, mais il n’a
ni le temps ni la volonté de la pénétrer : « Les prodiges de l’industrie humaine,
voilà le spectacle — nous dit-il — que j’ai voulu me donner, après les chefs-d’œuvre
de Phidias et les vers d’Homère, sur ce continent américain. À travers la fumée des
usines et des locomotives, j’ai entrevu, pour les curiosités du savoir, quelques
antiquités sur les bords de l’Ohio et sur le plateau mexicain ; pour les plaisirs de
l’imagination, une poétique nature, la chute du Niagara, les palmiers des
Tropiques. »
Chateaubriand nous en avait donné quelque idée… N’importe ! on
nous traite en canaille romaine, et on recommence le spectacle. On recommence de nous
montrer cette éternelle lanterne magique, dont nous connaissons tous les verres plus ou
moins coloriés. Des effets partout, nulle part les causes. Après l’ordre matériel des
apparences, rien de l’ordre moral des réalités !
Tel est le reproche que nous faisons à J.-J. Ampère sur le fond même de son livre. Il montre l’Amérique ; il ne nous l’apprend pas. Il exhibe les curiosités de ce pays, et, quand il n’en a plus à exhiber, il n’en invente point. C’est un Barnum honnête… Il se contente alors d’inventorier les choses connues sur les Mormons, les sucreries, les Quakers, l’esclavage, le caractère flibustier des américains. Cette balle de marchandises a été ouverte et pillée tant de fois ! Tocqueville est sa muse. Il s’en inspire, il l’imite, il lui rend sa pensée. Elle vous appartient, lui dit-il, — et il lui dédie son ouvrage.
C’est l’Anténor glacé d’un froid Anacharsis,
mais reconnaissant ! Pas plus que son bienfaiteur et son maître il ne sait conclure
résolument et profondément sur ces États-Unis, qui ne sont pas unis, sur ces blocs de
granit qui ne valent pas plus que des grains de sable si le ciment que rêvait pour nous
l’empereur Napoléon ne les retient pas adhérents, sur ce pays, enfin, sans analogue dans
l’histoire, et qui est comme la frontière neutre de toutes les nations. Le style des
descriptions d’Ampère n’a pas l’impétuosité éclatante de ces machines Crampton qui ont
emporté le voyageur. C’est un style de petite vitesse ; mais, tel qu’il est, il est
suffisant pour ce qu’il va chercher et rapporter. La forme du livre est facile, et elle
serait agréable si l’auteur, qui sait sourire, se permettait de sourire, et n’empalait
pas son esprit sur le piquet du sérieux. La gravité de l’utilitaire nuit à ses succès.
Il blâme mistress Trollope parce qu’elle est gaie. Il trouve choquantes les
plaisanteries que cette Jane Bull, avec son gros rire saxon, ose se
permettre sur les porcs dont les américains font un si énorme commerce. « Oui,
— dit-il en régentant le Bas-bleu voyageur et irrespectueux, — on tue et on sale
beaucoup de porcs à Cincinnati, et c’est pour cela qu’au bout d’un demi-siècle il y a
au bord de l’Ohio, au lieu de sauvages qui scalpaient les navigateurs, une ville de
cent mille âmes, des églises, des écoles, des théâtres, et même un
observatoire ! »
Et il ajoute, une page plus loin, avec une sérénité
compatissante : « Les grands nombres étonnent toujours l’imagination, quels que
soient les individus qui les composent, quand même ces individus sont des
cochons. »
Il n’y a que le nombre des sots qui n’étonne jamais… À cette
exception près, Ampère, qui est certainement un homme d’esprit, a complètement et
peut-être ici trop raison. De telles leçons nous font rentrer trop vite en classe, dans
ce livre de vacances où çà et là le bonnet du professeur, qu’on allait oublier, pourrait
jeter moins de profil !
II §
Le Voyage en Orient20, que nous avons placé à dessein, dans cet examen forcément rapide, en regard de la Promenade en Amérique, est un livre beaucoup moins cavalier de ton, beaucoup moins beau touriste, mais, par le sujet et par la manière simple dont il est traité, nous croyons qu’il intéressera davantage.
Le dernier rayon crépusculaire de l’Orient est plus puissant sur tout ce qui pense que
les aurores américaines, si pleines de jour et d’espérance qu’elles puissent être pour
les dénicheurs d’idées ou de perroquets. D’un autre côté, les événements qui font en ce
moment fermenter cette vieille terre, qu’on croyait épuisée, et qui se remue comme si
elle était immortelle, donnent à un livre de voyage en ce pays un intérêt de hauteur
d’histoire. A. Regnault l’a compris. Son volume n’est pas une promenade, le lorgnon dans
l’œil, et avec le caban de Chateaubriand sur de la poésie rhumatismale ; ce sont les
tablettes animées et fidèles d’un antiquaire et d’un lettré qui ne se concentre pas dans
les lettres, mais qui voit (pourquoi est-ce de si loin ?) la politique, l’administration
et les hommes. Le mérite et la distinction de l’auteur, c’est de s’oublier au profit de
l’observation et des faits. Si malheureusement il a le grand défaut moderne, le défaut
de presque tous les voyageurs actuels (j’en excepte Stendhal et Custine), de n’être pas
aussi moraliste qu’il est spectateur, au moins sa personnalité n’ajoute pas sa
superficie aux autres superficies qu’il regarde. De l’Orient, qu’il aurait été digne
d’étudier tout entier, Regnault nous détache la Turquie, l’Égypte et la Grèce. Il les
juge un peu à la vapeur, mais aussi bien qu’un esprit attentif puisse faire dans ce lancé de locomotive ou de steamer que l’on appelle maintenant voyager,
et en attendant la découverte d’un moyen d’observation supérieure en rapport avec la
rapidité des voyages ; car la vapeur, qui nous donne la vitesse des aigles, ne nous en
donne pas le regard… Quoi qu’il en soit, des notions exactes en bien des choses, mêlées
à des souvenirs classiques dont nous aimerons toujours l’écho, un style animé, qui a
quelquefois, il est vrai, comme une éruption d’épithètes, — mais certaines marques ne
nuisent pas à certains visages expressifs, — telles sont tes qualités d’un livre sans
prétentions et dont l’auteur, d’un goût parfait, ne s’exagère pas d’ailleurs la portée :
« J’ai vu — dit-il — Athènes avec bonheur, Constantinople avec étonnement, le
Caire avec une vive curiosité. En cela rien d’extraordinaire et que les autres n’aient
éprouvé avant moi ; mais, comme ma course se croisait avec tout ce qui se passait
alors, avec les flottes alliées en station à Bérika et à Ténédos, avec l’armée
ottomane qui demandait la guerre, avec les troupes égyptiennes qui s’exerçaient au
combat avant de s’embarquer sur la mer Noire, j’ai dû associer presque
involontairement mes sensations personnelles à celles des populations que je
visitais… »
Certes ! il est impossible de moins se surfaire et de mieux
apprécier son livre tout en l’expliquant… Seulement, la Critique littéraire, qui voit
les facultés où elles sont et qui lit les feuillets des livres qui n’ont jamais été
écrits, regrette que des intelligences faites pour mieux se contentent de brûler le pavé
et ne rapportent au logis, sur des peuples qu’on a regardés du dehors au dedans, au lieu
de les regarder du dedans au dehors, rien de plus que des impressions
personnelles, fussent-elles aussi vivantes que peuvent l’être ces
impressions !
III §
Ce Voyage en Orient nous conduit naturellement au livre d’Édouard Salvador, qui porte aussi ce grand nom d’Orient dans la première ligne de son titre21. À la rigueur, il ne devrait venir qu’à la seconde ; car c’est Marseille et non pas l’Orient qui est la pensée première et centrale de ce livre ; c’est Marseille, la clef du monde dans le présent, dans le passé et dans l’avenir. Quoique Salvador ne soit pas strictement parlant un voyageur dans son ouvrage, il est facile de voir que son intelligence a les instincts, le mouvement, l’horizon, l’expansibilité des hommes de race voyageuse. Son livre l’atteste par ses qualités et par ses défauts.
Ces qualités sont presque brillantes. Elles appartiennent à l’esprit de l’auteur, comme ses défauts à ses idées. Salvador, que nous ne connaissons pas et que nous croyons un jeune homme, n’est pas un écrivain de métier, comme il y en a tant, qui badigeonne plus ou moins proprement sa pensée. C’est un écrivain véritable, qui a le don de la goutte de lumière tombant de la plume, et chez qui l’on peut constater deux qualités qui semblent s’exclure et qui peuvent faire un jour d’un homme un des maîtres de l’expression : la concentration et la transparence. Son histoire de Marseille, qui comprend tant de faits et à laquelle il sait rattacher tant de choses, est écrite avec une rapidité pleine d’éclairs. Évidemment, l’esprit qui se joue avec cette aisance dans les difficultés d’un résumé où les événements et les hommes s’entassent, ne manque ni de force ni de souplesse. Malheureusement, s’il est toujours écrivain et peintre, Édouard Salvador est aussi presque toujours un penseur plus ingénieux que solide, qui touche de l’Histoire en artiste, au profit d’intérêts et d’idées que nous ne pouvons accepter dans l’éclat de leur prétention. Sans doute Marseillais de naissance, Salvador, ainsi que nous l’avons déjà dit, considère un peu trop le monde à travers Marseille. À ses yeux, c’est un de ces points où toute la vie d’une nation reflue, quand l’activité nationale, fatiguée de chercher en vain la sève qui lui manque, s’efforce de se répandre au dehors et d’atteindre des puissances nouvelles. En vérité, ceci est bien gros. Pour notre compte, nous ne savions pas que la France eût besoin de chercher, en ce moment, une sève qui lui manque, et que toute notre vie d’État dût refluer dans le port de Marseille, parce qu’il est un des plus brillants entrepôts de commerce que nous ayons sur la Méditerranée. Et s’il n’y avait dans cette idée que l’influence d’un patriotisme exalté, nous ne relèverions pas une telle illusion ; nous la laisserions tomber d’elle-même… Mais le livre n’est, au fond, que l’expression éloquente, et par conséquent dangereuse, de cette forte tendance que Bonald, avec son génie positif, condamnait déjà il y a une trentaine d’années22, et qui consiste à sacrifier la France interne et agricole à la France externe et commerçante. À travers l’histoire, très variée et très piquante, de Marseille et des Échelles du Levant comme l’a écrite Édouard Salvador, on reconnaît cette préoccupation de notre âge qui prend, selon nous, notre pays à rebours de son instinct et de son génie. La France est, avant tout, agricole, militaire et artiste. C’est un champ, un camp et un musée. Quand on voudra en faire une boutique, fût-ce la boutique du monde, la Providence, qui est bien aussi spirituelle que nous dans les leçons qu’elle nous donne, lui enverra la nécessité d’une guerre ou la menace d’une famine, et on sera averti.
Madame de La Fayette ; Frédéric Soulié23 §
I §
Voici un roman attribué à madame de la Fayette. Techener l’accompagne, il est vrai, d’un petit volume à part, renfermant une protestation écrite par A.-P. Briquet, l’un des rédacteurs du Bulletin du Bibliophile, contre le titre, l’introduction, les appendices de Barbier, l’éditeur du roman en question. Mais, quoique cette protestation soit spirituelle et fondée, quoiqu’elle réduise assez plaisamment à néant les prétentions et les interprétations de Barbier, qui nous fait l’effet d’un érudit… à côté ; quoique, enfin, Techener s’associe au travail de Briquet, cependant il ne résulte pas pour nous de ce travail que madame de la Fayette soit étrangère, dans l’opinion de Techener, au livre qu’il publie. Qu’importe ! du reste. Le livre est-il, quel qu’en soit l’auteur, un de ces diamants qu’il fallût s’empresser d’enchâsser et de mettre en lumière ? Franchement, nous ne le pensons pas. En soi, c’est un livre médiocre. Impossible, selon nous, d’y reconnaître cette plume qui n’a servi qu’une fois et qui nous écrivit ce suave roman, dont le sens se perd tous les jours un peu plus : la Princesse de Clèves. Ce qui fait l’étonnant mérite de la Princesse de Clèves et de Madame de La Fayette, ce sont les nuances les plus tendres et les plus choisies qu’on ait jamais vues fleurir, un matin, dans la délicatesse humaine, et que madame de la Fayette nous a offertes avec l’adorable simplicité qui prend de l’eau de source dans ses belles mains pour nous montrer combien elle est pure. Le roman actuel, si mal nommé Mémoires de Hollande24, parce que l’action s’y passe en 1630, n’a rien de cette fleur d’âme qui est tout madame de la Fayette. C’est une œuvre froide, quoique bizarre, mais bien moins romanesque dans les sentiments que dans les faits. Le sujet du livre est la conversion d’une belle juive qui devient chrétienne pour épouser un seigneur français, ou qui épouse un seigneur français pour devenir chrétienne. On ne sait trop lequel des deux. Quelques détails de toilette assez gracieux et vivement rendus, et qui révèlent une main de femme dans un temps où l’on ne décrivait pas, ne sont point assez pour qu’on nomme hardiment madame de la Fayette, cette platonicienne sans le savoir, qui ne voit absolument rien dans le monde que l’expression chaste des sentiments. La gravité dans l’enjouement qu’on remarque en plusieurs endroits, qui veulent être plaisants, de cette composition, la phrase longue, négligée, monotone, mais noble, cette phrase qui a le pas du menuet et qui est commune à tout le xviie siècle, ne sont pas des raisons non plus. Le xviie siècle, qui était un siècle beaucoup plus social qu’individuel, avait un style, comme une politesse et une étiquette. Il inclinait peu à l’originalité. Il aurait éteint sous sa convenance jusqu’au génie de Bossuet lui-même, si ce génie n’eût pas eu pour se rallumer la flamme divine des Écritures. Excepté quatre écrivains tout au plus : La Fontaine, La Bruyère, madame de Sévigné et Saint-Simon, tout le monde écrit à peu près du même style au xviie siècle, et encore madame de Sévigné n’écrit si bien que parce qu’elle oublie d’écrire, et Saint-Simon n’a sa verve du diable que parce qu’il ferme les deux battants de son cabinet à son siècle et s’enferme tête à tête avec la postérité ! D’un autre côté, que madame de la Fayette fût de l’hôtel de Rambouillet et portât des jupons musqués de peau d’Espagne, la quintessence du goût dans une si délicate créature ne pouvait aller jusqu’au faux et au violent, et l’aurait, à ce qu’il nous semble, empêchée d’écrire l’épisode de la chemise, au madrigal sanglant, qui touche à l’impudeur, et qui est bien plus une idée du temps d’Henri IV qu’une idée du temps de Louis XIV. À ne juger donc que littérairement un ouvrage dont historiquement Barbier a très peu prouvé l’origine, nous n’acceptons pas, par respect pour la mémoire de madame de la Fayette, le cadeau qu’on veut faire aujourd’hui à une femme qui a trouvé dans un petit coin de son cœur un filon de génie, et qui peut se passer de tous les cadeaux avec la seule perle qu’elle porte à son front. Faibles de donnée et d’exécution, entre Scarron et mademoiselle de Scudéry, sans les qualités et le relief de l’un et de l’autre, les Mémoires de Hollande pouvaient rester dans l’ombre où le Temps, juste, cette fois, les avait mis. Sans ce nom d’une femme qui est le plus charmant souvenir de nos esprits et dont on les couronne, ils ne soulèveraient pas, même l’espace d’un jour, le poids de leur obscurité.
II §
Les Œuvres complètes25 de Frédéric Soulié sont aussi une réimpression. Mais est-elle littéraire ?… La littérature implique le style et la langue. Est-ce donc de la littérature que ces Mémoires du Diable, qui prouvent avec éclat qu’on peut avoir beaucoup de talent sans savoir écrire ? Frédéric Soulié fut un inventeur. Il ne fut pas un écrivain. Ce fut un des tempéraments les plus vaillants qui aient surgi dans la jeunesse de 1830. Les Mémoires en question, les autres romans de l’auteur, ces drames de toute forme, très intrigués et dans lesquels les événements semblent des nœuds gordiens impliqués les uns dans les autres, frappèrent à poing fermé sur l’imagination d’une époque qui avait ressenti les étincelantes secousses du Romantisme. Nul plus que Soulié ne montra ce qu’on dépense de force pour combiner des événements et des caractères. Ce fut un dompteur de difficultés ; seulement il ne prit pas dans ses fortes mains, qui auraient pu fermer la gueule des lions, cette petite chose ailée qu’on appelle le style, et, parce qu’il ne l’avait pas, il restera, malgré sa verve d’invention, un grand dramaturge inférieur, quelque chose comme le Shakespeare des portières. Mais c’est encore beau d’être cela !
Du reste, le plus étonnant, dans les Mémoires du Diable, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le souffle vraiment diabolique qui met en danse les faits, les personnages, les épisodes, les histoires ; mais c’est surtout l’immense psychologie qui circule à travers ces fantastiques créations. Frédéric Soulié ne fait pas seulement remuer l’homme : il le pénètre et le fouille dans les dernières fibres de son cœur. Si, comme nous le croyons, c’est un bon bâton de longueur pour mesurer la grandeur de l’homme que son aptitude à la métaphysique, Soulié, qui était investi de dons d’organisation formidables, aurait pu, en s’y appliquant, traiter les idées comme il traita les passions et les caractères. Il aurait scié ce chêne en maître. Ignorant, mal élevé, sans méthode, attelé avec l’ardeur d’un étalon à une production forcenée, d’une passion qui s’étendait à tout et qui le tua d’un anévrisme (car ce cœur qui battait trop fort fut le marteau qui brisa sa vie !), Soulié révéla bien à son lit de mort, où il entra dans la métaphysique par le catéchisme, ce que, dans d’autres circonstances, un tel esprit aurait pu devenir. L’invincible droiture qui était en lui, et qui l’avait empêché d’être gauchi par l’action funeste de son temps, le fit mourir chrétiennement, posant à un de ses amis nouvellement converti toutes les questions du catéchisme, écoutant les réponses, et, foudroyé d’évidence, ne faisant pas une objection. Il avait jusque dans le plus mauvais de son talent, laborieux et déréglé, comme dans son caractère, quelque chose de magnanime, et pourtant il ne sera point compté parmi les grands artistes ; car qui n’a pas de style doit périr. Mais les grands artistes ne l’oublieront pas, et c’est pour eux encore plus que pour la foule qui le lit qu’une réimpression de ses œuvres était nécessaire. Les grands artistes étudieront Soulié comme on étudie certains torses, certains raccourcis, certains écorchés, toutes ces choses qui ne sont en elles-mêmes que des fragments tourmentés de la vie et de la nature, mais qui servent à les exprimer !
Hippolyte Babou26 §
I §
Il y a presque de l’audace, ou une magnifique ingénuité, à publier aujourd’hui un simple recueil de nouvelles. Nous ne sommes plus à une de ces bienheureuses et virginales époques littéraires où l’on n’avait abusé de rien, et où une nouvelle, comme le Mouchoir bleu, par exemple (de la cotonnade en littérature), faisait la réputation d’un homme d’esprit qui n’avait pas, au fond, dans la tête, beaucoup plus d’invention qu’un marchand… de mouchoirs. Au contraire, nous sommes à une époque où l’on a abusé de tout, et où il faut, pour exciter l’intérêt de ceux qui lisent encore, des romans compliqués comme des labyrinthes et démesurés de longueur. Dans l’état présent de la littérature, les journaux, qui sont les espaliers du roman, n’aiment à en étaler que dans des proportions formidables. Au plus, entre deux de ces énormes productions qui se succèdent, y a-t-il quelquefois un joint, un interstice par où l’on puisse glisser une nouvelle, intéressante et courte, qui permette au lecteur de respirer un moment. Le lecteur ne se soucie pas de respirer.
Ainsi qu’on fait l’éducation de l’imagination publique à peu près comme on fait l’éducation d’un organe, les romans de feuilleton ont créé dans la masse des lecteurs de véritables appétits de Gargantua. Ils veulent des pièces de résistance, et comme ils ne lisent pas en général pour des raisons très littéraires, mais pour passer le temps, quand ils sont oisifs, et pour se distraire, quand ils sont occupés ; comme ce ne sont pas des questions pour eux dans un livre que la profondeur des caractères ou la beauté du langage, ils se détournent naturellement de ce qui est fin, est susceptible de dégustation, pour se retourner vers ce qui est gros et peut s’avaler comme une pâtée… Alors les nouvelles, qui sont des romans concentrés, doivent être, en raison de leur concentration même, d’un très rare et d’un très difficile succès. Comme il arrive, hélas ! si souvent dans les choses de l’art et de l’intelligence, c’est précisément le mérite de ces sortes de compositions qui fait leur infortune, et, nous le répétons, pour publier un volume de ces choses dédaignées du public, il faut ou la candeur d’un mouton qui au bord d’une route rêve un pré, ou l’insouciance altière d’un véritable artiste qui écrit pour ses pairs littéraires et donne sa démission à l’avance de toute popularité.
Eh bien, voilà pour nous ce qui recommande à l’attention le livre de nouvelles d’Hippolyte Babou ! Babou n’est pas dans les moutons qui rêvent. Il ne rêve pas les gros publics ! Il ne fait plus partie des ingénus de la littérature à leur début, de ces petits jeunes gens qui croient inspirer des passions sérieuses aux filles perdues comme l’est la Gloire. Il a dans les lettres un passé de travail et de luttes. Il sait ce que rapporte le talent à son homme, lorsqu’on est assez noblement bête pour ne pas vouloir l’abaisser. Puisque Babou sait tout cela, puisqu’il a l’expérience de la vie littéraire, — la plus cruelle des expériences, — il reste donc, pour expliquer la publication de son volume, cette fierté d’artiste qui se prend où est sa tendance et là où est aussi la difficulté, et qui a écrit laborieusement de courtes nouvelles où d’autres auraient écrit facilement de très gros romans. Soit, en effet, qu’il eût compris qu’il faut plus d’art peut-être pour construire un drame ou un récit dans les proportions de Madame Firmiani ou de la Grande Bretèche que dans celle des Mystères de Paris ou de Monte-Cristo, soit qu’il ne se sentit dans l’esprit, pour chacune de ses conceptions, que le cadre étroit d’une nouvelle et qu’il ne voulût pas trop embrasser pour mal étreindre, il n’en a pas moins donné à la Critique le spectacle de deux choses l’une, auxquelles elle est peu accoutumée : — l’amour désintéressé de ce qui est difficile, et l’exacte conscience de soi.
II §
Mais ce n’est point là le seul mérite d’Hippolyte Babou. Ses nouvelles n’attestent pas seulement son affection courageuse pour les choses fortement littéraires ; elles en attestent encore la puissance. Plus qu’un autre, nous, nous sommes tenu de le signaler. Le talent très marqué dont elles sont la preuve a été pour nous une révélation. Jusqu’ici nous ne connaissions Babou que comme un écrivain qui avait travaillé en s’éparpillant ici et là, et avait combattu sous ces tranchées couvertes qui existent aussi en littérature, et d’où le travail le plus héroïque ne sort pas toujours victorieux. Nous n’avions guères lu de lui que son introduction aux lettres nouvellement éditées du président de Brosses sur l’Italie. Cette introduction, dans laquelle l’autéur défendait la philosophie du xviiie siècle avec l’aigreur d’un homme piqué contre le catholicisme de ses contemporains, nous avait paru (et nous l’avions dit) d’un esprit sec qui grimaçait en se donnant les airs de pincer la lèvre comme Montesquieu.
Or, il n’y a dans les nouvelles que nous venons de lire rien de moins sec que l’esprit d’Hippolyte Babou. C’est, au contraire, un écrivain plein de fraîcheur et d’une sensibilité charmante. Et que les Païens innocents27 aient été écrits avant ou après l’Introduction aux Lettres du président de Brosses, ils disent éloquemment que si c’est après la tête et la poitrine de l’auteur se sont ouvertes et que, dans ces lèvres pincées, a éclos le naturel et bon sourire ; et si c’est avant l’Introduction que ces nouvelles ont été composées, elles disent non moins éloquemment encore que l’auteur a porté la peine de ses doctrines, — car, pour une minute, elles ont desséché et défiguré son talent.
Ce talent, l’avait-il, ou lui a-t-il poussé ?… Et cependant, s’il y avait un sujet sur lequel les idées philosophiques de l’auteur pouvaient porter et déteindre, c’était le fond de ces nouvelles, qui n’est pas d’invention chez Babou, et sur lequel il a détaché des combinaisons et des personnages. Hippolyte Babou est un méridional, et son talent sent le terroir de sa patrie. Nous ne nous en plaignons pas : ce qu’il y a de plus savoureux dans le talent, c’est le goût des terroirs ! Voyez Walter Scott ! Babou est né entre Toulouse et les Pyrénées, dans ce pays où la domination romaine a laissé des traces aussi profondément enfoncées que les casques, les épées et les grands ossements — grandia ossa — qu’on y retrouve dans le sol, et ce sont ces vestiges d’une influence païenne, qui ont résisté à quatorze siècles de christianisme, que l’auteur des Païens innocents a voulu peindre. Du reste, ce qui fait l’originalité de ces mœurs, c’est leur mélange les unes dans les autres.
Hippolyte Babou, fils de ces contrées, ayant été bercé de légendes païennes, a été ramené, par la rêverie de son talent, vers les impressions de ses premières années, et les Païens innocents sont sortis, un soir ou un matin, de cette rêverie. Dans la circonstance d’un tel sujet, on pouvait craindre, n’est-il pas vrai ? que le glorificateur de la Renaissance, le philosophe de la libre pensée et l’admirateur de ce de Brosses à qui dernièrement on a fait une gloire parce qu’il aimait les priapées bien gravées sur un vase antique et se permettait d’indécentes plaisanteries contre l’Église, — oui ! on pouvait craindre que Babou, qui est à lui seul tous ces hommes-là, ne les montrât un peu trop dans un sujet imprégné profondément de paganisme, et qu’il n’en fonçât outrageusement la couleur. On se disait qu’il y avait là une mesure qu’il allait peut-être dépasser. Eh bien, non ! heureusement, l’homme d’idées dans Babou n’a point fait tort à l’artiste, et l’artiste n’est point sorti de la nuance harmonieuse hors de laquelle il n’y a ni vérité ni charme. Comme les personnages de ses récits, il est païen, mais on le lui pardonne, et s’il est moins innocent qu’eux, parce qu’il en sait davantage, il songe si peu à être autre chose qu’un écrivain aimable et sincère, que les chrétiens n’auront pas grand’peine à lui témoigner une sympathie plus personnelle encore que la charité.
III §
Il y a en tout six nouvelles dans le recueil, et ce qui les relie entre elles et leur donne l’unité d’un livre, c’est précisément cet indélébile paganisme qu’elles expriment à travers les formes d’une société et d’une civilisation chrétiennes. De fait et dans les contrées que Babou nous a peintes, ce paganisme est-il aussi réel, aussi visible qu’il nous l’a montré en ses nouvelles ? N’en a-t-il pas exagéré l’empire ? Nous venons de le dire plus haut, il appartient à ce groupe d’esprits qui se sont pris pour la Renaissance d’un goût rétrospectif et passionné, et qui ont relevé et réchauffé dans leur imagination le symbolisme tombé et refroidi de cette mythologie que le xviiie siècle — ce siècle aimé de Babou pourtant — a flétrie et déshonorée. D’un autre côté, en religion, il nous a toujours semblé n’avoir guères que celle du Titien ou de Léonard de Vinci. C’est un anthropomorphite de la beauté. Mais si, pour ces raisons suprêmes, il a vu dans les habitudes de son Midi plus de paganisme qu’il n’en est resté véritablement, s’il a eu tout comme un autre (et pourquoi pas ?) sa petite illusion d’antiquaire, si enfin la réalité historique pèche un peu dans l’œuvre de Babou (car c’est une œuvre que ces six nouvelles), du moins l’effet d’art n’en a point souffert. Il subsiste là dans sa vérité particulière, comme si l’autre vérité y était aussi, à côté.
Les six nouvelles qui forment les Païens innocents s’appellent : la Gloriette, — le Curé de Minerve, — le Dernier Flagellant, — l’Hercule chrétien, Jean de l’Ours, — l’Histoire de Pierre Azam, — et la Chambre des Belles Saintes, et elles sont, à notre avis, de petits chefs-d’œuvre d’expression, comme doit l’être, de rigueur, cette simple création d’une nouvelle, intaille ou relief d’une seule idée, travaillée avec les caresses de l’Amour. Moraliste aux nuances fines, observateur qui s’attendrit en raillant, peintre gai, mais dont la gaîté touche si joliment à la mélancolie, enfin paysagiste vivant par-dessus tout cela, voilà ce que nous a paru Hippolyte Babou en ces nouvelles, d’une valeur inégale entre elles, mais toutes de cette distinction, recherchée et obtenue, qui appelle non pas les tapages, — abyssus abyssum invocat, — mais la distinction du succès.
IV §
Les deux supériorités du volume sont évidemment le Dernier Flagellant et la Chambre des Belles Saintes. Homme d’observation sur place ou sur souvenir, — c’est du moins ainsi qu’il s’est donné et qu’on l’accepte, — l’auteur des Païens innocents n’a point cette force d’invention qu’eut Balzac dans ses nouvelles les plus courtes, mais il est vrai de dire qu’il s’applique à peindre des milieux beaucoup plus que des caractères. Le milieu, l’atmosphère ambiante, l’action qu’elle exerce sur l’individualité humaine, telle est surtout la grande affaire de Babou et sa pente. Dans sa Gloriette, dans son Curé de Minerve, dans son Hercule chrétien et dans son Histoire de Pierre Azam, ce qui le préoccupe, c’est la couleur locale et morale, et les personnages de ses récits presque légendaires ne sont guères que des figures, pour la plupart, connues, et parfois d’une physionomie fatiguée. Ainsi, dans la Gloriette, par exemple, nous avons l’éternelle petite Bohémienne, — qu’on nous passe le mot ! — cette voyoue de toutes les publications contemporaines ; car, faute d’idées dans ce temps vide, tout le monde éreinte la même à force de grimper dessus !
Cette absence d’originalité dans les personnages de ses nouvelles, la Critique est bien obligée de la reprocher à l’auteur des Païens innocents, et voilà pourquoi justement elle préfère et classe plus haut que les autres la Chambre des Belles Saintes et le Dernier Flagellant. En effet, en ces deux-là, on trouve, avec ses qualités habituelles et dans le milieu ordinaire de l’observation de l’auteur, deux ou trois individualités, deux ou trois têtes, en profil, il est vrai, mais qui sont arrêtées et dont la fine originalité vous saisit au plus délicat de votre être. Dans le Dernier Flagellant, ce sont les « Dames noires », la femme et la fille de ce Rouziac, de ce mauvais riche qui a sucé, par l’usure, le sang et la vie de toute une contrée, et qui, vouées à un deuil éternel et grandiose, tiennent, pour les restituer un jour, le livre des biens volés de Rouziac, à mesure qu’il les vole, et chantent à Dieu, quand l’émeute furieuse met le feu chez elles, un si bel hymne de délivrance devant leur château incendié ! C’est, dans la Chambre des Belles Saintes, dom Bazin et sa sœur Bénigne, ce dom Bazin qui était bénédictin et que l’on n’appelle plus que le Malédictin, par risée, parce qu’il est de ces mauvais qu’on adore, une de ces combinaisons, délicieuses et contrastées, de la bonté du cœur et de la malice de l’esprit.
Babou n’a pas appuyé beaucoup sur ce caractère, mais ses traits sont si justes et si
pénétrants à la fois que nous avons eu quelque chose d’aussi réel qu’un portrait pris
sur le vif d’un homme, et qui sait ? peut-être est-ce un portrait que cette figure.
Seulement, peindre ainsi, c’est presque inventer. « Son érudition abondante
révélait tout de suite l’ancien moine… Son front, séparé en deux parties, non par une
ride (il n’en a jamais eu), mais par un sillon très léger, renfermait (c’étaient ses
propres paroles) d’un côté la science profane, et de l’autre la science sacrée. Les
deux compartiments devaient communiquer sans doute, il en prenait gaîment son parti et
il en riait. Avait-il souhaité autrefois la crosse ou la mitre ? Ce qu’il y a de
certain, c’est qu’il les aurait noblement portées. Par sa taille élevée, par son
embonpoint majestueux, qui rappelait le contour d’un beau vase antique, par ses
blanches mains de velours, par sa haute mine impertinente que j’ai retrouvée plus tard
dans un portrait du cardinal de Rohan, par l’ensemble de sa physionomie et la dignité
de sa personne, dom Bazin était né prélat… »
C’est à ce païen innocent,
« qui faisait le signe de la croix en scandant le vers :
O fons Bandusiæ splendidior vitro ! »
que Babou oppose une sœur, mademoiselle Bénigne, vieille chrétienne charmante, comme
l’autre est païen, qui dit, quand il fait grand vent : « Les saints
soufflent »
; qui, pour peindre le caractère joyeusement tonitruant de son
frère, dit encore : « Dieu est bon, quoiqu’il tonne ! »
; mademoiselle
Bénigne, « une fleur d’innocence édénique, la simplicité d’un élément, la bêtise
immaculée, une bêtise céleste »
, selon son frère. « Elle portait une
coiffe blanche et des lunettes bleues. La coiffe avait exactement la forme d’une
coquille d’œuf que vient de percer le bec d’un oisillon ; elle encadrait le front,
elle pressait les joues, elle cachait presque le menton de cette figure amaigrie,
— une vraie tête d’oiseau ! Qui donc, excepté la tante Bénigne, aurait eu l’idée de
cloîtrer ainsi ses oreilles ? »
N’est-ce pas là une touche excellente, et,
quoique la bonhomie n’y soit pas encore, la bonhomie, cette fleur tardive qui ne croit
dans le talent qu’à travers les expériences et quand la vie nous a simplifiés, ne
peut-on prévoir que Babou l’aura un jour et qu’il deviendra le peintre complet qu’il
n’est que fragmentairement aujourd’hui ?…
V §
Du reste, il ne le deviendrait jamais qu’il n’en serait pas moins, aujourd’hui même, un écrivain très spirituel, une imagination très cultivée et un homme de lettres (ajoutons ceci) qui porte très noblement, comme son dom Bazin eût porté la mitre, ce titre d’homme de lettres dont on ne sait plus assez être fier. À la tête des nouvelles de Babou se trouve une préface dont la verve, l’entrain, le mouvement, rappellent Diderot (le rappellent trop peut-être), mais qui justifient ce que nous venons d’exprimer. Jamais on n’a plaidé plus vigoureusement la cause des lettres contre cet industrialisme littéraire qui nous déborde de toutes parts et qui finira par nous engloutir.
VI §
Est-il inconséquent, ce titre : Lettres satiriques et critiques28, qui s’atténue lui-même après s’être très bien exprimé !… Pourquoi ces lettres, qui sont vraiment des Lettres satiriques dans tout le vif, et, disons le aussi, le capricieux du mot, ajoutent-elles à leur titre, qui est loyal et hardi, l’épithète rougissante de critiques, qui a l’air d’un repentir (déjà), ou d’une petite réserve ou d’une petite peur ?… Serait-il donc possible qu’Hippolyte Babou eût peur… de faire peur au public avec son titre net de Lettres satiriques, lui, Babou, qui, comme Scudéry, ma foi ! ou Cyrano de Bergerac, jette des défis à la tète de son lecteur et qui s’en vante jusque sur la couverture de son livre ? Ou bien, dans sa pensée intime, car nous prenons souvent nos prétentions pour notre conscience, le spirituel et amusant satirique se croit-il naïvement des quarts d’heure de justicier et d’oubli de malice dans la justice ?…
Ah ! la justice ! quelquefois il la rencontre à force de… justesse, mais, franchement, ce n’est pas cette calme et profonde chose, austèrement cherchée, qui est la préoccupation habituelle de l’auteur de ce livre tout en étincelles, et en étincelles qui tombent… n’importe où ! pourvu qu’en tombant elles brillent beaucoup et brûlent un peu. Ce mot de critique, qui a je ne sais quoi de doctrinal, de péremptoire et de placide, se marie mal, selon moi, à cette notion qu’exprime le mot satirique, lequel implique que le blâme va plus loin que le point où s’arrêterait la justice. Et quand je dis qu’il va plus loin, il faut entendre qu’il y saute, et avec un geste que la justice ne connaît pas.
C’est ce geste charmant, souvent trop charmant peut-être, qui fait surtout le genre de mérite d’Hippolyte Babou, dans son livre et ailleurs. Pourquoi donc l’interrompre et le modifier ainsi, tout à coup ? Interrompre un geste, c’est presque toujours le fausser ! Que Babou envoie promener la critique et, de la satire qui l’entraîne, ne se retourne pas et ne se raccroche pas à elle ! D’ailleurs, il n’est pas fait pour la critique. Je veux le lui dire tout d’abord avec la brusquerie de l’amitié, cette brutalité intelligente et tendre ! Hippolyte Babou a trop de vif-argent dans la veine, trop de fantaisie dans la pensée ; il est un esprit trop sensible, et en même temps — comment dirais-je cela ? — trop méridional, trop improvisateur sous un ciel heureux, trop lazzarone de son propre talent, pour être jamais le théoricien à l’application éternelle, l’anatomiste sur le vif et encore plus souvent sur le mort, qu’est le critique littéraire.
La première obligation du critique, qui peut être froid, mais à qui il n’est pas défendu d’être ardent, c’est une forte possession de soi-même. Babou a bien de l’esprit comme un possédé, mais je crois que cet esprit le possède plus, lui ! qu’il ne le possède. Je crois que son esprit est son maître plus qu’il n’est le maître de son esprit. Écrivain d’imagination, romancier qui a fait plus que de nous donner des romans, car il nous a donné des nouvelles qui sont des romans concentrés, l’auteur des Païens innocents a parfois interprété et illuminé même l’Histoire avec cette fantaisie qui touche le vrai, souvent, dans les délicieux colins-maillards qu’elle joue ; mais cette devineresse par éclairs n’est point l’imagination du critique, qui, comme une lampe entretenue d’huile, verse sur des œuvres qu’il faut pénétrer une clarté égale et continue.
La clarté de Babou a trop de pétillement pour être jamais la fixe lumière nécessaire au critique. Lui, le satirique qui veut être critique aussi par-dessus le marché ; lui, l’esprit malin, taquin et lutin, — car sa grâce tient parfois du prestige, — a certainement bien trop d’entrain et de mouvement dans la moquerie pour pouvoir, la main encore vibrante du trait qu’il vient de lancer, être l’opérateur patient et à la main sûre qui en dépeçant l’œuvre d’un homme n’a pas pour but de le faire souffrir. Je m’imagine même que de ne pas faire souffrir est d’une assez mince considération pour l’auteur de ces Lettres, pour cette gaîté de pinson qui rit et qui pince, pour l’esprit léger qui a lancé tant de choses légères, pesantes seulement aux amours-propres au nez desquels il les a soufflées, en cette sarbacane d’enfant terrible qui, dans ses mains d’artiste, est la flûte même de l’ironie ! Ne pas faire souffrir ! Allons donc !
Je jurerais qu’il serait bien attrapé, l’aimable homme, s’il croyait ne jamais faire un peu souffrir ! C’est le Spallanzani des sots, qui veut que ses grenouilles sentent quelque chose, et n’a-t-il pas raison, puisqu’il prend la peine de les galvaniser de leur vivant ?…
VII §
Il n’est pas féroce néanmoins, ni atroce : c’est tout le contraire. Lisez-le : vous trouverez un esprit bienveillant, ouvert, généreux, sympathique aux belles choses, qui écrit, dès le commencement de son volume, un très beau morceau sur les Amitiés littéraires, un morceau qui n’est peut-être pas vrai, mais qu’il faudrait faire vrai pour notre plus grand agrément et notre plus grand honneur à nous tous ! Seulement, si Babou est tout cela, s’il a cette fleur de bienveillance qu’on aime à voir fleurir, comme celle du cactus, entre deux dards, il en utilise les deux dards autant que la fleur. Sa bienveillance n’a jamais parfumé les sots. Oh ! les sots ! Jamais personne n’a senti plus vivement que Babou leurs inconvénients, leur ennui et leur ridicule ; jamais personne n’a eu plus complète l’agaçante perception de la médiocrité, pire que la sottise !
Si, un jour qui n’est pas très éloigné dans sa vie littéraire, il y eut pour Hippolyte Babou des Païens innocents, — dans le pays des romans, il est vrai, qui ne peuvent jamais (c’est sa théorie) être trop romanesques, — il n’y a pas à ses yeux de sots innocents sur le terrain de la réalité. Tous sont coupables, et il parle d’eux et de l’ennui qu’ils causent avec le ressentiment d’un homme qu’ils ont longtemps empoisonné. Il se venge de cette pluie de sots obscurs, dont nous avons tous souffert dans la vie, sur le dos de ceux qui portent l’étiquette d’une célébrité quelconque. Les fameux paient pour les obscurs… Mais voilà une seconde raison pour que Babou, le sceptique, exclusivement, de nature, ne fasse pas de critique dans les meilleures pages de ses Lettres » — car critique, c’est justice étroite, et vengeance, c’est large justice, disait lord Bacon, cet homme ample de toutes façons.
La vengeance de Babou, dont la large justice se permet même d’être
vaste, n’est pas le plat que Machiavel voulait qu’on servît froid. Elle est chaude,
savoureuse, embaumée, et se prend comme une tasse de café. L’homme qui se la versa et
qui nous la verse est de la sensation, et peut-être de la famille, de l’épicurien
intellectuel qui disait : « Je sacrifierais toute une hécatombe d’imbéciles pour
sauver un rhume de cerveau à un homme d’esprit ! »
Et l’homme d’esprit, c’est Babou lui-même ! Quant à l’hécatombe de son livre, je n’en
nommerai aucun des bœufs. Si vous voulez les reconnaître tous, allez les compter dans ce
livre, pieux à l’esprit, qui a l’élégance d’un autel, et où ils tombent et roulent —
lourdes victimes — sous les traits déliés de ce Sacrificateur aux Grâces Moqueuses qui,
je l’ai dit, a de Voltaire, mais de Voltaire quand il a séché son encre pâle avec cette
« poudre des ailes de papillon »
dont il prenait parfois une prise dans
la tabatière de Diderot.
Tel est Hippolyte Babou le satirique. C’est un voltairien qui, sur bien des points, vaut mieux que Voltaire et a l’air d’en descendre… par les femmes ; car il n’a pas la fibre si sèche, et son cœur ne bat pas, dru comme une chiquenaude, dans une enveloppe de parchemin ! Son œil malicieux peut-être sait se mouiller d’une larme qui ne jaillit pas uniquement du rire de la gaîté. Son spiritualisme a plus d’âme… N’importe ! c’est un voltairien malgré tout, et, quoiqu’il ait des attractions aimables et élevées pour ce qui est beau et charmant, je ne lui crois pas plus de doctrine, plus de philosophie, plus de principes, que monsieur son illustre parent intellectuel, — magnus parens !
Ne serait-ce pas un sceptique, à impressions heureuses, que Babou ?… Qu’on lui ôte sa
tendance très exprimée, mais très vague, au spiritualisme qu’avait aussi le sceptique
Voltaire ; qu’on lui ôte ces attractions encyclopédiques qui allaient jusqu’à devenir
des facultés chez Voltaire l’universel, et que restera-t-il à Babou, le satirique et non
le critique ?… Il lui restera la superficialité brillante, nonchalante et un peu
impertinente, la superficialité marquise, qui n’a jamais manqué son
effet quand elle a dit : « Tarte à la crème ! »
d’autant plus que cette
tarte, Babou sait la poivrer.
Voilà le reproche, — et voilà l’éloge ! Si nous n’étions que des épicuriens intellectuels, nous nous tairions sur les infériorités de ce livre, comme des gens heureux et reconnaissants qui ont bien dîné. Notre amphitryon n’a point d’égal pour découper des aiguillettes dans la vanité de quelque sot, cuit à point au feu roulant des épigrammes. Il les découpe, la fourchette en l’air, d’un couteau brillant de prestesse, et on n’a jamais fait de pareilles dentelles avec de pareilles épaisseurs ! Joli spectacle qu’il nous donne tout le temps de ses Lettres, écrites comme il découpe : au pied levé, à la main, à la plume levée. Mais, au fond, pour les esprits qui lui font l’honneur d’être difficiles, rien de plus.
VIII §
Quant à moi, j’aurais désiré davantage, quoique l’esprit enivre assez pour faire tout oublier. Je n’aurait, certes ! pas voulu me priver d’une seule de ses étincelles. Mais j’aurais demandé de plus longues lueurs.
Ce n’est pas tout qu’ici et là une goutte de lumière, une goutte de rosée, une goutte de larmes ; ce n’est pas tout qu’une petite phrase ravissante sur madame de Sévigné, qui ne l’aurait peut-être pas écrite et dans laquelle pourtant elle est toute pénétrée. Ce n’est pas tout que des aperçus inattendus qui viennent tout à coup casser les glaces dans lesquelles chacun vient bêtement mirer son absence de pensée, comme, par exemple, cette théorie de la volonté spirituelle opposée par Babou à cette idée déjà commune, déjà décrépite, de l’influence fataliste des tempéraments. Ce n’est pas tout, enfin, que d’avoir expliqué Balzac par une faculté unique, l’imagination, — comme on pourrait expliquer Shakespeare, — et montré avec une ingéniosité profonde que le monde qu’il a créé n’a été le vrai qu’après coup ; que quand le monde réel a été frappé et façonné par cette invention toute-puissante !
Voilà, sans doute, des traits heureux. Mais ce ne sont là que des traits, des percées, et je voudrais, moi, une œuvre complète, inspirée, savante et continue, puisqu’elle est intitulée satirique et critique, cette œuvre à deux faces ! Eh bien, franchement, est-elle dans ces Lettres, que rien ne relie les unes aux autres, et dont quelques-unes (par exemple celle sur Jules de la Madelène, dont la mort interrompt le critique autant que l’auteur, ) semblent des fragments inachevés ! L’inspiration vraie et désintéressée y est-elle toujours ? La science y est-elle ? La continuité y est-elle ? La science paraîtra peut-être un mot bien lourd à la légèreté ailée d’Hippolyte Babou ; mais, à défaut de science, la conscience — la conscience littéraire, bien entendu ! — y est-elle ? Et toujours nerveux, toujours voltairien, toujours haine ou amour, créature de sympathie ou d’antipathie, l’auteur des Lettres satiriques, de ce livre qui ne sera que la moitié de ce qu’il veut être, peut-il, en définitive, être considéré dans ces lettres autrement que comme l’éblouissante et harmonieuse girouette de ses élégantes haines ou de ses indulgentes affections ?
Et s’il n’y avait que l’inconvénient des affections en Babou, ce serait peu de chose ! on s’en consolerait ! En effet, même quand il est le plus aimable pour ses amis, ce moqueur a de telles habitudes d’ironie qu’elles le sauvegardent de l’enthousiasme dangereux. Le siffleur qu’il est siffle encore, quand il ne croit plus que respirer. Ainsi, dans sa lettre sur Théodore de Banville, après lui avoir servi de toutes sortes d’éloges, ne finit-il pas par lui dire que lui, Banville, en ses Poésies funambulesques, a fait de l’Apollon du Belvédère un Polichinelle, et, pour qu’on n’en ignore ! avec ses deux bosses.. Nous avions bien cru, nous, que la poésie de clown de Banville était désossée, mais nous ne savions pas qu’elle fût bossue ! Du reste, qu’importe ! Babou n’aurait pas de ces petites erreurs de système respiratoire, et le sifflet ne reviendrait pas si vite et si naturellement dans son souffle, qu’importerait qu’un de ses amis fût surfait ! Qu’est-ce qu’un homme surfait, après tout ? Mais les inconvénients de la haine sont plus grands et plus redoutables ; car la haine sait mettre une blessure où l’amitié ne met qu’une caresse.
Cette sensibilité ondoyante, dont parfois les impressions sont justes et vraies, et d’autres fois injustes et fausses, cette sensibilité qui, dans les Lettres satiriques, tourne si brusquement de la haine à l’amour et de l’amour à la haine, tient évidemment trop la place de l’étude attentive d’une conscience sévère, et Babou en a donné une preuve particulièrement malheureuse, et que je me permettrai de citer, parce que je le dois. Dans la farandole bariolée de ces Lettres, qui passent sous nos yeux lestes, pimpantes et rapides, et que l’auteur des Amitiés littéraires a mises chacune à l’adresse d’un de ses amis, il en est une adressée à
Montégut (de la Revue des Deux-Mondes), et le sujet de cette lettre est Nicolardot et son livre : Ménage et finances de Voltaire. Je n’ai pas à défendre ce livre, sur lequel j’ai appelé le premier le bruit et la lumière, pas plus qu’à m’étonner de ce que les hommes qui invoquent le plus l’autorité de Burckhard contre Alexandre VI, et trouvent très bonne l’histoire des vices de ce Pape, trouvent mauvaise l’histoire des vices de Voltaire et abominent Nicolardot pour l’avoir écrite, en les flétrissant.
Je ne m’occupe pas de ces inconséquentes et risibles pusillanimités d’âmes éprises. Mais ce que j’ose reprocher nettement à Hippolyte Babou, c’est de n’avoir pas, avec deux ou trois phrases négatives, nettement mis à terre le faisceau de faits que Nicolardot a cités. Ici, la Moquerie, si jolie qu’elle fût, n’avait le droit de siffler qu’après une preuve faite contre des preuves faites ; mais elle n’était plus la Moquerie, elle était devenue l’Injure. Triste métamorphose ! Pour la première fois, dans le livre de Babou, elle n’était pas spirituelle, et elle l’avait bien mérité !
IX §
Et de tous les reproches que j’ai faits à Babou, c’est là le plus grave ; car je ne le fais pas seulement au point de vue de la moralité littéraire. Je le lui fais au nom de son talent, qu’il a cessé d’avoir dans cette lettre, de son esprit, toujours si fidèle, qu’il a appelé et qui n’est pas venu ! Babou, nous l’avons assez dit, en a du plus fin, du plus gai, du meilleur en tout. Quand il ne se donnera point pour ce qu’il n’est pas, on sera toujours heureux de le prendre pour ce qu’il est. C’est un écrivain d’imagination pénétrante et inventive qui vient d’écrire ces Lettres, satiriques parce qu’il y a plus, dans la satire, du genre d’imagination qui invente que de celui qui simplement réverbère. C’est donc un satirique, mais bien plus charmant qu’effrayant, — excepté pour les sots ! si les sots n’étaient des intrépides, les héros mêmes de leur sottise ! C’est un satirique, mais très peu tigre, et souvent adorablement chat.
Eh bien, dans cette malencontreuse lettre à Mon-tégut, et qu’il faut déchirer de ce recueil, ce n’est pas au critique… absent, mais au satirique… présent, que Babou a fait tort ! Il ne s’est pas donné à lui-même de la griffe sur la patte, ce qui serait normal. Non ! pas même cela. Mais il s’est maladroitement marché d’une lourde patte sur cette griffe, qui ne le souffrirait pas si cette insolence-là venait d’une autre patte que de la sienne. Moi qui aime la satire, et encore plus le satirique, je suis fâché de cela pour tous les deux ! Mais, pour l’oublier, je me réfugie à l’ombre du vrai chef-d’œuvre de ces Lettres, — dans cette Notre-Dame (précisément) du Refuge, dans laquelle il a renfermé si gentiment M. de Sacy.
Feuillet de Gonches29 §
I §
La date de ce livre est de circonstance ; le livre, non. Publié au commencement de l’année, — pour le jour de l’an, comme on dit, — chamarré d’illustrations sur toutes les coutures, il donnera certainement dans les beaux yeux humides pour lesquels il a été fait… Il aura son succès comme les bonbons et les polichinelles, et il pourra chanter, car un tel livre chante :
Que Pantin serait content,S’il avait l’heur de vous plaire !Que Pantin serait content,S’il vous plaisait… en contant !
Et ce ne sera pas une chanson ! Mais ce ne sera pas tout son succès non plus, à ce livre qui joue aux étrennes. Le jour éphémère qui nous l’apporte ne nous l’emportera pas.
Il doit rester. Car, au fond, c’est un livre. C’est un livre très réfléchi sous prétexte d’enfantillages, très littéraire, de très scélérate naïveté, qui peut être lu en tous temps et goûté de ces autres enfants qui n’ont pas les yeux si beaux et qui sont des hommes. Le vieil enfant qui l’a écrit en est lui-même un, de ces hommes, et même je crois qu’il en est trois. Comptons : C’est un praticien… le croiriez-vous ? de diplomatie et d’histoire. C’est un écrivain, comme s’il n’était pas un savant. Et un savant, comme s’il n’était pas un écrivain. Enfin, c’est un connaisseur en toutes choses, d’une vaste expérience, d’un sens aiguisé, et qui s’approprie avec un rare talent d’assimilation tous les langages. — Nous nous trompions. Cela fait plus de trois.
L’auteur, qui a la bonne grâce de son titre et qui n’a pas plus de honte de l’épithète que du substantif, l’auteur, qui a signé, résolument et aimablement, sa dédicace, nous autorise donc à le nommer. C’est Feuillet de Conches, l’introducteur des ambassadeurs. Lui qui, à la cour, présente les autres, nous nous permettrons de le présenter au public. Nous le présentons, — mais nous ne l’introduisons pas.
Il s’est introduit dès longtemps dans le public, et même dans sa faveur. Mais aujourd’hui c’est un autre homme que celui que le public connaît. Notre introducteur des ambassadeurs s’introduit lui-même en grand-père. Pour le moment, c’est sa fantaisie littéraire d’être un vieux grand-père et un vieux conteur. De cette plume rompue au style des affaires, de cette plume à la Vergennes, fine et limpide, Feuillet de Conches écrit un livre de féerie. Feuillet de Conches, le chef du protocole au ministère des affaires étrangères, un homme très grave et très officiel, donne cette petite leçon aux puritains de la gravité et de l’étiquette de se permettre un livre émerveillant de merveilleux, comme dirait Rabelais, pour l’instant aussi son père et son compère, un livre vermillonné et émerillonné comme pas un des livres les plus colorés de ce temps.
Maintenant, étonnez-vous si vous voulez ! Feuillet est un de ces esprits qui peuvent faire toujours, et avec la plus grande aisance, ce qu’on attend le moins et ce qui doit surprendre le plus.
Ceux qui lisent n’ont pas oublié cet intéressant fragment de critique d’art et de biographie sur Léopold Robert, publié au moment où l’on croyait le plus Feuillet enfoncé, englouti dans le protocole, dans ce terrible bonnet fourré du protocole qui doit entrer jusqu’au nez d’un homme quand il se le met sur la tète, et qui doit calfeutrer sa cervelle contre tout ce qui n’est pas cette majestueuse procédure. Il n’en était rien, cependant ! Feuillet sortit de là biographe animé, charmant de renseignement et même de mélancolie. C’est qu’il appartient, en effet, à cette race d’esprits qui ne s’enfoncent dans quoi que ce soit et restent à fleur d’eau de tout, — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne savent pas y plonger.
Feuillet y plonge très bien, au contraire, comme nous allons le voir tout à l’heure, piquant les plus belles têtes dans la couleur, l’or et la lumière, écrivant, ce diplomate, comme un peintre, un peintre qui peindrait un vitrail ! Seulement, par la variété des aptitudes, l’étendue des connaissances et le flottant des goûts, il échappe à la profondeur toujours un peu étroite de la spécialité. Il a cette flexibilité qu’on pourrait appeler encyclopédique, qui se ploie trop aisément à tous les sujets pour s’attacher opiniâtrément à un seul dans lequel il se montrerait incomparable et maître. Littérairement, il représente, dans l’état actuel de sa pensée et de ses ouvrages, cette espèce d’hommes du monde charmants — et même brillants — qui ne sont pourtant que les seconds pour les femmes. Mais il a en lui tant de ressources qu’il n’est pas dit qu un jour il ne passera pas premier. L’étude et le temps ont leur devenir. La littérature (heureusement) n’est pas comme les femmes, ces Pouvoirs aimables et reconnaissants, qui n’avancent pas, mais destituent — à l’ancienneté !
II §
C’est ce brillant second degré, qui est le niveau du talent de Feuillet dans les sujets qu’il traite, que nous trouvons encore dans ce livre inattendu, et que nous aurions voulu plus individuel. Avant tout, ce que nous cherchons dans un livre, et surtout dans un livre qui a l’honneur de s’appeler « Contes », c’est la grande, la prime-sautière originalité. Feuillet n’est que le rapsode de poèmes qu’il n’a pas faits, et l’on peut dire de lui le contraire de ce qu’il a si bien dit de Charles Perrault, auquel il a consacré une notice de la plus élégante simplicité.
« Il avait — dit excellemment Feuillet — du pittoresque dans l’imagination et
dans la pensée ; il ne lui en resta pas pour l’exécution. »
En d’autres
termes, il eut l’invention, et non l’expression, tandis que lui, Feuillet, a une
expression prodigieuse, mais n’a pas cette invention qu’avait Perrault. Il ne l’a point
et n’y prétend pas, puisque ces contes sont en partie traduits, en partie remaniés. Mais
s’il avait eu l’invention, il en eût fait d’autres, à coup sûr, ou du moins il eût plus
puissamment fécondé ceux-ci dans son ardente retouche. On eût senti l’esprit qui crée là
où l’on ne sent que le talent qui traduit ou imite, quoique imiter et traduire
n’impliquent pas nécessairement qu’on ne puisse très bien inventer.
Un homme que Feuillet connaît extrêmement et même qu’il connaît trop, car à le trop connaître et à trop l’aimer, cet enchanteur, on perd de sa propre originalité comme Feuillet a perdu de la sienne, La Fontaine, est souvent un traducteur de l’Antiquité ou de l’Italie, un repétrisseur de fables connues et de contes vulgaires. Mais qui oserait dire que les traductions de La Fontaine, cet Homère naïf d’une civilisation qui ne l’était pas, cette seule imagination capricieuse de toute une littérature tracée au cordeau comme les allées de Le Nôtre, ne soient pas de l’invention au premier chef, de la création bel et bien, dans tout son pur et intime jet de source ?… Eh bien, c’est ce jet de source qui manque à Feuillet ! Il traduit et change parfois heureusement son texte ; il sait l’orner et le réchauffer avec un art incontestable ; mais il n’a pas le don de métamorphose qui abolit Phèdre ou Boccace, par exemple, au sein même de l’imitation qu’il en fait, et ne laisse plus voir que La Fontaine.
« Il faut égorger son monde quand on le vole », a dit quelqu’un en parlant des imitateurs. Mais c’est un très honnête homme que Feuillet. Il n’égorge point, il ne vole pas, et même il ne trompe pas, quoiqu’il soit diplomate. Derrière lui on voit toujours le texte de son conte, et on le verrait encore quand il n’aurait pas, comme il l’a, la conscience de nous l’indiquer.
Il nous l’a indiqué, en effet. Dans cette dédicace qui sert de préface à son livre, Feuillet nous a fait l’histoire de ces récits qu’il reprend en sous-œuvre aujourd’hui. Ce sont, la plupart, d’anciennes traditions populaires, mais qui ont été déjà travaillées avant le travail auquel il les a soumises de nouveau. Ramassé sur bien des sillons, ce grain du ciel a été déjà moulu plus d’une fois… Deux fins meuniers bien connus en Allemagne, les frères Jacques et Guillaume Grimm, ont beaucoup trituré et passé par les cribles cette excellente farine des traditions populaires avec laquelle Feuillet fait ses gâteaux pour les enfants. Il a lu les Contes d’enfants et de la maison, les Forêts tudesques et les Légendes allemandes, et avec cette nature d’esprit qui le distingue et qui lui fait rencontrer parfois les unissons les plus heureux, il s’en est admirablement inspiré.
Pour notre compte, nous aimerions mieux, il est vrai, une origine moins connue et moins authentiquée. Nous ne sommes pas Schlegel. Il ne s’agit ici ni des traditions qui peuvent plus ou moins éclairer le berceau des peuples, ni des ressemblances de récit qui attestent les analogies intellectuelles du genre humain. Non ! il s’agit simplement pour nous des Contes d’un vieil enfant30 à des enfants plus jeunes, et surtout d’impression profonde et sincère, et voilà pour quoi nous croyons que les contes en question auraient gagné à avoir une origine plus obscure et moins savante ; car, en fait de récits merveilleux et de légendes, tout ce qui nous vient par les livres nous vient diminuant. Au lieu donc de ces MM. Grimm les philologues, à travers les recueils de qui ces contes ont passé, nous eussions beaucoup mieux aimé, par exemple, quelque servante, comme cette servante de Perrault dont Feuillet nous a parlé dans son livre actuel, en supposant qu’elle ait existé, en supposant que, pour s’excuser d’avoir fait des contes d’enfants, cette petite chose, dans un siècle qui n’aimait que le grand et qui l’aimait jusqu’à l’hypocrisie, cette servante en faveur de qui Perrault, bêtement honteux, a donné la démission de son génie, n’ait été de sa part qu’une invention de plus.
Nous sommes, nous, de ceux-là qui croient que rien ne vaut, pour un conteur, le premier récit, le récit immédiat, cueilli n’importe où, mais en dehors des livres et de leurs abominables coquetteries, savantes ou littéraires. Nous tenons pour le morceau de gigot froid de Fielding, bravement mangé au cabaret avec des mendiants et des joueurs de violon aveugles, et pour tous les coucous écossais où Walter Scott frottait son vieux carrick jaune contre la houppelande des fermiers et la balle des colporteurs. Là surtout, dans de pareils milieux, est le conte, la vive racine du conte, qu’on l’écrive, du reste, pour les enfants ou pour les hommes. Mais quelqu’un d’aussi littéraire que Feuillet de Conches, quelqu’un qui passe sa vie en habit de soie dans le détail d’une fonction de cour qui demande un perpétuel sous les armes, ne pouvait pas aller chercher le conte où il est réellement le plus, et où de mâles observateurs comme Fielding, le juge de paix, et Walter Scott, le greffier, sont allés le chercher, au péril de leurs habitudes de gentlemen tirés à quatre épingles, de la délicatesse de leurs sensations, et parfois de leur dignité.
III §
Ainsi, voilà le reproche à faire à ces Contes d’un vieil enfant, que les
enfants sentiront peut-être, avec leur imagination vierge et le velouté sensible de leur
ignorance, mais qui doivent être, en définitive, jugés par des hommes. Intéressants pour
ces derniers, mais d’un intérêt qui n’a pas le poignant de la nouveauté, ce sont des
créations de deuxième et de troisième main, ressemblant à tous ces contes dans le
surnaturel et le merveilleux dont le monde féerique est la base, ce monde qui n’existe
que pour les imaginations à leur aurore, que ce soient des enfants de peuples ou des
marmots d’enfants. Seulement, tels qu’ils sont, il faut bien le dire, ils n’ont ni les
développements, pleins de grandeur de ces Mille et une Nuits qui sont les
épopées de l’enfance, ni le dramatique et le concentré de Perrault, — ce Shakespeare en
raccourci s’il avait du style et les grâces riantes ou mélancoliques de cette fée des
Contes de fées, la ravissante madame d’Aulnoy ! Excepté peut-être la Trempe
miraculeuse, l’un des plus réussis du recueil, français
d’origine, celui-là, et net de tout ce que le prince de Ligne appelait
« l’allemanderie »
, tous ces contes ont une physionomie commune. Ils
se ressemblent entre eux.
La seule chose qui appartienne bien à Feuillet, c’est le sentiment, sinon très sincère, au moins très bien joué (en art c’est identique), qui circule à travers les combinaisons qu’il n’a pas faites ; c’est le style, qui anime et colore toutes ces combinaisons. Mais voyez l’unité de naturel Feuillet est le même dans sa force relative que dans sa faiblesse. Homme de style autant qu’il est peu inventeur, il se l’est composé, ce style, par je ne sais quelle alchimie secrète ; il n’a point le sui generis qu’ont les grands écrivains spontanés qui, vraiment, ont un style à eux. C’est du style d’ordre composite, fait de deux ou trois autres qui ont joué sur la pensée de l’écrivain, qui l’ont teinte et qui l’ont embrasée. Ainsi, vous y trouverez du La Fontaine dans des proportions extraordinaires. Hémistiches brisés, tronçons d’images, groupes d’expressions, la phrase de Feuillet, en ses contes, roule du La Fontaine à plein bord. On le retrouve partout, l’immortel enfant à barbe grise, dans ces Contes du vieil enfant.
La pensée de Feuillet s’est tissé un vêtement avec La Fontaine, comme Perrault a tissé une robe à Peau-d’Ane avec les rais d’argent de la lune et les rayons d’or du soleil. Feuillet a énormément bu à cette coupe enivrante de la langue de La Fontaine, qui a une bien plus grande puissance que ce lotus dont on disait qu’il faisait oublier la patrie, puisqu’elle nous fait oublier notre personnalité et nous fait revêtir la sienne.
Mais La Fontaine n’est pas le seul écrivain qui ait laissé ses influences sur Feuillet, sur cet étonnant caméléon intellectuel qui écrit des contes aujourd’hui et qui demain peut-être nous écrira quelque livre d’art ou d’histoire.
Nous avons parlé de Rabelais déjà, de Rabelais, l’aïeul de La Fontaine, et par qui
toute langue se colore, mais il faut y ajouter le dernier venu de cette robuste famille
rabelaisienne, l’auteur des Contes drolatiques, notre grand et moderne
Balzac. Il n’y a, de fait, que Balzac, dans ces contes inouïs qui ne sont pas pour les
enfants et qui ont tout, excepté l’innocence ; il n’y a que Balzac qui ait parlé depuis
Rabelais cette langue phénoménale que Feuillet rappelle en plus d’un endroit de son
livre par la propriété pittoresque de l’expression, l’opulence des vocables, le
mouvement ému, les contours renflés, la grâce du tour, et particulièrement ce coloris
qui étend sur toutes choses ses clartés rougissantes et qui nous fait nous demander, à
nous, vieux critiques, accoutumés au feu de la phrase quand elle en a : « Mais
dans quel baquet de pourpre s’est-il plongé, ce diplomate, pour en être ressorti avec
cet éclat et cette vie qu’un artiste de profession lui envierait ? »
C’est, en effet, l’Éson du conte renouvelé que ce vieil enfant, comme il s’appelle, et ce n’en est pas un que nous vous faisons là ! Les sujets qu’il traite n’étaient pas neufs, et même la plupart, comme la Dame Holle, Jean et Margot, etc., étaient tombés dans le domaine commun littéraire. Eh bien, il les a rajeunis par le style, par le style qui sauve tout, le style magicien, mais pas seulement pour les enfants, et qui se promène, dans ces contes, comme une fée de plus ! Désormais les enfants qui liront cet Arioste du coin du feu et à leur usage garderont, dans cette imagination qui se souvient toujours des premiers baisers qu’on lui donne, la trace des deux lèvres paternelles qui s’y seront appuyées et y auront laissé leur phosphore.
Naïf scélérat, comme nous l’avons appelé, ce conteur de ruse aimable, Feuillet, en se servant avec tant d’habileté de la langue du xvie siècle et en la fondant avec tant de goût avec celle du xixe n’a pas voulu seulement faire acte d’artiste, mais d’éducateur. Il n’a pas voulu que vivifier ces contes et divertir ces petites têtes pensives dont il caressait les cheveux. Il a voulu aussi les instruire, et il a jeté dans leurs mémoires, aussi grand ouvertes que leurs yeux, des tournures de langue oubliées, de charmantes choses tombées en désuétude, des mots divins que La Fontaine, qui n’était pas fier, ramassait, et qu’il faut rapprendre à l’enfance, si on ne veut pas qu’elle périsse, l’ancienne langue française, exténuée dans les maigreurs du xviiie siècle. Nous avons donc eu dans ces Contes, au prix d’un plaisir, deux leçons : la leçon morale que doit aux enfants tout conteur, et qui est le pain de la confiture, disait Bernardin de Saint-Pierre, et la leçon de langue que le conteur ne devait pas et qu’il nous a donnée, sans avoir l’air d’y toucher, — la seule chose, cette finesse (j’aurai la brutalité de le dire en finissant), qui sente la diplomatie et qui nous rappelle à quel diplomate nous avions affaire, puisque, dans tout ce carnaval de contes d’enfant et de grand-père, il s’est si parfaitement et si délicieusement déguisé.
Eugène Fromentin ; Maxime du Camp31 §
I §
Quand Nisard campait sur l’épaule d’une littérature sans épaules et sans reins ce fer froid du dédain, dont la marque y est, ma foi ! restée : « Littérature facile », il n’entendait parler que des inventions de ce temps-là, que des compositions dans lesquelles cependant l’imagination s’efforçait de tenir sa place encore ; mais assurément il ne prévoyait pas que, grâce à toutes sortes de circonstances, une littérature plus facile que celle qu’il déshonorait de ce nom éclorait au sein de la première, déjà si aisément épanouie, et la panacherait du foisonnant éclat de ses facilités nouvelles !
Eh bien, c’est pourtant ce qui est arrivé ! Il y a présentement dans la littérature française quelque chose de plus facile que la « littérature facile ». C’est la littérature des voyages. Nous ne parlons pas, bien entendu, des voyages scientifiques, de ces glorieuses courses à travers le globe, dont le résultat est de rapporter aux Instituts immobiles et sédentaires la trace des civilisations perdues ou les fossiles d’un monde écroulé. Mais nous parlons des voyages pittoresques, individuels, artistiques ou littéraires, de ces dilettanti quelconques qui ont, sur tout, une phrase qu’on a vue quelque part au service de leurs impressions ou de leurs souvenirs. Voilà, en effet, quoique parfois les gens d’esprits s’en mêlent, une littérature d’un genre très commun pour l’instant, et d’une facilité si déplorable qu’elle peut se laisser prendre par tous les sots !
Et, de fait, demandez-vous-le ! que faut-il pour écrire un livre de voyage ?… Il ne faut que partir… et que revenir, hélas ! Revenir pour nous dire ce qu’on a vu, pour nous le décrire, car décrire est la plus grande affaire d’une époque qui meurt d’une hydropisie de description et de peinture, mais qui adore sa maladie. Au temps de la « littérature facile » stigmatisée par Nisard, la description commençait déjà ses ramages ; mais, nous l’avons dit, elle s’efforcait d’inventer en décrivant, et cela l’honorait, la pauvre diablesse ! tandis qu’aujourd’hui elle n’a plus besoin d’inventer, et ne s’en soucie. À quoi bon ? Le temps est devenu descriptif, et n’est plus autre chose. La description a triomphé sur toute la ligne : c’est une parvenue. Sa visée et ses procédés doivent donc avoir toute l’insolente simplicité de son état.
Et ils l’ont aussi. Quand on veut faire de la littérature de voyages, savez-vous comment on s’y prend ? On emporte un calepin, dans lequel on pointe avec exactitude tout ce qu’on voit, sans rien oublier, et les paysages, et les monuments, et les figures, et même les plus petits objets, — par exemple, une poule qui glousse au soleil ou un mulet trempé par la pluie. Et quitte, quand on sera de retour, à repasser, lécher et pointiller tout cela, à y mettre le chaud, et le vert, et le sec, et à faire enfin, avec des mots, de petites aquarelles ou de petites gouaches, on obtient à peu près un livre, — un livre qui n’a ouvert ni le cœur ni la tête à son auteur ! Autrefois il y avait un vieux proverbe qui disait : « À beau mentir qui vient de loin ! » Mais ce proverbe, impertinent pour les voyageurs, est encore trop poli, et il est aujourd’hui sans emploi. Mentir supposerait l’imagination qu’on n’a plus, et dont on peut très bien se passer, du reste, puisque la question, l’unique question n’est plus que de décrire, de décrire jusqu’à la plus extrême minutie, et qu’en matière de livres la peinture, l’envahissante peinture a tout remplacé.
Oui ! telle est, sans rien exagérer, la manière actuelle de faire un livre de voyage. Telle la nouvelle littérature facile, si facile qu’elle ne sera bientôt plus une littérature du tout ! Les livres de voyages sont tout ce qu’on voudra, excepté des livres. Ils tendent à se multiplier chaque jour davantage, comme des sauterelles par un temps chaud. Et cela se conçoit, maintenant que la description est la reine du monde et que, par les chemins de fer, les pays se versent, par nappes d’hommes, les uns dans les autres. Mais, il ne faut pas s’y tromper ! c’est là une des formes les plus inférieures de la pensée. Même pour ceux qui inclinent avec le plus de curiosité vers ces lectures, toujours un peu badaudes, même pour ceux qui n’ont pas le mépris littéraire qui convient pour des livres écrits en courant et comme sous la dictée des choses matérielles, le voyage, en soi, est si peu de chose, qu’il ne vaut guères que par le voyageur qui le raconte et qui sait y imprimer cette personnalité que rien ne remplace lorsque l’auteur ne l’y met pas. Que de fois l’expérience en a été faite !
Si dans cette masse de relations de voyages pittoresques dont nous sommes accablés, bavardages fixés (malheureusement fixés !) du loisir, de la vanité et de l’imagination impuissante essayant de se frotter à tous les objets pour se féconder, il y a par hasard un seul livre qui ait, lui, sa physionomie, ce n’est pas, soyez-en certain ! le voyage qui la lui a donnée ; mais c’est le voyageur, le voyageur qui n’avait pas besoin de courir le monde pour trouver en soi ce qui fait les livres vivants, c’est-à-dire de l’aperçu pour les éclairer et de l’expression pour les écrire. Avec ou sans voyage, l’auteur eût été toujours un écrivain, ayant toute sa virtualité d’écrivain, et, que disons-nous ? sans voyage il l’aurait eue bien davantage encore ; car traduire seulement des impressions à la façon des voyageurs implique pour le talent moins d’effort, et par conséquent moins de mérite, que pour écrire un livre plus ou moins grandement ordonné, plus ou moins fortement conçu.
De cela faudrait-il un exemple ? Supposez que le plus intéressant, le plus plein et le plus brillant sans contredit des voyageurs du xixe siècle, le marquis de Custine, n’eût pas pris pour une vocation la paresse trop aristocratique et l’inquiétude trop troublante de son esprit, et qu’il nous eût donné moins de Voyages, nous aurions des œuvres sévères, creusées et profondes comme ce génie dépensé sur les chemins était capable d’en produire, et cela ne vaudrait-il pas mieux que les quelques belles pages au-dessus desquelles surnage, déjà obscurément, son nom ?…
II §
C’est donc le voyage plus que le voyageur contre lequel s’inscrit la Critique littéraire. À force de génie, le voyageur peut tout racheter ; mais la facilité d’écrire un voyage touche littérairement à une corruption, comme toute facilité… Et, cependant, qu’on daigne nous comprendre ! ce ne sont pas les observations recueillies au moyen des voyages que nous repoussons. Nous n’entendons pas clouer l’homme à son seuil, — quoiqu’il fût certainement plus original et plus fort s’il y restait et que l’éducation du talent se fasse d’elle-même avec puissance dans tous les milieux. Les observations qu’on est allé faire à la course, ces impressions qu’on a quémandées à des pays traversés et le plus souvent entrevus, si elles ne sont pas de vaines poussières soulevées par les pas de celui qui les rapporte au logis, qu’on les utilise et qu’on les localise dans des œuvres déterminées d’art, de poésie ou d’histoire, — rien de mieux sans doute. Mais ce que nous ne pouvons admettre au même titre, c’est le voyage servi à l’état de livre facile dans sa négligence déshabillée ou prétentieuse, ses indiscrétions d’album ou son intimité de correspondance. C’est le voyage enfin qui veut être un livre et qui ne peut, un livre sans plan, sans unité, sans art quelconque. Certes ! on a le droit d’aller chercher partout ses couleurs et de les broyer sur sa palette, mais une palette, fût-elle splendide, ne peut jamais être donnée ou acceptée pour un tableau.
Or, c’est ce tableau, ou plutôt ce livre, que nous demanderons aujourd’hui à deux voyageurs contemporains qui viennent chacun de publier son voyage, tous deux appartenant à cette race d’écrivains préoccupés du pittoresque, qui ne vivent que pour le pittoresque, et qui vont l’un et l’autre justifier, l’un malgré des qualités souvent charmantes, et l’autre par ses défauts très réels et très persistants, ce que nous venons de dire des livres de voyages. Assurément, comme on va le voir, il est impossible de les confondre ; mais c’est précisément la différence existant entre eux qui fera mieux comprendre la triste identité du genre incomplet, faux et presque prostitué de littérature auquel ils se sont livrés tous les deux.
III §
L’un est l’auteur d’Une Année dans le Sahel32, qui n’en est pas à son coup d’essai en fait de voyages, car il nous a donné déjà Un Été dans le Sahara. Peintre de talent sur la toile, que nous n’avons pas ici à apprécier, Eugène Fromentin est allé demander deux fois à l’Afrique ce que les peintres vraiment inventeurs trouvent par l’intuition seule de leur génie, fussent-ils culs-de-jatte, et voilà qu’une fois parti il n’a pu résister à la facilité de ce livre de tout le monde que chacun peut faire, et même les enfants et les femmes, car les femmes et les enfants aiment très fort à parler de leurs impressions personnelles. Seulement ils ne les publient pas. Celles d’Eugène Fromentin valaient-elles donc réellement la peine qu’il a prise de les publier ?
Eugène Fromentin, qui a écrit le livre de tout le monde, n’est pas tout le monde cependant. Il s’en faut de beaucoup. D’abord, par une contradiction piquante, ce faiseur de livres de voyages, qui a voyagé, n’est point au fond un voyageur. Le voyageur est ordinairement une créature plus ou moins ardente, plus ou moins haletante, plus ou moins inquiète, qui aime le mouvement et qui le recherche ; tandis que lui, Fromentin, a l’amour, assez rare maintenant, et qui deviendra d’ici quelque temps une originalité profonde, de l’immobilité dans la vie, et il n’a pas honte de l’avouer. Il divinise les habitudes, et n’a d’autre inquiétude que celle du repos absolu. Homme qui se déplace bien plus qu’il ne voyage, il a déjà bu, les yeux mi-clos, à cette large coupe de la Contemplation sous le ciel bleu, et il l’a trouvée d’un goût si friand qu’il y revient encore tout en se grondant d’y revenir.
Un jour ou l’autre, s’il n’y prenait pas garde, l’Orient le chausserait de ces engloutissantes babouches dont Lœve-Weimars n’a pu se dépêtrer malgré l’alacrité vigoureuse de son esprit occidental ; et même sa main de peintre, cet organe habile, il la fourrerait tout autant que ses pieds de rôdeur dans ces fatales babouches, et c’en serait fait de son talent ! Eugène Fromentin (ses goûts le décèlent) n’est point un penseur très actif. Ce n’est guères qu’un rêveur ; mais sa rêverie a de la grâce et de la morbidezze.
Il ne se vante pas d’être un observateur à forcer toute confiance, il ne tient pas à
regarder de près les choses, aimant mieux observer mal que de ne pas respecter
l’imagination en lui. Ceci est anti-voyageur ! Pour un rêveur, chose assez insolite,
Fromentin ne niaise jamais. C’est un esprit sain, très naturel, sans utopie, admirant et
comprenant très bien les arabes, qu’il nous a peints en larges traits, — et ce sont les
meilleures pages, parce qu’elles sont morales, de ce récit, abusivement physique, où
l’éternelle description dévore tout et en a le droit, car dans les livres de voyage elle
est sur son terrain plus qu’ailleurs. L’auteur d’Un An dans le Sahel n’a
pas l’antipathie moderne pour la guerre, et il croit à la haine implacable des races,
nées ennemies, que toutes les civilisations de l’avenir seront impuissantes à empêcher.
S’il admet le progrès, il ne le veut pas bête. « Si l’avenir efface le passé,
— dit-il spirituellement quelque part, — au moins il excusera le présent, qui a bien
besoin d’être excusé ! »
Tel son Voyage dans le Sahel révèle Fromentin. À ces qualités de son esprit ajoutons encore les qualités de son livre, car il en a, ce livre, et la première, à nos yeux, est d’être le moins possible un livre de voyage, comme son auteur est le moins possible un voyageur. En effet, c’est d’un séjour d’un an qu’il est question en cet écrit, et d’un séjour recommencé, ce qui donne à l’ouvrage un charme de passé que ne connaissent pas d’ordinaire les livres de voyage, qui poussent droit devant eux la tête en avant, et ne savent pas la retourner en arrière avec cette mélancolie qui convient si bien aux livres des hommes ! De plus, sous sa forme flottante, familière, épistolaire, peu littéraire par conséquent, il a comme un besoin d’unité vaguement obéi, un essai de secrète ordonnance qui sentie livre combiné, et donne comme une pointe d’unité dramatique à ces récits qui ne se suivent plus pour se suivre, à ces impressions d’ordinaire inconséquentes et sans autre raison d’être que les hasards de son chemin pour le voyageur, et qui tournent ici autour d’une figure et d’un fait central, — la figure et l’épisode d’Haouâ.
Haouâ est une mauresque rencontrée, perdue, retrouvée, aimée par l’auteur, — on n’oserait pas le dire, tant la chose reste vague, mystérieuse, indécise, dans ce récit, chef-d’œuvre de gaze transparente et voilante à la fois ! La mauresque Haouâ est comme le rêve corporisé de ce voluptueux de contemplation qui s’appelle Fromentin. Elle n’a rien de la femme brûlante et commune de l’Orient. C’est la froideur blême, nerveuse, maigre, d’un vaporeux étrange en ces climats d’énergie ; mais c’est le sorbet des ardents, car un mari tua sa première femme pour la suivre, et, quitté par elle, il s’en venge, avec l’adresse féroce d’un centaure, en lui fendant le front, au milieu d’une fête, avec les deux pieds de son cheval !
Certes ! voilà des qualités, n’est-ce pas ? qualités d’écrivain, qualités de livre : talent, intérêt romanesque, qui n’est pas seulement l’intérêt de ce gros je que détestait Pascal et qui est le mot damné de tout voyageur. Mais tout cela restera inférieur pourtant, parce que l’ouvrage de Fromentin n’est rien de plus qu’un livre de voyage individuel et pittoresque, quoiqu’il le soit moins que bien d’autres, — des pages sur des pages, des descriptions sur des descriptions ! Comme tous les livres de cet ordre, qui tentent tous les esprits, même les plus débiles, parce qu’ils n’exigent pas de composition résolue, accusée, sévère, il doit périr et périra, et ce qu’il a de style ne le sauvera pas. Qui parlera d’Un An dans le Sahel dans quelques années, excepté, entre eux, les amis auxquels il aura été adressé ?… Et c’est tout simple, du reste. Ce que l’homme fait si aisément en se jouant, le temps doit s’en jouer à son tour. Qui dit littérature facile dit littérature éphémère. C’est la même chose. Facile à vivre. Facile à mourir !
IV §
Et si cela est pour un livre aussi véritablement distingué que celui d’Eugène Fromentin, que ne sera-ce pas pour tous ceux-là qui n’éveillent pas en nous le regret que donne aux esprits de noble origine la vue d’un talent fourvoyé !… Or, c’est le cas pour Maxime du Camp et pour son livre sur la Hollande. Excepté les hommes qui ont besoin de consulter des catalogues de musée, qui achèvera ce livre vide et prétentieux, où l’auteur, du moins, n’a pas perdu de talent, car il n’en a pas mis, et où, comme dans le livre de Fromentin, qui, si lâché qu’il soit, a de l’accent, on ne retrouve pas ce timbre personnel qu’on ne peut confondre avec la manière de dire de personne ?
Au contraire, l’accent de Maxime du Camp se confond toujours avec un autre bien plus puissant que le sien, mais auquel il ressemble comme l’écho ressemble à la voix.
Du Camp est, en effet, volontairement ou involontairement, parle style, un des échos les plus semblables de Théophile Gautier. Par les idées, c’est différent. Il est saint-simonien, phalanstérien, on ne sait pas bien. Il a chanté les mécaniques, puis fait encore d’autres poésies qu’il a intitulées Convictions, titre turbulent qui, par parenthèse, ferait bien sourire Gautier dans sa barbe placide. Or, l’une de ces convictions, et même la plus forte, doit être assurément de croire qu’il possède, lui, Maxime du Camp, l’expression plastique, et la couleur, et la technique de l’auteur d’Émaux et Camées, et qu’il joue avec la puissance de son maître avec tout ce style, difficile à manier, d’un Dictionnaire des Arts et Métiers qui fait le beau !
Eh bien, c’est ce style dont nous pouvons dire : « J’ai vu mieux », que nous retrouvons dans le livre sur la Hollande, où rien, absolument rien de l’auteur ne rachète les défauts inhérents au genre d’ouvrage qu’il a entrepris ! Puisqu’il s’agit inévitablement ici d’impressions personnelles, autant Eugène Fromentin est aimable, intelligent, ouvert aux grands spectacles des mœurs arabes, autant l’auteur d’En Hollande33 est peu avenant, et, il faut bien le dire, fermé à la Hollande réelle et vivante, qu’il ne voit que dans ses tableaux ou comme un sujet de tableau !
La description, déjà abusive chez Fromentin, qui est un peintre, est chez du Camp, qui se croit un poète, à l’état violent, furieux, insupportable : c’est un casse-tête de descriptions. Or, savez-vous ce qui en repose ? c’est la niaiserie des opinions. Du Camp offre, en effet, dans sa personne intellectuelle, un étrange contraste. Il n’a rien de niais dans sa forme, qui peut être fausse et même cruelle pour les esprits délicats et fins, mais qui, du moins, a de la décision et du relief ; mais, dans sa pensée, il tient à ces badauds actuels qui rêvent une humanité nouvelle, haïssent la guerre, médisent de la gloire, repoussent toute répression un peu forte, et croient que les peuples peuvent se passer de grands hommes et sont eux-mêmes assez grands pour se gouverner parfaitement tout seuls ! C’est un philanthrope sans douceur que du Camp, un philanthrope à forme hautaine. Singulier spectacle ! il n’a ni les opinions de sa forme, ni la forme de ses opinions, et par-dessus tout cela il est teinté de saint-simonisme et de fouriérisme, qui, réunis et pour un homme de cette palette, font une assez drôle de couleur.
Voilà en quelques mots (et il ne mérite pas davantage) ce livre sur la Hollande que du Camp vient de publier, et, comme tout livre de voyageur n’est jamais au fond que le voyageur lui-même, voilà aussi le voyageur !
Le voyageur est le revenant de Théophile Gautier, qui n’a pas besoin qu’on revienne pour lui, car il n’est pas mort, Dieu merci ! et il a l’avantage de la vie sur du Camp, c’est-à-dire d’une toute-puissante spontanéité. Quand on veut lire du Théophile Gautier, on n’a pas besoin d’aller le chercher dans du Camp, son Ménechme, mais son Ménechme à la manière d’un fantôme. Le livre de du Camp, imité par le style, faux par la pensée et vide par le tout, est un livre qui n’ira pas loin, même dans les ateliers. On y discute des manières de peintre et des sujets de tableau ; on y trouve du respect pour Rembrandt, sentiment honorable, mais insuffisant pour parler dignement de ce grand homme. Le seul mérite du livre est de simplifier cette question de livres de voyages que nous avons traitée aujourd’hui, et qui, grâce à la multiplication des voyages, devient un fléau littéraire des plus menaçants. Il est évident que beaucoup de livres comme celui-ci auraient leur éloquence contre ce genre de littérature égoïste et facile, et rendraient impossible toute illusion.
V §
Un homme plus grand que son fauteuil !!… Mais alors, il n’y entre pas… Pardon ! et très bien !… mais à l’Académie. Il n’y a qu’à l’Académie qu’on viole la loi mathématique que « le contenant est toujours plus grand que le contenu » . Il n’y a que dans cet antique garde-meuble d’Académie qu’on puisse contempler des hommes plus grands que leurs fauteuils, mais qui, par un curieux phénomène, se rapetissent jusqu’à pouvoir y tenir !
Cela s’est vu depuis longtemps et cela se voit toujours. Que d’hommes qui n’auraient jamais dû s’asseoir dans les fauteuils de l’Académie, et qui s’y sont assis, sans même faire crier leurs bras vermoulus !… Le caoutchouc n’est pas plus souple… Nous y avons vu Lamartine, Hugo, de Vigny, toute cette phalange intrépide qui avait levé le bouclier contre la littérature que représentait l’Académie ; et même, plus tard, nous y vîmes l’élégant de Musset, avec cet affreux frac vert à palmes jaunâtres, qui paya, lui, pour tous les autres, et à qui Molé, de son doigt de pédant, allongea les oreilles comme à un écolier coupable, dans son discours de réception !
C’est que, dans ces fauteuils-là, on ne s’assied pas comme dans les autres fauteuils. C’est par les genoux qu’on y entre. Il y a toujours assez de place pour y mettre les deux genoux…
VI §
Aujourd’hui, c’est Maxime du Camp ! Maxime du Camp ! l’homme le moins fait par son genre de talent, par ses idées, par sa fierté pour aspirer à cet honneur sénile de l’Académie ! Maxime du Camp, le plus engagé des écrivains contre elle ; car il a dit de l’Académie, dans ses livres, de ces paroles qui sont des choses, — et des choses mortelles ! — et il n’en est pas moins descendu de la hauteur de ce mépris qu’il a fait justement tomber sur l’Académie pour aller s’asseoir humblement dans un de ces fauteuils méprisés, où l’on ne s’assied qu’en s’aplatissant.
Franchement, c’est à ne rien comprendre à la logique humaine ! C’est à ne rien comprendre à la consistance du caractère, et aussi — ce qui, du moins, est comique au milieu de tant de tristesse, — c’est à ne rien comprendre non plus à l’étonnante fascination exercée par cette vieille momie d’Académie sur les esprits qui semblent les plus vivants… « Agenouille-toi là-dessus, vieille ducaille ! » disait un jour Sophie Arnould au duc de la Vallière, en jetant son cordon bleu par terre. « Agenouillez-vous là-dessus », dit l’Académie aux écrivains qui ont méprisé ses fauteuils, en mettant par terre les livres dans lesquels ils les ont méprisés, — et ils obéissent comme la vieille ducaille ! Seulement, ce n’est pas ici Sophie Arnould qui met à genoux la vieille ducaille, c’est la vieille ducaille qui met à genoux Sophie Arnould !
VII §
Ridicule spectacle ! Et pourquoi ?… Il faut au moins de grandes raisons quand on se déshonore… Mais quels avantages trouvent à être de l’Académie des hommes supérieurs par le talent à ce petit groupe dans lequel ils mendient une quarantième place ?
S’ils n’étaient rien, je comprendrais qu’ils voulussent être académiciens ! Mais ils sont quelque chose. Ils n’ont pas, eux, besoin d’un titre pour cacher la valeur absente et qui y fait croire les imbécilles ! Les esprits qui sentent leur néant doivent adorer tout ce qui empêche de voir leur creux ; mais quand on vit par le talent et qu’on en a en soi la forte, lumineuse et tranquille conscience, à quoi bon jalouser et vouloir cette position d’immortel qui fait rire ceux qui doivent mourir ?
Et surtout quand on est soi-même un autre immortel qu’un immortel d’Académie, un autre homme que ceux-là qui le sont pour rire ou pour faire rire, et dont on est obligé d’écrire les noms sur le dos de leur fauteuil pour qu’on sache un jour qui s’est assis là ! Il y a les immortels vrais et les immortels d’Académie, qui ont l’étiquette et qui n’ont pas le sac. Eh bien, pour moi, je le dis hautement, — et je vais le prouver ! — Maxime du Camp a le sac de l’immortalité ! Je ne juge aujourd’hui ni ses œuvres ni son talent. Ce que j’écris ici n’est pas littéraire, et n’a pas besoin de l’être, du reste. Mais, pour des raisons bien plus hautes même que son talent, il est immortel, et non pas à la façon d’une Académie. Il l’est à la façon d’un homme qui a eu, dans l’ordre du temps, l’héroïque initiative d’écrire l’histoire qu’il a écrite, — le premier de tous et à la première heure, les pieds et la main encore dans les flammes de cette histoire qui, désormais, dans le souvenir des hommes, ne s’éteindra plus !
VIII §
Il est le premier, — et, parce qu’il est le premier, il a l’immortalité de la première place. Tous les autres qui viendront après lui pourront l’imiter, le recommencer, le modifier, l’expliquer, le réfuter même. Mais tous dépendront de lui, ressortiront de lui, ne pourront se passer de lui, même pour dire autrement que lui, il faut que ceux qui sont contre lui comptent avec lui. Il est le premier. Il est la source. Il est la source de tous les récits qui vont suivre. Les flots peuvent se révolter et remonter contre leur source ; ils ne la dévorent pas. Elle reste la source, — la source éternelle ! Certes ! c’est là un immense bonheur pour un historien d’écrire le premier une histoire qui n’existait pas hier, comme du Camp a écrit la sienne quand tout en brûlait et en fumait encore… Pour un historien, il n’y a pas de bonheur plus grand. Je ne parle pas de l’intrépidité de l’historien, qui a égalé le courage des plus intrépides quand il a osé écrire cette histoire terrible sous les cent mille fusils qui l’ajustent déjà, en attendant l’heure de tirer, qu’avec son coup d’œil d’historien il doit voir venir ! Je ne parle pas de la bravoure ni du talent de cette histoire. Il y a dans les choses humaines beaucoup de bravoure et de talent perdus, et si ce n’est pas la gloire de l’homme, c’est la gloire de Dieu ! Mais ce qui ne sera pas perdu pour l’historien de la Commune, c’est, dans un récit nécessaire dont l’humanité ne pouvait se passer, d’être arrivé à temps, comme on arrive à temps dans la bataille, et du même coup dans la victoire et l’immortalité ! Si nous sommes destinés à continuer la monstrueuse histoire dont les premières vêpres ont été chantées, tout le pétrole des millions d’Omars qui brûleront les bibliothèques ne brûleront pas l’Histoire qui parle par la bouche (on ne nous enlèvera pas celle-là !), et cette bouche, n’y en eût-il qu’une seule, n’oubliera pas le nom du premier historien de la Commune et dira le nom de du Camp, que ses ennemis, qui en rugissent, sentent, dès tout à l’heure, immortel.
Et c’est de cette position magnifique et sûre dans la postérité, c’est de cette immortalité qui ne peut pas ne pas être, qu’il s’est ravalé, ce noble et courageux homme, jusqu’à l’immortalité, ridicule et postiche, d’un académicien !
Francis Wey34 §
I §
Le silence s’est fait, dans les hauteurs de la littérature, en matière d’œuvres fortes et de longue haleine. Mirèio, dont nous avons tant parlé, Mirèio et ses douze chants, ce poème de longueur à l’Énéide, est un poème écrit en provençal ; mais, en français, nul grand travail de poésie, de philosophie et d’histoire n’a révélé des noms nouveaux ou consacré des noms déjà connus. Cependant la production littéraire va toujours son train, et çà et là le talent brille ; mais c’est du talent qui s’émiette lui-même. C’est du talent qui vise au petit pour en avoir plus tôt fait ; car nous sommes en chemin de fer pour l’imagination comme pour le reste, et viser au grand demande, pour y atteindre, du temps et de l’effort, — de l’effort, cet auxiliaire du temps, et le seul auxiliaire qui puisse l’abréger !
Or, parmi ces œuvres, petites à dessein, alors même que leur manque de grandeur ne vient pas d’impuissance, ce qui domine le plus dans la littérature du quart d’heure, par le nombre autant que par la valeur relative, c’est encore le roman, le roman dont l’imagination publique n’est jamais lasse et ne peut l’être jamais ; car le roman, pour elle, c’est la vie qui soulage de l’autre, ou qui nous en venge ; c’est la vie vraie, mais arrangée par le génie pour n’être ni tout à fait si plate ni tout à fait si bête que la réalité.
C’est le roman ! mais non plus le roman comme on le concevait il y a quelques années, cet énorme imbroglio à péripéties, où s’enchevêtraient des situations et se heurtaient des caractères. Ce genre-là est à peu près tombé, non qu’il fût mauvais, mais faute d’épaules pour le soutenir. De ce genre de roman-colosse, sous lequel ont péri des intelligences d’une force réelle, mais qui n’étaient pas aussi herculéennes qu’elles le croyaient, cariatides brisées par un entablement trop lourd pour elles, vous savez ce qui nous est resté… Deux à trois innocents cordiers littéraires qui, rien sur la tête et rien dedans, et le dos tourné au bon sens, à l’art et à la vraisemblance, allongent, allongent leur éternelle corde sans bout, pour des raisons qui ne sont nullement de la littérature. Ces gens-là, nous ne les comptons pas.
Mais pour la majorité des esprits qui pensent, avant tout, à être littéraires quand ils écrivent, on peut dire qu’on est revenu de toute part maintenant au roman de moyenne proportion, qui n’a pas la prétention napoléonienne de brasser tout un monde de caractères et de passion comme Napoléon brassait les masses dans ses carrés de bataille ; à ce genre de roman, enfin, qui n’est que l’étude de l’individualité humaine et qui, sans avoir pour cela besoin d’être modeste, se contente d’une passion (tout un infini) à creuser, d’une situation à frapper de lumière et d’un caractère à faire vivre. Comme si ce n’était pas assez !
Eh bien, parmi les romanciers, plus sobres et tard venus, dont les œuvres méritent le regard, en voici un que beaucoup de raisons doivent mettre à part de tous les autres, et ces raisons, je les dirai ! D’abord, ce n’est pas lui, pour avoir plus vite fait, qui a abrégé les offices du roman comme il sait l’écrire ; car c’est un de ces esprits difficiles et vaillants, dédaigneux de l’improvisation, qui veulent que toute œuvre ait ses escarpements et son labeur, et qui savent, par leur expérience, que l’homme est condamné à manger à la sueur de son front, comme le pain de la terre, le pain de sa pensée ; c’est une de ces organisations d’écrivain, aux mâles mécontentements d’elles-mêmes, toujours prêtes à la rature, à la correction, au changement incessant, mouvement perpétuel de l’esprit à la recherche de l’idéal, et que personne de cette époque, dit-on, n’eut au même degré que les deux plus grands, Chateaubriand et Balzac.
Francis Wey tient, par son inapaisement dans le travail, à ces malcontents de génie. Si
donc il nous donne des romans à proportions étroites, ce n’est pas, lui qui se forcène
pour écrire quelques lignes qu’il ne soit pas tenté d’effacer, afin de s’épargner la
difficulté, — qu’il doit aimer comme on aime, lorsque l’on est fort, la résistance, pour
mieux la vaincre. Ce n’est pas non plus, assurément, indigence de souffle et de
vigueur ; mais c’est que naturellement il conçoit son sujet sous la forme où il est
concentré davantage, et que l’ambition de son talent doit être la concentration :
« Les longs ouvrages me font peur »
, disait La Fontaine, cet homme
unique, qui avait en lui la divinité du détail. Francis Wey, qui soigne infiniment le
détail, sans lequel il n’y aurait pas d’artiste (il n’y aurait que des penseurs), ne
rougirait pas, si réellement il la ressentait, d’une peur qu’avait bien La Fontaine.
Mais l’a-t-il ?…
C’est là une question à laquelle, seul, il répondrait, et, du reste, qu’importe ? Lui, pas plus que nous, ne comparerait jamais, même à perfection égale dans le détail, la plus admirable des Chroniques de la Canon-gate, par exemple, à Old Mortality ou à Redgauntlet, ou encore Madame Firmiani, si épinglée qu’elle soit, à la double épopée domestique des Parents pauvres : le Cousin Pons et la Cousine Bette. Il sait trop la différence essentielle qu’il y a entre de telles œuvres, et que dans les choses même parfaitement belles il est encore une hiérarchie. Mais une œuvre courte, ou, pour parler exactement, d’une concision sévère, peut-elle atteindre dans sa concision ce degré de profondeur qui est de l’ampleur et de la largeur à sa manière ? Voilà la question que Wey pose avec son nouveau roman et que la Critique, en rendant compte du livre, est appelée à examiner.
II §
Je dis : son nouveau roman, car Francis Wey ne débute pas dans le roman, comme on pourrait le croire si l’on s’en fiait uniquement à la réputation qu’il s’est faite, grâce aux multiples tendances et aux multiples facultés de son esprit. L’auteur de Christian35 est, à la vérité, également apte aux choses de l’imagination et de l’observation humaines et à celles de l’érudition et de l’observation littéraires ; mais jusqu’ici, dans le bruit et les hasards de sa renommée, ce sont ces dernières qui l’ont emporté. Quoiqu’il ait déjà publié des romans, — et un entre autres pour lequel les femmes, qui en raffolent, ont été de véritables oiseaux : le Bouquet de cerises, — Francis Wey est beaucoup moins connu comme romancier que comme linguiste, comme critique littéraire et d’art. Présentement, il est surtout un homme de lettres très compétent et très sérieux. Classé parmi ceux qui ne prennent pas les tambourinades des journaux pour la gloire, et qui attendent que de tels bruits finissent, pour introduire la célébrité qui ne finit pas, Wey est au meilleur rang des vrais et trop rares hommes de lettres contemporains qui, un jour, ont trouvé la littérature dans la rue et l’ont fait monter chez eux, l’ont essuyée des éclaboussures du ruisseau, qui n’était pas d’azur, et l’ont rendue la noble femme qu’elle doit être de la bohémienne qu’elle avait été trop longtemps. Francis Wey a écrit des livres renseignés et d’une érudition mordante, comme les Remarques sur la langue française, le style et la conviction littéraire ; ou l’Histoire des révolutions du langage en France ; mais ces études, qui l’ont posé comme homme de lettres devant le public d’une manière si carrée et si imposante, ont versé l’ombre de leur gravité sur un genre de littérature abordé par lui une ou deux fois, et que les pédants croient plus léger parce qu’il ne pèse plus le poids des livres, mais le poids du cœur qu’ils n’ont pas. Telle est l’explication d’une obscurité dans laquelle a été trop tenu comme romancier un homme digne du grand jour par tous les côtés de son esprit.
L’homme de lettres, aux travaux considérables, a intercepté le conteur ; mais aujourd’hui, ramené par Christian de l’érudition des livres à l’érudition du cœur, plus intéressante et plus amère, Francis Wey, s’il persévère dans la route où il vient de faire un nouveau pas, devra plus tard effacer l’homme de lettres sous le conteur, — le conteur, plus cher que tout dans les vieilles littératures ! Et plus tard, plus tard encore, ce sera du conteur que l’on se souviendra le plus ; car l’Imagination touchée est la plus reconnaissante des facultés qui composent l’ensemble de notre ingratitude, et c’est aussi l’écho qui brise le moins la voix qu’il renvoie à cette pauvre chanteuse, à l’écho qu’on appelle fastueusement la gloire.
III §
Et, d’abord, disons ce qu’il est, ce roman. Quoique la description et le sentiment y tiennent leur place, ils n’y débordent pas, comme dans la plupart des romans actuels, et l’auteur, qui a vécu, car il faut avoir vécu pour faire des romans, a mis tout au fond une pensée. Ce n’est pas là — vous le reconnaissez tout d’abord — le bouquet de cerises que Jean-Jacques jetait dans le corsage des jeunes filles de ses Confessions, et que Francis Wey, avec une grâce inconnue au pataud de Genève, ramassa un jour pour en faire, sous son habile main, quelque chose de mieux qu’un dessus déporté si vulgaire ! Le roman de Wey est plus viril que cela. Il s’appelle Christian, et, s’il s’appelle ainsi, ce n’est pas, certes !… pour des cerises. C’est là un nom qui dit l’esprit du livre. Christian est un livre chrétien.
Mal élevé comme la plupart des hommes de cette époque infortunée, tiré à deux éducations contraires qui ne valent pas mieux l’une que l’autre, et qui, le rompant dans le centre même de son être à la place où les convictions doivent se bâtir leur forteresse, le hachent en deux tronçons plus ou moins saignants qui s’agiteront, sans se rejoindre dans un impuissant scepticisme, Christian, le héros du livre, est, une fois de plus, l’éternel malade dont nous avons tant étudié la maladie sur cette race de lépreux sublimes, Werther, René, Obermann, et tant d’autres animæ viles dans lesquelles le génie s’est expérimenté lui-même. Seulement, ici le malade ne meurt pas ; il ne se tue point d’un coup de pistolet ; il ne s’enfuit pas chez les sauvages ; il ne finit point par se crétiniser parmi les goitreux des Alpes suisses. Non ! son destin vaut mieux. Il guérit par l’amour d’une femme pieuse qui le sauve et qui met en relief cette pensée, le vrai fond du livre : — les femmes, malgré l’infériorité de leur sexe, peuvent plus que les hommes à cette heure, car elles ont une éducation moderne unitaire, et les hommes ne l’ont pas !
Comme on le voit, très simple de donnée, le livre de Wey n’est original que par ses développements, toujours inattendus. Qu’il le veuille ou non, Wey procède par surprise, et cette surprise est d’autant plus vive qu’elle est plus lente à venir. Ainsi, par exemple, ce n’est guères qu’à la 108e page d’un récit qui n’en a que 219 que l’idée de l’auteur se dégage et qu’on en voit rayonner au loin la portée. Si on lisait pour la première fois Francis Wey, si on ne savait pas à quel système d’idées cet esprit convaincu et ferme s’appuie d’ordinaire, on éprouverait une anxiété singulière en lisant les premières pages de ce livre, écrites avec une impartialité dont l’auteur semble faire une énigme.
Pour ma part, j’ai vu le moment où il côtoyait un Christianisme suspect ; mais le pied est d’autant plus sûr qu’on rase l’abime sans y tomber. Ce roman effraie et rassure tout à la fois… Vous croyez que son héros, par manque de caractère, va glisser dans la niaiserie de ce temps, la niaiserie immense : eh bien, non ! il l’esquive toujours. Vous vous dites que dans une seconde l’auteur sera irréligieux, heurtera aux idées modernes… Eh bien, non ! cela n’arrive jamais.
Au contraire, il remonte du côté de l’idée chrétienne. Et ce n’est pas tout. Pour que, de toutes les dissonances il résulte une plus étonnante harmonie, il y a dans ce livre des teintes plus tendres que des nuances, des rêveries d’esprit qui ressemblent à des rêves, des amours d’enfants de douze ans veloutés des premières fleurs que la vie emporte sur ses ailes, et tout cela (ces impondérables) est exprimé, qui le croirait ?… dans une langue sans mollesse et sans morbidesse, dans une langue nette et forte, une langue de linguiste ferré, presque cuivrée tant elle vibre bien, mais assouplie comme les sons roulés dans les spirales d’un cor qui jouerait une partie de flûte !
Le roman de Christian est divisé en trois parties. Dans la première, qui est l’inférieure, Wey rappelle Charles Dickens, mais avec une distinction que ne connaît pas l’écrivain anglais, ce romancier des malheurs de l’enfance ; et cette partie du livre est racontée plus que soufferte. L’auteur est plus un curieux, qui se regarde en se retournant, qu’un pathétique romancier qui épouse ardemment et les personnages et les événements de son histoire. Il n’a pas l’amour ou la haine des uns (amour ou haine c’est tout un pour réchauffement du récit), et il ne tire nulle thèse des autres. Quand il blâme, c’est comme un historien, et, franchement ! il faut en convenir, c’est là un peu de froid que nous avons à traverser.
Mais dans la seconde partie, la forme change tout à coup. De narrative elle devient épistolaire, et voilà qu’en se transformant le talent de Wey se transfigure, Ici l’auteur atteint son vrai niveau. La femme aimée de Christian est une jeune fille, belle comme toutes celles qu’on aime dans les romans et dans la vie. Elle s’appelle du nom idéal d’Éliane de Talavère. Élevée au couvent, dans la communauté de Bérulle, elle y a laissé une amie d’enfance qui vient de prononcer ses vœux et qui incessamment lui rappelle dans ses lettres cette vie de cloître au sein de laquelle elle, Éliane, a passé les premières années de la sienne, et dont, âme pieuse et profonde, elle a emporté le regret.
Il y a déjà sur le front radieux de la belle Éliane, quand elle paraît dans le roman, l’ombre touchante d’une vocation combattue. La sœur Saint-Gatien, un peu plus âgée qu’elle et choisie, selon l’usage des couvents, pour offrir à Éliane, sous la forme d’une amitié sanctifiée, l’image de son auge gardien, le frère céleste qui doit veiller sur elle, la sœur Saint-Gatien est la voix de la vocation religieuse contre laquelle Christian rencontré a élevé la voix de l’amour. Cette correspondance entre les deux jeunes filles, cette correspondance qui dure trop peu et qui, si elle avait été la forme intégrale du roman, en eût certainement fait un chef-d’œuvre, est d’un maître en observation ou en divination humaine.
On a souvent parlé de la vérité de Cécile de Volange, dans un roman affreusement puissant, et on a admiré, en frémissant, la force d’impersonnalité qui l’a créée. Eh bien, Wey nous présente aujourd’hui le même phénomène dans un autre type de jeune fille, bien autrement exquis et bien autrement difficile à peindre ; car à la difficulté de peindre la jeune fille s’ajoute la difficulté de peindre la jeune religieuse ! Les lettres de la sœur Saint-Gatien, très supérieures à celles d’Éliane, sont d’une vérité consommée dans les détails retenus de leur expression. Il y a du bandeau et des yeux baissés jusque dans les moindres choses de ces lettres… Pour cette jeune terrible de sœur Saint-Gatien, Christian n’est jamais que cette personne, et ce trait, à lui tout seul, est un éclair !
L’auteur a été délicieux dans ces lettres deux fois spirituelles (comme la vie religieuse et comme le monde), où le saint mépris de la contemplatrice tombe de si haut et avec une telle paix sur tous les prosaïsmes de l’existence et du mariage. On sent que pour résister à cette poignante et cruelle ironie de l’ange qui regarde la terre et lève les épaules sous ses ailes, — dernier mouvement de la femme que la religieuse n’ait pas réprimé, — il faut que Christian ait jeté dans l’âme troublée d’Éliane de bien brûlantes impressions.
Et c’est l’histoire, bien plus trahie que racontée, de ces impressions, que j’appelle là troisième partie du roman de Francis Wey. Éliane est une jeune fille très forte, malgré l’image languissante penchée, pour ainsi parler, dans son nom. Elle a une profondeur de pudeur qui cache bien des choses passionnées aperçues seulement à travers le nuage rougissant qui perpétuellement, dans le livre, couvre son front et ses belles joues d’un voile lumineux. Jetée dans le grand moule de ces madones qu’a peintes Raphaël, rien de plus agité cependant que cette puissante jeune fille, troublée par son propre cœur au moment même où elle apporte la paix et la force dans l’amour au cœur défaillant de Christian.
Le combat de la vocation religieuse contre la vocation de la mère de famille qui se révèle avec tant d’énergie dans la scène, au village, où Éliane est obligée, par les combinaisons du roman, à tenir un enfant dans ses bras, — scène magnifique, d’un contenu excessivement émouvant, et que Stendhal seul aurait pu écrire s’il avait été chrétien, — le triomphe enfin de la vocation de l’épouse, le discours de la mère Saint-Joseph qui clôt le roman dans une souveraineté de raison éclairée par la foi, et surtout, surtout, la réalité de la sœur Saint-Gatien, qui représente l’être surhumain, l’ange gardien d’Éliane, et qui s’en détache si humainement et si vite quand elle lui a préféré, pour s’appuyer, le cœur d’un homme, — trait cruel que Wey n’a pas manqué, — voilà les beautés de la troisième partie de ce livre, écrit avec une sûreté de main et une maturité de touche qui n’ont fait faute à l’auteur de Christian qu’une seule fois.
C’est dans la conception du personnage de Chambornay, le père adoptif de Christian. Que Francis Wey me permette de le lui dire : ce personnage embarrasse plus la composition de son roman qu’il ne l’éclaire ! En vain l’a-t-il fait aussi, comme Christian, victime de l’absence d’éducation morale, cette plaie du siècle, et le ramène-t-il à l’ordre et à la vraie destinée par le sentiment paternel, comme il y a ramené Christian par l’amour ; en vain la scène du verre de champagne accepté, qui l’introduit dans le roman, est-elle charmante et attendrie, ce personnage de Chambornay nuit plus qu’il ne sert au développement du livre, et, avec le talent mâle, sobre et qui se ménage si peu de l’auteur, avec ce talent qui sait revenir si courageusement sur lui-même pour s’opérer de ses propres mains, on est étonné qu’il n’ait pas sacrifié et remplacé cette figure selon nous malvenue à travers toutes les autres qui le sontsi bien.
IV §
Telle est la seule critique que nous hasardions. Partout ailleurs, ce livre ne fléchit point. Il garde sa force, et cette force est celle d’un homme, d’un véritable homme dans l’écrivain. Francis Wey est à l’âge des œuvres profondes. La vie, il la sait ; il en a le goût d’absinthe sur la lèvre. S’il n’était pas chrétien, s’il ne s’était pas trempé dans cette source de courage et de mépris miséricordieux qu’on appelle le Christianisme, il serait peut-être misanthrope, de cette noble misanthropie d’après trente ans qu’eurent de Latouche et Chamfort, et qui ne donna pas au premier beaucoup de dignité dans la vie, et n’arracha pas le second à la plus abominable mort.
L’esprit trouvé dans le roman de Christian nous a rappelé Chamfort et de
Latouche. Intellectuellement, ils sont parents de Wey. Il a de leur saveur mordante Il a
comme eux le coup de dent, et cette belle horreur du vulgaire qui donne en passant si
bien le paquet aux idées communes et au faux goût. Comme eux, c’est un concentrateur
dont la force porte bien plus en dedans qu’en dehors, ainsi que nous l’avons montré en
racontant son livre ; et l’on peut même douter, à la vigueur expérimentée de son esprit
et à la décision de sa pensée, dont les plis sont trop marqués pour s’effacer, qu’il
élargisse beaucoup cette « cuiller à café »
dans laquelle Chamfort
voulait faire tenir toutes les émotions et tous les efforts de la vie. Peut-être Francis
Wey est-il destiné aux œuvres sans horizon, mais non sans lumière, aux œuvres qui
n’embrassent pas, mais qui percent. Comme chez de Latouche et Chamfort, ce qui domine
chez lui, c’est l’esprit, l’esprit, ce roi en France, qui fera un succès plus grand
certainement que celui de
Christian à cette chose ravissante, l’Été de la Saint-Martin, mise là, à la fin du volume, à ce qu’il semble pour le finir, et qui en sera la fortune ! Seulement, cet esprit, supérieur au talent chez Francis Wey, n’a pas le charme empoisonné et atroce qu’il a sous les plumes implacables de de Latouche et de Chamfort.
Il faut, disait l’un d’eux, que le cœur se bronze ou se brise. Et tous deux eurent, après le bronze, le brisement. Mais Wey, qui est chrétien, échappe par là au bronze des esprits cruels, et si son cœur se brisait jamais, ce serait à la manière des cœurs chrétiens, dont les débris n’ont jamais blessé les autres coeurs qui s’y appuient.
Arthur de Gravillon36 §
I §
Arthur de Gravillon, parfaitement inconnu encore, aime et cultive les lettres, et il a du mérite à les cultiver, car il pourrait très bien se passer d’elles. Elles ne sont pas pour lui comme pour tant d’autres un bâton pour sauter le fossé. Pour lui, je ne crois pas qu’il y ait de fossé sur la route, pas même d’ornière. C’est un homme heureux. Il a la grâce charmante et phénoménale d’être heureux ! Indépendant par la fortune, marié à une femme qui pourrait faire taire la Muse, ce qui est plus fort que de l’inspirer, heureux comme Byron aurait désiré l’être et comme il ne le fut jamais, il pouvait envoyer promener les lettres et ne les aimer qu’en sybarite délicat et nonchalant, comme on aime ce qui pare la vie. — les parfums, la musique et les fleurs. Eh bien, non ! Il les a aimées comme nous tous qui avons besoin d’elles, et qui, n’ayant pas le bonheur, croyons qu’un peu de bruit — et encore quand nous le faisons ! — le remplace. Il les a aimées par la grande raison qu’il est fait pour elles, qu’il a été créé et mis au monde pour ce noble amour désintéressé. Il est certain qu’il y a là une destinée, et, s’il y a une destinée, — Dieu sait ce qu’il fait ! — il y a un talent.
Il y est, le talent, mais il est distingué, et c’est là l’enclouure. Être distingué, dans ce temps, c’est un inconvénient… Quand l’envie de l’égalité abaisse les lettres vers le commun où tout le monde peut se rencontrer, quand Victor Hugo lui-même, pour être populaire, aplatit son talent qu’il aurait dû respecter, s’aviser de montrer dans le sien de la distinction est un début bien imprudent pour un jeune homme. Or, il semble que ce soit avec délice et avec recherche que Gravillon a commis cette imprudence-là. Et je dis bien : avec recherche, car c’est un recherché. C’est un raffiné raffinant. Raffinant trop peut-être, même pour ceux qui ont la hardiesse d’aimer cette dangereuse distinction dont il est épris et… coupable… Il a horreur de la vulgarité dans la forme, de cette bienheureuse vulgarité qui ferait passer (est-ce incroyable !) jusque sur la noblesse, l’impardonnable noblesse du fond. Il ne se met à la portée de personne au-dessous de lui. Il ne coupe pas son vin avec de l’eau pour qu’il soit plus clairet, comme About, qui a eu du succès si vite, About, le Voltairien et des bourgeois ! Aussi, voyez ce qu’il a gagné à tout cela, notre jeune homme ! Il a déjà écrit trois volumes, et je vous assure qu’ils sont écrits ! et peut-être messieurs les journaux, ces distraits, ne lui ont pas fait trois articles.
Un critique mordant (je le sais, moi ! pour l’avoir éprouvé, mais je ne hais pas une
bonne et franche morsure), Frédéric Morin, a parlé de lui, une seule fois je crois, et
sans morsure, et certainement il l’avait lu et il en a parlé parce qu’il l’avait lu ;
mais si l’auteur obscur de J’aime les Morts, de l’Histoire du feu
par une bûche, et des Dévotes37, n’avait pas été lyonnais et
petit-fils de Camille Jordan (une réputation établie), Morin, qui est un lyonnais, un
lettré, et, si je ne me trompe, un philosophe, l’aurait-il seulement lu ?… Le plus
souvent les lectures des critiques se font sous la dictée du bruit public, et ce devrait
être le contraire. Les critiques devraient dicter le bruit public. Or, le bruit public
s’établit, d’amour, autour de tout ce qui est vulgaire. Abeille de sottise, il y va
comme l’autre abeille — celle qui n’est pas bête — à la fleur ! Voilà donc, de compte
fait, ce que la distinction du talent a jusqu’ici rapporté à Arthur de Gravillon. Qu’en
dites-vous, hein ? C’est toujours le mot si comique de madame de Staël, de madame de
Staël avec laquelle pourtant l’Autorité avait le droit de se montrer plus sévère que la
Critique n’a le droit de se montrer distraite avec Gravillon : « Si vous avez des
enfants, monsieur, — disait-elle en riant au colonel de gendarmerie qui la
reconduisait à la frontière de Suisse, — apprenez-leur ce que le talent rapporte et
dégoûtez-les d’en avoir ! »
Mais je crains bien que rien n’en dégoûte Arthur de Gravillon. Il continuera d’être distingué, malgré l’impopularité de la distinction parmi les égalitaires de la littérature. Je ne dis pas qu’un jour le jeune écrivain, plus avancé dans la vie et dans l’expérience d’écrire, ne baissera pas de quelques tons une corde de lyre qu’il tend quelquefois trop ; je ne dis pas qu’il penchera toujours vers cette préciosité dont il ne faut pas dire trop de mal, après tout, puisqu’elle nous empêche, par un ressaut et un cabrement, de tomber dans ce vilain abîme du commun qui n’est qu’un trou, et dans lequel nous tomberions tous, comme des capucins de cartes, si nous ne nous rejetions pas entièrement de l’autre côté Mais je dis qu’il continuera d’être distingué, fût-ce malgré lui ; car la distinction est la chose, quand elle est en nous, la plus difficile à supprimer. L’hermine, ce noble animal dont la fourrure parait autrefois la noblesse, l’hermine la garde encore dans son attitude d’agonie, sous les taches qui la font mourir.
II §
Arthur de Gravillon est un humouriste et un moraliste tout à la fois. C’est un humouriste, Dieu en soit loué ! et lui aussi, qui n’imite pas Henri Heine, et c’est là le plus bel éloge que l’on puisse donner à un humouriste à l’heure qu’il est ! Henri Heine, que, pour mon compte j’aime infiniment, quoique ce phalène des clairs de lune de l’Allemagne soit tombé et ait embarbouillé ses ailes de gaze dans la crème fouettée de Voltaire, ce fouetteur ; Henri Heine, comme les gens d’esprit, les génies et les jolies femmes n’y manquent jamais, a tourné toutes les têtes jeunes qui se croient de l’humour parce qu’elles n’ont ni raison ni suite dans les idées, mais, à la place, beaucoup de fumée de cigare sur la netteté de leur esprit. Gravillon, qui doit aimer Henri Heine, ne s’est pas regardé dans la glace pour se dire : « Suis-je assez Henri Heine comme cela ? » Non ! Il a été humouriste à sa façon. Il l’a été entre lui et Dieu. Il a été vrai. Cela vaut ce que cela vaut, mais c’est ainsi. Il a sa fantaisie, et il s’en va, guidé n’est pas le mot, mais mené par elle. Comme humouriste, je ne doute pas une minute de sa sincérité ! Mais comme moraliste, c’est différent.
Ici, Gravillon n’est pas si franc de nature. Celui qui n’a pas imité Henri Heine imite La Bruyère. La Bruyère l’a fasciné, La Bruyère, cet opulent misanthrope, sans violence et sans brusquerie, poli et méprisant, triste au fond comme Chateaubriand, et qui a les mêmes raisons de l’être ; La Bruyère, qui sait le néant de la vie, mais qui, comme les gens du xviie siècle qui n’étaient pas de Port-Royal comme Pascal, avait trop de convenance mondaine pour montrer sa tristesse, cette coquetterie des temps égoïstes et débraillés ; La Bruyère est une terrible menace pour l’originalité de l’homme qui l’admire. Arthur de Gravillon, qu’il l’ait voulu ou qu’il l’ait simplement souffert, a dû porter d’abord sur sa pensée l’influence de La Bruyère Est-ce que nous ne commençons pas tous par être le pavois d’un homme ?… Les Dévotes ont bien évidemment la prétention d’être des caractères, et les Dévotes, si j’en crois les éditions que j’ai sous les yeux, furent son premier livre.
« Je l’avais plutôt vomi qu’écrit, — dit-il dans une lettre à son éditeur qui
sert de préface à cette édition. — Je l’avais expectoré d’indignation, vraiment
provoqué par d’écœurantes réalités. »
Et on le sent bien, malgré les retouches
de l’écrivain devenu plus difficile, et ses apaisements d’âme et de vie, et le
mûrissement de trois ans passés. On n’avait, certes ! pas besoin d’un pareil aveu pour
être bien certain que la main qui a tracé ces pages, où l’observation finit en satire,
n’était pas cette main blanche du temps, calme et savante, de La Bruyère, — cette main
doctorale dans son art comme celle du Poussin dans le sien. Il est évident qu’il n’y a
là que la main fébrile d’un jeune homme ardent, peut-être blessé :
Et voilà justement parler en vrai jeune homme !
comme dit Molière de Damis. Il est évident qu’au lieu de cette chose tranquille — et profonde et brillante dans sa tranquillité — des Caractères, nous n’avons plus là que cette chose violente, forcenée et un peu trouble, des caricatures.
Ainsi, un La Bruyère jeune homme, un La Bruyère Damis, quand La Bruyère ne le fut jamais, quand La Bruyère est le plus beau talent d’automne qui ait jamais épandu sur les choses humaines des rayons désarmés, tout souriants de mélancolie ; ainsi, un La Bruyère en colère, — aussi en colère que lord Byron dans sa fameuse satire contre la fille de chambre qui l’avait brouillé avec sa femme, et qui était probablement une dévote de l’Église officielle d’Angleterre, — tel est l’auteur de ce petit livre des Dévotes, dont la seule sincérité est le ressentiment qui l’inspira. On s’étonnerait même qu’un homme animé d’un sentiment ou d’un ressentiment si personnel pût se traduire avec tant de verve et de mouvement et de vérité dans l’émotion sous des formes d’une imitation si complète, si on ne savait combien les habitudes de l’esprit sont impérieuses et enveloppantes. Hamlet ne pleure-t-il pas son père pédantesquement et comme un écolâtre de l’université de Wittemberg ?…
L’auteur des Dévotes s’est infusé du La Bruyère à si haute dose qu’il
peut être en colère pour son compte personnel avec une voix dans une
voix qui n’est pas la sienne, et que nous reconnaissons dès le premier mot qu’il
dit en ouvrant sa galerie de caricatures ; « D’où vient votre presse, Gudule ? Il
fait à peine jour, et déjà vous avez chaussé vos claques, tordu votre chignon, et vous
vous serrez, crainte de la bise matinale, dans votre grande mante au capuchon rabattu.
Lors même que vous ne daignez me répondre, je vous entends, etc., etc. »
Cette
voix, cette langue, cette allure, cette coupe de phrase, à laquelle notre langue à nous
du xixe siècle a jeté une couleur plus vive, et, si l’on
veut (qu’est-ce que cela me fait ?), plus turbulente que celle de La Bruyère, — le seul
coloriste et le seul pittoresque pourtant, dans le sens moderne, que le xviie siècle ait produit, car Fénelon n’est qu’une bergerie et Bossuet ce n’est pas un reflet, mais un embrasement de la Bible et
des Pères, — vous n’en trouverez pas d’autres le long de cette galerie de trente-six
dévotes, dont les noms choisis : Pétronille, Scholastique, Dosithée, Gorgonie,
Hilarione, etc., rappellent les noms, admirablement appropriés à ses types, du grand
moraliste du xviie siècle : Gnaton, Cléophile, Acis,
Ménalque, Onuphre, etc., etc., noms que le génie a touchés de son phosphore et qui sont
à l’état de choses inextinguibles dans nos esprits ! Et pourtant il y en a une autre qui
sera tout à l’heure la vraie voix d’Arthur de Gravillon, et dont ici il n’a donné qu’une
note, quand, esprit poétique qui a tout vu de la poésie que ce type de dévotes cachait,
il a fait sa spirituelle réserve : « On dit les dévotes comme on dit les
champignons, et l’on ne songe souvent point que, parmi tous ces poisons, il y a
d’excellents champignons et de vénérables dévotes »
, et qu’alors il nous a
écrit cette délicieuse page attendrie sur la piété des femmes vraiment pieuses, pour
nous prouver qu’il pourrait faire des portraits exquis et reposés de dévotes adorables,
et que c’est là sa vocation En effet, la colère n’a duré qu’un moment, elle est évaporée
maintenant dans cet Hogarth de colère ! Il n’est plus, et le La Bruyère de prétention va
cesser d’être… Et vous allez entendre et juger le fantaisiste et l’humouriste vrai :
vous allez voir le véritable Arthur de Gravillon que voici !
III §
Le véritable Arthur de Gravillon, — celui qui n’est le souvenir de personne, mais l’espérance de tous, l’espérance de tout ce qui aime la littérature et lui souhaite l’aubaine d’originalités inconnues, — le véritable Arthur de Gravillon a paru pour la première fois dans le livre de J’aime les Morts. J’aime les Morts est un livre de cœur, profond et bizarre comme la chose même dont il parle. Artiste d’ailleurs d’un instinct trop grand pour avoir peur de la bizarrerie, cette mystérieuse puissance, l’auteur de ce livre singulier et enivrant nous dit, quand il nous a grisés :
« Vous auriez peut-être préféré une vitre claire à un obscur vitrail ?… Il fut un temps où l’on trouvait de mauvais goût la cathédrale gothique… C’était le temps absolu du style simple, comme le vantent les incapables d’enluminure… il a passé, et la nature et l’art, reprenant tous leurs droits, de nouveau se sont épanouis. Je n’ai point voulu percer devant vous une croisée régulière, à carreaux blancs, sobrement encadrée, selon les règles de la maison bourgeoise ; mais, disposant capricieusement ces quarante chapitres autour d’une idée centrale, j’ai prétendu élever, tout au fond de votre cœur, avec des images entassées jusqu’au fouillis et des couleurs étendues jusqu’à la profusion, la flamboyante rosace de la mort. »
Et ce qu’il a voulu faire, il l’a fait, cet enlumineur de vitrail jusqu’à l’incendie, ce faiseur de rosace de la mort, dont il grave les feuilles de flamme jusque dans les plus noires obscurités de nos cœurs ! L’idée de ce livre fascinant de J’aime les Morts a, au fond, même quand on ferme les yeux à l’éblouissante enluminure, une douceur dans l’amertume qui y fera sans cesse revenir. On boira à petits coups passionnés cette absinthe, parfumée d’un dictame. On goûtera et on épuisera une à une toutes ces raisons qu’une sensibilité poétique s’y donne pour n’avoir plus horreur de la mort.
Séducteur pour le compte de la tombe, Gravillon est un poète, et son imagination est une Armide qui nous enlace dans des guirlandes de fleurs funèbres. Pour l’imagination charmeresse et charmante de cet humouriste consolateur et réconcilialeur avec l’idée terrible, la mort, c’est simplement la vie qui s’en va de l’autre côté, mais qui pour cela n’a pas changé d’essence. La vie se déplace. Mais le danger du livre, car il y a toujours un danger aux choses charmantes, serait peut-être de nous rendre ce déplacement trop facile. La vie, cette blonde fade, au grand jour si impudiquement découverte, est si laide qu’il ne nous faut pas faire avec tant de détail admirer les beautés de la mort, cette brune chastement voilée… On l’aimerait trop, et la passion nuit au devoir !
Telle est la seule réserve que je mets à ma sympathie pour le livre d’Arthur de Gravillon. J’allais dire le poème, et j’aurais bien dit : un poème où la Fantaisie a posé un crêpe sur ses ailes roses, qui n’en sont que plus roses par-dessous ! Telle est ma réserve de chrétien ; mais s’il a l’âme chrétienne, a-t-il l’esprit chrétien comme nous, les catholiques, les inaccessibles aux idées du temps et les fidèles ? Il a été bien élevé, je le sais, mieux élevé que moi, puisqu’il l’a été pour être prêtre et qu’il est allé jusqu’à la porte du sacerdoce. Dans son livre de J’aime les Morts, on reconnaît, à plus d’un endroit, qu’il a été plongé dans l’eau divine de la vérité et qu’il en a gardé des gouttes lumineuses ruisselant jusque sur ses erreurs ; mais, il faut bien le dire, il sort souvent des influences de cette mâle éducation chrétienne. Il en sort par la rêverie, l’imagination et les fausses tendresses. Il dédouble le Christianisme, comme tant d’autres qui n’en prennent que les agréments (les agréments pour eux !) ; il le dédouble pour n’en prendre que le côté qui répond à sa nature. Et cette nature délicate, plus délicate que solide, et qui pourra, je l’espère, se solidifier, a glissé sur cette tangente misérable des idées du temps. Il en a les douceâtres indulgences. Il en a cette sensibilité pour laquelle je voudrais trouver un nom qui ne fût pas une injure, et qui, malgré la distinction de sa nature (cette distinction qui ne sert absolument dans ce monde qu’à être distingué, comme la blancheur des lys ne sert qu’à les faire blancs, dans leur royauté inutile), le mène droit, lui ! aux idées communes, et les plus communes, sur le Moyen Age et sur l’Église.
Pour un chrétien, resté tel, dans la fidélité du mot, il y a certainement trop de voluptés dans la mort comme Arthur de Gravillon sait la peindre. Spiritualiste évaporé, il ose accuser l’Église d’un matérialisme plus grand que celui des religions païennes, parce qu’elle a permis à ses solitaires de presser la tête de mort, traditionnelle image du néant de la vie, de leurs lèvres mortifiées ou expirantes. Là est l’erreur du moraliste dans le poète de la Fantaisie. L’Église seule sait la mesure de tout. Elle a cette mesure d’or avec laquelle saint Jean vit, dans l’Apocalypse, l’archange mesurer le mur de la cité éternelle. L’Église seule sait juste ce qu’il faut donner d’amour et d’horreur à la mort. Mais la mort comme Gravillon nous la représente, si Rancé l’avait aperçue il se fût détourné d’elle comme de la tentation dernière, et il eût renfoncé son crâne chauve dans la poussière du lit de cendres sur lequel on l’avait étendu pour y rendre son âme à Dieu.
IV §
Mais à cela près de ceci, qui est grave pour le moraliste et pour le chrétien, à cela près de ceci, que je ne veux point diminuer, je n’ai plus qu’à louer dans le livre, et Arthur de Gravillon peut être sûr que son J’aime les Morts sera très aimé des vivants. Ce n’est pas moi qui vous l’analyserai. Est-ce qu’on décompose l’arc-en-ciel ? Montrer toutes les plumes d’un oiseau, les unes après les autres, ne donne pas l’idée de son plumage : il faut les voir, quand il s’envole, réunies sur ses ailes ouvertes, ces aquettes de la lumière qui sont faites pour la renvoyer ! Gravillon est un poète qui ne se classe dans aucun genre particulier et déterminé ; mais qu’importent les genres par où il passe ! Il a ce fil de la Vierge dont Guérin parlait quand il disait :
Comme une vierge va dévidant son fuseau,L’imagination déroule en mon cerveauSon fil doré de poésie.
Par quelles perles fera-t-il plus tard passer ce fil ? Quel sera le collier de ses œuvres ? Sera-t-il romancier ? conteur fantastique ? Fera-t-il des comédies comme Alfred de Musset, des comédies dans le bleu, ou, comme Tieck, des voyages ? Fera-t-il même des vers, de vrais vers ? Mais, quoi qu’il fasse, il y mettra ce fil doré de poésie qui, mêlé à toutes les trames de la vie et de la pensée, semble, en y passant, y glisser comme le scintillement d’une étoile. Je suis sûr de cela, moi ! Tenez ! je ne mets pas au niveau du J’aime les Morts l’Histoire du feu. Je n’aime pas beaucoup l’idée de cette histoire, écrite par une bûche, — titre maniéré, qui promet un livre maniéré et qui ne vous trompe pas. Mais là même, dans ce livre où le feu est regardé sous tous les aspects, comme l’auteur de J’aime les Morts avait déjà regardé la tombe, il y a des passages — et ils sont nombreux — d’une poésie d’images teintées de tous les reflets de l’élément dont il fait l’histoire, et, de plus, comme dans J’aime les Morts, il y a cette autre poésie de la langue, aussi certaine en prose, quoique différente, que la poésie de l’idée et des vers.
Arthur de Gravillon aime la langue française à la fureur, et c’est comme cela qu’il faut l’aimer, et il lui fera de fiers enfants, s’il ne s’amuse pas à madrigaliser avec elle dans toutes ces préciosités que je lui ai reprochées et qu’il a, du reste, comme tous les amoureux qui commencent. Vous verrez plus tard ! Fermons ici le bilan de ce jeune homme qui n’a imité qu’un seul jour, et puis qui, tout de suite, a été lui-même, d’une humour à lui, d’une poésie à lui, d’une langue à lui, et dont l’écueil, je l’ai dit, pour son succès immédiat et sa gloire, est la distinction même de son talent. Ah ! vous vous permettez, monsieur, d’être distingué, quand il est reçu d’être vulgaire ! Eh bien, vous voilà condamné à dix ans de travaux forcés pour le moins ! Vous allez entrer dans les Misérables littéraires. Mais j’aime mieux ceux-là que les autres.
Ernest Feydeau38 §
I §
Nous avons toujours rendu compte des divers romans d’Ernest Feydeau ; Fanny, Daniel, Catherine d’Overmeire, ont été successivement examinés avec le sérieux qu’ils méritaient encore ; car, si manqués que soient ces livres et quelque singulière diminution de talent qu’on pût signaler dans chacun d’eux, ils accusaient tous, du moins, l’effort concentré de l’artiste. Tandis que nous ne trouvons plus même cet effort en ces trois volumes publiés à la fois, et qui ne sont, du reste, que le même roman en trois parties distinctes. Destinés à paraître dans un journal sous cette forme de roman-feuilleton qui peut se permettre tant de hors d’œuvre et de bavardages, les romans actuels de Feydeau sont tout aussi victimes de la forme qu’ils ont revêtue que des idées fausses et des facultés décroissantes de leur auteur.
Le roman-feuilleton est, en effet, la forme la plus énervante et la plus traîtresse des formes littéraires, parce qu’elle en est la plus facile et la plus débordée. Elle sacrifie tout au jour le jour, à l’intérêt de la minute présente, et c’est tous les jours à recommencer ! Aux robustes seuls à y toucher, et encore que de robustes elle a perdus ! Que de talents elle a déformés, épuisés, anéantis ! Évidemment, je n’appelle pas romans-feuilletons tous les livres publiés en feuilleton, tels chefs-d’œuvre qui, comme les Parents pauvres, par exemple, auraient été ou seraient obligés de passer par cette porte basse de la publicité, sous cette fourche caudine de l’imagination publique. Mais j’entends par romans-feuilletons tous les livres composés, ou plutôt décomposés, en vue de l’intérêt de chaque jour et de son succès, et je dis que cette forme littéraire abaissée pourrait, au fond, très bien s’appeler la forme « Rigolboche » en littérature !
Eh bien, c’est cette forme-là qu’Ernest Feydeau a choisie, ou qu’il a subie ici ! Qu’il ait écrit les trois livres qui n’en sont qu’un : Un début à l’Opéra, M. de Saint-Bertrand et le Mari de la Danseuse39, tout d’une haleine ; qu’il en ait inventé ou combiné les événements à tête reposée et de longue main ; ou, comme tant d’autres marquis de la Rocambole du feuilleton, qu’il les ait trouvés au jour le jour dans cette improvisation qu’on apprend comme tout ce qui est de métier et d’exercice, il n’importe ! Il a fait certainement du roman-feuilleton selon les exigences de l’imagination contemporaine et des débitants de publicité qui la servent. L’abaissement de son exécution fait resplendir qu’il a eu, en écrivant, les yeux attachés sur le public pour lequel il écrivait ; qu’il lui en a fourré selon ses goûts ; qu’il l’a pris par ses préoccupations les plus momentanées ; que l’homme s’est fait enfin le courtisan du public et non son dompteur de génie… cherchant, avant la gloire de l’art, le petit chatouillement de la popularité.
Dans un roman qui devrait être, comme tout roman, une profonde ou riche étude du cœur humain, il nous a donné beaucoup de cabotinisme, suffisamment de Bade, beaucoup de Pologne, un peu de Californie, et, pour terminer la chose, une brûlure de danseuse en plein théâtre. Il a exploité jusqu’à l’attendrissement causé par la mort de la malheureuse Emma Livry ! Il est impossible — comme vous le voyez ! — d’avoir plus tiré sur les cordes de la mandoline de la publicité. Les aura-t-il cassées ?… C’est douteux. Ce sont les boyaux d’une si bonne bête !… Que cette littérature de feuilleton fût restée modestement au bas de ces journaux que le vent de chaque jour emporte vers ces cabinets où s’en allait le Sonnet d’Oronte, la Critique n’aurait point à en parler… Mais, après le succès fait par les portières de loge ou de salon, que l’auteur nous donne comme des œuvres cette littérature de feuilleton, aussi éphémère que les articles de mode de madame de Renneville, la Critique a vraiment le droit de s’instruire en faux contre tant d’aplomb, et de dire à ces trois volumes : « Vous ne passerez pas ! » ou plutôt : « Vous êtes déjà passés. »
II §
Et d’autant que les prétentions de l’auteur de ces livres sont immenses. Feydeau est
l’enfant gâté d’un début heureux. Il fut une minute la coqueluche d’une critique qui
s’en est guérie. Attaqué, depuis son début, dans sa moralité d’écrivain, ce qui, au
fond, lui est bien égal, il n’en a pas moins relevé le gant pour le compte de la
moralité de son œuvre, afin de n’avoir point à le relever pour le compte de son talent
contesté, et il a écrit une longue préface qu’il a plaquée à la tête de ces trois
volumes, précisément, dit-il en capitales, « pour qu’on la passe ! »
,
l’auteur l’ayant mise là, nous dit-il, toujours en capitales : « seulement pour
lui-même (égoïste, val) et quelques-uns de ses amis
».
Ce titre curieux montre assez, en voulant la dissimuler, l’enclosure de l’amour-propre :
Monsieur, je suis porteur d’une large écorchure…
La plaisanterie et l’ironie de cette préface, charpies impuissantes, ne voilent ni ne ferment la blessure dont on parle avec une telle stoïcité. Dans cette préface, qu’il serait bien fâché qu’on ne lût pas, et avec raison, car c’est ce qu’il y a de meilleur dans les trois volumes, l’auteur fait une passe d’armes, fastueuse et inutile, en l’honneur de l’art pour l’art, disant, du reste, de très bonnes choses, claires comme de l’eau, contre les moralistes camards, qui ne voient pas plus long que leur nez et qui piaillent pour la morale en quatre points, la prêcherie et la pédagogie catéchisante en littérature !
Or, ces gens-là, que suppose Feydeau pour avoir le plaisir de leur répondre, sont évidemment des cuistres de moralité, faciles à découdre sans qu’on soit pour cela, en fait de raisonnements vainqueurs, un sanglier d’Érymanthe ; mais la question n’en reste pas moins tout entière de la moralité dans l’art, lequel n’atteint réellement son but idéal et suprême qu’à la condition d’étre moral dans l’effet ou l’émotion qu’il produit, — ce qui, par parenthèse, est précisément le contraire de l’effet produit par les livres de Feydeau. Nous n’avons pas à discuter contre lui une théorie qui pose, d’ailleurs, un principe vrai : c’est qu’une œuvre d’art incontestablement belle est toujours assez morale comme cela ! Mais nous avons à discuter la beauté de ses livres et le principe d’esthétique qui explique, selon lui, la beauté des œuvres, et, selon nous, la beauté des siennes. Ce principe singulier… vous l’imagineriez-vous jamais ?… C’est, nous dit-il, l’exactitude.
Non pas l’exactitude qui arrive à temps dans ce qu’elle fait, — qui donne, par exemple, son feuilleton à heure fixe (sur mon âme, je l’ai cru un moment !) ; non pas l’exactitude des surnuméraires et des commissionnaires ; mais (ne plaisantons pas !) l’exactitude dans le sens de renseignement, de description et de notions complètes et scientifiques des choses… La littérature de la dernière moitié du xixe siècle, annonce dogmatiquement Feydeau, sera la peinture exacte de ce qui est. Et il ne s’aperçoit pas que voilà les commissaires-priseurs, avec leurs procès-verbaux, lâchés dans la littérature ! Mais, bouffonnerie à part, c’est là écloper la question. Après la représentation exacte de ce qui est, il y a encore la manière de peindre, qui fait l’artiste, et qui n’est déjà plus la même, par exemple, dans Ernest Feydeau l’auteur de Fanny, et Ernest Feydeau l’auteur de M. de Saint-Bertrand, le roman-feuilleton !
C’est, en effet, cette exactitude, pour laquelle on oublie trop la manière dépeindre, que je trouve, dans les nouveaux romans de Feydeau, mise à la place de la peinture. En ses premiers livres, où la description abondait, où il y avait bien des surcharges de détail, bien des puérilités de pointillé, il se préoccupait infiniment d’un certain genre de pittoresque, plus ou moins heureux, qui était sa manière à lui ; mais, à présent, il ne s’en préoccupe plus au même degré ; il se contente de l’exactitude.
Jamais on n’aurait trouvé dans Fanny, dans Catherine d’Overmeire, ni dans Daniel (le plus mauvais de ses romans avant ceux d’aujourd’hui), quelque chose de comparable au commencement d’Un Début à l’Opéra, qui est purement et simplement une dissertation technique et numérotée sur l’intérieur de l’Opéra, l’administration supérieure, le directeur, les sujets de la danse, les protecteurs du corps du ballet, les auteurs, compositeurs, professeurs, maîtres de ballet, les habilleuses, les coiffeurs, les chefs de claque, les abonnés, les feuilletonistes ; et qui, placée là en dehors du roman, comme un feuilleton à part, pouvait se publier toute seule, puisqu’elle ne se rattache en aucun lien appréciable à l’économie du récit qui va suivre.
Certes ! tout cela peut être exact, mais si, au lieu d’avoir cet unique souci de l’exactitude, l’auteur avait su se servir des notions de cette dissertation pour en tirer des effets de pittoresque ou de drame, il aurait fait de l’art intéressant et non pas une ennuyeuse nomenclature. Fondre les choses dans son œuvre ne le regarde plus probablement, et pourvu qu’elles y soient cela lui suffit sans doute. Parti de la description minutieuse, Feydeau est, je le prédis, en voie d’arriver à la plus épouvantable sécheresse. Puisqu’il se plaint dans sa préface, avec un rire couleur un peu gomme-gutte, des chicanes de moralité qu’on lui a faites, je veux bien les lui épargner, et ne considérer que littérairement les nouveaux livres qu’il publie, trop dégoûtants, du reste, pour pouvoir être dangereux !
III §
Rien de pareil ne s’était encore vu, même dans Feydeau, et il a si bien senti lui-même la puanteur de son sujet, choisi probablement par fanatisme d’exactitude, que lui, l’homme de la réalité exacte, et qui persifle si joliment les moralistes dans sa préface, a cru devoir se faire provisoirement moraliste contre l’épouvantable drôle, son héros, et le timbrer, pendant tout le temps que dure son récit, des épithètes de misérable, d’homme affreux, de coquin, comme s’il était, Feydeau, un des vertueux dont il se moque ! Certes ! je ne lui fais pas un reproche de cette honorable conduite ! Je le crois de l’école des Impassibles en littérature, mais je connais les despotismes de cette forme littéraire qu’on appelle le roman-feuilleton.
Les abonnés, dont dépend le journal, n’auraient peut-être pas accepté la monstrueuse et basse immoralité du monsieur dont Feydeau a distillé les infamies dans son roman, si, de temps à autre, l’auteur n’eût montré une indignation honnête, et allongé, pour l’acquit de la conscience publique, un coup de fouet à l’indigne animal qu’il conduit l’espace de trois volumes dans le brancard de son feuilleton. Ces trois romans : Un début à l’Opéra, M. de Saint-Bertrand et le Mari de la Danseuse, qui ne font, comme je l’ai dit, qu’un seul livre, malgré leur triple étiquette, et qui devraient seulement s’appeler M. de Saint-Bertrand, ne sont que la vie de ce beau fils aimé d’une danseuse, homme entretenu (il faut dire exactement le mot), qui, pour jouer et bambocher, vend tout, se vend lui-même d’abord, puis vend sa maîtresse, puis sa femme, puis, quand sa femme n’est plus, son cadavre !
C’est un de ces hommes corrompus, lâches, sordides et abjects, qui s’enfoncent dans la boue de l’or, cent fois plus sale que l’autre boue. Par épisode, ce misérable est un traître. La vente de sa maîtresse n’a pas été une vente simple. Elle a caché une trahison. La maîtresse de Saint-Bertrand, à laquelle il a dévoré trois millions, est une polonaise. Traquée par le gouvernement russe, elle a confié à la loyauté de son amant tout le plan d’une conspiration qu’elle dirige et la liste des conspirateurs, et le misérable les a vendus à la Russie. Un nouveau massacre de la Pologne a été la conséquence de cet horrible marché.
Saint-Bertrand est un Deutz de l’amour, plus abominable que l’autre ; car, au moins, la duchesse de Berry n’était pas la maîtresse du Judas juif qui l’a trahie ! Tel est le personnage principal mis en scène. Je n’en nie point l’ignoble vérité, mais je dis qu’on a beau aimer l’exactitude, il est un point où elle devient insupportable. Les scalpels eux-mêmes n’ont plus rien à voir dans un corps humain quand il tombe en déliquescence.
Je ne crains pas de l’affirmer, étant ce qu’il est, ce Saint-Bertrand, nul talent, nul génie n’aurait pu se tirer d’un tel personnage. Mais Feydeau, qui n’avait pas d’idées à lui, a cru, en outrant l’infamie de son héros, dissimuler mieux un sujet de roman déjà traité et qui ne lui appartenait pas… Ce sujet, c’est celui de Leone Leoni. C’est l’amour mystérieux, incorrigible, inexplicable aux moralistes qui ne croient pas au péché originel et à la fange dont est faite notre âme, d’un être pur pour un être immonde. C’est l’amour idolâtre, mêlé de haine et de mépris, et s’enflammant davantage de ce mépris et de cette haine. C’est, enfin, la lâcheté, sublime ou abjecte, d’une passion qui ressemble à une maladie dont les rechutes seraient éternelles !
Madame Sand, qui faisait un livre, a traité ce sujet en se plaçant en plein centre d’âmes et de drame tète à tête, et, quoique sa main de femme ait un peu tremblé sur le scalpel et ne l’ait pas enfoncé aussi avant qu’il le fallait, elle en a mis pourtant la pointe à la place juste, tandis que Feydeau, venu après elle et faisant un feuilleton, a enroulé autour du Leone Leoni de madame Sand, dissous et délayé dans une boue plus liquide et plus infecte que la boue qui avait servi la première fois à la confection de ce type, un tas d’événements en arabesques qui sont des prétextes à feuilleton, mais qui ne font rien, absolument rien au sujet.
IV §
Voilà le grand, le capital reproche que la Critique est en droit de faire à l’auteur de cette trilogie : Un début à l’Opéra, M. de Saint-Bertrand et le Mari de la Danseuse. C’est, d’une part, l’absence complète d’invention dans l’idée de son ou de ses livres, et l’odieuse abjection, l’abjection extra-humaine, d’un personnage déjà odieux dans le livre de madame Sand, où il est brutal, joueur, escroc, ce qui suffit pour poser et montrer le mystère de cet horrible amour sans bandeau, qui se jette, les yeux ouverts, dans des bras infâmes !
Quoique toute âme mérite son coup de pinceau ou son coup de lumière, pour certaines âmes cependant il faut que le coup de pinceau soit vite donné, que le coup de lumière n’ait pas plus que la durée d’un éclair ! Le Leone Leoni de madame Sand n’est pas long, et par là l’artiste a épargné à son lecteur, tout en l’émouvant, la sensation du dégoût qui n’eût pas manqué d’arriver si on eût prolongé la scabreuse situation, nécessaire au développement du sentiment qu’on a voulu peindre. Le Leone Leoni de Feydeau a trois gros volumes, lui ! C’est une véritable exhibition américaine de toutes les lâchetés, de toutes les sordidités, de toutes les ignobilités dans lesquelles un homme, par amour de l’argent et des jouissances qu’il procure, peut tomber. Aussi arrive-t-il un moment, quand on ne lit pas l’ouvrage comme il a été fait, dans l’ordre suspendu du feuilleton avec ses interruptions et ses coupures, où le lecteur le plus intrépide et le plus cuirassé contre le mal au cœur est tenté de rejeter le livre dont un pareil homme est le héros.
Et il n’y a pas plus d’invention non plus dans les autres personnages importants de ce ou de ces romans ! L’impresario Giskel est cet éternel vieillard qui aime, et qui également fait pleurer ou rire, selon qu’on le trouve dans un roman ou dans une comédie. La princesse Médeline, la femme pauvre qui boit de l’absinthe et qui est assez folle ou assez bête pour s’imaginer que son amant, le Saint-Bertrand, ne fera pas les mêmes infamies qu’elle a faites, cette Putiphar à contre-sens de la trahison qui veut que Joseph lui résiste au moment où elle le tente, et viole sa conscience en lui jetant des billets de banque à la figure, n’a d’originalité que celle de son impossibilité même. Enfin Barberine, la danseuse, est idéale de pirouettes, il est vrai, et n’a pas usé par les jambes, comme le dirait Stendhal, le fluide nerveux qui fait qu’on aime ; mais l’obstination de son amour pour Saint-Bertrand, amour qui aurait dû être combattu par des hontes et des résistances infinies, sa docilité à reprendre son amant chaque fois qu’il lui revient, couvert d’un flot de boue de plus, a quelque chose de si ponctuel qu’elle ne semble plus une femme qui se débat comme l’oiseau fasciné par le monstrueux reptile, mais la poupée mécanique de l’amour.
Quant aux autres personnages, tout à fait secondaires, tourbe qui entre, passe et sort dans ces romans sans y être nécessaire, sinon pour amener des épisodes, la princesse Wanda, — la conspiratrice polonaise dont toute la caractéristique est d’avoir une épaule plus grosse que l’autre (il faut être exact !), le grand seigneur poltron Rogatchef, le major Carpentier, Cocodès, de Perche, La Gruelle, etc., etc., nous qui ne tenons pas au même point que Feydeau à l’exactitude, nous n’avons pas à en parler, tant ils sont insignifiants ! tant on a vu ces plates figures à tous les coins des rues et des livres ! Restent donc les faits, les événements, les aventures, toute cette danse macabre des faits qui sont la vie même du roman-feuilleton…
Eh bien, ces faits, — la seule ressource qui restât à Feydeau dans sa pénurie d’idées, de sentiment, de conception quelconque ! — ces faits sont aussi plats, aussi connus, aussi usés que les personnages. C’est toujours la même potée de choses vulgaires qu’on nous jette, depuis des siècles, sur la tête. En voulez-vous la preuve ? Voulez-vous les compulser avec moi ?… Dans Un Début à l’Opéra, vous avez, bien entendu, la première représentation ; puis un duel, l’éternel duel dont la cause est un potage de bisque renversé sur le collet d’un habit (il faut être exact !) ; puis la mort par indigestion de la mère de la danseuse, madame Chaussepied (il faut être exact !) ; puis la chute morale de la danseuse, qui s’en va vivre en concubinage avec Saint-Bertrand. Dans M. de Saint-Bertrand, c’est la lune de miel de ce concubinage. C’est Bade et son jeu. C’est le mariage de la danseuse, qui n’aurait pas lieu s’il ne fallait un troisième volume, intitulé le Mari de la Danseuse. C’est l’Afrique, dont Feydeau a rapporté un petit épisode militaire. Toutes choses, du reste, qui se succèdent aussi bêtement (il faut être exact !) que les événements de la vie, et qui donnent à l’œuvre de l’art tout le décousu de la réalité. Enfin, dans le Mari de la Danseuse, vous avez la Pologne, couplet de circonstance, chanté pour le public de l’Opinion nationale où le livre de Feydeau a paru : et, pour faire pendant à l’Afrique, vous avez un bout de New-York et de San-Francisco, cette actualité pour les feuilletonistes en quête de neuf !
Certes ! je défie d’avoir moins inventé. Je défie d’avoir plus écrit sous la dictée des choses qui dictent à tout le monde. Le style (nous ne voulons rien oublier), le style dans lequel tout cela est écrit s’est desséché comme la tête de l’auteur sous sa théorie de l’exactitude. Il y a encore un reste de ressort pourtant dans l’articulation de cette phrase, aux jointures craquantes, mais le brillant qu’elle avait n’y est plus… Ah ! Feydeau a trouvé le moyen de nous faire regretter Feydeau… On nous a accusé, dans le temps, d’avoir été trop sévère pour l’auteur de Fanny, de Daniel, de Catherine d’Overmeire, parce que nous ne trouvions pas que son talent fût du génie ; mais, franchement, si nous le jugions rétrospectivement à la lumière de ses nouveaux livres, nous pourrions croire qu’il en avait.
Madame Sand ; Octave Feuillet40 §
I §
Le croirez-vous ? pour l’honneur de l’esprit français ?… En ces douze mois qui viennent de s’écouler, non seulement les œuvres ont été rares, mais, dans ce petit nombre d’œuvres, aucun livre véritablement puissant et lumineux ne nous a splendidement vengés de la médiocrité des autres. Aucun jeune nom inconnu, l’espoir de ce qui nous reste de xixe siècle à vivre, n’a jailli de l’obscurité et brillé, je ne dis pas comme une étoile, — je ne suis pas si ambitieux, — mais simplement comme une de ces bulles de lumière dont le destin est de tout à l’heure s’évanouir ! Comprenez-moi bien : il s’agit de 1863. Des réimpressions d’œuvres anciennes — comme, par exemple, le Théâtre complet d’Alexandre Dumas, qui se met en mesure avec la postérité parce qu’il se sent fini pour le temps présent, — ne sont pas des livres de 1863, quoiqu’elles en portent le millésime. Des œuvres posthumes comme celle de Maurice et d’Eugénie de Guérin, ces esprits enchanteurs dont j’ai appris le premier les noms au public, n’appartiennent pas davantage à la génération actuelle. Elles ne lui appartiennent ni par la date ni par l’inspiration, qui fut la grande inspiration du xixe siècle, l’inspiration de 1830, désormais épuisée ; car l’Esprit qui renouvelle les littératures, et qui ne souffle qu’à son heure, varie ses manières de souffler et ne descend point sur deux têtes ou sur deux époques sons la même forme de langue de feu… Il nous faut donc laisser là les réimpressions d’œuvres anciennes et d’œuvres posthumes qui ont aussi leur ancienneté. La revue littéraire d’une année ne doit contenir que ce qui provient de la germination intellectuelle de l’année. Elle ne doit embrasser rien de plus.
Eh bien, je l’ai dit, cette germination a manqué de vigueur et d’abondance ! Elle n’a produit que des œuvres faibles, plus ou moins avortées ou plus ou moins mortes à quatre minutes de leur naissance. Pour mieux avoir la mesure des autres, prenez les plus fortes de ces œuvres, ou du moins celles-là que l’opinion surprise ou entraînée a mises, un moment, le plus haut. Certes ! je ne serai contredit par personne quand je dirai que des quelques livres qui ont fait le plus de cette fumée de bruit qui s’en va, comme l’autre fumée, le plus retentissant a été la Vie de Jésus, par Renan, et demandez-vous où elle en est déjà, cette Vie de Jésus ?… Des esprits attardés, les traînards des questions résolues, peuvent parler encore du livre, comme Jocrisse, dans la pièce, se met à battre les brigands quand il sait qu’ils sont des hommes de paille ; mais, pour tout ce qui n’a pas à l’esprit les pieds et sur l’esprit l’écaille de la tortue, la Vie de Jésus, qui a été les Misérables de 1863, aura le sort des Misérables, dont les flatteurs d’Hugo eux-mêmes n’osent plus parler !
La Vie de Jésus tombera prochainement dans le néant du même silence. Seulement, ne nous y trompons pas ! Victor Hugo est resté après les Misérables le Victor Hugo qu’il était avant, c’est-à-dire un homme très capable de nous donner un grand livre après un mauvais, comme il nous a donné la Légende des siècles après les Contemplations, tandis qu’Ernest Renan, qui n’est pas de cette taille de génie, a été tué net sur le livre qu’il a fait et qu’il lui est impossible de surpasser… Pour faire plus de bruit, Renan a crevé son tambour. Qu’il nous menace, tant qu’il voudra, maintenant, de sa critique contre les premiers temps du Christianisme, il ne trouvera jamais de sujet d’un scandale supérieur à la Vie de Jésus qu’il nous a donnée. Forcément il sera toujours, dans le mal qu’il veut continuer, au-dessous de ce qu’il a été. Et ce n’est pas là tout encore. Ce livre, — qu’il aurait été plus habile de traiter, quand il parut, avec le silencieux mépris qu’il méritait, mais sur lequel tout ce qui est chrétien s’est élancé comme sur une barricade, — éventré, démoli comme une barricade, a entraîné, dans sa démolition, son auteur.
Il a privé Renan, pour tous les livres qu’il écrira désormais, de la foi qu’on doit à la parole du maître et de l’autorité de l’enseignement. Le fossoyeur littéraire peut donc donner son coup de pioche également dans le livre et dans l’homme, — deux débris !
Or, ce qui est arrivé à un ouvrage qui ne soulevait rien moins que l’épouvantable question de l’honneur ou de l’infamie de Notre Seigneur-Jésus-Christ, — car la Vie de Jésus, par Renan, pose cette question sacrilège, — devait arriver encore plus vite, n’est-il pas vrai ? aux œuvres qui, minces de talent, n’avaient pas, pour passionner le public, la ressource de la monstrueuse visée de Renan. Si tant est, comme le croient les grands vaniteux, qui ressemblent beaucoup aux grands imbécilles, que le bruit soit le succès, Ernest Renan est assurément le plus grand succès de l’année ; car le tapage qu’il a fait a couvert tous les autres bruits. Et cependant il y a eu deux livres — tous les deux de simples romans — qui ont fait entendre leur petit bruit de guimbarde à côté du vaste mugissement de la Vie de Jésus. C’est la Sibylle41 d’Octave Feuillet (qui n’est pas celle du Dominiquin !) et la Mademoiselle de la Quintinie42 de madame Sand, — laquelle, d’ailleurs, n’est qu’une réplique à la Sibylle de Feuillet.
II §
En baisse comme la littérature tout entière de cette année 1863, le roman de Sibylle est un des moins réussis que Feuillet ait publiés jusqu’à ce moment. Je n’ai jamais nié, pour ma part, le talent de Feuillet ; mais j’en connais le centre et la circonférence, et ce n’est pas ma faute si ce talent n’est pas plus grand. En supposant que la grâce pût être commune et rester la grâce, je dirais qu’Octave Feuillet en a souvent. Un jour, quelqu’un l’appela spirituellement « un cueilleur de muguet », et c’était un mot doux et juste… Mais aurait-on jamais pu croire que cet aimable cueilleur de muguet pour les jeunes personnes qu’il ne faut qu’honnêtement émouvoir, aurait l’incroyable ambition de protéger le catholicisme ?… Eh bien, c’est là ce qu’on a vu pourtant ! Quoique ignorant comme un carpillon des choses de l’Église, Octave Feuillet, ce jeune homme pauvre… en théologie, a eu l’extrême bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori et pour lesquelles il fait des petites comédies, et de l’excuser, et de l’arranger, et de l’attifer, ce vieux colosse de catholicisme, de manière à le faire recevoir sur le pied d’une chose de très bonne compagnie dans les plus élégants salons du xixe siècle… Or, voilà ce que madame Sand, cette prêcheuse de la Libre Pensée, qui ne veut pas, elle ! que le catholicisme soit reçu nulle part sur un pied quelconque, n’a pu supporter, et pourquoi, indignée, elle a lancé tout aussitôt sa Mademoiselle de la Quintinie à la tête de la Sibylle de Feuillet !
Dieu merci ! je suis bien obligé de dire que ce roman de Mademoiselle de la Quintinie, de madame George Sand, n’est pas de beaucoup supérieur dans son genre à celui d’Octave Feuillet dans le sien. Cela se vaut à peu près. Madame George Sand, dont le talent vieillit et prend des fanons de plus en plus tombants, a voulu — dans l’ordre des idées, bien entendu ! — donner une volée… de sa cravache d’amazone philosophique et littéraire à ce jeune missionnaire de salon qui se mêlait des affaires du catholicisme ; mais la main n’y est plus et la cravache n’a ni sifflé ni cinglé. Faux à son tour, mais d’une autre fausseté que celui de Feuillet, le roman polémique de madame George Sand, entrepris pour prouver que le catholicisme doit être définitivement vaincu et enfoncé sur toute la ligne, n’est, d’exécution, qu’un livre mou et déclamatoire. Le prêtre catholique que madame George Sand a peint plus d’une fois dans sa vie y est repris et peint une dernière… mais on ne reconnaît plus ici le pinceau qui fit passer devant nos yeux, dans Lélia, le prêtre Magnus et le cardinal Annibal. Dans le prêtre catholique de Mademoiselle de la Quintinie, il y a plus de haine, mais il y a moins de coloris… Et qu’importe pour le bruit, après tout ! Madame Sand a fait le sien comme Feuillet ; seulement ce bruit, qui ne vient pas du mérite intrinsèque des œuvres, s’est promptement dissipé, et quoique nous ne soyons pas très loin du moment où il s’est produit, il semble qu’il y ait longtemps déjà qu’on ne l’entend plus ! Après la Vie de Jésus par Renan, la Sibylle de Feuillet et Mademoiselle de la Quintinie de madame Sand sont donc les seules œuvres littéraires de l’année qui aient marqué sur l’opinion ; à vrai dire, pour s’y effacer presque aussitôt. Elles auront été les trois seuls livres qui, à distance, pourront donner une idée du mouvement littéraire de cette année et de son intensité !
III §
Et il n’y en a pas un quatrième ! Je vois bien là, au compte de cette année, le volume d’histoire de Michelet qu’il a intitulé Régence, et qui flamboie des qualités inextinguibles de cet écrivain de jeunesse éternelle ; mais, hélas ! je trouve aussi dans ce livre tous les vices de la pensée d’un homme qui se déprave de plus en plus, et qui, à chaque nouveau volume, augmente l’embarras de la Critique la plus résolue, par un système historique que l’on ne peut résumer que par le mot dont il devrait bien faire son titre : « De la Porcherie dans l’Histoire ! » Hormis en quelques articles de journaux où l’on a touché de l’extrême bout de la plume et des doigts aux hors-d’œuvre de cette histoire de la Régence, et en évitant soigneusement le fond des choses, impossible à discuter, on n’a généralement rien dit de ce nouveau livre de Michelet, qui, de cette façon, a fait moins d’effet que les romans d’Octave Feuillet et de madame George Sand. Et c’est qu’on ne peut plus vraiment rien en dire. Même les ennemis religieux et politiques de l’auteur, qui n’auraient, pour perdre Michelet comme historien, qu’à citer les faits étrangement immondes dont son livre est plein, ne peuvent pas justement les citer !!! Chose inouïe ! qu’on n’avait jamais vue en histoire et qui doit, à force de la dégrader, tuer, un jour ou l’autre, l’œuvre de Michelet !
Ce livre de la Régence, qui est resté enseveli sous le silence de la honte, n’en est pas moins, si on ne regarde qu’au talent, le livre qui en a le plus de tous les livres de l’année. Que sont, en comparaison, et le dernier volume de l’Histoire de Thiers, cette glace sans tain, comme il l’a lui-méme appelée, et les Nouveaux Éloges de Mignet, et l’Italie des italiens de madame Colet, et tout le reste de la liste si vite épuisée des livres d’histoire de cette année ? Et que sont, en comparaison, même les autres livres, à quelque catégorie de la pensée qu’ils appartiennent, d’une année qui, en fait d’œuvres en prose, n’a produit que la Madelon d’About, la Thérèse d’Erckmann-Chatrian, la Madame de Warens d’Arsène Houssaye, la Fior d’Aliza de Lamartine, les Tristesses de madame de Gasparin, et, en fait d’œuvres en vers, ne nous a donné que la Diane au bois de Théodore de Banville et les Satires de Veuillot, — de Veuillot qui n’est pas encore un poète aujourd’hui, mais qui le sera peut-être demain, s’il peut s’arracher aux difficultés contre lesquelles il lutte et se débat, comme le lion de Milton contre les dernières fanges du chaos !
Et, en disant cela, je m’aperçois que j’ai presque inventorié toutes les œuvres de 1863. Si vous ajoutez, en effet, aux livres que je viens d’énumérer, le livre de
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, le Victor Hugo chez lui par un passant… qui n’a pas assez vite passé ! les Miettes de l’Histoire par Vacquerie, — qui pourraient bien être l’histoire en miettes ! les Nouveaux Lundis de Sainte Beuve, la traduction de Eurêka d’Edgar Poe par Baudelaire, le Dictionnaire de Littré, cet attentat de la philosophie positive sur la langue française, le Capitaine Fracasse43 de Théophile Gautier, et ces pauvres Mémoires, qui n’auront jamais le succès de ceux de Saint-Simon, du duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, qui ne se rappelle pas assez que devant son nom de Doudeauville il y a le nom de La Rochefoucauld, qui oblige à être spirituel, je crois bien que vous êtes au bout du budget littéraire de cette année que je m’obstine à trouver inféconde, même en voyant ce qu’elle a fait !
L’Abbé ***44 §
I §
Que j’aurais donc voulu me taire sur ce pauvre livre, digne, tout au plus, de l’in pace du silence, et que de mystérieux faiseurs nous avaient annoncé avec le mot sacramentel de tous les montreurs de lanterne magique : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! » De fait, nous l’avons vu. Publié en Belgique, chez les éditeurs Lacroix et Verboeckhoven, les fonctionnaires publics du gouvernement Victor Hugo, descendu de la même planche qui, sans se rompre, a porté les Misérables, et bien autrement fort de café, disait-on, contre le sacerdoce et l’Église, que tout ce qu’on nous avait servi jusque-là, ce livre, intitulé sinistrement : le Maudit, était l’œuvre d’un prêtre, non d’un prêtre ébauché et d’un fuyard de séminaire comme Ernest Renan, mais d’un vrai prêtre, complet et héroïque, qui n’avait pas mis son nom à son ouvrage, parbleu ! mais qui l’avait bravement caché sous trois étoiles. Ah ! que pour ma part j’aurais voulu le supprimer par le mépris qui ne parle pas ; ne pas dire le plus petit mot de cette ineptie, car c’est une ineptie, et joué ce bon tour aux finauds qui avaient compté sur les profits de l’indignation et du scandale et nous avaient tendu cette souricière, si bien approvisionnée, dont l’abbé Trois-Étoiles était le lard et les éditeurs de Hugo le fromage !
Et jugez de ma contrariété ! Ce m’est impossible ! Coûte que coûte, il faut que je vous parle du Maudit. Un pétard a été attaché à la queue de ce misérable livre, et ce pétard a fait trop de bruit pour que je puisse me taire et passer en disant que nous n’avons rien entendu. Tiré en pleine chambre du Sénat et de la main gantée d’écarlate d’un cardinal, il a forcé l’attention publique. Dans l’ingénuité de sa colère, Mgr l’archevêque de Bordeaux, en dénonçant le Maudit du haut de la tribune sénatoriale, ne s’est pas douté de la réclame qu’il faisait à M. l’abbé Trois-Étoiles et à MM. Lacroix et Verboeckhoven ! S’il l’avait préalablement exigé, ces messieurs l’auraient bien payée dix mille francs pour ses pauvres, cette splendide réclame qu’il leur aura donnée pour rien ! Monseigneur ne s’est pas aperçu qu’il continuait cette faute de charité en sens inverse commise par tout l’Épiscopat quand, à force de mandements, d’anathèmes et de coups de cloche, il a mis, de ses mains bénies, cinquante mille écus dans le chapeau de Renan, et a fait à ce petit gratte-papier d’une critique impie une position officielle, très confortable, contre Dieu !
Je ne crois pas cependant que, malgré la réclame involontaire de Mgr l’archevêque de Bordeaux, l’abbé Trois-Étoiles ait l’heureuse étoile de l’auteur de la Vie de Jésus. En effet, depuis l’explosion du pétard cardinalesque je n’ai pas entendu grand’chose sur ce Maudit… trop maudit ! Les gens à qui on en avait parlé se sont mis à lire le fatras de ces trois volumes, mais personne n’y a trouvé ce qu’il y cherchait. Sans valoir la millième partie du bruit qu’on lui a fait, Renan a bien ce qu’il faut, semble-t-il, pour illusionner, je ne dis pas les évêques, dont les mains calmes et consacrées doivent savoir exactement le poids ou la légèreté de l’erreur, mais du moins ce gros public, dont l’instinct est faillible, — mauvais juge d’une science assez grande pour tromper et d’un style assez travaillé pour paraître beau.
L’abbé Trois-Étoiles n’a, lui ! ni science quelconque suspecte, ni style quelconque douteux. Il n’a que trois étoiles, — très insuffisantes pour éclairer le monde et pour nous y faire voir distinctement ce qu’il tient à nous y montrer. Malgré ses étoiles, c’est une combinaison peu splendide et peu constellée que ce monsieur ! Je connais les deux éléments dont il est fait. Cet abbé, dont je ne garantis pas la tonsure, aurait bien dit la messe dans le feuilleton du Siècle, et je m’étonne que son roman du Maudit n’y ait pas paru. Il est de la maison, par l’esprit et par la doctrine ! Quand on le lit, on dirait la perversité d’Eugène Sue ramolli, avec l’innocence de style d’Hippolyte Lucas !
L’incolore Hippolyte est-il connu de toi ?…
Hélas ! oui. Jugez donc ce que l’abbé Trois-Étoiles peut être, s’il lui ressemble ! Il y a des gens qui n’ont pas même le relief de la bêtise, et qui nous la font regretter. Ils sont uniquement et simplement plats. C’est leur manière d’être. Seulement, par quelle aberration d’optique intellectuelle ce qui est si plat a-t-il pu faire à Mgr. l’archevêque de Bordeaux l’effet d’être bombé, et bombé au point d’être une bombe tombant en plein catholicisme, et, du même coup, effondrant la voûte et l’autel ?… Certes ! il faut, pour se tromper dans une telle proportion, qu’un regard bien rapide ait été jeté sur cette rapsodie qui a eu la fatuité de s’intituler le Maudit ; mais, moi, je l’ai lu tout entier, et je puis assurer, en toute sécurité, qu’un pareil livre ne mérite point l’honneur qu’on lui fait de l’estimer dangereux !
Il a, je le sais très bien, des qualités inquiétantes au premier aspect. Il a l’abaissement, qui le met au niveau de l’intelligence vulgaire. Il a la banalité, si chère à la majorité des esprits, qui se trouvent charmants dans cette glace. Il a même l’ennui, l’ennui qui fait le succès de tant de livres graves, et qu’on aime, oui ! qu’on aime, mais dans une mesure prudente, dans une dose surveillée… Ici, la dose est tellement dépassée que les têtes les plus solidement construites avec ce moellon qui résiste à l’ennui ne pourraient résister à celui de ce livre-là. Pour ma part, vous m’en voyez presque hébété, et j’en tremble pour ce que j’écris là. Franchement, je ne sais trop comment m’y prendre pour vous parler convenablement d’un livre dont le caractère est la platitude, — une platitude comme je n’en ai jamais vu, — une platitude ineffable, qui ne ressort ni de la critique sérieuse ni même de la plaisanterie, et dans lequel, si par hasard le Diable y était pour quelque chose, je le tiendrais, lui qu’on a toujours regardé comme une personne d’esprit, pour complètement déshonoré !
II §
J’ai parlé d’Eugène Sue et je suis forcé d’y revenir… C’est lui, en effet, qui a été le modèle de l’auteur du Maudit, dont le Juif Errant est un prêtre. La thèse de l’auteur, ou des auteurs du Maudit, — car des critiques plus aigus ou plus fins que moi, malgré l’unité de platitude qui règne dans ce livre de l’un à l’autre bout, ont prétendu qu’il y avait plusieurs astres en conjonction sous les trois étoiles de l’occulte abbé, qui ne serait pas un si pauvre diable alors et pourrait s’appeler Légion, — la thèse donc du Maudit, qu’on a voulu traduire en récit romanesque, sans doute pour plus vite la vulgariser, est la malédiction jetée par l’Église sur la tête du prêtre qui comprend que le vieux sacerdoce du passé croule de toutes parts, pour faire place au sacerdoce de l’avenir !
L’abbé Julio de la Clavière est ce prêtre que l’Église, toujours au Moyen Age, persécute, traque et maudit, parce qu’il a dans la tète et dans la poitrine l’idée et le sentiment de l’Église transformée. L’abbé Julio de la Clavière, brochurier et journaliste, est une espèce de Jean Huss rabougri à la taille du xixe siècle, que l’abbé Trois-Étoiles aurait pu faire brûler secrètement dans la cour fermée de l’Inquisition (puisqu’elle aurait été fermée !) s’il l’avait voulu, mais qui ne l’a pas fait, modération charmante ! L’abbé Julio de la Clavière est (naturellement) un homme de génie. Malheureusement il ne s’agit pas de le dire, il faut le prouver, chose duriuscule pour notre abbé Trois-Étoiles, lequel tient la plume pour son héros et ne peut lui donner que ce qu’il a. L’homme de génie n’a, en somme, d’autres idées que celles de l’abbé Trois-Étoiles, et c’est, en fait de génie, coucher à la belle étoile, cela !
Or, les idées de notre mystérieux abbé ne lui appartiennent pas plus qu’à son héros. Ce sont les idées qui, depuis trente ans, grouillent dans les bas-fonds d’un monde tombé, et qui étaient déjà jugées et déshonorées alors que des plumes plus puissantes que celles de l’auteur ou des auteurs du Maudit les remuaient. C’est toujours, comme alors, la suppression (pour le coup définitive !) de l’ordre des Jésuites, demandée par une haine furibonde et grotesque tout à la fois ! C’est l’abaissement désarmé de l’Épiscopat devant le clergé inférieur, envieux et rebelle ! C’est le mariage des prêtres, oh ! — le mariage des prêtres, — réclamé, exigé avec la furie d’un homme qui n’en peut plus, qui n’y tient plus, et pour qui c’est la grande question, la question pressée !
Enfin, c’est le dépouillement de la Papauté de tout pouvoir politique et de ses trois couronnes, réduites à son simple bonnet, comme dit familièrement ce délicieux gamin d’abbé, qui doit, j’en suis sûr, porter joliment la casquette ! Si vous joignez de plus à cela l’horripilation impudique que causent, à ces sensitives du mariage des prêtres, le dogme de l’immaculée Conception et la haine profonde pour le Marianisme, — cette affreuse religion entrevue par Michelet, — qui remplacerait prochainement le Christianisme si nous n’avions pas pour le sauver des docteurs comme des Julio de la Clavière et des abbés Trois-Étoiles, vous aurez à peu près tout ce qu’il y a de vues et de choses nouvelles dans ce Maudit, que j’appelle plutôt le mal dit ; car il est impossible de plus mal dire, il est impossible de plus manquer que ce livre du talent qui sait exprimer même des sottises, et qui parfois les fait passer !
III §
L’artiste, en effet, est encore ici au-dessous du penseur. Suivez cette imbécille histoire ! Le roman du Maudit s’ouvre par une scène grossière du confessionnal et par le détroussement d’un pauvre neveu et d’une charmante nièce de toute la fortune de leur tante, que les jésuites se font donner selon l’immémorial usage de ces captateurs éternels. Le neveu et la nièce frustrés ne sont autres que l’abbé Julio et sa sœur. Il vient de sortir du séminaire, cet abbé Julio, dont le vieux cardinal-archevêque de T… a fait son secrétaire, son bichon épiscopal. Ce vieux cardinal, qui a menti soixante ans avec une tenue et une sérénité infinies, a flairé le prêtre du progrès dans Julio, et il lui remet en mourant le soin d’un testament religieux, qui n’est rien moins que la rétractation des doctrines religieuses sur lesquelles il a vécu toute sa vie et volé l’estime des honnêtes gens de son diocèse.
Le petit Julio, qui bout de génie et qui fermente déjà de la sainteté des prêtres de l’avenir, obéit intrépidement à cet archevêque, qui s’était arrangé pour s’économiser le martyre et pour le renvoyer, après sa mort, à son exécuteur testamentaire. C’est alors que les jésuites, qui gouvernent l’Église, comme on sait, et font du pape leur polichinelle, lèvent sur Julio, pour ne plus le baisser jamais, le terrible glaive dont, suivant un cliché célèbre, la poignée est à Rome et la pointe partout, et, cette pointe de l’épée aux reins, ils le chassent de Toulouse et l’envoient dans la petite cure de Saint-Aventin, sise aux montagnes des Pyrénées, où ce curé amateur va faire désormais de la botanique et de la géologie, entre ses messes.
Une remarque à faire en passant, c’est que tous ces drôles qui sont, comme le Julio, issus du Vicaire Savoyard, ont le goût pour la botanique de Rousseau, leur père ; seulement, Julio y joint le goût de la géologie, et, comme madame Sand, qui fait présentement des voyages dans le cristal, il fait des voyages dans la pierre et passe sa vie, au lieu de dire son bréviaire comme tout curé y est tenu, à casser de petits cailloux pour leur regarder dans le ventre. Au milieu de cette occupation, pourtant, il sauve de la mort d’abord, et ensuite du déshonneur, un camarade de séminaire, curé du voisinage, gaillard râblé qui, pour cette raison probablement, avait séduit la fille de son maire, une jeune fille dont, par parenthèse, l’abbé Trois-Étoiles, ce grand peintre en un trait, ne dit mot, sinon qu’elle avait un parapluie rouge. Ce râblé de prêtre et cette demoiselle au parapluie rouge sont tous deux, notez-le ! le premier prétexte, dans le roman du Maudit, pour aborder la question du mariage des prêtres, cette grande question sans laquelle peut-être l’abbé Trois-Étoiles n’aurait pas mis la plume à la main. La plus tracassée à coup sûr de toutes celles qu’on agite dans ce livre, elle y est suspendue, à ce qu’il paraît, aux reins de ce râblé, qui, de prêtre, finit par se faire imprimeur et par épouser, pour le bonheur et la gloire de poser cette question du mariage des prêtres devant l’autorité civile, une abominable souillon, comme disait Francisque Sarcey l’autre jour, avec une délicatesse digne de la chose.
Cependant, pour revenir à notre Maudit, les dévotes de Saint-Aventin, qui veulent avoir leur miracle de la Salette, ce à quoi le rationaliste et naturaliste Julio n’a pas voulu consentir, se vengent de leur curé en le calomniant. Elles ont vu sortir la jeune fille, que Julio renvoie à son père du presbytère où une nuit il l’avait recueillie, et c’en est assez pour qu’elles fassent prendre en suspicion les mœurs du jeune prêtre par ses supérieurs ecclésiastiques. Sur ces entrefaites, une mission faite par un capucin mystique auquel Julio, qui hait les ordres religieux et généralement toute espèce de moine, montre une blessante froideur, achève le mal commencé par la calomnie. Le Maudit se pressent.
Il va se préciser. On change Julio de cure, et sa sœur, la belle Louise, qui plaide en justice, conjointement avec son frère, contre les jésuites accapareurs, épouvantée par ces marquises que les Révérends Pères ont à leurs ordres et dont ils font habituellement leurs gendarmes et leurs postillons, renonce au procès ; mais, comme elle n’y peut faire renoncer son frère, plus dur à la détente, elle est enlevée comme une plume par les marquises, portée en Italie et séquestrée dans un couvent de bénédictines de l’État romain.
Alors, Julio ne se connaît plus. Il laisse ses ouailles, vole à Rome, où il est volé, détail délicat, par un monsignore italien qui lui fait payer des audiences qu’il ne lui livre pas, brise une grille de l’église du couvent où sa sœur est enfermée, la délivre, après des aventures que j’ose supprimer, de contrebandits honnêtes et de policiers scélérats, revient à Paris avec elle et fonde un journal à la barbe de ces Révérends Pères, qui n’en auront pas le démenti pourtant, car ils le font renvoyer du diocèse de Paris, puis interdire, puis maudire dans un concile provincial, et enfin crever de désespoir, puisqu’il faut que tout finisse, dans un hôpital des Pyrénées ! Telle est la trame de ce roman vulgaire, de ce mélodrame en récit, coupé de dissertations filandreuses, dans lesquelles on oublie le roman et ses personnages qu’on voudrait ne pas retrouver.
J’ai passé bien d’autres détails aussi fastidieux que le reste. Ainsi je n’ai pas parlé de l’amour de Louise pour un avocat nommé Verdelon, lequel la trahit pour épouser une femme que lui donnent encore ces gredins de jésuites ! Ainsi je n’ai rien dit de la découverte par Julio que la belle Louise n’est pas sa sœur, et de l’amour sensuel, de l’amour turbulent qui saisit le chaste Julio à cette découverte. Ainsi je me suis tu sur la mort de Louise, que Julio assiste comme prêtre, et à laquelle, après l’extrême-onction, il ose donner ce baiser… que je regarde comme une infamie, et qui ajoute pour la première fois dans ce livre l’abjecte sensation du dégoût à la fade sensation de l’ennui. J’ai supprimé tout cela, et il m’est resté — comme vous voyez ! — assez encore de cette stupide histoire dont je ne vous aurais, certes ! pas parlé, tant elle est bête, — disons le mot, nous ne sommes plus ici dans la littérature ! — s’il ne s’était pas agi de rassurer un cardinal.
IV §
Non ! nous ne sommes plus ici dans la littérature, pas même dans la littérature à quatre sous, — puisque, la démocratie de nos mœurs ayant passé dans nos esprits, nous avons maintenant dans la langue française la littérature à quatre sous. Eugène Sue, l’écrivain des Mystères du Peuple, plus bas de ton que les Mystères de Paris, Eugène Sue, qui, au début de sa vie littéraire, se vantait d’être anti-canaille, et qui a fini par effacer l’anti dans ce mot, a travaillé, en badigeon grossier, pour cette littérature. Mais l’auteur du Maudit n’a pas le badigeon voyant d’Eugène Sue, et il ne fera pas de propagande chez les Limousins du bâtiment et chez les cochers. Pour personne donc, ni en bas ni en haut, le Maudit ne peut avoir, comme je l’ai dit déjà, le funeste honneur d’être dangereux. En haut, n’avons-nous pas lu la Religieuse de Diderot, la Femme et le Prêtre de Michelet, le séminaire de Stendhal (dans le Rouge et le Noir), et les pamphlets de Courier sur le mariage des prêtres et les satyriasis qui les dévorent ? Tous livres scélérats de talent et de couleur, compositions affreusement fausses et coquines, mais amusantes, spirituelles, entraînantes, dues à des débauches de génie ! Mais le Maudit ! Le Maudit, ce livre qui crève de sérieux, est écrit par un Prudhomme pédantesque et dissertateur qui irait à la messe chez l’abbé Châtel, si l’abbé Châtel la disait encore en français dans son hangar de roulage du faubourg du Temple ! Que peut donc un pareil bonhomme contre l’Église catholique, apostolique et romaine ?…
Le livre qu’il commet n’est ni médiocre ni mauvais ; il est nul, puisque l’on n’y trouve que des idées qu’on a vues ailleurs et qui y sont noyées dans un style bien moins ridicule qu’ennuyeux. Ah ! qu’un peu de ridicule nous rafraîchirait ! Mais nous n’en avons même pas, et nous sommes réduits à en désirer quelque peu ! Il ne m’est guères permis, à moi, d’écrire le mot d’idiot45, mais je crois bien que c’est ce mot-là qu’il faudrait ici, en parlant de ces trois énormes volumes sans couleur, sans passion, sans esprit, sans gaîté, et que les éditeurs belges ont pu seuls nous donner comme un grand coup porté à l’Église dans le pays de Voltaire, où il faut de la verve et de la gaîté même aux camouflets du voyou. Pauvre Voltaire ! Il serait bien humilié, s’il revenait au monde et s’il lisait le Maudit, par l’abbé Trois-Étoiles, de l’adjonction d’une telle capacité à son parti, et il ne s’en consolerait qu’en pensant à la peur farouche qu’après tout une sottise peut causer à un cardinal !… Ah ! dirait-il, c’est toujours cela.
Victor Hugo46 §
I §
L’Homme qui rit47, de Victor Hugo… L’homme qui rit, c’est nous ! Nous n’en sommes, il est vrai, qu’aux premières attitudes, car ce livre vient de paraître, ou plutôt seulement le premier volume de ce livre ; mais ce sont déjà des attitudes de dévots devant la sainte hostie, et qui se préparent à communier. Dans quelques jours, nous aurons le grand jeu des extases, des ravissements et des visions en Dieu. Aujourd’hui, nous nous embrasons l’âme par des citations… Nous n’en sommes encore qu’à la période des citations ; c’est le vers de Gilbert :
On répète déjà les vers qu’il fait encore !
Les dames conférencières en font dans leurs conférences (une puissance maintenant, les dames conférencières !), et les journaux les répètent avec tous les prosternements obligés, en tête et en queue. Certainement nous le connaissons, ce petit impudent système des citations réclamatoires ; mais la servilité, qui, croyez-le bien ! est le fond de ce pays démocratique, les a enjolivées d’un bien charmant détail, inventé en l’honneur du Grand Lama qu’elle adore… et de ses produits. Qui ne le sait ? c’est un usage de tous les temps dans les journaux que, quand on y introduit des citations de quelque auteur, ces citations sont imprimées en petit texte, ou du moins en caractères plus fins que l’article du critique qui veut bien les faire. Mais quand il s’agit d’Hugo, toutes les coutumes sont renversées. Comment ! c’est le critique qui doit rentrer dans le petit texte ! Devant Victor Hugo, ventre à terre ne serait pas encore trop bas. Et voilà ce qui a eu lieu, en effet. On n’a laissé à la Critique que son bout de petit texte, que son bout de tapis ou de paillasson sur lequel elle n’a encore bien juste que la place de s’agenouiller entre deux fastueuses citations du grand homme en grands caractères. Mais que sa fierté — si elle en a une ! — n’en soit pas blessée. Lorsque viendra le tour des articles qui vont arriver, on lui donnera toute la place qu’il faut pour suffisamment se vautrer.
II §
Avant ce temps-là, nous voudrions pourtant risquer notre mot sur ce premier volume dont on nous inonde. Et, de fait, cette critique ne saurait aujourd’hui aller bien à fond, comme elle ira peut-être, puisque nous n’avons que le premier volume d’un ouvrage qui en a plusieurs. La composition intégrale de l’Homme qui rit, son intérêt continûment passionné, les caractères qui doivent s’y développer, y grandir et y tomber avec l’action même, le pathétique final, tout, oui ! à peu près tout nous manque, dans ce premier volume, de ce qui peut être plus tard. Et il n’y a probablement au monde que Victor Hugo qui puisse se permettre la haute impertinence de jeter au nez du public le premier tome d’un ouvrage qui doit en avoir encore trois ! Il n’y a que Victor Hugo et son libraire qui puissent avoir l’aplomb de nous dire : « Tenez ! Buvez à petits coups. Ceci est suffisant d’abord… Dans l’hostie, toute miette est Dieu. Dans ceci, toute miette est du génie. On vous dose prudemment la lecture, pour que vous ne mouriez pas tout d’un coup de plaisir et d’admiration, et que vous mouriez un peu, en attendant, de curiosité… ce qui est notre affaire ». Et voilà comme ils parlent, sans avoir l’air de parler, ces messieurs ! Certes ! je ne sais pas si, dans la partie de l’ouvrage qui m’est inconnue et qui est encore à venir, il y a de quoi nous faire mourir d’admiration et de plaisir ; mais ce que je sais, c’est que je viens de lire le premier volume, sur lequel ils avaient compté pour allumer la curiosité comme un incendie, et que je n’en brûle ni n’en meurs… de curiosité. On pourrait même supprimer, si on voulait, sans que je les lusse, les volumes inconnus de l’ouvrage… que, franchement, je n’en mourrais pas !
Car tout ce qu’il y a là-dedans, je le saisi Tout ce qu’il y a là-dedans est déjà vieux sous la plume de l’homme qui l’écrit ! et qui n’écrira plus jamais que ces sortes de choses, parce que le temps et surtout l’orgueil ont solidifié son génie au point qu’il lui serait impossible, quand même il le voudrait, de seulement le modifier. Dès les premières pages jusqu’aux dernières de ce premier volume de l’Homme qui rit, j’ai reconnu le Victor Hugo des Misérables, et surtout des Travailleurs de la Mer. Les Travailleurs de la Mer ont marqué dans le génie de Victor Hugo non pas les qualités, mais les défauts de sa manière, et c’est des Travailleurs de la Mer que ressort son livre d’aujourd’hui. La conception de l’Homme qui rit, que j’ignore, mais qu’il n’est pas si difficile de deviner, est peut-être différente ; mais les mêmes manières ou les mêmes absences d’art s’y retrouvent. Jamais Victor Hugo n’a su construire un livre cohérent et équilibré. Lui, l’architecte amoureux de l’architecture, mais que l’architecture n’aime pas, n’a jamais compris l’harmonie qu’en vers, — et encore pas toujours ! — mais, dans ces derniers temps, la notion de l’harmonie dans les choses de la pensée, dans les masses d’un livre, roman ou drame, dans la distribution des faits ou des effets, est absolument tombée de son cerveau, et si je parlais comme lui je dirais qu’elle y a laissé un trou énorme. Dans le premier volume de l’Homme qui rit, comme dans les Travailleurs de la Mer, il ne bâtit pas : il plaque. Faiseur par pièces et par morceaux, il coupe le fil à son récit et à ses personnages avec des dissertations abominables, dans lesquelles se débattent, comme dans un chaos, les prétentions d’un Trissotin colossal. Il y a du Scaliger dans Hugo, mais du Scaliger équivoque ; car je doute fort de la sûreté et de la pureté des bizarres connaissances qu’il étale, et qu’il a ramassées dans des livres oubliés, ténébreux et suspects. C’est aussi lui le pédant de l’Abîme, comme il le dit d’un des personnages de son Homme qui rit, et plus il va, plus l’abîme se creuse et plus se gonfle le pédant. La dissertation, déjà insupportablement fréquente dans les Travailleurs de la Mer, a pris de bien autres proportions dans le volume actuel. Depuis l’histoire des Comprachicos jusqu’aux histoires des cyclones, des écueils, de la mer et du mécanisme des vaisseaux, tout ce qui devrait être fondu, en supposant que ce soient là des connaissances précises, dans le récit et dans le drame, est détaché en dissertations qui vont toutes seules, oubliant le roman, et pendant des temps infinis. Délabrement déjà entrevu d’un talent qui n’avait pas assurément l’organisation dans la force, mais qui n’en a pas moins, quelquefois, une force admirable par éclairs ! N’est-ce donc pas plus étonnant et plus triste que la syrène finissant en phoque, de voir le grand Hugo — je le dis sans raillerie, et même au contraire avec un respect douloureux ! — écrivant un livre tardif où je n’aperçois, au bout de quatre cents pages, poindre ni caractère original, ni beauté d’âme, ni intérêt profond de trame humaine, se livrer à des besognes inférieures de pédant et de faiseur de dictionnaire, et atteler son vigoureux génie au haquet des plus lourdes dissertations ?
Et si c’était tout ! mais ce n’est pas tout. La syrène a deux queues, comme le célèbre
veau avait deux têtes. Après le dissertateur qui envahit Hugo et l’empâte d’une obésité
pédantesque, il y a le descripteur menu qui coupe dans cette obésité. Grotesque
opposition et lamentable métamorphose ! Le peintre ardent des Orientales,
le magnifique et le puissant de la Légende des Siècles, qui faisait
ruisseler la couleur par si larges touches, n’a plus maintenant, pour peindre ce qu’il
voit ou ce qu’il veut montrer, qu’un hachis de hachures pointues… Voyez son pendu, dans
ce premier volume de l’Homme qui rit, cette description qui dure le temps
d’une dissertation, et qui n’est, après tout, qu’un cul-de-lampe extravasé, malgré sa
visée d’être un tableau net et terrible ! Cette charognade à la
Baudelaire, que Baudelaire aurait faite plus courte, cette charognade,
calquée à la vitre de la plus immonde réalité et avec des détails qu’un grand peintre
aurait oubliés dans l’intérêt de sa peinture, voilà donc tout ce que peut nous donner à
présent un homme qui se croit plus qu’un Michel-Ange et qui n’est pas même un Goya !
Victor Hugo s’est mis à pointiller les choses les plus vastes : la mer, les espaces, le
Léviathan, les montagnes, comme le pendu de son livre, dont il fait voir, par un
enragement de description mêlé à une étourderie supérieure, jusqu’aux poils
de barbe, du haut de sa potence et dans la plus épouvantable nuit. Entassement
puéril des plus petites chiures de mouches (qu’on me passe le mot parce qu’il est
exact !) qu’il y ait dans la création ! Victor Hugo en est arrivé à ponctuer tout, dans
un style ponctué comme cette phrase : « Il se hâtait machinalement (un point).
Parce qu’il voyait les autres se hâter (un autre point). Quoi ? Que comprenait-il ?
L’ombre. »
Un jour, il écrira le mot : « Je », puis il mettra un point, et on
criera à la pensée ! Style en écailles d’huîtres, disait le vieux
Mirabeau du sien. Style en têtes de clous, pourrait-on dire du style que se fait
présentement Hugo ; seulement, ces têtes de clous sont parfois grosses comme des loupes,
car le mot est souvent ballonné dans la phrase maigre. Poitrine taillée pour les plus
longs souffles, et qui semble asthmatique dans l’alinéa-Girardin ! Tel le changement,
tel le dernier pas d’Hugo dans ce premier volume de l’Homme qui rit.
Certes ! je ne lui demandais pas l’impossible. Je sais qu’on n’arrache point sa vieille
peau. J’avais affaire à Victor Hugo le poète romantique, le matérialiste profond, même
quand il touche aux choses morales et aux sentiments les plus éthérés ; tellement
matérialiste que nous avons été tous pris, comme des imbécilles, au titre de son livre
de l’Homme qui rit. Nous avons cru à quelque philosophe ou à quelque
bouffon de génie fouaillant le monde avec son rire, et nous nous disions : Comment s’y
prendra-t-il pour être gai, cet homme le moins gai de France ?… Cet homme bouffi, qui a
toujours les joues enflées comme un sonneur de trompe, comment pourra-t-il se dégonfler
et avoir la grâce d’un rire franc ?… Et pas du tout ! C’est nous qui nous trompions. Il
s’agissait d’un monstre fait à la main, d’une grimace fixée, d’un homme défiguré, qui,
malgré lui, rit à poste fixe. — Nous ne demandions pas non plus à Victor Hugo des idées
et des sentiments autres que ceux-là qu’il exprime, qu’il est obligé d’exprimer. Il
commence son livre par un coup de pied dans le ventre du xviie siècle, qu’il appelle un siècle byzantin, puis au pape, « qui a
besoin — dit-il — de monstres pour faire ses prières »
. Ces choses devaient
venir, et bien d’autres encore, qui viendront dans les volumes à venir, sur Jacques II
probablement, sur l’aristocratie anglaise, sur le catholicisme. Le Nabuchodonosor de la
Poésie romantique, qui, en punition de son orgueil, broute l’herbe de la démocratie,
mourra sans doute en la broutant. Mais nous pensions que, dans la forme au moins, ce
poète exagéré, mais grand, ce Gongora, mais ce Gongora de génie, resterait jusqu’à sa
dernière heure le maître Victor Hugo d’autrefois, et ne réaliserait jamais cette
combinaison stupéfiante que voici : un dissertateur de la Revue des
Deux-Mondes et un descripteur du Petit Journal.
Quelque chose comme… Buloz-Trimm !
III §
Disons maintenant notre dernier mot sur l’Homme qui rit, dont tous les volumes ont paru, et presque disparu… du moins de la préoccupation publique. Plus tard, il ne serait plus temps. L’Homme qui rit aurait rejoint le Shakespeare de Victor Hugo dans ce néant de l’oubli où il a le mieux et le plus vite sombré de tous les ouvrages de cet homme sonore, qui, même quand il le voudrait, ne pourrait pas faire silencieusement une bêtise.
IV §
Le Shakespeare, il est vrai, n’était que de la critique, et l’on sait combien peu Victor Hugo est organisé pour en faire… La fameuse préface du Cromwell n’était point de la critique ; c’était une proclamation romantique, inspirée par les guerres du temps. La raison, la lucidité, la profondeur, le sang-froid, le désintéressement de soi-même, la possession réfléchie de sa pensée, ont été trop radicalement refusées à Victor Hugo pour qu’il puisse faire jamais de la critique. Il trouble trop toute chose de sa personnalité… Même dans ce clair et immense miroir de Shakespeare, il a fait tomber l’ombre d’un insupportable Narcisse qui voulait s’y voir… Mais l’Homme qui rit est un roman. Et un roman, c’est aussi un drame, c’est une œuvre de création et d’imagination poétiques, c’est-à-dire un livre dans les puissances intellectuelles de Victor Hugo. Et pourtant ce livre, attendu comme tout ce que fait encore son auteur, n’a pas produit l’effet que devaient certainement espérer son orgueil et le fanatisme de ses amis.
Tout le monde a été surpris, — et moi-même. Quand le premier volume de cet Homme qui rit a paru, j’ai dit combien je m’attendais à un de ces succès arrangés, préparés, organisés par les assassins de ce Vieux de la Montagne, qui essaient de venger leur grand bonhomme comme si on l’avait insulté quand on ose le regarder d’un œil ferme et qui ne tremble pas. Je croyais véritablement que l’esprit de parti, la badauderie et la bassesse devant toute puissance reconnue, ces trois choses malheureusement françaises, tambourineraient, une fois de plus, avec fureur, la gloire et le génie du grand poète dont on dit : le Poète, comme on dit : le Pape. Eh bien, il faut le reconnaître, je me trompais !… L’Homme qui rit n’a point eu l’accueil que je prévoyais. Malgré le désir très marqué, quand elle parut, de se jeter à genoux devant cette œuvre inconnue et nouvelle, on est resté debout, et même assis… Il a manqué bien des tambours dans cette batterie aux champs… Il est vrai que l’Empereur n’était pas sorti ! Les adorateurs des Misérables ont relevé leurs nez prosternés, et, en se levant, devenus narquois. Les attardés et les vues faibles, qui n’avaient pas vu que depuis longtemps le talent de l’homme s’en allait, — avec de grands airs, des gonflements, des ballonnements, des roues de paon, mais n’en fichait pas moins le camp tout de même, — ont commencé de le voir, et, mieux ! d’en convenir… Ils ont bien tardé, mais enfin ils y arrivent et vont y être. Une fois bien établis dans l’opinion que Victor Hugo est fini, ils n’en bougeront pas. Les Travailleurs de la Mer, — si l’on peut comparer les petites choses littéraires aux grandes choses militaires, — les Travailleurs de la Mer, pour Hugo, c’est Leipsick. Mais l’Homme qui rit, c’est Waterloo. Il n’y a plus que les amis et les enfants qui puissent battre encore le rappel autour du grand homme défait, diminué, et qu’on abandonne ; mais ce serait la générale qu’il faudrait battre, car génie, gloire, popularité (popularité surtout), tout, pour le moment, dans Hugo, est terriblement en danger !
V §
Cependant il pourrait être grand, malgré tout cela. Son livre pourrait être bon. Il est des infortunes qui sont plus belles que des victoires. Intellectuellement, ce qui est très fort a chance de n’être pas, du moins immédiatement, compris. Or, voilà la question : Ce livre d’Hugo mérite-t-il le sort qu’on lui fait ?… J’ai dit sur le premier volume ce que j’en pouvais dire. Je n’en pouvais juger que l’accent, le style, la manière… Accent, style, manière connus, antithétiques, défectueux souvent, mais aujourd’hui décadents, dégradés, dépravés, et d’une dépravation systématique et volontaire après laquelle le talent cesserait absolument d’exister… Il reste à examiner la composition de l’Homme qui rit, les caractères, l’action, l’intérêt, les entrailles mêmes du livre, et à conclure que le destin qu’il a est mérité.
En effet, de composition quelconque, il n’y en a pas plus dans les trois volumes qui le suivent que dans le premier… Le premier — vous l’avez vu — était un récit de journal, de faits-Paris quelconques, racontés avec la platitude ordinaire aux faits-Paris, et coupé odieusement, et sans cesse, par des dissertations de revue. Les trois volumes que voici continuent cette sublime combinaison. Si vous preniez le récit qui est le fond du livre, à part de ces nauséabondes dissertations qui ne peuvent agir que sur des Bélises et des Philamintes :
… Du grec ! ô ciel ! Il sait du grec, ma sœur !
vous n’auriez pas, certainement, quatre-vingts pages de l’histoire en quatre volumes de l’Homme qui rit. Quatre-vingts pages (et même moins) peuvent être un chef-d’œuvre, mais c’est à la condition première de se tenir et de se suivre, et dans l’Homme qui rit rien ne se suit ni ne se tient. Plaqué et saccades ! Saccades et plaqué ! De personnages réels, historiques ou humains, exceptionnels, mais vivants, car l’exception elle-même doit vivre, vous n’en trouverez pas plus ici que de composition. L’Homme qui rit n’est qu’une épouvantable grimace, avec rien derrière que Victor Hugo. Le philosophe Ursus n’est qu’une silhouette falotte, avec rien derrière que Victor Hugo. Diva, l’aveugle, qu’un profil fuyant au fusain, avec rien derrière que Victor Hugo. La Josiane, cette grande coquine à imagination phosphorescente et pourrie, n’est qu’une saloperie à froid tout simplement impossible, avec rien derrière que Victor Hugo. Si le chien-loup Homo aboyait, ce qui aboierait en lui serait encore Hugo. Hugo dans toutes ces créatures, Hugo partout et toujours Hugo ! C’est trop d’Hugo, n’est-il pas vrai ? Mais c’est que, pour lui, tout ce qui n’est pas lui n’est pas… Victor Hugo, cet artiste en mots, cet homme-dictionnaire, n’a de comparable à son vide que son orgueil. Il n’y a que son orgueil, il n’y a que le sentiment de son moi qui puisse maintenant combler le vide de sa pensée.
Ce poète, qui ne fut jamais qu’un lyrique, c’est-à-dire un égoïsme chantant, et qui s’est donné, et que les imbécilles ont pris, pour un poète dramatique, dont la première qualité obligatoire est d’être impersonnel, a, dans ses drames, poussé le monologue jusqu’aux dernières limites de l’abus. Charles-Quint y met des centaines de vers à s’éteindre le cœur ! Mais que sont les plus longs monologues de ses drames en comparaison des dix et vingt pages que vomissent, les uns après les autres, tous les personnages de l’Homme qui rit, dans leurs plus simples conversations ?… Quoi ! ils ont le temps et la patience de s’écouter, ces passionnés, au lieu d’agir, et ils ne songent pas à s’interrompre une seule fois ! C’est qu’Hugo ne s’ennuie jamais quand il s’entend parler, et que c’est lui — et lui seul ! — qui parle à travers toutes ces marionnettes de carton.
Aussi, de cet égotisme effrayant, s’il ne finissait par être écœurant, il résulte, et il doit nécessairement résulter, que l’action et l’intérêt du livre sont parfaitement nuls. L’action, d’ailleurs, n’est qu’une piètre antithèse. Faire d’un grand seigneur un enfant volé qu’on a mutilé, et du bateleur mutilé un pair d’Angleterre, qui laisse là la pairie pour retourner à sa boite roulante de bateleur, telle est cette action, qui sautille, commune et capricante, par-dessus les dissertations et à travers toutes les impossibilités d’un conte de fée sans fée ; car on sait où l’on est dans la Belle au bois dormant de Perrault : on sait qu’on est dans le monde surnaturel de la féerie ; mais, dans l’Homme qui rit, on ne sait plus où l’on se trouve. L’auteur nous dit : en Angleterre. Mais quand, en Angleterre, au commencement du xviiie siècle, ce temps que nous touchons presque avec la main, il n’y a pas dans le palais d’un pair tout-puissant un seul domestique qui vienne quand il sonne comme un enragé, quand il se perd à travers les labyrinthes des salles et des salons de son palais absolument vide et où tout le monde doit dormir sans doute encore plus fort que dans la Belle au bois dormant, et que cette longue course à travers ces salles, comme à travers une lande ou une forêt, est inventée seulement pour nous ménager la surprise, au bout, de la baignoire et de la nudité de la duchesse Josiane, voilà qui doit détruire tout intérêt — même le grossier qu’on voudrait faire naître ! — par l’impossible. Et l’impossible n’est pas uniquement dans cet endroit du livre. Comme Hugo, il est partout… Il est précisément dans cette scène, la plus préparée, la plus travaillée et la plus indécente du livre, cette scène du viol (presque) de Gwynplaine (l’Homme qui rit) par cette duchesse Josiane, que l’auteur, l’ennemi des duchesses, a bâtie à la chaux et au sable de la plus audacieuse corruption. Cette scène, que j’accepterais sans bégueulerie si elle était passée aux flammes de la passion, purificatrices comme le feu, mais que j’accuse de la plus dégoûtante indécence, est surtout impossible par la raison que toute femme assez affolée pour, comme la femme de Putiphar, déchirer le manteau d’un homme, oublie tout, quand la terrible furie de ses sens l’emporte, ne songe point à parler alors, comme un vieux et froid faiseur d’éroticum, d’Amphitrite qui s’est livrée au cyclope, d’Urgèle qui s’est livrée à Bugryx, de Rhodope qui a aimé Phtah (l’homme à la tête de crocodile), de Penthésilée, d’Anne d’Autriche, de madame de Chevreuse, de madame de Longueville, et ne se livre pas, en ce moment décisif et décidé, au plaisir érudit de faire, qu’on me passe le mot ! tout un cours de catins. Il y a là, dans cette blanche peau de la duchesse Josiane, bourrée à froid de cantharides, un affreux pédant qui s’appelle Victor Hugo, et qui, de cette femme, rend tout à coup grotesque la tragique monstruosité ! L’impossible est aussi dans Gwynplaine, dans cet homme qui ne rit que parce qu’on lui a taillé au couteau un rire dans la face, et qui, dit l’auteur, faisait contagieusement rire, à se tordre, les foules rassemblées, dès l’instant seul qu’il se montrait. De toutes les sensations, en effet, que devait donner cet homme hideux, à la bouche fendue jusqu’aux oreilles et aux lèvres coupées sur les dents, ce n’était pas la sensation du rire, du rire communicatif et joyeux. Ceci n’est pas plus vrai que tout le reste ! C’était l’horreur, c’était l’épouvante, c’était le dégoût. Ce n’était pas, ce ne pouvait pas être le rire, et si, par une hypothèse que je n’accorde pas, cette douloureuse et cruelle hideur avait pu produire l’irrésistible rire, ce n’est pas du rire que peut naître jamais l’amour ni même le désir, et Josiane, sérieuse comme la passion et comme le vice, n’aurait jamais aimé Gwynplaine. Ainsi, encore là l’impossible ! et un impossible bien autrement compromettant que le simple impossible de l’événement, des circonstances, de la mise en scène, dont un habile homme ne se joue guères ; mais l’impossible de la nature humaine, la méconnaissance absolue des lois qui la régissent et dont, sous peine de faux et d’absurde, il est défendu — à n’importe qui ! — de se jouer.
Victor Hugo, qui se croit tout permis, a osé s’en jouer, lui ! et à ce jeu, d’ailleurs facile, il a gagné de faire un livre toujours ennuyeux quand il n’est pas impatientant et incompréhensible. Et ceci, comme on voit, c’est ce que j’ai appelé « les entrailles même du livre ». C’est dans les entrailles que nous sommes ! Je pourrais, comme d’autres l’ont fait, me livrer à des critiques de détail, parler, moi aussi, de « la colonne vertébrale de la rêverie », citer, à mon tour, des phrases inouïes de préciosité insensée ; car Hugo a l’éléphantiasis de la préciosité, et produisant bien autrement le rire que l’Homme qui rit, et bien plus à coup sûr ! Je pourrais, comme on dit, chercher la petite bête dans un livre qui en est plein, de petites bêtes… Mais je dédaigne cette manière taquine de critiquer un homme, et je la laisse à mes pieds, par respect pour l’ancien talent d’Hugo. Je le traite en artiste fort, en homme qui doit savoir la nature humaine et la faire vibrer à commandement quand il lui plaît ; mais qui, malheureusement, n’a montré dans son Homme qui rit ni art, ni âme, ni nature humaine ! Barbouillade et amphigouri, éclairés peut-être ici et là de cinq à six pages gracieuses ou éclatantes (tout au plus !), l’Homme qui rit — il coûte de le dire ! — pourrait déshonorer intellectuellement la vieillesse d’un homme qui n’a pas su se taire à temps, par pudeur pour des facultés faiblissantes…
Voilà pour l’esprit ! Mais quant à la moralité de ce livre, dans lequel tout ce que le monde respecte à juste titre : les grandeurs sociales, les pouvoirs, les royautés, les aristocraties, les religions, les législations sévères, tout ce qui fut l’honneur de l’Histoire, est insulté, — systématiquement et résolument insulté, — je n’hésiterai point à dire qu’elle est basse. Victor Hugo fait avec sa plume comme Tarquin avec sa baguette ; mais les pavots qu’il coupe sont tous plus grands que lui, et voilà pourquoi il les coupe ! Les sentiments de l’envieux social, les flatteries aux peuples et même aux canailles, — cette aristocratie renversée des peuples, — par ce flatteur de tous les gouvernements, les uns après les autres, et à qui il ne restait plus qu’à flatter cela aussi pour être complet, circulent et respirent dans toutes les pages de ce roman, qui n’est peut-être qu’un prétexte à déclamations pourpensées au lieu d’être un livre d’imagination de bonne foi… Ah ! les hommes de génie sont de grands ingénus, mais quel est l’homme parmi les amis d’Hugo, et les plus grisés par l’opium qu’il leur verse, quel est l’homme qui pourrait croire ingénument à l’ingénuité d’Hugo ?… Qui pourrait croire à son ingénuité, même comme artiste ?… Hugo n’est et n’a jamais été qu’en grand Retors. Tout est rétorsion en lui, violente, réfléchie, volontaire, et cette rétorsion a quelquefois été puissante. Elle produisait de grands effets, dont les imaginations plus naïves que la sienne ont été dupes longtemps. Mais l’Homme qui rit sera l’homme qui dessille les yeux ! Ce crachat guérira les aveugles Victor Hugo, l’heureux joueur à la renommée qui faisait martingale depuis vingt ans, vient de perdre la dernière partie…
Il s’appelait Victor, — et ce nom lui allait bien ! Désormais, on l’appellera Victus.
VI §
Dans un article d’examen sur la Lucrèce Borgia d’Hugo, qui n’a inspiré le premier jour que de la curiorité, sans enthousiasme, et le lendemain que les grandes phrases d’une critique sans indépendance, nous avons touché cette question des Borgia, qui n’est plus à présent qu’une mystification de l’Histoire. Mais nous ne nous doutions pas qu’aux travaux historiques et critiques signalés par nous en passant, contre la grosse balourdise des crimes des Borgia, il allait s’en ajouter un autre, définitif, sur le chef de la hideuse famille, sur le serpent générateur de toute cette nichée de serpents…
Nous ne nous doutions pas qu’un livre sur Alexandre VI48 achèverait d’un dernier coup le monstre postiche devant lequel les imbécilles et les hypocrites vertueux se sont indignés ou ont tremblé depuis trois siècles avec une émotion si comédienne ou si dupe, et qu’il serait solennellement envoyé à Victor Hugo pour refaire son éducation sur cette question des Borgia, et lui montrer qu’il est plus honteux pour le génie que pour personne d’être, à ce point-là, mystifié.
VII §
Car il a été mystifié. Victor Hugo, poète et non pas critique, quoiqu’il ait voulu faire de la critique en ces derniers temps, ne s’est nullement inquiété de savoir si les Borgia étaient réellement bien les scélérats dans lesquels on les avait costumés. La probité d’Hugo ne s’est nullement inquiétée de cela. Poète, et poète dramatique, il a le sentiment de l’Histoire à peu près autant que son vieux complice, Alexandre Dumas, qui, lui aussi, s’est enfoncé jusqu’aux oreilles dans les Borgia, et s’est occupé de leurs crimes, non pour la scène, mais pour l’enseignement. Délicieux professeur ! Il y a un oiseau qui s’appelle l’engoulevent, qui vole le bec ouvert et avale le vent, symbole des badauds, et que Victor Hugo pourrait prendre pour ses armes. Mais l’engoulevent n’est qu’une grive en comparaison du poète dramatique qui avale, lui, des choses bien plus difficiles à avaler que le vent, quand ces choses peuvent se réduire en drame, en effets à produire, en applaudissements… Or, la Lucrèce Borgia d’Hugo est une de ces choses-là… Lucrèce Borgia avait été, comme son père Alexandre VI, arrangée de longue main, pour le scandale et pour l’horreur, par des drôles, ennemis de la Papauté, qui trouvaient joli de faire la Renaissance des crimes de l’Antiquité en même temps que la Renaissance littéraire ; et l’engoulevent dramatique avala cette Lucrèce comme Gargantua avala ses six pèlerins en salade, et nous la rendit, cette Lucrèce, en cette chose qu’on joue pour apprendre au peuple la véritable histoire. Il y avait pourtant un chef-d’œuvre qui aurait dû mettre la main sur l’épaule d’Hugo et l’avertir. C’était la dissertation de Roscoe.
La dissertation de Roscoe sur Lucrèce Borgia est le meilleur soufflet que des joues protestantes aient reçu de mains protestantes.
Mais la Lucrèce de Roscoe, qui est la vraie Lucrèce, n’avait pas le fumet dramatique de l’autre Lucrèce, la Lucrèce de la calomnie ; et ce qu’il fallait au poète dramatique, c’était une Lucrèce faisandée, — une Lucrèce qui eût du fumet… Lut-il Roscoe ? Ne le lut-il pas ?… Qu’importe ! la question n’était pas là pour lui… Rien de la vérité ne pourrait arrêter un homme qui a dans le ventre la fringale de l’applaudissement, la fureur dramatique… Ah ! le cabotinisme de l’acteur remonte jusqu’au poète ! et voilà même pourquoi l’art dramatique est, au fond, un art si inférieur, malgré l’éclat qu’il jette. Il y a plus ou moins, dans tout poète dramatique, je ne dis pas un cabotin, mais je ne sais quoi de cabotin qui préfère l’applaudissement à la vérité.
Et c’est là-dessus qu’il faut insister. Quand Victor Hugo fit sa Lucrèce Borgia, il n’était, pas le Victor Hugo d’aujourd’hui. Il n’en était alors qu’à son avatar Louis-Philippe, lui qui ne croit pas pour des prunes à la métempsycose ; car il s’est métempsycosé avec tous les régimes : restauration, monarchie de juillet, république, empire, re-république ! Pythagore n’était qu’un cul-de-jatte immobile, comparé à Victor Hugo ! En ce moment, dit-on, il pond et couve un Torquemada, qui ne sera certainement pas plus vrai que Lucrèce, ce Torquemada de son dernier avatar, de l’avatar de la république démocratique et de l’enragement contre l’Église. Je devine sans peine tout ce qu’il sera.
Mais, du temps de Lucrèce Borgia et de Louis-Philippe, nulle raison que la démangeaison seule de l’applaudissement, nulle autre que la mendicité dramatique, pour dauber, comme l’a fait Victor Hugo, dans la Lucrèce de Burchard, de Guichardin, de Sannazar et de Gordon ! En vain, en regard d’écrivains si suspects, un grand poète, qui ne s’était jamais avili, celui-là, avait-il chanté les vertus de Lucrèce. Le poète
Hugo ne tint aucun compte des paroles de ce poète qui s’appelait l’Arioste. Il aima mieux croire des polissons. L’histoire des Borgia n’est, en effet, comme elle a été inventée, racontée et admise par des imaginations corrompues, qu’une immonde et scélérate polissonnerie, et les polissons et les polissonneries sont plus dramatiques que la vertu, la dignité, les attitudes patriciennes, l’immobilité majestueuse des caractères qu’on retrouve toujours à la même place, aujourd’hui comme hier et comme demain ! Victor Hugo moula donc sa Lucrèce en pleine fange, — en pleine fange qu’il n’avait pas faite, en cela au-dessous du maçon qui fait le mortier dont il se sert. Pour lui, dans son drame de Lucrèce Borgia, il ne s’agissait que de Lucrèce ; mais par Lucrèce il atteignait à Alexandre VI, qui n’était encore, dans ce temps-là, qu’Alexandre VI pour Hugo, mais qui présentement serait pour Hugo, dans son avatar actuel, quelque chose de bien pis, s’il avait à en parler, qu’Alexandre VI, car ce serait le pape, et il fut seulement pour Alexandre VI ce qu’il avait été pour Lucrèce. Il dut éclabousser le père avec la fille, et il l’éclaboussa ; mais croyez bien que s’il recommençait son drame, il ferait mieux que de l’éclabousser ! Croyez bien qu’au terme où en est descendu Victor Hugo, même le livre que voici, tout concluant qu’il puisse être, ne lui ôterait pas la boue de la main !
VIII §
C’est un livre érudit et discuté, — un livre hardi, même contre les catholiques, qui, eux aussi, ont été dupes, quand ils n’ont pas été très lâches, dans cette question d’Alexandre VI. Aujourd’hui, en ce moment encore, un journal, le Correspondant, qu’on pourrait appeler à plus juste titre « le Trembleur », et qui s’imagine que la vérité a, comme lui, peur de quelque chose, trouvait imprudent — et l’exprimait — de toucher à ce sujet fétide d’Alexandre VI, fût-ce pour l’assainir, fût-ce pour éponger la mémoire de ce pontife des souillures qu’on a fait ruisseler sur elle ! Une telle opinion, si elle était respectée et pouvait triompher, ne serait, du reste, que la confirmation volontaire et éternisée de l’immense faute commise par un clergé qui avait des ordres savants à son service, et même des hommes de génie, et qui n’a jamais songé à répondre péremptoirement et carrément, une fois pour toutes, aux effroyables calomnies qui n’entamaient pas que la personnalité d’un seul pape, mais, aux yeux du monde, jusqu’à la papauté elle-même !
Courbé, aplati, stupéfié sous l’ascendant de ces calomnies, le clergé, il faut bien le dire, a laissé imbécillement établir aux ennemis de l’Église — car ils l’ont établi — qu’Alexandre VI était la Trinité de l’inceste, de la fornication et de l’empoisonnement sur le trône pontifical de saint Pierre, et, chose inouïe et particulièrement lamentable ‘ il a fallu attendre jusqu’à ces derniers temps pour qu’un protestant — Roscoe — eût un doute sur ces monstruosités fabuleuses, pour que le doux Audin, qui n’était pas un prêtre, mais un laïque, s’inscrivît hardiment en faux contre elles, et pour que Rohrbacher, qui n’y croyait pas et qui les discuta en passant, avec une force de bon sens herculéenne, dans sa grande Histoire de l’Église, écrivît ce mot, qui sent la vieille épouvante, incorrigible, du prêtre : « Il faudrait, pour bien faire, qu’un protestant honnête homme allât jusqu’au fond de cette question d’Alexandre VI », — comme si ce n’était pas plutôt à un prêtre catholique que l’honneur d’un pareil sujet incombait !
Heureusement que ce prêtre est venu ! Heureusement que cette faiblesse sacerdotale et séculaire va prendre fin dans le courage d’un prêtre arrivé tard, mais arrivé, et qui s’est dévoué à démolir et à ruiner la calomnie et le scandale érigés, au sein de l’Église, par des mains hostiles à l’Église, comme deux tours d’ignominie sous lesquelles on croyait l’écraser ! Seulement, tout en se dévouant à cette tâche, tout en étant sûr de son courage, tout en étant certain des faits qu’il oppose à la calomnie, ce prêtre ne peut se défendre d’une impression de terreur encore tout en renversant l’odieux colosse, tant ç’a été longtemps une opiniâtre tradition de lâcheté et de bêtise que l’idée qu’il ne fallait pas y toucher !
Mais, grâce à Dieu ! il y a touché, et il l’a renversé, dans ce livre que nous annonçons, le colosse du faux Alexandre VI qui pendant si longtemps nous a caché le vrai, de cet Alexandre VI qui ne fut, comme on l’a dit, ni un Sardanapale ni un Tibère, mais auquel on a fait des vices surhumains pour cacher des vertus seulement humaines, comme on fait le masque plus grand que la figure pour mieux la cacher ! Il l’a renversé dans ce livre inachevé, qui n’est que le premier volume d’un ouvrage qui en aura deux. Faute de tactique, peut-être, que ce temps d’arrêt dans la publication, car on ne coupe pas en deux ses boulets, et c’était un boulet à tout emporter et à nettoyer profondément la place qu’un Alexandre VI réhabilité devait être ! Faute cependant moins grande qu’elle ne paraît. Nous n’avons en ce volume que Rodrigue Borgia, mais nous avons aussi le grand seigneur, l’officier, l’homme marié, le cardinal, le prêtre et le légat que fut Borgia avant de monter à la papauté ; et ce Borgia-là est tellement tiré au clair par l’historien et mis dans un jour si lucide, sa vie est tellement dardée de pointes de lumière, cette vie qui dura soixante ans avant son élection et entre laquelle et nous se sont glissés ou étalés tant de mensonges, que le pape qui sort de ce Borgia on est déjà sûr, avant qu il en soit sorti, de son innocence, et que la preuve qu’on voulait faire on la fait toute, seulement avec sa moitié !
IX §
Tel est le premier volume. Borgia, en attendant le pape, en sort complètement justifié. Or, Borgia, — qui l’ignore ? — pour qu’on crût à la culpabilité du Nabuchodonosor qui devait précéder dans la haine du monde sa Babylone écarlate, a été enveloppé dans des calomnies égales à celles dans lesquelles on a enveloppé le pontife, et ces calomnies, il fallait les détruire aussi bien que les autres. L’historien que voici est revenu, lorsque les faits lui ont manqué, aux considérations du bon sens, à l’argumentation, à la force de l’induction ou à celle des choses déduites ; mais il est d’abord et surtout entré dans les faits, jusqu’à ce que les faits manquassent non pas sous sa main, mais sous toute main.
Il les a épuisés. Ces faits : la naissance de Borgia, de vieille race royale aragonaise et dont l’élévation ecclésiastique vint de ce qu’il était le neveu du vaillant pape Calixte III ; ses premières fonctions, qui furent militaires ; son mariage avec Julia Farnèse, qui mourut après quelques années ; la légitimité, contestée et prouvée incontestable, de ses enfants ; le rétablissement dans son titre pur de belle-mère de celle-là que les historiens ont appelée, sans le comprendre, du nom familier et intime de Vanozza, et dont ils ont fait la maîtresse d’Alexandre VI jusque dans ses dernières années parce que cette belle-mère, gendre respectueux, il n’avait jamais cessé de la visiter ; les longues années sous plusieurs papes qui le conservèrent chancelier de l’Église, le firent évêque et l’envoyèrent, comme légat, en Aragon, représenter le Saint-Siège ; ses mœurs si accusées, mais garanties par la considération des papes — presque tous des grands hommes — sous lesquels il vécut, et par sa popularité dans le collège des Cardinaux, où jamais une voix ne s’éleva contre lui, mais où toutes, moins deux, s’élevèrent pour lui quand il fut nommé pape : tous ces faits sont racontés ici avec un détail dans lequel nous ne pouvons entrer, mais qui confond, par sa netteté et par son poids, quand on songe à tout ce qu’on a fait de cette simple et imposante histoire !
Il résulte du récit, discuté à mesure qu’il se développe, du nouvel historien d’Alexandre, que pendant toute sa vie de cardinal ce singulier Héliogabale ne commit qu’une seule faute, dont le reprit paternellement Pie II (le grand Piccolomini), et cette faute énorme fut d’être demeuré un peu trop longtemps à un bal où des femmes dansaient sans leurs maris. Hors cette légèreté d’un instant, cet oubli de la sévérité de son état, expliqué peut-être par les anciennes habitudes militaires et d’homme du monde, le cardinal Rodrigue Borgia reste, dans l’histoire du R. P. Ollivier, absolument irréprochable… S’il ne fut pas un saint dans le sens rigoureux et glorieux du mot, il fut, au moins, un prêtre exemplaire, au niveau des plus hauts devoirs par le caractère et par les facultés, et tellement le contraire, en tout, de ce qu’on sait, que pour ne pas rester hébété devant ce phénomène il faut revenir au mot fameux de de Maistre : que depuis plus de deux cents ans c’est une conspiration organisée contre la vérité que l’Histoire !
Les premiers conspirateurs contre celle d’Alexandre VI sont, aux yeux de son nouvel
historien, les mêmes qu’aux yeux d’Audin et de Rohrbacher… Ce sont Burchard, le valet
déshonoré et cassé aux gages, et Guichardin, que le sceptique Montaigne ne craint pas de
traiter d’esprit pervers ; Burchard surtout, « ce Procope menteur d’antichambre,
avec lequel, si ses contes étaient vrais, le profond politique Alexandre VI, ce grand
discret, ne serait plus qu’un idiot ! »
dit Audin. Mais Burchard et Guichardin
ne sont plus les seuls. Ils ont fait souche. D’autres qui vinrent après eux se servirent
du Diarium de Burchard et de celui d’Infessura, un anecdotier et un
chroniqueur du même genre, et les altérèrent et les corrompirent…
Ce fut encore l’anonyme de la Vie de Rodrigue Borgia, plus mauvais pour les choses scandaleuses que le Diarium de Burchard, et qu’un ami du protestant Gordon copia. Ce furent à leur tour les poètes du temps, comme Sannazar et Pontano, les Épigrammatistes et les Renaissants qui imitaient l’ordure antique, les Suétoniens qui voyaient partout des Césars et des vices à la façon romaine, et tous ces ennemis de l’Église qui n’attendaient que Luther pour se faire protestants. Enfin ce fut Leibnitz lui-même, protestant aussi, qui, malgré sa haute probité, ayant mis la main sur le Diarium de Burchard reconnut qu’il fourmillait de fautes, et néanmoins le publia ! Et cette conspiration contre la vérité et contre l’histoire, qui va de Burchard à Leibnitz, a encore passé par Bayle et par Voltaire, qui, un jour de bon sens, en a ri, pour arriver enfin à Victor Hugo, qui n’a pas le bon sens de Voltaire, — et qui n’en rira pas !
Ira-t-elle plus loin ?… Je n’en doute pas. Mais seulement elle n’ira pas sans honte après cette histoire d’Alexandre VI qui, sans colère, l’a démasquée. Elle ira, maintenant, si elle le veut, le visage nu. Elle ne pourra tromper personne. Le moine déterminé qui a entrepris la réhabilitation d’Alexandre VI ne s’arrêtera pas. Il a commencé par innocenter l’homme dans le Borgia avant d’être pape, et cet homme-là était plus difficile à reconstituer que ne sera le pontife, vu à la lueur éternelle et pure, pour ceux qui osent le regarder, d’un irréprochable bullaire. À tout seigneur tout honneur, même dans l’erreur ! Cette première partie de cette histoire, je l’ai dit, a été envoyée à Hugo pour qu’il pût s’en servir, s’il en fait une, dans sa préface future de Lucrèce Borgia. Mais Victor Hugo, qui doit tenir à son scélérat d’Alexandre VI et à toutes ses petites exploitations dramatiques, Hugo y répondra-t-il ?…
X §
Malgré son grand nom révolutionnaire, le nouveau roman de Victor Hugo, qui vient d’éclater comme le dernier coup d’un fusil qui crève, ne fait déjà plus de bruit. Quand on se rappelle la tempête d’éloges ou de blâmes que soulevèrent les Misérables, on trouve bien froid et même indifférent l’accueil fait au livre d’un homme qui, de toutes ses puissances à peu près perdues, n’avait jusqu’ici gardé intégrale que celle de passionner l’opinion. C’est presque un enterrement… civil, non ! mais incivil plutôt. La Critique est-elle donc ennuyée à la fin d’entendre appeler depuis si longtemps Victor Hugo « le grand homme ?… » Est-elle blasée sur son génie ?… Est-elle indigérée de ses œuvres ?… Sent-elle que le nombre de ses œuvres toujours s’accroissant, et l’auteur ne changeant pas sa manière et ne se renouvelant jamais, car les hommes d’un grand génie ont parfois de ces avatars sublimes, elle — la Critique — ne se renouvellerait pas non plus en en parlant ?… Autrement dit, prévoit-elle que les redites de l’auteur lui imposeraient des redites à elle-même ? Perspective désagréable pour qui tient à intéresser.
Songez donc ! Lorsque, depuis les Contemplations, par exemple, jusqu’à ce Quatre-vingt-treize49, on a examiné, analysé, jaugé, jugé, caractérisé tous les livres qui ont paru de cet infatigable travailleur de la mer… littéraire, comment s’y prendre pour être neuf, quand il ne l’est plus, et pour ne point rabâcher, quand il rabâche ?… Il est excessivement difficile de parler maintenant avec agrément de Victor Hugo. Il n’a certainement pas percé la langue de la Critique avec un poinçon d’or, comme la Fulvie d’Antoine perça la langue de Cicéron, mais il l’a fatiguée. Or, si c’est beau de lasser la langue de la Renommée, lasser celle de la Critique est un peu moins beau.
Et cependant, voyez l’inadvertance ! Si Hugo est toujours, littérairement, Hugo, dans son Quatre-vingt-treize, — et c’est ce que l’on peut en dire de pis, — il n’est pas moins vrai qu’à part sa manière si connue, qualités et défauts éternels, il nous donne le spectacle de quelque chose de très inattendu et qui a le droit de nous étonner. Sans doute, je savais bien que si Victor Hugo, l’Olympien du Romantisme, ne bouge pas dans l’Empyrée de son génie, il n’a pas tout à fait la même immobilité de dieu dans ses opinions, et que la statue de Memnon, à la bouche pleine de soleil et à laquelle il s’est comparé autrefois :
Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon !
n’a pas toujours eu le même soleil dans la bouche : qu’avant Napoléon il y avait eu le soleil de la vieille monarchie française et de sa restauration, qui ne dura qu’une aurore ; et après le soleil de Napoléon, qui l’a toute remplie, celui de la révolution, après lequel il ne pouvait plus guères sortir que la flamme révolutionnaire de cette bouche rotonde et profonde. Du moins, je le croyais, et je me trompais, à ce qu’il paraît ; mais je ne suis pas humilié de mon erreur. Par un revirement dont Dieu et Hugo ont seuls le secret, le soleil de la monarchie, qui ne lui semblait plus qu’un soleil de petite Provence, bon seulement pour réchauffer de pauvres vieux, est revenu jouer autour des lèvres sonores du Memnon de tous les soleils, et il leur a redonné une harmonie qui, ma foi ! pourquoi ne pas le dire ?… a trouvé de l’écho dans nos cœurs. Oui ! voilà la grande et la seule nouveauté de ce livre. L’inspiration du romancier (stupete, gentes !) dans Quatre-vingt-treize est plus monarchique que révolutionnaire, et l’on dirait, si on ne connaissait pas la versatilité de l’âme des poètes, que c’est là une espèce d’amende honorable faite, par un républicain dégoûté de ses républiques, aux pieds encore absents d’une monarchie qu’il sent venir !
XI §
Et, en effet, il s’agit de Quatre-vingt-treize, n’est-ce pas ? et, chose particulière, il n’y a pas, dans ce Quatre-vingt-treize, le grand événement de Quatre-vingt-treize, celui-là qui data la révolution française : la mort du roi, ce crime sans pareil dans les annales de la France, et qui décapita la France ! ce crime incomparable dans les annales du monde, parce qu’il tua à travers un homme le principe qui fait vivre les nations, — le principe d’autorité !… On n’en parle que pour mémoire. On en dit deux mots en passant, et c’est tout. Et quels mots ! deux mots puérils, et traînés partout, sur la veste blanche du roi et la couleur du fiacre qui le porta à l’échafaud. C’est que, au fond, le Quatre vingt-treize de la Révolution et de la Convention est bien moins la visée du livre de Victor Hugo que le Quatre-vingt-treize de la Vendée et de la Chouannerie, placées toutes deux sous ce titre charlatanesque de Quatre-vingt-treize tout court, par un auteur qui n’ose pas rompre, du premier coup, avec les siens !… Ah ! la Révolution ne sera pas contente ! Si son Tigre de Nubie n’est pas mort, il est bien malade.
Si son poète n’est pas entièrement passé à l’ennemi, il est à califourchon sur la palissade des deux camps. Elle le voit peut-être, mais elle ne le dit pas. Encore discrète ! Au peu de bruit que fait actuellement dans le camp révolutionnaire ce livre, dont le titre seul était une cloche qu’on agitait, même avant qu’il parût, ou peut croire que la Révolution y met du stoïcisme et qu’elle garde silencieusement dans ses entrailles le petit renard que Victor Hugo vient d’y introduire. Mais, allez ! elle ne l’y gardera pas longtemps sans crier. Le jour n’est probablement pas éloigné où elle criera furieusement, de ses mille voix : « La grande trahison du vicomte Hugo ! » comme, à une autre époque, elle criait, dans ses journaux et dans les rues : « La grande trahison du comte de Mirabeau ! »
Car elle est toujours la même, la Révolution ! On la trahit toujours ! Et c’est la trahir, pour parler comme elle, que d’admirer ses ennemis, fussent-ils admirables cent fois ! C’est la trahir que d’inspirer, comme vient de le faire Hugo, de l’intérêt et de l’admiration pour ces choses scélérates et ces hommes scélérats, les hommes et les choses de la monarchie ! que de faire parler et agir avec toutes les raisons et toutes les noblesses les soldats de cette Royauté détestée, que Victor Hugo ne déteste peut-être plus… et les soutiens de cette religion bête qu’un homme d’autant de génie que lui, parbleu ! ne pratique pas, mais contre laquelle, du moins, il ne vomit plus ici le flot d’impiétés ordinaire… En ce roman de Quatre-vingt-treize, le royalisme de ses premières années, qui repousse dans Hugo, a porté bonheur à son talent. On peut se demander ce que serait le livre sans ce royalisme-là… Tout ce qui est royaliste y est sublime de langage et de conduite. Tout ce qui s’y trouve de révolutionnaire y est faux, déclamatoire, insignifiant et nul. Tout ce qui retentit le plus de beauté et de vérité historique dans ce roman, qui a la prétention aussi d’être une histoire, et où la donnée romanesque, la donnée d’invention, est d’une misère à faire pitié, c’est la monarchie, les idées et les plans de la monarchie, l’héroïsme de la monarchie. Le vrai héros de Quatre-vingt-treize, c’est Lantenac, c’est le marquis, c’est l’émigré ! Et ce n’est pas seulement un héros dans le sens le plus fier et le plus idéal du mot, mais c’est de plus l’homme d’État qui voit le mieux dans les nécessités du temps, et qui a raison — absolument raison ! — dans tout ce qu’il fait comme dans tout ce qu’il pense. C’est l’homme fort du livre, le mâle, le lion, auquel Hugo ne peut pas donner plus de génie qu’il n’en a, lui, Hugo, mais auquel il en a donné autant qu’il pouvait en donner. Lantenac, c’est Hugo lui-même. Si Hugo avait été jeune, Lantenac n’aurait pas été vieux. Devant Lantenac, l’émigré et le marquis, que sont tous les révolutionnaires qu’il a contre lui, devant lui, autour de lui, dans toute la durée du roman ! Ce qu’ils sont ? des pygmées, même Robespierre, même Danton, même
Marat, qu’il nous fait voir une fois seulement dans une conversation qui les rapetisse en les gonflant (manière de rapetisser de Victor Hugo), et les rend grotesques, ces hommes terribles, ces dieux tonitruants de la Révolution, qui ne sont plus là que les marionnettes sanglantes de leurs ridicules vanités ! Évidemment ils sont sacrifiés au royaliste Lantenac, et le livre semble une Légende des Siècles de plus, — la légende du dernier siècle de l’antique et grande Monarchie française, — qu’Hugo l’ait voulu ou ne l’ait pas voulu ! S’il l’a voulu, c’est bien ; c’est une rentrée chez nous à mots couverts et que nous aimons à découvrir. Nous ne sommes point pour l’impénitence finale. S’il ne l’a pas voulu, c’est mieux. La Vérité a pris le poète par les cheveux et l’a violenté. Elle a été plus forte que Samson, et Dieu, qui, en somme, est le vrai Roi qui s’amuse, Dieu s’est amusé.
XII §
Eh bien, et nous aussi !… Il n’y a rien de plus amusant pour nous que la déconvenue d’un parti qui comptait sur une apothéose des siens, et qui trouve, à la place, l’apothéose de ses adversaires ! Mais quant au livre même, ce n’est pas amusant qu’il faut écrire. C’est un mot plus grave. Le livre est intéressant en beaucoup d’endroits, et d’un intérêt souvent très pathétique et très profond. Seulement, il l’est — ne nous y trompons pas ! — par le fait de son sujet et indépendamment de la valeur de l’homme qui l’a écrit. Quoique le sujet du livre en question protège, exalte et grandisse à plus d’une place, comme je l’ai dit déjà, le talent de Victor Hugo, le sujet n’en reste pas moins très au-dessus de son génie, et la preuve, c’est que Victor Hugo l’affaiblit, toujours et partout, quand il y mêle ses inventions.
Et c’est ici que revient la question littéraire, l’inexilable question littéraire, qui va nous obliger à nous répéter, puisque Victor Hugo se répète. Si supérieur que soit le roman de Quatre-vingt-treize, qui n’a que le silence, à ce roman des Misérables, qui eut le bruit, à ce livre d’un sujet qui était, celui-là ! une mauvaise action, à effet pervertissant, tout à la fois monstrueux et vulgaire, et qui emporta tous les niais de France dans un transport d’enthousiasme un peu refroidi depuis que les Misérables ont fait la Commune comme Hugo avait fait les Misérables, il y a cependant, il faut le reconnaître, dans le Quatre-vingt-treize d’aujourd’hui, tous les défauts et tous les vices de composition et de langage que nous avons reprochés aux Misérables, quand ils vinrent dépraver l’opinion et la littérature. Victor Hugo ne se corrige point. Il est au-dessus de toutes les corrections, même des siennes. On cite de lui un mot, que j’aime, du reste : « Je ne corrige jamais mes livres qu’en en faisant d’autres », dit-il. Méthode fière ! Mais j’en voudrais mieux voir l’application dans ses œuvres. Elle n’y est point. Littérairement, le Quatre-vingt-treize n’a point corrigé les Misérables… J’y retrouve toutes les fautes immuables de cet homme immuable, même quand il change ses inspirations.
Et, de fait, c’est toujours les mêmes conceptions, informes ou difformes à force de vouloir être grandioses, et la même manière apoplectique ou hémorragique de les exprimer ; c’est toujours le même mélodrame des choses, des hommes et de la langue, le même amour de l’impossible qu’avaient Néron, Caligula et les autres empereurs romains de la décadence, et qu’il a littérairement aussi, Hugo, cet empereur de notre décadence littéraire ! Comme tous les hommes qui peuvent beaucoup, Victor Hugo est fasciné par tout ce qu’il ne peut pas. L’impossible est le gouffre qui l’attire… C’est la force contre laquelle il lutte et qui le brise toujours, et c’est là même le secret et l’explication de tant de choses fausses, disproportionnées, incompréhensibles, qu’on rencontre dans ses écrits. C’est là, par exemple, ce qui lui fait décrire, dans ce livre, avec un détail à empoigner, comme on dit affreusement, l’âme la plus rebelle à le croire, le duel acharné du canonnier et du canon, échappé de son embrasure, roulant, dans l’entrepont, au tangage du navire, et dévastant et brisant tout, comme une féroce bête en fer déchaînée ! La lutte d’un homme nu contre un lion, qui prendrait la gueule du lion dans ses mains désarmées et lui écartèlerait les deux mâchoires, serait plus noble d’ailleurs et plus croyable que ce duel avec ce canon affolé dans sa course tel que Hugo le fait rouler ; mais c’est précisément parce que ce duel est moins croyable qu’il le choisit. Ainsi, encore, dans le même livre, au lieu de faire entendre le tocsin, il le fait voir !! Le faire entendre, c’était tout simple, mais il trouve plus ingénieux, et vraiment cela l’est, mais cela l’est trop, de le montrer à Lantenac, ce tocsin, qui sonne à vingt endroits différents dans le paysage, par l’agitation de la corde de la cloche, se détachant, grêle, sur la lumière, dans la cage à jour des clochers, et cela à des distances où il est encore plus difficile de voir que d’entendre ! Et je pourrais, croyez-le bien ! multiplier les exemples de cette caresse à l’impossible, de cette création à plaisir de la difficulté, pour la vaincre, qui fait ressembler Hugo à un homme qui peindrait un tableau à cloche-pied ou au saltimbanque qui boit et mange la tête en bas et que je trouve en tant de pages de ce livre, où, quand l’héroïsme royaliste tarit ou s’interrompt, il n’y a plus que des complications insensées ou d’immenses ridiculités !
XIII §
Ridicule, oui ! Ce n’est pas respectueux, j’en conviens, de le dire d’Hugo ; mais il y force, parce qu’il l’est ! Tomber des scènes les plus impossiblement terribles jusqu’à la découverte du sexe d’un cloporte par trois enfants — un chef-d’œuvre de puérilité ! — donne à l’esprit une secousse qui, du coup, frappe de ridicule ce naturaliste en cloportes ! Rien de changé d’ailleurs ici dans les déportements de l’auteur des Misérables. La puérilité fut toujours un des caractères de sa manière. Quand il veut avoir de la délicatesse ou de la grâce, ce Du Bar tas, qui a lu Gongora, devient sur-le-champ puéril. Enfin, après le ridicule des détails niais et bestiolets, il y a de plus, dans ce Quatre-vingt-treize, l’odieux du pédantisme de l’érudition la plus assommante, la plus vaine et la plus déplacée, et l’odieux aussi de ce matérialisme insupportable, le fond même de la nature, je ne dirai pas philosophique, mais poétique de Victor Hugo, qui ne lui fait pas métamorphoser en or tout ce qu’il touche, comme le roi Midas, mais en matière, — même jusqu’à la langue, qu’il encombre d’images physiques et qui sous cette main épaisse perd de sa transparence, et même encore jusqu’aux sentiments les plus purs et les plus élevés de l’âme, et, par exemple, ici, la maternité !
C’est la maternité, en effet, qui est le sujet du roman que Victor Hugo a inventé pour le mêler à cet autre et beau sujet d’histoire qu’il a si vaillamment abordé dans son Quatre-vingt-treize. L’héroïne romanesque, la maîtresse-pièce du livre, pour les imbécilles qui le liront, c’est madame Fléchard ; le hors-d’œuvre, c’est Lantenac. Seulement, il s’est trouvé que, pour les connaisseurs, le hors-d’œuvre est l’œuvre, et que l’héroïne de la maternité gémissante, errante et idiote, car positivement elle l’est, est bien petite devant Lantenac, ce majestueux, de taille d’Histoire. Quoi qu’il en soit, du reste, la maternité, voilà le sentiment humain, à hauteur des cœurs de la foule, — car les sentiments qui font agir les hommes comme Lantenac ne sont qu’à hauteur de cœur de quelques-uns dans l’humanité, — la maternité, voilà le sentiment dont Victor Hugo, qui, pour le moment, crée des héros vieux et ne met plus d’amour dans ses livres, a voulu tirer des effets dramatiques et touchants… Mais en la peignant avec son matérialisme ordinaire, en l’expliquant avec ce matérialisme qui n’est plus uniquement poétique, mais philosophique par-dessus le marché, cette notion, il l’a déshonorée ! La notion qu’Hugo a de la maternité, et qui n’est pas d’hier dans sa pensée, — car madame Fléchard n’est qu’une variante en écho de la Sachette de Notre-Dame de Paris, — est une notion sans vérité et sans grandeur.
Il l’avoue lui-même, avec une innocence qui ne se doute pas de son cynisme :
« Ce qui fait qu’une mère est sublime, — dit-il textuellement, — c’est que c’est
une espèce de bête. L’instinct de la mère est divinement animal. La mère n’est plus
femme. Elle est femelle. Elle a un flair. Ses enfants sont ses petits. »
C’est
ainsi qu’Hugo parle dans son Quatre-vingt-treize. C’est de la maternité
aussi grossièrement, aussi païennement entendue, que ce poète, qui fut chrétien, qui a
été élevé par une mère chrétienne, qui doit avoir, puisqu’il est poète, l’instinct du
beau pour vibrer aux grandes et belles choses et à la maternité chrétienne telle qu’on
la trouve souvent dans l’Histoire, c’est de cette espèce de maternité physiologique,
incomplète et basse, qu’il a cru pouvoir faire sortir une palpitante et idéale
tragédie ! Mais la Fléchard, qu’il fait aboyer comme Hécube, qui était une païenne et
qui aboya, au dire d’Homère, n’est, à tout prendre, qu’une chienne de maternité.
Certes ! il y a plus beau dans la réalité et dans l’Histoire, et l’aveugle artiste, plus aveugle qu’Homère, ne s’en souvient donc pas ! En fait de mères chrétiennes, on y trouve, par exemple, Blanche de Cas-tille, — une sainte qui n’était pas qu’une femelle, qui avait mieux qu’un flair, et dont le fils, le roi saint Loys, n’était pas un petit !
XIV §
Mais ce n’est pas impunément qu’on descend une notion première dans la composition d’un livre ; du même coup ce livre s’en trouve descendu en tous ses détails. Et c’est ce qui est arrivé à celui de Victor Hugo. Raisonnez ! Que peut faire une mère, qui n’est plus qu’une femelle, quand elle a perdu ses enfants, c’est-à-dire ses petits ?… Aboyer et hurler et courir après comme une chienne ; et ce sont les seules choses que fasse la Fléchard dans le roman d’Hugo. Elle n’est pas même, cette mère-là, là Juive errante de la maternité ; car elle pourrait être intelligente alors et éloquente, puisqu’elle serait dans l’humanité, et elle n’y est pas… On la voit donc courir, hagarde, imbécille, folle et enragée, çà et là à travers quelques pages ; car elle ne peut pas en remplir davantage, dans l’économie du roman, de sa personnalité raccourcie et brute, et, comme Hugo n’a pas craint de le dire : de sa divine animalité ! Les animaux parlent peu. Les paroles qu’Hugo met dans sa bouche sont des cris, et encore il y en a trop. Comme les autres personnages des œuvres d’Hugo, qui abusent toujours du monologue et qui parlent comme d’intarissables cataractes, la Fléchard n’est pas même dans sa vérité animale quand elle monologue, et pour ce qu’elle dit, on aimerait mieux qu’elle se tût… Courir après ses enfants, qu’elle retrouve au flair comme la chienne, ne serait pas non plus d’un intérêt bien varié s’il ne s’y mêlait les hasards du chemin, et tout cela serait assez vulgaire si l’homme qui fait ombre sur tout dans le roman, le royaliste, l’émigré, le marquis, Lantenac, ne rapportait pas à la mère ses enfants qu’il a sauvés de l’incendie.
Car voilà toute l’invention d’Hugo ! Une mère perd ses enfants ; elle court après et on les lui rapporte. Voilà toute la donnée, et les combinaisons d’événements qu’il a arrangées autour d’une idée si pauvre ne l’enrichissent pas ; elles manquent toutes de vraisemblance au plus haut degré. Mais qu’importe la vraisemblance à un homme qui agit sur les événements de ses livres comme un escamoteur sur ses muscades ? Victor Hugo se croirait rapetissé et humilié s’il était obligé de respecter les vraisemblances. Au théâtre, il est encore obligé de compter avec elles. Mais dans un roman, il s’en soucie bien ! On n’encage pas les aigles qui ont les ailes si longues. Hugo ne veut voir et faire que des effets ! et il ne les amène pas. Il les plaque dans un livre qui n’a point de transitions, qui va par bonds et par sauts, à la manière des conquérants, selon Bossuet, qui, ce jour-là, se moquait un peu du grand Condé, lequel avait dans son métier plus d’art peut-être qu’Hugo dans le sien. Quand Walter Scott, qui est le Shakespeare du Roman, et quand Balzac, pour lequel je cherche un nom qui puisse dire sa place, plus haute que celle de Walter Scott, nous donnent ces récits qui sont les vraies épopées de ce siècle, ils ne procèdent point par heurts et par tableaux détachés. Ils ne laissent pas tomber leurs effets de la lune, mais ils les amènent par les voies de la génération nécessaire. Ils ne finissent point brusquement un chapitre pour courir à un autre. Ils ne coupent point la trame de leur récit par des dissertations pédantes, et de ce pédantisme insolemment ennuyeux qui fait de Victor Hugo je ne sais quel Vadius colossal… Ils sont déductifs, logiques et vrais. Ils savent la vie et ils la créent. Ils ne mutilent pas la nature humaine. Ils ne découpent pas des silhouettes sans profondeur et sans réalité dans des hommes de l’intensité de Robespierre, de Danton, de Marat. S’ils y avaient touché dans leurs créations, ils auraient pénétré dans leurs âmes et mis leurs âmes dans leur action. Ils n’en auraient pas fait des perroquets ! les perroquets de leur renommée ! S’ils avaient pensé à montrer dans leurs œuvres l’hydre de la Convention française, ils l’auraient ressuscitée dans une de ces journées terribles qui avaient leur monstrueuse beauté, et ils ne se seraient pas contentés de la nomenclature des noms de ses membres, avec des étiquettes tirées des mots qu’ils dirent et dont plus de moitié sont des platitudes et le reste des déclamations !
Et non seulement ils sont vivants, Balzac et Walter Scott, mais ils sont impersonnels, et Hugo est toujours à l’attache de sa propre personnalité, comme la chèvre à son piquet. Quand Walter Scott veut faire un mendiant écossais, par exemple, il fait un mendiant écossais. Mais quand Hugo fait un mendiant breton, ce n’est pas un mendiant breton. En Bretagne, les mendiants ne sont point panthéistes, mais chrétiens ; ils ne s’agenouillent point devant les paysages, mais devant les calvaires. Ils ne sont pas du tout les mendiants de cette drôle de Bretagne, l’imagination d’Hugo !
Oh ! la vérité et la vie ! voilà ce qu’on trouve dans Walter Scott et Balzac, et ce qu’on ne trouve pas dans Hugo. On y trouve qu’il leur est profondément inférieur, lui, cet homme d’une puissance plus verbale que réelle, plus dans les images et dans les mots que dans les choses. Son infériorité continue dans son livre de Quatre-vingt-treize. Je n’ai pas voulu descendre, dans l’examen de ce livre, jusqu’aux chicanes d’une critique de détail avec un homme qui, comme l’auteur, est assez haut placé pour qu’on lui fasse l’honneur d’une critique qui relève plus de la synthèse que de l’analyse. Je laisse à découvrir le sexe des cloportes aux enfants. Mais je n’ai découvert, moi, dans ce nouveau livre, qu’un royaliste de plus, — un fier cloporte, du reste, pour les amis d’Hugo ! Je n’y ai pas découvert un Victor Hugo plus fort et plus vivant que celui que nous connaissions. C’est toujours à peu près le même Vaucanson littéraire, le même fort mécanicien. Son Lantenac, la plus grande figure de son livre parce qu’il ne l’a pas faite, — car Lantenac, c’est Charette, c’est Charette, avec les femmes de moins et les années de plus. — oui ! même son Lantenac a quelque chose d’exsangue et de métallique dans l’héroïsme qui crierait un peu à la manière des ressorts, si Hugo ne l’avait huilé et ouaté avec ces choses charmantes qu’on appelle la légèreté française : la plaisanterie devant la mort, l’élégance, le ton comme il faut de sa classe ! C’est la seule figure qui, si elle n’est pas tout à fait la vie, approche de la vie dans ce livre qu’on dirait sorti des ateliers de Birmingham. Je l’ai dit en commençant, voilà la très grande, mais seule nouveauté de ce roman de Quatre-vingt-treize, qui doit tout à l’ancien régime. Que Victor Hugo ôte son vilain chapeau mou — qui est le bonnet rouge d’aujourd’hui — à l’ancien régime ! Il lui doit de la reconnaissance. Il lui doit son Lantenac, et son Lantenac l’engage.
Nous aurons peut-être un bon Torquemada !
Léon Cladel50 §
I §
Ils ne sont pas rouges, les ruraux… et en voici un écarlate ! Écarlate d’opinion, écarlate de sentiment, écarlate d’expression : toutes les intensités d’écarlate, il les a, quoique rural, ce rural endiablé ! Auteur déjà connu du Bouscassié, cette robuste églogue qui monte parfois jusqu’à l’épique, Léon Cladel publie à l’instant même un nouveau livre, de l’haleine du premier, plein de rutilance et de furie pittoresque…
Ce n’est pas que cela m’étonne ; non ! mais c’est que cet éclatant rural soit républicain. Rural et républicain, chose rare ; presque une contradiction ! car les républicains détestent les ruraux, et, comme le mot clérical pour désigner les catholiques, rural est un nom qu’ils ont inventé et qui veut être une injure, cinglée par eux au visage des paysans.
Cladel, qui est un paysan et qui s’en vante, et qui a raison de s’en vanter ; Cladel, qui s’est voué à les peindre à fond, et qui les a peints une seconde fois dans sa Fête votive de saint Bartholomée Porte-glaive51, avec une énergie plus grande encore que la première fois (dans le Bouscassié), s’est bien gardé, tout républicain qu’il puisse être, d’écrire sur ses deux volumes : « Mes ruraux » , qui serait ridicule, mais il a mis : « Mes paysans » , qui dit nettement que dans ses livres il ne s’agit exclusivement que des paysans de son pays.
Ce sont bien les siens, en effet. Ce sont bien les paysans de sa province, non de la province à côté… Seulement, disons-le avec une joie qu’il ne partagera peut-être pas, les paysans de ce républicain ne sont pas plus républicains que les autres. Ce sont des républicains comme les autres, des paysans très vrais, très étudiés, très sus, — des terriens acharnés qui ne pensent qu’à la terre, heureusement pour eux et pour nous ! et qui, s’ils étaient républicains, penseraient à autre chose, mais ne seraient plus alors ces paysans que Cladel et moi nous adorons, et qu’il nous a peints d’une touche de flamme, avec tous les enthousiasmes et les bonheurs de l’adoration.
II §
Adoration… c’est bien fort ; mais ce ne l’est pas trop pour exprimer le sentiment qui
circule à travers le nouvel ouvrage de Cladel. Shakespeare a dit quelque part, en
parlant d’un fort orage, que « le vent et la pluie se battaient à qui serait le
plus puissant »
. Eh bien, dans ce livre, le sentiment et le coloris se
battent à qui sera le plus puissant, et ils s’exaspèrent l’un par l’autre ! L’auteur de
la Fête votive de saint Bartholomée Porte-glaive — un nom de tableau
bien plus que de livre — n’est, à exactement parler, ni un inventeur dans l’ordre du
roman ou du drame, ni un esprit d’aperçu qui voit les idées par-dessus les images, ni un
écrivain… littéraire. C’est un peintre, — un peintre à la plume, et à une plume trempée
dans le vermillon, rivale acharnée du pinceau. Ce livre éblouissant n’est pas un livre
fait avec les combinaisons propres à tout livre, mais un tableau pris du pied des
choses, presque contondant de relief, presque poignardant de couleur. Les pusillanimes
d’organisation, les vues ophtalmiques, les sens qui se croient délicats parce qu’ils
sont faibles, se plaindront de la violence d’une œuvre qui, par la couleur et le
style, rappelle Rubens et Rabelais ; mais moi, non ! Je tiens à honneur pour Cladel de
lui signaler son origine, et je veux qu’aristocrate en art ce républicain en politique
soit fier comme un paon d’avoir de tels aïeux ! Peintre à la Rubens et à la Rabelais,
peintre de grande nature, peintre de kermesses, de foules, de ruées, de batailles,
peintre du tempérament physique le plus impétueusement débordé, Cladel s’est trouvé
républicain comme il est peintre, et pour les mêmes raisons. La République, pour ce
peintre genuine, c’est un tableau, une suite de tableaux à la David,
mais à un David chauffé à rouge. La République, ce sont des batailles, des fêtes votives
aussi, des apothéoses. L’œil de Cladel fait grandiose l’objet en le regardant, et le
républicain, chez lui, est tellement peintre, qu’il rajeunit et splendifie par la
couleur les vieilles rengaines républicaines, quand elles lui tombent sous le pinceau.
Magie du talent ! Les choses qu’il devrait le plus avoir en horreur, les choses les plus
répugnantes à un grand artiste, les misérables vulgarités du Siècle, par
exemple, il les inonde d’un flot de couleur qui les transfigure, comme la lumière d’or
de Murillo ruisselant sur la teigne de son Pouilleux.
III §
Ah ! il est bien heureux d’être peintre. S’il ne l’était pas, que serait-il ?… Mais il l’est à un tel degré qu’on est arraché à toute réflexion par la force de sa peinture. Cet homme, je ne dirai pas si naturel, mais si nature, cet artiste d’une forme si sincère et si brave, qui dit tout et n’a peur de rien, qui ne recule devant aucun détail, a — est-ce incroyable ? — les petits préjugés de deux sous des bourgeois endimanchés de république. Ainsi, lui, le paysan, le naturel, l’objectif, il déclame comme un professeur de Duruy contre l’ignorance ! il croit à la lumière par les livres ! il veut, lui aussi, l’instruction obligatoire, cette instruction qui n’exalte que l’orgueil et jette l’homme aux livres comme l’enfant à l’eau ! et il ne voit pas que l’instruction obligatoire lui gâterait, que dis-je ? lui supprimerait ces chers paysans, dont il raffole et qu’il peint dans toutes les magnificences agrestes, frustes et même brutales de leurs vieilles mœurs.
Il ne voit pas que si on la lui concédait, cette instruction obligatoire, si on lui campait entre les jambes ce cheval de bois sur lequel ils se plantent tous à califourchon pour aller à la conquête de l’avenir, c’en serait fait à tout jamais de sa peinture, de l’originalité de ses modèles ; c’en serait fait de ses chers paysans ! Ils deviendraient des messieurs, des citoyens. Ils tomberaient dans les habits noirs de Féval. Et qu’il ne dise pas qu’il peindrait autre chose. Il sait bien que non, Cladel !
Il est un génie de terroir. C’est le sol et le soleil de son sol qui l’ont fait, comme le vin. La patrie, cette patrie qui n’a que quelques pieds d’horizon et qui a porté notre berceau, qui nous entre par les yeux dans le cœur aux premiers moments de la vie, et qui est comme le cœur concentré de l’autre et grande patrie, est entrée trop avant en lui pour que son talent puisse exister sans elle. Comme Antée, il faut qu’il ait sous les pieds ce morceau de terre sacrée pour être fort… Malgré son talent herculéen de peintre, Cladel perdrait la moitié de sa palette s’il ne peignait pas son pays, ou si ce pays perdait lui-même ses mœurs, ses saveurs séculaires, sa puissante originalité. L’auteur du Bouscassié et de la Fête votive est un génie essentiellement autochtone. Il se rattache à la grande famille sédentaire des Burns et des Walter Scott, qui n’eurent pas besoin de s’en aller loin de leur pays chercher des inspirations pour en avoir… « Mes paysans », dit-il. C’est qu’il les aime — comme on aime ! — même quand il les déteste, même quand il les accuse d’avarice (leur vice à eux), qu’il leur reproche et qu’il caractérise avec cette sanglante manière que Veuillot a prise un jour pour de la haine, et qui, au contraire, est de l’amour !… Les amants irrités sont terribles… Cladel ne ressemble pas à Balzac, qui a fait aussi des Paysans, lesquels, eux, n’étaient pas les siens, ni ceux d’aucun pays de France, excepté peut-être des environs de Paris.
Balzac est un inventeur d’une telle puissance qu’il inventa souvent quand il ne devait qu’observer, et cela donne parfois des airs cruels à son génie. Cladel, qui n’invente point, aime la réalité de ses paysans, dont il garde le souvenir et le regret dans l’exil des villes et qui sont peut-être toute sa poésie ; car notre idéal est toujours manqué, et c’est ce qui le fait notre idéal !… Or, quand on aime, on aime en bloc. On ne choisit pas ceci, on ne laisse pas cela. On prend tout. Je ne crois donc guères, en Cladel, à ces idées de moraliste républicain. Pour sa libre pensée, parlez-moi de sa libre peinture ! Je ne crois pas plus au libre penseur qu’au moraliste. Il est un catholique sans le savoir, comme il est un rural. D’impression et d’enfance, il est de cette religion qu’on peut appeler la religion des peintres, et d’où sont sortis Michel-Ange et Raphaël. Cladel ne le croit pas ; mais je le lui affirme, moi dont le métier est de dégager du talent qui se sent la métaphysique qui s’ignore…
Et faites le jeu vous-même sur son livre, et voyez si Cladel est autre chose qu’un peintre ; mais un peintre d’une force infinie ! Dans ce livre, le républicain méprise hautement tout ce que les républicains exaltent. Il hait Paris ; il l’appelle « cette goule si cruelle aux âmes naïves ». Il le hait au nom des campagnes, ce Paris dont on voudrait faire la France tout entière, ou du moins la grande Commune de France ! L’esprit de ce peintre, qui comprend la diversité, ne veut pas de la monotonie égalitaire. Dans ce livre encore, le libre penseur est épris des mœurs que le Catholicisme a faites. Son Mage (une des grandes figures de sa Fête votive) n’est, au fond, qu’un prêtre catholique paganisé ; mais c’est d’un accent qu’une intelligence pénétrée de catholicisme pouvait seule trouver… Homme d’impression bien plus que d’opinion, Cladel reviendra par la plus belle des routes — celle du Beau — à la Vérité. Le républicain et le libre penseur apparaissent encore dans son livre, mais ils s’y noient dans la couleur au fond de laquelle ils vont sombrer, et, quand ce sera fait, rien ne troublera plus cette mer d’écarlate lumineuse.
Et alors vous nous appartiendrez, monsieur Cladel, et nous planterons sur vous notre pavillon !
IV §
Signalons en finissant que la Fête votive est le premier livre littéraire, esthétique, désintéressé, qui paraisse depuis nos malheurs, et surgisse au-dessus de ce fourmillement de livres intéressés, publiés sur la guerre par des généraux qui n’ont imité Soubise que dans sa défaite, — car il se tut après Rosbach.
Le Comte de Gobineau52 §
I §
Ce n’est pas — comme on pourrait le croire — un livre d’astronomie ; c’est tout simplement un roman. L’auteur, qui n’en a pas cherché le titre dans la lune, mais à côté, est un diplomate pourtant, et des plus positifs, de notre globule terraqué. C’est un diplomate, et, si je ne me trompe, en fonctions dans ce moment même ; mais qui ne se soumet pas à la loi de ce beau silence conservateur qui régit la diplomatie comme la Trappe. Talleyrand, — trappiste singulier ! — qui n’avait que des monosyllabes quand il parlait, n’écrivait pas de son vivant, et ce fut sa gloire et presque son esprit… Il avait des secrétaires, même pour ses billets du matin ; et si ses Mémoires ne sont pas une mystification dernière, qu’on se rappelle qu’il leur infligea diplomatiquement trente ans de silence avant de paraître. Ces trente ans sont passés, mais le silence dure toujours !
Gobineau, le comte de Gobineau, n’est point un diplomate de cette haute école du silence. La Trappe l’attraperait ! et nous aussi ; car il est spirituel. Ce n’est point une momie cerclée des bandelettes… de ses décorations. Il se permet d’être vivant. Ses secrétaires cachettent ses dépêches, mais il les écrit. Entre dépêches, il écrit aussi des livres, et des livres majestueux encore ! avec lesquels, pour un homme vivant, il semble trop ajuster l’Académie des Inscriptions, ce cimetière orné de ces momies dont il n’est pas… Il a, en effet, écrit une Histoire des Perses d’après les auteurs orientaux, grecs et latins, et les manuscrits inédits ! et les monuments figurés ! et les médailles ! et les pierres gravées ! Et encore une autre Histoire des religions de l’Asie centrale, dont Renan, à ce qu’il paraît, est très content, ce qui la compromet un peu… Il y a même quelque chose de lui sur les écritures cunéiformes ! Aujourd’hui, pour se dégourdir de ces graves travaux qui finiraient par ankyloser Arlequin, il nous donne, à nous, superficiels, qui ne sommes pas des Renan (Dieu merci !), un roman, sous ce nom astronomique et surprenant de Pléiades53. Un roman aussi étonnant que son titre, dans lequel le bout de l’oreille du diplomate qui n’est pas un âne perce sous la peau du romancier qui n’est pas un lion, car nous y avons une petite cour d’Allemagne et l’histoire de cœur d’un souverain qui abdique, non par amour de son peuple, mais par amour d’une petite personne de sa cour, absolument comme il le ferait dans un opéra-comique de M. de Saint-Georges. Tout le monde n’est pas Sylla. Il y a quelque temps, le roi Amédée abdiqua en Espagne et filait avec sa jeune femme au bras. Touchante image domestique ! Les romans contemporains doivent ressembler à l’histoire contemporaine ; mais avec l’idéal en plus. L’idéal, pour Gobineau, n’est pas, lorsqu’on est souverain, de s’en aller avec une femme, mais de s’en aller pour une femme.
Vraiment, il faut avoir beaucoup d’esprit pour écrire ces choses-là, surtout quand on est diplomate et qu’on ne les écrit pas en caractères cunéiformes !
II §
Mais l’esprit y est, dont j’enrage. J’aurais aimé qu’il n’y fût pas. Je les aurais préférées sans esprit, toutes ces bergeries. Gobineau a résolu un très joli, mais très impatientant problème : celui de raconter sans aucune niaiserie des actes niais. Il aurait pu déshonorer ces niaiseries, ces sensualités sentimentales, qui, pour être sentimentales, n’en sont pas moins des sensualités, et qui font qu’un homme qu’on veut faire admirer se décoiffe d’une couronne pour se couronner d’un jupon. Il aurait pu nous donner un roman mordant et profond, qui aurait coupé non plus dans le vif, mais dans cet énervé et ce lâche de la nature humaine qui a remplacé le vif ; mais il n’a su être ni le Tacite ni le Juvénal du roman. Cette belle place littéraire à prendre aurait pu le tenter cependant, car Gobineau est un esprit sérieux, de philosophie stoïque, et le stoïcisme est pour lui — il le dit en termes formels dans une thèse qui a de la fierté — un des plus nobles buts de la vie. Je ne crois pas même qu’il soit pour lui de but plus élevé, quoique, pour moi, il y en ait un ; mais Gobineau, qui ne nous a pas donné un seul signe de christianisme dans tout ce livre des Pléiades, ne se doute pas de celui-là !… Pour peu qu’on plonge et qu’on pénètre dans tous les endroits de son roman et qu’on cherche à l’éclairer par les idées morales de l’auteur, on ne trouve guères, sous des formes élégantes, qu’un stoïque en lui (voir son personnage de Gandeuil). Il ne l’est pas, bien entendu, à la manière de Talleyrand, dont l’imperturbable visage, disait l’empereur Napoléon, ne trahissait rien de ce qui se passait intimement derrière lui, mais utopiquement, sinon réellement, à la manière de Zénon et d’Ëpictète. Et c’est là le contraste… piquant (piquant pour lui !) de la nature de ce diplomate romancier, d’être, dans son livre, tout à la fois Zénon et Céladon, stoïcien et berger.
Car il y est berger ! La fade bergerie qui, du reste, n’y est pas la seule, et qui est la conclusion de son roman cette berquinade amoureuse et transie d’un roi épousant une bergère, d’un homme à qui l’auteur avait d’abord accordé de la force d’esprit et de caractère et qui devient le pastor fido d’une fillette, de pasteur de peuple que Dieu l’avait fait, n’est pas non plus la seule conclusion de ce roman, qui en a plusieurs, parce qu’il a plusieurs sujets. Or, avoir plusieurs sujets pour un même livre, c’est comme avoir plusieurs têtes pour le même organisme. Disons-le tout de suite : c’est une monstruosité, une monstruosité en art comme en histoire naturelle. Ce livre n’est point un simple recueil de nouvelles. Il a des prétentions plus hautes : c’est un roman. Mais quelle qu’en soit l’exécution, la conception de ce roman est une idée fausse. Le diplomate, l’homme politique dominant l’artiste a-t-il cru faire une application heureuse du vieil axiome, qui n’en peut mais, de diviser pour régner ? Eh bien, qu’il le sache ! ce n’est point à une telle condition qu’on peut régner sur l’imagination humaine. L’imagination a besoin d’unité. Elle a besoin, pour gagner ses batailles, de concentrer ses forces sur un point donné, comme le génie de la guerre pour gagner les siennes, et l’invention de Gobineau les éparpille !
Il a intitulé son livre : les Pléiades, — allégorie enfantine, qui n’est pas même juste. Car pourquoi les Pléiades, et non pas la Pléiade ? Est-ce qu’il va nous donner plusieurs livres comme celui-ci ?… Une Pléiade — si je l’entends bien ! — se compose de six ou sept étoiles, et vraiment nous n’ayons guères davantage dans le livre qui porte ce nom. Gobineau, qui pense, et avec juste raison, qu’on ne peut plus s’intéresser à l’histoire de la décrépitude et de l’avilissement continu des peuples actuels, et que le seul intérêt et le seul mérite appartiennent à quelques individualités supérieures, — étoiles (pour parler son langage) pointant encore dans un firmament dévas té, — nous a fait un livre à plusieurs héros, dont il a décrit les passions et développé les caractères. Mais il nous a trop parqués dans un monde d’aristocratie humaine créé par lui, et qui, en somme, n’est pas le monde de la réalité… « Il n’y a pas de minuit tissé d’étoiles », disait magnifiquement lord Byron. Les créatures inférieures, ténébreuses, misérables, imbécilles, brutales et perverses, qui sont le fond commun de l’humanité et se mêlent au jeu de son action, et le troublent et le souillent ou l’empêchent, je les cherche en vain dans ce livre, où je ne vois que des étoiles… Livre plus orageux et plus passionné, il est vrai, mais aussi chimérique, aussi fabuleux que le livre de l’Astrée, et, comme on ne s’intéresse pas à l’impossible, tout aussi vide d’intérêt que lui !
Et qu’on me comprenne bien ! Je parle de l’intérét qui vient de l’ensemble du livre ; je ne parle pas de l’intérêt spécial, individuel, détaché de chaque histoire de ce Décameron d’histoires, quoique cet intérêt-là l’auteur l’ait bien dispersé en l’étendant à plusieurs héros placés tous au même plan, en un parallélisme qui leur fait tort les uns aux autres, dans ce livre sans perspective, sans hiérarchie, sans unité ; car toute hiérarchie bien faite s’achève et se couronne par l’unité, tout ce qui n’est pas unitaire dans les œuvres ou les institutions des hommes, tout ce qui s’y rencontre de multiple étant anarchique en plus ou en moins. Dans ce livre, à oligarchie de héros, de Gobineau, tous les héros ne sont pas des chevaliers Grandisson ou des Washington, — ce chevalier Grandisson de l’histoire, — mais s’ils ne sont pas tous des perfections absolues, au moins ils y sont des distinctions très grandes. Hommes et femmes : Louis de Laudon, Wilfrid Nore, Conrad Lanze, le vieux Coxe, Jean-Théodore, Harriet, Aurore, Liliane, etc., sont des patriciens et des patriciennes de l’humanité, à blason dans la tète et dans le cœur ; et ce sont, ne l’oubliez pas ! malheureusement, les seuls êtres actifs du livre des Pléiades. Tous s’y développent en s’y exhaussant. Tous y accomplissent merveilleusement leurs courbes humaines. Tous s’y conduisent en étoiles. Tous y sont des astres qui savent leur métier, âmes d’élite et de bonne compagnie ! C’est le contraire des moutons qui faisaient rêver Fontenelle, et parmi lesquels il n’y en avait peut-être pas un de tendre. Parmi ceux-ci, il n’y en a peut-être pas un de dur !
J’ai rêvé aussi comme Fontenelle, mais autrement ; j’ai cru longtemps qu’il y en avait un. Ce n’était pas, il est vrai, un mouton de ce troupeau d’étoiles. C’était, ma foi ! plutôt quelque chose comme une chèvre capricieuse, fantasque, entêtée, enragée, endiablée, quoique du Nord, comme cinquante chèvres de Calabre, et qu’on aurait pu prendre, à certains moments, pour une tigresse, — une tigresse qui n’était pas marquée de la petite vérole comme Mirabeau, mais qui savait encore mieux que lui, ce grand comédien, jouer aux autres et se jouer à soi la comédie ! La comtesse Tonska est le chef-d’œuvre des Pléiades. C’est le caractère le mieux venu, le mieux suivi, le plus étudié de tout le roman. Elle est très moderne et très de son pays, cette slave, cette polonaise mêlée de russe, et elle fait beaucoup d’honneur à l’ethnographie de Gobineau, qui n’a pas voyagé et qui n’est pas diplomate pour des prunes ; car ce n’est pas une prune que cette femme-là ! J’ai le malheur et la dépravation de l’aimer. Seulement, voyez la bergerie éternelle ! la chèvre et la tigresse s’apprivoisent, la femme fausse devient vraie, la comédienne devient public, l’insensible imperméable à l’amour (c’était si joli et si atroce !) huit par être pénétrée par le sentiment qu’elle inspire. Le peu de fer qu’il y avait dans la ouate plus ou moins enflammée de ce livre s’amollit et se fond, — et tout est bien qui finit bien ! comme dit Shakespeare, et eux, tous ces êtres distingués, — distingués à impatienter ! — finissent délicieusement par des mariages d’amour, comme dans les Contes de fées, et ils poussent le bonheur jusqu’à n’avoir pas beaucoup d’enfants, car Jean-Théodore, qui a abdiqué par amour, n’en a qu’un. Certes ! le romancier, par trop aristocrate, qui a trié sur le volet de son roman de tels personnages et de telles aventures, est un optimiste, à coup sûr ; mais, allez ! il n’est pas que cela. Tous les contrastes dansent des mazurkas superbes dans Gobineau ! Après le diplomate, nous avons vu le savant ; avec le stoïcien, le berger. Voici l’optimiste, et vous allez voir le misanthrope. Car il est misanthrope, Gobineau, comme doit l’être tout homme de cœur et d’esprit qui a passé trente ans, et on les a passés deux fois quand on est diplomate, quand on a aux mains— à ses blanches et irréprochables mains — de la malpropreté des hommes et des affaires, de cette infâme cuisine politique qui fait mal au cœur aux estomacs les plus solides ; il est misanthrope, et c’est la plus belle plume de son aile que cette misanthropie, qui donne à son accent toute sa profondeur et à son talent toute sa vérité.
III §
En douteriez-vous ?… Voici comme il s’exprime. Écoutez ! Je ne cite pas beaucoup d’ordinaire, mais je me fais un rude plaisir en vous citant cela : « Je voudrais — dit-il au commencement de son livre — qu’au lieu de cette scène de repos nous puissions voir ici à plein, des yeux du corps, les royaumes du monde et leurs magnificences. Mais regardons-les des yeux de l’esprit. Contemplons ces multitudes qui grouillent et s’amassent, pomponnées, ornées, parées ou en guenilles. N’excluons personne. Reconnaissez-vous la barbarie toute pleine, non pas cette barbarie juvénile, brave, hardie, pittoresque, heureuse, mais une sauvagerie louche, maussade, hargneuse, laide et qui tuera tout et ne créera rien ? Admirez, du moins, sa masse ! Sa masse, en effet, est énorme ; admirez la belle ordonnance de sa division en trois parties ; en tête, la tribu bariolée des imbéciles. Ils mènent tout, portent les clés, ouvrent les portes, inventent les phrases, pleurent de s’être trompés, assurent qu’ils n’auraient jamais cru… Voici maintenant les drôles ! Ils sont partout, sur les flancs, sur le front, à la queue… et leur unique affaire est d’empêcher rien de s’arranger ni de s’arrêter avant qu’ils ne soient assis eux-mêmes. A quoi sert qu’ils soient assis ? À peine une de leurs bandes se déclare-t-elle repue, que des essaims affamés et pareils viennent, en courant, prendre la suite de son commerce.
« Et maintenant, voilà les brutes. Les imbéciles les ont déchaînées ; les drôles poussent leurs troupeaux innombrables. Vous me demandez ce que je fais de ce pandémonium ? J’en fais ce qu’il est, l’hébétement, la destruction et la mort… Je n’aperçois qu’un monde d’insectes de différentes espèces et de tailles diverses, armés de scies, de pinces, de tarières et d’autres instruments de ruine, attachés à jeter à terre mœurs, droits, lois, coutumes, ce que j’ai respecté, ce que j’ai aimé ; un monde qui brûle les villes, abat les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu. Voudriez-vous épargner cette tourbe, si vous teniez entre les mains un moyen sûr de la détruire ? C’est votre affaire ! En ce qui me concerne, prêtez-moi pour un instant les foudres de Jupiter, je n’anéantirai que ce qu’il faudra de la masse irresponsable des brutes. Elle n’est pas faite pour rien discerner ; je ne lui reconnais pas d’âme, et ce n’est pas sa faute quand on ne la contient pas. Et non plus pas de sévérités outrées contre les drôles ! Je ne vous assure pas qu’ils soient le sel de la terre, mais ils en sont la saumure. On en peut, à la rigueur, faire façon, et en pendant quelques-uns d’entre eux de temps à autre, le reste se peut employer, sinon dans les voies honnêtes, du moins dans les voies utiles. D’ailleurs, il faut en convenir, sans trop se faire prier, la planète les produit naturellement ! Le monde, quoi qu’il fit, ne parviendrait pas à s’en défaire, ni peut-être même à s’en passer ! (trait adorable de mépris !)
« Quant aux imbéciles, je serais impitoyable. Ce sont les vaniteux et sanglants auteurs, les moteurs uniques et détestables de la décrépitude universelle, et la pluie de mes carreaux de feu labourerait sans pitié ces crânes pervertis. Non, une telle bande ne mérite pas de vivre ; non, cette vermine croissante ne peut exister et laisser le monde vivre ordonné à côté d’elle. Les époques grandioses et florissantes furent celles où de pareils reptiles ne rampaient pas sur les marches du pouvoir ! »
Tel est le style de Gobineau quand il se mêle d’être misanthrope. Eh bien, la main sur le cœur, comme l’y mettait Talma dans Manlius (laissez-moi vous l’y mettre !), que dites-vous de cette misanthropie ? Pour un diplomate qui doit être la discrétion même, quelle indiscrétion ! Pour un glaçon de diplomate, quelle flamme indignée ! Pour un diplomate épinglé, musqué, monosyllabique et cravaté de blanc comme Talleyrand, quelle magnifique débagoulade ! quel rugissement ! quelle gueule de lion ouverte à la Mirabeau ! Après un si terrible passage :
Il faisait des passages,Moins content qu’aucun des sept sages,
vous ne pouvez plus douter, j’imagine, qu’il y ait un misanthrope, et le plus corsé, et le plus bronzé et le plus carabiné des misanthropes, dans l’auteur singulier de ces singulières Pléiades, dans le berger de ces Pléiades qui a cessé d’être tendre, dans le stoïque de ces Pléiades qui a cessé d’être impassible, et un misanthrope par-dessus et par-dessous toutes les autres choses qu’il est dans son livre, ce kaléidoscospe qui tourne tout seul ! Jamais la misanthropie d’Alceste, qui n’est après tout qu’une boutade de salon laquelle n’a jamais crevé le plafond, jamais celle de La Rochefoucauld, qui n’est que de l’égoïsme aux caillots biliaires dans le ventre, ni celle de La Bruyère qui n’est qu’un chagrin d’homme vieilli, faisant payer au monde le regret caché de n’être plus jeune, ni celle de Rousseau qui n’est que la révolte d’un laquais contre sa livrée, ni celle plus cruelle de Chamfort qui hachait, avec les couteaux à dessert des soupers qu’il faisait chez les grands seigneurs de son temps, la gorge d’une société assez bête pour la lui tendre, comme il se la hacha à lui-même avec son rasoir pour s’éviter l’échafaud, ni enfin aucune des misanthropies célèbres qui ont laissé leur empreinte sur notre littérature et l’ont marquée ou du sillon brûlant de la colère ou du sillon froid du mépris, n’ont l’étoffe, l’étendue, le complet, et, qu’on me permette ce mot ! le radicalisme intégral de cette misanthropie, qui ne tombe plus ici maigrement sur une société ou sur l’homme d’une société, mais sur l’humanité tout entière, et que dis-je ? sur l’essence même de l’humanité ! Le misanthrope que voici n’est ni d’une caste, ni d’un salon, ni d’une cuisine, ni d’une bâtardise, ni d’une vieillesse, ni d’une laideur, ni d’une infirmité, ni d’une humeur quelconque, ni de tout ce qui fait d’ordinaire les misanthropies, même les plus farouches et les plus sauvages, mais c’est le misanthrope désintéressé, le misanthrope absolu, le misanthrope de l’Histoire ! Par ce temps d’inepte philanthropie, c’est le misanthrope de la Philanthropie se détachant, pour le juger, de l’insolent tout le monde, et les gens d’esprit qu’il venge des sots par sa misanthropie — des sots, ces affreux étouffoirs par le nombre ! — doivent ardemment l’en remercier.
IV §
Du reste, c’est probablement cette misanthropie éloquente qui fait de l’auteur des Pléiades l’optimiste que je lui ai reproché d’être. Quelquefois les antithèses s’engendrent. A le bien prendre, un misanthrope n’est qu’un optimiste renversé, un optimiste désespéré, qui jette les hauts cris. Par dégoût du monde tel qu’il est, dégoûtant moralement, intellectuellement, esthétiquement, de toutes les manières, l’esprit donne un coup de pied à cette fange, comme à un tremplin, et remonte, pour se désouiller, vers les sphères bleues et constellées. Afin de mieux fuir cette démocratie dévorante qui s’étend sur le monde comme le cancer dont il doit mourir, on se réfugie et on se calfeutre dans l’aristocratie des exceptions humaines. On monte dans les Pléiades. On invente des sociétés idéales et l’on écrit des pages charmantes, mais charmantes comme la femme qui caresse sa chimère. Malheureusement, c’est une chimère ! Et ce n’est pas tout. Dans le monde trop rare qu’on a inventé, dans cette bergerie céleste où du moins on voudrait un loup, on introduit les deux choses les plus rares, et qu’on voit le moins présentement dans ce monde qu’on méprise et qu’on a raison de mépriser, — le stoïcisme, qui est le christianisme de ceux qui ne sont pas chrétiens, et l’amour, qui n’existe plus que de nom dans une société athée à tout, jusqu’à l’amour !
Ainsi, résultat singulier au milieu de toutes ces singularités, la misanthropie de l’auteur des Pléiades, qui n’est peut-être que de l’aristocratie naturelle exaspérée, est encore la meilleure explication qu’il y ait à donner de son livre. Je l’ai dit : au point de vue de la Critique littéraire et de la construction de l’ensemble, c’est un livre mal fait ; il n’en faut plus parler. Les diplomates, ces hommes de l’action, n’ont guères le temps, je crois, de s’asseoir dans leur rêve et de le réaliser comme les artistes qui ne bougent pas du fond du leur. Mais si le livre est littérairement manqué, l’homme qui l’a écrit a des facultés littéraires quelquefois puissantes, souvent délicieuses, lorsqu’il échappe à quelques affectations de style retrouvées ici et là dans des phrases trop coquettes, et qui sont (ces affectations) la conséquence forcée de l’exquisité voulue, du trop de raffinement dans la conception et dans les sentiments. L’air ne suffit pas à Gobineau, il lui faut de l’éther ! Et, remarquez-le bien toujours ! c’est encore ici que sa misanthropie, qui le fait se retrouver si homme d’accent à quelques endroits de son livre, l’arrache à cette sirène dangereuse, mais qui, au moins, a le charme de n’être pas vulgaire, qu’on appelle la préciosité. Gobineau est un écrivain de belles pages. Il a le brillant des détails. S’il n’a pas l’imagination créatrice du poète, c’est-à-dire du faiseur, il a celle de l’expression, qui est aussi de l’imagination de poète, mais de poète qui sent et qui vibre au lieu de créer. À sa misanthropie on comprend qu’il soit observateur ; il n’est même misanthrope que parce qu’il a observé, et cette observation, très spirituellement pénétrante, est, au fond, celle d’un moraliste qui fait prévoir le moraliste futur. Je crois que là est la vraie pente, la vraie vocation de cet esprit qui s’est plus cherché que trouvé en ces tâtonnements de talent qui, pour les autres, auraient été des réussites. Il y a, si je ne me trompe, dans Gobineau, un La Bruyère enveloppé qui ne demande qu’à sortir avec armes et bagages, c’est-à-dire avec ses différences de style et d’originalité. Les quelques portraits qu’on rencontre dans les Pléiades montrent bien qu’il aurait, s’il la développait, la puissance du portrait. Qu’il descende donc de ses Pléiades, qu’il replace ses pieds sur le terrain de la réalité (cela ne lui sera pas difficile puisqu’il est diplomate !), et qu’il nous fasse une galerie de portraits ou un volume de Caractères !… Par sa fonction, Gobineau côtoie l’histoire de tous les jours. Qu’il nous donne donc de l’histoire, mais de l’histoire vivante, et non plus de l’histoire morte, de l’histoire cadavre, que toutes les académies du monde qui se croient des thaumaturges ne sont pas capables de ressusciter ; qu’il nous peigne les figures historiques qu’il rencontre et qu’il juge à travers sa diplomatie. Je m’imagine que ce serait infiniment piquant, et cela pourrait être grandiose. Qu’il écrive même, s’il veut, comme Talleyrand, ses Mémoires ; mais qu’il ne mette pas, comme Talleyrand, trente années à les publier.
Madame Paul de Molènes54 §
I §
C’est un début dans le roman. Mais, pour l’auteur, ce n’est pas un début, dans la vie de l’observation et de la fantaisie. Il y a déjà longtemps que le nom, sign é en toutes lettres à la tête de ce livre, tout le monde le disait et le répétait ; car on n’a pas pour rien à Paris le talent original qui est lui-même une signature. Or, pour mon compte, je n’en connais actuellement aucun, ni chez les hommes ni chez les femmes, qui ait cette nuance charmante d’originalité.
Et ce n’est pas d’hier non plus qu’on l’apprécie. Qui ne se souvient de l’effet qu’il y a quelques années produisirent, dans la Vie Parisienne, — un journal hardi, trop hardi peut-être, non pour moi, mais pour les bégueules que j’adore ! — des articles… Non ! ce n’étaient pas des articles ; laissons ce terme d’un journalisme odieux ! Et ce n’étaient pas des études non plus ; ce serait trop pédant pour ce que c’était ! Je cherche un mot… mais quand une chose est nouvelle et surprenante, on ne le trouve pas… Mettons, en attendant qu’on le trouve, que ce fussent des comédies, des petites comédies de deux minutes, mais troussées et si vite et si bien que cela ne pouvait pas s’appeler « Un spectacle dans un fauteuil », — le fauteuil aurait été de trop. On n’aurait pas eü le temps de s’y asseoir. On n’avait que le temps de lire ; car celui-là on le prenait. On aurait lu sur la pointe des clochers ces choses légères, qui marchaient elles-mêmes — bien souvent — sur cette pointe. Et, en effet, le caractère de ces lilliputiennes comédies, c’était la faculté très inattendue, dans un journal très hardi et qui, comme un postillon de noce, n’avait pas peur de verser dans toutes les ornières, de se risquer avec une grâce incomparablement audacieuse et… heureuse sur les bords les plus glissants de cet abîme de l’indécence qui fait tourner la tête aux imaginations pudiques, et de se retenir… et de n’y tomber jamais… Est-ce assez rare, cela ?… Alfred de Musset, le poète, le patricien et le dandy, lui, y serait tombé, et même il y serait tombé en faisant le beau, comme le Gladiateur antique. Octave Feuillet, à la feuille de vigne vertueuse, n’aurait jamais osé s’y risquer. Une femme seule — mais spéciale, mais organisée tout exprès, — pouvait avoir cette étonnante souplesse qui permet d’aller aussi loin qu’on veut dans les choses… dangereusement vives, et, tout à coup, de s’arrêter net, cambrée sans effort et délicieuse d’équilibre, — comme une danseuse sur un vase étrusque, — à l’extrémité de ce toit !
Et la femme qui signait alors ces choses inouïes de tact et de ton, et de possession de soi, d’ans le danger voulu et couru, les signait tout simplement « Ange Bénigne », deux noms dont le second est celui de Bossuet, singuliers tous deux pour une femme qui ne se piquait alors d’écrire ni des choses précisément angéliques, ni des choses précisément épiscopales… Bien souvent même elle ne les signait pas. Et qu’avait-elle besoin de les signer ? On la reconnaissait à sa manière. Impossible de se tromper. Depuis Ha-milton, rien de pareil ne s’était vu dans les lettres françaises. Marcelin, le plus fin des fins, — même sans crayon, — sentait bien que le bijou le plus précieux de son écrin de la Vie Parisienne était cette plume qui donnait, sans inconvénient, de petites palpitations à ses abonnées vertueuses, et arrêtait à temps ces palpitations après avoir mis au front des liseuses une rougeur qui les embellissait… Embellir ses abonnées, quelle bonne fortune pour un directeur de journal !
Eh bien, la femme de ce talent rare, — plus rare que des talents plus grands, — et que je vous donne comme la plus suave boîte à rouge nuancé que les femmes puissent se mettre sur la joue, et qui ne s’y fonce jamais trop, c’est cette femme qui prend le parti de nous écrire un roman !
II §
Elle l’a appelé l’Orpheline55, — et elle aurait pu l’appeler d’un autre nom, et même de plusieurs autres noms ; car toutes les femmes qui apparaissent et qui vivent dans son roman valent en intérêt celle qui est l’héroïne du livre indiquée par son titre. L’Orpheline de madame Paul de Molènes n’est pas assez en premier dans son livre. Elle lui a donné trop de rivales dans l’imagination du lecteur. C’est une richesse, mais c’est une richesse qui nuit à l’unité du roman, et qui éparpille et disperse l’intérêt que l’art aurait été de concentrer… La femme du monde experte qu’est madame de Molènes, cette observatrice qui a des observations de rechange toujours à son service, s’est trop souvenue des femmes qui ont passé devant elle, et elle en a mis trois autour de son orpheline, qui, sans être orphelines, ont plus de charme que celle qui l’est, et même, sur les trois, il en est une — Hélène — qui, selon moi, en a beaucoup plus ! L’orpheline, nommée Madelaine, dans le roman, est madame Raison et Caractère, mais Hélène, qui est madame sans raison et sans caractère, est, de cette gerbe de trois femmes, la plus vraie, la plus humaine, la plus femme, et celle qui plaît davantage : je dirai tout à l’heure pourquoi… C’est ainsi que pour un premier roman (un coup d’essai), nécessairement d’une certaine étendue, madame de Molènes nous en donne trois, mais trois dans cette manière raccourcie qui, jusque-là, avait été la sienne. Elle croise trois écheveaux dans son livre, et souvent elle les coupe quand, emmêlés, ils la fatiguent. Elle fait comme Alexandre. Couper, c’est sa façon de démêler !… Voilà le défaut de son livre, et il faut bien le lui dire, puisqu’elle se destine au roman. Et, d’ailleurs, pourquoi ne le dirait-on pas ? Quand on a affaire à un talent aussi prouvé que celui de madame Paul de Molènes, on n’a pas, vis-à-vis d’elle, l’embarras d’une critique forte, et on doit lui en faire honneur. D’autant que ce talent prouvé, habitué à ces choses courtes qui sont des chefs-d’œuvres et qui sont peut-être plus difficiles que des œuvres de longue haleine, sauve les défauts d’une composition encore malassurée par la grâce des détails, qui sauve toujours tout ; car nos livres ressemblent à nos âmes, et c’est la grâce surtout qui donne le Paradis De la grâce ! elle en a ici comme elle en avait là-bas, — à la Vie Parisienne ; mais puisque je suis en train de critiquer, sa grâce d’ici n’est que la moitié de sa grâce de là-bas. C’est la grâce attendrie et mélancolique qu’elle avait aussi à la Vie Parisienne, quand cela lui plaisait de l’avoir et qu’elle voulait toucher au plus profond et au plus délicat du cœur ; mais malheureusement ce n’est plus ici la grâce gaie, qui effleurait, sans se cabrer, les choses scabreuses, et donnait aux prudes de ces jolies terreurs dont elle les délivrait toujours ! Madame de Molènes, par un scrupule incompréhensible avec un esprit de tant d’aplomb dans la légèreté, n’a pas voulu introduire à travers les sentimentalités de son Orpheline ce genre de gaîté et de ton, la qualité première de son esprit et qui en sera la fortune. Elle a projeté de faire, avant tout, un roman sentimental. Elle connaît son temps, cette femme acérée. Son insensible temps est malade d’une sentimentalité affectée, quand elle n’est pas niaise. Elle a cru mieux, comme cela, pêcher au succès… Mais moi qui me soucie peu du succès, et qui ne vois dans une œuvre que la puissance qu’elle atteste et que le talent qu’on y a mis, j’aurais aimé à retrouver ici tout entier, dans des proportions plus larges et avec des touches plus profondes, l’esprit qui a écrit tant de pages adorables de hardiesse réussie et trouvé ce trio charmant de Mathilde, Anna et Satin de la Vie Parisienne ! Satin surtout ! ce rêve de Satin qui est une création, comme l’Hermaphrodite antique ; Satin, ce type doué d’un épicurisme et d’un platonisme qui ne savent pas plus où ils commencent et où ils finissent que ne le savent les teintes de l’arc-en-ciel ; Satin, le sigisbée incomparable, le sigisbée sans amour, mais non sans plaisanterie, et comme l’Italie, dans sa vie séculaire, n’en a jamais produit un. C’était réservé à la France. Ah ! n’être que sentimentale comme tant de gens peuvent l’être, quand on est intellectuellement de la race des Hamilton, des Grammont, des princes de Ligne, ce que personne ne peut être si Dieu ne s’en est pas mêlé !… Madame de Molènes a fait comme le Charles Moor des Brigands de Schiller, qui se lie un bras à un arbre pour combattre et mieux prouver sa force… Mais la force, chez les femmes, c’est la grâce, et pour avoir toute leur grâce il leur faut les deux bras… Que dis-je ? Il les leur faut pour tout !
Et voilà ce que j’avais à reprocher au roman de madame Paul de Molènes, mais, avec tout ce qu’il n’a pas et pourrait avoir, ce n’en est pas moins un livre qui va monter, d’emblée, au premier rang des productions contemporaines, tout en tranchant vivement sur elles, car il ne leur ressemble pas. Les dons d’esprit de l’auteur de l’Orpheline ne sont, en effet, ni de cette société ni de ce siècle, quoique madame de Molènes comprenne mieux que personne et ce siècle et cette société. Elle les comprend et elle s’en moque, — et c’est là ce qui lui donne tant de piquant et d’ironie quand elle les peint. Elle n’est pas dupe de ses modèles. Cette femme du monde, qui a glissé de son salon dans la Vie Parisienne par la pente douce d’un esprit élégant qui inclinait vers une littérature de son sexe et non pas du nôtre (heureusement pour elle !), n’est ni un Bas-bleu, ni une athée, ni une démocrate, ni tout ce qu’on est maintenant avec luxe. Madame de Molènes est, d’essence, une femme comme il faut, — un genre de femme qui existe bien encore quelque part, mais pas dans la littérature ! Et c’est même la femme comme il faut qui confisque l’artiste quelquefois en elle (comme, par exemple, dans ce roman de l’Orpheline). Mais lorsque les gouvernements sont très intelligents, je leur pardonne très bien leurs confiscations ! La femme comme il faut s’atteste ici de toutes les manières : par la pensée, le sentiment, la forme. C’est la femme comme il faut, ce n’est pas la femelle moderne et ornementée de littérature orgueilleuse qui a pu écrire cette noble phrase, qui est un aperçu : « Quand, par la mort ou un changement dans les rôles qui échoient à chacun ici-bas, la femme devient chef de famille, elle perd de ses qualités sans acquérir celles qui lui seraient indispensables. » Et plus loin : « L’influence de la femme chef de famille se sent encore et d’une façon funeste après plusieurs générations. Où il faut de l’équité, elle a mis de la passion. Dans les décisions les plus importantes, elle s’est laissée aller aux mille contradictions qui sont dans sa nature », Enfin, il n’y a que la fierté d’une femme comme il faut, ayant horreur des livres modernes et des grossièretés de l’adultère, pour que celle-ci — hardie comme une princesse douairière ! et sûre de soi — n’ait pas osé en décrire un… Elle en dit les commencements, mais elle ne l’achève pas. Répugnance d’instinct ! Et voilà du reste son roman, son roman véritable, qui n’est pas l’Orpheline, mais l’adultère interrompu, mais la brebis perdue qui d’elle-même, et avec une énergie et une volonté que n’ont pas d’ordinaire ces brebis de femmes, rentre courageusement au bercail !
III §
Oui ! c’est là le roman, supérieur aux deux autres et surgissant tout à coup d’entre ces deux autres, dans ce livre de l’Orpheline, et celui-là est véritablement exquis !… Au lieu d’être simplement exquis, il aurait pu être profond et superbe, s’il eût été seul dans ce livre, et si l’auteur, qui a des ongles assez beaux et assez bien taillés pour être des griffes, avait appuyé davantage, de ces ongles-là, sur son sujet. Hélène, qui intéresse au moins par ses défauts, — parce qu’elle est une femme très bien observée de ce temps anémique et épuisé, qui n’a plus de passion réelle, qui voudrait en avoir ou s’en donner et qui ne peut, et qui n’a pas même la rage de son impuissance, — Hélène est, en somme, un type qu’on ne peut admirer que parce qu’il est ici admirablement exprimé ; mais, tel qu’il est cependant, il nous prend plus fort, à cause de sa réalité, que le type de l’Orpheline, de cette impeccable Madelaine, qu’on pourrait appeler la mécanique du devoir continu, remontée par son père pour sonner le dévouement et les services à rendre à toute heure de jour et de nuit. Et, de fait, cette fille du dévouement et du désintéressement sans effort est d’un pédantisme de vertu si raide qu’on est tenté de se demander comment madame de Molènes, cette gracieuse qui doit se moquer de tous les pédantismes, ne s’est pas moquée de celui-là avec la finesse habituelle de son ironie. Hélène elle-même, malgré sa réalité, Hélène, avec son mariage vaniteux de fille qui veut être mariée seulement pour être mariée, et sa mesquine jalousie de sœur, finirait peut-être aussi par nous détacher d’elle si son roman, comme celui de tant de jeunes filles, s’arrêtait platement au mariage. Mais derrière le mariage il y a l’adultère, — l’adultère, cette idée commune à tous les romans de ce temps qui n’a cherché qu’à le poétiser ! Et c’est de cette idée retournée de l’adultère que madame de Molènes a su tirer un effet de l’intérêt le plus inattendu et de la plus spirituelle moralité.
Cet esprit charmant, qui reste charmant jusqu’au bout, est ici sorti de toutes les routes vulgaires. Il s’est bien gardé, lui, de poétiser l’adultère ! Il n’en a fait ni une poésie, ni une passion fatale, ni une douleur, ni un remords, ni un repentir, ni un dégoût après l’ivresse, ce qui serait une poésie encore. Madame de Molènes en a fait mieux et moins que cela, tout en demeurant dans la donnée de son esprit. Elle en a fait la faute rêvée, voulue, mais, je l’ai dit, inachevée, par un cœur coupable qui se rejette dans son innocence. Elle en a fait la coupe versée, remplie jusqu’aux bords, approchée des lèvres, respirée, savourée, et, toute pleine, jetée par la fenêtre ! C’est le contraire de la vieille sagesse des nations : le vin est tiré, il faut le boire. Le vin est tiré et on ne le boit pas ! Je ne sache rien de plus original que ce développement en retour d’une passion qui s’élancait comme un navire chauffé à toute vapeur ; je ne sache rien de plus direct et de plus frappant que cette leçon donnée ainsi, par cette moraliste délicate et subtile qui n’a pas l’air de la donner, que cet adultère puni par lui-même, mais avant d’être consommé. Originalité qui ravit les haïsseurs des idées communes, mais qui, à la réflexion, n’étonne pas dans l’auteur de l’Orpheline, — dans l’audacieuse de la Vie Parisienne, dont le procédé ordinaire est d’aller toujours aussi loin que possible dans la difficulté et le danger et de s’en tirer toujours, d’effleurer la crête de ces choses qui, en forçant d’un rien — de l’épaisseur d’un cheveu ! — la situation ou le mot, seraient de l’indécence, et qui les rase, comme le martin-pêcheur rase l’eau, sans y entrer jamais, sans y mouiller le plus petit bout de son aile… Son Hélène, dans un tout autre ordre de faits, agit absolument comme elle. Il est impossible d’être plus perdue sans l’être tout-à-fait ! L’auteur a entassé les difficultés pour les vaincre. Le détail de cela est prodigieux.
Nous n’en sommes plus ici à l’adultère qui se cache. Il y a enlèvement, non de vive force, mais de volonté, de complicité, d’arrangement calculé. Il y a, en Suisse, le voyage obligé, le voyage classique, le Rubicon de l’adultère qu’on passe sur tous les lacs de ce pays. Hélène le passe très bien, enchantée, heureuse, enivrée de le passer. Mais, en le passant, voilà qu’elle cause dans la barque avec cet amant qui le lui fait passer ; et elle ne passe plus ! Elle rebrousse chemin et revient à l’autre rive… C’est une merveille que ces conversations qui font revirer de bord cette jeune âme, et cependant l’amant est digne de la séduction qu’il pratique ; car il est beau, spirituel, fort en femmes, expérimenté et épris, sincèrement amoureux, — toutes les puissances ! Il faut lire et relire les conversations de cet homme épris de plus en plus, au point de renoncer à ce qu’il aime, avec cette pauvre femme qui, en l’écoutant, se désenchante plus elle l’écoute ! C’est délicieux et au fond poignant ; c’est du pathétique et du génie là où il n’y en a presque jamais : c’est du pathétique et du génie dans la finesse…
IV §
Il faut lire… Mais à cela près des connaisseurs, qui font pour moi le seul succès dont on puisse avoir la fatuité, la supériorité d’un talent comme celui de madame de Molènes sera-t-elle sentie ? Cette supériorité est si fine, si aristocratique, si féminine surtout, pour un temps si épais, si égalitaire, si gros homme ! Elle été sentie pourtant à la Vie Parisienne ; mais elle l’a été précisément pour ce qui manque à l’Orpheline, — la gaîté du trait et son risque heureux. Et qu’importe ! du reste, puisque celle qui l’a eue en a toujours la puissance. Elle la reprendra bien un jour. Elle nous donnera bien un jour quelque roman avec ses facultés complètes… Il faut qu’elle ne soit ni l’Orpheline ni la veuve d’aucune. Qu’elle les garde toutes et s’en serve ! C’est le conseil que la Critique doit donner à madame Paul de Molènes, dans l’intérêt de sa gloire future.
En fait de gloire, elle a déjà le Satin. Qu’elle mette par-dessus le diamant !
V §
Eh bien, si ! cela peut s’appeler : « Un spectacle dans un fauteuil ». Et un fauteuil qui n’est pas un fauteuil d’orchestre ! Ceci n’est point un mal. Avec leur dureté et leur étroitesse avare, les fauteuils d’orchestre, dans lesquels on a les genoux sciés par ceux qui passent, sont des instruments de torture, et il n’y a de pire, j’imagine, que le pal ! Tandis que ce fauteuil-ci est un instrument de plaisir, comme Tertullien, le grave Tertullien, dit des femmes… C’est le fauteuil doux, moelleux, reposant, commode, le fauteuil du chez soi, dans lequel Alfred de Musset établit un jour sa fantaisie éprise et tout à la fois déprise du théâtre ; car les poètes ont souvent de ces contradictions ! C’est ce fauteuil-là qui est retrouvé, et c’est une femme d’esprit qui s’est blottie dans le fauteuil inventé contre le théâtre où Alfred de Musset s’est montré si charmant. Il n’y avait qu’une femme qui, après lui, pût y mettre d’autres grâces et d’autres élégances. Il n’y a que des femmes qui puissent remplacer des poètes. La monnaie des poètes, c’est les femmes d’esprit !
VI §
Et non seulement celle-ci s’est blottie dans l’ingénieux fauteuil inventé par Alfred de Musset pour se passer du théâtre, mais elle l’a élargi pour mieux s’y mettre et pour s’y étendre. C’est vraiment ici que nous avons un spectacle dans un fauteuil ! Qui sait ? Peut-être que le fauteuil d’Alfred de Musset n’était pour lui qu’un fauteuil d’attente qui précédait le théâtre ? Il n’est pas bien sûr, quand Alfred de Musset écrivait son Spectacle dans un fauteuil, qu’il ne guignât pas du coin de l’œil le théâtre, qu’il traitait alors comme on traite les femmes qu’on prend parfois avec du dédain. Si vous relisez avec attention les pièces qui composent le délicieux Spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset, vous verrez qu’il n’y a rien dans ces pièces, si nonchalamment insouciantes des règles de théâtre, qui puisse empêcher de les y jouer, et aussi les y a-t-on jouées, et avec quel triomphe ! Et peut-être dès les premiers instants Alfred de Musset en voyait-il déjà les représentations dans l’avenir ? L’œil d’un poète, c’est l’œil d’un voyant. Mais en ce nouveau Spectacle dans un fauteuil, rien de cette transposition du fauteuil au théâtre n’est possible. Le spectacle reste dans le fauteuil et n’en peut pas bouger. Pour cela, la femme à qui nous le devons a mêlé aux dialogues piquants de sa comédie des analyses de romancier, et elle a écrit un livre composite, qui n’est ni comédie ni roman, mais qui est une chose adorable faite avec les deux.
VII §
Cela s’appelle Monsieur Adam et Madame Ève56, et c’est la longue, l’éternelle, l’amusante et la triste comédie du mariage qui est le fond de la comédie humaine où tous les faiseurs de pièces puisent depuis qu’il y a des faiseurs de pièces dans le monde, et qui doit cependant rester inépuisable ! Au lieu des cinq actes qui sont le terme des plus longues comédies, celle-ci en a seize, qui sont des chapitres… Malgré l’ancienneté des noms qui forment son titre, monsieur Adam et madame Ève ne sont pas les personnages historiques de ces noms vieux comme l’univers. L’auteur les a laissés très respectueusement dans la Bible, mais il s’est permis de prendre leurs noms pour mieux dire que c’est l’homme et la femme de tous les mariages qui vont lui passer par les mains ! Et ils y passent (vous allez savoir comment), par ces mains qui n’appuient pas, mais qui touchent à tout avec une prestesse, une adresse, une justesse, une sûreté, et qui ont été créées de toute éternité, je crois, pour écrire la comédie de mœurs, et surtout quand les mœurs sont légères.
C’est, en effet, pour cette espèce de comédie qu’est faite la femme de ces mains-là, et ce n’est pas non plus d’aujourd’hui qu’elle y débute. Elle qui écrit habituellement des scènes de mœurs d’un accent très vif, a voulu cette fois velouter son accent et montrer à l’ironique railleur qui l’a nommée, et qu’elle appelle son parrain dans sa dédicace, qu’elle pouvait, ma foi ! être Ange et Bénigne quand cela lui plaisait. Les plus prudes parmi ses lectrices, qui se cachent peut-être de l’aimer, peuvent garder aujourd’hui leur petite boîte de rouge toujours prête dans leur poche… Il n’y a plus ici à s’en servir. Il n’y a plus ici de ces risque-tout qui finissent par être, sous une plume qui s’arrête toujours à temps, des victoires ! La comédie du mariage jouée en ces seize chapitres, qu’on voudrait cinquante, est une comédie à la Marivaux, autant qu’on peut être Marivaux avec les mœurs plates et les sentiments grossiers de cet ennuyeux xixe siècle. Il est vrai que Marivaux est un second Watteau, au xviiie, et que, s’il n’est pas faux, il est idéal comme Watteau, et tellement idéal que la société de son temps, enchantée, ne se reconnaissait plus dans ses tableaux. Tel l’auteur de Monsieur Adam et Madame Ève. Nous reconnaîtrons-nous dans les siens ? Son monsieur Adam et sa madame Ève sont bien du xixe siècle, mais du xixe siècle dans ce qui lui reste encore d’élevé, d’élégant, de poétique et d’amoureux… Ce n’est pas bien gros, cela… mais enfin ce que cela est a suffi pour faire faire à Ange Bénigne un livre d’une saveur exquise dans sa gaîté mélancolique et son comique nuancé et fin. Nulle femme qu’elle, en France, n’était capable d’écrire si joliment cette comédie du mariage qu’elle nous a montrée dans toutes ses phases, depuis la lune de miel jusqu’à la séparation, mais amiable, tissu tout aussi brodé que fragile, et qu’elle nous a déroulé avec tout le luxe de ses accrocs.
VIII §
Rien de délicieux comme ce livre ! Rien de plus observé, de plus vrai, de plus minutieusement vrai, de plus détaillé et de plus plein de détails charmants !
Toutes les femmes qui ne sont pas des Bas-bleus voudront lire ce livre d’une femme qui n’est pas une bleue, et se plonger dans cette mousse qui a pourtant sa goutte amère, puisque, il faut bien le dire ! cette comédie du mariage, qui a inspiré tant de choses et de rires cruels aux grands comiques et aux grands moralistes de tous les âges, est, au fond, l’histoire du désenchantement de deux cœurs unis. À son tour, la femme que voici l’a reprise à sa manière, et sa comédie est du même sexe qu’elle. Ce n’est plus là une comédie d’homme. Depuis la première page jusqu’à la dernière de son livre, cette moraliste aimable, qui voit tout et qui sourit de tout, — car elle ne va pas jusqu’au rire, cette délicate, — cette fine femme, assez fine pour être profonde si elle voulait enfoncer l’aiguille de son observation un peu plus, n’a pas oublié du mariage un seul de ces faits qui paraissent n’être rien et qui sont tout, puisque, immanquablement, dans un temps donné, ils tuent l’amour. Anxiétés, jalousies, fatigue, désillusion, ennui, ridicules, tout est ici, mais sous un voile de poésie jeté sur tout par une imagination ravissante, et c’est bien le mot, car elle nous ravit aux cruautés de cette comédie du mariage comme nous autres hommes la comprenons et l’écririons.
Et ce n’est pas assez encore d’appeler le livre de Monsieur Adam et Madame Ève simplement la comédie du mariage. Il faut être plus précis avec un livre de pareilles nuances ! C’est la comédie de l’intimité dans le mariage qu’il faut dire ; c’est la comédie (la plus raffinée des comédies) du tête-à-tête conjugal. Un homme, d’un talent de verve et d’originalité, en Angleterre, a eu la même idée que celle de Monsieur Adam et Madame Ève. Douglas Jerrold a publié un livre d’un titre expressif. Il l’a appelé hardiment : Sous les Rideaux. Seulement, sous les rideaux de Douglas Jerrold tout est plaisant souvent, oui ! mais vulgaire, tandis que sous les rideaux du livre français, tout est aristocratiquement spirituel et d’une distinction qui ne se dément jamais.
Assurément, il y a autant de distance entre le livre de madame Ange Bénigne et le livre de Jerrold qu’entre une pièce d’Alfred de Musset ou de Marivaux et une pièce du Palais-Royal. Madame Ange Bénigne, dont le nom véritable sera dit un jour (nous l’espérons bien) en plein théâtre et en plein succès, aura-t-elle à la scène la valeur de talent qu’elle a dans ce livre que nous avons le droit d’appeler aussi : Un spectacle dans un fauteuil ? Je le crois, mais je ne m’en soucie !
J’ai son livre, et son livre me suffit pour la juger. Qu’elle entre plus ou moins bien dans les combinaisons plus ou moins usées du théâtre, elle n’en a pas moins pour moi l’observation, l’imagination et le style avec lesquels, quand l’art du théâtre subsistait encore, on faisait la comédie autrefois !