André Beaunier

1923

Au service de la déesse

2016
André Beaunier, Au service de la déesse : essais de critique, Paris, E. Flammarion, 1923, 279 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Haykuhi Gzirants (OCR et Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

[Avant-propos] §

Les chapitres de ce volume ont paru dans la Revue des Deux Mondes, ces derniers temps.

Celle que j’appelle déesse est la Littérature, au service de qui l’on ne saurait accorder trop de zèle. Ici, la Littérature est préférée ; et, comme il y a, ici-bas et dans la vie terrible et charmante, beaucoup de choses bien aimables, préférer, c’est aimer passionnément la Littérature.

Divers penseurs ont, de nos jours, la lèvre dédaigneuse et l’air éminent, pour déclarer : « c’est de la littérature… » à peu près comme ils diraient : « ce n’est rien… » Eh ! que vous faut-il, bonnes gens ?

L’on feint aussi de supposer que le critique fasse le bas ouvrage de la littérature. Allons, je le veux bien : le critique nettoie et balaye devant le temple. Utile besogne ! Il éconduit les profanes. Il accueille les bons dévots de l’art, il les recommande à la foule incertaine. Il organise la cérémonie de la beauté.

Jadis, à Rome et sous le règne de Tibère, Sénèque dans son traité de la Tranquillité de l’âme, écrit : Nos nimia litteratura laboramus, « nous souffrons d’un excès de littérature. » Étrange parole à répéter de nos jours ! À présent, ce n’est pas l’excès de littérature, non, c’est la foule et c’est la houle des illettrés qui nous menace et qui avilirait le culte de la déesse.

I. Sur les dangers de la littérature §

En 1675, après avoir entendu le Père Bourdaloue, le carême, le Roi partit pour l’armée sans avoir dit au revoir à sa telle Montespan. Et il dit au Père Bourdaloue : « Mon Père, vous devez être content de moi, Mme de Montespan est à Clagny. — Oui, Sire, répondit le Père ; mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante et dix lieues de Versailles. » Bonne réponse, digne de qui l’a faite ; et Louis Veuillot l’a justement citée à l’honneur de Bourdaloue. Mais il ajoute, ce Veuillot, qu’il ne croit pas que « le héros des libres penseurs, Molière, recevant du Roi la même parole, eût répondu avec le même courage ». Cette remarque de Veuillot me paraît un signe de préoccupation un peu drôle et fâcheuse.

Non, Molière n’aurait pas répondu au Roi comme fit le Père Bourdaloue. C’est aussi que le Roi n’aurait pas annoncé à ce poète comique l’éloignement de sa bien-aimée comme il l’annonçait au prédicateur. Et sans doute n’eût-il pas toléré, de la part du poète, le langage et la liberté convenables au prédicateur,

Louis XIV avait bien raison, qui n’aimait pas le désordre et, en somme, ne s’adressait pas indifféremment au poète ou au jésuite pour en obtenir une comédie ou de saintes remontrances.

De nos jours, c’est la mode et l’on se plaît à confondre toutes choses. Littérature et poésie se mêlent de ce qui ne semble pas d’abord leur affaire : leur affaire ne serait-elle pas de nous divertir ? Et il y a de rudes censeurs pour vilipender les écrivains comme Veuillot vilipende Molière. À mon avis, c’est dommage.

Voici M. Jean Carrère, qui publie un volume, d’ailleurs très amusant, très vif, intitulé les Mauvais maîtres. Ces mauvais maîtres, ce sont Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Sand, Musset, Baudelaire,

Flaubert, Verlaine et Zola, écrivains de toute sorte, bien divers, et qui n’ont ensemble d’autre analogie que d’être magistraux et mauvais.

Mauvais ? Cela vous chagrine : vous aimez beaucoup la plupart de ces écrivains. Vous n’avez pas tant de chagrin que M. Jean Carrère, qui les adore tous. On dirait qu’il a rigoureusement choisi, pour les châtier, ses préférés. Voyez un peu.

Rousseau ? « Dire qu’il est un des plus grands génies dont la parole ait agité le monde, dire, etc… dire enfin qu’il est un grand écrivain et un grand homme, eh ! qui donc s’y pourrait refuser ? » Avec tout ça, un mauvais maître !

Chateaubriand ? Le « prince de la prose française » : un mauvais maître !

Balzac ? « Quel colosse !… » Son génie tient de la magie. On l’écoute : on lui appartient. Cependant, délivrez-vous, rompez vos liens : vous êtes chez un mauvais maître !

Stendhal ? M. Jean Carrère ne le lit pas « sans être remué dans les bas-fonds mystérieux et inexplorés » de son être. Un mauvais maître !

Mme Sand ? « Pleinement sympathique », une femme étonnante. Et cependant, un mauvais maître !

Musset ? Chacun de ses vers « frémit, pleure et s’épand comme les cascatelles d’eau vive qui tremblent et bondissent dans les forêts ». Ajoutez « une solide éducation classique ». Néanmoins, un mauvais maître !

Un mauvais maître, Baudelaire ! Et M. Jean Carrère nous avertit que jamais il n’a cessé de l’aimer. Un mauvais maître, Flaubert ! Or, « de ne pas aimer Flaubert, c’est impossible ». Un mauvais maître Paul Verlaine : et peu de poètes, en France, ont eu un plus charmant génie ; M. Jean Carrère l’a connu et raconte de lui des anecdotes bien attendrissantes. Il est possible que l’on aime ou l’on n’aime pas les romans de Zola. M. Jean Carrère nie que nul écrivain, chez nous, ait eu, de la fonction d’écrivain, une plus haute et plus superbe idée il l’appelle « la plus ferme et la plus complète réalisation de ce que doit être un écrivain au milieu de la houle sociale », et enfin le traite de mauvais maître.

Jamais victime, conduite au sacrifice, ne fut parée, enrubannée plus joliment que les victimes de M. Jean Carrère. Il ne ménage pas les éloges, ni les mots glorieux, ni les grandes phrases, et fussent-elles un peu flottantes, mais comme les drapeaux un jour de fête, à ces poètes et prosateurs qu’il a si énergiquement condamnés. Les louanges vont, pour ainsi dire, aux écrivains et aux hommes. Il y a Stendhal, que M. Jean Carrère ne chérissait pas beaucoup. Mais, après avoir demeuré à Rome et à Civita-Vecchia et causé avec le petit-fils de Donato Bucci. M. Jean Carrère se demande s’il n’a pas été « injuste pour l’homme ». Les autres, depuis Rousseau jusqu’à Zola, lui sont des amis autant que des maîtres : de bons amis, de mauvais maîtres ; et il vous les arrange !…

Si l’on veut voir comme il est désolé de les maudire, ses mauvais maîtres et amis, il a relu son chapitre de Baudelaire et il écrit : « J’avoue que je m’en veux quelquefois d’avoir médit de Baudelaire. De tous les poètes du dernier siècle, c’est celui que j’aime le plus… Et pourtant, sous peine de renoncer à toutes mes idées, je ne puis pas ne pas voir en lui un mauvais maître. Car vraiment son œuvre est décourageante… » Aussitôt il ajoute : « Mais si émouvante et d’une émotion en quelque sorte spiritualisée… Nul autre n’a su comme lui agiter nos âmes et enchanter nos cerveaux ! » Alors ? Il se fait violence et il sacrifie à « ses idées » son poète préféré.

Je vais le scandaliser ; mais, quoi ! il est sincère et l’est avec un bel entrain, qui demande aussi la sincérité : que n’a-t-il, en faveur d’une telle préférence, adouci un peu ses idées ? sans les sacrifier ! il suffisait de les atténuer et, par le moyen de quelque incertitude qui n’est jamais déraisonnable, il suffisait de les rendre moins exigeantes. Voilà ce qu’il n’a point voulu, et pourquoi je le trouve excessivement rigoureux et rude.

Quelles sont, en définitive, les idées auxquelles M. Jean Carrère consent le sacrifice d’une littérature qu’il aimerait à aimer ?

Nous avons, à présent, beaucoup de lanceurs d’excommunication. Les sentences fulminatoires, fréquentes, partent de tous les côtés. Certaines chapelles de récents convertis montrent parfois une sévérité que ne tempère encore nulle indulgence évangélique. Un éloquent jeune homme ne proposait-il pas, il y a quelques années, de brûler tous les livres des païens ? Il oubliait que notre civilisation réunit au christianisme l’antiquité. Plusieurs groupes de partisans montrent une pareille inclémence contre la littérature chrétienne et généralement contre toutes opinions qui ne sont pas les leurs. Si toutes les condamnations que les divers dogmatistes prononcent étaient exécutées, nous serions, en peu de temps, privés de toute lecture. Je ne m’en consolerais pas, même si quelques-unes de mes croyances avaient à s’en réjouir.

M. Jean Carrère n’est point un homme de chapelle ou de parti. Ce ne sont pas les disciplines religieuses, qu’il a résolu de défendre. Il ne défend pas non plus la politique des uns ou des autres. Il n’est pas un politicien, mais un moraliste. Encore faut-il le séparer des moralistes ordinaires. Ce n’est pas ce que d’habitude on appelle immoralité qui le choque et l’oblige à repousser un écrivain. Par exemple, il accuse de « bêtise » les moralistes farouches qui ont accusé Baudelaire d’immoralité. Mais il est philosophe et il a une doctrine. Cette doctrine, la voici.

Premièrement, il faut agir. M. Jean Carrère ne se vante pas du tout de le dire avant d’autres ; mais il le dit avec un zèle persuasif. D’ailleurs, ainsi que les autres philosophes de l’activité, il néglige d’ajouter à son commandement l’indication de l’activité la meilleure : il nous laisse le soin de la bien choisir. Je rougirais de n’être pas de son avis ; l’ordre d’agir a très bon air. Et tout au plus voudrais-je insinuer qu’il ne me paraît pas très utile, l’humanité ayant beaucoup d’entrain. Ce qui lui manque, le plus souvent, c’est une sage direction de cette activité qu’elle a si abondante. Et les prôneurs de l’énergie font quelquefois une besogne qui aurait besoin d’être corrigée par un seul, et malin, directeur de l’énergie. Je me souviens qu’à l’époque de ma jeunesse les professeurs de volonté abondaient. La volonté abondait aussi. L’on prétendait que les ravages du scepticisme étaient inquiétants : je ne m’en suis pas aperçu. Et, si l’on renonçait à considérer comme scepticisme un ensemble d’opinions que l’on n’approuve pas, on vérifierait que rien au monde n’est plus rare et singulier qu’un sceptique.

Moraliste de l’action, M. Jean Carrère dénigre assidûment le rêve… « Ah ! s’écrie-t-il, le rêve ! le rêve ! tueur de héros, dévorateur de génies, qui pourra dénombrer ses victimes ?… » Je ne les crois pas si nombreuses. La plupart des personnes que nous rencontrons, dans les différentes classes de la société, me semblent dénuées de rêverie ou, du moins, beaucoup plus actives que rêveuses. Leur activité est futile, est désordonnée, mais non point à cause du rêve. Les nouveaux jeunes gens n’ont-ils pas l’esprit positif ? Je n’ai pas remarqué du tout qu’ils fussent nonchalants.

M. Jean Carrère l’a remarqué. Il dit que son propos est de rechercher, parmi les grands écrivains du siècle dernier, « ceux à qui les observateurs attentifs peuvent imputer l’état de trouble intellectuel, de lassitude morale et d’inquiétude publique dans lequel tant de jeunes hommes contemporains semblent à la fois se complaire et se lamenter ». Je me figurais nos jeunes gens prompts à la certitude, et même à la certitude imprudente ; je me trompais sans doute. Mais admettons qu’ils soient tels que le disent les observateurs attentifs que M. Jean Carrère a consultés : il resterait encore à démontrer que c’est la faute à ces grands écrivains du siècle dernier, successeurs de Rousseau, jusqu’à Verlaine et Zola.

Pour infliger aux littérateurs une si grave responsabilité, voulons-nous accorder tant d’influence à la littérature ? Oui, répond M. Jean Carrère. Et, par exemple, voici, comme il l’entend, l’influence de Balzac. Le résultat de l’œuvre de Balzac ? « Nous l’avons devant nous, manifeste et éclatant, et il s’appelle la société contemporaine. Le monde de Balzac est sorti de ses livres pour venir habiter parmi nous ; et ses héros sont aujourd’hui nos maîtres. » Vous lisez cela et vous craignez que l’expression vive ait dépassé la pensée de M. Jean Carrère. Pas du tout ! Il insiste : « Oui, reprend-il, c’est l’auteur de la Comédie humaine qui, par son œuvre aux paroles magiques, s’en va, dans toutes les provinces, sonner à l’oreille trop complaisante des plébéiens encore mal débarbouillés de leur terre natale la diane d’appel pour la conquête de Paris ! C’est lui enfin qui, par l’éclat des exemples aussi bien que par la subtilité des théories, a fait surgir du fond troublé de la race ce type innombrable et malfaisant, dont le bourdonnement est la plaie de notre pays et la honte de l’esprit moderne : l’arriviste ! » C’est lui, c’est lui, c’est lui… Eh ! bien, non, ce n’est pas lui.

Pour attribuer à Balzac toute l’influence et toute l’efficacité à laquelle nous devons la société contemporaine et ses torts, il faut supprimer toute autre influence et l’efficacité des événements. C’est transformer Balzac en démiurge, après l’avoir appelé un colosse. Un colosse, tant qu’on voudra : et ce n’est que façon de dire ; mais, un démiurge, non. La société contemporaine, et telle que la peint à grands traits M. Jean Carrère, n’est pas l’œuvre de Balzac. L’auteur de la Comédie humaine a décrit la société de son temps ; et le monde nouveau continue le monde ancien : de sorte que la société de nos contemporains dérive de la société que Balzac eut sous les yeux. Mais ce n’est pas Balzac l’auteur de notre époque.

Alphonse Daudet raconte que le jeune Philoxène Boyer, quand il était au collège, avait, « comme tous les écoliers d’alors, Balzac dans son pupitre ; si bien qu’ayant hérité cent mille francs de sa mère, il n’eut rien de plus pressé que de venir manger à Paris les cent mille francs comme on les mange dans Balzac ». La grande fête, et une orgie comme dans la Peau de chagrin : « la peau de chagrin, c’est-à-dire les cent mille francs, avait duré six mois juste ». Il y eut probablement d’autres Philoxène Boyer, qui abusèrent de la leçon balzacienne. Mais, dire que tous les « arrivistes » d’à présent sont enfants de Balzac, non, véritablement non.

M. Paul Bourget compare l’auteur de la Comédie humaine à un médecin, qui ne se contente pas d’examiner la maladie, de la décrire et de formuler un diagnostic ; mais il indique le remède. Et le remède, c’est la politique et c’est la sociologie de Balzac. Lequel Balzac disait que, si la France ne changeait pas de maximes, telles et telles seraient les conséquences de son erreur : il ne s’est pas trompé. Lequel Balzac disait aussi que, si la France, informée de son erreur, adoptait d’autres maximes, tout irait bien : la France n’a pas suivi le conseil de Balzac. Il est arrivé ce que prévoyait Balzac. De sorte que la société contemporaine serait conforme à la prévision de Balzac, non pas du tout à son apostolat. De sorte qu’il y aurait de l’injustice à rendre Balzac responsable de ce qu’il a redouté, de ce qu’il a déconseillé, de ce qu’il aurait voulu combattre et empêcher.

Qu’importe ? répondra M. Jean Carrère : si l’apostolat de Balzac est resté sans effet, sans influence, laissons-le ; tandis que, si l’attrait dont il a muni ses héros fait d’un Rastignac ou d’un Rubempré, l’un qui réussit à merveille, l’autre qui est charmant, des exemples qu’on a suivis, voilà l’influence de ses romans. Et, quand nous étudions un maître, avant de le déclarer mauvais ou bon, nous évaluons le dommage ou le bienfait qui résulte de son enseignement. Nous sommes injustes ? À la manière de l’histoire ! Et, en tout cas, nous sommes en plein dans la réalité que façonnent, peut-être involontairement, les bons et les mauvais maîtres. La position que tient ici M. Jean Carrère, je l’avoue, est forte. Il a raison de distinguer les systèmes et le tour que prennent les systèmes en passant des philosophes à la multitude. On a dit souvent que l’histoire était l’histoire des idées ; mais l’histoire serait plutôt l’histoire des contresens que font les multitudes sur les idées qu’elles adoptent.

M. Jean Carrère tire de ce principe, ou d’un principe de ce genre, un corollaire extrêmement ingénieux. On a coutume de signaler comme les plus mauvais maîtres les philosophes dont les doctrines sont au rebours du bon sens, ou de l’ordre public, ou de la prudence gouvernementale. On vous reconstitue les doctrines et l’on vous dit : voyez où de telles idées nous mènent !… M. Jean Carrère observe que les doctrines « trouvent contre elles, pour combattre leur influence », d’autres doctrines : « Héraclite dit oui, mais Démocrite dit non ; et, si tel sage vous invite à l’inertie et à l’indifférence, tel autre vous démontrera, par syllogisme, la nécessité de la volonté et de l’énergie. » Ce ne sont pas les philosophes, les maîtres les plus dangereux : ce sont les poètes. Leur influence est plus secrète et, pour ainsi dire, plus sournoise, plus difficile à saisir et à combattre. Une idée, on la réfute ; mais, d’un enchantement, que faire ?

M. Jean Carrère s’attaque donc à des poètes ; ou à des prosateurs, mais qui ont inventé, qui ont répandu autour d’eux une poésie ; un philosophe, Rousseau : mais il ne réfute pas les idées, il condamne la poésie de Rousseau. Il ne cherche pas, dans le Contrat social ou dans l’Émile ou dans la Profession de foi du vicaire savoyard, un ensemble d’erreurs : il accuse Rousseau d’avoir donné un air de poésie à des vices du cœur très déplorables.

C’est ingénieux, disais-je ; et c’est d’abord judicieux. Mais voici l’inconvénient. Si l’on nous présente un système d’idées, nous allons, selon nos préférences et puis en consultant les faits, dans la mesure où ce contrôle est possible, décider que ces idées et leur système lié sont vrais ou ne le sont pas, sont bienfaisants ou ne le sont pas. Il est beaucoup plus aventureux d’évaluer l’influence d’une poésie. Et la plupart des jugements de M. Jean Carrère me paraissent démesurés.

Chateaubriand ? « Il a été le vrai maître de la mélancolie moderne, et un mauvais maître par conséquent. » Le par conséquent me fâche : c’est trop de logique ; et nous sommes en train d’analyser des sentiments qui ne se prêtent pas à une dialectique tant rigoureuse, Mais M. Jean Carrère déteste la mélancolie, « mal peu viril, une faiblesse, une tare morale ». Les quelques pages de M. Jean Carrère, touchant la mélancolie, et où interviennent les personnages de la Bible et de l’Antiquité païenne, prouvent la gaieté de M. Jean Carrère et ne le montrent pas très attentif aux sentiments qui ne sont pas les siens.

Que reproche-t-il à Stendhal ? Sa méchanceté. Mais l’influence de Stendhal ? « Voyez ce que la création d’un Julien Sorel peut faire de ravages dans les imaginations fortes… Ah ! combien j’en connais de jeunes gens aux âmes généreuses qui en sont demeurés troublés pour toute leur jeunesse, et quelques-uns pour toute leur vie ! Or, si lourd que paraisse le mot, il y a, dans cette corruption voulue des caractères, un véritable crime de la part de Stendhal. » Le crime de Rousseau, qu’on ne lui pardonne pas, est d’avoir cru à la bonté de l’homme. Il nous trompe ! a-t-on dit ; et on le dira encore. Stendhal nous présente la méchanceté de l’homme. Ainsi, le crime de Stendhal corrige le crime de Rousseau. Il faut lire ces deux écrivains : on pourra leur être indulgent.

Le crime de George Sand ? « Elle est formidablement ténébreuse et malsaine, car l’esprit qu’elle synthétise avec tant de force est par lui-même fatalement mauvais : c’est l’esprit féminin ou, pour parler plus net, l’esprit-femelle, par opposition à l’esprit-mâle. » Représentants de l’esprit-mâle : Goethe, Rabelais et Platon. Mais George Sand « est la plus superbe incarnation de la femme-femelle, la femme traîneuse d’ombre, de trouble et de désolation ». Terribles mots, désagréables. M. Jean Carrère s’en aperçoit et, bonnement, craint d’affliger les lectrices de Mme Sand. Il ne déteste pas les femmes ; et il leur dit, pour qu’elles veuillent l’excuser : « S’il m’advient de donner à mes affirmations un ton de rudesse, et de sarcasme à mes discussions, c’est que j’aime la vérité d’une telle ardeur que je voudrais lui imprimer la force rapide et cautérisante d’un glaive de feu. » Les pages suivantes ; relatives au féminisme et puis à l’amour, sont prestement écrites avec le glaive de feu : cette pyrogravure ne me fait pas un grand plaisir. Peut-être vaut-il mieux, — on vient à se le demander, — ne point aimer la vérité d’une telle ardeur, l’aimer plus timidement et posément. Je ne crois pas que la vérité se prête à être maniée si fort. Enfin, le danger d’une telle hâte est le risque de prendre pour la vérité l’une de ses sœurs moins parfaites en dépit de quelque beauté, une erreur. Quant à l’influence de George Sand, « la postérité seule en pourra mesurer les désastres ». Si elle y pense !…

Musset ? Le poète de l’amour. F. de l’amour et fi de ses chagrins ! Musset qui pleure pour l’infidélité d’une femme-femelle irrite M. Jean Carrère. Il nous invite à n’être pas fort émus des malheurs inévitables et qui « se répètent des millions de fois chaque jour sur la surface du globe ». Nos « tristesses intimes » ? Cachez-les à vous-mêmes ! « Il faut à nos sanglots pour les justifier, des causes au-delà et au-dessus de nous-mêmes. Il n’est de grandes joies ni de grandes douleurs que les douleurs et les joies publiques. » Et j’allais dire, évidemment ! Je ne le dis pas. C’est trop dire, et avec trop de fougue. Enfin, Musset « symbolise l’incommensurable vanité de l’amour ». Il m’est impossible de prendre pour vraies, ni seulement pour fausses, de telles opinions si catégoriques.

Baudelaire est « un propagateur de lâcheté morale ». Comme Alfred de Musset : « À eux deux, des générations entières… » Des générations entières !… « doivent de n’avoir pas osé vivre, ou de s’être attardées longtemps dans le néant des rêveries ». Voilà l’influence de Baudelaire : immense et terrible ! Ces générations entières qui n’osent pas vivre, à cause de Baudelaire, prenez-y garde, c’est la fin du monde. Et cependant le monde continue ?…

Flaubert, c’est l’héritier des héros normands ; c’est, au xixe siècle, Tancrède de Hauteville, Robert Guiscard, Roger de Sicile ou Guillaume le Bâtard. Bien ! Et, comme M. Jean Carrère veut que le poète soit un héros, voici Flaubert en excellente posture ? Eh ! non : ces Normands, aventuriers magnifiques, n’ont rien fait de bon, n’étant pas civilisateurs ni créateurs d’empires, Leur Guiscard les conduit à Rome : ils démolissent la ville éternelle. Ainsi Flaubert… Il n’a point démoli Rome ? « Seulement, ne pouvant jouir de Rome pillée ou de la Pouille mise à sac, c’est par le sarcasme, l’ironie et les fureurs d’éloquence qu’il saccage la société, stupide à ses yeux ; tous les efforts des humains douloureux soulèvent l’éclat de rire tonitruant de ce beau barbare… » Voyez pourtant l’utilité de la littérature, si elle range à n’être que railleur un tel Normand qui, sans elle, réclamerait de grandes cités à détruire : sa redoutable vigueur trouve, au jeu malin des mots, une diversion très heureuse. Il a remplacé le « délire guerrier » par le « délire littéraire » ; et c’est moins dangereux. Moins dangereux ? M. Jean Carrère se récrie : Flaubert « a brisé en de jeunes âmes le ressort de l’action et de la bonté féconde. Il a été le plus puissant maître du récent pessimisme ». Savoir, si notre temps est pessimiste ! Je n’en suis pas sûr. Et l’optimisme aussi a son imprudence.

Émile Zola, un pessimiste : et donc un mauvais maître. Tous les pessimistes sont de mauvais maîtres. L’on tremble que M. Jean Carrère n’aille un peu loin, dans une telle affirmation. Mais il ne tremble pas ; car il écrit, avec une fâcheuse bravoure : « La Bruyère, La Rochefoucauld, Molière, La Fontaine furent des observateurs de génie ; leur œuvre est triste et fausse, car l’humanité y apparaît foncièrement mauvaise… » Triste et fausse, l’œuvre de La Fontaine, de Molière, de La Rochefoucauld, de La Bruyère : je n’y consentirai jamais.

Comme vous avez vu M. Jean Carrère évaluer l’influence de chacun de ses mauvais maîtres, un seul aurait suffi à démoraliser la France. On est épouvanté de ce qu’ils ont pu faire ensemble. Assurément M. Jean Carrère en est épouvanté. Mais l’ont-ils fait ? Nos jeunes gens de la récente guerre prouvent que non. Somme toute, ni Chateaubriand ne les avait rendus trop mélancoliques et dolents ; ni Balzac ne les avait convaincus de rechercher la seule fortune d’un Rastignac ; ni Stendhal ne les avait persuadés d’être égoïstes ou méchants ; ni Mme Sand et Musset ne les avait amollis de volupté ; ni Baudelaire ne les avait avilis de lâcheté morale ; ni Flaubert ne leur avait enseigné le sac et le pillage ; ni Verlaine et Zola ne les avaient aucunement découragés. On les a vus tout le contraire.

Si l’on trouve cet argument simpliste, au moins vaut-il à établir que des « générations entières » ont échappé à l’influence déprimante des mauvais maîtres. Ne les avaient-ils pas lus, ces mauvais maîtres ?

Pour atténuer les dégâts de la littérature, il y a ceci, qu’on ne lit pas énormément. Un grand nombre de nos contemporains sont préservés de la littérature à merveille. Puis, ceux d’entre nos contemporains qui ont accoutumé de lire, ne lisent pas un écrivain tout seul. On n’est pas lecteur de Chateaubriand, qu’on ne lise également Stendhal et Balzac : et, si Chateaubriand vous donne de la mélancolie, Stendhal et Balzac vous réconfortent l’énergie. Enfin, le lecteur de beaucoup de livres n’est pas facilement dupe de tout ce que les poètes lui racontent. Il sourit bientôt : et il est sauvé.

Principalement, l’influence de la littérature n’agit pas toute seule et ne forme pas toute seule les générations humaines. M. Jean Carrère, pour la commodité de ses démonstrations, néglige les autres éléments de la vie sociale. Un adolescent, même le plus adonné au vain plaisir de la lecture, a d’autres maîtres que les romanciers et les poètes. Je suppose qu’on l’a bien élevé, qu’on l’a mis au courant de ses devoirs et que les circonstances de sa vie l’informent de ses obligations. Je ne le confie point au seul Baudelaire.

Mais voici précisément ce qu’on fait : on feint que la littérature ait mission d’accomplir, dans l’État, toute la besogne : la besogne du pédagogue et du prédicateur, celle du législateur aussi. Veuillot reproche à Molière de n’avoir pas déconseillé au Roi les pratiques de galanterie. Quand le régime ne va pas, on dit que c’est la faute à Rousseau. Et M. Jean Carrère veut que les poètes soient des conducteurs d’âmes.

S’ils les conduisent à la promenade, ils sont dans leur rôle aimable et utile.

Craignez, en traitant de mauvais maîtres si influents les romanciers et les poètes, de leur monter la tête : plutôt, laissez-les à un badinage innocent. La littérature était jadis « un jeu de lettrés », dit M. Jean Carrère ; il ajoute : « Dans le conflit mondial des idées et des races, toute œuvre qui ne sera pas universelle périra… Nous devons de plus en plus renoncer à dominer et à survivre par le seul talent. » Eh ! moi non plus, je n’en sais rien. Mais, s’il en est ainsi, je le regrette. Veuillent, en attendant les temps nouveaux, poètes et romanciers continuer l’ancien usage et anodin, de « plaire », comme disait Racine, aux honnêtes gens !

II. Les tribulations d’Homère1 §

Un jour, dans les premières années de l’avant-dernier siècle, Homère a bien failli l’échapper belle.

La scène se passe dans la maison de M. Charpentier, place du Chevalier-du-Guet, un peu de temps après le décès de ce savant homme, qui fut mené aux Cordeliers le 5 mai 1702. M. Charpentier laissait en mourant son héritage à l’un de ses neveux. Or, un jour, M. l’abbé Boscheron, l’auteur des Nouvelles littéraires et l’ami du défunt, se présente au logis de la place dite du Chevalier-du-Guet. Et aussitôt, que voit-il ? Le neveu de M. Charpentier, plus un ami du neveu, étaient assis l’un et l’autre devant un grand feu. Chacun d’eux avait auprès de soi un grand sac tout plein de manuscrits et de lettres que les écrivains les plus illustres adressaient naguère à M. Charpentier. Tous deux étaient gris au point qu’ils ne purent se lever de leurs fauteuils à l’entrée de M. l’abbé Boscheron. Ce qui leur restait de force, ils l’employaient à plonger la main dans les sacs et à en tirer des papiers qu’ils jetaient au feu par poignées. « J’arrivai justement, dit M. Boscheron, dans le temps que nos braves s’excitaient à qui irait le plus vite dans cette belle expédition… » Ils bégayaient, d’une voix avinée : « Allons ! encore une petite pincée de ces beaux esprits ! » Autant de précieux feuillets, qui brûlaient d’une flamme claire. M. l’abbé Boscheron n’était point un homme timide ou maladroit. Mais il prit les deux sacs, les enferma dans un coffre, dont il sut cacher la clef. Les deux ivrognes se fâchaient : il sut les apaiser et leur promit de leur rendre les sacs dès que serait vidée encore une bouteille. On ne fait pas taire un ivrogne, mais on le fait boire, facilement. Cette dernière bouteille acheva les terribles gaillards, les endormit. M. l’abbé Boscheron se retira, non sans avoir commandé à la servante de veiller sur eux. Il revint, le lendemain de bonne heure, et trouva le neveu de M. Charpentier plus raisonnable : même, il put lui acheter, contre l’acquit d’une dette ancienne, les papiers de M. Charpentier qui n’avaient pas été jetés au feu. Quand il fut à les examiner, il y trouva, en manuscrit, des Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac. Et l’on sait que les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac, inédites alors, sont le premier ouvrage où il soit prétendu qu’Homère n’a point existé. Que M. l’abbé Boscheron fût arrivé cinq minutes plus tard place du Chevalier-du-Guet : et Homère était sauvé ; deux ivrognes, étourdiment respectueux d’une si auguste mémoire, anéantissaient l’impiété, sans le savoir.

Mais Wolf ? Il y aurait toujours le très fameux Frédéric-Auguste Wolf. Et nous avons accoutumé d’attribuer à ce garçon la thèse d’un Homère qui n’eût point existé. L’on cite le nom de l’abbé d’Aubignac, et l’on mentionne évasivement ses Conjectures, qu’on n’a plus soin de lire ; et l’on s’étend, avec une complaisance infinie, sur les Prolégomènes de Wolf, qu’on lit un peu. Sainte-Beuve lui-même, qui croit à Homère et à l’unité des poèmes homériques, c’est Wolf uniquement qu’il réfute : il ne s’arrête pas à « des boutades de gens d’esprit sans autorité, comme l’abbé d’Aubignac ». S’il admet que Wolf ait chez nous un précurseur, ce sera d’Ansse de Villoison, qu’il appelle un « puits de science » et un « moulin à paroles », gros homme et gras et qui montrait son intempérance dans le boire et le manger non moins que dans l’érudition. Sainte-Beuve ajoute : « Qu’on mette en regard ce profil de Villoison avec la figure de Wolf, le maître éminent, le grand professeur, dont chaque parole porte et pénètre… » Semblablement, lisez la plupart des récents volumes qui traitent de la question homérique : vous y verrez les critiques épiloguer sur Wolf et les « continuateurs de Wolf », et négliger notre vieil abbé d’Aubignac. Injustice, et dont Homère ne bénéficie pas ! Mais Homère eût bénéficié de cette ivrognerie à laquelle succombait le neveu de M. Charpentier, si M. l’abbé Boscheron ne fût arrivé soudain. Car, sans les Conjectures de l’abbé d’Aubignac, Frédéric-Auguste Wolf n’eût point écrit ses Prolégomènes. Le maître éminent, le grand professeur est un plagiaire impudent. Voilà ce que prouve M. Victor Bérard, dans un essai qui est un chef-d’œuvre de sure dialectique : Un mensonge de la science allemande, Les Prolégomènes de Frédéric-Auguste Wolf.

En son latin, que traduit M. Bérard, Wolf écrit : « Je n’établis pas cette discussion pour persuader ceux que la seule réalité n’aura pas convaincus ; je ne désire moi-même qu’être convaincu par de plus fins esprits, en cas d’erreur ou de mauvaise méthode… Quand j’aurai compris que mes idées ne sont pas admises des érudits, qu’elles sont renversées par des arguments de poids et rationnels, je serai le premier à les rétracter. Car en ces lettres (profanes)… » Ou : en fait de littérature… « la recherche de la vérité ne doit s’effrayer de rien qui puisse être contre l’opinion commune ; et, quand l’histoire se tait ou bégaie, chacun doit souffrir de bonne grâce d’être vaincu par des esprits plus vifs et plus adroits à mieux interpréter les obscurités de la tradition et les incertitudes des faits transmis. Sur cette première époque des origines homériques, nous n’avons que de si faibles lueurs ! » Voilà ce que Wolf écrivait en 1795. Et d’Aubignac : « Nous n’avons aucune tradition qui nous ait apporté l’histoire (de ce poète) d’écrivain en écrivain, depuis le temps de la guerre qui se lit en ses vers jusques au nôtre… Le silence d’un si long cours d’années a tout abîmé dans un oubli général, ou, du moins, il est resté si peu de chose qu’on ne peut en avoir aucun, témoignage assuré. Chacun peut, dans cette question, penser ce qu’il voudra et mettre hardiment au jour ce qu’il pensera. J’aurais grand tort de me fâcher si quelqu’un me contredisait, puisque j’ose bien contredire tous les autres ; et qui me montrera la vérité que je n’aurai pas connue m’accordera une faveur dont je le remercierai quand il l’aura fait de bonne grâce… » L’analogie de ces deux passages est manifeste. Et, si l’on observe qu’ici l’auteur des Conjectures n’avait rien dit de si important que le larcin fût abominable : sans doute ! néanmoins, il est évident que Wolf écrit sous la dictée d’un souvenir assez proche. Il met d’Aubignac en latin de professeur allemand. Plus d’une fois, M. Bérard, qui le cite en latin, note qu’il ne saurait le traduire sans reprendre les mots des Conjectures. Et les idées de Wolf, ce sont les idées de d’Aubignac. Sans les Conjectures, pas de Prolégomènes !

On répondra que la science n’est pas l’œuvre d’un seul érudit. L’abbé d’Aubignac avait commencé la besogne, et Wolf la continue. Au surplus, Wolf ne se cache pas d’avoir lu son devancier : « Je l’ai lu et relu », déclare-t-il. Avec profit, certes ! Mais, s’il profite de sa lecture, le malin veille à déconsidérer sa victime. Il présente ainsi l’abbé d’Aubignac : « Notre homme niait l’existence d’Homère et soutenait que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient que deux recueils, deux corps de chants séparés, tragédies, chansons diverses de mendiants, de bateleurs de carrefours, à la manière des chansons du Pont-Neuf… » Ces derniers mots sont en français dans le texte latin de Wolf… « Et le reste à l’avenant ! et, dans la préface, cette déclaration de l’auteur, qu’il n’avait tiré aucun profit des lettres grecques ! Que l’on juge du reste ! ce n’est que songes et folies, somnia et deliramenta ! » En d’autres termes, notre compatriote, ce Francogallus dérisoire, est un fou. Après cela, qui s’aviserait de confondre l’opinion de l’érudit professeur Wolf, avec les délires de ce Français ? et qui même s’aviserait de lire ce Français délirant ? Personne. En définitive, le professeur Wolf, très astucieux, est parvenu à ses fins. Il avait si bien dénigré notre d’Aubignac et les Conjectures que les critiques cessèrent de lire les Conjectures, ne lurent que les Prolégomènes et annoncèrent que Wolf était un prodigieux inventeur. Un prodigieux menteur, plutôt. S’ils avaient lu Wolf et d’Aubignac, ils auraient vu ce que M. Victor Bérard a découvert : l’imposture de Wolf. Les contemporains de l’imposteur, lisant les Conjectures avant que Wolf les eût dégoûtés d’un pareil effort, s’aperçurent de quelque chose. En 1796, d’Ansse de Villoison, que Wolf louait comme l’héritier des Estienne, des Saumaise et des Casaubon, écrivait à Sainte-Croix : « M. Wolf est un savant du premier mérite ; mais il est atteint de la maladie du siècle, de la fureur d’innover. Cependant, comme il est presque impossible de trouver maintenant une erreur nouvelle, il n’a fait que ressusciter celle de l’abbé d’Aubignac… » Tout au plus d’Ansse de Villoison veut-il accorder que Wolf a enrichi d’une vaste érudition l’erreur de l’abbé d’Aubignac. Et le philologue italien Cesarotti, le traducteur d’Homère et d’Ossian, qui avait, reçu de Wolf les Prolégomènes, l’en remercie comme ceci : « L’hérésie de d’Aubignac, dont vous vous êtes emparé ; Aubignacii haeresim quam tuam fecisti… » C’est par une « argumentation plus rigoureuse » que Wolf, au dire obligeant de Cesarotti, a transformé en système de Wolf le système de d’Aubignac. Mais Cesarotti, fût-ce avec politesse, note l’annexion. La politesse n’empêcha point Wolf d’être furieux : neuf ans plus tard, il abominait encore « ces gens qui l’accusaient d’avoir repris à son compte les inepties démodées de quelques Français ». Alexis Pierron, bon éditeur de l’Iliade, offre au lecteur ce commentaire : « Ces Français : l’abbé d’Aubignac, Perrault, La Motte, etc., hommes d’esprit, mais absolument dénués de science et de raison. Wolf, qui a traité son sujet en savant consommé, ne veut pas être confondu avec des gens qui parlent de ce qu’ils n’ont pas même pris la peine d’étudier. » M. Victor Bérard, se demande si Alexis Pierron, d’autre part, avait pris la peine d’étudier, ou seulement de feuilleter, les Conjectures de l’abbé d’Aubignac. Et lisez les Conjectures, lisez les Prolégomènes, — ce n’est pas un travail immense ; — et lisez Sainte-Beuve, pour votre récompense : dans les Portraits contemporains, un article de 1843, sur Homère ; et, dans les Nouveaux lundis, un article de 1865, sur l’Histoire grecque de George Grote. Vous aurez, je crois, la certitude que Sainte-Beuve, si curieux pourtant, n’avait pas lu d’Aubignac. Tant avait réussi le coup de Wolf !…

Les inepties de d’Aubignac ? Reportons-nous au texte de Wolf. Il accuse l’abbé de considérer l’Iliade et l’Odyssée comme des recueils de chansons telles qu’en débitent par les rues les mendiants et bateleurs : « à la manière des chansons du Pont-Neuf ». Ces mots, en français dans le latin de Wolf, ont l’air d’une citation. Mais d’Aubignac ne dit rien de ce genre. Puis Wolf accuse d’Aubignac d’avouer, dans sa préface, « n’avoir jamais tiré le moindre profit de l’étude des lettres grecques ». La phrase n’est pas claire ? Et Wolf la préférait ainsi. Telle que la voilà, elle vous invite à mépriser le futile Français qui épilogue sur Homère et confesse qu’il ne connaît rien à la littérature grecque. Cherchons, dans les Conjectures, l’aveu méprisable de ce Français. Dans la préface des Conjectures ? Il n’y a point de préface aux Conjectures. Mais, au commencement des Conjectures, d’Aubignac dit que, pour juger les poèmes d’Homère, il évitera de louer les beautés du langage : « Nous en ignorons toutes les grâces, nous n’en savons pas les délicatesses… Nous ne savons point au vrai comment les Grecs prononçaient leurs lettres… comment ils récitaient leurs vers, car ils avaient encore des syllabes longues et brèves, et ils avaient encore des accents qui changeaient la manière de prononcer… » Conséquemment, d’Aubignac, dans son examen des poèmes homériques, ne fera pas état de la langue, de ses beautés « sensibles », de son harmonie, de ses qualités musicales. Il a tort ? Du moins, cette réserve, ou cette honnête précaution, n’est-elle point absurde. Et, en tout cas, ce que dit l’auteur des Conjectures n’est pas du tout l’« ineptie » que l’auteur des Prolégomènes lui attribue. Il y a là, de la part de Wolf, un mauvais procédé, un procédé que M. Victor Bérard qualifie justement : « falsification de textes et faux proprement dits ». Ces mots sont rudes ; Wolf les a mérités. Si, d’ailleurs, on craint que M. Victor Bérard — Francogallus irrité — passe sur Wolf une colère où la philologie n’est pas le principal, on se trompe. En 1912, un philologue suisse et l’homme qui alors « connaissait le mieux l’histoire d’Homère durant les temps modernes », M. Georg Finsler, publiait en allemand, à Leipzig et Berlin, son Homère dans les temps modernes depuis Dante jusques à Goethe. Or, les deux propositions que Wolf a citées comme étant de l’abbé d’Aubignac, l’une relative aux chansons du Pont-Neuf et la seconde relative à l’étude des lettres grecques, M. Georg Finsler a eu la conscience de les chercher dans les Conjectures. Il dit de l’une : « Voilà une phrase que je ne puis pas retrouver dans d’Aubignac » ; et de la seconde : « La phrase citée dans les Prolégomènes n’est pas dans les Conjectures » ; ces deux phrases qui servent à démontrer que le Français d’Aubignac était un fol ! Faux proprement dits, falsification de textes : c’est bien le nom qu’il faut donner à ce travail de l’éminent professeur boche.

Wolf a effrontément pillé notre abbé d’Aubignac ; et, pour qu’on ne vît pas la fraude, il s’est efforce de supprimer sa victime. Le très fameux système de Wolf, c’est le système de l’abbé d’Aubignac.

Mais, au bout de cette réclamation, sommes-nous extrêmement fiers de revendiquer pour un savant de chez nous la négation d’Homère ? Il me semble que nous serions tentés de renoncer à un tel honneur, en voyant ce qu’est devenue, pendant le siècle dernier, l’idée de l’abbé d’Aubignac et de Wolf. Dans son charmant volume, savant et clair, Pour mieux connaître Homère, Michel Bréal résume les opinions que les « continuateurs de Wolf » ont énoncées, développées avec entrain. Les uns et les autres admettent comme dogme premier la non-existence d’Homère. C’est la thèse de l’abbé d’Aubignac. Alors, faute d’un Homère pour les composer, comment les poèmes homériques sont-ils venus au jour ? Lisons là-dessus les continuateurs de Wolf et de l’abbé d’Aubignac. Frédéric Schlegel : « Ce n’est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée ; elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. » Toute seule ? Mais oui. Et l’on perd son temps, si l’on objecte à ce Schlegel que cette façon de naître n’est pas « naturelle » du tout. Michel Bréal entend les différents mots de la phrase ; mais il note que, « dans l’ensemble, la pensée est difficile à saisir ». Jacob Grimm, à son tour : « La véritable épopée est celle qui se compose elle-même ; elle ne doit être écrite par aucun poète… » Et voilà ! L’épopée homérique, après l’anéantissement d’Homère, a pu sembler comme un peu orpheline. Orpheline ? Sans, père ! Et Jacob Grimm assure que ce n’est point un accident qui soit arrivé à l’Iliade et à l’Odyssée : l’épopée doit être sans père. C’est la règle du jeu : un poète ? plus d’épopée. Et il ajoute : « L’épopée grecque est une production organique. » Le philosophe Steinthal redouble d’énergie : « Elle est dynamique. » Exactement, qu’est-ce que ça veut dire ? « L’allemand, répond Michel Bréal, se prête merveilleusement à ces formules qui, en leur obscurité, ont quelque chose d’impérieux… » Nous ne saurons pas, en français, ce qu’ont voulu dire, en leur allemand, les Schlegel, les Jacob Grimm et les Steinthal. Michel Bréal essaye de traduire leur jargon métaphysique et devine que, pour eux, l’épopée a on elle-même « sa force de développement ». Mais on reste, devant cette affirmation, très malheureux, fort incertain, tout dépourvu de clairvoyance. Les continuateurs de Wolf et de l’abbé d’Aubignac ont remplacé Homère par une société anonyme. Ensuite, ta société anonyme eut à leurs yeux l’inconvénient de multiplier les auteurs de l’Odyssée et de l’Iliade : refuser un Homère et puis en agréer plusieurs, quelle aventure ! Ils refusèrent tous les Homères et voulurent que l’Odyssée et l’Iliade fussent nées toutes seules, eussent grandi toutes seules, en vertu de lois organiques ou dynamiques. Bref ils aboutirent à maintes folies périlleuses, peu amusantes.

Notre abbé d’Aubignac, allons-nous lui imputer ces folies ? Et est-il responsable du tour que son hérésie a pris depuis sa mort ?

François Hédelin, qui plus tard fut abbé d’Aubignac, était un homme que ses contemporains ne méprisaient pas. Son biographe, M. Charles Arnaud, cite en faveur de cet écrivain méconnu les plus honorables témoignages. Corneille l’estimait pour ses doctrines littéraires ; Boileau le trouvait « fort habile » ; Racine le lisait et annotait sa Pratique du théâtre ; Dacier voyait en lui le successeur d’Aristote ; Perrault l’appelait « l’homme du monde qui a le goût le plus fin et le plus délicat pour toutes choses » ; Tallemant des Réaux écrivait : « Il en sait plus que personne » : et Donneau de Visé, sur le point de le combattre, se disait « un petit David attaquant Goliath ». Il n’était assurément ni sot ni dénué de littérature. Les Conjectures prouvent assez qu’il possédait, mieux qu’un lettré ordinaire, les grands et les petits auteurs de l’antiquité. Pour accomplir les devoirs de son état, il a prononcé des sermons qui, dit-on, lui auraient valu la renommée d’un orateur sacré, si d’autres soins ne l’avaient requis. Mais il fut précepteur et devint l’homme d’affaires du jeune duc de Fronsac, fils du maréchal de Brézé, neveu du cardinal de Richelieu. Et Richelieu le fit travailler pour la scène. Et, quand son élève, le duc de Fronsac, reçut le titre de grand amiral, Hédelin « travailla dans les affaires de la mer » et prit part à des « négociations politiques importantes ». C’était, dit Chapelain, « un esprit tout de feu qui se jetait à tout ». Vers l’année 1654, il eut l’idée, peut-être saugrenue, de fonder une académie des Belles-Lettres, et dont les membres se réunissaient le premier jour de chaque mois pour examiner les ouvrages d’éloquence et de poésie ; une académie véritable, pour laquelle Hédelin demanda la protection de Sa Majesté. À l’appui de sa requête, il présentait dix-huit arguments, qu’il serait un peu long d’énumérer. Les Belles-Lettres, disait-il, sont en péril ; c’est la faute de nos « doctes maîtres », qui sont chargés d’instruire le public et ne l’instruisent pas à merveille. Ils s’attachent, opiniâtrement aux maximes que les anciens ont laissées dans leurs écrits, se persuadent qu’ils tiennent ainsi la vérité universelle et refusent de rien chercher au-delà. Ils condamnent ce qui ne s’accorde point à l’opinion dès longtemps reçue : et, du moment qu’une proposition leur est nouvelle, ils la rejettent. Une trouvaille, ils la détestent et lui préfèrent une erreur un peu vieille ; les plus démonstratives « expériences » ne les touchent pas, D’Aubignac, on le voit, se pose en vif ennemi de la routine, que d’autres nomment tradition. C’est au nom des « nouveautés » qu’il se dresse : et il se présente au Roi lui-même, qui eut soin de ne pas l’écouter, comme le réformateur indispensable. Dès l’enfance, il montra — le goût de la révolte, serait trop dire, — au moins le goût de l’originalité, une désinvolture assez coquette. Il raconte plus tard qu’à peine avait-il onze ans et commençait-il d’entendre le latin, son plaisir fut d’éconduire ces « petits pédagogues triobolaires » qui enseignent aux garçons les principes des langues mortes. Il décida que les livres lui suffisaient et se mit tout seul, délibérément, à la lecture des auteurs. Il apprit tout seul le grec et l’italien, la rhétorique, la poésie, la cosmographie, la géographie, l’histoire, le droit et la théologie ; « et je défie tout homme vivant au monde de se vanter m’avoir jamais rien enseigné comme maître, ni de dire que j’aie jamais étudié une heure dans un collège de la terre : et, si je ne suis pas riche, je n’ai rien emprunté des autres !… » Il assure qu’il observe les lois de la modestie et de la sincérité, en se déclarant, comme saint Augustin jadis, autodidacte. Jeune homme, il fut à Nemours le personnage intéressant d’une société précieuse, pour laquelle il composa des poèmes éperdument allégoriques, à la mode parisienne. Pendant la Fronde il eut ses amitiés parmi les turbulents, prononça (dit M. Charles Arnaud) l’oraison funèbre de la marquise de Seignelay, tante du cardinal de Retz, l’oraison funèbre du maréchal de Rantzau, qui sortait de la prison royale, l’oraison funèbre de la princesse de Condé ; puis, quand le coadjuteur devint le cardinal de Retz, il le harangua solennellement et le félicita d’avoir su « confondre la mauvaise joie de ses ennemis ». Ce d’Aubignac, c’est un frondeur. Habile du reste, et qui a le talent subtil de ne jamais se compromettre qu’à moitié. Il ne va point au scandale ; mais il étonne volontiers son prochain.

Voilà son caractère. Ses Conjectures, il les a écrites pour son Académie des Belles-Lettres, pour cette Académie des nouveautés et qui réagit contre la routine. Ce n’est pas un ouvrage de pédant. Et il a dit dans une de ses Dissertations, la quatrième « en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée Œdipe » : « J’ai pris un genre d’écrire plus convenable à l’entretien des cours et aux conversations des alcôves qu’aux disputes des doctes. » L’abbé Boscheron qui l’a bien connu raconte qu’il parlait de ses Conjectures comme d’un « jeu d’esprit » et, en quelque façon, comme d’une gageure : soutenir « qu’Homère n’était pas un bon poète » et que ce médiocre poète n’a point existé, cette prouesse l’aguicha. Et il plaisante, lorsqu’il se déclare athée du dieu Homère et prétend ne se rendre, pour cela, « suspect d’être mal affectionné à la couronne, ni de mal penser de la religion », refuse la sévérité des lois et les anathèmes de l’Église, annonce qu’il n’aura point à se défendre contre « les orages de la Cour et les foudres du Vatican ». Ses bravades souriantes l’amusent ; il ne cache pas qu’il se divertit. Voyez comme il entend les « matières d’érudition » : louange, dit-il, « à tous ceux qui cultivent les sciences et les belles-lettres, de rechercher quelques agréables curiosités et de les communiquer aux autres avec plaisir » ! Il va déprécier le plus grand nom de la poésie antique ; on l’accusera de « malignité » : mais il répond que tout simplement il offre les résultats d’une « recherche honnête et curieuse ». Le bon apôtre ! « Je prétends écrire seulement pour me décharger l’esprit des difficultés qui me font de la peine… » Le gracieux patelinage, aux fins de préparer joliment l’impertinence !

Qu’il y ait, dans le propos de ce bonhomme, une partie de gageure, et de quelle sorte, un passage des Conjectures l’indique. Il vient de citer Montaigne, lequel « tient qu’il n’y a point de vision si bourrue et si éloignée de la vérité, que l’on ne puisse faire venir à son sens, de biais ou de droit fil ». Et moi, dit-il à peu près, sans me vanter, je ne suis malhabile en tels exploits : « J’ai donné quelquefois l’interprétation des enchantemens d’Amadis, avec tant de convenance qu’il était vraisemblable que l’auteur les avait imaginés ainsi… J’ai une fois expliqué sur-le-champ la seconde églogue de Virgile, touchant l’amour de Coridon envers le bel Alexis, comme une description de la passion d’un curieux qui désire connaître le Soleil, à l’exemple d’Endymion amoureux de la Lune. Et j’ai des témoins qu’un jour, dans une conversation imprévue, je fis un corps entier de philosophie d’amour, en quatre parties selon l’ordre de nos écoles, avec un rapport si juste et si surprenant qu’il eût fallu peu de travail pour en achever un ouvrage d’importance ! » Il a écrit les Conjectures afin de pouvoir dire : — Et j’ai des lecteurs qui savent qu’en trois cents pages de dialectique industrieuse je prouve, s’il vous plaît, qu’Homère était un mauvais poète et qui n’a point existé !…

La plaisanterie, dans les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac ? Mais lisez les Conjectures : « Achille pleure amèrement pour la perte de sa belle mignonne, qu’il avait rendue sans résistance ; et Thétis vient du fond de la mer, pour le consoler, et monte au ciel solliciter Jupiter en faveur de son fils : par malheur, les dieux étaient allés en Éthiopie faire débauche… Mars, le dieu de la guerre, quand il est blessé par Diomède, que fait-il ? Vous pensez qu’il va se venger sur Diomède, lui donner cent coups, l’égorger, l’assommer, l’écraser ? Il se contente de crier bien haut, monte en carrosse paisiblement et va dans les cieux se plaindre à Jupiter son père ; et, pour parler plus sérieusement, il montre son bobo à son bon papa afin qu’il souffle dessus pour en apaiser la douleur. En vérité, Mars le dieu des braves est un grand coquin et bien patient… Junon nettoie elle-même toutes les ordures de son corps avec de l’ambroisie : pauvre et misérable déesse, de n’avoir pas une femme de chambre pour la servir !… Ce qui m’étonne encore dans la vie des héros de l’Iliade, c’est de voir Achille faire la cuisine et Patrocle lui servir de premier garçon : ils mettent la broche au feu, ils fricassent, ils font les sauces !… » Et que penser de Jupiter, quand Junon s’est parée de la ceinture de Vénus ? Il « se trouve soudainement épris d’un dérèglement indigne de sa qualité, qu’on n’approuverait pas en des personnes les plus débauchées ». Contemporain de Scan on, notre d’Aubignac s’amuse aux dépens des héros et des dieux. Pourtant, les Conjectures ne sont pas une œuvre burlesque : on y remarque beaucoup d’idées fines quelques idées justes et, très souvent, la plus adroite invention critique. Les Conjectures sont le charmant badinage d’un lettré, mais un badinage.

M. Victor Bérard dénonce et prouve indiscutablement le mensonge de Wolf. « Les Prolégomènes, dit-il, sont une série d’imitations ou de plagiats, dissimulés par de véritables faux. » Wolf a copié d’Aubignac et l’a fait passer pour un fou. Il a copié d’Ansse de Villoison, Mérian, et s’est donné pour avoir découvert ce qu’il empruntait, ce qu’il volait à ces érudits. Voilà du travail allemand, camelote et contrefaçon. « Je voudrais, conclut M. Victor Bérard, que chacun de nos érudits nous donnât son opinion motivée sur la valeur réelle de l’érudition allemande, sur ses procédés, ses découvertes et, particulièrement, ses relations avec les autres peuples et avec nous. Il est peu de nos spécialistes qui ne pourraient faire, dans les sujets qui leur sont le plus familiers et sur les plus bruyantes renommées de l’Allemagne, ce que je viens d’essayer pour Wolf et ses fameux Prolégomènes. » Ces lignes, d’un savant tel que M. Victor Bérard condamnent terriblement l’industrie érudite de ces Boches.

À ce jugement de M. Victor Bérard, qui révèle, dans la science allemande, l’insigne mauvaise foi et le même instinct de pillage que la « race de proie » possède et utilise en toute son activité, je crois qu’il faut ajouter, comme un autre caractère de la dite science allemande, la nigauderie. Et c’est pourquoi j’insiste sur le badinage des Conjectures. Le professeur Wolf n’a pas du tout vu que les si plaisantes Conjectures de l’abbé d’Aubignac fussent un « jeu d’esprit » ; les continuateurs de Wolf ne l’ont pas vu davantage. Ils ont pris pour argent comptant les aventureux paradoxes d’un lettré qui s’amuse, et qui d’ailleurs mêle à ses facéties des vérités, et qui n’aime son jeu hardi que par ce mélange de la fantaisie et de l’étude. Ils ont épilogué lourdement sur la non-existence d’Homère ; et sur l’Iliade et l’Odyssée qui naissent un beau jour, on ne sait comment, par un phénomène de génération spontanée ; et sur l’épopée organique ou dynamique. Ils ont transformé en formidable doctrine l’aimable essai de d’Aubignac. Toute l’immense et absurde pédanterie dont l’Odyssée et l’Iliade sont accablées aujourd’hui dérivent de Wolf et dérivent de l’énorme contresens que l’auteur des Prolégomènes a fait sottement sur les Conjectures. D’Aubignac ne prévoyait pas cet horrible succès de son petit volume, sans doute. Mais il raconte l’histoire d’un « docte allemand » qui, ayant lu le roman d’un Français, l’Orphise Chrisante, l’interpréta comme un symbole de la pierre philosophale, vint en France exprès pour en conférer avec l’auteur « et le surprit fort des belles imaginations qu’il avait conçues, auxquelles l’auteur n’avait jamais pensé ». Aux enfers, Wolf et ses continuateurs surprennent ainsi l’abbé d’Aubignac et, certainement, le désolent.

Le plus triste et ridicule, c’est que l’idée de l’abbé d’Aubignac, longtemps dédaignée en France, y fut accueillie avec enthousiasme, quand elle y revint marquée de l’estampille allemande : telle était, naguère, notre jobarderie. Il y a peu d’années encore, Homère était pis que mort : il n’avait point vécu. L’on s’éloigne heureusement de ces folies. Le volume de Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère, a fait rentrer « dans l’ordre normal des productions humaines » les poèmes homériques. Les ouvrages de M. Victor Bérard, Les Phéniciens et l’Odyssée, et de M. Philippe Champault, Phéniciens et Grecs en Italie d’après l’Odyssée, rendent à Homère sa réalité, son individualité. Nous retournons à la pensée de Fénelon : « Qui s’imaginera que l’Iliade, ce poème si parfait, n’ait jamais ôté composée par un effort du génie d’un grand poète ? » Ομηρος ἀνέστη, Homère est enfin ressuscité !…

III. Un philologue : Édouard Tournier §

C’était un homme admirable et singulier, deux fois aimable, et pour ses bizarreries autant que pour les vertus de son cœur et de son esprit. Il est mort il y a quelque vingt ans, laissant une œuvre mémorable, courte et qu’il avait achevée dès sa jeunesse. Il continuait de travailler, mais ne donnait plus rien au public. Vers la fin de son existence, âgé de soixante-neuf ans, il méprisait son premier ouvrage, qui était de littérature ; il doutait du second, qui était de philologie : il travaillait, avec une sorte de désespoir, avec intrépidité cependant. Son aventure est liée à quelques-uns des problèmes qui, en son temps et depuis lors, aujourd’hui encore, sont le plus dignes d’occuper les intelligences. Il a été l’un des héros et l’un des saints de l’érudition française : du reste, un saint troublé, par cela même pathétique, toujours en lutte contre le malin, contre soi peut-être et, dans l’inquiétude où la méthode vous retient, fort de sa volonté.

C’était un garçon maigre et sec, très haut, perché sur ses jambes, assez gauche d’allures, les yeux au loin. D’air et de façons, il ne ressemblait pas du tout à la plupart des érudits, ou bien à ceux qu’on se figure si confinés dans leur besogne qu’ils se redressent mal et, même debout, restent comme penchés sur des feuillets. Son visage était plutôt d’un ancien capitaine qui, revenu à la vie des bourgeois, laisse boucler autour de ses oreilles ses blancs cheveux ; il portait la barbiche longue : et il avait plus de fierté que de bonhomie, à la première apparence. Il se plaisait à rire, dès que s’en présentait l’occasion : ce n’était pas tous les jours ; il ne souriait pas. Il avait, à généralement parler, du chagrin ; puis, en outre, un chagrin : ses plus intimes amis savaient que, depuis la mort d’un fils, il ne s’était pas consolé. Il avait mauvaise opinion de la destinée, petite opinion de l’humanité ; il n’attendait aucune aubaine : il était morose et l’était avec une espèce d’énergie stoïcienne. C’est ainsi qu’il ne souriait pas ; et son rire tournait au sarcasme très vite. Il composait, en français, en grec, en latin, des chansons narquoises, où il fourrait de rudes calembours et des calembredaines insolentes pour ses ennemis, les ennemis de ses idées. S’il vous aimait, il vous parlait de la pluie et du beau temps, de Sophocle et de Pindare, et non de lui, et non de vous ; il n’allait point à la confidence avec vous, non plus qu’il n’y allait avec lui-même ayant accoutumé de vivre dans le divertissement perpétuel de la pensée. Il vous traitait comme lui-même et vivait évasivement. Pour peu qu’on le connût, c’était à cause d’une sensibilité très vive et qu’il avait à maîtriser. Elle se trahissait à sa physionomie, laquelle n’était pas très mobile, ou ne l’était plus, parce qu’il l’avait fixée, à ce qu’il semblait, et fixée en son état de souffrance ou d’alarme. Autour des yeux, les muscles plissaient tout le visage. Il tenait son livre à la hauteur de son front, plus haut que son front, en l’air, et le lisait, de près, comme on regarde au plafond, le lisait un peu, avec méfiance, y trouvait des fautes, — des fautes, des fautes ! — abandonnait le livre et, au plafond, cherchait le texte vrai, la conjecture. Le triomphe de sa besogne acharnée était qu’il s’attristait sur les fautes qui déparent le texte de Pindare ou de Sophocle : car il donnait ainsi le change à sa mélancolie. Dans les moments où la fiction philologique ne le contentait point, il se mettait à son piano, où ses grosses mains devenaient agiles soudainement ; et il demandait à la musique une diversion plus dangereuse, mais plus forte. C’était un homme d’aspect tranquille et d’âme agitée. Il y a du romanesque dans l’assiduité des grands philologues : leur passion n’est pas apaisée facilement ; et, quand les autres hommes auront fini par être de plus en plus pareils, ils seront les derniers originaux.

Némésis et la jalousie des dieux, c’est l’histoire d’une erreur : « Les Grecs ont cru que la divinité pouvait s’alarmer pour elle-même de l’ambition des mortels, que dis-je ? haïr et châtier en eux jusqu’à l’excès de la prospérité : telle est, en résumé, cette étrange superstition. » Tournier, dès la première page, éconduit l’étrange superstition : « Le temps, parlons mieux, la raison humaine en a fait justice. » Il ne va même pas la réfuter : à quoi bon ? Cela est connu, cela est acquis ; nous savons que la divinité n’est point jalouse, étant parfaite, et qu’elle n’a point nos sentiments vils, nos défauts, ne commet nul de nos péchés. Ou bien, la notion de la divinité se défait. L’idée de la divinité imparfaite est contradictoire : et la raison la refuse. Alors, il ne s’agit que d’une absurdité ? Il s’agit d’une erreur. Et Tournier, qui premièrement la condamne, lui sera très indulgent : il l’a condamnée avec une sévère promptitude ; il la commentera, au long de son ouvrage, avec un soin complaisant.

C’est qu’une erreur est un chemin vers la vérité, non le chemin direct : un chemin capricieux, périlleux, accidenté, un mauvais chemin. Cependant, il mène, sinon à la vérité, du moins, et par mille détours, aux approches de la vérité, qui peut-être n’est pas un point dans l’étendue immense des idées, mais une région que l’on aborde également de divers côtés : l’on y pénètre un peu, quelquefois. Au bout de presque toutes les erreurs, il y a un paysage ou ne fût-ce qu’un mirage de la vérité, dont les environs mêmes sont beaux.

Puis, l’erreur que résume le nom de Némésis a duré plus de dix siècles. Elle est antérieure à Homère, qui l’a pieusement recueillie. Hérodote lui a donné sa confiance. Et Aristote, en la combattant, prouve qu’à l’époque où triomphait un certain positivisme, où s’établissait la suprématie de la raison sur la croyance, elle avait encore ses fidèles. Elle a passé de Grèce à Rome. Et elle ne s’est pas anéantie du jour au lendemain, sur la démonstration péremptoire d’un philosophe. Elle a eu le sort aventureux qu’ont les doctrines et les dogmes : elle s’est, d’âge en âge, altérée ; elle a survécu à la plupart de ses vives significations ; et elle a disparu dans un oubli silencieux. Denys d’Halicarnasse et Diodore de Sicile ne recourent plus à Némésis que pour donner « une couleur antique et un air de noblesse » à leurs récits. Les romanciers la mêlent à leurs galantes inventions et, par exemple, comptent la beauté parmi « les avantages qui exposent les mortels à la jalousie des dieux ». Les Latins la confondaient avec la Fortune. Et Catulle, Virgile, Ovide, Martial, Ausone et Claudien la nomment souvent dans leurs poèmes, sans croire à elle plus que les poètes du siècle de Louis XIV ne croyaient à la réalité d’Apollon et des Muses. On voit, aux porches des églises romanes, divers motifs ornementaux fort compliqués et qui assemblent des animaux, des plantes et des objets méconnaissables : ce sont, parfois, des symboles périmés, dont la signification s’est perdue, et que les décorateurs utilisent au gré de leur fantaisie. Les croyances achèvent ainsi leur durée ; et c’est ainsi que se perdit, dans la littérature ingénieusement fabuleuse et dans la vanité des mots, Némésis, la divinité la plus redoutable de l’Olympe.

Cependant, Auguste, au dire de Suétone, mendiait, chaque année, un jour : il espérait conjurer de cette façon la Fortune qui a de si rudes vengeances. Et Caligula, au dire de Dion Cassius, offrit un sacrifice à la divine jalousie. Et, tardivement, il y avait au Capitole une statue de Némésis ; mais il advint qu’on oublia qu’elle était Némésis : et les superstitieux de Rome s’adressaient à elle contre le danger de fascination. Et maintenant, qui oserait dire que la pensée de Némésis ait disparu de toutes âmes tout à fait ?…

À l’époque où elle règne sur la Grèce, Némésis n’est pas exactement le Destin : elle est une loi mystérieuse, qui gouverne le monde. Tournier la définit « loi de partage ». C’est-à-dire qu’il y a, pour l’humanité, un lot, destiné à elle, et qui lui appartient : elle ne saurait prétendre davantage. Et le lot n’est pas attribué généralement à l’humanité, de telle sorte qu’elle ait à le distribuer entre ses membres avec une égalité rigoureuse ou au gré de ses caprices : la part dévolue à chacun de nous est fixée par la Némésis.

C’est la Fatalité ? C’est une espèce de fatalité, mais qui a ce caractère de ne pas abolir toute liberté : ni la liberté des dieux, ni la liberté des mortels. Dans Homère, si l’heure de mourir est arrivée pour Hector, ou Hercule, ou Sarpédon, Zeus ne s’y résout pas sans peine. Il hésite, il consulte les dieux, il délibère. Il cède enfin ; mais son hésitation marque sa liberté : « la loi qu’il exécute l’a obligé sans le contraindre ». Et, quant aux mortels, la loi de partage les enferme dans des limites, à l’intérieur desquelles ils sont libres. Voire, ces limites leur sont-elles absolument infranchissables ? Non : car les dieux ont le souci de les y contenir, et la crainte perpétuelle de les voir s’émanciper. Les dieux sont en lutte contre les hommes ; et le mythe de Prométhée prouve que l’empire des dieux est un empire menacé. Les dieux ont à se défendre.

Il y a, dans cette conception de l’univers, deux éléments intimement unis et que discerne pourtant l’analyse : l’un est la jalousie des dieux, l’autre la notion même de l’ordre. Le premier de ces éléments, la jalousie des dieux, la plus ancienne théologie grecque l’a connu. Mais elle ne l’avait pas inventé : « les Indianistes, dit Tournier, nous signalent une antiquité plus reculée, antérieure à toute tradition européenne, et où la même erreur occupe déjà une place dans la mythologie ». D’où vient cette croyance à la jalousie des dieux ? « Elle semble contemporaine des premières plaintes de l’homme en lutte avec un sol ingrat, avec un ciel inclément que son imagination peuplait d’êtres corporels, capricieux et passionnés comme lui-même. » La plus ancienne pensée grecque adopta cette croyance ; mais elle l’a élaborée : ce qu’elle a fait, ce fut précisément de joindre à cette idée primitive et, en quelque manière, sauvage, une idée qui est le principe même de la civilisation, l’idée de l’ordre, en supposant que les dieux, jaloux d’affirmer leur suprématie, veillent à l’équilibre de l’univers. Leurs prérogatives se confondent ainsi avec leur sagesse. Voilà de la philosophie. Or, craignons de transformer en système philosophique une croyance et d’imposer une dialectique à ce qui est l’instinct d’un peuple. C’est la faute que l’on commet le plus souvent, en pareille matière ; mais Tournier ne l’a point commise.

Il a grand mérite à ne l’avoir pas commise : car il travaillait sur les œuvres des poètes et des philosophes, où l’« étrange superstition » prend évidemment le tour d’une doctrine. Avec beaucoup de finesse et de justesse, il y a démêlé ce qui est populaire et ce qui est savant. Il a distingué, dans l’histoire de Némésis, trois périodes. Celle des premiers temps, il l’appelle mythologique ; et il en indique les caractères : « l’imagination la plus riche, une extrême faiblesse d’abstraction, une quantité prodigieuse de fables, une égale disette de termes généraux ». Puis la religion de Némésis a été professée, interprétée, amendée par la théologie. Enfin, les métaphysiciens et logiciens l’ont modifiée en philosophie. Durant toute la première période, il ne s’agit pas d’une doctrine : ce sont des velléités ou des réflexes populaires que Tournier dut analyser. Et, plus tard, à l’époque des théologiens et même des philosophes, il ne faut pas se figurer que les croyants de Némésis soient devenus théologiens et philosophes. Dans un des plus attrayants chapitres de son livre, Tournier nous montre un adorateur de Némésis. Un homme pieux, et qui a sur ses lèvres ces formules fréquentes : « J’adore Némésis ; j’adore la Jalousie. » La piété de ce bonhomme n’est pas ce que nous entendons par la piété. Socrate n’a pas réussi à le convaincre que les dieux nous aiment ; et, à vrai dire, il n’aime pas les dieux. Mais il les redoute. Et il a de l’humilité. Sa grande affaire est d’engager les dieux à ne pas croire qu’il soit, avec eux en émulation. Il connaît depuis l’enfance l’aventure de Niobé, qui l’informe de ne jamais se prévaloir d’un avantage : il ne tire vanité de rien. Si la vanité le tente, il répète à lui-même : « Souviens-toi que tu es mortel » et « Rien n’est plus misérable que l’homme. » Si un ami le complimente, il se dépêche de répondre : « Attendez que je meure ; alors seulement vous pourrez juger si je fus heureux. » Il évite la joie, qui est une sorte d’orgueil ; il évite l’espérance, qui est une entreprise impertinente sur le projet des dieux ; même, il évite la plainte, qui suppose qu’on espérait quelque bonheur et qui ainsi est présomptueuse. Il craint la chance ; il la refuse, comptant qu’il devrait la payer cher. Et, s’il ne peut ou n’ose la refuser, il prend l’initiative du paiement : il se dépouille de quelque objet favori, afin que les dieux lui pardonnent leur bienfait. Il ne se mêle point des affaires publiques et fuit les honneurs, qui lui font peur. Il a peur aussi des honneurs que reçoit l’un de ses compatriotes ; et il est partisan de l’ostracisme, n’aimant point avoir pour compatriote, et pour voisin peut-être, un homme trop heureux. Il déteste la tyrannie, parce qu’elle donne aux dieux un rival. Et il blâme les orateurs qui célèbrent à l’envi la prospérité de la nation. Il murmure : « L’excès a perdu les Centaures, les Magnètes, Smyrne et Colophon ; il perdra notre république ! » Au logis, il a soin de maintenir l’obéissance, le calme et l’économie. Sa maison n’est pas une merveille : il entend n’être pas mieux logé que les dieux, qui ont, dans les campagnes, leurs temples très petits et pauvres. Sa table est frugale ; et il assure que la satiété fait plus de victimes que la faim. Son costume est extrêmement simple et cependant ne l’est point à l’excès, car l’excès de la simplicité vaut l’orgueil. Il a presque toujours la tête penchée, les regards abaissés ; et l’on dirait qu’il écoute les battements de son cœur ; il songe, il a sans cesse de menus problèmes de sagesse et de modestie à résoudre. Il surveille attentivement ses pensées : comme il sait que les dieux le guettent, il se guette lui-même et tâche de prévenir le jugement défavorable des dieux. C’est un maniaque ? C’en est un.

Mais la croyance de ce bonhomme, et qu’il mène à quelque absurdité, ne nous hâtons point de la mépriser. D’abord, elle contient de la douleur et, par-là, mérite la sympathie. Elle contient, en outre, l’essai d’une explication générale du monde. Et surtout, cette croyance, naïve chez ce bonhomme et peu raisonnable chez lui, nous la retrouvons dans l’œuvre des grands génies de la Grèce : elle est ainsi consacrée, Tournier l’a montrée dans Eschyle et dans Hérodote et non pas comme une opinion qui apparaît de temps à autre, mais comme le principe d’une poésie et d’une philosophie de l’histoire. Ses pages sur Eschyle sont inoubliables. Il s’est approché lentement de ce génie « monstrueux » et ne s’est que lentement familiarisé avec une pensée si extraordinaire. Ce fut l’idée de la Némésis qui, à la fin, la lui rendit claire. Et la tragédie des Perses, la voici. Elle est un rude enseignement. Elle célèbre la victoire de la Grèce ? Oui ; et elle est toute pleine de joie patriotique. Mais elle avertit la Grèce : « Eschyle voulait appeler l’attention des vainqueurs sur les étranges retours de la fortune et sur les desseins supérieurs qui en règlent les apparents caprices ; il voulait les mettre en garde contre un enivrement dont la défaite même de leurs ennemis révélait le péril ; il voulait leur inspirer la crainte de ces dieux jaloux qu’ils avaient eus pour protecteurs lorsqu’ils étaient faibles et modestes et qu’ils pouvaient s’aliéner à leur tour par l’orgueil joint à la puissance. » Or, la Grèce venait à peine de se délivrer : « Quelle démocratie, que celle où un peuple, à peine respirant d’un triomphe inespéré, souffre un si austère langage sur la scène consacrée à ses plaisirs ! » Le même enseignement, les Grecs avaient à le tirer du père de l’Histoire. Toute l’histoire d’Hérodote est l’exemple des vicissitudes humaines ; les siècles y sont apportés en témoignage des vérités qu’au début de l’ouvrage Solon formule : « La divinité n’est que jalousie et se plaît aux bouleversements, etc. » Les uns après les autres, des peuples se dressent, parviennent à l’hégémonie, et tombent. Les dominations succèdent aux dominations ; la folie succède à la folie : et, la longue histoire humaine, c’est toujours l’attente d’un peuple sage, qui évitera l’orgueil, les conséquences de l’orgueil, et qui vivra sous le gouvernement des dieux jaloux. Hérodote souhaite à l’Hellade ce privilège de durable raison-Mais, quoi ! la perfection même de la docilité ne risque-t-elle point d’éveiller la susceptibilité divine ? Et, en définitive, cette docilité dont la récompense est incertaine, Hérodote avoue qu’elle ne dispense pas les hommes et les peuples de subir leur destinée. Il a découvert, appliqué du moins à l’anecdote séculaire des nations, une loi de l’histoire, qui lui permet d’interpréter et de classer les événements et de montrer de l’ordre dans le désordre apparent : une loi de l’histoire si impérieuse et si étendue que l’histoire d’Hérodote a quelque analogie, sous ce rapport, avec l’histoire de Bossuet : mais il n’a pas dit que cette loi de l’histoire tendît au bonheur et au salut de l’humanité. Il croit au malheur inévitable de la condition humaine. Et, la pensée d’Hérodote, Tournier la caractérise mieux qu’on n’a fait, par ces mots si bien choisis, tremblants et pathétiques : « cette inquiétude religieuse qui avait égaré si haut la sagesse mélancolique d’Hérodote… » On nous a trop accoutumés à concevoir la pensée de la Grèce comme le miracle de la certitude accomplie et de la sérénité : l’angoisse y est, sous la domination de l’intelligence. On nous a trop accoutumés à nous figurer les Grecs familiers avec les dieux de leur Olympe et rassurés par l’air humain, si nettement défini, de leurs dieux. Hérodote, après avoir raconté l’une des catastrophes étonnantes qui sont le sujet de son histoire, ajoute : « Cet événement me paraît d’une nature tout à fait divine » ; et il entend : incompréhensible. Euripide, qui n’est plus un croyant, mais un philosophe, s’écrie : « Si les dieux commettent l’injustice, ils ne sont plus les dieux ! » C’est la négation de la véritable pensée grecque, laquelle attribue aux dieux l’injustice ou le contraire de ce que les hommes appellent la justice. Il y a, dans Homère, un personnage fabuleux qui a deux noms, l’un que lui donnent les hommes, l’autre que lui donnent les dieux. Les dieux ont leur, langage ; et, comme ils ont leur langage, ils ont leurs idées. Les dieux sont, pour les Grecs, le mystère : un insoluble mystère, et qu’il ne s’agit que d’entrevoir un peu du côté où il touche aux péripéties de le destinée humaine.

Tournier, dans tout son commentaire, insiste sur la différence des deux éléments qui composent la religion de Némésis : la jalousie des dieux et le sentiment de la mesure. La crainte des dieux jaloux, plus ancienne que la Grèce, s’y est développée aux époques les plus tourmentées. Sous Darius fils d’Hystaspe, Xerxès fils de Darius, Artaxerxès fils de Xerxès, trois générations durant, la Grèce eut, dit Hérodote, plus de maux à souffrir que durant vingt générations d’avant Darius : « Aussi n’est-il pas étonnant que l’île de Délos, jusqu’alors immobile, ait tremblé. » Aussi n’est-il pas étonnant que l’âme de la Grèce ait tremblé. En présence des plus terribles malheurs, elle a posé la question du mal dans le monde : et la croyance aux dieux jaloux était une réponse. Jamais l’histoire de la Grèce n’a été bien calme ; et en aucun temps la Grèce n’a pu se figurer qu’elle vivait en sûreté sous la bienveillance des dieux. Le prodige, c’est que, du trouble de son histoire et de sa farouche croyance aux dieux jaloux, elle ait tiré une « morale exquise », la morale de la mesure.

La mythologie grecque présente aux imaginations de nombreux emblèmes de la témérité punie : Tantale affamé devant sa nourriture, Sisyphe acharné à son vain effort, Tityus obstiné au martyre, les Danaïdes qui ne renoncent pas à leur entreprise insensée, Ixion attaché à la roue qui perpétuellement l’élève et qui l’abaisse ; et Prométhée, le symbole de la pire imprudence. La philosophie grecque a cet aphorisme : « ce qui n’a point de bornes, c’est du néant ». D’autres philosophies, au contraire, ont placé dans l’infini la réalité authentique. Les Grecs ne distinguent pas l’infini de l’indéfini. Une grâce de leur esprit leur a fait aimer les bornes que la sagacité de leur esprit leur a fait reconnaître ; et leur génie s’est épanoui dans un espace limité.

Tournier, qui le remarque, se demande si peut-être il n’y a pas « des idées tutélaires et unies par un lien si fort à la destinée comme au génie spécial de certains peuples qu’ils se sauvent en y restant fidèles et qu’ils se perdent en y contrevenant »… Et la réponse : « Telle fut peut-être, pour la nation grecque, l’idée de Némésis… Considérons seulement l’époque de Périclès, cet âge unique dans la vie du genre humain. Libre, Athènes résiste à la licence des factions : ennemie implacable de la tyrannie, elle se soumet volontairement à l’autorité d’un grand homme. L’idée de Némésis est alors à son apogée : tout la proclame ou s’en inspire, Par exemple, où trouverait-on un plus beau témoignage en faveur du précepte cher à la sévère déesse. Rien par-delà la mesure, que les ouvrages mêmes de Sophocle, de ce génie naturellement régie, soutenu constamment par un enthousiasme qui ne l’emporte jamais ? Étranger aux sublimes créations d’Eschyle, qui condamne l’excès plus qu’il ne le fuit dans son langage, l’atticisme était né, pour appliquer à l’art les maximes prescrites à la vie et demeurer le type éternel de la sagesse dans la conduite de l’imagination. » D’autres peuples ont bâti plus haut, plus large ; ils ont bâti les Pyramides, ils ont bâti les monuments de Ninive qui ont laissé des ruines imposantes ; ils ont rêvé la tour de Babel. Le Parthénon n’est pas grand. Puis, avec l’expédition de Sicile, commence la décadence de la Grèce, qui est prise d’ambition, dépasse la mesure et gaspille l’idée qui lui a ôté bonne et tutélaire.

La Grèce est le pays où la jeune humanité eut conscience de ses forces et des limites dans lesquelles ses forces accomplissent leur chef-d’œuvre de bonheur et de beauté. La Grèce a tourné le malheur de la destinée humaine à la merveille de l’atticisme : c’est la beauté sous la menace des dieux incompréhensibles.

L’auteur de Némésis et la jalousie des dieux épiloguait ainsi sur la Grèce, les dieux et la destinée, sur les conditions de la pensée, de l’art et de la vie. L’histoire lui montrait la particularité des époques ; la philosophie l’invitait à saisir aussi, dans les épisodes momentanés, les signes de l’éternité. Il avait trouvé un thème à longues et riches rêveries. Sa méditation lui ouvrait des horizons purs et qu’il savait joliment dessiner. Mais, son livre fait, et parfait, soudainement ce fut bel et bien fini. Soudainement, il s’accusa de frivolité, il entra en philologie. Il s’enferma dans ce couvent rigoureux.

Il est philologue déjà dans son beau livre, où nulle page, où nulle phrase ne manque de la référence d’un texte : et le texte a été méticuleusement examiné, discuté. Plus d’une fois, les notes indiquent le soin qu’avait Tournier de ne citer un passage qu’après en avoir contrôlé la valeur ancienne ; et il n’utilise pas la Théogonie sans alarme : c’est un poème où les interpolateurs ont beaucoup travaillé. Puis, très souvent, il hésite à croire que ses précautions suffisent. Entre la Grèce et nous, il y a des siècles ; et l’âme de la Grèce est une âme ensevelie, évanouie peut-être dans son antique sépulture, et qui défie la recherche de nos curiosités modernes. Tournier, en maints endroits de son livre, n’ose qu’à peine se hasarder : ne s’est-il pas engagé dans une recherche trop conjecturale ? Or, il avait, comme en son temps, une idée de la science qui réclamait l’incontestable vérité.

Les textes anciens nous sont parvenus, après de longues tribulations, par l’intermédiaire de copistes nombreux et généralement infidèles. Les copistes ignorants ont commis des bévues ; et les copistes malins ont commis des péchés ; bévues et péchés sont, restés dans le texte, qui tantôt, n’a plus de sens et tantôt n’a pas le sens que l’auteur lui donnait. Aucune tragédie de Sophocle, aucun poème de Pindare n’est arrivé jusqu’à nous tel que l’a composé Pindare ou Sophocle. Vous en étonnez-vous ? Comparez le texte de Racine dans l’édition que Racine a publiée et dans quelque réimpression d’aujourd’hui : comptez les différences. Et ensuite supposez que l’édition première ait disparu, ainsi que les éditions qui depuis lors ont peu à peu dénaturé le texte ; supposez, en outre, qu’au lieu d’être livré à nos habiles et loyaux imprimeurs, le texte, au cours des siècles, ait dépendu de la bêtise ou de la facétie de ces copistes, les uns qui ne comprenaient pas ce qu’ils écrivaient, et les autres qui succombaient à la tentation de collaborer sournoisement avec l’auteur : imaginez les dégâts. Une science est occupée à réparer les textes anciens : on l’appelle critique verbale. Tournier s’y dévoua.

Et si l’on dit que c’est dommage, il répondait : « Avant d’utiliser les textes, procurons-nous de bons textes et sans fautes ! » C’est la méthode. Seulement, la besogne est immense autant que délicate : et les textes ne seront pas corrigés, les philologues seront morts et l’univers ne sera plus que cendre. Il y a des siècles que les philologues ont commencé leur besogne. Et l’on aurait tort de croire qu’ils versent de l’eau dans le tonneau des Danaïdes : ils n’ont point offensé Némésis et, pour un crime, ne sont pas condamnés à un effort inutile. Leur zèle a donné de précieux résultats. Lisez le Sophocle de Tournier : les Sophocle de la Renaissance vous causeraient un cruel tourment. Mais sachez que vous lisez le Sophocle de Tournier : ce n’est pas celui d’un autre philologue ; et ce n’est pas non plus le Sophocle de Sophocle. Chaque philologue signe son auteur et le doit signer. L’incontestable vérité, nul philologue ne l’attrape. Hélas ! et Tournier s’était retiré de la littérature afin de ne pas demeurer dans les recherches « trop conjecturales » : les trouvailles des philologues, où triomphe leur ingéniosité, s’appellent des conjectures !

Voire, à l’époque où Tournier travaillait de son métier de philologue, la critique verbale était audacieuse : elle conjecturait, conjecturait, conjecturait ! Un incident survint qui l’avertit d’être mieux timide. L’on découvrit en Égypte un papyrus qui contenait un fragment du Phédon : papyrus très ancien, beaucoup plus ancien que les manuscrits jusqu’alors connus et contemporain, ou peu s’en faut, de Platon. Somme toute, il y avait bien des chances pour qu’un tel papyrus, antérieur aux bévues et aux péchés du grand nombre des copistes, offrît le texte le meilleur et, à peu de chose près, le texte original. Les philologues, avant de savoir le détail de ce qu’il donnerait, lui accordèrent la plus belle et décisive autorité. Or, le papyrus démentit assez rudement toutes leurs conjectures. La critique verbale est aujourd’hui prudente et conservatrice.

Tournier voyait des fautes partout. Ce fut au point que la lecture le chagrinait. Et, à la lettre, il ne pouvait plus lire !… Cependant, il avait préservé de sa critique et si l’on se permet d’ainsi parler, de sa docte fureur, deux poèmes, dans toute la littérature grecque, l’Iliade et l’Odyssée. Il avait eu soin de n’y pas toucher autrement que pour son plaisir : et c’était tout ce qu’il pût lire, on fait de grec, pour son plaisir, comme un frivole. Tout le reste, prose ou vers, le mettait au supplice. Il vint à délaisser les Grecs ; il essaya des Latins, des Français : et, dans Virgile et dans Racine, les fautes qu’il voyait le fâchaient : plus encore, celles qu’il soupçonnait. Et il disait, riant avec amertume : « Bientôt, je ne lirai plus le journal : c’est plein de fautes ! »

Il riait, et ne riait pas. Sa manie de philologue était, poussée au paroxysme, — et il en amusait aussi sa douleur, — une belle passion religieuse et dévouée, l’amour des idées et des mots que le génie des hommes a combinés pour renseignement des hommes et leur consolation, le sentiment du péril qui menace tout ce qui est humain, le sentiment de la dégradation lente et pire que la mort, le désir de sauver ce qui doit survivre et de le conserver, contre la dure loi du temps, intact.

Les torts de la philologie, ses méprises, ne la sauraient discréditer. On la dénigre maintenant. On la dénigre au nom de la littérature. C’est mal : les amis des lettres n’ont pas le droit d’être les ennemis de la philologie.

D’ailleurs, il faut l’avouer, ce sont les philologues qui ont commencé la querelle, par ce dédain qu’ils affichaient à l’égard de la littérature. Et Tournier qui ne tolère plus qu’on lui parle de Némésis et la jalousie des dieux, qui se repent d’avoir été littérateur et sacrifie à la seule philologie son talent de philosophe et d’historien, de poète et de moraliste, est l’un de ces dédaigneux. À la vérité, la littérature a besoin de la philologie : l’auteur de Némésis et la jalousie des dieux était philologue. Mais la philologie a besoin de la littérature : et l’éditeur de Sophocle dut à son goût littéraire ses conjectures les meilleures. Sans la philologie, la littérature est hasardeuse ; sans la littérature, la philologie est stérile. L’une et l’autre se réunissent facilement, comme les réunissaient les humanistes de chez nous, autrefois. 1

Ce qui a défait l’humanisme, chez nous, c’est une fausse idée de la science : une idée rude et arrogante. La littérature n’est pas un objet de science, étant un art, et destiné aux plaisirs, aux jeux de l’âme. Peut-être aussi la science a-t-elle à souffrir de l’idée rude et arrogante que certains savants préconisent. Elle cherche la vérité, mais par les chemins de l’erreur. Et, quant à la littérature, moins pressée encore, elle s’attarde volontiers sur de tels chemins, où les pharisiens la vilipendent.

IV. L’affaire Shakespeare2 §

Les érudits sont, le plus souvent, des gens discrets, secrets, et qui trouvent de jolies choses, peu importantes. Ils s’amusent beaucoup ; dans une solitude et un silence agréable. On leur reproche de ne pas appeler grand monde à leurs plaisirs. C’est un reproche que ne mérite pas du tout M. Abel Lefranc. Dès qu’il eut découvert que le théâtre de Shakespeare n’était, pas de Shakespeare, mais de William Stanley, sixième comte de Derby, on l’a su : tambours et trompettes l’ont annoncé. Puis il a publié ses deux volumes, qui sont extrêmement pétulants et criards, les deux volumes de sa découverte.

M. Lefranc s’est figuré que la suppression de Shakespeare et son vif remplacement par le sixième comte de Derby, travail énergique de M. Lefranc, consacrait la victoire de nos alliés anglais et la nôtre. « J’écris cette dernière page, — dit-il en son avant-propos, — le jour où s’affirme la Victoire du Droit et de l’éternelle Justice qui va commencer une ère nouvelle pour l’humanité, victoire dont notre patrie bien-aimée et ses admirables Alliés recueilleront une gloire impérissable. Le sang de nos héroïques enfants n’aura pas coulé en vain… » Il croit, et ne le cache pas, que ses « pages pourront servir à attester, — par les résultats qu’elles apportent, — la fraternité d’âmes de deux grands peuples, — unis à jamais, — pour leurs glorieuses et communes destinées », etc. Pourquoi ? C’est qu’avant d’écrire le théâtre de Shakespeare William Stanley a voyagé dans notre pays ; en outre, un de ses descendants est ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris. Les personnes qui se réjouissaient de la victoire et applaudissaient à l’amitié franco-anglaise, tout en croyant que Shakespeare était l’auteur de son théâtre, seraient un peu étonnées de l’ardeur et de l’exubérance que montre le savant professeur : elles sont averties maintenant. Du reste, M. Lefranc les méprise, ou les mépriserait, si elles continuaient de fermer les yeux à la lumière d’une vérité qui l’éblouit. Et l’on remarquera que l’éblouissement n’est pas une excellente condition pour voir clair et juste. Ébloui, l’inventeur de William Stanley ne distingue, entre les partisans de William Shakespeare que des ignorants ou des fols, tout dépourvus de bonne foi ou de bon sens. Mais il s’adresse, avec une assurance gaie, à tous lecteurs « dont le jugement n’est pas obscurci par une foi qui ne connaît ni les nuances ni le raisonnement ». Il résume l’opinion d’autrui ; et il ajoute : « Il me semble impossible que quiconque professe les règles élémentaires du raisonnement puisse admettre de pareilles assertions. » Ou encore : « C’est une simple absurdité. » Il s’abandonne, d’une façon naïve et attrayante, à la satisfaction de soutenir une opinion d’avant-garde ; et il flétrit la « science patentée ». Cependant, il affiche sur la couverture de son ouvrage sa patente de professeur au Collège de France ; et, après avoir dit que Molière avait une belle écriture, il met en note : « Il est peut être utile de faire remarquer que nous avons étudié Molière pendant quatre années au Collège de France. » Fort d’une telle recommandation, tout ce qu’il écrit et qui n’est pas toujours évident, il l’affirme, il le jure. On lui voudrait un peu d’incertitude, quelquefois. Il n’en a aucune ; et il ne tolère pas la vôtre. Il vous malmène et il vous tarabuste. Pourtant le doute est scientifique, à certains égards.

Il y a bien du peut-être, dans son discours. Il dit que William Stanley « put » voisiner avec le poète Spenser, et fréquenta « probablement » la cour d’assez bonne heure, et qu’il eut « peut-être » un secret dans sa vie, et que sa curiosité d’esprit « dut » se déployer de tous côtés, et qu’il « put » se trouver en relation avec tel personnage qui eut un rôle considérable dans la littérature dramatique de l’époque, etc. : autant de faits qui servent à la démonstration. Mais toutes ces possibilités aboutissent à une conclusion catégorique. Bref, le peut-être est dans les faits : on le voudrait dans la conclusion. Les faits auraient, sans nul inconvénient, plus de rigueur.

Voici l’argumentation, les thèses de M. Lefranc. D’abord, les œuvres qu’on attribue à Shakespeare « ne peuvent en aucune manière » être de lui. Ensuite, l’auteur de ces œuvres était « selon toute évidence » un membre de l’aristocratie anglaise, lequel a voulu rester caché. Enfin, ce membre de l’aristocratie anglaise s’appelait William Stanley, sixième comte de Derby, né en 1561, mort en 1642.

Pourquoi Shakespeare ne peut-il pas avoir écrit les œuvres dites de Shakespeare ? Mais parce que c’était, ce Shakespeare, un ignorant, un homme grossier, fils d’un boucher, boucher lui-même et puis valet d’acteurs. On répondrait à M. Lefranc : non, ce Shakespeare n’était pas un ignorant, et si grossier, puisqu’il a composé ce théâtre fameux et beau. Pareillement, certains critiques autrefois démontraient que le vieil Homère n’avait pas écrit l’Iliade et l’Odyssée, pour la raison qu’à son époque l’écriture n’existait pas. On leur répondit : mais si, l’écriture existait, puisque Homère a écrit l’Iliade et l’Odyssée. Et c’est la vérité, l’indiscutable vérité.

Pour nier si gaillardement que Shakespeare ait pu écrire son théâtre, il faudrait connaître à merveille cet homme, sa vie et son personnage. On ne connaît pas à merveille, et même on ne connaît que très peu, cet homme, sa vie et son personnage. M. Lefranc, tout comme un autre, est bien forcé de l’avouer. Il écrit : « … Shakespeare, dont la vie morale et intellectuelle nous échappe totalement. Depuis les années de son enfance et de sa jeunesse jusqu’à son énigmatique retraite à Stratford, cet aspect de son existence… » autant dire, son existence… «  ne présente en effet qu’un mystère absolu. Nous ne connaissons, do sa carrière, que certains faits matériels, tous vulgaires et souvent peu favorables… » Eh ! bien, alors, ne dites pas, si vous ne le connaissez pas, qu’il était incapable d’écrire son théâtre. Les renseignements que vous avez ne suffiraient pas à lui faire attribuer son théâtre, si l’on ne savait que son théâtre fût de lui, comme on le sait par le témoignage de ses contemporains ; mais ils ne suffisent pas à démontrer que son théâtre n’est pas de lui, quand il a signé son théâtre, sans que nul de ses contemporains l’ait accusé d’imposture. Les renseignements sont nuls, vous le dites vous-même.

Car vous le dites, et vous le répétez. Sur la jeunesse et l’éducation de Shakespeare, « il n’existe pas un mot, pas le plus petit texte… Aucun renseignement avant celui que fournit Rowe, qui est postérieur de près de cent ans à la mort du poète… Sur toute la formation de Shakespeare, pas un seul indice, pas la plus mince conjecture plausible ». Mais alors, qu’est-ce que vous nous racontez ?… L’ignorance où l’on est, touchant la vie et le personnage de Shakespeare, M. Lefranc l’utilise pour se railler des critiques de l’autre bord, crédules à Shakespeare et qui, avec si peu de documents, vous composent des vies de Shakespeare et l’étude de sa pensée : notons qu’attribuant à ce poète l’œuvre que M. Lefranc lui refuse, ils trouvent dans cette œuvre ce dont ils ont besoin. Supprimant l’œuvre, lui, M. Lefranc, n’a plus que ces pauvres petits documents qui font pitié. Et le voilà bien dépourvu ? Pas du tout ! Voyez-le. Nous ne savons quasi rien de Shakespeare : conséquemment, toutes les hypothèses sont permises. Par exemple, M. Lefranc souhaite d’affirmer que la famille de Derby « fut mêlée, et de près, aux productions sorties de la plume de Shakespeare », ou attribuées à « l’homme de Stratford ». Prouvez-le donc : « C’est là une affirmation absolument légitime et qui, pour n’avoir jamais été formulée, n’en a pas moins pour elle toutes les vraisemblances, surtout en présence de ce fait que nous ne possédons pas le plus petit indice sur les circonstances dans lesquelles Shakespeare commença à écrire. » On dit que Shakespeare a mené la vie d’un acteur ambulant : « S’il a mené la vie d’acteur ambulant, mouvementée et continue qu’on nous représente, avec ses déplacements perpétuels, il n’a pu composer le théâtre si vaste qui lui est attribué. » N’est-ce pas ? Et M. Lefranc vient d’écrire : « Sa vie de comédien nous demeure à peu près entièrement inconnue. » Alors ne cherchez pas un argument, ne cherchez rien, dans ce qui vous est à peu près entièrement inconnu : vous n’y trouverez rien ; vous n’y trouverez que votre affirmation, mais une fois que vous l’y aurez mise. Quelquefois, M. Lefranc ne se rappelle pas que l’on ignore la vie et le personnage du « Stratfordien » ; et, après avoir dit tout ce que l’œuvre de Shakespeare lui révèle, il ajoute : « Rien de tout cela ne concorde avec la personnalité, ni avec le caractère de Shakespeare, tels que les données biographiques permettent de les concevoir. » Il y a, dans l’œuvre dite de Shakespeare, une série de drames historiques. Or, si l’on emprunte à l’histoire des sujets dramatiques, c’est que l’on aime le passé, remarque M. Lefranc. Shakespeare, aimer le passé ; Shakespeare ? Vous n’y songez pas ! « Rien ne nous fait apercevoir chez lui, ni ses antécédents, ni son éducation, ni ses relations, ni ses occupations, une curiosité de ce genre : rien ne la fait entrevoir… Mais si : son théâtre ? Son théâtre n’est pas de lui !… « La plus simple réflexion psychologique nous incite, au contraire, à discerner un contraste profond entre tous les faits connus de sa vie et cette contemplation passionnée et clairvoyante du passé de l’Angleterre. » Eh ! vous le connaissez donc, l’« homme de Stratford » ?

M. Lefranc le connaît assez pour le dénigrer. Ce Shakespeare, c’est un garçon qui avait un camarade nommé Burbage. Et ce Burbage était un acteur de la même troupe, et qui jouait Richard III. Une bourgeoise vint à raffoler de Burbage et, avant de rentrer chez elle, invita Burbage à la rejoindre sous le nom de Richard III. Shakespeare, ayant surpris ce manège, devança son ami ; et il goûtait la compagnie de la bourgeoise, quand un laquais annonça que Richard III était à la porte et priait qu’on voulût bien le recevoir, Shakespeare fit répondre que « William le conquérant passait avant Richard III ». Cela prouve que Shakespeare était au fait de la chronologie. Mais cela fâche M. Lefranc : « Voilà, dit-il ou s’écrie-t-il, tout ce que nous apprenons du caractère de Shakespeare : un tour digne de Falstaff ou de Panurge, joué à un camarade et vieux compagnon ! Assurément, nous ne souhaitons pas remplir ici l’office de censeur des mœurs ; mais quel art, dans cette double tromperie ! Quelle conception peu élevée de la dignité personnelle ! Après cela, relisons Hamlet, et Mesure pour mesure, et la Tempête, etc. : nous croirons rêver. Et, si l’on songe à tant de passages émouvants de ces pièces comme aussi d’autres œuvres encore, ce n’est ni le nom de Falstaff ni celui de Panurge qui paraîtront convenir dans la circonstance, mais plutôt celui de Tartuffe. » Pauvre Shakespeare, le voilà bien arrangé ! Burbage, par bonheur, ne lui en voulut pas : c’est M. Lefranc qui se met en colère… Il y a une lettre de Mme de Sévigné, où l’on voit Racine occupé à des « diableries » d’amour et de cabaret : là-dessus, concluons que les chœurs d’Esther ne sont pas de lui !…

Il paraît que le « Stratfordien » ne badinait pas sur le recouvrement de ses créances. Il poursuivait ses débiteurs ; il a poursuivi John Addenbrocke, pour une dette de six livres : John Addenbrocke, son compatriote ! Et Thomas Horneby, son voisin, son vieux camarade, il le fit emprisonner. Cela fâche M. Lefranc : « Oh ! l’admirable teneur de livres ; quelle vigilance méticuleuse et inexorable !… » Ce que Shakespeare a fait à ces infortunés Addenbrocke et Horneby, M. Lefranc le pardonnerait à « un homme d’affaires endurci et sans entrailles », à un « usurier de profession » : mais il n’admet pas que ce méchant soit l’auteur d’Othello ou d’Hamlet. Et, Shakespeare, qu’il vous traitait de Falstaff, de Panurge et de Tartuffe, il vous le traite de Shylock : ce méchant n’a-t-il pas « frappé son voisin dans sa chair », — le voisin de Shakespeare, dans la chair du voisin, — « en le faisant incarcérer, sans lui permettre de se libérer par le travail » ? Jamais M. Lefranc ne se laissera dire qu’un pareil homme ait écrit le monologue de Portia, dans le Marchand de Venise, où la clémence est comparée à la douce pluie tombant sur la plaine, deux fois bénie et qui bénit celui qui la donne et celui qui la reçoit… Il y a un livre d’Edmond Biré, où l’on voit un Victor Hugo très attentif à ses petits comptes ; mais Edmond Biré consent que Victor Hugo ait écrit : « Donnez, riches ! l’aumône est sœur de la prière… »

On a des portraits de Shakespeare. L’un deux, M. Lefranc l’a vu ; mais il préfère n’en rien dire. Il en rit encore : et, quand on pense que ce fut là l’auteur d’Hamlet !… Un autre, M. Lefranc le donne, dans son livre, et l’appelle une « face de bois, véritable masque d’acteur, sans vie ni sentiment, d’une banalité et d’une platitude désespérantes ». Il nous invite à regarder « la forme du front bombé, les cheveux et la manière dont ils sont plantés, la bouche, la moustache, les joues d’une courbe si banale, etc… cette figure inexpressive et d’une régularité si médiocre » : oh ! le vilain !… Mais on peut aussi facilement le trouver très beau, avec ce front monumental, avec ces yeux extraordinaires, etc. Le mieux est de constater que ce portrait, qui date de 1623 et qui est de sept années postérieur à la mort de Shakespeare, n’a pas du tout la valeur d’un document. M. Lefranc soupçonne, ou paraît soupçonner, que ce n’est là qu’un « masque d’acteur », un visage de convention. Mais alors, autant vaudrait n’en pas faire état ? Néanmoins, M. Lefranc compare ce vilain Shakespeare au superbe William Stanley, dont la physionomie « donne l’impression de la force, de l’équilibre et d’une rare intelligence », dont le regard est « empreint de pénétration ». N’insistons pas !

Et Shakespeare avait une mauvaise écriture. Stendhal aussi : mais on n’a pas dessein de prétendre qu’avec une si mauvaise écriture Stendhal n’a pu composer la Chartreuse de Parme. Tandis que William Stanley, sixième comte de Derby, avait « l’une des plus belles et, des plus élégantes écritures qui se puissent rencontrer ». Il y a une Société de graphologie de France. M. Lefranc communiqua au président de cette Société la « graphie » de William Stanley. Le président fut dans l’admiration. Le président disait, — et M. Lefranc notait passionnément l’oracle : — « Superbe type d’écriture. Assimilation. Caractère accentué. Grande valeur intellectuelle. Personnalité très élevée… » etc. Cela dure toute une page. Et, si le président n’a pas dit que ce fût là certainement l’écriture d’un homme qui faisait du théâtre sous le nom de Shakespeare, c’est au moins ce que M. Lefranc nous prie de croire. M. Lefranc n’a pas montré, semble-t-il, au président l’écriture de Shakespeare, ou ce qui reste de son écriture, un petit nombre de signatures, « six pauvres signatures ». C’est dommage ! Mais enfin ces pauvres signatures révèlent à M. Lefranc « une main si médiocre et si inexperte » que « le procès sera vite jugé », comme il l’avoue. « Manque d’habileté et d’élégance, gaucherie, incertitude du trait, variation constante de la forme des lettres, sans parler des changements d’orthographe et d’abréviation qui se présentent à un jour d’intervalle » : et ce maladroit serait l’auteur d’Othello et d’Hamlet ? Vous voyez bien que l’auteur d’Othello et d’Hamlet, c’est William, non pas Shakespeare, mais Stanley, si beau et qui avait une si belle main !

Bref, un ancien garçon boucher, qui savait tout juste écrire son nom, qui l’écrivait mal, qui était fort laid probablement, qui recouvrait avec avidité ses créances, qui chapardait à son ami Burbage une bourgeoise obligeante : voilà Shakespeare ; il n’a donc pu écrire le sublime théâtre que lui attribue la tradition, l’absurde et rabâcheuse tradition…

Ce qui étonne, c’est que les contemporains s’y soient trompés. Ce qui étonne, c’est que les camarades de Shakespeare, ses rivaux, ses ennemis, et qui avaient Shakespeare sous les yeux, n’aient » aucunement aperçu la médiocrité de Shakespeare et l’ignorance et la grossièreté qui le rendaient incapable d’être l’auteur de son œuvre. Car ils n’en ont pas soufflé mot. Quel aveuglement, ou quelle discrétion !

Cependant, il y a un texte de Robert Greene, un vieux poète mécontent et qui détestait le succès du jeune Shakespeare. Sur le point de mourir, et il est mort le 3 septembre 1592, Robert Greene s’adresse à trois de ses compagnons, victimes avec lui de l’auteur à, la mode, et les conjure de se méfier, de se venger : « Il y a, leur dit-il, un parvenu, corbeau paré de nos plumes, qui, avec son cœur de tigre sous une peau d’acteur, se croit aussi habile à gonfler un vers blanc que le meilleur d’entre vous. Il est devenu une sorte de Johannes factotum et, dans son opinion, il est l’unique Shake-scene (secoue-scène) du pays. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Demandons-le à M. Lefranc, qui nous le dira tout de go : « À prendre ce témoignage tel qu’il s’offre à nous, il est avéré que l’un des bons écrivains du temps, s’adressant à trois de ses confrères, de non moindre valeur, accuse formellement William Shakespeare de n’être qu’un parvenu cynique, un acteur au cœur de tigre, plagiaire éhonté, factotum sans scrupule, à la solde de qui veut l’employer, bref une manière de laquais. » Doucement ! Un « parvenu cynique » ? Un parvenu, et cynique, si vous voulez. Un « acteur au cœur de tigre » : ce n’est pas notre affaire. « Plagiaire éhonté » : plagiaire de qui ? de Robert Greene et de ses amis. Est-ce vrai ? dites-le-nous. Mais vous ne nous le direz pas : car il faudrait alors accuser do plagiat votre cher William Stanley. « Factotum sans scrupule… » C’est amusant de voir M. Lefranc qui, aux injures de Robert Greene, ajoute encore : et « sans scrupule », et « à la solde de qui veut l’employer », et « une manière de laquais » ; Robert Greene se tenait mieux. Quant à ce mot de factotum, Greene l’emploie pour désigner un agité, auteur, acteur, et qui fait tout et qui se croit capable de tout faire. M. Lefranc ne perdra point ce mot. Bientôt, il nous montrera Shakespeare « habile factotum… intermédiaire entre les acteurs, les théâtres, le public » et le sixième comte de Derby ; lequel se servait de Shakespeare « comme d’un factotum, d’un intermédiaire, ou simplement d’un prête-nom ». Mais Robert Greene n’a rien dit de ce genre ; et, ce qu’a dit Robert Greene, un jour de mauvaise humeur, on ne saurait sans abus le tourner ainsi. Relisez Robert Greene : il ne doute pas un instant que Shakespeare ne soit l’auteur de ce nouveau théâtre, si gênant pour les vieux auteurs ; s’il en doutait, il le dirait ! Que reste-t-il de ce très rude témoignage ? Que Robert Greene exécrait Shakespeare : tant pis ! Que Robert Greene croyait Shakespeare l’auteur du théâtre shakespearien : c’est un fait. « Il n’est pas possible, s’écrie M. Lefranc, que le futur auteur d’Hamlet, d’Othello et du Marchand de Venise ait été présenté de la sorte à ses contemporains. » Mais pourquoi donc ? Votre ingénieuse candeur ignore les phénomènes de l’envie.

En 1598, Francis Meres, théologien d’Oxford, publia une Dissertation sur nos poètes anglais comparés avec les poètes grecs, latins et italiens, où il louait ainsi Shakespeare : « Les muses parleraient le beau style affilé de Shakespeare, si elles pouvaient parler anglais. » La même année, Richard Barnfield, un poète, écrivait : « Toi, Shakespeare, toi dont l’inspiration coule comme le miel et, en charmant l’univers, attire vers toi les louanges, … tu vivras toujours ; le corps peut mourir, mais la renommée ne meurt pas… » Ben Jonson a connu Shakespeare ; et M. Lefranc déclare « énigmatiques » leurs relations amicales : mais enfin Ben Jonson a connu Shakespeare. Et il l’a célébré.

En somme, les contemporains de Shakespeare, qui ont pu le voir et qui l’ont vu, n’ont pas vu cet ignorant ce grossier personnage, si laid, sachant à peine écrire ; ils ne l’ont pas dit incapable d’avoir écrit son théâtre. Et M. Lefranc, qui ne cesse de constater que les documents relatifs à Shakespeare sont nuls ou à peu près nuls, affirme et jure, — et, si vous n’êtes pas de son avis, il craint que vous n’ayez perdu la tête ! — que l’œuvre dite de Shakespeare « ne peut en aucune manière avoir été composée par ce personnage » ! Il y a là beaucoup d’entrain, peu de critique, une intrépidité singulière et dangereuse.

Shakespeare serait le prête-nom de William Stanley. Le sixième comte de Derby, un grand seigneur, aimait le théâtre. Mais il n’avait pas envie de passer pour un auteur. Il a dissimulé son génie, avec tant de soin que, parmi ses contemporains, aucun n’a découvert la noble fraude. Il avait choisi son prête-nom !… Or voyez l’imprudence incroyable, s’il a choisi pour prête-nom, pour titulaire de son génie, un homme de rien, sans éducation, sans lettres, un grossier garçon boucher, valet d’acteurs et qui savait tout juste recouvrer ses créances, voler à ses amis leurs bonnes fortunes et griffonner « Shaksper. Shakp ou Shakspere » au bas d’un acte. Si le nommé William Shaksper, de Stratford-sur-Avon, n’eût pas été vraisemblablement capable d’écrire ce théâtre shakspearien, William Stanley n’aurait pas eu la folie de s’adresser à lui. De sorte que votre portrait de Shakespeare n’est pas vrai : et toute votre thèse dépend de ce portrait ; et toute votre thèse dégringole, n’étant appuyée sur rien, que sur la plus extravagante conjecture.

D’ailleurs, M. Lefranc ne paraît pas avoir bien résolument décidé si le sixième comte de Derby était si jaloux de cacher son grand génie. Quelquefois, c’est un tel secret que seuls de très malins conspirateurs l’ont un peu découvert. Une autre fois, l’inventeur de William Stanley se demande si le noble comte n’a pas jugé à propos « de prendre comme prête-nom quelqu’un qui ne fût pas susceptible d’avoir composé l’œuvre » : ainsi la vergogneuse, mais demeurée coquette, voile son visage d’une étoffe transparente ou le couvre de ses doigts écartés. M. Lefranc, lorsque l’évidence le touche, veut qu’elle ait touché tout le monde. Il imagine qu’au temps de Shakespeare le public et les gens de lettres avaient deviné, en ce valet d’acteurs, le courtier, le prête-nom. Puis Shakespeare n’a pas eu beaucoup d’ennuis avec la censure. Les Sonnets, qui offrent de si « brûlantes et voluptueuses » descriptions, l’évêque de Cantorbéry ne les a pas condamnés : pourquoi ? et la réponse : « Ce que l’évêque de Cantorbéry ne pouvait guère accorder à un simple acteur d’une troupe de comédiens publics devenait beaucoup plus aisé quand il s’agissait d’un scholar appartenant à l’une des plus grandes familles d’Angleterre. » On dirait que M. Lefranc plaisante : il ne plaisante pas. Et puis, dans la Tempête, il y a de la magie et de la sorcellerie. Précisément, le roi d’Angleterre était ennemi de la sorcellerie et de la magie. Donc, jamais Shakespeare n’aurait pu faire jouer la Tempête : « Sa situation ne lui eut pas permis de heurter de front les convictions qui dominaient alors dans les milieux officiels et que les préjugés généraux aussi bien que l’autorité du roi rendaient toutes-puissantes. » Mais, avec le sixième comte de Derby, tout s’arrange : « Appartenant aux milieux dirigeants, chef d’une des plus grandes familles d’Angleterre, ami personnel du roi, il était loisible au comte de Derby d’imposer cette œuvre et de briser les résistances et les critiques qu’elle devait fatalement susciter. » M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, dans Hamlet, le Danemark est insulté : « Il y a, dit-on, quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ! » Femme de Jacques Ier, la reine Anne était une princesse d’origine danoise. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakespeare eût aisément traité ainsi la patrie de la reine ? Mais le sixième comte de Derby, ami personnel du roi, vous déclarait, sans difficulté, pourrie cette même patrie de la reine : M. Lefranc ne plaisante pas. Et puis, la Lucrèce de Shakespeare est dédiée au comte de Southampton : dédicace très familière. Et vous croyez qu’un simple acteur nommé Shakespeare se fût adressé familièrement à ce comte de Southampton ? Mais non ! la dédicace et le poème sont de William Stanley ; et la familiarité du sixième comte de Derby n’est pas surprenante.

Ce qui est surprenant, c’est que, pour écrire en vieil ami au comte de Southampton, le comte de Derby prenne le nom d’un vil acteur ; et que, pour avoir le droit d’insulter la patrie de la reine, il s’autorise du nom d’un vil acteur ; et que la censure, si obligeante au grand seigneur, accepte que ledit grand seigneur ne signe pas de son noble nom qui arrange tout ; et que ¡’opinion publique tolère un éloge de la magie et de la sorcellerie, parce que cet éloge est l’œuvre d’un grand seigneur, et sans même le savoir !

Dans les Joyeuses Commères de Windsor, il y a « des allusions au chapitre de la Jarretière et aux cérémonies de la réception des nouveaux chevaliers ». En d’autres termes, — et tout différents — la comédie des Joyeuses Commères de Windsor est « le remerciement d’un chevalier nouveau promu », Or, le sixième comte de Derby reçut la jarretière en 1601 : c’est justement l’année ou l’on crut jadis que fut donnée la comédie des Joyeuses Commères. On ne le croit plus : M. Le franc le croit encore afin de placer à la même année le cadeau et le remerciement. Et, son remerciement, le nouveau chevalier de la Jarretière le signe du nom d’un rustre !… Dans le Songe d’une nuit d’été, il y a un « hommage rendu à Élisabeth », qui, « venant d’un acteur tel que Shakespeare, eût été d’une audace absolument invraisemblable, sous la forme où nous le rencontrons ». Venant du comte de Derby, c’est à merveille : mais, si le comte de Derby signe « Shakespeare », l’hommage reste invraisemblablement audacieux.

Ou bien il faut admettre que « Shakespeare » était, pour le noble comte, un « pseudonyme », — ainsi que M. Lefranc le dit une fois, — et un pseudonyme auquel personne, à la cour et dans le public, ne se trompait. Et alors, vous qui ne concevez pas qu’on ait si peu de renseignements relatifs à William Shakespeare, auteur d’un si prodigieux théâtre, et qui partez de là pour refuser à William Shakespeare son théâtre, comment imaginez-vous que William Stanley soit resté dans l’ombre ? Tout le monde le savait l’auteur de ce théâtre : et personne ne l’a dit ! On n’a pas dit grand-chose de Shakespeare ; mais on a dit au moins qu’il était l’auteur de son théâtre : de William Stanley, rien.

Rien ? réplique M. Lefranc. « D’une lettre qui fait partie des papiers d’État de la reine Élisabeth, nous apprenons que le comte de Derby était, en juin 1599, uniquement occupé à écrire des pièces pour des comédiens professionnels. » Le 30 juin 1599, un certain George Fenner écrivait à peu près la même chose à deux amis. George Fenner était un agent politique ; les catholiques anglais fomentaient un complot, cherchaient soigneusement des affidés, comptaient un peu sur le sixième comte de Derby : impossible, car le sixième comte de Derby ne s’occupe que de théâtre. Voilà ce qu’a trouvé M. Lefranc pour démontrer que William Stanley est l’auteur du théâtre shakespearien. C’est, en quelque manière, un témoignage. Mais, en faveur de Shakespeare, les témoignages sont meilleurs : ils lui attribuent les pièces dites de Shakespeare. Quant au comte de Derby, l’on nous apprend que, l’année 1599, pendant l’été, il écrit des pièces pour des comédiens professionnels : c’est tout ce qu’on nous apprend. Quelles pièces ? Nous ne le savons pas. Et quels comédiens ? Nous ne le savons pas davantage. Si seulement George Fenner avait eu ; l’obligeance d’écrire à ses deux amis : « Pour William Shakespeare et ses compagnons », tout irait bien. Mais il n’a pas eu d’obligeance. Or, la troupe de comédiens ? laquelle appartenait William Shakespeare a eu pour patron quelque temps Ferdinando Stanley, cinquième comte de Derby, le frère aîné de William Stanley. Le 16 avril 1594, Ferdinando Stanley meurt, probablement empoisonné. Voire, le bruit courut que l’empoisonneur était William Stanley : et, parce que Shakespeare a peut-être chapardé une bourgeoise complaisante a son ami Burbage, vous lui refusez son théâtre : mais, si William Stanley a peut-être empoisonné sur frère, vous lui donnez le théâtre de Shakespeare ?… Toujours est-il qu’après la mort de Ferdinando, la troupe à laquelle appartenait Shakespeare passa sous le patronage de la veuve. Et puis elle passa sous le patronage de Henry Carey, lord Hunsdon. Et rien, absolument rien ne nous invite à supposer que William Stanley ait conservé aucunes relations avec les comédiens que protégeait son fière. Tout au contraire, nous le voyons, dès le 15 septembre 1504, accorder son patronage à une autre compagnie de comédiens. Bref, les comédiens du comte de Derby, c’est une troupe à laquelle n’appartenait pas Shakespeare. Alors, quelle raison pouvons-nous avoir de supposer que les comédiens pour lesquels William Stanley se divertissait à écrire des pièces, au mois de juin 1599, c’étaient précisément Shakespeare et ses compagnons ? Quelle raison de supposer que, ces pièces de William Stanley, c’était le théâtre de Shakespeare ?

De William Stanley, que savons-nous ? Très peu de chose. Il avait voyagé. M. Lefranc veut qu’il ait séjourné à la cour de Navarre ; et M. Lefranc l’affirme et ne le prouve pas : mais il faut avoir séjourné à la cour de Navarre, en sa jeunesse, pour écrire Peines d’amour perdues. William Stanley aimait la musique : et même il a composé une pavane ; et il y a, dans le théâtre de Shakespeare, de belles choses sur la musique, etc.

L’on serait content d’imaginer que M. Lefranc, professeur au Collège de France et l’auteur de bons travaux relatifs à notre histoire littéraire, ne fût pour rien dans les deux volumes qui viennent de paraître sous le nom de M. Lefranc, comme le théâtre de William Stanley, sixième comte de Derby, parut sous le nom de Shakespeare. La même aventure, si désagréable pour William Shakespeare, serait avantageuse à M. Lefranc. Mais renonçons pareillement à l’une et l’autre hypothèses : les deux signatures, l’une qui étonne M. Lefranc, l’autre qui nous chagrine, ont tous les caractères de l’authenticité.

V. La véritable Manon Lescaut3 §

Il y a, dans la Louisiane, auprès du lac Pontchartrain, le tombeau de Manon. Mais il y a ainsi, par le monde, les tombeaux de maintes héroïnes poétiques et filles de l’imagination, cénotaphes de souvenirs ; et le tombeau de Manon ne prouve pas que cette folle ait existé. Dans le roman, c’est le chevalier des Grieux qui l’enterre : « Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à creuser ; mais j’en tirais moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours, dans le sein de la terre, ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. » Il paraît que c’est impossible. À l’époque de Manon Lescaut, les alentours de la Nouvelle-Orléans, vers le lac Pontchartrain, n’étaient qu’un vaste marécage, non pas un terrain sablonneux ; et, — dit M. Chinard, l’auteur de l’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au xviie et au xviiie siècle, — « des Grieux, loin d’avoir bien de la peine à creuser la fosse de la pauvre Manon, aurait beaucoup eu de mal lui-même à ne pas disparaître englouti dans le marais ». L’abbé Prévost n’avait pas voyagé dans la Louisiane. Et c’est ainsi que, racontant l’arrivée de des Grieux et de Manon, après leur navigation de deux mois, il écrit : « Nous n’avions pas découvert la ville ; elle est cachée de ce côté-là par une petite colline… » Mais il n’y a point de colline auprès de la Nouvelle-Orléans. Cependant l’abbé Prévost, ou du moins « l’homme de qualité » qui a reçu les confidences de des Grieux, prétend qu’il a rédigé cette histoire tout de suite après l’avoir entendue, de sorte que « rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration… Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui ». Or, ni le sable ni la petite colline aux alentours de la Nouvelle-Orléans ne sont d’un homme qui a vu ce pays.

Les conteurs ont toujours eu des prétentions à être véridiques. Homère déjà, n’ayant pas de documents à citer, feint de consulter la muse ; et, quand la muse lui a soufflé que les Achéens avaient trois cents vaisseaux : « Les Achéens, dit-il, avaient trois cents vaisseaux… » Un tel hommage rendu à la vérité par l’audacieuse fantaisie est un signe d’humilité : la plus heureuse imagination se défie d’elle-même et ne croit pas inventer rien qui touche l’esprit et le cœur des hommes et des femmes autant que la très simple et anodine vérité. Le moindre hâbleur le sait à merveille ; les poètes le savent aussi.

Au surplus, ce ne sont pas les serments de l’abbé Prévost qui nous garantissent l’authenticité de Manon, du chevalier des Grieux et de leurs aventures. Mais il y a, dans cette histoire ignoble et charmante, une vivante réalité dont le prestige est impérieux… Les chercheurs se sont ingéniés à retrouver, dans la poussière du passé, la véritable Manon, le véritable des Grieux, tous les personnages du roman, le roman lui-même. Ces recherches sont agréables. Si elles n’aboutissent généralement à nulle certitude, elles révèlent pourtant les bribes d’une vérité autour de laquelle est née la fiction. Si Manon n’est pas un portrait, une copie, et si, comme je n’en doute guère, on se dupe à rechercher le modèle de Manon, du moins l’abbé Prévost n’a-t-il point tiré de son rêve tout seul cette vivante. Minerve qui sort du cerveau de Jupiter atteste que Jupiter est un dieu. Les romanciers ni les poètes ne sont dieux. Il leur faut le contact de la réalité. Ils n’inventent pas de toutes pièces. Leurs créations suivent une gésine. Et enfin, si nous ne découvrons pas la véritable Manon, toute la vérité que nous aurons cherchée se réunissant sur la feinte Manon, celle-ci n’en sera pas moins un mensonge.

Premièrement, on a cru identifier Tiberge. Un certain abbé Louis Tiberge, abbé d’Andrès et qui mourut le 9 octobre 1730, avait rédigé le séminaire des Missions jusqu’en 1722. L’abbaye d’Andrès est dans le canton de Guînes, non loin de Boulogne-sur-Mer ; et, comme Hesdin, la patrie de l’abbé Prévost n’est pas loin non plus de Boulogne, on peut supposer que les deux abbés se connurent. On peut supposer aussi que le supérieur des Missions étrangères eut à s’occuper de la Louisiane : seulement, on ne sait pas qu’il y fût allé. En 1765, parut un Nouveau dictionnaire historique ou l’histoire abrégée, etc., par une société de gens de lettres ; et ces gens de lettres disent, à l’article de Louis Tiberge : « C’est ce pieux ecclésiastique qui joue un rôle si touchant dans le roman des amours de chevalier des Grieux. » Voilà Tiberge, conclut M. Anatole de Montaiglon. Mais, en définitive, ces gens de lettres qui, trente-quatre ans après la publication de Manon Lescaut, trente-cinq ans après la mort de Louis Tiberge affirment que l’abbé Louis Tiberge est le Tiberge du roman, s’ils l’affirment, c’est qu’il leur plaît de l’affirmer. Qu’en savent-ils ? C’est le nom pareil qui les invite à lancer cette conjecture ; et c’est leur imprudence qui leur fait transformer cette conjecture en un renseignement valable. Or, l’aventure du chevalier des Grieux, on doit, — nous le verrons, — la placer aux années 1719 ou 1720. Des Grieux a dix-sept ou dix-huit ans alors : il est né vers 1703. Et il dit que son très cher ami Tiberge a trois ans de plus que lui. Donc, le Tiberge du roman serait né vers 1700. Mais l’abbé Louis Tiberge, s’il a cessé en 1722 d’être supérieur des Missions, il faudrait qu’il eût été supérieur des Missions à vingt ans ! Non, l’abbé Louis Tiberge n’est pas le Tiberge de Manon Lescaut ; et il n’y a, dans Manon, que le nom de ce pieux ecclésiastique prêté à un tout autre personnage.

Des Grieux ?… Eh ! bien, ce ne sont pas les des Grieux qui manquent. M. V. Schroeder, l’auteur d’une étude assez attentive sur L’abbé Prévost, sa vie, ses romans, note l’existence d’un Charles des Grieux, écuyer, chevalier de Saint-Louis, mort le 25 mars 1723 et inhumé à Montreuil-sur-Mer, à quatre ou cinq lieues d’Hesdin : l’auteur de Manon put le connaître. Mais ce Charles des Grieux, chevalier de Saint-Louis et lieutenant de carabiniers, serait né le 23 août 1709. Il est mort chevalier de Saint-Louis et lieutenant de carabiniers dans sa quatorzième année. L’une des deux dates est fausse. Si Charles des Grieux est né en 1709, il était par trop jeune, en 1719 ou 1720, pour être l’amant de Manon. S’il est mort en 1723, ce n’est pas lui assurément qui, revenu de la Louisiane après sa déplorable aventure, a eu le temps de gagner ce grade aux carabiniers et la croix de Saint-Louis. Un Charles-Alexandre de Grieu appartenait à la commanderie de Saint-Maulvis en 1741 : c’est tout ce que nous savons de lui ; ce n’est rien. Il y a encore un des Grieux qu’un historien de la Louisiane, M. Alcée Fortier, mentionne pour avoir commandé un navire, le Comte de Toulouse. Et ce navire est allé à la Louisiane. Mais il y est allé, sous la conduite de ce des Grieux, en 1743. Et, en 1713, le des Grieux du roman n’avait que dix ou onze ans et ne commandai ! Pas et n’a jamais commandé un navire. En somme, voilà trois des Grieux : nous n’avons pas retrouvé le des Grieux de Manon.

Un beau livre vient de paraître, Histoire de la fondation de la Nouvelle-Orléans, par le baron Marc de Villiers. L’histoire du chevalier des Grieux n’y est qu’un petit épisode. Mais l’auteur annonce « la véritable Manon » ; puis il écrit : « La découverte, dans les archives des ministères de la Marine et des Colonies, de plusieurs documents inédits nous permet d’identifier quatre personnages de Manon Lescaut. » Ces personnages, ce sont l’aumônier de la Nouvelle-Orléans, le gouverneur de la Louisiane… L’aumônier, dans Manon, ne fait que passer. Il vient dire à des Grieux que le gouverneur s’oppose nettement au mariage de des Grieux et destine au jeune Synnelet Mlle Manon : des Grieux le met à la porte ; et voilà tout. M. le baron Marc de Villiers identifie cet aumônier de la Nouvelle-Orléans avec l’abbé Le Maire, missionnaire, curé de l’île Dauphine. Le gouverneur de la Louisiane a, dans Manon, plus d’influence. C’est un brave homme ; et, d’abord, il fait bon accueil à ces deux exilés, les reçoit, les invite à dîner, leur prépare un logement, procure à des Grieux un emploi et, de toutes manières, agit avec politesse, amitié même. Soudainement, il devient une espèce de tigre, voire un tigre « féroce et cruel ». Ce tigre a un neveu, le jeune Synnelet, pour lequel il « se damnerait mille fois ». Synnelet s’étant épris de Manon, le gouverneur entend que Manon se sépare de des Grieux et devienne l’épouse de Synnelet. Ce gouverneur, dit M. le baron Marc de Villiers, c’est La Mothe-Cadillac. Seulement, La Mothe-Cadillac n’avait point de neveu : et la tendresse du gouverneur pour Synnelet, c’est toute l’originalité du personnage. La Mothe-Cadillac avait un fils ; mais l’histoire ne dit pas que La Mothe-Cadillac le fils se soit épris d’aucune Manon. La Mothe-Cadillac a, dans l’histoire, un caractère assez marqué. Il s’intitulait : « Sauvage, né Français, ou plutôt Gascon. » D’ailleurs, il détestait la colonie dont il était le gouverneur : « Méchant pays, méchantes gens ! » disait-il ; et il se moquait de ce faux « paradis terrestre » où il avait vu trois poiriers sauvageons, trois pommiers de même, un prunier de trois pieds de haut, trente pieds de vigne avec neuf grappes de raisin, tous les grains pourris ou secs. Le gouverneur qui est dans Manon ne ressemble aucunement à celui-là. M. le baron Marc de Villiers, en appelant La Mothe-Cadillac le gouverneur de la Louisiane dans Manon, veut dire qu’à l’époque où arrivèrent des Grieux et Manon, le gouverneur de la Louisiane était, à n’en pas douter, La Mothe-Cadillac. Mais il se trompe. La Mothe-Cadillac avait été nommé gouverneur en 1712 ; il fut révoqué en 1716. Des Grieux et Manon débarquent à la Nouvelle-Orléans : en 1716, il n’y avait pas de Nouvelle-Orléans. Le gouverneur de la Louisiane dans Manon, c’est donc le successeur de La Mothe-Cadillac. Mais on peut être sûr que l’abbé Prévost n’a jamais su le nom de ce gouverneur, ni le nom de l’aumônier.

Les doux autres personnages que M. le baron Mare de Villiers identifie nous intéressent davantage : c’est le chevalier des Grieux et Manon. Là-dessus, il n’hésite pas : le « héros de l’abbé Prévost » s’appelait Avril de La Varenne ; et il était né le 11 novembre 1685 à Angers. L’idée est bonne, de ne point chercher le héros de Manon parmi les des Grieux : sans doute, l’auteur de Manon, s’il a raconté l’histoire d’un malheureux jeune homme, l’a-t-il au moins dissimulé sous un nom d’emprunt. C’est une précaution qu’avait lui-même prise Avril de La Varenne. Il s’appelait exactement René du Tremblier. Mais son père était seigneur de La Varenne ; et sa mère était née Magdelaine Avril : avant d’aller à sa triste aventure, il se composa, du nom de sa mère et d’un titre de son père, le nom d’Avril de La Varenne, an nom de guerre ou de colonie. M. le baron Marc de Villiers a retrouvé aux archives de Maine-et-Loire l’acte de baptême du garçon qu’il ne craint pas d’appeler « le héros de l’abbé Prévost ». Comme le nom de des Grieux n’était pas rare dans le Boulonnais, pays de l’abbé Prévost, l’auteur de Manon choisit d’appeler Avril de La Varenne des Grieux. Et Manon ? Quand elle arriva dans la Louisiane, elle se faisait appeler Froget ; puis elle se fit appeler Quantin : mais son état civil a disparu.

Avril de La Varenne et la fille Froget s’embarquèrent à Nantes, sur la Dauphine, le 6 mars 1715. La Dauphine est une flûte de faible tonnage, à destination de Biloxi. L’aventure d’Avril de La Varenne et de la fille Froget, nous la connaîtrons par une lettre de La Mothe-Cadillac, en date du 2 janvier 1716 : « Il est venu ici un jeune homme de condition appelé Avril de La Varenne, qui est d’Angers, lequel a amené une femme qu’on dit avoir été mariée, et qui l’est peut-être encore, ayant laissé trois enfants en France. Elle a d’abord pris le nom de Froget, et à présent de Quantin, se disant mariée au dit sieur de La Varenne… Cependant on a su par plusieurs endroits que cela était faux, que c’est une femme de mauvaise vie qui, ayant été chassée d’Angers, s’était retirée à Nantes… » À Nantes, elle fut mise en prison, sur la demande de l’évêque d’Angers. Un sieur Raujon, qui se rendait, à la Louisiane, la fit évader, la fit admettre sur la Dauphine. C’est « une scandaleuse, qui avait séduit le sieur de La Varenne, ce qui causait un grand déplaisir à sa parenté ». Une fois arrivé à la Louisiane, le faux ménage se sépare : Avril de La Varenne part pour les Illinois, où Raujon l’a chargé d’une affaire ; et la fille Froget devient employée de Raujon, qui tient le magasin de M. Crozat. De mauvais bruits courent sur les relations de la Froget et de Raujon. M. le curé de l’île Dauphine recueille ces bruits et les colporte. La fille Froget présente une requête en réparation d’honneur, comme si l’honneur de la fille Froget n’était pas irréparable. « Elle se dit épouse dudit sieur de La Varenne ; et cependant elle convient qu’ils sont passés dans ce pays dans la confiance qu’ils ont eue qu’on les marierait, ce qui prouve bien qu’elle ne l’a jamais été avec le sieur de La Varenne… » La querelle s’envenima. Quand il revint des Illinois, Avril de La Varenne porta plainte, lui aussi : « Il est gentilhomme et son épouse est demoiselle ; il a été capitaine dans le régiment de Champagne, où il a servi douze ans ; il n’est passé dans ce pays-là que pour éviter des chagrins que sa famille lui aurait pu faire parce qu’il s’est marié clandestinement et qu’il n’était pas majeur… » On n’était majeur qu’à trente ans pour les mariages… « Il le sera dans deux mois ; il comptait pour lors se remarier dans les formes en ce pays-là ; mais les missionnaires étant prévenus contre lui, et voulant repasser en France, il demande que le gouvernement ne lui en refuse pas la permission… » Le gouvernement répondit : « On ne peut empêcher cet homme de rentrer en France avec sa femme… » Ainsi, le gouvernement reconnaissait le mariage du sieur Avril de La Varenne et de la demoiselle Froget ou Quantin, qui, à ce qui semble, quittèrent bientôt la Louisiane.

Voilà, en très fidèle résumé, toute l’histoire de René du Tremblier, dit Avril de La Varenne, que M. le baron Marc de Villiers appelle « le héros de l’abbé Prévost », et de la Froget ou Quantin, que M. le baron Marc de Villiers appelle « la véritable Manon ». Quelle déception !

Les dates ne vont pas à merveille. Avril de La Varenne et sa compagne sont partis de France quatre ou cinq ans trop tôt : en 1715 ! il fallait partir en 1719 ou en 1720. Mais, dira-t-on, qu’importe ?… C’est qu’en 1715, la Nouvelle-Orléans, où vont des Grieux et Manon, n’existait pas !… Mais, s’ils vont à Biloxi, au lieu d’aller à la Nouvelle-Orléans, qu’importe ? Et, pareillement, ce n’est pas grave, si l’abbé Prévost fit embarquer ses amoureux au Havre, et non point à Nantes ?… Ce n’est pas grave. Seulement, la déportation des « filles de joie » en Louisiane a commencé en 1719, pendant l’été ; on a renoncé à ce rude et périlleux moyen de colonisation l’année suivante. C’est pour cela que je disais qu’il faut que l’histoire de des Grieux et de Manon Lescaut, si vous la voulez authentique, soit de 1719 ou de 1720. Faute de quoi, plus de déportation. Et, si vous supprimez la déportation, si Manon n’est plus envoyée de force en Louisiane et si des Grieux n’est point poussé par son amour à suivre dans un exil infâme cette pauvre fille perdue, toute l’histoire se défait, ou n’est qu’une autre histoire, moins pathétique, moins touchante, celle d’Avril de La Varenne et de sa Froget ou Quantin, qui n’étaient pas forcés de partir. Avril de La Varenne quitte Angers et la France pour éviter les chagrins que lui ferait peut-être sa famille : il emmène la « scandaleuse » qui l’a séduit. Quelle analogie voyez-vous entre ce voyage incommode et l’abominable châtiment que Manon subit, que des Grieux a le cœur de partager avec elle ?

Avril de La Varenne a trente ans ; il a servi douze ans ; il a été capitaine dans le régiment de Champagne. Des Grieux, pour qu’on lui pardonne ou qu’on ait le goût de le plaindre, il faut qu’il ait dix-sept ans, qu’il soit tout neuf à l’existence qui se jette à lui et qui le surmonte. Et Manon » si elle n’est pas « encore moins âgée » que lui, va nous dégoûter à l’excès. Une vieille Froget ou Quantin. Qui « a laissé trois enfants en France », ce n’est point Manon ! Des Grieux et Manon, si dégradés, peuvent dire : « L’amour et la jeunesse avaient causés tous nos désordres ! » et, s’ils paraissent peu naïfs, après la folie et la souffrance : « L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge : elle fit sur nous le même effet que les années. » L’amour et la jeunesse… Eh ! bien, Avril de La Varenne et Froget ne sont plus assez jeunes. Quant à leur amour, il ne les empêche pas d’aller chacun de son côté, dès qu’ils sont descendus à Biloxi. Tandis qu’Avril de La Varenne s’est complaisamment laissé envoyer aux Illinois, Froget vit dans l’intimité de Raujon : et, qu’elle soit Froget ou Quantin, toujours est-il qu’on l’appelle Mme Raujon. C’est Raujon qui l’a fait évader de la prison de Nantes ; c’est Raujon qui, à Biloxi, la protège ; c’est Raujon qui ne la quitte pas et multiplie les « assiduités » autour d’elle. Raujon, qui était le représentant de Crozat, concessionnaire de la Louisiane à cette époque, avait là-bas une situation quasi officielle ; et il était marié. Tout se passe, remarquons-le, comme si Raujon, l’amant de Froget ou Quantin, dissimulait sa liaison grâce à la complaisance de La Varenne et comme si ce bel arrangement datait de Nantes. Qu’il en soit ainsi, — je le crois, — ou qu’il en soit différemment, l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget ne ressemble pas du tout à l’aventure de des Grieux et de Manon Lescaut.

Il y a pourtant cette analogie, cette analogie seulement : le mariage supposé d’Avril de La Varenne et de Froget. Semblablement, des Grieux et Manon, sur le bateau qui les mène du Havre à la Nouvelle-Orléans, se disent mariés. Voilà tout ce qu’aurait fourni à l’auteur de Manon Lescaut l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget. L’auteur de Manon Lescaut sut-il cette aventure ? Mais oui, répond M. le baron Marc de Villiers : l’abbé Tiberge et le chevalier des Grieux durent la lui raconter. Mettons que le des Grieux qui commanda en 1713 le Comte de Toulouse fût un chevalier des Grieux en effet. Il faut supposer qu’en 1715 ou 1716, il commandait encore le Comte de Toulouse et que, sur ce navire ou quelque autre navire, il fit encore le voyage de Louisiane : et l’on n’en sait rien. Il faut supposer qu’en 1715 ou en 1716 l’abbé Louis Tiberge fit le voyage de Louisiane : et l’on n’en sait rien. Il faut supposer que l’abbé Prévost connaissait l’abbé Louis Tiberge et le chevalier des Grieux : et l’on n’en sait rien. Il faut supposer bien des choses qu’on ne sait pas. Et, tout cela supposé, ce que l’abbé Prévost recueille d’un récit, l’on dirait, miraculeusement sauvé de l’oubli après tant d’années, ce n’est qu’un incident menu, de très petite importance, un détail de son roman, détail qu’il lui était facile d’inventer et à l’invention duquel le portait le cours naturel de son roman. Voici des Grieux et Manon embarqués ; Manon, de même que les autres « filles de joie » qu’on mène en Louisiane, sera en butte aux insultes et agaceries des matelots et passagers peu recommandables. Des Grieux, qui a tant fait que de partir avec elle, pour l’amour d’elle, veut la préserver ; il n’a qu’un moyen de se déclarer son défenseur et de la garder : c’est de se dire son mari. Pour imaginer ce mensonge, il n’a pas besoin de savoir qu’en 1715 Avril de La Varenne et la fille Froget ou Quantin montrèrent un faux billet de mariage ; ou, plus exactement, un billet de mariage secret, irrégulier peut-être et que néanmoins le gouvernement considéra comme valable, en définitive. Car, même réduite à l’incident du mariage, l’aventure de des Grieux et de Manon ne ressemble guère à l’aventure d’Avril de La Varenne et de Froget. Des Grieux n’est pas Avril de La Varenne ; et Manon n’est pas Froget ou Quantin.

La réalité de Manon Lescaut me paraît beaucoup mieux attestée par les recherches et les trouvailles de M. Pierre Heinrich, lequel ne prétendait pas découvrir la véritable Manon, le véritable des Grieux, mais a réuni dans sa brochure L’abbé Prévost et la Louisiane, étude sur la valeur historique de Manon Lescaut, divers documents relatifs à la déportation des « filles de joie » durant les années 1719 et 1720. Ces documents nous montrent des épisodes pareils à maintes scènes de Manon. Le Journal de la Régence, de Buvat, nous fait assister au défilé des charrettes qui emportent les filles et « demoiselles de moyenne vertu », par les rues de Paris., les faubourgs et les villages. Il y a des effrontées qui chantent « comme sans souci », et qui interpellent les passants, n’épargnent même pas les petits collets et, apercevant leurs amants parmi les badauds, les invitent « à les accompagner dans leur voyage au Mississipy ». Et il y a les malheureuses qui pleurent de honte, qui essayent de se cacher. Elles sont parées de rubans, de fontanges, les unes et les autres, et ont leur coquetterie toute salie. L’abbé Prévost dut rencontrer de ces convois. Les départs se faisaient du Havre, le plus souvent, comme dans Manon. Les convois passaient évidemment par le bourg de Pacy-sur-Eure, à quatre lieues d’Évreux. C’est là que l’« homme de qualité » voit des Grieux et Manon. L’abbé Prévost connaissait Évreux et les environs : il fut prédicateur à Évreux, en 1725. Les charrettes des filles étaient encadrées d’archers en armes ; et quelquefois les galants accompagnaient longtemps les filles, se querellant avec les archers : et le dossier de Pierrette Picard, dans les archives de la Bastille, relate l’enlèvement de Pierrette. Une poignée de gardes du corps, gens analogues à Lescaut, le frère de Marion, surent s’emparer de cette fille en dépit des archers. Le galant de Pierrette, avec plus de chance que des Grieux, avait réussi l’entreprise où échoue l’amant de Manon. Certaines de ces filles n’étaient pas d’abominables gourgandines ; et, dans la foule des meurtrières, voleuses et créatures dégoutantes, l’on aperçoit une petite dévergondée, sans doute élégante, une Manon. Sa mère est une dame noble. Cette petite de Neufchèze a quitté la maison paternelle, a « suivi » un jeune homme, a couru la province avec lui. On l’a mise au couvent, par trois fois : et trois fois, elle s’est sauvée. Elle échoue dans un lieu suspect. Mme de Neufchèze écrit au lieutenant de police, le supplie d’enfermer à l’hôpital cette déraisonnable et puis de l’envoyer à « Micicipy ». Manon, ce n’est pas sa mère qui l’envoie à Mississipi : c’est le père de son amant, l’honnête M. des Grieux.

Et Manon, ce n’est pas la petite de Neufchèze, ce n’est pas Pierrette Picard, ce n’est pas une autre. Mais l’aventure de Manon se déroule dans une réalité, j’allais dire, dans un paysage vrai qu’observa l’auteur de Manon Lescaut.

La véritable Manon, ne la cherchons pas au milieu des papiers d’archives. Elle n’est pas là, pas plus que ses restes ne sont auprès du lac Pontchartrain, sous le tertre dit le tombeau de Manon. La véritable Manon, c’est dans le cœur de l’abbé Prévost qu’elle a vécu et puis est morte.

Les analogies de des Grieux et de l’abbé Prévost sont évidentes. La vie de l’abbé Prévost, quel roman, tout plein de désordre ! Et il a écrit, dans Le Pour et Contre : « la passion violente qui rend la raison inutile… » Cette passion violente, « n’étant pas capable d’étouffer entièrement dans le cœur les sentiments de la vertu, empêche de la pratiquer… » Il aime la vertu. Et des Grieux, après avoir causé avec Tiberge : « La piété se mêla dans mes considérations. Je mènerai une vie sainte et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour… » Il se forme un projet de vie paisible et solitaire : « Une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin ; une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée… » Sage retraite, et la pratique habituelle du bien, le bon sens !… « Mais à la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait quelque chose encore et que, pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon. » Des Grieux rêve ainsi de s’amender ; et les souvenirs de la volupté l’environnent. L’abbé Prévost, ce n’est pas dans un de ses romans, c’est dans une lettre à son frère, et parlant pour soi, qu’il écrit : « Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrais capable, si je perdais un moment de vue la grande règle, ou même si je regardais avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit et qui n’auraient encore que trop de force pour me séduire quoiqu’elles soient à demi-effacées… » Et il écrit : « Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur, quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse ; et qu’il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! » Un homme qui a cette sensibilité-là, ce goût de sa faiblesse, et qui a des velléités édifiantes, mais que tente la douceur de se laisser vaincre » un tel homme n’a pas besoin qu’on lui raconte les défaites d’un Avril de La Varenne pour composer le personnage du chevalier des Grieux. Mais il ne renonce pas à l’honneur, à la fierté, en dépit de ses déchéances. Un publiciste, Lenglet-Dufresnoy, sous le nom de Gordon de Percel, le dénigre, le traite d’un de ces « personnages qui ont la simplicité de se laisser attraper par des filles ». Il répond à ses ennemis : « S’ils en veulent à mes faiblesses, je leur passe condamnation ; et ils me trouveront toujours prêt à renouveler l’aveu que j’ai déjà fait… S’ils prétendent décrier mon caractère, je défie la calomnie la plus envenimée de faire impression sur les personnes de bon sens dont j’ai l’honneur d’être connu. » Des Grieux, parlant à son père, ou à Tiberge, ou au directeur de la prison de Saint-Lazare, a de pareils sursauts : il admet que l’amour l’a rendu trop fidèle et tendre et qu’il a cédé aux désirs d’une maîtresse trop charmante : « Voilà mes crimes ; en voyez-vous là qui vous déshonore ? » Et il réclame, pour, son caractère, l’estime et l’admiration. Quand il a fait bien des folies, l’abbé Prévost retourne au couvent. Des Grieux, séparé de Manon, très volontiers entre au séminaire. Et il se sauve du séminaire avec le même entrain qu’avait soudain l’abbé Prévost pour quitter les Jésuites ou les Bénédictins. Sans cesse à court d’argent, des Grieux s’en procure, et vite : l’abbé Prévost n’était pas plus maladroit. Ces deux langoureux, et dociles à leur langueur, ont de l’entregent, du courage, une extrême vivacité d’allure et une étourderie active.

Manon, l’abbé Prévost l’a rencontrée. Il l’a aimée. Je ne sais pas si elle s’appelait Manon. Je ne sais pas si elle était blonde ou brune, si elle avait les yeux bleus ou noirs ; et nous ne savons pas la couleur des cheveux et des yeux de Manon que des Grieux aima ; ce renseignement nous est inutile. Mais elle était l’une ou l’autre, gentille, avisée, caressante, l’une de ces petites comme il y en a dans tous les temps, je ne dis pas dans tous les pays ; et, de son temps, elle avait la grâce enjouée, la frivolité ravissante. Elle était un joli animal que son instinct conduit ; elle était aussi la contemporaine d’une élégance accomplie et que des siècles de vie française avaient rendue exquise. Elle aimait des Grieux, et le plaisir bien davantage. Elle n’était pas méchante ; mais, si elle avait été méchante, elle n’eût rien imaginé de plus féroce que le supplice qu’elle inflige à son amant, l’« homme de qualité » qui l’a vue et qui a su ses vilenies se perd à méditer sur « le caractère incompréhensible » des femmes. La comprenez-vous, Manon ? Ce n’est pas des Grieux ou l’abbé Prévost qui vous l’expliqueront. Car ils racontent ses infidélités, ses fautes abjectes et vulgaires, — si vulgaires qu’on aurait tort de chercher laborieusement où l’auteur de Manon Lescaut les a trouvées, — sa cruauté insouciante ; et ils l’appellent « ce que la terre avait porté de plus aimable et de plus parfait ». Il y a, pour qu’on l’aime, « la douceur de ses regards il y a son espièglerie amusante et câline ; il y a, dans les pires moments, son léger sourire et « un air charmant de tristesse ». Elle est charmante, elle est aimable et parfaite. C’est pour cela qu’on l’aime ; ou plutôt c’est parce qu’on l’aime à la folie qu’elle est cela ou le paraît. Tant d’éloges, toute sa conduite les a démentis, jusqu’à ce jour, si proche de sa mort, où la douleur la mène à être moins distraite. Incompréhensible, Manon ? Sans des Grieux, incompréhensible, oui ! Mais elle a en lui tous ses attraits. Et je disais que, Manon, c’était dans le cœur de des Grieux ou de l’abbé Prévost pareils qu’elle vivait et puis mourait. Les anecdotes de prison, de tromperie, de perfidie naturelle au point de sembler une sorte d’innocence, et le malheur, et la déportation, c’est l’aventure de bien d’autres,

Ces anecdotes, ce n’est pas elle. Et elle, son aventure c’est d’avoir été si aimée. La véritable Manon, l’ardente rêverie d’un fol et qui écrivait bien l’a créée.

VI. Une philosophie de l’histoire4 §

Jules Lemaître dit, à la première page de son Fénelon : « Lorsque j’étudiais Jean-Jacques Rousseau, il y avait deux hommes auxquels ses écrits me faisaient continuellement penser : Fénelon et Chateaubriand. Et je pressentais que les trois ensemble, Fénelon, Jean-Jacques et René, formaient, malgré toutes leurs différences, comme une dynastie spirituelle, une dynastie de rêveurs, d’inquiets et d’inventeurs. » Puis il raconte la jeunesse de Fénelon. Cette analogie de Fénelon, de Rousseau et de Chateaubriand ne l’a pas longtemps retenu. Il l’avait aperçue ; mais il ne s’y est point arrêté. Plus exactement, l’ayant aperçue, il ne l’oublie pas ; et, comme elle lui est sensible, son lecteur aussi la sentira. Ce qu’il a éludé, c’est la démonstration de cette analogie. En général, Jules Lemaître s’abstient de la démonstration, soit qu’il la trouvât, comme il l’avoue, trop difficile à son gré, soit qu’elle lui parût, ce qu’elle est, trop facile : car il avait l’esprit merveilleusement ingénieux et doué d’une adresse à laquelle aucun théorème ne résiste. Alors, la dialectique, pour lui être si aisée, ne l’amusait pas beaucoup. Puis il avait le goût de l’exactitude qui le rendait un peu timide à l’égard d’une rude affirmation : c’est ce qui l’a fait prendre, quelquefois, pour un sceptique.

L’analogie de Fénelon et de Rousseau, l’influence de Fénelon sur Rousseau, est le sujet, l’un des sujets, enfin le sujet principal de deux volumes importants que vient de publier M. Ernest Seillière, Madame Guyon et Fénelon, précurseurs de J.-J. Rousseau et le Péril mystique dans l’inspiration des démocraties contemporaines, Rousseau visionnaire et révélateur. Quant à l’auteur du Fénelon que je disais, M. Seillière lui fait un reproche : « Lemaître, qui, à l’exemple de Michelet, mais avec moins de brutalité que celui-ci, cherchait volontiers dans les passions de l’amour le ressort de tous les événements de l’histoire… » Il n’est pas juste, à mon avis, de prétendre que Lemaître cherchait dans les passions de l’amour le ressort de tous les événements de l’histoire : car Lemaître ne cherchait pas le ressort de tous les événements de l’histoire : une telle ambition l’eût alarmé… Donc, Lemaître a écrit, « pour caractériser les relations de la comtesse avec son directeur », les relations de Mme Guyon avec Fénelon, « qu’évidemment elle l’aimait ». Et M. Seillière : « Interprétation trop fruste d’un sentiment beaucoup plus complexe ! » Trop fruste ou, autant dire, trop simple. Mais Lemaître ne s’est pas contenté de croire qu’« elle l’aimait » ; il écrit : « La vérité, c’est qu’ils se sont aimés, d’une amitié mystique, sous des formes très spéciales et très pures… » Et il consacre plusieurs pages, délicates et douces, à l’analyse d’une tendresse toute mêlée de religion. Il dit de Fénelon : « Oh ! non, il n’était pas simple. C’était une âme de désir et d’angoisse. Dépris de ses rêves héroïques de jeunesse, déçu ensuite dans son apostolat à l’intérieur, rejeté à la direction des âmes de femmes, il cherchait, quoi ? la sainteté, sans doute. » Ce n’est pas là, comme le donnerait à entendre M. Seillière, ramener à une élémentaire histoire d’amour la liaison spirituelle de la comtesse et de son directeur. Mais, si l’on nous invite à supposer, dans une si étrange aventure, un certain fondes d’amour, on nous aide à la comprendre. Comment faire, autrement ? Cette amitié mystique a un tel langage et a de telles manifestations si extravagantes qu’elle nous échappe et nous reste inintelligible, si nous n’avons pas soin de l’imaginer un peu sur le modèle d’un sentiment qui nous soit connu, quitte à indiquer bientôt les nuances qui cette fois rendaient ce sentiment très singulier, qui le dégageaient de tout ce qu’il est d’habitude, le compliquaient et le purifiaient aussi, et lui laissaient pourtant son caractère essentiel. L’interprétation de M. Seillière, la voici : « À notre avis, Mme Guyon trouvait en son conseiller illustre un appui, d’ordre affectif, qui lui permît d’atténuer quelque peu l’anarchie dont souffrait sa propre affectivité, désagrégée par la névrose. » Cette formule paraît, à la première lecture, assez incommode. Mais enfin, si, avec son « affectivité désagrégée par la névrose », cette espèce de folle trouvait en Fénelon ce conseiller « d’ordre affectif », elle l’aimait ; et la formule de M. Seillière ajoute à la constatation du sentiment le motif, ou l’un des motifs du sentiment : cette folle avait besoin d’un moins fou qu’elle, et complaisant à sa folie, capable néanmoins de lui gouverner sa folie. Du reste, M. Seillière a très bien montré, dans le détail, et avec la plus heureuse justesse, comment Fénelon « rationalise » ou rend plus raisonnable, ou moins déraisonnable, la pensée de Mme Guyon.

Les formules de M. Seillière ont d’abord quelque chose qui déroule : c’est un langage dont il faut avoir la clef. M. Seillière est un philosophe ; il a un système, et très original, très étendu, qui embrasse le temps et l’espace. Comme cet ample système, dit « la philosophie de l’impérialisme », s’est déjà révélé par maints volumes d’un vif intérêt, l’auteur le tient pour admis et demande à son lecteur un effort de mémoire, qui d’ailleurs est celui qu’on fait si l’on vient à relire un chapitre de Kant ou un corollaire de Spinoza.

Il y a, au début d’un de ses ouvrages, Mysticisme et domination, le meilleur résumé de cette philosophie de l’impérialisme, en sept propositions, que je voudrais résumer à mon tour.

1º L’impérialisme, c’est, à peu près ce que Nietzsche appelle « volonté de puissance » ; restons chez nous : c’est à peu près ce que La Rochefoucauld appelle « désir du pouvoir ». Et, tout bonnement, c’est à peu près l’ambition.

2º Les phénomènes appelés mystiques ont une grande importance, et plus grande qu’on ne l’a vue, dans l’histoire de l’humanité. M. Seillière appelle mystiques les phénomènes que la conscience claire n’atteint pas : l’extase évidemment, puis l’inspiration, l’exaltation, l’enthousiasme, et d’autres encore.

3º Le mysticisme vous conduit, c’est un fait, à croire que vous profitez d’une alliance divine, et d’un secours, ou d’un surcroît de force, don du ciel : de là, une forme d’« impérialisme irrationnel », une ambition qui dépasse les conditions ordinaires de l’humanité.

4º Le mysticisme a été, pendant des siècles, contenu dans « les cadres » du christianisme, il s’en est détaché ; il s’est laïcisé, pour ainsi dire, et, depuis la fin du xviiie siècle, il devint le romantisme.

5º Le socialisme est une sorte de mysticisme romantique. Peut-être le socialisme sera-t-il, plus tard « rationnel » : mais il ne l’est pas encore.

6º Avec sa croyance à une collaboration divine, le mysticisme est « un tonique très efficace de l’action ». Il paraît indispensable même pour mettre en jeu l’activité humaine : il est à l’origine de tous les grands événements historiques. Et l’histoire est ainsi une aventure très mystique.

7º Mais, de sa nature, le mysticisme serait un principe d’absurdité, s’il n’obéissait à une discipline qui ne l’étouffe pas, qui le guide. Et le christianisme a été sa discipline la meilleure.

Voilà, en résumé, la philosophie de l’impérialisme. Et c’est une philosophie de l’histoire. Et il n’est rien de plus séduisant qu’une philosophie de l’histoire ; aussitôt, il nous semble que tout le désordre d’ici-bas se range, que les hasards sont devenus intelligents et dociles et qu’un horrible scandale a cessé. À regarder l’histoire, sans philosophie, l’on se demande si l’on, n’est point dupe d’un cauchemar. Ce qui s’est vu, se voit et se verra tant que le monde sera monde, l’Alighieri n’a pas vu pire, en ce voyage qu’il a fait au plus sombre séjour. C’est un spectacle que nous supportons par habitude et grâce à notre plus humble vertu de frivolité. « Les hommes, dit Pascal, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Et ils traitent pareillement l’histoire, où l’ignorance, la misère et la mort ont des compagnes monstrueuses. La frivolité, une sorte d’étourderie ou de naïveté, nous permet de vivre dans l’histoire et sauve d’un chagrin qui les tuerait la plupart des historiens. Si l’on n’est pas frivole, il faut, pour songer à l’histoire et la parcourir sans défaillance, un maître, comme Dante eut Virgile : le maître, c’est un philosophe de l’histoire. Il nous empoche de nous étonner il nous avait avertis : et il nous montre que tout cela dépend de lois sublimes et nécessaires. Il nous calme ainsi. Une philosophie de l’histoire est un bienfait que l’on n’a point à refuser.

Malheureusement, les philosophies de l’histoire ont l’inconvénient des métaphysiques. Elles sont diverses, nombreuses. On cherche vainement à les réunir : elles ne concordent jamais. Et l’on cherche malaisément à préférer l’une d’elles. Certes, il y en a de meilleures que d’autres ; mais il n’y en a pas une qui ait supprimé toutes les autres et bien établi sa suprématie. Conséquemment, ces faiseuses d’ordre aboutissent à un désordre nouveau, le leur : nous leur devons une nouvelle incertitude.

En somme, une philosophie de l’histoire obéit au vœu le plus cher de l’intelligence humaine, qui est de réduire à l’unité la multiplicité apparente. Nous ne sommes pas satisfaits dans la multiplicité ; nous avons la manie de l’unité. Mais on n’a pas encore démontré que ce fut également la manie ou l’usage de la réalité ou de l’histoire. Si peut-être l’histoire était essentiellement diverse, en dépit de nos goûts, la tentative de la réduire à l’unité serait imprudente. Aussi de bons esprits sans malice renoncent-ils à toute philosophie de l’histoire ; et ils se réfugient sans orgueil dans la frivolité ou le chagrin.

La philosophie de l’histoire que propose M. Ernest Seillière n’évite pas tous les inconvénients du genre : elle en évite quelques-uns. Elle n’évite pas de réduire très hardiment à l’unité des phénomènes qui n’ont, pas moins de différences que d’analogies. Voici Fénelon ; c’est un mystique. Il a « rationalisé » les folies de Mme Guyon ; mais, rationalisées même, les folies de Mme Guyon mènent à l’extase. Et le romantisme ? C’est une inspiration : mysticisme. Et le socialisme ? C’est une exaltation : mysticisme. Dans un de ses précédents ouvrages, M. Seillière a étudié Les mystiques du néo-romantisme : ce sont Karl Marx, Tolstoï et les Pangermanistes. Et alors, le quiétisme, le romantisme, le socialisme en général, le marxisme en particulier, le tolstoïsme et le pangermanisme sont assemblés d’une façon très ingénieuse, très aventureuse. Le quiétisme, le romantisme, le marxisme, le tolstoïsme et le pangermanisme, autant de mysticismes, oui ; mais à la condition de donner à ce mot de mysticisme une extension telle qu’après cela nous verrons du mysticisme partout.

Je le crois bien ! vous répondra M. Seillière ; et je le veux ! car il y a du mysticisme partout ; et c’est précisément où j’avais dessein de vous conduire : à constater en toute activité humaine un vif élément de mysticisme. Oui ! répliquerons-nous ; mais, si vous appelez mysticisme le principe de l’activité humaine, ce n’est pas surprenant que vous découvriez en toute activité humaine ce mysticisme que votre vocabulaire y a placé.

Cette réplique est juste et ne l’est pas. Elle est juste, aux moments où M. Seillière abuse un peu de sa doctrine et, par des tours de prestigieuse dialectique, s’amuse, ou a l’air de s’amuser, à vous montrer, de-ci de-là, dans les cantons les plus épars de l’histoire et de la pensée, sa panacée. Elle est injuste, si, négligeant ces jeux et prouesses, l’on examine la philosophie de M. Seillière en ce qu’elle a de meilleur et de très bon.

Quoi qu’il en soit de l’impérialisme et des sept propositions qui résument la philosophie de l’impérialisme, la philosophie de M. Seillière consiste à démêler, dans l’esprit humain, puis dans toute l’activité humaine, deux éléments, ou deux sortes d’éléments, les uns rationnels, les autres irrationnels ; laissons les mots philosophiques : les uns raisonnables, les autres déraisonnables. Or, je disais que le système de M. Seillière n’évitait pas tous les inconvénients d’une philosophie de l’histoire, mais en évitait quelques-uns. Il évite le principal au moins, s’il ne déroule point une histoire logique, pareille à un théorème que ses corollaires suivent. Il introduit dans l’histoire la déraison, comme l’un des principes de l’activité humaine. Et c’est un grand soulagement pour qui regarde avec simplicité l’histoire et se désole de n’y point trouver du tout cette régularité, cette obéissance à des lois évolutives ou autres, que la plupart des philosophes de l’histoire y découvrent à leur gré. Il y a de ces miroirs où se fait une image déformée de l’objet qu’on leur présente ; et il y a de ces miroirs à mille facéties qui éparpillent une image : on pourrait aussi fabriquer un miroir qui, d’un chaos, tirerait une image symétrique et ordonnée. La plupart des philosophies de l’histoire sont des miroirs de cette dernière sorte : vous leur présentez l’immense catastrophe du genre humain ; elles vous rendent un jardin de Le Nôtre. Loué soit M. Seillière, qui n’a point méconnu l’absurdité humaine et le désastre de la raison dans l’histoire !

Mais alors, n’est-ce pas renoncer à toute philosophie de l’histoire, ou peu s’en faut, si la philosophie de l’histoire est, à ce qu’il semble, la recherche de la raison dans le hasard des événements ? Aucunement. M. Seillière ne dit pas que l’esprit humain ne soit que folie, et l’histoire une perpétuelle anecdote de folie. Pour lui, ou je me trompe, l’histoire est la lutte indéfinie de la folie et de la raison. La lutte des fous et des gens raisonnables ? Non. Les uns et les autres ne sont pas si nettement séparés. La déraison toute seule irait à sa destruction ; mais la raison toute seule n’est rien. La raison n’est qu’une discipline imposée aux spontanéités vitales des individus ou des collectivités. Elle n’est rien, si elle n’a rien à discipliner ; et les spontanéités vitales, ou l’impérialisme, ont besoin de cette discipline. Il y a des époques et des pays où la vitalité manque ; il y a des époques et des pays où la discipline de la raison se relâche. Voilà l’histoire, ou la constatation d’un équilibre toujours menacé entre les forces impulsives et les forces dirigeantes. Et voilà, en quelque manière, une loi de l’histoire. En quelque manière ! Et, d’autre part, il est agréable de noter que cette loi n’autorise aucune prophétie. Du moins, elle n’autorise aucune prophétie que conditionnellement. Elle nous engage à prévoir que, si la spontanéité vitale diminue, ou bien si la suprématie de la raison diminue, ceci arrivera, ou bien cela en vertu de nécessités logiques et vivantes. Mais elle ne supprime pas l’importance des faits qui ralentissent ou déchaînent la spontanéité vitale, qui discréditent et accréditent la raison. Une philosophie de l’histoire qui tient compte des faits et de leur influence, qui ne prétend pas les éliminer et qui même ne les réduit pas à illustrer docilement les lois de l’histoire, ô merveille ! Or, les faits, si nombreux et enchevêtrés, on n’aura jamais fini de les ranger en lignes de causes et d’effets, en lignes rigoureusement conséquentes. De sorte que les faits et le hasard, si ce n’est pas tout un, peu s’en faut. Une philosophie de l’histoire qui ne croit pas avoir aboli le hasard prouve sa déférence honnête à l’égard de la réalité.

Une époque où l’« impérialisme » s’est dangereusement émancipé : la nôtre. On le voit bien. Cependant, beaucoup de moralistes se plaignent de son esprit positif et qui les désole. Les moralistes se plaignent toujours ; et, le plus souvent, ils n’ont pas tort : ou ils ont tort de croire que leurs plaintes seront efficaces. Cette fois, ils se trompent. Notre époque n’est pas du tout positiviste : elle est mystique énormément. M. Seillière le dit et ne se trompe pas. Il le déplore ; non qu’il souhaite de voir éliminé tout mysticisme : il a noté que le mysticisme est le « tonique » indispensable de l’action. Mais il déplore que le mysticisme contemporain refuse les disciplines de la raison. Quelles seraient ces disciplines ? Celles que l’expérience des siècles continus a recommandées comme les plus salutaires. M. Seillière écrit : « Il convient de rallier aujourd’hui les bonnes volontés autour d’un mysticisme autant que possible dégagé de ses origines fétichistes et magiques, aussi rationnel en un mot que le comporte notre époque, la raison humaine étant soigneusement définie comme l’accumulation biohéréditaire, traditionnelle et individuelle des expériences, principalement des expériences sociales de l’espèce humaine… Nous devons, en d’autres termes, nous considérer comme les alliés d’un Dieu favorable, qui mène insensiblement l’humanité consciente vers des destinées meilleures par l’accumulation et la synthèse opportune des expériences de cette humanité sur les lois de la nature et sur les concessions réciproques qui seules permettent la vie en commun à des individus, impérialistes par nature. » S’il y a peut-être un peu trop de choses, et un peu trop accumulées, dans ces deux phrases, le principal en est excellent : nécessité de soumettre à l’expérience et à ses leçons les velléités de l’impulsion mystique.

L’émancipation périlleuse du mysticisme impérialiste, à notre époque, M. Seillière la considère comme la suite du romantisme, lequel serait la suite du jacobinisme, lequel serait la suite de Rousseau, lequel serait la suite de Fénelon, lequel serait la suite de Mme Guyon. Je dis la suite : il me paraît, je l’avoue, hardi d’aller plus loin, jusqu’à imaginer que cette suite chronologique soit une dérivation véritable. M. Seillière a moins de timidité : le jacobinisme, pour lui, vient de Rousseau ; et Rousseau, de Fénelon. Par les intermédiaires qu’il a cités, les « romantiques » de notre temps, — Karl Marx, Tolstoï et, sauf respect, les pangermanistes, — viennent de l’évêque de Cambrai. Ce n’est pas gai ! mais il est plus gai d’apprendre que, par cet évêque, ils viennent de l’absurde madame Guyon. Quelle situation faite à cette absurde femme !

Au surplus, ce ne sont pas les meilleures idées qui ont ici-bas la plus belle fortune ou la plus ample, ainsi que l’histoire en témoigne assez tristement.

Mme Guyon, Fénelon, Rousseau, les Jacobins, les romantiques, les socialistes, les tolstoïens, les pangermanistes… M. Seillière excelle à tracer ces grandes esquisses. Approchons-nous ; cherchons le détail. L’influence de Mme Guyon sur Fénelon n’est pas douteuse. L’influence de Fénelon sur Rousseau, quelle fut-elle, tout au juste ? M. Seillière a intitulé son plus récent volume Madame Guyon et Fénelon, précurseurs de J-J. Rousseau ; et l’on s’attend que l’auteur nous montre cette influence de Fénelon sur Rousseau. Mais l’ouvrage est consacré tout uniment à la comtesse et à son directeur, à Bossuet par endroits et, en somme, à la querelle du quiétisme : Rousseau n’y paraît presque pas. Évidemment, M. Seillière, tout plein de son sujet, se fie au lecteur et l’entend s’écrier, lisant Fénelon : « Voilà Rousseau ! » Le lecteur, il me semble, n’est pas si prompt à conclure. Enfin, recueillons les petits faits, — c’est un plaisir ! — les petits faits que l’auteur nous donne en passant.

La métaphysique fénelonienne est exposée au mieux dans les Maximes des saints. Rousseau a-t-il lu ces Maximes ? « Ce n’est pas probable », répond M. Seillière ; « mais il fut certainement un admirateur de cette correspondance spirituelle ou de ces manuels de piété dont Fénelon lui-même facilita l’édition et qui, dès les premières années du xviiie siècle, prirent leur place dans toutes les bibliothèques dévotes ». Les manuels de piété féneloniens se trouvaient-ils, Rousseau les a-t-il trouvés, dans la bibliothèque de Mme de Warens ? « Sans nul doute ! » répond M. Seillière ; et, autant dire, c’est probable ou c’est possible. Mais il y a, pour nous convaincre davantage, ce passage des Rêveries : « L’étude des bons livres auxquels je me livrai tout entier renforça auprès de Mme de Warens mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux et me rendit dévot presque à la manière de Fénelon… » Beaucoup plus tard, il savait gré à ces bons livres d’avoir fourni « à son âme encore simple et neuve les sentiments expansifs et tendres faits pour être son aliment, la forme qui lui convenait davantage et qu’elle a gardée toujours… » Il n’est pas défendu de conjecturer que ces bons livres, ou quelques-uns de ces bons livres, étaient précisément les manuels féneloniens ; cependant, Rousseau ne le dit pas et dit seulement que ses lectures, — et la solitude champêtre, — le rendirent dévot presque à la manière de Fénelon.

M. Seillière revient à Rousseau dans le Péril mystique, Rousseau visionnaire et révélateur : « Jean-Jacques avait été, de son propre aveu, pénétré de la pensée fénelonienne à l’heure de sa formation intellectuelle et sentimentale… » Non, ce n’est pas exactement ce que dit Rousseau. Cherchons encore les petits faits. Si l’on n’ose affirmer que Jean-Jacques, à l’heure de sa formation intellectuelle et sentimentale, ait lu les manuels féneloniens, du moins avait-il lu le Télémaque et, lu peut-être la préface du Télémaque, par André-Michel Ramsay, disciple de Fénelon : cette préface est un exposé du fénelonisme ; ajoutons, du fénelonisme à la manière de Ramsay. M. Seillière note que Ramsay a très « légèrement » prêté à Fénelon plusieurs idées de Ramsay… Rousseau, se promenant avec Bernardin de Saint-Pierre aux environs de Paris, se souvenait de sa jeunesse, de sa piété, de Fénelon : « J’aurais voulu, disait-il, être son laquais pour devenir son valet de chambre ! » Il y a là de l’impérialisme et de la modestie ensemble… Mme de Warens, qui avait eu sa jeunesse entourée de guyoniens et qui était « une guyonienne plus ou moins consciente », — mais, reconnaissons-le, une guyonienne qui aurait fait pousser des cris à Mme Guyon, — Mme de Warens « a donc pu transmettre à son protégé les consolations quiétistes ». C’est possible ; et, dit M. Seillière, « il est probable que Mme de Warens avait emprunté de l’école quiétiste son ignorance voulue de l’enfer et sa préoccupation du purgatoire ». Bien ! Mais, s’il faut conclure de là qu’aux Charmettes l’influence de Fénelon « marqua Rousseau d’une ineffaçable empreinte », M. Seillière n’hésite pas ; son lecteur hésite un peu. Saint-Preux, dans l’Héloïse, écrit à Julie : « Vous le savez, il n’y a rien de bien qui n’ait un excès blâmable, même la dévotion qui tourne en délire… Je n’ai jamais blâmé votre goût pour les écrits du bon Fénelon, mais que faites-vous de sa disciple ?… » Autrement dit, madame Guyon n’est qu’une démente ; et Fénelon, c’est « le bon Fénelon ». Autrement dit, Rousseau, s’il est guyonien, ne s’en doute pas : s’il s’en doutait, il ne mépriserait pas l’auteur du Moyen court et des Torrents ; s’il appelle Fénelon « le bon Fénelon », ce n’est pas le signe d’un fénelonisme véritable.

On disait alors « le bon Fénelon », comme on le dit encore : et cela n’engage à rien. En retour, on accuse volontiers Bossuet de férocité : cela non plus n’engage à rien. Fénelon, qui n’était pas simple, avait notamment de la bonté ; ce n’est pas tout ce qu’il avait. Le xviiie siècle avait choisi de remarquer principalement sa bonté. Mais, dans la querelle du quiétisme, qui a raison, de lui ou de Bossuet ? Bossuet ? sans aucun doute. Or, le xviiie siècle a vivement préféré Fénelon. Pourquoi ? Parce qu’il n’aimait pas du tout Bossuet. Et Fénelon, pour enchanter les philosophes, avait sa qualité quasi hérétique : il avait pour lui d’avoir été condamné à Rome ; après cela, que vous faut-il ? De nos jours, les plus fameux anticléricaux et libres penseurs décernent leur indulgence ou leur amitié aux jansénistes : non que, sur la doctrine de la grâce, ils s’entendent avec Pascal ; mais le jansénisme sent le fagot. Pareil fumet valut à Fénelon sa clientèle de philosophes. M. Seillière cite un article très amusant que publiait, dans le Journal des Débats, en 1802, l’abbé de Boulogne, qui devint évêque de Troyes. L’abbé de Boulogne se plaint de l’usage et de l’abus qu’ont fait du nom de Fénelon les philosophes et les jacobins : « Tous les maniaques sentimentaux dressent des chapelles en son honneur et le placent sur le même autel avec Jean-Jacques !… De là, ce refrain éternel : la religion de Socrate et de Fénelon, la religion de Fénelon et de Marc-Aurèle !… » Le bon Fénelon de Rousseau, n’est-ce pas quelque chose de ce genre, au bout du compte ?

Ces rapprochements de Socrate et de Fénelon, de Marc-Aurèle et de Fénelon, M. Seillière les réprouve, comme des facéties du « prétendu rationalisme révolutionnaire ». Le rapprochement de Fénelon et de Rousseau me paraît le triomphe de l’esprit théoricien. Les petits faits ne prouvent pas autant que le voudrait M. Seillière, et ne prouvent pas du tout que Rousseau ait subi profondément l’influence de Fénelon. Mais, leurs doctrines se ressemblent ? On n’en finirait pas d’énumérer les différences : et qui ne les voit ? L’analogie la plus frappante que signale M. Seillière, la voici. Le quiétisme divinise, en quelque sorte, les impressions et les spontanéités de l’homme intérieur ; le quiétisme, en quelque sorte, a réhabilité l’instinct : bref, le quiétisme suppose l’âme humaine apte à connaître Dieu par le pur amour. C’est la négation du péché originel : et c’est proclamer la bonté naturelle de l’homme. La bonté naturelle de l’homme : voilà Rousseau. N’allons-nous pas un peu vite, un peu loin ? L’extase des quiétistes et la bonté naturelle que Rousseau attribue à l’homme, ce n’est pas la même chose !

L’idée de la bonté naturelle de l’homme fût-elle contenue, implicitement affirmée, dans l’extase des quiétistes, Fénelon ne s’est point avisé de l’y voir, ou de l’y voir comme Rousseau l’a vue. Il a fallu Rousseau ! Et, que Rousseau soit déjà dans Fénelon, c’est difficile à voir. Mais, qu’il y ait un peu d’analogie entre eux, qu’ils appartiennent l’un et l’autre à une même « dynastie de rêveurs, d’inquiets et d’inventeurs », Lemaître le disait et, prudemment, ne disait pas davantage.

Une philosophie de l’histoire est toujours imprudente. Cela tient à ce que la réalité se moque de nos doctrines. Cela tient peut-être aussi à ce que la réalité est dans le détail : et la philosophie se moque du détail. Entre la philosophie et l’histoire, il y a cette contrariété de nature. Pour plier l’histoire à la philosophie, l’on a besoin d’aller fort, avec entrain.

Mais la philosophie de l’histoire que M. Seillière a élaborée, si nous la dégageons de l’appareil un peu systématique où il l’a contrainte, je crois que c’est la priver de ce dont elle s’enorgueillit ; je crois pourtant que c’est la délivrer. Elle devient alors une opinion sur l’histoire : l’opinion d’un poète et d’un moraliste. Il y a de la poésie dans cette vue mélancolique de l’humanité sans cesse tourmentée par les combats de la sagesse et de la déraison ; la déraison ne devant jamais être éliminée, puisqu’elle est en l’essence même de l’activité ; la déraison ne pouvant être que disciplinée par la sagesse ou l’expérience. Il y a l’œuvre utile et vraie d’un moraliste dans cette analyse des dangers de la sensibilité récente ou contemporaine qui refuse les disciplines, sacrifie l’expérience à l’idéologie et, par ses folies, serait assez guyonienne, en somme. M. Seillière n’a peut-être pas démontré que la plupart de nos erreurs les plus périlleuses dérivent de cette folle femme : du moins nous donne-t-il à considérer ce terrible symbole de l’inspiration déraisonnable. Veuillent nos illuminés de toute sorte en redouter la ressemblance !

VII. L’amour et ses philosophes5 §

Il n’y a rien de si absurde qu’un philosophe ne l’ait dit ; et ce qu’a dit un philosophe, cent philosophes le répètent : c’est ainsi que se forment les écoles. En général, ce n’est pas dangereux, si les philosophes se tiennent dans la métaphysique, où les bonnes gens ne vont pas. Qu’ils démontrent tant qu’ils voudront la non-existence du monde extérieur, les bonnes gens ne continuent pas moins à vivre parmi les apparences tout de même qu’en pleine réalité. Pareillement, les mathématiciens multiplieront à leur gré les dimensions de l’espace : nos plus gros personnages se borneront à emplir les trois dimensions d’ici-bas.

Les philosophes ne sont redoutables que si, descendant de leur ciel admirablement inaccessible vers nous et nos humbles misères, ils embrouillent de leur idéologie nos crédulités, nos coutumes, nos préjugés et, autant dire, les opinions justes ou opportunes que nous devons à l’usage et à l’expérience de nos prédécesseurs. Certains problèmes, et qui étaient résolus, redeviennent douteux : certains problèmes que notre vie quotidienne suppose résolus depuis longtemps. Or, dites à des amoureux, s’ils vous écoutent, dites-leur qu’il y a un problème de l’amour et qui n’a point fini d’alarmer les philosophes : ils souriront ; mais ils souriaient déjà. L’humanité a le bon esprit, la charmante sagesse ou l’heureuse étourderie de vivre comme si tous les problèmes étaient résolus. Autrement, et puisqu’il y a un problème de l’amour, elle serait fort désœuvrée ou à la rigueur, serait morte.

Est-ce à dire que les philosophes n’aient aucune influence ou n’aient d’influence que dans leur petit monde et entre eux ? J’ai vu, au bord d’une mer septentrionale, un village dont toutes les maisons, le long de la route, portaient l’enseigne d’un débit : ce village extrêmement retiré, où il faut que les habitants échangent leurs divers vins et liqueurs, pratique l’alcoolisme ésotérique, pour ainsi dire. Mais, quand les philosophes publient leurs doctrines, rêveries ou découvertes relatives à l’amour, ils ont des clients de toutes sortes : les amoureux ne les écoutent pas ; les curieux et les polissons les écoutent.

M. René de Planhol s’est amusé à recueillir les principales théories ou utopies de l’amour qui, depuis trois siècles, ont été à la mode. Il étudie, au xviie siècle, les Platonisants et les Précieuses, puis les Libertins ; au xviiie siècle, les apôtres de la Nature, les disciples de Rousseau, jusqu’à Restif et au « divin marquis » ; au xixe siècle, des toquades telles que l’Harmonie de Fourier, le Couple-Prêtre d’Enfantin, la Vierge-mère d’Auguste Comte, enfin Senancour et les préludes de l’amour romantique. C’est une histoire de beaucoup d’extravagance.

M. de Planhol l’a traitée avec un sérieux et une gravité remarquables. Il est un moraliste ; et la plupart des doctrines ou opinions qu’il résume ou qu’il présente lui font horreur d’une façon qui est l’honneur de son ouvrage et qui en est le plaisant caractère. D’habitude, les commentateurs s’éprennent des écrivains et des penseurs qu’ils ont choisis pour leur étude. Ils les aimaient déjà et ce fut le motif de leur choix ; à la longue, les défauts de ce qu’on aime ne se voient plus : et puis, l’on s’identifie à ce qu’on, aime, de sorte qu’un égoïsme caché favorise une tendresse toute animée de dévouement. M. de Planhol déteste ses penseurs. Il se fâche. Et, par exemple, il vient de relire la Nouvelle Héloïse ; écoutez-le : « Ces fantoches inhumains, cette emphase larmoyante, ces apostrophes à la vertu, à la sensibilité, à la Nature, ces divagations d’une tête malade, tout cela donne la nausée. » Il ne trouve pas moins de « niaiserie » dans un livre de Toussaint, les Mœurs, condamné au feu en 1748 ; après cela, il déterre une Basiliade qu’un régent de collège avait publiée en 1753 : elle lui paraît abominable. Et La Mettrie, Helvétius !… Écoutez-le : « C’est comme une contagion de démence qui emporte la France presque entière. Lorsqu’on a suivi le cours de cette littérature, on ne s’étonne plus de son terme qui fut la Révolution. Car le réel ne se prête point aux songes. Et les songes déçus, exaspérés, tournent à la Terreur. » Holà ! Holà ! M. de Planhol va trop vite. Que de vieux hommes d’État, lassés du pouvoir ou lâchés par lui, accusent la littérature de tous les crimes et la rendent responsable de tous les malheurs arrivés à l’État, c’est bien : ces gens, vaille que vaille, cherchent un alibi ; et n’ayant pas su gouverner, ils feraient volontiers tomber la faute sur le prochain. S’ils gouvernaient à merveille, la littérature serait, ce qu’elle doit être, un jeu anodin ou l’essai de quelques idées qu’un peuple sain refuse ou accepte selon leur qualité. C’est au bénéfice et pour l’excuse des hommes d’État qu’on exagère l’influence de la littérature et des idées sur les grands événements sociaux et politiques.

Les idées sont actives et la littérature est influente, oui : mais non pas toutes puissantes, ni seules puissantes ; et, en tout cas, elles ne seraient souveraines que dans la fainéantise des gouvernements. Les causes de la Révolution, puis les causes de la Terreur, demandez-les à l’histoire et, comme on dit, à l’histoire générale, non pas à la seule histoire de la littérature, ni à la seule histoire de la pensée telle que la littérature la reflète. Quand vous aurez énuméré les causes, vraies et urgentes, de la Terreur, il vous semblera inutile et presque saugrenu d’ajouter à la liste funeste et opulente la Nouvelle Héloïse, et voire l’idée gracieuse ou absurde que certains rêveurs se sont faite de la nature et de ses droits élémentaires.

Il y a, du reste, parmi les « utopistes de l’amour » que M. de Planhol a si attentivement recensés, plusieurs imbéciles et quelques écrivains orduriers. Il a raison de les honnir. Mais on lui dirait, laissez-les !… S’il ne les veut pas laisser le moins du monde, c’est que son étude lui procurait l’occasion de mettre en valeur une opinion, qu’il n’a pas inventée, qu’il a du moins adoptée avec beaucoup de ferveur : que tout le mal vient de Rousseau et autres gens qui se sont avisés de retourner à la nature. Il accorde à Rousseau des précurseurs ; il avoue aussi que les successeurs de Rousseau ont avili parfois ses idées. Mais enfin, la grande folie date de Rousseau ; elle s’épanouit dans le romantisme. Avant lui, tout allait bien ; notre littérature était sage, « si raisonnable, émouvante et railleuse » et qui « même aux chimères de la Nature et du chaste amour imposait son sourire ». Depuis Rousseau, notre littérature est folle et sera terroriste bientôt.

Je ne dis pas qu’il n’y ait, dans cette opinion, prônée à présent comme une doctrine, aucune espèce de vérité, aucune parcelle de vérité. Je serais tenté de le dire, par représailles, quand M. de Planhol écrit, à propos du marquis de Sade : « Si le marquis n’était qu’un fol et un dégénéré, il ne mériterait pas l’attention. Mais, il a, dans l’histoire des idées, une singulière importance, pour ce qu’il nous montre le terme où aboutit la philosophie de la Nature. » Le marquis n’est pas un bon écrivain ; mais quel logicien !… L’on dira que ce prétendu logicien n’est qu’un sophiste malade et qu’il a faussé la philosophie de la nature ? M. de Planhol reconnaît que l’histoire des idées contient beaucoup de telles aventures et que l’on voit très souvent de nobles doctrines ou ingénieuses, au moins honnêtes, se dévergonder en chemin, lorsqu’elles vont d’un penseur à la foule : on aurait tort « d’imputer aux inventeurs l’inintelligence et les contresens des disciples ». Assurément, M. de Planhol ne veut-il pas admettre que la philosophie de la nature soit, dans l’œuvre de l’ignoble marquis, à l’état de caricature infâme ? Il ne l’admet pas du toute « Le marquis n’a trahi sur aucun point la doctrine de ses maîtres ; et ce sont bien eux, les d’Holbach et les Helvétius, voire les Diderot, qui portent le péché de la sienne ; ils l’ont produite, comme ils ont produit la Terreur. » Voilà comme on argumente, si l’on s’est une fois promis de conclure sans timidité, quoi qu’il en fût des petits faits qui rendent la vérité moins évidente et moins rude. M. de Planhol ne voit-il pas qu’un dogmatisme si impérieux et absolu recommande le scepticisme et le recommande, non seulement aux idéologues badins, mais aux plus zélés et curieux amis de l’exacte vérité ?

L’on démontrerait sans difficulté que le sadisme est le contraire de la philosophie de la nature. Autant vaut constater que ce sont deux choses, l’une un peu déraisonnable sans doute, et l’autre immonde.

Virgile est citadin, quand il songe avec envie à la félicité des laboureurs. La poésie de la campagne, c’est à la ville qu’on l’invente. Et c’est aux époques d’une civilisation terriblement raffinée, que l’on rêve de retourner à la simplicité, à l’ingénuité, à la nature.

Les gens du xviie siècle se sont crus les inventeurs de toute politesse. Ils considéraient le précédent siècle comme une espèce de barbarie. Les manières d’autrefois leur semblaient fort laides et, la littérature de la Renaissance, une tentative assez grossière. Ils se vantaient de commencer et de mener à la perfection l’idée d’une vie élégante. Ils n’aimaient point la nature, au sens où prennent ce mot les philosophes de la nature. Et comment l’auraient-ils aimée, quand ils reprochaient à leurs prédécesseurs de ne s’en être point dégagés, quand ils s’efforçaient de substituer à elle un art de vivre ? Et ils s’écartaient de la nature à un tel point que, tardivement, une jeune école dut réagir contre l’erreur où l’on était allé : ce fut l’avertissement que donnèrent Molière et Boileau. Certains critiques en ont inféré que Boileau méritait le nom de réaliste : ces étiquettes sont extrêmement trompeuses.

La préciosité enchanta, pendant les deux premiers tiers du Grand siècle, toutes les personnes les plus distinguées. L’Astrée est assez charmante ; ou, si l’on a juré d’être sincère, on avoue qu’on peut lire de temps en temps quelques pages de ce roman très ennuyeux. Les romans qui dérivent de l’Astrée demandent plus de patience et une pénible patience. Ah ! Gomberville n’est pas drôle, ni La Calprenède ! M. de Planhol appelle Polexandre, Cléopâtre et Cythérée des livres, dit-il, « assez amusants », et, ajoute-t-il, « plus amusants que Monte-Cristo ». Je ne m’amuse guère au vieux Dumas : Gomberville m’assomme, et La Calprenède. Quant à l’hôtel de Rambouillet, je n’y vais pas sans chagrin. Sa Julie enguirlandée est fastidieuse ; puis elle épouse Montausier : alors ce couple d’une pimbêche et d’un puritain devient la complaisance même pour les jolies amies du roi. Une excellente précieuse est Mlle de Scudéry : l’insupportable fille !

Très indulgent aux précieuses, Victor Cousin voulait qu’on prît la carte du Tendre pour un jeu auquel se serait divertie la romancière de Clélie ; M. de Planhol a raison de la prendre au sérieux : Mlle de Scudéry ne badinait pas. La carte du Tendre, qui est une niaiserie morne, est, aussi le plan du Grand Cyrus et de Clélie. Les personnages de ces redoutables romans parcourent sans se presser tout le pays du Tendre. « Au long… » Très long !… « de leurs aventures et de leurs histoires, ils devisent de problèmes galants et même en bavardent… Les réponses, évidemment, sont toujours conformes aux lois de l’amour pur et de la vertu ». Hélas ! et la vertu est mise à une épreuve où il ne faut pas la mettre : elle ennuie ; on ne saurait la préférer sans héroïsme.

L’idéal de l’amour précieux, tel que l’a élaboré le xviie siècle, — mais il n’a point occupé tout le xviie siècle ; et ses promoteurs ne sont que des écrivains de second ordre, — cet idéal est d’une sorte qu’il décourage et qu’il afflige les plus fervents admirateurs de cette époque. Lisez dix pages du Grand Cyrus et de Clélie : vous devenez enragé, vous criez qu’on se moque de vous tristement et vous réclamez en effet la chanson du roi Henry. Ou bien, vous trouvez un délicieux plaisir à lire une lettre que le vieux Malherbe adressait à son disciple Racan. Ledit Racan s’était épris de Mme de Thermes et la célébrait sous le nom d’Arténice. Elle ne se laissait pas attendrir ; et le poète s’attristait. Malherbe écrit à ce garçon mélancolique : « Vous aimez une femme qui se moque de vous. Il est malaisé que je n’aye dit devant vous ce que j’ai dit en toutes les bonnes compagnies de la cour, que je ne trouvais que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons. Vous pouvez bien penser qu’un homme qui tient ce langage ne trouve pas mauvais que vous soyez amoureux. Il le faut être pour renoncer à ce qu’il y a de doux en la vie ; mais il le faut être en lieu où le temps et la peine sont bien employés. Je ne saurais nier que, lorsque j’étais jeune… ; mais ce n’a jamais été jusques à pouvoir aimer une femme qui ne me rendît la pareille. Quand quelqu’une m’avait donné dans la vue, je m’en allais à elle. Si elle m’attendait, à la bonne heure. Si elle se reculait, je la suivais cinq ou six pas, et quelquefois dix ou douze, selon l’opinion que j’avais de son mérite. Si elle continuait à fuir, quelque mérite qu’elle eût, je la laissais aller. » Il paraît que voilà, si j’en crois M. de Planhol, « toute la théorie de l’amour libertin ». C’est possible, en somme. Mais, si l’on vient de lire ou Gomberville ou Scudéry, même l’ingénieux Honoré d’Urfé, l’on aime ce langage un peu vif ; et l’on a honte de s’apercevoir qu’on préfère à la préciosité ce franc libertinage.

D’ailleurs, il est vrai que la plupart des libertins, au Grand siècle, sont des écrivains blâmables : de jolis écrivains quelquefois ; et Desbarreaux est une espèce de grand poète désespéré. Il vaut mieux ne point excuser les libertins. Cependant, si l’on était féru de bienveillance, il suffirait, pour excuser les libertins, de lire avant eux les précieux, qui rendent la vertu désolante.

Considérez les libertins comme des gens que la préciosité importunait : aussitôt, vous prenez leur parti. Et, si les philosophes de la nature n’étaient que des gens à qui la préciosité fait horreur, ils mériteraient l’indulgence ; ils mériteraient l’amitié.

Mais, au temps de Rousseau, les précieux sont morts. Mlle de Scudéry a vécu cent ans, ou peu s’en faut : depuis longtemps, elle était surannée ; sa gloire n’avait point dépassé le dernier tome de Clélie. Non, ce n’est pas la préciosité de cette vieille demoiselle, que Rousseau et les autres philosophes de la nature ont détestée : c’est une préciosité nouvelle et bien différente, une préciosité pourtant.

M. de Planhol a très heureusement réuni un certain nombre de témoignages qui indiquent très bien l’idée qu’on se fit de l’amour dans la première moitié du xviiie siècle. Un peintre nommé Autreau donna en 1718 au théâtre italien Port à l’Anglais, une petite comédie où l’on voit une comédienne de Paris, Tontine, informer deux jeunes Italiennes des changements qu’elle a observés autour d’elle : « On a banni ces longs préludes de petits soins, ce sentiment de fidèle pasteur, cette timidité rustique que l’on faisait passer pour respect, enfin toutes les formalités romanesques… » L’une des jeunes Italiennes, Flaminia, demande ce qu’on a mis à la place de ce qu’on a si durement banni : « Des plaisirs solides et de bon sens ! Ceux de l’amour et de la table. On y a joint une conversation libre, familière, enjouée ; on dîne aux flambeaux dans des réduits discrets… » Flaminia craint que l’amour n’ait plus toute sa délicatesse. Tontine : « C’est gagner que d’en perdre. La belle perfection pour lui, que d’être délicat et fluet comme il était autrefois ! Il n’avait presque plus de corps. Il a repris chair, il se fortifie tous les jours, l’enjouement lui revient, il ne demande plus qu’à rire… » Flaminia regrette une tendre mélancolie dont l’amour était curieux. Marivaux note également la transformation que signale Tontine : le sentiment n’est plus à la mode ; les libertins ont remplacé les amants. Et, « l’on dit bien encore à une femme, je vous aime ; seulement, c’est une manière de lui dire, je vous désire ». Très compétent, Crébillon fils écrit : « Jamais les femmes n’ont mis moins de grimace dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu… » Un personnage de ce même Crébillon dit que l’on aurait tort de se figurer toutes les femmes pareillement complaisantes : « J’en ai vu qui, après quinze jours de soins rendus, étaient encore indécises et dont le mois tout entier n’achevait pas la défaite. Je conviens que ce sont des exemples rares ; et même, si je ne me trompe, les femmes sévères à ce point-là passent pour être un peu prudes. » Et l’on invente le plaisir de l’inconstance.

Sous le règne du Bien-aimé, c’est le temps de l’amour frivole, le temps de ces poètes et conteurs, Voisenon, Gentil-Bernard, Grécourt, Moncrif, le temps des badinages de Voltaire. « Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, écrit Voltaire, nous serions très malheureux ; c’est parce qu’on est frivole que la plupart des gens ne se pendent pas. Je vous exhorte à jouir, autant que vous pourrez, de la vie qui est peu de chose, sans craindre la mort qui n’est rien. » Voilà, en peu de mots, terriblement gracieux, la doctrine de la futilité.

C’est, dit M. de Planhol, la doctrine des libertins qui, au xviie siècle, ont foisonné. Sans doute !

Et, comme je disais que les libertins, au xviie siècle, réagissaient contre la préciosité, qu’est-ce donc que cette préciosité nouvelle contre laquelle vont réagir Rousseau et, ses amis, les philosophes de la nature ?

En dépit des apparences, voire en dépit de quelques réalités, la doctrine de l’amour frivole aboutit à une espèce de préciosité. L’amour frivole n’est pas le vrai amour, et est à peine de l’amour. Il y a, dans les volumes de Voisenon, de Gentil-Bernard, de Grécourt et de Moncrif, le plaisir d’amour, non la véritable passion. C’est la passion véritable, que Rousseau a tenté de peindre dans sa Nouvelle Héloïse.

Je ne dis pas qu’il l’ait rendue bien amusante ; et principalement je ne dis pas que son roman ne soit pas démodé.

Est-ce que les sentiments se démodent ? Leur expression surtout se modifie. Et la littérature nous transmet les sentiments revêtus des mots qui, un temps, parurent les plus attrayants. Les sentiments les plus sincères et réduits à leur exacte sincérité ne doivent pas beaucoup changer d’une époque à une autre : mais il n’est rien de plus rare que l’exacte sincérité. Les sentiments élémentaires, en quelque sorte, ne doivent pas se modifier beaucoup, si notre spontanéité la plus naïve les produit : mais la littérature les habille ou bien les déguise.

L’amour est-il un de nos sentiments élémentaires ? La littérature lui ôte son ingénuité ; elle aventure aussi la sincérité de l’amour.

Et l’amour est un sentiment qui veut qu’on n’ose point parler de lui sans pudeur, soit que la timidité le rende farouche, soit qu’en définitive ses plus loyaux aveux risquent d’offenser la simple morale. C’est la même précaution de pensée ou de langage, que les uns nomment pudeur et, les autres, hypocrisie. Cette hypocrisie ou cette pudeur a pour effet de rapetisser l’amour. L’amour précieux n’est pas grand-chose ; et l’amour frivole n’est pas grand-chose. On dira que, l’amour frivole, tel que le recommandent et le racontent les Voisenon, les Gentil-Bernard, les Grécourt et les Moncrif, ce n’est pas la pudeur qui le gêne ! La pudeur, non. L’hypocrisie ? Mais oui ! L’effronterie de ces conteurs et poètes galants, très suffisante pour qu’on la leur reproche, est toute parée d’affiquets.

Rousseau a cru que ses amants de la Nouvelle Héloïse avaient supprimé l’hypocrisie et la préciosité ; il a cru les mener à la nature et à la vérité de l’âme et de son rude compagnon le corps.

En même temps, il a voulu les animer d’un grand respect, — fort éloquent ! — pour la vertu. Il a souhaité de joindre la nature et la vertu. Ce fut son rêve et la raison pour laquelle on vous le traite d’optimiste et, quelquefois, de jobard. Il a imaginé que l’homme était naturellement bon. Ses détracteurs l’ont, à ce propos, injurié comme un criminel ou un fou.

Au précédent siècle, nous avons, en La Rochefoucauld, le tenant de l’avis contraire. La Rochefoucauld ne croit pas à notre bonté naturelle, mais à notre égoïsme et, partant, à notre méchanceté première. Eh ! bien, ce fut un fameux scandale, quand parurent les Maximes. Mme de La Fayette écrit à Mme de Sablé ; « Ah ! Madame, quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur pour être capable d’imaginer tout cela ! » Elle dit qu’elle en est « épouvantée ». Mme de Sablé, bonne dame revenue de quelques erreurs, composait aussi des maximes, beaucoup moins outrageantes que celles de La Rochefoucauld pour la nature humaine ; Mme de La Fayette demande à les lire, afin d’y calmer ses alarmes : « C’est justement parce qu’elles sont honnêtes et raisonnables, que j’en ai envie, et qu’elles me persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. » Je sais bien que Mme de La Fayette revint de son émoi et que l’auteur des Maximes l’eut assez vite rassurée. Mais enfin, l’opinion de La Rochefoucauld fit scandale, en son temps.

C’est à présent l’opinion de Rousseau qui indigne les moralistes. L’humeur des gens varie ainsi ; et leur philosophie est fille de leur impatience ou de leur mansuétude.

Remarquons-le, en passant : la doctrine de La Rochefoucauld, sa doctrine de l’amour-propre ou de l’égoïsme, est l’une de celles qui ont eu le plus d’influence sur la philosophie du xviiie siècle. On admit, avec La Rochefoucauld, l’on adopta comme un fait incontestable que l’égoïsme fût l’essence même de notre nature. Et l’on organisa une morale de l’égoïsme tendant aux mêmes préceptes que toute autre morale ; en effet, les moralistes sont en chicanes sur les fondements philosophiques de la morale et se réconcilient du moment qu’il ne s’agit plus que des commandements. Toute la morale utilitaire, au xviiie siècle, dérive de La Rochefoucauld. En bonne logique ? En réalité ! Helvétius le dit, ce même auteur du livre De l’esprit qu’on nous présente comme disciple de Rousseau. Il écrit : « La douleur et le plaisir physique sont le principe ignoré de toutes les actions des hommes. » Il insiste et, par le mot physique, transforme à sa manière une pensée que La Rochefoucauld n’eût point démentie, une pensée qu’il tient de La Rochefoucauld, non de Rousseau. Après cela, il examine les plaisirs et assure que le principal plaisir est la volupté : ses conclusions seront voluptueuses. La Rochefoucauld l’aurait blâmé.

Cependant, il se réclame de La Rochefoucauld. L’auteur des Maximes a connu, dit-il, « l’humanité telle qu’elle est ». Or, « il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de l’amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne et des glaces de l’hiver ». La Rochefoucauld blâmerait-il son disciple d’accepter si facilement les vices ou les médiocrités de la nature humaine ? La Rochefoucauld ne prétendait pas les corriger ; il prétendait surtout les bien connaître et manœuvrer sans maladresse parmi les hommes imparfaits. Le disciple compte, lui, transformer en vertus sociales les torts naturels de l’humanité. D’Holbach aussi espère « fonder » sur la nature humaine « la morale universelle ou les devoirs de l’homme ». Dont je crois que La Rochefoucauld n’eût que souri. Mais enfin, si vous pardonnez, à La Rochefoucauld ses disciples, n’accusez pas Rousseau de toutes les bévues que les élèves de Rousseau ont commises. Et, si vous ne voyez pas l’influence de La Rochefoucauld sur Helvétius et d’Holbach, voyez au moins la différence qu’il y a entre Rousseau et des gens tels que le marquis de Sade et les Terroristes.

Le crime de Rousseau est d’avoir cru à la bonté de l’homme. Est-ce un crime ? Je ne crois pas cette opinion juste ; mais elle vaut l’opinion toute opposée. Ni la bonté de l’homme n’est absolue, ni sa méchanceté probablement. L’on dit que l’opinion de Rousseau, contredit à la vérité du christianisme et qu’elle méconnaît le dogme du péché originel. Je ne veux pas me lancer dans une discussion théologique, où du reste j’aurais affaire à des théologiens de rencontre. Cependant, les tenants de la méchanceté radicale m’ont l’air de méconnaître le dogme de la rédemption ; voire ils oublient le sacrement du baptême, qui ne laisse pas l’homme en état de déchéance irrémédiable, si je ne me trompe. Puis, Rousseau étant à l’inverse du christianisme, c’est donc Voltaire, le chrétien ? Vos arrangements d’idées, ou de mots, vous mènent à l’aventure.

L’opinion de Rousseau n’est pas abominable. Elle a pourtant de périlleuses conséquences. La pire conséquence, à mon gré, la voici.

L’on admet généralement que toutes choses ne vont point à merveille, en ce bas monde. Un optimiste anglais a dit, en propres termes : « J’affirme que, présentement, et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux. » Ce n’est pas l’opinion générale. Un observateur attentif, exempt de préventions, remarque maints défauts, dans la société humaine, défauts de bonheur, défauts de moralité. Si l’on a voulu consentir que les hommes ne sont pas rigoureusement bons, c’est à leurs torts que l’on impute les défauts de leur société : alors on s’établit moraliste. Mais, si l’on a posé en principe la bonté des hommes, c’est aux institutions qu’il faut qu’on s’en prenne de tous les inconvénients évidents : alors on s’établit réformateur. Je préfère le moraliste au réformateur ; il est plus anodin. La critique des institutions met le trouble dans l’État. Peut-être n’y eut-il jamais d’institutions si mauvaises que le désordre causé par leur changement ne fût infiniment plus mauvais. Le moraliste n’est pas très efficace : le réformateur l’est beaucoup trop.

Pendant la seconde moitié du xviiie siècle et pendant le xixe, à la suite de Rousseau plutôt qu’à son instigation, les réformateurs ont pullulé. Quand ils ont appliqué à la question de l’amour, — à la question de l’amour ! — leur entrain de fameux idéologues, ils ont été merveilleusement ridicules. M. de Planhol a résumé leurs travaux avec autant de soin que de talent. Son tableau de cette folie a de la couleur, de la vivacité, un relief étonnant. Il a dû lire d’horribles choses et ineptes, qui lui faisaient un grand chagrin. Sa lecture ne le décourageait pas et ne l’induisait pas en erreur. Il gardait la sûreté de son jugement, sa clairvoyance et une sévérité judicieuse.

Voici le médecin La Mettrie. Quel animal ! Cet animal se souvient pourtant de Lucrèce ; et il écrit : « Plaisir, maître souverain des hommes et des dieux, devant qui tout disparaît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore et tous les sacrifices qu’il t’a faits… » Taisez-vous, La Mettrie !… « Ô Nature ô Amour, puissé-je faire passer dans l’éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits !… » Ce La Mettrie n’est pas un garçon discret. Et je l’appelle un animal, pour la raison que ses recettes de bonheur sont à peu près dégoûtantes : « Ne songe qu’à ton corps. Ce que tu as d’âme ne mérite pas en effet d’en être distingué… » Je passe quelques lignes… « Vautre-toi comme font les porcs et tu seras heureux à leur manière ! » Il paraît que La Mettrie est mort d’avoir mangé tout un pâté de faisan : les porcs ont des ennuis.

De plus drôles bonshommes sont les Fourier, les Cabet, les Enfantin. Fourier, parfois, a l’air d’un auteur gai, sans le vouloir et, par exemple, quand il énumère « soixante-quatre espèces, progressivement distribuées en classes, ordres et genres », de maris malheureux et de femmes déçues ; ou quand il répartit les femmes qui ne sont pas des épouses en trois dignes corporations les bacchantes, les bayadères et les faquiresses. Cabet magistrat révoqué, invente son Icarie et fonde, au Texas, une colonie communiste, où l’amour aussi est communiste : hélas ! Ce fut immonde et misérable. Mais l’anecdote la plus cocasse est le procès du père Enfantin : jamais la niaiserie ne se montra si exubérante.

Saint-Évremond se moquait des précieuses, qu’il appelait « jansénistes de l’amour ». Il les raillait de formuler une doctrine de l’amour et disait : « L’amour est aussi peu de la spéculation de l’entendement que de la brutalité de l’appétit. » C’est bien répondre, et d’avance, à une quantité de réformateurs et de législateurs, mal informés ou délurés. Contentons-nous des moralistes : ils ne font de mal aucunement, ni à personne ; et préférons les moins hardis, les bons vieux moralistes qui ne feignent pas d’avoir découvert le pauvre et gentil cœur humain.

VIII. La crise darwinienne6 §

Un bel épisode et pathétique, dans l’histoire de l’humanité, c’est l’invention d’une idée. Mais une aventure le plus souvent lamentable, c’est le chemin que fait une idée dans le monde. Parfois, elle ne va pas loin ; et elle meurt : on l’a tuée, ou bien on l’a laissée mourir faute de soins et d’accueillante amitié. Parfois, elle a plus de chance, ou paraît avoir plus de chance : elle galope, elle visite l’univers entier. Seulement, regardez-la au bout de quelques temps. Vous ne la reconnaissez pas : elle a changé, elle n’a point embelli, elle a (pour ainsi dire) mal tourné. Vous croyez vous rappeler une jeune fille : et vous retrouvez une vieille coureuse. Les grand-routes et le hasard des rencontres ne sont pas ce qu’il faut à une idée. Et les philosophes qui veulent que l’histoire de l’humanité soit l’histoire des idées s’aperçoivent que les idées n’ont d’influence, presque jamais, qu’à l’état de contresens ou d’absurdité. Les idées ont une étonnante facilité à se dévergonder. Elles ne sont bien sages qu’avant d’être sorties de chez leur père ; et, d’habitude, elles ne sont plus sages, quand on célèbre leur beauté : leurs amoureux les ont bientôt compromises.

L’auteur de l’Origine des espèces et de la Descendance de l’homme, Charles Darwin, un jour, s’effraya de ce que le darwinisme devenait. Il y a, dans son journal intime, publié par son fils en 1890, une page, que je n’ai malheureusement pas sous les yeux, mais où il se plaint du tour que prend malgré lui sa doctrine. Il déclare qu’il n’est pas un philosophe et qu’on a tort de chercher une philosophie dans son œuvre. Il n’a prétendu formuler qu’une « hypothèse d’histoire naturelle ». Vous entendez : une hypothèse ! Il n’en garantit pas du tout la justesse ; et il supplie qu’on ne l’étende pas hors du domaine où il avait sa compétence, l’histoire naturelle. Avec une bonne foi charmante, un peu alarmée, il examine ses talents, tâche de les évaluer et considère en fin de compte que, s’il n’est pas un philosophe, il n’est pas non plus un admirable savant ; pour en être un, que lui manque-t-il ? Le « don de généraliser », dit-il. Et tout ce qu’il accorde à lui-même, c’est la patience, la méthode et l’attention d’un observateur.

On ne saurait se méconnaître davantage. La plupart des observations que Charles Darwin a faites, et qu’il a décrites avec un art délicieux, sont extrêmement sujettes à caution. M. Gaston Bonnier jadis en a relevé quelques-unes. Par exemple, Charles Darwin se promène dans l’île de San Lorenzo. À une altitude de vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, il découvre des coquillages pareils aux coquillages qu’on voit sur le bord de la mer. Il remarque aussi, parmi ces coquillages, des fils de coton, des morceaux de tissus, des fragments de roseau et un épi de maïs. Conclusion, sans retard : depuis l’apparition de l’homme en cette île de San Lorenzo, il s’est produit un soulèvement de plus de quatre-vingt-cinq pieds. Ce vif raisonnement de Charles Darwin, M. Gaston Bonnier le compare à celui-ci, qu’il imagine et qui, plus gai, n’est pas plus audacieux : « Autour des hôtels de Saint-Martin de Vésubie, dans la vallée du Var, de nombreux touristes déjeunent sur l’herbe. Ils ont mangé des mollusques marins. Ils ont laissé les coquilles mêlées à des fragments de serviettes oubliées, à des débris de claies en roseau, à des noyaux d’olives. Que conclura-t-on, en retrouvant ces débris de repas ? C’est qu’à une époque récente la Méditerranée baignait cette localité située maintenant à plus de mille mètres d’altitude ! » Charles Darwin a consacré tout un volume aux plantes « carnivores » et trois cents pages de ce volume au drosera. Le drosera pousse dans les prairies marécageuses, a de bonnes racines et des feuilles qui absorbent, comme les feuilles de toutes les plantes, le gaz carbonique de l’air. Mais Darwin, veut que cette plante soit carnivore. Il affirme qu’elle digère, à l’état naturel, des insectes et qu’on peut la nourrir avec des morceaux de viande. Le naturaliste Roth, au xviiie siècle, avait signalé les mouvements qui se manifestent sur une feuille de drosera quand on y place un petit objet. Soit une fourmi : les poils de la feuille se courbent, la feuille se replie sur elle-même ; la fourmi est retenue par le liquide visqueux des poils et elle meurt. Cela ne prouve pas que la fourmi soit digérée. Mais Darwin institue, à ce propos, une expérience. Aux deux extrémités d’une feuille de drosera, il place un morceau de viande à demi-rôtie et un morceau de gélatine. « La feuille, dit Darwin, se nourrit spontanément. Au bout de onze jours, je retrouvai une trace de la viande : la surface de la feuille était noircie à l’endroit où la viande avait reposé. La gélatine avait complètement disparu. » Darwin n’en resta pas là. Au lieu d’un morceau de gélatine ou de viande, il posa sur la feuille un petit morceau de fromage. Et, onze jours après, le fromage était toujours là : il n’avait pas marqué de trace sur la feuille. Bref, le drosera aime assez la viande rôtie, adore la gélatine et déteste le fromage !… M. Gaston Bonnier vous prie de faire la même expérience, non pas sur une feuille de drosera, mais tout simplement sur une table. Au bout de onze jours, que verrez-vous ? La gélatine aura disparu ; la viande rôtie aura diminué, marquant sur le bois une trace : le fromage sera toujours là et n’aura point marqué de trace. N’allez-vous pas conclure de cette observation qu’une table de bois digère à merveille la gélatine, et digère assez bien la viande rôtie, et refuse obstinément le fromage ? Mais oui ! Ou plutôt, ne concluez pas.

Les expériences et les observations de Charles Darwin, dont il était si fier et, croyait-il, fier avec tant de modestie, — car il sacrifiait à ce très humble mérite la renommée de philosophe qu’on lui offrait et qu’on le suppliait d’accepter, — ces observations et expériences composent un roman de la nature aussi hardi que celui que l’on raille si volontiers chez notre Bernardin de Saint-Pierre.

Mais qu’importe ? Le naturaliste Charles Darwin compte peu, en dépit de ses réclamations. Ce qui compte, ce qui est immense et qui a modifié la pensée contemporaine, c’est la philosophie de Charles Darwin, en dépit de ses protestations : plus encore, c’est la philosophie dérivée de lui, et c’est la série prodigieuse des contresens que l’on a faits sur l’« hypothèse d’histoire naturelle » qu’il avait proposée. Aucune doctrine n’a eu, de nos jours, une telle fortune. La doctrine de l’évolution s’est répandue avec tant de puissance qu’elle a pénétré partout, jusqu’aux endroits où elle n’avait rien à faire. Les philosophes l’ont adoptée d’abord : ou certains philosophes ; et beaucoup d’historiens, contents de n’être plus de pauvres chercheurs de vérités et jaloux de s’établir un peu philosophes à leur manière ; et les sociologues, et les praticiens de la sociologie, et leurs camarades les politiciens. Elle est, cette doctrine, dans les livres et dans les discours, plus ou moins nette, plus ou moins dénaturée. Elle est dans les imaginations des penseurs et des ignorants.

Certes, il y a loin de l’hypothèse darwinienne aux conséquences que les néo-darwiniens et les pseudo-darwiniens en ont tirées. Mais enfin, s’il est admis que tout évolue et que la loi de ce monde est l’évolution, si les sociétés humaines évoluent, les amis du changement perpétuel trouvent là, beaucoup mieux que leur excuse, leur encouragement : un encouragement dont ils n’ont guère besoin. N’essayez pas de les calmer : ils travaillent avec la nature, vous diront-ils, et favorisent le bel entrain de la nature. Ils méprisent tout le passé ; ils méprisent, dans le passé, ce qui serait peut-être utile à conserver. Ils méprisent aussi le présent, qui est déjà du passé. Ils n’aiment que l’avenir : et ils l’inventent à leur gré. Le plus souvent, d’ailleurs, ce qu’ils appellent l’avenir n’est que du passé qu’ils se figurent qui ne s’est pas réalisé encore. Et leurs rêves sont tout pleins de vieille barbarie méconnue. Où vont-ils ? mais, au bolchevisme, par exemple : car ils croient que le bolchevisme est tout neuf.

Où vont les ignorants, animés par la doctrine de l’évolution ? mais à toute folie, lorsque voici où vont les savants. Le Dantec avait adopté la doctrine évolutionniste et la menait à ses dernières conséquences. Il n’admettait de vérité que biologique ; et les phénomènes biologiques, il les plaçait, parmi les phénomènes naturels, « entre les phénomènes particulaires des colloïdes et les phénomènes chimiques d’équilibre moléculaire ». Que faisait-il de la morale ? L’homme étant de même sorte que les divers êtres vivants, animaux ou végétaux, et de même sorte que les corps bruts de l’univers, il n’y a point de liberté, point de responsabilité, la notion même du devoir est anéantie. Peut-on seulement compter sur rétablissement d’une morale scientifique, ou réduite aux vérités de la science ? « La science, répondait Le Dantec, ne nous dicte pas de morale pratique. » Il y a le bien et le mal, le juste et l’injuste ? Ce sont, répondait Le Dantec, des opinions humaines : ce ne sont pas des vérités scientifiques. Il ajoutait : « Des esprits généreux ont souhaité l’avènement du règne de la science parce qu’ils y ont vu l’avènement du règne de la justice ! Il faut en rabattre : le règne de La science, s’il est possible, si une humanité logique est capable de vivre, ne sera pas le règne de la justice, car la justice n’est pas une vérité scientifique. » L’homme n’est pas libre : qui le dit ? la biologie. N’étant pas libre, l’homme n’est pas responsable : Et celui qui prétendrait récompenser ou punir un homme au nom d’un principe métaphysique supérieur ne serait qu’un visionnaire, sympathique sans doute, mais dépourvu de toute raison. Donc, au point de vue du mérite, égalité absolue entre tous les hommes considérés comme individus, mais égalité dans la nullité. Tous ont le même mérite, qui est nul.  Ah ! quel désastre ! Et vous vous lamentez. Le Dantec vous envoie promener, disant qu’il n’y peut rien : « Il y a des vérités scientifiques établies aujourd’hui d’une manière indiscutable et qui servent à démontrer, sans d’ailleurs les remplacer par rien, que les principes sur lesquels repose la conduite ordinaire des hommes sont tous faux. » Que voulez-vous ? Ce n’est pas la faute à Le Dantec. Ce n’est pas sa faute, s’il ne distingue, hélas ! que deux espèces d’hommes, les uns qu’il appelle « les poires » et, les autres, « les effrontés ». La biologie fournit une loi, que l’on résume sous le nom de la loi dite du plus fort ; et voilà tout ce que donne la biologie : et, en dehors de ce que donne la biologie, il n’y a rien, mais rien du tout. « Ce qui est regrettable, ce n’est pas que je l’aie dit. Il est fâcheux surtout que ce soit vrai : je n’y puis rien ! » Le Dantec a-t-il au moins du chagrin de ce qu’il a dit, l’ayant vu ? Le plus souvent, ce travail de démolition forcenée paraît le divertir assez bien. Pourtant, il a écrit : « L’on s’aperçoit, un jour, qu’on est seul, dans les régions où la raison, dépourvue de tout appui, risque de sombrer… » Mais, tout ce qui lui manque, il l’a démoli. Et les vieilles doctrines qu’il a détruites, il les regrette : « Nous qui les combattons, nous éprouvons un grand trouble de ce qu’elles se sont évanouies trop complètement, plus complètement que nous ne l’avions prévu ou souhaité. Notre victoire nous effraye. » Allons, c’est un peu de fatigue ou l’ennui de rester sans ouvrage désormais !…

Le darwinisme, après avoir passé par Hæckel, aboutit à Le Dantec. Et l’on ne refusera pas à Le Dantec la qualité d’un intrépide logicien. Il est allé, sans timidité aucune et sans scrupule, avec un zèle ardent, jusqu’à l’extrémité des corollaires imaginables. Ses conclusions mettent en ruines et en décombres tout ce qui semblait le privilège ou l’honneur de l’humanité, en ruines et en décombres tout ce qui était la sauvegarde à peu près sûre de la société humaine et l’ensemble des sentiments, coutumes et croyances qu’on réunit sous le nom de civilisation. Si le savant n’évite pas cet inconvénient d’une dialectique très hardiment rigoureuse, on devine où seront menés les ignorants et, dans l’État, d’autres gaillards avec lesquels il faut compter, les entrepreneurs de méfaits et coquins de toutes sortes.

Tant pis, répliquent le savant et ses fidèles ; ce n’est pas notre affaire, de savoir si la vérité vous est agréable ou non : et, si vous avez besoin de mensonges, pour établir solidement la société qu’il vous plaît de sauver, adressez-vous ailleurs !…

Cette réplique n’est pas mauvaise ; et l’on n’a point à refuser la vérité pour ses conséquences fâcheuses. Mais, d’autre part, voilà toute une dialectique formidable et qui s’appuie sur quoi ? sur « l’hypothèse d’histoire naturelle » que l’inventeur de cette hypothèse voulait qu’on n’étendît pas hors du domaine où il avait sa compétence. Les expériences et les observations de Darwin sont à présent contestées : les expériences et les observations sur lesquelles il avait fondé son hypothèse. Alors, peut-être n’est-il pas indispensable de procéder à ces vives destructions que les corollaires de l’hypothèse autorisaient ou commandaient. « Notre victoire nous effraye ! » disait Le Dantec. Si le darwinisme était une immense erreur, les néo-darwiniens avoueraient-ils leur joie d’être enfin rassurés par la défaite ?

Il se produit, depuis quelques années, une réaction très importante contre la philosophie néo-darwinienne ; et l’on vient de publier un volume, hélas ! inachevé, du professeur Grasset, Le « dogme » transformiste, où les meilleurs arguments sont présentés sous la forme souvent la plus saisissante. Le professeur Grasset travaillait à cet ouvrage et n’avait plus que deux, chapitres à écrire, lorsqu’il est mort le 7 juillet 1918.

Le « dogme » transformiste ? Ce mot surprend. Le transformisme n’est pas un dogme !… Ou bien alors, les néo-darwiniens se moquent de nous. Ils démolissent tous les dogmes ; et, sous le nom de dogmes, ils démolissent toutes les croyances, tous les principes et les conventions sur lesquels reposent les sociétés humaines. Ils démolissent tous ces dogmes avec un instrument qu’ils appellent la vérité scientifique. Leur instrument, c’est le transformisme : et il faut donc que le transformisme soit, le contraire d’un dogme, une vérité scientifique.

Ou bien est-ce le professeur Grasset qui se moque des néo-darwiniens en appelant « dogme » leur transformisme ? Pas du tout. Un chapitre de Le Dantec est par Le Dantec intitulé : Le dogme transformiste. Et voici le début de ce chapitre : « De ce que les documents paléontologiques sont très imparfaits, de ce que certains savants hardis ont eu tort de tirer de ces documents imparfaits des arbres généalogiques dans lesquels il est aisé de découvrir des erreurs, des philosophes timorés ont cru pouvoir conclure à la faillite du transformisme… » Dame ! si les documents paléontologiques ne vous permettent pas de prouver ce que vous nous sommez de considérer comme l’indiscutable vérité scientifique, et si vous avouez que les préludes de votre vérité scientifique sont tout pleins d’erreurs, oui, nous sommes touchés de quelque doute… Le Dantec se fâche : « Toutes les généalogies proposées pourront s’effondrer sans que le dogme transformiste en soit atteint. Et le dogme a une valeur religieuse incontestable. » Il faut l’avouer, c’est comique !

C’est comique, parce que les néo-darwiniens sont, après cela, trop commodément et confortablement à l’abri de toute objection. Vous aurez beau leur dire que le drosera n’est pas plus carnivore qu’une table de bois, que leur importe ? et que les expériences darwiniennes ne suffisent pas à démontrer ce qu’ils racontent, que leur importe ? Vous leur demandez une démonstration, des preuves : ils ne vous en donneront pas. Pour qui les prenez-vous ?… Mais pour des savants !

Pour des savants ?… Lisez le bonhomme Hæckel, père du monisme darwinien, grand pontife de la biologie intégrale. L’erreur, assure-t-il, a duré jusqu’au jour trois fois heureux où ledit bonhomme, abusant de l’hypothèse darwinienne, a résolument affirmé l’origine animale du genre humain. Mais prouvez-la, cette origine ? Le bonhomme vous avertit que vous l’ennuyez, avec tant d’incertitude : si vous êtes intelligent, vous l’approuvez tout de go ; si vous le chicanez, vous êtes un imbécile, un arriéré, le reste lamentable des âges abolis. Il écrit : « Pour apprécier le degré de développement intellectuel de l’homme, il n’est pas de meilleur étalon que l’aptitude à adopter la théorie évolutive et la philosophie monistique qui en est la conséquence. » Le professeur Grasset note que jamais une religion n’a promulgué son évangile avec tant d’arrogance et d’insolence.

Les passages de Le Dantec et de son maître Hæckel, cités par le professeur Grasset, caractérisent assez bien le néo-darwinisme. Il y aurait d’autres témoignages à citer. En 1909, MM. Yves Delage et Goldsmith ont publié Les théories de l’évolution. Lisez la très étonnante préface de ce volume. L’idée de l’évolution, que les auteurs appellent « notre credo scientifique », — et la réunion de ces deux mots est remarquable, n’est-ce pas ? — cette idée s’étend à l’infini : « elle dépasse de beaucoup les limites des sciences au sein desquelles elle a surgi et embrasse tout l’ensemble des conceptions humaines, jusqu’aux problèmes philosophiques les plus obscurs et les plus difficiles ». Les auteurs ne sont-ils pas un peu inquiets de voir une idée sortir ainsi des sciences qui l’ont vue naître et gagner d’autres sciences, d’autres études qui ne sont pas les siennes, s’engager dans des chemins qui ne sont pas les siens ? Pas du tout ! L’idée de l’évolution, c’est, à les entendre, l’univers entier ramené à la notion de causalité. Or, la notion de causalité les enchante, « parce qu’elle élimine de la pensée humaine toute idée de merveilleux et de surnaturel et l’habitude à chercher des explications dans lesquels les phénomènes naturels interviennent ». Si la causalité rassure MM. Delage et Goldsmith, on n’y peut rien.

Mais enfin, ces deux savants nous promettent une explication de l’univers tirée des seuls phénomènes naturels : donc, ils nous donneront dos faits ? N’y comptez pas ! Car ils écrivent : « Que les espèces soient nées les unes des autres, ce n’est pas là seulement une déduction qui s’appuie sur des faits, — car les faits peuvent être contestés et surtout interprétés d’une façon différente, — mais une notion qui s’impose à notre esprit comme la seule acceptable, dès le moment que nous avons abandonné la théorie de la création surnaturelle. » Ainsi, les faits peuvent être contestés ou interprétés d’une façon différente ; ainsi, les faits ne sont pas grand-chose, et ne sont pas le principal, et ne suffiraient pas à établir le néo-darwinisme, le monisme et la biologie intégrale. Mais, à la base de cette philosophie et, plus dangereusement, à la base de cette science, il y a un acte de foi, un credo, un dogme. Et alors qu’est-ce que cette « vérité scientifique » dont vous êtes si fiers et que vous opposez si rudement aux principes ou aux croyances métaphysiques ou religieuses ?… Le néo-darwinisme serait-il une science indépendante des faits, supérieure à eux et qui se passe de leur secours et même de leur assentiment ?

Et qu’est-ce qu’une telle science ? On avait accoutumé d’appeler « vérité scientifique » une formule qui résume un certain nombre de faits dûment contrôlés : et tant valent les faits, tant vaut la formule ; et, si les faits ne valent rien, la formule aussi ne vaut rien. Mais, la prétendue vérité darwinienne, les néo-darwiniens la dégagent des faits si bien que, les faits démentis, contestés ou interprétés d’une autre manière, elle subsiste, elle n’a pas souffert, elle n’a pas bougé. M. l’abbé Eugène Aglon, dans une thèse de philosophie péripatéticienne intitulée L’âme raisonnable est-elle l’unique forme substantielle du corps humain ? cite à ce propos un document très singulier. En 1903, à la Société de Philosophie de Vienne, on discuta le darwinisme ; un darwinien, M. Kassowitz, ne craignit pas d’avouer que la chère doctrine avait, au bout du compte, des points faibles. Il ne craignit pas de l’avouer ; ou, du moins, il annonça qu’il ne le craignait plus. Et la Revue philosophique du 1er juin résuma comme suit son discours : « Tant que le darwinisme constituait une machine de guerre contre les croyances surannées et le dogmatisme religieux, on n’avait pas le temps et on n’osait pas y toucher : on s’interdisait toute analyse, toute critique, toute vérification… » C’est charmant !… « Mais aujourd’hui que l’éducation scientifique de la majorité de ceux qui pensent et réfléchissent peut être considérée comme terminée… » Terminée, oui, par ces grands maîtres de science qui imposent à leurs élèves une vérité frelatée !… « et qu’un fossé profond, infranchissable, sépare le domaine de la science de celui de la religion, — la première ayant définitivement conquis le droit d’éliminer de ses considérations toute intervention de forces surnaturelles, — on ne s’expose plus, en attaquant ou en critiquant le darwinisme, à compromettre les principes scientifiques inscrits sur sa bannière et au nom desquels il combattait. Chacun se trouve dégagé de la réserve qui lui était imposée jusqu’ici et récupère sa pleine liberté, le droit de critiquer et d’apprécier, au risque même de voir tout l’édifice du darwinisme crouler et disparaître »  Quel aveu ! Et voilà le néodarwinisme, doctrine de savants ou de gens qui se réclament de la science positive ; doctrine qui d’abord était une hypothèse d’histoire naturelle et qui a tout envahi, les autres sciences, la philosophie, la sociologie et le reste. Elle n’était qu’une hypothèse : et, comme hypothèse, elle avait tout juste la valeur des faits qui paraissaient la motiver. Il fallait examiner avec beaucoup de soin les faits et voir s’ils confirmaient ou s’ils démentaient l’hypothèse. Au lieu de quoi, les savants ont mené ailleurs, ont mené partout, l’hypothèse et l’ont présentée comme une incontestable certitude. Est-ce qu’ils n’avaient aucun doute ? Ils cachaient leur doute : il y a là de l’étourderie et, quelquefois, de la supercherie. Un Kassowitz, qui reconnaît qu’il n’aurait pas lancé contre le darwinisme une petite objection tandis que le darwinisme servait de machine de guerre, était un polémiste et n’était point un savant. Les autres ? Les autres, qui déclarent que les fait » n’importent pas beaucoup et que, les faits réduits à rien, la doctrine subsisterait, qu’est-ce que c’est que leur méthode scientifique ? Darwin, imprudent déjà, les avertissait pourtant, les conjurait de rester dans l’histoire naturelle et de craindre la philosophie. Mais il n’a pu les retenir. Ils sont partis pour la conquête universelle, apôtres forcenés, malins, retors et, souvent, apôtres farceurs. Ils étaient animés d’une ferveur étrange et surtout d’une haine étrange. Ils aimaient leur évangile imparfait, leur évangile bâclé ; surtout, ils détestaient furieusement les évangiles antérieurs. On les a pris pour des bâtisseurs pleins d’entrain : surtout, ils ont été de frivoles démolisseurs.

MM. Delage et Goldsmith, après avoir montré comment le darwinisme est sorti de son « domaine propre », célèbrent « la portée immense de l’idée de l’évolution » et ajoutent : « C’est aux sciences naturelles que la pensée humaine en est redevable ; jamais en effet la philosophie transcendante ni même les sciences exactes n’auraient pu donner naissance à cette idée et lui assurer le triomphe ! » Assurément. Reste à savoir si le triomphe du darwinisme, sorti de son domaine propre et qui envahit toute la pensée humaine, est légitime. Et c’est la question que pose le professeur Grasset. Pour que cette hypothèse d’histoire naturelle devienne la philosophie générale, dit-il, cette hypothèse a plusieurs conditions à remplir. Elle doit montrer que, formulée relativement à quelques espèces d’un ordre inférieur, elle s’applique à toutes espèces de l’ordre le plus élevé, même à l’espèce humaine. Elle doit expliquer le passage d’une espèce à une autre. Elle le fait, — et admettons qu’elle le fasse le mieux du monde, — quand il s’agit, par exemple, de deux espèces végétales très voisines. Mais a-t-elle expliqué le passage de l’animalité à l’humanité, la création de ce qui est la pensée ? A-t-elle expliqué le passage d’une espèce végétale à une espèce animale ? Et a-t-elle expliqué le passage du minéral au végétal ? Eût-elle expliqué tout cela, il lui faudrait encore expliquer la naissance de la première cellule. Cette besogne terminée, l’hypothèse darwinienne aurait véritablement le droit de régner sur sa conquête universelle. Autrement non.

Cette immense besogne n’est pas terminée : en quelque sorte, elle n’est pas commencée. Certes, on a beaucoup travaillé ; mais en vain.

Pour devenir philosophie générale, le darwinisme doit aboutir au monisme. Or, le monisme a besoin de la génération spontanée, sans quoi la première cellule demeure un mystère absolu, un mystère qui se répand jusqu’aux dernières extrémités de la doctrine : « il est impossible de concevoir l’évolution générale comme loi de l’univers sans la génération spontanée ». Mais, dans l’état actuel de la science, est-il possible d’admettre la génération spontanée ? La science nie la génération spontanée : peut-être y a-t-il peu de problèmes où la science contemporaine soit aussi nettement affirmative, depuis Pasteur qu’on n’a point démenti. Alors, que faire ? « Dire que la science nie la génération spontanée, c’est dire que la science répudie toute la théorie évolutionniste, transformiste et moniste. » Consultons les néo-darwiniens et monistes. Hæckel avoue que « jusqu’à présent » aucune génération spontanée n’a été vue. C’est ennuyeux. Mais ou n’a pas démontré, dit Hæckel, que ce phénomène fût impossible. « Voilà un raisonnement peu scientifique », répond le professeur Grasset. Spencer avoue que l’idée de spontanéité est incompatible avec l’idée d’évolution. Alors ? Il nie « le commencement absolu de la vie organique sur le globe ». Le professeur Grasset répond : « L’affirmation de révolution universelle entraîne nécessairement, autrefois et aujourd’hui, le passage de l’inorganique au vivant. Dans la série, il y a donc bien un commencement du vivant. Or, scientifiquement, il est impossible de concevoir ce passage. Donc, à ce point de vue, non seulement l’évolutionnisme n’est pas démontré par la science, mais encore il est démenti et déclaré impossible par elle. » Le Dantec, lui, consent que le néo-darwinisme a besoin de la génération spontanée. Alors ? Il admet la génération spontanée. Contre la science ? Mais oui, contre la science actuelle, qui n’a pas encore su montrer un seul fait de génération spontanée. Le Dantec se fie à la science future, qui prouvera la spontanéité. Qui la prouvera ? Mais oui ! puisque le néo-darwinisme a besoin de la spontanéité, le néo-darwinisme qui est la vérité !…

De tels raisonnements vous mènent au gré de votre fantaisie. Mais de tels raisonnements, qui flattent vos désirs, ne changent rien du tout à la réalité, qui se moque de vos désirs. Le néo-darwinisme n’explique pas la naissance de la première cellule. Le néo-darwinisme n’explique pas le passage du monde inorganique au monde vivant : « avec de la matière inerte on n’a jamais pu faire la moindre particule de protoplasma vivant ». Le néo-darwinisme n’explique pas le passage de la vie à la pensée. Le néo-darwinisme n’a aucunement démontré que l’homme ne fût pas une « espèce fixée » depuis des siècles ou de toujours. Entre le néant et la première cellule, entre le monde inorganique et le monde vivant, la vie et la pensée, le reste de l’univers et l’homme, le néo-darwinisme laisse de grands espaces vides et laisse une solution de continuité qui est la négation même de la doctrine.

Le néo-darwinisme ne procède pas scientifiquement : toutes les bonnes règles de la méthode, il les néglige. Et il arrange son roman biologique avec une liberté ridicule, avec une liberté scandaleuse, étant donné qu’il se présente comme la science parfaite en lutte contre l’imagination philosophique ou religieuse. Le triomphe du néo-darwinisme et l’invasion néo-darwinienne seront, dans l’histoire de la pensée contemporaine, l’une des aventures les plus regrettables et qui auront fait le plus grand tort à la recherche sérieuse et attentive de la vérité. Cette aventure paraît toucher à sa fin. Mais il faudra longtemps pour supprimer les idées fausses, pour retrouver les idées justes et, généralement, pour réparer les dégâts d’une campagne qui a été conduite avec audace et violence, avec habileté, sans nul retardement de scrupules scientifiques ou de bonne foi.

IX. Autour de « Bouvard et Pécuchet »7 §

Voici un gros livre, — trois cents pages in-quarto, — consacré au roman posthume de Flaubert, à son roman certes imparfait, bizarre, un peu absurde, et si beau. Encore l’auteur de ce gros livre ne croit-il pas avoir, comme on dit, épuisé le sujet. Pas du tout ! Il a seulement réuni quelques études relatives au « réalisme » de Bouvard et Pécuchet, relatives aux « sources » de plusieurs chapitres, mnémotechnie, ou gymnastique, ou géologie, relatives au second tome que Flaubert n’a pas eu le temps d’écrire. Flaubert, avant de composer son roman, n’avait-il pas lu quinze cents volumes de toute sorte ? L’analyse des sources ne serait complète que si le commentateur lisait à son tour ces quinze cents volumes. Il faudrait, en somme, refaire tout le travail de Flaubert, afin de voir comment il l’a fait. M. René Descharmes s’est, judicieusement borné à l’examen de quelques problèmes.

Un si gros livre, et incomplet ! J’avoue que j’aime beaucoup ces gros livres ; mais je crois que j’ai tort, et je l’avoue, de les tant aimer. Au bout du compte, un romancier qui donne son œuvre la considère comme suffisante à elle-même ; il croit qu’elle existe, qu’elle est vivante et intelligible. Ne l’est-elle pas ? Le commentaire dont vous avez jugé qu’elle a besoin signale son infirmité.

Il convient pourtant de noter la différence qu’il y a entre la littérature ancienne et la nouvelle. La littérature a été plus « objective » qu’elle ne l’est devenue ; elle est devenue extrêmement « subjective ». Une tragédie de Corneille ou de Racine, une comédie de Molière, se passent de toutes anecdotes explicatives et garderaient leur clarté, leur signification, leur valeur, si même nous n’avions aucun renseignement sur la personne do Corneille, ou de Racine, ou de Molière. De telles œuvres sont bien détachées, bien séparées de l’auteur. Mais Lamartine a lui-même écrit le commentaire de ses Méditations, disant comme il était mélancolique ce jour-là, et pourquoi et quelle bien-aimée occupait alors sa rêverie. Or, il est vrai que je compare des pièces de théâtre et des poèmes lyriques : le poète lyrique chante sa peine ou sa gaieté, sa gaieté rare et dont il est moins fier que de sa peine, tandis que le dramaturge crée des personnages et les substitue à lui. Néanmoins, le romantisme a rendu la littérature, et dramatique aussi, beaucoup plus personnelle, — et « lyrique », disait Brunetière, — beaucoup plus analogue à une confession de l’auteur : si la confession n’y est pas tout au long, du moins y devinez-vous une allusion perpétuelle à maints petits faits et à l’émoi qu’ils ont causé dans la pensée de l’auteur. Enfin notre littérature est de plus en plus sentimentale. Ainsi, elle se prête à une glose qu’elle aurait autrefois refusée.

Mais Flaubert ne le voulait pas. Ce fut sa prétention, sa volonté, de n’être pas sentimental, de ne paraître pas dans son œuvre, de n’y paraître pas et voire de n’y être pas. Sa doctrine de l’impassibilité, bien entendue, le ramène à l’usage ancien.

Les œuvres du xviie siècle, qui se passent d’un commentaire, je les comparerais aux temples de l’antiquité grecque : ils tiennent tout seuls. Les œuvres qui dérivent du romantisme ressemblent davantage aux monuments gothiques : les commentaires indispensables sont, en quelque sorte, les arcs-boutants qui leur servent d’appui. Encore faut-il que lesdits arcs-boutants ne soient ni démesurés ni en nombre tel que se perde l’architecture principale dans leur exubérante prodigalité. L’on aimerait leur discrète élégance et leur style un peu analogue à celui de la nef et du chœur, s’il se pouvait.

Le commentaire de M. René Descharmes a d’autres qualités que celles-là. Il est trop abondant, prolixe, encombré ; il n’est pas rédigé avec tout le soin désirable. Je l’ai pourtant lu très volontiers. Les recherches qu’il résume, et qu’il aurait dû résumer plus brièvement, donnent des résultats attrayants. Ces gros livres contiennent, dans leur fatras, de jolies choses. De longues pages sont reposantes : l’on sait où va le commentateur ; il l’a dit et il le répète, il ajoute une preuve à celles qu’il a déjà présentées. Puis une trouvaille imprévue vous amuse. Et puis vous relisez Bouvard et Pécuchet.

L’étrange roman !… Vous le comprendrez mieux qu’avant d’avoir lu le gros livre de M. René Descharmes.

Par exemple, Bouvard et Pécuchet, se mettant à l’histoire, utilisent la Mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné, qui porte cette épigraphe : Instruire en amusant. Ne cherchez pas à la bibliothèque une Mnémotechnie de Dumouchel, qui est un personnage que Flaubert a inventé. Mais, dit Flaubert, la Mnémotechnie de Dumouchel « combinait les trois systèmes d’Allévy, de Pâris et de Fenaigle » Qu’est-ce que ces gens ? Flaubert raconte qu’Allévy transformait les chiffres en figures : 1 signifie une tour ; 2, un oiseau ; 3, un chameau, etc. Le deuxième, Pâris, organisait de malins rébus : un fauteuil garni de clous à vis évoquait le nom du roi Clovis, etc. Quant à Feinaigle, eh ! bien, Feinaigle « divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème ». Ce n’est pas la clarté même. Lisez donc M. Descharmes : il consacre tout un chapitre à ces trois serviteurs de Mnémosyne, pour qui la muse a manqué de gratitude, car ils sont oubliés.

Plus exactement, on connaissait Pâris et Allévy ; les savants les connaissaient un peu. Mais, Fenaigle, non. Et l’on était à se demander si Flaubert n’avait pas inventé l’homme qui « divisait l’univers en maisons ». Pas du tout ! Grégoire de Feinaigle, — à qui Flaubert a ôté son premier i par mégarde, — eut son temps de célébrité. M. Descharmes expose le système de Feinaigle, un drôle de système ! et il montre le gaillard, aussi drôle que le système.

Le gaillard était Bavarois ; et il avait chapardé le système à Johann Christof Friedrich von Arétin, conservateur de la bibliothèque de Munich. Premièrement, il partit pour Strasbourg et la Société des sciences et arts lui décerna de grands éloges. Il obtint des certificats à Nancy et se mit en voyage. On le vit à Besançon, Dôle, Épinal, Dijon. Il avait soin de ne rester longtemps nulle part : dès qu’il avait donné de la mémoire à ses élèves, il se sauvait devant qu’ils ne l’eussent perdue. L’un de ses élèves, nommé Guivard, lui parut si heureusement doué qu’il l’adopta comme disciple et collaborateur. En 1806, tous deux arrivent à Paris. D’abord, on ne leur prête aucune attention. Tous deux mangent de la vache enragée. Mais, par chance, Feinaigle rencontre M. Blanc, professeur émérite et « créateur de l’okygraphie, méthode couronnée par le jury de l’Instruction publique ». M. Blanc s’éprit de « mnémonique ». Cet ancien professeur était alors sous-chef à la préfecture. Il parla de la science qui l’avait émerveillé, dont le bruit vint aux oreilles du préfet, le conseiller d’État Frochot. Lequel ordonna qu’on fît une expérience. Neuf petits garçons de l’école primaire furent amenés et, de dix heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, pendant deux jours, serinés par Feinaigle et Guivard. On leur apprit l’arithmétique, les capitales de l’Europe, les départements de l’Empire français, la chronologie des rois de France depuis Pharamond, les empereurs romains, le code civil et la botanique. Les bambins, après cela, semblèrent « consommés dans la pratique de ces connaissances diverses ». Âgé de dix ans, le petit Chevrier vous déduisait tout le système de M. de Jussieu, les acotylédones, les monocotylédones, les dicotylédones ; et chacun de ces groupes se divise en quinze classes, les classes en plusieurs familles et la huitième classe en dix-huit familles. Le petit Chevrier n’embrouillait pas les orobranchoïdes, les rhinautoïdes, les acantoïdes, les polemonacées, les apocinées, les hylospermes : il « prononçait avec la plus grande facilité ces termes nouveaux pour lui et entièrement étrangers pour la plupart des spectateurs ». C’est dommage de ne pas savoir ce que devint le petit Chevrier, ce qu’il fit de tous ces mots-là quand il eut de la barbe au menton.

Voilà Feinaigle consacré. Avec Guivard, à frais communs, il ouvrit un cours ; les élèves affluèrent. Dieulafoi et Gersin, vaudevillistes à la mode, mirent au théâtre la mnémonique et, sous le nom de Fin-Merle, Feinaigle fut raillé dans les couplets. C’était la gloire. Seulement, Guivard et lui se chamaillèrent. Comme Feinaigle, à Munich, avait chapardé la, méthode von Arétin, Guivard eut, à Paris, le désir de confisquer la méthode Feinaigle, ci-devant von Arétin. Feinaigle se disait « seul professeur de mnémonique » ; et, là-dessus, Guivard se fâchait. L’on plaida. Feinaigle écrivit aux journaux que Guivard ne savait rien. Guivard répondit. La meilleure idée de Guivard fut de s’établir à son compte et d’ouvrir un cours, rue Jacob, à meilleur marché que Feinaigle : de sorte qu’il eut vite séduit toute la clientèle. Ensuite les gens s’aperçurent que, si peut-être Guivard était aussi fort que Feinaigle, celui-ci n’était pas fort. Feinaigle inondait Paris de prospectus et de boniments, inutilement. Il dut s’en aller. On apprit, en 1820, qu’il venait de mourir à Londres : ses élèves avaient alors oublié depuis longtemps ses charlataneries, ses leçons et lui ; car la mnémonique ou mnémotechnie est une grande vanité, qui engage le combat contre la loi ou la coutume invétérée de nos esprits et de nos cœurs, l’oubli.

Voilà Feinaigle et son histoire. M. Descharmes accorde à ce bonhomme et à ses calembredaines un plaisant chapitre. Et, si vous dites que ce Feinaigle ne vous importe guère, Bouvard et Pécuchet vous l’ont pourtant recommandé Bouvard et Pécuchet dont il est dignement le maître et le camarade.

En outre, M. Descharmes fait, à propos de Feinaigle, une intéressante remarque. C’est que Flaubert n’a tiré, de ce Feinaigle, qu’un très petit nombre de lignes : tandis que l’aventure de Feinaigle et de Guivard lui pouvait donner bien davantage. M. Descharmes fait la même remarque au sujet d’Amoros, à qui Flaubert emprunte les éléments principaux du chapitre où son Bouvard et son Pécuchet s’éprennent de la gymnastique. Don Francisco Amoros, marquis de Sotelo, regidor de San-Lucar, ensuite l’auteur du Gymnase normal, est un personnage extraordinaire ; et de sa vie, de son Manuel, de son Atlas, Flaubert pouvait tirer des merveilles de drôlerie. Au lieu de quoi, Flaubert se contente de quelques traits, qu’il a discrètement choisis parmi les moins grotesques. Bouvard et Pécuchet, disciples de Feinaigle et d’Amoros, allaient facilement à une absurdité bien réjouissante. M. Descharmes vous avertit de constater ici l’intention de Flaubert, qui n’est donc pas que son roman tourne à la bouffonnerie. Songez-y, afin de ne pas interpréter à contresens le roman de Bouvard et Pécuchet.

Flaubert a très attentivement préservé la vraisemblance et la vérité de son Bouvard et de son Pécuchet. Il lui appartenait de les rendre beaucoup plus extravagants l’un et l’autre, suivant Amoros et Feinaigle. En somme, il ne s’est pas acharné contre eux ; et plutôt il les a ménagés.

Flaubert, qui préserve la vraisemblance et la vérité de ses bonshommes, compose-t-il un roman réaliste ? C’est une question qu’examine M. Descharmes ; et voici comment il la traite, d’une manière qu’il emprunte à l’auteur d’un essai sur Madame Bovary, M. Ernest Bovet, d’une manière assez ingénieuse. M. Bovet néglige « le fait divers Delamarre » et ne s’occupe aucunement de savoir si Flaubert a copié ce fait divers ou l’a modifié ; il se demande si le récit de Flaubert est agencé selon la vraisemblance et la vérité probable, si la chronologie de l’aventure se déroule bien, si l’espace des mois, des jours et des heures est observé avec justesse. Il répond, oui ; car il a trouvé que chaque détail était à sa place. M. Descharmes soumet à la même épreuve le roman de Bouvard et Pécuchet ; la conclusion ? différente.

Le 20 janvier 1839, Bouvard reçoit de Me Tardivel, notaire, la lettre qui annonce le bel héritage. Pécuchet n’aura point sa retraite avant deux ans. Les deux amis partent pour Chavignolles le dimanche 20 mars 1841. Viennent « les mauvais jours, la neige, les grands froids » : automne 1841 et l’hiver 1841-1842. « Au mois de novembre ils brassèrent du cidre » : novembre 1842. « L’année suivante, ils firent des semailles très dru » : 1843. M. Descharmes note précisément les indications de temps que Flaubert a données ; il évalue les délais qu’il faut pour que les diverses opérations horticoles ou agricoles aboutissent à un résultat. Les expériences d’agronomie, d’arboriculture et de distillation, toutes manquées, n’ont guère duré moins de sept ans, qui mènent les deux amis à l’âge de cinquante-sept ans et nous mènent au mois de janvier 1848. Trois mois de chimie ; et Flaubert dit alors que Pécuchet a cinquante-deux ans. Flaubert ne croit donc pas avoir dépassé encore l’année 1843 : il l’a pourtant dépassée.

Après la chimie, Bouvard et Pécuchet travaillent la médecine, la géologie, l’archéologie. Quand ils abandonnent l’archéologie pour l’histoire, M. Descharmes, fort de ses calculs, nous avertit que l’année 1851 vient de finir. Et Flaubert : « Ils recoururent à M. Thiers. C’était pendant l’été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. » L’écart est de plus de six ans.

Venons à la politique ; elle occupe le sixième chapitre du roman. Et Flaubert : « Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades… » M. Descharmes nous démontre que nous sommes, au plus tôt, en 1854. M. de Faverges apprend aux amis l’expédition de Rome : c’est en 1849. La même année, M. de Faverges entre à l’Assemblée législative : en effet, les élections se firent au mois de mai 1849 ; seulement, « nous devrions être au moins en 1859-1860 », dit M. Descharmes. Dépêchons-nous : Flaubert conduit ses deux bonshommes jusqu’en 1869 ; M. Descharmes prouve que leur aventure ne peut avoir duré moins de trente-huit ans. Le roman finirait en 1877 à peu près ; et les deux amis auraient, quand ils se remettent à copier, quatre-vingt-cinq ans. Flaubert ne s’en est pas aperçu.

Dira-t-on que Bouvard et Pécuchet, roman que Flaubert n’a point achevé, ne doit pas être jugé comme un ouvrage auquel l’auteur a donné la dernière main ? Sans doute ! Et Flaubert, qui avait le goût de la perfection, l’eût corrigé, son roman, plus d’une fois avant de le faire imprimer. Sans doute ! Mais allait-il en déranger l’économie ? Je ne le crois pas. Il ne dépendait pas de lui de changer la saison des chaulages, binages, échardonnages, de modifier le programme de l’année agricole et de refuser à la terre les répits dont elle a besoin. S’il avait resserré en un temps plus court les études scientifiques de ses deux bonshommes, — chimie, médecine, géologie, archéologie et histoire, littérature, politique et puis, après l’intermède amoureux, gymnastique, philosophie, religion, pédagogie, sociologie, — ses deux bonshommes seraient devenus par là plus étonnants, plus improbables, moins réels. Le seul moyen de sauver la chronologie, sans offenser la vraisemblance, aurait donc été de supprimer quelques-unes de ces études scientifiques : et l’on ne voit pas du tout que Flaubert en eût l’intention. Bref, on n’imagine pas qu’une révision de Bouvard et Pécuchet pût rendre le roman plus exactement réaliste que Flaubert ne l’a laissé.

Dira-t-on qu’au surplus ces méticuleux calculs de chronologie ne sont que tatillonnage ? Mais, ailleurs, Flaubert ne les néglige pas. La chronologie de Madame Bovary est extrêmement rigoureuse. À mon avis, M. Descharmes a le droit de considérer cet indice comme valable, et de conclure que Madame Bovary est un roman plus réaliste que Bouvard et Pécuchet, de conclure enfin que le réalisme n’est pas, dans Bouvard et Pécuchet le souci principal de Flaubert.

À vrai dire, on s’en doutait. Je l’avoue. Il suffisait d’avoir lu le roman : le badinage, en bien des endroits, se voit à merveille ; et Flaubert s’amuse.

On distingue ordinairement deux Flaubert : un Flaubert lyrique, l’auteur de Salammbô et de la Tentation de Saint Antoine ; un Flaubert réaliste, l’auteur de Madame Bovary et de l’Education sentimentale. Auquel de ces deux Flaubert attribuer Bouvard et Pécuchet ? Le lyrique eût très volontiers mené ces deux bonshommes à la bouffonnerie, comme il a procédé en écrivant le Saint Antoine : or, nous avons noté qu’il ne le fit pas. Le réaliste aurait eu grand soin de ménager la vraisemblance et la vérité, de compter au juste les années, les mois, les jours et, comme dans Madame Bovary, les heures même : or, nous le voyons beaucoup moins vigilant. Le roman de Bouvard et Pécuchet serait donc d’une autre sorte ? Mais oui ! Alors, qu’est-ce que ce roman d’une troisième sorte et quelle en est la signification ?

Flaubert se moque… Au fait, de qui ou de quoi se moque-t-il ? de la science ou des bonshommes qu’il a entichés de science ?

Flaubert se moque-t-il de la science ? Étrange façon de s’en moquer, si deux ignorants la ridiculisent ! La science n’y peut rien ; et ce n’est pas la faute de la science, ni son ridicule, si un Bouvard et un Pécuchet, l’entendant mal, l’ont tournée en caricature. Elle ne dépend ni d’un Pécuchet ni d’un Bouvard ; elle existe sans eux. Une telle critique ou raillerie de la science, présentée ainsi, serait sans portée aucune.

Flaubert se moque-t-il de ses bonshommes ? Il s’en moque, Mais, quoi ! l’objet du roman n’est-il que de montrer, aux prises avec la science, deux imbéciles ? On en rirait un peu de temps ; puis on aurait bientôt fini d’en rire. Au surplus, Bouvard et Pécuchet sont-ils exactement des imbéciles ? C’est une question qu’a posée, dans le Mercure de France, M. René Dumesnil et que reprend M. Descharmes. Des sots ! comme dit Faguet, qui attribue à Flaubert « le mauvais désir de trouver ses personnages toujours stupides, même quand ils ont une idée à moitié juste ». Et Barbey d’Aurevilly les appelle « deux imbéciles de base et de sommet ». M. Dumesnil observe que d’abord Flaubert semble détester ses bonshommes, deux types de « médiocrité bourgeoise », et qu’ensuite, sans leur accorder son amitié, il les traite avec plus de bienveillance, avec une sorte de pitié indulgente. M. Descharmes note ces mots : « Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus ; et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. » Bouvard dit un jour : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue ; peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. » Ce n’est pas bête ; Flaubert ne dit pas que ce le soit ; Flaubert ne se moque pas de Bouvard qui résume ainsi une idée juste. Bouvard et Pécuchet travaillent, tant bien que mal, et, si dépourvus de génie qu’on les voie, du moins sont-ils très supérieurs à la moyenne des gens qui les entourent. On les calomnie, on les houspille de maintes manières : « Alors, une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient ; les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau ; ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre. » Sont-ils encore des imbéciles ? Mais non. Et le sentiment que leur prête Flaubert, vous » l’avez bien reconnu : c’est le sentiment de Flaubert lui-même et, si je ne me trompe, le sentiment d’où provient le roman de Bouvard et Pécuchet.

Ni l’amour de la science, ni la curiosité, ni le désintéressement de Bouvard et de Pécuchet ne sont ridicules ni méprisables. M. Descharmes borne le tort des deux bonshommes à ceci : défaut de méthode. Bouvard et Pécuchet se mêlent de toutes les sciences à l’étourdie et procèdent mal, sans exactitude et sans rigueur.

Je ne crois pas qu’il faille réduire ainsi la signification du roman ; je le vois d’une autre manière et je le vois, selon le sens qu’on donne à ces deux mots, réaliste ensemble et lyrique.

Je sais bien que Flaubert ne veut pas qu’on le devine dans son œuvre et qu’il entend n’y paraître pas, n’y être pas. Il est, à mon avis, dans son roman de Bouvard et Pécuchet. Je contredis sur ce point M. Descharmes qui, après avoir résumé les événements de la vie de Flaubert à l’époque de ce roman, déclare : « Si l’existence de Flaubert de 1870 à 1880 n’avait pas été du tout celle que nous connaissons, nous posséderions tout de même Bouvard et Pécuchet, tel qu’en effet, nous le possédons. Il aurait trouvé le temps, peut-être, de mettre la dernière main à son œuvre ; mais l’idée directrice du roman et ses divers épisodes seraient demeurés vraisemblablement identiques. » Ce n’est pas du tout mon avis.

Flaubert a commencé en 1874 le premier chapitre de son roman ; mais il en avait l’idée, il le préparait depuis deux années au moins. Or, il écrit à Mme des Genettes, le 5 octobre 1872 : « Je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Oui, je me débarrasserai enfin de ce qui m’étouffe. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent, dussé-je m’en casser la poitrine ; ce sera large et violent. » Le 28 octobre, il écrit à Ernest Feydeau : « Avant de crever, ou plutôt en attendant ma crevaison, je désire vuider le fiel dont je suis plein. Donc je prépare mon vomissement. Il sera copieux et amer, je t’en réponds. » Un autre jour : « Je crois que l’idée [de mon travail] est originale… Comme j’espère cracher là-dedans le fiel qui m’étouffe, c’est-à-dire émettre quelques vérités, j’espère par ce moyen me purger et être ensuite plus olympien, qualité qui me manque absolument. » Un autre jour : « J’avale des pages imprimées et je prends des notes pour un bouquin où je tâcherai de vomir ma bile sur mes contemporains ; mais ce dégueulage me demandera plusieurs années. » Il écrit, au mois d’avril 1874, à George Sand : « Et vous voulez que je ne remarque pas la sottise humaine et que je me prive du plaisir de la peindre ! Mais le comique est la seule consolation de la vertu. Il y a, d’ailleurs, une manière de la prendre qui est haute ; c’est ce que je vais essayer de faire dans mes deux bonshommes. » Et il écrit à Edmond de Goncourt, en 1877 : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche ayant sur le dos l’Himalaya. N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre. Cet espoir me soulage. » Un tel projet, que voilà rudement défini, sans dissimulation ni modestie, n’est pas celui d’un réaliste véritable ni d’un Flaubert qui se détache de son œuvre et la considère avec impassibilité. Lui-même avoue qu’il n’a point de sérénité, pour le moment, et qu’il n’est pas olympien le moins du monde, s’il le fut jamais et compte l’être encore, une fois son roman fini.

Au temps de Bouvard et Pécuchet, depuis la guerre de 1870 jusqu’à sa mort, Flaubert a beaucoup de chagrin, de colère et d’ennui. Ces dix années, dit M. Descharmes, sont « les plus douloureuses, les plus sombres qu’il ait vécues ». On meurt autour de lui : Bouilhet, au mois de juillet 1869 ; Duplan et Jules de Goncourt, en 1870 ; Maurice Schlésinger, en 1871 ; et Mme Flaubert, le 25 mars 1872. Il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles. » Quelques semaines plus tard, la fille de son ami Duplan vient de mourir ; et il écrit : « Encore une mort ! » Quelques mois plus tard, il perd son vieux Théo, comme il l’appelle. Si l’on veut voir comme ces deuils exaspèrent sa mélancolie et le pessimisme d’où est né le roman de Bouvard et Pécuchet, la mort de Théophile Gautier le fâche d’une façon qu’il écrit à sa nièce : « Il est mort de la charognerie moderne… Il est mort, j’en suis sûr, d’une suffocation trop longue causée par la bêtise moderne. » Les deuils continuent : Feydeau, Louise Colet, George Sand. Puis, en 1875, son neveu Commanville est à la veille de la banqueroute. La bonté même, Flaubert donne l’argent qu’il faut. Il ne sait point gagner sa vie et sera gêné maintenant : « Quel supplice que cette incertitude ! C’est si loin de la manière dont j’ai été élevé. Mon pauvre bonhomme de père ne savait pas faire une addition et, jusqu’à sa mort, je n’ai pas vu un papier timbré. Dans quel mépris nous vivions du commerce et des affaires d’argent ! et quelle sécurité ! quel bien-être ! » S’il n’en dit pas davantage, c’est pudeur gentille : la ruine des Commanville a été pour lui une espèce de catastrophe ; il a craint de perdre sa maison de Croisset, faute de quoi il était perdu ici-bas. Tout cela, dans les années qui ont suivi la guerre et la Commune.

Il suffit qu’on ait lu la correspondance de Flaubert et l’on sait le mal horrible que ces deux événements lui ont fait. Il écrit, le 11 mars 1871 : « J’avais des illusions, et je ne croyais pas voir arriver la fin du monde. Car c’est cela : nous assistons à la fin du monde latin. Adieu, tout ce que nous aimons ! Paganisme, christianisme, mutisme, telles sont les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est désagréable de se trouver dans la dernière. Ah ! nous allons en voir de propres. Le fiel m’étouffe ! » Ces derniers mots sont les mêmes qu’il emploie quand il annonce le projet qu’il a d’un roman qui sera Bouvard et Pécuchet. Sur la fin de la précédente année, il écrivait à George Sand : « Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation, devant tout ce qui se passe ? À quoi donc sert la science, puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns, et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n’ont pour excuse ni la passion ni la faim ?… » Ces lignes sont à retenir, où l’on voit que, dans son désespoir, Flaubert nie l’utilité morale, sociale et bienfaisante de la science : les Prussiens la lui ont avilie.

Or, au lendemain de la défaite, plusieurs contemporains de Flaubert et tels de ses amis, Taine par exemple, ont eu, avec une extrême douleur aussi, une espérance de salut : la science. Le positivisme avait magnifiquement flori sous l’Empire ; et l’on essaya de compter sur la science pour compenser la défaite et pour régénérer la France. On disait que la Prusse devait sa victoire aux savants. Lui, Flaubert, ne signale que l’ignominie des savants prussiens. Il est plus pessimiste que personne. Il ne compte pas sur la science, où d’autres ont mis leur confiance dernière. Voilà le pessimisme de Bouvard et Pécuchet.

Flaubert n’y fait pas la critique de la science pure ou absolue. Je veux dire que Flaubert ne dégage pas la science des conditions réelles dans lesquelles l’humanité la fabrique ou la reçoit. La science pure, ou absolue, ou parfaite, image de la vérité, la plus ressemblante, est sans reproche. Mais la science parmi nous et dans l’humanité, qu’est-ce donc ? Un mélange d’erreur et de vérité ; l’absurdité s’y confond avec le génie : et Flaubert montre, à côté des Cuvier, des Buffon, les Amoros et les Feinaigle. Il faut séparer le travail de l’intelligence et la niaiserie. Hélas ! qui fera le partage ?… Qui donc le fait ? l’humanité !

L’humanité, Flaubert la représente par son Bouvard et son Pécuchet. Deux imbéciles ? Mais non : Bouvard et Pécuchet ne sont pas l’humanité la plus sotte. L’humanité la plus sotte, c’est Coulon, Marescot, Foureau ; c’est la tourbe de ces gens qui n’ont même pas la curiosité en éveil. M. Paul Bourget, dans un récent discours, note que les deux bonshommes souffrent d’un mal et ridicule et pathétique, sentant « la disproportion de la pensée et de la vie ». En effet, « la pensée n’est pas nécessairement bienfaisante ». Bouvard et Pécuchet, dit Flaubert, « ayant plus d’idées, eurent aussi plus de souffrances ». Bouvard et Pécuchet sont au juste l’humanité, non pas vile ou stupide, mais intelligente déjà, et qui prend contact avec la science.

Le résultat ? Lisez Bouvard et Pécuchet.

Les deux bonshommes viennent de lire les grands maîtres, Cuvier, Buffon : c’est trop fort pour eux ; la science est, pour leur cerveau, une nourriture trop forte. Mais ils ont lu le Guide du voyageur géologue, par Ami Boué. Ils savent comment s’habille ou s’accoutre un géologue modèle, comment on se charge du havresac, on se munit du bâton de touriste et l’on dissimule sous la redingote une chaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux. Ils tournent à n’être que les Tartarins de la géologie. Est-ce que Flaubert mène à la bouffonnerie la dégradation de la science par l’humanité dont les Bouvard et les Pécuchet sont les dignes représentants ? Relisez le chapitre où les bonshommes, entichés de la doctrine évolutionniste, en font une caricature anticléricale : toute l’extravagante histoire du darwinisme qui se détériore après Darwin est là, sans faute et sans exagération, telle qu’on la trouve dans les livres et dans l’activité des néo-darwiniens. Le roman de Bouvard et Pécuchet, comme je le vois, n’est pas une diatribe contre la science et n’est pas la simple anecdote d’un imbécile et d’un autre, mais la triste peinture de l’humanité qui ne sait pas accueillir l’énigmatique bienfait de la science, la science et l’humanité n’ayant nul accord ensemble.

X. Les drôles d’idées des Goncourt §

L’Académie Goncourt a entrepris de publier, en attendant le fameux journal, une « édition définitive » des œuvres de ses fondateurs. Elle a donné Germinie Lacerteux, la Fille Élisa et Chérie. Chacun des volumes contient une « postface » de l’un des académiciens. La « postface » de Germinie Lacerteux, par M. Gustave Geffroy, bien faite et avec beaucoup de soin, riche de renseignements bibliographiques et de remarques précieuses, aurait dû servir de modèle aux deux autres, qui sont bâclées. Je viens de relire ces romans, dont j’avais un bon souvenir : la lecture nouvelle a effacé le bon souvenir ; j’en suis fâché.

Edmond de Goncourt raconte, dans la préface de Chérie, qu’un jour, peu de temps avant la mort de son frère, tous deux étaient à se promener au Bois de Boulogne. Silencieuse promenade. Soudain, Jules de Goncourt s’arrête et dit : « Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu’on voudra… il faudra bien reconnaître que nous avons fait Germinie Lacerteux… et que Germinie Lacerteux est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d’un ! » Voilà le premier argument d’orgueil ou de réconfort. Le deuxième : les Goncourt ont imposé à leurs contemporains, « par les écrits, par la parole et par les achats », le goût de l’art et du mobilier xviiie siècle, tandis que, sans eux, l’on en serait encore à la commode d’acajou ; « et de deux ! » Enfin, les Goncourt ont mis à la mode les « japonaiseries » et sont les « propagateurs de cet art en train, sans qu’on s’en doute, de révolutionner l’optique des peuples occidentaux ; et de trois ! » Jules concluait : « Eh ! bien, quand on a fait cela, c’est vraiment difficile de n’être pas quelqu’un dans l’avenir. » Edmond, quinze ans plus tard, se disait que le « promeneur mourant du Bois de Boulogne » avait probablement raison.

Mais oui, les Goncourt sont quelqu’un ! Laissons de côté leurs deuxième et troisième arguments, la « japonaiserie », l’art et le mobilier xviiie siècle : ils sont quelqu’un dans la littérature, quelqu’un de très important, de très influent. La question ne sera que de savoir s’ils ne sont pas quelqu’un de très influent, qui s’est trompé, dont l’influence a été très mauvaise.

Les Goncourt avaient une doctrine, et que l’on trouve dans Germinie Lacerteux, l’un de leurs premiers romans, et que l’on retrouve dans Chérie, le dernier roman du survivant. Est-ce qu’ils ont inventé leur doctrine d’abord et conformé leurs romans à leur doctrine ? Les romans et la doctrine sont, en deux fois, l’expression de leurs goûts, de leurs aptitudes et aussi de leurs infirmités. Nos opinions ne sont-elles pas nos poèmes les plus naïfs et, sur un ton qui n’est pas humble, nos aveux ? Par exemple, les Goncourt n’avaient pas beaucoup d’imagination : en pareil cas, l’on préconise l’excellence du réalisme.

La philosophie des Goncourt, si j’ose ainsi parler, leur philosophie de romanciers se résume en trois commandements que je rédige à leur manière : faire moderne, faire scientifique et faire artiste.

Ce mot, « moderne », les enchante et leur impose ; on dirait qu’ils subissent un prestige. Or, les « japonaiseries » les plus charmantes et qu’ils célébraient à merveille n’étaient pas toutes récentes ? Récentes chez nous ; et ils les lançaient, comme le dernier cri. L’art du xviiie siècle ? Méconnu : ils venaient de le découvrir. D’ailleurs, il s’agit de littérature ; en littérature, ils ne sont pas réactionnaires le moins du monde.

Ils inventent le roman moderne. C’est, à coup sûr, leur croyance et leur prétention superbe. On écrivait des romans, avant eux ? Oui : des romans faux ; et deux sortes de romans faux, œuvres polissonnes, œuvres consolantes. Ils écartent la polissonnerie et la consolation. Leur roman, c’est le roman vrai, le roman moderne.

Ils demandent à leurs lecteurs : êtes-vous, oui ou non, des hommes du xixe siècle ? Oui ! répondent leurs premiers lecteurs, avec une bonne foi imprudente, ne sachant pas à quoi les engage cette réponse. Elle les engage à lire Germinie Lacerteux et la Fille Élisa : « Vivant au xixe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle les basses classes n’avait pas droit au roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu’on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu’on pleure en haut… » Ces Goncourt ne sont pas des écrivains concis. Résumons-les : au nom de la démocratie, du libéralisme et du suffrage universel, ils réclament le droit, qu’on ne songe pas à leur chicaner, le droit de choisir dans le peuple, et fût-ce très bas, les héros et les héroïnes de leurs romans. Ne dirait-on pas qu’ils viennent d’inventer le roman du peuple ?

Mais l’ont-ils inventé ? Victor Hugo leur écrit le 1er juin 1865 : « J’ai lu Germinie Lacerteux. Votre livre, messieurs, est implacable comme la misère. Il a cette grande beauté, la Vérité. Vous allez au fond, c’est le devoir, c’est aussi le droit… » Victor Hugo était prodigue de ces louanges qu’il assénait fort bien. Mais il ajoute : « J’ai fait comme vous cette étude. J’ai marché dans ce labyrinthe d’abord à tâtons, puis j’ai fini par saisir le fil conducteur. Cela vous arrivera comme à moi… » Victor Hugo se souvient d’avoir écrit les Misérables, roman du peuple, et que les Goncourt semblaient oublier. Il a raison : ce n’était pas, en 1865, une prodigieuse nouveauté, de choisir ses héros dans la populace. Victor Hugo invite poliment les Goncourt à se considérer comme ses élèves, de bons élèves et qui feront des progrès, s’ils travaillent : est-ce qu’ils n’ont pas déjà le sentiment de « la pitié pour le faible »et de « l’amour pour le souffrant » ? Allons, courage !

Notre littérature, avant les Goncourt et Victor Hugo, a-t-elle négligé le peuple ? Jamais, et non pas même aux époques les moins démocratiques, au xviie siècle, pourvu qu’on ne borne point aux seules tragédies la littérature de ce temps, et pendant la Renaissance, et pendant le Moyen Âge. Le véritable maître des Goncourt, auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa, était un homme de l’ancien régime, Restif de la Bretonne. Est-ce que les Goncourt ne s’en doutaient pas ? Le 17 septembre 1888, Edmond de Goncourt déjeune avec Alphonse Daudet. La causerie les mène à « l’étude d’après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire », étude qu’avaient entreprise au xviiie siècle, dit Goncourt, les Restif de la Bretonne, les Jean-Jacques Rousseau, les Diderot ; puis une littérature « rapportée des pays exotiques par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français », dit Goncourt, survint et enraya l’entreprise de Diderot, de Jean-Jacques et de Restif… C’est de Restif que dérivent les auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa. Seulement Restif, dans son ignominie, a une espèce de génie très amusant : ridicule, abominable, une espèce de génie cependant. Il a ses toquades. Les Goncourt n’ont pas de génie, mais une application persévérante et une assiduité bientôt ennuyeuse. Ils ont une morne sagesse et, jusque dans l’erreur, une allure un peu compassée. Ah ! que Restif est un autre homme, un loi et admirablement comique !…

Les Goncourt ne plaisantent pas et ne veulent pas être plaisants. Les Goncourt sont terriblement occupés de leurs droits et de leurs devoirs ; et voilà ce qui les engonce. Leurs droits : tout raconter, ce qui est laid, ce qui est sale et ce qui est fastidieux. Leurs devoirs : identiques à leurs droits. Et ils ont l’arrogance de gens qui, en réclamant leurs droits, revendiquent la liberté d’accomplir leurs devoirs.

Au mois d’octobre 1864, les Goncourt lisent à l’éditeur Charpentier quelques chapitres de Germinie Lacerteux : « À l’endroit où Germinie raconte qu’en arrivant à Paris elle était couverte de poux, Charpentier nous dit qu’il faudra mettre « de vermine » pour le public. Au diable ce public auquel il faut cacher le vrai et le cru de tout ! Quelle petite maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à ce que le roman lui mente toujours, lui voile éternellement tout le laid de la vie ? » Et les Goncourt ont laissé, malgré la remontrance de l’éditeur : « En arrivant, j’étais couverte de poux. » C’était leur droit, c’était leur devoir ! ils n’ont pas flanché ; ils sont joliment fiers de ne cacher, de ne voiler ni « le vrai », ni « le cru », ni « le laid » de la vie. La vermine les eût déshonorés : le pou est brave.

Ils croient sincèrement que leur honneur d’écrivains est engagé dans la querelle du pou et de la vermine, et qu’ils seraient pusillanimes en écartant l’expression la plus malpropre. Ne leur parlez pas de ce qu’on appelle décence ou bon goût. Petite chose, le bon goût, si l’on a juré de peindre « tout le laid de la vie » et de le peindre sans faiblesse ni vergogne ! Cependant, il faut quelquefois transiger avec cette petite chose, le bon goût. Le faut-il ?

Mais oui. On lit, dans le Journal des Goncourt, à la date du 23 octobre 1864 : « Je retire ceci, comme trop vrai, de mon manuscrit de Germinie Lacerteux, lors de ses couches à la Bourbe… » Suit l’atroce récit de l’opération dite césarienne, deux longues pages que les Goncourt avaient gaillardement écrites et qu’ils retirent. Ne sont-ils pas contents de ces deux pages ? Ils les retirent « comme trop vraies ». Il y a donc une sorte de vérité qui leur paraît excessive ? Assurément ! Et ils l’avouent. M. J.-H. Rosny aîné, dans la « postface » de Chérie, raconte qu’Edmond de Goncourt a utilisé, pour ce roman, de très nombreuses lettres de femmes ou de jeunes filles : « les unes curieuses par la finesse psychologique, les autres par un réalisme qui parfois ne laissait pas d’être un peu choquant. Goncourt n’en a utilisé qu’une partie. Quelle que fût sa largeur d’idées en matière d’art, il avouait que certaines, riches en détails physiologiques, n’eussent pu figurer que dans ces recueils secrets qu’on se passe sous le manteau ». Second aveu ! Mais alors, s’il y a un excès de vérité que le bon goût condamne et que l’écrivain supprime, ce n’était pas la peine d’envoyer au diable ce public dégoûté qui refuse « le vrai et le cru de tout » : ce n’était pas non plus la peine de lui infliger « les poux », s’il avait de la patience pour la simple « vermine » ; enfin, ce n’était pas la peine de le mépriser tout uniment parce qu’il ne plaçait pas juste au même point que vous le plus de vérité supportable.

Quand parut Germinie Lacerteux, la critique se fâcha : elle n’était point, en ce temps-là, complaisante comme aujourd’hui. Merlet décria cette « littérature putride », ce délit contre « l’art, le goût et la politesse des lettres françaises » ; il accusa les Goncourt d’avoir commis un « attentat littéraire » ; il dénonça « une mise en scène calculée pour un effet de surprise bruyante ». Charles Monselet, charmant écrivain qu’on a tort de ne pas relire, traita cette Germinie Lacerteux, avec indulgence, de « fange ciselée » ; l’indulgence est, à mon avis, de remarquer la ciselure. Un bon article, d’un jeune homme inconnu encore, Émile Zola : l’œuvre, dit-il, est grande, la manifestation d’une forte personnalité ; il y admire « une indomptable énergie, un mépris souverain du jugement des sots et des timides, une audace large et superbe, une vigueur extrême de coloris et de pensée, un soin et une conscience artistiques rares en ces temps de productions hâtives et mal venues ». Mais, avant de complimenter ainsi les Goncourt, le jeune Zola déclare cette Germinie « excessive et fiévreuse ». Et, de sa part, c’est un éloge ; il en avertit le lecteur : il confesse qu’il a le goût « dépravé », qu’il aime « les ragoûts littéraires fortement épicés ». Peut-être sera-t-on de l’avis de Monselet, gourmand judicieux, s’il trouve trop fortement épicé le ragoût dont le jeune Zola fit ses délices.

Les Goncourt, amateurs d’art et historiens de l’art le plus élégant, sont la délicatesse même : toute délicatesse les abandonne, dès qu’ils écrivent Germinie Lacerteux. La drôle d’aventure !

Ou plutôt, ils mettent leur délicatesse, pour ainsi dire, au supplice. Je ne crois pas qu’ils aient aucun plaisir à écrire cette sale histoire. Ça les dégoûte. On lit, dans leur Journal, 30 mai 1864 : « Il est bien étrange que ce soit nous, nous entourés de tout le joli du xviiie siècle, qui nous livrions aux plus sévères, aux plus dures, aux plus répugnantes études du peuple et que ce soit encore nous, chez qui la femme a si peu d’entrée, qui fassions de la femme moderne, la psychologie la plus sérieuse, la plus creusée. » Ils reconnaissent que ces études leur sont « répugnantes ». Quelques années après la mort de Jules de Goncourt, le survivant prépare la Fille Élisa ; et, le 22 août 1875, il note : « Aujourd’hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Le métier d’agent de police consciencieux du roman populaire est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d’essence aristocratique…. » Restez donc chez vous, noble Edmond de Goncourt ; et, parmi « le joli du xviiie siècle », imaginez une gracieuse anecdote, fût-elle un peu libertine et que votre cher Frago eût approuvée !… Pas du tout : et l’auteur de la Fille Élisa, courageux, cherche aux alentours de l’École militaire le document humain qui le dispense de se croire aucunement futile. Peu à peu, la besogne le divertit : « L’attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d’une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l’effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d’un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l’observateur et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son : observation. » Ça le dégoûte et ça le grise ! Le lecteur de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa, qui n’éprouve pas la griserie, le dégoût lui reste. Et le jeune Zola, que la griserie anime, confesse (ou proclame) qu’il a le goût dépravé.

La Fille Élisa vient de paraître : scandale ; on parlait de poursuites. Goncourt dîne chez la Princesse Mathilde. Elle le regarde « avec une tendresse un peu intriguée » ; elle lui dit : « Comme vous faites des choses qui vous ressemblent peu ! C’est abominable ! c’est abominable !… » Et, ajoute Goncourt, « elle fuit ma réponse ». Qu’est-ce qu’il aurait donc répondu ? Qu’il avait peint la vérité, qu’il l’avait peinte avec bravoure.

Cette bravoure, dont se vantent les écrivains en pareil cas, est excellente ou inutile selon l’usage qu’ils en font. Je ne leur sais pas gré d’une bravoure qu’ils n’emploieraient qu’à offenser le bon goût ; je leur saurais gré d’une timidité qui les rendrait de plus agréables conteurs.

Puis la bravoure d’un auteur, au bout de quelque temps, ne se voit plus, cette bravoure qu’il y eut à étonner les contemporains, à encourir leur blâme ou leur dédain ; ni la bravoure, ni l’audace. Il n’est rien de plus vain que l’audace, en littérature, je vous le jure !

Il n’est rien de plus facile et rien qui laisse moins de traces. Veuillez relire Germinie Lacerteux et la Fille Élisa ; informez-vous : on vous dira que ces romans étaient hardis, l’un en 1865, et l’autre en 1877. Jamais vous ne vous en apercevriez, si les témoignages des Goncourt et de leurs amis ne vous avertissaient d’y songer. Vous n’êtes pas scandalisés, mais importunés par tant de mornes turpitudes qui sont les deux histoires de Germinie et d’Élisa. Les audaces démodées ont un pauvre petit air et ne suffisent pas à orner les romans très ennuyeux. Goncourt a beau vous répéter : « C’est moderne ; c’est la vérité moderne ; l’art moderne », et moderne à tout bout de champ, — ce ne l’est plus.

Demandez-leur ce qu’ils entendent par le roman moderne ; ils ont un autre mot : scientifique. Le roman n’était, avant eux, — ils vous le diront, — qu’un jeu frivole. Badinage, autrefois ; et maintenant : « Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse… » sérieuse ! et ne comptez pas rire ; vous n’êtes pas là pour vous amuser… « passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises ». Ces libertés et franchises, revendiquées par les deux frères dans leur préface de Germinie Lacerteux, Edmond de Goncourt les réclame encore, et « hautement et bravement », pour sa Fille Élisa, livre, dit-il, « austère et chaste » et qui ne vous propose qu’une « méditation triste ». Un roman triste, je l’accorde ; mais chaste ? Élisa en rougirait. Goncourt n’en recommande pas la lecture aux « jeunes demoiselles ». Mais écoutez-le : « Il m’a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien… » Mais pourquoi donc ? Vous n’êtes ni un historien, ni un savant, ni un médecin : vous êtes un romancier… C’est la même chose, du moment que le roman moderne est scientifique ! « Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse… » il y tient !… « sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d’analyser, de décrire tout ce qu’il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture : Étude ou tout autre intitulé grave… » Injurieux ? Tout bonnement on vous invite à ne pas vous improviser historien, savant, médecin. Vous-même, ne vous êtes pas cru le droit de laisser, dans votre roman de Germinie Lacerteux, le récit de l’opération césarienne, « trop vraie », vous l’avez bien senti, non pour un livre de médecine, mais pour un roman. Vous l’avez très bien senti : ne faites pas semblant de croire que les auteurs de Germinie Lacerteux étaient médecins. L’auteur de Chérie, le voici : « le roman de Chérie a été écrit avec les recherches qu’on met à la composition d’un livre d’histoire… » Toujours la science ; l’historien succède au médecin : tous deux savants. Du reste, le médecin, ne s’éloigne pas et, le cas échéant, vient en aide à l’historien, qui l’appelle en consultation.

Les Goncourt se piquent de donner à leurs romans « l’exactitude des sciences exactes et la vérité de l’histoire ». Est-ce là un bel idéal ? Sans doute ! Mais l’idéal du roman ? Pas du tout !

L’erreur des Goncourt, la voici. On lit, dans la préface de Germinie Lacerteux : « Le public aime les romans faux ; ce roman est un roman vrai… Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende point à la photographie décolletée du plaisir : l’étude qui suit est la clinique de l’amour. » Eh bien ! je ne vais pas, contre les Goncourt, prendre la défense d’une littérature polissonne ; certes non ! Mais, si la polissonnerie est un exécrable moyen de divertir le lecteur, il y a d’autres moyens de le divertir : et le projet de divertir le lecteur me paraît bien recommandable ; je ne crois pas qu’un romancier de chez nous et de notre temps ait mieux à faire. Tandis que la clinique de l’amour serait la besogne des médecins.

Pourquoi veut-on que la littérature se mêle éperdument de ce qui ne la regarde pas ? C’est dangereux plus que jamais à notre époque, où les idées scientifiques se répandent un peu partout, se galvaudent et, en courant, se détériorent. Les sciences véritables sont de plus en plus difficiles et retirées : ce qu’on en voit dehors n’est que leur caricature. Nous autres ignorants vivons sur des idées scientifiques merveilleusement fausses, à la propagation desquelles ont beaucoup servi maints romanciers et autres personnes incompétentes.

Ne serait-ce pas une excellente méthode, si l’écrivain qu’une idée ou un sujet de livre tente se demandait d’abord quelle façon d’écrire et quelle forme littéraire convient le mieux en l’occurrence ? Le roman, le drame, l’essai ou le traité discursif ? Il y a des sujets de romans qui ne sont pas des sujets de théâtre, et des études médicales qu’on aurait tort de mettre en musique, et des « cliniques de l’amour » qui ne feront pas de jolis romans. On dira que je réduis le roman, — le roman moderne ! — à peu de chose, à n’être qu’un divertissement ? Je voudrais que le romancier consentît que la règle, disait Molière et disait Racine, est de plaire. Ils le disaient de la comédie et de la tragédie : et disons-le du roman. D’ailleurs, la polissonnerie n’est pas indispensable : et ces Goncourt ont la dialectique facile en n’opposant à leurs romans « sérieux, graves », médicaux, scientifiques et terriblement dénués de frivolité, que la polissonnerie. On n’interdit pas au romancier de « penser » : les penseurs ne sont pas toujours ennuyeux ; on en connaît de drôles.

Mais la « clinique de l’amour », dans un roman, se dénature à un tel point qu’il faut que les Goncourt, avec bonne foi, protestent contre l’intention que vous leur prêteriez de composer des romans libidineux. Calomnie ! Et les Goncourt étaient l’austérité même. Seulement, le lecteur d’un roman n’est pas l’austérité même ; et vous l’avez induit en erreur, quand vous lui présentiez votre « clinique de l’amour », très scientifique, sous la forme d’un roman.

Ce qui rend plus singulière et malheureuse la volonté scientifique des Goncourt, c’est qu’ils n’étaient pas du tout faits pour la science. Il leur manquait ce que Flaubert appelle impassibilité, une tranquillité de jugement qui vous permet de voir clair et de ne pas mêler à l’objet que vous regardez vos préférences, vos antipathies, enfin votre émoi. Dans le passage que j’ai cité, où ils revendiquent pour le roman les libertés et les franchises de la science, un mot leur échappe : ils demandent que le roman soit une étude sérieuse, vivante et « passionnée » ; or, la science exige que l’observateur se dégage autant que possible de ses passions. C’est le premier devoir, et dont les Goncourt sont incapables. Ne s’en aperçoivent-ils pas ? Et ils le disent, non seulement avec la bonne foi qui est leur caractère, avec une espèce de coquetterie. Consultons-les sur eux-mêmes, qui se connaissent assez bien.

Le 17 janvier 1865, ils écrivent : « Notre Germinie Lacerteux a paru hier. Nous sommes honteux d’un certain état nerveux d’émotion. Se sentir l’outrance morale que nous avons, et être trahis par des nerfs, par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l’estomac, une chifferie du corps. Ah ! c’est bien malheureux de n’avoir pas une force physique adéquate à sa force morale… » Qu’est-ce qui les tourmente ? Ils redoutent le scandale que fera Germinie Lacerteux, les poursuites peut-être, enfin mille ennuis. Bref, ils ont « les entrailles inquiètes » ; et « c’est la misère de nos natures si fermes dans leurs audaces, dans leurs vouloirs, dans leur poussée vers le vrai, mais trahies par cette loque en mauvais état qui est notre corps… » Conclurons-nous de là qu’ils sont les mêmes, tout frémissants, déraisonnables dans leur tâche d’observateurs et de romanciers ? Oui ; et à leur invitation, car ils ajoutent : « Après tout, ferions-nous sans cela ce que nous faisons ? La maladie n’est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre œuvre ? » La maladie est pour beaucoup dans leurs ouvrages, mais ne donne pas à leurs ouvrages une qualité scientifique. Voilà des gens qui se réclament de la science et qui affichent, avec une loyauté peu réfléchie, tous les signes de leur inaptitude scientifique.

Leurs personnages sont des malades, à leur ressemblance. Ni Germinie Lacerteux ni la fille Élisa n’ont les nerfs en bon état. Chérie souffre d’une « délicatesse nerveuse toute particulière ». Chérie est, dans son élégance raffinée, aussi « rare » que sont « rares » dans leur ignominie Élisa et Germinie. Or, la maladie n’est pas moins « vraie » que la santé ? Non ; mais il faut que le médecin soit bien portant.

La science exige de qui la veut servir une certaine abnégation… Et l’on me dira : qu’importe ? Les Goncourt ne sont pas des savants ; jugez-les comme des romanciers… Mais non ! car c’est au nom de la Science et pour accomplir une besogne de savants qu’ils ont fourré dans leurs romans tout ce qui en est le caractère, à mon avis, le plus désagréable… Cette abnégation que la science exige, les Goncourt l’avaient si peu qu’ils ne cessaient d’affirmer leur vive originalité, leur singularité même. Ils réclamaient le renom de savants et d’artistes et, parmi les artistes, le renom des plus étonnants écrivains que l’on connût.

Lisez la préface de Chérie : « Quoi ! nous les romanciers, … nous perdrions l’ambition d’avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d’une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits-divers !… » Les Goncourt, au xixe siècle, époque de suffrage universel et de démocratie, ne s’adressent pas au peuple, mais à « ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française ». Il ne leur suffit pas de bien écrire ; et même, au sens que donnent à ce mot les grammairiens, ils s’en moquent : mais ils veulent écrire « personnellement ». C’est un parti pris… À mon avis, la vraie originalité du style, la meilleure et très bonne, est involontaire.

Et les Goncourt ont inventé, à leur usage qui malheureusement devint l’usage de leurs amis, de leurs élèves et d’un grand nombre de mauvais écrivains dénués de bonhomie autant que de grammaire, cet abominable galimatias, l’« écriture artiste », comme ils l’appelaient.

Je crois que Jules de Goncourt était moins mauvais écrivain que son frère. En tout cas, Germinie Lacerteux est d’une langue moins saugrenue que la Fille Élisa ou Chérie. Médiocre, d’ailleurs, et fautive… Mais oui, fautive ; et ce n’est pas une raison parce qu’on a raillé « les ombres de MM. Noël et Chapsal », pour qu’il soit excellent d’écrire : « Le père était parti au pays… » ou bien : « La laissant en tête à tête avec les volumes reliés en vélin blanc… » ou bien : « Le chatouillement et le soulagement d’un pansement… » ou bien : « Il en était las, dégoûté, insupporté… » ou bien : « Les médicamentations coûteuses… » ou bien : « À peine s’il la sortait de loin en loin… » ou bien : « De petits yeux rapetissés et ravivés par un clignement de petite fille qui mouillait et allumait leur rire… » ou bien : « Dans la chambre, en avançant, il semblait à Mlle de Varandeuil déranger un épouvantable tête-à-tête de la Maladie et de l’Ombre, où Germinie cherchait déjà dans la terreur de l’invisible l’aveuglement de la tombe et la nuit de la mort… » Il n’y a pas d’écriture artiste qui tienne ; et tout cela n’est qu’imprudence ou naïve ou prétentieuse.

Mais Edmond de Goncourt a perfectionné le goncourisme : il en a fait la chose du monde à la fois la plus désolante et la plus comique. Ses deux trouvailles principales et très voyantes sont le néologisme perpétuel et la substitution des mots abstraits à des mots concrets et qui vaudraient beaucoup mieux. Hélas ! même pour fabriquer des barbarismes, il a peu d’imagination : « la bouche sourieuse… les endormements… les enfermements… l’allumement des sens… les verrées de vin », petites merveilles ! C’est par les mots abstraits qu’il obtient des effets qui l’ont sans doute le mieux enorgueilli. Trois pages de la Fille Élisa vous offrent ce bouquet de jolies phrases : « En le saisissement de ce mortel oui, du froid passe dans tous les dos… On aperçoit des gestes irréfléchis, errants, des mains boutonnant, sans y prendre garde, un habit sur les battements d’un cœur… L’accusée s’assied, s’agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc… Un larmoiement intérieur lui fait la narine humide… Des paroles basses sont échangées sous des acquiescements de fronts pâles… La condamnée, se jetant en avant dans un élancement suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s’étranglent… » etc. Voilà l’écriture artiste : le style d’écrivains mal doués et qui n’ont pas de résignation.

Ce qui me fâche est que l’auteur de Chérie, pour écrire ainsi, prétende se ranger sous l’autorité de Joubert, lequel engageait Chateaubriand à « chanter son propre ramage ». Or, Joubert eût détesté le ramage des Goncourt ; et leurs romans ? Voyez ce qu’il a dit des romans de l’anodine Mme Cottin, qui lui faisaient horreur, à moins de frais.

XI. Les chapelles littéraires8 §

M. Pierre Lasserre est un critique de bonne foi. Il ne demande qu’à aimer et admirer ; seulement, il n’aime ou n’admire qu’à bon escient.

Bref, il lut les ouvrages de M. Paul Claudel, de M. Francis Jammes, de Charles Péguy et ne les approuva point en bloc. Il publia ses jugements et fut un peu surpris d’entendre qu’on posait, avec une vive inquiétude, la question de savoir ce qu’allaient dire les « amis » de ces écrivains. Quels amis ? Leurs amis particuliers ? Non : pareillement, négligeons l’opinion des « oncles, tantes, cousins et cousines ». Alors ? « Ce dont il s’agissait, c’était d’une sorte de parti conjuré, garde de zélotes ou de mamelucks littéraires, qui s’est formée autour de certains auteurs d’aujourd’hui, au premier rang desquels Paul Claudel, le plus fanatiquement servi par ces pourvoyeurs de renommée. » M. Lasserre fut injurié par la bande des Claudeliens d’une magnifique manière. « S’il m’était possible de citer ces injures, dit-il, on verrait ce qu’elles ont d’instructif et le jour qu’elles jettent sur la nature, les ressorts et les dangers de l’influence intellectuelle exercée par M. Claudel. Le caractère de faiblesse agitée, de désordre logique qu’on ne peut faire autrement que de remarquer en elles, constitue un document expressif et probant où se dénote la qualité des esprits sur lesquels la littérature claudelienne, avec ses barbares moyens de tumulte verbal et de fascination matérielle possède la plus forte emprise. » M. Lasserre, qui venait de lire M. Paul Claudel, connut ainsi les Claudeliens.

Les Claudeliens sont une de ces  « chapelles littéraires » qu’il est périlleux d’offenser et que l’on offense, hélas ! sans l’avoir voulu, dès que l’on ne tient pas l’auteur de l’Annonce faite à Marie pour le plus grand écrivain de tous les temps et de tous les pays. Chapelle littéraire ou guêpier, c’est à peu près la même chose. N’y touchez pas ; ou méfiez-vous : sachez du moins ce qui vous attend. Les guêpes claudeliennes sont mauvaises.

Il y a présentement d’autres chapelles littéraires ; et, quelques-unes, à vrai dire, ne méritent pas l’honorable nom de chapelles, Ce seraient plus exactement des boutiques, les intérêts qu’on y défend n’étant qu’un négoce de profitable renommée : l’on y lance un écrivain, comme il paraît que certains marchands de tableaux lancent un peintre qu’ils ont choisi pour des motifs que l’art néglige. Ces boutiques sont méprisables.

La chapelle claudelienne est assurément d’une autre sorte. Elle est aussi plus gênante et plus imposante, à cause de la prétention qu’elle a de confondre le claudelisme et le catholicisme. M. Pierre Lasserre a dû s’en apercevoir. On lui fit observer que, s’il n’admirait pas les écrits de M. Paul Claudel absolument, c’est qu’il avait l’esprit fermé aux vérités du christianisme. On le plaignait de n’avoir pas un horizon de pensée et de sentiment plus étendu que ne l’aurait un Grec de l’antiquité ou, mettons, un païen de la Renaissance On l’appelait « enfant de Minerve » et l’on se détournait de lui.

Plus récemment, un critique ayant dénoncé le « galimatias » de M. Paul Claudel, voici M. François Mauriac, romancier malin, qui se fâche ; et, dans la Revue hebdomadaire, il écrit : « La déconcertante et savante syntaxe [de M. Claudel] irrite [ce critique et d’autres] comme les irrita toujours ce qui ne ressemble pas à ce qu’ils ont accoutumé d’entendre ; mais c’est surtout cette vision catholique du monde qui les étonne et qui les scandalise. » Enfin, si vous blâmez le « galimatias » de M. Paul Claudel, vous n’êtes point un bon catholique : meilleur catholique, vous auriez honte de ne pas considérer ce galimatias comme une savante syntaxe et déconcertante pour les infidèles.

Il y a aussi, dans la Revue des jeunes, un Jeune extrêmement prompt à frapper d’anathème les critiques « bien-pensants » qui n’applaudissent point aux œuvres de sa chapelle ; il les accuse de ne pouvoir souffrir « la sainteté » ; il les envoie, de compagnie avec les « riches viveurs », au théâtre où l’on joue Phi-Phi. Écoutez-le : « Il n’est pas difficile de constater que ces messieurs de la presse comme il faut voient avec dépit le surnaturel chrétien s’introduire au théâtre. C’est un dépit que nous ne partageons pas. » On l’entend, on le voit !

Ce qui m’ébaubit, je l’avoue, c’est l’assurance de ces docteurs : non pas du tout leur foi ; mais la confiance qu’ils ont de posséder la foi comme personne, au point de vous traiter de mécréants à tout hasard. Ils seraient plus aimables, avec un peu d’humilité, avec un peu plus de simplicité, de bonhomie et de frivolité apparente. Jésus disait à ses disciples : « Quand vous jeûnez, ne soyez pas tristes comme des hypocrites ; ceux-ci montrent un visage exténué, afin que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité, ils ont reçu leur récompense. Mais vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tète et lavez votre visage, afin que les hommes ne voient pas que vous jeûnez ; et votre Père, qui voit ce qui est caché, vous le rendra. » L’Évangile n’a de rude sévérité que pour les Pharisiens, qui se croient les seuls justes et qui, présumant trop de leurs dévotion, dédaignent la bonne intention du prochain. L’un de ces Pharisiens monte sur une borne et fait ainsi sa prière : « Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, ni même comme ce publicain. Je jeune deux fois par semaine ; je donne la dîme de tout ce que je possède… » Jésus se moque de ce Pharisien, dont l’orgueil est ridicule.

Mais que dire d’un pharisaïsme nouveau qui, à ses vantardises, ajouterait la fatuité de prendre M. Claudel pour un écrivain parfait, de prendre le langage de M. Claudel pour du français le meilleur du monde, enfin de n’être point pareil au « publicain » trop futile que le génie de M. Claudel n’a point enchanté ?

Le Jeune écrit : « L’anarchie soutient les productions les plus exécrables de ses auteurs ; soutenons les œuvres des nôtres, quand elles sont bonnes, ce qui est ici le cas. » Cette fois, il ne s’agit pas de M. Claudel, mais de M. Henri Ghéon. Or, si l’œuvre dont il s’agit est bonne, il faut le dire et la « soutenir » parce qu’elle est bonne. Il ne faut pas dire qu’elle est bonne pour la seule raison qu’elle est « nôtre », ainsi qu’on a l’air de procéder si, aux objections des « publicains », l’on ne répond que par une accusation de mécréance. Le « publicain » vous parlait grammaire et syntaxe : vous répliquez religion !

D’ailleurs, ces jeunes écrivains, éperdus de claudelisme, sont bien dignes de sympathie. Leur cause est excellente : ils souhaitent d’aider au triomphe d’une littérature chrétienne et catholique, tandis que nous assistons au grand succès d’un médiocre libertinage ou d’une ignominie condamnable. On voudrait seulement les avertir de n’avoir pas la ferveur imprudente. Qu’ils soient contents de voir grossir le nombre des écrivains catholiques, c’est à merveille : et l’on est bien de leur avis. Secondement, qu’ils désirent trouver, parmi les écrivains catholiques, un homme de génie, c’est tout naturel : et on le cherche avec eux. Mais ils auraient tort de négliger les questions de grammaire et de syntaxe, avant de proclamer qu’un des leurs est un écrivain ; tort aussi de distribuer les certificats de génie sans discernement. Et, s’ils font dépendre de l’admiration que l’on n’a point ou que l’on a pour M. Claudel leurs brevets de paganisme ou de christianisme, c’est aventureux. N’ajoutez point M. Claudel aux Écritures : ou bien l’on vous reprochera de multiplier l’occasion de l’hérésie.

M. Claudel n’est pas incontestable, Dieu merci. M. Georges Le Cardonnel examinait l’autre jour, dans la Revue Universelle, les récentes publications d’un groupe de poètes « ineptes ». Il citait ce bout de phrase : « Dès la naissance, il prend fait et cause pour les trois vertus théologales et pour le principe d’Archimède qui dit : il faut mesurer le corps au corporel… » Et il avait le chagrin, là-dessus, de « penser à M. Paul Claudel », quoiqu’il admire « la noblesse évidente de son inspiration », quoiqu’il approuve son catholicisme : « Je me dis que lorsque, dans l’Échange, Laine s’écrie : Oh ! que je voudrais être un crapaud dans le cresson quand brille la lune sereine, voilà une impression de nature qui pourrait être, elle aussi, dada ; et cela m’ennuie. » M. Georges Le Cardonnel sait très bien que ces poètes « ineptes » sont, en sommes, des anarchistes et par conséquent vont au rebours du chemin que leur indiquent les Claudeliens ; mais il est désolé de voir maintes extravagances de la littérature la pire autorisées, pour ainsi dire, par les extravagances de M. Claudel. Et M. Georges Le Cardonnel a raison : le Jeune dira qu’il sent le fagot.

Ce qui est charmant, c’est le soin de M. Pierre Lasserre à étudier l’œuvre qu’il n’aime pas, l’effort qu’il fait pour l’aimer, le regret qu’il a de n’y point réussir et le scrupule avec lequel il recueille tous les éléments d’un jugement le moins défavorable possible. Un passage de M. Claudel un peu clair, un peu analogue à du français ordinaire, il le cite bien volontiers. Il découvre par endroits des images, même bizarres, qui lui paraissent dignes de remarque ; il en signale, très complaisamment, la grandeur ou la beauté singulière. Il consulte les exégètes les plus distingués. L’un d’eux compare l’œuvre de M. Claudel « à une contrée où toutes choses, par leurs dimensions, leurs caractères, leurs raisons et leurs fins, apparaissent comme étrangères au système de mesures en usage dans la terre natale… Dans cette contrée vivent des gens qui n’ont ni notre taille, ni notre langue, et qui néanmoins sont des hommes… Leur nourriture n’est pas la nôtre, leur plaisir nous épouvante ou nous assombrit, leur douleur trouve ses raisons et son expression en dehors de notre pathétique… Nous revenons de chez eux bouleversés et méditants ; ils ont troublé avec efficacité et profondeur notre sens des dimensions… Ils nous donnent envie de briser le mètre inutile : ils ne sont pas à notre mesure. » M. Lasserre, devant cet éloge, reste coi. Il se demande si ce n’est pas là définir « une espèce de monstre littéraire, quelque difforme échantillon d’un art chaotique et hors nature » ; il s’étonne qu’on veuille recommander ainsi « au goût d’un esprit normal » une œuvre littéraire. Un autre exégète note, avec enthousiasme, que chez M. Claudel « aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leur contact les propositions « surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent » ; chacune « s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise » ; enfin, « nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à l’autre sans fil logique ». M. Pierre Lasserre est « effrayé d’une littérature qui prête à des signalements de cette sorte ». Qu’en dites-vous ? L’un de ces dévoués commentateurs constate que la langue de M. Claudel n’est pas « notre langue » ou langue de la terre natale, n’est donc pas le français. L’autre commentateur, en définissant la syntaxe de M. Claudel, définit le galimatias. Seulement, le galimatias de M. Claudel est sacré.

M. Pierre Lasserre examine attentivement la philosophie de M. Claudel. Or, M. Claudel se réclame de quatre maîtres, qui sont le Pascal des Pensées, le Bossuet des Élévations, Arthur Rimbaud et Aristote. C’est la première fois, sans doute, que sont réunis Aristote et le poète du Bateau ivre. Qu’est-ce que ça donne, par l’intervention de M. Claudel ? Ceci : « Le mouvement est avant tout un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. Il est l’effet d’une intolérance, l’impossibilité de rester à la même place, d’être là, de subsister. Et se dissout en mots insonores et sans issue de la bouche cette pensée, que, de même que cette perception consciente, en qui d’une âme avec un corps je suis moi, l’origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d’une réalité différente : l’Esprit. » Cette métaphysique vous décourage ; elle vous impatiente. Vous devinez qu’on se moque de vous, d’une façon qui n’est pas drôle. Vous n’osez pas supposer qu’on écrit ce morne jargon sans le faire exprès. En tout cas, vous êtes de mauvaise humeur et vous fermez le livre.

Sans mauvaise humeur, avec une obligeance méritoire, M. Pierre Lasserre continue sa lecture et n’est jamais rebuté. Il lit les Grandes Odes. Il lit : « Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens… » À la ligne !… « la chose comment elle est faite ! Et moi aussi je suis plein d’un dieu, je suis plein d’ignorance et de génie !… » À la ligne !… « Ô forces à l’œuvre autour de moi, — j’en sais faire autant que vous, je suis libre, je suis violent, je suis libre à votre manière que les professeurs n’entendent pas ! — Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année — invente, travaillé par son âme, — le vent, le même qui est éternel, crée de rien sa feuille pointue, — moi, l’homme, je sais ce que je fais. — De la poussée et de ce pouvoir même de création, — j’use, je suis le maître… » Doux et bon, M. Pierre Lasserre demande, et c’est tout qui montre son déplaisir : « Vraiment, veut-on que je prenne cela pour de la poésie ? » On n’a pas plus d’aménité dans le déplaisir.

M. Claudel a beaucoup moins d’aménité. M. Claudel croit deviner que son lecteur sue sang et eau pour déchiffrer ses vains rébus, inutile sueur ! et, au bout du compte, est pantois. Qu’importe à ce prophète ? Il vous répond : « Je n’ai pas à faire de vous… » Cela veut probablement dire que M. Claudel n’a point affaire à vous… « À vous de trouver votre compte avec moi, — comme la meule fait de l’olive et comme de la plus revêche racine le chimiste sait retirer l’alcaloïde ! » M. Pierre Lasserre, tout simplement, trouve ici quelque « jactance » et, d’ailleurs, ne doute pas que M. Claudel ne soit un galant homme. Il ajoute : « Les grands maîtres antérieurs à lui faisaient la vendange eux-mêmes et ne nous donnaient pas une meule à tourner. Ils ne nourrissaient pas le public de racines. Ils attendaient la fleur et le fruit. » En vérité, l’on ne saurait accueillir plus gentiment les brutalités d’un mauvais écrivain.

L’on pourrait observer que c’est manquer de courtoisie — propos mondains ! — et de charité, pour mieux dire, d’imposer au lecteur un dur travail et enfin de lui dérober sous un voile mystérieux les idées principales. Le Tout-Puissant n’a pas révélé au genre humain sans figures ni paraboles le dernier secret de l’Univers : M. Claudel manque de modestie en imitant cette manière, n’étant pas le Créateur, mais à côté de nous la créature. En outre, c’est facile de remplacer la discrétion souveraine par l’amphigouri.

Néanmoins, M. Pierre Lasserre voulut bien lire et tâcher de comprendre Tête d’or. Il en garde un fâcheux souvenir, le souvenir d’un cauchemar. Il lisait et ne comprenait pas. Les mots étaient, pour la plupart, des mots français : leur combinaison ne donnait rien de français. M. Lasserre croyait cheminer dans une nuit très étrange où les objets n’avaient pas l’air de ce qu’ils étaient et, en définitive, n’étaient que des fantômes de néant. S’il attrapait une bribe de réalité, il s’apercevait de son erreur précédente ; un peu de clarté par endroits n’illuminait que des ténèbres. M. Lasserre conjecture que M. Claudel a subi l’influence des Romantiques allemands, école qui se fiait à une sorte de chance intuitive.

Les Claudeliens auront beau dire : le génie de leur grand homme ne semble pas un génie français. Vous lisez l’un de ses poèmes ; vous n’y comprenez pas grand-chose : et vous avez le sentiment de lire une traduction d’un poème étranger.

Comment se fait-il que ce fameux poète paraisse tout dépaysé dans la littérature de chez nous ? Il y a, pour élucider ce problème, une théorie d’un Claudelien très distingué, M. Robert Vallery-Radot, théorie qu’a résumée M. Lasserre dans sa préface. Depuis la Renaissance, dit à peu près M. Robert Vallery-Radot, notre littérature est infectée de paganisme ; les poètes qui, depuis lors, ont prétendu consacrer leur génie à célébrer la religion chrétienne sont malheureusement contaminés d’art antique ou d’un art nouveau que l’antiquité païenne a produit. Leurs ouvrages, malgré leur projet religieux, sont imparfaitement chrétiens. Leurs âmes chrétiennes revêtent le costume païen. Leur christianisme admet un mélange de naturalisme grec ou romain. Voici M. Claudel, qui franchit des siècles et qui d’un bond retourne au moyen âge : il a sauté par-dessus le romantisme, le philosophisme, le classicisme et la renaissance. Il a sauté à reculons ? Ce n’est pas un reproche à lui faire, si l’on n’est pas entiché d’une idée de progrès qui, dans la littérature et dans les arts, ne vaut rien. Quoi qu’il en soit, M. Claudel nous apparaît comme un poète médiéval : et, s’il vous semble que son œuvre se lie mal à notre littérature, c’est que vous entendez, par notre littérature, celle qui florit en France depuis la fin du moyen âge. Considérez M. Claudel comme un poète du moyen âge : vos critiques tombent, vos critiques d’humanistes fieffés. M. Claudel a retrouvé l’esprit véritablement chrétien d’une époque où le sentiment religieux était dans sa pureté absolue. La littérature de cette époque, sans être « inspirée », au sens rigoureux d’un tel mot, contient et laisse fermenter les germes de la Révélation.

La théorie de M. Robert Vallery-Radot n’est pas maladroite ; et, comme on y aperçoit des bribes de vérité, l’on serait tenté de l’agréer pour vraie. Ce qu’il dit au sujet du paganisme de la Renaissance, on l’avait déjà entendu dire : c’est une de ces opinions ou « idées générales » qu’il ne convient de refuser ni d’accepter tout de go. Le paganisme d’un siècle où catholiques et huguenots se chamaillaient si bien, s’entretuaient : l’étrange paganisme ! Passons. Mais un poète, — en l’espèce, M. Claudel, — à la consécration de qui l’on doit, sans barguigner, sacrifier toute la littérature des quatre siècles derniers, quel poète et qui va nous coûter cher ! S’il faut, pour admirer M. Claudel, pour comprendre Tête d’or et le Partage de midi, renoncer à ces quatre siècles de littérature, de bonnes gens vont plus volontiers renoncer à M. Claudel. Et je suis, de ces bonnes gens, l’humble camarade.

En outre, on nous raconte des histoires, quand, faute de trouver nulle analogie rassurante et flatteuse entre la poésie de M. Claudel et notre idée de la littérature française, on nous renvoie au moyen âge pour y chercher une littérature le moins du monde claudelienne. La connaît-on, cette littérature médiévale ? Je crois que non. Pour peu qu’on la connût, on avouerait qu’il n’y a peint un poète du moyen âge qui soit le précurseur de M. Claudel et à qui M. Claudel ressemble aucunement. Ou bien, les ressemblances que l’on découvrirait ne seraient point à l’honneur de M. Claudel ; et je devine que les claudeliens rougiraient de les constater. Les poètes du moyen âge n’ont à leur disposition qu’une langue très imparfaite, rude et qui n’a point encore acquis une exacte justesse, une fine souplesse, une excellente clarté. Or, la langue de M. Claudel manque de justesse, de souplesse et de clarté : est-ce la constatation que les claudeliens nous engagent à faire ? Oh ! que non !… La langue française a pris plus de rigueur dialectique avec Descartes, plus de preste gaieté avec Voltaire ? La langue de M. Claudel manque de rigueur dialectique et manque de preste gaieté : il ne doit rien à Descartes (c’est dommage !) et ne doit rien à Voltaire (grâces à Dieu ! diront les Claudeliens) ; ce n’est pas une raison pour qu’on le croie contemporain de Philippe-Auguste ou de saint Louis. Les phrases de M. Claudel sont lourdes, longues, mal bâties, encombrées de mots impropres ; et la plupart des poètes du moyen âge écrivent ainsi. Seulement, les poètes du moyen âge écrivent ainsi par mégarde et, quelquefois, par négligence ; principalement, ils utilisent l’instrument qu’ils ont et qui n’est pas le meilleur. M. Claudel, lui, c’est exprès qu’il écrit mal ; ou, du moins, il n’a point d’excuse : pourquoi refuse-t-il le bon instrument que lui ont préparé, depuis le moyen âge, quatre siècles de littérature suivie et la plus belle qui soit au monde ? Les poètes du moyen âge sont, en général, obscurs et difficile à lire : involontaire obscurité ! mais, lui, M. Claudel, cherche l’obscurité.

Est-ce qu’il ne La cherche pas ? Il écrit : « Ô lecteur patient, dépisteur d’un vertige élusif, l’auteur qui t’a conduit jusqu’ici, en menant ses arguments comme Cacus faisait des bêtes volées, qu’il entraînait vers sa caverne, t’invite à te bien porter. Glissante est la queue de la vache bicornue. Ramène vers la crèche légitime cet animal maltraité et que te rémunère l’ample don du laitage et de la bouse ! Pour moi, les mains libres, je regagne la pipe et le tambour, je referme derrière moi la porte de la Loge de la Médecine. » Ce galimatias n’est point naïf.

La langue du moyen âge est pauvre. La langue de M. Claudel, non pas ! Elle emprunte des mots de toutes les époques ; elle forge des mots à l’aventure. Elle embrouille les mots et les met dans un opulent désordre.

Il n’est point, en littérature, un écrivain du moyen âge. Il est l’héritier prodigue et terriblement gaspilleur de toutes les écoles diverses qui se sont chez nous succédé, surtout durant le xixe siècle ; héritier du romantisme, et du naturalisme, et du symbolisme : ne se réclame-t-il pas d’Arthur Rimbaud ? S’il ne témoigne pas tant de gratitude au romantisme, c’est qu’à présent le romantisme a cessé de plaire ; au naturalisme, c’est que le naturalisme a encouru le blâme des raffinés.

La gloire de M. Claudel apparaît comme le chef-d’œuvre d’une chapelle extrêmement habile et qui a su se fabriquer son héros. Qu’importe ? dira-t-on. Cette gloire n’est pas du tout insignifiante ; elle a des inconvénients redoutables. Si l’on recommande à l’admiration de la foule un écrivain qui méprise le bon vocabulaire et la vraie syntaxe de France, on met en plus grand péril notre langue, déjà si éprouvée, si menacée par l’incessante barbarie des ignorants et des sots. Les Claudeliens qui, par ailleurs, sont des hommes de tradition, se plaignent de l’anarchie envahissante : est-ce qu’ils ne voient pas que leur claudelisme fourre de l’anarchie dans la littérature ?

Un écrivain qui bouscule le vocabulaire et la syntaxe, qui invente des mots à tire-larigot, qui prend les vieux mots sans choix et qui les détourne de leur signification reconnue, qui fausse la logique de la phrase et bouleverse l’arrangement d’idées appelé syntaxe ; un écrivain français qui méprise ou qui feint de mépriser et qui a peut-être l’infirmité de ne point goûter les plus exquises qualités du génie français, clarté, simplicité » jolie élégance et, le cas échéant, une gravité naturelle : un tel écrivain, je veux bien qu’il soit un catholique sans reproche, mais il est, en littérature, étourdiment ou non, l’anarchiste le plus fâcheux.

Pour qu’un tel écrivain soit proposé, soit imposé, — avec quelle violence et quel injurieux fanatisme ! — comme le grand poète de nos jours et devant qui la critique doit s’incliner, silencieuse et déférante, et pour que les prôneurs de cet écrivain se trouvent parmi les défenseurs de la meilleure tradition française, il faut que l’esprit de chapelle sévisse d’une ridicule manière.

Les Claudeliens répondent qu’en ce temps-ci les intérêts de la pensée religieuse doivent être placés avant la frivolité littéraire et que, s’ils ont découvert un écrivain catholique, on a tort de le chicaner au nom de la grammaire, au nom de la prosodie. Quant à eux, ils ne l’abandonneront pas : et tant pis, au bout du compte, si les joueurs de flûte ne sont pas contents !

C’est mal répondre.

Il y a les intérêts de la pensée religieuse, bien dignes du souci des honnêtes gens ; et il y a les intérêts de la littérature. Ne confondez pas toutes choses et ne croyez pas servir la pensée religieuse au détriment de la littérature : vain sacrifice ! Défendez la pensée religieuse, mais n’exigez pas que la littérature soit toute consacrée à la défense de la religion. Ni au xviie siècle, qui n’était pas impie cependant ni même durant le moyen âge, on n’a voulu réduire à littérature au service de la religion. Bourdaloue est un prédicateur, Molière un autrui comique : et Veuillot n’a point raison, quand il reproche à Molière de n’avoir pas été un moraliste et un censeur de la même sévérité que Bourdaloue ; c’est tout embrouiller, comme le xviie siècle ne l’a pas fait.

Ne donnez pas non plus à imaginer que vous soyez tant dépourvus de vrais poètes, quand vous choisissez, — n’en avez-vous point d’autres ? — un faiseur de galimatias ! Et tâchez de voir clair : vous enseignez la clarté.

La littérature française dure depuis longtemps. Elle a contribué, pour sa part, et qui est grande, à élaborer l’esprit français. Vous vous adressez, vous, à l’esprit français et prétendez lui montrer l’accord de la raison limpide et de la croyance catholique. À la bonne heure ! Mais ne présentez pas à la raison limpide cette croyance catholique rendue extravagante par un écrivain qui joue à n’être pas du tout raisonnable. Et ne gâtez pas la littérature française en la détournant de son vrai génie : ce ne serait pas sans dommage pour l’esprit français, à qui vous avez affaire.

Il paraît — M. Lasserre le dit — que le R. P. de Tonquédec, de la Compagnie de Jésus et l’auteur d’un essai relatif à M. Claudel, « remplit deux grandes pages avec le catalogue des fautes de français que l’emportement d’une inspiration sublime arrache au poète. Encore (ajoute M. Lasserre) le P. de Tonquédec ne dit-il rien de ce qui est plus grave peut-être que ces fautes formelles et consenties : les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l’on est obligé de relire plusieurs fois, pour s’assurer de ce qui est sujet, de ce qui est complément ou attribut ». M. Lasserre note que M. Claudel, si le cœur lui en dit, ne balance pas d’appeler un cheval un « chevau » ; et, s’il a dessein de peindre la couleur « vitreuse » ou « vitrifiée » de la mer sous le soleil, il appelle la mer « le profond vitre ». Ça vous est bien égal ?

Et, de ne pas comprendre ?… Ça vous est bien égal, aussi ?… Mais vous comprenez ? Je le nie.

Je ne dis pourtant pas que toute l’œuvre de M. Claudel soit tout à fait inintelligible. On a ses moments de relâche, si assidu que l’on veuille être à obscurcir les moindres choses. Il arrive à M. Claudel, par lassitude ou nonchalance probablement, d’écrire comme un bon garçon dépourvu de malice. Alors, ses révélations ne sont pas importantes. Il écrit, — c’est l’une de ses héroïnes qui parle : — « Je vivais à la maison et je ne songeais point à me marier… » Quelquefois, il faut se donner un peu de peine ; et l’on se donne un peu de peine et l’on est déçu : en somme, ce n’était qu’une idée menue et que M. Claudel a richement habillée de calembredaines imposantes, ce n’était pas grand-chose. Puis, M. Claudel s’applique tout de bon ; et il écrit : « L’angle d’un triangle connaît les deux autres au même sens qu’Isaac a connu Rébecca. » Cette fois, l’on n’y comprend absolument rien, n’est-ce pas ? Absolument rien ! Mais l’on se console à se dire, avec beaucoup d’apparence, que, si l’on avait compris, l’on aurait pas compris grand-chose.

Je ne sais si M. Claudel se rit de son lecteur. S’il ne s’en rit pas, quel dommage ! Et qui donc s’amuse ?

En tout cas, il est comique et pourtant lamentable de voir une poignée de Conservateurs résolus, sages d’autre part, monter une garde farouche autour d’un écrivain que réclameraient plus opportunément les Cubistes.

XII. Le singulier talent de M. Jean Giraudoux §

Je suppose que vous n’ayez jamais rien lu de M. Jean Giraudoux. Mais voici son nouvel ouvrage, Suzanne et le Pacifique, un roman ; vous lisez la première page : « C’était pourtant un de ces jours où rien n’arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu’au soir la vie sera monotone, les astres occupés d’habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil ; il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du Sud tombait sur le vent d’Est, perpendiculaire, et des souffles Nord-Ouest-Sud-Est vous caressaient dans l’angle droit. Les cloches sonnaient ; quand le battant frappait leur côté oriental, déjà tiède, le son était moitié plus tendre. Tout le monde était sur les portes, on mettait son ombre au soleil… » Je ne crois pas que vous ayez lu tout cela d’une traite, Vous avez été d’abord ébaubi ; vous avez craint d’être inattentif. En regardant de près chaque phrase, vous consentez que les étoiles sont dans le ciel comme les poules dans le poulailler ; la housse de la lune vous amuse un peu ; les nappes du ciel, pareillement radieuses pour la nuit et pour le matin, vous étonnent ; vous saviez que le vent du Sud était perpendiculaire au vent d’Est ; vous ne savez pas ce que c’est que votre angle droit ; vous ne saviez pas non plus que le côté des cloches qu’elles présentent au soleil rendît un son plus tendre ; et vous n’auriez point osé mettre votre ombre au soleil… Il vous semble que l’auteur vous taquine ; et vous passez quelques pages. Une jeune fille fait le portrait de ses amies. L’une, Victoria, est singulière par l’acuité de son regard ; elle voit l’invisible et, de même, entend ce que vous n’entendez pas : « Il eût suffi de bien peu d’êtres avec des sens aussi perçants pour que la France fût exactement peuplée et que rien, du travail des roitelets et des taupes, n’y fût sous un contrôle humain. Ses cils protégeaient bien ses yeux de la poussière, et s’emboîtaient comme un démêloir, au cas où un brin de paille y serait pris… On comprenait, en la voyant à l’affût d’un lièvre, accroupie pour bondir, pourquoi les genoux des hommes et des femmes se replient en dedans et non en dehors. » Une autre amie, Juliette Lartigue : « Nous dirigions sur elle tout ce qui nous semblait d’un règne trop physique, crabes, écrevisses, araignées, ou tout ce qui dépassait notre morale, inceste, meurtre, tsaoisme, lui laissant le soin d’éprouver les frontières de notre âme. Elle allait ainsi gentiment, une ou deux fois par minute, du néant à la grâce totale. J’oubliais de dire que sa main gauche était toujours froide, sa main droite chaude. Celle de nous qui, en somme, pesait le moins ; mais que cependant devant chaque émotion, chaque coucher de soleil, nous appelions vite, comme on met un gramme dans un plateau pour annuler dans l’autre le poids du papier-enveloppe et avoir la pesée exacte. » Vous n’y comprenez rien ?… Si ! vous y comprenez quelque chose ; mais peu de chose ; et à grand peine. Au bout du compte, vous vous apercevez qu’il y avait peu de chose à comprendre : et vous êtes déçu. L’auteur ne vous a point obligeamment facilité la besogne de le comprendre et vous le soupçonnez même de vous l’avoir compliquée à plaisir : pour son plaisir, assez pervers, non pour le vôtre. Vous pardonnez sans trop d’ennui ou de rancune à un auteur qui, ayant de prodigieuses nouveautés à vous révéler, n’y réussit point à merveille. Tout n’est, pas clair, en ce monde ; et il faut consentir que ce qui n’est pas clair ne soit pas clairement dit. L’auteur a tâché d’être clair et, s’il ne l’est pas à merveille, l’objet de son discours ne l’était pas. M. Giraudoux met de l’obscurité inutile. Voilà ce qui fâche son lecteur.

Ouvrez les autres volumes de cet écrivain. Si vous n’avez pas de chance, vous y tomberez sur de telles pages, qui ne sont pas du tout satisfaisantes.

Vous y remarquerez que M. Giraudoux se moque, par moments, de la syntaxe. Il écrit, dans L’école des indifférents : « Pour Versailles, il y part à pied… Je lui fis donner, pour qu’il ait approché… Malgré que le professeur s’entête… » Dans Lectures pour une ombre, il écrit : « Celles vêtues de pilou… » Dans Simon le pathétique : « Celui aux jambes maigres… » Adorable Clio : « Ceux, décolletés, que l’on guillotine… » Il écrit : « Un casoar accroupi près de moi lançait en l’air sa tête encore aveugle comme une élastique. » Et il écrit : « De la terre, de Paris, l’effluve la plus odorante… » Cela vous désole. Si vous le dites, on vous accusera de pédantisme. C’est une accusation qu’il faut supporter sans faiblesse. Évidemment, le pédantisme ne paraît pas une jolie manière. Mais il n’est pas joli non plus d’offenser le bon langage français.

Vous concluez que M. Giraudoux commet toute sorte de péchés, le péché de négligence et le péché d’obscurité ou de brouillamini. Vous fermez ses livres et les jetez à l’écart. Vous avez tort et vous privez d’une lecture, malaisée, je l’avoue, mais attrayante et, en bien des endroits, délicieuse.

Il est impossible que vous n’aimiez aucunement ce paysage du Nord : « Peu d’habitants, tous les oiseaux ; des canards trop lourds qui devaient traverser le golfe en plusieurs fois, par ricochet ; des poules d’eau, surprises par le pasteur, qui regagnaient dignement, et pudiquement leur bain ; des éperviers égarés au large, qui convoitaient leur propre image, se laissaient soudain tomber sur elle et, déconfits, regagnaient la terre d’un vol court et mouillé. Pas de fils blancs, le soir, sur les buissons, entre les arbres ; mais des aigrettes, des flocons, des duvets et, sur la rive, alternant pour le poète gai, le poète mélancolique, des plumes de cygne blanc, des plumes de cygne noir. Du moindre regard au ciel, comme d’une fusée, retombait une gerbe d’oiseaux. On reconnaissait d’où venait le vent, vers le crépuscule, à l’orientation des cygnes endormis. Pour un bateau qui appareillait s’élevaient mille mouettes ; pour une pensée, mille rêves. » Il y a là, je le sais bien, de la recherche : et des trouvailles ! C’est méticuleux : c’est charmant ! La peinture des objets et la peinture de l’esprit où les objets sont reflétés composent un paysage qui est aussi un état de l’âme. Et c’est un jeu ? Mais la littérature est un jeu. Voulez-vous qu’elle soit tout le temps à énoncer des vérités premières ?

Vous la préférez plus sentimentale ? Vous avez cependant aperçu le sentiment très délicat, furtif et tremblant qui passe dans ce paysage. Un sentiment d’artiste ? Vous demandez peut-être un sentiment plus simple et, comme on dit, plus cordial et humain. Alors, il est impossible que vous n’aimiez pas du tout cette page où frissonne en poésie le chagrin de séparation : « Il me semble maintenant que ma journée n’a plus de but, comme lorsque j’ai retrouvé un nom cherché pendant des heures. La présence de Dolly me pèse. Je l’abandonne, désemparée. — Vous me lâchez ?… — Je n’aime pas beaucoup cette expression. — Oui, je vous quitte… Étriquée dans son chagrin comme dans ses joies, elle me regarde sans parler. Le crépuscule lui va bien mal, ses yeux s’enfoncent, son menton sort, son visage entier devient masque ; il ne lui manquerait plus que de sourire pour y ajouter des rides. — Souriez-moi, Dolly… Tendrement, pauvrement, elle me sourit. » Un peu d’ironie est là et dissimule, sans l’atténuer, la tristesse. Vous ne voulez pas, en effet, qu’on pleure à chaudes larmes, devant vous !

L’ironie vous déplaît pourtant. Alors, lisez l’« adieu à la guerre », une douzaine de pages qui sont l’épilogue de l’Adorable Clio ; j’en citerai seulement quelques lignes. Souvenir de la mobilisation ; le nouveau soldat, sur le point de partir pour la guerre, va dire adieu à ses parents, passe la nuit chez eux ; « À mon réveil, ils m’entourèrent. Mais, déjà, j’étais leur aîné : j’étais plus près qu’eux de la mort. » Maintenant, la guerre est finie, et finie par la victoire : « Il est midi. La rue est coupée en deux parties inégales par l’ombre et le soleil ; du côté étroit de l’ombre, les enfants, qui mangent pour la première fois des gâteaux, reviennent de Saint-Sulpice, où tous leurs saints depuis hier sont victorieux, à la main de leur grand-père, qui mange à nouveau des bonbons ; du côté du soleil, les animaux, chiens et chats, dorment et courent, vivent au large. C’est sur leur trottoir que je vais ; à chaque minute, un des trois millions de moineaux part sous mes pas… Il est midi. Un vent léger remue les platanes ; en appuyant du doigt sur son œil, on voit toutes choses avec un contour doré ; le vin est rose dans les carafes ; la nappe est blanche sous l’argent et sous les cerises… Ce que je fais ? Ce que je suis ? Je suis un vainqueur, le dimanche, à midi. » L’on peut imaginer une autre façon de célébrer la victoire et de la chanter : nous avons des orateurs, à ne savoir qu’en faire ; et la place publique demande une éloquence moins discrète. La discrétion que voilà, qui est modeste et qui est jalouse, ne supprime pas l’allégresse ni la fierté.

Il fallait citer ces quelques passages de l’œuvre de M. Giraudoux et constater qu’il n’est pas toujours un bon écrivain, qu’il est souvent un écrivain de qualité rare et exquise. L’étrange écrivain ! par moments, le plus attentif, jusqu’à une espèce de préciosité, puis négligent jusqu’à écrire : « Biset se heurte à une porte en apportant le rapport… » Il n’accumule pas à dessein la porte et le rapport qu’on apporte ? Et la plupart des fautes qu’il commet contre l’irréfutable grammaire sont des fautes de négligence. Je lui en veux et l’invite à considérer que nul écrivain ne doit refuser le précepte de Quintilien : Grammatices amor vitae spatio terminetur ; c’est à savoir que ton amour de la grammaire n’a d’autre terme, si tu es sage, que le terme de ta vie.

En outre, M. Giraudoux a une singularité naturelle qui surprend, qui déconcerte et qui demande un peu d’explication probablement.

Nous allons l’interroger, noter quelques-unes de ses déclarations évasives ou quelques-uns de ses aveux. Un personnage de L’École des indifférents, Jacques l’égoïste, dit : « J’avais la passion de tout ce qui est lointain, caressant, imprécis. Un mot abstrait me donnait je ne sais quel vertige. Au nom seul du Jour, je le sentais onduler silencieusement entre ses deux nuits comme un cygne aux ailes noires. Au nom seul du Mois, je le voyais s’échafauder, arc-bouté sur ses Jeudis et ses Dimanches. Je voyais les Saisons, les Vertus marcher en groupes, dormir par dortoirs. » Les idées abstraites, qu’il aime, deviennent aussitôt concrètes, deviennent des images. Il ajoute : « J’avais pour le monde entier la tendresse et l’indulgence qu’inspirent les allégories. » Qu’est-ce en effet qu’une allégorie ? Une image d’idées.

Considérer le monde comme une allégorie est à la fois une opinion philosophique et une habitude mentale qui aujourd’hui semblent bizarres, mais que toute une époque française avait adoptées, le moyen âge. Les écrits de cette époque sont pleins d’allégories, à un tel point qu’ils en deviennent fastidieux. L’on dirait d’une extraordinaire surcharge d’ornements littéraires, parmi lesquels on ne dégage point aisément la pensée de l’auteur. Si l’on y regarde, on s’aperçoit que ces ornements sont l’idée même, l’idée qui ne s’exprime pas toute seule et qui ne se montre jamais que sous le vêtement d’une image.

En d’autres temps, l’allégorie est un ornement de l’ouvrage, poésie ou peinture. Les poètes et les artistes du moyen âge ont cru l’allégorie réelle.

Comment se fit cette croyance ? Ils admettaient, selon la foi, que l’Ancien Testament préfigure le Nouveau Testament ; et, aux portails ou aux vitraux des cathédrales, ne juchaient-ils pas les apôtres sur les épaules des prophètes ? Ils admettaient que les cieux racontent la gloire de Dieu : les cieux et l’univers entier. Ce n’est pas à dire seulement que la beauté des cieux et l’harmonie de l’univers attestent le Créateur ; ils se croyaient, en présence de la création, comme placés devant une allégorie ou, si le mot n’était fort laid, devant un subtil et immense rébus offert à notre sagace rêverie et qu’il s’agit de déchiffrer. Leur histoire naturelle, consignée dans les bestiaires et divers livres de ce genre, le prouve : les caractères physiques et les mœurs des animaux sont les signes de vérités surnaturelles. Toutes choses créées par Dieu ou même fabriquées par les hommes, les objets et les événements demandent et reçoivent une interprétation, qui nous paraît un jeu, qui leur paraît l’intelligence fidèle de la vérité. C’est ainsi que leur littérature, ou mondaine ou dogmatique, foisonne de ce qu’ils appelaient « senefiances » et que nous appelons images, symboles ou allégories ; mais leur mot de « senefiance » indique leur crédulité à des significations réelles et authentiques. En somme, ils n’ajoutaient pas à l’idée l’ornement d’une allégorie : leur espoir était de découvrir la vérité en traduisant l’allégorie.

Conséquemment, il se forma, au moyen âge, une espèce de dualité mentale. Tandis que nos raisonnements suivent, en quelque sorte, une ligne simple, la pensée du moyen âge est double et se déroule sur deux lignes parallèles, ligne des images et ligne de l’interprétation, l’une et l’autre liées ou coordonnées dans la réalité de la « senefiance » et d’une façon que l’esprit parcourt ensemble l’une et l’autre.

Cela est difficile à exposer ; je crains de ne l’avoir pas fait à merveille. Et je crains de n’être pas clair, en disant que les ouvrages de M. Giraudoux révèlent un esprit du moyen âge.

Il semble si moderne ; et, à certains égards, il est si moderne ! Voire, il a certains défauts tout récents, les défauts de la dernière mode. On le prendrait assez bien pour un impressionniste.

Mais relisons ce que dit Jacques, dans L’École des indifférents : « J’avais pour le monde entier la tendresse et l’indulgence qu’inspirent les allégories. » Jacques dit encore : « De grandes ressemblances balafrent le monde et le marquent ici et là de leur lumière. Elles rapprochent, elles assortissent ce qui est petit et ce qui est immense. » Un autre personnage de M. Giraudoux, Simon le pathétique, raconte ses années de collège et se souvient de ses camarades : « Ceux qui avec moi discutaient acceptèrent en réponse mes arguments somptueux, mes comparaisons parfois un peu éclatantes ; pêcheurs mesquins et minutieux, ils se mirent à respecter mes filets à si larges mailles C’est moi qui dus combattre ma tendance à parler par métaphores, par paraboles, par prophéties, la grammaire et la poétique des apôtres… » Ailleurs, M. Giraudoux parle de ces comparaisons « qui se remplissent aussitôt, par on ne sait quelle loi des vases communicants, de sang, ou de sève, de résine, de liquides premiers… » Le « faible Bernard », de L’École des indifférents, « éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu’il employait pour exciter sa mémoire ». C’est que la mémoire suggère à l’esprit les analogies ; et des analogies naissent métaphores et images, symboles et allégories : la perception des analogies et la pensée se confondent, pour le faible Bernard, ainsi que pour un poète ou un philosophe du moyen âge.

Mais on dira que j’abuse de ces petites phrases, où du reste M. Giraudoux indique le caractère de ses personnages divers.

Ils ne sont pas très divers ; ils ont ensemble assez de parenté pour qu’en leur empruntant quelques traits l’on ait bientôt les principaux éléments d’un personnage qui penserait et qui écrirait exactement comme fait M. Giraudoux.

Comment écrit M. Giraudoux ? Il note des analogies et des senefiances. Une jeune fille de Bellac, Suzanne, visite Paris, avant de partir pour un grand voyage d’outre-mer : « Par le grand pont où le péage est perçu, politesse suprême de Paris, par un aveugle, nous traversions la Seine en jetant à droite un coup d’œil à Notre-Dame, à la royauté, à gauche au Trocadéro, à la république ; nous longions vers la Concorde la balustrade des Tuileries tendue contre le jardin comme le mètre-type de toutes les promenades, avec ses balustres comme des centimètres … Moi qui ne connaissais pas Paris, je regardais sans ardeur et dignement, ainsi qu’il sied pour un point de départ, cette ville qui à tous les êtres est le point d’arrivée et où les gens de l’univers, lâchant enfin leurs valises, comme les sauteurs dans les cirques, se sentent pour la première fois libres et bondissants. La pudeur qui écarte les jeunes gens des grands hommes m’écartait, moi, des monuments célèbres. Cet Arc de Triomphe que les Américains mettent sur leurs âmes comme un binocle à voir la France, je m’en détournais, j’aimais ma myopie. Cet Arc du Carrousel, abandonné debout comme un palanquin dans le désert, je laissais les Suédois et Danois chercher autour de lui les ossements de l’animal qui l’avait apporté, puis qui était mort là… » Etc., etc., etc. Les métaphores suivent les métaphores ; et tout le roman de Suzanne et le Pacifique est un assemblage de métaphores, une mosaïque de senefiances.

Je disais que l’esprit de métaphore, au moyen âge, avait produit une espèce de dualisme de la pensée. Or, Suzanne dit que, dès l’adolescence, « la vie et l’âme lui apparaissaient doubles » ; et, plus tard, quand elle est seule, abandonnée dans une île déserte du Pacifique, elle « s’amuse à être deux femmes ». Un dédoublement pareil est habituel au faible Bernard : « Qu’as-tu, Bernard ? — J’ai que je suis heureux. — Ton soulier droit bâille. Tu n’es pas rasé. J’ai aussi le regret de t’apprendre qu’avec tes joues aplaties, ton nez généreux, ton complet à raies verticales, tu évoques irrésistiblement l’idée… l’idée d’un zèbre. — Je suis heureux. Arrêtons-nous à ce café. Je paye une glace… C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi. » M. Giraudoux en vient à distinguer deux Bernards, qui ne sont qu’un Bernard en deux personnes. Est-ce qu’il n’y a pas deux Giraudoux, l’un qui a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité, l’autre qui a beaucoup d’imagination pour inventer ou attraper les analogies d’une seconde série de phénomènes ?

Les senefiances de M. Giraudoux ont, avec celles du moyen âge, une différence : elles ne sont pas d’origine théologique. Aurais-je dû le dire plus tôt, que je ne prenais pas M. Giraudoux, l’auteur de Suzanne et le Pacifique, pour un théologien ? Ses métaphores sont un jeu malin, sans doute un jeu, mais un jeu quasi involontaire et le tour naturel ou spontané de sa pensée.

Il a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité ; ses descriptions de paysages et de tous objets sont remarquables de justesse et de minutie. « Je suis certes le poète qui ressemble le plus à un peintre… » C’est un de ses personnages qui le dit ; ce personnage est lui, à s’y méprendre… « Je ne peux écrire qu’au milieu des champs ; trouver des rimes qu’en voyant des objets semblables ; atteindre le mot qui fuit que si un homme fait un geste, que si un arbre s’incline. D’un index qui laisse les autres doigts tenir la plume, je dessine dans l’air, avant qu’elle ait sa vraie forme, chaque phrase… » Il est extrêmement prompt à observer et copier « tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre ». Il voit et il sait peindre sur un mur ensoleillé l’ombre d’un oiseau qui vole. Et, parmi les peintres, il est à sa manière fine et subtile un Préraphaélite. Il se moque des gens qui pensent et vivent, — l’expression n’est pas très bonne, — « en général » : au contraire, il ne prétend vivre et penser qu’en détail ; ses plus vastes rêveries se posent vite sur de menus faits.

Et, à peine a-t-il aperçu quelque détail de la réalité, l’image se présente. Les deux Giraudoux, le clairvoyant et l’imaginatif, ont travaillé ensemble.

Exemples : il est facile d’en trouver plusieurs à chaque page. Souvenir de Munich : « Mille petits bassets trottinent par les rues asphaltées avec des pattes si courtes que leur ombre reste tout le jour juste au-dessous d’eux, comme un tapis. » À l’hôpital, pendant la guerre, un blessé, qui écrit à son ami, songe à cet ami ; l’infirmière le divertit de sa pensée : « Dès que miss Daniels était là, les mots ne me venaient plus, comme les teintes à celui qui peint entre deux lampes. » Au petit jour, on ouvre les volets ; miss Daniel éteint les lampes électriques : « Chaque commutateur craque comme si elle écrasait un gros insecte lumineux. » Des années passées, retour au pays natal, qui n’a point bougé, qui garde son aspect, sa coutume : « Seul, l’horloger a changé de trottoir ; et cela me gêne un peu, comme un bracelet-montre attaché au mauvais bras. » Le pathétique enfant Simon, dans sa petite ville provinciale, aimait à grimper au beffroi : « Venait la nuit. En vain j’attendais que le beffroi devînt phare : à peine s’allumait une lampe à la porte d’entrée. Je redescendais dans l’ombre, étreignant la corde de la rampe qu’au seuil je lâchais, laissant aller ma tour comme un ballon. » Suzanne vient de s’embarquer : « Maintenant nous partions. Le bateau, comme dernière ancre, redonnait à la terre la femme du commandant, et il tournait par petits coups comme un cheval qu’on selle. » Pendant la traversée : « Parfois, tous les passagers se précipitaient vers un bord ; c’est qu’un petit bateau noir, comme un rat dans un télescope, s’était logé entre le soleil couchant et nous. » Suite de la traversée : « Pendant deux jours, l’Afrique avança quelques îles sur la mer, comme un enjeu, des Canaries, des îles Vertes… » Que tout cela est ingénieux ! Trop ingénieux ? Quelquefois. Toutes ces trouvailles ne sont pas de la même valeur. Il y en a de plaisantes, il y en a de charmantes, il y en a de saugrenues : il y en a plus qu’il n’en faudrait. À vrai dire, mon résumé les entasse ; à vrai dire aussi, elles n’y sont pas beaucoup plus entassées que dans certaines pages de Suzanne et le Pacifique, où les comme de la similitude reviennent à chaque instant.

C’est un procédé ? Je dirais plus volontiers, si le mot ne semblait offensant, que c’est une manie : je tâcherais de marquer ainsi que le procédé de M. Giraudoux a quelque chose de naïf et dérive de son esprit médiéval, au sens que j’ai donné à ce mot. D’ailleurs, cette manie est, en meilleurs termes, le génie même de l’image, trésor de toute poésie.

M. Giraudoux, que son étonnante et précieuse manie amuse, a souvent le tort de s’y abandonner. Il dépense tout son trésor ; et sa prodigalité, qui ne le fatigue pas, fatigue son lecteur. On le supplierait vulgairement de n’en plus jeter : l’on ne sait plus que faire de tant de richesses gaspillées. Une fois, sous le nom de Simon le  pathétique, ne se moque-t-il pas de son extravagance ? Une petite Luce est un peu effarée : Simon lui conte des histoires, pour la distraire de son émoi, les histoires do tous les animaux qui peuplent les pays étranges, lions et panthères, lynx et guépards. « Je convoquai aussi les mangoustes, les onces. Elle souriait, par ce fourmillement de petits êtres muets attendrie. Notre coupé… » c’est en chemin de fer « … eût été ainsi peu à peu surpeuplé le premier jour du monde, car moi je n’eusse pas su m’arrêter à temps. » Elle s’endort : « J’avais oublié de lui parler du carcajou, de l’ocelot. Mais je ne la réveillai pas. » C’est vrai, que M. Giraudoux ne sait pas s’arrêter à temps et que parfois on imiterait Luce, amusée d’abord, et puis lasse.

M. Giraudoux ne se moque-t-il pas de lui-même et de son procédé ou de sa rhétorique ? Le voici dans sa ville natale, ému de souvenirs et sur le point de s’écrier : « Ô Châteauroux… Ô tilleuls sur lesquels sont gravés les premiers prénoms que j’ai entendus… » Il avertit son lecteur : « Vous qui me lisez, prenez garde. Vous savez ce qui arrive, quand je débute ainsi par petites phrases. Vous savez qu’en moi s’agite ce vocatif que mes maîtres de grec m’ont transmis et qui vit en moi comme un asthme, et que le moment n’est pas loin où je vais adresser la parole à un arbre même, à un passant, à une ville… » Or, il assure qu’il se contient. Mais la gaieté verbale est en définitive la plus forte : « Ma ville retrouvée va s’évanouir. De la grande terrasse, je la surveille, et je surveille aussi, avec cette fin de journée, toute dorée, mais confuse de sa mort, palpitante (je ne dirai pas si tous ces adjectifs s’adressent à journée ou à jeunesse), ma jeunesse » Badinage ! et c’est afin de réunir une jeunesse et une journée qui ont l’air de mourir ensemble… Une fillette vend des fruits : « La voilà qui me pèse des cerises, sans se douter qu’elle me revend, si fraîche et propre et si vernie (je ne dirai pas si ces adjectifs s’appliquent à jeune fille ou à enfance), mon enfance… » La seconde fois, le jeu de syntaxe est moins drôle, est un peu insignifiant.

Badinage de lettré malin, ses gambades ! M. Giraudoux rachète plusieurs de ses torts en aimant son art, quitte à l’aimer d’une façon qui n’est pas la plus raisonnable ; et, puisque la littérature est l’art des mots, il aime les mots. Il les choisit à cause de leur son, de leur mesure, et à cause de ce qu’ils contiennent de rêverie ancienne ou récente. Il a dit : « Lorsqu’on regarde fixement les mots les plus communs, ils se désagrègent, deviennent méconnaissables, reprennent pour une minute l’aspect de leur ancêtre hébreu ou saxon… » Il se plaît à déchiffrer sans faute « les effigies marquées au revers du mot le plus usé ». Les mots ne sont pas pour lui de simples étiquettes que l’on colle sur les objets ou les sentiments ou les idées ; il leur accorde une espèce de vie, une âme et devine auprès d’eux leur fantôme inquiet, leur double.

N’est-ce pas une imagination séduisante et vaine de M. Giraudoux, qu’essaye de réaliser sa jeune Suzanne exilée dans une île du Pacifique ? Elle invente un langage ! « Langage sans suffixes, ni préfixes, ni racines, où les êtres qui se ressemblent le plus ont les noms les plus différents. Noms sifflants toujours suivis d’une belle épithète qui les nourrit comme un tender. Noms roulants dont je forge beaucoup devant l’écho, les criant et les modifiant jusqu’à ce qu’il me revienne du rocher un nom sans alliage… » Glaia désigne « le sentiment que l’on éprouve quand les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches ». Kirara désigne « le mouvement de l’âme quand les mille chauves-souris, pendues à un arbre mort comme des figues, se détachent une à une ». Youli désigne et le sommeil et la faim. Etc. Suzanne, qui est seule et ne parle qu’à elle-même, est l’unique maîtresse de son langage et l’abandonnera dès que surviendront de jeunes Américains, voyageurs qui la sauveront de la solitude. Il faut, dans la société, faire usage des mots les plus répandus. M. Giraudoux consent à employer le commun langage. Il le sait à merveille ; il traite les mots avec une savante précaution. Mais j’avoue qu’il se rattrape, de temps en temps, sur la syntaxe. Et je l’en blâme : il n’a aucun besoin de rechercher la bizarrerie, ayant une singularité naturelle.

Le ton le plus ordinaire de ses ouvrages est le même qu’il définit comme celui de Jacques dans l’École des indifférents : « son ironie, son lyrisme et son humour commodes ». Son ironie est gaie, est tendre et souvent proche d’une tristesse qui se cache. Son lyrisme se mêle de raillerie et tend au sublime avec un peu d’incrédulité ; les héros qu’il invente ne s’engageraient pas à être dix années sans « construire de cathédrales, sans commander d’armées, sans devenir moines » : ils sont très nonchalants cependant, chimériques et voluptueux. Son « humour », je regrette qu’il ne l’ait pas désigné d’un mot, de chez nous : car il est bien de chez nous et de la veine de nos bons écrivains.

M. Giraudoux est de France. Toute son œuvre est bien française dans la plaisanterie, ailleurs également.

Suzanne, dont l’aventure a quelque analogie avec celle de Robinson Crusoé, ne ressemble point à ce garçon d’une autre race. Elle n’est pas Russe, ni Allemande, ni Anglaise et, du commencement du roman jusqu’à la fin, joue élégamment « le rôle d’une Française seule dans une île ». Quand elle s’en ira, l’on gravera sur le rocher du promontoire : « Cette île est l’île Suzanne, où les démons de Polynésie, les terreurs, l’égoïsme furent vaincus par une jeune fille de Bellac. » Elle aura donné à l’île « cette harmonie que quarante millions de Français ont juste achevé d’imposer à leurs montagnes et forêts » ; l’île sera « usée juste comme la France ». Suzanne, qui rentre chez nous, s’écrie ou chante : « Voilà que je t’arrive sans valise, ô France, mais avec un corps préparé pour toi, avec la soif et la faim, un corps à jeun pour ton vin et ton omelette ; et voici le soleil qui se lève ! Je te reconnais, France, à la grosseur des guêpes, des mûres, des hannetons… » C’est à mille petits détails qu’un étranger ne voit pas, qu’on reconnaît un visage aimé.

L’amour de la France est le vif sentiment qui anime les livres que M. Giraudoux a consacrés à la guerre, Adorable Clio, Lectures pour une ombre. Il ne les a point écrits, en apparence, d’une autre manière que ses précédents livres ou essais. L’on y retrouve les mêmes caractères, qualités ou défauts. L’on y retrouve la même sûreté de vision, la même justesse fine et exquise. « Nous ne sommes pas de l’avis de ceux qui prétendent ne rien voir à la guerre : nous voyons tout ! » La peinture est exacte et, par l’exactitude, est pittoresque. L’on retrouve, dans ces livres de guerre, l’ironie de M. Giraudoux, son humeur plaisante, et qui alors est courage, le même goût de dissimuler sous les dehors de gaieté une émotion discrète et qu’on devine sans qu’elle se montre. Il égare volontairement parmi les petites phrases futées cette poignante expression, que les jeunes Français nés entre les deux guerres entendent bien, « ma défaite originelle », dont la victoire fut la rédemption. Le chapitre intitulé, dans l’Adorable Clio, « Mort de Ségaux, mort de Drigeard » se prolonge, s’épanouit en méditation : Ségaux et Drigeard, au lieu d’y mourir, ont l’air d’y survivre ou bien se transforment en ombres ; leurs âmes nouvelles sont faites du souvenir que leur vie a laissé, que l’amitié garde. Et la méditation s’achève ainsi : « Ô France ! Ô Bien-aimée !… » C’est extrêmement beau.

XIII. Deux romanciers de la vie simple §

Cette chronique aura l’air un peu manichéen, si je la consacre à l’auteur du Poète Rustique et à l’auteur de L’équipe, l’un qui a peint la vie soumise à la divine Providence, l’autre la vie excitée par le Diable ; l’un qui nous montre un saint homme dans sa famille, et l’autre des apaches dans les rues nocturnes, les bars et les mauvais endroits. Ces deux œuvres ont de vifs contrastes et des mérites bien différents ; elles ont des analogies, et des infirmités presque pareilles.

Ce n’est pas un « poète rustique », c’est un poète nommé Rustique, ou surnommé ainsi, que nous présente M. Francis Jammes. Ses concitoyens l’ont baptisé Rustique. « Il est assez trapu. Sa face est d’un faune, dont la barbe emmêlée retient, au passage des haies, telle qu’une toile d’araignée, des brindilles de feuilles et de pétales. Il est coiffé d’un béret, vêtu d’un costume marron, chaussé de souliers et de guêtres crottées. Le chien qui le précède est beau. » Voilà son portrait : celui d’un robuste quinquagénaire, qui revient de la chasse Qui est-ce ? « Les vrais nom et prénom m’échappent », dit M. Francis Jammes.

Mais, un jour, le poète Rustique se souvient de sa destinée. Il se rappelle son arrivée dans ce pays où il demeure depuis l’année 1888, le mariage de sa sœur, l’émoi de ses premières amours, sa vie tranquille auprès de sa mère, « la jeune gloire, l’ivresse, l’amour humain tel que nul autre ne le ressentit davantage, les vierges charmantes, les promenades botaniques, les tendres désillusions, les tristesses déprimantes, le retour à Dieu dans la jonchée de glaïeuls en flammes et de campanules gorgées de beau temps, les fiançailles, et puis ce foyer patriarcal dressé comme un bûcher divin par le bras de la femme forte ». Il n’est pas indiscret de reconnaître en ce résumé la biographie de M. Francis Jammes : il en a maintes fois, et de la plus jolie façon, raconté les épisodes, soit en vers ou en prose. Et, s’il a oublié le prénom et le nom vrais de son poète Rustique, du moins n’a-t-il pas oublié les œuvres de ce poète. Sa vie, en rêve, lui apparaît comme une colline que couronne un petit bois sacré. Sur la route qui mène à ce petit bois, il aperçoit trois jeunes filles, montées sur de petits ânes. La première a le front « chargé d’orage et de ciel bleu » ; elle est blonde et a les cheveux bouclés. La deuxième a le visage encadré de repentirs noirs ; elle fouette sa monture : et « l’arc parfait de son visage lance la volupté, l’amertume et le remords ». La troisième, « le cœur lourd d’amour comme une rose pleine d’eau, laisse aller au pas le grison, et la grâce d’un de ses genoux remonté cache avec pudeur la gêne de l’autre ». Aimables images, et qui datent du temps des premières amours, de l’ivresse et de la jeune gloire ! La première est Clara d’Ellébeuse ; la deuxième, Almaïde d’Étremont ; et la troisième, Pomme d’Anis : toutes trois bien chères aux admirateurs de M. Francis Jammes, qui, à l’apparition de ses trois petits romans, goûtèrent une poésie neuve et délicieuse. Il y a, sur la colline, un sentier ; au milieu du sentier, le vieux Patte-Usée : « Le lièvre, ami du poète, fait le gros dos car une abeille bourdonne autour de ses oreilles. » Et Le roman du lièvre amuse votre mémoire et l’enchante. Au sommet de la colline qui est la vie de M. Rustique, « une procession naïve et toute droite entre dans l’église habillée de feuilles qui sonne ; et Jean de Noarrieu et le poète Rustique, retenant leurs chiens de chasse, la saluent ». Les vers de Jean de Noarrieu et de L’église habillée de feuilles sont de bons souvenirs.

Bref, le poète Rustique est M. Francis Jammes et ne le dissimule pas du tout. Il lui arrive de ne plus savoir qu’il s’appelle Rustique et de noter, dans son Almanach, qu’il publie : « J’ai décrit, au chant deuxième de mes Géorgiques chrétiennes, les deux manières de capturer la palombe. » Ainsi se défait la très légère fiction du personnage littéraire ou du héros de roman qui déguiserait l’auteur. Comme l’un des genoux de Pomme d’Anis cache avec pudeur la gêne de l’autre, le poète Rustique essaye de cacher un peu la gêne de M. Francis Jammes ; et, comme se fatiguerait l’un des genoux de Pomme d’Anis, le poète Rustique renonce à cacher M. Francis Jammes, qui du reste n’a plus aucune espèce de gêne. 

M. Francis Jammes n’est pas de ces Pascaliens qui ont la haine du moi et n’osent parler d’eux. Dans l’un de ses poèmes d’autrefois, quelqu’un lui demande : « Comment allez-vous, monsieur Jammes ? » Il ne met pas son nom seulement sur la couverture : il le met dans ses vers et volontiers à la rime. Les autres poètes ne sont guère plus absents de leurs poèmes, sans doute ; mais ils ont un peu plus d’hypocrisie, en général. M. Francis Jammes refuse toute hypocrisie, comme l’y engagent ses opinions morales et littéraires. Il le fait, d’habitude, avec une bonhomie très agréable ; cette fois-ci, avec moins de grâce et, pour ainsi dire, avec une certaine effronterie.

Il écrit : « Le poète Rustique peut bien, à son âge, prendre quelques libertés avec ce qu’on est convenu d’appeler la civilité puérile et honnête. À vingt-cinq ans, même à trente, il montrait encore quelque usage aux princesses lointaines. Il préfère aujourd’hui dîner tranquille, loin des regards étrangers, en donnant la becquée à quelqu’un de ses petits ou en lui disant : “Tiens, mouche-toi ; non, pas comme ça ! Souffle ! souffle plus fort !” » Il a ses goûts et, chez lui, aurait grand tort de se gêner. Mais, s’il aime à dîner loin des regards étrangers, c’est drôle qu’il nous invite à le voir dîner, à le voir moucher la marmaille et même à voir Mme Rustique « torcher leur dernier moutard ». Il aime la vie simple, non la vie secrète. Il a, le poète Rustique, il a toujours eu, mais il a plus que jamais et, il me semble, avec un peu trop d’abandon maintenant, une certaine exubérance méridionale qui l’empêche de sous-entendre ce qu’il n’est pas indispensable d’annoncer et qui le porte à proclamer ce qu’il suffit de dire à demi-voix si l’on n’est pas en train de se taire.

Comprenons-le, d’ailleurs. S’il nous raconte au jour le jour sa vie paysanne et les menus incidents qui marquent l’histoire de sa jeune famille, ce n’est pas tout uniment afin de nous divertir : il est un moraliste ; il prétend condamner la vie indignement frivole que mènent les citadins et recommander aux chrétiens élégants le sain retour à la vie simple et quasiment patriarcale. Son petit ouvrage est une peinture des bonnes mœurs pyrénéennes. Il est le moraliste du village pyrénéen, comme Jean-Jacques fut, — je n’ose dire, le vicaire savoyard, — mais l’apôtre de l’ingénuité helvétique. Il a beaucoup aimé Jean-Jacques, autrefois ; il en a délicatement parlé : je veux croire qu’il l’aime encore. Et, par divers côtés, il lui ressemble : par un très vif amour de la nature, de la campagne et de la retraite ; par un art excellent de trouver le pittoresque dans la réalité familière ; par une singulière impétuosité de jugement qui les rend incapables d’incertitude ; par quelque orgueil et quelque cynisme à peu près innocent. Après cela, ne parlons pas des différences.

L’une des différences est que Jean-Jacques inventait sa doctrine, tandis que M. Francis Jammes se garde d’une telle impertinence, ayant adopté le plus rigoureux catholicisme. Et je ne le dis certes pas au détriment de M. Francis Jammes, qui est ainsi plus excusable d’être si catégorique et dogmatique. Ce n’est pas le fait de son dogmatisme qu’on serait parfois sur le point de lui reprocher, mais le ton de ses remontrances, dénuées de la moindre douceur.

Il est un converti : aucun de ses lecteurs habituels ne l’ignore. Et il est de ces convertis que leur belle aventure spirituelle a, en quelque manière, entichés On voudrait qu’ils n’eussent pas si promptement perdu le souvenir d’une longue erreur et qu’un tel souvenir leur fît comprendre comme l’erreur est facile et, souvent, pardonnable. On voudrait aussi que la grâce qu’ils ont reçue leur parût — ce qu’elle est, en somme, — une faveur que l’on n’a point méritée ; de sorte qu’ils auraient, pour soi, beaucoup de modestie et, pour leur frère le pécheur, beaucoup d’indulgence. Un grand nombre de convertis ont malheureusement une fierté où l’on voit leur bonheur plus que leur charité. Quelques-uns d’entre eux sont, faut-il le dire ? un peu comme les parvenus de la foi ou les nouveaux riches de la croyance. Et l’on sait bien que, s’ils affichent leur religion, c’est pour que leur exemple soit un enseignement ; peut-être leur plairait-il de savourer secrètement leur aubaine et d’être contents avec pudeur. Ils devraient ne point porter sur eux toute leur piété, comme d’autres tous leurs bijoux acquis récemment.

Le poète Rustique n’évite pas l’inconvénient de quelque pharisaïsme. Il ne craint pas de dire « ma piété ». Il traite avec un mépris et une dureté, que n’a pas eues pour de plus coupables son divin Maître, de bonnes gens que retient encore le libertinage du monde, un pharmacien qui ne va point à la messe, une demoiselle que tentent les anodins badinages du bel air et de la littérature, un ancien séminariste qu’émeut la prétention d’être poète et qui, sur les pavés pointus de la cour, s’est cassé la jambe, le jour qu’il apportait au poète Rustique son manuscrit. Or, il a fallu qu’on vînt chercher ce pauvre enfant et qu’on l’emmenât sur une brouette. Le poète Rustique, au lieu d’attendre sa visite ennuyeuse, était allé se promener ; ne sachant « ce qu’il butinerait pour en faire de la poésie », il avait longtemps rêvé sur la plante que les frimas n’atteignent point, le lierre. Il y a du lierre au fronton des Visitandines, à Orthez, le plus beau qu’on ait vu ; il y en a, au cimetière de Pau, sur une dalle qui couvre la dépouille d’une dame qui s’appelait Éléonore ; il y en avait sur la maison qu’habitait, avant son mariage, le poète Rustique. Maintenant, il rentre chez lui. Sa femme lui annonce l’accident de ce jeune poète défroqué ; un domestique du voisinage l’a donc emporté sur sa brouette ? Il répond : « Tu vois bien, mon amie, que la Providence veille à tout. » Sa piété n’est pas samaritaine.

Il a séparé une fois pour toutes les bons et les méchants, comme faisait Charlemagne quand il visitait les écoles du palais et comme fera Dieu le père au jour du jugement. Mais Charlemagne souriait, dans sa barbe fleurie ; et, quant au jour du jugement, c’est affaire à Dieu. Le poète Rustique prend les devants et distingue déjà les deux classes des justes et des réprouvés. Il est content de son petit garçon, qui n’est pas moins sévère et, galopin, sait écarter, « comme dans le Dies iræ qu’il ne connaît pourtant pas, le bouc de la brebis ». Entre les bons et les méchants, il y a ceux qui, n’étant ni exactement bons ni tout à fait méchants, sont le plus grand nombre et sont dignes de quelque amitié. Comme son petit garçon, le poète Rustique les ignore et, impitoyablement, tient à les ignorer.

C’est qu’il a simplifié tous les problèmes, depuis le jour que sa conversion lui a résolu le problème principal. Et il a simplifié sa vie, pareillement. Au regard de Dieu, je veux bien que, simplifiée ainsi, sa vie soit excellente. Mais voici le livre de sa vie ; et, puisque c’est le livre d’un poète renommé, qui n’a point renoncé à la littérature, voici la littérature de sa vie simple. J’ai regret de le dire : ce n’est presque plus rien du tout ; et quel dommage !

Le poète Rustique note, dans son Almanach : « Les poètes pompeux, — comme ils le sont trop, à l’habitude ; mais d’aucuns se plaignent que je ne le suis pas assez… » On a grand tort, si l’on reproche à M. Francis Jammes de n’être pas un poète pompeux : il a été un charmant poète et, quelquefois, un grand poète, d’une simplicité très habile, avant de rédiger cet Almanach qui nous apprend qu’il faut employer, pour prendre les goujons, « un flotteur léger, lesté de deux ou quatre grains de plomb no 8, selon la force du courant », et qu’au mois de juillet il faut « repiquer choux et céleris, arracher les aulx et les échalotes, récolter les premiers cornichons ». Il n’était point un poète pompeux : il était, ce qu’il veut être aujourd’hui mieux encore, un « poète qui a le goût de la réalité ». Mais pour l’être mieux, il a juré de supprimer tout ce que les Gentils n’ont pas honte d’appeler littérature. Nos nimia litteratura laboramus ; « nous souffrons d’un excès de littérature », disait Sénèque, au temps de Néron  quand le paganisme était las d’un trop subtil raffinement. Les Huguenots ont brutalement condamné le luxe corporel et mental de la Renaissance. Et, de nos jours, le vieux Tolstoï, à bout de chefs-d’œuvre, a dénigré l’amusement de bien écrire. Est-ce que maintenant, — je ne dis pas, le catholicisme, père de nos arts et de notre littérature, si l’Antiquité en est la mère généreuse, — mais, d’un mot que je répète avec chagrin, le pharisaïsme ne va point à son tour fulminer de mauvais décrets contre la littérature et ses jeux anodins ? Il ferait donc cause commune avec les illettrés, par un scrupule de sottise, et avec la barbarie montante.

À force de mépriser les poètes pompeux, le poète Rustique nous raconte le plus tranquillement du monde n’importe quoi : que l’un de ses enfants, le petit Paul, est malade ; et voici le chapitre XII : « Qu’a dit le docteur ? — Il a dit qu’il faut coucher l’enfant tout de suite. — La diphtérie ? — Oui. — Ah ! mon Dieu… — Tu vois bien que j’avais raison de m’inquiéter. Sébillot viendra tout à l’heure. » Et c’est tout le chapitre XII. Au chapitre suivant, la fièvre monte. Au chapitre XIV, le poète Rustique se lève pour donner à boire au petit Paul, qui a le délire. Au chapitre XV, petit Paul va mieux. Au chapitre XVI, le docteur « prend la température de petit Paul : trente-sept degrés ; la vilaine membrane se détache. Il n’y a plus rien que de la joie ». Le poète Rustique se plaint de la vie chère. Et il vient de faire ses comptes ; il a constaté « que les denrées alimentaires atteignaient des prix fous », lorsque son propriétaire lui dit : « Monsieur, je vous estime, je vous affectionne et vous avez sept enfants. Je ne veux donc pas attendre le dernier délai pour vous congédier do cette maison qui peut me rapporter beaucoup plus que la location que vous me payez, surtout si je la vends. » Que répond le poète Rustique ? Rien ; mais il se contente de lisser les doux cheveux du petit Paul. Cependant, le voici bientôt sans domicile. Et alors, il « se retourne vers ses lecteurs et il leur demande raison de ce qu’il vient d’écrire ». Ne serait-ce plus naturellement à ses lecteurs de lui demander raison des confidences qu’il leur a faites ?… Il sourit, « dans la joie, dit-il, de son inspiration ». Il ne sait pas où il ira, le poète Rustique ; « mais, pareil à un patriarche, sa nombreuse tribu autour de lui, il se recommande à Dieu. Et il siffle son chien ». C’est un peu ridicule : non pas cette confiance en Dieu ; mais le tour qu’elle prend ici. Le patriarche nous étonne, le patriarche qui jadis écrivait avec un art si malin Le deuil des primevères et La Jeune fille nue et de qui, — c’est lui, d’ailleurs, qui le raconte, — José-Maria de Heredia disait bonnement : « Cet animal-là est poète ! » Ne lui dites pas aujourd’hui que ses anecdotes relatives à la diphtérie, à la vie chère et à la crise du logement vous ont paru peu attrayantes. Vous blesseriez sa nouvelle idée de la littérature. Cette nouvelle idée, la voici, en peu de mots. La vie, remarque-t-il, est « faite de hauts et de bas, de grave et de comique… » Assurément ! il ajoute : « et d’insignifiance aussi ». Vous n’en doutez pas ; mais il vous semblait que, dans la causerie, à plus forte raison dans un livre, on dût laisser de côté l’« insignifiance » de la vie : tandis que le poète Rustique a l’air de la recueillir avec un soin particulier, somme s’il n’aimait rien tant au monde. Il ne vous écoute pas ; il continue imperturbablement : « Et c’est une erreur, quand on écrit une histoire, de vouloir à toute force que sa trame présente ce je ne sais quoi d’artificiel et d’ennuyeux que l’on appelle l’intérêt. » Voilà ! Et n’insistez pas ; et tant pis pour vous, réplique-t-il, si vous n’avez pas compris cette « histoire, plus grave que vous ne le supposez, ô mes légers amis ! » Ses légers amis n’insisteront pas et garderont un fidèle souvenir à l’un des poètes les plus originaux et adroits de notre temps ; ils reliront, pour se consoler, dix volumes de lui, tout parfumés les uns de l’odeur des leurs fraîches, les autres de l’odeur des fleurs fanées, tout embaumés de rêverie et de littérature.

C’est le danger des livres édifiants, par trop édifiants et, le poète Rustique a beau dire, ennuyeux à force d’être dépourvus de ce que les frivoles ont coutume d’appeler intérêt : ils vous disposent à rechercher une lecture un peu plus aguichante, et fût-elle entachée de quelque perversité. Après le poète Rustique, nous sommes très bien préparés à lire M. Francis Carco.

Il nous mène chez les apaches. Et autrefois, quand les écrivains nous menaient chez les Apaches, c’était en Amérique, au pays vague des Peaux-Rouges. Ils nous donnaient à aimer de bons sauvages doux et obligeants, que la civilisation n’avait pas contaminés et qui gardaient les ravissantes vertus de l’âge d’or. M. Francis Carco nous mène chez les apaches de Paris : est moins agréable.

Ce n’est pas agréable du tout. Ses héros ont un langage difficile à entendre et parsemé de mots ignobles. Nous assistons à leurs travaux, qui sont le cambriolage et l’assassinat. Quand ils ne travaillent pas, — car il y a, par bonheur, du chômage ; et il faut le temps de méditer les « combines », — nous les accompagnons dans leurs flâneries, au bar et ailleurs. Nous avons le divertissement de leurs amours : seulement c’est une grande saleté.

M. Francis Carco a du talent, de l’esprit, le don d’imaginer des personnages, de les singulariser, de les rendre vivants ; il a le don de raconter avec justesse et promptitude. Mais, quoi ! ses apaches nous dégoûtent. Ses apaches sont répugnants.

Boileau a dit qu’il n’était pas de serpent ni de monstre odieux qui, par l’art imité, ne dût plaire aux yeux. Et l’on a dit que c’était là, exactement, la formule du réalisme ; de sorte que Boileau serait le prophète du réalisme. N’en croyez rien ! Ce que Boileau entendait par l’imitation, qui est l’objet de l’art, ferait horreur à nos réalistes, comme aussi les œuvres de nos réalistes et les romans de M. Francis Carco auraient indigné ce hardi bonhomme. Il est vrai cependant que l’art ajoute quelque dignité à ce qu’il touche et que l’auteur de L’équipe est un artiste. Mais la peinture de l’ignominie se ressent du modèle et est encore de l’ignominie.

M. Francis Carco a-t-il de l’amitié pour ses apaches ? Il me semble que sa peinture est fidèle : on m’excusera si je n’en suis pas sûr. Les apaches, et les apaches de M. Francis Carco, ne sont pas aimables. Est-ce qu’il a pitié d’eux ? Il ne paraît pas apitoyé. Il ne plaide pas, en leur faveur, les circonstances atténuantes : et l’on doit l’en remercier. Il n’accuse pas la société de les avoir réduits au métier qu’ils font. Il ne les montre pas comme des révoltés qui défendent une noble cause ; il ne leur prête aucune philosophie, même anarchiste. Est-ce qu’il les admire ? Un peu. Il leur attribue des qualités qui ne sont pas à dédaigner : du courage, de l’énergie, quelque délicatesse par moments et une fatuité qui a bien quelque analogie avec le sentiment de l’honneur.

Il analyse leurs âmes : et c’est donc qu’il leur attribue, somme toute, une âme. Il a probablement raison. Mais l’âme d’un apache, au regard de Dieu, je ne sais pas ce qu’elle vaut. À nos regards, c’est moins que rien, si nous ne sommes pas chargés du relèvement des apaches ou de leur mise en lieu sûr.

C’est moins que rien : et je le dis résolument. La vie des apaches, et avec toutes ses aventures, ses cambriolages, ses meurtres, avec tout son risque et son épouvante, c’est encore de la vie simple et ennuyeuse à force de simplicité. Le héros de L’équipe, Marcel Bouve, dit le Capitaine, les idées qui le tourmentent ne sont qu’à peine des idées… Aimeriez-vous mieux le roman d’an philosophe ? Mais oui !… Les philosophes sont ennuyeux ? C’est Marcel Bouve, qui m’ennuie, avec ses projets de tuer, sa morne manie de tuer, son bavardage de voyou, ses silences d’ivrogne triste et ses façons de bête sournoise.

En définitive, la très ingénieuse analyse de M. Francis Carco ne trouve quasi rien dans l’âme de Marcel Bouve, dit le Capitaine, un gaillard pourtant, l’élève et le continuateur des grands maîtres. Il a connu José le Naufragé. La nuit que ce José a tué le Brûleur au pont de Flandre, ce chef illustre est venu au cabaret. Le sang lui coulait de l’épaule, le long du bras ; il a pris un verre, il y a fait couler du sang qu’il a mêlé à de l’absinthe et il a dit au jeune Marcel : « Bois ! » Le jeune Marcel a bu et, depuis lors, il a du sang de meurtrier fameux dans les veines. Ce Marcel Bouve a tué à son tour un certain Bobèche, coupable de lui avoir détraqué son équipe durant les cinq mois qu’il était en prison. L’assassinat s’est fait, comme une espèce de duel immonde, sur les berges de la Seine : et l’on a jeté le cadavre dans l’eau du fleuve. Puis, du temps passe ; et Bouve ne pense plus à Bobèche. Mais, un soir qu’il rôde avec la Marie Bonheur, sa compagne, une vieille femme l’accoste et commence une jérémiade : elle supplie Bouve de lui dire où il a mis Bobèche. Et c’est la « viocque » — la mère — de l’assassiné. Bouve détourne la tête ; il lâche le bras de la Marie Bonheur ; il enfonce ses deux mains dans ses poches ; il épie les gens qui vont et viennent. La bonne femme insiste et veut savoir où l’on a mis le cadavre de son garçon. Bouve essaye de ne pas répondre ; et d’abord il se tait ; bientôt il parle un peu et dit enfin : « Pleurez pas, grand-mère ; on va vous accompagnera votre métro. » La vieille n’a aucune intention de vengeance : mais elle veut savoir ; et elle crie. Alors Bouve la menace de ses deux poings levés. Elle a peur : et il se sauve sans lui avoir fait le moindre mal.

Et c’est tragique !… N’est-ce pas ?… Mais ce tragique-là vous a vite lassés, ou je me trompe. Est-ce que je me trompe, si je crois difficile de s’intéresser à Marcel Bouve et à la « viocque » de Bobèche ? Ce sont des brutes qui ont des âmes, à ce qu’on dit, des âmes où les sentiments humains, font de courtes apparitions. Je ne puis m’intéresser à ces brutes ; et je tiens du poète Rustique ou de M. Francis Jammes que « l’intérêt », en littérature, n’est pas grand-chose et ne vaut pas une exacte peinture de la vie simple : mais ni la leçon ni l’exemple du poète Rustique ne m’ont persuadé.

Le poète Rustique avoue que la majeure partie de la réalité est insignifiante. Mais, comme il choisit, pour la peindre, cette partie de la réalité, cela revient à dire que ses légers amis la déclarent insignifiante et qu’à son avis elle ne l’est pas. L’auteur de L’équipe et des Innocents, et de Bob et Bobette s’amusent, paraît avoir adopté, lui, la maxime du philosophe, selon laquelle « il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter ». Seulement, il a choisi, pour le peindre, ce que d’habitude on croit qui est vil dans la maison de Jupiter : et il n’est rien de plus vil que ces apaches, leurs exploits, leur pensée, leur langage et le train de leur existence.

Ce qui est vil et ce qui est insignifiant : voilà ce que la littérature devrait négliger. Je n’aime pas qu’elle me dégoûte ; je n’aime pas qu’elle m’ennuie : je voudrais qu’elle fût, ce qu’elle a été aux meilleures époques, un divertissement à l’usage des honnêtes gens. Je n’ai pas envie de la suivre, quand elle fait sa « tournée des grands-ducs » ; et je n’ai pas envie que m’endorme un entretien de patriarcales misères.

Entre la vie abjecte des apaches et la vie pastorale que mène un père de famille dans un village des Pyrénées, il y a un grand espace où la littérature est à son aise.

Allons ! vous préférez la littérature mondaine, les « complications sentimentales » des jolies femmes, les élégances des salons et le bavardage des gens à la mode ?… Si la question m’était ainsi posée, je répondrais que oui, pour aller vite. Les simples vertus de ce poète Rustique et les simples forfaits du capitaine Bouve m’inclinent à supposer que, si l’on me contait avec un peu d’esprit un adultère mondain, j’y prendrais un plaisir extrême.

Les romanciers, il n’y a pas encore longtemps, plaçaient à l’envi leurs anecdotes dans le beau monde que méprisent MM. Francis Jammes et Carco, l’un parce qu’il préfère les patriarches, l’autre parce qu’il préfère les apaches. Et l’on s’est moqué de ces romanciers mondains, de leur snobisme. J’avoue qu’à cet égard ils ne sont pas tous également à l’abri d’une juste raillerie. Pourtant une petite femme du monde, fût-elle un peu sotte, est plus attrayante que la Marie Bonheur du capitaine Bouve. Elle est moins honorable que le poète Rustique ; mais, si le poète Rustique a résolu de ne me confier que ses ennuis relatifs à la vie chère et à la crise du logement, les aventures de la petite femme et les plaisirs de sa frivolité me tentent bien davantage. Il n’est pas absurde de supposer qu’entre les villageois et les apaches une société polie a quelque intérêt, — que le poète Rustique me pardonne ! — pour le psychologue et le moraliste. Les inquiétudes relatives à la vie chère et à la crise du logement, si légitimes, ne relèvent pas de la psychologie ; et l’on serait content de savoir que nos administrateurs s’en occupent, non pas nos poètes et nos romanciers. Quant aux âmes ou aux semblants d’âmes de Marcel Bouve et de la Marie Bonheur, on y cherche des sentiments comme des roses dans une terre inculte. Et le moraliste n’a rien à faire avec le poète Rustique, trop parfait, ni avec les apaches de M. Francis Carco, ceux-ci trop immondes.

Puis, c’est une erreur aussi de limiter au monde, aux salons et aux garçonnières l’espace qu’il y a entre la vie simple des patriarches et la vie simple des apaches. Si les romanciers se mettent à ne nous peindre que des anges ou des bêtes, il reste à nous peindre l’homme qui, n’étant ni ange ni bête, n’est pas nécessairement non plus un coureur de ruelles ou un danseur de tango. Le poète Rustique enseigne à son petit garçon l’art de séparer les bons et les méchants ou, comme il dit avec le Dies iræ, les boucs et les brebis. Entre les boucs et les brebis, il y a l’heureuse quantité des autres animaux. M. Jammes ne veut plus que mener au pâturage ses brebis bêlantes ; et M. Carco lance dans les faubourgs des grandes villes ses boucs à l’odeur forte. Ce sont deux littérateurs excentriques.

Or, la littérature, aujourd’hui, recherche l’excentricité. On dirait qu’elle part de ce principe que tout a été dit, sur les quartiers où demeurent les gens du monde, les tranquilles bourgeois et les divers ouvriers qui ne travaillent ni du couteau à virole ni de la houlette enrubannée. C’est une erreur et qui sera bientôt fâcheuse.

Je voudrais que la littérature consentît à être un peu plus réfléchie, moins nerveuse et impatiente, moins curieuse de nouveauté singulière. Ce n’est que faute d’attention qu’elle renonce à regarder encore ce que d’autres ont regardé, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont peint, ce qui est le fonds le plus riche et le fonds propre de la littérature, l’homme qui n’est ni bête ni ange, ni bouc ni brebis, l’humanité moyenne et ses passions, ses défauts dignes de reproche, ses malheurs dignes de pitié. Mais il lui faut du pittoresque : et elle se figure étourdiment qu’il est ailleurs, très loin, chez les patriarches qui font des miracles de renoncement ou chez les apaches qui font du mélodrame devers Charonne.

Je voudrais que la littérature voulût aimer ce qu’on appelle civilisation. Si elle y manque, elle est ingrate, elle que nous avons appris à considérer comme la plus fine et exquise merveille de la civilisation, la plus jolie fleur de l’âme qui s’éloigne de la barbarie. Son ingratitude serait toute récente : car, les bienfaits qu’elle a reçus de la civilisation, elle les lui a toujours rendus ; à travers l’histoire de l’humanité, l’une et l’autre vont ensemble, l’une aidant l’autre. Mais le poète Rustique n’aime pas, et le dit avec désinvolture, la civilité. Les apaches de M. Francis Carco ne sont pas des civilisés. Le poète Rustique a trop de vertus pour se plaire aux vanités du monde ; les apaches ont un entrain qui les empêche de se plier au bel usage. Notre civilisation n’est pas un chef-d’œuvre sans défauts : les saints et les repris de justice ont des objections à lui adresser ; les saints, au nom d’un idéal autrement parfait ; et les repris de justice, au nom de leurs rancunes. Telle qu’elle est, notre civilisation, si menacée, vaut bien qu’on la défende, et non pas contre les retours de la barbarie, comme on dit, mais contre l’éternelle barbarie toute proche, celle des ignorants et celle des sauvages.

Il me semble enfin que nos littérateurs ne devraient pas oublier que la littérature française dure depuis des siècles et qu’il ne convient pas de la traiter sans égards. Elle est une conversation qui dure depuis des siècles, entre lettrés, et qui a toujours été charmante, libre, intelligente. Vous n’allez pas vous y mêler comme des rustres qui, avant de placer leur mot, n’ont pas soin de savoir où en est la causerie, le ton qu’elle a pris et la règle qu’on y observe. Elle est de bonne compagnie ; elle n’est pas non plus refrognée, ni extrêmement pudibonde. Elle aime à rire et, mieux encore, à sourire. Elle s’attendrit volontiers. Mais elle a de l’esprit et ne veut pas qu’on la fasse pleurer pour des riens. Elle déteste qu’on l’ennuie, fût-ce avec les intentions les plus célestes ; ou qu’on la chagrine, fût-ce au nom de la vérité. Elle a de la bonhomie : et c’est la meilleure vertu française.

Après cela, si l’on me dit que cette littérature-là est une vieillerie tout à fait démodée, c’est grand dommage.

XIV. Les angoisses d’un combattant9 §

M. Drieu La Rochelle avait vingt ans à la veille de la guerre. Il a combattu. Il a été blessé d’abord à Charleroi, blessé une deuxième fois, l’automne de la même année, en Champagne. Il a pris part à l’expédition des Dardanelles, d’où il revint malade. Il partit cependant pour Verdun, avec le vingtième corps : une troisième blessure le mit hors de combat. Si je donne ces indications de qualité militaire au sujet de l’écrivain dont seuls m’importent les écrits, c’est afin de noter sans retard qu’il s’agit d’un véritable combattant, qui certes n’a point boudé à la guerre et qui a le droit de déclarer : « Nous avons fait de l’histoire ; c’est autre chose que de la lire ! » Ce véritable combattant vient de publier, sous ce titre, Mesure de la France, un des livres les plus ardents, mais aussi les plus douloureux, plein de rancune et de révolte, qu’on ait lus depuis longtemps. Non pas une jérémiade : je n’en parlerais pas ; ni l’un de ces pamphlets de représailles pacifistes sous lesquelles se dissimule la propagande révolutionnaire. Ce n’est pas ça ; mais, après la victoire, la cruelle déception.

Comme il semble qu’un tel sentiment, d’une étrange amertume, soit aujourd’hui celui d’un grand nombre de Français, peut-être convient-il de l’examiner dans une œuvre qui a, pour l’ennoblir, son origine, — l’œuvre d’un combattant, disons, d’un vainqueur ; — sa bonne foi, — quand ce vainqueur avoue à regret tant de chagrin ; — sa beauté, — si le chagrin de ce vainqueur aboutit à un grand poème désespéré. Nous avons entre les mains un témoignage d’une incontestable valeur, et qui nous met en présence d’un fait : le déplaisir laissé par la victoire. Il sera légitime aussi de discuter ce déplaisir et d’en apprécier les arguments.

M. Drieu La Rochelle a publié, pendant la guerre et au lendemain de la guerre, deux recueils de poèmes, Interrogation et Fond de cantine. Il leur donne ce nom de poèmes. Ce sont des poèmes en prose : il en dispose les phrases ou les bouts de phrases comme des versets de longueur inégale. Poèmes cependant, sinon par le rythme non plus que par la rime, du moins par le style, assez tendu, rigoureux, concis, tout en formules travaillées, recherchées, obtenues. Ce n’est pas une façon d’écrire, à mon avis, la plus recommandable : pourquoi ôter à la prose une aisance, une souplesse et une variété qui la rendent l’expression naturelle, exacte et sûre, de la pensée, si en échange vous ne la menez pas à la pleine musique de la poésie ? Mais l’instrument vaut ce qu’en fait l’ouvrier. M. Drieu La Rochelle tire, de son vers extrêmement libre ou de sa prose un peu contrainte, des effets remarquables. Il y a, dans son langage, une savante rudesse, une spontanéité que la volonté gouverne ; et l’on sent l’artifice : mais, sous l’artifice, on devine l’émoi sincère et la ferveur.

Un sursaut d’énergie ; et l’énergie maîtrise le sursaut. Voici, au commencement d’Interrogation, le prélude mental de la guerre. Deux idées se joignent : le rêve et l’action. Pour le jeune homme qui part, c’est la première fois que se présente l’occasion d’agir, ce qui s’appelle agir, conformément à un grand rêve. Alors, la synthèse ne sera pas accomplie en esprit seulement. Le jeune homme songe, et ses paroles sont des actes qui se préparent : « La totale puissance des hommes, il me la faut. Je ne puis me situer parmi les faibles ; je dois mesurer ma force. Si je renonce, mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai tué. La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut que je sente sa résistance, il faut qu’elle heurte mes os… Je veux la comprendre avec mon corps. » Le jeune homme a crié : « Vive la France ! » et crie maintenant « Vive la guerre ! » il accepte et il glorifie les conditions que le monde impose à un moment nouveau de l’existence. Et il arrive « dans le pays où s’est exilée la jeunesse des hommes pour méditer une douleur neuve et le sens de son effort inconnu ». Il plaint « les habitants de l’arrière, frappés de la mort, coupés de ce temps, précipités au néant ». Il entre, lui, « dans les ordres ». Les ordres ? infanterie, artillerie, génie, aviation. La vie est là ; elle a toute son intensité, confinée au poste d’écoute, comme le zèle monastique dans la cellule.

On aperçoit, dès ce préambule, la réunion — mais parfaite, heureuse, vivante, — d’une fougue juvénile et d’une idéologie méditée. Ce fut, aux premiers temps de la guerre, la chance de toute une génération vigoureuse et pensive. Comment s’est maintenue, au cours de la guerre, l’entente, pour ainsi dire, du corps et de l’esprit : voilà l’histoire intime de la guerre. Et après la guerre ? voilà de l’histoire encore et le problème de l’heure présente.

Les soldats de toutes nations, venus de partout, amis et ennemis, ont formé un étrange pays, séparé des nations : le pays des combattants. Autour d’eux, il n’y avait plus rien. Ils étaient le pays de la vie, où s’exaltait la vie jusqu’à son paroxysme, la mort. Il a fallu aimer la vie et son paroxysme, la mort : terrible amour et qui prend cet accent pathétique : « Ô mes frères, ô mes tendresses ! vous êtes couchés dans la terre que je connais. Je l’ai piochée, contre elle j’ai dormi ; de son pli je me suis élancé au jour de l’assaut et je l’ai pénétrée de mon sang. Oui, un peu de mon sang est déjà mêlé avec le vôtre, dans la terre éventrée que le temps refermera sur nos obscures semences. Un peu de mon sang : gage que vous tenez de moi ; mais nous savons que je reviendrai bientôt et nous serons ensemble… » Il est dans un lit d’hôpital : eux, sous la terre. Il reviendra : « Je creuserai ma mine jusqu’à vous et je me coucherai entre vous, au jour qui m’est marqué. Vous n’êtes plus de ce monde ; je ne suis plus de ce monde… » La grande rêverie, funèbre et ardente, continue et se termine ainsi : « Le don sans retour, sans le retrait avaricieux d’une arrière-pensée. Dans cette Champagne, province de la mort, comme nous étions bons et véridiques ! Pas de résignation, mais une acceptation qui s’avance fièrement. Nous acceptions la vie, de toute notre chair et de toute notre pensée… » Or, la vie, n’est-ce point ici la mort ? Mais oui ; et, l’une et l’autre, confondues comme ceci : « Quelle profonde communion de toutes les parties de notre être, dans cette obéissance à la vie et à la mort, dernier commandement de la vie !… » Ces mots, qui ne font ni un vers ni seulement une phrase, et qui ne sont qu’une plainte évasive, « douceurs brisées… » tremblent à la fin du poème ; et c’est tout.

Le livre déroule une ample et succincte méditation de la guerre, — succincte de mots, elliptique même, ample de pensée, — un peu lente, avec majesté, monotone aussi, où apparaissent pourtant les différents thèmes de la guerre ; les sensations deviennent des idées… Un choc : n’était-ce pas la mort, qu’avait devant lui le soldat ? Il l’a heurtée, dans le moment que triomphait sa force. La vie et la mort ont coïncidé. La vie et la mort ne sont pas une antinomie… La guerre a pris et rassemblé tous les hommes, penseurs et ouvriers, hommes de la tête et hommes de la main : « Ayant laissé derrière nous les villes aux subtils partages, nous avons mis au monde une égalité, tous les hommes ensemble cheminant vers l’ennemi. Depuis combien de siècles ne nous étions-nous pas rencontrés ?… » Il n’y a plus à distinguer les hommes de la tête et les hommes de la main, puisque voici réconciliés le rêve et l’action, ou accordés le corps et l’âme. Désormais, « l’esprit n’est point seul. Le corps est restauré dans la puissance et la majesté. Maintenant, il est honteux d’être faible et de ne pouvoir offrir à l’ennemi une digne proie… Peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans ces derniers temps, va-t-elle demander la jouvence au bain de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de sport et de guerre… ». Jouvence, jeunesse obtenue, authentique jeunesse et que la mort n’atteint pas ! il ne survivra que jeunesse, en dépit de cette apparence de toute une jeunesse tuée. La cathédrale de Reims a l’air de s’écrouler sous les obus ? « Attendons joyeusement ceux d’entre nous qui se lèveront avec l’offrande dans leurs prunelles de dessins étonnants… Nous édifierons les monuments de notre paix aussi grande que notre guerre… France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et ton cerveau ! » Parmi les idées de la guerre, une autre idée s’agite confusément pour naître, l’idée de la paix, fille de la guerre, et que l’on veut à son image, grande comme elle.

La fin du livre est d’une extrême véhémence. Les soldats ont pris conscience de leur force bien dépensée : « Nous avons su nous battre. Mais gare au retour ! Que l’esprit vivement éveillé de la guerre soit respecté, ou nous serons sévères. Comme après un cauchemar, l’armée de la paix ne se rendormira pas sur l’autre oreille… » L’idée de la paix a été premièrement défaite, et puis refaite, par la méditation de la guerre. Les combattants ont appris à dire, et ont acquis le droit de dire : nous, jeunes hommes ! Ils sont en possession d’une grandeur que n’ont pas connue ceux qui ont vécu avant eux. Ils parleront : « et les vieillards n’ont qu’à se taire, qui ne surent pas nous dérober cette grandeur et nous précéder dans l’action. Nous parlerons, forts de mille et mille actes énergiques… Entre autres choses, nous avons fait la Marne et Verdun ; nos pères firent Sedan, puis y pensèrent sans en parler… Et nous saurons faire une paix comme vous avons mené la guerre. » Ainsi proclame sa volonté, son mépris, son orgueil une jeunesse exaltée.

Une jeunesse qui, n’ayant pas eu peur de la mort, ne va pas trembler devant les vieillards, mortels et qu’elle juge moribonds ! Elle les entend dire que la guerre fut un malheur ; elle refuse, pour la guerre, le nom de calamité : « La guerre a introduit dans notre vie une solennité que nous n’espérions plus des événements humains… Nous ne pouvons pas renier notre guerre ; par elle, la vie nous parut plus adorable et nos ferveurs furent renouvelées. » Pourtant, ce livre s’appelle Interrogation : un doute s’est insinué, sans qu’on l’aperçût d’abord, dans le magnifique entrain des âmes. Et le voici : « Je ne vois pas la paix. Que sera le monde sans le mal ? J’ai peur de votre paix. Je ne vois pas. J’ai peur… Je n’ai point confiance dans l’homme : il ne vaut rien sans sa souffrance. » L’interrogation, c’est la paix, qu’on a rêvée aussi grande que la guerre, et qu’on redoute. Dans la guerre, « la vie s’est surpassée » : ne va-t-elle pas péricliter ou s’avilir dans la paix ?

La paix une fois signée, M. Drieu La Rochelle a publié son deuxième recueil, Fond de cantine ; et ce sont des poèmes un peu analogues aux précédents, quelques-uns plus rythmés et qui martèlent plus fortement la même idée. Plusieurs poèmes du deuxième recueil sont relatifs aux soldats étrangers venus secourir la France, jeunes hommes d’Angleterre ou d’Amérique : « Ô France chargée d’hommes, harassée par le fer, tu ne sus enfanter tous ces garçons qui campent et célèbrent en tes soirs l’amour d’autres patries ». Cette remarque, indiquée là en passant, nous la retrouverons, autrement développée, nourrie d’autres méditations, dans cette Mesure de la France, où elle devient reproche, anathème, — on le verra, — et l’une des explications de la paix indigne de la guerre.

Avant de conclure, comme il le fit en ce dernier ouvrage, l’auteur s’interroge. Il paraît procéder ainsi. La guerre, il l’a vue ; et, dans ses deux livres de poèmes, il en a donné la somme intelligible et importante. Mais il l’a vue avec ses yeux et il l’a vue selon son âme. Quelle est son âme ? En ce contact du spectateur et de l’objet, qu’a-t-il apporté, qui dût modifier la vue de l’objet, son estimation ? Pour le savoir, il tente son examen de conscience, en quelque sorte, ou présente — c’est le titre du volume — son État civil. Eh ! bien, il est un Français de ce temps, de race et de famille française ; il avait vingt ans à la guerre : il a les sentiments, normaux, légitimes et impérieux, d’un combattant, d’un vainqueur qui s’apprête à demander sans gêne ou timidité ce qu’on a fait de sa victoire.

État civil est un livre pathétique et charmant. L’auteur y cherche sa pensée originelle ; et il faut qu’il la cherche dans ce désastre ou ces décombres que sont, en souvenir, nos premiers ans. Cette clairière où se trouve installé un petit enfant, de grands espaces ténébreux l’entourent : on ne sait pas au juste où se termine a clarté ; on ne sait pas non plus démêler ce qui est la part de l’oubli, ce qui était la part d’une étourderie que l’on appelle aussi inconscience.

La plus ancienne vision n’est-elle pas d’un jardin qui descendait en escalier sous des arbres, et qui semblait tout plein de périls ? « Mais voici l’ombre favorable du vieux jardinier appuyé sur un râteau… » Et l’ombre de l’enfant s’approche de l’ombre du bonhomme : une ombre parle à une ombre… L’escalier est taillé dans la terre. Chacune des marches, bordée d’un rondin de bois, est large et forme une petite terrasse. Ces rondins, au bord des marches, ne devaient pas être en bois, non, mais en ciment : le contact en était dur et froid… Ce qui nous reste, en fait de souvenir, c’est le hasard qui l’a choisi : et le hasard ne choisit pas le plus précieux, ni le plus important… Il faut passer bien des années, pour arriver à un âge où l’on voie des éléments de réalité se ranger selon l’ordre de l’intelligence et de la vérité que l’intelligence possède.

Un jour, le petit enfant que voilà sut lire et, dans l’univers plus étendu, immense trésor où puisent la curiosité, l’admiration, la tendresse, élire ses héros. Le principal fut Napoléon : « En le voyant au pont d’Arcole, invulnérable, brandissant un drapeau déchiqueté comme la chair des hommes autour de lui, j’apprenais ce mépris, cette monstrueuse ignorance du danger, qui est si forte plus tard contre les plus convaincantes réalités… » Napoléon galope à travers, les Alpes ; il déchaîne des ouragans de cuirassiers. Les régiments le remercient de vouloir qu’ils meurent pour lui. À Ratisbonne, il écrase une balle et montre qu’il est intangible. Et puis le monde s’attroupe contre lui : la neige, les cosaques, les Anglais organisent les embûches où il succombera… « Combien de fois ai-je sangloté sur la sombre lithographie de Raffet, sur le dernier carré de la Garde ! Dans les larmes, mon enfance se trempait pour Verdun… » Le petit enfant ne sait pas qui était Napoléon ; il se figure que Napoléon avait épousé la France. Du reste, il a connu Napoléon avant la France. Et vous lui auriez demandé : « Qu’est-ce que le monde ? » Il vous aurait répondu ; « C’est un champ de bataille où, à vingt ans, à la tête de mes marsouins, je chargerai les Anglais pour venger Napoléon ! » Ce petit enfant lut bientôt Marbot, Coignet, Bourgogne et, sans l’avoir voulu, se forma une âme d’héroïsme.

N’est-ce pas vrai ? Oui ! et d’une vérité qui dépasse l’anecdote individuelle de ce garçon. Les jeunes Français qu’a réclamés la guerre en 1914 avaient dans le sang, — nous disons, dans le sang, faute de savoir comment désigner la nature, le caractère et l’essence intime d’un être composé de corps et d’âme, — avaient en eux une ardeur séculaire et qu’il est permis d’appeler napoléonienne, car elle s’était le plus récemment échauffée à l’épopée impériale. L’auteur d’État civil a beau s’écrier : « Soleil d’aujourd’hui, je ne connais que toi ! » il sait que le même soleil se lève sur la continuité de tous les jours et que sa durée unit au présent le passé : il n’est aucun jour qui ne suive la série des jours ; et aucune âme n’est soudaine.

Or, ce même enfant qui, tout petit, se promettait de venger Napoléon sur les champs de bataille, grandit et s’aperçoit qu’il est pourtant le « petit-fils d’une défaite ». Il apprend qu’il y eut naguère entre l’épopée impériale et lui, Sedan. Et il écrit : « France, mon adolescence t’a aimée douloureusement. Mes parents, vous n’avez pas su vous taire. Une ombre malfaisante couvrait le pays où j’étais né. Toute parole tombait lourdement sur mon cœur. Ils n’ont pas su se taire : il se répandait autour de moi des mots qui contaminent… On m’avait appris à reconnaître tout signe de faiblesse. Les êtres faibles font de la faiblesse une idole ; ils y rapportent tout… Je connaissais toutes les défaites de la France et j’étais sensible à toutes… » Il connaissait Crécy Poitiers, Azincourt, mieux que nos victoires. Et c’est vrai que, dans les années qui ont séparé les deux guerres, on vit se produire chez nous une idée, an peu mystique, et morbide surtout, de la France vaincue, éternelle blessée, dont le martyre se prolongerait tout au long de l’histoire : idée fausse et mensonge, suite de la défaite, dialectique autour de la défaite, afin de transformer la honte en fierté malheureuse. Cette idée fausse a pu satisfaire ceux qui l’avaient, d’ailleurs, fabriquée pour les besoins de la cause, les véritables vaincus de l’autre guerre : elle a offensé une génération de jeunes gens qui, n’ayant aucune responsabilité dans la défaite, en ont énergiquement refusé l’avilissante religion.

C’est une belle chose, ce refus. Il caractérise la génération qui a fait la guerre et qui, dans le secret d’une conscience collective, refusait la défaite avant d’avoir remporté la victoire.

M. Drieu La Rochelle dit nettement qu’il s’adresse aux hommes de vingt à quarante ans. Ce sont les combattants. Et il repousse, comme s’il n’avait rien à leur dire, les « vieillards » : il n’avait à leur adresser qu’un reproche ; tandis qu’avec les jeunes gens il partage l’orgueil d’avoir éconduit une idéologie désastreuse. Tout cela est marqué dans ses livres, et durement. L’on peut ajouter à ce témoignage d’un sentiment très vif, et qui sépare deux générations, ce passage d’un livre de M. Alexandre Arnoux : l’apologue d’un fils de roi, les épaules chargées du cadavre de son père ; il est sur le point de succomber sous le fardeau du passé mort, lourd fardeau ! mais il le secoue avant de courir à ses plus heureuses destinées. La génération de la victoire se plaint, avec amertume et rancune, d’avoir été menée à la bataille aux accents d’une chanson désolante ; elle se vante de chanter sur un autre ton.

Voilà ce qu’il faut qu’on ait lu dans les trois premiers ouvrages de M. Drieu La Rochelle avant d’aborder Mesure de la France, qui est un livre de colère.

Eh ! quoi, les « petits-fils de la défaite », à présent les vainqueurs, ne sont-ils pas contents de la victoire ? Ils ne le sont pas ! C’est un fait ?, qui surprend peut » être, qui fâchera plus d’un « vieillard » : c’est un fait.

Vieillard ou non, vous ne lirez pas sans chagrin des lignes telles que celles-ci : « Qu’importe cette victoire du monde en 1918, cette victoire qui a failli, cette victoire qu’on a abandonnée avec honte comme une défaite, cette victoire du nombre sur le nombre, de tant d’empires sur un empire, cette victoire anonyme ? On a renvoyé les Français à la charrue jouer les Cincinnatus. » Il faut, pour qu’elles n’excitent pas la réaction d’une autre colère, égale à celle qui les anime, que ces lignes soient d’un combattant, d’un vainqueur et du combattant victorieux qui tout à l’heure opposait au Sedan des vieillards la Marne et le Verdun des jeunes. Il dénigre une victoire, mais la sienne : écoutons-le.

La terrible phrase est riche de mots et d’idées, ou de faits qui sont devenus des idées. L’on y sent aussi la surprise déconcertée d’un élan qui n’est point allé jusqu’au but qu’il entrevoyait, d’un élan qui fut arrêté. Ces Français qu’on a renvoyés à la charrue ne croyaient ni la guerre achevée ni la victoire pleinement gagnée. Ici se pose — et l’auteur n’y fait que cette allusion, mais brutale, — une question qu’il ne m’appartient pas d’examiner ; car je me borne à l’analyse des sentiments que la littérature interprète convenait-il de mener la guerre au-delà du point où elle eut son terme ? C’est affaire de stratégie et de politique. Mais, quant aux sentiments, rappelons-nous la volonté du combattant : la paix digne d’une si grande guerre ! Le combattant n’estime pas la paix que l’on a consentie analogue à son vœu.

Pourquoi cette paix, inégale aux exploits qui l’ont précédée ? M. Drieu La Rochelle n’incrimine pas les signataires de la paix et n’entre pas dans une polémique où je n’aurais qu’à l’abandonner. Il attribue la paix imparfaite à un malheur qu’il signale sans réticence : nous n’avons pas remporté la victoire tout seuls : nous avons eu besoin d’alliés. Attendez-vous à de violents propos : « C’est ainsi que, malgré la part capitale que nous avons prise dans cette guerre par la tête et par le poing, nous ne pouvons dire que c’est nous qui avons vaincu l’Allemagne. Dès lors, ne pouvant jeter cette affirmation qui seule aurait compté dans la balance du jugement du monde, nous retombons à une mesure fort médiocre. Nous nous perdons dans la foule des vainqueurs de l’Allemagne et la victoire saisie par vingt bras échappe facilement à une emprise aussi maladroite. Déçus par cet événement où nous avions mis tout nous-mêmes et d’où nous espérions, en le menant à bien, tirer des compensations, des récompenses infinies, en ouvrant les yeux maintenant sur l’état du monde, nous devons nous attendre à une déception plus large encore. » Et pourquoi n’avons-nous pas remporté la victoire tout seuls ? Parce que nous n’étions pas assez nombreux : c’est que les Français, depuis un demi-siècle, ne font point assez d’enfants. Voilà « le crime de la France », crime qu’elle a commis contre elle-même.

M. Drieu La Rochelle insiste ; et, sur ce point, il a raison. Sur d’autres points encore, il a raison. Mais il en abuse, quand il aboutit à un affreux pessimisme.

Son pessimisme s’étend loin dans l’avenir. Ne l’invitez pas, d’ailleurs, à se tenir dans le champ moins vaste et plus tangible de la réalité proche et environnante ; il vous répond : « Nous ne pouvons nous contenter de l’immédiat ! » Il a raison, s’il entend que la chaîne des événements se déroule avec rigueur, en ce monde, et qu’il faut avoir prévu les épisodes qu’ensuite on appelle trop facilement les hasards. Il a tort, s’il se lance à une investigation de prophète triste.

Et c’est ce qu’il fait. Il devine avec chagrin ; s’il ne devine pas, il se désespère de n’entrevoir que ténèbres, et inquiétantes.

Le monde moderne, dit-il, est éperdu ; l’on n’y voit pas « une lueur spirituelle ». Qu’y voyez-vous ? Des ruines, et de toute sorte : ruines morales et intellectuelles ; les âmes ne sont pas moins dévastées qu’une bourgade en décombres du Nord de la France. « Il est temps de fonder une nouvelle église… » Et il ajoute : « Le temps presse ! » A-t-il bien achevé son enquête ? croit-il écroulées toutes les églises ? Dans le désarroi où le laisse un examen qu’il a mené trop vite et sans méthode, il se demande si la lumière ne viendrait pas de l’Orient slave. Il se l’est demandé : il s’est enfin répondu non ; la Slavie, en définitive, ne lui paraît pas mériter plus de confiance que la Germanie de Tacite. Alors ? Il montre l’Europe occidentale serrée, comme entre deux menaces, entre l’Europe orientale et l’Amérique, deux formidables portions de l’univers. Il montre les siècles à venir incertains entre la vie pastorale et le machinisme. Or, quel est donc le programme de la France ?

Il écrit, parlant de ses camarades, parlant de lui et des hommes de son âge : « Une patrie a fléchi entre leurs bras. Voilà tout ce qui nous reste. Ravagés par des destructions plus fatales qu’une guerre de notre temps, sans dieux ni maîtres, ceux-là étant morts, ceux-ci n’étant pas encore nés, nous n’avons que notre jeunesse. À quoi d’autre pouvons-nous croire ? Mais comme nous y croyons !… » Il y a là un accident de douleur, et d’orgueil douloureux, qui trouble et qui émeut, n’est-ce pas ?

Quel découragement, et après tant de courage !

Il m’est impossible de résumer tous les arguments de M. Drieu La Rochelle et d’y répondre. Ses arguments, du reste, sont — même appuyés sur des faits qu’il y aurait à discuter — de qualité sentimentale ; et, s’ils aboutissent au pessimisme que j’ai signalé, ils en dérivent aussi.

Le pessimisme de M. Drieu La Rochelle a de l’analogie, et je ne dis pas qu’il soit exactement le même, a de l’analogie pourtant avec celui des jeunes hommes qui, au lendemain des grandes guerres de l’Empire, s’attristaient et inventaient le « mal du siècle », une mélancolie certes sans lâcheté, plutôt le déplaisir de l’énergie incertaine de son emploi. Rappelez-vous les pages célèbres de la Confession d’un enfant du siècle et Servitude et grandeur militaires : sous la Restauration, disent Musset et Vigny, la France avait remis son épée au fourreau ; toute une jeunesse, en qui frémissait encore l’ardeur des combats, ne sut que faire de son entrain. Les camarades de M. Drieu La Rochelle se plaignent de n’avoir plus qu’à jouer les Cincinnatus. Un extraordinaire sursaut de l’énergie ne s’apaise pas au commandement. Mais, de la génération de Vigny et de Musset à celle de nos jeunes contemporains, on voit aussi la différence. Elle tient à l’époque et tient à eux ; elle est toute à l’honneur de nos contemporains, tels que les signale M. Drieu La Rochelle et pour qui le salut de la France est le souci principal : universelle incertitude, la question posée au sujet de toutes les idées, la question catégoriquement résolue au sujet du patriotisme.

Il est un point sur lequel on voudrait convaincre d’erreur M. Drieu La Rochelle, un point d’une extrême importance à cause d’un grand nombre d’idées qui partent de là, divergentes et bientôt aventureuses.

Il a, dès son premier livre, marqué avec beaucoup de force, et d’une manière très frappante, comme la guerre, du jour au lendemain, séparait la France en deux : car il y eut les combattants et, d’un mot, tout le reste. Venus des différentes classes de la société française, les combattants furent tout aussitôt une caste. Privilégiée ? L’on sait la liste de ses privilèges : tout le péril, la fatigue et la mort. Seule à la peine, cette caste, et seule efficace.

M. Drieu La Rochelle a indiqué les caractères de ces deux générations : l’une qui a combattu et gagné la guerre ; et la génération précédente qui n’avait pas même préparé la guerre et qui n’avait pas préparé à l’idée ni aux travaux de la guerre ses fils trop peu nombreux. Une jeunesse a tout fait, a inventé de tout faire : elle a improvisé son génie, elle a bien accompli sa tache soudaine.

Ces remarques sont justes ; et, plus encore qu’elles ne sont justes, elles sont légitimes. Voire, on se plaît à s’incliner devant cette fierté magnifiquement revêche.

Et pourtant !… Quoi qu’il en soit des torts d’une génération française et quoi que puissent reprocher les combattants à leurs pères, n’allez pas, en conséquence de la rancune que voilà, interrompre la continuité française et croire que ces prodigieux improvisateurs, les combattants de la Grande Guerre, n’ont pas eu dans le passé français leurs préludes, les origines de leur vertu et la leçon de leur pensée. M. Drieu La Rochelle, dans son État civil, n’a-t-il pas lui-même noté l’influence qu’il a heureusement subie de l’épopée impériale, lui « petit-fils de la défaite », à qui les vainqueurs d’autrefois ont enseigné le désir et la volonté de la victoire ? Il accuse, et n’a pas tort, ses aînés d’avoir cédé à la hantise de la défaite jusqu’à bâtir sur le dépit de la défaite une idéologie de triste résignation. Il a raison : et ce n’est donc pas une leçon de défaite acceptée que donne le passé de la France. La nouvelle génération des vainqueurs continue la France victorieuse.

La nouvelle victoire aussi entre dans une longue histoire, amplement séculaire. Ne la détachez pas des siècles où elle est un épisode. Ne la dénigrez pas : elle est immense. Et elle est française, en dépit de l’aide que nous avons reçue de nos alliés. Pareillement, et en dépit de ses dimensions formidables, cette guerre que notre victoire a terminée est un épisode, le plus grand peut-être, mais un épisode, dans l’histoire de l’énergie française. Elle a réclamé une force qui n’était pas neuve, des âmes que les siècles avaient formées.

L’avenir ? Pour le prévoir, ne perdez pas de vue la continuité française : et préservez-la. Il est dangereux et illusoire de se lancer à l’investigation des, lendemains sans les considérer comme des lendemains, comme la suite et la conséquence des jours qui en contiennent les prémisses.

Enfin, l’idée de la continuité, que l’énorme guerre semble rompre, et qu’elle ne rompt pas, est la vérité qu’il faut craindre de méconnaître ; elle est, à bien l’examiner, la sauvegarde et le salut, sans quoi nous irions à l’extravagance, à une terrible bohême de l’esprit. Cela, en toutes choses, politiques, sociales et, puisque c’est ici mon propos, littéraires.

L’admirable jeunesse de la guerre a le sentiment, je le dis encore, très légitime de son originalité : j’en dirais bien davantage. Sans doute, aucune jeunesse littéraire ne s’est-elle manifestée, au cours de notre littérature, ayant fait ce que celle-ci a fait, sachant, ce qu’elle sait, voulant ce qu’elle veut. Fut-on jamais à telle école ? eut-on jamais tant à dire ? Plus elle est sûre de son originalité incontestable, et moins elle a besoin de l’afficher, en quelque sorte. Elle l’affiche, parfois, d’une regrettable manière, en supposant qu’il faut à ses idées la singularité du style et de nouveaux modes d’expression. Sans la prier d’être docile au précepte d’André Chénier, de faire, sur des pensers nouveaux, des vers antiques, — où il y a certainement du paradoxe et la recherche d’un effet précieux, — supplions-la de continuer une littérature séculaire : de la continuer ; ce n’est pas du tout la ressasser. Notre littérature est la plus abondante et la plus variée qu’il y ait au monde, et la plus libre. Elle n’a point asservi personne. Mais elle dure depuis longtemps ; elle a ses coutumes, belles et charmantes ; elle a son usage qu’on ne doit pas bouleverser. L’on ne doit pas non plus se figurer qu’on l’invente : elle existe.

XV. Les idées de M. Pierre Hamp10 §

M. Pierre Hamp n’est pas un très bon écrivain. Il est pourtant un écrivain : il dit, en somme, ce qu’il veut dire et trouve quelquefois d’excellentes formules, parmi des fautes. En outre, il a des idées, qu’il n’a pas toutes inventées. Nul n’est l’inventeur de toutes ses idées, par bonheur. M. Pierre Hamp, lui, a beaucoup d’idées et, dans un fatras d’idées fausses, il a d’excellentes idées qui méritent l’examen, la louange et la recommandation.

On le raconte et, bien que j’éprouve quelque embarras à donner, sur un écrivain contemporain, ces renseignements anecdotiques, il faut le dire : M. Pierre Hamp n’est pas venu tout droit de l’école au métier de littérature. Apprenti pâtissier dès l’enfance, il sut, avant la grammaire, l’art d’enfourner et de défourner la pâte. Il a travaillé d’abord à Paris, dans le quartier des Ternes, puis en Angleterre, ou un vieux professeur français voulut lui enseigner du latin. Il passa en Espagne, retourna en Angleterre et, il y a un peu plus de vingt ans, lut dans les journaux qu’on avait organisé à Paris des universités populaires. Il possédait, fruit de son travail, de petites économies et revint chez nous, mené par le grand désir d’apprendre : et d’apprendre quoi ? mais précisément tout ! Quand il fut au bout de ses économies, il dut reprendre une besogne de gagne-pain. Il entra dans une compagnie de chemins de fer, obtint même le titre de sous-chef de gare, dans le Nord de la France. Et il se mit à écrire…

Vous croyez lire les légendes et les épisodes édifiants d’une image d’Épinal ? Eh ! bien, cette histoire est jolie, honnête, un peu alarmante aussi : une intelligence qui a cherché presque au hasard et sans aide son information prouve un beau zèle et a couru des risques dangereux ; elle ne se tire que malaisément de ce désordre où elle est née. Puis l’enfance d’un Gorki vous a tant émus ! Il est vrai que le Russe a du génie, à son étrange manière. Je n’en dirai pas tant de M. Pierre Hamp. Gardons la mesure. Aux lendemains de Quarante-huit, Mme Sand, par générosité républicaine, vous célébrait comme des Homères tous les poètes ouvriers. Elle avait tort ; et ce qui importe, c’est l’œuvre, quelles que soient les difficultés que l’auteur ait surmontées. Si je mentionne les commencements opiniâtres de M. Pierre Hamp, c’est qu’ils expliquent son œuvre et que son œuvre paraît digne d’être expliquée.

L’un de ses livres, intitulé Gens, contient, en guise de préface, une profession de foi très véhémente, naïvement fougueuse, et dont voici le principal : « S’amuser au jeu d’écrire est une occupation sénile… » Pourquoi sénile ?… « Recherchons de dire des choses essentielles ou de nous taire… » Non : M. Pierre Hamp a donné une douzaine de volumes et ne croit pas que tout y soit l’essentiel. Mais il insiste : « Lorsque ce devient un métier que d’écrire, c’est un bas métier… Qu’est-ce qu’un homme de lettres, rien que de lettres ? Carton-pâte et papier mâché. Une machine à écrire. Les gens de plume s’insultent par cette parole sur leur travail : c’est de la littérature. » Et puis : « Quelle grandeur et quelle sincérité aurait la littérature d’un peuple où nul n’écrirait qu’à ses moments perdus, pour obéir à l’Esprit !… » Billevesées ? Mais non : les opinions d’un Tolstoï !

Ces opinions, du reste, je les blâme. Nous avons plus d’apôtres que d’écrivains, au véritable sens de ce mot. Si je ne me trompe, il y a grand péril à recommander aux écrivains l’apostolat : veuillent-ils, pour la plupart, être anodins ! le « jeu d’écrire » les engage à une modestie meilleure. Ceux qui attendent la dictée de l’Esprit la guettent, parfois, avec tant d’impatience qu’ils sont bientôt les dupes de leur crédulité avantageuse : ils profèrent alors avec trop de voix de très petites inventions… « À cette ère nouvelle du monde, dont l’aurore est faite du sang des hommes, l’art doit s’égaler à la nation meurtrie : être sublime ou ne pas être. » À mon avis, c’est trop d’exigence et, du moment que l’on écrit, c’est trop d’ambition.

M. Pierre Hamp retourne à châtier les littérateurs, dans son livre des Métiers blessés, où d’abord il invective contre ce qu’il appelle « le préjugé des mains blanches ». Il dit : « Dans la considération bourgeoise, l’industriel, le fabricant sont derniers, l’écrivain premier… » Je n’en suis pas sûr ; et même, je ne crois pas du tout que l’écrivain soit aujourd’hui l’objet d’une estime particulière. On admet généralement qu’il y ait un peu d’analogie entre l’argent qu’un métier rapporte et la considération qu’il procure : l’écrivain n’est pas un grand « profiteur », à notre époque ; l’industriel et le fabricant font d’autres bénéfices. Du reste, M. Pierre Hamp a raison de préférer le brave homme qui s’enrichit dans le commerce des lards et des suifs à tel auteur de « vaudevilles pornographiques » ; seulement, ce n’est pas de jeu, s’il donne à la littérature le représentant le plus vil.

Approuvons-le, quand il écrit : « Nous avons le devoir de devenir un peuple riche, capable de suffire à toutes les réparations, de relever toutes les ruines. Pour cela, peu de littérateurs nous sont nécessaires, mais beaucoup de fabricants, d’ouvriers et de commerçants habiles… Toute la prospérité et la sécurité nationales reposent sur le travail. Cette guerre a agi contre l’honorabilité des mains blanches et la noblesse de ne rien fabriquer ni vendre. » Il a raison : nous avons trop de littérateurs et nous n’aurons jamais trop d’ouvriers ; la besogne est immense, les fainéants ou faiseurs de néant sont de l’énergie perdue.

Il a raison, quand il écrit : « Nous, Français, avons cru longtemps qu’il suffisait, pour demeurer un grand peuple, de penser noblement… » Avant la guerre, entre les deux guerres, la France, qui avait été vaincue, parut en effet supposer que la suprématie intellectuelle rachetait sa défaite : la seconde guerre a démontré que rien, ni la souveraine intelligence, ni la plus noble pensée, ni la perfection de l’art, ne remplaçait la victoire des soldats sur les champs de bataille, signe de force matérielle ; et nous avions tort de mépriser la force. Elle nous avait trahis ; nous cherchions désespérément des équivalences d’orgueil. La victoire nous a remis dans la vérité.

Or, la vérité de la guerre dure après la guerre. Comme rien au monde n’eût remplacé la victoire de nos soldats sur les champs de bataille, rien à présent ne remplacerait l’activité de nos ouvriers, de nos fabricants et de nos commerçants. Cela est vrai, utile à dire et opportun.

Mais n’allez pas conclure de là au mépris de l’intelligence. M. Pierre Hamp se donne trop de facilité si, au fécond travail des ouvriers, des fabricants et des commerçants, il oppose le futile ouvrage d’un vaudevilliste ou le sale ouvrage d’un pornographe. Il l’avouera, il l’avoue implicitement. Rembrandt, Titien, dit-il, glorifient la Hollande et Venise ; pareillement, les grands poètes sont l’honneur de leur patrie et de leur temps. M. Pierre Hamp n’admet-il, écrivains, poètes ou artistes, que les plus grands ? S’il le faisait, il oublierait que la profusion est, ici-bas, loi de nature et condition créatrice ; que le plus haut chêne, orgueil de la forêt, naquit dans un incroyable gaspillage de glands ; et qu’il nous est impossible d’imaginer Homère tout seul poète à son époque.

Les écrivains de moindre génie méritent l’indulgence. N’abattez pas les petits chênes ; vous dévasteriez la forêt.

L’impitoyable M. Pierre Hamp veut bien s’en apercevoir. Quel que soit son mépris d’une œuvre « uniquement littéraire », il lui trouve une excuse, il lui offre un pardon. L’excuse, c’est la « dévotion au langage français », dévotion véritable, « amour énergique et total ». Et le pardon : « Que leurs œuvres soient pardonnées à ceux qui ont aimé le beau français… » M. Pierre Hamp vient d’accorder à ces frivoles cette absolution ; il se ravise tout de suite :

« Aimer la langue que l’on écrit ne suffit plus, même au plus grand artiste ; il faut aimer les hommes. » Pour entendre cela, il convient de savoir que dix volumes de M. Pierre Hamp sont par lui rangés sous la rubrique, la Peine des hommes, où l’on voit que ce dogmatiste  rigoureux n’a guère besoin de l’absolution qu’il accordait et qu’il a pourtant refusée aux frivoles amis d’un beau langage ; il est apôtre.

Donc, abordons l’examen de son évangile.

Je disais qu’il a des idées, les unes très justes, les autres non. Comme tout le monde, j’appelle idées fausses les idées qui ne me plaisent pas. C’est bientôt dit. Un sceptique parfait considère qu’une idée en vaut une autre et, si vous le suppliez de ne pas confondre en un même jugement toutes les opinions, il les distingue seulement par leur plus ou moins de sincérité. Il y a pourtant des idées fausses qui, en dépit de la bonne foi de leurs partisans, ne valent rien. C’est la ressemblance d’une idée avec la réalité probable ou évidente qui fait sa vérité ou sa fausseté.

M. Pierre Hamp est résolument socialiste. Je n’instituerai point, à son propos, — ce n’est pas mon affaire, — le procès du socialisme ; tout au plus aurai-je l’occasion de montrer que les meilleures idées de M. Pierre Hamp sont en contradiction avec sa doctrine plus générale. Si son œuvre n’était qu’un exposé de la doctrine socialiste, je n’aurais point à y regarder.

Son livre le plus récent, Un nouvel honneur, prélude comme suit. Premièrement, il faut qu’on aime le travail, il faut que chacun de nous aime son travail ou son métier. C’est un malheur de notre temps que l’ouvrier n’aime plus son ouvrage. Et comment cela se fait-il ? Voici l’une des causes de ce malheur. Beaucoup de parents mettent leurs enfants à des travaux qui ne comportent pas d’apprentissage ; ils n’ont qu’un souci, que l’enfant gagne un peu d’argent, le plus d’argent possible, tout de go.

Or, autrefois… Louons d’abord un socialiste qui ne craint pas de Jouer le passé, qui ne croit pas que ses camarades et lui soient les inventeurs et les improvisateurs de la civilisation, qui n’a point une bonne fois relégué dans le néant des siècles morts une coutume ancienne et antérieure aux prophéties de Karl Marx… Autrefois, il y avait l’apprentissage : « La vieille et saine tradition d’apprentissage ne comportait pas le salaire pour l’enfant. Il était élève à qui on donnait l’éducation du métier. L’abus était de tirer profit de lui en l’enseignant peu et en lui faisant faire beaucoup de corvées, de nettoyage, et porter des fardeaux. Mais une maison avait une mauvaise réputation, si elle n’était pas capable de bien instruire ses apprentis. Les ouvriers tiraient gloire de leurs premières années de travail et citaient qui les avait dressés. » Le nouveau système, qui a supprimé l’apprentissage, ne donne que des manœuvres ; c’est un malheur pour les ouvriers, c’est un malheur pour la nation.

Le travail devient de plus en plus rémunérateur. L’ouvrier gagne de mieux en mieux sa vie. L’on devrait donc aimer son métier davantage ; mais l’intérêt ne suffît pas : « Le travail doit avoir une âme. Toujours, il faut revenir à cet idéalisme : aimer ce qu’on fait. Recréer l’honneur des métiers est aussi important qu’assainir les usines… » Voilà ce que dit M. Pierre Hamp ; et qui ne l’approuve ?

Comment recréer l’honneur des métiers ? Il faudrait avoir récréé « une foi dans le travail ». Il faudrait que la fainéantise fût infâme. Or, la France a été « le lieu du plus grand exercice de la guerre » ; la voici obligée d’être « le lieu du plus grand exercice du travail » : est-ce qu’elle n’a point à réparer ses provinces du Nord et à refaire sa fortune ? Sans doute ! Et c’est un bel argument ; c’est l’argument du patriotisme. Après cela, quand M. Pierre Hamp dénigrera le patriotisme et nous engagera, dans ce même livre, à nous établir bons Européens plutôt que bons Français, nous sentirons qu’il ne fait plus que débiter du socialisme.

« Toutes les patries se valent ? » Mais il nous a recommandé le soin de l’une d’elles, et de la nôtre, comme la plus vivante raison de n’être pas fainéants.

M. Pierre Hamp cite saint Paul, qui refuse la nourriture aux paresseux. Et il vante une « religion du travail », où il veut qu’il y ait de la sainteté. Le travail n’a-t-il pas, en vérité, ses saints et des martyrs ? Les exemples ne manquent pas. J’aime beaucoup (et je le dis avec simplicité) que M. Pierre Hamp, ayant jadis été de bouche, mentionne amicalement Vatel, le cuisinier du grand Condé ; il lui consacre une excellente page : « Le métier de cet homme était de gouverner les gens qui faisaient à manger ; basse besogne, qui ne contient pas de gloire. L’art culinaire, si raffiné qu’il puisse être, n’attire pas à qui l’exerce beaucoup de considération ; les métiers les plus utiles ne sont pas les mieux salués. Or, dans ces besognes de bouche, un homme a été le héros : il est mort pour son métier. Quelle application doit mettre à ce qu’il fait celui qui préfère périr plutôt que de ne pas être parfait !… » Jolie pensée, bien attentive ! Mais l’on se moque de ce Vatel, qui se tue parce que la marée est en retard et qui se croit déshonoré, s’il manque de poisson pour les convives de son maître ? Écoutez M. Pierre Hamp : « Se tuer pour cela ne vaut point mourir pour la patrie ; cependant, c’est toujours mourir pour ce qu’on aime. » Et ces paroles sont charmantes.

Un autre exemple : Bernard Palissy, « un saint de la céramique » ; Bernard Palissy, que M. Pierre Hamp déclare supérieur à Vatel. Je le crois bien ! direz-vous ; les œuvres de Palissy sont au musée : nous n’allons pas les comparer à ces mangeailles que Vatel préparait à merveille… Ce n’est pas pour cela que M. Pierre Hamp déclare le céramiste supérieur au cuisinier, mais pour une fine raison de qualité morale. Il admire, en Bernard Palissy, une persévérance qui le protégea contre le désespoir : tandis que Vatel « eut un chagrin mortel et cessa d’espérer ». Cette remarque est bien jolie… « La vertu de ce potier est des plus grandes parmi celles qui donnent au caractère humain le signe de noblesse. Il ne cherchait point à être maître des autres, mais seulement de lui et si durement qu’aucun maître n’aurait pu croire possible d’obtenir par l’autorité et la terreur un tel effort… » M. Pierre Hamp voudrait qu’une hagiographie du travail servît à l’enseignement de la morale. Pourquoi ne récrirait-il pas lui-même, la vie des Saints laborieux et qui ont aimé leur besogne, fût-elle ensemble très pénible et de très petite apparence ?

Il a très bien parlé des vieux métiers, dans son livre le Travail invincible, qui est du temps de la guerre et qui est un livre en désordre, où se mêlent sagesse et imprudence. Il note les horreurs de la guerre et pose en principe ceci : quand une idée oblige l’homme à subir d’affreux tourments, l’homme y renonce et l’idée meurt. Ainsi mourra l’idée de patrie ; elle sera, dit-il, « perdue par son triomphe ; elle a trop procuré la mort aux hommes ». Il le dit : et c’est qu’il le croit. S’il le croit, c’est qu’il le désire. Cependant, l’idée de patrie n’est pas mourante le moins du monde : voilà le fait, que tous les désirs qu’on a ne modifient pas. Laissons cela, qui est l’évidence à l’encontre de la doctrine. Mais, en vérité, M. Pierre Hamp souhaite-t-il que disparaisse le sentiment, comme la réalité, d’une patrie ? J’en doute, quitte à le fâcher, quand je lis cette page de lui : « La Flandre gardait de très vieux métiers. Survivront-ils ? Reverra-t-on les vieilles quenouilleuses qui, vers Saint-Waast, Valenciennes, filaient encore à la main ? Elles faisaient les fils trop fins pour être produits sur les broches des métiers de filatures. Les quenouilleuses achetaient la meilleure filasse tirée des lins rouis en Lys. Les liniers leur réservaient les plus longues et douces tiges et les plus blondes. Ces fileuses à main étaient de vieilles femmes en bonnet blanc, qui suçaient du sucre candi pour pouvoir mouiller leur index droit à une salive sirupeuse propre à bien coller le fil. Elles pinçaient à la quenouille à ruban bleu deux brins de lin, c’est le moins qu’on peut prendre pour filer… » Voilà les quenouilleuses ; puis il y a les tisseurs, qui travaillent avec des fils trop fins pour la machine… « Ces vieux tisseurs de Flandre, experts en l’art de finesse, ces orfèvres de la toile, vont-ils disparaître du monde ? Sous le piétinement des armées et dans le grand remuement de la reconstitution industrielle, leur métier va-t-il mourir et laisser, dans le travail des hommes, le même regret que pour toutes les œuvres aux secrets perdus, la poterie étrusque, la teinture de Carthage, les émaux de Palissy ? » M. Pierre Hamp ne veut-il pas s’apercevoir d’une prédilection qu’il a pour une province et pour l’ancien, le beau travail d’une province ? La France est composée de cette province et d’autres qu’il faut pareillement que les Français préservent : ce ne sont pas les Européens qui les remplaceraient dans cette tâche, M. Pierre Hamp le sait très bien.

Quand les Allemands bombardaient Armentières, M. Pierre Hamp a vu les femmes qui allaient aux filatures et aux tissages régulièrement. Elles ne quittaient pas le pays. On les aurait embauchées ailleurs, pour le même salaire et la sécurité, en outre, la commodité de ne pas risquer la mort à chaque instant. Non : « elles tiennent au lieu où leur enfance a pris la connaissance du métier, où elles ont mérité leur rang ; on les y appelle par leur nom ; hors d’ici, elles ne seraient plus que des femmes qui cherchent de l’ouvrage… » De bon matin, elles sortaient des caves où elles avaient passé la nuit, à cause des obus ; les hommes âgés et les enfants les accompagnaient… « Rasant les murs, prudent, têtu, faisant le chemin qu’il doit faire, et à l’heure, le vieux Métier passe… » Je voudrais citer tout ce chapitre ; on y découvrirait l’âme d’un métier, l’âme des gens qui sont fidèles à un métier ; l’on ne saurait plus si le métier les ennoblit ou s’ils communiquent à une modeste besogne la noblesse de leur fidélité assidue : c’est un échange.

Au parfait amour du métier s’oppose une opération que divers théoriciens préconisent, le « sabotage ». Qu’est-ce que le sabotage ? M. Pierre Hamp le définit « le renoncement à l’honneur du métier » ; c’est une « déchéance ». M. Pierre Hamp fait observer qu’au surplus le sabotage est un sujet de discours et de hâbleries et, dans la pratique, n’est pas grand-chose : « Cette culture de l’incapacité professionnelle a été réduite et maîtrisée par la vieille force d’amour-propre des métiers. » Jusqu’à présent ! Mais, si l’on avilit le métier, si la lutte dans le travail devient ce que souhaitent maints anarchistes, la folie commence. La maladresse était la honte de l’ouvrier : la fierté se déplace et mal faire tourne à l’orgueil. Sentiment nouveau, détestable sentiment, rupture d’un usage, d’une coutume et d’une simple vertu !

Comme je choisis volontiers, parmi les idées de M. Pierre Hamp, celles qui me paraissent le plus recommandables, je crains de le présenter sous un jour, le meilleur à mon gré, mais qui ne serait pas tout à fait le sien. Il est révolutionnaire. Dans son livre le plus récent, le chapitre que j’ai résumé, où il vante ce « nouvel honneur », cette chevalerie et cette religion, l’amour du métier, cet excellent chapitre est suivi d’un autre, où il célèbre l’esprit révolutionnaire avec beaucoup d’enthousiasme. « L’esprit révolutionnaire, dit-il, est un des grands sentiments de l’homme, comme l’amour, la piété. Il ne peut périr qu’avec l’humanité… L’esprit de destruction est nécessaire : périsse ce qui doit périr !… » Seulement, ce qui doit périr entraîne dans la mort ce qui pourrait, ce qui devrait survivre, ce qui n’était pas caduc et ce qui sera bien à regretter : les révolutions ne sont pas toujours très fines, méticuleuses, et manquent de discernement. Si révolutionnaire que soit M. Pierre Hamp, et je ne vais pas le chicaner là-dessus, il ne dédaigne pas du tout le passé ; il admire de vieilles choses qui sont d’ancien régime. On tirerait de son œuvre tout un manuel du parfait conservateur. Il essaye de réunir ses opinions socialistes et, quelques-unes, réactionnaires. Du reste, je ne lui reproche pas de n’y réussir qu’à peine : il n’a point résolu encore la question sociale, qui est probablement insoluble ; mais il traite avec bonne foi plusieurs questions sociales, et c’est, à mon avis, son mérite.

L’une de ces questions : le machinisme. Les quenouilleuses de Flandre font un joli métier ; elles ne le font point à la machine. Dès que la machine intervient, la poésie s’en va. L’ouvrier ne travaille plus chez lui, mais à l’usine ; et il n’est plus qu’un rouage de la machine, en quelque sorte. La machine donne ce qu’elle doit donner. Il ne s’agit plus d’obtenir un ouvrage plus délicat, plus savant, qui révèle un bel ouvrier. Bref, le machinisme ne va-t-il pas détruire l’âme du travail, c’est l’amour du métier ?

Non ! répond M. Pierre Hamp ; il ne le faut pas ! Ne maudissez pas les machines ; car elles secondent l’effort humain, qui est immense et douloureux. Les machines sont bienfaisantes. John Ruskin les a détestées : il n’a pas vu ce qu’elles doivent être, une puissance capable d’abolir « l’esclavage physique de l’humanité ». Esclavage et douleur : si la somme de la douleur qu’il y a dans le monde diminue par le bienfait des machines, les poètes ont tort de se lamenter ; les ouvriers ont tort de ne pas aimer les machines. Mais l’homme « aime la vieille figure de sa peine » ; il ne change pas de peine sans croire qu’on lui augmente sa peine.

Les résultats de la mécanique : le tisseur est-il à présent plus heureux qu’il ne l’était jadis ? Eh ! bien, répond M. Pierre Hamp, le tisseur moderne est « mécaniquement plus heureux » que l’ancien tisseur. Qu’est-ce, que d’être « mécaniquement plus heureux » ? C’est, pour un tisseur, de ne plus « faire le vieil effort de mouvoir à bras le métier ». Mais le même tisseur est « moralement beaucoup plus malheureux, parce que le pullulement des ouvriers autour de l’usine a créé des conditions de vie bien inférieures à celles de l’ancien tisseur vivant en campagne ». La mécanique doit être considérée comme un progrès : elle épargne à l’ouvrier les gestes les plus fatigants ; mais aussi elle entasse les ouvriers dans les usines, les loge dans les taudis, les soumet aux calamités de l’alcoolisme et des maladies contagieuses.

Alors, quelle duperie d’être « mécaniquement plus heureux », si l’on est « moralement plus malheureux ». En définitive, maudirons-nous le machinisme ? Non ! répète M. Pierre Hamp : le machinisme est un progrès.

Il n’y a guère de mots plus séduisants, plus décevants que celui-ci : le progrès. Remplacez-le par un mot plus naïvement exact : le changement. Puis c’est de savoir si un changement qui, tout compte fait, rend les hommes plus malheureux mérite, à quelque titre que ce soit, le nom de progrès.

Si touché de « la peine des hommes », M. Pierre Hamp tient cependant pour la machine. Et je lui donne raison. Mais ce n’est point à cause du progrès : c’est à cause de l’inutilité qu’il y aurait à recommencer les plaintes de Ruskin et d’autres poètes ou esthéticiens. Nous vivons au temps des machines, voilà le fait, et il est impossible d’entrevoir un avenir où l’humanité reviendrait à la vie pastorale et quiète. Il nous : faut vivre avec notre mal et, si les machines sont un mal, vivre avec les machines. M. Pierre Hamp a raison de montrer les avantages, les mérites et les bienfaits de l’inévitable nouveauté, s’il n’en dissimule pas les inconvénients.

Il a raison de chercher aussi le remède aux inconvénients qu’il remarque. Le malheur, dit-il, n’est pas l’invention de la mécanique ; seulement, notre époque a inventé la mécanique avec une promptitude extrême et n’a pas inventé en même temps une vie ouvrière adaptée au machinisme. Comme il est socialiste (mais j’avoue qu’il l’est à cause de cela), il résume ainsi son opinion : nous avons inventé les machines ; et nous n’avons pas inventé la justice. Un mot bien vague, la justice ; le socialisme a le goût de ces mots bien vagues.

Les mots bien vagues ont l’ennui de ne pas déterminer ce qu’ils contiennent de vérité ; mais ils peuvent contenir de la vérité, pourtant. Et il est vrai qu’un, sentiment parfait de la justice engagerait — et engage — les sociétés humaines à être bonnes et intelligentes : l’intelligence et la bonté sont d’accord. Le taudis est monstrueux et doit disparaître. Il y a une sorte de bien-être qui est nécessaire à la moralité comme à la santé. Il y a des calamités qui ne sont pas indispensables. Il y a des cupidités qui ont pour conséquences des misères… Je ne crois pas du tout que le socialisme soit un remède à tout cela : ce qu’il faut serait maintes petites réformes, de qualité sociale et morale. Le monde n’en deviendrait pas un paradis terrestre, mais un lieu amélioré où se verrait la bonne volonté humaine, auprès de son ardeur à vivre et de son ingéniosité dangereuse.

Les livres les plus intéressants et importants de M. Pierre Hamp sont réalistes, sont la peinture exacte des métiers. Son premier volume, Marée fraîche, vin de champagne, est toute l’histoire du poisson, depuis qu’on l’a péché, depuis son arrivée au port de Boulogne, et son transport, les Halles de Paris, la vente, et jusqu’au restaurant parisien ; toute l’histoire du champagne, le travail du vigneron, le travail du souffleur de verre, etc. Le rail est la description très attentive de la vie aux Chemins de fer, vie des employés et des chefs : M. Pierre Hamp ne néglige même pas ce comparse, le voyageur ; et les incidents quotidiens, les accidents, les catastrophes et les grèves. Il a de bons yeux ; il ne dit rien qu’il ne l’ait vu. Il donne l’impression de la vérité. L’on aperçoit, mené par lui, les torts des uns et des autres, les modifications qui seraient opportunes dans le trantran si imparfait ; l’on aperçoit aussi les fautes qui proviennent de la médiocrité d’un chacun : c’est le plus irrémédiable. Un grand nombre de nos malheurs sont imputables à nous-mêmes ; notre pire malheur est de ne valoir pas grand-chose. Une fatalité, notre sottise !

Quelquefois, M. Pierre Hamp arrange ses remarques d’excellent observateur en un roman. S’il demeure tout près de la réalité, comme dans ce roman de L’Enquête où l’on sent qu’il raconte un épisode vrai, comme dans Les Chercheurs d’or, où l’intérêt principal est de connaître la misère autrichienne, il a tout son talent probe et sûr, il a une incontestable maîtrise. Je n’admire pas également son Cantique des cantiques, en deux tomes. J’en aime plusieurs passages relatifs à l’industrie des parfums, à la cueillette des fleurs et au supplice des roses qui endurent la « puissance mécanicienne ». L’histoire d’amour, ou bien le roman, ne m’a point enchanté… « Elle pantelait sous la fureur de l’homme effrayé de penser qu’il était jaloux de ne pouvoir la tuer de baisers… » etc. Du reste, M. Pierre Hamp est grand ennemi de l’amour et des femmes, qu’il déclare, dans la préface de Vieille histoire, une calamité aussi atroce que la guerre.

L’on voit dans les musées de Hollande, quelques tableaux de Van Scorel, portraits de pèlerins qui partaient pour le dur voyage de Terre sainte, clercs, gros bourgeois, négociants, petites femmes, et chacun d’eux ayant sur son visage toute sa vie. Admirables portraits, d’une excellente justesse. Après cela, l’on cherche de plus grandes compositions de ce bon peintre : elles sont médiocres ; il n’a guère d’imagination. M. Pierre Hamp ressemble à Van Scorel : il a besoin de la réalité toute proche ; il devrait s’en apercevoir, se méfier du romanesque, où il n’est point à son affaire, et se méfier aussi des vastes doctrines, où il y a plus d’imagination que de vérité.

XVI. Pour la défense de la langue française §

M. André Thérive, jeune écrivain, poète et romancier, vient de publier un curieux volume, et contestable sur quelques points, à mon avis, mais où il montre beaucoup de zèle pour la défense de la langue française. Or, la plupart des jeunes écrivains, si la langue française les occupait, ce n’est pas sa défense qu’ils tenteraient : ce serait, pour reprendre les mots de Joachim du Bellay, son illustration. Où ils auraient tort. À présent, notre langue n’a aucunement besoin qu’on l’enrichisse. On ne l’a que trop enrichie ; on lui fait tous les jours les cadeaux les plus abondants, inutiles et fort laids, de néologismes et d’absurdités. Il vaudrait mieux l’appauvrir ou, du moins, lui rendre l’usage de son véritable trésor, qui n’est point immense et qui est beau. Ainsi le souhaite M. André Thérive, bon écrivain, judicieux humaniste.

La nouvelle corruption de notre langue le chagrine ; elle le désespère : et le désespoir le mène à des conclusions dangereuses. Le remède qu’il propose ne me paraît point acceptable ; mais son diagnostic est juste et bien formulé.

Il examine le vocabulaire, il examine la syntaxe. Il trouve que le vocabulaire est avili, et la syntaxe détraquée. Il a raison.

Que s’est-il passé ? On ne sait plus le sens des mots ; on les emploie d’une façon tout à fait aventureuse, on prend l’un pour l’autre. Ceux qui veulent dire à peu près ce qu’on avait l’intention de dire, n’est-ce pas le hasard qui vous les a procurés ? Tel est le malheur des temps que des écrivains attentifs commettent parfois de fâcheuses bévues. M. André Thérive annonce le projet de « rétorquer » un argument par un autre : il le réfutera. Qui oserait, là-dessus, jeter la pierre à M. Thérive ? Ce n’est pas moi. Nous avons tous, tant que nous sommes, des fautes à nous reprocher… « Il y avait, dit notre auteur, chez les écrivains de la décadence latine ou du pré-moyen âge, une clause de style qui nous étonne bien aujourd’hui… » Elle ne m’étonne pas et me touche par une sincérité, une politesse et une excellente humilité… « Elle consistait en un paragraphe où l’auteur déplore sa propre ignorance, l’avilissement du langage dont il se sert, où il demande par avance le pardon de ses solécismes… » Par exemple, Grégoire de Tours, dans la préface qu’il a écrite pour son Histoire des Francs : « Malheur à ce temps qui a vu périr l’étude des belles-lettres et où personne ne sait plus fixer pour l’avenir la mémoire des événements ! Les arts libéraux ont quitté la terre de Gaule. Nul ne possède plus la dialectique ni la grammaire. Aussi excuserez-vous, de grâce, mes erreurs de lettres ou de syllabes : j’ai été si mal instruit ! » Nous devrions tous tant que nous sommes, adresser mentalement pareille prière à nos lecteurs et souhaiter avec bonne foi qu’ils en reconnussent l’opportunité.

Il n’y a point de livres qui soient sans fautes. Et c’est l’infirmité d’un chacun, son infirmité naturelle, rendue beaucoup plus dangereuse par l’ignorance aujourd’hui ordinaire. Quelques écrivains cependant évitent les fautes principales et les méprises trop nombreuses. Eh ! bien, c’est encore parmi ceux-là » — les autres, laissons-les, pour un instant, — qu’on a souvent l’occasion d’observer un affaiblissement du langage. Ils ne se trompent guère de mots, en général ; mais ils les emploient comme des étiquettes. Ils n’ont pas l’air de savoir que les mots sont, mieux que des étiquettes placées pour la commodité sur un objet ou une idée ? l’idée même de cet objet ou l’idée même d’une idée. Entre l’objet et l’idée que voilà désignée et le mot qui les désigne, la réunion s’est faite au cours des âges. Les idées ou les objets et les mots ont vécu ensemble durant des siècles d’activité, de rêverie et de tribulation perpétuelle. Objets ou idées et leurs mots sont de vieux compagnons, pleins de communs souvenirs ; ne les traitez pas comme s’ils venaient de se rencontrer. Prenez les mots avec tous leurs souvenirs, avec leur passé. Ainsi, vous les respecterez ; en récompense, ils vous donneront tout ce qu’ils possèdent, qui est tout l’objet, qui est toute l’idée, non seulement une apparence, mais une vivante réalité. Ils vous donneront tant que vous n’aurez pas recours à un très grand nombre d’entre eux : un petit nombre vous aura bientôt comblé de joie. Grande joie des bons écrivains, leur contentement, de sentir les mots s’animer sous leur plume !

Seulement, les mots ne s’animent — et n’ont une âme — que si vous avez su les éveiller, les susciter. Au paradis terrestre, la jeune Ève nomme toutes choses ; par l’intelligence et l’amitié, elle s’empare de toutes choses et transforme en vérité humaine ce qui serait insignifiant et inerte. C’est la seconde création, pour ainsi dire : Dieu a créé le monde ; à son tour, la jeune Ève en crée l’idée humaine. Ou bien c’est une prise de possession ; les mots nous livrent les objets, pourvu que nous n’ayons pas négligé la vive réalité qui est en eux. De là vient cette joie que je disais, rare aujourd’hui, les bons écrivains étant rares.

M. Thérive la connaît. Et l’on devine qu’il l’éprouve, quand il restitue à tel mot, que la plupart des écrivains débauchent, sa vérité de nature. Soit le mot « controuver » : il veut dire, inventer comme à plaisir. Il veut le dire ; mais la plupart des écrivains lui font dire ou essayent de lui faire dire autre chose et, par exemple, démentir. M. Thérive s’en est aperçu. Alors, il écrit, avec justesse, qu’une doctrine a été « controuvée de toutes pièces par des philosophes, sincères ou non ». Il est content de « controuvée ». Souriez-vous ? Non : le mot, lui aussi, est content de renaître ; et voyez-le qui frétille, en quelque sorte, dans la phrase. Une pareille joie, tous les mots l’éprouvent et la communiquent, dès qu’un bon écrivain les touche.

Les mots, que le bon écrivain fait renaître, la plupart des écrivains les font mourir, comme des oiseaux privés d’air, comme des poissons privés d’eau, comme des êtres qu’on a ôtés de leur milieu vital. Aussitôt, qu’arrivera-t-il ? Ces écrivains, n’ayant plus à leur disposition que des mots ou morts ou à demi morts, exténués, se trouvent bien dépourvus. Ils tâchent de suppléer à la faiblesse des mots par divers stratagèmes.

L’un des stratagèmes consiste à redoubler les mots, à les multiplier ; un mot ne suffit pas ? en voici d’autres. Mais, comme il n’y a point, dans un langage bien fait, le français, deux mots chargés du même sens, on ajoute à un mot ses proches, ses voisins, des étrangers, foule confuse : loin d’obtenir son expression, l’idée s’embrouille… Vous ne connaissez pas mon ami Pierre ou Paul ? J’ai bien un portrait de lui, dans mon album. Vais-je le dénicher, parmi tant de portraits ? Tenez, c’est lui… Non, ce n’est pas lui… Cette fois, c’est lui ; mais comme le temps a effacé l’image ! pauvre Pierre ou Paul, un fantôme dans la pénombre ! À défaut de lui, regardez son cousin Mathieu, son vieil oncle Joseph, son neveu Robert, toute la famille, sa bonne amie, et ce garçon qui lui ressemble un peu, quoiqu’il n’ait pas son nez aquilin, sa bouche grande et sa petite barbe ?… Voilà comme la plupart des écrivains, à présent, nous désignent soit un objet ou une idée.

Un stratagème encore : pour remplacer les mots, qui semblent mourir de faiblesse, on en fabrique de nouveaux. Vaine besogne, vaine deux fois ! Premièrement, les mots que l’on feint de chercher sans les trouver, — ce serait l’excuse d’en fabriquer d’autres, — ces mots existent. Une langue, la nôtre, qui depuis des siècles a exprimé toute la pensée française, ne vous suffît pas ? Je me méfierais, quant à moi, d’une idée qui n’aurait véritablement pas ses mots dans notre langue : je la soupçonnerais de n’être pas française ; et, plutôt que d’inventer pour elle un jargon, volontiers je renoncerais à elle… Ça ne peut pas se dire en bon français ? Ne le dites pas !… Secondement, les mots qu’on fabrique, n’ayant pas vécu, ne vivent pas. Il faut longtemps, pour qu’un bruit de syllabes s’identifie à un objet, à une idée. En attendant ce long temps, ce n’est rien. Déjà inutiles comme suppléants de ce qui n’est ni défunt ni absent, les « néologismes » ont le second inconvénient de n’être pas encore des mots. Deviendront-ils des mots ? Ce n’est pas sur ; et ce n’est pas du tout probable, si leur inutilité les condamne. Provisoirement, que sont-ils ? le signe de l’étourderie, chez un écrivain.

M. André Thérive a raison de réprouver les néologismes. Hélas ! il les réprouve et, quelquefois, il les emploie. C’est, je le disais, le malheur des temps. « J’appelle mal parler, dit-il, parler contre la logique, néologiser sans cesse… » Néologiser : il commet la faute qu’il blâme ; sans doute s’amuse-t-il à nous montrer comme la faute n’est point jolie. Mais il écrit : « Bilingues nous sommes donc oralement, bilingues scripturairement… » Il y a « scripturaire », un adjectif un peu rare et qui fait allusion à l’Écriture sainte ; mais dire que nous sommes « scripturairement bilingues », pour dire que nous écrivons deux langues, ce n’est pas bien. Il écrit : « Le règne tyrannique de l’expressivité…, des francisations de mots italiens…, cette diglottie qui a sans cesse marqué notre pays », etc. Et il emploie sans visible chagrin des mots fort laids qu’il emprunte au langage des linguistes ; je crois d’ailleurs que ce n’est pas le seul dommage que lui causent les linguistes, dangereuses personnes. Je ne lui jette pas la pierre : il est bon écrivain ; mais son exemple de bon écrivain prouve que cette manie des mots fabriqués à la diable corrompt, de nos jours, un bon langage.

Il a raison de signaler aussi le tort que fait à notre langue l’invasion des mots étrangers, surtout anglais. Il note que le xviie siècle « n’admettait pas cinq mots étrangers dans notre lexique ». Mais nous aimons tant les Anglais, à présent ? Nous les aimions déjà au xviiie siècle, que nos philosophes admiraient tant le libéralisme d’outre-Manche et le régime parlementaire, pour ne l’avoir point essayé : or, « comptez les anglicismes de Voltaire, ou plutôt lisez-le et voyez chez lui le ponche, le spline, les tostes, orthographiés de si aimable façon ». Aux époques où notre langue eut toute sa fierté, sa vitalité, elle n’accueillait qu’un très petit nombre de mots étrangers ; et elle les invitait à ne point garder chez nous l’air de chez eux, mais à se plier à notre usage. M. Thérive nous supplie de prendre les engagements que voici : « 1° Je m’engage à préférer dans mes écrits et à exiger des imprimeurs une orthographe francisée pour tous les mots courants ou nécessaires d’origine étrangère… » Nous écrirons un ponche, un toste et le spline : bien. « 2o Je m’engage à préférer un mot français à son concurrent étranger, dans les cas où le remplacement est possible… » Bien !… Conformément à son premier vœu, M. Thérive écrit : « Aucune langue n’a un beau pédigré. » Mais il oublie son second vœu, qui l’obligeait à écrire : aucune langue n’a une origine, ou une histoire, ou une généalogie parfaitement pure et flatteuse. À moins qu’il n’ait voulu comparer une langue à un cheval ! Le fallait-il absolument ?

On m’accusera de « misonéisme » et de « xénophobie » : ce n’est rien. On me priera de considérer que notre langage n’est pas plus qu’un autre né du néant, qu’il n’est pas le produit d’une génération (comme on dit) spontanée, qu’il dérive du latin d’abord et, subsidiairement, de divers langages et qu’on y remarque des mots qui viennent de tous le » coins du monde, qu’il s’est nourri de toute sorte d’aliments, qu’il s’est laissé gaver de farce antique par les savants de la Renaissance, éduquer drôlement par les précieux et les précieuses du grand siècle et corriger par les grammairiens. Et maintenant, on n’oserait plus y toucher ?

Il y a plusieurs années, une coterie de philologues et de politiciens, quelques-uns réunissant les deux qualités, entreprenait de réformer l’orthographe. On leur disait : n’en faites rien ; ne dénaturez pas les mots français. Ils répondaient : l’orthographe s’est tout le temps modifiée ; nous allons la modifier à notre guise. Marcelin Berthelot répliqua : — je n’ai pas son texte sous les yeux ; mais il disait, en somme : — oui, l’orthographe s’est plus d’une fois modifiée ; maintenant, laissez-la tranquille. Et il disait : la forme de l’engin que l’on appelle bicyclette a plus d’une fois changé, depuis le premier essai que l’on tenta de courir sur deux roues jusqu’au moment où l’on eut trouvé la forme la meilleure ; après cela, qui n’est pas d’hier, la bicyclette a fidèlement gardé sa forme que vous connaissez. Pareillement, concluait-il, un langage pendant longtemps cherche sa forme ; un moment vient qu’il l’a trouvée : laissez-le s’y tenir. Les mots français ont leur visage et leur aspect, qui témoigne de leur passé, qui révèle aussi leur état de réussite accomplie. Eh ! bien, ce que Berthelot disait des mots et de l’orthographe, disons-le plus généralement de la langue. Elle est hors de page ; elle a fini ses écoles. En d’autres termes, elle a passé le temps de l’hésitation ; et maintenant elle est fixée,

Elle est fixée ? Aussitôt, vous entendez une grande clameur. Ce sont les hommes de progrès qui se fâchent. On aime à confondre aujourd’hui progrès et changement ; de sorte que les gens les plus sottement tracassés d’humeur changeante croient mener l’humanité à ses destinées mirifiques. Somme toute, ils font du désordre. La quantité de désordre qui se fait chez nous au nom du progrès étonne un spectateur naïf.

Les prétendus hommes de progrès vous transformeraient le vocabulaire en une galimafrée de mots étrangers et de mots baroques dus à leur invention. Quant à la syntaxe, ils l’ont détraquée.

M. Thérive définit la syntaxe « la logique » de la phrase. Et nous appellerons syntaxe française une logique française du discours. Est-ce qu’il y a plusieurs logiques, une logique française et d’autres ? Mais oui ; disons-le, et au risque d’exciter le scandale, comme autrefois les « deux morales » ont irrité nos grands-pères. Il y a une logique française : l’ordre dans lequel se rangent, pour un Français de France, les éléments d’une pensée. Les éléments d’une pensée, dans la phrase où la pensée est tout entière, ce sont les mots. Le français ne réunit pas les mots de la même façon que d’autres langages. Il y a donc une logique française, dont témoigne notre syntaxe. Et la logique française, conforme à l’esprit de chez nous, lentement élaborée par l’intelligent effort d’une méditation qui a duré de longs siècles, rendue maîtresse de la langue par le soin délicat de nos écrivains : voilà ce que détruisent nos hommes de progrès, tout de même qu’ils effacent le souvenir » la gaîté, la douleur et enfin l’histoire française incluse dans les mots.

Terribles gens ! Ils ont à leur service, au service de leur toquade et au service de leur supercherie, une philosophie : l’évolution. Tout évolue, disent-ils ; et vous prétendez que la langue soit désormais fixée ?… Ils utilisent à leur gré une « hypothèse d’histoire naturelle » que Charles Darwin a présentée, qu’il voulait d’ailleurs qui fût prise pour une hypothèse et confinée dans l’histoire naturelle, hypothèse à présent contestée : ils en font un dogme et, plus hardiment, un précepte. Constater que toutes choses de ce monde subissent le péril du changement n’est pas une raison pour augmenter ni pour accélérer ce changement périlleux. Il faudrait se demander si le changement va toujours à une amélioration, ne va point à corrompre ce qui était en plein épanouissement. Nous n’y pouvons rien ; l’évolution n’est pas soumise à notre volonté ? Alors, tenez-vous tranquilles : c’est le moins qu’on ait à exiger de vous. Tandis que, sous prétexte d’évolution, vous bistroublez toutes choses du monde avec un entrain monstrueux. Héraclite, quand il disait que tout s’écoule et qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, n’en éprouvait aucune allégresse. Il a laissé la renommée d’un homme triste ; nous lui pardonnons ses aphorismes désolants à cause du chagrin judicieux qu’il en a. Au contraire, le changement, où il y a pourtant de la mort, met en joie nos rudes gaillards. Ils ne songent pas que le temps est l’ennemi, le meurtrier. L’on a beau l’appeler galant homme, le temps, on lui donne ce nom comme aux Euménides un nom aimable : c’est afin d’en obtenir quelque bienveillance. Mais le changement d’un être vivant, dès l’âge adulte, le mène à la déchéance. Et l’on dit à un enfant, pour le flatter, qu’il a grandi ; l’on ne dit pas à une dame qu’elle a changé. Notre langage n’est plus un enfant : ne souhaitez pas qu’il change.

À ce propos, M. Thérive a d’excellentes remarques. « L’écrivain, dit-il, joue essentiellement, par profession, un rôle conservateur à l’égard du langage. » Du moins, c’est le rôle de l’écrivain, son rôle naturel, de conserver le langage. Et le rôle admirable, celui de conservateur, dans un monde ou un état de choses qui endure l’incessant effort et la menace de la vieillesse, de la maladie et de la mort ! Si l’œuvre divine est, comme on l’a imaginé, une création perpétuelle, une continuité, l’on aide à l’œuvre divine ou, plus simplement, on suit l’intention divine en conservant ou en sauvant un peu de belle réalité. Lisons encore M. Thérive : « Les forces d’évolution ne cesseront jamais d’agir… Ce que nous voudrions poser, c’est donc, par simple prudence, le mécanisme du frein : la pente n’a pas besoin de défenseurs. Crions-le bien haut et sans honte : il faut être réactionnaire. C’est le propre de l’homme. Ce qui est naturel, en art, n’est pas le beau ; ce qui est normal, en morale, n’est pas la vertu ; ce qui va de soi, dans une société, n’est pas la culture. Il est extravagant que des gens sentent le besoin de vivre plus vite, comme si la vie ne se chargeait pas elle-même de nous assurer de mourir. » Il faut être conservateur : n’en doutons pas. Réactionnaire ? mais oui ! du moment que la pente est rapide et que tant de furieux poussent à la roue. Un bon réactionnaire est un conservateur à la besogne, quand les fous semblent les plus forts, et lisons encore M. Thérive ; « Il est bien rare… » et, de nos jours, plus rare que jamais… « qu’un écrivain arrive à un tel degré de sagesse que de considérer qu’il est fait pour servir la langue, et non la langue pour ses caprices ; et à un tel degré de bon goût que de comprendre que le comble de l’art est d’utiliser ce qui est, avant d’inventer ce qui n’est point nécessaire. Dans l’ensemble, cette soumission au langage préexistant fut propre aux siècles classiques… » Mais, à présent, « la plupart des littérateurs inexperts nourrissent l’assurance qu’ils doivent créer leur langage de toutes pièces ; comme si on les avait attendus pour écrire enfin, et comme si leur personne ne pouvait s’exprimer par les procédés de leurs devanciers. » Tout cela est extrêmement bien vu. Et j’approuve M. Thérive de démasquer les imposteurs qui affirment que l’évolution de la langue est une espèce de fatalité : cependant ils sont les artisans détestables de cette fatalité, leur ouvrage. « C’est l’écrivain, le responsable ! » dit M. Thérive ; et je l’approuve.

Donc, nous sommes les contemporains et les témoins du phénomène que voici en peu de mots : la corruption d’un langage, le plus beau du monde et qui a donné une littérature la plus belle et véritablement exemplaire, notre langage et notre littérature. Assisterons-nous à ce phénomène comme à un malheur inévitable ? Non. Car il est possible d’agir. La preuve : c’est que les mauvais écrivains agissent. La transformation du langage, sa corruption, ne résulte pas de lois analogues aux lois de la gravitation, par exemple. On commet ici une erreur, l’une des plus fréquentes, l’une des plus riches en conséquences, à notre époque : c’est de confondre sous le même nom de science plusieurs études bien différentes, celle de l’astronome, si l’on veut, et celle du linguiste. Or, l’astronome examine et constate le mouvement des étoiles, qui ne dépend d’aucune volonté humaine ; les transformations du langage ne sont pas du même ordre. Et nous savons que les Goncourt ont ou beaucoup d’influence, déplorable, mais qu’ils auraient pu vouloir qui fût meilleure. L’influence d’un Jules Lemaître a été fort heureuse. Eh ! bien, ce ne sont pas là des aventures qu’il faille comparer à des révolutions célestes.

Le langage est l’œuvre des écrivains. Le langage sera tel que l’auront voulu les écrivains. Et l’on dira que ce n’est pas du tout rassurant : je l’avoue. Du moins sommes-nous en présence d’une besogne humaine. Qu’arrivera-t-il ?

M. Thérive admet trois éventualités, conformes aux prévisions du pessimisme, de l’optimisme et, troisièmement, de, la sagesse. Bonne idée, de séparer la sagesse et de la placer ailleurs que dans le désespoir ou la vive confiance. Le pessimiste s’attend que la langue parlée aille à des folies, que la langue écrite ne la suive pas et, abandonnée, disparaisse ou devienne l’on ne sait quoi, mais enfin se transforme éperdument. L’optimiste a l’entrain de croire que les bons écrivains s’établiront fervents réactionnaires et mèneront à bien leur tâche excellente. Troisième éventualité : « La sagesse consisterait à espérer d’autant plus de succès de cette réaction que l’évolution paraîtrait plus certaine et plus irrémédiable ; c’est, si l’on veut, de croire que le français littéraire est destiné à devenir langue morte, — et qu’une langue morte, t’est ce qui vit immortellement. » Holà !

Je dis, holà, pour marquer ma surprise et quelque déplaisir. Ces trois ou quatre lignes m’ont ébaubi d’abord ; et cette éventualité du français qui tombe à n’être qu’une langue morte a quelque chose de désobligeant. M. Thérive l’accepte volontiers ; et il la préconise. M. Thérive se défendait de l’optimisme, dont il n’avait rien à craindre. Il se défend d’être pessimiste et vous annonce, avec une tranquillité qu’il appelle sagesse, la mort du français ou la mort de notre langue littéraire. Il va, comme on dit, un peu fort !

Est-ce qu’il n’aurait point dépassé, dans les mots, son intention ? sa terrible petite phrase ne l’aurait-elle point mené, comme il arrive, au-delà de son idée, par cet amusement de vivacité que vous donne parfois le jeu alerte des mots ? Non : il avait médité son idée. Il l’a inscrite à la première page du volume, en titre : Le Français langue morte ? Et il ôte le point d’interrogation du titre, voilà tout.

Et voici, le long du livre, le commentaire d’une formule si alarmante. Il vous demande si vous ne vous habitueriez pas au projet de parler et d’écrire le français « à la façon d’une langue morte » ; le français serait désormais « le truchement supérieur des idées, mais rien de plus, comme le latin pour Érasme, pour Descartes ». Vous entendez que lui, sans peine, s’y habituerait. Et il vous dit : « La tradition, l’amour naturel du parler national et classique ne sont pas encore chez nous tombés en quenouille ; hâtons-nous d’en profiter. Il y a une place incomparable à retrouver pour une langue qui puisse jouer, mais pour une ère dix fois plus longue et peut-être éternelle, le rôle que le latin joua, dans la nouvelle barbarie qui menace le monde, dans le fléchissement général des esprits qui semble être la rançon des conquêtes matérielles de l’homme… De même que l’étalon du mètre, précieusement conservé, n’a que des variations insensibles et pourrait être accusé par les amants de la Vie de ne guère vivre et évoluer, de même le langage fixé dont nous souhaitons la reconnaissance conservera, pour des générations encore à peine prévisibles, la mesure de l’aisance, de la précision et de la simplicité parfaites. Et, puisque la vie n’aide pas la langue à jouer ce rôle, sauvons en quelque sorte la langue de la vie. » En la tuant ? Mais oui, et M. Thérive le dit : « Tuons-la donc, puisque c’est morte qu’elle peut survivre ! » Est-ce un paradoxe, au courant de la plume ? Non. M. Thérive ne souhaite pas que le français soit la langue universelle et obtienne, dans le monde, le rôle d’une « langue auxiliaire » et d’un « espéranto ». Il ne croit pas à une langue artificielle comme l’« espéranto », d’ailleurs ; mais il s’attend que l’anglais soit bientôt la langue la plus répandue. Il n’envie pas à nos alliés ou nos émules ce grand honneur ; et il plaint l’anglais, qui deviendra « un sabir de garçons d’hôtel, de chimistes et de commerçants ». Le français n’aura d’autre expansion que littéraire. Et, langue morte, réservée « à l’usage écrit et à l’entretien des gens les plus cultivés », le français gardera une excellence et une pureté qui, autrement, seraient vite perdues.

Vous apercevez le sentiment de M. Thérive, un sentiment très différent des mots qu’il emploie : mots de meurtre, et le sentiment d’une exquise tendresse. Le grand amour qu’il a pour le parler de France fait qu’il a peur de le voir avilir par les ignorants et par les gentils. Les lendemains ne sont pas sûrs ; et l’univers civilisé, en ce moment, n’est pas un endroit où l’on se plaise à lancer et aventurer ce qu’on aime. Le parler de France, fragile merveille, il le voudrait tenir à l’écart des tribulations et mettre à l’abri du temps. Le seul abri contre le temps, c’est la mort, en quelque sorte : eh ! oui, comme la profondeur d’une mare est un abri contre la pluie. Voilà pourquoi M. Thérive tuerait ce qu’il aime.

Il le tuerait tout de bon. Notre langage n’est pas une fragile merveille pour un musée. Il est vivant et bien vivant ; il a besoin d’air et d’activité.

Quel avenir peut-on lui promettre ? Je n’en sais rien ; je ne sais rien prévoir d’aussi loin que le fait sans barguigner M. Thérive. Je soupçonne M. Thérive d’avoir gagné auprès de ses amis les linguistes, — il les taquine, mais il les a beaucoup pratiqués ; il a pour eux une amitié inquiète, une amitié pourtant, — cette vivacité de prévision qui le mène au-delà des siècles si promptement. Notre langage est, pour la France, une partie de sa fortune ; et il dépend du reste. Aura-t-il, en Europe et dans le monde, la prépondérance ; ou l’anglais sera-t-il la langue la plus généralement répandue ? Cela dépend de circonstances qui ne sont pas toutes littéraires, mais politiques et commerciales En tout cas, ce n’est point au lendemain d’une victoire qu’il sied de fuir la concurrence ni de montrer cette abnégation des vaincus en train de sauver ce qu’ils peuvent.

Le français réduit à l’état du latin d’Érasme ou de Descartes ? Mais l’Empire romain s’était écroulé. Ce n’est pas du tout le cas de la France. Le latin survivait : le français vit.

Et le latin, qui a survécu, est mort. M. Thérive promet au français, qu’il aurait tué, une survie beaucoup plus longue, « dix fois plus longue ». Mauvais marché ! Vivons d’abord.

Voici, je crois, le point où M. Thérive a premièrement dévié du bon chemin qu’il avait pris ; et il a suivi son erreur avec la constance d’un logicien qui s’est trompé. Il a noté que la plupart des écrivains contemporains écrivent mal et sont les inventeurs de leur « cacographie ». Un petit nombre d’écrivains, qui n’ont peut-être aucun génie d’ailleurs, ne donnent pas dans ce godant de la mode nouvelle. Ces écrivains tâchent d’écrire selon l’usage que méprisent ou ignorent les novateurs et improvisateurs de ce temps-ci. M. Thérive les approuve ; mais il les appelle « archaïsants ». Ce n’est pas un bien joli mot. « Je me permets, dit-il, de les appeler archaïsants ; je me permets aussi de déclarer que ce terme ne contient rien de péjoratif… » Sans doute ! Mais, péjoratif ou non, ce terme a l’inconvénient de reléguer dans le passé une façon d’écrire à la française. En un mot, par le seul fait de ce mot, toute une question se trouve résolue, la question de savoir si l’avenir appartient aux bons ou aux mauvais écrivains. M. Thérive le donne aux mauvais écrivains, quand il a furtivement reconduit à leurs siècles dix-septième ou dix-huitième les bons écrivains. C’est trop d’obligeance désespérée pour les « cacographies » qu’il n’estime pas.

Désespérée ! Il y a là du désespoir, en effet, le signe d’un affreux pessimisme. Et c’est à cause de ce pessimisme, pour avoir cru archaïque et surannée une façon d’écrire exactement française, que M. Thérive propose de tuer le langage français : il ne ferait que l’achever, le croyant mort plus qu’à demi. Cependant, il le dit, avec une fine justesse, « le parler de Montesquieu est plus près de nous que celui des Goncourt ou celui de Mallarmé prosateur ». Mallarmé fut un délicieux écrivain, dont les torts ne se comptent pas ; et les Goncourt ont écrit le jargon le pire. Si Montesquieu est « plus près de nous » que ces Goncourt et Mallarmé, n’est-ce pas qu’il y a un langage français qui dure, qui n’est point affaire de mode et momentanée ? Ce français-là, qui dure, en tâchant de l’écrire, se réfugie-t-on dans le passé ? M. Thérive ne le croit pas. Mais il déclare : « Morte j’appelle, une langue qui dans ses bons écrivains ne change pas notamment en trois, quatre ou cinq siècles. » Il ajoute : « C’est, on le voit, une langue qui se porte gaillardement ! » Pourquoi donc rappelle-t-il morte ? Je l’appelle vivante et bien vivante. Il l’appelle morte, parce qu’elle n’évolue guère ? Il sait, il l’a dit, que la philosophie de l’évolution est toute pleine de fariboles.

M. Thérive écrit : « Sous les remous divers qu’agitent à la surface du français des courants artificiels, coule un fleuve plus calme et profond, assez lent, celui du style classique. » Style classique, ou permanent, le français : pourquoi le traiter d’archaïque ?

Ce langage serait archaïque, à demi mort, ou mort, si l’on ne le parlait plus : mais pour dire qu’on ne le parle plus, il ne suffît pas de mettre au musée les écrivains qui en gardent le bon usage. Si on ne l’entendait plus : mais vous consentez que Montesquieu vous est plus intelligible, tout seul, que les deux Goncourt. Si l’on ne pouvait, en ce bon langage, exprimer toutes les idées, voire les plus neuves et, comme on dit, les plus modernes : prouvez-le. Et prouvez qu’il est indispensable de recourir à un galimatias dérisoire pour mériter les honneurs de la mode.

Je préfère m’en tenir à ce que dit M. Thérive, quand il est sage : « Tout écrivain qui se met hors des lois du style traditionnel devrait être, en dépit de tous les scepticismes et de tous les snobismes, au ban de sa corporation. » Et encore : « La littérature est le seul divertissement où l’on ne disqualifie pas les mauvais joueurs. Il est vrai que c’est aussi le seul où l’on puisse jouer sans arbitre, ni partenaire ni spectateur… » Pour le plaisir !