Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit
Avant-propos de la septième édition §
Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes.
Ces difficultés tiennent, pour la plus grande part, à la conception tantôt réaliste, tantôt idéaliste, qu’on se fait de la matière. L’objet de notre premier chapitre est de montrer qu’idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles. La matière, pour nous, est un ensemble d’« images ». Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose, — une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation ». Cette conception de la matière est tout simplement celle du sens commun. On étonnerait beaucoup un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l’objet qu’il a devant lui, qu’il voit et qu’il touche, n’existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus généralement, n’existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley. Notre interlocuteur soutiendrait toujours que l’objet existe indépendamment de la conscience qui le perçoit. Mais, d’autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l’objet est tout différent de ce qu’on y aperçoit, qu’il n’a ni la couleur que l’œil lui prête, ni la résistance que la main y trouve. Cette couleur et cette résistance sont, pour lui, dans l’objet : ce ne sont pas des états de notre esprit, ce sont les éléments constitutifs d’une existence indépendante de la nôtre. Donc, pour le sens commun, l’objet existe en lui-même et, d’autre part, l’objet est, en lui-même, pittoresque comme nous l’apercevons : c’est une image, mais une image qui existe en soi.
Tel est précisément le sens où nous prenons le mot « image » dans notre premier chapitre. Nous nous plaçons au point de vue d’un esprit qui ignorerait les discussions entre philosophes. Cet esprit croirait naturellement que la matière existe telle qu’il la perçoit ; et puisqu’il la perçoit comme image, il ferait d’elle, en elle-même, une image. En un mot, nous considérons la matière avant la dissociation que l’idéalisme et le réalisme ont opérée entre son existence et son apparence. Sans doute il est devenu difficile d’éviter cette dissociation, depuis que les philosophes l’ont faite. Nous demandons cependant au lecteur de l’oublier. Si, au cours de ce premier chapitre, des objections se présentent à son esprit contre telle ou telle de nos thèses, qu’il examine si ces objections ne naissent pas toujours de ce qu’il se replace à l’un ou à l’autre des deux points de vue au-dessus desquels nous l’invitons à s’élever.
Un grand progrès fut réalisé en philosophie le jour où Berkeley établit, contre les « mechanical philosophers », que les qualités secondaires de la matière avaient au moins autant de réalité que les qualités primaires. Son tort fut de croire qu’il fallait pour cela transporter la matière à l’intérieur de l’esprit et en faire une pure idée. Sans doute, Descartes mettait la matière trop loin de nous quand il la confondait avec l’étendue géométrique. Mais, pour la rapprocher de nous, point n’était besoin d’aller jusqu’à la faire coïncider avec notre esprit lui-même. Pour être allé jusque-là, Berkeley se vit incapable de rendre compte du succès de la physique et obligé, alors que Descartes avait fait des relations mathématiques entre les phénomènes leur essence même, de tenir l’ordre mathématique de l’univers pour un pur accident. La critique kantienne devint alors nécessaire pour rendre raison de cet ordre mathématique et pour restituer à notre physique un fondement solide, — à quoi elle ne réussit d’ailleurs qu’en limitant la portée de nos sens et de notre entendement. La critique kantienne, sur ce point au moins, n’aurait pas été nécessaire, l’esprit humain, dans cette direction au moins, n’aurait pas été amené à limiter sa propre portée, la métaphysique n’eût pas été sacrifiée à la physique, si l’on eût pris le parti de laisser la matière à mi-chemin entre le point où la poussait Descartes et celui où la tirait Berkeley, c’est-à-dire, en somme, là où le sens commun la voit. C’est là que nous essayons de la voir nous-même. Notre premier chapitre définit cette manière de regarder la matière ; notre quatrième chapitre en tire les conséquences.
Mais, comme nous l’annoncions d’abord, nous ne traitons la question de la matière que dans la mesure où elle intéresse le problème abordé dans le second et le troisième chapitres de ce livre, celui même qui fait l’objet de la présente étude : le problème de la relation de l’esprit au corps.
Cette relation, quoiqu’il soit constamment question d’elle à travers l’histoire de la philosophie, a été en réalité fort peu étudiée. Si on laisse de côté les théories qui se bornent à constater l’« union de l’âme et du corps » comme un fait irréductible et inexplicable, et celles qui parlent vaguement du corps comme d’un instrument de l’âme, il ne reste guère d’autre conception de la relation psychophysiologique que l’hypothèse « épiphénoméniste » ou l’hypothèse « paralléliste », qui aboutissent l’une et l’autre dans la pratique — je veux dire dans l’interprétation des faits particuliers — aux mêmes conclusions. Que l’on considère, en effet, la pensée comme une simple fonction du cerveau et l’état de conscience comme un épiphénomène de l’état cérébral, ou que l’on tienne les états de la pensée et les états du cerveau pour deux traductions, en deux langues différentes, d’un même original, dans un cas comme dans l’autre on pose en principe que, si nous pouvions pénétrer à l’intérieur d’un cerveau qui travaille et assister au chassé-croisé des atomes dont l’écorce cérébrale est faite, et si, d’autre part, nous possédions la clef de la psychophysiologie, nous saurions tout le détail de ce qui se passe dans la conscience correspondante.
À vrai dire, c’est là ce qui est le plus communément admis, par les philosophes aussi bien que par les savants. Il y aurait cependant lieu de se demander si les faits, examinés sans parti pris, suggèrent réellement une hypothèse de ce genre. Qu’il y ait solidarité entre l’état de conscience et le cerveau, c’est incontestable. Mais il y a solidarité aussi entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si l’on arrache le clou, le vêtement tombe. Dira-t-on, pour cela, que la forme du clou dessine la forme du vêtement ou nous permette en aucune façon de la pressentir ? Ainsi, de ce que le fait psychologique est accroché à un état cérébral, on ne peut conclure au « parallélisme » des deux séries psychologique et physiologique. Quand la philosophie prétend appuyer cette thèse paralléliste sur les données de la science, elle commet un véritable cercle vicieux : car, si la science interprète la solidarité, qui est un fait, dans le sens du parallélisme, qui est une hypothèse (et une hypothèse assez peu intelligible 1, c’est, consciemment ou inconsciemment, pour des raisons d’ordre philosophique. C’est parce qu’elle a été habituée par une certaine philosophie à croire qu’il n’y a pas d’hypothèse plus plausible, plus conforme aux intérêts de la science positive.
Or, dès qu’on demande aux faits des indications précises pour résoudre le problème, c’est sur le terrain de la mémoire qu’on se trouve transporté. On pouvait s’y attendre, car le souvenir, — ainsi que nous essayons de le montrer dans le présent ouvrage, — représente précisément le point d’intersection entre l’esprit et la matière. Mais peu importe la raison : personne ne contestera, je crois, que dans l’ensemble de faits capables de jeter quelque lumière sur la relation psychophysiologique, ceux qui concernent la mémoire, soit à l’état normal, soit à l’état pathologique, occupent une place privilégiée. Non seulement les documents sont ici d’une abondance extrême (qu’on songe seulement à la masse formidable d’observations recueillies sur les diverses aphasies !), mais nulle part aussi bien qu’ici l’anatomie, la physiologie et la psychologie n’ont réussi à se prêter un mutuel appui. À celui qui aborde sans idée préconçue, sur le terrain des faits, l’antique problème des rapports de l’âme et du corps, ce problème apparaît bien vite comme se resserrant autour de la question de la mémoire, et même plus spécialement de la mémoire des mots : c’est de là, sans aucun doute, que devra partir la lumière capable d’éclairer les côtés plus obscurs du problème.
On verra comment nous essayons de le résoudre. D’une manière générale, l’état psychologique nous paraît, dans la plupart des cas, déborder énormément l’état cérébral. Je veux dire que l’état cérébral n’en dessine qu’une petite partie, celle qui est capable de se traduire par des mouvements de locomotion. Prenez une pensée complexe qui se déroule en une série de raisonnements abstraits. Cette pensée s’accompagne de la représentation d’images, au moins naissantes. Et ces images elles-mêmes ne sont pas représentées à la conscience sans que se dessinent, à l’état d’esquisse ou de tendance, les mouvements par lesquels ces images se joueraient elles-mêmes dans l’espace, — je veux dire, imprimeraient au corps telles ou telles attitudes, dégageraient tout ce qu’elles contiennent implicitement de mouvement spatial. Eh bien, de cette pensée complexe qui se déroule, c’est là, à notre avis, ce que l’état cérébral indique à tout instant. Celui qui pourrait pénétrer à l’intérieur d’un cerveau, et apercevoir ce qui s’y fait, serait probablement renseigné sur ces mouvements esquissés ou préparés ; rien ne prouve qu’il serait renseigné sur autre chose. Fût-il doué d’une intelligence surhumaine, eût-il la clef de la psychophysiologie, il ne serait éclairé sur ce qui se passe dans la conscience correspondante que tout juste autant que nous le serions sur une pièce de théâtre par les allées et venues des acteurs sur la scène.
C’est dire que la relation du mental au cérébral n’est pas une relation constante, pas plus qu’elle n’est une relation simple. Selon la nature de la pièce qui se joue, les mouvements des acteurs en disent plus ou moins long : presque tout, s’il s’agit d’une pantomime ; presque rien, si c’est une fine comédie. Ainsi notre état cérébral contient plus ou moins de notre état mental, selon que nous tendons à extérioriser notre vie psychologique en action ou à l’intérioriser en connaissance pure.
Il y a donc enfin des tons différents de vie mentale, et notre vie psychologique peut se jouer à des hauteurs différentes, tantôt plus près, tantôt plus loin de l’action, selon le degré de notre attention à la vie. Là est une des idées directrices du présent ouvrage, celle même qui a servi de point de départ à notre travail. Ce que l’on tient d’ordinaire pour une plus grande complication de l’état psychologique nous apparaît, de notre point de vue, comme une plus grande dilatation de notre personnalité tout entière qui, normalement resserrée par l’action, s’étend d’autant plus que se desserre davantage l’étau où elle se laisse comprimer et, toujours indivisée, s’étale sur une surface d’autant plus considérable. Ce qu’on tient d’ordinaire pour une perturbation de la vie psychologique elle-même, un désordre intérieur, une maladie de la personnalité, nous apparaît, de notre point de vue, comme un relâchement ou une perversion de la solidarité qui lie cette vie psychologique à son concomitant moteur, une altération ou une diminution de notre attention à la vie extérieure. Cette thèse, comme d’ailleurs celle qui consiste à nier la localisation des souvenirs de mots et à expliquer les aphasies tout autrement que par cette localisation, fut considérée comme paradoxale lors de la première publication de cet ouvrage (1896). Elle le paraîtra beaucoup moins aujourd’hui. La conception de l’aphasie qui était alors classique, universellement admise et tenue pour intangible, est fort battue en brèche depuis quelques années, surtout pour des raisons d’ordre anatomique, mais en partie aussi pour des raisons psychologiques du même genre que celles que nous exposions dès cette époque 2. Et l’étude si approfondie et originale que M. Pierre Janet a faite des névroses l’a conduit dans ces dernières années, par de tout autres chemins, par l’examen des formes « psychasthéniques » de la maladie, à user de ces considérations de « tension » psychologique et d’« attention à la réalité » qu’on qualifia d’abord de vues métaphysiques 3.
À vrai dire, on n’avait pas tout à fait tort de les qualifier ainsi. Sans contester à la psychologie, non plus qu’à la métaphysique, le droit de s’ériger en science indépendante, nous estimons que chacune de ces deux sciences doit poser des problèmes à l’autre et peut, dans une certaine mesure, l’aider à les résoudre. Comment en serait-il autrement, si la psychologie a pour objet l’étude de l’esprit humain en tant que fonctionnant utilement pour la pratique, et si la métaphysique n’est que ce même esprit humain faisant effort pour s’affranchir des conditions de l’action utile et pour se ressaisir comme pure énergie créatrice ? Bien des problèmes qui paraissent étrangers les uns aux autres, si l’on s’en tient à la lettre des termes où ces deux sciences les posent, apparaissent comme très voisins et capables de se résoudre les uns par les autres quand on en approfondit ainsi la signification intérieure. Nous n’aurions pas cru, au début de nos recherches, qu’il pût y avoir une connexion quelconque entre l’analyse du souvenir et les questions qui s’agitent entre réalistes et idéalistes, ou entre mécanistes et dynamistes, au sujet de l’existence ou de l’essence de la matière. Pourtant cette connexion est réelle : elle est même intime ; et, si l’on en tient compte, un problème métaphysique capital se trouve transporté sur le terrain de l’observation, où il pourra être résolu progressivement, au lieu d’alimenter indéfiniment les disputes entre écoles dans le champ clos de la dialectique pure. La complication de certaines parties du présent ouvrage tient à l’inévitable enchevêtrement de problèmes qui se produit quand on prend la philosophie de ce biais. Mais à travers cette complication, qui tient à la complication même de la réalité, nous croyons qu’on se retrouvera sans peine si l’on ne lâche pas prise des deux principes qui nous ont servi à nous-même de fil conducteur dans nos recherches. Le premier est que l’analyse psychologique doit se repérer sans cesse sur le caractère utilitaire de nos fonctions mentales, essentiellement tournées vers l’action. Le second est que les habitudes contractées dans l’action, remontant dans la sphère de la spéculation, y créent des problèmes factices, et que la métaphysique doit commencer par dissiper ces obscurités artificielles.
Chapitre I.
De la sélection des images
pour la représentation.
Le rôle du corps §
Nous allons feindre pour un instant que nous ne connaissions rien des théories de la matière et des théories de l’esprit, rien des discussions sur la réalité ou l’idéalité du monde extérieur. Me voici donc en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme. Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, que j’appelle les lois de la nature, et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau. Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps. J’examine les conditions où ces affections se produisent : je trouve qu’elles viennent toujours s’intercaler entre des ébranlements que je reçois du dehors et des mouvements que je vais exécuter, comme si elles devaient exercer une influence mal déterminée sur la démarche finale. Je passe mes diverses affections en revue : il me semble que chacune d’elles contient à sa manière une invitation à agir, avec, en même temps, l’autorisation d’attendre et même de ne rien faire. Je regarde de plus près : je découvre des mouvements commencés, mais non pas exécutés, l’indication d’une décision plus ou moins utile, mais non pas la contrainte qui exclut le choix. J’évoque, je compare mes souvenirs : je me rappelle que partout, dans le monde organisé, j’ai cru voir cette même sensibilité apparaître au moment précis où la nature, ayant conféré à l’être vivant la faculté de se mouvoir dans l’espace, signale à l’espèce, par la sensation, les dangers généraux qui la menacent, et s’en remet aux individus des précautions à prendre pour y échapper. J’interroge enfin ma conscience sur le rôle qu’elle s’attribue dans l’affection : elle répond qu’elle assiste en effet, sous forme de sentiment ou de sensation, à toutes les démarches dont je crois prendre l’initiative, qu’elle s’éclipse et disparaît au contraire dès que mon activité, devenant automatique, déclare ainsi n’avoir plus besoin d’elle. Ou bien donc toutes les apparences sont trompeuses, ou l’acte auquel l’état affectif aboutit n’est pas de ceux qui pourraient rigoureusement se déduire des phénomènes antérieurs comme un mouvement d’un mouvement, et dès lors il ajoute véritablement quelque chose de nouveau à l’univers et à son histoire. Tenons-nous en aux apparences ; je vais formuler purement et simplement ce que je sens et ce que je vois : Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps.
J’étudie maintenant, sur des corps semblables au mien, la configuration de cette image particulière que j’appelle mon corps. J’aperçois des nerfs afférents qui transmettent des ébranlements aux centres nerveux, puis des nerfs efférents qui partent du centre, conduisent des ébranlements à la périphérie, et mettent en mouvement les parties du corps ou le corps tout entier. J’interroge le physiologiste et le psychologue sur la destination des uns et des autres. Ils répondent que si les mouvements centrifuges du système nerveux peuvent provoquer le déplacement du corps ou des parties du corps, les mouvements centripètes, ou du moins certains d’entre eux, font naître la représentation du monde extérieur. Qu’en faut-il penser ?
Les nerfs afférents sont des images, le cerveau est une image, les ébranlements transmis par les nerfs sensitifs et propagés dans le cerveau sont des images encore. Pour que cette image que j’appelle ébranlement cérébral engendrât les images extérieures, il faudrait qu’elle les contînt d’une manière ou d’une autre, et que la représentation de l’univers matériel tout entier fût impliquée dans celle de ce mouvement moléculaire. Or, il suffirait d’énoncer une pareille proposition pour en découvrir l’absurdité. C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau. Supprimez l’image qui porte le nom de monde matériel, vous anéantissez du même coup le cerveau et l’ébranlement cérébral qui en sont des parties. Supposez au contraire que ces deux images, le cerveau et l’ébranlement cérébral, s’évanouissent : par hypothèse vous n’effacez qu’elles, c’est-à-dire fort peu de chose, un détail insignifiant dans un immense tableau. Le tableau dans son ensemble, c’est-à-dire l’univers, subsiste intégralement. Faire du cerveau la condition de l’image totale, c’est véritablement se contredire soi-même, puisque le cerveau, par hypothèse, est une partie de cette image. Ni les nerfs ni les centres nerveux ne peuvent donc conditionner l’image de l’univers.
Arrêtons-nous sur ce dernier point. Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui transmettent du mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les images extérieures : il leur restitue du mouvement. Mon corps est donc, dans l’ensemble du monde matériel, une image qui agit comme les autres images, recevant et rendant du mouvement, avec cette seule différence, peut-être, que mon corps paraît choisir, dans une certaine mesure, la manière de rendre ce qu’il reçoit. Mais comment mon corps en général, mon système nerveux en particulier, engendreraient-ils tout ou partie de ma représentation de l’univers ? Dites que mon corps est matière ou dites qu’il est image, peu m’importe le mot. S’il est matière, il fait partie du monde matériel, et le monde matériel, par conséquent, existe autour de lui et en dehors de lui. S’il est image, cette image ne pourra donner que ce qu’on y aura mis, et puisqu’elle est, par hypothèse, l’image de mon corps seulement, il serait absurde d’en vouloir tirer celle de tout l’univers. Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est donc un centre d’action il ne saurait faire naître une représentation.
Mais si mon corps est un objet capable d’exercer une action réelle et nouvelle sur les objets qui l’entourent, il doit occuper vis-à-vis d’eux une situation privilégiée. En général, une image quelconque influence les autres images d’une manière déterminée, calculable même, conformément à ce qu’on appelle les lois de la nature. Comme elle n’aura pas à choisir, elle n’a pas non plus besoin d’explorer la région d’alentour, ni de s’essayer par avance à plusieurs actions simplement possibles. L’action nécessaire s’accomplira d’elle-même, quand son heure aura sonné. Mais j’ai supposé que le rôle de l’image que j’appelle mon corps était d’exercer sur d’autres images une influence réelle, et par conséquent de se décider entre plusieurs démarches matériellement possibles. Et puisque ces démarches lui sont sans doute suggérées par le plus ou moins grand avantage qu’elle peut tirer des images environnantes, il faut bien que ces images dessinent en quelque manière, sur la face qu’elles tournent vers mon corps, le parti que mon corps pourrait tirer d’elles. De fait, j’observe que la dimension, la forme, la couleur même des objets extérieurs se modifient selon que mon corps s’en approche ou s’en éloigne, que la force des odeurs, l’intensité des sons, augmentent et diminuent avec la distance, enfin que cette distance elle-même représente surtout la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés, en quelque sorte, contre l’action immédiate de mon corps. À mesure que mon horizon s’élargit, les images qui m’entourent semblent se dessiner sur un fond plus uniforme et me devenir indifférentes. Plus je rétrécis cet horizon, plus les objets qu’il circonscrit s’échelonnent distinctement selon la plus ou moins grande facilité de mon corps à les toucher et à les mouvoir. Ils renvoient donc à mon corps, comme ferait un miroir, son influence éventuelle ; ils s’ordonnent selon les puissances croissantes ou décroissantes de mon corps. Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux.
Je vais maintenant, sans toucher aux autres images, modifier légèrement celle que j’appelle mon corps. Dans cette image, je sectionne par la pensée tous les nerfs afférents du système cérébro-spinal. Que va-t-il se passer ? Quelques coups de scalpel auront tranché quelques faisceaux de fibres : le reste de l’univers, et même le reste de mon corps, demeureront ce qu’ils étaient. Le changement opéré est donc insignifiant. En fait, « ma perception » tout entière s’évanouit. Examinons donc de plus près ce qui vient de se produire. Voici les images qui composent l’univers en général, puis celles qui avoisinent mon corps, puis enfin mon corps lui-même. Dans cette dernière image, le rôle habituel des nerfs centripètes est de transmettre des mouvements au cerveau et à la moelle ; les nerfs centrifuges renvoient ce mouvement à la périphérie. Le sectionnement des nerfs centripètes ne peut donc produire qu’un seul effet réellement intelligible, c’est d’interrompre le courant qui va de la périphérie à la périphérie en passant par le centre ; c’est, par suite, de mettre mon corps dans l’impossibilité de puiser, au milieu des choses qui l’entourent, la qualité et la quantité de mouvement nécessaires pour agir sur elles. Voilà qui concerne l’action, et l’action seulement. Pourtant c’est ma perception qui s’évanouit. Qu’est-ce à dire, sinon que ma perception dessine précisément dans l’ensemble des images, à la manière d’une ombre ou d’un reflet, les actions virtuelles ou possibles de mon corps ? Or, le système d’images où le scalpel n’a opéré qu’un changement insignifiant est ce qu’on appelle généralement le monde matériel ; et, d’autre part, ce qui vient de s’évanouir, c’est « ma perception » de la matière. D’où, provisoirement, ces deux définitions : J’appelle matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps.
Approfondissons ce dernier rapport. Je considère mon corps avec les nerfs centripètes et centrifuges, avec les centres nerveux. Je sais que les objets extérieurs impriment aux nerfs afférents des ébranlements qui se propagent aux centres, que les centres sont le théâtre de mouvements moléculaires très variés, que ces mouvements dépendent de la nature et de la position des objets. Changez les objets, modifiez leur rapport à mon corps, et tout est changé dans les mouvements intérieurs de mes centres perceptifs. Mais tout est changé aussi dans « ma perception ». Ma perception est donc fonction de ces mouvements moléculaires, elle en dépend. Mais comment en dépend-elle ? Vous direz peut-être qu’elle les traduit, et que je ne me représente rien autre chose, en dernière analyse, que les mouvements moléculaires de la substance cérébrale. Mais comment cette proposition aurait-elle le moindre sens, puisque l’image du système nerveux et de ses mouvements intérieurs n’est par hypothèse que celle d’un certain objet matériel, et que je me représente l’univers matériel dans sa totalité ? Il est vrai qu’on essaie ici de tourner la difficulté. On nous montre un cerveau analogue, dans son essence, au reste de l’univers matériel, image par conséquent si l’univers est image. Puis, comme on veut que les mouvements intérieurs de ce cerveau créent ou déterminent la représentation du monde matériel tout entier, image qui déborde infiniment celle des vibrations cérébrales, on affecte de ne plus voir dans ces mouvements moléculaires, ni dans le mouvement en général, des images comme les autres, mais quelque chose qui serait plus ou moins qu’une image, en tout cas d’une autre nature que l’image, et d’où la représentation sortirait par un véritable miracle. La matière devient ainsi chose radicalement différente de la représentation, et dont nous n’avons par conséquent aucune image ; en face d’elle on pose une conscience vide d’images, dont nous ne pouvons nous faire aucune idée ; enfin, pour remplir la conscience, on invente une action incompréhensible de cette matière sans forme sur cette pensée sans matière. Mais la vérité est que les mouvements de la matière sont très clairs en tant qu’images, et qu’il n’y a pas lieu de chercher dans le mouvement autre chose que ce qu’on y voit. L’unique difficulté consisterait à faire naître de ces images très particulières la variété infinie des représentations ; mais pourquoi y songerait-on, alors que, de l’avis de tous, les vibrations cérébrales font partie du monde matériel, et que ces images, par conséquent, n’occupent qu’un très petit coin de la représentation ? — Que sont donc enfin ces mouvements, et quel rôle ces images particulières jouent-elles dans la représentation du tout ? — Je n’en saurais douter : ce sont, à l’intérieur de mon corps, des mouvements destinés à préparer, en la commençant, la réaction de mon corps à l’action des objets extérieurs. Images eux-mêmes, ils ne peuvent créer des images ; mais ils marquent à tout moment, comme ferait une boussole qu’on déplace, la position d’une certaine image déterminée, mon corps, par rapport aux images environnantes. Dans l’ensemble de la représentation, ils sont fort peu de chose ; mais ils ont une importance capitale pour cette partie de la représentation que j’appelle mon corps, car ils en esquissent à tout moment les démarches virtuelles. Il n’y a donc qu’une différence de degré, il ne peut y avoir une différence de nature, entre la faculté dite perceptive du cerveau et les fonctions réflexes de la moelle épinière. La moelle transforme les excitations subies en mouvements exécutés ; le cerveau les prolonge en réactions simplement naissantes ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le rôle de la matière nerveuse est de conduire, de composer entre eux ou d’inhiber des mouvements. D’où vient alors que « ma perception de l’univers » paraisse dépendre des mouvements internes de la substance cérébrale, changer quand ils varient et s’évanouir quand ils sont abolis ?
La difficulté de ce problème tient surtout à ce qu’on se représente la substance grise et ses modifications comme des choses qui se suffiraient à elles-mêmes et qui pourraient s’isoler du reste de l’univers. Matérialistes et dualistes s’accordent, au fond, sur ce point. Ils considèrent à part certains mouvements moléculaires de la matière cérébrale : alors, les uns voient dans notre perception consciente une phosphorescence qui suit ces mouvements et en illumine la trace ; les autres déroulent nos perceptions dans une conscience qui exprime sans cesse à sa manière les ébranlements moléculaires de la substance corticale : dans un cas comme dans l’autre, ce sont des états de notre système nerveux que la perception est censée dessiner ou traduire. Mais le système nerveux peut-il se concevoir vivant sans l’organisme qui le nourrit, sans l’atmosphère où l’organisme respire, sans la terre que cette atmosphère baigne, sans le soleil autour duquel la terre gravite ? Plus généralement, la fiction d’un objet matériel isolé n’implique-t-elle pas une espèce d’absurdité, puisque cet objet emprunte ses propriétés physiques aux relations qu’il entretient avec tous les autres, et doit chacune de ses déterminations, son existence même par conséquent, à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers ? Ne disons donc pas que nos perceptions dépendent simplement des mouvements moléculaires de la masse cérébrale. Disons qu’elles varient avec eux, mais que ces mouvements eux-mêmes restent inséparablement liés au reste du monde matériel. Il ne s’agit plus alors seulement de savoir comment nos perceptions se rattachent aux modifications de la substance grise. Le problème s’élargit, et se pose aussi en termes beaucoup plus clairs. Voici un système d’images que j’appelle ma perception de l’univers, et qui se bouleverse de fond en comble pour des variations légères d’une certaine image privilégiée, mon corps. Cette image occupe le centre ; sur elle se règlent toutes les autres ; à chacun de ses mouvements tout change, comme si l’on avait tourné un kaléidoscope. Voici d’autre part les mêmes images, mais rapportées chacune à elle-même ; influant sans doute les unes sur les autres, mais de manière que l’effet reste toujours proportionné à la cause : c’est ce que j’appelle l’univers. Comment expliquer que ces deux systèmes coexistent, et que les mêmes images soient relativement invariables dans l’univers, infiniment variables dans la perception ? Le problème pendant entre le réalisme et l’idéalisme, peut-être même entre le matérialisme et le spiritualisme, se pose donc, selon nous, dans les termes suivants : D’où vient que les mêmes images peuvent entrer à la fois dans deux systèmes différents, l’un où chaque image varie pour elle-même et dans la mesure bien définie où elle subit l’action réelle des images environnantes, l’autre où toutes varient pour une seule, et dans la mesure variable où elles réfléchissent l’action possible de cette image privilégiée ? Toute image est intérieure à certaines images et extérieure à d’autres ; mais de l’ensemble des images on ne peut dire qu’il nous soit intérieur ni qu’il nous soit extérieur, puisque l’intériorité et l’extériorité ne sont que des rapports entre images. Se demander si l’univers existe dans notre pensée seulement ou en dehors d’elle, c’est donc énoncer le problème en termes insolubles, à supposer qu’ils soient intelligibles ; c’est se condamner à une discussion stérile, où les termes pensée, existence, univers, seront nécessairement pris de part et d’autre dans des sens tout différents. Pour trancher le débat, il faut trouver d’abord un terrain commun où la lutte s’engage, et puisque, pour les uns et pour les autres, nous ne saisissons les choses que sous forme d’images, c’est en fonction d’images, et d’images seulement, que nous devons poser le problème. Or, aucune doctrine philosophique ne conteste que les mêmes images puissent entrer à la fois dans deux systèmes distincts, l’un qui appartient à la science, et où chaque image, n’étant rapportée qu’à elle-même, garde une valeur absolue, l’autre qui est le monde de la conscience, et où toutes les images se règlent sur une image centrale, notre corps, dont elles suivent les variations. La question posée entre le réalisme et l’idéalisme devient alors très claire : quels sont les rapports que ces deux systèmes d’images soutiennent entre eux ? Et il est aisé de voir que l’idéalisme subjectif consiste à faire dériver le premier système du second, le réalisme matérialiste à tirer le second du premier.
Le réaliste part en effet de l’univers, c’est-à-dire d’un ensemble d’images gouvernées dans leurs rapports mutuels par des lois immuables, où les effets restent proportionnés à leurs causes, et dont le caractère est de n’avoir pas de centre, toutes les images se déroulant sur un même plan qui se prolonge indéfiniment. Mais force lui est bien de constater qu’en outre de ce système il y a des perceptions, c’est-à-dire des systèmes où ces mêmes images sont rapportées à une seule d’entre elles, s’échelonnent autour de celle-ci sur des plans différents, et se transfigurent dans leur ensemble pour des modifications légères de cette image centrale. C’est de cette perception que part l’idéaliste, et dans le système d’images qu’il se donne il y a une image privilégiée, son corps, sur laquelle se règlent les autres images. Mais dès qu’il veut rattacher le présent au passé et prévoir l’avenir, il est bien obligé d’abandonner cette position centrale, de replacer toutes les images sur le même plan, de supposer qu’elles ne varient plus pour lui mais pour elles, et de les traiter comme si elles faisaient partie d’un système où chaque changement donne la mesure exacte de sa cause. À cette condition seulement la science de l’univers devient possible ; et puisque cette science existe, puisqu’elle réussit à prévoir l’avenir, l’hypothèse qui la fonde n’est pas une hypothèse arbitraire. Le premier système est seul donné à l’expérience présente ; mais nous croyons au second par cela seul que nous affirmons la continuité du passé, du présent et de l’avenir. Ainsi, dans l’idéalisme comme dans le réalisme, on pose l’un des deux systèmes, et on cherche à en déduire l’autre.
Mais, dans cette déduction, ni le réalisme ni l’idéalisme ne peuvent aboutir, parce qu’aucun des deux systèmes d’images n’est impliqué dans l’autre, et que chacun d’eux se suffit. Si vous vous donnez le système d’images qui n’a pas de centre, et où chaque élément possède sa grandeur et sa valeur absolues, je ne vois pas pourquoi ce système s’en adjoint un second, où chaque image prend une valeur indéterminée, soumise à toutes les vicissitudes d’une image centrale. Il faudra donc, pour engendrer la perception, évoquer quelque deus ex machina tel que l’hypothèse matérialiste de la conscience-épiphénomène. On choisira, parmi toutes les images aux changements absolus qu’on aura posées d’abord, celle que nous appelons notre cerveau, et on conférera aux états intérieurs de cette image le singulier privilège de se doubler, on ne sait comment, de la reproduction cette fois relative et variable de toutes les autres. Il est vrai qu’on affectera ensuite de n’attacher aucune importance à cette représentation, d’y voir une phosphorescence que laisseraient derrière elles les vibrations cérébrales : comme si la substance cérébrale, les vibrations cérébrales, enchâssées dans les images qui composent cette représentation, pouvaient être d’une autre nature qu’elles ! Tout réalisme fera donc de la perception un accident, et par conséquent un mystère. Mais inversement, si vous vous donnez un système d’images instables disposées autour d’un centre privilégié et se modifiant profondément pour des déplacements insensibles de ce centre, vous excluez d’abord l’ordre de la nature, cet ordre indifférent au point où l’on se place et au terme par où l’on commence. Vous ne pourrez rétablir cet ordre qu’en évoquant à votre tour un deus ex machina, en supposant, par une hypothèse arbitraire, je ne sais quelle harmonie préétablie entre les choses et l’esprit, ou tout au moins, pour parler comme Kant, entre la sensibilité et l’entendement. C’est la science qui deviendra alors un accident, et sa réussite un mystère. — Vous ne sauriez donc déduire ni le premier système d’images du second, ni le second du premier, et ces deux doctrines opposées, réalisme et idéalisme, quand on les replace enfin sur le même terrain, viennent, en sens contraires, butter contre le même obstacle.
En creusant maintenant au-dessous des deux doctrines, vous leur découvririez un postulat commun, que nous formulerons ainsi — la perception a un intérêt tout spéculatif ; elle est connaissance pure. Toute la discussion porte sur le rang qu’il faut attribuer à cette connaissance vis-à-vis de la connaissance scientifique. Les uns se donnent l’ordre exigé par la science, et ne voient dans la perception qu’une science confuse et provisoire. Les autres posent la perception d’abord, l’érigent en absolu, et tiennent la science pour une expression symbolique du réel. Mais pour les uns et pour les autres, percevoir signifie avant tout connaître.
Or, c’est ce postulat que nous contestons. Il est démenti par l’examen, même le plus superficiel, de la structure du système nerveux dans la série animale. Et on ne saurait l’accepter sans obscurcir profondément le triple problème de la matière, de la conscience et de leur rapport.
Suit-on en effet, pas à pas, le progrès de la perception externe depuis la monère jusqu’aux vertébrés supérieurs ? On trouve qu’à l’état de simple masse protoplasmique la matière vivante est déjà irritable et contractile, qu’elle subit l’influence des stimulants extérieurs, qu’elle y répond par des réactions mécaniques, physiques et chimiques. A mesure qu’on s’élève dans la série des organismes, on voit le travail physiologique se diviser. Des cellules nerveuses apparaissent, se diversifient, tendent à se grouper en système. En même temps, l’animal réagit par des mouvements plus variés à l’excitation extérieure. Mais, même lorsque l’ébranlement reçu ne se prolonge pas tout de suite en mouvement accompli, il paraît simplement en attendre l’occasion, et la même impression qui transmet à l’organisme les modifications ambiantes le détermine ou le prépare à s’y adapter. Chez les vertébrés supérieurs, la distinction devient sans doute radicale entre l’automatisme pur, qui siège surtout dans la moelle, et l’activité volontaire, qui exige l’intervention du cerveau. On pourrait s’imaginer que l’impression reçue, au lieu de s’épanouir en mouvements encore, se spiritualise en connaissance. Mais il suffit de comparer la structure du cerveau à celle de la moelle pour se convaincre qu’il y a seulement une différence de complication, et non pas une différence de nature, entre les fonctions du cerveau et l’activité réflexe du système médullaire. Que se passe-t-il, en effet, dans l’action réflexe ? Le mouvement centripète communiqué par l’excitation se réfléchit tout de suite, par l’intermédiaire des cellules nerveuses de la moelle, en un mouvement centrifuge déterminant une contraction musculaire. En quoi consiste, d’autre part, la fonction du système cérébral ? L’ébranlement périphérique, au lieu de se propager directement à la cellule motrice de la moelle et d’imprimer au muscle une contraction nécessaire, remonte à l’encéphale d’abord, puis redescend aux mêmes cellules motrices de la moelle qui intervenaient dans le mouvement réflexe. Qu’a-t-il donc gagné à ce détour, et qu’est-il allé chercher dans les cellules dites sensitives de l’écorce cérébrale ? Je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais qu’il y puise la miraculeuse puissance de se transformer en représentation des choses, et je tiens d’ailleurs cette hypothèse pour inutile, comme on le verra tout à l’heure. Mais ce que je vois très bien, c’est que ces cellules des diverses régions dites sensorielles de l’écorce, cellules interposées entre les arborisations terminales des fibres centripètes et les cellules motrices de la zone rolandique, permettent à l’ébranlement reçu de gagner à volonté tel ou tel mécanisme moteur de la moelle épinière et de choisir ainsi son effet. Plus se multiplieront ces cellules interposées, plus elles émettront de prolongements amiboïdes capables sans doute de se rapprocher diversement, plus nombreuses et plus variées aussi seront les voies capables de s’ouvrir devant un même ébranlement venu de la périphérie, et plus, par conséquent, il y aura de systèmes de mouvements entre lesquels une même excitation laissera le choix. Le cerveau ne doit donc pas être autre chose, à notre avis, qu’une espèce de bureau téléphonique central : son rôle est de « donner la communication », ou de la faire attendre. Il n’ajoute rien à ce qu’il reçoit ; mais comme tous les organes perceptifs y envoient leurs derniers prolongements, et que tous les mécanismes moteurs de la moelle et du bulbe y ont leurs représentants attitrés, il constitue bien réellement un centre, où l’excitation périphérique se met en rapport avec tel ou tel mécanisme moteur, choisi et non plus imposé. D’autre part, comme une multitude énorme de voies motrices peuvent s’ouvrir dans cette substance, toutes ensemble, à un même ébranlement venu de la périphérie, cet ébranlement a la faculté de s’y diviser à l’infini, et par conséquent, de se perdre en réactions motrices innombrables, simplement naissantes. Ainsi le rôle du cerveau est tantôt de conduire le mouvement recueilli à un organe de réaction choisi, tantôt d’ouvrir à ce mouvement la totalité des voies motrices pour qu’il y dessine toutes les réactions possibles dont il est gros, et pour qu’il s’analyse lui-même en se dispersant. En d’autres termes, le cerveau nous paraît être un instrument d’analyse par rapport au mouvement recueilli et un instrument de sélection par rapport au mouvement exécuté. Mais dans un cas comme dans l’autre, son rôle se borne à transmettre et à diviser du mouvement. Et, pas plus dans les centres supérieurs de l’écorce que dans la moelle, les éléments nerveux ne travaillent en vue de la connaissance : ils ne font qu’esquisser tout d’un coup une pluralité d’actions possibles, ou organiser l’une d’elles.
C’est dire que le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations. Il a pour fonction de recevoir des excitations, de monter des appareils moteurs, et de présenter le plus grand nombre possible de ces appareils à une excitation donnée. Plus il se développe, plus nombreux et plus éloignés deviennent les points de l’espace qu’il met en rapport avec des mécanismes moteurs toujours plus complexes : ainsi grandit la latitude qu’il laisse à notre action, et en cela consiste justement sa perfection croissante. Mais si le système nerveux est construit, d’un bout à l’autre de la série animale, en vue d’une action de moins en moins nécessaire, ne faut-il pas penser que la perception, dont le progrès se règle sur le sien, est tout entière orientée, elle aussi, vers l’action, non vers la connaissance pure ? Et dès lors la richesse croissante de cette perception elle-même ne doit-elle pas symboliser simplement la part croissante d’indétermination laissée au choix de l’être vivant dans sa conduite vis-à-vis des choses ? Partons donc de cette indétermination comme du principe véritable. Cherchons, une fois cette indétermination posée, si l’on ne pourrait pas en déduire la possibilité et même la nécessité de la perception consciente. En d’autres termes, donnons-nous ce système d’images solidaires et bien liées qu’on appelle le monde matériel, et imaginons çà et là, dans ce système, des centres d’action réelle représentés par la matière vivante : je dis qu’il faut qu’autour de chacun de ces centres se disposent des images subordonnées à sa position et variables avec elle ; je dis par conséquent que la perception consciente doit se produire, et que, de plus, il est possible de comprendre comment cette perception surgit.
Remarquons d’abord qu’une loi rigoureuse relie l’étendue de La perception consciente à l’intensité d’action dont l’être vivant dispose. Si notre hypothèse est fondée, cette perception apparaît au moment précis où un ébranlement reçu par la matière ne se prolonge pas en réaction nécessaire. Dans le cas d’un organisme rudimentaire, il faudra, il est vrai, un contact immédiat de l’objet intéressant pour que l’ébranlement se produise, et alors la réaction ne peut guère se faire attendre. C’est ainsi que, dans les espèces inférieures, le toucher est passif et actif tout à la fois ; il sert à reconnaître une proie et à la saisir, à sentir le danger et à faire effort pour l’éviter. Les prolongements variés des protozoaires, les ambulacres des échinodermes sont des organes de mouvement aussi bien que de perception tactile ; l’appareil urticant des cœlentérés est un instrument de perception en même temps qu’un moyen de défense. En un mot, plus la réaction doit être immédiate, plus il faut que la perception ressemble à un simple contact, et le processus complet de perception et de réaction se distingue à peine alors de l’impulsion mécanique suivie d’un mouvement nécessaire. Mais à mesure que la réaction devient plus incertaine, qu’elle laisse plus de place à l’hésitation, à mesure aussi s’accroît la distance à laquelle se fait sentir sur l’animal l’action de l’objet qui l’intéresse. Par la vue, par l’ouïe, il se met en rapport avec un nombre toujours plus grand de choses, il subit des influences de plus en plus lointaines ; et soit que ces objets lui promettent un avantage, soit qu’ils le menacent d’un danger, promesses et menaces reculent leur échéance. La part d’indépendance dont un être vivant dispose, ou, comme nous dirons, la zone d’indétermination qui entoure son activité, permet donc d’évaluer a priori le nombre et l’éloignement des choses avec lesquelles il est en rapport. Quel que soit ce rapport, quelle que soit donc la nature intime de la perception, on peut affirmer que l’amplitude de la perception mesure exactement l’indétermination de l’action consécutive, et par conséquent énoncer cette loi : la perception dispose de l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps.
Mais pourquoi ce rapport de l’organisme à des objets plus ou moins lointains prend-il la forme particulière d’une perception consciente ? Nous avons examiné ce qui se passe dans le corps organisé ; nous avons vu des mouvements transmis ou inhibés, métamorphosés en actions accomplies ou éparpillés en actions naissantes. Ces mouvements nous ont paru intéresser l’action, et l’action seulement ; ils restent absolument étrangers au processus de la représentation. Nous avons considéré alors l’action elle-même et l’indétermination qui l’environne, indétermination qui est impliquée dans la structure du système nerveux, et en vue de laquelle ce système paraît avoir été construit bien plutôt qu’en vue de la représentation. De cette indétermination, acceptée comme un fait, nous avons pu conclure à la nécessité d’une perception, c’est-à-dire d’une relation variable entre l’être vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l’intéressent. D’où vient que cette perception est conscience, et pourquoi tout se passe-t-il comme si cette conscience naissait des mouvements intérieurs de la substance cérébrale ?
Pour répondre à cette question, nous allons d’abord simplifier beaucoup les conditions où la perception consciente s’accomplit. En fait, il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée. Le plus souvent, ces souvenirs déplacent nos perceptions réelles, dont nous ne retenons alors que quelques indications, simples « signes » destinés à nous rappeler d’anciennes images. La commodité et la rapidité de la perception sont à ce prix ; mais de là naissent aussi les illusions de tout genre. Rien n’empêche de substituer à cette perception, toute pénétrée de notre passé, la perception qu’aurait une conscience adulte et formée, mais enfermée dans le présent, et absorbée, à l’exclusion de tout autre travail, dans la tâche de se mouler sur l’objet extérieur. Dira-t-on que nous faisons une hypothèse arbitraire, et que cette perception idéale, obtenue par l’élimination des accidents individuels, ne répond plus du tout à la réalité ? Mais nous espérons précisément montrer que les accidents individuels sont greffés sur cette perception impersonnelle, que cette perception est à la base même de notre connaissance des choses, et que c’est pour l’avoir méconnue, pour ne pas l’avoir distinguée de ce que la mémoire y ajoute ou en retranche, qu’on a fait de la perception tout entière une espèce de vision intérieure et subjective, qui ne différerait du souvenir que par sa plus grande intensité. Telle sera donc notre première hypothèse. Mais elle en entraîne naturellement une autre. Si courte qu’on suppose une perception, en effet, elle occupe toujours une certaine durée, et exige par conséquent un effort de la mémoire, qui prolonge les uns dans les autres une pluralité de moments. Même, comme nous essaierons de le montrer, la « subjectivité » des qualités sensibles consiste surtout dans une espèce de contraction du réel, opérée par notre mémoire. Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses ; et en négligeant cet apport pour rendre notre idée plus claire, nous allons nous avancer beaucoup plus loin qu’il ne convient sur la voie où nous nous sommes engagés. Nous en serons quittes pour revenir ensuite sur nos pas, et pour corriger, par la réintégration surtout de la mémoire, ce que nos conclusions pourraient avoir d’excessif. Il ne faut donc voir dans ce qui va suivre qu’un exposé schématique, et nous demanderons qu’on entende provisoirement par perception non pas ma perception concrète et complexe, celle que gonflent mes souvenirs et qui offre toujours une certaine épaisseur de durée, mais la perception pure, une perception qui existe en droit plutôt qu’en fait, celle qu’aurait un être placé où je suis, vivant comme je vis, mais absorbé dans le présent, et capable, par l’élimination de la mémoire sous toutes ses formes, d’obtenir de la matière une vision à la fois immédiate et instantanée. Plaçons-nous donc dans cette hypothèse, et demandons-nous comment la perception consciente s’explique.
Déduire la conscience serait une entreprise bien hardie, mais elle n’est vraiment pas nécessaire ici, parce qu’en posant le monde matériel on s’est donné un ensemble d’images, et qu’il est d’ailleurs impossible de se donner autre chose. Aucune théorie de la matière n’échappe à cette nécessité. Réduisez la matière à des atomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualités physiques, ne se déterminent pourtant que par rapport à une vision et à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sans matérialité. Condensez l’atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons évoluant dans un fluide continu : ce fluide, ces mouvements, ces centres ne se déterminent eux-mêmes que par rapport à un toucher impuissant, à une impulsion inefficace, à une lumière décolorée ; ce sont des images encore. Il est vrai qu’une image peut être sans être perçue ; elle peut être présente sans être représentée ; et la distance entre ces deux termes, présence et représentation, paraît justement mesurer l’intervalle entre la matière elle-même et la perception consciente que nous en avons. Mais examinons ces choses de plus près et voyons en quoi consiste au juste cette différence. S’il y avait plus dans le second terme que dans le premier, si, pour passer de la présence à la représentation, il fallait ajouter quelque chose, la distance serait infranchissable, et le passage de la matière à la perception resterait enveloppé d’un impénétrable mystère. Il n’en serait pas de même si l’on pouvait passer du premier terme au second par voie de diminution, et si la représentation d’une image était moins que sa seule présence ; car alors il suffirait que les images présentes fussent forcées d’abandonner quelque chose d’elles-mêmes pour que leur simple présence les convertît en représentations. Or, voici l’image que j’appelle un objet matériel ; j’en ai la représentation. D’où vient qu’elle ne paraît pas être en soi ce qu’elle est pour moi ? C’est que, solidaire de la totalité des autres images, elle se continue dans celles qui la suivent comme elle prolongeait celles qui la précèdent. Pour transformer son existence pure et simple en représentation, il suffirait de supprimer tout d’un coup ce qui la suit, ce qui la précède, et aussi ce qui la remplit, de n’en plus conserver que la croûte extérieure, la pellicule superficielle. Ce qui la distingue, elle image présente, elle réalité objective, d’une image représentée, c’est la nécessité où elle est d’agir par chacun de ses points sur tous les points des autres images, de transmettre la totalité de ce qu’elle reçoit, d’opposer à chaque action une réaction égale et contraire, de n’être enfin qu’un chemin sur lequel passent en tous sens les modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers. Je la convertirais en représentation si je pouvais l’isoler, si surtout je pouvais en isoler l’enveloppe. La représentation est bien là, mais toujours virtuelle, neutralisée, au moment où elle passerait à l’acte, par l’obligation de se continuer et de se perdre en autre chose. Ce qu’il faut pour obtenir cette conversion, ce n’est pas éclairer l’objet, mais au contraire en obscurcir certains côtés, le diminuer de la plus grande partie de lui-même, de manière que le résidu, au lieu de demeurer emboîté dans l’entourage comme une chose, s’en détache comme un tableau. Or, si les êtres vivants constituent dans l’univers des « centres d’indétermination », et si le degré de cette indétermination se mesure au nombre et à l’élévation de leurs fonctions, on conçoit que leur seule présence puisse équivaloir à la suppression de toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées. Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par celles d’entre les actions extérieures qui leur sont indifférentes ; les autres, isolées, deviendront « perceptions » par leur isolement même. Tout se passera alors pour nous comme si nous réfléchissions sur les surfaces la lumière qui en émane, lumière qui, se propageant toujours, n’eût jamais été révélée. Les images qui nous environnent paraîtront tourner vers notre corps, mais éclairée cette fois, la face qui l’intéresse ; elles détacheront de leur substance ce que nous aurons arrêté au passage, ce que nous sommes capables d’influencer. Indifférentes les unes aux autres en raison du mécanisme radical qui les lie, elles se présentent réciproquement les unes aux autres toutes leurs faces à la fois, ce qui revient à dire qu’elles agissent et réagissent entre elles par toutes leurs parties élémentaires, et qu’aucune d’elles, par conséquent, n’est perçue ni ne perçoit consciemment. Que si, au contraire, elles se heurtent quelque part à une certaine spontanéité de réaction, leur action est diminuée d’autant, et cette diminution de leur action est justement la représentation que nous avons d’elles. Notre représentation des choses naîtrait donc, en somme, de ce qu’elles viennent se réfléchir contre notre liberté.
Quand un rayon de lumière passe d’un milieu dans un autre, il le traverse généralement en changeant de direction. Mais telles peuvent être les densités respectives des deux milieux que, pour un certain angle d’incidence, il n’y ait plus de réfraction possible. Alors se produit la réflexion totale. Il se forme du point lumineux une image virtuelle, qui symbolise, en quelque sorte, l’impossibilité où sont les rayons lumineux de poursuivre leur chemin. La perception est un phénomène du même genre. Ce qui est donné, c’est la totalité des images du monde matériel avec la totalité de leurs éléments intérieurs. Mais si vous supposez des centres d’activité véritable, c’est-à-dire spontanée, les rayons qui y parviennent et qui intéresseraient cette activité, au lieu de les traverser, paraîtront revenir dessiner les contours de l’objet qui les envoie. Il n’y aura rien là de positif, rien qui s’ajoute à l’image, rien de nouveau. Les objets ne feront qu’abandonner quelque chose de leur action réelle pour figurer ainsi leur action virtuelle, c’est-à-dire, au fond, l’influence possible de l’être vivant sur eux. La perception ressemble donc bien à ces phénomènes de réflexion qui viennent d’une réfraction empêchée ; c’est comme un effet de mirage.
Cela revient à dire qu’il y a pour les images une simple différence de degré, et non pas de nature, entre être et être consciemment perçues. La réalité de la matière consiste dans la totalité de ses éléments et de leurs actions de tout genre. Notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps ; elle résulte de l’élimination de ce qui n’intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions. En un sens, on pourrait dire que la perception d’un point matériel inconscient quelconque, dans son instantanéité, est infiniment plus vaste et plus complète que la nôtre, puisque ce point recueille et transmet les actions de tous les points du monde matériel, tandis que notre conscience n’en atteint que certaines parties par certains côtés. La conscience — dans le cas de la perception extérieure — consiste précisément dans ce choix. Mais il y a, dans cette pauvreté nécessaire de notre perception consciente, quelque chose de positif et qui annonce déjà l’esprit : c’est, au sens étymologique du mot, le discernement.
Toute la difficulté du problème qui nous occupe vient de ce qu’on se représente la perception comme une vue photographique des choses, qui se prendrait d’un point déterminé avec un appareil spécial, tel que l’organe de perception, et qui se développerait ensuite dans la substance cérébrale par je ne sais quel processus d’élaboration chimique et psychique. Mais comment ne pas voir que la photographie, si photographie il y a, est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace ? Aucune métaphysique, aucune physique même ne peut se dérober à cette conclusion. Composez l’univers avec des atomes : dans chacun d’eux se font sentir, en qualité et en quantité, variables selon la distance, les actions exercées par tous les atomes de la matière. Avec des centres de force ? les lignes de force émises dans tous les sens par tous les centres dirigent sur chaque centre les influences du monde matériel tout entier. Avec des monades enfin ? chaque monade, comme le voulait Leibniz, est le miroir de l’univers. Tout le monde est donc d’accord sur ce point. Seulement, si l’on considère un lieu quelconque de l’univers, on peut dire que l’action de la matière entière y passe sans résistance et sans déperdition, et que la photographie du tout y est translucide : il manque, derrière la plaque, un écran noir sur lequel se détacherait l’image. Nos « zones d’indétermination » joueraient en quelque sorte le rôle d’écran. Elles n’ajoutent rien à ce qui est ; elles font seulement que l’action réelle passe et que l’action virtuelle demeure.
Ce n’est pas là une hypothèse. Nous nous bornons à formuler les données dont aucune théorie de la perception ne peut se passer. Nul psychologue, en effet, n’abordera l’étude de la perception extérieure sans poser la possibilité au moins d’un monde matériel, c’est-à-dire, au fond, la perception virtuelle de toutes choses. Dans cette masse matérielle simplement possible on isolera l’objet particulier que j’appelle mon corps, et dans ce corps les centres perceptifs : on me montrera l’ébranlement arrivant d’un point quelconque de l’espace, se propageant le long des nerfs, gagnant les centres. Mais ici s’accomplit un coup de théâtre. Ce monde matériel qui entourait le corps, ce corps qui abrite le cerveau, ce cerveau où l’on distinguait des centres, on les congédie brusquement ; et comme sous une baguette magique, on fait surgir, à la manière d’une chose absolument nouvelle, la représentation de ce qu’on avait posé d’abord. Cette représentation, on la pousse hors de l’espace, pour qu’elle n’ait plus rien de commun avec la matière d’où l’on était parti : quant à la matière même, on voudrait s’en passer, on ne le peut cependant, parce que ses phénomènes présentent entre eux un ordre si rigoureux, si indifférent au point qu’on choisit pour origine, que cette régularité et cette indifférence constituent véritablement une existence indépendante. Il faudra bien alors se résigner à conserver de la matière son fantôme. Du moins on la dépouillera de toutes les qualités qui donnent la vie. Dans un espace amorphe on découpera des figures qui se meuvent ; ou bien encore (ce qui revient à peu près au même), on imaginera des rapports de grandeur qui se composeraient entre eux, des fonctions qui évolueraient en développant leur contenu : dès lors la représentation, chargée des dépouilles de la matière, se déploiera librement dans une conscience inextensive. Mais il ne suffit pas de tailler, il faut coudre. Ces qualités que vous avez détachées de leur soutien matériel, il faudra maintenant expliquer comment elles vont le rejoindre. Chaque attribut dont vous diminuez la matière élargit l’intervalle entre la représentation et son objet. Si vous faites cette matière inétendue, comment recevra-t-elle l’extension ? Si vous la réduisez au mouvement homogène, d’où naîtra donc la qualité ? Surtout, comment imaginer un rapport entre la chose et l’image, entre la matière et la pensée, puisque chacun de ces deux termes ne possède, par définition, que ce qui manque à l’autre ? Ainsi les difficultés vont naître sous vos pas, et chaque effort que vous ferez pour dissiper l’une d’elles ne pourra que la résoudre en beaucoup d’autres. Que vous demandons-nous alors ? Simplement de renoncer à votre coup de baguette magique, et de continuer dans la voie où vous étiez entré d’abord. Vous nous aviez montré les images extérieures atteignant les organes des sens, modifiant les nerfs, propageant leur influence dans le cerveau. Allez jusqu’au bout. Le mouvement va traverser la substance cérébrale, non sans y avoir séjourné, et s’épanouira alors en action volontaire. Voilà le tout du mécanisme de la perception. Quant à la perception même, en tant qu’image, vous n’avez pas à en retracer la genèse, puisque vous l’avez posée d’abord et que vous ne pouviez pas, d’ailleurs, ne pas la poser : en vous donnant le cerveau, en vous donnant la moindre parcelle de matière, ne vous donniez-vous pas la totalité des images ? Ce que vous avez donc à expliquer, ce n’est pas comment la perception naît, mais comment elle se limite, puisqu’elle serait, en droit, l’image du tout, et qu’elle se réduit, en fait, à ce qui vous intéresse. Mais si elle se distingue justement de l’image pure et simple en ce que ses parties s’ordonnent par rapport à un centre variable, sa limitation se comprend sans peine : indéfinie en droit, elle se restreint, en fait, à dessiner la part d’indétermination laissée aux démarches de cette image spéciale que vous appelez votre corps. Et par suite, inversement, l’indétermination des mouvements du corps, telle qu’elle résulte de la structure de la substance grise du cerveau, donne la mesure exacte de l’étendue de votre perception. Il ne faut donc pas s’étonner si tout se passe comme si votre perception résultait des mouvements intérieurs du cerveau et sortait, en quelque sorte, des centres corticaux. Elle n’en saurait venir, car le cerveau est une image comme les autres, enveloppée dans la masse des autres images, et il serait absurde que le contenant sortît du contenu. Mais comme la structure du cerveau donne le plan minutieux des mouvements entre lesquels vous avez le choix, comme, d’un autre côté, la portion des images extérieures qui paraît revenir sur elle-même pour constituer la perception dessine justement tous les pointe de l’univers sur lesquels ces mouvements auraient prise, perception consciente et modification cérébrale se correspondent rigoureusement. La dépendance réciproque de ces deux termes tient donc simplement à ce qu’ils sont, l’un et l’autre, fonction d’un troisième, qui est l’indétermination du vouloir.
Soit, par exemple, un point lumineux P dont les rayons agissent sur les différents points a, b, c, de la rétine. En ce point P la science localise des vibrations d’une certaine amplitude et d’une certaine durée. En ce même point P la conscience perçoit de la lumière. Nous nous proposons de montrer, dans le courant de cette étude, qu’elles ont raison l’une et l’autre, et qu’il n’y a pas de différence essentielle entre cette lumière et ces mouvements, pourvu qu’on ronde au mouvement l’unité, l’indivisibilité et l’hétérogénéité qualitative qu’une mécanique abstraite lui refuse, pourvu aussi qu’on voie dans les qualités sensibles autant de contractions opérées par notre mémoire : science et conscience coïncideraient dans l’instantané. Bornons-nous provisoirement à dire, sans trop approfondir ici le sens des mots, que le point P envoie à la rétine des ébranlements lumineux. Que va-t-il se passer ? Si l’image visuelle du point P n’était pas donnée, il y aurait lieu de chercher comment elle se forme, et l’on se trouverait bien vite en présence d’un problème insoluble. Mais de quelque manière qu’on s’y prenne, on ne peut s’empêcher de la poser d’abord : l’unique question est donc de savoir pourquoi et comment cette image est choisie pour faire partie de ma perception, alors qu’une infinité d’autres images en demeurent exclues. Or, je vois que les ébranlements transmis du point P aux divers corpuscules rétiniens sont conduits aux centres optiques sous-corticaux et corticaux, souvent aussi à d’autres centres, et que ces centres tantôt les transmettent à des mécanismes moteurs, tantôt les arrêtent provisoirement. Les éléments nerveux intéressés sont donc bien ce qui donne à l’ébranlement reçu son efficacité ; ils symbolisent l’indétermination du vouloir ; de leur intégrité dépend cette indétermination ; et, par suite, toute lésion de ces éléments, en diminuant notre action possible, diminuera d’autant la perception. En d’autres termes, s’il existe dans le monde matériel des points où les ébranlements recueillis ne sont pas mécaniquement transmis, s’il y a, comme nous le disions, des zones d’indétermination, ces zones doivent précisément se rencontrer sur le trajet de ce qu’on appelle le processus sensori-moteur ; et dès lors tout doit se passer comme si les rayons Pa, Pb, Pc étaient perçus le long de ce trajet et projetés ensuite en P. Bien plus, si cette indétermination est chose qui échappe à l’expérimentation et au calcul, il n’en est pas de même des éléments nerveux sur lesquels l’impression est recueillie et transmise. C’est donc de ces éléments que devront s’occuper physiologistes et psychologues ; sur eux se réglera et par eux s’expliquera tout le détail de la perception extérieure. On pourra dire, si l’on veut, que l’excitation, après avoir cheminé le long de ces éléments, après avoir gagné le centre, s’y convertit en une image consciente qui est extériorisée ensuite au point P. Mais, en s’exprimant ainsi, on se pliera simplement aux exigences de la méthode scientifique ; on ne décrira pas du tout le processus réel. En fait, il n’y a pas une image inextensive qui se formerait dans la conscience et se projetterait ensuite en P. La vérité est que le point P, les rayons qu’il émet, la rétine et les éléments nerveux intéressés forment un tout solidaire, que le point lumineux P fait partie de ce tout, et que c’est bien en P, et non pas ailleurs, que l’image de P est formée et perçue.
En nous représentant ainsi les choses, nous ne faisons que revenir à la conviction naïve du sens commun. Tous, nous avons commencé par croire que nous entrions dans l’objet même, que nous le percevions en lui, et non pas en nous. Si le psychologue dédaigne une idée aussi simple, aussi rapprochée du réel, c’est que le processus intracérébral, cette minime partie de la perception, lui paraît être l’équivalent de la perception entière. Supprimez l’objet perçu en conservant ce processus interne ; il lui semble que l’image de l’objet demeure. Et sa croyance s’explique sans peine : il y a des états nombreux, tels que l’hallucination et le rêve, où surgissent des images qui imitent de tout point la perception extérieure. Comme, en pareil cas, l’objet a disparu tandis que le cerveau subsiste, on conclut de là que le phénomène cérébral suffit à la production de l’image. Mais il ne faut pas oublier que, dans tous les états psychologiques de ce genre, la mémoire joue le premier rôle. Or, nous essaierons de montrer plus loin que, la perception une fois admise telle que nous l’entendons, la mémoire doit surgir, et que cette mémoire, pas plus que la perception elle-même, n’a sa condition réelle et complète dans un état cérébral. Sans aborder encore l’examen de ces deux points, bornons-nous à présenter une observation fort simple, qui n’est d’ailleurs pas nouvelle. Beaucoup d’aveugles-nés ont leurs centres visuels intacts : pourtant ils vivent et meurent sans avoir jamais formé une image visuelle. Pareille image ne peut donc apparaître que si l’objet extérieur a joué un rôle au moins une première fois : il doit par conséquent, la première fois au moins, être entré effectivement dans la représentation. Or nous ne demandons pas autre chose pour le moment, car c’est de la perception pure que nous traitons ici, et non de la perception compliquée de mémoire. Rejetez donc l’apport de la mémoire, envisagez la perception à l’état brut, vous êtes bien obligé de reconnaître qu’il n’y a jamais d’image sans objet. Mais dès que vous adjoignez aux processus intracérébraux l’objet extérieur qui en est cause, je vois très bien comment l’image de cet objet est donnée avec lui et en lui, je ne vois pas du tout comment elle naîtrait du mouvement cérébral.
Quand une lésion des nerfs ou des centres interrompt le trajet de l’ébranlement nerveux, la perception est diminuée d’autant. Faut-il s’en étonner ? Le rôle du système nerveux est d’utiliser cet ébranlement, de le convertir en démarches pratiques, réellement ou virtuellement accomplies. Si, pour une raison ou pour une autre, l’excitation ne passe plus, il serait étrange que la perception correspondante eût lieu encore, puisque cette perception mettrait alors notre corps en relation avec des points de l’espace qui ne l’inviteraient plus directement à faire un choix. Sectionnez le nerf optique d’un animal ; l’ébranlement parti du point lumineux ne se transmet plus au cerveau et de là aux nerfs moteurs ; le fil qui reliait l’objet extérieur aux mécanismes moteurs de l’animal en englobant le nerf optique est rompu : la perception visuelle est donc devenue impuissante, et dans cette impuissance consiste précisément l’inconscience. Que la matière puisse être perçue sans le concours d’un système nerveux, sans organes des sens, cela n’est pas théoriquement inconcevable ; mais c’est pratiquement impossible, parce qu’une perception de ce genre ne servirait à rien. Elle conviendrait à un fantôme, non à un être vivant, c’est-à-dire agissant. On se représente le corps vivant comme un empire dans un empire, le système nerveux comme un être à part, dont la fonction serait d’abord d’élaborer des perceptions, ensuite de créer des mouvements. La vérité est que mon système nerveux, interposé entre les objets qui ébranlent mon corps et ceux que je pourrais influencer, joue le rôle d’un simple conducteur, qui transmet, répartit ou inhibe du mouvement. Ce conducteur se compose d’une multitude énorme de fils tendus de la périphérie au centre et du centre à la périphérie. Autant il y a de fils allant de la périphérie vers le centre, autant il y a de points de l’espace capables de solliciter ma volonté et de poser, pour ainsi dire, une question élémentaire à mon activité motrice : chaque question posée est justement ce qu’on appelle une perception. Aussi la perception est-elle diminuée d’un de ses éléments chaque fois qu’un des fils dits sensitifs est coupé, parce qu’alors quelque partie de l’objet extérieur devient impuissante à solliciter l’activité, et aussi chaque fois qu’une habitude stable a été contractée, parce que cette fois la réplique toute prête rend la question inutile. Ce qui disparaît dans un cas comme dans l’autre, c’est la réflexion apparente de l’ébranlement sur lui même, le retour de la lumière à l’image d’où elle part, ou plutôt cette dissociation, ce discernement qui fait que la perception se dégage de l’image. On peut donc dire que le détail de la perception se moule exactement sur celui des nerfs dits sensitifs, mais que la perception, dans son ensemble, a sa véritable raison d’être dans la tendance du corps à se mouvoir.
Ce qui fait généralement illusion sur ce point, c’est l’apparente indifférence de nos mouvements à l’excitation qui les occasionne. Il semble que le mouvement de mon corps pour atteindre et modifier un objet reste le même, soit que j’aie été averti de son existence par l’ouïe, soit qu’il m’ait été révélé par la vue ou le toucher. Mon activité motrice devient alors une entité à part, une espèce de réservoir d’où le mouvement sort à volonté, toujours le même pour une même action, quel que soit le genre d’image qui l’a sollicité à se produire. Mais la vérité est que le caractère de mouvements extérieurement identiques est intérieurement modifié, selon qu’ils donnent la réplique à une impression visuelle, tactile ou auditive. J’aperçois une multitude d’objets dans l’espace ; chacun d’eux, en tant que forme visuelle, sollicite mon activité. Je perds brusquement la vue. Sans doute je dispose encore de la même quantité et de la même qualité de mouvements dans l’espace ; mais ces mouvements ne peuvent plus être coordonnés à des impressions visuelles ; ils devront désormais suivre des impressions tactiles, par exemple, et il se dessinera sans doute dans le cerveau un nouvel arrangement ; les expansions protoplasmiques des éléments nerveux moteurs, dans l’écorce, seront en rapport avec un nombre beaucoup moins grand, cette fois, de ces éléments nerveux qu’on appelle sensoriels. Mon activité est donc bien réellement diminuée, en ce sens que si je peux produire les mêmes mouvements, les objets m’en fournissent moins l’occasion. Et par suite, l’interruption brusque de la conduction optique a eu pour effet essentiel, profond, de supprimer toute une partie des sollicitations de mon activité : or cette sollicitation, comme nous l’avons vu, est la perception même. Nous touchons ici du doigt l’erreur de ceux qui font naître la perception de l’ébranlement sensoriel proprement dit, et non d’une espèce de question posée à, notre activité motrice. Ils détachent cette activité motrice du processus perceptif, et comme elle paraît survivre à l’abolition de la perception, ils en concluent que la perception est localisée dans les éléments nerveux dits sensoriels. Mais la vérité est qu’elle n’est pas plus dans les centres sensoriels que dans les centres moteurs ; elle mesure la complexité de leurs rapports, et existe là où elle apparaît.
Les psychologues qui ont étudié l’enfance savent bien que notre représentation commence par être impersonnelle. C’est peu à peu, et à force d’inductions, qu’elle adopte notre corps pour centre et devient notre représentation. Le mécanisme de cette opération est d’ailleurs aisé à comprendre. À mesure que mon corps se déplace dans l’espace, toutes les autres images varient ; celle-ci, au contraire, demeure invariable. Je dois donc bien en faire un centre, auquel je rapporterai toutes les autres images. Ma croyance à un monde extérieur ne vient pas, ne peut pas venir, de ce que je projette hors de moi des sensations inextensives : comment ces sensations acquerraient-elles l’extension, et d’où pourrais-je tirer la notion de l’extériorité ? Mais si l’on accorde, comme l’expérience en fait foi, que l’ensemble des images est donné d’abord, je vois très bien comment mon corps finit par occuper dans cet ensemble une situation privilégiée. Et je comprends aussi comment naît alors la notion de l’intérieur et de l’extérieur, qui n’est au début que la distinction de mon corps et des autres corps. Partez en effet de mon corps, comme on le fait d’ordinaire ; vous ne me ferez jamais comprendre comment des impressions reçues à la surface de mon corps, et qui n’intéressent que ce corps, vont se constituer pour moi en objets indépendants et former un monde extérieur. Donnez-moi au contraire les images en général ; mon corps finira nécessairement par se dessiner au milieu d’elles comme une chose distincte, puisqu’elles changent sans cesse et qu’il demeure invariable. La distinction de l’intérieur et de l’extérieur se ramènera ainsi à celle de la partie et du tout. Il y a d’abord l’ensemble des images ; il y a, dans cet ensemble, des « centres d’action » contre lesquels les images intéressantes semblent se réfléchir ; c’est ainsi que les perceptions naissent et que les actions se préparent. Mon corps est ce qui se dessine au centre de ces perceptions ; ma personne est l’être auquel il faut rapporter ces actions. Les choses s’éclaircissent si l’on va ainsi de la périphérie de la représentation au centre, comme le fait l’enfant, comme nous y invitent l’expérience immédiate et le sens commun. Tout s’obscurcit au contraire, et les problèmes se multiplient, si l’on prétend aller, avec les théoriciens, du centre à la périphérie. D’où vient donc alors cette idée d’un monde extérieur construit artificiellement, pièce à pièce, avec des sensations inextensives dont on ne comprend ni comment elles arriveraient à former une surface étendue, ni comment elles se projetteraient ensuite en dehors de notre corps ? Pourquoi veut-on, contre toute apparence, que j’aille de mon moi conscient à mon corps, puis de mon corps aux autres corps, alors qu’en fait je me place d’emblée dans le monde matériel en général, pour limiter progressivement ce centre d’action qui s’appellera mon corps et le distinguer ainsi de tous les autres ? Il y a, dans cette croyance au caractère d’abord inextensif de notre perception extérieure, tant d’illusions réunies, on trouverait, dans cette idée que nous projetons hors de nous des états purement internes, tant de malentendus, tant de réponses boiteuses à des questions mal posées, que nous ne saurions prétendre à faire la lumière tout d’un coup. Nous espérons qu’elle se fera peu à peu, à mesure que nous montrerons plus clairement, derrière ces illusions, la confusion métaphysique de l’étendue indivisée et de l’espace homogène, la confusion psychologique de la « perception pure » et de la mémoire. Mais elles se rattachent en outre à des faits réels, que nous pouvons dès maintenant signaler pour en rectifier l’interprétation.
Le premier de ces faits est que nos sens ont besoin d’éducation. Ni la vue ni le toucher n’arrivent tout de suite à localiser leurs impressions. Une série de rapprochements et d’inductions est nécessaire, par lesquels nous coordonnons peu à peu nos impressions les unes aux autres. De là on saute à l’idée de sensations inextensives par essence, et qui constitueraient l’étendue en se juxtaposant. Mais qui ne voit que, dans l’hypothèse même où nous nous sommes placés, nos sens auront également besoin d’éducation, — non pas, sans doute, pour s’accorder avec les choses, mais pour se mettre d’accord entre eux ? Voici, au milieu de toutes les images, une certaine image que j’appelle mon corps et dont l’action virtuelle se traduit par une apparente réflexion, sur elles-mêmes, des images environnantes. Autant il y a pour mon corps de genres d’action possible, autant il y aura, pour les autres corps, de systèmes de réflexion différents, et chacun de ces systèmes correspondra à un de mes sens. Mon corps se conduit donc comme une image qui en réfléchirait d’autres en les analysant au point de vue des diverses actions à exercer sur elles. Et par suite, chacune des qualités perçues par mes différents sens dans le même objet symbolise une certaine direction de mon activité, un certain besoin. Maintenant, toutes ces perceptions d’un corps par mes divers sens vont-elles, en se réunissant, donner l’image complète de ce corps ? Non, sans doute, puisqu’elles ont été cueillies dans l’ensemble. Percevoir toutes les influences de tous les points de tous les corps serait descendre à l’état d’objet matériel. Percevoir consciemment signifie choisir, et la conscience consiste avant tout dans ce discernement pratique. Les perceptions diverses du même objet que donnent mes divers sens ne reconstitueront donc pas, en se réunissant, l’image complète de l’objet ; elles resteront séparées les unes des autres par des intervalles qui mesurent, en quelque sorte, autant de vides dans mes besoins : c’est pour combler ces intervalles qu’une éducation des sens est nécessaire. Cette éducation a pour fin d’harmoniser mes sens entre eux, de rétablir entre leurs données une continuité qui a été rompue par la discontinuité même des besoins de mon corps, enfin de reconstruire approximativement le tout de l’objet matériel. Ainsi s’expliquera, dans notre hypothèse, la nécessité d’une éducation des sens. Comparons cette explication à la précédente. Dans la première, des sensations inextensives de la vue se composeront avec des sensations inextensives du toucher et des autres sens pour donner, par leur synthèse, l’idée d’un objet matériel. Mais d’abord on ne voit pas comment ces sensations acquerront de l’extension ni surtout comment, une fois l’extension acquise en droit, s’expliquera la préférence de telle d’entre elles, en fait, pour tel point de l’espace. Et ensuite on peut se demander par quel heureux accord, en vertu de quelle harmonie préétablie, ces sensations d’espèces différentes vont se coordonner ensemble pour former un objet stable, désormais solidifié, commun à mon expérience et à celle de tous les hommes, soumis, vis-à-vis des autres objets, à ces règles inflexibles qu’on appelle les lois de la nature. Dans la seconde, au contraire, les « données de nos différents sens » sont des qualités des choses, perçues d’abord en elles plutôt qu’en nous : est-il étonnant qu’elles se rejoignent, alors que l’abstraction seule les a séparées ? — Dans la première hypothèse, l’objet matériel n’est rien de tout ce que nous apercevons : on mettra d’un côté le principe conscient avec les qualités sensibles, de l’autre une matière dont on ne peut rien dire, et qu’on définit par des négations parce qu’on l’a dépouillée d’abord de tout ce qui la révèle. Dans la seconde, une connaissance de plus en plus approfondie de la matière est possible. Bien loin d’en retrancher quelque chose d’aperçu, nous devons au contraire rapprocher toutes les qualités sensibles, en retrouver la parenté, rétablir entre elles la continuité que nos besoins ont rompue. Notre perception de la matière n’est plus alors relative ni subjective, du moins en principe et abstraction faite, comme nous le verrons tout à l’heure, de l’affection et surtout de la mémoire ; elle est simplement scindée par la multiplicité de nos besoins. — Dans la première hypothèse, l’esprit est aussi inconnaissable que la matière, car on lui attribue l’indéfinissable capacité d’évoquer des sensations, on ne sait d’où, et de les projeter, on ne sait pourquoi, dans un espace où elles formeront des corps. Dans la seconde, le rôle de la conscience est nettement défini : conscience signifie action possible ; et les formes acquises par l’esprit, celles qui nous en voilent l’essence, devront être écartées à la lumière de ce second principe. On entrevoit ainsi, dans notre hypothèse, la possibilité de distinguer plus clairement l’esprit de la matière, et d’opérer un rapprochement entre eux. Mais laissons de côté ce premier point, et arrivons au second.
Le second fait allégué consisterait dans ce qu’on a appelé pendant longtemps « l’énergie spécifique des nerfs ». On sait que l’excitation du nerf optique par un choc extérieur ou par un courant électrique donnera une sensation visuelle, que ce même courant électrique, appliqué au nerf acoustique ou au glosso-pharyngien, fera percevoir une saveur ou entendre un son. De ces faits très particuliers on passe à ces deux lois très générales que des causes différentes, agissant sur le même nerf, excitent la même sensation, et que la même cause, agissant sur des nerfs différents, provoque des sensations différentes. Et de ces lois elles-mêmes on infère que nos sensations sont simplement des signaux, que le rôle de chaque sens est de traduire dans sa langue propre des mouvements homogènes et mécaniques s’accomplissant dans l’espace. D’où enfin, l’idée de scinder notre perception en deux parts distinctes, désormais incapables de se rejoindre : d’un côté les mouvements homogènes dans l’espace, de l’autre les sensations inextensives dans la conscience. Il ne nous appartient pas d’entrer dans l’examen des problèmes physiologiques que l’interprétation des deux lois soulève : de quelque manière que l’on comprenne ces lois, soit qu’on attribue l’énergie spécifique aux nerfs, soit qu’on la reporte dans les centres, on se heurte à d’insurmontables difficultés. Mais ce sont les lois elles-mêmes qui paraissent de plus en plus problématiques. Déjà Lotze en avait soupçonné la fausseté. Il attendait, pour y croire, « que des ondes sonores donnassent à l’œil la sensation de lumière, ou que des vibrations lumineuses fissent entendre un son à l’oreille 4 ». La vérité est que tous les faits allégués paraissent se ramener à un seul type : l’excitant unique capable de produire des sensations différentes, les excitants multiples capables d’engendrer une même sensation, sont ou le courant électrique ou une cause mécanique capable de déterminer dans l’organe une modification de l’équilibre électrique. Or, on peut se demander si l’excitation électrique ne comprendrait pas des composantes diverses, répondant objectivement à des sensations de différents genres, et si le rôle de chaque sens ne serait pas simplement d’extraire du tout la composante qui l’intéresse : ce seraient bien alors les mêmes excitations qui donneraient les mêmes sensations, et des excitations diverses qui provoqueraient des sensations différentes. Pour parler avec plus de précision, il est difficile d’admettre que l’électrisation de la langue, par exemple, n’occasionne pas des modifications chimiques ; or ce sont ces modifications que nous appelons, dans tous les cas, des saveurs. D’autre part, si le physicien a pu identifier la lumière avec une perturbation électro-magnétique, on peut dire inversement que ce qu’il appelle ici une perturbation électro-magnétique est de la lumière, de sorte que ce serait bien de la lumière que le nerf optique percevrait objectivement dans l’électrisation. Pour aucun sens la doctrine de l’énergie spécifique ne paraissait plus solidement établie que pour l’oreille nulle part aussi l’existence réelle de la chose perçue n’est devenue plus probable. Nous n’insistons pas sur ces faits, parce qu’on en trouvera l’exposé et la discussion approfondie dans un ouvrage récent 5. Bornons-nous à faire remarquer que les sensations dont on parle ici ne sont pas des images perçues par nous hors de notre corps, mais plutôt des affections localisées dans notre corps même. Or il résulte de la nature et de la destination de notre corps, comme nous allons voir, que chacun de ses éléments dits sensitifs a son action réelle propre, qui doit être de même genre que son action virtuelle, sur les objets extérieurs qu’il perçoit ordinairement, de sorte qu’on comprendrait ainsi pourquoi chacun des nerfs sensitifs paraît vibrer selon un mode déterminé de sensation. Mais, pour élucider ce point, il convient d’approfondir la nature de l’affection. Nous sommes conduits, par là même, au troisième et dernier argument que nous voulions examiner.
Ce troisième argument se tire de ce qu’on passe, par degrés insensibles, de l’état représentatif, qui occupe de l’espace à l’état affectif qui paraît inétendu. De là on conclut à l’inextension naturelle et nécessaire de toute sensation, l’étendue s’ajoutant à la sensation, et le processus de la perception consistant dans une extériorisation d’états internes. Le psychologue part en effet de son corps, et comme les impressions reçues à la périphérie de ce corps lui semblent suffire à la reconstitution de l’univers matériel tout entier, c’est à son corps qu’il réduit d’abord l’univers. Mais cette première position n’est pas tenable ; son corps n’a et ne peut avoir ni plus ni moins de réalité que tous les autres corps. Il faut donc aller plus loin, suivre jusqu’au bout l’application du principe, et après avoir rétréci l’univers à la surface du corps vivant, contracter ce corps lui-même en un centre qu’on finira par supposer inétendu. Alors, de ce centre on fera partir des sensations inextensives qui s’enfleront, pour ainsi dire, se grossiront en extension, et finiront par donner notre corps étendu d’abord, puis tous les autres objets matériels. Mais cette étrange supposition serait impossible, s’il n’y avait précisément entre les images et les idées, celles-ci inétendues et celles-là étendues, une série d’états intermédiaires, plus ou moins confusément localisés, qui sont les états affectifs. Notre entendement, cédant à son illusion habituelle, pose ce dilemme qu’une chose est étendue ou ne l’est pas ; et comme l’état affectif participe vaguement de l’étendue, est imparfaitement localisé, il en conclut que cet état est absolument inextensif, Mais alors les degrés successifs de l’extension, et l’étendue elle-même, vont s’expliquer par je ne sais quelle propriété acquise des états inextensifs ; l’histoire de la perception va devenir celle d’états internes et inextensifs s’étendant et se projetant au dehors. Veut-on mettre cette argumentation sous une autre forme ? Il n’y a guère de perception qui ne puisse, par un accroissement de l’action de son objet sur notre corps, devenir affection et plus particulièrement douleur. Ainsi, on passe insensiblement du contact de l’épingle à la piqûre. Inversement, la douleur décroissante coïncide peu à peu avec la perception de sa cause et s’extériorise, pour ainsi dire, en représentation. Il semble donc bien qu’il y ait une différence de degré, et non pas de nature, entre l’affection et la perception. Or la première est intimement liée à mon existence personnelle : que serait, en effet, une douleur détachée du sujet qui la ressent ? Il faut donc bien, semble-t-il, qu’il en soit ainsi de la seconde, et que la perception extérieure se constitue par la projection, dans l’espace, de l’affection devenue inoffensive. Réalistes et idéalistes s’accordent à raisonner de cette manière. Ceux-ci ne voient rien autre chose, dans l’univers matériel, qu’une synthèse d’états subjectifs et inextensifs ; ceux-là ajoutent qu’il y a, derrière cette synthèse, une réalité indépendante qui y correspond ; mais les uns et les autres concluent, du passage graduel de l’affection à la représentation, que la représentation de l’univers matériel est relative, subjective, et, pour ainsi dire, qu’elle est sortie de nous, au lieu que nous nous soyons d’abord dégagés d’elle.
Avant de critiquer cette interprétation contestable d’un fait exact, montrons qu’elle n’aboutit à expliquer, qu’elle ne réussit même à éclaircir, ni la nature de la douleur ni celle de la perception. Que des états affectifs essentiellement liés à ma personne, et qui s’évanouiraient si je disparaissais, arrivent, par le seul effet d’une diminution d’intensité, à acquérir l’extension, à prendre une place déterminée dans l’espace, à constituer une expérience stable, toujours d’accord avec elle-même et avec l’expérience des autres hommes, c’est ce qu’on arrivera difficilement à nous faire comprendre. Quoi qu’on fasse, on sera amené à rendre aux sensations, sous une forme ou sous une autre, d’abord l’extension, puis l’indépendance dont on voulait se passer. Mais, d’autre part, l’affection ne sera guère plus claire, dans cette hypothèse, que la représentation. Car si l’on ne voit pas comment des affections, en diminuant d’intensité, deviennent des représentations, on ne comprend pas davantage comment le même phénomène, qui était donné d’abord comme perception, devient affection par un accroissement d’intensité. Il y a dans la douleur quelque chose de positif et d’actif, qu’on explique mal en disant, avec certains philosophes, qu’elle consiste dans une représentation confuse. Mais là n’est pas encore la difficulté principale. Que l’augmentation graduelle de l’excitant finisse par transformer la perception en douleur, c’est incontestable ; il n’en est pas moins vrai que la transformation se dessine à partir d’un moment précis : pourquoi ce moment plutôt qu’un autre ? et quelle est la raison spéciale qui fait qu’un phénomène dont je n’étais d’abord que le spectateur indifférent acquiert tout à coup pour moi un intérêt vital ? Je ne saisis donc, dans cette hypothèse, ni pourquoi, à tel moment déterminé, une diminution d’intensité dans le phénomène lui confère un droit à l’extension et à une apparente indépendance, ni comment un accroissement d’intensité crée, à un moment plutôt qu’à un autre, cette propriété nouvelle, source d’action positive, qu’on nomme douleur.
Revenons maintenant à notre hypothèse, et montrons comment l’affection doit, à un moment déterminé, surgir de l’image. Nous comprendrons aussi comment on passe d’une perception, qui occupe de l’étendue, à une affection qu’on croit inextensive. Mais quelques remarques préliminaires sont indispensables sur la signification réelle de la douleur.
Quand un corps étranger touche un des prolongements de l’amibe, ce prolongement se rétracte ; chaque partie de la masse protoplasmique est donc également capable de recevoir l’excitation et de réagir contre elle ; perception et mouvement se confondent ici en une propriété unique qui est la contractilité. Mais à mesure que l’organisme se complique, le travail se divise, les fonctions se différencient, et les éléments anatomiques ainsi constitués aliènent leur indépendance. Dans un organisme tel que le nôtre, les fibres dites sensitives sont exclusivement chargées de transmettre des excitations à une région centrale d’où l’ébranlement se propagera à des éléments moteurs. Il semble donc qu’elles aient renoncé à l’action individuelle pour concourir, en qualité de sentinelles avancées, aux évolutions du corps tout entier. Mais elles n’en demeurent pas moins exposées, isolément, aux mêmes causes de destruction qui menacent l’organisme dans son ensemble : et tandis que cet organisme a la faculté de se mouvoir pour échapper au danger ou pour réparer ses pertes, l’élément sensitif conserve l’immobilité relative à laquelle la division du travail le condamne. Ainsi naît la douleur, laquelle n’est point autre chose, selon nous, qu’un effort de l’élément lésé pour remettre les choses en place, — une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible. Toute douleur doit donc consister dans un effort, et dans un effort impuissant. Toute douleur est un effort local, et c’est cet isolement même de l’effort qui est cause de son impuissance, parce que l’organisme, en raison de la solidarité de ses parties, n’est plus apte qu’aux effets d’ensemble. C’est aussi parce que l’effort est local que la douleur est absolument disproportionnée au danger couru par l’être vivant : le danger peut être mortel et la douleur légère ; la douleur peut être insupportable (comme celle d’un mal de dents) et le péril insignifiant. Il y a donc, il doit y avoir un moment précis où la douleur intervient : c’est lorsque la portion intéressée de l’organisme, au lieu d’accueillir l’excitation, la repousse. Et ce n’est pas seulement une différence de degré qui sépare la perception de l’affection, mais une différence de nature.
Ceci posé, nous avons considéré le Corps vivant comme une espèce de centre d’où se réfléchit, sur les objets environnants, l’action que ces objets exercent sur lui : en cette réflexion consiste la perception extérieure. Mais ce centre n’est pas un point mathématique : c’est un corps, exposé, comme tous les corps de la nature, à l’action des causes extérieures qui menacent de le désagréger. Nous venons de voir qu’il résiste à l’influence de ces causes. Il ne se borne pas à réfléchir l’action du dehors ; il lutte, et absorbe ainsi — quelque chose de cette action. Là serait la source de l’affection. On pourrait donc dire, par métaphore, que si la perception mesure le pouvoir réflecteur du corps, l’affection en mesure le pouvoir absorbant.
Mais ce n’est là qu’une métaphore. Il faut voir de plus près les choses, et bien comprendre que la nécessité de l’affection découle de l’existence de la perception elle-même. La perception, entendue comme nous l’entendons, mesure notre action possible sur les choses et par là, inversement, l’action possible des choses sur nous. Plus grande est la puissance d’agir du corps (symbolisée par une complication supérieure du système nerveux), plus vaste est le champ que la perception embrasse. La distance qui sépare notre corps d’un objet perçu mesure donc véritablement la plus ou moins grande imminence d’un danger, la plus ou moins prochaine échéance d’une promesse. Et par suite, notre perception d’un objet distinct de notre corps, séparé de notre corps par un intervalle, n’exprime jamais qu’une action virtuelle. Mais plus la distance décroît entre cet objet et notre corps, plus, en d’autres termes, le danger devient urgent ou la promesse immédiate, plus l’action virtuelle tend à se transformer en action réelle. Passez maintenant à la limite, supposez que la distance devienne nulle, c’est-à-dire que l’objet à percevoir coïncide avec notre corps, c’est-à-dire enfin que notre propre corps soit l’objet à percevoir. Alors ce n’est plus une action virtuelle, mais une action réelle que cette perception toute spéciale exprimera : l’affection consiste en cela même. Nos sensations sont donc à nos perceptions ce que l’action réelle de notre corps est à son action possible ou virtuelle. Son action virtuelle concerne les autres objets et se dessine dans ces objets ; son action réelle le concerne lui-même et se dessine par conséquent en lui. Tout se passera donc enfin comme si, par un véritable retour des actions réelles et virtuelles à leurs points d’application ou d’origine, les images extérieures étaient réfléchies par notre corps dans l’espace qui l’environne, et les actions réelles arrêtées par lui à l’intérieur de sa substance. Et c’est pourquoi sa surface, limite commune de l’extérieur et de l’intérieur, est la seule portion de l’étendue qui soit à la fois perçue et sentie.
Cela revient toujours à dire que ma perception est en dehors de mon corps, et mon affection au contraire dans mon corps. De même que les objets extérieurs sont perçus par moi où ils sont, en eux et non pas en moi, ainsi mes états affectifs sont éprouvés là où ils se produisent, c’est-à-dire en un point déterminé de mon corps. Considérez ce système d’images qui s’appelle le monde matériel. Mon corps est l’une d’elles. Autour de cette image se dispose la représentation, c’est-à-dire son influence éventuelle sur les autres. En elle se produit l’affection, c’est-à-dire son effort actuel sur elle-même. Telle est bien, au fond, la différence que chacun de nous établit naturellement, spontanément, entre une image et une sensation. Quand nous disons que l’image existe en dehors de nous, nous entendons par là qu’elle est extérieure à notre corps. Quand nous parlons de la sensation comme d’un état intérieur, nous voulons dire qu’elle surgit dans notre corps. Et c’est pourquoi nous affirmons que la totalité des images perçues subsiste, même si notre corps s’évanouit, tandis que nous ne pouvons supprimer notre corps sans faire évanouir nos sensations.
Par là nous entrevoyons la nécessité d’une première correction à notre théorie de la perception pure. Nous avons raisonné comme si notre perception était une partie des images détachée telle quelle de leur substance, comme si, exprimant l’action virtuelle de l’objet sur notre corps ou de notre corps sur l’objet, elle se bornait à isoler de l’objet total l’aspect qui nous en intéresse. Mais il faut tenir compte de ce que notre corps n’est pas un point mathématique dans l’espace, de ce que ses actions virtuelles se compliquent et s’imprègnent d’actions réelles, ou, en d’autres termes, de ce qu’il n’y a pas de perception sans affection. L’affection est donc ce que nous mêlons de l’intérieur de notre corps à l’image des corps extérieurs ; elle est ce qu’il faut extraire d’abord de la perception pour retrouver la pureté de l’image. Mais le psychologue qui ferme les yeux sur la différence de nature, sur la différence de fonction entre la perception et la sensation, — celle-ci enveloppant une action réelle et celle-là une action simplement possible, — ne peut plus trouver entre elles qu’une différence de degré. Profitant de ce que la sensation (à cause de l’effort confus qu’elle enveloppe) n’est que vaguement localisée, il la déclare tout de suite inextensive, et il fait dès lors de la sensation en général l’élément simple avec lequel nous obtenons par voie de composition les images extérieures. La vérité est que l’affection n’est pas la matière première dont la perception est faite ; elle est bien plutôt l’impureté qui s’y mêle. Nous saisissons ici, à son origine, l’erreur qui conduit le psychologue à considérer tour à tour la sensation comme inextensive et la perception comme un agrégat de sensations. Cette erreur se fortifie en route, comme nous verrons, des arguments qu’elle emprunte à une fausse conception du rôle de l’espace et de la nature de l’étendue. Mais elle a en outre pour elle des faits mal interprétés, qu’il convient dès maintenant d’examiner.
D’abord, il semble que la localisation d’une sensation affective en un endroit du corps exige une véritable éducation. Un certain temps s’écoule avant que l’enfant arrive à toucher du doigt le point précis de la peau où il a été piqué. Le fait est incontestable, mais tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’un tâtonnement est nécessaire pour coordonner les impressions douloureuses de la peau, qui a reçu la piqûre, à celles du sens musculaire, qui dirige les mouvements du bras et de la main. Nos affections internes, comme nos perceptions externes, se répartissent en genres différents. Ces genres, comme ceux de la perception, sont discontinus, séparés par des intervalles que comble l’éducation. Il ne suit nullement de là qu’il n’y ait pas, pour chaque genre d’affection, une localisation immédiate d’un certain genre, une couleur locale qui lui soit propre. Allons plus loin : si l’affection n’a pas cette couleur locale tout de suite, elle ne l’aura jamais. Car tout ce que l’éducation pourra faire sera d’associer à la sensation affective présente l’idée d’une certaine perception possible de la vue et du toucher, de sorte qu’une affection déterminée évoque l’image d’une perception visuelle ou tactile, déterminée également. Il faut donc bien qu’il y ait, dans cette affection même, quelque chose qui la distingue des autres affections du même genre et permette de la rattacher à telle donnée possible de la vue ou du toucher plutôt qu’à toute autre. Mais cela ne revient-il pas à dire que l’affection possède, dès le début, une certaine détermination extensive ?
On allègue encore les localisations erronées, l’illusion des amputés (qu’il y aurait lieu, d’ailleurs, de soumettre à un nouvel examen). Mais que conclure de là, sinon que l’éducation subsiste une fois reçue, et que les données de la mémoire, plus utiles dans la vie pratique, déplacent celles de la conscience immédiate ? Il nous est indispensable, en vue de l’action, de traduire notre expérience affective en données possibles de la vue, du toucher et du sens musculaire. Une fois cette traduction établie, l’original pâlit, mais elle n’aurait jamais pu se faire si l’original n’avait été posé d’abord, et si la sensation affective n’avait pas été, dès le début, localisée par sa seule force et à sa manière.
Mais le psychologue a une très grande peine à accepter cette idée du sens commun. De même que la perception, à ce qu’il lui semble, ne pourrait être dans les choses perçues que si les choses percevaient, ainsi une sensation ne pourrait être dans le nerf que si le nerf sentait : or le nerf ne sent évidemment pas. On va donc prendre la sensation au point où le sens commun la localise, l’en extraire, la rapprocher du cerveau, dont elle paraît dépendre plus encore que du nerf ; et on aboutirait ainsi, logiquement, à la mettre dans le cerveau. Mais on s’aperçoit bien vite que si elle n’est pas au point où elle paraît se produire, elle ne pourra pas davantage être ailleurs ; que si elle n’est pas dans le nerf, elle ne sera pas non plus dans le cerveau ; car pour expliquer sa projection du centre à la périphérie, une certaine force est nécessaire, qu’on devra attribuer à une conscience plus ou moins active. Il faudra donc aller plus loin, et après avoir fait converger les sensations vers le centre cérébral, les pousser tout à la fois hors du cerveau et hors de l’espace. On se représentera alors des sensations absolument inextensives, et d’autre part un espace vide, indifférent aux sensations qui viendront s’y projeter ; puis on s’épuisera en efforts de tout genre pour nous faire comprendre comment les sensations inextensives acquièrent de l’étendue, et choisissent, pour s’y localiser, tels points de l’espace de préférence à tous les autres. Mais cette doctrine n’est pas seulement incapable de nous montrer clairement comment l’inétendu s’étend ; elle rend également inexplicables l’affection, l’extension et la représentation. Elle devra se donner les états affectifs comme autant d’absolus, dont on ne voit pas pourquoi ils apparaissent ou disparaissent à tels ou tels moments dans la conscience. Le passage de l’affection à la représentation restera enveloppé d’un mystère aussi impénétrable, parce que, nous le répétons, on ne trouvera jamais dans des états intérieurs, simples et inextensifs, une raison pour qu’ils adoptent de préférence tel ou tel ordre déterminé dans l’espace. Et enfin la représentation elle-même devra être posée comme un absolu : on ne voit ni son origine, ni sa destination.
Les choses s’éclaircissent, au contraire, si l’on part de la représentation même, c’est-à-dire de la totalité des images perçues. Ma perception, à l’état pur, et isolée de ma mémoire, ne va pas de mon corps aux autres corps : elle est dans l’ensemble des corps d’abord, puis peu à peu se limite, et adopte mon corps pour centre. Et elle y est amenée justement par l’expérience de la double faculté que ce corps possède d’accomplir des actions et d’éprouver des affections, en un mot par l’expérience du pouvoir sensori-moteur d’une certaine image, privilégiée entre toutes les images. D’un côté, en effet, cette image occupe toujours le centre de la représentation, de manière que les autres images s’échelonnent autour d’elle dans l’ordre même où elles pourraient subir son action ; de l’autre, j’en perçois l’intérieur, le dedans, par des sensations que j’appelle affectives, au lieu d’en connaître seulement, comme des autres images, la pellicule superficielle. Il y a donc, dans l’ensemble des images, une image favorisée, perçue dans ses profondeurs et non plus simplement à sa surface, siège d’affection en même temps que source d’action : c’est cette image particulière que j’adopte pour centre de mon univers et pour base physique de ma personnalité.
Mais avant d’aller plus loin et d’établir une relation précise entre la personne et les images où elle s’installe, résumons brièvement, en l’opposant aux analyses de la psychologie usuelle, la théorie que nous venons d’esquisser de la « perception pure ».
Nous allons revenir, pour simplifier l’exposition, au sens de la vue que nous avions choisi comme exemple. On se donne d’ordinaire des sensations élémentaires, correspondant aux impressions reçues par les cônes et bâtonnets de la rétine. C’est avec ces sensations qu’on va reconstituer la perception visuelle. Mais d’abord il n’y a pas une rétine, il y en a deux. Il faudra donc expliquer comment deux sensations, supposées distinctes, se fondent en une perception unique, répondant à ce que nous appelons un point de l’espace.
Supposons cette question résolue. Les sensations dont on parle sont inextensives. Comment reçoivent-elles l’extension ? Qu’on voie dans l’étendue un cadre tout prêt à recevoir les sensations ou un effet de la seule simultanéité de sensations qui coexistent dans la conscience sans se fondre ensemble, dans un cas comme dans l’autre on introduira avec l’étendue quelque chose de nouveau, dont on ne rendra pas compte, et le processus par lequel la sensation rejoint l’étendue, le choix par chaque sensation élémentaire d’un point déterminé de l’espace, demeureront inexpliqués.
Passons sur cette difficulté. Voici l’étendue visuelle constituée. Comment rejoint-elle à son tour l’étendue tactile ? Tout ce que ma vue constate dans l’espace, mon toucher le vérifie. Dira-t-on que les objets se constituent précisément par la coopération de la vue et du toucher, et que l’accord des deux sens dans la perception s’explique par ce fait que l’objet perçu est leur œuvre commune ? Mais on ne saurait rien admettre ici de commun, au point de vue de la qualité, entre une sensation visuelle élémentaire et une sensation tactile, puisqu’elles appartiendraient à deux genres entièrement différents. La correspondance entre l’étendue visuelle et l’étendue tactile ne peut donc s’expliquer que par le parallélisme de l’ordre des sensations visuelles à l’ordre des sensations tactiles. Nous voici donc obligés de supposer, en outre des sensations visuelles, en outre des sensations tactiles, un certain ordre qui leur est commun, et qui, par conséquent, doit être indépendant des unes et des autres. Allons plus loin : cet ordre est indépendant de notre perception individuelle, puisqu’il apparaît de même à tous les hommes, et constitue un monde matériel où des effets sont enchaînés à des causes, où les phénomènes obéissent à des lois. Nous nous trouvons donc enfin conduits à l’hypothèse d’un ordre objectif et indépendant de nous, c’est-à-dire d’un monde matériel distinct de la sensation.
Nous avons, à mesure que nous avancions, multiplié les données irréductibles et grossi l’hypothèse simple d’où nous étions partis. Mais y avons-nous gagné quelque chose ? Si la matière à laquelle nous aboutissons est indispensable pour nous faire comprendre le merveilleux accord des sensations entre elles, nous ne connaissons rien d’elle puisque nous devons lui dénier toutes les qualités aperçues, toutes les sensations dont elle a simplement à expliquer la correspondance. Elle n’est donc, elle ne peut être rien de ce que nous connaissons, rien de ce que nous imaginons. Elle demeure à l’état d’entité mystérieuse.
Mais notre propre nature, le rôle et la destination de notre personne, demeurent enveloppés d’un aussi grand mystère. Car d’où sortent, comment naissent, et à quoi doivent servir ces sensations élémentaires, inextensives, qui vont se développer dans l’espace ? Il faut les poser comme autant d’absolus, dont on ne voit ni l’origine ni la fin. Et à supposer qu’il faille distinguer, en chacun de nous, l’esprit et le corps, on ne peut rien connaître ni du corps, ni de l’esprit, ni du rapport qu’ils soutiennent entre eux.
Maintenant, en quoi consiste notre hypothèse et sur quel point précis se sépare-t-elle de l’autre ? Au lieu de partir de l’affection, dont on ne peut rien dire puisqu’il n’y a aucune raison pour qu’elle soit ce qu’elle est plutôt que tout autre chose, nous partons de l’action, c’est-à-dire de la faculté que nous avons d’opérer des changements dans les choses, faculté attestée par la conscience et vers laquelle paraissent converger toutes les puissances du corps organisé. Nous nous plaçons donc d’emblée dans l’ensemble des images étendues, et dans cet univers matériel nous apercevons précisément des centres d’indétermination, caractéristiques de la vie. Pour que des actions rayonnent de ces centres, il faut que les mouvements ou influences des autres images soient d’une part recueillis, de l’autre utilisés. La matière vivante, sous sa forme la plus simple et à l’état homogène, accomplit déjà cette fonction, en même temps qu’elle se nourrit ou se répare. Le progrès de cette matière consiste à répartir ce double travail entre deux catégories d’organes, dont les premiers, appelés organes de nutrition, sont destinés à entretenir les seconds : ces derniers sont faits pour agir ; ils ont pour type simple une chaîne d’éléments nerveux, tendue entre deux extrémités dont l’une recueille des impressions extérieures et dont l’autre accomplit des mouvements. Ainsi, pour revenir à l’exemple de la perception visuelle, le rôle des cônes et des bâtonnets sera simplement de recevoir des ébranlements qui s’élaboreront ensuite en mouvements accomplis ou naissants. Aucune perception ne peut résulter de là, et nulle part, dans le système nerveux, il n’y a de centres conscients ; mais la perception naît de la même cause qui a suscité la chaîne d’éléments nerveux avec les organes qui la soutiennent et avec la vie en général : elle exprime et mesure la puissance d’agir de l’être vivant, l’indétermination du mouvement ou de l’action qui suivra l’ébranlement recueilli. Cette indétermination, comme nous l’avons montré, se traduira par une réflexion sur elles-mêmes, ou mieux par une division des images qui entourent notre corps ; et comme la chaîne d’éléments nerveux qui reçoit, arrête et transmet des mouvements est justement le siège et donne la mesure de cette indétermination, notre perception suivra tout le détail et paraîtra exprimer toutes les variations de ces éléments nerveux eux-mêmes. Notre perception, à l’état pur, ferait donc véritablement partie des choses. Et la sensation proprement dite, bien loin de jaillir spontanément des profondeurs de la conscience pour s’étendre, en s’affaiblissant, dans l’espace, coïncide avec les modifications nécessaires que subit, au milieu des images qui l’influencent, cette image particulière que chacun de nous appelle son corps.
Telle est la théorie simplifiée, schématique, que nous avions annoncée de la perception extérieure. Ce serait la théorie de la perception pure. Si on la tenait pour définitive, le rôle de notre conscience, dans la perception, se bornerait à relier par le fil continu de la mémoire une série ininterrompue de visions instantanées, qui feraient partie des choses plutôt que de nous. Que notre conscience ait surtout ce rôle dans la perception extérieure, c’est d’ailleurs ce qu’on peut déduire a priori de la définition même des corps vivants. Car si ces corps ont pour objet de recevoir des excitations pour les élaborer en réactions imprévues, encore le choix de la réaction ne doit-il pas s’opérer au hasard. Ce choix s’inspire, sans aucun doute, des expériences passées, et la réaction ne se fait pas sans un appel au souvenir que des situations analogues ont pu laisser derrière elles. L’indétermination des actes à accomplir exige donc, pour ne pas se confondre avec le pur caprice, la conservation des images perçues. On pourrait dire que nous n’avons pas de prise sur l’avenir sans une perspective égale et correspondante sur le passé, que la poussée de notre activité en avant fait derrière elle un vide où les souvenirs se précipitent, et que la mémoire est ainsi la répercussion, dans la sphère de la connaissance, de l’indétermination de notre volonté. — Mais l’action de la mémoire s’étend beaucoup plus loin et plus profondément encore que ne le laisserait deviner cet examen superficiel. Le moment est venu de réintégrer la mémoire dans la perception, de corriger par là ce que nos conclusions peuvent avoir d’exagéré, et de déterminer ainsi avec plus de précision le point de contact entre la conscience et les choses, entre le corps et l’esprit.
Disons d’abord que si l’on pose la mémoire, c’est-à-dire une survivance des images passées, ces images se mêleront constamment à notre perception du présent et pourront même s’y substituer. Car elles ne se conservent que pour se rendre utiles : à tout instant elles complètent l’expérience présente en l’enrichissant de l’expérience acquise ; et comme celle-ci va sans cesse en grossissant, elle finira par recouvrir et par submerger l’autre. Il est incontestable que le fond d’intuition réelle, et pour ainsi dire instantanée, sur lequel s’épanouit notre perception du monde extérieur est peu de chose en comparaison de tout ce que notre mémoire y ajoute. Justement parce que le souvenir d’intuitions antérieures analogues est plus utile que l’intuition même, étant lié dans notre mémoire à toute la série des événements subséquents et pouvant par là mieux éclairer notre décision, il déplace l’intuition réelle, dont le rôle n’est plus alors — nous le prouverons plus loin — que d’appeler le souvenir, de lui donner un corps, de le rendre actif et par là actuel. Nous avions donc raison de dire que la coïncidence de la perception avec l’objet perçu existe en droit plutôt qu’en fait. Il faut tenir compte de ce que percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir, de ce que nous mesurons pratiquement le degré de réalité au degré d’utilité, de ce que nous avons tout intérêt enfin à ériger en simples signes du réel ces intuitions immédiates qui coïncident, au fond, avec la réalité Même. Mais nous découvrons ici l’erreur de ceux qui voient dans la perception une projection extérieure de sensations inextensives, tirées de notre propre fond, puis développées dans l’espace. Ils n’ont pas de peine à montrer que notre perception complète est grosse d’images qui nous appartiennent personnellement, d’images extériorisées c’est-à-dire, en somme, remémorées) ; ils oublient seulement qu’un fond impersonnel demeure, où la perception coïncide avec l’objet perçu, et que ce fond est l’extériorité même.
L’erreur capitale, l’erreur qui, remontant de la psychologie à la métaphysique, finit par nous masquer la connaissance du corps aussi bien que celle de l’esprit, est celle qui consiste à ne voir qu’une différence d’intensité, au lieu d’une différence de nature, entre la perception pure et le souvenir. Nos perceptions sont sans doute imprégnées de souvenirs, et inversement un souvenir, comme nous le montrerons plus loin, ne redevient présent qu’en empruntant le corps de quelque perception où il s’insère. Ces deux actes, perception et souvenir, se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leurs substances par un phénomène d’endosmose. Le rôle du psychologue serait de les dissocier, de rendre à chacun d’eux sa pureté naturelle : ainsi s’éclairciraient bon nombre des difficultés que soulève la psychologie, et peut-être aussi la métaphysique. Mais point du tout. On veut que ces états mixtes, tous composés, à doses inégales, de perception pure et de souvenir pur, soient des états simples. Par là on se condamne à ignorer aussi bien le souvenir pur que la perception pure, à ne plus connaître qu’un seul genre de phénomène, qu’on appellera tantôt souvenir et tantôt perception selon que prédominera en lui l’un ou l’autre de ces deux aspects, et par conséquent à ne trouver entre la perception et le souvenir qu’une différence de degré, et non plus de nature. Cette erreur a pour premier effet, comme on le verra en détail, de vicier profondément la théorie de la mémoire ; car en faisant du souvenir une perception plus faible, on méconnaît la différence essentielle qui sépare le passé du présent, on renonce à comprendre les phénomènes de la reconnaissance et plus généralement le mécanisme de l’inconscient. Mais inversement, et parce qu’on a fait du souvenir une perception plus faible, on ne pourra plus voir dans la perception qu’un souvenir plus intense. On raisonnera comme si elle nous était donnée, à la manière d’un souvenir, comme un état intérieur, comme une simple modification de notre personne. On méconnaîtra l’acte originel et fondamental de la perception, cet acte, constitutif de la perception pure, par lequel nous nous plaçons d’emblée dans les choses. Et la même erreur, qui s’exprime en psychologie par une impuissance radicale à expliquer le mécanisme de la mémoire, imprégnera profondément, en métaphysique, les conceptions idéaliste et réaliste de la matière.
Pour le réalisme, en effet, l’ordre invariable des phénomènes de la nature réside dans une cause distincte de nos perceptions mêmes, soit que cette cause doive rester inconnaissable, soit que nous puissions l’atteindre par un effort (toujours plus ou moins arbitraire) de construction métaphysique. Pour l’idéaliste au contraire, ces perceptions sont le tout de la réalité, et l’ordre invariable des phénomènes de la nature n’est que le symbole par lequel nous exprimons, à côté des perceptions réelles, les perceptions possibles. Mais pour le réalisme comme pour l’idéalisme les perceptions sont des « hallucinations vraies », des états du sujet projetés hors de lui ; et les deux doctrines diffèrent simplement en ce que dans l’une ces états constituent la réalité, tandis que dans l’autre ils vont la rejoindre.
Mais cette illusion en recouvre encore une autre, qui s’étend à la théorie de la connaissance en général. Ce qui constitue le monde matériel, avons-nous dit, ce sont des objets, ou, si l’on aime mieux, des images, dont toutes les parties agissent et réagissent par des mouvements les unes sur les autres. Et ce qui constitue notre perception pure, c’est, au sein même de ces images, notre action naissante qui se dessine. L’actualité de notre perception consiste donc dans son activité, dans les mouvements qui la prolongent, et non dans sa plus grande intensité : le passé n’est qu’idée, le présent est idéo-moteur. Mais c’est là ce qu’on s’obstine à ne pas voir, parce qu’on tient la perception pour une espèce de contemplation, parce qu’on lui attribue toujours une fin purement spéculative, parce qu’on veut qu’elle vise à je ne sais quelle connaissance désintéressée : comme si, en l’isolant de l’action, en coupant ainsi ses attaches avec le réel, on ne la rendait pas à la fois inexplicable et inutile ! Mais dès lors toute différence est abolie entre la perception et le souvenir, puisque le passé est par essence ce qui n’agit plus, et qu’en méconnaissant ce caractère du passé on devient incapable de le distinguer réellement du présent, c’est-à-dire de l’agissant. Il ne pourra donc subsister entre la perception et la mémoire qu’une simple différence de degré, et pas plus dans l’une que dans l’autre le sujet ne sortira de lui-même. Rétablissons au contraire le caractère véritable de la perception ; montrons, dans la perception pure, un système d’actions naissantes qui plonge dans le réel par ses racines profondes : cette perception se distinguera radicalement du souvenir ; la réalité des choses ne sera plus construite ou reconstruite, mais touchée, pénétrée, vécue ; et le problème pendant entre le réalisme et l’idéalisme, au lieu de se perpétuer dans des discussions métaphysiques, devra être tranché par l’intuition.
Mais par là aussi nous apercevrons clairement la position à prendre entre l’idéalisme et le réalisme, réduits l’un et l’autre à ne voir dans la matière qu’une construction ou une reconstruction exécutée par l’esprit. Suivant en effet jusqu’au bout le principe que nous avons posé, et d’après lequel la subjectivité de notre perception consisterait surtout dans l’apport de notre mémoire, nous dirons que les qualités sensibles de la matière elles-mêmes seraient connues en soi, du dedans et non plus du dehors, si nous pouvions les dégager de ce rythme particulier de durée qui caractérise notre conscience. Notre perception pure, en effet, si rapide qu’on la suppose, occupe une certaine épaisseur de durée, de sorte que nos perceptions successives ne sont jamais des moments réels des choses, comme nous l’avons supposé jusqu’ici, mais des moments de notre conscience. Le rôle théorique de la conscience dans la perception extérieure, disions-nous, serait de relier entre elles, par le fil continu de la mémoire, des visions instantanées du réel. Mais, en fait, il n’y a jamais pour nous d’instantané. Dans ce que nous appelons de ce nom entre déjà un travail de notre mémoire, et par conséquent de notre conscience, qui prolonge les uns dans les autres, de manière à les saisir dans une intuition relativement simple, des moments aussi nombreux qu’on voudra d’un temps indéfiniment divisible. Or, où est au juste la différence entre la matière, telle que le réalisme le plus exigeant pourrait la concevoir, et la perception que nous en avons ? Notre perception nous livre de l’univers une série de tableaux pittoresques, mais discontinus : de notre perception actuelle nous ne saurions déduire les perceptions ultérieures, parce qu’il n’y a rien, dans un ensemble de qualités sensibles, qui laisse prévoir les qualités nouvelles en lesquelles elles se transformeront. Au contraire la matière, telle que le réalisme la pose d’ordinaire, évolue de façon qu’on puisse passer d’un moment au moment suivant par voie de déduction mathématique. Il est vrai qu’entre cette matière et cette perception le réalisme scientifique ne saurait trouver un point de contact, parce qu’il développe cette matière en changements homogènes dans l’espace, tandis qu’il resserre cette perception en sensations inextensives dans une conscience. Mais si notre hypothèse est fondée, on voit aisément comment perception et matière se distinguent et comment elles coïncident. L’hétérogénéité qualitative de nos perceptions successives de l’univers tient à ce que chacune de ces perceptions s’étend elle-même sur une certaine épaisseur de durée, à ce que la mémoire y condense une multiplicité énorme d’ébranlements qui nous apparaissent tous ensemble, quoique successifs. Il suffirait de diviser idéalement cette épaisseur indivisée de temps, d’y distinguer la multiplicité voulue de moments, d’éliminer toute mémoire, en un mot, pour passer de la perception à la matière, du sujet à l’objet. Alors la matière, devenue de plus en plus homogène à mesure que nos sensations extensives se répartiraient sur un plus grand nombre de moments, tendrait indéfiniment vers ce système d’ébranlements homogènes dont parle le réalisme sans pourtant, il est vrai, coïncider jamais entièrement avec eux. Point ne serait besoin de poser d’un côté l’espace avec des mouvements inaperçus, de l’autre la conscience avec des sensations inextensives. C’est au contraire dans une perception extensive que sujet et objet s’uniraient d’abord, l’aspect subjectif de la perception consistant dans la contraction que la mémoire opère, la réalité objective de la matière se confondant avec les ébranlements multiples et successifs en lesquels cette perception se décompose intérieurement. Telle est du moins la conclusion qui se dégagera, nous l’espérons, de la dernière partie de ce travail : les questions relatives au sujet et à l’objet, à leur distinction et à leur union, doivent se poser en fonction du temps plutôt que de l’espace.
Mais notre distinction de la « perception pure » et de la « mémoire pure » vise un autre objet encore. Si la perception pure, en nous fournissant des indications sur la nature de la matière, doit nous permettre de prendre position entre le réalisme et l’idéalisme, la mémoire pure, en nous ouvrant une perspective sur ce qu’on appelle l’esprit, devra de son côté départager ces deux autres doctrines, matérialisme et spiritualisme. Même, c’est cet aspect de la question qui nous préoccupera d’abord dans les deux chapitres qui vont suivre, parce que c’est par ce côté que notre hypothèse comporte, en quelque sorte, une vérification expérimentale.
On pourrait résumer, en effet, nos conclusions sur la perception pure en disant qu’il y a dans la matière quelque chose en plus, mais non pas quelque chose de différent, de ce qui est actuellement donné. Sans doute la perception consciente n’atteint pas le tout de la matière, puisqu’elle consiste, en tant que consciente, dans la séparation ou le « discernement » de ce qui, dans cette matière, intéresse nos divers besoins. Mais entre cette perception de la matière et la matière même il n’y a qu’une différence de degré, et non de nature, la perception pure étant à la matière dans le rapport de la partie au tout. C’est dire que la matière ne saurait exercer des pouvoirs d’un autre genre que ceux que nous y apercevons. Elle n’a pas, elle ne peut receler de vertu mystérieuse. Pour prendre un exemple bien défini, celui d’ailleurs qui nous intéresse le plus, nous dirons que le système nerveux, masse matérielle présentant certaines qualités de couleur, de résistance, de cohésion, etc., possède peut-être des propriétés physiques inaperçues, mais des propriétés physiques seulement. Et dès lors il ne peut avoir pour rôle que de recevoir, d’inhiber ou de transmettre du mouvement.
Or, l’essence de tout matérialisme est de soutenir le contraire, puisqu’il prétend faire naître la conscience avec toutes ses fonctions du seul jeu des éléments matériels. Par là il est conduit à considérer déjà les qualités perçues de la matière elles-mêmes, les qualités sensibles et par conséquent senties, comme autant de phosphorescences qui suivraient la trace des phénomènes cérébraux dans l’acte de perception. La matière, capable de créer ces faits de conscience élémentaires, engendrerait aussi bien les faits intellectuels les plus élevés. Il est donc de l’essence du matérialisme d’affirmer la parfaite relativité des qualités sensibles, et ce n’est pas sans raison que cette thèse, à laquelle Démocrite a donné sa formule précise, se trouve être aussi ancienne que le matérialisme.
Mais, par un étrange aveuglement, le spiritualisme a toujours suivi le matérialisme dans cette voie. Croyant enrichir l’esprit de tout ce qu’il ôtait à la matière, il n’a jamais hésité à dépouiller cette matière des qualités qu’elle revêt dans notre perception, et qui seraient autant d’apparences subjectives. Il a trop souvent fait ainsi de la matière une entité mystérieuse, qui, justement parce que nous n’en connaissons plus que la vaine apparence, pourrait aussi bien engendrer les phénomènes de la pensée que les autres.
La vérité est qu’il y aurait un moyen, et un seul, de réfuter le matérialisme : ce serait d’établir que la matière est absolument comme elle paraît être. Par là on éliminerait de la matière toute virtualité, toute puissance cachée, et les phénomènes de l’esprit auraient une réalité indépendante. Mais pour cela il faudrait laisser à la matière ces qualités que matérialistes et spiritualistes s’accordent à en détacher, ceux-ci pour en faire des représentations de l’esprit, ceux-là pour n’y voir que le revêtement accidentel de l’étendue.
Telle est précisément l’attitude du sens commun vis-à-vis de la matière, et c’est pourquoi le sens commun croit à l’esprit. Il nous a paru que la philosophie devait adopter ici l’attitude du sens commun, en la corrigeant toutefois sur un point. ; La mémoire, pratiquement inséparable de la perception, intercale le passé dans le présent, contracte aussi dans une intuition unique des moments multiples de la durée, et ainsi, par sa double opération, est cause qu’en fait nous percevons la matière en nous, alors qu’en droit nous la percevons en elle.
De là l’importance capitale du problème de la mémoire. Si la mémoire est ce qui communique surtout à la perception son caractère subjectif, c’est, disions-nous, à en éliminer l’apport que devra viser d’abord la philosophie de la matière. Nous ajouterons maintenant : puisque la perception pure nous donne le tout ou au moins l’essentiel de la matière, puisque le reste vient de la mémoire et se surajoute à la matière, il faut que la mémoire soit, en principe, une puissance absolument indépendante de la matière. Si donc l’esprit est une réalité, c’est ici, dans le phénomène de la mémoire, que nous devons le toucher expérimentalement. Et dès lors toute tentative pour dériver le souvenir pur d’une opération du cerveau devra révéler à l’analyse une illusion fondamentale.
Disons la même chose sous une forme plus claire. Nous sou-tenons que la matière n’a aucun pouvoir occulte ou inconnaissable, qu’elle coïncide, dans ce qu’elle a d’essentiel, avec la perception pure. De là nous concluons que le corps vivant en général, le système nerveux en particulier, ne sont que des lieux de passage pour les mouvements, qui, reçus sous forme d’excitation, sont transmis sous forme d’action réflexe ou volontaire. C’est dire qu’on attribuerait vainement à la substance cérébrale la propriété d’engendrer des représentations. Or, les phénomènes de la mémoire, où nous prétendons saisir l’esprit sous sa forme la plus palpable, sont précisément ceux qu’une psychologie superficielle ferait le plus volontiers sortir de l’activité cérébrale toute seule, justement parce qu’ils sont au point de contact entre la conscience et la matière, et que les adversaires mêmes du matérialisme ne voient aucun inconvénient à traiter le cerveau comme un récipient de souvenirs. Mais si l’on pouvait établir positivement que le processus cérébral ne répond qu’à une très faible partie de la mémoire, qu’il en est l’effet plus encore que la cause, que la matière est ici, comme ailleurs, le véhicule d’une action et non le substrat d’une connaissance, alors la thèse que nous soutenons se trouverait démontrée sur l’exemple qu’on y juge le plus défavorable, et la nécessité d’ériger l’esprit en réalité indépendante s’imposerait. Mais par là même s’éclaircirait peut-être en partie la nature de ce qu’on appelle l’esprit, et la possibilité pour l’esprit et la matière d’agir l’un sur l’autre. Car une démonstration de ce genre ne peut pas être purement négative. Ayant fait voir ce que la mémoire n’est pas, nous serons tenus de chercher ce qu’elle est. Ayant attribué au corps l’unique fonction de préparer des actions, force nous sera bien de rechercher pourquoi la mémoire paraît solidaire de ce corps, comment des lésions corporelles l’influencent, et dans quel sens elle se modèle sur l’état de la substance cérébrale. Il est d’ailleurs impossible que cette recherche n’aboutisse pas à nous renseigner sur le mécanisme psychologique de la mémoire, comme aussi des diverses opérations de l’esprit qui s’y rattachent. Et inversement, si les problèmes de psychologie pure semblent recevoir de notre hypothèse quelque lumière, l’hypothèse y gagnera elle-même en certitude et en solidité.
Mais nous devons présenter cette même idée sous une troisième forme encore, pour bien établir comment le problème de la mémoire est à nos yeux un problème privilégié. Ce qui ressort de notre analyse de la perception pure, ce sont deux conclusions en quelque sorte divergentes, dont l’une dépasse la psychologie dans la direction de la psycho-physiologie, l’autre dans celle de la métaphysique, et dont ni l’une ni Vautre ne comportait par conséquent une vérification immédiate. La première concernait le rôle du cerveau dans la perception — le cerveau serait un instrument d’action, et non de représentation. Nous ne pouvions demander la confirmation directe de cette thèse aux faits, puisque la perception pure porte par définition sur des objets présents, actionnant nos organes et nos centres nerveux, et que tout se passera toujours par conséquent comme si nos perceptions émanaient de notre état cérébral et se projetaient ensuite sur un objet qui diffère absolument d’elles. En d’autres termes, dans le cas de la perception extérieure, la thèse que nous avons combattue et Celle que nous y substituons conduisent exactement aux mêmes conséquences, de sorte qu’on peut invoquer en faveur de l’une ou de l’autre d’entre elles son intelligibilité plus haute, mais non pas l’autorité de l’expérience. Au contraire, une étude empirique de la mémoire peut et doit les départager. Le souvenir pur est en effet, par hypothèse, la représentation d’un objet absent. Si c’est dans une certaine activité cérébrale que la perception avait sa cause nécessaire et suffisante, cette même activité cérébrale, se répétant plus ou moins complètement en l’absence de l’objet, suffira à reproduire la perception : la mémoire pourra donc s’expliquer intégralement par le cerveau. Que si, au contraire, nous trouvons que le mécanisme cérébral conditionne le souvenir d’une certaine manière, mais ne suffit pas du tout à en assurer la survivance, qu’il concerne, dans la perception remémorée, notre action plutôt que notre représentation, on pourra inférer de là qu’il jouait un rôle analogue dans la perception elle-même, et que sa fonction était simplement d’assurer notre action efficace sur l’objet présent. Notre première conclusion se trouverait ainsi vérifiée. — Resterait alors cette seconde conclusion, d’ordre plutôt métaphysique, que nous sommes véritablement placés hors de nous dans la perception pure, que nous touchons alors la réalité de l’objet dans une intuition immédiate. Ici encore une vérification expérimentale était impossible, puisque les résultats pratiques seront absolument les mêmes, soit que la réalité de l’objet ait été intuitivement perçue, soit qu’elle ait été rationnellement construite. Mais ici encore une étude du souvenir pourra départager les deux hypothèses. Dans la seconde, en effet, il ne devra y avoir qu’une différence d’intensité, ou plus généralement de degré, entre la perception et le souvenir, puisqu’ils seront l’un et l’autre des phénomènes de représentation qui se suffisent à eux-mêmes. Que si, au contraire, nous trouvons qu’il n’y a pas entre le souvenir et la perception une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature, les présomptions seront en faveur de l’hypothèse qui fait intervenir dans la perception quelque chose qui n’existe à aucun degré dans le souvenir, une réalité intuitivement saisie. Ainsi le problème de la mémoire est bien véritablement un problème privilégié, en ce qu’il doit conduire à la vérification psychologique de deux thèses qui paraissent invérifiables, et dont la seconde, d’ordre plutôt métaphysique, semblerait dépasser infiniment la psychologie.
La marche que nous avons à suivre est donc toute tracée. Nous allons commencer par passer en revue les documents de divers genres, empruntés à la psychologie normale ou pathologique, d’où l’on pourrait se croire autorisé à tirer une explication physique de la mémoire. Cet examen sera nécessairement minutieux, sous peine d’être inutile. Nous devons, en serrant d’aussi près que possible le contour des faits, chercher où commence et où finit, dans l’opération de la mémoire, le rôle du corps. Et c’est au cas où nous trouverions dans cette étude la confirmation de notre hypothèse que nous n’hésiterions pas à aller plus loin, à envisager en lui-même le travail élémentaire de l’esprit, et à compléter ainsi la théorie que nous aurons esquissée des rapports de l’esprit avec la matière.
Chapitre II.
De la reconnaissance des images.
La mémoire et le cerveau §
Énonçons tout de suite les conséquences qui découleraient de nos principes pour la théorie de la mémoire. Nous disions que le corps, interposé entre les objets qui agissent sur lui et ceux qu’il influence, n’est qu’un conducteur, chargé de recueillir les mouvements, et de les transmettre, quand il ne les arrête pas, à certains mécanismes moteurs, déterminés si l’action est réflexe, choisis si l’action est volontaire. Tout doit donc se passer comme si une mémoire indépendante ramassait des images le long du temps au fur et à mesure qu’elles se produisent, et comme si notre corps, avec ce qui l’environne, n’était jamais qu’une certaine d’entre ces images, la dernière, celle que nous obtenons à tout moment en pratiquant une coupe instantanée dans le devenir en général. Dans cette coupe, notre corps occupe le centre. Les choses qui l’environnent agissent sur lui et il réagit sur elles. Ses réactions sont plus ou moins complexes, plus ou moins variées, selon le nombre et la nature des appareils que l’expérience a montés à l’intérieur de sa substance. C’est donc sous forme de dispositifs moteurs, et de dispositifs moteurs seulement, qu’il peut emmagasiner l’action du passé. D’où résulterait que les images passées proprement dites se conservent autrement, et que nous devons, par conséquent, formuler cette première hypothèse :
I. Le passé se survit sous deux formes distinctes : 1º dans des mécanismes moteurs ; 2º dans des souvenirs indépendants.
Mais alors, l’opération pratique et par conséquent ordinaire de la mémoire, l’utilisation de l’expérience passée pour l’action présente, la reconnaissance enfin, doit s’accomplir de deux manières. Tantôt elle se fera dans l’action même, et par la mise en jeu tout automatique du mécanisme approprié aux circonstances ; tantôt elle impliquera un travail de l’esprit, qui ira chercher dans le passé, pour les diriger sur le présent, les représentations les plus capables de s’insérer dans la situation actuelle. D’où notre seconde proposition :
II. La reconnaissance d’un objet présent se fait par des mouvements quand elle procède de l’objet, par des représentations quand elle émane du sujet.
Il est vrai qu’une dernière question se pose, celle de savoir comment se conservent ces représentations et quels rapports elles entretiennent avec les mécanismes moteurs. Cette question ne sera approfondie que dans notre prochain chapitre, quand nous aurons traité de l’inconscient et montré en quoi consiste, au fond, la distinction du passé et du présent. Mais, dès maintenant nous pouvons parler du corps comme d’une limite mouvante entre l’avenir et le passé, comme d’une pointe mobile que notre passé pousserait incessamment dans notre avenir. Tandis que mon corps, envisagé dans un instant unique, n’est qu’un conducteur interposé entre les objets qui l’influencent et les objets sur lesquels il agit, en revanche, replacé dans le temps qui s’écoule, il est toujours situé au point précis où mon passé vient expirer dans une action. Et, par conséquent, ces images particulières que j’appelle des mécanismes cérébraux terminent à tout moment la série de mes représentations passées, étant le dernier prolongement que ces représentations envoient dans le présent, leur point d’attache avec le réel, c’est-à-dire avec l’action. Coupez cette attache, l’image passée n’est peut-être pas détruite, mais vous lui enlevez tout moyen d’agir sur le réel, et par conséquent, comme nous le montrerons, de se réaliser. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’une lésion du cerveau pourra abolir quelque chose de la mémoire. De là notre troisième et dernière proposition :
III. On passe, par degrés insensibles, des souvenirs disposés le long du temps aux mouvements qui en dessinent l’action naissante ou possible dans l’espace. Les lésions du cerveau peuvent atteindre ces mouvements, mais non pas ces souvenirs.
Reste à savoir si l’expérience vérifie ces trois propositions.
I. Les deux formes de la mémoire. §
J’étudie une leçon, et pour l’apprendre par cœur je la lis d’abord en scandant chaque vers ; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s’accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s’organiser ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par cœur ; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma mémoire.
Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l’esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l’accompagnaient et qui l’encadrent encore ; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu’elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu’elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S’agit-il bien de la même chose ?
Le souvenir de la leçon, en tant qu’apprise par cœur, a tous les caractères d’une habitude. Comme l’habitude, il s’acquiert par la répétition d’un même effort. Comme l’habitude, il a exigé la décomposition d’abord, puis la recomposition de l’action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s’est emmagasiné dans un mécanisme qu’ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps.
Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière, la seconde ou la troisième par exemple, n’a aucun des caractères de l’habitude. L’image s’en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C’est comme un événement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu’en altérer la nature originelle ; et si mon effort pour évoquer cette image devient de plus en plus facile à mesure que je le répète plus souvent, l’image même, envisagée en soi, était nécessairement d’abord ce qu’elle sera toujours.
Dira-t-on que ces deux souvenirs, celui de la lecture et celui de la leçon, diffèrent seulement du plus au moins, que les images successivement développées par chaque lecture se recouvrent entre elles, et que la leçon une fois apprise n’est que l’image composite résultant de la superposition de toutes les autres ? Il est incontestable que chacune des lectures successives diffère surtout de la précédente en ce que la leçon y est mieux sue. Mais il est certain aussi que chacune d’elles, envisagée comme une lecture toujours renouvelée et non comme une leçon de mieux en mieux apprise, se suffit absolument à elle-même, subsiste telle qu’elle s’est produite, et constitue avec toutes les perceptions concomitantes un moment irréductible de mon histoire. On peut même aller plus loin, et dire que la conscience nous révèle entre ces deux genres de souvenir une différence profonde, une différence de nature. Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement ; il tient dans une intuition de l’esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m’empêche de l’embrasser tout d’un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu’il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu’en imagination, tous les mouvements d’articulation nécessaires : ce n’est donc plus une représentation, c’est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d’écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu’elle n’est représentée ; — je pourrais la croire innée, s’il ne me plaisait d’évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m’ont servi à l’apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d’elles.
En poussant jusqu’au bout cette distinction fondamentale, on pourrait se représenter deux mémoires théoriquement indépendantes. La première enregistrerait, sous forme d’images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent ; elle ne négligerait aucun détail ; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Sans arrière-pensée d’utilité ou d’application pratique, elle emmagasinerait le passé par le seul effet d’une nécessité naturelle. Par elle deviendrait possible la reconnaissance intelligente, ou plutôt intellectuelle, d’une perception déjà éprouvée ; en elle nous nous réfugierions toutes les fois que nous remontons, pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passée. Mais toute perception se prolonge en action naissante ; et à mesure que les images, une fois perçues, se fixent et s’alignent dans cette mémoire, les mouvements qui les continuaient modifient l’organisme, créent dans le corps des dispositions nouvelles à agir. Ainsi se forme une expérience d’un tout autre ordre et qui se dépose dans le corps, une série de mécanismes tout montés, avec des réactions de plus en plus nombreuses et variées aux excitations extérieures, avec des répliques toutes prêtes à un nombre sans cesse croissant d’interpellations possibles. Nous prenons conscience de ces mécanismes au moment où ils entrent en jeu, et cette conscience de tout un passé d’efforts emmagasiné dans le présent est bien encore une mémoire, mais une mémoire profondément différente de la première, toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir. Elle n’a retenu du passé que les mouvements intelligemment coordonnés qui en représentent l’effort accumulé ; elle retrouve ces efforts passés, non pas dans des images-souvenirs qui les rappellent, mais dans l’ordre rigoureux et le caractère systématique avec lesquels les mouvements actuels s’accomplissent. À vrai dire, elle ne nous représente plus notre passé, elle le joue ; et si eue mérite encore le nom de mémoire, ce n’est plus parce qu’elle conserve des images anciennes, mais parce qu’elle en prolonge l’effet utile jusqu’au moment présent.
De ces deux mémoires, dont l’une imagine et dont l’autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l’illusion. Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute ; mais cette reconnaissance implique-t-elle l’évocation d’une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l’animal d’une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N’allons pas trop loin ! chez l’animal lui-même, de vagues images du passé débordent peut-être la perception présente ; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience ; mais ce passé ne l’intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre. Encore le passé où nous remontons ainsi est-il glissant, toujours sur le point de nous échapper, comme si cette mémoire régressive était contrariée par l’autre mémoire, plus naturelle, dont le mouvement en avant nous porte à agir et à vivre.
Quand les psychologues parlent du souvenir comme d’un pli contracté, comme d’une impression qui se grave de plus en plus profondément en se répétant, ils oublient que l’immense majorité de nos souvenirs portent sur les événements et détails de notre vie, dont l’essence est d’avoir une date et par conséquent de ne se reproduire jamais. Les souvenirs qu’on acquiert volontairement par répétition sont rares, exceptionnels. Au contraire, l’enregistrement, par la mémoire, de faits et d’images uniques en leur genre se poursuit à tous les moments de la durée. Mais comme les souvenirs appris sont les plus utiles, on les remarque davantage. Et comme l’acquisition de ces souvenirs par la répétition du même effort ressemble au processus déjà connu de l’habitude, on aime mieux pousser ce genre de souvenir au premier plan, l’ériger en souvenir modèle, et ne plus voir dans le souvenir spontané que ce même phénomène à l’état naissant, le commencement d’une leçon apprise par cœur. Mais comment ne pas reconnaître que la différence est radicale entre ce qui doit se constituer par la répétition et ce qui, par essence, ne peut se répéter ? Le souvenir spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. La répétition n’a donc nullement pour effet de convertir le premier dans le second ; son rôle est simplement d’utiliser de plus en plus les mouvements par lesquels le premier se continue, pour les organiser entre eux, et, en montant un mécanisme, Créer une habitude du corps. Cette habitude n’est d’ailleurs souvenir que parce que je me souviens de l’avoir acquise ; et je ne me souviens de l’avoir acquise que parce que je fais appel à la mémoire spontanée, celle qui date les événements et ne les enregistre qu’une fois. Des deux mémoires que nous venons de distinguer, la première paraît donc bien être la mémoire par excellence. La seconde, celle que les psychologues étudient d’ordinaire, est l’habitude éclairée par la mémoire plutôt que la mémoire même.
Il est vrai que l’exemple d’une leçon apprise par cœur est assez artificiel. Toutefois notre existence s’écoule au milieu d’objets en nombre restreint, qui repassent plus ou moins souvent devant nous : chacun d’eux, en même temps qu’il est perçu, provoque de notre part des mouvements au moins naissants par lesquels nous nous y adaptons. Ces mouvements, en se répétant, se créent un mécanisme, passent à l’état d’habitude, et déterminent chez nous des attitudes qui suivent automatiquement notre perception des choses. Notre système nerveux ne serait guère destiné, disions-nous, à un autre usage. Les nerfs afférents apportent au cerveau une excitation qui, après avoir choisi intelligemment sa voie, se transmet à des mécanismes moteurs créés par la répétition. Ainsi se produit la réaction appropriée, l’équilibre avec le milieu, l’adaptation, en un mot, qui est la fin générale de la vie. Et un être vivant qui se contenterait de vivre n’aurait pas besoin d’autre chose. Mais en même temps que se poursuit ce processus de perception et d’adaptation qui aboutit à l’enregistrement du passé sous forme d’habitudes motrices, la conscience, comme nous verrons, retient l’image des situations par lesquelles elle a passé tour à tour, et les aligne dans l’ordre où elles se sont succédé. À quoi serviront ces images-souvenirs ? En se conservant dans la mémoire, en se reproduisant dans la conscience, ne vont-elles pas dénaturer le caractère pratique de la vie, mêlant le rêve à la réalité ? Il en serait ainsi, sans doute, si notre conscience actuelle, conscience qui reflète justement l’exacte adaptation de notre système nerveux à la situation présente, n’écartait toutes celles des images passées qui ne peuvent se coordonner à la perception actuelle et former avec elle un ensemble utile. Tout au plus certains souvenirs confus, sans rapport à la situation présente, débordent-ils les images utilement associées, dessinant autour d’elles une frange moins éclairée qui va se perdre dans une immense zone obscure. Mais vienne un accident qui dérange l’équilibre maintenu par le cerveau entre l’excitation extérieure et la réaction motrice, relâchez pour un instant la tension des fils qui vont de la périphérie à la périphérie en passant par le centre, aussitôt les images obscurcies vont se pousser en pleine lumière : c’est cette dernière condition qui se réalise sans doute dans le sommeil où l’on rêve. Des deux mémoires que nous avons distinguées, la seconde, qui est active ou motrice, devra donc inhiber constamment la première, ou du moins n’accepter d’elle que ce qui peut éclairer et compléter utilement la situation présente : ainsi se déduisent les lois de l’association des idées. — Mais indépendamment des services qu’elles peuvent rendre par leur association à une perception présente, les images emmagasinées par la mémoire spontanée ont encore un autre usage. Sans doute ce sont des images de rêve ; sans doute elles paraissent et disparaissent d’ordinaire indépendamment de notre volonté ; et c’est justement pourquoi nous sommes obligés, pour savoir réellement une chose, pour la tenir à notre disposition, de l’apprendre par cœur, c’est-à-dire de substituer à l’image spontanée un mécanisme moteur capable de la suppléer. Mais il y a un certain effort sui generis qui nous permet de retenir l’image elle-même, pour un temps limité, sous le regard de notre conscience ; et grâce à cette faculté, nous n’avons pas besoin d’attendre du hasard la répétition accidentelle des mêmes situations pour organiser en habitude les mouvements concomitants ; nous nous servons de l’image fugitive pour construire un mécanisme stable qui la remplace. — Ou bien donc enfin notre distinction de deux mémoires indépendantes n’est pas fondée, ou, si elle répond aux faits, nous devrons constater une exaltation de la mémoire spontanée dans la plupart des cas où l’équilibre sensori-moteur du système nerveux sera troublé, une inhibition au contraire, dans l’état normal, de tous les souvenirs spontanés qui ne peuvent consolider utilement l’équilibre présent, enfin, dans l’opération par laquelle on contracte le souvenir-habitude, l’intervention latente du souvenir-image. Les faits confirment-ils l’hypothèse ?
Nous n’insisterons, pour le moment, ni sur le premier point ni sur le second : nous espérons les dégager en pleine lumière quand nous étudierons les perturbations de la mémoire et les lois de l’association des idées. Bornons-nous à montrer, en ce qui concerne les choses apprises, comment les deux mémoires vont ici côte à côte et se prêtent un mutuel appui. Que les leçons inculquées à la mémoire motrice se répètent automatiquement, c’est ce que montre l’expérience journalière ; mais l’observation des cas pathologiques établit que l’automatisme s’étend ici beaucoup plus loin que nous ne pensons. On a vu des démente faire des réponses intelligentes à une suite de questions qu’ils ne comprenaient pas : le langage fonctionnait chez eux à la manière d’un réflexe 6. Des aphasiques, incapables de prononcer spontanément un mot, se remémorent sans erreur les paroles d’une mélodie quand ils la chantent 7. Ou bien encore ils réciteront couramment une prière, la série des nombres, celles des jours de la semaine et des mois de l’année 8. Ainsi des mécanismes d’une complication extrême, assez subtils pour imiter l’intelligence, peuvent fonctionner d’eux-mêmes une fois construits, et par conséquent obéir d’ordinaire à la seule impulsion initiale de la volonté. Mais que se passe-t-il pendant que nous les construisons ? Quand nous nous exerçons à apprendre une leçon, par exemple, l’image visuelle ou auditive que nous cherchons à recomposer par des mouvements ne serait-elle pas déjà dans notre esprit, invisible et présente ? Dès la première récitation, nous reconnaissons à un vague sentiment de malaise telle erreur que nous venons de commettre, comme si nous recevions des obscures profondeurs de la conscience une espèce d’avertissement 9. Concentrez-vous alors sur ce que vous éprouvez, vous sentirez que l’image complète est là, mais fugitive, véritable fantôme qui s’évanouit au moment précis où votre activité motrice voudrait en fixer la silhouette. Au cours d’expériences récentes, entreprises d’ailleurs dans un tout autre but 10, les sujets déclaraient précisément éprouver une impression de ce genre. On faisait apparaître à leurs yeux, pendant quelques secondes, une série de lettres qu’on leur demandait de retenir. Mais, pour les empêcher de souligner les lettres aperçues par des mouvements d’articulation appropriés, on exigeait qu’ils répétassent constamment une certaine syllabe pendant qu’ils regardaient l’image. De là résultait un état psychologique spécial, où les sujets se sentaient en possession complète de l’image visuelle « sans pouvoir cependant en reproduire la moindre partie au moment voulu : à leur grande surprise, la ligne disparaissait ». Au dire de l’un d’eux, « il y avait à la base du phénomène une représentation d’ensemble, une sorte d’idée complexe embrassant le tout, et où les parties avaient une unité inexprimablement sentie 11 ».
Ce souvenir spontané, qui se cache sans doute derrière le souvenir acquis, peut se révéler par des éclairs brusques : mais il se dérobe, au moindre mouvement de la mémoire volontaire. Si le sujet voit disparaître la série de lettres dont il croyait avoir retenu l’image, c’est surtout pendant qu’il commence à les répéter : « cet effort semble pousser le reste de l’image hors de la conscience 12 ». Analysez maintenant les procédés imaginatifs de la mnémotechnie, vous trouverez que cette science a précisément pour objet d’amener au premier plan le souvenir spontané qui se dissimule, et de le mettre, comme un souvenir actif, à notre libre disposition : pour cela en réprime d’abord toute velléité de la mémoire agissante ou motrice. La faculté de photographie mentale, dit un auteur 13, appartient plutôt à la subconscience qu’à la conscience ; elle obéit difficilement à l’appel de la volonté. Pour l’exercer, on devra s’habituer à retenir, par exemple, plusieurs groupements de points tout d’un coup, sans même penser à les compter 14 : il faut, en quelque sorte, imiter l’instantanéité de cette mémoire pour arriver à la discipline. Encore reste-t-elle capricieuse dans ses manifestations, et comme les souvenirs qu’elle apporte ont quelque chose du rêve, il est rare que son intrusion plus régulière dans la vie de l’esprit ne dérange pas profondément l’équilibre intellectuel.
Ce qu’est cette mémoire, d’où elle dérive et comment elle procède, notre prochain chapitre le montrera. Une conception schématique suffira provisoirement. Disons donc, pour résumer ce qui précède, que le passé paraît bien s’emmagasiner, comme nous l’avions prévu, sous ces deux formes extrêmes, d’un côté les mécanismes moteurs qui l’utilisent, de l’autre les images-souvenirs personnelles qui en dessinent tous les événements avec leur contour, leur couleur et leur place dans le temps. De ces deux mémoires, la première est véritablement orientée dans le sens de la nature ; la seconde, laissée à elle-même, irait plutôt en sens contraire. La première, conquise par l’effort, reste sous la dépendance de notre volonté ; la seconde, toute spontanée, met autant de caprice à reproduire que de fidélité à conserver. Le seul service régulier et certain que la seconde puisse rendre à la première est de lui montrer les images de ce qui a précédé ou suivi des situations analogues à la situation présente, afin d’éclairer son choix : en cela consiste l’association des idées. Il n’y a point d’autre cas où la mémoire qui revoit obéisse régulièrement à la mémoire qui répète. Partout ailleurs, nous aimons mieux construire un mécanisme qui nous permette, au besoin, de dessiner à nouveau l’image, parce que nous sentons bien que nous ne pouvons pas compter sur sa réapparition. Telles sont les deux formes extrêmes de la mémoire, envisagées chacune à l’état pur.
Disons-le tout de suite : c’est pour s’en être tenu aux formes intermédiaires et, en quelque sorte, impures, qu’on a méconnu la véritable nature du souvenir. Au lieu de dissocier d’abord les deux éléments, image-souvenir et mouvement, pour chercher ensuite par quelle série d’opérations ils arrivent, en abandonnant quelque chose de leur pureté originelle, à se couler l’un dans l’autre, on ne considère que le phénomène mixte qui résulte de leur coalescence. Ce phénomène, étant mixte, présente par un côté l’aspect d’une habitude motrice, par l’autre celui d’une image plus ou moins consciemment localisée. Mais on veut que ce soit un phénomène simple. Il faudra donc supposer que le mécanisme cérébral, médullaire ou bulbaire, qui sert de base à l’habitude motrice, est en même temps le substrat de l’image consciente. D’où l’étrange hypothèse de souvenirs emmagasinés dans le cerveau, qui deviendraient conscients par un véritable miracle, et nous ramèneraient au passé par un processus mystérieux. Quelques-uns, il est vrai, s’attachent davantage à l’aspect conscient de l’opération et voudraient y voir autre chose qu’un épiphénomène. Mais comme ils n’ont pas commencé par isoler la mémoire qui retient et aligne les répétitions successives sous forme d’images-souvenirs, comme ils la confondent avec l’habitude que l’exercice perfectionne, ils sont conduits à croire que l’effet de la répétition porte sur un seul et même phénomène indivisible, qui se renforcerait simplement en se répétant : et comme ce phénomène finit visiblement par n’être qu’une habitude motrice et par correspondre à un mécanisme, cérébral ou autre, ils sont amenés, bon gré mal gré, à supposer qu’un mécanisme de ce genre était dès le début au fond de l’image et que le cerveau est un organe de représentation. Nous allons envisager ces états intermédiaires, et faire dans chacun d’eux la part de l’action naissante, c’est-à-dire du cerveau, et la part de la mémoire indépendante, c’est-à-dire celle des images-souvenirs. Quels sont ces états ? Étant moteurs par un certain côté, ils doivent, selon notre hypothèse, prolonger une perception actuelle ; mais d’autre part, en tant qu’images, ils reproduisent des perceptions passées. Or l’acte concret par lequel nous ressaisissons le passé dans le présent est la reconnaissance. C’est donc la reconnaissance que nous devons étudier.
II. De la reconnaissance en général : images-souvenirs et mouvements. §
Il y a deux manières habituelles d’expliquer le sentiment du « déjà vu ». Pour les uns, reconnaître une perception présente consisterait à l’insérer par la pensée dans un entourage ancien. Je rencontre une personne pour la première fois : je la perçois simplement. Si je la retrouve, je la reconnais, en ce sens que les circonstances concomitantes de la perception primitive, me revenant à l’esprit, dessinent autour de l’image actuelle un cadre qui n’est pas le cadre actuellement aperçu. Reconnaître serait donc associer à une perception présente les images données jadis en contiguïté avec elle 15. Mais, comme on l’a fait observer avec raison 16 une perception renouvelée ne peut suggérer les circonstances concomitantes de la perception primitive que si celle-ci est évoquée d’abord par l’état actuel qui lui ressemble. Soit A la perception première ; les circonstances concomitantes B, C, D y restent associées par contiguïté. Si j’appelle A, la même perception renouvelée, comme ce n’est pas à A mais à A que sont liés les termes B, C, D, il faut bien, pour évoquer les termes B, C, D, qu’une association par ressemblance fasse surgir A d’abord. En vain on soutiendra que A, est identique à A. Les deux termes, quoique semblables, restent numériquement distincts, et diffèrent tout au moins par ce simple fait que A′ est une perception tandis que A n’est plus qu’un souvenir. Des deux interprétations que nous avions annoncées, la première vient ainsi se fondre dans la seconde, que nous allons examiner.
On suppose cette fois que la perception présente va toujours chercher, au fond de la mémoire, le souvenir de la perception antérieure qui lui ressemble : le sentiment du « déjà vu » viendrait d’une juxtaposition ou d’une fusion entre la perception et le souvenir. Sans doute, comme on l’a fait observer avec profondeur 17, la ressemblance est un rapport établi par l’esprit entre des termes qu’il rapproche et qu’il possède par conséquent déjà, de sorte que la perception d’une ressemblance est plutôt un effet de l’association que sa cause. Mais à côté de cette ressemblance définie et perçue qui consiste dans la communauté d’un élément saisi et dégagé par l’esprit, il y a une ressemblance vague et en quelque sorte objective, répandue sur la surface des images elles-mêmes, et qui pourrait agir comme une cause physique d’attraction réciproque 18. Alléguerons-nous qu’on reconnaît souvent un objet sans réussir à l’identifier avec une ancienne image ? On se réfugiera dans l’hypothèse commode de traces cérébrales qui coïncideraient, de mouvements cérébraux que l’exercice faciliterait 19, ou de cellules de perception communiquant avec des cellules où reposent les souvenirs 20. À vrai dire, c’est dans des hypothèses physiologiques de ce genre que viennent se perdre, bon gré mal gré, toutes ces théories de la reconnaissance. Elles veulent faire sortir toute reconnaissance d’un rapprochement entre la perception et le souvenir ; mais d’autre part l’expérience est là, qui témoigne que, le plus souvent, le souvenir ne surgit qu’une fois la perception reconnue. Force est donc bien de rejeter dans le cerveau, sous forme de combinaison entre des mouvements ou de liaison entre des cellules, ce qu’on avait annoncé d’abord comme une association entre des représentations, et d’expliquer le fait de la reconnaissance — très clair selon nous — par l’hypothèse à notre avis très obscure d’un cerveau qui emmagasinerait des idées.
Mais en réalité l’association d’une perception à un souvenir ne suffit pas du tout à rendre compte du processus de la reconnaissance. Car si la reconnaissance se faisait ainsi, elle serait abolie quand les anciennes images ont disparu, elle aurait toujours lieu quand ces images sont conservées. La cécité psychique, ou impuissance à reconnaître les objets aperçus, n’irait donc pas sans une inhibition de la mémoire visuelle, et surtout l’inhibition de la mémoire visuelle aurait invariablement pour effet la cécité psychique. Or, l’expérience ne vérifie ni l’une ni l’autre de ces deux conséquences. Dans un cas étudié par Wilbrand 21, la malade pouvait, les yeux fermés, décrire la ville qu’elle habitait et s’y promener en imagination : une fois dans la rue, tout lui semblait nouveau ; elle ne reconnaissait rien et n’arrivait pas à s’orienter. Des faits du même genre ont été observés par Fr. Müller 22 et Lissauer 23. Les malades savent évoquer la vision intérieure d’un objet qu’on leur nomme ; ils le décrivent fort bien ; ils ne peuvent cependant le reconnaître quand on le leur présente. La conservation, même consciente, d’un souvenir visuel ne suffit donc pas à la reconnaissance d’une perception semblable. Mais inversement, dans le cas étudié par Charcot 24 et devenu classique d’une éclipse complète des images visuelles, toute reconnaissance des perceptions n’était pas abolie. On s’en convaincra sans peine en lisant de près la relation de ce cas. Le sujet ne reconnaissait plus, sans doute, les rues de sa ville natale, en ce qu’il ne pouvait ni les nommer ni s’y orienter ; il savait pourtant que c’étaient des rues, et qu’il voyait des maisons. Il ne reconnaissait plus sa femme et ses enfants il pouvait dire cependant, en les apercevant, que c’était une femme, que c’étaient des enfants. Rien de tout cela n’eût été possible s’il y avait eu cécité psychique au sens absolu du mot. Ce qui était aboli, c’était donc une certaine espèce de reconnaissance, que nous aurons à analyser, mais non pas la faculté générale de reconnaître. Concluons que toute reconnaissance n’implique pas toujours l’intervention d’une image ancienne, et qu’on peut aussi bien faire appel à ces images sans réussir à identifier les perceptions avec elles. Qu’est-ce donc enfin que la reconnaissance, et comment la définirons-nous ?
Il y a d’abord, à la limite, une reconnaissance dans l’instantané, une reconnaissance dont le corps tout seul est capable, sans qu’aucun souvenir explicite intervienne. Elle consiste dans une action, et non dans une représentation. Je me promène dans une ville, par exemple, pour la première fois. À chaque tournant de rue, j’hésite, ne sachant où je vais. Je suis dans l’incertitude, et j’entends par là que des alternatives se posent à mon corps, que mon mouvement est discontinu dans son ensemble, qu’il n’y a rien, dans une des attitudes, qui annonce et prépare les attitudes à venir. Plus tard, après un long séjour dans la ville, j’y circulerai machinalement, sans avoir la perception distincte des objets devant lesquels je passe. Or, entre ces deux conditions extrêmes, l’une où la perception n’a pas encore organisé les mouvements définis qui l’accompagnent, l’autre où ces mouvements concomitants sont organisés au point de rendre ma perception inutile, il y a une condition intermédiaire, où l’objet est aperçu, mais provoque des mouvements liés entre eux, continus, et qui se commandent les uns aux autres. J’ai commencé par un état où je ne distinguais que ma perception ; je finis par un état où je n’ai plus guère conscience que de mon automatisme : dans l’intervalle a pris place un état mixte, une perception soulignée par un automatisme naissant. Or, si les perceptions ultérieures diffèrent de la première perception en ce qu’elles acheminent le corps à une réaction machinale appropriée, si, d’autre part, ces perceptions renouvelées apparaissent à l’esprit avec cet aspect sui generis qui caractérise les perceptions familières ou reconnues, ne devons-nous pas présumer que la conscience d’un accompagnement moteur bien réglé, d’une réaction motrice organisée, est ici le fond du sentiment de la familiarité ? À la base de la reconnaissance il y aurait donc bien un phénomène d’ordre moteur.
Reconnaître un objet usuel consiste surtout à savoir s’en servir. Cela est si vrai que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à cette maladie de la reconnaissance que nous appelons cécité psychique 25. Mais savoir s’en servir, c’est déjà esquisser les mouvements qui s’y adaptent, c’est prendre une certaine attitude ou tout au moins y tendre par l’effet de ce que les Allemands ont appelé des « impulsions motrices » (Bewegungsantriebe). L’habitude d’utiliser l’objet a donc fini par organiser ensemble mouvements et perceptions, et la conscience de ces mouvements naissants, qui suivraient la perception à la manière d’un réflexe, serait, ici encore, au fond de la reconnaissance.
Il n’y a pas de perception qui ne se prolonge en mouvement. Ribot 26 et Maudsley 27 ont depuis longtemps attiré l’attention sur ce point. L’éducation des sens consiste précisément dans l’ensemble des connexions établies entre l’impression sensorielle et le mouvement qui l’utilise. À mesure que l’impression se répète, la connexion se consolide. Le mécanisme de l’opération n’a d’ailleurs rien de mystérieux. Notre système nerveux est évidemment disposé en vue de la construction d’appareils moteurs, reliés, par l’intermédiaire des centres, à des excitations sensibles, et la discontinuité des éléments nerveux, la multiplicité de leurs arborisations terminales capables sans doute de se rapprocher diversement, rendent illimité le nombre des connexions possibles entre les impressions et les mouvements correspondants. Mais le mécanisme en voie de construction ne saurait apparaître à la conscience sous la même forme que le mécanisme construit. Quelque chose distingue profondément et manifeste clairement les systèmes de mouvements consolidés dans l’organisme. C’est surtout, croyons-nous, la difficulté d’en modifier l’ordre. C’est encore cette préformation des mouvements qui suivent dans les mouvements qui précèdent, préformation qui fait que la partie contient virtuellement le tout, comme il arrive lorsque chaque note d’une mélodie apprise, par exemple, reste penchée sur la suivante pour en surveiller l’exécution 28. Si donc toute perception usuelle a son accompagnement moteur organisé, le sentiment de reconnaissance usuel a sa racine dans la conscience de cette organisation.
C’est dire que nous jouons d’ordinaire notre reconnaissance avant de la penser. Notre vie journalière se déroule parmi des objets dont la seule présence nous invite à jouer un rôle : en cela consiste leur aspect de familiarité. Les tendances motrices suffiraient donc déjà à nous donner le sentiment de la reconnaissance. Mais, hâtons-nous de le dire, il s’y joint le plus souvent autre chose.
Tandis, en effet, que des appareils moteurs se montent sous l’influence des perceptions de mieux en mieux analysées par le corps, notre vie psychologique antérieure est là : elle se survit, — nous essaierons de le prouver, — avec tout le détail de ses événements localisés dans le temps. Sans cesse inhibée par la conscience pratique et utile du moment présent, c’est-à-dire par l’équilibre sensori-moteur d’un système nerveux tendu entre la perception et l’action, cette mémoire attend simplement qu’une fissure se déclare entre l’impression actuelle et le mouvement concomitant pour y faire passer ses images. D’ordinaire, pour remonter le cours de notre passé et découvrir l’image-souvenir connue, localisée, personnelle, qui se rapporterait au présent, un effort est nécessaire, par lequel nous nous dégageons de l’action où notre perception nous incline : celle-ci nous pousserait vers l’avenir ; il faut que nous reculions dans le passé. En ce sens, le mouvement écarterait plutôt l’image. Toutefois, par un certain côté, il contribue à la préparer. Car si l’ensemble de nos images passées nous demeure présent, encore faut-il que la représentation analogue à la perception actuelle soit choisie parmi toutes les représentations possibles. Les mouvements accomplis ou simplement naissants préparent cette sélection, nu tout au moins délimitent le champ des images où nous irons cueillir. Nous sommes, de par la constitution de notre système nerveux, des êtres chez qui des impressions présentes se prolongent en mouvements appropriés : si d’anciennes images trouvent aussi bien à se prolonger en ces mouvements, elles profitent de l’occasion pour se glisser dans la perception actuelle et s’en faire adopter. Elles apparaissent alors, en fait, à notre conscience, alors qu’elles sembleraient devoir, en droit, rester couvertes par l’état présent. On pourrait donc dire que les mouvements qui provoquent la reconnaissance machinale empêchent par un côté, et de l’autre favorisent la reconnaissance par images. En principe, le présent déplace le passé. Mais d’autre part, justement parce que la suppression des anciennes images tient à leur inhibition par l’attitude présente, celles dont la forme pourrait s’encadrer dans cette attitude rencontreront un moins grand obstacle que les autres ; et si, dès lors, quelqu’une d’entre elles peut franchir l’obstacle, c’est l’image semblable à la perception présente qui le franchira.
Si notre analyse est exacte, les maladies de la reconnaissance affecteront deux formes profondément différentes et l’on constatera deux espèces de cécité psychique. Tantôt, en effet, ce sont les images anciennes qui ne pourront plus être évoquées, tantôt c’est seulement le lien entre la perception et les mouvements concomitants habituels qui sera rompu, la perception provoquant des mouvements diffus comme si elle était nouvelle. Les faits vérifient-ils cette hypothèse ?
Il ne peut y avoir de contestation sur le premier point. L’abolition apparente des souvenirs visuels dans la cécité psychique est un fait si commun qu’il a pu servir, pendant un temps, à définir cette affection. Nous aurons à nous demander jusqu’à quel point et dans quel sens des souvenirs peuvent réellement s’évanouir. Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est que des cas se présentent où la reconnaissance n’a plus lieu, sans que la mémoire visuelle soit pratiquement abolie. S’agit-il bien alors, comme nous le prétendons, d’une simple perturbation des habitudes motrices ou tout au moins d’une interruption du lien qui les unit aux perceptions sensibles ? Aucun observateur ne s’étant posé une question de ce genre, nous serions fort en peine d’y répondre si nous n’avions relevé çà et là, dans leurs descriptions, certains faits qui nous paraissent significatifs.
Le premier de ces faits est la perte du sens de l’orientation. Tous les auteurs qui ont traité de la cécité psychique ont été frappés de cette particularité. Le malade de Lissauer avait complètement perdu la faculté de se diriger dans sa maison 29. Fr. Müller insiste sur ce fait que, tandis que des aveugles apprennent très vite à retrouver leur chemin, un sujet atteint de cécité psychique ne peut, même après des mois d’exercice, s’orienter dans sa propre chambre 30. Mais la faculté de s’orienter est-elle autre chose que la faculté de coordonner les mouvements du corps aux impressions visuelles, et de prolonger machinalement les perceptions en réactions utiles ?
Il y a un second fait, plus caractéristique encore. Nous voulons parler de la manière dont ces malades dessinent. On peut concevoir deux manières de dessiner. La première consisterait à fixer sur le papier un certain nombre de points, par tâtonnement, et à les relier entre eux en vérifiant à tout moment si l’image ressemble à l’objet. C’est ce qui s’appellerait dessiner « par points ». Mais le moyen dont nous usons habituellement est tout autre. Nous dessinons « d’un trait continu », après avoir regardé le modèle ou y avoir pensé. Comment expliquer une pareille faculté, sinon par l’habitude de démêler tout de suite l’organisation des contours les plus usuels, c’est-à-dire par une tendance motrice à en figurer tout d’un trait le schème ? Mais si ce sont précisément les habitudes ou lei ; correspondances de ce genre qui se dissolvent dans certaines formes de la cécité psychique, le malade pourra encore, peut-être, tracer des éléments de ligne qu’il raccordera tant bien que mal entre eux ; il ne saura plus dessiner d’un trait continu, parce qu’il n’aura plus dans la main le mouvement des contours. Or, c’est précisément ce que l’expérience vérifie. L’observation de Lissauer est déjà instructive à cet égard 31. Son malade avait la plus grande peine à dessiner les objets simples, et s’il voulait les dessiner de tête, il en traçait des portions détachées, prises çà et là, et qu’il n’arrivait pas à relier les unes aux autres. Mais les cas de cécité psychique complète sont rares. Beaucoup plus nombreux sont ceux de cécité verbale, c’est-à-dire d’une perte de la reconnaissance visuelle limitée aux caractères de l’alphabet. Or c’est un fait d’observation courante que l’impuissance du malade, en pareil cas, à saisir ce qu’on pourrait appeler le mouvement des lettres quand il essaie de les copier. Il en commence le dessin en un point quelconque, vérifiant à tout moment s’il reste d’accord avec le modèle. Et cela est d’autant plus remarquable qu’il a souvent conservé intacte la faculté d’écrire sous la dictée ou spontanément. Ce qui est aboli ici, c’est donc bien l’habitude de démêler les articulations de l’objet aperçu, c’est-à-dire d’en compléter la perception visuelle par une tendance motrice à en dessiner le schème. D’où l’on peut conclure, comme nous l’avions annoncé, que là est bien la condition primordiale de la reconnaissance.
Mais nous devons passer maintenant de la reconnaissance automatique, qui se fait surtout par des mouvements, à celle qui exige l’intervention régulière des souvenirs-images. La première est une reconnaissance par distraction : la seconde, comme nous allons voir, est la reconnaissance attentive.
Elle débute, elle aussi, par des mouvements. Mais tandis que, dans la reconnaissance automatique, nos mouvements prolongent notre perception pour en tirer des effets utiles et nous éloignent ainsi de l’objet aperçu, ici au contraire ils nous ramènent à l’objet pour en souligner les contours. De là vient le rôle prépondérant, et non plus accessoire, que les souvenirs-images y jouent. Supposons en effet que les mouvements renoncent à leur fin pratique, et que l’activité motrice, au lieu de continuer la perception par des réactions utiles, rebrousse chemin pour en dessiner les traits saillants : alors les images analogues à la perception présente, images dont ces mouvements auront déjà jeté la forme, viendront régulièrement et non plus accidentellement se couler dans ce moule, quittes, il est vrai, à abandonner beaucoup de leurs détails pour s’en faciliter l’entrée.
III. — Passage graduel des souvenirs aux mouvements. La reconnaissance et l’attention. §
Nous touchons ici au point essentiel du débat. Dans les cas où la reconnaissance est attentive, c’est-à-dire où les souvenirs-images rejoignent régulièrement la perception présente, est-ce la perception qui détermine mécaniquement l’apparition des souvenirs, ou sont-ce les souvenirs qui se portent spontanément au-devant de la perception ?
De la réponse qu’on fera à cette question dépend la nature des rapports qu’on établira entre le cerveau et la mémoire. Dans toute perception, en effet, il y a un ébranlement transmis par les nerfs aux centres perceptifs. Si la propagation de ce mouvement à d’autres centres corticaux avait pour réel effet d’y faire surgir des images, on pourrait soutenir, à la rigueur, que la mémoire n’est qu’une fonction du cerveau. Mais si nous établissions qu’ici, comme ailleurs, le mouvement ne peut produire que du mouvement, que le rôle de l’ébranlement perceptif est simplement d’imprimer au corps une certaine attitude où les souvenirs viennent s’insérer, alors, tout l’effet des ébranlements matériels étant épuisé dans ce travail d’adaptation motrice, il faudrait chercher le souvenir ailleurs. Dans la première hypothèse, les troubles de la mémoire occasionnés par une lésion cérébrale viendraient de ce que les souvenirs occupaient la région lésée et ont été détruits avec elle. Dans la seconde, au contraire, ces lésions intéresseraient notre action naissante ou possible, mais notre action seulement. Tantôt eues empêcheraient le corps de prendre, en face d’un objet, l’attitude appropriée au rappel de l’image : tantôt elles couperaient à ce souvenir ses attaches avec la réalité présente, c’est-à-dire que, supprimant la dernière phase de la réalisation du souvenir, supprimant la phase de l’action, elles empêcheraient par là aussi le souvenir de s’actualiser. Mais, pas plus dans un cas que dans l’autre, une lésion cérébrale ne détruirait véritablement des souvenirs.
Cette seconde hypothèse sera la nôtre. Mais, avant d’en chercher la vérification, disons brièvement comment nous nous représentons les rapports généraux de la perception, de l’attention et de la mémoire. Pour montrer comment un souvenir pourrait, de degré en degré, venir s’insérer dans une attitude ou un mouvement, nous allons avoir à anticiper quelque peu sur les conclusions de notre prochain chapitre.
Qu’est-ce que l’attention ? D’un côté, l’attention a pour effet essentiel de rendre la perception plus intense et d’en dégager les détails : envisagée dans sa matière, elle se réduirait donc à un certain grossissement de l’état intellectuel 32. Mais, d’autre part, la conscience constate une irréductible différence de forme entre cet accroissement d’intensité et celui qui tient à une plus haute puissance de l’excitation extérieure : il semble en effet venir du dedans, et témoigner d’une certaine attitude adoptée par l’intelligence. Mais ici commence précisément l’obscurité, car l’idée d’une attitude intellectuelle n’est pas une idée claire. On parlera d’une « concentration de l’esprit 33 », ou bien encore d’un effort « aperceptif 34 » pour amener la perception sous le regard de l’intelligence distincte. Quelques-uns, matérialisant cette idée, supposeront une tension particulière de l’énergie cérébrale 35 ou même une dépense centrale d’énergie venant s’ajouter à l’excitation reçue 36. Mais ou l’on se borne à traduire ainsi le fait psychologiquement constaté en un langage physiologique qui nous paraît encore moins clair, ou c’est toujours à une métaphore qu’on revient.
De degré en degré, on sera amené à définir l’attention par une adaptation générale du corps plutôt que de l’esprit, et à voir dans cette attitude de la conscience, avant tout, la conscience d’une attitude. Telle est la position prise par Th. Ribot dans le débat 37, et bien qu’attaquée 38, elle paraît avoir conservé toute sa force, pourvu toutefois, croyons-nous, qu’on ne voie dans les mouvements décrits par Th. Ribot que la condition négative du phénomène. À supposer, en effet, que les mouvements concomitants de l’attention volontaire fussent surtout des mouvements d’arrêt, il resterait à expliquer le travail de l’esprit qui y correspond, c’est-à-dire la mystérieuse opération par laquelle le même organe, percevant dans le même entourage le même objet, y découvre un nombre croissant de choses. Mais on peut aller plus loin, et soutenir que les phénomènes d’inhibition ne sont qu’une préparation aux mouvements effectifs de l’attention volontaire. Supposons en effet, comme nous l’avons déjà fait pressentir, que l’attention implique un retour en arrière de l’esprit qui renonce à poursuivre l’effet utile de la perception présente : il y aura d’abord une inhibition de mouvement, une action d’arrêt. Mais sur cette attitude générale viendront bien vite se greffer des mouvements plus subtils, dont quelques-uns ont été remarqués et décrits 39, et qui ont pour rôle de repasser sur les contours de l’objet aperçu. Avec ces mouvements commence le travail positif, et non plus simplement négatif, de l’attention. Il se continue par des souvenirs.
Si la perception extérieure, en effet, provoque de notre part des mouvements qui en dessinent les grandes lignes, notre mémoire dirige sur la perception reçue les anciennes images qui y ressemblent et dont nos mouvements ont déjà tracé l’esquisse. Elle crée ainsi à nouveau la perception présente, ou plutôt elle double cette perception en lui renvoyant soit sa propre image, soit quelque image-souvenir du même genre. Si l’image retenue ou remémorée n’arrive pas à couvrir tous les détails de l’image perçue, un appel est lancé aux régions plus profondes et plus éloignées de la mémoire, jusqu’à ce que d’autres détails connus viennent se projeter sur ceux qu’on ignore. Et l’opération peut se continuer sans fin, la mémoire fortifiant et enrichissant la perception, qui, à son tour, de plus en plus développée, attire à elle un nombre croissant de souvenirs complémentaires. Ne pensons donc plus à un esprit qui disposerait de je ne sais quelle quantité fixe de lumière, tantôt la diffusant tout alentour, tantôt la concentrant sur un point unique. Image pour image, nous aimerions mieux comparer le travail élémentaire de l’attention à celui du télégraphiste qui, en recevant une dépêche importante, la réexpédie mot pour mot au lieu d’origine pour en contrôler l’exactitude.
Mais pour renvoyer une dépêche, il faut savoir manipuler l’appareil. Et de même, pour réfléchir sur une perception l’image que nous en avons reçue, il faut que nous puissions la reproduire, c’est-à-dire la reconstruire par un effort de synthèse. On a dit que l’attention était une faculté d’analyse, et l’on a eu raison ; mais on n’a pas assez expliqué comment une analyse de ce genre est possible, ni par quel processus nous arrivons à découvrir dans une perception ce qui ne s’y manifestait pas d’abord. La vérité est que cette analyse se fait par une série d’essai de synthèse, ou, ce qui revient au même, par autant d’hypothèses : notre mémoire choisit tour à tour diverses images analogues qu’elle lance dans la direction de la perception nouvelle. Mais ce choix ne s’opère pas au hasard. Ce qui suggère les hypothèses, ce qui préside de loin à la sélection, ce sont les mouvements d’imitation par lesquels la perception se continue, et qui serviront de cadre commun à la perception et aux images remémorées.
Mais alors, il faudra se représenter autrement qu’on ne fait d’ordinaire le mécanisme de la perception distincte. La perception ne consiste pas seulement dans des impressions recueillies ou même élaborées par l’esprit. Tout au plus en est-il ainsi de ces perceptions aussitôt dissipées que reçues, celles que nous éparpillons en actions utiles. Mais toute perception attentive suppose véritablement, au sens étymologique du mot, une réflexion, c’est-à-dire la projection extérieure d’une image activement créée, identique ou semblable à l’objet, et qui vient se mouler sur ses contours. Si, après avoir fixé un objet, nous détournons brusquement notre regard, nous en obtenons une image consécutive : ne devons-nous pas supposer que cette image se produisait déjà quand nous le regardions ? La découverte récente de fibres perceptives centrifuges nous inclinerait à penser que les choses se passent régulièrement ainsi, et qu’à côté du processus afférent qui porte l’impression au centre, il y en a un autre, inverse, qui ramène l’image à la périphérie. Il est vrai qu’il s’agit ici d’images photographiées sur l’objet même, et de souvenirs immédiatement consécutifs à la perception dont ils ne sont que l’écho. Mais derrière ces images identiques à l’objet, il en est d’autres, emmagasinées dans la mémoire, et qui ont simplement avec lui de la ressemblance, d’autres enfin qui n’ont qu’une parenté plus ou moins lointaine. Elles se portent toutes à la rencontre de la perception, et nourries de la substance de celle-ci, elles acquièrent assez de force et de vie pour s’extérioriser avec elle. Les expériences de Münsterberg 40, de Külpe 41, ne laissent aucun doute sur ce dernier point : toute image-souvenir capable d’interpréter notre perception actuelle s’y glisse si bien que nous ne savons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenir. Mais rien de plus intéressant, à cet égard, que les ingénieuses expériences de Goldscheider et Müller sur le mécanisme de la lecture 42. Contre Grashey, qui avait soutenu dans un travail célèbre 43 que nous lisons les mots lettre par lettre, ces expérimentateurs ont établi que la lecture courante est un véritable travail de divination, notre esprit cueillant çà et là quelques traits caractéristiques et comblant tout l’intervalle par des souvenirs-images qui, projetés sur le papier, se substituent aux caractères réellement imprimés et nous en donnent l’illusion. Ainsi, nous créons ou reconstruisons sans cesse. Notre perception distincte est véritablement comparable à un cercle fermé, où l’image-perception dirigée sur l’esprit et l’image-souvenir lancée dans l’espace courraient l’une derrière l’autre.
Insistons sur ce dernier point. On se représente volontiers la perception attentive comme une série de processus qui chemineraient le long d’un fil unique, l’objet excitant des sensations, les sensations faisant surgir devant elles des idées, chaque idée ébranlant de proche en proche des points plus reculés de la masse intellectuelle. Il y aurait donc là une marche en ligne droite, par laquelle l’esprit s’éloignerait de plus en plus de l’objet pour n’y plus revenir. Nous prétendons au contraire que la perception réfléchie est un circuit, où tous les éléments, y compris l’objet perçu lui-même, se tiennent en état de tension mutuelle comme dans un circuit électrique, de sorte qu’aucun ébranlement parti de l’objet ne peut s’arrêter en route dans les profondeurs de l’esprit : il doit toujours faire retour à l’objet lui-même. Qu’on ne voie pas ici une simple question de mots. Il s’agit de deux conceptions radicalement différentes du travail intellectuel. D’après la première, les choses se passent mécaniquement, et par une série tout accidentelle d’additions successives. À chaque moment d’une perception attentive, par exemple, des éléments nouveaux, émanant d’une région plus profonde de l’esprit, pourraient se joindre aux éléments anciens sans créer une perturbation générale, sans exiger une transformation du système. Dans la seconde, au contraire, un acte d’attention implique une telle solidarité entre l’esprit et son objet, c’est un circuit si bien fermé, qu’on ne saurait passer à des états de concentration supérieure sans créer de toutes pièces autant de circuits nouveaux qui enveloppent le premier, et qui n’ont de commun entre eux que l’objet aperçu. De ces différents cercles de la mémoire, que nous étudierons en détail plus tard, le plus étroit A est le plus voisin de la perception immédiate. Il ne contient que l’objet O lui-même avec l’image consécutive qui revient le couvrir. Derrière lui les cercles B, C, D, de plus en plus larges, répondent à des efforts croissants d’expansion intellectuelle. C’est le tout de la mémoire, comme nous verrons, qui entre dans chacun de ces circuits, puisque la mémoire est toujours présente ; mais cette mémoire, que son élasticité permet de dilater indéfiniment, réfléchit sur l’objet un nombre croissant de choses suggérées, — tantôt les détails de l’objet lui-même, tantôt des détails concomitants pouvant contribuer à l’éclaircir. Ainsi, après avoir reconstitué l’objet aperçu, à la manière d’un tout indépendant, nous reconstituons avec lui les conditions de plus en plus lointaines avec lesquelles il forme un système. Appelons B′, C′, D′ ces causes de profondeur croissante, situées derrière l’objet, et virtuellement données avec l’objet lui-même. On voit que le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non seulement l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se rattacher ; de sorte qu’à mesure que les cercles B, C, D représentent une plus haute expansion de la mémoire, leur réflexion atteint en B′, C′, D′ des couches plus profondes de la réalité.
La même vie psychologique serait donc répétée un nombre indéfini de fois, aux étages successifs de la mémoire, et le même acte de l’esprit pourrait se jouer à bien des hauteurs différentes. Dans l’effort d’attention, l’esprit se donne toujours tout entier, mais se simplifie ou se complique selon le niveau qu’il choisit pour accomplir ses évolutions. C’est ordinairement la perception présente qui détermine l’orientation de notre esprit ; mais selon le degré de tension que notre esprit adopte, selon la hauteur où il se place, cette perception développe en nous un plus ou moins grand nombre de souvenirs-images.
En d’autres termes enfin, les souvenirs personnels, exactement localisés, et dont la série dessinerait le cours de notre existence passée, constituent, réunis, la dernière et la plus large enveloppe de notre mémoire. Essentiellement fugitifs, ils ne se matérialisent que par hasard, soit qu’une détermination accidentellement précise de notre attitude corporelle les attire, soit que l’indétermination même de cette attitude laisse le champ libre au caprice de leur manifestation. Mais cette enveloppe extrême se resserre et se répète en cercles intérieurs et concentriques, qui, plus étroits, supportent les mêmes souvenirs diminués, de plus en plus éloignés de leur forme personnelle et originale, de plus en plus capables, dans leur banalité, de s’appliquer sur la perception présente et de la déterminer à la manière d’une espèce englobant l’individu. Un moment arrive où le souvenir ainsi réduit s’enchâsse si bien dans la perception présente qu’on ne saurait dire où la perception finit, où le souvenir commence. À ce moment précis, la mémoire, au lieu de faire paraître et disparaître capricieusement ses représentations, se règle sur le détail des mouvements corporels.
Mais à mesure que ces souvenirs se rapprochent davantage du mouvement et par là de la perception extérieure, l’opération de la mémoire acquiert une plus haute importance pratique. Les images passées, reproduites telles quelles avec tous leurs détails et jusqu’à leur coloration affective, sont les images de la rêverie ou du rêve ; ce que nous appelons agir, c’est précisément obtenir que cette mémoire se contracte ou plutôt s’affile de plus en plus, jusqu’à ne présenter que le tranchant de sa lame à l’expérience où elle pénétrera. Au fond, c’est pour n’avoir pas démêlé ici l’élément moteur de la mémoire qu’on a tantôt méconnu, tantôt exagéré ce qu’il y a d’automatique dans l’évocation des souvenirs. À notre sens, un appel est lancé à notre activité au moment précis où notre perception s’est décomposée automatiquement en mouvements d’imitation : une esquisse nous est alors fournie, dont nous recréons le détail et la couleur en y projetant des souvenirs plus ou moins lointains. Mais ce n’est point ainsi qu’on envisage ordinairement les choses. Tantôt on confère à l’esprit une autonomie absolue ; on lui prête le pouvoir de travailler sur les objets présents ou absents comme il lui plaît ; et l’on ne comprend plus alors les troubles profonds de l’attention et de la mémoire qui peuvent suivre la moindre perturbation de l’équilibre sensori-moteur. Tantôt, au contraire, on fait des processus imaginatifs autant d’effets mécaniques de la perception présente ; on veut que, par un progrès nécessaire et uniforme, l’objet fasse surgir des sensations, et les sensations des idées qui s’y accrochent : alors, comme il n’y a pas de raison pour que le phénomène, mécanique au début, change de nature en route, on aboutit à l’hypothèse d’un cerveau où pourraient se déposer, sommeiller et se réveiller des états intellectuels. Dans un cas comme dans l’autre, on méconnaît la fonction véritable du corps, et comme on n’a pas vu en quoi l’intervention d’un mécanisme est nécessaire, on ne sait pas davantage, quand une fois on y a fait appel, où l’on doit l’arrêter.
Mais le moment est venu de sortir de ces généralités. Nous devons chercher si notre hypothèse est vérifiée ou infirmée par les faits connus de localisation cérébrale. Les troubles de la mémoire imaginative qui correspondent à des lésions localisées de l’écorce sont toujours des maladies de la reconnaissance, soit de la reconnaissance visuelle ou auditive en général (cécité et surdité psychiques), soit de la reconnaissance des mots (cécité verbale, surdité verbale, etc.). Tels sont donc les troubles que nous devons examiner.
Mais si notre hypothèse est fondée, ces lésions de la reconnaissance ne viendront pas du tout de ce que les souvenirs occupaient la région lésée. Elles devront tenir à deux causes : tantôt à ce que notre corps ne peut plus prendre automatiquement, en présence de l’excitation venue du dehors, l’attitude précise par l’intermédiaire de laquelle s’opérerait une sélection entre nos souvenirs, tantôt à ce que les souvenirs ne trouvent plus dans le corps un point d’application, un moyen de se prolonger en action. Dans le premier cas, la lésion portera sur les mécanismes qui continuent l’ébranlement recueilli en mouvement automatiquement exécuté : l’attention ne pourra plus être fixée par l’objet. Dans le second, la lésion intéressera ces centres particuliers de l’écorce qui préparent les mouvements volontaires en leur fournissant l’antécédent sensoriel nécessaire, et qu’on appelle, à tort ou à raison, des centres imaginatifs : l’attention ne pourra plus être fixée par le sujet. Mais, dans un cas comme dans l’autre, ce sont des mouvements actuels qui seront lésés ou des mouvements à venir qui cesseront d’être préparés : il n’y aura pas eu destruction de souvenirs.
Or, la pathologie confirme cette prévision. Elle nous révèle l’existence de deux espèces absolument distinctes de cécité et de surdité psychiques, de cécité et de surdité verbales. Dans la première, les souvenirs visuels ou auditifs sont encore évoqués, mais ne peuvent plus s’appliquer sur les perceptions correspondantes. Dans la seconde, l’évocation des souvenirs est elle-même empêchée. La lésion porte-t-elle bien, comme nous le disions, sur les mécanismes sensori-moteurs de l’attention automatique dans le premier cas, sur les mécanismes imaginatifs de l’attention volontaire dans l’autre ? Pour vérifier notre hypothèse, nous devons nous limiter à un exemple précis. Certes, nous pourrions montrer que la reconnaissance visuelle des choses en général, des mots en particulier, implique un processus moteur semi-automatique d’abord, puis une projection active de souvenirs qui s’insèrent dans les attitudes correspondantes. Mais nous aimons mieux nous attacher aux impressions de Poule, et plus spécialement à l’audition du langage articulé, parce que cet exemple est le plus compréhensif de tous. Entendre la parole, en effet, c’est d’abord en reconnaître le son, c’est ensuite en retrouver le sens, c’est enfin en pousser plus ou moins loin l’interprétation : bref, c’est passer par tous les degrés de l’attention et exercer plusieurs puissances successives de la mémoire. De plus, il n’y a pas de troubles plus fréquents ni mieux étudiés que ceux de la mémoire auditive des mots. Enfin l’abolition des images verbales acoustiques ne va pas sans la lésion grave de certaines circonvolutions déterminées de l’écorce : un exemple incontesté de localisation va donc nous être fourni, sur lequel nous pourrons nous demander si le cerveau est réellement capable d’emmagasiner des souvenirs. Nous devons donc montrer dans la reconnaissance auditive des mots : 1º un processus automatique sensori-moteur ; 2º une projection active et pour ainsi dire excentrique de souvenirs-images.
1º J’écoute deux personnes converser dans une langue inconnue. Cela suffit-il pour que je les entende ? Les vibrations qui m’arrivent sont les mêmes qui frappent leurs oreilles. Pourtant je ne perçois qu’un bruit confus où tous les sons se ressemblent. Je ne distingue rien et ne pourrais rien répéter. Dans cette même masse sonore, au contraire, les deux interlocuteurs démêlent des consonnes, voyelles et syllabes qui ne se ressemblent guère, enfin des mots distincts. Entre eux et moi, où est la différence ?
La question est de savoir comment la connaissance d’une langue, qui n’est que souvenir, peut modifier la matérialité d’une perception présente, et faire actuellement entendre aux uns ce que d’autres, dans les mêmes conditions physiques, n’entendent pas. On suppose, il est vrai, que les souvenirs auditifs des mots, accumulés dans la mémoire, répondent ici à l’appel des impressions sonores et viennent en renforcer l’effet. Mais si la conversation que j’entends n’est pour moi qu’un bruit, on peut, autant qu’on voudra, supposer le son renforcé : le bruit, pour être plus fort, n’en sera pas plus clair. Pour que le souvenir du mot se laisse évoquer par le mot entendu, il faut au moins que l’oreille entende le mot. Comment les sons perçus parleront-ils à la mémoire, comment choisiront-ils, dans le magasin des images auditives, celles qui doivent se poser sur eux, s’ils n’ont pas déjà été séparés, distingués, perçus enfin comme syllabes et comme mots ?
Cette difficulté ne paraît pas avoir suffisamment frappé les théoriciens de l’aphasie sensorielle. Dans la surdité verbale, en effet, le malade se trouve à l’égard de sa propre langue dans la même situation où nous nous trouvons nous-mêmes quand nous entendons parler une langue inconnue. Il a généralement conservé intact le sens de l’ouïe, mais il ne comprend rien aux paroles qu’il entend prononcer, et souvent même n’arrive pas à les distinguer. On croit avoir suffisamment expliqué cet état en disant que les souvenirs auditifs des mots sont détruits dans l’écorce, ou qu’une lésion tantôt transcorticale, tantôt sous-corticale, empêche le souvenir auditif d’évoquer l’idée, ou la perception de rejoindre le souvenir. Mais, pour le dernier cas au moins, la question psychologique demeure intacte : quel est le processus conscient que la lésion a aboli, et par quel intermédiaire s’opère en général le discernement des mots et des syllabes, donnés d’abord à l’oreille comme une continuité sonore ?
La difficulté serait insurmontable, si nous n’avions réellement affaire qu’à des impressions auditives d’un côté, à des souvenirs auditifs de l’autre. Il n’en serait pas de même si les impressions auditives organisaient des mouvements naissants, capables de scander la phrase écoutée et d’en marquer les principales articulations. Ces mouvements automatiques d’accompagnement intérieur, d’abord confus et mal coordonnés, se dégageraient alors de mieux en mieux en se répétant ; ils finiraient par dessiner une figure simplifiée, où la personne qui écoute retrouverait, dans leurs grandes lignes et leurs directions principales, les mouvements mêmes de la personne qui parle. Ainsi se déroulerait dans notre conscience, sous forme de sensations musculaires naissantes, ce que nous appellerons le schème moteur de la parole entendue. Former son oreille aux éléments d’une langue nouvelle ne consisterait alors ni à modifier le son brut ni à lui adjoindre un souvenir ; ce serait coordonner les tendances motrices des muscles de la voix aux impressions de l’oreille, ce serait perfectionner l’accompagnement moteur.
Pour apprendre un exercice physique, nous commençons par imiter le mouvement dans son ensemble, tel que nos yeux nous le montrent du dehors, tel que nous avons cru le voir s’exécuter. Notre perception en a été confuse : confus sera le mouvement qui s’essaie à le répéter. Mais tandis que notre perception visuelle était celle d’un tout continu, le mouvement par lequel nous cherchons à en reconstituer l’image est composé d’une multitude de contractions et de tensions musculaires ; et la conscience que nous en avons comprend elle-même des sensations multiples, provenant du jeu varié des articulations. Le mouvement confus qui imite l’image en est donc déjà la décomposition virtuelle ; il porte en lui, pour ainsi dire, de quoi s’analyser. Le progrès qui naîtra de la répétition et de l’exercice consistera simplement à dégager ce qui était enveloppé d’abord, à donner à chacun des mouvements élémentaires cette autonomie qui assure la précision, tout en lui conservant avec les autres la solidarité sans laquelle il deviendrait inutile. On a raison de dire que l’habitude s’acquiert par la répétition de l’effort ; mais à quoi servirait l’effort répété, s’il reproduisait toujours la même chose ? La répétition a pour véritable effet de décomposer d’abord, de recomposer ensuite, et de parler ainsi à l’intelligence du corps. Elle développe, à chaque nouvel essai, des mouvements enveloppés ; elle appelle chaque fois l’attention du corps sur un nouveau détail qui avait passé inaperçu ; elle fait qu’il divise et qu’il classe ; elle lui souligne l’essentiel ; elle retrouve une à une, dans le mouvement total, les lignes qui en marquent la structure intérieure. En ce sens, un mouvement est appris dès que le corps l’a compris.
C’est ainsi qu’un accompagnement moteur de la parole entendue romprait la continuité de cette masse sonore. Reste à savoir en quoi cet accompagnement consiste. Est-ce la parole même, reproduite intérieurement ? Mais l’enfant saurait alors répéter tous les mots que son oreille distingue ; et nous-mêmes, nous n’aurions qu’à comprendre une langue étrangère pour la prononcer avec l’accent juste. Il s’en faut que les choses se passent aussi simplement. Je puis saisir une mélodie, en suivre le dessin, la fixer même dans ma mémoire, et ne pas savoir la chanter. Je démêle sans peine des particularités d’inflexion et d’intonation chez un Anglais parlant allemand — je le corrige donc intérieurement ; — il ne suit pas de là que je donnerais l’inflexion et l’intonation justes à la phrase allemande si je parlais. Les faits cliniques viennent d’ailleurs confirmer ici l’observation journalière. On peut encore suivre et comprendre la parole alors qu’on est devenu incapable de parler. L’aphasie motrice n’entraîne pas la surdité verbale.
C’est que le schème, au moyen duquel nous scandons la parole entendue, en marque seulement les contours saillants. Il est à la parole même ce que le croquis est au tableau achevé. Autre chose est, en effet, comprendre un mouvement difficile, autre chose pouvoir l’exécuter. Pour le comprendre, il suffit d’en réaliser l’essentiel, juste assez pour le distinguer des autres mouvements possibles. Mais pour savoir l’exécuter, il faut en outre l’avoir fait comprendre à son corps. Or, la logique du corps n’admet pas les sous-entendus. Elle exige que toutes les parties constitutives du mouvement demandé soient montrées une à une, puis recomposées ensemble. Une analyse complète devient ici nécessaire, qui ne néglige aucun détail, et une synthèse actuelle, où l’on n’abrège rien. Le schème imaginatif, composé de quelques sensations musculaires naissantes, n’était qu’une esquisse. Les sensations musculaires réellement et complètement éprouvées lui donnent la couleur et la vie.
Reste à savoir comment un accompagnement de ce genre pourrait se produire, et s’il se produit toujours en réalité. On sait que la prononciation effective d’un mot exige l’intervention simultanée de la langue et des lèvres pour l’articulation, du larynx pour la phonation, enfin des muscles thoraciques pour la production du courant d’air expiratoire. À chaque syllabe prononcée correspond donc l’entrée en jeu d’un ensemble de mécanismes, tout montés dans les centres médullaires et bulbaires. Ces mécanismes sont reliés aux centres supérieurs de l’écorce par les prolongements cylindroaxiles des cellules pyramidales de la zone psycho-motrice ; c’est le long de ces voies que chemine l’impulsion de la volonté. Ainsi, selon que nous désirons articuler un son ou un autre, nous transmettons l’ordre d’agir à tels ou tels de ces mécanismes moteurs. Mais si les mécanismes tout montés qui répondent aux divers mouvements possibles d’articulation et de phonation sont en relation avec les causes, quelles qu’elles soient, qui les actionnent dans la parole volontaire, il y a des faits qui mettent hors de doute la communication de ces mêmes mécanismes avec la perception auditive des mots. Parmi les nombreuses variétés d’aphasie décrites par les cliniciens, on en connaît d’abord deux (4e et 6e formes de Lichtheim), qui paraissent impliquer une relation de ce genre. Ainsi, dans un cas observé par Lichtheim lui-même, le sujet, à la suite d’une chute, avait perdu la mémoire de l’articulation des mots et par conséquent la faculté de parler spontanément ; il répétait pourtant avec la plus grande correction ce qu’on lui disait 44. D’autre part, dans des cas où la parole spontanée est intacte, mais où la surdité verbale est absolue, le malade ne comprenant plus rien de ce qu’on lui dit, la faculté de répéter la parole d’autrui peut encore être entièrement conservée 45. Dira-t-on, avec Bastian, que ces phénomènes témoignent simplement d’une paresse de la mémoire articulatoire ou auditive des mots, les impressions acoustiques se bornant à réveiller cette mémoire de sa torpeur 46 ? Cette hypothèse, à laquelle nous ferons d’ailleurs une place, ne nous paraît pas rendre compte des phénomènes si curieux d’écholalie signalés depuis longtemps par Romberg 47, par Voisin 48, par Winslow 49, et que Kussmaul a qualifiés, avec quelque exagération sans doute, de réflexes acoustiques 50. lei le sujet répète machinalement, et peut-être inconsciemment, les paroles entendues, comme si les sensations auditives se convertissaient d’elles-mêmes en mouvements articulatoires. Partant de là, quelques-uns ont suppose un mécanisme spécial qui relierait un centre acoustique des mots à un centre articulatoire de la paroles 51. La vérité paraît être intermédiaire entre ces deux hypothèses : il y a, dans ces divers phénomènes, plus que des actions absolument mécaniques, mais moins qu’un appel à la mémoire volontaire ; ils témoignent d’une tendance des impressions verbales auditives à se prolonger en mouvements d’articulation, tendance qui n’échappe sûrement pas au contrôle habituel de notre volonté, qui implique même peut-être un discernement rudimentaire, et qui se traduit, à l’état normal, par une répétition intérieure des traits saillants de la parole entendue. Or, notre schème moteur n’est pas autre chose.
En approfondissant cette hypothèse, on y trouverait peut-être l’explication psychologique que nous demandions tout à l’heure de certaines formes de la surdité verbale. On connaît quelques cas de surdité verbale avec survivance intégrale des souvenirs acoustiques. Le malade a conservé intacts et le souvenir auditif des mots et le sens de l’ouïe ; il ne reconnaît pourtant aucun des mots qu’il entend prononcer 52. On suppose ici une lésion sous-corticale qui empêcherait les impressions acoustiques d’aller retrouver les images verbales auditives dans les centres de l’écorce où elles seraient déposées. Mais d’abord la question est précisément de savoir si le cerveau peut emmagasiner des images ; et ensuite la constatation même d’une lésion dans les voies conductrices de la perception ne nous dispenserait pas de chercher l’interprétation psychologique du phénomène. Par hypothèse, en effet, les souvenirs auditifs peuvent être rappelés à la conscience ; par hypothèse aussi les impressions auditives arrivent à la conscience : il doit donc y avoir, dans la conscience même, une lacune, une solution de continuité, quelque chose enfin qui s’oppose à la jonction de la perception et du souvenir. Or, le fait s’éclaircira si l’on remarque que la perception auditive brute est véritablement celle d’une continuité sonore, et que les connexions sensori-motrices établies par l’habitude doivent avoir pour rôle, à l’état normal, de la décomposer : une lésion de ces mécanismes conscients, en empêchant la décomposition de se faire, arrêterait net l’essor des souvenirs qui tendent à se poser sur les perceptions correspondantes. C’est donc sur le « schème moteur » que pourrait porter la lésion. Qu’on passe en revue les cas, assez rares d’ailleurs, de surdité verbale avec conservation des souvenirs acoustiques : on notera, croyons-nous, certains détails caractéristiques à cet égard. Adler signale comme un fait remarquable dans la surdité verbale que les malades ne réagissent plus aux bruits, même intenses, alors que l’ouïe a conservé chez eux la plus grande finesse 53. En d’autres termes, le son ne trouve plus chez eux son écho moteur. Un malade de Charcot, atteint de surdité verbale passagère, raconte qu’il entendait bien le timbre de sa pendule, mais qu’il n’aurait pas pu compter les coups sonnés 54. Il n’arrivait donc pas, probablement, à les séparer et à les distinguer. Tel autre malade déclarera qu’il perçoit les paroles de la conversation, mais comme un bruit confus 55. Enfin le sujet qui a perdu l’intelligence de la parole entendue la récupère si on lui répète le mot à plusieurs reprises et surtout si on le prononce en le scandant, syllabe par syllabe 56. Ce dernier fait, constaté dans plusieurs cas absolument nets de surdité verbale avec conservation des souvenirs acoustiques, n’est-il pas particulièrement significatif ?
L’erreur de Stricker 57 a été de croire à une répétition intérieure intégrale de la parole entendue. Sa thèse serait déjà réfutée par ce simple fait qu’on ne connaît pas un seul cas d’aphasie motrice ayant entraîné de la surdité verbale. Mais tous les faits concourent à démontrer l’existence d’une tendance motrice à désarticuler les sons, à en établir le schème. Cette tendance automatique ne va d’ailleurs pas — nous le disions plus haut — sans un certain travail intellectuel rudimentaire : sinon, comment pourrions-nous identifier ensemble, et par conséquent suivre avec le même schème, des paroles semblables prononcées à des hauteurs différentes avec des timbres de voix différents ? Ces mouvements intérieurs de répétition et de reconnaissance sont comme un prélude à l’attention volontaire. Ils marquent la limite entre la volonté et l’automatisme. Par eux se préparent et se décident, comme nous le faisions pressentir, les phénomènes caractéristiques de la reconnaissance intellectuelle. Mais qu’est-ce que cette reconnaissance complète, arrivée à la pleine conscience d’elle-même ?
2° Nous abordons la seconde partie de cette étude : des mouvements nous passons aux souvenirs. La reconnaissance attentive, disions-nous, est un véritable circuit, où l’objet extérieur nous livre des parties de plus en plus profondes de lui-même à mesure que notre mémoire, symétriquement placée, adopte une plus haute tension pour projeter vers lui ses souvenirs. Dans le cas particulier qui nous occupe, l’objet est un interlocuteur dont les idées s’épanouissent dans sa conscience en représentations auditives, pour se matérialiser ensuite en mots prononcés. Il faudra donc, si nous sommes dans le vrai, que l’auditeur se place d’emblée parmi des idées correspondantes, et les développe en représentations auditives qui recouvriront les sons bruts perçus en s’emboîtant elles-mêmes dans le schème moteur. Suivre un calcul, c’est le refaire pour son propre compte. Comprendre la parole d’autrui consisterait de même à reconstituer intelligemment, c’est-à-dire en partant des idées, la continuité des sons que l’oreille perçoit. Et plus généralement, faire attention, reconnaître avec intelligence, interpréter, se confondraient en une seule et même opération par laquelle l’esprit, ayant fixé son niveau, ayant choisi en lui-même, par rapport aux perceptions brutes, le point symétrique de leur cause plus ou moins prochaine, laisserait couler vers elles les souvenirs qui vont les recouvrir.
Hâtons-nous de le dire, ce n’est point ainsi qu’on envisage ordinairement les choses. Nos habitudes associationnistes sont là, en vertu desquelles nous nous représentons des sons qui évoqueraient par contiguïté des souvenirs auditifs, et les souvenirs auditifs des idées. Puis il y a les lésions cérébrales, qui semblent entraîner la disparition des souvenirs : plus particulièrement, dans le cas qui nous occupe, on pourra invoquer les lésions caractéristiques de la surdité verbale corticale. Ainsi l’observation psychologique et les faits cliniques semblent s’accorder. Il y aurait, sous forme de modifications physico-chimiques des cellules par exemple, des représentations auditives assoupies dans l’écorce : un ébranlement venu du dehors les réveille, et par nu processus intra-cérébral, peut-être par des mouvements transcorticaux qui vont chercher les représentations complémentaires, elles évoquent des idées.
Qu’on réfléchisse pourtant aux étranges conséquences d’une hypothèse de ce genre. L’image auditive d’un mot n’est pas un objet aux contours définitivement arrêtés, car le même mot, prononcé par des voix différentes ou par la même voix à différentes hauteurs, donne des sous différents. Il y aura donc autant de souvenirs auditifs d’un mot qu’il y a de hauteurs de son et de timbres de voix. Toutes ces images s’entasseront-elles dans le cerveau, ou, si le cerveau choisit, quelle est celle qu’il préférera ? Admettons pourtant qu’il ait ses raisons pour en choisir une : comment ce même mot, prononcé par une nouvelle personne, ira-t-il rejoindre un souvenir dont il diffère ? Notons en effet que ce souvenir est, par hypothèse, chose inerte et passive, incapable par conséquent de saisir sous des différences extérieures une similitude interne. On nous parle de l’image auditive du mot comme si c’était une entité ou un genre : ce genre existe, sans aucun doute, pour une mémoire active qui schématise la ressemblance des sons complexes ; mais pour un cerveau qui n’enregistre et ne peut enregistrer que la matérialité des sons perçus, il y aura du même mot mille et mille images distinctes. Prononcé par une nouvelle voix, il constituera une image nouvelle qui s’ajoutera purement et simplement aux autres.
Mais voici qui est non moins embarrassant. Un mot n’a d’individualité pour nous que du jour où nos maîtres nous ont enseigné à l’abstraire. Ce ne sont pas des mots que nous apprenons d’abord à prononcer, mais des phrases. Un mot s’anastomose toujours avec ceux qui l’accompagnent, et selon l’allure et le mouvement de la phrase dont il fait partie intégrante, il prend des aspects différents : telle, chaque note d’un thème mélodique reflète vaguement le thème tout entier. Admettons donc qu’il y ait des souvenirs auditifs modèles, figurés par certains dispositifs intra-cérébraux, et attendant au passage les impressions sonores : ces impressions passeront sans être reconnues. Où est en effet la commune mesure, où est le point de contact entre l’image sèche, inerte, isolée, et la réalité vivante du mot qui s’organise avec la phrase ? Je comprends fort bien ce commencement de reconnaissance automatique qui consisterait, comme on l’a vu plus haut, à souligner les principales articulations de cette phrase, à en adopter ainsi le mouvement. Mais à moins de supposer à tous les hommes des voix identiques prononçant dans le même ton les mêmes phrases stéréotypées, je ne vois pas comment les mots entendus iraient rejoindre leurs images dans l’écorce cérébrale.
Maintenant, s’il y a véritablement des souvenirs déposés dans les cellules de l’écorce, on constatera, dans l’aphasie sensorielle par exemple, la perte irréparable de certains mots déterminés, la conservation intégrale des autres. En fait, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Tantôt c’est la totalité des souvenirs qui disparaît, la faculté d’audition mentale étant purement et simplement abolie, tantôt on assiste à un affaiblissement général de cette fonction ; mais c’est ordinairement la fonction qui est diminuée, et non pas le nombre des souvenirs. Il semble que le malade n’ait plus la force de ressaisir ses souvenirs acoustiques, qu’il tourne autour de l’image verbale sans arriver à se poser sur elle. Souvent, pour lui faire retrouver un mot, il suffit qu’on le mette sur la voie, qu’on lui indique la première syllabe 58, ou simplement qu’on l’encourage 59. Une émotion pourra produire le même effet 60. Toutefois des cas se présentent où il semble bien que ce soient des groupes de représentations déterminées qui se sont effacés de la mémoire. Nous avons passé en revue un grand nombre de ces faits, et il nous a semblé qu’on pouvait les répartir en deux catégories absolument tranchées. Dans la première, la perte des souvenirs est généralement brusque ; dans la seconde elle est progressive. Dans la première, les souvenirs détachés de la mémoire sont quelconques, arbitrairement et même capricieusement choisis : ce peuvent être certains mots, certains chiffres, ou même, souvent, tous les mots d’une langue apprise. Dans la seconde, les mots suivent, pour disparaître, un ordre méthodique et grammatical, celui-là même qu’indique la loi de Ribot : les noms propres s’éclipsent d’abord, puis les noms communs, enfin les verbes 61. Voilà les différences extérieures. Voici maintenant, nous semble-t-il, la différence interne. Dans les amnésies du premier genre, qui sont presque toutes consécutives à un choc violent, nous inclinerions à croire que les souvenirs apparemment abolis sont réellement présents, et non seulement présents, mais agissants. Pour prendre un exemple souvent emprunté à Winslow 62 celui du sujet qui avait oublié la lettre F, et la lettre F seulement, nous nous demandons si l’on peut faire abstraction d’une lettre déterminée partout où on la rencontre, la détacher par conséquent des mots parlés ou écrits avec lesquels elle fait corps, si on ne l’a pas d’abord implicitement reconnue. Dans un autre cas cité par le même auteur 63, le sujet avait oublié des langues qu’il avait apprises et aussi des poèmes qu’il avait écrits. S’étant remis à composer, il refit à peu près les mêmes vers. On assiste d’ailleurs souvent, en pareil cas, à une restauration intégrale des souvenirs disparus. Sans vouloir nous prononcer trop catégoriquement sur une question de ce genre, nous ne pouvons nous empêcher de trouver une analogie entre ces phénomènes et les scissions de la personnalité que M. Pierre Janet a décrites 64 : tel d’entre eux ressemble étonnamment à ces « hallucinations négatives » et « suggestions avec point de repère » qu’induisent les hypnotiseurs 65. — Tout autres sont les aphasies du second genre, les aphasies véritables. Elles tiennent, comme nous essaierons de le montrer tout à l’heure, à la diminution progressive d’une fonction bien localisée, la faculté d’actualiser les souvenirs de mots. Comment expliquer que l’amnésie suive ici une marche méthodique, commençant par les noms propres et finissant par les verbes ? On n’en verrait guère le moyen, si les images verbales étaient véritablement déposées dans les cellules de l’écorce : ne serait-il pas étrange, en effet, que la maladie entamât toujours ces cellules dans le même ordre 66 ? Mais le fait s’éclaircira si l’on admet avec nous que les souvenirs, pour s’actualiser, ont besoin d’un adjuvant moteur, et qu’ils exigent, pour être rappelés, une espèce d’attitude mentale insérée elle-même dans une attitude corporelle. Alors les verbes, dont l’essence est d’exprimer des actions imitables, sont précisément les mots qu’un effort corporel nous permettra de ressaisir quand la fonction du langage sera près de nous échapper : au contraire les noms propres, étant, de tous les mots, les plus éloignés de ces actions impersonnelles que notre corps peut esquisser, sont ceux qu’un affaiblissement de la fonction atteindrait d’abord. Notons ce fait singulier qu’un aphasique, devenu régulièrement incapable de jamais retrouver le substantif qu’il cherche, le remplacera par une périphrase appropriée où entreront d’autres substantifs 67, et parfois le substantif rebelle lui-même : ne pouvant penser le mot juste, il a pensé l’action correspondante, et cette attitude a déterminé la direction générale d’un mouvement d’où la phrase est sortie. C’est ainsi qu’il nous arrive, ayant retenu l’initiale d’un nom oublié, de retrouver le nom à force de prononcer l’initiale 68. — Ainsi, dans les faits du second genre, c’est la fonction qui est atteinte dans son ensemble, et dans ceux du premier genre l’oubli, plus net en apparence, ne doit jamais être définitif en réalité. Pas plus dans un cas que dans l’autre, nous ne trouvons des souvenirs localisés dans des cellules déterminées de la substance cérébrale, et qu’une destruction de ces cellules abolirait.
Mais interrogeons notre conscience. Demandons-lui ce qui se passe quand nous écoutons la parole d’autrui avec l’idée de la comprendre. Attendons-nous, passifs, que les impressions aillent chercher leurs images ? Ne sentons-nous pas plutôt que nous nous plaçons dans une certaine disposition, variable avec l’interlocuteur, variable avec la langue qu’il parle, avec le genre d’idées qu’il exprime et surtout avec le mouvement général de sa phrase, comme si nous commencions par régler le ton de notre travail intellectuel ? Le schème moteur, soulignant ses intonations, suivant, de détour en détour, la courbe de sa pensée, montre à notre pensée le chemin. Il est le récipient vide, déterminant, par sa forme, la forme où tend la masse fluide qui s’y précipite.
Mais on hésitera à comprendre ainsi le mécanisme de l’interprétation, à cause de l’invincible tendance qui nous porte à penser, en toute occasion, des choses plutôt que des progrès. Nous avons dit que nous partions de l’idée, et que nous la développions en souvenirs-images auditifs, capables de s’insérer dans le schème moteur pour recouvrir les sons entendus. Il y a là un progrès continu par lequel la nébulosité de l’idée se condense en images auditives distinctes, qui, fluides encore, vont se solidifier enfin dans leur coalescence avec les sons matériellement perçus. À aucun moment on ne peut dire avec précision que l’idée ou que l’image-souvenir finit, que l’image-souvenir ou que la sensation commence. Et, de fait, où est la ligne de démarcation entre la confusion des sons perçus en masse et la clarté que les images auditives remémorées y ajoutent, entre la discontinuité de ces images remémorées elles-mêmes et la continuité de l’idée originelle qu’elles dissocient et réfractent en mots distincts ? Mais la pensée scientifique, analysant cette série ininterrompue de changements et cédant à un irrésistible besoin de figuration symbolique, arrête et solidifie en choses achevées les principales phases de cette évolution. Elle érige les sons bruts entendus en mots séparés et complets, puis les images auditives remémorées en entités indépendantes de l’idée qu’elles développent : ces trois termes, perception brute, image auditive et idée, vont ainsi former des touts distincts dont chacun se suffira à lui-même. Et tandis que, pour s’en tenir à l’expérience pure, c’est de l’idée qu’il eût fallu nécessairement partir puisque les souvenirs auditifs lui doivent leur soudure et que les sons bruts à leur tour ne se complètent que par les souvenirs, on ne voit pas d’inconvénient, quand on a arbitrairement complété le son brut et arbitrairement aussi soudé ensemble les souvenirs, à renverser l’ordre naturel des choses, à affirmer que nous allons de la perception aux souvenirs et des souvenirs à l’idée. Pourtant il faudra bien rétablir, sous une forme ou sous une autre, à un moment ou à un autre, la continuité rompue des trois termes. On supposera donc que ces trois termes, logés dans des portions distinctes du bulbe et de l’écorce, entretiennent entre eux des communications, les perceptions allant réveiller les souvenirs auditifs, et les souvenirs à leur tour des idées. Comme on a solidifié en termes indépendants les phases principales du développement, on matérialise maintenant en lignes de communication ou en mouvements d’impulsion le développement lui-même. Mais ce n’est pas impunément qu’on aura ainsi interverti l’ordre véritable, et, par une conséquence nécessaire, introduit dans chaque terme de la série des éléments qui ne se réalisent qu’après lui. Ce n’est pas impunément non plus qu’on aura figé en termes distincts et indépendants la continuité d’un progrès indivisé. Ce mode de représentation suffira peut-être tant qu’on le limitera strictement aux faits qui ont servi à l’inventer : mais chaque fait nouveau forcera à compliquer la figure, à intercaler le long du mouvement des stations nouvelles, sans que jamais ces stations juxtaposées arrivent à reconstituer le mouvement lui-même.
Rien de plus instructif, à cet égard, que l’histoire des « schémas » de l’aphasie sensorielle. Dans une première période, marquée par les travaux de Charcot 69, de Broadbent 70, de Kussmaul 71, de Lichtheim 72, on s’en tient en effet à l’hypothèse d’un « centre idéationnel », relié, par des voies transcorticales, aux divers centres de la parole. Mais ce centre des idées s’est bien vite dissous à l’analyse. Tandis, en effet, que la physiologie cérébrale trouvait de mieux en mieux à localiser des sensations et des mouvements, jamais des idées, la diversité des aphasies sensorielles obligeait les cliniciens à dissocier le centre intellectuel en centres imaginatifs de multiplicité croissante, centre des représentations visuelles, centre des représentations tactiles, centre des représentations auditives, etc., — bien plus, à scinder parfois en deux voies différentes, l’une ascendante et l’autre descendante, le chemin qui les ferait communiquer deux à deux 73. Tel fut le trait caractéristique des schémas de la période ultérieure, ceux de Wysman 74, de Moeli 75, de Freud 76, etc. Ainsi la théorie se compliquait de plus en plus, sans arriver pourtant à étreindre la complexité du réel. Bien plus, à mesure que les schémas devenaient plus compliqués, ils figuraient et laissaient supposer la possibilité de lésions qui, pour être plus diverses sans doute, devaient être d’autant plus spéciales et plus simples, la complication du schéma tenant précisément à la dissociation de centres qu’on avait d’abord confondus. Or, l’expérience était loin de donner raison ici à la théorie, puisqu’elle montrait presque toujours, partiellement et diversement réunies, plusieurs de ces lésions psychologiques simples que la théorie isolait. La complication des théories de l’aphasie se détruisant ainsi elle-même, faut-il s’étonner de voir la pathologie actuelle, de plus en plus sceptique à l’égard des schémas, revenir purement et simplement à la description des faits 77 ?
Mais comment pouvait-il en être autrement ? On croirait, à entendre certains théoriciens de l’aphasie sensorielle, qu’ils n’ont jamais considéré de près la structure d’une phrase. Ils raisonnent comme si une phrase se composait de noms qui vont évoquer des images de choses. Que deviennent ces diverses parties du discours dont le rôle est justement d’établir entre les images des rapports et des nuances de tout genre ? Dira-t-on que chacun de ces mots exprime et évoque lui-même une image matérielle, plus confuse sans doute, mais déterminée ? Qu’on songe alors à la multitude de rapports différents que le même mot peut exprimer selon la place qu’il occupe et les termes qu’il unit ! Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? Je l’accorde sans peine ; mais plus la langue que vous me parlerez sera primitive et dépourvue de termes exprimant des rapports, plus vous devrez faire de place à l’activité de mon esprit, puisque vous le forcez à rétablir les rapports que vous n’exprimez pas : c’est dire que vous abandonnerez de plus en plus l’hypothèse d’après laquelle chaque image irait décrocher son idée. À vrai dire, il n’y a jamais là qu’une question de degré : raffinée ou grossière, une langue sous-entend beaucoup plus de choses qu’elle n’en peut exprimer. Essentiellement discontinue, puisqu’elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée. C’est pourquoi je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin. Mais je ne la comprendrai jamais si je pars des images verbales elles-mêmes, parce que entre deux images verbales consécutives il y a un intervalle que toutes les représentations concrètes n’arriveraient pas à combler. Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est un mouvement.
C’est donc en vain qu’on traite images-souvenirs et idées comme des choses toutes faites, auxquelles on assigne ensuite pour demeure des centres problématiques. On a beau déguiser l’hypothèse sous un langage emprunté à l’anatomie et à la physiologie, elle n’est point autre chose que la conception associationniste de la vie de l’esprit ; elle n’a pour elle que la tendance constante de l’intelligence discursive à découper tout progrès en phases et à solidifier ensuite ces phases en choses ; et comme elle est née, a priori, d’une espèce de préjugé métaphysique, elle n’a ni l’avantage de suivre le mouvement de la conscience ni celui de simplifier l’explication des faite. Mais nous devons poursuivre cette illusion jusqu’au point précis où elle aboutit à une contradiction manifeste. Les idées, disions-nous, les purs souvenirs, appelés du fond de la mémoire, se développent en souvenirs-images de plus en plus capables de s’insérer dans le schème moteur. À mesure que ces souvenirs prennent la forme d’une représentation plus complète, plus concrète et plus consciente, ils tendent davantage à se confondre avec la perception qui les attire ou dont ils adoptent le cadre. Donc il n’y a pas, il ne peut y avoir dans le cerveau une région où les souvenirs se figent et s’accumulent. La prétendue destruction des souvenirs par les lésions cérébrales n’est qu’une interruption du progrès continu par lequel le souvenir s’actualise. Et par conséquent, si l’on veut à toute force localiser les souvenirs auditifs des mots, par exemple, en un point déterminé du cerveau, on sera amené par des raisons d’égale valeur à distinguer ce centre imaginatif du centre perceptif ou à confondre les deux centres ensemble. Or, c’est précisément ce que l’expérience vérifie.
Notons en effet la singulière contradiction où cette théorie est conduite par l’analyse psychologique, d’une part, par les faits pathologiques de l’autre. D’un côté, semble-t-il, si la perception une fois accomplie demeure dans le cerveau à l’état de souvenir emmagasiné, ce ne peut être que comme une disposition acquise des éléments mêmes que la perception a impressionnés : comment, à quel moment précis, irait-elle en chercher d’autres ? Et c’est en effet à cette solution naturelle que s’arrêtent Bain 78 et Ribot 79. Mais d’autre part la pathologie est là, qui nous avertit que la totalité des souvenirs d’un certain genre peut nous échapper alors que la faculté correspondante de percevoir demeure intacte. La cécité psychique n’empêche pas de voir, pas plus que la surdité psychique d’entendre. Plus particulièrement, en ce qui concerne la perte des souvenirs auditifs de mots, — la seule qui nous occupe, — il y a des faits nombreux qui la montrent régulièrement associée à une lésion destructive de la première et de la deuxième circonvolutions temporo-sphénoïdales gauches 80, sans qu’on connaisse un seul cas où cette lésion ait provoqué la surdité proprement dite : on a même pu la produire expérimentalement sur le singe sans déterminer chez lui autre chose que de la surdité psychique, c’est-à-dire une impuissance à interpréter les sous qu’il continue d’entendre 81. Il faudra donc assigner à la perception et au souvenir des éléments nerveux distincts. Mais cette hypothèse aura alors contre elle l’observation psychologique la plus élémentaire ; car nous voyons qu’un souvenir, à mesure qu’il devient plus clair et plus intense, tend à se faire perception, sans qu’il y ait de moment précis où une transformation radicale s’opère et où l’on puisse dire, par conséquent, qu’il se transporte des éléments imaginatifs aux éléments sensoriels. Ainsi ces deux hypothèses contraires, la première qui identifie les éléments de perception avec les éléments de mémoire, la seconde qui les distingue, sont de telle nature que chacune des deux renvoie à l’autre sans qu’on puisse se tenir à aucune d’elles.
Comment en serait-il autrement ? Ici encore on envisage perception distincte et souvenir-image à l’état statique, comme des choses dont la première serait déjà complète sans la seconde, au lieu de considérer le progrès dynamique par lequel l’une devient l’autre.
D’un côté, en effet, la perception complète ne se définit et ne se distingue que par sa coalescence avec une image-souvenir que nous lançons au-devant d’elle. L’attention est à ce prix, et sans l’attention il n’y a qu’une juxtaposition passive de sensations accompagnées d’une réaction machinale. Mais d’autre part, comme nous le montrerons plus loin, l’image-souvenir elle-même, réduite à l’état de souvenir pur, resterait inefficace. Virtuel, ce souvenir ne peut devenir actuel que par la perception qui l’attire. Impuissant, il emprunte sa vie et sa force à la sensation présente où il se matérialise. Cela ne revient-il pas à dire que la perception distincte est provoquée par deux courants de sens contraires, dont l’un, centripète, vient de l’objet extérieur, et dont l’autre, centrifuge, a pour point de départ ce que nous appelons le « souvenir pur » ? Le premier courant, tout seul, ne donnerait qu’une perception passive avec les réactions machinales qui l’accompagnent. Le second, laissé à lui-même, tend à donner un souvenir actualisé, de plus en plus actuel à mesure que le courant s’accentuerait. Réunis, ces deux courants forment, au point où ils se rejoignent, la perception distincte et reconnue.
Voilà ce que dit l’observation intérieure. Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter là. Certes, le danger est grand de s’aventurer, sans lumière suffisante, au milieu des obscures questions de localisation cérébrale. Mais nous avons dit que la séparation de la perception complète et de l’image-souvenir mettait l’observation clinique aux prises avec l’analyse psychologique et qu’il résultait de là, pour la doctrine de la localisation des souvenirs, une antinomie grave. Nous sommes tenus de chercher ce que deviennent les faits connus, quand on cesse de considérer le cerveau comme dépositaire de souvenirs 82.
Admettons un instant, pour simplifier l’exposition, que des excitations venues du dehors donnent naissance, soit dans l’écorce cérébrale soit dans d’autres centres, à des sensations élémentaires. Nous n’avons toujours là que des sensations élémentaires. Or, en fait, chaque perception enveloppe un nombre considérable de ces sensations, toutes coexistantes, et disposées dans un ordre déterminé. D’où vient cet ordre, et qu’est-ce qui assure cette coexistence ? Dans le cas d’un objet matériel présent, la réponse n’est pas douteuse : ordre et coexistence viennent d’un organe des sens, impressionné par un objet extérieur. Cet organe est précisément construit en vue de permettre à une pluralité d’excitations simultanées de l’impressionner d’une certaine manière et dans un certain ordre en se distribuant, toutes à la fois, sur des parties choisies de sa surface. C’est donc un immense clavier, sur lequel l’objet extérieur exécute tout d’un coup son accord aux mille notes, provoquant ainsi, dans un ordre déterminé et en un seul moment, une énorme multitude de sensations élémentaires correspondant à tous les points intéressés du centre sensoriel. Maintenant, supprimez l’objet extérieur, ou l’organe des sens, ou l’un et l’autre : les mêmes sensations élémentaires peuvent être excitées, car les mêmes cordes sont là, prêtes à résonner de la même manière ; mais où est le clavier qui permettra d’en attaquer mille et mille à la fois et de réunir tant de notes simples dans le même accord ? À notre sens, la « région des images », si elle existe, ne peut être qu’un clavier de ce genre. Certes, il n’y aurait rien d’inconcevable à ce qu’une cause purement psychique actionnât directement toutes les cordes intéressées. Mais dans le cas de l’audition mentale, — le seul qui nous occupe, — la localisation de la fonction paraît certaine puisqu’une lésion déterminée du lobe temporal l’abolit, et d’autre part nous avons exposé les raisons qui font que nous ne saurions admettre ni même concevoir des résidus d’images déposés dans une région de la substance cérébrale. Une seule hypothèse reste donc plausible, c’est que cette région occupe, par rapport au centre de l’audition même, la place symétrique de l’organe des sens, qui est ici l’oreille : ce serait une oreille mentale.
Mais alors, la contradiction signalée se dissipe. On comprend, d’une part, que l’image auditive remémorée mette en branle les mêmes éléments nerveux que la perception première, et que le souvenir se transforme ainsi graduellement en perception. Et l’on comprend aussi, d’autre part, que la faculté de se remémorer des sons complexes, tels que les mots, puisse intéresser d’autres parties de la substance nerveuse que la faculté de les percevoir : c’est pourquoi l’audition réelle survit, dans la surdité psychique, à l’audition mentale. Les cordes sont encore là, et sous l’influence des sons extérieurs elles vibrent encore ; c’est le clavier intérieur qui manque.
En d’autres termes enfin, les centres où naissent les sensations élémentaires peuvent être actionnés, en quelque sorte, de deux côtés différents, par devant et par derrière. Par devant ils reçoivent les impressions des organes des sens et par conséquent d’un objet réel ; par derrière ils subissent, d’intermédiaire en intermédiaire, l’influence d’un objet virtuel. Les centres d’images, s’ils existent, ne peuvent être que les organes symétriques des organes des sens par rapport à ces centres sensoriels. Ils ne sont pas plus dépositaires des souvenirs purs, c’est-à-dire des objets virtuels, que les organes des sens ne sont dépositaires des objets réels.
Ajoutons que c’est là une traduction, infiniment abrégée, de ce qui peut se passer en réalité. Les diverses aphasies sensorielles prouvent assez que l’évocation d’une image auditive n’est pas un acte simple. Entre l’intention, qui serait ce que nous appelons le souvenir pur, et l’image-souvenir auditive proprement dite, viennent s’intercaler le plus souvent des souvenirs intermédiaires, qui doivent d’abord se réaliser en images-souvenirs dans des centres plus ou moins éloignés. C’est alors par degrés successifs que l’idée arrive à prendre corps dans cette image particulière qui est l’image verbale. Par là, l’audition mentale peut être subordonnée à l’intégrité des divers centres et des voies qui y conduisent. Mais ces complications ne changent rien au fond des choses. Quels que soient le nombre et la nature des termes interposés, nous n’allons pas de la perception à l’idée, mais de l’idée à la perception, et le processus caractéristique de la reconnaissance n’est pas centripète, mais centrifuge.
Resterait à savoir, il est vrai, comment des excitations émanant du dedans peuvent donner naissance, par leur action sur l’écorce cérébrale ou sur d’autres centres, à des sensations. Et il est bien évident qu’il n’y a là qu’une manière commode de s’exprimer. Le souvenir pur, à mesure qu’il s’actualise, tend à provoquer dans le corps toutes les sensations correspondantes. Mais ces sensations virtuelles elles-mêmes, pour devenir réelles, doivent tendre à faire agir le corps, à lui imprimer les mouvements et attitudes dont elles sont l’antécédent habituel. Les ébranlements des centres dits sensoriels, ébranlements qui précèdent d’ordinaire des mouvements accomplis ou esquissés par le corps et qui ont même pour rôle normal de les préparer en les commençant, sont donc moins la cause réelle de la sensation que la marque de sa puissance et la condition de son efficacité. Le progrès par lequel l’image virtuelle se réalise n’est pas autre chose que la série d’étapes par lesquelles cette image arrive à obtenir du corps des démarches utiles. L’excitation des centres dits sensoriels est la dernière de ces étapes ; c’est le prélude à une réaction motrice, le commencement d’une action dans l’espace. En d’autres termes, l’image virtuelle évolue vers la sensation virtuelle, et la sensation virtuelle vers le mouvement réel : ce mouvement, en se réalisant, réalise à la fois la sensation dont il serait le prolongement naturel et l’image qui a voulu faire corps avec la sensation. Nous allons approfondir ces états virtuels, et, en pénétrant plus avant dans le mécanisme intérieur des actions psychiques et psychophysiques, montrer par quel progrès continu le passé tend à reconquérir son influence perdue en s’actualisant.
Chapitre III.
De la survivance des images.
La mémoire et l’esprit §
Résumons brièvement ce qui précède. Nous avons distingué trois termes, le souvenir pur, le souvenir-image et la perception, dont aucun ne se produit d’ailleurs, en fait, isolément. La perception n’est jamais un simple contact de l’esprit avec l’objet présent ; elle est tout imprégnée des souvenirs-images qui la complètent en l’interprétant. Le souvenir-image, à son tour, participe du « souvenir pur » qu’il commence à matérialiser, et de la perception où il tend à s’incarner : envisagé de ce dernier point de vue, il se définirait une perception naissante. Enfin le souvenir pur, indépendant sans doute en droit, ne se manifeste normalement que dans l’image colorée et vivante qui le révèle. En symbolisant ces trois termes par les segments consécutifs AB, BC, CD d’une même ligne droite AD, on peut dire que notre pensée décrit cette ligne d’un mouvement continu qui va de A en D, et qu’il est impossible de dire avec précision où l’un des termes finit, où commence l’autre.
C’est d’ailleurs ce que la conscience constate sans peine toutes les fois qu’elle suit, pour analyser la mémoire, le mouvement même de la mémoire qui travaille. S’agit-il de retrouver un souvenir, d’évoquer une période de notre histoire ? Nous avons conscience d’un acte sui generis par lequel nous nous détachons du présent pour nous replacer d’abord dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé : travail de tâtonnement, analogue à la mise au point d’un appareil photographique. Mais notre souvenir reste encore à l’état virtuel ; nous nous disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. Peu à peu il apparaît comme une nébulosité qui se condenserait ; de virtuel il passe à l’état actuel ; et à mesure que ses contours se dessinent et que sa surface se colore, il tend à imiter la perception. Mais il demeure attaché au passé par ses racines profondes, et si, une fois réalisé, il ne se ressentait pas de sa virtualité originelle, s’il n’était pas, en même temps qu’un état présent, quelque chose qui tranche sur le présent, nous ne le reconnaîtrions jamais pour un souvenir.
L’erreur constante de l’associationnisme est de substituer à cette continuité de devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité discontinue d’éléments inertes et juxtaposés. Justement parce que chacun des éléments ainsi constitués contient, en raison de son origine, quelque chose de ce qui le précède et aussi de ce qui le suit, il devrait prendre à nos yeux la forme d’un état mixte et en quelque sorte impur. Mais d’autre part le principe de l’associationnisme veut que tout état psychologique soit une espèce d’atome, un élément simple. De là la nécessité de sacrifier, dans chacune des phases qu’on a distinguées, l’instable au stable, c’est-à-dire le commencement à la fin. S’agit-il de la perception ? On ne verra en elle que les sensations agglomérées qui la colorent ; on méconnaîtra les images remémorées qui en forment le noyau obscur. S’agit-il de l’image remémorée à son tour ? On la prendra toute faite, réalisée à l’état de faible perception, et on fermera les yeux sur le pur souvenir que cette image a développé progressivement. Dans la concurrence que l’associationnisme institue ainsi entre le stable et l’instable, la perception déplacera donc toujours le souvenir-image, et le souvenir-image le souvenir pur. C’est pourquoi le souvenir pur disparaît totalement. L’associationnisme, coupant en deux par une ligne MO la totalité du progrès AD, ne voit dans la portion OD que les sensations qui la terminent et qui constituent, pour lui, toute la perception ; — et d’autre part il réduit la portion AO, elle aussi, à l’image réalisée où aboutit, en s’épanouissant, le souvenir pur. La vie psychologique se ramène alors tout entière à ces deux éléments, la sensation et l’image. Et comme, d’une part, on a noyé dans l’image le souvenir pur qui en faisait un état original, comme, d’autre part, on a rapproché encore l’image de la perception en mettant dans la perception, par avance, quelque chose de l’image elle-même, on ne trouvera plus entre ces deux états qu’une différence de degré ou d’intensité. De là la distinction des états forts et des états faibles, dont les premiers seraient érigés par nous en perceptions du présent, les seconds, — on ne sait pourquoi, — en représentations du passé. Mais la vérité est que nous n’atteindrons jamais le passé si nous ne nous y plaçons pas d’emblée. Essentiellement virtuel, le passé ne peut être saisi par nous comme passé que si nous suivons et adoptons le mouvement par lequel il s’épanouit en image présente, émergeant des ténèbres au grand jour. C’est en vain qu’on en chercherait la trace dans quelque chose d’actuel et de déjà réalisé : autant vaudrait chercher l’obscurité sous la lumière. Là est précisément l’erreur de l’associationnisme : placé dans l’actuel, il s’épuise en vains efforts pour découvrir, dans un état réalisé et présent, la marque de son origine passée, pour distinguer le souvenir de la perception, et pour ériger en différence de nature ce qu’il a condamné par avance à n’être qu’une différence de grandeur.
Imaginer n’est pas se souvenir. Sans doute un souvenir, à mesure qu’il s’actualise, tend à vivre dans une image ; mais la réciproque n’est pas vraie, et l’image pure et simple ne me reportera au passé que si c’est en effet dans le passé que je suis allé la chercher, suivant ainsi le progrès continu qui l’a amenée de l’obscurité à la lumière. C’est là ce que les psychologues oublient trop souvent quand ils concluent, de ce qu’une sensation remémorée devient plus actuelle quand on s’y appesantit davantage, que le souvenir de la sensation était cette sensation naissante. Le fait qu’ils allèguent est sans doute exact. Plus je fais effort pour me rappeler une douleur passée, plus je tends à l’éprouver réellement. Mais cela se comprend sans peine, puisque le progrès du souvenir consiste justement, comme nous le disions, à se matérialiser. La question est de savoir si le souvenir de la douleur était véritablement douleur à l’origine. Parce que le sujet hypnotisé finit par avoir chaud quand on lui répète avec insistance qu’il a chaud, il ne suit pas de là que les paroles de la suggestion soient déjà chaudes. De ce que le souvenir d’une sensation se prolonge en cette sensation même, on ne doit pas davantage conclure que le souvenir ait été une sensation naissante : peut-être en effet ce souvenir joue-t-il précisément, par rapport à la sensation qui va naître, le rôle du magnétiseur qui donne la suggestion. Le raisonnement que nous critiquons, présenté sous cette forme, est donc déjà sans valeur probante ; il n’est pas encore vicieux, parce qu’il bénéficie de cette incontestable vérité que le souvenir se transforme à mesure qu’il s’actualise. Mais l’absurdité éclate quand on raisonne en suivant la marche inverse, — qui devrait pourtant être également légitime dans l’hypothèse où l’on se place, — c’est-à-dire quand on fait décroître l’intensité de la sensation au lieu de faire croître l’intensité du souvenir pur. Il devrait arriver alors, en effet, si les deux états différaient simplement par le degré, qu’à un certain moment la sensation se métamorphosât en souvenir. Si le souvenir d’une grande douleur, par exemple, n’est qu’une douleur faible, inversement une douleur intense que j’éprouve finira, en diminuant, par être une grande douleur remémorée. Or un moment arrive, sans aucun doute, où il m’est impossible de dire si ce que je ressens est une sensation faible que j’éprouve ou une sensation faible que j’imagine (et cela est naturel, puisque le souvenir-image participe déjà de la sensation), mais jamais cet état faible ne m’apparaîtra comme le souvenir d’un état fort. Le souvenir est donc tout autre chose.
Mais l’illusion qui consiste à n’établir entre le souvenir et la perception qu’une différence de degré est plus qu’une simple conséquence de l’associationnisme, plus qu’un accident dans l’histoire de la philosophie. Elle a des racines profondes. Elle repose, en dernière analyse, sur une fausse idée de la nature et de l’objet de la perception extérieure. On ne veut voir dans la perception qu’un enseignement s’adressant à un pur esprit, et d’un intérêt tout spéculatif. Alors, comme le souvenir est lui-même, par essence, une connaissance de ce genre, puisqu’il n’a plus d’objet, on ne peut trouver entre la perception et le souvenir qu’une différence de degré, la perception déplaçant le souvenir et constituant ainsi notre présent, simplement en vertu de la loi du plus fort. Mais il y a bien autre chose entre le passé et le présent qu’une différence de degré. Mon présent est ce qui m’intéresse, ce qui vit pour moi, et, pour tout dire, ce qui me provoque à l’action, au lieu que mon passé est essentiellement impuissant. Appesantissons-nous sur ce point. En l’opposant à la perception présente, nous comprendrons déjà mieux la nature de ce que nous appelons le « souvenir pur ».
On chercherait vainement, en effet, à caractériser le souvenir d’un état passé si l’on ne commençait par définir la marque concrète, acceptée par la conscience, de la réalité présente. Qu’est-ce, pour moi, que le moment présent ? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est-ce en deçà, est-ce au-delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent ? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au-delà tout à la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon passé d’abord, car « le moment où je parle est déjà loin de moi » ; sur mon avenir ensuite, car c’est sur l’avenir que ce moment est penché, c’est à l’avenir que je tends, et si je pouvais fixer cet indivisible présent, cet élément infinitésimal de la courbe du temps, c’est la direction de l’avenir qu’il montrerait. Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat. Or le passé immédiat, en tant que perçu, est, comme nous verrons, sensation, puisque toute sensation traduit une très longue succession d’ébranlements élémentaires ; et l’avenir immédiat, en tant que se déterminant, est action ou mouvement. Mon présent est donc à la fois sensation et mouvement ; et puisque mon présent forme un tout indivisé, ce mouvement doit tenir à cette sensation, la prolonger en action. D’où je conclus que mon présent consiste dans un système combiné de sensations et de mouvements. Mon présent est, par essence, sensori-moteur.
C’est dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps. Étendu dans l’espace, mon corps éprouve des sensations et en même temps exécute des mouvements. Sensations et mouvements se localisant en des points déterminés de cette étendue, il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de mouvements et de sensations. C’est pourquoi mon présent me paraît être chose absolument déterminée, et qui tranche sur mon passé. Placé entre la matière qui influe sur lui et la matière sur laquelle il influe, mon corps est un centre d’action, le lieu où les impressions reçues choisissent intelligemment leur voie pour se transformer en mouvements accomplis ; il représente donc bien l’état actuel de mon devenir, ce qui, dans ma durée, est en voie de formation. Plus généralement, dans cette continuité de devenir qui est la réalité même, le moment présent est constitué par la coupe quasi instantanée que notre perception pratique dans la masse en voie d’écoulement, et cette coupe est précisément ce que nous appelons le monde matériel : notre corps en occupe le centre ; il est, de ce monde matériel, ce que nous sentons directement s’écouler ; en son état actuel consiste l’actualité de notre présent. La matière, en tant qu’étendue dans l’espace, devant se définir selon nous un présent qui recommence sans cesse, inversement notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose. Et cet ensemble est déterminé, unique pour chaque moment de la durée, justement parce que sensations et mouvements occupent des lieux de l’espace et qu’il ne saurait y avoir, dans le même lieu, plusieurs choses à la fois. — D’où vient qu’on a pu méconnaître une vérité aussi simple, aussi évidente, et qui n’est, après tout, que l’idée du sens commun ?
La raison en est précisément qu’on s’obstine à ne trouver qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les sensations actuelles et le souvenir pur. La différence, selon nous, est radicale. Mes sensations actuelles sont ce qui occupe des portions déterminées de la superficie de mon corps ; le souvenir pur, au contraire, n’intéresse aucune partie de mon corps. Sans doute il engendrera des sensations en se matérialisant ; mais à ce moment précis il cessera d’être souvenir pour passer à l’état de chose présente, actuellement vécue ; et je ne lui restituerai son caractère de souvenir qu’en me reportant à l’opération par laquelle je l’ai évoqué, virtuel, du fond de mon passé. C’est justement parce que je l’aurai rendu actif qu’il sera devenu actuel, c’est-à-dire sensation capable de provoquer des mouvements. Au contraire, la plupart des psychologues ne voient dans le souvenir pur qu’une perception plus faible, un ensemble de sensations naissantes. Ayant ainsi effacé, par avance, toute différence de nature entre la sensation et le souvenir, ils sont conduits par la logique de leur hypothèse à matérialiser le souvenir et à idéaliser la sensation. S’agit-il du souvenir ? Ils ne l’aperçoivent que sous forme d’image, c’est-à-dire déjà incarné dans des sensations naissantes. Lui ayant transporté ainsi l’essentiel de la sensation, et ne voulant pas voir, dans l’idéalité de ce souvenir, quelque chose de distinct, qui tranche sur la sensation même, ils sont obligés, quand ils reviennent à la sensation pure, de lui laisser l’idéalité qu’ils avaient conférée implicitement ainsi à la sensation naissante. Si le passé, en effet, qui par hypothèse n’agit plus, peut subsister à l’état de sensation faible, c’est donc qu’il y a des sensations impuissantes. Si le souvenir pur, qui par hypothèse n’intéresse aucune partie déterminée du corps, est une sensation naissante, c’est donc que la sensation n’est pas essentiellement localisée en un point du corps. De là l’illusion qui consiste à voir dans la sensation un état flottant et inextensif, lequel n’acquerrait l’extension et ne se consoliderait dans le corps que par accident : illusion qui vicie profondément, comme nous l’avons vu, la théorie de la perception extérieure, et soulève bon nombre des questions pendantes entre les diverses métaphysiques de la matière. Il faut en prendre son parti : la sensation est, par essence, extensive et localisée ; c’est une source de mouvement ; — le souvenir pur, étant inextensif et impuissant, ne participe de la sensation en aucune manière.
Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’avenir immédiat, c’est mon action imminente. Mon présent est donc bien sensori-moteur. De mon passé, cela seul devient image, et par conséquent sensation au moins naissante, qui peut collaborer à cette action, s’insérer dans cette attitude, en un mot se rendre utile ; mais, dès qu’il devient image, le passé quitte l’état de souvenir pur et se confond avec une certaine partie de mon présent. Le souvenir actualisé en image diffère donc profondément de ce souvenir pur. L’image est un état présent, et ne peut participer du passé que par le souvenir dont elle est sortie. Le souvenir, au contraire, impuissant tant qu’il demeure inutile, reste pur de tout mélange avec la sensation, sans attache avec le présent, et par conséquent inextensif.
Cette impuissance radicale du souvenir pur nous aidera précisément à comprendre comment il se conserve à l’état latent. Sans entrer encore dans le vif de la question, bornons-nous à remarquer que notre répugnance à concevoir des états psychologiques inconscients vient surtout de ce que nous tenons la conscience pour la propriété essentielle des états psychologiques, de sorte qu’un état psychologique ne pourrait cesser d’être conscient, semble-t-il, sans cesser d’exister. Mais si la conscience n’est que la marque caractéristique du présent, c’est-à-dire de l’actuellement vécu, c’est-à-dire enfin de l’agissant, alors ce qui n’agit pas pourra cesser d’appartenir à la conscience sans cesser nécessairement d’exister en quelque manière. En d’autres termes, dans le domaine psychologique, conscience ne serait pas synonyme d’existence mais seulement d’action réelle ou d’efficacité immédiate, et l’extension de ce terme se trouvant ainsi limitée, on aurait moins de peine à se représenter un état psychologique inconscient, c’est-à-dire, en somme, impuissant. Quelque idée qu’on se fasse de la conscience en soi, telle qu’elle apparaîtrait si elle s’exerçait sans entraves, on ne saurait contester que, chez un être qui accomplit des fonctions corporelles, la conscience ait surtout pour rôle de présider à l’action et d’éclairer un choix. Elle projette donc sa lumière sur les antécédents immédiats de la décision et sur tous ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ; le reste demeure dans l’ombre. Mais nous retrouvons ici, sous une forme nouvelle, l’illusion sans cesse renaissante que nous poursuivons depuis le début de ce travail. On veut que la conscience, même jointe à des fonctions corporelles, soit une faculté accidentellement pratique, essentiellement tournée vers la spéculation. Alors, comme on ne voit pas l’intérêt qu’elle aurait à laisser échapper les connaissances qu’elle tient, vouée qu’elle serait à la connaissance pure, on ne comprend pas qu’elle renonce à éclairer ce qui n’est pas entièrement perdu pour elle. D’où résulterait que cela seul lui appartient en droit qu’elle possède en fait, et que, dans le domaine de la conscience, tout réel est actuel. Mais rendez à la conscience son véritable rôle : il n’y aura pas plus de raison pour dire que le passé, une fois perçu, s’efface, qu’il n’y en a pour supposer que les objets matériels cessent d’exister quand je cesse de les percevoir.
Insistons sur ce dernier point, car là est le centre des difficultés et la source des équivoques qui entourent le problème de l’inconscient. L’idée d’une représentation inconsciente est claire, en dépit d’un préjugé répandu ; on peut même dire que nous en faisons un usage constant et qu’il n’y a pas de conception plus familière au sens commun. Tout le monde admet, en effet, que les images actuellement présentes à notre perception ne sont pas le tout de la matière. Mais d’autre part, que peut être un objet matériel non perçu, une image non imaginée, sinon une espèce d’état mental inconscient ? Au-delà des murs de votre chambre, que vous percevez en ce moment, il y a les chambres voisines, puis le reste de la maison, enfin la rue et la ville où vous demeurez. Peu importe la théorie de la matière à laquelle vous vous ralliez : réaliste ou idéaliste, vous pensez évidemment, quand vous parlez de la ville, de la rue, des autres chambres de la maison, à autant de perceptions absentes de votre conscience et pourtant données en dehors d’elle. Elles ne se créent pas à mesure que votre conscience les accueille ; elles étaient donc déjà en quelque manière, et puisque, par hypothèse, votre conscience ne les appréhendait pas, comment pouvaient-elles exister en soi sinon à l’état inconscient ? D’où vient alors qu’une existence en dehors de la conscience nous paraît claire quand il s’agit des objets, obscure quand nous parlons du sujet ? Nos perceptions, actuelles et virtuelles, s’étendent le long de deux lignes, l’une horizontale AB, qui contient tous les objets simultanés dans l’espace, l’autre verticale CI, sur laquelle se disposent nos souvenirs successifs échelonnés dans le temps. Le point I, intersection des deux lignes, est le seul qui soit donné actuellement à notre conscience. D’où vient que nous n’hésitons pas à poser la réalité de la ligne AB tout entière, quoiqu’elle reste inaperçue, et qu’au contraire, de la ligne CI le présent I actuellement perçu est le seul point qui nous paraisse exister véritablement ? Il y a, au fond de cette distinction radicale entre les deux séries temporelle et spatiale, tant d’idées confuses ou mal ébauchées, tant d’hypothèses dénuées de toute valeur spéculative, que nous ne saurions en épuiser tout d’un coup l’analyse. Pour démasquer entièrement l’illusion, il faudrait aller chercher à son origine et suivre à travers tous ses détours le double mouvement par lequel nous arrivons à poser des réalités objectives sans rapport à la conscience et des états de conscience sans réalité objective, l’espace paraissant alors conserver indéfiniment des choses qui s’y juxtaposent, tandis que le temps détruirait, au fur et à mesure, des états qui se succèdent en lui. Une partie de ce travail a été faite dans notre premier chapitre, quand nous avons traité de l’objectivité en général ; une autre le sera dans les dernières pages de ce livre, lorsque nous parlerons de l’idée de matière. Bornons-nous ici à signaler quelques points essentiels.
D’abord, les objets échelonnés le long de cette ligne AB représentent à nos yeux ce que nous allons percevoir, tandis que la ligne CI ne contient que ce qui a été déjà perçu. Or, le passé n’a plus d’intérêt pour nous ; il a épuisé son action possible, ou ne retrouvera une influence qu’en empruntant la vitalité de la perception présente. Au contraire, l’avenir immédiat consiste dans une action imminente, dans une énergie non encore dépensée. La partie non perçue de l’univers matériel, grosse de promesses et de menaces, a donc pour nous une réalité que ne peuvent ni ne doivent avoir les périodes actuel lement inaperçues de notre existence passée. Mais cette distinction, toute relative à l’utilité pratique et aux besoins matériels de la vie, prend dans notre esprit la forme de plus en plus nette d’une distinction métaphysique.
Nous avons montré en effet que les objets situés autour de nous représentent, à des degrés différents, une action que nous pouvons accomplir sur les choses ou que nous devrons subir d’elles. L’échéance de cette action possible est justement marquée par le plus ou moins grand éloignement de l’objet correspondant, de sorte que la distance dans l’espace mesure la proximité d’une menace ou d’une promesse dans le temps. L’espace nous fournit donc ainsi tout d’un coup le schème de notre avenir prochain ; et comme cet avenir doit s’écouler indéfiniment, l’espace qui le symbolise a pour propriété de demeurer, dans son immobilité, indéfiniment ouvert. De là vient que l’horizon immédiat donné à notre perception nous paraît nécessairement environné d’un cercle plus large, existant quoique inaperçu, ce cercle en impliquant lui-même un autre qui l’entoure, et ainsi de suite indéfiniment. Il est donc de l’essence de notre perception actuelle, en tant qu’étendue, de n’être toujours qu’un contenu par rapport à une expérience plus vaste, et même indéfinie, qui la contient : et cette expérience, absente de notre conscience puisqu’elle déborde l’horizon aperçu, n’en paraît pas moins actuellement donnée. Mais tandis que nous nous sentons suspendus à ces objets matériels que nous érigeons ainsi en réalités présentes, au contraire nos souvenirs, en tant que passés, sont autant de poids morts que nous traînons avec nous et dont nous aimons mieux nous feindre débarrassés. Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule. Et tandis que la réalité, en tant qu’étendue, nous paraît déborder à l’infini notre perception, au contraire, dans notre vie intérieure, cela seul nous semble réel qui commence avec le moment présent ; le reste est pratiquement aboli. Alors, quand un souvenir reparaît à la conscience, il nous fait l’effet d’un revenant dont il faudrait expliquer par des causes spéciales l’apparition mystérieuse. En réalité, l’adhérence de ce souvenir à notre état présent est tout à fait comparable à celle des objets inaperçus aux objets que nous percevons, et l’inconscient joue dans les deux cas un rôle du même genre.
Mais nous éprouvons beaucoup de peine à nous représenter ainsi les choses, parce que nous avons contracté l’habitude de souligner les différences, et au contraire d’effacer les ressemblances, entre la série des objets simultanément échelonnés dans l’espace et celle des états successivement développée dans le temps. Dans la première, les termes se conditionnent d’une manière tout à fait déterminée, de sorte que l’apparition de chaque nouveau terme pouvait être prévue. C’est ainsi que je sais, quand je sors de ma chambre, quelles sont les chambres que je vais traverser. Au contraire, mes souvenirs se présentent dans un ordre apparemment capricieux. L’ordre des représentations est donc nécessaire dans un cas, contingent dans l’autre ; et c’est cette nécessité que l’hypostasie, en quelque sorte, quand je parle de l’existence des objets en dehors de toute conscience. Si je ne vois aucun inconvénient à supposer donnée la totalité des objets que je ne perçois pas, c’est parce que l’ordre rigoureusement déterminé de ces objets leur prête l’aspect d’une chaîne, dont ma perception présente ne serait plus qu’un anneau : cet anneau communique alors son actualité au reste de la chaîne. — Mais, en y regardant de près, on verrait que nos souvenirs forment une chaîne du même genre, et que notre caractère, toujours présent à toutes nos décisions, est bien la synthèse actuelle de tous nos états passés. Sous cette forme condensée, notre vie psychologique antérieure existe même plus pour nous que le monde externe, dont nous ne percevons jamais qu’une très petite partie, alors qu’au contraire nous utilisons la totalité de notre expérience vécue. Il est vrai que nous la possédons ainsi en abrégé seulement, et que nos anciennes perceptions, considérées comme des individualités distinctes, nous font l’effet ou d’avoir totalement disparu ou de ne reparaître qu’au gré de leur fantaisie. Mais cette apparence de destruction complète ou de résurrection capricieuse tient simplement à ce que la conscience actuelle accepte à chaque instant l’utile et rejette momentanément le superflu. Toujours tendue vers l’action, elle ne peut matérialiser de nos anciennes perceptions que celles qui s’organisent avec la perception présente pour concourir à la décision finale. S’il faut, pour que ma volonté se manifeste sur un point donné de l’espace, que ma conscience franchisse un à un ces intermédiaires ou ces obstacles dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle la distance dans l’espace, en revanche il lui est utile, pour éclairer cette action, de sauter par-dessus l’intervalle de temps qui sépare la situation actuelle d’une situation antérieure analogue ; et comme elle s’y transporte ainsi d’un seul bond, toute la partie intermédiaire du passé échappe à ses prises. Les mêmes raisons qui font que nos perceptions se disposent en continuité rigoureuse dans l’espace font donc que nos souvenirs s’éclairent d’une manière discontinue dans le temps. Nous n’avons pas affaire, en ce qui concerne les objets inaperçus dans l’espace et les souvenirs inconscients dans le temps, à deux formes radicalement différentes de l’existence ; mais les exigences de l’action sont inverses, dans un cas, de ce qu’elles sont dans l’autre.
Mais nous touchons ici au problème capital de l’existence, problème que nous ne pouvons qu’effleurer, sous peine d’être conduits, de question en question, au cœur même de la métaphysique. Disons simplement qu’en ce qui concerne les choses de l’expérience, — les seules qui nous occupent ici, — l’existence paraît impliquer deux conditions réunies : 1º la présentation à la conscience, 2º la connexion logique ou causale de ce qui est ainsi présenté avec ce qui précède et ce qui suit. La réalité pour nous d’un état psychologique ou d’un objet matériel consiste dans ce double fait que notre conscience les perçoit et qu’ils font partie d’une série, temporelle ou spatiale, où les termes se déterminent les uns les autres. Mais ces deux conditions admettent des degrés, et on conçoit que, nécessaires l’une et l’autre, elles soient inégalement remplies. Ainsi, dans le cas des états internes actuels, la connexion est moins étroite, et la détermination du présent par le passé, laissant une large place à la contingence, n’a pas le caractère d’une dérivation mathématique ; — en revanche, la présentation à la conscience est parfaite, un état psychologique actuel nous livrant la totalité de son contenu dans l’acte même par lequel nous l’apercevons. Au contraire, s’il s’agit des objets extérieurs, c’est la connexion qui est parfaite, puisque ces objets obéissent à des lois nécessaires ; mais alors l’autre condition, la présentation à la conscience, n’est jamais que partiellement remplie, car l’objet matériel, justement en raison de la multiplicité des éléments inaperçus qui le rattachent à tous les autres objets, nous paraît renfermer en lui et cacher derrière lui infiniment plus que ce qu’il nous laisse voir. — Nous devrions donc dire que l’existence, au sens empirique du mot, implique toujours à la fois, mais à des degrés différents, l’appréhension consciente et la connexion régulière. Mais notre entendement, qui a pour fonction d’établir des distinctions tranchées, ne comprend point ainsi les choses. Plutôt que d’admettre la présence, dans tous les cas, des deux éléments mêlés dans des proportions diverses, il aime mieux dissocier ces deux éléments, et attribuer ainsi aux objets extérieurs d’une part, aux états internes de l’autre, deux modes d’existence radicalement différents, caractérisés chacun par la présence exclusive de la condition qu’il faudrait déclarer simplement prépondérante. Alors l’existence des états psychologiques consistera tout entière dans leur appréhension par la conscience, et celle des phénomènes extérieurs, tout entière aussi, dans l’ordre rigoureux de leur concomitance et de leur succession. D’où l’impossibilité de laisser aux objets matériels existants mais non perçus la moindre participation à la conscience, et aux états intérieurs non conscients la moindre participation à l’existence. Nous avons montré, au commencement de ce livre, les conséquences de la première illusion : elle aboutit à fausser notre représentation de la matière. La seconde, complémentaire de la première, vicie notre conception de l’esprit, en répandant sur l’idée de l’inconscient une obscurité artificielle. Notre vie psychologique passée, tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d’une manière nécessaire ; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun des états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente.
Mais nous sommes si habitués à renverser, pour le plus grand avantage de la pratique, l’ordre réel des choses, nous subissons à un tel degré l’obsession des images tirées de l’espace, que nous ne pouvons nous empêcher de demander où se conserve le souvenir. Nous concevons que des phénomènes physico-chimiques aient lieu dans le cerveau, que le cerveau soit dans le corps, le corps dans l’air qui le baigne, etc. ; mais le passé, une fois accompli, s’il se conserve, où est-il ? Le mettre, à l’état de modification moléculaire, dans la substance cérébrale, cela paraît simple et clair, parce que nous avons alors un réservoir actuellement donné, qu’il suffirait d’ouvrir pour faire couler les images latentes dans la conscience. Mais si le cerveau ne peut servir à un pareil usage, dans quel magasin logerons-nous les images accumulées ? On oublie que le rapport de contenant à contenu emprunte sa clarté et son universalité apparentes à la nécessité où nous sommes d’ouvrir toujours devant nous l’espace, de refermer toujours derrière nous la durée. Parce que l’on a montré qu’une chose est dans une autre, on n’a nullement éclairé par là le phénomène de sa conservation. Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l’état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même. Mais ce cerveau, en tant qu’image étendue dans l’espace, n’occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l’univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. Ou bien donc vous aurez à supposer que cet univers périt et renaît, par un véritable miracle, à tous les moments de la durée, ou vous devrez lui transporter la continuité d’existence que vous refusez à la conscience, et faire de son passé une réalité qui se survit et se prolonge dans son présent : vous n’aurez donc rien gagné à emmagasiner le souvenir dans la matière, et vous vous verrez au contraire obligé d’étendre à la totalité des états du monde matériel cette survivance indépendante et intégrale du passé que vous refusiez aux états psychologiques. Cette survivance en soi du passé s’impose donc sous une forme ou sous une autre, et la difficulté que nous éprouvons à la concevoir vient simplement de ce que nous attribuons à la série des souvenirs, dans le temps, cette nécessité de contenir et d’être contenus qui n’est vraie que de l’ensemble des corps instantanément aperçus dans l’espace. L’illusion fondamentale consiste à transporter à la durée même, en voie d’écoulement, la forme des coupes instantanées que nous y pratiquons.
Mais comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver ? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable ? — Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile. Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé. Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre. Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui s’organiseraient utilement avec notre état présent, c’est-à-dire avec notre passé immédiat ; le reste demeure obscur. C’est dans cette partie éclairée de notre histoire que nous restons placés, en vertu de la loi fondamentale de la vie, qui est une loi d’action : de là la difficulté que nous éprouvons à concevoir des souvenirs qui se conserveraient dans l’ombre. Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule, et non pas ce qui est entièrement déroulé.
Nous revenons ainsi, par un long détour, à notre point de départ. Il y a, disions-nous, deux mémoires profondément distinctes : l’une, fixée dans l’organisme, n’est point autre chose que l’ensemble des mécanismes intelligemment montés qui assurent une réplique convenable aux diverses interpellations possibles. Elle fait que nous nous adaptons à la situation présente, et que les actions subies par nous se prolongent d’elles-mêmes en réactions tantôt accomplies tantôt simplement naissantes, mais toujours plus ou moins appropriées. Habitude plutôt que mémoire, elle joue notre expérience passée, mais n’en évoque pas l’image. L’autre est la mémoire vraie. Coextensive à la conscience, elle retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu’ils se produisent, laissant à chaque fait sa place et par conséquent lui marquant sa date, se mouvant bien réellement dans le passé définitif, et non pas, comme la première, dans un présent qui recommence sans cesse. Mais en distinguant profondément ces deux formes de la mémoire, nous n’en avions pas montré le lien. Au-dessus du corps, avec ses mécanismes qui symbolisent l’effort accumulé des actions passées, la mémoire qui imagine et qui répète planait, suspendue dans le vide. Mais si nous ne percevons jamais autre chose que notre passé immédiat, si notre conscience du présent est déjà mémoire, les deux termes que nous avions séparés d’abord vont se souder intimement ensemble. Envisagé de ce nouveau point de vue, en effet, notre corps n’est point autre chose que la partie invariablement renaissante de notre représentation, la partie toujours présente, ou plutôt celle qui vient à tout moment de passer. Image lui-même, ce corps ne peut emmagasiner les images, puisqu’il fait partie des images ; et c’est pourquoi l’entreprise est chimérique de vouloir localiser les perceptions passées, ou même présentes, dans le cerveau : elles ne sont pas en lui ; c’est lui qui est en elles. Mais cette image toute particulière, qui persiste au milieu des autres et que j’appelle mon corps, constitue à chaque instant, comme nous le disions, une coupe transversale de l’universel devenir. C’est donc le lieu de passage des mouvements reçus et renvoyés, le trait d’union entre les choses qui agissent sur moi et les choses sur lesquelles j’agis, le siège, en un mot, des phénomènes sensori-moteurs. Si je représente par un cône SAB la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire, la base AB, assise dans le passé, demeure immobile, tandis que le sommet S, qui figure à tout moment mon présent, avance sans cesse, et sans cesse aussi touche le plan mobile P de ma représentation actuelle de l’univers. En S se concentre l’image du corps ; et, faisant partie du plan P, cette image se borne à recevoir et à rendre les actions émanées de toutes les images dont le plan se compose.
La mémoire du corps, constituée par l’ensemble des systèmes sensori-moteurs que l’habitude a organisés, est donc une mémoire quasi instantanée à laquelle la véritable mémoire du passé sert de base. Comme elles ne constituent pas deux choses séparées, comme la première n’est, disions-nous, que la pointe mobile insérée par la seconde dans le plan mouvant de l’expérience, il est naturel que ces deux fonctions se prêtent un mutuel appui. D’un côté, en effet, la mémoire du passé présente aux mécanismes sensori-moteurs tous les souvenirs capables de les guider dans leur tâche et de diriger la réaction motrice dans le sens suggéré par les leçons de l’expérience : en cela consistent précisément les associations par contiguïté et par similitude. Mais d’autre part les appareils sensori-moteurs fournissent aux souvenirs impuissants, c’est-à-dire inconscients, le moyen de prendre un corps, de se matérialiser, enfin de devenir présents. Il faut en effet, pour qu’un souvenir reparaisse à la conscience, qu’il descende des hauteurs de la mémoire pure jusqu’au point précis où s’accomplit l’action. En d’autres termes, c’est du présent que part l’appel auquel le souvenir répond, et c’est aux éléments sensori-moteurs de l’action présente que le souvenir emprunte la chaleur qui donne la vie.
N’est-ce pas à la solidité de cet accord, à la précision avec laquelle ces deux mémoires complémentaires s’insèrent l’une dans l’autre, que nous reconnaissons les esprits « bien équilibrés », c’est-à-dire, au fond, les hommes parfaitement adaptés à la vie ? Ce qui caractérise l’homme d’action, c’est la promptitude avec laquelle il appelle au secours d’une situation donnée tous les souvenirs qui s’y rapportent ; mais c’est aussi la barrière insurmontable que rencontrent chez lui, en se présentant au seuil de la conscience, les souvenirs inutiles ou indifférents. Vivre dans le présent tout pur, répondre à une excitation par une réaction immédiate qui la prolonge, est le propre d’un animal inférieur : l’homme qui procède ainsi est un impulsif. Mais celui-là n’est guère mieux adapté à l’action qui vit dans le passé pour le plaisir d’y vivre, et chez qui les souvenirs émergent à la lumière de la conscience sans profit pour la situation actuelle : ce n’est plus un impulsif, mais un rêveur. Entre ces deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel. Le bon sens, ou sens pratique, n’est vraisemblablement pas autre chose.
Le développement extraordinaire de la mémoire spontanée chez la plupart des enfants tient précisément à ce qu’ils n’ont pas encore solidarisé leur mémoire avec leur conduite. Ils suivent d’habitude l’impression du moment, et comme l’action ne se plie pas chez eux aux indications du souvenir, inversement leurs souvenirs ne se limitent pas aux nécessités de l’action. Ils ne semblent retenir avec plus de facilité que parce qu’ils se rappellent avec moins de discernement. La diminution apparente de la mémoire, à mesure que l’intelligence se développe, tient donc à l’organisation croissante des souvenirs avec les actes. La mémoire consciente perd ainsi en étendue ce qu’elle gagne en force de pénétration : elle avait d’abord la facilité de la mémoire des rêves, mais c’est que bien réellement elle rêvait. On observe d’ailleurs cette même exagération de la mémoire spontanée chez des hommes dont le développement intellectuel ne dépasse guère celui de l’enfance. Un missionnaire, après avoir prêché un long sermon à des sauvages de l’Afrique, vit l’un deux le répéter textuellement, avec les mêmes gestes, d’un bout à l’autre 83.
Mais si notre passé nous demeure presque tout entier caché parce qu’il est inhibé par les nécessités de l’action présente, il retrouvera la force de franchir le seuil de la conscience dans tous les cas où nous nous désintéresserons de l’action efficace pour nous replacer, en quelque sorte, dans la vie du rêve. Le sommeil, naturel ou artificiel, provoque justement un détachement de ce genre. On nous montrait récemment dans le sommeil une interruption de contact entre les éléments nerveux, sensoriels et moteurs 84. Même si l’on ne s’arrête pas à cette ingénieuse hypothèse, il est impossible de ne pas voir dans le sommeil un relâchement, au moins fonctionnel, de la tension du système nerveux, toujours prêt pendant la veille à prolonger l’excitation reçue en réaction appropriée. Or c’est un fait d’observation banale que l’« exaltation » de la mémoire dans certains rêves et dans certains états somnambuliques. Des souvenirs qu’on croyait abolis reparaissent alors avec une exactitude frappante ; nous revivons dans tous leurs détails des scènes d’enfance entièrement oubliées ; nous parlons des langues que nous ne nous souvenions même plus d’avoir apprises. Mais rien de plus instructif, à cet égard, que ce qui se produit dans certains cas de suffocation brusque, chez les noyés et les pendus. Le sujet, revenu à la vie, déclare avoir vu défiler devant lui, en peu de temps, tous les événements oubliés de son histoire, avec leurs plus infimes circonstances et dans l’ordre même où ils s’étaient produits 85.
Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. Et celui, au contraire, qui répudierait cette mémoire avec tout ce qu’elle engendre jouerait sans cesse son existence au lieu de se la représenter véritablement : automate conscient, il suivrait la pente des habitudes utiles qui prolongent l’excitation en réaction appropriée. Le premier ne sortirait jamais du particulier, et même de l’individuel. Laissant à chaque image sa date dans le temps et sa place dans l’espace, il verrait par où elle diffère des autres et non par où elle leur ressemble. L’autre, toujours porté par l’habitude, ne démêlerait au contraire dans une situation que le côté par où elle ressemble pratiquement à des situations antérieures. Incapable sans doute de penser l’universel, puisque l’idée générale suppose la représentation au moins virtuelle d’une multitude d’images remémorées, c’est néanmoins dans l’universel qu’il évoluerait, l’habitude étant à l’action ce que la généralité est à la pensée. Mais ces deux états extrêmes, l’un d’une mémoire toute contemplative qui n’appréhende que le singulier dans sa vision, l’autre d’une mémoire toute motrice qui imprime la marque de la généralité à son action, ne s’isolent et ne se manifestent pleinement que dans des cas exceptionnels. Dans la vie normale, ils se pénètrent intimement, abandonnant ainsi, l’un et l’autre, quelque chose de leur pureté originelle. Le premier se traduit par le souvenir des différences, le second par la perception des ressemblances au confluent des deux courants apparaît l’idée générale.
Il ne s’agit pas ici de trancher en bloc la question des idées générales. Parmi ces idées il en est qui n’ont pas pour origine unique des perceptions et qui ne se rapportent que de très loin à des objets matériels. Nous les laisserons de côté, pour n’envisager que les idées générales fondées sur ce que nous appelons la perception des ressemblances. Nous voulons suivre la mémoire pure, la mémoire intégrale, dans l’effort continu qu’elle fait pour s’insérer dans l’habitude motrice. Par là nous ferons mieux connaître le rôle et la nature de cette mémoire ; mais par là aussi nous éclaircirons peut-être, en les considérant sous un aspect tout particulier, les deux notions également obscures de ressemblance et de généralité.
En serrant d’aussi près que possible les difficultés d’ordre psychologique soulevées autour du problème des idées générales, on arrivera, croyons-nous, à les enfermer dans ce cercle : pour généraliser il faut d’abord abstraire, mais pour abstraire utilement il faut déjà savoir généraliser. C’est autour de ce cercle que gravitent, consciemment ou inconsciemment, nominalisme et conceptualisme, chacune des deux doctrines ayant surtout pour elle l’insuffisance de l’autre. Les nominalistes, en effet, ne retenant de l’idée générale que son extension, voient simplement en elle une série ouverte et indéfinie d’objets individuels. L’unité de l’idée ne pourra donc consister pour eux que dans l’identité du symbole par lequel nous désignons indifféremment tous ces objets distincts. S’il faut les en croire, nous commençons par percevoir une chose, puis nous lui adjoignons un mot : ce mot, renforcé de la faculté ou de l’habitude de s’étendre à un nombre indéfini d’autres choses, s’érige alors en idée générale. Mais pour que le mot s’étende et néanmoins se limite ainsi aux objets qu’il désigne, encore faut-il que ces objets nous présentent des ressemblances qui, en les rapprochant les uns des autres, les distinguent de tous les objets auxquels le mot ne s’applique pas. La généralisation ne va donc pas, semble-t-il, sans la considération abstraite des qualités communes, et, de degré en degré, le nominalisme va être amené à définir l’idée générale par sa compréhension, et non plus seulement par son extension comme il le voulait d’abord. C’est de cette compréhension que part le conceptualisme. L’intelligence, d’après lui, résout l’unité superficielle de l’individu en qualités diverses, dont chacune, isolée de l’individu qui la limitait, devient, par là même, représentative d’un genre. Au lieu de considérer chaque genre comme comprenant en acte, une multiplicité d’objets, on veut au contraire maintenant que chaque objet renferme, en puissance, et comme autant de qualités qu’il retiendrait prisonnières, une multiplicité de genres. Mais la question est précisément de savoir si des qualités individuelles, même isolées par un effort d’abstraction, ne restent pas individuelles comme elles l’étaient d’abord, et si, pour les ériger en genres, une nouvelle démarche de l’esprit n’est pas nécessaire, par laquelle il impose d’abord à chaque qualité un nom, puis collectionne sous ce nom une multiplicité d’objets individuels. La blancheur d’un lis n’est pas la blancheur d’une nappe de neige ; elles restent, même isolées de la neige et du lis, blancheur de lis et blancheur de neige. Elles ne renoncent à leur individualité que si nous tenons compte de leur ressemblance pour leur donner un nom commun : appliquant alors ce nom à un nombre indéfini d’objets semblables, nous renvoyons à la qualité, par une espèce de ricochet, la généralité que le mot est allé chercher dans son application aux choses. Mais en raisonnant ainsi, ne revient-on pas au point de vue de l’extension qu’on avait abandonné d’abord ? Nous tournons donc bien réellement dans un cercle, le nominalisme nous conduisant au conceptualisme, et le conceptualisme nous ramenant au nominalisme. La généralisation ne peut se faire que par une extraction de qualités communes ; mais les qualités, pour apparaître communes, ont déjà dû subir un travail de généralisation.
En approfondissant maintenant ces deux théories adverses, on leur découvrirait un postulat commun : elles supposent, l’une et l’autre, que nous partons de la perception d’objets individuels. La première compose le genre par une énumération ; la seconde le dégage par une analyse ; mais c’est sur des individus, considérés comme autant de réalités données à l’intuition immédiate, que portent l’analyse et l’énumération. Voilà le postulat. En dépit de son évidence apparente, il n’est ni vraisemblable ni conforme aux faits.
A priori, en effet, il semble bien que la distinction nette des objets individuels soit un luxe de la perception, de même que la représentation claire des idées générales est un raffinement de l’intelligence. La conception parfaite des genres est sans doute le propre de la pensée humaine ; elle exige un effort de réflexion, par lequel nous effaçons d’une représentation les particularités de temps et de lieu. Mais la réflexion sur ces particularités, réflexion sans laquelle l’individualité des objets nous échapperait, suppose une faculté de remarquer les différences, et par là même une mémoire des images, qui est certainement le privilège de l’homme et des animaux supérieurs. Il semble donc bien que nous ne débutions ni par la perception de l’individu ni par la conception du genre, mais par une connaissance intermédiaire, par un sentiment confus de qualité marquante ou de ressemblance : ce sentiment, également éloigné de la généralité pleinement conçue et de l’individualité nettement perçue, les engendre l’une et l’autre par voie de dissociation. L’analyse réfléchie l’épure en idée générale ; la mémoire discriminative le solidifie en perception de l’individuel.
Mais c’est ce qui paraîtra clairement si l’on se reporte aux origines tout utilitaires de notre perception des choses. Ce qui nous intéresse dans une situation donnée, ce que nous y devons saisir d’abord, c’est le côté par où elle peut répondre à une tendance ou à un besoin : or, le besoin va droit à la ressemblance ou à la qualité, et n’a que faire des différences individuelles. À ce discernement de l’utile doit se borner d’ordinaire la perception des animaux. C’est l’herbe en général qui attire l’herbivore : la couleur et l’odeur de l’herbe, senties et subies comme des forces (nous n’allons pas jusqu’à dire : pensées comme des qualités ou des genres), sont les seules données immédiates de sa perception extérieure. Sur ce fond de généralité ou de ressemblance sa mémoire pourra faire valoir les contrastes d’où naîtront les différenciations ; il distinguera alors un paysage d’un autre paysage, un champ d’un autre champ ; mais c’est là, nous le répétons, le superflu de la perception et non pas le nécessaire. Dira-t-on que nous ne faisons que reculer le problème, que nous rejetons simplement dans l’inconscient l’opération par laquelle se dégagent les ressemblances et se constituent les genres ? Mais nous ne rejetons rien dans l’inconscient, par la raison fort simple que ce n’est pas, à notre avis, un effort de nature psychologique qui dégage ici la ressemblance : cette ressemblance agit objectivement comme une force, et provoque des réactions identiques en vertu de la loi toute physique qui veut que les mêmes effets d’ensemble suivent les mêmes causes profondes. Parce que l’acide chlorhydrique agit toujours de la même manière sur le carbonate de chaux — qu’il soit marbre ou craie, — dira-t-on que l’acide démêle entre les espèces les traits caractéristiques d’un genre ? Or, il n’y a pas de différence essentielle entre l’opération par laquelle cet acide tire du sel sa base et l’acte de la plante qui extrait invariablement des sols les plus divers les mêmes éléments qui doivent lui servir de nourriture. Faites maintenant un pas de plus ; imaginez une conscience rudimentaire comme peut être celle de l’amibe s’agitant dans une goutte d’eau : l’animalcule sentira la ressemblance, et non pas la différence, des diverses substances organiques qu’il peut s’assimiler. Bref, on suit du minéral à la plante, de la plante aux plus simples êtres conscients, de l’animal à l’homme, le progrès de l’opération par laquelle les choses et les êtres saisissent dans leur entourage ce qui les attire, ce qui les intéresse pratiquement, sans qu’ils aient besoin d’abstraire, simplement parce que le reste de l’entourage reste sans prise sur eux : cette identité de réaction à des actions superficiellement différentes est le germe que la conscience humaine développe en idées générales.
Qu’on réfléchisse, en effet, à la destination de notre système nerveux, telle qu’elle paraît résulter de sa structure. Nous voyons des appareils de perception très divers, tous reliés, par l’intermédiaire des centres, aux mêmes appareils moteurs. La sensation est instable ; elle peut prendre les nuances les plus variées ; au contraire le mécanisme moteur, une fois monté, fonctionnera invariablement de la même manière. On peut donc supposer des perceptions aussi différentes que possible dans leurs détails superficiels : si elles se continuent par les mêmes réactions motrices, si l’organisme peut en extraire les mêmes effets utiles, si elles impriment au corps la même attitude, quelque chose de commun s’en dégagera, et l’idée générale aura ainsi été sentie, subie, avant d’être représentée. — Nous voici donc enfin affranchis du cercle où nous paraissions enfermés d’abord. Pour généraliser, disions-nous, il faut abstraire les ressemblances, mais pour dégager utilement la ressemblance, il faut déjà savoir généraliser. La vérité est qu’il n’y a pas de cercle, parce que la ressemblance d’où l’esprit part, quand il abstrait d’abord, n’est pas la ressemblance où l’esprit aboutit lorsque, consciemment, il généralise. Celle d’où il part est une ressemblance sentie, vécue, ou, si vous voulez, automatiquement jouée. Celle où il revient est une ressemblance intelligemment aperçue ou pensée. Et c’est précisément au cours de ce progrès que se construisent, par le double effort de l’entendement et de la mémoire, la perception des individus et la conception des genres, — la mémoire greffant des distinctions sur les ressemblances spontanément abstraites, l’entendement dégageant de l’habitude des ressemblances l’idée claire de la généralité. Cette idée de généralité n’était à l’origine que notre conscience d’une identité d’attitude dans une diversité de situations ; c’était l’habitude même, remontant de la sphère des mouvements vers celle de la pensée. Mais, des genres ainsi esquissés mécaniquement par l’habitude, nous avons passé, par un effort de réflexion accompli sur cette opération même, à l’idée générale du genre ; et une fois cette idée constituée, nous avons construit, cette fois volontairement, un nombre illimité de notions générales. Il n’est pas nécessaire ici de suivre l’intelligence dans le détail de cette construction. Bornons-nous à dire que l’entendement, imitant le travail de la nature, a monté, lui aussi, des appareils moteurs, cette fois artificiels, pour les faire répondre, en nombre limité, à une multitude illimitée d’objets individuels : l’ensemble de ces mécanismes est la parole articulée.
Il s’en faut d’ailleurs que ces deux opérations divergentes de l’esprit, l’une par laquelle il discerne des individus, l’autre par laquelle il construit des genres, exigent le même effort et progressent avec une égale rapidité. La première, ne réclamant que l’intervention de la mémoire, s’accomplit dès le début de notre expérience ; la seconde se poursuit indéfiniment sans s’achever jamais. La première aboutit à constituer des images stables qui, à leur tour, s’emmagasinent dans la mémoire la seconde forme des représentations instables et évanouissantes. Arrêtons-nous sur ce dernier point. Nous touchons ici à un phénomène essentiel de la vie mentale.
L’essence de l’idée générale, en effet, est de se mouvoir sans cesse entre la sphère de l’action et celle de la mémoire pure. Reportons-nous en effet au schéma que nous avons déjà tracé. En S est la perception actuelle que j’ai de mon corps, c’est-à-dire d’un certain équilibre sensori-moteur. Sur la surface de la base A B seront disposés, si l’on veut, mes souvenirs dans leur totalité. Dans le cône ainsi déterminé, l’idée générale oscillera continuellement entre le sommet S et la base A B. En S elle prendrait la forme bien nette d’une attitude corporelle ou d’un mot prononcé ; en A B elle revêtirait l’aspect, non moins net, des mille images individuelles en lesquelles viendrait se briser son unité fragile. Et c’est pourquoi une psychologie qui s’en tient au tout fait, qui ne connaît que des choses et ignore les progrès, n’apercevra de ce mouvement que les extrémités entre lesquelles il oseille ; elle fera coïncider l’idée générale tantôt avec l’action qui la joue ou le mot qui l’exprime, tantôt avec les images multiples, en nombre indéfini, qui en sont l’équivalent dans la mémoire. Mais la vérité est que l’idée générale nous échappe dès que nous prétendons la figer à l’une ou l’autre de ces deux extrémités. Elle consiste dans le double courant qui va de l’une à l’autre, — toujours prête, soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’évaporer en souvenirs.
Cela revient à dire qu’entre les mécanismes sensori-moteurs figurés par le point S et la totalité des souvenirs disposés en AB il y a place, comme nous le faisions pressentir dans le chapitre précédent, pour mille et mille répétitions de notre vie psychologique, figurées par autant de sections A′B′, AB′, etc., du même cône. Nous tendons à nous éparpiller en AB à mesure que nous nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre de la vie du rêve nous tendons à nous concentrer en S à mesure que nous nous attachons plus fermement à la réalité présente, répondant par des réactions motrices à des excitations sensorielles. En fait, le moi normal ne se fixe jamais à l’une de ces positions extrêmes ; il se meut entre elles, adopte tour à tour les positions représentées par les sections intermédiaires, ou, en d’autres termes, donne à ses représentations juste assez de l’image et juste assez de l’idée pour qu’elles puissent concourir utilement à l’action présente.
De cette conception de la vie mentale inférieure peuvent se déduire les lois de l’association des idées. Mais avant d’approfondir ce point, montrons l’insuffisance des théories courantes de l’association.
Que toute idée surgissant dans l’esprit ait un rapport de ressemblance ou de contiguïté avec l’état mental antérieur, c’est incontestable ; mais une affirmation de ce genre ne nous renseigne pas sur le mécanisme de l’association, et même, à vrai dire, ne nous apprend absolument rien. On chercherait vainement, en effet, deux idées qui n’aient pas entre elles quelque trait de ressemblance ou ne se touchent pas par quelque côté. S’agit-il de ressemblance ? Si profondes que soient les différences qui séparent deux images, on trouvera toujours, en remontant assez haut, un genre commun auquel elles appartiennent, et par conséquent une ressemblance qui leur serve de trait d’union. Considère-t-on la contiguïté ? Une perception A, comme nous le disions plus haut, n’évoque par « contiguïté » une ancienne image B que si elle nous rappelle d’abord une image A′ qui lui ressemble, car c’est un souvenir A′, et non pas la perception A, qui touche réellement B dans la mémoire. Si éloignés qu’on suppose donc les deux termes A et B l’un de l’autre, il pourra toujours s’établir entre eux un rapport de contiguïté si le terme intercalaire A′ entretient avec A une ressemblance suffisamment lointaine. Cela revient à dire qu’entre deux idées quelconques, choisies au hasard, il y a toujours ressemblance et toujours, si l’on veut, contiguïté, de sorte qu’en découvrant un rapport de contiguïté ou de ressemblance entre deux représentations qui se succèdent, on n’explique pas du tout pourquoi l’une évoque l’autre.
La véritable question est de savoir comment s’opère la sélection entre une infinité de souvenirs qui tous ressemblent par quelque côté à la perception présente, et pourquoi un seul d’entre eux, — celui-ci plutôt que celui-là, — émerge à la lumière de la conscience. Mais à cette question l’associationnisme ne peut répondre, parce qu’il a érigé les idées et les images en entités indépendantes, flottant, à la manière des atomes d’Épicure, dans un espace intérieur, se rapprochant, s’accrochant entre elles quand le hasard les amène dans la sphère d’attraction les unes des autres. Et en approfondissant la doctrine sur ce point, on verrait que son tort a été d’intellectualiser trop les idées, de leur attribuer un rôle tout spéculatif, d’avoir cru qu’elles existent pour elles et non pour nous, d’avoir méconnu le rapport qu’elles ont à l’activité du vouloir. Si les souvenirs errent, indifférents, dans une conscience inerte et amorphe, il n’y a aucune raison pour que la perception présente attire de préférence l’un d’eux : je ne pourrai donc que constater la rencontre, une fois produite, et parler de ressemblance ou de contiguïté, — ce qui revient, au fond, à reconnaître vaguement que les états de conscience ont des affinités les uns pour les autres.
Mais cette affinité même, qui prend la double forme de la contiguïté et de la ressemblance, l’associationnisme n’en peut fournir aucune explication. La tendance générale à s’associer demeure aussi obscure, dans cette doctrine, que les formes particulières de l’association. Ayant érigé les souvenirs-images individuels en choses toutes faites, données telles quelles au cours de notre vie mentale, l’associationnisme est réduit à supposer entre ces objets des attractions mystérieuses, dont on ne saurait même pas dire à l’avance, comme de l’attraction physique, par quels phénomènes elles se manifesteront. Pourquoi une image qui, par hypothèse, se suffit à elle-même, viserait-elle en effet à s’en agréger d’autres, ou semblables, ou données en contiguïté avec elle ? Mais la vérité est que cette image indépendante est un produit artificiel et tardif de l’esprit. En fait, nous percevons les ressemblances avant les individus qui se ressemblent, et, dans un agrégat de parties contiguës, le tout avant les parties. Nous allons de la ressemblance aux objets ressemblants, en brodant sur la ressemblance, ce canevas commun, la variété des différences individuelles. Et nous allons aussi du tout aux parties, par un travail de décomposition dont on verra plus loin la loi, et qui consiste à morceler, pour la plus grande commodité de la vie pratique, la continuité du réel. L’association n’est donc pas le fait primitif ; c’est par une dissociation que nous débutons, et la tendance de tout souvenir à s’en agréger d’autres s’explique par un retour naturel de l’esprit à l’unité indivisée de la perception.
Mais nous découvrons ici le vice radical de l’associationnisme. Étant donnée une perception présente qui forme tour à tour, avec des souvenirs divers, plusieurs associations successives, il y a deux manières, disions-nous, de concevoir le mécanisme de cette association. On peut supposer que la perception reste identique à elle-même, véritable atome psychologique qui s’en agrège d’autres au fur et à mesure que ces derniers passent à côté de lui. Tel est le point de vue de l’associationnisme. Mais il y en a un second, et c’est celui-là précisément que nous avons indiqué dans notre théorie de la reconnaissance. Nous avons supposé que notre personnalité tout entière, avec la totalité de nos souvenirs, entrait, indivisée, dans notre perception présente. Alors, si cette perception évoque tour à tour des souvenirs différents, ce n’est pas par une adjonction mécanique d’éléments de plus en plus nombreux qu’elle attirerait, immobile, autour d’elle ; c’est par une dilatation de notre conscience tout entière, qui, s’étalant alors sur une plus vaste surface, peut pousser plus loin l’inventaire détaillé de sa richesse. Tel, un amas nébuleux, vu dans des télescopes de plus en plus puissants, se résout en un nombre croissant d’étoiles. Dans la première hypothèse (qui n’a guère pour elle que son apparente simplicité et son analogie avec un atomisme mal compris), chaque souvenir constitue un être indépendant et figé, dont on ne peut dire ni pourquoi il vise à s’en agréger d’autres, ni comment il choisit, pour se les associer en vertu d’une contiguïté ou d’une ressemblance, entre mille souvenirs qui auraient des droits égaux. Il faut supposer que les idées s’entre-choquent au hasard, ou qu’il s’exerce entre elles des forces mystérieuses, et l’on a encore contre soi le témoignage de la conscience, qui ne nous montre jamais des faits psychologiques flottant à l’état indépendant. Dans la seconde, on se borne à constater la solidarité des faits psychologiques, toujours donnés ensemble à la conscience immédiate comme un tout indivisé que la réflexion seule morcelle en fragments distincts. Ce qu’il faut expliquer alors, ce n’est plus la cohésion des états internes, mais le double mouvement de contraction et d’expansion par lequel la conscience resserre ou élargit le développement de son contenu. Mais ce mouvement se déduit, comme nous allons voir, des nécessités fondamentales de la vie ; et il est aisé de voir aussi pourquoi les « associations » que nous paraissons former le long de ce mouvement épuisent tous les degrés successifs de la contiguïté et de la ressemblance.
Supposons en effet, un instant, que notre vie psychologique se réduise aux seules fonctions sensori-motrices. En d’autres termes, plaçons-nous, dans la figure schématique que nous avons tracée (page 181), à ce point S qui correspondrait à la plus grande simplification possible de notre vie mentale. Dans cet état, toute perception se prolonge d’elle-même en réactions appropriées, car les perceptions analogues antérieures ont monté des appareils moteurs plus ou moins complexes qui n’attendent, pour entrer en jeu, que la répétition du même appel. Or il y a, dans ce mécanisme, une association par ressemblance, puisque la perception présente agit en vertu de sa similitude avec les perceptions passées, et il y a là aussi une association par contiguïté, puisque les mouvements consécutifs à ces perceptions anciennes se reproduisent, et peuvent même entraîner à leur suite un nombre indéfini d’actions coordonnées à la première. Nous saisissons donc ici, à leur source même et presque confondues ensemble, — non point pensées, sans doute, mais jouées et vécues, — l’association par ressemblance et l’association par contiguïté. Ce ne sont pas là des formes contingentes de notre vie psychologique. Elles représentent les deux aspects complémentaires d’une seule et même tendance fondamentale, la tendance de tout organisme à extraire d’une situation donnée ce qu’elle a d’utile, et à emmagasiner la réaction éventuelle, sous forme d’habitude motrice, pour la faire servir à des situations du même genre.
Transportons-nous maintenant, d’un seul bond, à l’autre extrémité de notre vie mentale. Passons, selon notre méthode, de l’existence psychologique simplement « jouée » à celle qui serait exclusivement « rêvée ». Plaçons-nous, en d’autres termes, sur cette base AB de la mémoire (page 181) où se dessinent dans leurs moindres détails tous les événements de notre vie écoulée. Une conscience qui, détachée de l’action, tiendrait ainsi sous son regard la totalité de son passé, n’aurait aucune raison pour se fixer sur une partie de ce passé plutôt que sur une autre. En un sens, tous ses souvenirs différeraient de sa perception actuelle, car, si on les prend avec la multiplicité de leurs détails, deux souvenirs ne sont jamais identiquement la même chose. Mais, en un autre sens, un souvenir quelconque pourrait être rapproché de la situation présente : il suffirait de négliger, dans cette perception et dans ce souvenir, assez de détails pour que la ressemblance seule apparût. D’ailleurs, une fois le souvenir relié à la perception, une multitude d’événements contigus au souvenir se rattacheraient du même coup à la perception, — multitude indéfinie, qui ne se limiterait qu’au point où l’on choisirait de l’arrêter. Les nécessités de la vie ne sont plus là pour régler l’effet de la ressemblance et par conséquent de la contiguïté, et comme, au fond, tout se ressemble, il s’ensuit que tout peut s’associer. Tout à l’heure, la perception actuelle se prolongeait en mouvements déterminés ; maintenant elle se dissout en une infinité de souvenirs également possibles. En AB l’association provoquerait donc un choix arbitraire, comme en S une démarche fatale.
Mais ce ne sont là que deux limites extrêmes où le psychologue doit se placer tour à tour pour la commodité de l’étude, et qui, en fait, ne sont jamais atteintes. Il n’y a pas, chez l’homme au moins, d’état purement sensori-moteur, pas plus qu’il n’y a chez lui de vie imaginative sans un substratum d’activité vague. Notre vie psychologique normale oseille, disions-nous, entre ces deux extrémités. D’un côté l’état sensori-moteur S oriente la mémoire, dont il n’est, au fond, que l’extrémité actuelle et active ; et d’autre part cette mémoire elle-même, avec la totalité de notre passé, exerce une poussée en avant pour insérer dans l’action présente la plus grande partie possible d’elle-même. De ce double effort résultent, à tout instant, une multitude indéfinie d’états possibles de la mémoire, états figurés par les coupes A′B′, A″B″, etc., de notre schéma. Ce sont là, disions-nous, autant de répétitions de notre vie passée tout entière. Mais chacune de ces coupes est plus ou moins ample, selon qu’elle se rapproche davantage de la base ou du sommet ; et, de plus, chacune de ces représentations complètes de notre passé n’amène à la lumière de la conscience que ce qui peut s’encadrer dans l’état sensori-moteur, ce qui, par conséquent, ressemble à la perception présente au point de vue de l’action à accomplir. En d’autres termes, la mémoire intégrale répond à l’appel d’un état présent par deux mouvements simultanés, l’un de translation, par lequel elle se porte tout entière au-devant de l’expérience et se contracte ainsi plus ou moins, sans se diviser, en vue de l’action, l’autre de rotation sur elle-même, par lequel elle s’oriente vers la situation du moment pour lui présenter la face la plus utile. A ces divers degrés de contraction correspondent les formes variées de l’association par ressemblance.
Tout se passe donc comme si nos souvenirs étaient répétés un nombre indéfini de fois dans ces mille et mille réductions possibles de notre vie passée. Ils prennent une forme plus banale quand la mémoire se resserre davantage, plus personnelle quand elle se dilate, et ils entrent ainsi dans une multitude illimitée de « systématisations » différentes. Un mot d’une langue étrangère, prononcé à mon oreille, peut me faire penser à cette langue en général ou à une voix qui le prononçait autrefois d’une certaine manière. Ces deux associations par ressemblance ne sont pas dues à l’arrivée accidentelle de deux représentations différentes que le hasard aurait amenées tour à tour dans la sphère d’attraction de la perception actuelle. Elles répondent à deux dispositions mentales diverses, à deux degrés distincts de tension de la mémoire, ici plus rapprochée de l’image pure, là plus disposée à la réplique immédiate, c’est-à-dire à l’action. Classer ces systèmes, rechercher la loi qui les lie respectivement aux divers « tons » de notre vie mentale, montrer Comment chacun de ces tons est déterminé lui-même par les nécessités du moment et aussi par le degré variable de notre effort personnel, serait une entreprise difficile : toute cette psychologie est encore à faire, et nous ne voulons même pas, pour le moment, nous y essayer. Mais chacun de nous sent bien que ces lois existent, et qu’il y a des rapports stables de ce genre. Nous savons, par exemple, quand nous lisons un roman d’analyse, que certaines associations d’idées qu’on nous dépeint sont vraies, qu’elles ont pu être vécues ; d’autres nous choquent ou ne nous donnent pas l’impression du réel, parce que nous y sentons l’effet d’un rapprochement mécanique entre des étages différents de l’esprit, comme si l’auteur n’avait pas su se tenir sur le plan qu’il avait choisi de la vie mentale. La mémoire a donc bien ses degrés successifs et distincts de tension ou de vitalité, malaisés à définir, sans doute, mais que le peintre de l’âme ne peut pas brouiller entre eux impunément. La pathologie vient d’ailleurs confirmer ici, — sur des exemples grossiers, il est vrai, — une vérité dont nous avons tous l’instinct. Dans les « amnésies systématisées » des hystériques, par exemple, les souvenirs qui paraissent abolis sont réellement présents ; mais ils se rattachent tous, sans doute, à un certain ton déterminé de vitalité intellectuelle, où le sujet ne peut plus se placer.
S’il y a ainsi des plans différents, en nombre indéfini, pour l’association par ressemblance, il en est de même de l’association par contiguïté. Dans le plan extrême qui représente la base de la mémoire, il n’y a pas de souvenir qui ne soit lié, par contiguïté, à la totalité des événements qui le précèdent et aussi de ceux qui le suivent. Tandis qu’au point où se concentre notre action dans l’espace, la contiguïté ne ramène, sous forme de mouvement, que la réaction immédiatement consécutive à une perception semblable antérieure. En fait, toute association par contiguïté implique une position de l’esprit intermédiaire entre ces deux limites extrêmes. Si L’on suppose, ici encore, une foule de répétitions possibles de la totalité de nos souvenirs, chacun de ces exemplaires de notre vie écoulée se découpera, à sa manière, en tranches déterminées, et le mode de division ne sera pas le même si l’on passe d’un exemplaire à un autre, parce que chacun d’eux est précisément caractérisé par la nature des souvenirs dominants auxquels les autres souvenirs s’adossent comme à des points d’appui. Plus on se rapproche de l’action, par exemple, plus la contiguïté tend à participer de la ressemblance et à se distinguer ainsi d’un simple rapport de succession chronologique : c’est ainsi qu’on ne saurait dire des mots d’une langue étrangère, quand ils s’évoquent les uns les autres dans la mémoire, s’ils s’associent par ressemblance ou par contiguïté. Au contraire, plus nous nous détachons de l’action réelle ou possible, plus l’association par contiguïté tend à reproduire purement et simplement les images consécutives de notre vie passée. Il est impossible d’entrer ici dans une étude approfondie de ces divers systèmes. Il suffira de faire remarquer que ces systèmes ne sont point formés de souvenirs juxtaposés comme autant d’atomes. Il y a toujours quelques souvenirs dominants, véritables points brillants autour desquels les autres forment une nébulosité vague. Ces points brillants se multiplient à mesure que se dilate notre mémoire.
Le processus de localisation d’un souvenir dans le passé, par exemple, ne consiste pas du tout, comme on l’a dit, à plonger dans la masse de nos souvenirs comme dans un sac, pour en retirer des souvenirs de plus en plus rapprochés entre lesquels prendra place le souvenir à localiser. Par quelle heureuse chance mettrions-nous justement la main sur un nombre croissant de souvenirs intercalaires ? Le travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d’expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. Ici encore, d’ailleurs, la pathologie de la mémoire nous fournirait des renseignements instructifs. Dans l’amnésie rétrograde, les souvenirs qui disparaissent de la conscience sont vraisemblablement conservés sur les plans extrêmes de la mémoire, et le sujet pourra les y retrouver par un effort exceptionnel, comme celui qu’il accomplit dans l’état d’hypnotisme. Mais, sur les plans inférieurs, ces souvenirs attendaient, en quelque sorte, l’image dominante à laquelle ils pussent s’adosser. Tel choc brusque, telle émotion violente, sera l’événement décisif auquel ils s’attacheront : et si cet événement, en raison de son caractère soudain, se détache du reste de notre histoire, ils le suivront dans l’oubli. On conçoit donc que l’oubli consécutif à un choc, physique ou moral, comprenne les événements immédiatement antérieurs, — phénomène bien difficile à expliquer dans toutes les autres conceptions de la mémoire. Remarquons-le en passant : si l’on refuse d’attribuer quelque attente de ce genre aux souvenirs récents, et même relativement éloignés, le travail normal de la mémoire deviendra inintelligible. Car tout événement dont le souvenir s’est imprimé dans la mémoire, si simple qu’on le suppose, a occupé un certain temps. Les perceptions qui ont rempli la première période de cet intervalle, et qui forment maintenant avec les perceptions consécutives un souvenir indivisé, étaient donc véritablement « en l’air » tant que la partie décisive de l’événement n’était pas encore produite. Entre la disparition d’un souvenir avec ses divers détails préliminaires et l’abolition, par l’amnésie rétrograde, d’un nombre plus ou moins grand de souvenirs antérieure, à un événement donné, il y a donc une simple différence de degré, et non pas de nature.
De ces diverses considérations sur la vie mentale inférieure découlerait une certaine conception de l’équilibre intellectuel. Cet équilibre ne sera évidemment faussé que par la perturbation des éléments qui lui servent de matière. Il ne saurait être question ici d’aborder les problèmes de pathologie mentale : nous ne pouvons cependant les éluder entièrement, puisque nous cherchons à déterminer la relation exacte du corps à l’esprit.
Nous avons supposé que l’esprit parcourait sans cesse l’intervalle compris entre ses deux limites extrêmes, le plan de l’action et le plan du rêve. S’agit-il d’une décision à prendre ? Ramassant, organisant la totalité de son expérience dans ce que nous appelons son caractère, il la fera converger vers des actions où vous trouverez, avec le passé qui leur sert de matière, la forme imprévue que la personnalité leur imprime ; mais l’action ne sera réalisable que si elle vient s’encadrer dans la situation actuelle, c’est-à-dire dans cet ensemble de circonstances qui naît d’une certaine position déterminée du corps dans le temps et dans l’espace. S’agit-il d’un travail intellectuel, d’une conception à former, d’une idée plus ou moins générale à extraire de la multiplicité des souvenirs ? Une grande marge est laissée à la fantaisie d’une part, au discernement logique de l’autre : mais l’idée, pour être viable, devra toucher à la réalité présente par quelque côté, c’est-à-dire pouvoir, de degré en degré et par des diminutions ou contractions progressives d’elle-même, être plus ou moins jouée par le corps en même temps que représentée par l’esprit. Notre corps, avec les sensations qu’il reçoit d’un côté et les mouvements qu’il est capable d’exécuter de l’autre, est donc bien ce qui fixe notre esprit, ce qui lui donne le lest et l’équilibre. L’activité de l’esprit déborde infiniment la masse des souvenirs accumulés, comme cette masse de souvenirs déborde infiniment elle-même les sensations et les mouvements de l’heure présente ; mais ces sensations et ces mouvements conditionnent ce qu’on pourrait appeler l’attention à la vie, et c’est pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le travail normal de l’esprit, comme dans une pyramide qui se tiendrait debout sur sa pointe.
Qu’on jette d’ailleurs un coup d’œil sur la fine structure du système nerveux, telle que l’ont révélée des découvertes récentes. On croira apercevoir partout des conducteurs, nulle part des centres. Des fils placés bout à bout et dont les extrémités se rapprochent sans doute quand le courant passe, voilà tout ce qu’on voit. Et voilà peut-être tout ce qu’il y a, s’il est vrai que le corps ne soit qu’un lieu de rendez-vous entre les excitations reçues et les mouvements accomplis, ainsi que nous l’avons supposé dans tout le cours de notre travail. Mais ces fils qui reçoivent du milieu extérieur des ébranlements ou des excitations et qui les lui renvoient sous forme de réactions appropriées, ces fils si savamment tendus de la périphérie à la périphérie, assurent justement par la solidité de leurs connexions et la précision de leurs entre-croisements l’équilibre sensori-moteur du corps, c’est-à-dire son adaptation à la situation présente. Relâchez cette tension ou rompez cet équilibre : tout se passera comme si l’attention se détachait de la vie. Le rêve et l’aliénation ne paraissent guère être autre chose.
Nous parlions tout à l’heure de la récente hypothèse qui attribue le sommeil à une interruption de la solidarité entre neurones. Même si l’on n’accepte pas cette hypothèse (confirmée pourtant par de curieuses expériences), il faudra bien supposer pendant le sommeil profond une interruption au moins fonctionnelle de la relation établie dans le système nerveux entre l’excitation et la réaction motrice. De sorte que le rêve serait toujours l’état d’un esprit dont l’attention n’est pas fixée par l’équilibre sensori-moteur du corps. Et il paraît de plus en plus probable que cette détente du système nerveux est due à l’intoxication de ses éléments par les produits non éliminés de leur activité normale à l’état de veille. Or, le rêve imite de tout point l’aliénation. Non seulement tous les symptômes psychologiques de la folie se retrouvent dans le rêve, — au point que la comparaison de ces deux états est devenue banale, — mais l’aliénation paraît bien avoir également son origine dans un épuisement cérébral, lequel serait causé, comme la fatigue normale, par l’accumulation de certains poisons spécifiques dans les éléments du système nerveux 86. On sait que l’aliénation est souvent Consécutive aux maladies infectieuses, et que d’ailleurs on peut reproduire expérimentalement avec des toxiques tous les phénomènes de la folie 87. N’est-il pas vraisemblable, dès lors, que la rupture de l’équilibre mental dans l’aliénation tient tout simplement à une perturbation des relations sensori-motrices établies dans l’organisme ? Cette perturbation suffirait à créer une espèce de vertige psychique, et à faire ainsi que la mémoire et l’attention perdent contact avec la réalité. Qu’on lise les descriptions données par certains fous de leur maladie naissante : on verra qu’ils éprouvent souvent un sentiment d’étrangeté ou, comme ils disent, de « non-réalité », comme si les choses perçues perdaient pour eux de leur relief et de leur solidité 88. Si nos analyses sont exactes, le sentiment concret que nous avons de la réalité présente consisterait en effet dans la conscience que nous prenons des mouvements effectifs par lesquels notre organisme répond naturellement aux excitations ; — de sorte que là où les relations se détendent ou se gâtent entre sensations et mouvements, le sens du réel s’affaiblit ou disparaît 89.
Il y aurait d’ailleurs ici une foule de distinctions à faire, non seulement entre les diverses formes de l’aliénation, mais encore entre l’aliénation proprement dite et ces scissions de la personnalité qu’une psychologie récente en a si curieusement rapprochées 90. Dans ces maladies de la personnalité, il semble que des groupes de souvenirs se détachent de la mémoire centrale et renoncent à leur solidarité avec les autres. Mais il est rare qu’on n’observe pas aussi des scissions concomitantes de la sensibilité et de la motricité 91. Nous ne pouvons nous empêcher de voir dans ces derniers phénomènes le véritable substrat matériel des premiers. S’il est vrai que notre vie intellectuelle repose tout entière sur sa pointe, c’est-à-dire sur les fonctions sensori-motrices par lesquelles elle s’insère dans la réalité présente, l’équilibre intellectuel sera diversement troublé selon que ces fonctions seront lésées d’une manière ou d’une autre. Or, à côté des lésions qui affectent la vitalité générale des fonctions sensori-motrices, affaiblissant ou abolissant ce que nous avons appelé le sens du réel, il en est d’autres qui se traduisent par une diminution mécanique, et non plus dynamique, de ces fonctions, comme si certaines connexions sensori-motrices se séparaient purement et simplement des autres. Si notre hypothèse est fondée, la mémoire sera très diversement atteinte dans les deux cas. Dans le premier, aucun souvenir ne sera distrait, mais tous les souvenirs seront moins lestés, moins solidement orientés vers le réel, d’où une rupture véritable de l’équilibre mental. Dans le second, l’équilibre ne sera pas rompu, mais il perdra de sa complexité. Les souvenirs conserveront leur aspect normal, mais renonceront en partie à leur solidarité, parce que leur base sensori-motrice, au lieu d’être pour ainsi dire chimiquement altérée, sera mécaniquement diminuée. Pas plus dans un cas que dans l’autre, d’ailleurs, les souvenirs ne seront directement atteints ou lésés.
L’idée que le corps conserve des souvenirs sous forme de dispositifs cérébraux, que les pertes et les diminutions de la mémoire consistent dans la destruction plus ou moins complète de ces mécanismes, l’exaltation de la mémoire et l’hallucination au contraire dans une exagération de leur activité, n’est donc confirmée ni par le raisonnement ni par les faits. La vérité est qu’il y a un cas, un seul, où l’observation semblerait d’abord suggérer cette vue : nous voulons parler de l’aphasie, ou plus généralement des troubles de la reconnaissance auditive ou visuelle. C’est le seul cas où l’on puisse assigner à la maladie un siège constant dans une circonvolution déterminée du cerveau ; mais c’est précisément aussi le cas où l’on n’assiste pas à l’arrachement mécanique et tout de suite définitif de tels et tels souvenirs, mais plutôt à l’affaiblissement graduel et fonctionnel de l’ensemble de la mémoire intéressée. Et nous avons expliqué comment la lésion cérébrale pouvait occasionner cet affaiblissement, sans qu’il faille supposer en aucune manière une provision de souvenirs accumulée dans le cerveau. Ce qui est réellement atteint, ce sont les régions sensorielles et motrices correspondant à ce genre de perception, et surtout les annexes qui permettent de les actionner intérieurement, de sorte que le souvenir, ne trouvant plus à quoi se prendre, finit par devenir pratiquement impuissant : or, en psychologie, impuissance signifie inconscience. Dans tous les autres cas, la lésion observée ou supposée, jamais nettement localisée, agit par la perturbation qu’elle apporte à l’ensemble des connexions sensori-motrices, soit qu’elle altère cette masse soit qu’elle la fragmente : d’où une rupture ou une simplification de l’équilibre intellectuel, et, par ricochet, le désordre ou la disjonction des souvenirs. La doctrine qui fait de la mémoire une fonction immédiate du cerveau, doctrine qui soulève des difficultés théoriques insolubles, doctrine dont la complication défie toute imagination et dont les résultats sont incompatibles avec les données de l’observation intérieure, ne peut donc même pas compter sur l’appui de la pathologie cérébrale. Tous les faits et toutes les analogies sont en faveur d’une théorie qui ne verrait dans le cerveau qu’un intermédiaire entre les sensations et les mouvements, qui ferait de cet ensemble de sensations et de mouvements la pointe extrême de la vie mentale, pointe sans cesse insérée dans le tissu des événements, et qui, attribuant ainsi au corps l’unique fonction d’orienter la mémoire vers le réel et de la relier au présent, considérerait cette mémoire même comme absolument indépendante de la matière. En ce sens le cerveau contribue à rappeler le souvenir utile, mais plus encore à écarter provisoirement tous les autres. Nous ne voyons pas comment la mémoire se logerait dans la matière ; mais nous comprenons bien, — selon le mot profond d’un philosophe contemporain, — que « la matérialité mette en nous l’oubli 92 ».
Chapitre IV.
De la délimitation
et de la fixation des images.
Perception et matière.
Âme et corps. §
Une conclusion générale découle des trois premiers chapitres de ce livre : c’est que le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel. S’agit-il de la perception ? Par la place qu’il occupe à tout instant dans l’univers, notre corps marque les parties et les aspects de la matière sur lesquels nous aurions prise : notre perception, qui mesure justement notre action virtuelle sur les choses, se limite ainsi aux objets qui influencent actuellement nos organes et préparent nos mouvements. Considère-t-on la mémoire ? Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale. Il est vrai que cette seconde sélection est beaucoup moins rigoureuse que la première, parce que notre expérience passée est une expérience individuelle et non plus commune, parce que nous avons toujours bien des souvenirs différents capables de cadrer également avec une même situation actuelle, et que la nature ne peut pas avoir ici, comme dans le cas de la perception, une règle inflexible pour délimiter nos représentations. Une certaine marge est donc nécessairement laissée cette fois à la fantaisie ; et si les animaux n’en profitent guère, captifs qu’ils sont du besoin matériel, il semble qu’au contraire l’esprit humain presse sans cesse avec la totalité de sa mémoire contre la porte que le corps va lui entr’ouvrir : de là les jeux de la fantaisie et le travail de l’imagination, — autant de libertés que l’esprit prend avec la nature. Il n’en est pas moins vrai que l’orientation de notre conscience vers l’action paraît être la loi fondamentale de notre vie psychologique.
Nous pourrions à la rigueur nous en tenir là, car c’est pour définir le rôle du corps dans la vie de l’esprit que nous avions entrepris ce travail. Mais d’un côté nous avons soulevé en route un problème métaphysique que nous ne pouvons nous décider à laisser en suspens, et d’autre part nos recherches, (quoique surtout psychologiques, nous ont laissé entrevoir À diverses reprises, sinon un moyen de résoudre le problème, au moins un côté par où l’aborder.
Ce problème n’est rien moins que celui de l’union de l’âme au corps. Il se pose à nous sous une forme aiguë, parce que nous distinguons profondément la matière de l’esprit. Et nous ne pouvons le tenir pour insoluble, parce que nous définissons esprit et matière par des caractères positifs, non par des négations. C’est bien véritablement dans la matière que la perception pure nous placerait, et bien réellement dans l’esprit même que nous pénétrerions déjà avec la mémoire. D’autre part, la même observation psychologique qui nous a révélé la distinction de la matière et de l’esprit nous fait assister à leur union. Ou bien donc nos analyses sont entachées d’un vice originel, ou elles doivent nous aider à sortir des difficultés qu’elles soulèvent.
L’obscurité du problème, dans toutes les doctrines, tient à la double antithèse que notre entendement établit entre l’étendu et l’inétendu d’une part, la qualité et la quantité de l’autre. Il est incontestable que l’esprit s’oppose d’abord à la matière comme une unité pure à une multiplicité essentiellement divisible, que de plus nos perceptions se composent de qualités hétérogènes alors que l’univers perçu semble devoir se résoudre en changements homogènes et calculables. Il y aurait donc l’inextension et la qualité d’un côté, l’étendue et la quantité de l’autre. Nous avons répudié le matérialisme, qui prétend faire dériver le premier terme du second ; mais nous n’acceptons pas davantage l’idéalisme, qui veut que le second soit simplement une construction du premier. Nous soutenons contre le matérialisme que la perception dépasse infiniment l’état cérébral ; mais nous avons essayé d’établir contre l’idéalisme que la matière déborde de tous côtés la représentation que nous avons d’elle, représentation que l’esprit y a pour ainsi dire cueillie par un choix intelligent. De ces deux doctrines opposées, l’une attribue au corps et l’autre à l’esprit un don de création véritable, la première voulant que notre cerveau engendre la représentation et la seconde que notre entendement dessine le plan de la nature. Et contre ces deux doctrines nous invoquons le même témoignage, celui de la conscience, laquelle nous montre dans notre corps une image comme les autres, et dans notre entendement une certaine faculté de dissocier, de distinguer et d’opposer logiquement, mais non pas de créer ou de construire. Ainsi, prisonniers volontaires de l’analyse psychologique et par conséquent du sens commun, il semble qu’après avoir exaspéré les conflits que le dualisme vulgaire soulève, nous ayons formé toutes les issues que la métaphysique pouvait nous ouvrir.
Mais justement parce que nous avons poussé le dualisme à l’extrême, notre analyse en a peut-être dissocié les éléments contradictoires. La théorie de la perception pure d’un côté, de la mémoire pure de l’autre, préparerait alors les voies à un rapprochement entre l’inétendu et l’étendu, entre la qualité et la quantité.
Considère-t-on la perception pure ? En faisant de l’état cérébral le commencement d’une action et non pas la condition d’une perception, nous rejetions les images perçues des choses en dehors de l’image de notre corps ; nous replacions donc la perception dans les choses mêmes. Mais alors, notre perception faisant partie des choses, les choses participent de la nature de notre perception. L’étendue matérielle n’est plus, ne peut plus être cette étendue multiple dont parle le géomètre ; elle ressemble bien plutôt à l’extension indivisée de notre représentation. C’est dire que l’analyse de la perception pure nous a laissé entrevoir dans l’idée d’extension un rapprochement possible entre l’étendu et l’inétendu.
Mais notre conception de la mémoire pure devrait conduire, par une voie parallèle, à atténuer la seconde opposition, celle de la qualité et de la quantité. Nous avons séparé radicalement, en effet, le pur souvenir de l’état cérébral qui le continue et le rend efficace. La mémoire n’est donc à aucun degré une émanation de la matière ; bien au contraire, la matière, telle que nous la saisissons dans une perception concrète qui occupe toujours une certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire. Or, où est au juste la différence entre les qualités hétérogènes qui se succèdent dans notre perception concrète et les changements homogènes que la science met derrière ces perceptions dans l’espace ? Les premières sont discontinues et ne peuvent se déduire les unes des autres ; les seconds au contraire se prêtent au calcul. Mais pour qu’ils s’y prêtent, point n’est besoin d’en faire des quantités pures : autant vaudrait les réduire au néant. Il suffit que leur hétérogénéité soit assez diluée, en quelque sorte, pour devenir, de notre point de vue, pratiquement négligeable. Or, si toute perception concrète, si courte qu’on la suppose, est déjà la synthèse, par la mémoire, d’une infinité de « perceptions pures » qui se succèdent, ne doit-on pas penser que l’hétérogénéité des qualités sensibles tient à leur contraction dans notre mémoire, l’homogénéité relative des changements objectifs à leur relâchement naturel ? Et l’intervalle de la quantité à la qualité ne pourrait-il pas alors être diminué par des considérations de tension, comme par celles d’extension la distance de l’étendu à l’inétendu ?
Avant de nous engager dans cette voie, formulons le principe général de la méthode que nous voudrions appliquer. Nous en avons déjà fait usage dans un travail antérieur, et même, implicitement, dans le travail présent.
Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L’intuition pure, extérieure ou interne, est celle d’une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments juxtaposés, qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépendants. Mais justement parce que nous avons rompu ainsi l’unité de notre intuition originelle, nous nous sentons obligés d’établir entre les termes disjoints un lien, qui ne pourra plus être qu’extérieur et surajouté. À l’unité vivante, qui naissait de la continuité intérieure, nous substituons l’unité factice d’un cadre vide, inerte comme les termes qu’il maintient unis. Empirisme et dogmatisme s’accordent, au fond, à partir des phénomènes ainsi reconstitués, et diffèrent seulement en ce que le dogmatisme s’attache davantage à cette forme, l’empirisme à cette matière. L’empirisme, en effet, sentant vaguement ce qu’il y a d’artificiel dans les rapports qui unissent les termes entre eux, s’en tient aux termes et néglige les rapports. Son tort n’est pas de priser trop haut l’expérience, mais au contraire de substituer à l’expérience vraie, à celle qui naît du contact immédiat de l’esprit avec son objet, une expérience désarticulée et par conséquent sans doute dénaturée, arrangée en tout cas pour la plus grande facilité de l’action et du langage. Justement parce que ce morcellement du réel s’est opéré en vue des exigences de la vie pratique, il n’a pas suivi les lignes intérieures de la structure des choses : c’est pourquoi l’empirisme ne peut satisfaire l’esprit sur aucun des grands problèmes, et même, quand il arrive à la pleine conscience de son principe, s’abstient de les poser. — Le dogmatisme découvre et dégage les difficultés sur lesquelles l’empirisme ferme les yeux ; mais, à vrai dire, il en cherche la solution dans la voie que l’empirisme a tracée. Il accepte, lui aussi, ces phénomènes détachés, discontinus, dont l’empirisme se contente, et s’efforce simplement d’en faire une synthèse qui, n’ayant pas été donnée dans une intuition, aura nécessairement toujours une forme arbitraire. En d’autres termes, si la métaphysique n’est qu’une construction, il y a plusieurs métaphysiques également vraisemblables, qui se réfutent par conséquent les unes les autres, et le dernier mot restera à une philosophie critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit. Telle est en effet la marche régulière de la pensée philosophique : nous partons de ce que nous croyons être l’expérience, nous essayons des divers arrangements possibles entre les fragments qui la composent apparemment, et, devant la fragilité reconnue de toutes nos constructions, nous finissons par renoncer à construire. — Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. L’impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être, au fond, que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur une matière qu’il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. Notre connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure fondamentale de notre esprit, mais seulement à ses habitudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu’il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins inférieurs. La relativité de la connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel.
Cette méthode présente, dans l’application, des difficultés considérables et sans cesse renaissantes, parce qu’elle exige, pour la solution de chaque nouveau problème, un effort entièrement nouveau. Renoncer à certaines habitudes de penser et même de percevoir est déjà malaisé : encore n’est-ce là que la partie négative du travail à faire ; et quand on l’a faite, quand on s’est placé à ce que nous appelions le tournant de l’expérience, quand on a profité de la naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux. En ce sens, la tâche du philosophe, telle que nous l’entendons, ressemble beaucoup à celle du mathématicien qui détermine une fonction en partant de la différentielle. La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration.
Nous avons tenté autrefois l’application de cette méthode au problème de la conscience, et il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne la perception de notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée pure à travers l’espace, réfraction qui nous permet de séparer nos états psychologiques, de les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale. Empirisme et dogmatisme prennent les états intérieurs sous cette forme discontinue, le premier s’en tenant aux états eux-mêmes pour ne voir dans le moi qu’une suite de faits juxtaposés, l’autre comprenant la nécessité d’un lien, mais ne pouvant plus trouver ce lien que dans une forme ou dans une force, — forme extérieure où s’insérerait l’agrégat, force indéterminée et pour ainsi dire physique qui assurerait la cohésion des éléments. De là les deux points de vue opposés sur la question de la liberté : pour le déterminisme, l’acte est la résultante d’une composition mécanique des éléments entre eux ; pour ses adversaires, s’ils étaient rigoureusement d’accord avec leur principe, la décision libre devrait être un fiat arbitraire, une véritable création ex nihilo. — Nous avons pensé qu’il y aurait un troisième parti à prendre. Ce serait de nous replacer dans la durée pure, dont l’écoulement est continu, et où l’on passe, par gradations insensibles, d’un état à l’autre : continuité réellement vécue, mais artificiellement décomposée pour la plus grande commodité de la connaissance usuelle. Alors nous avons cru voir l’action sortir de ses antécédents par une évolution sui generis, de telle sorte qu’on retrouve dans cette action les antécédents qui l’expliquent, et qu’elle y ajoute pourtant quelque chose d’absolument nouveau, étant en progrès sur eux comme le fruit sur la fleur. La liberté n’est nullement ramenée par là, comme on l’a dit, à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l’animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable. L’artifice de cette méthode consiste simplement, en somme, à distinguer le point de vue de la connaissance usuelle ou utile et celui de la connaissance vraie. La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres, et c’est là que nous devons faire effort pour nous replacer par la pensée dans le cas exceptionnel et unique où nous spéculons sur la nature intime de l’action, c’est-à-dire dans la théorie de la liberté.
Une méthode de ce genre est-elle applicable au problème de la matière ? La question est de savoir si, dans cette « diversité des phénomènes » dont Kant a parlé, la masse confuse à tendance extensive pourrait être saisie en deçà de l’espace homogène sur lequel elle s’applique et par l’intermédiaire duquel nous la subdivisons, — de même que notre vie intérieure peut se détacher du temps indéfini et vide pour redevenir durée pure. Certes, l’entreprise serait chimérique de vouloir s’affranchir des conditions fondamentales de la perception extérieure. Mais la question est de savoir si certaines conditions, que nous tenons d’ordinaire pour fondamentales, ne concerneraient pas l’usage à faire des choses, le parti pratique à en tirer, bien plus que la connaissance pure que nous en pouvons avoir. Plus particulièrement, en ce qui regarde l’étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu’elle soit solidaire de l’espace amorphe et inerte qui la sous-tend, espace que nous divisons indéfiniment, où nous découpons des figures arbitrairement, et où le mouvement lui-même, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparaître que comme une multiplicité de positions instantanées, puisque rien n’y saurait assurer la cohésion du passé et du présent. On pourrait donc, dans une certaine mesure, se dégager de l’espace sans sortir de l’étendue, et il y aurait bien là un retour à l’immédiat, puisque nous percevons pour tout de bon l’étendue, tandis que nous ne faisons que concevoir l’espace à la manière d’un schème. Reprochera-t-on à cette méthode d’attribuer arbitrairement à la connaissance immédiate une valeur privilégiée ? Mais quelles raisons aurions-nous de douter d’une connaissance, l’idée même d’en douter nous viendrait-elle jamais, sans les difficultés et les contradictions que la réflexion signale, sans les problèmes que la philosophie pose ? Et la connaissance immédiate ne trouverait-elle pas alors en elle-même sa justification et sa preuve, si l’on pouvait établir que ces difficultés, ces contradictions, ces problèmes naissent surtout de la figuration symbolique qui la recouvre, figuration qui est devenue pour nous la réalité même, et dont un effort intense, exceptionnel, peut seul réussir à percer l’épaisseur ?
Choisissons tout de suite, parmi les résultats auxquels l’application de cette méthode peut conduire, ceux qui intéressent notre recherche. Nous nous bornerons d’ailleurs à des indications ; il ne peut être question ici de construire une théorie de la matière.
I. — Tout mouvement, en tant que passage d’un repos à un repos, est absolument indivisible. §
Il ne s’agit pas ici d’une hypothèse, mais d’un fait, qu’une hypothèse recouvre généralement.
Voici, par exemple, ma main posée au point A. Je la porte au point B, parcourant d’un trait l’intervalle. Il y a dans ce mouvement, tout à la fois, une image qui frappe ma vue et un acte que ma conscience musculaire saisit. Ma conscience me donne la sensation intérieure d’un fait simple, car en A était le repos, en B est le repos encore, et entre A et B se place un acte indivisible ou tout au moins indivisé, passage du repos au repos, qui est le mouvement même. Mais ma vue perçoit le mouvement sous forme d’une ligne AB qui se parcourt, et cette ligne, comme tout espace, est indéfiniment décomposable. Il semble donc d’abord que je puisse, comme je voudrai, tenir ce mouvement pour multiple ou pour indivisible, selon que je l’envisage dans l’espace ou dans le temps, comme une image qui se dessine hors de moi ou comme un acte que j’accomplis moi-même.
Toutefois, en écartant toute idée préconçue, je m’aperçois bien vite que je n’ai pas le choix, que ma vue elle-même saisit le mouvement de A en B comme un tout indivisible, et que si elle divise quelque chose, c’est la ligne supposée parcourue et non pas le mouvement qui la parcourt. Il est bien vrai que ma main ne va pas de A en B sans traverser les positions intermédiaires, et que ces points intermédiaires ressemblent à des étapes, en nombre aussi grand qu’on voudra, disposées tout le long de la route ; mais il y a entre les divisions ainsi marquées et des étapes proprement dites cette différence capitale qu’à une étape on s’arrête, au lieu qu’ici le mobile passe. Or le passage est un mouvement, et l’arrêt une immobilité. L’arrêt interrompt le mouvement ; le passage ne fait qu’un avec le mouvement même. Quand je vois le mobile passer en un point, je conçois sans doute qu’il puisse s’y arrêter ; et lors même qu’il ne s’y arrête pas, j’incline à considérer son passage comme un repos infiniment court, parce qu’il me faut au moins le temps d’y penser ; mais c’est mon imagination seule qui se repose ici, et le rôle du mobile est au contraire de se mouvoir. Tout point de l’espace m’apparaissant nécessairement comme fixe, j’ai bien de la peine à ne pas attribuer au mobile lui-même l’immobilité du point avec lequel je le fais pour un moment coïncider ; il me semble alors, quand je reconstitue le mouvement total, que le mobile a stationné un temps infiniment court à tous les points de sa trajectoire. Mais il ne faudrait pas confondre les données des sens, qui perçoivent le mouvement, avec les artifices de l’esprit qui le recompose. Les sens, laissés à eux-mêmes, nous présentent le mouvement réel, entre deux arrêts réels, comme un tout solide et indivisé. La division est l’œuvre de l’imagination, qui a justement pour fonction de fixer les images mouvantes de notre expérience ordinaire, comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage.
Nous saisissons ici, dans son principe même, l’illusion qui accompagne et recouvre la perception du mouvement réel. Le mouvement consiste visiblement à passer d’un point à un autre, et par suite à traverser de l’espace. Or l’espace traversé est divisible à l’infini, et comme le mouvement s’applique, pour ainsi dire, le long de la ligne qu’il parcourt, il paraît solidaire de cette ligne et divisible comme elle. Ne l’a-t-il pas dessinée lui-même ? N’en a-t-il pas traversé, tour à tour, les points successifs et juxtaposés ? Oui sans doute, mais ces points n’ont de réalité que dans une ligne tracée, c’est-à-dire immobile ; et par cela seul que vous vous représentez le mouvement, tour à tour, en ces différents points, vous l’y arrêtez nécessairement ; vos positions successives ne sont, au fond, que des arrêts imaginaires. Vous substituez la trajectoire au trajet, et parce que le trajet est sous-tendu par la trajectoire, vous croyez qu’il coïncide avec elle. Mais comment un progrès coïnciderait-il avec une chose, un mouvement avec une immobilité ?
Ce qui facilite ici l’illusion, c’est que nous distinguons des moments dans le cours de la durée, comme des positions sur le trajet du mobile. À supposer que le mouvement d’un point à un autre forme un tout indivisé, ce mouvement n’en remplit pas moins un temps déterminé, et il suffit qu’on isole de cette durée un instant indivisible pour que le mobile occupe à ce moment précis une certaine position, qui se détache ainsi de toutes les autres. L’indivisibilité du mouvement implique donc l’impossibilité de l’instant, et une analyse très sommaire de l’idée de durée va nous montrer en effet, tout à la fois, pourquoi nous attribuons à la durée des instants, et comment elle ne saurait en avoir. Soit un mouvement simple, comme le trajet de ma main quand elle se déplace de A en B. Ce trajet est donné à ma conscience comme un tout indivisé. Il dure, sans doute ; mais sa durée, qui coïncide d’ailleurs avec l’aspect intérieur qu’il prend pour ma conscience, est compacte et indivisée comme lui. Or, tandis qu’il se présente, en tant que mouvement, comme un fait simple, il décrit dans l’espace une trajectoire que je puis considérer, pour simplifier les choses, comme une ligne géométrique ; et les extrémités de cette ligne, en tant que limites abstraites, ne sont plus des lignes mais des points indivisibles. Or, si la ligne que le mobile a décrite mesure pour moi la durée de son mouvement, comment le point où la ligne aboutit ne symboliserait-il pas une extrémité de cette durée ? Et si ce point est un indivisible de longueur, comment ne pas terminer la durée du trajet par un indivisible de durée ? La ligne totale représentant la durée totale, les parties de cette ligne doivent correspondre, semble-t-il, à des parties de la durée, et les points de la ligne à des moments du temps. Les indivisibles de durée ou moments du temps naissent donc d’un besoin de symétrie ; on y aboutit naturellement dès qu’on demande à l’espace une représentation intégrale de la durée. Mais voilà précisément l’erreur. Si la ligne AB symbolise la durée écoulée du mouvement accompli de A en B, elle ne peut aucunement, immobile, représenter le mouvement s’accomplissant, la durée s’écoulant ; et de ce que cette ligne est divisible en parties, et de ce qu’elle se termine par des points, on ne doit conclure ni que la durée correspondante se compose de parties séparées ni qu’elle soit limitée par des instants.
Les arguments de Zénon d’Élée n’ont pas d’autre origine que cette illusion. Tous consistent à faire coïncider le temps et le mouvement avec la ligne qui les sous-tend, à leur attribuer les mêmes subdivisions, enfin à les traiter comme elle. À cette confusion Zénon était encouragé par le sens commun, qui transporte d’ordinaire au mouvement les propriétés de sa trajectoire, et aussi par le langage, qui traduit toujours en espace le mouvement et la durée. Mais le sens commun et le langage sont ici dans leur droit, et même, en quelque sorte, font leur devoir, car envisageant toujours le devenir comme une chose utilisable, ils n’ont pas plus à s’inquiéter de l’organisation intérieure du mouvement que l’ouvrier de la structure moléculaire de ses outils. En tenant le mouvement pour divisible comme sa trajectoire, le sens commun exprime simplement les deux faits qui seuls importent dans la vie pratique : 1º que tout mouvement décrit un espace ; 2º qu’on chaque point de cet espace le mobile pourrait s’arrêter. Mais le philosophe qui raisonne sur la nature intime du mouvement est tenu de lui restituer la mobilité qui en est l’essence, et c’est ce que ne fait pas Zénon. Par le premier argument Ca Dichotomie) on suppose le mobile au repos, pour ne plus envisager ensuite que des étapes, en nombre indéfini, sur la ligne qu’il doit parcourir : vous chercheriez vainement, nous dit-on, comment il arriverait à franchir l’intervalle. Mais on prouve simplement ainsi qu’il est impossible de construire a priori le mouvement avec des immobilités, ce qui n’a jamais fait de doute pour personne. L’unique question est de savoir si, le mouvement étant posé comme un fait, il y a une absurdité en quelque sorte rétrospective à ce qu’un nombre infini de points ait été parcouru. Mais nous ne voyons rien là que de très naturel, puisque le mouvement est un fait indivisé ou une suite de faits indivisés, tandis que la trajectoire est indéfiniment divisible. Dans le second argument (l’Achille), on consent à se donner le mouvement, on l’attribue même à deux mobiles, mais, toujours par la même erreur, on veut que ces mouvements coïncident avec leur trajectoire et soient, comme elle, arbitrairement décomposables. Alors, au lieu de reconnaître que la tortue fait des pas de tortue et Achille des pas d’Achille, de sorte qu’après un certain nombre de ces actes ou sauts indivisibles Achille aura dépassé la tortue, on se croit en droit de désarticuler comme on veut le mouvement d’Achille et comme on veut le mouvement de la tortue : on s’amuse ainsi à reconstruire les deux mouvements selon une loi de formation arbitraire, incompatible avec les conditions fondamentales de la mobilité. Le même sophisme apparaît plus clairement encore dans le troisième argument (la Flèche), qui consiste à conclure, de ce qu’on peut fixer des points sur la trajectoire d’un projectile, qu’on a le droit de distinguer des moments indivisibles dans la durée du trajet. Mais le plus instructif des arguments de Zénon est Peut-être le quatrième (le Stade), qu’on a, croyons-nous, bien injustement dédaigné, et dont l’absurdité n’est plus manifeste que parce qu’on y voit étalé dans toute sa franchise le postulat dissimulé dans les trois autres 93. Sans nous engager ici dans une discussion qui ne serait pas à sa place, bornons-nous à constater que le mouvement immédiatement perçu est un fait très clair, et que les difficultés ou contradictions signalées par l’école d’Élée concernent beaucoup moins le mouvement lui-même qu’une réorganisation artificielle, et non viable, du mouvement par l’esprit. Tirons d’ailleurs la conclusion de tout ce qui précède :
II. — Il y a des mouvements réels. §
Le mathématicien, exprimant avec plus de précision une idée du sens commun, définit la position par la distance à des points de repère ou à des axes, et le mouvement par la variation de la distance. Il ne connaît donc du mouvement que des changements de longueur ; et comme les valeurs absolues de la distance variable entre un point et un axe, par exemple, expriment tout aussi bien le déplacement de l’axe par rapport au point que celui du point par rapport à l’axe, il attribuera indifféremment au même point le repos ou la mobilité. Si donc le mouvement se réduit à un changement de distance, le même objet devient mobile ou immobile selon les points de repère auxquels on le rapporte, et il n’y a pas de mouvement absolu.
Mais les choses changent déjà d’aspect quand on passe des mathématiques à la physique, et de l’étude abstraite du mouvement à la considération des changements concrets qui s’accomplissent dans l’univers. Si nous sommes libres d’attribuer le repos ou le mouvement à tout point matériel pris isolément, il n’en est pas moins vrai que l’aspect de l’univers matériel change, que la configuration intérieure de tout système réel varie, et que nous n’avons plus le choix ici entre la mobilité et le repos : le mouvement, quelle qu’en soit la nature intime, devient une incontestable réalité. Admettons qu’on ne puisse dire quelles parties de l’ensemble se meuvent ; il n’y en a pas moins du mouvement dans l’ensemble. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les mêmes penseurs qui considèrent tout mouvement particulier comme relatif traitent de la totalité des mouvements comme d’un absolu. La contradiction a été relevée chez Descartes, qui, après avoir donné à la thèse de la relativité sa forme la plus radicale en affirmant que tout mouvement est « réciproque » 94, formule les lois du mouvement comme si le mouvement était un absolu 95. Leibniz, et d’autres après lui, ont signalé cette contradiction 96 : elle tient simplement à ce que Descartes traite du mouvement en physicien après l’avoir défini en géomètre. Tout mouvement est relatif pour le géomètre : cela signifie seulement, à notre sens, qu’il n’y a pas de symbole mathématique capable d’exprimer que ce soit le mobile qui se meut plutôt que les axes ou les points auxquels on le rapporte. Et c’est bien naturel, puisque ces symboles, toujours destinés à des mesures, ne peuvent exprimer que des distances. Mais qu’il y ait un mouvement réel, personne ne peut le contester sérieusement : sinon, rien ne changerait dans l’univers, et surtout on ne voit pas ce que signifierait la conscience que nous avons de nos propres mouvements. Dans sa controverse avec Descartes, Morus faisait plaisamment allusion à ce dernier point : « Quand je suis assis tranquille, et qu’un autre, s’éloignant de mille pas, est rouge de fatigue, c’est bien lui qui se meut et c’est moi qui me repose 97. »
Mais s’il y a un mouvement absolu, peut-on persister à ne voir dans le mouvement qu’un changement de heu ? Il faudra alors ériger la diversité de lieu en différence absolue, et distinguer des positions absolues dans un espace absolu. Newton est allé jusque-là 98, suivi d’ailleurs par Euler 99 et par d’autres. Mais cela peut-il s’imaginer ou même se concevoir ? Un lieu ne se distinguerait absolument d’un autre lieu que par sa qualité, ou par son rapport à l’ensemble de l’espace : de sorte que l’espace deviendrait, dans cette hypothèse, ou composé de parties hétérogènes ou fini. Mais à un espace fini nous donnerions un autre espace pour barrière, et sous des parties hétérogènes d’espace nous imaginerions un espace homogène comme support : dans les deux cas, c’est à l’espace homogène et indéfini que nous reviendrions nécessairement. Nous ne pouvons donc nous empêcher ni de tenir tout heu pour relatif, ni de croire à un mouvement absolu.
Dira-t-on alors que le mouvement réel se distingue du mouvement relatif en ce qu’il a une cause réelle, en ce qu’il émane d’une force ? Mais il faudrait s’entendre sur le sens de ce dernier mot. Dans les sciences de la nature, la force n’est qu’une fonction de la masse et de la vitesse ; elle se mesure à l’accélération ; on ne la connaît, on ne l’évalue que par les mouvements qu’elle est censée produire dans l’espace. Solidaire de ces mouvements, elle en partage la relativité. Aussi les physiciens qui cherchent le principe du mouvement absolu dans la force ainsi définie sont-ils ramenés, par la logique de leur système, à l’hypothèse d’un espace absolu qu’ils voulaient éviter d’abord 100. Il faudra donc se rejeter sur le sens métaphysique du mot, et étayer le mouvement aperçu dans l’espace sur des causes profondes, analogues à celles que notre conscience croit saisir dans le sentiment de l’effort. Mais le sentiment de l’effort est-il bien celui d’une cause profonde ? Et des analyses décisives n’ont-elles pas montré qu’il n’y a rien autre chose, dans ce sentiment, que la conscience des mouvements déjà effectués ou commencés à la périphérie du corps ? C’est donc en vain que nous voudrions fonder la réalité du mouvement sur une cause qui s’en distingue : l’analyse nous ramène toujours au mouvement lui-même.
Mais pourquoi chercher ailleurs ? Tant que vous appuyez le mouvement contre la ligne qu’il parcourt, le même point vous paraît tour à tour, selon l’origine à laquelle vous le rapportez, en repos ou en mouvement. Il n’en est plus de même si vous extrayez du mouvement la mobilité qui en est l’essence. Quand mes yeux me donnent la sensation d’un mouvement, cette sensation est une réalité, et quelque chose se passe effectivement, soit qu’un objet se déplace à mes yeux, soit que mes yeux se meuvent devant l’objet. À plus forte raison suis-je assuré de la réalité du mouvement quand je le produis après avoir voulu le produire, et que le sens musculaire m’en apporte la conscience. C’est dire que je touche la réalité du mouvement quand il m’apparaît, intérieurement à moi, comme un changement d’état ou de qualité. Mais alors, comment n’en serait-il pas de même quand je perçois des changements de qualité dans les choses ? Le son diffère absolument du silence, comme aussi un son d’un autre son. Entre la lumière et l’obscurité, entre des couleurs, entre des nuances, la différence est absolue. Le passage de l’une à l’autre est, lui aussi, un phénomène absolument réel. Je tiens donc les deux extrémités de la chaîne, les sensations musculaires en moi, les qualités sensibles de la matière hors de moi, et pas plus dans un cas que dans l’autre je ne saisis le mouvement, si mouvement il y a, comme une simple relation : c’est un absolu. — Entre ces deux extrémités viennent se placer les mouvements des corps extérieurs proprement dits. Comment distinguer ici un mouvement apparent d’un mouvement réel ? De quel objet, extérieurement aperçu, peut-on dire qu’il se meut, de quel autre qu’il reste immobile ? Poser une pareille question, c’est admettre que la discontinuité établie par le sens commun entre des objets indépendants les uns des autres, ayant chacun leur individualité, comparables à des espèces de personnes, est une distinction fondée. Dans l’hypothèse contraire, en effet, il ne s’agirait plus de savoir comment se produisent, dans telles parties déterminées de la matière, des changements de position, mais comment s’accomplit, dans le tout, un changement d’aspect, changement dont il nous resterait d’ailleurs à déterminer la nature. Formulons donc tout de suite notre troisième proposition :
III. — Toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle §
Un corps, c’est-à-dire un objet matériel indépendant, se présente d’abord à nous comme un système de qualités, où la résistance et la couleur, — données de la vue et du toucher, — occupent le centre et tiennent suspendues, en quelque sorte, toutes les autres. D’autre part, les données de la vue et du toucher sont celles qui s’étendent le plus manifestement dans l’espace, et le caractère essentiel de l’espace est la continuité. Il y a des intervalles de silence entre les sons, car l’ouïe n’est pas toujours occupée ; entre les odeurs, entre les saveurs on trouve des vides, comme si l’odorat et le goût ne fonctionnaient qu’accidentellement : au contraire, dès que nous ouvrons les yeux, notre champ visuel tout entier se colore, et puisque les solides sont nécessairement contigus les uns aux autres, notre toucher doit suivre la superficie ou les arêtes des objets sans jamais rencontrer d’interruption véritable. Comment morcelons-nous la continuité primitivement aperçue de l’étendue matérielle en autant de corps, dont chacun aurait sa substance et son individualité ? Sans doute cette continuité change d’aspect, d’un moment à l’autre : mais pourquoi ne constatons-nous pas purement et simplement que l’ensemble a changé, Comme si l’on avait tourné un kaléidoscope ? Pourquoi cherchons-nous enfin, dans la mobilité de l’ensemble, des pistes suivies par des corps en mouvement ? Une continuité mouvante nous est donnée, où tout change et demeure à la fois : d’où vient que nous dissocions ces deux termes, permanence et changement, pour représenter la permanence par des corps et le changement par des mouvements homogènes dans l’espace ? Ce n’est pas là une donnée de l’intuition immédiate ; mais ce n’est pas davantage une exigence de la science, car la science, au contraire, se propose de retrouver les articulations naturelles d’un univers que nous avons découpé artificiellement. Bien plus, en démontrant de mieux en mieux l’action réciproque de tous les points matériels les uns sur les autres, la science revient, en dépit des apparences, comme nous allons le voir, à l’idée de la continuité universelle. Science et conscience sont, au fond, d’accord, pourvu qu’on envisage la conscience dans ses données les plus immédiates et la science dans ses aspirations les plus lointaines. D’où vient alors l’irrésistible tendance à constituer un univers matériel discontinu, avec des corps aux arêtes bien découpées, qui changent de place,) c’est-à-dire de rapport entre eux ?
À côté de la conscience et de la science, il y a la vie. Au-dessous des principes de la spéculation, si soigneusement analysés par les philosophes, il y a ces tendances dont on a négligé l’étude et qui s’expliquent simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir. Déjà le pouvoir conféré aux consciences individuelles de se manifester par des actes exige la formation de zones matérielles distinctes qui correspondent respectivement à des corps vivants : en ce sens, mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres
corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de l’univers. Mais une fois ce corps constitué et distingué, les besoins qu’il éprouve l’amènent à en distinguer et à en constituer d’autres. Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis un contact, enfin une série d’efforts convergeant vers un centre : ce centre deviendra justement l’objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle que soit la nature de la matière, on peut dire que la vie y établira déjà une première discontinuité, exprimant la dualité du besoin et de ce qui doit servir à le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n’est pas le seul. D’autres s’organisent autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu ou de l’espèce : or, chacun d’eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre corps, des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos besoins sont donc autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relation comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre.
Mais si cette première subdivision du réel répond beaucoup moins à l’intuition immédiate qu’aux besoins fondamentaux de la vie, comment obtiendrait-on une connaissance plus approchée des choses en poussant la division plus loin encore ? Par là on prolonge le mouvement vital ; on tourne le dos à la connaissance vraie. C’est pourquoi l’opération grossière qui consiste à décomposer le corps en parties de même nature que lui nous conduit à une impasse, incapables que nous nous sentons bientôt de concevoir ni pourquoi cette division s’arrêterait, ni comment elle se poursuivrait à l’infini. Elle représente, en effet, une forme ordinaire de l’action utile, mal à propos transportée dans le domaine de la connaissance pure. On n’expliquera donc jamais par des particules, quelles qu’elles soient, les propriétés simples de la matière : tout au plus suivra-t-on jusqu’à des corpuscules, artificiels comme le corps lui-même, les actions et réactions de ce corps vis-à-vis de tous les autres. Tel est précisément l’objet de la chimie. Elle étudie moins la matière que les corps ; on conçoit donc qu’elle s’arrête à un atome, doué encore des propriétés générales de la matière. Mais la matérialité de l’atome se dissout de plus en plus sous le regard du physicien. Nous n’avons aucune raison, par exemple, de nous représenter l’atome comme solide, plutôt que liquide ou gazeux, ni de nous figurer l’action réciproque des atomes par des chocs plutôt que de toute autre manière. Pourquoi pensons-nous à un atome solide, et pourquoi à des chocs ? Parce que les solides, étant les corps sur lesquels nous avons le plus manifestement prise, sont ceux qui nous intéressent le plus dans nos rapports avec le monde extérieur, et parce que le contact est le seul moyen dont nous paraissions disposer pour faire agir notre corps sur les autres corps. Mais des expériences fort simples montrent qu’il n’y a jamais contact réel entre deux corps qui se poussent 101 ; et d’autre part la solidité est loin d’être un état absolument tranché de la matière 102. Solidité et choc empruntent donc leur apparente clarté aux habitudes et nécessités de la vie pratique ; — des images de ce genre ne jettent aucune lumière sur le fond des choses.
S’il y a d’ailleurs une vérité que la science ait mise au-dessus de toute contestation, c’est celle d’une action réciproque de toutes les parties de la matière les unes sur les autres. Entre les molécules supposées des corps s’exercent des forces attractives et répulsives. L’influence de la gravitation s’étend à travers les espaces interplanétaires. Quelque chose existe donc entre les atomes. On dira que ce n’est plus de la matière, mais de la force. On se figurera, tendus entre les atomes, des fils qu’on fera de plus en plus minces, jusqu’à ce qu’on les ait rendus invisibles et même, à ce qu’on croit, immatériels. Mais à quoi pourrait servir cette grossière image ? La conservation de la vie exige sans doute que nous distinguions, dans notre expérience journalière, des choses inertes et des actions exercées par ces choses dans l’espace. Comme il nous est utile de fixer le siège de la chose au point précis où nous pourrions la toucher, ses contours palpables deviennent pour nous sa limite réelle, et nous voyons alors dans son action un je ne sais quoi qui s’en détache et en diffère. Mais puisqu’une théorie de la matière se propose justement de retrouver la réalité sous ces images usuelles, toutes relatives à nos besoins, c’est de ces images qu’elle doit s’abstraire d’abord. Et, de fait, nous voyons force et matière se rapprocher et se rejoindre à mesure que le physicien en approfondit les effets. Nous voyons la force se matérialiser, l’atome s’idéaliser, ces deux termes converger vers une limite commune, l’univers retrouver ainsi sa continuité. On parlera encore d’atomes ; l’atome conservera même son individualité pour notre esprit qui l’isole ; mais la solidité et l’inertie de l’atome se dissoudront soit en mouvements, soit en lignes de force, dont la solidarité réciproque rétablira la continuité universelle. À cette conclusion devaient nécessairement aboutir, quoique partis de points tout différents, les deux physiciens du xixe siècle qui ont pénétré le plus avant dans la constitution de la matière, Thomson et Faraday. Pour Faraday, l’atome est un « centre de forces ». Il entend par là que l’individualité de l’atome consiste dans le point mathématique où se croisent les lignes de force, indéfinies, rayonnant à travers l’espace, qui le constituent réellement : chaque atome occupe ainsi, pour employer ses expressions, « l’espace tout entier auquel la gravitation s’étend », et « tous les atomes se pénètrent les uns les autres 103 ». Thomson, se plaçant dans un tout autre ordre d’idées, suppose un fluide parfait, continu, homogène et incompressible, qui remplirait l’espace : ce que nous appelons atome serait un anneau de forme invariable tourbillonnant dans cette continuité, et qui devrait ses propriétés à sa forme, son existence et par conséquent son individualité à son mouvement 104. Mais dans l’une et l’autre hypothèses, nous voyons s’évanouir, à mesure que nous approchons des derniers éléments de la matière, la discontinuité que notre perception établissait à la surface. L’analyse psychologique nous révélait déjà que cette discontinuité est relative à nos besoins : toute philosophie de la nature finit par la trouver incompatible avec les propriétés générales de la matière.
À vrai dire, tourbillons et lignes de force ne sont jamais dans l’esprit du physicien que des figures commodes, destinées à schématiser des calculs. Mais la philosophie doit se demander pourquoi ces symboles sont plus commodes que d’autres et permettent d’aller plus loin. Pourrions-nous, en opérant sur eux, rejoindre l’expérience, si les notions auxquelles ils correspondent ne nous signalaient pas tout au moins une direction où chercher la représentation du réel ? Or, la direction qu’ils indiquent n’est pas douteuse ; ils nous montrent, cheminant à travers l’étendue concrète, des modifications, des perturbations, des changements de tension ou d’énergie, et rien autre chose. C’est par là surtout qu’ils tendent à rejoindre l’analyse purement psychologique que nous avions d’abord donnée du mouvement, et qui nous le présentait, non comme un simple changement de rapport entre des objets auxquels il s’ajouterait comme un accident, mais comme une réalité véritable et en quelque sorte indépendante. Ni la science ni la conscience ne répugneraient donc à cette dernière proposition :
IV. — Le mouvement réel est plutôt le transport d’un état que d’une chose. §
En formulant ces quatre propositions, nous n’avons fait, en réalité, que resserrer progressivement l’intervalle entre deux termes qu’on oppose l’un à l’autre, les qualités ou sensations, et les mouvements. À première vue, la distance paraît infranchissable. Les qualités sont hétérogènes entre elles, les mouvements homogènes. Les sensations, indivisibles par essence, échappent à la mesure ; les mouvements, toujours divisibles, se distinguent par des différences calculables de direction et de vitesse. On se plaît à mettre les qualités, sous forme de sensations, dans la conscience, tandis que les mouvements s’exécutent indépendamment de nous dans l’espace. Ces mouvements, se composant entre eux, ne donneraient jamais que des mouvements ; par un processus mystérieux, notre conscience, incapable de les toucher, les traduirait en sensations qui se projetteraient ensuite dans l’espace et viendraient recouvrir, on ne sait comment, les mouvements qu’elles traduisent. De là deux mondes différents, incapables de communiquer autrement que par un miracle, d’un côté celui des mouvements dans l’espace, de l’autre la conscience avec les sensations. Et, certes, la différence reste irréductible, comme nous l’avons montré nous-même autrefois, entre la qualité, d’une part, et la quantité pure de l’autre. Mais la question est justement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre eux que des différences de quantité, ou s’ils ne seraient pas la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments. Le mouvement que la mécanique étudie n’est qu’une abstraction ou un symbole, une commune mesure, un dénominateur commun permettant de comparer entre eux tous les mouvements réels ; mais ces mouvements, envisagés en eux-mêmes, sont des indivisibles qui occupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notre propre conscience. Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants ? Si nous pouvions étirer cette durée, c’est-à-dire la vivre dans un rythme plus lent, ne verrions-nous pas, à mesure que ce rythme se ralentirait, les couleurs pâlir et s’allonger en impressions successives, encore colorées sans doute, mais de plus en plus près de se confondre avec des ébranlements purs ? Là où le rythme du mouvement est assez lent pour cadrer avec les habitudes de notre conscience, — comme il arrive pour les notes graves de la gamme par exemple, — ne sentons-nous pas la qualité perçue se décomposer d’elle-même en ébranlements répétés et successifs, reliés entre eux par une continuité intérieure ? Ce qui nuit d’ordinaire au rapprochement, c’est l’habitude prise d’attacher le mouvement à des éléments, — atomes ou autres, — qui interposeraient leur solidité entre le mouvement lui-même et la qualité en laquelle il se contracte. Comme notre expérience journalière nous montre des corps qui se meuvent, il nous semble que, pour soutenir les mouvements élémentaires auxquels les qualités se ramènent, il faille au moins des corpuscules. Le mouvement n’est plus alors pour notre imagination qu’un accident, une série de positions, un changement de rapports ; et comme c’est une loi de notre représentation que le stable y déplace l’instable, l’élément important et central devient pour nous l’atome, dont le mouvement ne ferait plus que relier les positions successives. Mais cette conception n’a pas seulement l’inconvénient de ressusciter pour l’atome tous les problèmes que la matière soulève ; elle n’a pas seulement le tort d’attribuer une valeur absolue à cette division de la matière qui paraît surtout répondre aux besoins de la vie ; elle rend encore inintelligible le processus par lequel nous saisissons dans notre perception, tout à la fois, un état de notre conscience et une réalité indépendante de nous. Ce caractère mixte de notre perception immédiate, cette apparence de contradiction réalisée, est la principale raison théorique que nous ayons de croire à un monde extérieur qui ne coïncide pas absolument avec notre perception ; et comme on la méconnaît dans une doctrine qui rend la sensation tout à fait hétérogène aux mouvements dont elle ne serait que la traduction consciente, cette doctrine devrait, semble-t-il, s’en tenir aux sensations, dont elle a fait l’unique donnée, et ne pas leur adjoindre des mouvements qui, sans contact possible avec elles, n’en sont plus que le duplicat inutile. Le réalisme ainsi entendu se détruit donc lui-même. En définitive nous n’avons pas le choix : si notre croyance à un substrat plus ou moins homogène des qualités sensibles est fondée, ce ne peut être que par un acte qui nous ferait saisir ou deviner, dans la qualité même, quelque chose qui dépasse notre sensation, comme si cette sensation était grosse de détails soupçonnés et inaperçus. Son objectivité, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne, consistera précisément alors, comme nous le faisions pressentir, dans l’immense multiplicité des mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile, en surface ; mais elle vit et vibre en profondeur.
À vrai dire, personne ne se représente autrement le rapport de la quantité à la qualité. Croire à des réalités distinctes des réalités aperçues, c’est surtout reconnaître que l’ordre de nos perceptions dépend d’elles, et non pas de nous. Il doit donc y avoir, dans l’ensemble des perceptions qui occupent un moment donné, la raison de ce qui se passera au moment suivant. Et le mécanisme ne fait que formuler avec plus de précision cette croyance quand il affirme que les états de la matière peuvent se déduire les uns des autres. Cette déduction n’est possible, il est vrai, que si l’on découvre, sous l’hétérogénéité apparente des qualités sensibles, des éléments homogènes et calculables. Mais, d’autre part, si ces éléments sont extérieurs aux qualités dont ils doivent expliquer l’ordre régulier, ils ne peuvent plus rendre le service qu’on leur demande, puisque les qualités ne s’y surajoutent alors que par une espèce de miracle et n’y correspondent qu’en vertu d’une harmonie préétablie. Force est donc bien de mettre ces mouvements dans ces qualités, sous forme d’ébranlements intérieurs, de considérer ces ébranlements comme moins homogènes et ces qualités comme moins hétérogènes qu’ils ne le paraissent superficiellement, et d’attribuer la différence d’aspect des deux termes à la nécessité, pour cette multiplicité en quelque sorte indéfinie, de se contracter dans une durée trop étroite pour en scander les moments.
Insistons sur ce dernier point, dont nous avons déjà touché un mot ailleurs, mais que nous tenons pour essentiel. La durée vécue par notre conscience est une durée au rythme déterminé, bien différente de ce temps dont parle le physicien et qui peut emmagasiner, dans un intervalle donné, un nombre aussi grand qu’on voudra de phénomènes. Dans l’espace d’une seconde, la lumière rouge, — celle qui a la plus grande longueur d’onde et dont les vibrations sont par conséquent les moins fréquentes, — accomplit 400 trillions de vibrations successives. Veut-on se faire une idée de ce nombre ? On devra écarter les vibrations les unes des autres assez pour que notre conscience puisse les compter ou tout au moins en enregistrer explicitement la succession, et l’on cherchera combien cette succession occuperait de jours, de mois, ou d’années. Or, le plus petit intervalle de temps vide dont nous ayons conscience est égal, d’après Exner, à 2 millièmes de seconde ; encore est-il douteux que nous puissions percevoir de suite plusieurs intervalles aussi courts. Admettons cependant que nous en soyons capables indéfiniment. Imaginons, en un mot, une conscience qui assisterait au défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les 2 millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer. Un calcul fort simple montre qu’il faudra plus de 25 000 ans pour achever l’opération. Ainsi cette sensation de lumière rouge éprouvée par nous pendant une seconde correspond, en soi, à une succession de phénomènes qui, déroulés dans notre durée avec la plus grande économie de temps possible, occuperait plus de 250 siècles de notre histoire. Est-ce concevable ? Il faut distinguer ici entre notre propre durée et le temps en général. Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu’un nombre limité de phénomènes conscients. Concevons-nous que ce contenu augmente, et quand nous parlons d’un temps indéfiniment divisible, est-ce bien à cette durée que nous pensons ?
Tant qu’il s’agit d’espace, on peut pousser la division aussi loin qu’on veut ; on ne change rien ainsi à la nature de ce qu’on divise. C’est que l’espace nous est extérieur, par définition ; c’est qu’une partie d’espace nous paraît subsister lors même que nous cessons de nous occuper d’elle. Aussi avons-nous beau la laisser indivisée, nous savons qu’elle peut attendre, et qu’un nouvel effort d’imagination la décomposerait à son tour. Comme d’ailleurs elle ne cesse jamais d’être espace, elle implique toujours juxtaposition et par conséquent division possible. L’espace n’est d’ailleurs, au fond, que le schème de la divisibilité indéfinie. Mais il en est tout autrement de la durée. Les parties de notre durée coïncident avec les moments successifs de l’acte qui la divise ; autant nous y fixons d’instants, autant elle a de parties ; et si notre conscience ne peut démêler dans un intervalle qu’un nombre déterminé d’actes élémentaires, si elle arrête quelque part la division, là s’arrête aussi la divisibilité. En vain notre imagination s’efforce de passer outre, de diviser les dernières parties à leur tour, et d’activer en quelque sorte la circulation de nos phénomènes intérieurs : le même effort, par lequel nous voudrions pousser plus loin la division de notre durée, allongerait cette durée d’autant. Et néanmoins nous savons que des millions de phénomènes se succèdent pendant que nous en comptons quelques-uns à peine. Ce n’est pas seulement la physique qui nous le dit ; l’expérience grossière des sens nous le laisse déjà deviner ; nous pressentons dans la nature des successions beaucoup plus rapides que celles de nos états intérieurs. Comment les concevoir, et quelle est cette durée dont la capacité dépasse toute imagination ?
Ce n’est pas la nôtre, assurément ; mais ce n’est pas davantage cette durée impersonnelle et homogène, la même pour tout et pour tous, qui s’écoulerait, indifférente et vide, en dehors de ce qui dure. Ce prétendu temps homogène, comme nous avons essayé de le démontrer ailleurs, est une idole du langage, une fiction dont on retrouve aisément l’origine. En réalité, il n’y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences, et, par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. Cette représentation de durées à élasticité inégale est peut-être pénible pour notre esprit, qui a contracté l’habitude utile de substituer à la durée vraie, vécue par la conscience, un temps homogène et indépendant ; mais d’abord il est facile, comme nous l’avons montré, de démasquer l’illusion qui rend une telle représentation pénible, et ensuite cette idée a pour elle, au fond, l’assentiment tacite de notre conscience. Ne nous arrive-t-il pas de percevoir en nous, pendant notre sommeil, deux personnes Contemporaines et distinctes dont l’une dort quelques minutes tandis que le rêve de l’autre occupe des jours et des semaines ? Et l’histoire tout entière ne tiendrait-elle pas en un temps très court pour une conscience plus tendue que la nôtre, qui assisterait au développement de l’humanité en le contractant, pour ainsi dire, dans les grandes phases de son évolution ? Percevoir consiste donc, en somme, à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser.
C’est dire que nous saisissons, dans l’acte de la perception, quelque chose qui dépasse la perception même, sans que cependant l’univers matériel diffère ou se distingue essentiellement de la représentation que nous en avons. En un sens, ma perception m’est bien intérieure, puisqu’elle contracte en un moment unique de ma durée ce qui se répartirait, en soi, sur un nombre incalculable de moments. Mais si vous supprimez ma conscience, l’univers matériel subsiste tel qu’il était : seulement, comme vous avez fait abstraction de ce rythme particulier de durée qui était la condition de mon action sur les choses, ces choses rentrent en elles-mêmes pour se scander en autant de moments que la science en distingue, et les qualités sensibles, sans s’évanouir, s’étendent et se délayent dans une durée incomparablement plus divisée. La matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous liés dans une continuité ininterrompue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons. — Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités en ébranlements sur place ; attachez-vous à ces mouvements en vous dégageant de l’espace divisible qui les sous-tend pour n’en plus considérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre conscience saisit dans les mouvements que vous exécutez vous-même : vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure. — Rétablissez maintenant ma conscience, et, avec elle, les exigences de la vie : de très loin en très loin, et en franchissant chaque fois d’énormes périodes de l’histoire intérieure des choses, des vues quasi instantanées vont être prises, vues cette fois pittoresques, dont les couleurs plus tranchées condensent une infinité de répétitions et de changements élémentaires. C’est ainsi que les mille positions successives d’un coureur se contractent en une seule attitude symbolique, que notre œil perçoit, que l’art reproduit, et qui devient, pour tout le monde, l’image d’un homme qui court. Le regard que nous jetons autour de nous, de moment en moment, ne saisit donc que les effets d’une multitude de répétitions et d’évolutions intérieures, effets par là même discontinus, et dont nous rétablissons la continuité par les mouvements relatifs que nous attribuons à des « objets » dans l’espace. Le changement est partout, mais en profondeur ; nous le localisons çà et là, mais en Surface ; et nous constituons ainsi des corps à la fois stables quant à leurs qualités et mobiles quant à leurs positions, un simple changement de lieu contractant en lui, à nos yeux, la transformation universelle.
Qu’il y ait, en un certain sens, des objets multiples, qu’un homme se distingue d’un autre homme, un arbre d’un arbre, une pierre d’une pierre, c’est incontestable, puisque chacun de ces êtres, chacune de ces choses a des propriétés caractéristiques et obéit à une loi déterminée d’évolution. Mais la séparation entre la chose et son entourage ne peut être absolument tranchée ; on passe, par gradations insensibles, de l’une à l’autre : l’étroite solidarité qui lie tous les objets de l’univers matériel, la perpétuité de leurs actions et réactions réciproques, prouve assez qu’ils n’ont pas les limites précises que nous leur attribuons. Notre perception dessine, en quelque sorte, la forme de leur résidu ; elle les termine au point où s’arrête notre action possible sur eux et où ils cessent, par conséquent, d’intéresser nos besoins. Telle est la première et la plus apparente opération de l’esprit qui perçoit : il trace des divisions dans la continuité de l’étendue, cédant simplement aux suggestions du besoin et aux nécessités de la vie pratique. Mais pour diviser ainsi le réel, nous devons nous persuader d’abord que le réel est arbitrairement divisible. Nous devons par conséquent tendre au-dessous de la continuité des qualités sensibles, qui est l’étendue concrète, un filet aux mailles indéfiniment déformables et indéfiniment décroissantes : ce substrat simplement conçu, ce schème tout idéal de la divisibilité arbitraire et indéfinie, est l’espace homogène. — Maintenant, en même temps que notre perception actuelle et pour ainsi dire instantanée effectue cette division de la matière en objets indépendants, notre mémoire solidifie en qualités sensibles l’écoulement continu des choses. Elle prolonge le passé dans le présent, parce que notre action disposera de l’avenir dans l’exacte proportion où notre perception, grossie par la mémoire, aura contracté le passé. Répondre à une action subie par une réaction immédiate qui en emboîte le rythme et se continue dans la même durée, être dans le présent, et dans un présent qui recommence sans cesse, voilà la loi fondamentale de la matière : en cela consiste la nécessité. S’il y a des actions libres ou tout au moins partiellement indéterminées, elles ne peuvent appartenir qu’à des êtres capables de fixer, de loin en loin, le devenir sur lequel leur propre devenir s’applique, de le solidifier en moments distincts, d’en condenser ainsi la matière et, en se l’assimilant, de la digérer en mouvements de réaction qui passeront à travers les mailles de la nécessité naturelle. La plus ou moins haute tension de leur durée, qui exprime, au fond, leur plus ou moins grande intensité de vie, détermine ainsi et la force de concentration de leur perception et le degré de leur liberté. L’indépendance de leur action sur la matière ambiante s’affirme de mieux en mieux à mesure qu’ils se dégagent davantage du rythme selon lequel cette matière s’écoule. De sorte que les qualités sensibles, telles qu’elles figurent dans notre perception doublée de mémoire, sont bien les moments successifs obtenus par la solidification du réel. Mais pour distinguer ces moments, et aussi pour les relier ensemble par un fil qui soit commun à notre propre existence et à celle des choses, force nous est bien d’imaginer un schème abstrait de la succession en général, un milieu homogène et indifférent qui soit à l’écoulement de la matière, dans le sens de la longueur, ce que l’espace est dans le sens de la largeur : en cela consiste le temps homogène. Espace homogène et temps homogène ne sont donc ni des propriétés des choses, ni des conditions essentielles de notre faculté de les connaître : ils expriment, sous une forme abstraite, le double travail de solidification et de division que nous faisons subir à la continuité mouvante du réel pour nous y assurer des points d’appui, pour nous y fixer des centres d’opération, pour y introduire enfin des changements véritables ; ce sont les schèmes de notre action sur la matière. La première erreur, celle qui consiste à faire de ce temps et de cet espace homogènes des propriétés des choses, conduit aux insurmontables difficultés du dogmatisme métaphysique, — mécanisme ou dynamisme, — le dynamisme érigeant en autant d’absolus les coupes successives que nous pratiquons le long de l’univers qui s’écoule et s’efforçant vainement alors de les relier entre elles par une espèce de déduction qualitative, le mécanisme s’attachant plutôt, dans l’une quelconque des coupes, aux divisions pratiquées dans le sens de la largeur, c’est-à-dire aux différences instantanées de grandeur et de position, et s’efforçant non moins vainement d’engendrer avec la variation de ces différences, la succession des qualités sensibles. Se rallie-t-on, au contraire, à l’autre hypothèse ? veut-on, avec Kant, que l’espace et le temps soient des formes de notre sensibilité ? On aboutit à déclarer matière et esprit également inconnaissables. Maintenant, si l’on compare les deux hypothèses opposées, on leur découvre un fond commun : en faisant du temps homogène et de l’espace homogène ou des réalités contemplées ou des formes de la contemplation, elles attribuent l’une et l’autre à l’espace et au temps un intérêt plutôt spéculatif que vital. Il y aurait dès lors place, entre le dogmatisme métaphysique d’un côté et la philosophie critique de l’autre, pour une doctrine qui verrait dans l’espace et le temps homogènes des principes de division et de solidification introduits dans le réel en vue de l’action, et non de la connaissance, qui attribuerait aux choses une durée réelle et une étendue réelle, et verrait enfin l’origine de toutes les difficultés non plus dans cette durée et cette étendue qui appartiennent effectivement aux choses et se manifestent immédiatement à notre esprit, mais dans l’espace et le temps homogènes que nous tendons au-dessous d’elles pour diviser le continu, fixer le devenir, et fournir à notre activité des points d’application.
Mais les conceptions erronées de la qualité sensible et de l’espace sont si profondément enracinées dans l’esprit qu’on ne saurait les attaquer sur un trop grand nombre de points à la fois. Disons donc, pour en découvrir un nouvel aspect, qu’elles impliquent ce double postulat, également accepté par le réalisme et par l’idéalisme : 1º entre divers genres de qualités il n’y a rien de commun ; 2º il n’y a rien de commun, non plus, entre l’étendue et la qualité pure. Nous prétendons au contraire qu’il y a quelque chose de commun entre des qualités d’ordre différent, qu’elles participent toutes de l’étendue à des degrés divers, et qu’on ne peut méconnaître ces deux vérités sans embarrasser de mille difficultés la métaphysique de la matière, la psychologie de la perception, et plus généralement la question des rapports de la conscience avec la matière. Sans insister sur ces conséquences, bornons-nous pour le moment à montrer, au fond des diverses théories de la matière, les deux postulats que nous contestons, et remontons à l’illusion d’où ils procèdent.
L’essence de l’idéalisme anglais est de tenir l’étendue pour une propriété des perceptions tactiles. Comme il ne voit dans les qualités sensibles que des sensations, et dans les sensations elles-mêmes que des états d’âme, il ne trouve rien, dans les qualités diverses, qui puisse fonder le parallélisme de leurs phénomènes : force lui est donc bien d’expliquer ce parallélisme par une habitude, qui fait que les perceptions actuelles de la vue, par exemple, nous suggèrent des sensations possibles du toucher. Si les impressions de deux sens différents ne se ressemblent pas plus que les mots de deux langues, c’est en vain qu’on chercherait à déduire les données de l’un des données de l’autre ; elles n’ont pas d’élément commun. Et il n’y a rien de commun non plus, par conséquent, entre l’étendue, qui est toujours tactile, et les données des sens autres que le toucher, lesquelles ne sont étendues en aucune manière.
Mais le réalisme atomistique, à son tour, qui met les mouvements dans l’espace et les sensations dans la conscience, ne peut rien découvrir de commun entre les modifications ou phénomènes de l’étendue et les sensations qui y répondent. Ces sensations se dégageraient de ces modifications comme des espèces de phosphorescences, ou bien encore elles traduiraient dans la langue de l’âme les manifestations de la matière ; mais pas plus dans un cas que dans l’autre elles ne refléteraient l’image de leurs causes. Sans doute elles remontent toutes à une origine commune, qui est le mouvement dans l’espace ; mais justement parce qu’elles évoluent en dehors de l’espace, elles renoncent, en tant que sensations, à la parenté qui liait leurs causes. Rompant avec l’espace, elles rompent aussi entre elles, et ne participent ainsi ni les unes des autres, ni de l’étendue.
Idéalisme et réalisme ne diffèrent donc ici qu’en ce que le premier fait reculer l’étendue jusqu’à la perception tactile, dont elle devient la propriété exclusive, tandis que le second repousse l’étendue plus loin encore, en dehors de toute perception. Mais les deux doctrines s’accordent à affirmer la discontinuité des divers ordres de qualités sensibles, comme aussi le passage brusque de ce qui est purement étendu à ce qui n’est étendu en aucune manière. Or, les principales difficultés qu’elles rencontrent l’une et l’autre dans la théorie de la perception dérivent de ce postulat commun.
Veut-on en effet, avec Berkeley, que toute perception d’étendue se rapporte au toucher ? On pourra, à la rigueur, refuser l’extension aux données de l’ouïe, de l’odorat et du goût ; mais il faudra au moins expliquer la genèse d’un espace visuel, correspondant à l’espace tactile. On allègue, il est vrai, que la vue finit par devenir symbolique du toucher, et qu’il n’y a rien de plus, dans la perception visuelle des rapports d’espace, qu’une suggestion de perceptions tactiles. Mais on nous fera difficilement comprendre comment la perception visuelle du relief, par exemple, perception qui fait sur nous une impression sui generis, d’ailleurs indescriptible, coïncide avec le simple souvenir d’une sensation du toucher. L’association d’un souvenir à une perception présente peut compliquer cette perception en l’enrichissant d’un élément connu, mais non pas créer un nouveau genre d’impression, une nouvelle qualité de perception : or la perception visuelle de relief présente un caractère absolument original. Dira-t-on qu’on donne l’illusion du relief avec une surface plate ? On établira par là qu’une surface, où les jeux d’ombre et de lumière de l’objet en relief sont plus ou moins bien imités, suffit à nous rappeler le relief ; mais encore faut-il, pour que le relief soit rappelé, qu’il ait été d’abord pour tout de bon perçu. Nous l’avons déjà dit, mais nous ne saurions trop le répéter : nos théories de la perception sont tout entières viciées par cette idée que si un certain dispositif produit, à un moment donné, l’illusion d’une certaine perception, il a toujours pu suffire à produire cette perception même ; — comme Si le rôle de la mémoire n’était pas justement de faire survivre la complexité de l’effet à la simplification de la cause ! Dira-t-on que la rétine est elle-même une surface plate, et que si nous percevons par la vue quelque chose d’étendu, ce ne peut être en tout cas que l’image rétinienne ? Mais n’est-il pas vrai, comme nous l’avons montré au début de ce livre, que, dans la perception visuelle d’un objet, le cerveau, les nerfs, la rétine et l’objet lui-même forment un tout solidaire, un processus continu dont l’image rétinienne n’est qu’un épisode : de quel droit isoler cette image pour résumer toute la perception en elle ? Et puis, comme nous l’avons montré également 105, une surface pourrait-elle être perçue comme surface autrement que dans un espace dont on rétablirait les trois dimensions ? Berkeley, du moins, allait jusqu’au bout de sa thèse : il déniait à la vue toute perception de l’étendue. Mais les objections que nous élevons n’en acquièrent alors que plus de force, puisqu’on ne comprend pas comment se créerait par une simple association de souvenirs ce qu’il y a d’original dans nos perceptions visuelles de la ligne, de la surface et du volume, perceptions si nettes que le mathématicien s’en contente, et raisonne d’ordinaire sur un espace exclusivement visuel. Mais n’insistons pas sur ces divers points, non plus que sur les arguments contestables tirés de l’observation des aveugles opérés : la théorie, classique depuis Berkeley, des perceptions acquises de la vue ne paraît pas devoir résister aux assauts multipliés de la psychologie contemporaine 106. Laissant de côté les difficultés d’ordre psychologique, nous nous bornerons à appeler l’attention sur un autre point, qui est pour nous l’essentiel. Supposons un instant que la vue ne nous renseigne originairement sur aucune des relations d’espace. La forme visuelle, le relief visuel, la distance visuelle deviennent alors les symboles de perceptions tactiles. Mais il faudra qu’on nous dise pourquoi ce symbolisme réussit. Voici des objets qui changent de forme et qui se meuvent. La vue constate des variations déterminées qu’ensuite le toucher vérifie. Il y a donc, dans les deux séries visuelle et tactile ou dans leurs causes, quelque chose qui les fait correspondre l’une à l’autre et qui assure la constance de leur parallélisme. Quel est le principe de cette liaison ?
Pour l’idéalisme anglais, ce ne peut être que quelque deus ex machina, et nous sommes ramenés au mystère. Pour le réalisme vulgaire, c’est dans un espace distinct des sensations que se trouverait le principe de la correspondance des sensations entre elles ; mais cette doctrine recule la difficulté et même l’aggrave, car il faudra qu’elle nous dise comment un système de mouvements homogènes dans l’espace évoque des sensations diverses qui n’ont aucun rapport avec eux. Tout à l’heure, la genèse de la perception visuelle d’espace par simple association d’images nous paraissait impliquer une véritable création ex nihilo ; ici, toutes les sensations naissent de rien, ou du moins n’ont aucun rapport avec le mouvement qui les occasionne. Au fond, cette seconde théorie diffère beaucoup moins qu’on ne croit de la première. L’espace amorphe, les atomes qui se poussent et s’entre-choquent, ne sont point autre chose que les perceptions tactiles objectivées, détachées des autres perceptions en raison de l’importance exceptionnelle qu’on leur attribue, et érigées en réalités indépendantes pour être distinguées par là des autres sensations, qui en deviennent les symboles. On les a d’ailleurs vidées, dans cette opération, d’une partie de leur contenu ; après avoir fait converger tous les sens vers le toucher, on ne conserve plus, du toucher lui-même, que le schème abstrait de la perception tactile pour construire avec lui le monde extérieur. Faut-il s’étonner qu’entre cette abstraction, d’une part, les sensations de l’autre, on ne trouve plus de communication possible ? Mais la vérité est que l’espace n’est pas plus en dehors de nous qu’en nous, et qu’il n’appartient pas à un groupe privilégié de sensations. Toutes les sensations participent de l’étendue ; toutes poussent dans l’étendue des racines plus ou moins profondes ; et les difficultés du réalisme vulgaire viennent de ce que, la parenté des sensations entre elles ayant été extraite et posée à part sous forme d’espace indéfini et vide, nous ne voyons plus ni comment ces sensations participent de l’étendue ni comment elles se correspondent entre elles.
L’idée que toutes nos sensations sont extensives à quelque degré pénètre de plus en plus la psychologie contemporaine. On soutient, non sans quelque apparence de raison, qu’il n’y a pas de sensation sans « extensité 107 » ou sans « un sentiment de volume 108 ». L’idéalisme anglais prétendait réserver à la perception tactile le monopole de l’étendue, les autres sens ne s’exerçant dans l’espace que dans la mesure où ils nous rappellent les données du toucher. Une psychologie plus attentive nous révèle, au contraire, et révélera sans doute de mieux en mieux la nécessité de tenir toutes les sensations pour primitivement extensives, leur étendue pâlissant et s’effaçant devant l’intensité et l’utilité supérieures de l’étendue tactile, et sans doute aussi de l’étendue visuelle.
Ainsi entendu, l’espace est bien le symbole de la fixité et de la divisibilité à l’infini. L’étendue concrète, c’est-à-dire la diversité des qualités sensibles, n’est pas en lui ; c’est lui que nous mettons en elle. Il n’est pas le support sur lequel le mouvement réel se pose ; c’est le mouvement réel, au contraire, qui le dépose au-dessous de lui. Mais notre imagination, préoccupée avant tout de la commodité de l’expression et des exigences de la vie matérielle, aime mieux renverser l’ordre naturel des termes. Habituée à chercher son point d’appui dans un monde d’images toutes construites, immobiles, dont la fixité apparente reflète surtout l’invariabilité de nos besoins inférieurs, elle ne peut s’empêcher de croire le repos antérieur à la mobilité, de le prendre pour point de repère, de s’installer en lui, et de ne plus voir enfin dans le mouvement qu’une variation de distance, l’espace précédant le mouvement. Alors, dans un espace homogène et indéfiniment divisible elle dessinera une trajectoire et fixera des positions : appliquant ensuite le mouvement contre la trajectoire, elle le voudra divisible comme cette ligne et, comme elle, dépourvu de qualité. Faut-il s’étonner si notre entendement, s’exerçant désormais sur cette idée qui représente justement l’inversion du réel, n’y découvre que des contradictions ? Ayant assimilé les mouvements à l’espace, on trouve ces mouvements homogènes comme l’espace ; et comme on ne veut plus voir entre eux que des différences calculables de direction et de vitesse, toute relation est abolie entre le mouvement et la qualité. Il ne reste plus alors qu’à parquer le mouvement dans l’espace, les qualités dans la conscience, et à établir entre ces deux séries parallèles, incapables par hypothèse de se rejoindre jamais, une mystérieuse correspondance. Rejetée dans la conscience, la qualité sensible devient impuissante à reconquérir l’étendue. Relégué dans l’espace, et dans l’espace abstrait, où il n’y a jamais qu’un instant unique et où tout recommence toujours, le mouvement renonce à cette solidarité du présent et du passé qui est son essence même. Et comme ces deux aspects de la perception, qualité et mouvement, s’enveloppent d’une égale obscurité, le phénomène de la perception, où une conscience enfermée en elle-même et étrangère à l’espace traduirait ce qui a lieu dans l’espace, devient un mystère. — Écartons au contraire toute idée préconçue d’interprétation ou de mesure, plaçons-nous face à face avec la réalité immédiate : nous ne trouvons plus une distance infranchissable, plus de différence essentielle, pas même de distinction véritable entre la perception et la chose perçue, entre la qualité et le mouvement.
Nous revenons ainsi, par un long détour, aux conclusions que nous avions dégagées dans le premier chapitre de ce livre. Notre perception, disions-nous, est originairement dans les choses plutôt que dans l’esprit, hors de nous plutôt qu’en nous. Les perceptions des divers genres marquent autant de directions vraies de la réalité. Mais cette perception qui coïncide avec son objet, ajoutions-nous, existe en droit plutôt qu’en fait : elle aurait lieu dans l’instantané. Dans la perception concrète la mémoire intervient, et la subjectivité des qualités sensibles tient justement à ce que notre conscience, qui commence par n’être que mémoire, prolonge les uns dans les autres, pour les contracter dans une intuition unique, une pluralité de moments.
Conscience et matière, âme et corps entraient ainsi en contact dans la perception. Mais cette idée restait obscure par un certain côté, parce que notre perception, et par conséquent aussi notre conscience, semblaient alors participer de la divisibilité qu’on attribue à la matière. Si nous répugnons naturellement, dans l’hypothèse dualiste, à accepter la coïncidence partielle de l’objet perçu et du sujet qui perçoit, c’est parce que nous avons conscience de l’unité indivisée de notre perception, au lieu que l’objet nous paraît être, par essence, indéfiniment divisible. De là l’hypothèse d’une conscience avec des sensations inextensives, placée en face d’une multiplicité étendue. Mais si la divisibilité de la matière est tout entière relative à notre action sur elle, c’est-à-dire à notre faculté d’en modifier l’aspect, Si elle appartient, non à la matière même, mais à l’espace que nous tendons au-dessous de cette matière pour la faire tomber sous nos prises, alors la difficulté s’évanouit. La matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s’équilibre, se compense et se neutralise ; elle offre véritablement l’indivisibilité de notre perception ; de sorte qu’inversement nous pouvons, sans scrupule, attribuer à la perception quelque chose de l’étendue de la matière. Ces deux termes, perception et matière, marchent ainsi l’un vers l’autre à mesure que nous nous dépouillons davantage de ce qu’on pourrait appeler les préjugés de l’action : la sensation reconquiert l’extension, l’étendue concrète reprend sa continuité et son indivisibilité naturelles. Et l’espace homogène, qui se dressait entre les deux termes comme une barrière insurmontable, n’a plus d’autre réalité que celle d’un schème ou d’un symbole. Il intéresse les démarches d’un être qui agit sur la matière, mais non pas le travail d’un esprit qui spécule sur son essence.
Par là même s’éclaircit, dans une certaine mesure, la question vers laquelle toutes nos recherches convergent, celle de l’union de l’âme et du corps. L’obscurité de ce problème, dans l’hypothèse dualiste, vient de ce que l’on considère la matière comme essentiellement divisible et tout état d’âme comme rigoureusement inextensif, de sorte que l’on commence par couper la communication entre les deux termes. Et en approfondissant ce double postulat, on y découvre, en ce qui concerne la matière, une confusion de l’étendue concrète et indivisible avec l’espace divisible qui la sous-tend, comme aussi, en ce qui concerne l’esprit, l’idée illusoire qu’il n’y a pas de degrés, pas de transition possible, entre l’étendu et l’inétendu. Mais si ces deux postulats recèlent une erreur commune, s’il y a passage graduel de l’idée à l’image et de l’image à la sensation, si, à mesure qu’il évolue ainsi vers l’actualité, c’est-à-dire vers l’action, l’état d’âme se rapproche davantage de l’extension, si enfin cette extension, une fois atteinte, reste indivisée et par là ne jure en aucune manière avec l’unité de l’âme, on comprend que l’esprit puisse se poser sur la matière dans l’acte de la perception pure, s’unir à elle par conséquent, et néanmoins qu’il s’en distingue radicalement. Il s’en distingue en ce qu’il est, même alors, mémoire, c’est-à-dire synthèse du passé et du présent en vue de l’avenir, en ce qu’il contracte les moments de cette matière pour s’en servir et pour se manifester par des actions qui sont la raison d’être de son union avec le corps. Nous avions donc raison de dire, au début de ce livre, que la distinction du corps et de l’esprit ne doit pas s’établir en fonction de l’espace, mais du temps.
Le tort du dualisme vulgaire est de se placer au point de vue de l’espace, de mettre d’un côté la matière avec ses modifications dans l’espace, de l’autre des sensations inextensives dans la conscience. De là l’impossibilité de comprendre comment l’esprit agit sur le corps ou le corps sur l’esprit. De là les hypothèses qui ne sont et ne peuvent être que des constatations déguisées du fait, — l’idée d’un parallélisme ou celle d’une harmonie préétablie. Mais de là aussi l’impossibilité de constituer soit une psychologie de la mémoire, soit une métaphysique de la matière. Nous avons essayé d’établir que cette psychologie et cette métaphysique sont solidaires, et que les difficultés s’atténuent dans un dualisme qui, partant de la perception pure où le sujet et l’objet coïncident, pousse le développement de ces deux termes dans leurs durées respectives, — la matière, à mesure qu’on en continue plus loin l’analyse, tendant de plus en plus à n’être qu’une succession de moments infiniment rapides qui se déduisent les uns des autres et par là s’équivalent ; l’esprit étant déjà mémoire dans la perception, et s’affirmant de plus en plus comme un prolongement du passé dans le présent, un progrès, une évolution véritable.
Mais la relation du corps à l’esprit en devient-elle plus claire ? À une distinction spatiale nous substituons une distinction temporelle : les deux termes en sont-ils plus capables de s’unir ? Il faut remarquer que la première distinction ne comporte pas de degrés : la matière est dans l’espace, l’esprit est hors de l’espace ; il n’y a pas de transition possible entre eux. Au contraire, si le rôle le plus humble de l’esprit est de lier les moments successifs de la durée des choses, si c’est dans cette opération qu’il prend contact avec la matière et par elle aussi qu’il s’en distingue d’abord, on conçoit une infinité de degrés entre la matière et l’esprit pleinement développé, l’esprit capable d’action non seulement indéterminée, mais raisonnable et réfléchie. Chacun de ces degrés successifs, qui mesure une intensité croissante de vie, répond à une plus haute tension de durée et se traduit au dehors par un plus grand développement du système sensori-moteur. Considère-t-on alors ce système nerveux ? Sa complexité croissante paraîtra laisser une latitude de plus en plus grande à l’activité de l’être vivant, la faculté d’attendre avant de réagir, et de mettre l’excitation reçue en rapport avec une variété de plus en plus riche de mécanismes moteurs. Mais ce n’est là que le dehors, et l’organisation plus complexe du système nerveux, qui semble assurer une plus grande indépendance à l’être vivant vis-à-vis de la matière, ne fait que symboliser matériellement cette indépendance même, c’est-à-dire la force intérieure qui permet à l’être de se dégager du rythme d’écoulement des choses, de retenir de mieux en mieux le passé pour influencer de plus en plus profondément l’avenir, c’est-à-dire enfin, au sens spécial que nous donnons à ce mot, sa mémoire. Ainsi, entre la matière brute et l’esprit le plus capable de réflexion il y a toutes les intensités possibles de la mémoire, ou, ce qui revient au même, tous les degrés de la liberté. Dans la première hypothèse, celle qui exprime la distinction de l’esprit et du corps en termes d’espace, corps et esprit sont comme deux voies ferrées qui se couperaient à angle droit ; dans la seconde, les rails se raccordent selon une courbe, de sorte qu’on passe insensiblement d’une voie sur l’autre.
Mais y a-t-il là autre chose qu’une image ? Et la distinction ne reste-t-elle pas tranchée, l’opposition irréductible, entre la matière proprement dite et le plus humble degré de liberté ou de mémoire ? Oui sans doute, la distinction subsiste, mais l’union devient possible, puisqu’elle serait donnée, sous la forme radicale de la coïncidence partielle, dans la perception pure. Les difficultés du dualisme vulgaire ne viennent pas de ce que les deux termes se distinguent, mais de ce qu’on ne voit pas comment l’un des deux se greffe sur l’autre. Or, nous l’avons montré, la perception pure, qui serait le plus bas degré de l’esprit, — l’esprit sans la mémoire, — ferait véritablement partie de la matière telle que nous l’entendons. Allons plus loin : la mémoire n’intervient pas comme une fonction dont la matière n’aurait aucun pressentiment et qu’elle n’imiterait pas déjà à sa manière. Si la matière ne se souvient pas du passé, c’est parce qu’elle répète le passé sans cesse, parce que, soumise à la nécessité, elle déroule une série de moments dont chacun équivaut au précédent et peut s’en déduire : ainsi, son passé est véritablement donné dans son présent. Mais un être qui évolue plus ou moins librement crée à chaque moment quelque chose de nouveau : c’est donc en vain qu’on chercherait à lire son passé dans son présent si le passé ne se déposait pas en lui à l’état de souvenir. Ainsi, pour reprendre une métaphore qui a déjà paru plusieurs fois dans ce livre, il faut, pour des raisons semblables, que le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit.
Résumé et conclusion §
I. §
L’idée que nous avons dégagée des faits et confirmée par le raisonnement est que notre corps est un instrument d’action, et d’action seulement. À aucun degré, en aucun sens, sous aucun aspect il ne sert à préparer, encore moins à expliquer une représentation. S’agit-il de la perception extérieure ? Il n’y a qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les facultés dites perceptives du cerveau et les fonctions réflexes de la moelle épinière. Tandis que la moelle transforme les ébranlements reçus en mouvement plus ou moins nécessairement exécuté, le cerveau les met en rapport avec des mécanismes moteurs plus ou moins librement choisis ; mais ce qui s’explique par le cerveau dans nos perceptions, ce sont nos actions commencées, ou préparées, ou suggérées, ce ne sont pas nos perceptions mêmes. — S’agit-il du souvenir ? Le corps conserve des habitudes motrices capables de jouer à nouveau le passé ; il peut reprendre des attitudes où le passé s’insérera ; ou bien encore, par la répétition de certains phénomènes cérébraux qui ont prolongé d’anciennes perceptions, il fournira au souvenir un point d’attache avec l’actuel, un moyen de reconquérir sur la réalité présente une influence perdue : mais en aucun cas le cerveau n’emmagasinera des souvenirs ou des images. Ainsi, ni dans la perception, ni dans la mémoire, ni, à plus forte raison, dans les opérations supérieures de l’esprit, le corps ne contribue directement à la représentation. En développant cette hypothèse sous ses multiples aspects, en poussant ainsi le dualisme à l’extrême, nous paraissions creuser entre le corps et l’esprit un abîme infranchissable. En réalité, nous indiquions le seul moyen possible de les rapprocher et de les unir.
II. §
Toutes les difficultés que ce problème soulève, en effet, soit dans le dualisme vulgaire, soit dans le matérialisme et dans l’idéalisme, viennent de ce que l’on considère, dans les phénomènes de perception et de mémoire, le physique et le moral comme des duplicata l’un de l’autre. Me placerai-je au point de vue matérialiste de la conscience-épiphénomène ? Je ne comprends pas du tout pourquoi certains phénomènes cérébraux s’accompagnent de conscience, c’est-à-dire à quoi sert ou comment se produit la répétition consciente de l’univers matériel qu’on a posé d’abord. — Passerai-je à l’idéalisme ? Je ne me donnerai alors que des perceptions, et mon corps sera l’une d’elles. Mais tandis que l’observation me montre que les images perçues se bouleversent de fond en comble pour des variations très légères de celle que j’appelle mon corps (puisqu’il me suffit de fermer les yeux pour que mon univers visuel s’évanouisse), la science m’assure que tous les phénomènes doivent se succéder et se conditionner selon un ordre déterminé, où les effets sont rigoureusement proportionnés aux causes. Je vais donc être obligé de chercher dans cette image que j’appelle mon corps, et qui me suit partout, des changements qui soient les équivalents, cette fois bien réglés et exactement mesurés les uns sur les autres, des images qui se succèdent autour de mon corps : les mouvements cérébraux, que je retrouve ainsi, vont redevenir le duplicat de mes perceptions. Il est vrai que ces mouvements seront des perceptions encore, des perceptions « possibles », de sorte que cette seconde hypothèse est plus intelligible que l’autre ; mais en revanche elle devra supposer à son tour une inexplicable correspondance entre ma perception réelle des choses et nia perception possible de certains mouvements cérébraux qui ne ressemblent à ces choses en aucune manière. Qu’on y regarde de près : on verra que l’écueil de tout idéalisme est là ; il est dans ce passage de l’ordre qui nous apparaît dans la perception à l’ordre qui nous réussit dans la science, — ou, s’il s’agit plus particulièrement de l’idéalisme kantien, dans le passage de la sensibilité à l’entendement. — Resterait alors le dualisme vulgaire. Je vais mettre d’un côté la matière, de l’autre l’esprit, et supposer que les mouvements cérébraux sont la cause ou l’occasion de ma représentation des objets. Mais s’ils en sont la cause, S’ils suffisent à la produire, je vais retomber, de degré en degré, sur l’hypothèse matérialiste de la conscience-épiphénomène. S’ils n’en sont que l’occasion, c’est qu’ils n’y ressemblent en aucune manière ; et dépouillant alors la matière de toutes les qualités que je lui ai conférées dans ma représentation, c’est à l’idéalisme que je vais revenir. Idéalisme et matérialisme sont donc les deux pôles entre lesquels ce genre de dualisme oscillera toujours ; et lorsque, pour maintenir la dualité des substances, il se décidera à les mettre l’une et l’autre sur le même rang, il sera amené à voir en elles deux traductions d’un même original, deux développements parallèles, réglés à l’avance, d’un seul et même principe, à nier ainsi leur influence réciproque, et, par une conséquence inévitable, à faire le sacrifice de la liberté.
Maintenant, en creusant au-dessous de ces trois hypothèses, je leur découvre un fond commun : elles tiennent les opérations élémentaires de l’esprit, perception et mémoire, pour des opérations de connaissance pure. Ce qu’elles mettent à l’origine de la conscience, c’est tantôt le duplicat inutile d’une réalité extérieure, tantôt la matière inerte d’une construction intellectuelle toute désintéressée : mais toujours elles négligent le rapport de la perception à l’action et du souvenir à la conduite. Or, on peut concevoir sans doute, comme une limite idéale, une mémoire et une perception désintéressées ; mais, en fait, c’est vers l’action que perception et mémoire sont tournées, c’est cette action que le corps prépare. S’agit-il de la perception ? La complexité croissante du système nerveux met l’ébranlement reçu en rapport avec une variété de plus en plus considérable d’appareils moteurs et fait esquisser simultanément ainsi un nombre de plus en plus grand d’actions possibles. Considère-t-on la mémoire ? Elle a pour fonction première d’évoquer toutes les perceptions passées analogues à une perception présente, de nous rappeler ce qui a précédé et ce qui a suivi, de nous suggérer ainsi la décision la plus utile. Mais ce n’est pas tout. En nous faisant saisir dans une intuition unique des moments multiples de la durée, elle nous dégage du mouvement d’écoulement des choses, c’est-à-dire du rythme de la nécessité. Plus elle pourra contracter de ces moments en un seul, plus solide est la prise qu’elle nous donnera sur la matière ; de sorte que la mémoire d’un être vivant paraît bien mesurer avant tout la puissance de son action sur les choses, et n’en être que la répercussion intellectuelle. Partons donc de cette force d’agir comme du principe véritable ; supposons que le corps est un centre d’action, un centre d’action seulement, et voyons quelles conséquences vont découler de là pour la perception, pour la mémoire, et pour les rapports du corps avec l’esprit.
III. §
Pour la perception d’abord. Voici mon corps avec ses « centres perceptifs ». Ces centres sont ébranlés, et j’ai la représentation des choses. D’autre part, j’ai supposé que ces ébranlements ne pouvaient ni produire ni traduire ma perception. Elle est donc en dehors d’eux. Où est-elle ? Je ne saurais hésiter : en posant mon corps, j’ai posé une certaine image, mais, par là aussi, la totalité des autres images, puisqu’il n’y a pas d’objet matériel qui ne doive ses qualités, ses déterminations, son existence enfin à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers. Ma perception ne peut donc être que quelque chose de ces objets eux-mêmes ; elle est en eux plutôt qu’ils ne sont en elle. Mais qu’est-elle au juste de ces objets ? Je vois que ma perception paraît suivre tout le détail des ébranlements nerveux dits sensitifs, et d’autre part je sais que le rôle de ces ébranlements est uniquement de préparer des réactions de mon corps sur les corps environnants, d’esquisser mes actions virtuelles. C’est donc que percevoir consiste à détacher, de l’ensemble des objets, l’action possible de mon corps sur eux. La perception n’est alors qu’une sélection. Elle ne crée rien ; son rôle est au contraire d’éliminer de l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n’aurais aucune prise, puis, de chacune des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n’intéresse pas les besoins de l’image que j’appelle mon corps. Telle est du moins l’explication très simplifiée, la description schématique de ce que nous avons appelé la perception pure. Marquons tout de suite la position que nous prenions ainsi entre le réalisme et l’idéalisme.
Que toute réalité ait une parenté, une analogie, un rapport enfin avec la conscience, c’est ce que nous concédions à l’idéalisme par cela même que nous appelions les choses des « images ». Aucune doctrine philosophique, pourvu qu’elle s’entende avec elle-même, ne peut d’ailleurs échapper à cette conclusion. Mais si l’on réunissait tous les états de conscience, passés, présents et possibles, de tous les êtres conscients, on n’aurait épuisé par là, selon nous, qu’une très petite partie de la réalité matérielle, parce que les images débordent la perception de toutes parts. Ce sont précisément ces images que la science et la métaphysique voudraient reconstituer, restaurant dans son intégralité une chaîne dont notre perception ne tient que quelques anneaux. Mais pour établir ainsi entre la perception et la réalité le rapport de la partie au tout, il fallait laisser à la perception son rôle véritable, qui est de préparer des actions. C’est ce que ne fait pas l’idéalisme. Pourquoi échoue-t-il, comme nous le disions tout à l’heure, à passer de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science, c’est-à-dire de la contingence avec laquelle nos sensations paraissent se succéder au déterminisme qui lie les phénomènes de la nature ? Précisément parce qu’il attribue à la conscience, dans la perception, un rôle spéculatif, de sorte qu’on ne voit plus du tout quel intérêt cette conscience aurait à laisser échapper entre deux sensations, par exemple, les intermédiaires par lesquels la seconde se déduit de la première. Ce sont ces intermédiaires et leur ordre rigoureux qui demeurent alors obscurs, soit qu’on érige ces intermédiaires en « sensations possibles », selon l’expression de Mill, soit qu’on attribue cet ordre, comme le fait Kant, aux substructions établies par l’entendement impersonnel. Mais supposons que ma perception consciente ait une destination toute pratique, qu’elle dessine simplement, dans l’ensemble des choses, ce qui intéresse mon action possible sur elles : je comprends que tout le reste m’échappe, et que tout le reste, cependant, soit de même nature que ce que je perçois. Ma connaissance de la matière n’est plus alors ni subjective, comme elle l’est pour l’idéalisme anglais, ni relative, comme le veut l’idéalisme kantien. Elle n’est pas subjective, parce qu’elle est dans les choses plutôt qu’en moi. Elle n’est pas relative, parce qu’il n’y a pas entre le « phénomène » et la « chose » le rapport de l’apparence à la réalité, mais simplement celui de la partie au tout.
Par là nous semblions revenir au réalisme. Mais le réalisme, si on ne le corrige sur un point essentiel, est aussi inacceptable que l’idéalisme, et pour la même raison. L’idéalisme, disions-nous, ne peut passer de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science, c’est-à-dire à la réalité. Inversement, le réalisme échoue à tirer de la réalité la connaissance immédiate que nous avons d’elle. Se place-t-on en effet dans le réalisme vulgaire ? On a d’un côté une matière multiple, composée de parties plus ou moins indépendantes, diffuse dans l’espace, et de l’autre un esprit qui ne peut avoir aucun point de contact avec elle, à moins qu’il n’en soit, comme veulent les matérialistes, l’inintelligible épiphénomène. Considère-t-on de préférence le réalisme kantien ? Entre la chose en soi, c’est-à-dire le réel, et la diversité sensible avec laquelle nous construisons notre connaissance, on ne trouve aucun rapport concevable, aucune commune mesure. Maintenant, en approfondissant ces deux formes extrêmes du réalisme, on les voit converger vers un même point : l’une et l’autre dressent l’espace homogène comme une barrière entre l’intelligence et les choses. Le réalisme naïf fait de cet espace un milieu réel où les choses seraient en suspension ; le réalisme kantien y voit un milieu idéal où la multiplicité des sensations se coordonne ; mais pour l’un et pour l’autre ce milieu est donné d’abord, comme la condition nécessaire de ce qui vient s’y placer. Et en approfondissant cette commune hypothèse à son tour, on trouve qu’elle consiste à attribuer à l’espace homogène un rôle désintéressé, soit qu’il rende à la réalité matérielle le service de la soutenir, soit qu’il ait la fonction, toute spéculative encore, de fournir aux sensations le moyen de se coordonner entre elles. De sorte que l’obscurité du réalisme, comme celle de l’idéalisme, vient de ce qu’il oriente notre perception consciente, et les conditions de notre perception consciente, vers la connaissance pure, non vers l’action. — Mais supposons maintenant que cet espace homogène ne soit pas logiquement antérieur, mais postérieur aux choses matérielles et à la connaissance pure que nous pouvons avoir d’elles ; supposons que l’étendue précède l’espace ; supposons que l’espace homogène concerne notre action, et notre action seulement, étant comme un filet infiniment divisé que nous tendons au-dessous de la continuité matérielle pour nous en rendre maîtres, pour la décomposer dans la direction de nos activités et de nos besoins. Alors nous n’y gagnons pas seulement de rejoindre la science, qui nous montre chaque chose exerçant son influence sur toutes les autres, occupant par conséquent en un certain sens la totalité de l’étendue (bien que nous n’apercevions de cette chose que son centre et que nous en arrêtions les limites au point où notre corps cesserait d’avoir prise sur elle). Nous n’y gagnons pas seulement, en métaphysique, de résoudre ou d’atténuer les contradictions que soulève la divisibilité dans l’espace, contradictions qui naissent toujours, comme nous l’avons montré, de ce qu’on ne dissocie pas les deux points de vue de l’action et de la connaissance. Nous y gagnons surtout de faire tomber l’insurmontable barrière que le réalisme élevait entre les choses étendues et la perception que nous en avons. Tandis, en effet, qu’on posait d’un côté une réalité extérieure multiple et divisée, de l’autre des sensations étrangères à l’étendue et sans contact possible avec elle, nous nous apercevons que l’étendue concrète n’est pas divisée réellement, pas plus que la perception immédiate n’est véritablement inextensive. Partis du réalisme, nous revenons au même point où l’idéalisme nous avait conduits ; nous replaçons la perception dans les choses. Et nous voyons réalisme et idéalisme tout près de coïncider ensemble, à mesure que nous écartons le postulat, accepté sans discussion par l’un et par l’autre, qui leur servait de limite commune.
En résumé, si nous supposons une continuité étendue, et, dans cette continuité même, le centre d’action réelle qui est figuré par notre corps, cette activité paraîtra éclairer de sa lumière toutes les parties de la matière sur lesquelles à chaque instant elle aurait prise. Les mêmes besoins, la même puissance d’agir qui ont découpé notre corps dans la matière vont délimiter des corps distincts dans le milieu qui nous environne. Tout se passera comme si nous laissions filtrer l’action réelle des choses extérieures pour en arrêter et en retenir l’action virtuelle : cette action virtuelle des choses sur notre corps et de notre corps sur les choses est notre perception même. Mais comme les ébranlements que notre corps reçoit des corps environnants déterminent sans cesse, dans sa substance, des réactions naissantes, et que ces mouvements intérieurs de la substance cérébrale donnent ainsi à tout moment l’esquisse de notre action possible sur les choses, l’état cérébral correspond exactement à la perception. Il n’en est ni la cause, ni l’effet, ni, en aucun sens, le duplicat : il la continue simplement, la perception étant notre action virtuelle et l’état cérébral notre action commencée.
IV. §
Mais cette théorie de la « perception pure » devait être atténuée et complétée tout à la fois sur deux points. Cette perception pure, en effet, qui serait comme un fragment détaché tel quel de la réalité, appartiendrait à un être qui ne mêlerait pas à la perception des autres corps celle de son corps, c’est-à-dire ses affections, ni à son intuition du moment actuel celle des autres moments, c’est-à-dire ses souvenirs. En d’autres termes, nous avons d’abord, pour la commodité de l’étude, traité le corps vivant comme un point mathématique dans l’espace et la perception consciente comme un instant mathématique dans le temps. Il fallait restituer au corps son étendue et à la perception sa durée. Par là nous réintégrions dans la conscience ses deux éléments subjectifs, l’affectivité et la mémoire.
Qu’est-ce qu’une affection ? Notre perception, disions-nous, dessine l’action possible de notre corps sur les autres corps. Mais notre corps, étant étendu, est capable d’agir sur lui-même aussi bien que sur les autres. Dans notre perception entrera donc quelque chose de notre corps. Toutefois, lorsqu’il s’agit des corps environnants, ils sont, par hypothèse, séparés du nôtre par un espace plus ou moins considérable, qui mesure l’éloignement de leurs promesses ou de leurs menaces dans le temps : c’est pourquoi notre perception de ces corps ne dessine que des actions possibles. Au contraire, plus la distance décroît entre ces corps et le nôtre, plus l’action possible tend à se transformer en action réelle, l’action devenant d’autant plus urgente que la distance est moins considérable. Et quand cette distance devient nulle, c’est-à-dire quand le corps à percevoir est notre propre corps, c’est une action réelle, et non plus virtuelle, que la perception dessine. Telle est précisément la nature de la douleur, effort actuel de la partie lésée pour remettre les choses en place, effort local, isolé, et par là même condamné à l’insuccès dans un organisme qui n’est plus apte qu’aux effets d’ensemble. La douleur est donc à l’endroit où elle se produit, comme l’objet est à la place où il est perçu. Entre l’affection sentie et l’image perçue, il y a cette différence que l’affection est dans notre corps, l’image hors de notre corps. Et c’est pourquoi la surface de notre corps, limite commune de ce corps et des autres corps, nous est donnée à la fois sous forme de sensations et sous forme d’image.
Dans cette intériorité de la sensation affective consiste sa subjectivité, dans cette extériorité des images en général leur objectivité. Mais nous retrouvons ici l’erreur sans cesse renaissante que nous avons poursuivie à travers tout le cours de notre travail. On veut que sensation et perception existent pour elles-mêmes ; on leur attribue un rôle tout spéculatif ; et comme on a négligé ces actions réelles et virtuelles avec lesquelles elles font corps et qui serviraient à les distinguer, on ne peut plus trouver entre elles qu’une différence de degré. Alors, profitant de ce que la sensation affective n’est que vaguement localisée (à cause de la confusion de l’effort qu’elle enveloppe), on la déclare tout de suite inextensive ; et on fait de ces affections diminuées ou sensations inextensives les matériaux avec lesquels nous construirions des images dans l’espace. Par là on se condamne à n’expliquer ni d’où viennent les éléments de conscience ou sensations, qu’on pose comme autant d’absolus, ni comment, inextensives, ces sensations rejoignent l’espace pour s’y coordonner, ni pourquoi elles y adoptent un ordre plutôt qu’un autre, ni enfin par quel moyen elles réussissent à y constituer une expérience stable, commune à tous les hommes. C’est au contraire de cette expérience, théâtre nécessaire de notre activité, qu’il faut partir. C’est donc la perception pure, c’est-à-dire l’image, qu’on doit se donner d’abord. Et les sensations, bien loin d’être les matériaux avec lesquels l’image se fabrique, apparaîtront au contraire alors comme l’impureté qui s’y mêle, étant ce que nous projetons de notre corps dans tous les autres.
V. §
Mais tant que nous en restons à la sensation et à la perception pure, on peut à peine dire que nous ayons affaire à l’esprit. Sans doute nous établissons contre la théorie de la conscience-épiphénomène qu’aucun état cérébral n’est l’équivalent d’une perception. Sans doute la sélection des perceptions parmi les images en général est l’effet d’un discernement qui annonce déjà l’esprit. Sans doute enfin l’univers matériel lui-même, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles, s’équilibrant les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s’empêchent réciproquement de faire saillie. Mais pour toucher la réalité de l’esprit, il faut se placer au point où une conscience individuelle, prolongeant et conservant le passé dans un présent qui s’en enrichit, se soustrait ainsi à la loi même de la nécessité, qui veut que le passé se succède sans cesse à lui-même dans un présent qui le répète simplement sous une autre forme, et que tout s’écoule toujours. En passant de la perception pure à la mémoire, nous quittions définitivement la matière pour l’esprit.
VI. §
La théorie de la mémoire, qui forme le centre de notre travail, devait être à la fois la conséquence théorique et la vérification expérimentale de notre théorie de la perception pure. Que les états cérébraux qui accompagnent la perception n’en soient ni la cause ni le duplicat, que la perception entretienne avec son concomitant physiologique le rapport de l’action virtuelle à l’action commencée, c’est ce que nous ne pouvions établir par des faits, puisque tout se passera dans notre hypothèse comme si la perception résultait de l’état cérébral. Dans la perception pure, en effet, l’objet perçu est un objet présent, un corps qui modifie le nôtre. L’image en est donc actuellement donnée, et dès lors les faits nous permettent indifféremment de dire (quittes à nous entendre très inégalement avec nous-mêmes) que les modifications cérébrales esquissent les réactions naissantes de notre corps ou qu’elles créent le duplicat conscient de l’image présente. Mais il en est tout autrement pour la mémoire, car le souvenir est la représentation d’un objet absent. Ici les deux hypothèses donneront des conséquences opposées. Si, dans le cas d’un objet présent, un état de notre corps suffisait déjà à créer la représentation de l’objet, à plus forte raison cet état suffira-t-il encore dans le cas du même objet absent. Il faudra donc, dans cette théorie, que le souvenir naisse de la répétition atténuée du phénomène cérébral qui occasionnait la perception première, et consiste simplement dans une perception affaiblie. D’où cette double thèse La mémoire n’est qu’une fonction du cerveau, et il n’y a qu’une différence d’intensité entre la perception et le souvenir. — Au contraire, si l’état cérébral n’engendrait aucunement notre perception de l’objet présent mais la continuait simplement, il pourra encore prolonger et encore faire aboutir le souvenir que nous en évoquons, mais non pas le faire naître. Et comme, d’autre part, notre perception de l’objet présent était quelque chose de cet objet lui-même, notre représentation de l’objet absent sera un phénomène de tout autre ordre que la perception, puisqu’il n’y a entre la présence et l’absence aucun degré, aucun milieu. D’où cette double thèse, inverse de la précédente : La mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau, et il n’y a pas une différence de degré, mais de nature, entre la perception et le souvenir. — L’opposition des deux théories prend alors une forme aiguë, et l’expérience peut cette fois les départager.
Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de la vérification que nous avons tentée. Rappelons-en simplement les points essentiels. Tous les arguments de fait qu’on peut invoquer en faveur d’une accumulation probable des souvenirs dans la substance corticale se tirent des maladies localisées de la mémoire. Mais si les souvenirs étaient réellement déposés dans le cerveau, aux oublis nets correspondraient les lésions du cerveau caractérisées. Or, dans les amnésies où toute une période de notre existence passée, par exemple, est brusquement et radicalement arrachée de la mémoire, on n’observe pas de lésion cérébrale précise ; et au contraire dans les troubles de la mémoire où la localisation cérébrale est nette et certaine, c’est-à-dire dans les aphasies diverses et dans les maladies de la reconnaissance visuelle ou auditive, ce ne sont pas tels ou tels souvenirs déterminés qui Sont comme arrachés du lieu où ils siégeraient, c’est la faculté de rappel qui est plus ou moins diminuée dans sa vitalité, comme si le sujet avait plus ou moins de peine à amener ses souvenirs au contact de la situation présente. C’est donc le mécanisme de ce contact qu’il faudrait étudier, afin de voir si le rôle du cerveau ne serait pas d’en assurer le fonctionnement, bien plutôt que d’emprisonner les souvenirs eux-mêmes dans ses cellules. Nous étions amenés ainsi à suivre dans toutes ses évolutions le mouvement progressif par lequel le passé et le présent arrivent au contact l’un de l’autre, c’est-à-dire la reconnaissance. Et nous avons trouvé, en effet, que la reconnaissance d’un objet présent pouvait se faire de deux manières absolument différentes, mais que, dans aucun des deux cas, le cerveau ne se comportait comme un réservoir d’images. Tantôt, en effet, par une reconnaissance toute passive, plutôt jouée que pensée, le corps fait correspondre à une perception renouvelée une démarche devenue automatique : tout s’explique alors par les appareils moteurs que l’habitude a montés dans le corps, et des lésions de la mémoire pourront résulter de la destruction de ces mécanismes. Tantôt, au contraire, la reconnaissance se fait activement, par des images-souvenirs qui se portent au-devant de la perception présente ; mais alors il faut que ces souvenirs, au moment de se poser sur la perception, trouvent moyen d’actionner dans le cerveau les mêmes appareils que la perception met ordinairement en jeu pour agir : sinon, condamnés d’avance à l’impuissance, ils n’auront aucune tendance à s’actualiser. Et c’est pourquoi, dans tous les cas où une lésion du cerveau atteint une certaine catégorie de souvenirs, les souvenirs atteints ne se ressemblent pas, par exemple, en ce qu’ils sont de la même époque, ou en ce qu’ils ont une parenté logique entre eux, mais simplement en ce qu’ils sont tous auditifs, ou tous visuels, ou tous moteurs. Ce qui paraît lésé, ce sont donc les diverses régions sensorielles et motrices ou, plus souvent encore, les annexes qui permettent de les actionner de l’intérieur même de l’écorce, bien plutôt que les souvenirs eux-mêmes. Nous sommes allés plus loin, et, par une étude attentive de la reconnaissance des mots ainsi que des phénomènes de l’aphasie sensorielle, nous avons essayé d’établir que la reconnaissance ne se faisait pas du tout par un réveil mécanique de souvenirs assoupis dans le cerveau. Elle implique, au contraire, une tension plus ou moins haute de la conscience, qui va chercher dans la mémoire pure les souvenirs purs, pour les matérialiser progressivement au contact de la perception présente.
Mais qu’est-ce que cette mémoire pure, et que sont ces souvenirs purs ? En répondant à cette question, nous complétions la démonstration de notre thèse. Nous venions d’en établir le premier point, à savoir que la mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau. Il nous restait à montrer, par l’analyse du « souvenir pur », qu’il n’y a pas entre le souvenir et la perception une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature.
VII. §
Signalons tout de suite la portée métaphysique, et non plus simplement psychologique, de ce dernier problème. C’est sans doute une thèse de pure psychologie que celle-ci : le souvenir est une perception affaiblie. Mais qu’on ne s’y trompe pas : si le souvenir n’est qu’une perception plus faible, inversement la perception sera quelque chose comme un souvenir plus intense. Or, le germe de l’idéalisme anglais est là. Cet idéalisme consiste à ne voir qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre la réalité de l’objet perçu et l’idéalité de l’objet conçu. Et l’idée que nous construisons la matière avec nos états intérieurs, que la perception n’est qu’une hallucination vraie, vient de là également. C’est cette idée que nous n’avons cessé de combattre quand nous avons traité de la matière. Ou bien donc notre conception de la matière est fausse, ou le souvenir se distingue radicalement de la perception.
Nous avons ainsi transposé un problème métaphysique au point de le faire coïncider avec un problème de psychologie, que l’observation pure et simple peut trancher. Comment le tranche-t-elle ? Si le souvenir d’une perception n’était que cette perception affaiblie, il nous arriverait, par exemple, de prendre la perception d’un son léger pour le souvenir d’un bruit intense. Or, pareille confusion ne se produit jamais. Mais on peut aller plus loin, et prouver, par l’observation encore, que jamais la conscience d’un souvenir ne commence par être un état actuel plus faible que nous chercherions à rejeter dans le passé après avoir pris conscience de sa faiblesse : comment d’ailleurs, si nous n’avions pas déjà la représentation d’un passé précédemment vécu, pourrions-nous y reléguer les états psychologiques les moins intenses, alors qu’il serait si simple de les juxtaposer aux états forts comme une expérience présente plus confuse à une expérience présente plus claire ? La vérité est que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au passé, mais au contraire dans un progrès du passé au présent. C’est dans le passé que nous nous plaçons d’emblée. Nous partons d’un « état virtuel », que nous conduisons peu à peu, à travers une série de plans de conscience différents, jusqu’au terme où il se matérialise dans une perception actuelle, c’est-à-dire jusqu’au point où il devient un état présent et agissant, c’est. à-dire enfin jusqu’à ce plan extrême de notre conscience où se dessine notre corps. Dans cet état virtuel consiste le souvenir pur.
D’où vient qu’on méconnaît ici le témoignage de la conscience ? D’où vient qu’on fait du souvenir une perception plus faible, dont on ne peut dire ni pourquoi nous la rejetons dans le passé, ni comment nous en retrouvons la date, ni de quel droit elle réapparaît à un moment plutôt qu’à un autre ? Toujours de ce qu’on oublie la destination pratique de nos états psychologiques actuels. On fait de la perception une opération désintéressée de l’esprit, une contemplation seulement. Alors, comme le souvenir pur ne peut évidemment être que quelque chose de ce genre (puisqu’il ne correspond pas à une réalité présente et pressante), souvenir et perception deviennent des états de même nature, entre lesquels on ne peut plus trouver qu’une différence d’intensité. Mais la vérité est que notre présent ne doit pas se définir ce qui est plus intense : il est ce qui agit sur nous et ce qui nous fait agir, il est sensoriel et il est moteur ; — notre présent est avant tout l’état de notre corps. Notre passé est au contraire ce qui n’agit plus, mais pourrait agir, ce qui agira en s’insérant dans une sensation présente dont il empruntera la vitalité. Il est vrai qu’au moment où le souvenir s’actualise ainsi en agissant, il cesse d’être souvenir, il redevient perception.
On comprend alors pourquoi le souvenir ne pouvait pas résulter d’un état cérébral. L’état cérébral continue le souvenir ; il lui donne prise sur le présent par la matérialité qu’il lui confère ; mais le souvenir pur est une manifestation spirituelle. Avec la mémoire nous sommes bien véritablement dans le domaine de l’esprit.
VIII. §
Nous n’avions pas à explorer ce domaine. Placés au confluent de l’esprit et de la matière, désireux avant tout de les voir couler l’un dans l’autre, nous ne devions retenir de la spontanéité de l’intelligence que son point de jonction avec un mécanisme corporel. C’est ainsi que nous avons pu assister au phénomène de l’association des idées, et à la naissance des idées générales les plus simples.
Quelle est l’erreur capitale de l’associationnisme ? C’est d’avoir mis tous les souvenirs sur le même plan, d’avoir méconnu la distance plus ou moins considérable qui les sépare de l’état corporel présent, c’est-à-dire de l’action. Aussi n’a-t-il pu expliquer ni comment le souvenir adhère à la perception qui l’évoque, ni pourquoi l’association se fait par ressemblance ou contiguïté plutôt que de toute autre manière, ni enfin par quel caprice ce souvenir déterminé est élu parmi les mille souvenirs que la ressemblance ou la contiguïté rattacherait aussi bien à la perception actuelle. C’est dire que l’associationnisme a brouillé et confondu tous les plans de conscience différents, s’obstinant à ne voir dans un souvenir moins complet qu’un souvenir moins complexe, alors que c’est en réalité un souvenir moins rêvé, c’est-à-dire plus proche de l’action et par là même plus banal, plus capable de se modeler, — comme un vêtement de confection, — sur la nouveauté de la situation présente. Les adversaires de l’associationnisme l’ont d’ailleurs suivi sur ce terrain. Ils lui reprochent d’expliquer par des associations les opérations supérieures de l’esprit, mais non pas de méconnaître la vraie nature de l’association elle-même. Là est pourtant le vice originel de l’associationnisme.
Entre le plan de l’action, — le plan où notre corps a contracté son passé en habitudes motrices, — et le plan de la mémoire pure, où notre esprit conserve dans tous ses détails le tableau de notre vie écoulée, nous avons cru apercevoir au contraire mille et mille plans de conscience différents, mille répétitions intégrales et pourtant diverses de la totalité de notre expérience vécue. Compléter un souvenir par des détails plus personnels ne consiste pas du tout à juxtaposer mécaniquement des souvenirs à ce souvenir, mais à se transporter sur un plan de conscience plus étendu, à s’éloigner de l’action dans la direction du rêve. Localiser un souvenir ne consiste pas davantage à l’insérer mécaniquement entre d’autres souvenirs, mais à décrire, par une expansion croissante de la mémoire dans son intégralité, un cercle assez large pour que ce détail du passé y figure. Ces plans ne sont pas donnés, d’ailleurs, comme des choses toutes faites, superposées les unes aux autres. Ils existent plutôt virtuellement, de cette existence qui est propre aux choses de l’esprit. L’intelligence, se mouvant à tout moment le long de l’intervalle qui les sépare, les retrouve ou plutôt les crée à nouveau sans cesse : sa vie consiste dans ce mouvement même. Alors nous comprenons pourquoi les lois de l’association sont la ressemblance et la contiguïté plutôt que d’autres lois, et pourquoi la mémoire choisit, parmi les souvenirs semblables ou contigus, certaines images plutôt que d’autres images, et enfin comment se forment, par le travail combiné du corps et de l’esprit, les premières notions générales. L’intérêt d’un être vivant est de saisir dans une situation présente ce qui ressemble à une situation antérieure, puis d’en rapprocher ce qui a précédé et surtout ce qui a suivi, afin de profiter de son expérience passée. De toutes les associations qu’on pourrait imaginer, les associations par ressemblance et par contiguïté sont donc d’abord les seules qui aient une utilité vitale. Mais pour comprendre le mécanisme de ces associations et surtout la sélection en apparence capricieuse qu’elles opèrent entre les souvenirs, il faut se placer tour à tour sur ces deux plans extrêmes que nous avons appelés le plan de l’action et le plan du rêve. Dans le premier ne figurent que des habitudes motrices, dont on peut dire que ce sont des associations jouées ou vécues plutôt que représentées : ici, ressemblance et contiguïté sont fondues ensemble, car des situations extérieures analogues, en se répétant, ont fini par lier certains mouvements de notre corps entre eux, et dès lors la même réaction automatique dans laquelle nous déroulerons ces mouvements contigus extraira aussi de la situation qui les occasionne sa ressemblance avec les situations antérieures. Mais à mesure qu’on passe des mouvements aux images, et des images plus pauvres aux images plus riches, ressemblance et contiguïté se dissocient : elles finissent par s’opposer sur cet autre plan extrême où aucune action n’adhère plus aux images. Le choix d’une ressemblance parmi beaucoup de ressemblances, d’une contiguïté parmi d’autres contiguïtés, ne s’opère donc pas au hasard : il dépend du degré sans cesse variable de tension de la mémoire, qui, selon qu’elle incline davantage à s’insérer dans l’action présente ou à s’en détacher, se transpose tout entière dans un ton ou dans un autre. Et c’est aussi ce double mouvement de la mémoire entre ses deux limites extrêmes qui dessine, comme nous l’avons montré, les premières notions générales, l’habitude motrice remontant vers les images semblables pour en extraire les similitudes, les images semblables redescendant vers l’habitude motrice pour se confondre, par exemple, dans la prononciation automatique du mot qui les unit. La généralité naissante de l’idée consiste donc déjà dans une certaine activité de l’esprit, dans un mouvement entre l’action et la représentation. Et c’est pourquoi il sera toujours facile à une certaine philosophie, disions-nous, de localiser l’idée générale à une des deux extrémités, de la faire cristalliser en mots ou évaporer en souvenirs, alors qu’elle consiste en réalité dans la marche de l’esprit qui va d’une extrémité à l’autre.
IX. §
En nous représentant ainsi l’activité mentale élémentaire, en faisant cette fois de notre corps, avec tout ce qui l’environne, le dernier plan de notre mémoire, l’image extrême, la pointe mouvante que notre passé pousse à tout moment dans notre avenir, nous confirmions et nous éclaircissions ce que nous avions dit du rôle du corps, en même temps que nous préparions les voies à un rapprochement entre le corps et l’esprit.
Après avoir étudié tour à tour, en effet, la perception pure et la mémoire pure, il nous restait à les rapprocher l’une de l’autre. Si le souvenir pur est déjà l’esprit, et si la perception pure serait encore quelque chose de la matière, nous devions, en nous plaçant au point de jonction entre la perception pure et le souvenir pur, projeter quelque lumière sur l’action réciproque de l’esprit et de la matière. En fait, la perception « pure », c’est-à-dire instantanée, n’est qu’un idéal, une limite. Toute perception occupe une certaine épaisseur de durée, prolonge le passé dans le présent, et participe par là de la mémoire. En prenant alors la perception sous sa forme concrète, comme une synthèse du souvenir pur et de la perception pure, c’est-à-dire de l’esprit et de la matière, nous resserrions dans ses plus étroites limites le problème de l’union de l’âme au corps. Tel est l’effort que nous avons tenté dans la dernière partie surtout de notre travail.
L’opposition des deux principes, dans le dualisme en général, se résout en la triple opposition de l’inétendu à l’étendu, de la qualité à la quantité, et de la liberté à la nécessité. Si notre conception du rôle du corps, si nos analyses de la perception pure et du souvenir pur doivent éclaircir par quelque côté la corrélation du corps à l’esprit, ce ne peut être qu’à la condition de lever ou d’atténuer ces trois oppositions. Examinons-les donc tour à tour, en présentant ici sous une forme plus métaphysique les conclusions que nous avons voulu tenir de la seule psychologie.
1º Si l’on imagine d’un côté une étendue réellement divisée en corpuscules, par exemple, de l’autre une conscience avec des sensations par elles-mêmes inextensives qui viendraient se projeter dans l’espace, on ne trouvera évidemment rien de commun entre cette matière et cette conscience, entre le corps et l’esprit. Mais cette opposition de la perception et de la matière est l’œuvre artificielle d’un entendement qui décompose et recompose selon ses habitudes ou ses lois : elle n’est pas donnée à l’intuition immédiate. Ce qui est donné, ce ne sont pas des sensations inextensives : comment iraient-elles rejoindre l’espace, y choisir un lieu, s’y coordonner enfin pour construire une expérience universelle ? Ce qui est réel, ce n’est pas davantage une étendue divisée en parties indépendantes : comment d’ailleurs, n’ayant ainsi aucun rapport possible avec notre conscience, déroulerait-elle une série de changements dont l’ordre et les rapports correspondraient exactement à l’ordre et aux rapporte de nos représentations ? Ce qui est donné, ce qui est réel, c’est quelque chose d’intermédiaire entre l’étendue divisée et l’inétendu pur ; c’est ce que nous avons appelé l’extensif. L’extension est la qualité la plus apparente de la perception. C’est en la consolidant et en la subdivisant au moyen d’un espace abstrait, tendu par nous au-dessous d’elle pour les besoins de l’action, que nous constituons l’étendue multiple et indéfiniment divisible. C’est en la subtilisant au contraire, c’est en la faisant tour à tour dissoudre en sensations affectives et évaporer en contrefaçons des idées pures, que nous obtenons ces sensations inextensives avec lesquelles nous cherchons vainement ensuite à reconstituer des images. Et les deux directions opposées dans lesquelles nous poursuivons ce double travail s’ouvrent à nous tout naturellement, car il résulte des nécessités mêmes de l’action que l’étendue se découpe pour nous en objets absolument indépendants (d’où une indication pour subdiviser l’étendue), et qu’on passe par degrés insensibles de l’affection à la perception (d’où une tendance à supposer la perception de plus en plus inextensive). Mais notre entendement, dont le rôle est justement d’établir des distinctions logiques et par conséquent des oppositions tranchées, s’élance dans les deux voies tour à tour, et dans chacune d’elles va jusqu’au bout. Il érige ainsi, à l’une des extrémités, une étendue indéfiniment divisible, à l’autre des sensations absolument inextensives. Et il crée ainsi l’opposition dont il se donne ensuite le spectacle.
2º Beaucoup moins artificielle est l’opposition de la qualité à la quantité, c’est-à-dire de la conscience au mouvement : mais cette seconde opposition n’est radicale que si l’on commence par accepter la première. Supposez en effet que les qualités des choses se réduisent à des sensations inextensives affectant une conscience, en sorte que ces qualités représentent seulement, comme autant de symboles, des changements homogènes et calculables s’accomplissant dans l’espace, vous devrez imaginer entre ces sensations et ces changements une incompréhensible correspondance. Renoncez au contraire à établir a priori entre eux cette contrariété factice : vous allez voir tomber une à une toutes les barrières qui semblaient les séparer. D’abord, il n’est pas vrai que la conscience assiste, enroulée sur elle-même, à un défilé intérieur de perceptions inextensives. C’est donc dans les choses perçues elles-mêmes que vous allez replacer la perception pure, et vous écarterez ainsi un premier obstacle. Vous en rencontrez, il est vrai, un second : les changements homogènes et calculables sur lesquels la science opère semblent appartenir à des éléments multiples et indépendants, tels que les atomes, dont ils ne seraient que l’accident ; cette multiplicité va s’interposer entre la perception et son objet. Mais si la division de l’étendue est purement relative à notre action possible sur elle, l’idée de corpuscules indépendants est a fortiori schématique et provisoire ; la science elle-même, d’ailleurs, nous autorise à l’écarter. Voilà une seconde barrière tombée. Un dernier intervalle reste à franchir : celui qu’il y a de l’hétérogénéité des qualités à l’homogénéité apparente des mouvements dans l’étendue. Mais justement parce que nous avons éliminé les éléments, atomes ou autres, que ces mouvements auraient pour siège, il ne peut plus être question ici du mouvement qui est l’accident d’un mobile, du mouvement abstrait que la mécanique étudie et qui n’est, au fond, que la commune mesure des mouvements concrets. Comment ce mouvement abstrait, qui devient immobilité quand on change de point de repère, pourrait-il fonder des changements réels, c’est-à-dire sentis ? Comment, composé d’une série de positions instantanées, remplirait-il une durée dont les parties se prolongent et se continuent les unes dans les autres ? Une seule hypothèse reste donc possible, c’est que le mouvement concret, capable, comme la conscience, de prolonger son passé dans son présent, capable, en se répétant, d’engendrer les qualités sensibles, soit déjà quelque chose de la conscience, déjà quelque chose de la sensation. Il serait cette même sensation diluée, répartie sur un nombre infiniment plus grand de moments, cette même sensation vibrant, comme nous disions, à l’intérieur de sa chrysalide. Alors un dernier point resterait à élucider : comment s’opère la contraction, non plus sans doute de mouvements homogènes en qualités distinctes, mais de changements moins hétérogènes en changements plus hétérogènes ? Mais à cette question répond notre analyse de la perception concrète : cette perception, synthèse vivante de la perception pure et de la mémoire pure, résume nécessairement dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments. Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation, et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n’y a donc qu’une différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure. Ainsi, par l’idée de tension nous avons cherché à lever l’opposition de la qualité à la quantité, comme par l’idée d’extension celle de l’inétendu à l’étendu. Extension et tension admettent des degrés multiples, mais toujours déterminés. La fonction de l’entendement est de détacher de ces deux genres, extension et tension, leur contenant vide, c’est-à-dire l’espace homogène et la quantité pure, de substituer par là à des réalités souples, qui comportent des degrés, des abstractions rigides, nées des besoins de l’action, qu’on ne peut que prendre ou laisser, et de poser ainsi à la pensée réfléchie des dilemmes dont aucune alternative n’est acceptée par les choses.
3º Mais si l’on envisage ainsi les rapports de l’étendu à l’inétendu, de la qualité à la quantité, on aura moins de peine à comprendre la troisième et dernière opposition, celle de la liberté à la nécessité. La nécessité absolue serait représentée par une équivalence parfaite des moments successifs de la durée les uns aux autres. En est-il ainsi de la durée de l’univers matériel ? Chacun de ses moments pourrait-il se déduire mathématiquement du précédent ? Nous avons supposé dans tout ce travail, pour la commodité de l’étude, qu’il en était bien ainsi ; et telle est en effet la distance entre le rythme de notre durée et celui de l’écoulement des choses que la contingence du cours de la nature, si profondément étudiée par une philosophie récente, doit équivaloir pratiquement pour nous à la nécessité. Conservons donc notre hypothèse, qu’il y aurait pourtant lieu d’atténuer. Même alors, la liberté ne sera pas dans la nature comme un empire dans un empire. Nous disions que cette nature pouvait être considérée comme une conscience neutralisée et par conséquent latente, une conscience dont les manifestations éventuelles se tiendraient réciproquement en échec et s’annuleraient au moment précis où elles veulent paraître. Les premières lueurs qu’y vient jeter une conscience individuelle ne l’éclairent donc pas d’une lumière inattendue : cette conscience n’a fait qu’écarter un obstacle, extraire du tout réel une partie virtuelle, choisir et dégager enfin ce qui l’intéressait ; et si, par cette sélection intelligente, elle témoigne bien qu’elle tient de l’esprit sa forme, c’est de la nature qu’elle tire sa matière. En même temps d’ailleurs que nous assistons à l’éclosion de cette conscience, nous voyons se dessiner des corps vivants, capables, sous leur forme la plus simple, de mouvements spontanés et imprévus. Le progrès de la matière vivante consiste dans une différenciation des fonctions qui amène la formation d’abord, puis la complication graduelle d’un système nerveux capable de canaliser des excitations et d’organiser des actions : plus les centres supérieurs se développent, plus nombreuses deviendront les voies motrices entre lesquelles une même excitation proposera à l’action un choix. Une latitude de plus en plus grande laissée au mouvement dans l’espace, voilà bien en effet ce qu’on voit. Ce qu’on ne voit pas, c’est la tension croissante et concomitante de la conscience dans le temps. Non seulement, par sa mémoire des expériences déjà anciennes, cette conscience retient de mieux en mieux le passé pour l’organiser avec le présent dans une décision plus riche et plus neuve, mais vivant d’une vie plus intense, contractant, par sa mémoire de l’expérience immédiate, un nombre croissant de moments extérieurs dans sa durée présente, elle devient plus capable de créer des actes dont l’indétermination interne, devant se répartir sur une multiplicité aussi grande qu’on voudra des moments de la matière, passera d’autant plus facilement à travers les mailles de la nécessité. Ainsi, qu’on l’envisage dans le temps ou dans l’espace, la liberté paraît toujours pousser dans la nécessité des racines profondes et s’organiser intimement avec elle. L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté.