Paul Bourget

1922

Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome I : I. Romans et romanciers. II. Médaillons et portraits

2016
Paul Bourget, Nouvelles pages de critique et de doctrine, tome I : I. Romans et romanciers. II. Médaillons et portraits, Paris, Plon-Nourrit, 1922, XXIV-286 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR, Stylage sémantique).

[Dédicace] §

À GÉRARD BAUËR
son vieil ami
P. B.

Préface §

Voici deux volumes d’essais, réunis sous un titre qui les apparente à un précédent ouvrage de l’auteur : Nouvelles Pages de critique et de doctrine. Ils ne renferment en effet que des « pages », écrites à des dates et dans des circonstances très différentes, celles-ci pour étudier un livre ancien ou paru de la veille, celles-là pour répondre à une enquête, quelques-unes pour être lues en public, d’autres pour honorer une noble mémoire ou simplement élucider un problème d’esthétique, les plus nombreuses pour commenter des événements sociaux. On n’a pas tenté de leur constituer une unité d’aspect. Elles ont une autre unité, celle de la méthode, et, dans la mesure où l’esprit reste pareil à travers les années, celle de la conclusion.

Cette méthode, qui n’a aucune prétention à l’originalité, c’est l’analyse, ayant pour idée directrice la recherche d’hypothèses sur les causes. Un fait étant donné, qu’il s’agisse de l’œuvre d’un romancier, du système d’un philosophe, du caractère d’un homme d’État, d’une époque d’histoire, d’une discussion dans la presse ou dans le Parlement, le regarder, ce fait, attentivement, le définir, le situer, le décomposer dans ses conditions, en dégager la genèse, le comprendre par son dedans, — ce que Taine appelait ses génératrices —, et, pour finir, le rattacher aux grandes lois de la vie psychologique et sociale : tel était le procédé employé par l’auteur dans ses Essais de psychologie, ses Études et. Portraits, ses Pages de critique et de doctrine. On le retrouvera, ce procédé, dans ces Nouvelles Pages, comme aussi le principe qui dominait déjà ces livres, celui de la défense de la civilisation. Ce principe n’a aucune prétention non plus à l’originalité. La pire erreur en sociologie est de confondre le changement avec le progrès. Il y a, comme disait le sagace Le Play, une « constitution essentielle » des sociétés humaines. Évoluer, pour ces sociétés, c’est s’adapter aux exigences de l’action contemporaine, d’après des règles qui sont de tous les temps.

Cette vérité paraît bien simple. Il faut croire qu’elle est malaisée à découvrir parmi les sophismes où nous avons grandi, car beaucoup d’intelligences d’aujourd’hui y répugnent encore, par crainte peut-être des conséquences. L’admettre, c’est rentrer dans la tradition et c’est renoncer à tant d’illusions, si généreuses, semble-t-il, propagées par de si éloquents génies. Il est visible cependant qu’un travail se fait dans les esprits, qui ramène l’élite vers la conception antique des bienfaits de l’ordre et de la permanence. À la toute veille de la guerre, — au mois de juillet 1914, pour préciser, — celui qui écrit ces lignes constatait ce retour, dans un article donné à la Revue hebdomadaire, en réponse à une des enquêtes dont il était question tout à l’heure.

Cet article lui a paru former une introduction toute naturelle à ces Nouvelles Pages. L’enquête de la Revue portait sur « les témoignages de l’expérience ». On transcrit, sans y ajouter que deux eu trois précisions de détail, la réponse donnée alors.

———

« L’enquête ouverte par la Revue hebdomadaire exigerait, pour que la réponse aux questions posées fût complète, un volume tout entier. On se contentera de soumettre à la réflexion du lecteur quelques notes très brèves et relatives au domaine où se meut l’activité de l’écrivain professionnel : romancier, dramaturge, essayiste. Cet écrivain a beau s’appeler Stendhal ou Flaubert, et s’appliquer à défendre sa personnalité avec acharnement, il n’en est pas moins de son temps, sinon par les mœurs, du moins par les idées. Elles sont l’inévitable donnée sur laquelle il travaille. On voudrait marquer ici quelles idées maîtresses la pensée française offrait, comme éléments directeurs, à ceux d’entre nous qui entraient dans la vie aux environs de 1870, et quelles idées cette pensée paraît offrir aujourd’hui aux jeunes gens pour nourrir et inciter leur activité. On dira ensuite comment il semble que la génération d’après cette fatale année 1870 ait compris et exécuté sa tâche, enfin quelles qualités une expérience, toute personnelle, considère comme devant être recherchées de préférence par l’artiste littéraire soucieux de faire œuvre qui dure. Le lecteur remarquera que l’on a employé les mots qui paraît…, comment il semble…, personnelle… On les souligne pour bien définir à l’avance la valeur que l’on attache à ces pages. Elles expriment des opinions et non des certitudes géométriques. Elles sont, pour reprendre la très heureuse formule de la Revue, des témoignages. Un témoin peut se tromper, avoir mal vu, conclure à faux. Le lecteur ne peut lui demander légitimement que d’être sincère.

I

« Un des meilleurs observateurs du milieu du dix-neuvième siècle, J.-J. Weiss, avait signalé, dès 1860, l’avènement du positivisme intellectuel dans la littérature du second Empire. Sainte-Beuve confirmait ce diagnostic quand il terminait son pénétrant article sur Madame Bovary par ces mots souvent cités : “Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout.” Weiss et Sainte-Beuve y voyaient juste dans l’effet, sans peut-être distinguer entièrement la cause. L’auteur des Lundis écrivait bien : “Science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté, tels sont les caractères que semblent affecter les chefs de file des générations nouvelles.” Mais par science, il entendait simplement des qualités de renseignement, de culture, d’exactitude. De même J.-J. Weiss apercevait bien dans la recherche du fait précis, qui distinguait les Flaubert, les Baudelaire, les Taine, les Dumas fils, une tendance à la brutalité. C’était même, si je ne m’abuse, le titre de son célèbre article : la Littérature brutale. Ni l’un ni l’autre ne se rendaient compte qu’ils assistaient à un déplacement complet dans le plan de l’intelligence, à l’avènement d’un de ces dogmes qui, pendant une période, commandent tout le travail mental, que l’on retrouve dans toutes les manifestations : les lettres, les arts, la politique même. C’est seulement quand ces dogmes commencent à décliner qu’il est possible de les bien définir.

« Le dogme en train de conquérir les esprits entre 1850 et 1860, c’était le Scientisme. Ce mot comporte un caractère péjoratif. Il y a quarante ans, presque tous ceux qui en avaient vingt, eussent vraisemblablement écrit la Science avec une majuscule, et ils auraient accompagné ce terme, avec des frémissements d’initiés, du commentaire que Taine en a donné, presque mystique, à la fin de son essai sur lord Byron. “La Science approche enfin, et elle approche de l’homme… C’est à l’âme qu’elle se prend… La pensée et son développement, son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet, l’objet que, depuis soixante ans, elle entrevoit en Allemagne.” Taine ajoutait que le monde moral étudié ainsi “lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde physique, se transformerait à nos yeux comme le monde physique s’est transformé…”. Et le jeune homme de 1870 aurait conclu avec lui : “Dans cet emploi de la Science et dans cette conception des choses, il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelle, et c’est à notre affaire à présent de les chercher.” Encore à cette heure, pour ma part, si l’on me permet de me citer en exemple, je ne transcris pas ces lignes sans émotion. Elles ont été le Credo de ma jeunesse, le mot d’ordre auquel j’ai subordonné tous mes efforts, je peux bien dire auquel je les subordonne toujours. J’en ai seulement, je devrais dire : nous en avons tiré des conséquences que nous ne distinguions pas alors, et que nos maîtres n’ont jamais soupçonnées.

« Si l’on veut bien se reporter à ce passage de la Littérature anglaise et à des centaines d’autres du même auteur et de ses contemporains, on constatera que le mot Science est toujours employé au singulier. C’est en cela, précisément, que consiste le Scientisme, dans un spécieux monisme intellectuel qui enveloppait inconsciemment un monisme métaphysique. L’extraordinaire travail accompli durant la première moitié du dix-neuvième siècle par les astronomes, les physiciens, les chimistes, les naturalistes, les biologistes, avait comme étonné les intelligences. De quel accent, à la veille de sa mort, Taine parlait encore, dans son Régime moderne, de Herschel et de Laplace, de Volta, de Cuvier, d’Ampère, de Fresnel et de Faraday ! Émerveillé devant les découvertes dues à ces savants, nos aînés en avaient conclu, non sans raison, à l’excellence de leur méthode. Mais en quoi consistait cette méthode ? Dans l’observation expérimentale. Soumettre tous les objets de l’activité intellectuelle à l’observation expérimentale, mais à une observation expérimentale d’un type identique à celui des sciences dites naturelles, voilà, ramené à son schéma, le programme du Scientisme.

« Il était en pleine application dans les dernières années de l’Empire et les premières années de la troisième République. Pour s’en tenir au domaine des Lettres, c’était l’époque où l’école dite naturaliste triomphait dans le roman. Nous sourions maintenant de certaines formules qu’employait le représentant le plus audacieux de cette école, Émile Zola. Nous nous étonnons que le visionnaire de foules qui a brossé d’un si large pinceau la fresque épique de Germinal, que le tragique aquafortiste du début de la Bête humaine ait pu parler de roman expérimental. Nous admirons que Leconte de Lisle, à qui nous devons la cantilène divine du Manchy, les Damnés de l’Amour, la Fontaine aux lianes, tant de morceaux d’une mélodie si poignante et d’un style si pur, ait pu surcharger, défigurer, hérisser ses poèmes de l’érudition la plus abstruse, la plus accablante et la plus arbitraire. Nous ne comprenons plus que Sully Prudhomme ait consumé son beau génie, durant ses années de maturité, à mettre en vers les formules du déterminisme physique ou moral :

« Les deux poids suspendus que la barre oscillante
Berce avec symétrie autour d’un de ses points
Ne s’éloignent qu’après s’être fuis et rejoints.
La plus juste balance est aussi la plus lente… »

« Ou encore :

« Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir,
Fatalement conçu pendant qu’on délibère…
………………………………………………

« Ou encore :

« Nous savons maintenant par leurs échantillons
Que les astres sont tous de matière identique,
Comme ils sont tous régis dans leur fuite elliptique. »
………………………………………………

« Oui, nous sourions, devant ces logogriphes laborieux d’an si grand artiste, et nous avons raison de considérer avec stupeur l’arbre généalogique des Rougon-Macquart où la névrose originelle d’Adélaïde Fouque donne naissance au talent politique du ministre Eugène Rougon, par mélange-fusion, — à l’imbécillité de Désiré Mouret par élection de la mère, — au vice chez Anna Coupeau, par le mélange-soudeur, — au crime par élection de la mère, dans Étienne Lantier, — au génie par le mélange-soudeur dans Claude Lantier. En 1878, époque où parut la Page d’amour, nous autres jeunes gens, nous étudiions cet étrange tableau généalogique sans aucune ironie. Zola nous paraissait marcher dans la voie de l’avenir, en introduisant, dans la littérature d’imagination, la loi biologique par excellence. Un d’entre nous, enlevé trop tôt par un accident stupide, et qui promettait un critique de rare valeur, Émile Hennequin, n’a-t-il pas tenté, dans ces années-là, de reconstituer les circonvolutions cérébrales de Victor Hugo, d’après les particularités de sa puissance verbale ? Sans attacher à ces outrances une importance extrême, il est bon de les rappeler. Les abus de la pensée d’une époque définissent le mieux cette, pensée.

« À cette idolâtrie de la Science, correspondait, dans la jeunesse d’après la guerre, une autre idolâtrie : celle de la Révolution. À côté du Scientisme se développait le Démocratisme. Ici encore, des termes un peu barbares s’imposent, pour nommer une disposition d’esprit non moins anormale que l’autre. M. le docteur Le Bon aurait un beau livre de psychologie collective à écrire sur l’histoire de cette seconde idolâtrie. Quand la République fut votée, M. Léon Say, interrogé par un de ses amis sur les chances du régime nouveau, répondit — je tiens ce témoignage de cet ami même — : “Il durera, parce qu’il n’existe plus personne ayant assisté à la Terreur.” En effet, au lendemain de l’horrible aventure d’idéologie et de brigandage combinés où s’abîma la civilisation française, la Révolution fit horreur. Il fallut toute la gloire de Napoléon pour la “dessouiller”, comme il disait, avec sa rude familiarité soldatesque. Quand il tomba, cette gloire continua cette besogne de purification, et elle seule, d’abord. Il est bien remarquable que l’opposition libérale, sous la Restauration, ait fait presque uniquement campagne sur le terrain du bonapartisme. À la même date, un travail commençait, mais souterrain, dont l’Histoire de M. Thiers marque la première étape et les Girondins de Lamartine l’aboutissement : la Révolution évoquée dans ces livres, non pas telle qu’elle fut réellement, mais telle que voulaient la voir ceux qui détestaient l’ordre de choses renversé par elle. Une légende s’inaugurait, que les Louis Blanc, les Quinet, les Michelet, les Victor Hugo portèrent à son point suprême de mensonge et de fascination. À cette légende collabora une lignée d’esprits bien différents de ceux-là. Tocqueville, Montalembert et Lacordaire peuvent en être donnés comme les types. Deux convictions dominaient ces catholiques : l’une que toute société pour vivre doit être religieuse, l’autre que le triomphe de la Révolution et de ses principes était et demeurerait inévitable. De telles prémisses suivait une conclusion non moins inévitable : l’urgence de christianiser la démocratie, et, pour cela, de démontrer qu’entre la Révolution et le christianisme, il n’y a pas cette antinomie radicale que la sagesse de Le Play avait aussitôt distinguée. On a presque honte de rappeler, à l’occasion de ces nobles mémoires, le nom de Camille Desmoulins, l’ami et le confident de l’assassin de Septembre. Quand Desmoulins se réclamait, avec une grossièreté digne de son patron Danton : “du sans-culotte Jésus”, il donnait une expression cynique à l’erreur qui devait être celle de ces catholiques abusés : la soi-disant conformité des Droits de l’homme et de l’Évangile. Ils raisonnaient ainsi : “Pourquoi la Liberté serait-elle contraire au Sermon sur la montagne ? Pourquoi l’Égalité, pourquoi la Fraternité, quand le Sauveur est venu susciter entre les hommes la Justice et l’Amour, glorifier les simples, les pauvres et les humbles, condamner les riches et les puissants ?” Ce n’est pas ici le lieu de discuter un sophisme dangereux qui confond l’ordre surnaturel avec l’ordre naturel, d’une part, et qui, de l’autre, admet la bonne foi chez les idéologues de 89 et leurs successeurs. Ces gens ne l’ont jamais eue, cette vertu, que par exception. Je voulais seulement indiquer un des appoints les plus inattendus que la légende de la Révolution ait rencontré. Elle s’est “dessouillée” par les Montalembert et les Lacordaire autant et plus que par les victoires napoléoniennes. Ainsi s’explique qu’en 1848, un demi-siècle après la Terreur, la République ait pu être proclamée, avec un renouveau d’illusion. Cette illusion s’exalta encore sous le second Empire. Quand il tomba, la Démocratie était passée à l’état de religion. J’ai le souvenir très net, après tant d’années, de l’accent avec lequel notre maître de Sainte-Barbe, M. Eugène Despois, très honnête homme qui avait refusé le serment après Décembre, nous parlait de Victor Hugo et de Sainte-Beuve. Cet humaniste excellent ne pouvait plus juger le phénomène que représente le génie de l’auteur des Misérables. Ce qu’il y a de démesuré jusqu’à l’absurde, d’incohérent jusqu’à la sottise, de tératologique pour tout dire, dans le chaos grandiose de cette œuvre, géniale et puérile, énorme et désordonnée, ne le choquait plus. Il ne le voyait pas. Hugo, c’était la Démocratie. Mais Sainte-Beuve ! Ce nom produisait sur M. Despois un effet d’horreur méprisante que sa sensibilité de lettré supérieur n’arrivait pas à vaincre. Nous étions tous un peu comme lui, je veux dire que nous éprouvions un scrupule de conscience à nous complaire dans la lecture d’un écrivain qui avait accepté l’Empire. Nous n’estimions pas davantage ceux qui avaient jadis servi la Restauration. Que nous pussions confondre ces deux régimes atteste le trouble intellectuel où la jeunesse française d’alors se débattait, suggestionnée par ses aînés. Une des raisons profondes de l’échec que subit, à cette époque, le projet si évidemment nécessaire, si certainement réparateur, de la restauration monarchique, doit être cherché dans cet état d’esprit. Il avait gagné beaucoup d’entre ceux-là même qui servaient avec dévouement le Comte de Chambord. Ils considéraient leur cause comme un très noble préjugé. La Révolution leur faisait peur, et cependant elle leur apparaissait, dans les profondeurs de leur pensée, ainsi qu’elle était apparue à Chateaubriand, comme la vérité de demain.

« Pour en revenir au monde plus particulier de la littérature, nous discernons aujourd’hui nettement à quelle profondeur la Démocratie l’avait pénétrée. Un livre qui fit du bruit, quand il parut en 1879, les Soirées de Médan, est bien significatif, si on le considère de ce point de vue. Il renferme une série de six nouvelles écrites par six romanciers, dont deux au moins de tout premier rang : Zola et Maupassant, et les quatre autres ont été ou restent des artistes littéraires qui laisseront tous un nom en une œuvre : Huysmans et Paul Alexis, MM. Céard et Hennique. Ces nouvelles ont pour thème unique des anecdotes relatives à 1870. À travers toutes, circule une philosophie de la guerre qui se raccorde à l’utopie chère aux illuminés de la démocratie universelle. C’est une suite de tableaux dont quelques-uns, le Boule-de-Suif de Maupassant, entre autres, sont enlevés de main de maître, mais tous respirent l’horreur des conditions de la guerre et une totale incompréhension de sa grandeur. Pour ces observateurs, la guerre est marquée d’un stigmate de régression. Cette mentalité est d’autant plus intéressante à constater que Zola et ses jeunes amis n’évoquent pas en regard un rêve d’idylle cosmopolite comme les prophètes du lieu-commun pacifiste. Mais le Démocratisme a exercé sur eux son travail de destruction. Le noble Idéal militaire tel que nous le retrouvons chez les jeunes gens d’à présent, chez l’Ernest Psichari de l’Appel des armes, chez le Jean Variot des Hasards de la guerre, ne leur apparaissait plus. J’ai cité les Soirées de Médan pour mettre en lumière un point précis. Je pourrais citer cent autres faits qui tous révèlent l’influence directe ou indirecte, mais évidente du Démocratisme. Les uns en ont conscience, ainsi Leconte de Lisle qui écrit le Catéchisme républicain, ainsi Sully Prudhomme qui compose ses sonnets sur la France et qui dit :

« Ce peuple illustre porte, écrasé par un autre,
Le deuil des vérités dont il s’est fait l’apôtre,
Et dont l’aube orageuse éblouit l’univers… »

« Ainsi Léon Cladel, dont l’œuvre entière est l’épopée du prolétaire, des Va-nu-pieds, pour rappeler le titre d’un de ses volumes les plus originaux. D’autres ne se rendent pas compte qu’ils respirent et font respirer leurs lecteurs dans une atmosphère de sentiments qui supposent le Démocratisme. Ils se croient réactionnaires comme Coppée, simplement patriotes comme Alphonse Daudet, indifférents comme Huysmans et comme Maupassant. Mais résumez leur conception de la vie : vous constaterez, chez le poète des Humbles, le goût exclusif des petites gens, une répugnance instinctive qui va jusqu’au dénigrement pour les mœurs aristocratiques. L’admirable chroniqueur du Nabab n’est pas plus indulgent envers les hautes classes françaises. Chez le romancier des Sœurs Vatard et celui d’Une vie, c’est, pareillement, une critique acharnée et continue de tout ce que Le Play appelait les autorités sociales. Le réalisme n’est plus chez Huysmans et Maupassant, comme chez Stendhal et chez Balzac, une vision totale de la nature humaine. C’est la vision complaisante de cette nature humaine, diminuée, avortée, démocratisée. Aussi ces remarquables écrivains resteront-ils deux fois : comme des maîtres dans leur art, d’abord, et comme les témoins d’une société dont ils faisaient partie, tout en la haïssant, par le fond même de leur pensée, — de même qu’un Verlaine, ce catholique dont l’individualisme révolté supposait, lui aussi, la Révolution. Elle était partout, dans ces années-là, puisqu’elle enveloppait, qu’elle gagnait même Renan. Au lendemain de la guerre, il avait rédigé ce vigoureux plaidoyer pour l’ordre français, la Réforme intellectuelle et morale, son chef-d’œuvre. Puis il s’abandonnait, lui aussi, au vertige individualiste, c’est-à-dire, en dépit de ses répulsions patriciennes, à la Démocratie. Qu’est-ce que le dilettantisme, sinon une anarchie, sœur de toutes les autres ?

II

« Quand on essaie de résumer l’effort de la génération qui touche aujourd’hui à la vieillesse, il semble bien qu’il consiste dans une critique et une défaite intellectuelle, que je crois, quant à moi, définitive quoique incomplète, de l’illusion scientiste et de l’illusion démocratique. Cette défaite est démontrée par le signe qui trompe le moins, quand il s’agit de porter un diagnostic sur la direction des générations nouvelles : ce signe, c’est leurs engouements. Ces engouements ne dureront peut-être pas. Ils sont le plus souvent provoqués par cette vanité d’être au courant qui, à vingt-cinq ans et même plus tard, fascine tant d’intelligences grégaires. Il n’en est pas moins vrai que la mode n’est capricieuse qu’en apparence. Son arbitraire correspond à des nécessités, momentanées quelquefois, mais intimes. Elle dégage, en outrant leur expression, les caractéristiques profondes d’une époque. Ouvrez les journaux et les revues des jeunes gens. Quels noms y reviennent avec le plus de fréquence et d’enthousiasme avec celui d’un Maurice Barrès ? Celui d’un Charles Maurras, d’un Léon Daudet ou d’un Paul Claudel, d’un Georges Sorel ou d’un Bergson. Au premier regard, de telles rencontres semblent incohérentes. Quel rapport peut bien unir, par exemple, le lucide et robuste dialecticien de l’Enquête sur la monarchie et le poète hermétique de l’Annonce faite à Marie ? La différence de facture n’est-elle pas aussi grande entre le dur analyste des Réflexions sur la violence dreyfusienne d’une part, et le métaphysicien nuancé, ondoyant, à demi ésotérique, des Données immédiates de la conscience ? Pourtant M. Georges Sorel ne cache pas sa sympathie pour la pensée bergsonienne, et, ce faisant, il discerne très finement que son action et celle du philosophe se conjuguent, comme celle des monarchistes positivistes de l’Action française et du symboliste catholique, qui évoluent sur des terrains si différents. Les mêmes jeunes gens qui protestent avec M. Bergson contre le Scientisme, protestent avec les syndicalistes, disciples de M. Sorel, contre les bassesses de ce que leur maître appelle si dédaigneusement “le marais démocratique”. Avec M. Charles Maurras et ses amis, ils partent de nouveau en guerre contre le Démocratisme et, avec M. Paul Claudel, contre le Scientisme. Examinez, à la lumière de ces deux idées, toutes les sympathies, tous les mouvements de la jeunesse contemporaine. Vous trouverez que ces deux réactions les expliquent tous. Elles expliquent aussi quel écho a éveillé dans cette jeunesse l’appel de M. Barrès aux puissances de sentiment. Ces réactions ne vont pas sans des réactions contraires ; mais ces résistances sont visiblement voulues, préméditées, organisées, au lieu que “l’élan vital”, pour emprunter son vocabulaire à ce même M. Bergson, est avec les nouveaux venus qui reconstruisent la France de demain sur un type si différent de la France d’hier. Jusqu’où iront-ils ? C’est le secret de l’avenir, cet “enfant qui dort sur les genoux des dieux”, disaient les anciens. Mais que l’Idéal dont s’enchantaient nos aînés soit périmé, trop d’indices le proclament pour qu’il puisse rester quelque espérance justifiée d’une reprise prochaine de l’ancienne illusion aux tenants les plus passionnés ou les plus intéressés du régime actuel, expression sociale et politique de ces conceptions d’il y a quarante ans.

« Il est bien remarquable que cette marche des esprits s’est faite, non point par une volte-face analogue, dans un autre sens, à celle de Jouffroy, mais par un approfondissement, par un creusement. Je ne sache pas qu’aucun de nous, même Brunetière, en dépit de sa formule agressive, ait jamais renié les sciences. Le personnage de Flaubert qui s’écrie tout d’un coup “que la géométrie est de la blague” n’émet qu’une sottise dont il n’y a même pas lieu de sourire. De même ceux qui parleraient de la faillite des Sciences. Brunetière, lui, a parlé de la faillite de la Science, entendant par là un avortement de cette métaphysique étiquetée du nom de Science, dont la génération qui nous a précédés fut imprégnée. C’est en analysant précisément cette idée de science que l’erreur de nos maîtres nous est apparue. Qui dit science, dit soumission de l’esprit au fait. Quand on venait tenir au vieux Magendie des propos comme celui-ci : “Suivant telle loi, les choses doivent se passer de telle manière” — ou bien : “l’analogie indique que les phénomènes auront lieu ainsi…”“— Je n’en sais rien”, répondait-il. “Expérimentez, et vous direz ce que vous avez vu.” Expérimentez, c’est-à-dire soumettez-vous au fait. Claude Bernard, qui nous rapporte ce propos familier au physiologiste, ajoute : “Des personnes ont dit que M. Magendie aimait trop le fait brut, et qu’à cause de cela, il n’avait pas laissé dans sa science de grands systèmes, ni établi de grands systèmes. M. Magendie eût certainement été très heureux d’entendre une semblable réflexion sur son compte. Il avait pour l’esprit de système une répulsion vraiment extraordinaire. Tout cela, disait-il, ce n’est que des paroles.

« Cette attitude du vrai savant, que l’expérimentateur Bernard définissait d’après un autre illustre expérimentateur, a-t-elle été celle de ceux qui se proclamaient les dévots de la Science, au siècle dernier ? Il est trop évident aujourd’hui que non, et que nos aînés ont tout d’abord méconnu une première règle de la bonne méthode scientifique. Ils n’ont pas établi une différence suffisante entre les ordres de faits. Lorsque Taine écrivait sa phrase citée si souvent : “La vertu et le vice sont des produits, comme le vitriol et le sucre”, il se gardait bien de commettre la grossière erreur du matérialiste qui disait : “le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile”. Il distinguait nettement que la vertu et le vice sont des produits psychologiques, le vitriol et le sucre des produits physio-chimiques. Là, s’arrêtait pour lui la distinction. Il admettait, en présence de ces produits différents, une identité de procédés pour les étudier. Il considérait que le fait moral ayant ses conditions suffisantes et nécessaires, comme le fait chimique, le travail du psychologue consistait, comme le travail du chimiste, à les dégager. Mais, si ce fait moral est un fait qui échappe à cette règle des conditions suffisantes et nécessaires, s’il est essentiellement un fait spontané et libre, une création d’une volonté qui choisit entre les possibles et qui se sent responsable, le psychologue ne doit-il pas, pour atteindre et définir ce fait particulier, employer la méthode que cette nature particulière commande : l’introspection, l’intuition, c’est-à-dire, précisément, les facultés que l’observateur des faits soumis au déterminisme absolu doit éviter ? Pareillement, comme l’a si bien vu l’Américain William James, le fait religieux ne peut pas être considéré comme un fait purement historique. Il suppose, dans le milieu mental où il se produit, des éléments que le chercheur le mieux muni de fiches n’atteint pas, un mystère de vie qui veut, pour être étudié, une intuition aussi, la suspension en nous de certains pouvoirs et l’éveil d’autres. L’erreur de Renan est d’avoir, persuadé que le surnaturel n’existe pas, classé le fait religieux parmi les phénomènes généraux de la civilisation. Quand il parlait d’un miracle accompli devant l’Académie des Sciences, il supprimait simplement le miracle. Était-ce l’étudier ? Pareillement encore, le fait artistique et littéraire ne saurait être analysé, ainsi que l’a voulu Sainte-Beuve, comme un fait botanique, et Sainte-Beuve lui-même, infidèle à sa profession de foi, n’a-t-il pas sans cesse substitué l’impression à la constatation ? Ne protestait-il pas contre la rigueur de son élève Taine reconstituant toute l’œuvre d’art ou de littérature par la race, le milieu, le moment : “Que le savant chez lui”, souhaitait-il dès 1857, “ne domine pas trop le littérateur.” Que signifie-t-il par là, sinon qu’une fois toutes les données énumérées, parmi lesquelles a pu croître une œuvre de littérature, il reste un élément irréductible, lequel doit être senti, autant dire compris par une méthode qui n’est plus celle du laboratoire et de la dissection. La formule eût été plus complète, si Sainte-Beuve eût ajouté : “Et c’est en considérant l’œuvre de littérature en littérateur que vous serez tout a à fait un savant, parce que vous pratiquerez le principe même sur lequel est fondée la connaissance scientifique : la conformité de l’esprit à l’objet.” Descartes n’avait-il pas dit déjà : “prendre pour règle de mes pensées l’ordre des choses” ?

« Il n’y a donc pas une Science, il y a des Sciences. Cette vérité une fois entrevue, le Scientisme apparaît comme une systématisation toute gratuite et sa faillite comme une délivrance. Avec le Scientisme, toute vie morale et religieuse était impossible. Les efforts que nos maîtres ont pu faire, si généreusement comme un Taine, comme un Sully Prudhomme, si ingénieusement comme un Renan, si douloureusement comme un Amiel ou un Schérer, pour préserver le domaine des hautes conceptions d’éthique, se sont trouvés, à l’user, caducs et vains, de même ceux pour maintenir quelque chose de l’Idéal ascétique et pieux du christianisme. S’il est exact que tout dans l’âme soit conditionné d’une manière stricte, la responsabilité n’est qu’un mot vide de sens. S’il n’y a pas trace dans le monde de volonté particulière, aucune communication concevable entre notre esprit et un esprit père du nôtre, entre notre cœur et un cœur d’où nous émanons, que signifient ces formules : le sens du Divin, la catégorie de l’Idéal ? Que signifient les termes même de Bien et de Mal ? Le pessimisme est l’aboutissement nécessaire d’une doctrine pour qui l’univers n’est qu’un mécanisme autonome sans commencement ni fin, où la pensée, le sentiment, la moralité deviennent de simples épiphénomènes. Aussi le pessimisme fut-il le trait commun de presque toutes les œuvres, de tous les talents voici quarante ans. S’il m’est permis de nouveau de me citer moi-même, c’est la maladie que diagnostiquaient comme une des caractéristiques de l’époque, mes Essais de psychologie contemporaine. Le Scientisme a disparu, le pessimisme a disparu avec lui. Avec le Scientisme a disparu aussi le nihilisme religieux de ces années, qui semblent si lointaines. Avec lui cette vision brutale et diminuée de la vie humaine qui interdisait aux romanciers les larges conclusions sociales, le personnage supérieur ou simplement sympathique. Avec le Scientisme enfin, ce que l’on pourrait appeler la littérature de constat, cette observation sans dessous, sans recherche des causes. Regardez autour de vous : c’est d’action, c’est d’espérance, c’est de foi que parlent tous les livres où commence de se révéler la jeunesse d’aujourd’hui qui sera la maturité de demain. Les hommes de mon âge ont vu cette transformation. N’ont-ils pas le droit de dire avec quelque fierté : … Et quorum pars parva fui…

« Ils n’ont pas à le dire d’un autre travail, reconnaissable partout, le dégoût définitif de l’erreur démocratique. Ici les événements ont suffi. Recevant Jules Claretie à l’Académie en 1889, Renan disait : “Si donc, dans ces vingt ans, la France est prospère et libre, fidèle à la légalité, entourée de la sympathie des portions libérales du monde, oh ! alors la cause de la Révolution est sauvée… Mais si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l’état de crise, anéantie à l’extérieur, livrée à l’intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh ! alors il faudra dire que notre entraînement d’artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue…” Les mots que j’ai soulignés ont-ils besoin d’être commentés ? Le raisonnement que Renan faisait, par hypothèse, les jeunes gens d’aujourd’hui le font, ils ne peuvent pas ne pas le faire, d’après nature, et n’étant plus des Scientistes, mais des Scientifiques, ils le poussent jusqu’à son extrémité. Parmi les sciences, qu’ils distinguent les unes des autres, ils se rendent compte qu’il y en a une qui s’appelle la Politique, — science fondée sur l’histoire, comme la thérapeutique l’est sur la clinique, — et, des effets concluant aux causes, ils commencent à considérer que le problème du gouvernement a dû être bien mal posé depuis cent ans pour avoir été si mal résolu. Chez ces jeunes gens-là, nourris des Origines, la magistrale enquête de Taine, un état d’esprit s’est établi dont nous pouvons attendre une véritable Restauration française. Il y faut une crise de régime. Qui ne voit qu’elle est inévitable ?

III

« En terminant ces notes hâtives, je m’aperçois que j’ai trop peu parlé de cet art littéraire auquel j’ai consacré toutes mes forces depuis que j’ai eu la liberté de leur emploi. C’est qu’aussi bien, l’art littéraire tient tout entier dans cette ligne de Fénelon : “Ne se servir de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour la vérité.” L’effort d’esprit dont j’ai essayé de caractériser la direction s’est empreint, dans des œuvres d’inégale valeur, de tendances pareilles. Je n’en ferai pas ici l’énumération. Elle serait inutile et risquerait d’être incomplète. Parmi ces œuvres et parmi celles de nos devanciers, lesquelles dureront ? Répondre à cette question avec des titres et des noms serait également impossible. Il me semble possible en revanche de dire quelle qualité peut assurer cette durée : c’est ici que je me permettrais d’invoquer mon expérience. Depuis l’année 1872, où s’imprimait mon premier article sur Spinoza dans une revue : la Renaissance, noblement dirigée par le poète Émile Blémont, jusqu’à cette année 1914 où je viens de publier mon quarante-neuvième ou cinquantième volume, j’ai lu bien des ouvrages, approché bien des écrivains, vu naître et mourir bien des gloires. De toutes ces rencontres et des réflexions qu’elles m’ont suggérées, je n’ai tiré qu’une certitude, mais absolue, c’est que la première condition pour rester, pour survivre aux déchéances de la mode, à nos propres erreurs d’idées, à celles de notre temps, c’est d’avoir, dans nos livres, noté avec exactitude un peu de réalité humaine. Ce n’est pas non plus une formule très neuve. Elle n’est pas très ambitieuse. Elle résume ce que m’a appris de moins contestable un long apprentissage qui n’est pas fini et que j’espère continuer jusqu’au deleatur de la dernière épreuve. On excusera, chez un vétéran de la plume, cette traduction professionnelle du classique :

« … mors ultima linea rerum est. »
———

Le numéro où paraissait cette étude portait donc la date du 18 juillet 1914. Deux semaines plus tard, la guerre éclatait et, « la France », comme l’écrivait un des moniteurs du régime, « se sauvait elle-même » en dépit des impréparations et des chimères de ce régime, par un de ces sursauts d’énergie profonde comme en produit, aux heures de suprême danger, cette force mystérieuse d’une vitalité qui veut durer. Les vieux médecins l’appelaient natura medicatrix. Elle fonctionne dans les organismes nationaux comme dans les autres. Hélas ! Les difficultés que la France éprouve à exploiter sa victoire à l’extérieur et son état de malaise à l’intérieur démontrent trop que les inquiétudes de Renan sur l’expérience politique tentée chez nous depuis 89 étaient justifiées. Le deuxième volume des Nouvelles Pages est consacré pour une partie à l’examen de quelques problèmes posés par cette expérience pendant et après cette guerre, gagnée grâce à un violent et instinctif retour aux vertus ancestrales, suivi d’un autre retour aux dangereuses façons de raisonner d’auparavant. Cette suite de réflexions d’ordre social se raccorde étroitement aux réflexions d’ordre littéraire du premier volume. Puissent-elles, les unes et les autres, aider mes compatriotes à bien penser. Il faut toujours en revenir à la phrase de Pascal : « Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale. » J’ajouterai, et de la politique et de l’esthétique. C’est toute la doctrine de ces deux volumes.

Deux mots encore, pour demander au lecteur qu’il veuille bien excuser des redites inévitables dans les recueils de ce type composite, qui sont comme ces albums d’études où le peintre jette ses croquis, reprenant ici une ligne de profil, là une draperie, ailleurs un paysage. Peut-être ces retouches qui se complètent les unes les autres donnent-elles une vision plus exacte des objets ainsi considérés sous des angles différents, mais par le même regard.

I. Romans et romanciers §

I. Mérimée nouvelliste §

I §

Dans son célèbre essai : H. B. par l’un des Quarante, Mérimée raconte que Beyle citait volontiers avec admiration cette phrase, de Metternich, je crois : « Le mauvais goût mène au crime. » Cette formule, paradoxale en apparence, enveloppe cette juste observation que la littérature n’est pas d’un côté, l’homme de l’autre. La profonde loi de l’interdépendance des organes domine la vie psychologique comme la vie physiologique. Par certains points, un fait de rhétorique est un fait de sensibilité. Que dit d’autre l’alexandrin classique :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur ?

L’œuvre d’un écrivain, si nous savions la lire, nous initierait au développement de sa personne la plus intime, mieux que les anecdotes, toutes plus ou moins faussées par le narrateur, — mieux que les mémoires, rendus trop souvent inexacts par la défaillance du souvenir ou les illusions de l’amour-propre, — mieux que les correspondances. Le langage courant en donne la raison quand il emploie le terme de « commerce épistolaire ». Une missive est un échange, où l’envoyeur s’adapte par quelque point au destinataire. Une des erreurs de la critique moderne est d’avoir donné, dans cette science que Sainte-Beuve appelait la Botanique des esprits, une part excessive à ces documents. La vérité profonde d’un artiste littéraire se révèle plus sûrement par l’appel intérieur qui le décide à choisir, pour se manifester, tel ou tel genre, tel ou tel style. On objectera que le désir du succès l’aura influencé, mais ne serait-ce pas déjà là un trait de caractère, de quoi distinguer un Chateaubriand, par exemple, beau génie gâté par l’étalage, et un Stendhal précisément, talent épris de vérité, incapable de s’accommoder au public ? D’ailleurs, dans cette recherche même du succès, un instinct ne guide-t-il pas l’artiste, qui lui fait préférer les conditions de travail où ses dons particuliers prendront leur pleine valeur ?

Le cas de Mérimée, pour en revenir à lui, illustre bien, me semble-t-il, ces réflexions suggérées par la boutade de son maître. Nous ne posséderions, comme renseignement sur lui, que son œuvre, il nous serait loisible de le reconstruire tout entier, et c’est pourtant, parmi les conteurs, un de ceux qui se sont le plus systématiquement effacés derrière leurs personnages. Le cinquantenaire de sa mort qui tombe cette année-ci (1920) aura fait relire quelques-uns de ses vigoureux récits : Colomba, Carmen, la Double Méprise, Tamango, la Vénus d’Ille, Matteo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, à ses fidèles, dont je reste, pour ma part, et nous sommes nombreux. Si Mérimée n’a pas connu la vogue tapageuse, en revanche il n’a pas subi ce flux et reflux d’opinion qui a tour à jour porté trop haut, puis rejeté trop bas, jusqu’à ce qu’un équitable niveau s’établît, ce glorieux Chateaubriand et Lamartine, Balzac et George Sand. Encore pour cette admirable Mme Sand, vaillante ouvrière, à la Goethe, d’un si riche et puissant développement, ce retour légitime n’est-il pas entièrement accompli. De Mérimée nous pensons aujourd’hui ce qu’en pensaient, et Musset, — vous vous rappelez le prologue de la Coupe et les lèvres :

L’un, comme Calderon et comme Mérimée…

— et le Sainte-Beuve des Portraits contemporains, souvenez-vous de l’article sur Colomba, — et Balzac, qui le définit « un talent profond », « avec quelque chose de narquois », ajoute-t-il bien finement. Taine, dans la préface des Lettres à l’Inconnue, vers 1875, notait déjà la fixité de cette renommée. J’en vois la cause dans un accord total de Mérimée avec son œuvre, non pas seulement de ses facultés intellectuelles, mais de son caractère, mais de son être le plus intime, le plus secret. Cette identité foncière de la création et de l’artiste, quand celui-ci s’est exprimé entièrement par celle-là, donne la sensation du parfait, presque de l’absolu. C’est le procédé de la nature dans les organismes animaux où les énergies mises en jeu sont utilisées toutes et toutes ordonnées. La discussion n’a plus ou se prendre devant des compositions qui se présentent comme un corps vivant auquel vous ne sauriez rien ajouter ni rien retrancher.

Une telle réussite ne tient pas du hasard. Elle implique chez l’artiste une personnalité supérieure, bien entendu, et aussi, j’en reviens à mon point de départ, le choix d’un genre qui s’adapte étroitement à cette personnalité. Le Mérimée des Nouvelles, — son vrai titre de gloire est là, — remplit l’une et l’autre condition. Considérons l’homme, d’une part, tel qu’il nous apparaît à travers ces Nouvelles mêmes, et d’après quelques témoignages très authentiques. Rappelons-nous, d’autre part, les lois connues de ce genre très particulier que constitue la Nouvelle. Nous apercevons nettement pourquoi l’auteur de Matteo Falcone a dû, presque aussitôt, adopter exclusivement cette forme d’art, les raisons qui l’ont fait y exceller, son originalité dans ces courts récits, et ses limites.

II §

C’est un lieu commun de dire que Mérimée fut, dès sa jeunesse, dominé par la crainte d’être dupe. Le « Memneso apistein — Souviens-toi de te défier » — de son cachet a été souvent cité. Cette devise n’est pas aussi simple qu’il semblerait et vaut la peine d’être traduite. Il existe, en effet, deux sortes de méfiance. L’une consiste à redouter un danger positif. Elle passe avec lui. Pour l’autre, le danger est constant. Elle va le cherchant partout, le créant au besoin où il n’est pas. « Chez l’anxieux chronique », est-il écrit dans un remarquable travail de psychiatrie1, « le fond mental est constitué par un état permanent d’insécurité, de disposition pantophobique, qui n’attend pas, pour se manifester, la menace d’un événement extérieur, mais qui s’exerce, qui s’épanche en quelque sorte à vide, à propos de tout et de rien, sous forme d’inquiétude essentielle, primitive et diffuse. » Chez un individu par ailleurs équilibré, cette sorte de méfiance peut se rencontrer, et rester ébauchée seulement. Elle a pour limite cette phobie morbide et n’y arrive pas. Elle relève de la constitution anxieuse, variété de cette constitution émotive dont M. le professeur Dupré a magistralement dégagé les lignes. Ce memneso apistein doit être interprété dans ce sens. Il ne signifie pas que Mérimée ait été un prudent manœuvrier de sa fortune littéraire, ni qu’il ait toujours été très circonspect. Son attitude dans l’affaire Libri prouve le contraire. Cette devise le dénonce comme un grand émotif à qui, tout jeune, la violence de sa propre sensibilité fit peur. Ce n’est pas des autres qu’il se défiait, c’était de lui-même. Nous en trouvons l’aveu dans les pages, évidemment autobiographiques, qu’il a consacrées à Saint-Clair, son sosie moral du Vase étrusque. Il nous le montre réservé, taciturne, se dressant « à céler aux autres les émotions de son âme trop tendre ». Et il ajoute : « En les renfermant en lui-même, il se les rendait cent fois plus cruelles. Dans le monde, il avait la triste réputation d’insensible et d’insouciant, et, dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne. » Étant donné que Mérimée affecte dans son style la nuance et la demi-teinte, quelle valeur de confession douloureuse prend l’intensité des mots que j’ai soulignés : cruelles, inquiète, tourments, affreux ! Et le motif de ce repliement ? « À l’âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier. Il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. » À quel degré Saint-Clair est sensible, jugez-en à la déraison de son bonheur après un rendez-vous d’amour : « Tantôt il sautait presque de joie, il courait en frappant les buissons de sa canne, tantôt il s’arrêtait ou marchait lentement… On eût dit un fou enchanté d’avoir brisé sa cage… » Et quand une phrase prononcée par un camarade sur une prétendue liaison de sa maîtresse lui est entrée dans le cœur, avec quelle effrayante rapidité la jalousie du passé le bouleverse, le ravage ! Distinguer l’imaginaire du réel, il ne peut plus, tant il souffre. Il subit la crise classique de vertige mental dans sa pleine frénésie, C’est pour cacher aux autres cette maladive émotivité que Saint-Clair se marque de froideur. Sa méfiance est un procédé défensif. Se sachant trop blessable, il veut à tout prix se préserver du contact et du regard. Mérimée en a fait le type de l’homme qu’il était lui-même, un émotif rêné.

Se méfier de sa propre sensibilité, c’est toujours un peu se méfier de la vie. Les impressions parmi lesquelles grandit Mérimée devaient accentuer cette naturelle tendance au pessimisme. Reportons-nous à la date de sa naissance, en 1803. Dix ans auparavant, la Terreur ensanglantait la France. Quelles conversations un enfant intelligent et imaginatif entendait-il tenir autour de lui, dans un temps où cette épouvantable aventure était si récente ? Ses parents en avaient connu les victimes. Ils en parlaient avec leurs amis. Les tragédies des existences privées se confondent pour nous dans l’immense tragédie collective. Elles restaient individuelles et d’autant plus atroces pour les témoins. Elles se faisaient toutes proches, toutes présentes pour l’adolescent, auditeur de ces sinistres causeries. La guerre en outre était partout. Mérimée avait treize ans lorsqu’elle finit par le désastre et l’invasion. Les mémoires d’un Marbot, d’un Thiébaut, d’un Fezensac nous donnent l’idée des propos que pouvaient tenir, entre deux campagnes, les soldats de la grande armée. Ils racontaient la Prusse et ses durs combats, l’Espagne et ses guet-apens, la Russie et la funèbre retraite. C’était une chronique d’héroïsme et de mort, plus exaltante mais non moins sanglante que celle de la Révolution. Dans la Partie de trictrac, dans le début de Colomba, surtout dans l’Enlèvement de la redoute, nous avons la preuve que le petit garçon à qui cette chronique était contée, en recevait une empreinte profonde et durable, et voici la physionomie morale de Mérimée marquée de deux traits nouveaux : l’admiration de l’énergie et un sens aigu de la férocité latente dans la bête humaine. Il faut en ajouter un quatrième : l’athéisme radical, tel que le professaient et l’enseignaient les survivants de l’Encyclopédie et du vrai dix-huitième siècle.

Insistons-y, car c’est une singularité qui situe Mérimée à part, comme Stendhal, dans la phalange romantique à laquelle ils se mêlent par ailleurs. Le Génie du Christianisme domine ce mouvement improprement appelé de 1830. C’est aux environs de 1820, époque des Méditations, d’Éloa, des premières Odes et Ballades qu’il conviendrait de le rattacher. La religiosité, sinon la religion, enveloppe et pénètre cette poésie, en réaction non seulement contre l’esthétique, mais contre toute la pensée de l’âge précédent. Mérimée, lui, est imprégné de cette pensée, que l’on pourrait définir en son résidu essentiel : un matérialisme idéologique. Les tenants de cette doctrine, qui combine Condillac et Cabanis, sont des idéologues en ce sens qu’ils ne font aucune place dans leur système à l’intuition, à ces puissances de sentiment chères à Pascal. Il n’y a de vérité pour eux que démontrée géométriquement. Tout le domaine de l’inconscient et du demi-conscient, auquel la psychologie actuelle attache avec justesse tant d’importance, est supprimé du coup. C’est dire que ces purs logiciens opposent a priori une fin de non-recevoir et qui ne discute pas, à toute affirmation, à toute hypothèse impliquant le surnaturel. En même temps, ils sont matérialistes, parce que, soumis uniquement au fait, ils croient saisir dans le rapport du cerveau et de l’esprit, du tempérament et du caractère, un de ces faits par-delà lesquels ils ne cherchent rien. L’athéisme radical, pour reprendre ma formule de tout à l’heure, est l’inévitable aboutissement de telles prémisses. Traduisons pareillement ce mot d’athéisme. Il signifie que les désirs les plus profonds, les plus hautes espérances, les besoins les plus intimes de l’âme humaine n’ont aucune correspondance en dehors d’elle, que cette âme, ou pour parler plus scientifiquement, que le psychisme est dans l’univers comme un épiphénomène, sans valeur aucune. Le lendemain de la mort en est la destruction complète. « Je viens de me colleter avec le néant », écrivait Beyle après une première attaque d’apoplexie. Mérimée eût contresigné cette phrase, ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer, comme Beyle, les vertus du galant homme : fidélité en amitié, stricte correction en affaires, délicatesse dans les moindres actes. L’accord de ceux qui l’approchèrent est unanime sur ce point. Mais la vertu d’un nihiliste ne saurait être qu’une préférence personnelle. Au nom de quoi tirerait-il de cette préférence une règle pour autrui ? Aussi, un Mérimée, un Stendhal professent-ils une absolue amoralité intellectuelle. Leur psychologie, étroite autant qu’elle est aiguë, n’a pas d’éthique. Leur négation de tout au-delà et de toute liberté le leur interdit.

III §

Ces réflexions semblent très étrangères à ce problème d’ordre humblement professionnel, qu’elles vont pourtant nous aider à résoudre : pourquoi Mérimée, entre les variétés de l’art littéraire, s’est-il définitivement spécialisé dans la Nouvelle, et pourquoi y a-t-il excellé ? Commençons par admettre, comme un de ces phénomènes premiers auxquels il n’y a pas heu de chercher des explications, qu’il avait reçu en naissant le don et le goût de conter, lust zum fabulieren, disait Goethe en parlant de lui-même. Mais nous avons noté que Mérimée fut un émotif rêné. L’habitude du contrôle intérieur devait le suivre dans l’emploi de ses facultés, quelles qu’elles fussent. Visiblement il a répugné à l’expansion de son génie de conteur, comme à tous les autres. Poète, il eût choisi la rigueur concise du sonnet ; dramaturge, la pièce en un acte. Conteur, il a trouvé dans la Nouvelle une forme adéquate à son attitude coutumière de rétraction. Il éprouve, à resserrer sa narration, la même satisfaction qu’un Walter Scott, un Dumas, à étaler, à amplifier la leur. Je n’ai pas dit à la raccourcir. La Nouvelle, on ne saurait trop le répéter, n’est pas un court Roman. Prenez un chef-d’œuvre de chacun de ces deux genres : Matteo Falcone, je suppose, et la Cousine Bette. Essayez en esprit d’allonger l’un et de raccourcir l’autre. Vous les dénaturerez. La matière de l’un et de l’autre est trop différente. Celle de la Nouvelle est un épisode, celle du Roman une suite d’épisodes. Cet épisode, que la Nouvelle se propose de peindre, elle le détache, elle l’isole. Ces épisodes dont la suite fait l’objet du Roman, il les agglutine, il les relie. Il procède par développement, la Nouvelle par concentration. Les épisodes du Roman peuvent être tout menus, insignifiants presque. C’est le cas dans Madame Bovary et l’Éducation sentimentale. L’épisode traité par la Nouvelle doit être intensément significatif. Le Roman permet, il commande la diversité du ton. La bonasse et cocasse figure de Crevel, dans la Cousine Bette, se juxtapose à celle de la parente pauvre, si durement amère et cruelle. La Nouvelle exige l’unité du coloris, peu de touches, mais qui conspirent à un effet unique. Pour emprunter une comparaison à un autre art, elle est un solo. Le Roman est une symphonie. Aussi compterait-on les écrivains supérieurs, comme Balzac, dans l’un et dans l’autre genre. Cette puissance de repliement qui avait comme préparé Mérimée à cet art du récit ramassé, musclé, râblé, le rendait incapable du large souffle qui soulève une large épopée, car le Roman, — notons-le pour en bien saisir la raison d’être, — le Roman n’est que la transformation, ou, si l’on veut, la dégénérescence du poème épique.

Mérimée s’y est pourtant essayé, une fois, dans la Chronique du règne de Charles IX. Il a échoué. Cet ouvrage qui n’est pas très long, deux cent cinquante pages à peine, contient de remarquables morceaux. Il est manqué dans son ensemble, sans point central, sans perspective, sans mouvement, et, ce qui est étonnant chez l’auteur de Colomba, sans composition. Aussi l’écrivain n’a pas recommencé. Je viens de mentionner Colomba. Cette tragédie de la vendetta corse pouvait être traitée en roman. Il eût suffi de donner à l’épisode de l’assassinat du colonel della Rebbia une valeur égale à l’épisode du retour de son fils, et d’intercaler, entre les deux, la double analyse des sentiments de la sœur. Mérimée s’en est bien gardé. Il a tout subordonné à cet épisode du retour. C’était traiter le sujet en Nouvelle. Carmen, la plus typique de ses créations, tient en cent pages, la Double Méprise est plus brève encore. Tamango a quarante pages, Matteo moins de trente, l’Enlèvement de la redoute, onze. Mais ces courts morceaux sont si saisissants, si chargés de drame, si riches d’observations, qu’ils laissent au lecteur une impression plus forte que des volumes entiers. Ils ont été pensés et sentis par-dedans, comme pensait et sentait Mérimée. C’était sa réaction de défense et c’est leur force.

Tous ces récits sont tragiques. Colomba, c’est l’histoire d’un meurtre puni par deux autres. Le héros de Carmen, José Navarro, est un bandit qui poignarde sa maîtresse, elle-même une voleuse. Matteo Falcone exécute son propre fils d’un coup de fusil. Tamango, un chef des côtes d’Afrique, provoque une révolte d’esclaves à bord d’un vaisseau négrier. L’équipage est massacré, puis les vainqueurs meurent de faim à bord du bâtiment qu’ils ne savent pas manœuvrer. La Double Méprise et le Vase étrusque ont Paris pour cadre. Le dénouement n’en est pas plus doux. Dans le Vase étrusque, Saint-Clair est tué en duel. Mathilde, sa maîtresse, en meurt de chagrin. Julie de Chaverny, dans la Double Méprise, ne survit pas à une minute d’égarement. J’indiquais comme une loi de la Nouvelle, l’intensité de l’épisode. En choisissant, pour matière des siennes, des crises de violence, Mérimée s’y est conformé. Ce faisant, il a satisfait les deux sentiments développés en lui par l’éducation, — j’ai essayé de montrer comment, — le goût de l’énergie et une vue cruelle de la vie humaine. Mais le goût de l’énergie, c’est le goût des êtres énergiques, et à ce goût encore la Nouvelle se prête merveilleusement. Je la comparais, dans l’art de la musique, au solo. Dans l’art de la peinture, elle correspond au portrait. Il y a, certes, des portraits, et d’un rendu vigoureux, ailleurs que dans des Nouvelles : Tartufe peut être appelé une pièce-portrait, comme le Ménage de garçon un roman-portrait. Mais ni l’imposteur dans la comédie, ni le soudard Philippe Bridau dans le roman, n’attirent sur eux toute la lumière. À côté de Tartufe, la famille du grand bourgeois Orgon, mère, épouse, frère, enfants, domestiques même, est évoquée, et avec quelle vigueur de pinceau, comme à côté de Philippe sa mère, son frère, la veuve Descoings, son oncle Rouget, d’autres demi-soldes, la bourgeoisie d’Issoudun. Le rehaut des figures campées au premier plan n’en est pas affaibli. Tout de même, elles s’emparent moins de notre attention qui se disperse sur l’alentour. Au contraire, dans Colomba, dans Matteo, dans Carmen, dans Tamango, cet alentour n’est traité qu’en fonction du personnage central. Celui-ci s’impose à nous, d’autant plus puissamment qu’il est unique. Son masque est plus fouillé, ou, du moins, nous semble tel. Il nous pénètre davantage. Nous n’oublions plus ce relief qui nous poursuit et nous contraint de le méditer.

Cette recherche du personnage fortement caractérisé explique le visible dédain de Mérimée pour les civilisés et sa partialité pour des types d’humanité plus rudes, plus intacts, plus voisins de l’animalisme primitif. Il est allé les chercher dans les pays que la sociologie orthodoxe qualifie d’arriérés, où la frappe de la race ne s’est pas effacée par l’usure de mœurs plus policées, mais banalisantes : l’Andalousie, la Navarre, la Corse, la Grèce, l’Asie Mineure. Place-t-il son récit dans un milieu plus raffiné, il manque rarement d’y introduire un rappel de ces contrées, à demi sauvages, dont il a la nostalgie : ainsi les propos de Théodore Néville, rentrant d’Égypte, dans le déjeuner de garçons du Vase étrusque, ainsi l’aventure de Darsy à Larnaca, dans la Double Méprise. Le ressouvenir de lord Byron, dont le prestige influença tant de jeunes Français d’alors, n’est pas étranger à cet amour romantique pour l’outlaw d’Espagne ou d’Orient. Chez Mérimée, ce sentiment va plus loin que la factice suggestion d’école. En même temps que le pittoresque d’une Carmen et d’un don José Navarro attirent en lui l’artiste littéraire, qui a besoin de ces modèles à la Goya pour ses eaux-fortes, le philosophe trouve dans le contact avec ces énergies simples et brutales un réchauffement intérieur. De toutes les conceptions de l’univers, l’idéologie matérialiste est la plus glacée, la plus desséchante. Elle apparaît comme un symptôme de décadence prochaine, dans les sociétés qui vont finir. De ce point de vue, l’histoire de la pensée française, durant la seconde moitié du dix-huitième siècle, est très significative. Cet esprit d’analyse et de critique destructrice, qui va grandissant, annonce et précède la convulsion suprême. Ce patriciat et cette haute bourgeoisie, ces classes trop comblées, dont le blasement se complaît dans une universelle ironie, vont s’abîmer pour toujours. En attendant, elles étouffent dans cette atmosphère d’incroyance, au moment même où leur scepticisme ricane avec le plus de gaieté nerveuse. C’est contre ce tarissement par l’abus de la raison négative que se rebelle l’instinct d’un Rousseau. Voilà le secret de son appel angoissé à la nature. La poursuite acharnée de l’émotion à travers la méchanceté, qui fait l’atroce profondeur des Liaisons dangereuses, dérive de la même origine. Elle n’est qu’une lutte spasmodique contre l’atmosphère raréfiée d’un temps intellectuellement sans espérance. Mérimée souffre, lui aussi, du malaise que lui inflige le nihilisme de sa doctrine. Il sent la vitalité spirituelle s’anémier en lui. Il ne distingue pas le véritable principe de cette gêne. Il l’attribue à l’oppression diminuante de la civilisation moderne, d’accord avec son maître Beyle qui prétendait que l’absence de danger au coin des rues explique la médiocrité des âmes dans l’époque actuelle. Comme Beyle, il se procure un soulagement de sa propre atonie en épousant par imagination des existences à demi barbares, dénuées de culture, mais opulentes en sensations et en volontés. Comme Beyle, il est tout près de les préférer criminelles. Tous deux ils croient simplement protester contre les conventions et les hypocrisies de leur monde. Si leur lucidité psychologique n’était pas égarée par les préjugés de leurs théories, ils reconnaîtraient qu’ils poursuivent ainsi le frisson sacré du mystère, éliminé par ces théories. Ils le retrouvent devant cet abîme intérieur de la passion à son paroxysme.

Cette disposition d’esprit permet de comprendre pourquoi les récits de ce Mérimée, que nous savons avoir été ironique jusqu’au cynisme, laissent le plus souvent une impression grave jusqu’à en être sévère. Il n’y a pas là de contradiction, pas plus que dans le souci, constant chez cet idéologue, d’éviter dans ces mêmes récits toute idéologie, conséquent en cela encore avec son nihilisme intellectuel. Marquons cet autre motif qui l’a cantonné dans l’art de la Nouvelle. Le romancier, se voulût-il comme Flaubert absolument objectif et indifférent, ne peut pas éviter l’indication des causes. Étudiant non pas un épisode isolé, mais une suite d’épisodes, non pas un personnage, mais un groupe, il est obligé de dégager le lien qui unit ces épisodes, de caractériser les rapports des individus qui composent ce groupe. Or, relier des épisodes, c’est les conditionner, c’est considérer ceux-ci comme des effets, ceux-là comme des causes. Décomposer un milieu vivant, préciser le jeu réciproque de ses éléments, les uns sur les autres, c’est donner à certains de ces éléments une valeur prédominante. C’est encore indiquer des causes. Le romancier ressemble au botaniste qui vous montre, avec son terreau et ses racines, la plante dont le nouvelliste cueille une fleur pour vous la présenter isolée. Ces racines, le botaniste les voit. Il les touche. Le romancier, lui, ne peut que les supposer. Indiquer des causes, c’est toujours formuler une hypothèse, quand il s’agit des actions humaines ; mais, c’est également prendre parti, c’est, implicitement ou explicitement, conclure, donc juger. Aucun romancier n’a jamais échappé à cette loi du genre. Flaubert, pour citer de nouveau ce doctrinaire de l’impassibilité, juge Mme Bovary, quoi qu’il en ait. Il juge Frédéric Moreau. Il juge Bouvard et Pécuchet. Quand il disait à Maxime du Camp, après la guerre de 1870 et la Commune : « Tout cela ne serait pas arrivé, si l’on avait compris l’Éducation sentimentale », il ne proférait pas, comme l’a cru son ami, une phrase ambitieuse d’illuminé littéraire. Il avouait tout haut qu’il avait entendu faire dans ce livre un diagnostic social. La Nouvelle échappe à ces conclusions et à ces jugements. Elle pose le fait, brut et détaché. Comment, resserrée dans ses dimensions étroites, en montrerait-elle la genèse ? Comment l’aboutissement ? Cette brusque et brève évocation, presque hallucinatoire, est son but. Le nouvelliste ne vous donne que des constats. Pensez-en ce que vous voudrez. Ces constats vous semblent poser un problème ? Résolvez-le à votre idée. Pour Mérimée, le problème fondamental auquel se ramènent tous les autres, est résolu définitivement. L’existence humaine n’a pas de sens humain. C’est le désespérant axiome sur lequel il a vécu et dont il a trompé la détresse foncière par un labeur d’artiste qu’il a voulu passionné et surveillé comme lui-même.

IV §

Cette surveillance, réfléchie et continue, l’a mené à une perfection de technique, grâce à laquelle ses récits, composés pour la plupart avant 1840, ont gardé dans l’admiration des lettrés cette fixité qui étonnait Taine. Mérimée a justifié la prédiction du vieil adage : « Excelle et tu vivras. » À étudier de près la facture de ces récits, on discerne quel travail critique a contrôlé leur composition, et combien leur auteur avait réfléchi à cet art de la Nouvelle qu’il faut peut-être avoir pratiqué pour en connaître les secrètes complications. La première est la crédibilité. Le romancier a de l’espace devant lui pour nous persuader que l’histoire qu’il raconte est réellement arrivée. Il possède, à son service, le temps nécessaire à ces préparations dont Dumas fils disait qu’elles sont la moitié de l’art du théâtre. Il aurait pu ajouter de l’art du roman. Ce loisir est refusé au nouvelliste. Cette réalité de son histoire, il ne peut pas l’insinuer, il doit l’imposer, tour de force d’autant plus difficile, si cette histoire est exceptionnelle. Voyez avec quelle adresse Mérimée résout cette difficulté, dans cette Carmen qui nous transporte vers un milieu si éloigné du nôtre. Il s’agit de rendre cette mélodramatique aventure naturelle, j’allais dire quotidienne. Mérimée emploie, pour la raconter, le « je » qui lui a servi pareillement dans Matteo, dans la Vénus d’Ille, dans l’Enlèvement de la redoute. C’est une façon de familiariser le récit, déjà indiquée par cet autre artiste si réfléchi que fut La Fontaine :

… J’étais là, telle chose m’advint.

Le lecteur admet comme toute naturelle cette visite d’un archéologue, curieux de vérifier les textes du Bellum hispanense, sur l’emplacement du champ de bataille de Munda. Il l’accompagne en pensée, louant à Cordoue un guide et deux chevaux, s’arrêtant pour boire et délasser les bêtes dans la gorge d’une Sierra. Le décor est posé, auquel vous croyez. L’apparition de José Navarro dans ce cirque solitaire de rochers à pic vous étonne d’autant moins que le narrateur ne commet pas la faute de vous annoncer un personnage remarquable. C’est un cavalier, descendu de sa monture comme lui, fatigué comme lui, attiré comme lui, par une source et l’ombrage d’un bouquet de chênes verts. À peine vous le décrit-il : « C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier… » Quelques traits plus appuyés, et vous sentiriez l’écrivain désireux d’un effet à produire. Vous vous défendriez. La bonhomie simple est ici la ruse savante de l’artiste, qui, peu à peu, va gagner à la main. Un échange de cigares, une conversation, une soirée ensuite dans une auberge, et, de détail en détail, le bandit se dessine dans le voyageur inconnu. Le reste suit, indiscutable maintenant. Vingt et une pages exactement, et de vingt-quatre lignes, suffisent au sortilège.

Chacune des nouvelles de Mérimée donnerait lieu à une analyse pareille. Il est un maître accompli dans ce talent de créer, autour du drame, une atmosphère de vraisemblance. Il ne l’est pas moins dans cet autre que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai le don de présence. De très belles œuvres de fiction sont dépourvues de cette qualité-là, René, Adolphe, Volupté, pour citer trois beaux romans, d’une incontestable supériorité. J’ajouterais, si le magnifique début de la bataille de Waterloo ne s’y trouvait pas, la Chartreuse de Parme. Ce sont des récits par allusions. L’histoire racontée est bien une histoire vraie. Elle a eu lieu, mais pas devant nous. Pour employer une métaphore, vulgaire, mais expressive, les gens ne sont pas dans la chambre. Avec Mérimée, comme avec Balzac, ils y sont toujours. Cette présence est d’autant plus remarquable qu’elle n’est obtenue ni par la description, ni par le dialogue. La description, Mérimée n’y croyait pas. Il en donne la raison quelque part, à propos d’une reproduction manquée de la Vénus de Milo. « Quelques millimètres de déviation du nez », faisait-il remarquer, « et ce beau visage est tout changé. Cette différence entre la mauvaise copie et l’original, vous ne pouvez pas la rendre avec du noir sur du blanc. » Le dialogue, il ne l’appréciait que réduit aux mots essentiels. La scène explosive, — si l’on peut dire, — où les personnages s’expliquent à fond, répugnait à son goût du raccourci. Comptez les répliques qu’échangent Carmen et son amant, quand il va la tuer. Il y en a onze exactement, dont six n’ont pas vingt mots. La plus longue a sept lignes. Cette sensation de la présence, le narrateur l’impose par un choix de tout petits faits, très humbles, mais tous révélateurs, mais soigneusement triés. Relisez le début de Carmen et voyez comme il s’applique à vous montrer José Navarro par des gestes. Premier geste : José s’est relevé de son sommeil, une main sur son espingole, l’autre sur le licol de son cheval. Second geste : il rend la liberté à la bête ; et son espingole, d’abord horizontale, se dirige vers la terre. Troisième geste : il s’assied sans quitter encore son arme et il accepte un cigare. À la manière dont il prononce les s, son origine se trahit, — il vient du Nord, — et sa condition de proscrit, à la joie avec laquelle il hume la première bouffée de son cigare : « Comme il y avait longtemps que je n’avais fumé ! » Quelques notes encore : son ignorance des lieux, son entente en manière de chevaux, la fierté qu’il a du sien, « si dur à la fatigue », dit-il, « qu’il a une fois fait trente lieues dans un jour, au galop ou au grand trot », puis un brusque arrêt dans cette imprudente confidence, un prétexte embarrassé pour la justifier, un regard de défiance jeté sur le compagnon espagnol et son interlocuteur français, — vous avez devant vous, dressé en pied, le contrebandier. C’est par le détail juste et sans commentaire que Mérimée a procédé. Mais pour les imaginer, ces détails, et en équilibrer ainsi la mise en mouvement, il faut une vision intérieure d’une précision d’appareil photographique et désencombrée de tous les traits inutiles, un esprit d’une impeccable sûreté qui ne retient, des physionomies, des attitudes, des paroles, que le significatif.

Ces courtes nouvelles, si vraisemblables, si présentes, sont écrites d’un style tout classique et qui contraste avec la langue de l’école des prosateurs sortis de Chateaubriand et de Hugo. Balzac, dont les jugements critiques sont toujours si intelligents, distribuait les œuvres de son époque en deux groupes qu’il appelait celui de la littérature d’idées et celui de la littérature d’images. Telles la prose de Voltaire, pour citer deux exemples typiques, et celle de Gautier. La littérature d’images l’a emporté au cours du dix-neuvième siècle. De plus en plus, la prose s’est ingéniée à rivaliser la poésie, la peinture, la sculpture, la musique. Ainsi s’est créée l’« écriture artiste », pour employer la formule inventée par les Goncourt et qui indique le caractère composite de cette façon d’écrire. Mérimée n’aurait pas été logique avec sa propre discipline, s’il ne s’en était pas tenu à la prose un peu abstraite, un peu desséchée, mais solide, mais nette de notre tradition nationale. Cette question du style dans le récit est d’ailleurs de celles dont il faut dire le : et adhuc sub judice lis est, du latin. En fait, d’excellents juges n’ont-ils pas incriminé le style de Balzac et de Stendhal, ces deux maîtres du roman moderne ? Le plaisant est que ce reproche fut adressé par Balzac lui-même à Stendhal, et que celui-ci incriminait de son côté le style de Mérimée ! Ce qu’il y a de certain, c’est que Balzac et Stendhal dans leurs romans et Mérimée dans ses nouvelles ont fait vivant, et que la prose si savamment travaillée de Flaubert donne trop souvent l’impression d’une admirable nature morte. Peut-être faut-il admettre que le Roman et la Nouvelle, ces produits, remarquons-le, d’une littérature très avancée, sont des genres hybrides, qui tiennent à la fois de la science et de l’art. Les talents qui les pratiquent doivent donc concilier en eux des facultés contradictoires. S’ils ne sont préoccupés que de vérité, ils ne sont plus des artistes. S’ils ne sont préoccupés que de beauté, ils ne sont plus les savants qu’ils doivent rester pour accomplir leur besogne d’observateurs. Cette antinomie se retrouve dans la comédie de mœurs. Rappelez-vous dans quels termes Théophile Gautier parlait des vers de Molière. Le plus sage est d’avoir le goût très large sur ce chapitre, et de ne pas demander aux écrivains une sorte d’impression qu’ils n’ont pas prétendu nous donner. Acceptons la variété dans la Botanique des esprits, pour reprendre le mot de Sainte-Beuve. Surtout acceptons la manière des maîtres. Celle de Mérimée est bien à lui et si adaptée à son génie propre que l’on ne conçoit même pas qu’il eût pu écrire autrement, comme on ne conçoit pas qu’ayant été la personne qu’il était, il eût pu composer une œuvre autre que celle qu’il nous a laissée. Si elle a des défauts, ce sont les siens. Il lui manquait l’élan, et l’élan manque à cette œuvre ; l’abandon, et elle est tendue ; la vie religieuse, et elle n’a pas beaucoup d’horizon. Que d’autres qualités en revanche, et la première de toutes : la vérité ! Matthew Arnold disait du poète Wordsworth que tous ses vers n’étaient pas nécessaires, entendant par là qu’un divorce s’était parfois établi entre le versificateur et l’homme. Des nouvelles de Mérimée, nous avons le droit de dire qu’elles sont toutes nécessaires, tant l’auteur et l’homme ne font qu’un chez lui. Ces notes n’ont pas essayé de démontrer autre chose. J’imagine que cet écrivain si probe n’eût pas souhaité un plus grand éloge.

II. Deux discours sur Stendhal §

I. Stendhal traditionaliste2 §

Messieurs,

Vous célébrez le cinquième anniversaire de la fondation de la Revue critique des Idées et des Livres, et vous avez lieu d’être fiers de la besogne faite dans cette cinquième année. Vous y avez honoré d’une manière enfin digne de lui un des deux maîtres du roman français au dix-neuvième siècle, — l’autre est Balzac, — l’auteur de Rouge et Noir, de la Chartreuse, de l’Abbesse de Castro, le spirituel, le profond, l’énigmatique, le lucide Stendhal. J’imagine qu’en m’offrant, comme vous avez fait, de présider ce dîner, vous avez voulu reconnaître, trop gracieusement, la dévotion que j’ai toujours professée pour Henri Beyle. Je la tenais de mon maître Taine qui relisait la Chartreuse de Parme une fois par an. Il la tenait lui-même d’un de ses professeurs de la vieille École Normale, M. Jacquinet. C’est le privilège des beaux génies méconnus de susciter de ces fervents dont l’enthousiasme devance et crée la renommée. On voudrait que les noms de ces fidèles demeurassent associés à celui de l’écrivain dont ils ont les premiers discerné toute la portée. C’est pour cela, messieurs, que je vous ai rappelé ceux-ci. Nous sommes entre traditionalistes, et il y a déjà une petite tradition Beyliste. Maintenons-la comme toutes les autres.

 

Messieurs,

Si j’insiste aujourd’hui sur votre campagne à la gloire de Stendhal, c’est que les qualités que vous appréciez en lui précisent bien le caractère de l’effort général de votre Revue. Vous goûtez d’abord, dans Stendhal, son classicisme vivant. Ces deux mots unis ne définissent-ils pas toute une méthode ? Se rattacher par ses fibres les plus intimes à ses origines, s’y renfoncer, s’y raciner, — et appliquer les énergies ainsi amassées et éduquées à la besogne la plus actuelle, la plus contemporaine. Stendhal écrivait en sous-titre de son chef-d’œuvre : Chronique de 1830, et il le composait en effet en 1830, avec le soin de peindre des personnages et des mœurs à cette date précise de l’histoire de France. Mais à quelqu’un qui lui demandait conseil pour entreprendre un roman, qu’indiquait-il comme lecture ? Les mémoires de notre seizième et de notre dix-septième siècle. Quel style s’essayait-il à employer ? Le plus simple, — « un style où il n’y ait rien à rabattre à la réflexion », disait-il, et il ajoutait : « Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti. » Mais c’est l’esprit même de l’art classique. Que disait d’autre Fénelon : « Ne se servir de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour la vérité ? » Et Buffon : « Le style n’est que l’ordre et le mouvement que l’on met dans ses pensées ? » Ce classicisme vivant est le vôtre, messieurs : c’est celui que les meilleurs de vos aînés ont appris à votre génération, celui d’un Maurice Barrès, celui d’un Charles Maurras.

Ce qui est bien encore de votre génération, c’est, dans Stendhal, l’alliance du goût de l’action et du goût de l’analyse, de l’ardeur intime et de l’intellectualité. En vous rattachant à lui, comme vous avez fait, vous avez entendu affirmer votre souci de rester des traditionalistes aussi en philosophie, comme M. Pierre Lasserre, si judicieusement analysé dans le dernier numéro de votre Revue par M. Gilbert-Maire. De ce que nos maîtres qui avaient vingt ans en 1850, les Taine et les Renan, se sont trompés en attendant de la Science et en demandant à l’intelligence une explication totale de l’univers, s’ensuit-il que nous devions sacrifier la Science à l’intuition et l’intelligence à la sensibilité ? Vous ne le pensez pas, et vous trouvez dans Stendhal une preuve que ces éléments divers peuvent se concilier, s’aviver même au lieu de se détruire. Vous ne croyez pas, et c’est aussi l’enseignement de l’Église, que les puissances de sentiment aient rien à gagner à se passer de la raison, pas plus que la raison ait rien à gagner à se passer des puissances de sentiment.

Puissiez-vous, messieurs, maintenir en vous cet équilibre, et contribuer à répandre autour de vous cette doctrine d’énergie et de sagesse, de tradition et de fécondité. Plus heureux que Stendhal, vous êtes éclairés par les faits sur l’illusion révolutionnaire dont cet homme, si naturellement rebelle à la bassesse démocratique, n’a pas pu se dégager. C’est la preuve encore que vous faites de bonne, d’excellente besogne, en exerçant sur les idées et sur les livres — suivant le programme de votre titre — cette critique méthodique, infatigable et hardie, qui poursuit les restes de cette illusion révolutionnaire dans toutes ses manifestations quotidiennes. Macdonald raconte, dans ses mémoires, qu’il trouva un jour Bonaparte, faisant tirer une batterie d’artillerie au hasard, et s’en justifiant : « À toute volée, on risque toujours d’attraper quelque chose. Voyez Moreau. C’est un boulet perdu qui l’a tué à Dresde. » Il y a un grand sens dans cette anecdote. Les pages que nous publions — permettez-moi cette métaphore un peu forte — sont comme des boulets lancés à toute volée qui peuvent aller tuer une idée fausse dans tel ou tel esprit que nous ne visions pas. Continuez d’envoyer beaucoup de ces boulets-là, messieurs, et laissez-moi boire à la prospérité de la forteresse où vous avez installé votre batterie contre-révolutionnaire, à la Revue critique des Idées et des Livres. C’est une jeune redoute où je suis très fier que vous ayez fait place à un vétéran.

II. Devant le monument de Stendhal3 §

Messieurs,

En inaugurant aujourd’hui ce monument, nous rendons hommage à l’une des vertus intellectuelles les plus hautes, et que personne n’a pratiquée plus rigoureusement, plus résolument que Stendhal : la sincérité. Quand on cherche à démêler l’unité, dans cette complexe figure littéraire, on discerne ce trait bien vite ; Stendhal fut avant tout, à travers tout, par-dessus tout, un être vrai. D’aucun écrivain, le mot fameux de Pascal ne fut plus exact : « On s’attendait à voir un auteur, on trouve un homme. » Dans ses lettres, dans ses journaux, dans ses essais d’autobiographie, un souci reparaît sans cesse, celui — comme il disait — d’y voir clair dans ce qui est, et d’abord en lui-même. C’est le très noble sens de cette peur d’être dupe que Mérimée signalait comme une de ses caractéristiques. Sainte-Beuve la lui reproche comme un défaut. Le sagace critique eût révisé cet inique arrêt s’il eût eu en main les documents intimes qui se sont multipliés ces dernières années. N’être pas dupe, pour Beyle, ce n’était pas se défier mesquinement, c’était chercher, dégager, étreindre le réel sous les apparences, poursuivre et connaître la vérité dans le seul domaine qui l’intéressât : le cœur humain. « Le malheur », disait-il à propos de deux de ses meilleurs amis, « c’est qu’ils ne comprenaient absolument rien à la théorie du cœur humain, ou à la peinture de ce cœur par la littérature et la musique. Le raisonnement à perte de vue sur cette matière, les conséquences à tirer de chaque anecdote nouvelle et bien prouvée forment de bien loin la conversation la plus intéressante pour moi. » Et il ajoute avec la mélancolie de l’intellectuel isolé par ses facultés : « Il s’est trouvé que Mérimée, que j’estime tant, n’avait pas non plus le goût de ce genre de conversation. »

Ce cœur humain dont Stendhal faisait sa constante étude, c’était surtout son propre cœur. Ses grands premiers rôles de roman, le Fabrice de la Chartreuse de Parme, le Julien Sorel de Rouge et Noir, c’est lui-même, et les autres personnages ne sont peints qu’en fonction de ceux-là, ses sosies moraux. Avec quelle curiosité scrutatrice il s’est appliqué à se comprendre lui-même, toutes les pages de la Correspondance, des Souvenirs d’égotisme, d’Henri Brulard nous le montrent. Il est là, s’éprouvant impitoyablement au contact de la vie, voulant être sûr qu’il ne se trompe pas sur ses propres émotions, qu’il obéit à des sentiments qui sont bien les siens, que c’est sa personne foncière qui frémit ainsi, et non pas une créature factice, greffée sur lui par les préjugés et la vanité. Il en arrive, au terme de cette introspection continue, par douter de la lucidité de son regard intérieur. En 1832, âgé de près de cinquante ans, il laisse échapper cette étrange confidence : « Je ne me connais pas moi-même, et c’est ce qui, quelquefois, quand j’y pense, la nuit, me désole. » De ce continuel scrupule dérive son horreur du mensonge. C’était le premier conseil qu’il donnait à ses disciples, un Mérimée, un Jacquemont : « Ne jamais pardonner un mensonge. » Toute son esthétique est dominée par ce même principe. Il faut comprendre ainsi son paradoxe sur le Code civil, considéré comme la meilleure discipline du style : « Une prose où il n’y ait rien à rabattre à la réflexion », pour citer une autre de ses formules que l’on ne répétera jamais assez à propos de lui, tel fut toujours son rêve d’art. Aucun écrivain n’a eu davantage cette probité du mot, qui tenait, chez lui à une intransigeante probité d’esprit. Les erreurs, les insuffisances, les partis pris, les injustices, les contradictions, les légèretés, j’allais dire les immoralités, que ses ennemis et même ses amis ont pu dénoncer chez Beyle, eurent toujours cette moralité-là.

Cette vertu de sincérité, si complète qu’elle ait été en lui, ne suffit pas à expliquer le grandissement de sa gloire posthume, qui fait qu’aujourd’hui nous pouvons placer son image à quelques pas de celle de George Sand, qu’il n’aimait guère et qui ne l’aimait pas. Nous les admirons, nous, tous les deux, pour des raisons différentes, et si le buste de Balzac se dressait, quelque jour, sous ces mêmes arbres, ce coin de jardin deviendrait un lieu de pèlerinage unique où venir méditer sur ce bel art du roman, si souple, si riche et qui se prête aux types d’intelligence les plus opposés. La première qualité pour y exceller est bien d’être vrai. Elle ne suffit pas. Il faut encore que la sincérité de l’artiste lui serve à dévoiler une personnalité supérieure, et, supérieur, Henri Beyle l’était au plus haut degré. Pour le bien pénétrer, il faut se rappeler qu’il fut un homme du dix-huitième siècle. Quoiqu’il ne soit né qu’en 1783, toute son éducation date de cette époque. Sa faculté maîtresse, nous venons de le voir, fut le goût de l’analyse, mais d’une analyse d’abord idéologique. Son maître favori, « le seul », prétendait-il, « qui eût fait révolution en lui », fut le philosophe Destutt de Tracy, l’ami de Cabanis, dont sa belle-fille disait qu’« il eût été humilié de croire ; il voulait savoir ». Beyle était nourri aussi d’Helvétius, qu’il citait avec une admiration exaltée : « Et même », rapporte Mérimée, « il m’obligea de lire le livre de l’Esprit. » Cette idéologie, que Beyle faisait très justement remonter à Locke, lui parut toujours le seul procédé légitime de la pensée. « Que veut la logique ? » demandait-il à toute occasion et, pour solenniser davantage le mot, il le prononçait lentement, en séparant les deux syllabes. Mais, tout jeune, ne trouvait-il pas naturel d’envoyer comme cadeau, à sa sœur Pauline, la Logique de Condillac ? « Ce petit livre », insistait-il, « te donnera plus d’idées que toutes les bibliothèques du monde. » Cette discipline d’abstraction doit, semble-t-il, poussée à l’extrême, aboutir au dessèchement. C’est bien le spectacle qu’a donné l’école littéraire issue de cette philosophie. L’originalité surprenante de Beyle réside dans ce paradoxe que la manie idéologique et raisonneuse s’associe en lui à la sensibilité la plus passionnée, par un contraste que les hasards de la destinée avivèrent encore.

L’idéologue est, par définition, un méditatif de salon et de cabinet. On ne le voit pas montant à cheval et faisant la guerre. Or, à dix-huit ans, Henri Beyle, le condillacien, allait joindre en Italie l’armée de Bonaparte. Il commençait cette existence aventureuse qui devait, de 1800 à 1814, le mener tour à tour avec quelques interruptions romanesques, — ainsi son fantastique séjour à Marseille auprès de Mélanie Guilbert, — des champs de bataille de Lombardie et du Tyrol à ceux d’Allemagne et d’Autriche, de Pologne et de Russie. Vers le même temps, un officier d’artillerie de la même race, Paul-Louis Courier, traversait la même expérience. Ses lettres écrites de Calabre jettent par analogie une lumière très significative sur un état d’âme dont nous apercevons à distance la féconde nouveauté. Un Paul-Louis Courier, un Henri Beyle, entraînés à la gymnastique de l’algèbre intellectuelle et purement spéculative, sont tout d’un coup jetés à plein dans l’action la plus violente, mis en contact quotidien avec la réalité la plus dure. Ces analystes en chambre, dressés aux subtilités de la psychologie la plus quintessenciée, fraternisent au bivouac avec des instinctifs et des illettrés dont la rude brutalité les déconcerte et dont pourtant la bravoure les enthousiasme. Cette société les irrite. Ils se réfugient dans leurs livres préférés, pour en faire, c’est Courier qui parle, « leur unique entretien ». Ainsi l’état des effets appartenant à M. Henri Beyle, sous-lieutenant à la 4e compagnie du 6e dragons, mentionne, à côté des bottes à la housarde, de la redingote d’uniforme galonnée et des pistolets d’arçon, un Condorcet : Essai sur le progrès, et un Voltaire en sept volumes. N’importe ! Ces camarades de régiment, qui n’entendent rien au jeu des idées, peuvent être traités par un compagnon dégoûté, de « machines à sabre ». La poésie de la bataille est en eux, celle du danger affronté en face, celle de la patrie défendue. Cette impression fut si forte sur Beyle, malgré ses résistances, qu’il ne l’oublia jamais. Avec quel orgueil il parlait plus tard de son entrée à Berlin, après Iéna, le pistolet au poing ! De quel ton il proclame son culte pour le vainqueur de Marengo, en dépit de ses habituelles railleries ! « J’éprouve une espèce de sentiment religieux en commençant l’histoire de Napoléon. » Avec quelle complaisance il décrit, dans le Rouge et le Noir, les dragons du 6e, enveloppés de leurs manteaux blancs, la tête recouverte de casques aux longs crins noirs, qui reviennent d’Italie ! Julien Sorel les voit attacher leurs chevaux au grillage des fenêtres de la maison de son père, et, par un mouvement de vanité rare chez lui, « l’auteur », écrit Beyle en note, « était sous-lieutenant au 6e dragons en 1800 ». Il n’ajoute pas que ce manteau blanc et ce casque aux longs crins noirs, il les portait dans cette Italie qui lui fut la révélation des trois ivresses auxquelles il s’abandonna le plus ardemment : la musique, la peinture et l’amour.

Le double et contradictoire caractère du génie de Stendhal s’explique maintenant. Ce psychologue, toujours aux aguets des plus fines nuances, ce dissecteur, minutieux jusqu’à en être menu, qui ne peut supporter aucune obscurité dans le tréfonds le plus intime de son existence sentimentale, cet intellectuel acharné qui prétend trouver une formule aux plus indéfinissables émotions, ce négateur aussi qui n’admettait pas qu’un dévot fût sincère, c’est l’idéologue du dix-huitième siècle. Ce passionné d’énergie qui reproche à notre civilisation le manque de danger au coin des rues, qui recueille avec piété les moindres anecdotes de la Renaissance, pourvu qu’elles soient frénétiques, qui traverse la société parisienne dans une attitude de défi, dont l’imagination est sans cesse bouleversée par des désirs ou des désespoirs d’amour qu’il cache sous des ironies combatives, c’est l’aventureux garnisaire de Milan, le témoin des audaces de la Grande Armée, le voyageur à la suite de Napoléon qui a connu, quinze ans durant, cette « loterie de plaisir et de mort », — comme disait Benjamin Constant parlant du premier Empire, — et qui la regrette après l’avoir persiflée. Ces deux êtres : l’homme d’analyse impitoyable et l’homme de sensibilité frémissante, le philosophe et l’animal d’action, coexistent en lui, développés, l’un par l’éducation, l’autre par les événements, se contredisant l’un l’autre, et s’exaspérant, s’amplifiant par cette contradiction, tant cette nature de génie est opulente et vigoureuse. « Quand il était sans émotion », dit-il quelque part d’un de ses héros, « il était sans esprit. » C’est son propre portrait que Beyle dessine. Lui, plus il est ému, plus il a d’esprit, de cet esprit incisif qui, chez un autre, tarirait la sensibilité et qui chez lui la redouble. Plus il réfléchit, de cette réflexion systématique et doctrinale, incompatible, semble-t-il, avec la chaleur de la passion, plus sa passion s’exalte et s’échauffe dans son cœur. Extraordinaire anomalie dont ses grands livres, la Chartreuse de Parme et le Rouge et le Noir, demeurent une vivante et merveilleuse illustration.

Stendhal a créé là, et c’est son apport à notre littérature, un type de roman à sa ressemblance et sans analogue, analytique et ardent comme lui-même, subtilement idéologique et intensément sensitif. Rappelez-vous, pour ne citer qu’un de ses récits, la fable du Rouge et le Noir. Vous y trouverez tout l’appareil du plus mouvementé roman d’aventures : des séductions avec des escalades de fenêtres, non moins romantiques que celle du balcon de Juliette par Roméo sur son échelle de cordes, — des lettres anonymes, — des conspirations, — un duel, — une exécution capitale, et, pour finir, une maîtresse affolée portant sur ses genoux la tête de son amant décapité et l’ensevelissant de ses propres mains, au milieu de la nuit, dans une grotte de montagne illuminée, par des centaines de cierges. Rien de plus violent dans Monte-Cristo ou les Quarante-Cinq, et ces épisodes d’un dramatique si fort se de roulent à travers des pages comparables, sinon supérieures, à celles d’Adolphe et de Volupté, pour la perspicacité d’une préparation quasi chirurgicale qui divise et met à nu, comme avec un scalpel, les fibres les plus déliées du cœur. Cette technique procède si directement de la personne même de Beyle et de sa dualité irréductible, qu’elle est demeurée inimitable et, en fait, inimitée. Il est aisé de citer, dans les générations qui se sont succédé depuis 1830, des romanciers qui dérivent de Balzac et de George Sand. Je n’en connais pas un dont on puisse rattacher la facture, même de loin, à la facture stendhalienne. Mérimée, qui fut l’élève favori de Beyle, a certes subi son influence. Il a été mordu par lui, et Sainte-Beuve l’a noté justement, ceux que Beyle a mordus sont restés mordus ! Mais combien la manière de Colomba et de Carmen, si décharnée dans sa robustesse, si rênée dans son outrance, contraste avec la libre allure du maître et la brûlante acuité de son analyse ! Cette solitude de Beyle en tant qu’artiste est d’autant plus frappante qu’il existe toute une tradition stendhalienne et qui va s’élargissant. Ce monument en est la preuve et notre présence ici, messieurs, en 1920, près d’un demi-siècle après cette année de 1880, date à laquelle le romancier du Rouge et le Noir avait donné rendez-vous à la Gloire. C’est qu’aussi bien cette tradition, j’allais dire cette dévotion, cherche dans Beyle — il l’eût souhaité lui-même — l’homme sous le romancier, une façon, non pas de comparer et d’écrire, mais des façons de penser et de sentir. Il se rencontre que cette âme exceptionnelle dont j’ai essayé de schématiser l’armature est devenue représentative de beaucoup d’autres. Pour avoir eu le courage de ses complications et le talent de les définir, l’idéologue passionné de Civita-Vecchia nous apparaît comme un de nos aînés les plus pareils à nous. Cette dualité qu’il a reconnue en lui, et dans laquelle il s’est complu, l’abus d’une part de l’esprit d’analyse, et, de l’autre, l’appétit de l’émotion forte, le goût de sentir et le besoin de se regarder sentir, n’est-ce pas un des caractères pathétiques de beaucoup de nos contemporains et tout simplement une des formes du conflit qui s’établit, dans les sociétés très raffinées, entre la pensée toujours plus consciente et les énergies de la vie toutes mêlées d’inconscience ? Quoi d’étonnant si les victimes de ce conflit ont salué dans Stendhal un de leurs précurseurs, et quel précurseur, de tant d’esprit, de tant de générosité, de tant de bravoure aussi et de tant de virilité ! Car, et c’est par ce trait que je veux finir, ce maître de l’introspection presque morbide et du raffinement sentimental demeure malgré tout un professeur d’énergie. À travers ses subtilités il reste le héros de la célèbre anecdote, celui à qui M. Daru disait, durant la retraite de Russie : « Vous avez fait votre barbe, monsieur Beyle. Vous êtes un homme. » Il y a du stoïcien en lui, une fière tenue devant la douleur et la mort, un souci de s’estimer soi-même et de ne pas se rendre. À cause de cela, nous ne nous contentons pas d’aimer Henri Beyle. Nous aimons l’aimer. Il nous est une démonstration vivante que les hautes forces de l’âme peuvent coexister avec la plus complète culture, et que l’extrême civilisation n’est pas nécessairement une décadence. Notre pays vient d’en donner au cours de cette terrible guerre une preuve qui eût touché Stendhal à fond, lui qui, dans un de nos moments de défaillance politique, parlait de donner sa démission de Français, tant ce sceptique, ce dilettante, cet amoureux des arts, cet habitant de Cosmopolis avait à cœur l’honneur national. Il en fait partie, de cet honneur, comme tous les bons ouvriers de la plume. Nous le sentons mieux, n’est-ce pas, messieurs, devant cette stèle où le regretté Rodin a reproduit, d’après David d’Angers, l’image d’un grand homme de lettres français ?

III. Balzac et « le cousin Pons »4 §

Voici plus d’un quart de siècle que j’ai lu un roman de Balzac en entier pour la première fois. C’était le Père Goriot. J’avais quinze ans. Dans le collège de Paris où j’achevais mes études, nous sortions tous les dimanches. Quelques-uns d’entre nous profitaient de cette liberté pour passer leur après-midi dans un cabinet de lecture établi rue Soufflot. Il a disparu aujourd’hui. L’arrière-salle où nous nous tenions d’ordinaire était affreuse : une vaste table recouverte d’une étoffe ignoblement maculée en occupait le milieu. Des journaux et des revues la chargeaient. Un jour de souffrance l’éclairait d’en haut, si terne qu’il fallait, en hiver, allumer le gaz dès les quatre heures, et quelle abominable atmosphère ! La moisissure des livres empilés sur les rayons s’y mélangeait aux vapeurs du coke allumé dans la cheminée. Des vieillards pauvres, de mise délabrée, économisaient là les quelques sous que leur eût coûté ce chauffage à domicile ! Ce misérable endroit m’est sacré pourtant. — J’y ai reçu un de ces coups de foudre intellectuel qui ne s’oublient pas.

Je me souviens. Il était une heure quand je demandai, bien par hasard, le premier tome du Père Goriot dans une de ces éditions dites de cabinet de lecture, qui ont, elles aussi, disparu de nos mœurs. Il en était sept quand je me retrouvai sur le trottoir de la rue Soufflot, ayant achevé l’ouvrage entier. L’hallucination de cette lecture avait été si forte que je trébuchais physiquement. L’intensité du rêve où m’avait plongé Balzac produisit en moi des effets analogues à ceux de l’alcool ou de l’opium. Je demeurai quelques minutes à réapprendre la réalité des choses autour de moi et ma propre réalité. Ce phénomène d’ivresse imaginative s’accompagnait d’une si complète impuissance à coordonner mes mouvements que je mis un quart d’heure à gagner le collège Sainte-Barbe où je devais dîner. Il n’y avait pas trois cents mètres à franchir ! Aucun livre ne m’avait procuré auparavant les ravissements d’une pareille exaltation. Aucun ne me les a procurés depuis. On pense que mon premier soin fut de me procurer les autres œuvres d’un écrivain à qui je devais des impressions de cette force. Je lus ainsi, dans l’ombre de mes dictionnaires, tous les volumes, les uns après les autres, de cette Comédie humaine. Si je ne ressens plus l’accès de fièvre que m’avait donné le premier, leur prise sur moi fut singulièrement profonde. Ma vocation d’écrivain date de là. Si insensée que doive paraître cette confidence, j’ai, pendant des années, été soutenu dans cette dure carrière par l’image des littérateurs imaginaires dans lesquels Balzac a incarné sa propre énergie : le Valentin de la Peau de chagrin, le Daniel d’Arthez des Illusions perdues. Encore aujourd’hui, ouvrir un volume de cet enchanteur, ce n’est pas uniquement lire un livre, c’est presque entrer dans un autre monde, qui fait, pour parler comme Balzac lui-même, concurrence à l’état civil… Pour moi, Balzac n’est pas un romancier que je préfère, c’est un romancier que je ne peux pas comparer aux autres. Je l’ai trop aimé, je l’aime trop pour n’être point partial à son égard, comme envers un artiste à qui l’on doit des émotions sans analogue.

Un tel goût d’un écrivain pour un autre écrivain, et ressenti avec cette continuité, ne saurait s’expliquer tout à fait. Il y entre évidemment trop de raisons personnelles. Dans le cas présent, il convient d’ajouter que cette violente partialité pour Balzac n’est pas un fait isolé. J’ai vu deux de mes grands aînés, très différents l’un de l’autre et très différents de moi-même, Taine et Barbey d’Aurevilly, sentir de même. On trouve la trace d’une égale idolâtrie pour ce beau génie chez un Théophile Gautier comme chez un Baudelaire, chez un Flaubert comme chez un Banville. Il y a donc là un phénomène d’ordre assez général pour qu’il vaille la peine d’en chercher les raisons ailleurs que dans une prédisposition de sensibilité toute particulière. Pour ma part, quand je réfléchis aux raisons qui me font préférer Balzac à tous les autres romanciers, il me semble en apercevoir avec netteté trois au moins qui ne me paraissent guère contestables.

Et d’abord, Balzac présente pour l’artiste moderne cet attrait singulier d’avoir été un visionnaire analytique. Il possédait, réunies en lui par une étonnante richesse de nature, ces deux facultés contradictoires : une magie d’évocation qui donne à ses moindres personnages la plus intense couleur de vie, et une acuité de dissection anatomique qui, derrière chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles, discerne et met à nu les causes. Un conteur d’Orient n’a pas plus d’imagination au service de notre fantaisie, un professeur du Muséum n’a pas plus de théories, d’idées générales et de réflexions au service de ses hypothèses sur l’origine des espèces. Cette dualité de son esprit fait de l’œuvre de Balzac un fascinant paradoxe d’art qui répond trop bien à la dualité dont souffre tout artiste de ce temps. Le dix-neuvième siècle littéraire aura été partagé jusqu’à sa fin entre ces deux tendances qui se détruisent l’une l’autre : rendre la vie dans toute la vérité de son mouvement et de sa couleur, — anatomiser la vie pour en dégager les éléments premiers, ou, plus simplement, reproduire les effets dans leur pleine vigueur de réalité concrète, dégager les causes avec une précision d’exactitude égale à celle de la Science. Toute l’histoire de la poésie, du théâtre et du roman depuis cent ans n’est qu’une oscillation entre ces deux termes qui semblent bien s’exclure l’un l’autre, car si vous imaginez la vie dans son mouvement et dans sa couleur, vous ne la comprenez pas, et si vous la comprenez, vous ne l’imaginez pas. Chez Balzac, ce miracle d’équilibre entre la vision et la Science s’est accompli d’une façon si permanente qu’il nous est impossible de séparer en lui le peintre et le philosophe, le poète et le critique. Ils sont fondus ensemble à une profondeur qui fait de ses livres une chose unique, le principe d’une extraordinaire satisfaction intellectuelle pour ceux qui souffrent de ne pouvoir réconcilier en eux-mêmes l’art et la Science, le lyrisme et la réflexion, le mouvement de la vie et son analyse.

Voilà, je crois bien, la première des séductions de Balzac, du moins en ce qui me concerne. Je suis certain que beaucoup de ses admirateurs sont dans mon cas. Son intelligence nous séduit comme le type réussi de ce que nous voudrions que fût la nôtre. Cela ne suffirait pas à expliquer l’ensorcellement. Π y faut, et c’est le second motif que je crois discerner, un prestige de sensibilité. Balzac ne fut pas seulement l’artiste moderne à sa plus haute expression technique, il fut aussi, avec quelle intensité sa correspondance en témoigne, l’homme moderne avec toutes les passions de notre âge. Un trait caractérise la vie sentimentale de toute la jeunesse française, depuis la Révolution : elle est, pour la plus grande partie, composée de plébéiens qui ont reçu une éducation aristocratique. L’enseignement des Lettres anciennes les a habitués à raffiner leurs impressions. Ils n’ont appris aucun métier, ils n’ont été préparés à aucune activité positive et pratique. Une fois sortis du collège, ils aperçoivent, s’ils sont pauvres, une impossibilité pour eux de réaliser leur idéal émotionnel dans les conditions de leur classe, mais, en même temps, ils aperçoivent la possibilité, s’ils déploient de l’énergie et du talent, de se hausser jusqu’à la classe supérieure. Ils entreprennent alors de faire fortune, poussés par des motifs d’un ordre romanesque. Ce sont des ambitieux pour qui la position à conquérir n’est qu’une espérance de belles amours, de sensations distinguées, de joies et de chagrins à la mesure de leur cœur. Ce mélange d’âpreté dans la lutte pour la vie et de rêveries sentimentales, cet effort de l’homme supérieur, ou qui se croit tel, pour s’assurer un milieu à la ressemblance de son âme, c’est l’histoire intime de Balzac et c’est aussi le thème habituel qui circule à travers tous ses livres. Né en 1799, ayant, dès le début de sa vie, senti le contact des choses et des gens de l’Empire, il était trop disposé, comme tous les contemporains de Bonaparte, à s’exagérer la puissance de l’énergie humaine. La fortune prodigieuse du petit lieutenant d’artillerie devenu Empereur n’était-elle pas là pour attester que rien ne résiste au génie servi par la volonté ? Jusqu’à la fin Balzac fut hanté par cet extraordinaire exemple. Dès sa vingtième année, pauvre et possédé du désir de toutes les supériorités, il rêva de se soumettre le monde par la fortune, et il entreprit une spéculation de librairie qui eut pour résultat de le laisser avec la même ambition et cent mille francs de dettes. C’est dans ces conditions qu’il commença cette étonnante Comédie humaine, avec la constante et fixe idée de cette dette à payer et d’une grande fortune à conquérir par surcroît, qui lui permît de réaliser son rêve de jeunesse : un mariage d’amour avec une très grande dame à laquelle il s’était attaché dès sa trente-troisième année. Il l’épousa en effet, mais en 1850 seulement, à la veille de sa mort. Cette sorte d’ardeur composite, où le désir d’une haute vie s’ennoblit d’une noble chimère d’amour, où la révolte contre un destin médiocre se transforme en une héroïque et désespérée tension des facultés, c’est la secrète poésie de toute l’œuvre de Balzac, et c’est, au fond, celle du siècle lui-même, dont le phénomène constant est un universel transfert de classes. Quoi de surprenant, si des hommes élevés comme lui, comme lui engagés dans la lutte pour l’existence avec de romanesques aspirations, se sont retrouvés dans ses livres ? Il a fait plus, il nous a découvert à nous-mêmes nos sensibilités. L’on a pu avec raison dire que la société d’aujourd’hui ressemble à la Comédie humaine plus que la société d’après laquelle cette Comédie a été composée. Balzac s’est trouvé être une façon de prophète, simplement parce qu’il portait en lui tous les sentiments de son temps, mais exaltés déjà jusqu’à leurs dernières conséquences par l’ampleur de sa nature.

Le troisième principe de sa séduction réside dans ce don de prophétie qui, dépassant le domaine de la sensibilité, a réellement fait de lui, suivant sa formule, un docteur ès Sciences sociales, l’homme qui a prononcé sur la France contemporaine, ses misères, leurs causes, les moyens de relèvement, les paroles les plus significatives. Dans certains de ses livres, le Médecin de campagne, le Curé de village, les Illusions perdues, les Paysans, je trouve, en ce qui me concerne, une intuition de la vérité politique si totale et si définitive qu’elle me satisfait pleinement. Dans d’autres, comme Louis Lambert, Modeste Mignon, le Ménage de garçon, le Chef-d’œuvre inconnu, la Muse du département, les Secrets de la Princesse, — je cite au hasard, — il a montré une sagacité, pareille pour ce qui concerne la vérité de la vie artistique et littéraire. On a dit, bien à tort, qu’il n’avait vu de la nature humaine que ses bas-côtés. De ses œuvres, comme de celles de Goethe, comme de celles de Shakespeare, on pourrait tirer un code entier de fortes maximes où se trouveraient résumées les conditions essentielles de la santé nationale et personnelle pour la France contemporaine, prise dans son ensemble et prise dans chacun de ses citoyens, et, ce qui ajoute à la force de ses maximes, elles sont établies, non pas sur des hypothèses et des abstractions, mais sur la réalité, considérée avec ce coup d’œil chirurgical qui voit du coup et la place malade et l’opération à faire. Lire Balzac, c’est voir la vie, c’est la pénétrer, c’est y participer avec tout son être imaginatif, et c’est aussi apprendre les lois qui gouvernent sa décadence ou son accroissement, ses déchets et sa réparation.

Je me souviens que je demandais un jour à Barbey d’Aurevilly le livre de Balzac qu’il préférait : « le dernier que je viens de lire », me répondit-il, et moi aussi je prendrais volontiers cette opinion à mon compte. Pourtant, si j’étais obligé de choisir et d’indiquer par exemple à un étranger le roman le plus capable de lui donner l’idée la plus complète de la grande manière du maître, il me semble que je nommerais le Cousin Pons. C’est le dernier qu’il ait écrit, âgé de quarante-sept ans, à la veille d’être terrassé par la maladie de cœur qui l’emporta en plein génie. Peut-être y avait-il en lui, dès cette époque, cet obscur pressentiment de l’artiste frappé à mort et qui ne veut pas s’en aller sans avoir donné sa pleine mesure. Il est certain que dans aucun de ses romans son « faire » n’a été plus libre. La page succède à la page, toute chargée d’impressions, d’observations, de théories. Vous sentez que l’écrivain ne se ménage plus pour un prochain travail, qu’il vous prodigue à pleines mains le trésor complet de son expérience. Vous le voyez, à travers ses phrases, penser tout entier, et l’immense éveil d’associations d’idées que chaque détail émeut en lui. Il y a de tout dans cette histoire, qui est, comme on sait, le récit de la maladie d’un vieux musicien collectionneur, soigné par un ami et dépouillé par une vaste conjuration de ses rivaux en bric-à-brac, d’hommes d’affaires véreux et de domestiques corrompus. Vous y trouverez, à côté d’une théorie sur la musique, une théorie sur les objets d’art, à côté d’une physiologie de la table et de la cuisine à rendre jaloux Brillat-Savarin, des notes sur l’Allemagne et les Allemands qui condensent des volumes entiers en quelques lignes, comme celle-ci : « La naïveté de beaucoup d’Allemands n’est pas continue. Elle a cessé. Celle qui leur est restée, à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal, à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser leurs succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux la défiance… » Vous tournez le feuillet, vous rencontrez le récit de la fondation d’un théâtre à Paris qui résume en cent lignes le principe des grandeurs et des décadences de toutes les entreprises de ce genre sur le boulevard, depuis qu’il y a un boulevard et des boulevardiers, des décorateurs et des coulisses, et un large souffle d’humanité court sur le tout, — l’humanité du Shakespeare de la Tempête qui ne s’indigne plus, qui ne se moque plus, qui a trop vu l’envers et les dessous de l’existence pour s’attendre à rien sinon à la fourberie et à la cruauté des uns, à la faiblesse et à l’écrasement des autres. — « Excusez les fautes du copiste », c’est le dernier mot du livre, et comme le testament de celui qui l’a écrit. Devant une telle plénitude de connaissances, une richesse si opulente de sensibilité, un jaillissement de génie aussi souverain, on prend presque peur. Ce n’est plus une œuvre d’art, c’est la vie même qu’on a devant soi, et reproduite avec une telle maîtrise qu’il n’y a plus de progrès possible, plus de lendemain pour l’écrivain. Il a trop exigé et trop obtenu de lui. Il est mûr pour nous quitter, parce qu’il nous dépasse trop. C’est la fleur de l’agave, glorieuse, érigée à la hauteur d’un arbre, mais qui annonce la fin de la plante que cette explosion a fini d’épuiser.

Considéré du point de vue de la facture, le Cousin Pons représente d’une manière très complète les procédés d’art de Balzac. Dans ce livre, comme dans tous les autres, il a établi l’intérêt du drame sur plusieurs thèmes, et chacun de ces thèmes soulève une question d’une haute portée morale, sociale ou psychologique. Aucun romancier n’a été pénétré plus que lui de cette doctrine de l’importance du sujet, sur laquelle Goethe revient constamment dans ses entretiens avec Eckermann. Il y a dans le Cousin Pons une première tragédie qu’exprime le titre général : les Parents pauvres. Que deviennent les relations de famille, dans les données modernes de la société, entre les personnes de ces familles qui sont dans la gêne et celles qui sont dans l’opulence ? Voilà un des problèmes posés par le livre. Que devient l’amitié entre deux vieillards, également brutalisés par la vie et qui retrouvent dans une fraternité d’élection toutes les douceurs de tendresse dont les a privés le sort ? Voilà un second problème. Comment les êtres d’instinct, tels qu’ils abondent dans le peuple, peuvent devenir, sous l’influence d’une passion inattendue, aussi criminels en fait qu’ils étaient honnêtes en apparence, voilà un troisième de ces problèmes. L’évolution de la portière Cibot qui soigne le musicien mourant, et qui d’une bonne femme simple et commune se change en un monstre de rapacité et de perfidie, constitue certainement un des chapitres de pathologie mentale les plus extraordinaires qui aient été rédigés sous forme littéraire. Un quatrième problème traité dans ce livre est celui de ce que l’on pourrait appeler les petits vices. C’est un très petit vice en effet et pour lequel le moraliste de trouve guère de sévérité, que celui d’aimer à trop bien dîner. Le cousin Pons n’en a pas d’autre. Il ne s’en défie pas. Il le cultive. Tous ses malheurs et ceux de son ami Schmucke dérivent de cette innocente concession à un goût d’abord plutôt ridicule, mais dont le despotisme finit par bouleverser toute une existence. Balzac y est revenu maintes fois dans son œuvre, sur ce danger des petits vices. Il a même écrit deux de ses chefs-d’œuvre : le Curé de Tours et Un début dans la vie, pour illustrer cette vérité que les catastrophes de la destinée ont le plus souvent pour cause de minuscules défauts sous lesquels se dissimule notre égoïsme. Dans le Cousin Pons, le drame issu de la légère infirmité morale du héros est si poignant que nous ne pensons plus à en sourire, En mélangeant, comme il fait, le jeu des causes infinitésimales à l’action des grandes causes générales, l’artiste procède comme la nature, pour laquelle il n’y a pas de faits insignifiants. Il procède encore comme elle en mélangeant au pathétique des sentiments le grotesque ou mieux le pittoresque des aspects et des physionomies. Sainte-Beuve, qui n’aimait pas Balzac lui reconnaissait une puissance de relief incomparable dans la peinture des personnes et des choses. Elle éclate, cette puissance, dans l’évocation du musée Pons, si intense, si précise, que nous en voyons chaque pièce ; dans la silhouette des deux casse-noisettes, de Pons et de son ami Schmucke, cheminant ensemble sur le boulevard ; dans le dessin des figures secondaires, de Mme Cibot la portière, du revendeur auvergnat Rémonencq, de l’agent d’affaires Fraisier, de Mme Camusot, la parente riche, du brocanteur juif Élie Magus, et quelle magie d’atmosphère autour de ces visages ! Mon humble avis est qu’il faut remonter jusqu’aux grands drames de Shakespeare, je l’ai déjà indiqué, pour retrouver un génie de cette force. À côté d’un roman comme le Cousin Pons, je ne vois guère à mettre qu’un drame comme le Roi Lear, et si l’on me demandait lequel je préfère, j’avoue sincèrement que je ne pourrais pas répondre.

IV. La place de Flaubert dans le roman français5 §

Le centenaire de Gustave Flaubert, que nous célébrons cette semaine, nous invite à étudier de nouveau cette figure d’un des maîtres du dix-neuvième siècle français dont la gloire n’a fait que grandir depuis plus de quarante ans qu’il est mort. Ces méditations sur l’esprit de leur œuvre sont le meilleur hommage qui se puisse rendre aux grands écrivains, celui qu’ils ont le plus profondément souhaité. Un orfèvre littéraire, le si délicat et trop oublié Léon Valade, l’auteur d’À mi-côte, a dit quelque part la joie pieuse qu’il éprouvait à se répéter

Un vers, lu par hasard, d’un poète ignoré…

C’est que le poète n’a, en effet, travaillé que pour cela, pour qu’un sonnet de lui, une stance, un hémistiche s’associe plus tard à l’émotion d’un jeune homme, d’une jeune femme en train de feuilleter distraitement un de ses volumes. C’est la consolation des méconnus, mais quel artiste en vers ou en prose n’est pas un peu méconnu, même dans la renommée ? Ne nous lassons donc pas de renouveler sans cesse la vitalité de ces grandes figures en essayant à chaque occasion de les comprendre et de les expliquer mieux.

I §

Un des traits caractéristiques de Flaubert, c’est qu’il est exclusivement, uniquement, un prosateur, et, sauf la tentative peu réussie du Candidat, la comédie tombée au Vaudeville en 1874, exclusivement, uniquement un romancier. Du moins, a-t-il voulu se présenter à nous comme tel, affirmant ainsi, lui, le dévot passionné des Lettres, l’estime où il tenait « un genre de composition injustement appelé secondaire ». La formule est de Balzac, et datée de 1842. C’était l’époque où Flaubert, né en 1821, sortait à peine du collège. Sa correspondance avec ses amis Chevallier et Le Poitevin nous le montre, enivré de ses lectures et soulevé par cette fièvre de la haute ambition d’esprit dont il a donné une émouvante description dans sa préfacé pour les Dernières Chansons de Louis Bouilhet, son alter ego d’alors : « Y-a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble les poètes, à se communiquer ce qu’ils ont fait, les plans des ouvrages qu’ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge, je leur donne un conseil… » J’ai transcrit ces lignes pour bien situer l’attitude intellectuelle de Flaubert, à son départ pour la vie, devant la littérature. Ce n’est pas à un « genre secondaire » qu’il eût voué ses jeunes énergies. À ce terme de genre substituons celui d’espèce, et disons que, dans cette lutte pour l’existence que les espèces littéraires soutiennent les unes contre les autres comme les espèces animales, le roman avait conquis, dès le milieu du dix-neuvième siècle, non pas certes le rang dominateur qu’il occupe aujourd’hui, mais déjà une place de tout premier plan.

Cette conquête avait été lente. Il est intéressant d’en suivre les étapes. Le Roman commence par être la dégradation d’un autre genre : l’Épopée. Rappelez-vous les railleries de Cervantès à l’adresse des romans de chevalerie, puis le dédain de Boileau et de Molière contre le Cyrus et la Clélie. Chez Mlle de Scudéry pourtant, nous apercevons les premiers linéaments du Roman tel que nous le concevons aujourd’hui. Ses livres abondent en portraits dessinés d’après nature. Sainte-Beuve, dans une judicieuse étude des Premiers lundis, en a signalé quelques-uns : Amilcar, c’est le poète Sarazin. Herminius, c’est Pellisson. Conrard devint Cleodomas. Mlle de Robineau Dorilas. Dans le Grand Cyrus on voulait voir le Grand Condé. Se peignant soi-même dans le personnage de Sapho, au tome X du Grand Cyrus, — c’est encore ce fureteur de Sainte-Beuve qui relève ce détail, — l’auteur se vante de savoir « si bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux ». Mais cet effort pour copier des caractères et analyser des sentiments en reste au tâtonnement. Ces longs ouvrages ne sont qu’un fatras qui sert du moins d’école au talent de Mme de La Fayette. En 1678 paraît la Princesse de Clèves. M. Cousin ne s’est pas entièrement trompé quand il a dit : « Qui ne se plaît pas à certaines parties du Cyrus est incapable de sentir et de comprendre la Princesse de Clèves. » Il est bien probable que le pénétrant génie de La Rochefoucauld a corrigé l’influence que le faux goût de Mlle de Scudéry aurait pu avoir sur son heureuse rivale. Pour la première fois nous rencontrons un vrai roman, au sens où nous prenons aujourd’hui ce mot.

Il reste unique, et Balzac n’a pas tort. La Princesse est considéré comme un livre de salon, « quelque chose de fort joli », écrit Bussy avec une indulgence moqueuse. On le loue, on le critique, ce livre de salon, dans les salons, et on ne l’imite pas. Il faut arriver au dix-huitième siècle pour rencontrer d’abord le Gil Blas de Le Sage, puis la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, puis le Candide de Voltaire, le Neveu de Rameau de Diderot, la Nouvelle Héloïse de Rousseau, enfin les Liaisons dangereuses du cruel et perçant Laclos. Mais comparez ces ouvrages les uns avec les autres, et voyez comme la technique du genre demeure incertaine. Voyez aussi le peu de cas que les écrivains font de leurs réussites dans ce genre. Pour l’auteur de la Henriade et de Mérope, Candide, par lequel il vivra immortellement, n’est qu’une fantaisie. Diderot ne publie même pas le Neveu, qui ne paraît qu’en 1823, découvert par Goethe ! Laclos, l’homme noir du Palais-Royal, enfoncé dans ses intrigues de politique, ne donne pas de suite à son atroce chef-d’œuvre. Pour Rousseau, son roman n’est, comme l’Émile, qu’un véhicule d’idées sociales. Le Sage tient si peu à son Gil Blas, écrit par imitation des nouvelles espagnoles et pour gagner de l’argent, qu’il laisse s’écouler vingt ans entre les premiers volumes et le quatrième. On sait que Prévost avait noyé sa merveilleuse Manon dans les Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Nous en sommes toujours au « genre secondaire », quoique Don Quichotte en Espagne, Robinson et Clarisse Harlowe en Angleterre, Werther en Allemagne annoncent déjà de quel développement ce genre est capable, entre les mains d’artistes supérieurs.

II §

Revenons à Flaubert, tout jeune, et tâchons de nous représenter sous quel aspect ce genre du roman se révèle à lui, dans l’heure décisive où il va le choisir comme son champ d’action. Balzac est apparu, précédé lui-même par Walter Scott. Il faut relire la page où, dans un avant-propos célèbre, l’auteur de la Comédie humaine réclame le premier rang en littérature pour les romanciers capables, comme lui, de créer des êtres de fiction « qui fassent concurrence à l’état civil ». Il cite pêle-mêle Don Quichotte et Manon, Clarisse et Robinson, Gil Blas et Werther, René, Corinne, Adolphe. « Presque toujours », insiste-t-il, « ces personnages, dont l’existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent. Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe. Il s’y cache souvent toute une philosophie. » Notons aussitôt que cette recherche du type, indiqué par Balzac comme le but suprême de l’art du roman, fut constante chez Flaubert. Mme Bovary et Homais, Bouvard et Pécuchet font si bien concurrence à l’état civil que l’allusion à leur existence a passé dans le langage courant. Qui de nous n’a dit ou entendu dire, d’une femme hystériquement romanesque : « C’est une Bovary » ; d’un fanatique à rebours : « C’est un Homais » ; d’un quart de savant qui ne comprend pas sa propre instruction : « C’est un Bouvard » ? Mais Balzac ne s’était pas contenté de créer un père Grandet, un Rastignac, un baron Hulot, un père Goriot, des Marneffe mâle et femelle, tout un peuple grouillant et vivant, il avait, d’après sa propre formule, fait du roman « une image du présent ». Il s’appelait lui-même un docteur ès Sciences sociales. Il disait : « J’ai voulu écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. » Science-Histoire, j’ai souligné ces deux mots, et plus haut celui de philosophie. Ils marquent le caractère que le roman est en voie de prendre dès cette première période de son définitif avènement. Il devient le lieu de rencontre de la Littérature et de la Science, dans un âge où l’ébranlement révolutionnaire, en déséquilibrant les sensibilités, les a exaspérées et jetées aux plus violents excès du lyrisme, tandis que l’application des méthodes expérimentales commence d’imposer aux intelligences la plus sévère discipline de précision froide et d’exactitude.

Cette hybridité du roman, — ce terme d’histoire naturelle ne détonnera pas ici, — Balzac la reconnaît, il l’accepte. Dans ce même avant-propos, il prétend se rattacher, à Swedenborg, à Saint-Martin, aux plus exaltés des mystiques, d’une part, et de l’autre à Geoffroy Saint-Hilaire. Il met ces noms ensemble, sans hésiter. Dans tous ses récits ces deux éléments contradictoires : la frénésie de la sensibilité et la rigueur du penser scientifique, s’amalgament, très naturellement, semble-t-il. Son génie d’ailleurs n’était-il pas aussi un hybride, tout composé de facultés qui paraissent inconciliables ? En lui, elles s’harmonisaient, mais, chez les autres romanciers de l’époque, une lutte évidente s’engage entre l’imagination et l’observation, l’ardeur passionnelle et l’analyse. George Sand va tout entière du côté de la passion, Stendhal tout entier du côté de l’analyse. Mérimée de même, et de même l’auteur d’Adolphe. Chez Musset, dans la Confession d’un enfant du siècle, chez Sainte-Beuve dans Volupté, les pages de lyrisme alternent avec des pages de clinique, tandis que d’autres romanciers, comme le Dumas des Trois Mousquetaires, laissent courir devant eux leur caprice dans un pseudo-décor d’histoire, rendant ainsi témoignage à la justesse de la théorie dégagée par Balzac, puisqu’ils se griment en mémorialistes et en érudits.

III §

Flaubert, lui, n’était pas un homme à biaiser avec sa conscience littéraire. Dans une de ses éloquentes lettres de jeunesse, il disait, parlant d’Alfred de Musset : « C’est un malheureux garçon, on ne vit pas sans religion. Ces gens-là n’en ont aucune, pas de boussole, pas de but. Ils flottent au jour le jour, tiraillés par les passions et les vanités de la rue. » C’est le fond même de sa nature qui se manifeste dans cette phrase. Flaubert est un Croyant. Né dans une autre époque — ou, simplement, dans un autre milieu — on le conçoit menant une existence d’ascète et de visionnaire, à la Pascal. Fils d’un médecin « qui appartenait », a-t-il raconté lui-même, « à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat », autant dire matérialiste à la façon des gens du dix-huitième siècle, Flaubert s’était trouvé, aussitôt, baigné, comme Renan et Taine à la même date, dans une atmosphère plus destructrice encore, celle du Scientisme. Toutes les puissances du mysticisme qu’il portait en lui dérivèrent dans la Littérature. Elle devint pour lui une Foi à servir, sans une concession, sans un compromis. Quand donc il se fut fait une conviction sur l’art du roman, il ne songea plus qu’à composer ses récits d’après ce Credo, celui-là même dont Balzac avait donné le raccourci et le modèle : l’histoire des mœurs. C’est le sous-titre de Madame Bovary, « mœurs de province ».

Suivons maintenant le développement de cette formule, pensée par une intelligence passionnément éprise de logique. Pour représenter les mœurs, les personnages du roman doivent être choisis dans la moyenne. Balzac s’écrie quelque part dans sa Correspondance : « Il y a des êtres exceptionnels, j’en suis un. » Flaubert aussi en est un. C’est bien pour cela qu’il s’interdit, dans ses livres, de se peindre lui-même. Ses lettres à Mme Sand abondent en déclarations sur ce point : il se proscrit lui-même de son œuvre, pour lui maintenir cette rigueur de chronique impersonnelle, qui lui paraît la condition de la vérité scientifique. De là ses lamentations sans cesse renouvelées sur le dégoût que lui inspirent ses « bonshommes ». C’est un autre de ses mots. Il les veut médiocres, pour que leur caractère soit plus significatif du temps et du milieu. Il les veut engager dans des destinées sans événements dramatiques, pour n’avoir à noter que le quotidien de l’existence. Il fait donc besogne d’humble réaliste, lui dans l’âme duquel palpite le plus ardent souffle d’idéalisme, lui qui a connu et gardé le frisson inguérissable de la fièvre romantique ! D’où ce frémissement continu dont sont animées, malgré lui, ces pages qu’il voudrait précises et objectives, comme des observations de laboratoire. Une des sources de son pessimisme est là, dans cette contradiction entre ses facultés et leur emploi, entre son être intime et son travail.

Une telle position intellectuelle est un paradoxe. Si fanatisé que fût Flaubert par sa doctrine, il n’y eût pas tenu sans une échappatoire. Je disais tout à l’heure que le Roman est un genre hybride, qu’il tient à la Science à la fois et à la Littérature. Le constat d’hôpital et de laboratoire ne relève que de la Science. Comment y introduire la part de la Littérature ? Par la composition d’abord. Dans cette Correspondance de Flaubert, toute débordante des confidences qu’il s’interdisait dans ses ouvrages, nous voyons quelle importance il attachait à cette mise en place des épisodes, à ce processus de la narration qui permet d’assimiler un livre ainsi établi à une sonate qui a son prélude, son andante, ses variations et son finale. La composition, c’est l’ensemble. Elle n’est que la moitié de la qualité littéraire d’un beau roman. L’autre est le style, qui donne au détail une valeur d’art, et l’on sait avec quel acharnement le solitaire de Croiset s’acharnait à prendre et à reprendre ses phrases. Le choix des mots, la variété des tournures, le rythme de la période, c’était pour lui autant de batailles à livrer. Elle est si malaisée à bien manier, notre langue française, avec l’embarras de ses qui, de ses que, la surcharge de ses verbes faire et avoir, son absence d’inversions, ses vocables usés par plusieurs siècles d’usage et de plus en plus éloignés de leur origine latine !

On a discuté, ces temps derniers, dans les milieux plus spécialement occupés de ces problèmes, la correction et valeur de ce style de Flaubert. Même chez les maîtres les plus incontestés de notre prose, un La Bruyère, un Bossuet, des chipotiers découvriraient des fautes. Celles qui ont pu être signalées dans Flaubert tiennent à un autre paradoxe. Le style, disais-je, a pour objet propre le détail. Or le roman, pour reproduire la vie, doit posséder le mouvement, et ce mouvement a pour condition essentielle qu’aucune phrase n’arrête et ne fasse saillie, que les détails se fondent les uns dans les autres et ne soient pas remarqués. Il en est du roman comme des fresques. Le large coup de brosse y est nécessaire, et le fignolage du miniaturiste serait ici le pire des défauts. Le style du poème en prose, tel que l’ont pratiqué un Aloysius Bertrand ou un Baudelaire, figerait le récit et détruirait radicalement la crédibilité, condition sine qua non de l’illusion, nécessaire elle-même à la création du type. De ce point de vue encore, le génie de Balzac avait raison. Ses romans, auxquels on a reproché d’être mal écrits, sont, au contraire, admirablement écrits, — en tant que romans. Ceux de Stendhal aussi, de même les nouvelles de Mérimée. Moins torturé par ce qu’il appelait « les affres du style », Flaubert eût été un plus grand romancier. Il eût été un moins grand prosateur.

Ces notes rapides permettent de situer ce noble ouvrier de la plume à son vrai rang dans la littérature romanesque du dix-neuvième siècle. Il est très haut. Il a donné dans Madame Bovary un exemplaire achevé du roman de mœurs, et renouvelé dans Salammbô le roman historique, en poussant à son extrême degré, dans l’un et l’autre ouvrage, la théorie qui impose à l’art de conter l’exactitude de l’histoire scientifique. Si le soin trop minutieux du style l’a empêché d’avoir toute l’ampleur dont il était capable, comme l’attestent ses lettres de jeunesse, il a imposé par son exemple un salutaire souci de la forme aux romanciers venus après lui. Pour rester un genre littéraire, le Roman, s’il doit éviter le finissage trop poussé du style, ne doit pas éviter moins scrupuleusement le laisser-aller du mot et de la syntaxe. Il doit rester écrit, — non pas, comme le croyaient les Goncourt, d’une écriture artiste, — mais simplement d’une langue vigoureuse et ferme. Il n’est pas désirable qu’aucune de ses phrases puisse être donnée comme un modèle de grammaire. Il est nécessaire qu’elles ne soient ni incorrectes ni lâchées. La tendance du chroniqueur des mœurs est de tout sacrifier à la vérité, au document pris sur nature. Cette vérité ne suffit pas. Il faut qu’elle soit rédigée.

Sur un point, Flaubert me paraît s’être trompé dans l’interprétation de la formule d’art élaborée par Balzac. Il n’a pas vu, ou, s’il l’a vu, — car il était si réfléchi, si cultivé ! — il n’a pas voulu admettre que la chronique des mœurs dût aboutir à la recherche des causes. Il les discernait pourtant, ces causes. Le mot qu’il a dit à Maxime du Camp après les désastres de 1870, et dont celui-ci eut tort de sourire, le prouve bien : « Tout cela ne serait pas arrivé si l’on avait compris l’Éducation sentimentale. » Flaubert entendait par là qu’une grande loi de santé sociale était enveloppée dans son livre et que cette loi avait été méconnue par la France du second Empire. Cette loi, c’était simplement l’accord de la pensée et de l’action, celle-ci, courageuse et forte, parce que celle-là est sérieuse et réfléchie. Pareillement dans Madame Bovary, la cause génératrice des fautes et du malheur d’Emma est dans ce désaccord entre sa pensée et sa vie, entre sa cérébralité romantique et son milieu. Nous distinguons bien cet enseignement quand nous avons fermé l’un et l’autre livre. N’est-il pas permis de regretter que le pénétrant observateur qui les a écrits n’ait pas dégagé plus nettement cette moralité, et aussi qu’il se soit interdit de joindre à la peinture des mœurs celle des caractères qui dépassent les mœurs ? Il n’a voulu être qu’un historien, et quel psychologue il eût pu être, qu’il a comprimé ! N’importe. C’est un fier et pur artiste littéraire et notre génération s’honore en l’honorant, comme il le mérite, pieusement, unanimement.

V. Un roman inachevé de Maupassant6 §

I §

L’Âme étrangère — c’est le titre d’un fragment posthume de Guy de Maupassant qui vient d’être publié — les vingt pages de début d’un roman inachevé, à peine une exposition. Et ces vingt pages suffisent pour donner au lecteur une sensation intense de réalité, ce frisson de la vie qui fut le don incomparable du malheureux et grand écrivain… Les salles d’un casino d’une ville d’eaux, celui d’Aix, en Savoie, s’évoquent devant vous, qui voyez les quatre tables de jeu, qui entendez le bruit des louis, « un petit bruit de source d’or, d’une source de louis roulant sur les quatre tapis ». Deux Parisiens causent entre eux. Ils n’ont pas échangé vingt répliques, et vous savez leur caractère. Un des deux raconte son histoire, une liaison dans le demi-monde, une rupture, — et toute la saveur de sa passion, cette douceur et cette amertume spéciales à chaque amour, vous est rendue comme perceptible. Une foule commence d’affluer que vous coudoyez. Des femmes arrivent dans ce casino, des grandes dames de tous pays, une Américaine, une marquise italienne, une Anglaise, une Roumaine. Quelques mots et vous les connaissez, j’allais dire vous les reconnaissez toutes. Le monde cosmopolite vous apparaît dans toute sa complexité, à la fois banale et rare, aristocratique et interlope, pittoresque et monotone. Les yeux de ces femmes vous regardent avec des yeux bleus du Nord, où toute la froideur d’un ciel voilé semble avoir passé ; des yeux noirs du Midi, brûlants de soleil ; des yeux d’Orient, veloutés et impénétrables. Des sourires tremblent sur des lèvres fines ou sensuelles. Vous entendez des souffles, des voix ; vous devinez des habitudes, des mœurs, des duretés, des tendresses… Un drame de passion va s’engager… Et puis rien ! La destinée a fait tomber la plume des mains du romancier : le récit commencé en chef-d’œuvre s’arrête brusquement.

II §

On ferme la livraison de revue, et la tristesse vous serre le cœur, — cette tristesse qui vous prend en Italie à voir sur le mur écaillé d’un vieux cloître mourir une fresque, et s’en aller, s’évanouir, dévoré par le temps, le songe de beauté caressé par l’artiste. Encore le Benozzo Gozzoli du Campo Santo de Pise, le Ghirlandajo de Santa Maria Novella, le Léonard de Milan ont-ils eu la joie de le réaliser, leur songe. Les formes qui vivaient dans leur pensée ont pris un corps devant leurs yeux. Si elles sont mortes, c’est après avoir vécu pleinement, après avoir enchanté la pensée de leurs créateurs et communiqué à des milliers de pèlerins la contagion de leur idéal. Mais les avoir eues là, ces formes, devant son regard intérieur, et n’avoir pu les évoquer, avoir senti qu’on les emportait avec soi dans la grande nuit, et que jamais, jamais elles ne se révéleraient au dehors, c’est une agonie intellectuelle dans l’agonie physique. C’est celle pourtant que Maupassant a traversée, s’il est vrai que, dans la misère de sa dernière année, il demandât sans cesse un manuscrit qu’il croyait lui avoir été volé, — celui-ci ou l’autre, l’Angelus, inachevé pareillement et dont la même revue nous annonce la prochaine publication. Quel roman réel à propos de romans rêvés, et plus pathétique encore, que cette impuissance dans la puissance, que ce soudain déferlement d’ombre sur des visions qui s’effacent, qui se brouillent, qui s’abîment dans un esprit incapable maintenant de les susciter de nouveau ! Cependant elles sont en lui, il les sent en lui, il les poursuit, il les évoque, il ne les trouve pas, et c’est alors, dans cette âme à la fois démente et lucide, des envahissements d’un désespoir auquel on n’ose penser.

III §

J’ai écrit le mot de lucide qui semble bien étrange appliqué à cette fin deux fois tragique. C’est qu’en effet, à la mélancolie de l’œuvre interrompue, s’ajoute, pour ceux qui gardent le souvenir du Maupassant jeune, héroïque de force et d’ardeur, de santé et de raison, l’évidence qu’à la toute veille de la crise où il sombra, son intelligence d’artiste était demeurée aussi saine, aussi robuste, aussi équilibrée qu’à l’époque où il écrivait dans les Soirées de Médan cette Boule de Suif qui le rangea du coup parmi les maîtres. Toutes les vertus d’esprit qui distinguaient le conteur sont là dans leur intacte intensité, et cette feuille de revue suffirait à caractériser son art. Lisez-la et relisez-la. Vous y trouverez d’abord ce don du raccourci clair, cette faculté, par un adjectif, par la notation d’un geste, par un bout de dialogue, de ramasser une individualité entière en quelques lignes. Tandis que des pages d’analyse sont nécessaires à d’autres, et aux plus grands, à un Balzac même, pour situer leurs personnages, deux phrases suffisaient à Maupassant, comme aux deux artistes auxquels il ressemblait le plus, Mérimée et Tourgueniew. Je me souviens d’avoir entendu ce dernier, à la table de M. Taine, répondre à une question de l’auteur de l’Intelligence, qui lui demandait :

— « Mais enfin, quelle est, d’après vous, la qualité première du romancier ?… »

— « Le don de peindre des physionomies », dit le subtil géant russe, après avoir réfléchi une minute.

Prenez maintenant l’Âme étrangère, et regardez dès le troisième paragraphe cette physionomie-ci : « … Un homme se présenta pour entrer, grand, mince, assez jeune. Il avait cette allure aisée des garçons qui ont passé leur adolescence dans les habitudes élégantes de la vie riche et parisienne. Le haut de la tête était un peu chauve, mais les cheveux blonds qui restaient autour frisaient gentiment sur les tempes, et une jolie moustache aux bouts tortillés par le petit fer s’arrondissait bien sur sa lèvre. Son œil bleu clair paraissait bienveillant et gouailleur, et il portait dans toute sa personne un air de hardiesse, d’affabilité et de dédain gracieux… » — Est-elle assez montrée en quelques touches l’individualité irréductible de ce visage d’homme ? L’écrivain n’a pas eu besoin de mots techniques ou nouveaux. Les termes qu’il emploie sont ceux dont vous vous servez vous-même chaque jour, mais appliqués avec tant de justesse qu’ils reprennent aussitôt leur pleine valeur de pittoresque. C’était le procédé du plus grand peintre de physionomies qu’ait eu la France, — La Bruyère, — c’était celui de Stendhal, de Mérimée et de Flaubert. Il a cela de très supérieur au procédé du mot pittoresque qu’il augmente d’une façon singulière un autre pouvoir essentiel du romancier et que Maupassant a possédé à un degré inégalé : la crédibilité.

IV §

Dans ce chapitre mutilé de l’Âme étrangère vous la subissez en effet d’un bout à l’autre, cette magie presque indéfinissable : vous admettez que l’anecdote dont le romancier se fait l’historien est véritable. Vous admettez que les personnages qu’il vous présente existent réellement et dans les données où il vous les présente. Vous ne pouvez pas en douter. Si vous l’analysez, ce premier chapitre, vous comprendrez peut-être plus clairement qu’après la lecture d’un volume entier par quels procédés Maupassant s’assure ce pouvoir. Vous observez d’abord son total effacement devant l’objet, son effort pour dissimuler sa personne à lui. Flaubert, qui fut son grand éducateur, avait formulé cette règle de l’esthétique du roman dans une page saisissante : « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues, — que l’on sente dans tous les atomes, dans tous les aspects, une impassibilité cachée, infinie… » Mais pour pratiquer cette règle, en apparence très simple, comptez quelles qualités d’intelligence, de sensibilité et de conscience il faut posséder : la haute modestie de l’écrivain qui préfère son œuvre à sa personne, cette honnêteté de l’esprit qui considère le talent comme un instrument de vérité et non comme un outil de vanité, — la justesse de ce même esprit qui discerne dans la vie humaine les traits profonds, ce que M. Taine précisément appelait les génératrices, — la justesse de la notation aussi, car une surcharge dans l’expression et qui fait sentir l’auteur, la plume trop adroite, trop ingénieuse, dissipe l’enchantement. Il y faut le pouvoir enfin de la perspective, ce sens de l’exactitude qui permet à l’observateur de classer chaque individu rencontré, à sa place dans la vaste série des espèces sociales, sans duperie et sans dédain. C’est par le premier de ces deux défauts que pèchent les écrivains que la haute vie, par exemple, hypnotise. C’est par la seconde qu’avortent ceux qui se dégoûtent trop de ce qu’ils peignent. Il y a dans tout être qui vit une légitimité, puisqu’il vit, et une limitation, puisqu’il n’est qu’un moment de ce vaste univers humain qui de tous côtés l’enserre et le dépasse. Aucun de nos contemporains n’a, comme Maupassant, connu et marqué cette double et presque contradictoire condition de toute existence. Vous en reconnaîtrez la preuve ici encore à la manière dont il présente le jeune homme qui, visiblement, va être le héros de son livre. C’est, si je peux dire, un personnage à hauteur d’appui, ni trop haut, ni trop bas, ni trop inférieur, ni trop rare, — et à cause de cela que le récit prend aussitôt une valeur irrésistible d’humanité.

Il y a une autre valeur, — et qui était de plus en plus celle de l’écrivain, à mesure que son expérience de la vie humaine et des passions enrichissait, amplifiait sa facture. Maupassant était arrivé, en particulier depuis Pierre et Jean, à comprendre et à pratiquer cette autre loi si peu connue de l’art du roman, qu’il ne faut pas se lasser de signaler : l’importance du sujet. Nulle part il n’a manifesté cette préoccupation plus que dans le dernier des récits qu’il ait publiés : Notre Cœur. Dans ce livre d’un accent poignant, il avait agrandi l’anecdote jusqu’à en faire un symbole, et, par-dessous un drame assez vulgaire de salon, dégagé un de ces larges thèmes du sentiment, un de ces grands faits moraux qui intéressent tous les cœurs. La profonde souffrance d’aimer plus qu’on n’est aimé fait la matière intime de ce roman. Un symbolisme analogue doit se deviner derrière les romans. Il faut que l’histoire racontée par l’auteur puisse s’adapter à d’autres événements, sans que l’âme avec laquelle ils ont été sentis soit changée. Si les Pêcheurs d’Islande, de Loti, sont si beaux, c’est qu’ils ont ce charme de représenter à un degré suraigu le mal de l’absence. Tout homme ayant souffert de la séparation y retrouve sa peine. Voilà les grands sujets et les grands livres. Rien qu’à ce titre : l’Âme étrangère, et rien qu’à ce premier chapitre, on devine que Maupassant voulait montrer ce qu’il y a de douloureusement irréductible dans le conflit des races, — deux êtres précipités l’un vers l’autre par toutes les frénésies de la passion, s’étreignant, se désirant, s’aimant, — et toujours présente entre eux, toujours vivante, cette force implacable de l’hérédité qui veut que les mêmes mots prononcés par deux bouches en train de se chercher l’une l’autre n’aient pas le même sens, qu’un malentendu invincible sépare toujours un homme et une femme venus de deux extrémités du monde historique et physiologique. C’eût été, sous la forme d’un poème d’amour, comme Notre Cœur, et d’un roman de mœurs, comme Mont Oriol, un des épisodes de ce conflit de races, qui demeure un des facteurs les moins étudiés et les plus essentiels de notre société moderne. Et par-dessous ce symbolisme social, il s’en fût caché sans doute un autre : on eût entendu passer dans ces pages la plainte profonde de la mésintelligence éternelle, cette torture que, même dans la plus complète et la plus tendre communion des cœurs, ces cœurs ne soient pas un seul cœur, qu’ils restent deux, irréparablement, immortellement.

V §

Mais à quoi bon imaginer ce qu’aurait été ce livre d’un artiste toujours en progrès, à qui le succès, la pire des épreuves et funeste à tant d’autres, avait été une occasion seulement de se développer dans un sens plus élevé de sa nature ?… En remplissant envers un compagnon disparu ce devoir pieux de redire quel puissant et délicat ouvrier de beauté il demeura jusqu’au bout, je ne peux m’empêcher d’adresser une question aux personnes qui se sont chargées de recueillir une souscription pour élever un monument à ce remarquable écrivain. Je me souviens d’avoir lu dans le Journal, voici quelques semaines, un très éloquent article de M. Henri Lavedan, qui déplorait avec une juste colère les insuffisances de cette souscription. Le fait, exact à cette époque, l’est-il encore aujourd’hui, après ce chaleureux appel7 ? S’il en est ainsi, il ne faut pas hésiter à dire et à redire que c’est une honte pour notre pays de ne pas savoir mieux reconnaître le génie de ses grands écrivains. Nous avons laissé vendre à l’encan les manuscrits de Balzac et démolir sa maison. Alfred de Musset avait vingt personnes à son enterrement. Barbey d’Aurevilly a dû, pour soutenir sa vieillesse, faire de la copie jusqu’à sa dernière année. Weiss s’est éteint presque dans la misère. Taine, notre grand, notre admirable Taine, la plus haute figure littéraire de notre époque, est mort à plus de soixante ans, simple chevalier de la Légion d’honneur ! Ce n’est pas envers ces maîtres que la France a manqué, c’est envers elle-même. Elle ne pouvait ni les grandir, ni les honorer mieux que ne faisaient leurs œuvres. Elle pouvait s’honorer en eux. Je veux croire que, dans cette nouvelle circonstance, ce qui doit être fait sera fait, et qu’un hommage public attestera bientôt que les innombrables lecteurs de Maupassant savent ce que les lettres françaises ont perdu en le perdant, alors que sa plume était encore capable de tracer des pages comme celles de ce roman ébauché. Mais quelle ébauche et quel écrivain !

VI. À propos de « La Colline inspirée »8 §

I §

Il y a de cela bien des années. C’était chez M. Taine. Il habitait, au boulevard Saint-Germain, une vieille maison, aujourd’hui démolie, et dont les fenêtres donnaient sur la façade grise de Saint-Thomas-d’Aquin. Ce soir-là on parlait de l’art du roman. Cherbuliez, Boutmy, Pâris étaient présents. Je les vois encore, groupés autour de Tourgueniew, et j’entends celui-ci nous faire la théorie de ce genre, où il excellait, avec une abondance de points de vue, un choix d’exemples qui me laissent inconsolable de n’avoir pas noté, toute chaude, cette improvisation du plus réfléchi des génies russes. Je me souviens. Une des maîtresses idées qu’il développa fut celle des trois ordres de personnages. « Il y a dans la vie », disait-il, ou à peu près, « une humanité supérieure, une humanité moyenne, une humanité inférieure. Pour reproduire cette échelle de valeurs, le romancier doit mettre en scène trois séries de caractères : des avortés et des grotesques dans le fond du tableau, des individualités ordinaires dans le milieu, et, sur le premier plan, ce que le langage vulgaire appelle des héros, des natures exceptionnelles… » Il insistait sur la nécessité du trait substitué à la description pour donner une vue et un sentiment des paysages. Il cita comme un modèle achevé du talent de montrer, un morceau de Tolstoï, où le silence d’une nuit d’été est rendu perceptible par un seul détail : un grand oiseau s’envole et l’on entend le petit bruit que les extrémités de ses longues ailes font en se touchant. Tourgueniew nous entretint encore de Flaubert, qu’il admirait, avec des réserves. Il lui reprochait un style trop écrit, une facture dans le récit trop différente de la sensibilité des gens mis en scène. « Cela empêche l’atmosphère. » Cette formule m’est restée, comme aussi l’illuminisme qui passait dans ces yeux clairs et sur ce large visage pour prophétiser au roman un avenir illimité. « Il absorbera tout », disait-il. « Ce sera lui le vrai théâtre, la vraie poésie, le véritable essai, la véritable histoire. »

Cette conversation m’est revenue à l’esprit en fermant le nouveau volume de M. Maurice Barrès, cette Colline inspirée, qui est déjà dans toutes les mains. L’extrême originalité de ce livre atteste combien Tourgueniew avait raison. Ce genre du roman, que la critique déclare, de temps à autre, épuisé, porte en lui des richesses extraordinaires de renouvellement. Qu’un talent vigoureux s’y applique, et voici que les anciennes formules s’abolissent et qu’un type inédit de récit se manifeste. Je voudrais dire à quelle tradition se rattache celui-ci, par quel procédé il est nouveau, quelle portée enfin ce procédé donne à ce beau livre. Chacun de ces points voudrait un long développement. Je ne me permettrai que de brèves indications.

II §

La Colline inspirée appartient au genre du roman historique. Cette formule risque de paraître désobligeante. Elle s’applique d’ordinaire à des compositions très conventionnelles, même si elles sont supérieures. Ivanhoé et Salammbô sont deux romans historiques, tous deux très remarquables de plan et d’exécution, tous deux extrêmement artificiels. C’est le cas aussi pour la Chronique de Charles IX. Cette facilité tient à la manière même dont ses livres ont été conçus. L’auteur s’est proposé de reconstituer une époque lointaine à coups de documents, et, comme il travaillait sur des sociétés très différentes de celle où il vivait lui-même, cette reconstitution n’a pu être qu’arbitraire. Il n’en va déjà plus de même quand il s’agit de temps plus rapprochés. La Rôtisserie de la reine Pédauque et les Dieux ont soif, de M. Anatole France, sont des récits établis aussi sur des documents. Mais le dix-huitième siècle et la Révolution ne sont plus si loin. Les façons de sentir et de penser des hommes d’alors nous sont moins inaccessibles. Ces romans sont déjà plus vivants. Il semblerait donc que le roman historique dût être d’autant meilleur qu’il met en scène des événements contemporains. À l’épreuve, ce n’est pas tout à fait exact. J’en citerai comme exemple l’Insurgé, de Vallès. Ici, la partialité du narrateur est un principe de déformation, un autre, le manque de perspective. Voilà qui explique le discrédit où est tombé le roman historique, condamné, croirait-on, à l’inexactitude, qu’il traite d’événements reculés ou d’événements récents, pour des motifs contradictoires mais également spécieux.

Il existe cependant des types réussis du genre. Je citerai ici : Le Chevalier Destouches, de Barbey d’Aurevilly ; une Ténébreuse affaire, de Balzac ; tout le début de la Chartreuse de Parme, et surtout cette admirable suite de chroniques que Walter Scott consacra aux guerres civiles de son pays : Waverley, Rob Roy, l’Officier de fortune, les Puritains d’Écosse, la Prison d’Édimbourg. N’oublions jamais, entre parenthèses, que ce grand artiste fut le maître de l’auteur de la Comédie humaine. Celui-ci commença par vouloir faire pour l’histoire de France ce que l’Écossais avait fait pour toute une partie de l’histoire d’Angleterre. Catherine de Médicis demeure comme la pierre d’attente d’un monument que Balzac abandonna. L’inspiration par laquelle il dériva le roman historique dans le roman de mœurs montre en lui un génie critique égal à son génie créateur. Il avait compris qu’il y a une difficulté invincible à faire du roman historique contemporain, et que le roman historique très rétrospectif n’est qu’une curiosité. Mais Walter Scott, pourtant ? Je crois entendre Balzac répondre : « Donnez-moi l’élément sur lequel Scott a travaillé : une tradition orale. »

Si l’on considère que cette tradition orale est derrière tous les chefs-d’œuvre que j’ai mentionnés, on entrevoit comme loi probable du roman historique la nécessité d’une légende parlée. Le roman vivant, quand il est réussi, est la transformation moderne du poème épique. Pour que la légende s’élabore, il faut que l’événement qu’elle raconte ait frappé profondément l’imagination populaire, par suite qu’il soit important et significatif. Cette légende elle-même met en branle toutes les facultés de ceux qui la racontent. Elle vit dans leur bouche et se teinte d’un coloris, celui de la sensibilité, du climat, des mœurs, des croyances. Copier cette légende, c’est donc, que l’on soit Homère ou Walter Scott, transcrire non seulement des faits positifs, mais tout un coin de temps, tout un coin de pays. Ici, plus rien d’artificiel comme dans le roman historique trop rétrospectif. Rien de partiel et de partial comme dans le roman historique trop contemporain. Le genre atteint là sa plénitude.

III §

Ces réflexions permettent de situer la Colline inspirée à sa place vraie, dans notre littérature actuelle. Ce roman est, pour tout un morceau de la vie lorraine, ce que le Chevalier Destouches est pour tout un morceau de la vie normande, ce que sont les Contes de mon hôte pour tout un morceau de la vie des Highlands. Dans les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle, une famille extraordinaire s’est rencontrée en Lorraine, celle des Baillard. Trois frères de ce nom, tous les trois prêtres, ont tout à tour édifié et scandalisé la contrée autour de la colline vénérable de Sion-Vaudemont. Ils ont restauré là un antique sanctuaire de la Vierge avec un zèle qui s’est ensuite tourné en révolte sous de funestes influences. Engagés par enthousiasme dans des constructions et des cultures dont les frais dépassaient de beaucoup leurs ressources, ils n’ont pas accepté le blâme de leurs supérieurs. La rébellion contre des sentences individuelles les a précipités à la rébellion contre l’Église même, puis à l’hérésie. Devenus les disciples d’un charlatan illuminé, Vintras, ils ont vieilli avec leurs adeptes, dans une solitude et dans une pauvreté de plus en plus orgueilleuses et sauvages. La dispersion est venue, enfin la mort, et de cette longue et tragique aventure, rien n’est resté que des noms, répétés dans des récits tout mêlés d’admiration et de terreur, de raillerie et de pitié.

Ces récits, M. Barrès, toujours hanté par son désir de pénétrer plus profondément l’âme lorraine, les a recueillis de celui-ci, de celui-là, de tous les témoins qu’il a pu découvrir, avec quelle peine, il nous le dit lui-même dès le début de son livre : « Aujourd’hui, c’est un lourd silence autour des trois frères Baillard, un double silence, celui de l’oubli naturel et celui de l’oubli voulu par l’Église… » Silence, rompu sans cesse pourtant par des témoignages involontaires des uns et des autres. « Pendant des années, dix, vingt ans peut-être », ajoute M. Barrès, « je me suis renseigné sur Quirin, sur le grand François, sur le fameux Léopold… » Mais déjà le chercheur, à la place des faits exacts qu’il sollicite, ne trouve plus qu’une matière légendaire… « Je me dis parfois que si l’imprimé n’aboutissait pas de nos jours à tuer toute production spontanée du génie populaire, l’aventure de ces trois prêtres viendrait tout naturellement se placer dans la série de la geste lorraine. »

J’ai tenu à citer tout ce passage. Il définit très nettement l’attitude de l’artiste devant cette matière singulièrement riche à la fois et indigente qu’est une tradition orale. C’est de la vérité et c’est de la fable, du réel et de la fantasmagorie, mais surtout, c’est de la vie, de la grande et naturelle imagination humaine en mouvement. La Geste lorraine ! Comme l’auteur de la Colline inspirée a eu raison de rajeunir ce mot désuet :

Il est escrit en la Geste Francur…

J’emprunte ce texte à la Chanson de Roland. Littré nous rappelle que la Geste, au moyen âge, signifiait encore race, extraction. Le biographe des Baillard l’entend bien ainsi. Voyez comme il rattache sans cesse ces personnages à leur terre et à leurs morts : « Ce sont ceux, qui au lendemain de la Révolution et quand la charrue avait passé sur des lieux consacrés par une vénération séculaire, se donnèrent pour tâche de relever la vieille Lorraine mystique et de ranimer les flammes qui brûlent sur ses sommets. » Ce biographe est lui-même Lorrain, comme Barbey était Normand, comme Scott était Écossais. Toutes les nuances de sensibilité qui ont été celles de ces Baillard, déjà noyés dans le passé, mais un passé tout voisin, il les porte en lui. Sa sympathie s’émeut à songer combien ils sont près, et si distants, si perdus ! « Je m’étonnais que Léopold ne fût mort qu’en 1833, et je cherchais à me souvenir si, enfant, je ne l’avais pas rencontré… » Tout le principe du vrai roman historique, tel que Scott l’a magistralement inauguré, n’est-il pas dans cette simple phrase ?

IV §

Comment la traiter cependant, cette matière légendaire ? Le conteur de Waverley n’a pas hésité, précisément parce qu’il était un conteur. Scott a complété les aventures réelles que lui fournissait la légende par des aventures imaginées. Vous distinguez nettement, quand vous le lisez, les portions recueillies à même la tradition et celles où le trouvère s’est donné libre carrière. Les unes se raccordent aux autres avec un art infini. Son duc d’Argyle, par exemple, et son James Graham Montrose, qui relèvent de l’histoire, s’apparentent exactement à son Henry Morton et à son Edith Ballenden, qui relèvent du roman. Les personnages inventés vous apparaissent d’abord comme aussi incontestables que les personnages réels. À l’examen, la soudure se fait visible et la différence. Il y a dans les figures et les événements vrais que Walter Scott a connus par des témoins authentiques ou par des auditeurs de ces témoins, une force de crédibilité qu’il n’a pas obtenue avec ses figures et ses événements fictifs. C’est même ainsi que j’explique l’extraordinaire injustice de certains critiques à son égard, M. Taine, par exemple, qui dénie à Scott « le don de pénétrer jusqu’au fond de ses personnages ». Le reproche n’est mérité qu’à moitié. Il ne l’eût pas été du tout, si le châtelain d’Abbotsford s’était avisé d’écrire les Contes de mon hôte comme Maurice Barrès a écrit la Colline, sans se croire obligé d’ajouter à la tradition légendaire, et en appliquant toutes ses énergies imaginatives à reconstruire simplement la réalité telle qu’elle a pu, telle qu’elle a dû être.

Aucune intrigue parasitaire dans ce roman-ci. J’allais dire aucun « roman », et pourtant c’est un roman, une évocation, dans le temps et dans l’espace, d’individus vivants qui vont et qui viennent, qui pensent et qui sentent, dans des paysages, avec des habitudes, des gestes et des physionomies, des tempéraments. L’unité d’action ne manque pas, seulement elle est intérieure, si l’on peut dire, comme dans la vie. Visiblement, l’artiste s’est dit : « Ce groupe est si caractéristique, si complet ! Pourquoi le déformer en le modifiant autour d’une construction chimérique ? Si je m’appliquais plutôt à me le représenter dans tous ses détails certains, dans tous ses dessous hypothétiques, mais probables. » Il n’a pas inventé un seul caractère, pas un incident. Il a seulement creusé, précisé, situé, défini les données de la réalité. « Ce livre », nous déclare-t-il, « est sorti d’une infinie méditation au grand air, en toute liberté, d’une complète soumission aux influences de la colline sainte. »

V §

Notons-le aussitôt : une telle méthode d’interprétation, ou mieux, de re-création mentale, n’était possible qu’à l’occasion d’une histoire privée et de personnages d’arrière-plan. Qui voudrait l’appliquer à des épisodes et à des individus célèbres se heurterait aussitôt à une difficulté insurmontable. Sur ces épisodes et ces individus-là, le lecteur a son idée faite. Vous pouvez la modifier par des textes inédits, une correspondance, des Mémoires. Vous ne la modifierez pas imaginativement. C’est le motif pour lequel des hommes aussi étonnants de personnalité et de destinée que Napoléon par exemple ne sauraient figurer dans un roman ou sur la scène sans que le récit ou le drame rendent un son faux. Nous touchons le point précis où l’histoire et le roman historique se séparent. L’instinct du talent est trop fort chez M. Barrès pour ne pas l’avoir averti que l’intérêt supérieur de ses Baillard résidait dans leur humilité même. Il les a séparés le plus qu’il a pu du vaste monde pour les renfermer et les renfoncer dans cette humilité. Il ne les a héroïsés en aucune façon. Il n’a même pas craint de les montrer, à de certaines heures, presque grotesques, presque cocasses et, ce faisant, il nous les a rendus si présents que leur relief est obsédant. Ce résultat une fois obtenu, le poète a pu donner libre cours à ses visions et composer ces chapitres XV, XVI, XVII, XVIII et XIX, Léopold sur les ruines de Sion, les Symphonies sur la prairie, l’Année noire, Un hiver de dix années, la Mort de Léopold, pour lesquels il faut aller, tant ils sont puissants, chercher des comparaisons dans ce maître de toutes les chroniques légendaires qui fut Shakespeare. Léopold Baillard, accablé par l’âge et le malheur, mais toujours dévoré de la flamme intime, et cheminant dans la plaine lorraine, c’est le roi Lear dans sa lande, une peinture émouvante comme la musique de Beethoven, de ce domaine indéterminé où l’âme semble errer sur le bord d’un autre monde, tant celui-ci l’a froissée, blessée, meurtrie sans détruire sa palpitation sublime. Jamais M. Maurice Barrès n’a tiré des notes plus déchirantes et plus exaltantes de ce magique instrument qu’est sa prose et jamais non plus cet « enchanteur » — pour lui appliquer le nom que Joubert donnait à Chateaubriand — n’a prouvé davantage combien la sensibilité chez lui se redressait, se retrempait sans cesse dans la raison. Il a trouvé, sans effort, et comme par un mouvement spontané de l’instinct, le moyen de terminer cette symphonie de passion, d’égarement et de frénésie, sur le plus magnifique finale d’acceptation, de discipline et de sérénité. Ce profond et courageux élan vers la loi libératrice —  « étant lié, je suis libre », disait saint Paul, — à travers les plus ardentes et les plus dangereuses tentations de désordre et d’anarchie c’est le symbole de son œuvre entière, depuis Sous l’œil des Barbares et l’Homme libre, jusqu’à Colette Baudoche, et la Colline inspirée. C’en est l’unité profonde et la moralité. C’en est aussi le grand pathétique. L’artiste en lui a toujours senti si bien que son génie serait en péril si le bouillonnement intérieur venait à tarir, et, s’il n’eût pas réglé ce bouillonnement, ce génie risquait de tout détruire et de se détruire lui-même. Qu’est-ce qu’un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? Qu’est-ce qu’un ordre qu’aucune fantaisie ne vient plus animer ? Douloureuse antinomie que ce rare écrivain a su résoudre par un surprenant mélange de lyrisme et d’idéologie, d’ardeur et de discipline, nous donnant ainsi, en même temps que des livres si neufs, un très noble exemple d’éthique intellectuelle. Je pense combien Goethe l’en eût aimé.

VII. Du roman historique9 §

Un des meilleurs écrivains de cette époque, M. Louis Bertrand, vient de publier en librairie un nouveau roman : l’Infante. Je voudrais en prendre texte non point pour donner de ce livre une analyse qui serait forcément incomplète, tant le récit est riche d’épisodes, mais pour formuler derechef quelques réflexions sur le genre dont ce livre relève : le roman historique.

I §

Mais d’abord, y a-t-il un roman qui, en un certain sens, ne soit pas historique ? Balzac disait, dans sa Correspondance : « On commence à reconnaître que je suis beaucoup plus un historien qu’un romancier. » C’est qu’en effet, le roman de mœurs, tel qu’il l’a conçu et traité, suppose des coutumes, un pays, une date, des lois, tous les éléments dont se fait l’histoire. Le Ménage de garçon implique la. Restauration, comme les Parents pauvres la monarchie de Juillet. De même l’Éducation sentimentale, de Gustave Flaubert, suppose la révolution de 48 et le second Empire à ses débuts. Ce qui est vrai du roman de mœurs ne l’est pas moins du roman d’analyse, qui semble, par définition, plus dégagé du temps et de ses influences. Il ne l’est pas. Les maîtres du genre l’ont si bien compris qu’ils ont tous situé leurs personnages dans un moment très caractérisé. L’Amaury de Volupté est un jeune homme du Consulat, de cette époque d’incertitude et de reconstruction, le vrai milieu pour cette âme malade, hésitante et qui cependant veut guérir. L’Octave de la Confession d’un enfant du siècle est, au contraire, un Français d’après 1815 dont la plaie intime s’avive et s’empoisonne des germes de désespoir jaillis de la grande blessure nationale. Quand Mme de La  Fayette voulut peindre le romanesque amour de sa Mme de Clèves, elle eut soin de placer son récit à la cour de Henri II, de ce roi sentimental que Brantôme nous montre, à quarante ans passés, « portant pour livrée », au tournoi où il devait trouver la mort, « blanc et noir, à cause de la belle vefve qu’il servait ». C’étaient les couleurs adoptées par la duchesse de Valentinois depuis la mort de son mari, Louis de Brézé. Une étude récemment parue de Mlle Valentine Poizat sur la Véritable princesse de Clèves nous prouve que le choix de cette époque ne fut pas arbitraire. Très vraisemblablement, la princesse de Clèves ne fait qu’un avec la duchesse de Guise. Quoi qu’il en soit de ce petit problème d’identité, les emprunts à Brantôme, si abondants, si précis, démontrent assez avec quelle lucidité l’amie de La Rochefoucauld a vu nettement cette loi de technique littéraire : ne jamais séparer le cas individuel des conditions générales qui l’ont rendu possible. Mais n’en va-t-il pas de même du roman à thèse ? Candide, c’est, avec le fantastique de quelques incidents, un chapitre de l’histoire de la Société européenne au dix-huitième siècle, et les Misérables évoluent si bien dans la France du dix-neuvième que le récit de la bataille de Waterloo et le portrait du roi Louis-Philippe n’y font pas hors-d’œuvre.

Si tout roman est historique en un certain sens, pourquoi donc parle-t-on du roman historique comme d’un genre particulier ? Procédons de nouveau par des exemples. En regard des ouvrages dont je viens de citer les titres si divers, il suffit de mentionner des livres comme le Waverley, les Puritains, la Prison d’Édimbourg de Walter Scott, la Salammbô de Flaubert, les Chouans de Balzac, la Guerre et la Paix de Tolstoï, pour reconnaître le principe légitime de cette distinction. Marquons-le nettement. Dans ces romans-ci, le cas individuel n’est plus au premier plan : il est subordonné aux conditions générales qui deviennent l’objet propre de l’étude. Quand Balzac écrit Un Ménage de garçon, il fait bien de Philippe Bridau un demi-solde ; mais ce qui l’intéresse, dans le personnage et son aventure, ce n’est pas le demi-solde, c’est, dans les données qu’une telle situation implique, le drame des deux frères : Philippe et Joseph, inégalement aimés par leur mère. C’est le problème que le veuvage pose devant la mère de famille. C’est, parallèlement, la peinture de l’esclavage où le célibataire Rouget se laisse réduire par une servante-maîtresse. La portion historique du récit recule à l’arrière du tableau. Elle occupe le premier rang dans les Chouans, comme dans Waverley, comme dans Salammbô, comme dans Guerre et Paix, comme dans l’Infante à laquelle j’arrive et qui peut être considérée comme un type remarquable de cette forme d’art.

II §

C’est au lendemain de l’annexion du Roussillon et de la Cerdagne à la France, dans la seconde moitié par conséquent du dix-septième siècle, que M. Louis Bertrand situe son récit. Une douloureuse tragédie d’amour en est le nœud : la passion d’Inès de Llar, une jeune fille d’une des petites cités de cette marche de l’Espagne, Villefranche, pour un Français lieutenant du roi au pays récemment conquis, M. de Parlan. Les parents d’Inès, qui sont parmi les nobles du terroir, ont formé, avec leurs proches et leurs amis, un complot pour livrer la place aux Espagnols. Par terreur du danger que court celui qu’elle aime, Inès révèle ce complot, et elle est la cause de l’exécution de son père dont elle obtient la grâce, mais trop tard. Ce sanglant fantôme dressé entre les amants les sépare à jamais. Nous voici devant une anecdote comme celles que Mérimée lisait avec délices, dans le Registre-Journal de Pierre de Lestoile. Le romancier-historien la regarde, cette anecdote. Il la creuse et il aperçoit par-delà une tragédie plus vaste, la rencontre et le conflit de deux races, de deux royaumes. Ce bourg fortifié de Villefranche ressemble à ce Sarracoli dont parle Montluc, à la dernière page de ses Commentaires. Quelles phrases et si pathétiques, sous la plume du vieil ouvrier de guerre ! « Bien souvent, il me prenoit fantaisie de faire retraicte, pour n’avoir pas le desplaisir d’ouyr tant de fascheuses nouvelles et la ruine de mon pauvre pays. Il me ressouvenoit tousjours d’un prieuré assis dans les montagnes, que j’avois veu autresfois partie en Espagne et partie en France, nommé Sarracoli. J’avois fantaisie de me retirer là en repos. J’eusse veu la France et l’Espagne, en mesme temps. Si Dieu me preste vie encores je ne scoy que je ferai. » C’est en contemplant un double horizon comme celui dont rêvait Montluc, mitoyen de la France à la fois et de l’Espagne, que l’auteur de l’Infante aperçut tout d’un coup la signification profonde de l’aventure d’Inès, laquelle occupe trois lignes dans le guide. Le prologue où il raconte cette soudaine révélation nous donne un document de premier ordre sur l’éveil d’un récit épique dans l’imagination d’un romancier de race. Celui-ci, par de longs corridors de rochers, par des prairies, par des sentiers en escaliers, est en train de rejoindre l’évêque de Perpignan, Mgr de Carsalade du Pont, qui l’attend, debout contre le mur de la vieille abbaye pyrénéenne de Saint-Martin du Canigou. Les villages parmi les platanes, les châteaux sur les crêtes, les causses, les vallées se développent, à perte de vue et de rêve.

— « Mon diocèse finit là », dit l’évêque, en montrant les murs infranchissables de la montagne proche. « Derrière, c’est l’Andorre, le pays d’Urgel, l’Espagne. »

— « Mes Espagnes !… » songe le romancier. Et comme ce mes est un beau cri d’artiste littéraire qui prend possession d’une terre et de ses trésors de songe ! Il considère, plus près de lui, le sombre bourg farouchement tapi sous le fort de Villefranche, et un fantôme surgit, celui de la petite patricienne passionnée dont la destinée s’est jouée là. La pâle figure aux grands yeux tristes lui apparaît, derrière les meurtrières des remparts. Elle ramasse en elle toute la poésie tragique de cette cité de frontière. L’Espagne est en elle, dans cette fleur d’aristocratie éclose sur le vieil arbre, enraciné ici durant des siècles. La France aussi, puisqu’elle aime l’officier du roi, jusqu’à lui sacrifier les siens et sa patrie. L’écrivain parle tout haut sa pensée, il prononce le nom d’Inès. Et il entend l’évêque lui répondre :

— « Il faut que vous racontiez cette histoire. »

— « Et je sentis », dit M. Louis Bertrand, « qu’il le fallait en effet. »

III §

Ce verbe impératif n’est pas là pour la rhétorique. Il exprime cette nécessité imaginative, sans laquelle toute création d’art n’est que jeu arbitraire. Je crois bien avoir jadis accusé moi-même le roman historique d’artifice et de convention. Quand il s’impose ainsi à l’écrivain, avec cette force d’obsession, il devient aussi naturel que le roman contemporain le plus personnel.

Pour que cette nécessité se produise, un travail de cristallisation a dû s’accomplir dans cet écrivain, dont M. Bertrand nous donne une analyse très fine. « Toutes les impressions catalanes », dit-il, « que j’accumulais depuis tant d’années, tout cela s’était ramassé autour de la figure énigmatique d’Inès de Llar. » Et il continue, lyrique : « Pays de Cerdagne et du Roussillon, terre de Notre-Dame-de-Vie, lourde d’opulence et de fécondité, pays des retables dorés et des madones vêtues de brocart, pays du vin, des harnais éclatants et des gourdes de cuir, pays des muletiers et des contrebandiers… » C’est le commentaire du mes de tout à l’heure. Nous comprenons, à lire ces phrases et celles qui suivent, que la forte prise d’une contrée domine le conteur, que cette contrée est une force vivante et qui veut s’exprimer par lui. Le roman historique sort, ici, de l’aspect des lieux. D’autres fois, c’est la légende orale qui le produit, non moins nécessairement. Ainsi pour les récits de Scott, ainsi pour ce chef-d’œuvre de Barbey d’Aurevilly, le Chevalier Des Touches. D’autres fois encore, c’est un texte ancien : « Je venais de lire un assez grand nombre de mémoires et de pamphlets relatifs à la fin du seizième siècle. J’ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cet extrait, le voici. » Mérimée nous présente en ces termes sa Chronique du règne de Charles IX. Leur froideur voulue est démentie aussitôt par le frémissement avec lequel il recopie une note de son cher Lestoile sur une demoiselle de Châteauneuf qui, amoureuse de son mari, et le trouvant avec une maîtresse, « le tua virilement de ses propres mains ». Non. Cette Chronique de Charles IX n’est pas un extrait de lectures savantes. Elle est, comme tous les romans historiques vraiment dignes de ce nom, une hallucination copiée.

IV §

La valeur représentative de cette hallucination fait le plus ou moins de valeur de cette sorte de romans. Si les Waverley et les Redgauntlet du jacobite Scott sont des livres de tout premier ordre, la raison en est qu’ils font revivre avec un relief singulier, et l’Écosse du dix-huitième siècle, et l’aventure du Prétendant. Pareillement le Des Touches de d’Aurevilly éclaire d’un jour saisissant la Chouannerie normande et l’équipée de l’héroïque et malheureux Frotté. Pareillement, encore, l’Infante, par-dessus et par-delà le heurt des soldats de Louis XIV et des gentillâtres du Roussillon, évoque pour nous, je l’ai dit plus haut, la France et l’Espagne, en face l’une de l’autre. Le récit des amours d’Inès de Llar et du lieutenant du roi court, à travers le livre, comme un fil d’or à travers l’étoffe ; mais l’étoffe, — pour continuer cette métaphore, — la trame même du roman, c’est l’époque tout entière qui la fournit. Le livre fermé, toutes sortes d’idées s’élèvent dans votre pensée. Vous vous rendez compte que ce petit coin de frontière a comme affronté deux variétés du type latin, toutes voisines et cependant irréductibles l’une à l’autre. Les portraits de ces nobles Roussillonnais conspirant contre les gavaches, s’animent pour vous, dans ces petites salles tapissées d’azulejos, dont le romancier dénombre tous les meubles, tous les ustensiles, toutes les armes. Leur expression prudente et taciturne, défiante jusqu’à en être sournoise, passionnée jusqu’à en être illuminée, contraste, non moins que leurs costumes et leurs coutumes, avec les physionomies gaies et les allures libres des garnisaires français qui campent dans ces mêmes vergers, sous ces mêmes cyprès arrosés d’eaux courantes. Quel contraste encore que le fastueux et lumineux Versailles où Inès vient implorer la grâce de son père, et le sombre Escurial où son frère François va demander, lui, la permission d’attaquer les soldats de M. de Parlan !

De ces oppositions de caractère et de décors, le romancier ne tire pas de conclusion. Il ne prétend rien vous démontrer. Il n’est pas un romancier à thèse. Mais un involontaire enseignement émane de ces pages, tour à tour pittoresques et ardentes, fortement chargées de couleur et délicatement nuancées. Le rôle que joue la France au dix-septième siècle — déjà magnétique de rayonnement heureux — et celui de l’Espagne vous sont rendus perceptibles. Perceptible, la différence des deux génies. Le romancier ne vous a parlé ni de Cervantès, ni de Caldéron, ni de Vélasquez, et, après l’avoir lu, vous sentez mieux en quoi réside l’originalité nationale de ces artistes si locaux et à quel degré ceux des nôtres qui semblent avoir subi l’influence venue tra los montes, le grand Corneille, par exemple, en diffèrent et pourquoi. C’est la force du beau roman historique qu’il se dépasse ainsi lui-même, qu’il fournisse prétexte à des interprétations à côté qui vont très loin dans les profondeurs du passé, et l’lnfante est un très beau roman historique. Il se raccorde vigoureusement à la puissante enquête menée par son auteur sur la Latinité, autour de la Méditerranée, de ce lac sacré aux bords duquel s’est formée la seule civilisation dont nous puissions être. Mieux la comprendre, c’est mieux la défendre. M. Louis Bertrand est un des meilleurs ouvriers de cette tâche. En est-il une qui soit plus française ?

VIII. Le Voyage du Centurion10 §

I §

Voici un très beau livre, d’une originalité saisissante et qui redoublera, chez tous les lettrés, la douleur que leur a causé la mort prématurée de son auteur, le lieutenant Ernest Psichari, héroïquement tombé en Belgique, lors de la retraite de Charleroi. Son premier roman, l’Appel des armes, avait produit, on se rappelle, une sensation très vive. Deux raisons y contribuèrent. Ernest Psichari était le petit-fils d’Ernest Renan, et le contraste de sa pensée avec la pensée de son grand aïeul ne pouvait manquer d’étonner. Mais, surtout, c’était la révélation d’un talent déjà supérieur et d’une nouveauté singulière, où le don d’expression aiguë, l’hallucination continue de l’artiste visionnaire s’associait à une subtilité d’analyse psychologique incomparable. L’Appel des armes nous racontait la simple histoire d’un officier, Nangès, guérissant un jeune soldat des pires intoxications anarchistes et pacifistes par la seule suggestion de sa personnalité. Peu d’événements, un récit uni, j’allais dire terre à terre, et c’était un portrait dressé en pied, d’un si haut relief que ce Nangès reste, pour moi, à l’heure présente, aussi vivant que si je l’avais connu en chair et en os. Il y avait là, entre autres pages, une conversation entre camarades de garnison sur le métier de soldat, égale par l’accent et supérieure par la portée au morceau justement célèbre de Vigny dans le second chapitre de Servitude et Grandeur qui commence : « L’armée est une nation dans la nation… » Vigny ajoute : « C’est un vice des temps. » Pour Nangès, au contraire, porte-parole avoué du romancier, le plus précieux travail du soldat est de constituer, dans la nation, un type à part. Il représente, et seul, un principe d’obéissance, de sacrifice et de danger, aussi nécessaire à la tonicité générale de la Société que les sécrétions de telle ou telle glande peuvent l’être à l’énergie générale de l’organisme. Le soldat serait alors une de ces espèces sociales que le plus perspicace des observateurs, Balzac, démêlait déjà. « La Société », disait-il dans la préface de la Comédie humaine, « ressemble à la nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un oisif, un savant, un commerçant, un homme d’État, un marin, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le cheval… Il a donc existé, il existera toujours des espèces sociales comme il existe des espèces zoologiques… »

Cette étude du caractère propre au soldat faisait le thème de l’Appel des armes. Elle fait aussi celui de ce récit posthume auquel son auteur avait donné ce titre énigmatique : le Voyage du Centurion. De ce roman, — car c’en est un, mais d’un type si neuf que l’on hésite presque à employer ce mot, — l’écrivain a laissé deux versions : l’une, rédigée à la première personne et sous forme autobiographique ; l’autre, — et c’est celle que l’on va lire, — sous forme de récit objectif. Le titre s’éclaire par les deux versets de saint Matthieu mis en épigraphe : « … Et le Centurion répondit : “Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites un mot seulement, et mon fils sera guéri, — car, moi aussi, je suis un homme qui obéit et à qui l’on obéit. Je dis à ce soldat : ‘Va’, et il va. Je dis à cet autre : ‘Viens’, et il vient ; à mon serviteur : ‘Fais ceci’, et il le fait.” » Vous êtes averti aussitôt : ce nouvel essai de psychologie militaire est aussi un essai de psychologie religieuse. Le romancier revendique le droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve qu’il peut, qu’il doit y avoir une doctrine chrétienne de la guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne dit pas au Centurion : « Quittez votre service. » Et écoutant ces paroles de discipline sans les relever, il les fait siennes. Que dis-je ? Il admire celui qui les prononce. Audiens autem Jesus miratus est… Il ajoute : « Je n’ai jamais trouvé autant de foi dans Israël. » C’est donc le soldat croyant qu’Ernest Psichari va nous peindre. Il ne se propose pas de tracer uniquement un tableau de mœurs, quoique ce tableau s’y trouve et que les traits en soient d’un réalisme qui ne recule pas devant la brutalité. Étant lui-même un professionnel, le romancier aime l’humble détail du service, mais il en aime plus encore le sens spirituel, ou mieux, il ne les sépare pas, et c’est la particularité qu’il faut comprendre pour bien entrer dans l’esprit de ce récit.

Déjà, dans l’Appel des armes, il était parlé de la « mystique » du métier militaire. Cette expression n’est pas spéciale à Psichari. Dans les derniers travaux qu’il a donnés aux Cahiers de la quinzaine, Péguy l’employait sans cesse, et c’est à Péguy qu’est dédié l’Appel des armes. Cette formule décèle un état mental qui semble avoir été celui de toute une élite de la jeunesse française avant 1914 et la terrible guerre. L’épreuve actuelle ne peut que l’avoir accentué. La mystique ? — Je cherche le mot dans le dictionnaire et je trouve cette définition : « Qui a un sens caché, relatif aux mystères de la foi. » Suit un exemple tiré d’une lettre de Pascal à Mlle de Roannez : « Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique. » Quand Péguy reproche aux adeptes de tel ou tel parti de manquer à la mystique de leur doctrine, quand Psichari fait dire à Nangès que l’armée a sa morale à elle et sa mystique, ils entendent bien affirmer que notre activité, pour être complète, doit avoir un sens caché et impliquer une foi. Dans toute action humaine, ils discernent deux éléments : une application positive extérieure, à l’homme et une signification secrète qui lui est intérieure. Le soldat fait la guerre. C’est l’application extérieure. Il développe en lui secrètement, il porte à leur maximum de tension certaines vertus. Il nourrit, il enrichit son âme à travers son métier. C’est le travail intérieur. La vie de l’âme devient alors la raison profonde et dernière de l’effort, même le plus technique. L’acte de foi est là, dans cette affirmation que le monde spirituel, non seulement est une réalité, mais qu’il est la réalité par excellence. En dehors de lui, l’énergie la mieux adaptée de l’homme le plus intelligent ne diffère pas du labeur de l’araignée tendant sa toile. George Eliot parle, dans Silas Marner d’un moment où son héros, le tisserand de Raveloe, ayant perdu toute croyance, mais infatigable à sa besogne, commence à mener une existence d’insecte, — insect-like life. Cette mécanisation de l’être, un Péguy, un Psichari la reconnaissent aussi bien dans la curiosité du savant, dans les calculs du politicien, dans le libertinage du voluptueux, que dans l’esclavage du bureaucrate ou du tâcheron. C’est contre elle qu’ils font appel aux puissances du psychisme supérieur les plus hautes tout ensemble et les plus profondes de notre personne. Ouvrez le Voyage du Centurion, et, dès la première page observez sous quel jour le romancier vous présente son personnage, Maxence, officier de tirailleurs, en train de conduire en Mauritanie une colonne de méharistes : « … Son père — le colonel lettré, voltairien et pis, traducteur d’Horace, excellent et honnête vieillard, homme enfin de belles façons — s’était trompé. Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal… Pourtant, cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë, et rien ne l’en avertissait, si ce n’est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude… » Vous posez le livre, et, si vous êtes de ceux qui ont eu leurs vingt ans il y a trente ans, vous vous rappelez comment pensait et sentait votre génération. Elle oscillait entre l’intellectualisme à outrance et l’arrivisme. On était scientiste et moniste, donc nihiliste, ou bien brutalement ambitieux d’après Rastignac et Julien Sorel. Quel chemin parcouru en un quart de siècle, et de quels retours la pensée d’une race demeure capable ! Comme ces reprises de sève déconcertent les inductions les mieux appuyées, les prophéties les plus justifiées ! Soyons très prudents à ranger parmi les puissances du passé les idées et les émotions dont nos pères ont vécu. Leur vertu est-elle épuisée ? Nous ne le saurons jamais.

II §

C’est un de ces retours inattendus que raconte le Voyage du Centurion, le bouillonnement, à nouveau, dans une intelligence et une sensibilité, d’une source qui paraissait tarie. L’Appel des armes nous avait dit la vocation militaire et dans quel moule psychologique prend son relief, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce type humain d’une frappe très spéciale qu’est le soldat. Le Voyage du Centurion nous dit l’éveil du croyant dans ce soldat, et comment la religion de la consigne mène ce fervent de la discipline à toutes les disciplines. Mais d’abord, pourquoi le Centurion ? Par rappel de l’épisode de l’Évangile que j’ai déjà cité. Pourquoi le Voyage ? Parce que ce livre est réellement le récit d’un voyage, le journal, étapes par étapes, d’une expédition en Mauritanie. Le lieutenant Maxence se met en marche pour le désert avec une troupe dont l’évocation fait les premières lignes du livre : « … Il dépassa successivement l’arrière-garde qui était un petit groupe compact de méharistes noirs, puis la cohue des domestiques, cuisiniers et marmitons, puis les mitrailleuses oscillant sur l’arête aiguë des dos de mulets, puis le lourd convoi des chameaux porteurs de caisses, puis les cavaliers, de grands nègres écrasant les petits chevaux du fleuve, les méharistes maures drapés dans de larges gandourahs, puis, enfin, l’avant-garde, au milieu de laquelle Maxence distingua son interprète, un Toucouleur admirablement vêtu de soies brodées. Et devant, il y avait la terre, la terre scintillante, givrée de soleil, la terre sans grâce et sans honneur où errent, sous des tentes en poils de chameau, les plus misérables des hommes… » J’ai tenu à citer ce quadro comme un échantillon de la manière de l’écrivain, de son coloris si pittoresque et si vrai. On comprendra tout de suite l’originalité singulière du roman, si j’ajoute que ce Voyage est aussi le pèlerinage d’une pensée, la randonnée à travers ses propres idées d’un esprit à la recherche d’une certitude, d’une conscience en quête d’une règle surnaturelle, d’un cœur en tourment de Dieu et de l’Église. Vous tournez quelques pages, et vous rencontrez, écrites de cette même plume de soldat impressionniste, des phrases comme celles-ci : « Pourquoi donc, si Maxence est un soldat de fidélité, pourquoi tant d’abandons qu’il a consentis ? Tant de reniements dont il est coupable ? Pourquoi, s’il déteste le progrès, rejette-t-il· Rome, qui est la pierre de toute fidélité ? Et s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable croix ?… »

Il y a donc dans ce roman, et ce raccourci schématique suffit à le montrer, deux romans parallèles : celui de l’officier en marche sur un sol ennemi, qui scrute l’espace, scrute ses hommes, campe ici, ailleurs se bat, qui veille, interroge, commande, tend sa volonté à l’action, et il y a le roman du négateur qui souffre dans la foi absente comme il souffrirait dans un membre mutilé. Il a quitté la France et Paris pour servir, mais aussi pour échapper à une atmosphère d’anarchie intellectuelle et sentimentale où il étouffait. Il est venu demander à l’Afrique un emploi utile de ses trente ans, mais aussi une réparation, un rétablissement de sa vie intérieure, par le danger, par la solitude, par le contact quotidien avec une nature vierge et des hommes primitifs. Étant soldat, il agit, et quelle action, celle qui implique la responsabilité la plus poignante, puisqu’il représente la Patrie ! Et ce chef d’une patrouille dans le désert réfléchit, de la réflexion la plus individuelle, la plus solitaire, la plus semblable à l’oraison mentale par le reploiement, la retenue et la garde des sens. Les maîtres de la spiritualité reviennent sans cesse sur ce point. Un saint Bonaventure donne à la méditation religieuse pour première loi la rupture avec le monde extérieur : « Sensuum revocatio ab exterioribus », et un saint Nil : « Non poteris orare, terrenis negotiis et curis implicatus. Tu ne pourras pas prier, embarrassé des affaires et des soucis de la terre. » Il semble donc que le Centurion de ce Voyage doive apparaître comme un paradoxe impossible, comme la fantaisie d’un artiste littéraire hanté par le désir de juxtaposer des contradictoires. Entre parenthèse, ces mosaïques sont quelquefois des chefs-d’œuvre, ainsi les Misérables de Hugo. On sent tout de même de pareils livres factices par un point. Ici rien d’artificiel. Tout est exact et juste. Vous lisez quelques pages de ce livre, et vous êtes pris aussitôt par cet accent de la réalité sentie qui ne s’imite pas. Nous qui avons connu Ernest Psichari, nous savons que Maxence, c’est lui-même, que cette expédition d’Afrique, il l’a réellement faite, que ces crises d’âme, il les a traversées. Nous ignorerions tout de sa personne que nous dirions encore de ce récit qu’il est vrai. Il emporte avec lui cette crédibilité totale, absolue, qui est la première vertu du roman. Sans elle, les plus beaux miracles de style et de composition sont non advenus. Rappelez-vous Salammbô. Avec elle, toutes les insuffisances de facture sont oubliées. Rappelez-vous les Trois Mousquetaires. C’est écrit à la va-vite, inventé au rebours de l’histoire. Le lecteur ne peut pas ne pas y croire, et à cause de cela, c’est un grand roman, tandis que Salammbô n’est que le plus magnifique exemple de rhétorique de la langue.

À quoi tient-elle, cette crédibilité, qui fait qu’à l’heure présente nous disons couramment : un Don Quichotte, un Robinson et un d’Artagnan, quelque différence qu’il y ait entre le génie d’un Cervantès ou d’un Daniel de Foë et la facilité hâtive de l’improvisateur Dumas ? À la vraisemblance ? Non, puisque les Trois Mousquetaires, précisément, abondent en aventures de cape et d’épée qui touchent au fantastique. À la logique ? Pas davantage. Je sais des lecteurs très intelligents et qui refusent d’admirer telle nouvelle de Mérimée dont la trame est serrée d’une manière merveilleuse ; cette logique même leur donne, disent-ils, la sensation du « simili », du fabriqué. Pour qu’il y ait une crédibilité d’une force indiscutable, il faut, semble-t-il, que l’auteur soit par-dessus tout de bonne foi, qu’il croie à l’histoire qu’il raconte, avec une spontanéité, une naïveté complètes. C’était le cas de Dumas pour ses bretteurs, le cas de Balzac pour ses usuriers et ses duchesses, le cas de Walter Scott pour ses Jacobites et ses sorcières. C’est le cas de Psichari pour son Centurion et ses Africains. C’est son cas, en particulier, pour les angoisses et les joies, les remords et les résolutions qu’il lui prête. Il ne se demande pas si vous en douterez. Il ne cherche pas à vous justifier l’anomalie vivante que représente une pareille dualité : des préoccupations d’un service en campagne et des méditations à la Pascal alternant dans une même tête. Il n’a pas à résoudre l’objection. Elle ne surgit pas devant ses yeux. Ce personnage est son double. Pourquoi discuterait-il sa réalité ? Et il ne la discute pas. Il vous la montre et vous la voyez avec lui, comme lui. Elle s’impose comme un fait. Ce serait le comble de l’art, si ce n’était la simplicité même de la nature.

III §

Il ne suffit pas, pour qu’un livre soit beau, d’une beauté supérieure, qu’il ait cette force du fait. Il est nécessaire que le fait ait une valeur. Il en a toujours une quand, à travers lui, nous atteignons le fond d’un cœur humain. Jamais je n’ai compris plus clairement qu’en lisant ce Voyage du Centurion le prix de cette franchise courageuse qui vous dit : « Je suis ainsi. » Par une loi qui déconcerte au premier abord, plus nous sommes nous-mêmes avec intensité, plus les autres se retrouvent en nous. La gamme des mentalités n’est, en effet, pas très étendue, et dès que l’on entre dans la psychologie profonde, ce n’est plus la variété que l’on rencontre, c’est l’unité, c’est l’identité. Suivons l’analyste du Voyage dans ce travail de creusement moral auquel il s’abandonne. Il s’est reconnu soldat, et il se reconnaît maintenant, dès qu’il se heurte au milieu dans lequel il doit agir, soldat français. Au départ pour le désert, il se disait bien : « C’est la France qui m’a donné, à moi, humble lieutenant, cette immense contrée comme un parc où je puisse m’ébattre et bondir, aller et venir, selon mon caprice et comme au hasard de mon bon plaisir. » Et aussitôt il ajoutait : « Mais lui, Maxence, n’avait envers sa patrie aucune reconnaissance… » Cri étrange et qui serait blasphématoire, si, justement, ce Voyage du Centurion n’était pas aussi une découverte de la France. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, Maxence n’a vu, à son entrée dans la vie, qu’un coin très étroit de son pays et que des mœurs très momentanées. Il a pris Paris pour la France, et pas même, mais, dans Paris, quelques coteries où l’apparent raffinement d’esprit dissimule mal l’indigence foncière. Partout il a senti le faux semblant, l’imposture, le vide. Et voici qu’en Mauritanie, au bord de cet empire colonial conquis par ses camarades, l’officier a l’évidence de la valeur de sa race. Il éprouve qu’il fait partie d’un grand peuple. Il éprouve aussi qu’il a devant lui un peuple différent. Différent ? mais par quoi ? Par sa religion. Pour la première fois Maxence se rend compte qu’encore aujourd’hui, la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. « Qu’importe que Maxence soit triste ou mauvais ? Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Rien n’y peut faire, ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance dont il porte le signe, c’est celle qui a repris les sables de l’Islam et c’est celle qui traîne l’immense Croix sur ses épaules. Elle est la puissance de chrétienté. » Apercevez-vous comme, en poussant à fond l’analyse de son métier de soldat, le songeur découvre en lui le chrétien et aussi par quelle nécessité intime les deux romans, celui de la bataille et celui de la prière, se rejoignent, s’unissent. Souvenez-vous maintenant des récits que nous font ceux qui reviennent, en ce mois de novembre 1915, où j’écris, de la ligne de feu, et de la solennité, du recueillement des messes dites dans les tranchées. Le Centurion du Voyage n’a fait que démêler en lui plus tôt le Croisé préfiguré dans tous ceux qui portent l’uniforme de France. Chez les uns, il apparaît conscient comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il explique pourquoi la guerre comprise à l’allemande nous a aussitôt causé une horreur qui nous a révoltés dans nos fibres les plus secrètes. C’est que nous sommes les soldats de la chrétienté et que nous avons eu devant nous les soldats d’Odin.

Arrivé à ce stade de sa réflexion, l’auteur du Voyage du Centurion aurait pu s’arrêter. Le point de vue national est une variété du pragmatisme. On sait que ce mot, — qui vient du grec πραγματικός, relatif aux affaires, aux faits, — sert à désigner aujourd’hui une apologétique uniquement fondée sur l’utilité. Il est certain, en effet, que la vérité n’a pas pour mesure l’utilité. Il n’est pas moins certain que l’utilité reste une présomption de vérité, en sorte que le pragmatisme, erroné en tant que philosophie définitive, est très légitime en tant que méthode et que commencement d’enquête. Il n’est que la mise en œuvre du précepte sur les faux prophètes : « Un arbre mauvais ne peut porter de bons fruits. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » C’est une première étape à laquelle une âme sincèrement religieuse ne peut pas se tenir. L’action ne lui suffit pas. Ou plutôt l’action, pour elle, n’est qu’un symbole d’une réalité spirituelle que cette âme a besoin d’atteindre. Ernest Psichari dit cela nettement. Son Maxence s’affirme bien que « devant l’Arabe, il est un Franc, tenant sa certitude de sa race à tout jamais consacrée… Et que serait sa fierté devant le Maure, sinon une fierté catholique ? » Mais son historien, son frère, ajoute aussitôt : « Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves. Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’intelligence, et cette fièvre de l’esprit le travaille d’aller à la véritable raison, à cette espérance très sereine de la raison bien assise. Il demande d’abord que Jésus-Christ soit vraiment le verbe de Dieu, que l’Église soit, de toute certitude, la gardienne infaillible de la vérité… »

Ici, je ne peux que renvoyer le lecteur au texte lui-même. Les pages où Ernest Psichari raconte le dialogue de son Maxence, de lui-même, avec Dieu dans le désert, rappellent par leur éloquence et leur pathétique le célèbre Mystère de Jésus. Elles sont, à mon jugement, parmi les plus belles dont puisse s’enorgueillir notre littérature mystique. N’y cherchez pas plus de raisonnements abstraits, de dialectique, d’exégèse que dans le quatrième livre de l’Imitation. La vérité que poursuit Maxence n’est pas une vérité d’école. Elle ne s’apprend ni dans les bibliothèques ni dans les laboratoires. C’est une vérité vivante, qu’il faut sentir en même temps qu’on la comprend. C’est un rapport de l’Âme et de l’éternelle Pensée, de l’éternel Amour, de l’éternelle Puissance. Je me suis expliqué, en lisant ce magnifique finale, qu’Ernest Psichari m’ait écrit dans une lettre qu’il m’adressait de sa garnison de Cherbourg, dans l’hiver de 1914, et pendant qu’il achevait le Centurion : « C’est un tremblement que d’écrire en présence de la Très Sainte Trinité. » Mot bien étrange d’un jeune romancier à son aîné. Mot révélateur et qui permet de comprendre ce que ce petit-fils de Renan demandait à l’art littéraire : un apostolat de sensibilité sublime, un pain de vie à distribuer aux cœurs, de quoi susciter la vertu du Sacrifice sanglant, à la veille d’une crise qu’il pressentait tragique. Ce livre posthume est comme le testament de cette grande âme. J’aurai, je crois, rendu à son auteur le témoignage qu’il eût le mieux aimé, quand j’aurai conclu simplement que le Voyage du Centurion s’accorde à la mort de celui qui l’a écrit. Ce sont deux actes de foi qui se ressemblent, qui s’appelaient l’un et l’autre. Le héros chrétien nous eût défendu de le pleurer, « comme ceux qui n’ont pas d’espérance ». Comment lui obéir et ne pas les laisser couler, ces impuissantes larmes, devant cette noble promesse brisée ?

IX. Note sur le roman français en 189511 §

Aujourd’hui que le dix-neuvième siècle a fini son œuvre, nous distinguons plus nettement quelle fut sa caractéristique dans chaque pays et dans chaque branche d’activité. En France, et si l’on s’en tient au domaine de la littérature, on peut dire que ce siècle fut surtout l’âge du roman. Ce n’est pas qu’à de certaines périodes, ainsi en 1830, la production lyrique n’ait été admirable dans le groupe qui réunissait Hugo et Lamartine, Vigny et Musset, et à d’autres, ainsi en 1860, la production critique, quand les Lundis, les Essais de critique et d’histoire, les Études d’histoire religieuse paraissaient simultanément. Mais ce furent des supériorités momentanées. Il n’y avait pas de grande poésie française au début du siècle, et il n’y en avait plus à la fin. Pareillement, la forte critique n’existait guère avant Sainte-Beuve, et depuis la mort de Renan et de Taine, ses représentants les plus distingués demeurent bien isolés, travaillant chacun à part et sans avoir réussi à créer autour d’eux un large mouvement. Tout au contraire, et dès la première année du siècle, quel ouvrage obtenait un retentissant succès ? Un roman : Atala de Chateaubriand, et dans les toutes dernières années du même siècle, quels ouvrages figuraient aux devantures des librairies avec des chiffres d’éditions extraordinaires ? Des romans encore, ceux d’Alphonse Daudet, de Maupassant, de Zola, de Loti, pour ne citer que quelques noms parmi les maîtres du genre dans cette époque qui va de 1870 à 1900. Notez bien que cette vogue s’était retrouvée pareille sous la Restauration, quand Benjamin Constant publiait son Adolphe et Prosper Mérimée sa Colomba et sa Carmen ; sous la monarchie de Juillet, quand Balzac et George Sand, Alexandre Dumas et Eugène Sue, Charles de Bernard et Jules Sandeau rivalisaient de renommée ; sous le second Empire, quand Flaubert donnait Madame Bovary, Octave Feuillet Monsieur de Camors, les frères de Goncourt Renée Mauperin, Hugo les Misérables. Il y a là un phénomène trop constant pour qu’il ne soit pas l’effet d’une cause permanente. C’est cette cause qu’il importe de dégager d’abord pour définir le rôle que le roman a joué en France depuis cent ans.

Deux traits particuliers de la société française issue de la Révolution suffisent à expliquer cette vogue du genre romanesque. Ils semblent contradictoires, mais, à l’expérience, ils coexistent. Le premier de ces traits est le développement de plus en plus général dans cette société de la petite propriété ou, pour parler plus exactement, des petites situations. Le Code civil, en introduisant définitivement dans les familles le principe, équitable en apparence, d’un partage égal des héritages, a créé en France une quantité plus considérable qu’ailleurs de petites fortunes, par suite, de destinées très étroites, mais sûres, installées dans un bien-être très mesquin, mais durable. L’extension du fonctionnariat, toujours grandissant dans une nation centralisée à l’excès, a encore accru le nombre de ces existences médiocres et paisibles. Cela fait un total énorme de destinées moyennes, sans fortes initiatives, sans événements importants, d’une monotonie assez douce. Et cela fait aussi un vaste lot de lecteurs tout préparés pour le roman. Celui-ci en effet leur apporte ce qui précisément leur manque, un peu d’aventure, des péripéties imprévues, l’image des passions et de leur audace, à eux dont le sort est presque toujours réglé d’avance, une « histoire possible », le mot est des Goncourt, à eux qui n’ont pas d’histoire. Moins un homme agit, plus il a de goût pour la représentation d’une existence énergique et agissante. On a depuis longtemps remarqué, non sans ironie, que les récits consacrés aux épisodes galants ou tragiques de la haute vie n’avaient pas de public plus fervent que l’humble bourgeoisie. C’est ce même attrait de contraste qui a fait en France la prodigieuse fortune du genre romanesque à une époque où il y a eu de moins en moins de roman dans la réalité.

En même temps qu’il se faisait ainsi, dans cette société soumise au Code civil, une régularisation de plus en plus assagie de la vie privée, un travail inverse d’agitation et d’inquiétude s’accomplissait dans le monde moral, c’est le second trait que j’annonçais tout à l’heure. La chute violente d’un état de choses plusieurs fois séculaire avait produit dès le lendemain de la Révolution ce trouble des intelligences et des sensibilités que l’on a appelé la maladie du siècle. Après cent ans, ce malaise n’est pas guéri. Quand on cherche à le définir, on trouve qu’il a surtout consisté, et qu’il consiste encore, dans la nécessité pour chaque jeune Français, à son entrée dans la vie, de se faire sur la religion, sur la politique, sur les problèmes sociaux, sur tous les sujets enfin, des opinions personnelles et raisonnées. L’unité profonde des âmes a disparu avec les traditions. Une espèce d’anarchie intellectuelle et sentimentale s’est installée à la place, qui se retrouve, quoique à un degré moindre, dans tous les peuples travaillés par la démocratie. Je disais que ce caractère d’inquiétude des consciences s’accorde mal avec ce caractère de monotonie des destinées développé par le système des petites fortunes et des petits emplois. C’est là une contradiction que nous devons accepter, comme un fait, et comme une preuve de plus à l’appui de cette loi qui semble bien générale, à savoir que chez l’homme civilisé le divorce entre la pensée et l’action est un phénomène constant.

Pour le point spécial que traite cette note, il est évident qu’une pareille disposition d’âme devait favoriser aussi la vogue de l’art romanesque. De cela seul qu’un roman est « de l’histoire possible », il résulte que tout roman, qu’il le veuille ou non, pose des problèmes d’idées, de conscience, de sensibilité. L’auteur peut ne pas donner sa solution et c’est le cas pour un Mérimée, pour un Flaubert, pour un Maupassant, mais le problème n’en est pas moins posé, du droit à la vengeance dans Colomba, par exemple, des difficultés du mariage dans Madame Bovary, des enfants adultérins dans Pierre et Jean.

Il est bien remarquable que, parmi les nombreux romanciers français du dix-neuvième siècle, presque tous ont aperçu l’art du roman de ce second point de vue. Il en est extrêmement peu qui aient, comme le génial Dumas, conté pour conter. Le plus souvent le récit leur a été une occasion à faire des études de mœurs ou de caractères. Il faut ajouter que cette immense production romanesque a été dominée par un homme de génie qui, du premier coup, a donné, si l’on peut dire, sa tonalité au genre. On entend que je veux parler de Balzac. Cet écrivain, mi-philosophe et mi-artiste, qui s’appelait lui-même un docteur ès sciences sociales, s’est proposé, suivant ses propres expressions, d’écrire à la fois « l’histoire et la critique » de la société de son époque, « l’analyse de ses mœurs » et « la discussion de ses principes ». L’extraordinaire pouvoir d’observation dont il était doué s’accompagnait d’un pouvoir égal d’imagination. Grâce à ce double génie, il a su créer un type de roman si complet, si définitif, que tous ses successeurs relèvent plus ou moins de lui, notamment par le souci de la vérité du document. Encore aujourd’hui, quand on veut comprendre les qualités et les défauts du roman français actuel, il faut se rappeler que ce souci de la notation exacte est, dans le pays de Balzac, le premier principe des écrivains de fiction. C’est par ce souci que s’explique notamment une franchise de peinture qui paraît souvent choquante, en terre anglo-saxonne. Dans tout romancier français, depuis cinquante ans, il y a un physiologiste, plus ou moins perspicace, plus ou moins renseigné, mais un physiologiste toujours, et qui prétend apporter dans l’art la même liberté que l’hôpital et l’amphithéâtre autorisent chez le médecin.

Pour l’écrivain qui s’attache ainsi à peindre scientifiquement une société, il y a évidemment deux voies toutes tracées et il est rare qu’il puisse, comme Balzac, s’engager avec un égal bonheur dans l’une et dans l’autre. Les hommes vivent en commun, et ils ont des mœurs. Ils luttent les uns contre les autres et ils ont des caractères. Il y a par suite un roman de mœurs qui se propose de peindre les traits communs à tel ou tel groupe social, et il y a un roman d’analyse qui se propose de mettre à nu les nuances individuelles de telle ou telle personnalité. Ces deux sortes de romans sont par définition très différentes. Le roman de mœurs doit être avant tout représentatif, et par conséquent, chercher des personnages moyens engagés dans des événements moyens. Le roman de caractère doit être, avant tout, analytique, et par conséquent chercher des personnages complexes, autant dire exceptionnels, qui puissent fournir matière à sa dissection. Le roman de mœurs doit être, autant que possible, objectif, c’est-à-dire que l’auteur doit s’effacer derrière ses personnages. Le roman de caractères supporte, au contraire, il exige même que l’auteur accompagne son analyse de réflexions et de commentaires. C’est une démonstration qu’il essaie. On multiplierait à loisir les exemples de ces différences. Ceux-ci suffisent à éclairer l’esthétique des deux écoles entre lesquelles se distribue le roman français depuis tantôt soixante ans. Le roman de mœurs a été traité avec une remarquable supériorité par Gustave Flaubert et par les frères de Goncourt, par Émile Zola et Alphonse Daudet, par Guy de Maupassant et par Huysmans, enfin par toute la série des romanciers appelés naturalistes. Le roman d’analyse, abandonné depuis Constant et Stendhal, puis repris, peut compter à son actif les meilleures créations de George Sand et de Feuillet, de Ferdinand Fabre et de Victor Cherbuliez, celles de Pierre Loti et de René Bazin, et en général de tous les écrivains appelés psychologiques. Est-il besoin d’ajouter, après ces noms, que l’une et l’autre formules peuvent donner naissance à des chefs-d’œuvre ?

Il est visible qu’aujourd’hui cependant ces deux formules commencent à être fatiguées. De nombreux symptômes indiquent qu’il y a comme un fléchissement de l’école de l’observation, tant extérieure qu’intérieure. Les grands romanciers qui ont disparu ne sont pas remplacés, et ceux qui survivent paraissent eux-mêmes préoccupés de se renouveler. Il est malaisé de prédire dans quel sens ce renouveau s’accomplira. Dès aujourd’hui on aperçoit cependant quelques tendances très distinctes. Le roman historique qui avait été à peu près abandonné paraît retrouver une faveur marquée, et un des retentissants succès de librairie de ces dernières années aura été pour le Désastre et les Tronçons du glaive, cette épopée en prose que les frères Margueritte consacrent à la guerre de 1870. Ils ne sont pas les seuls à travailler dans cette direction. D’autre part, le roman politique, non moins abandonné, a, lui aussi, recommencé de produire des œuvres bien remarquables, au premier rang desquelles il convient de mettre les Déracinés de M. Maurice Barrès. Le roman satirique et qui descend en droite ligne de Voltaire a été repris par M. Léon Daudet et surtout par M. Anatole France dans la série de ses livres dont M. Bergeret est le héros, avec une partialité souvent injuste, mais la verve et la finesse y sont incomparables. M. Melchior de Vogüé a, dans ses admirables Morts qui parlent, fondu les deux genres, et, d’autre part, nous voyons s’esquisser l’ébauche dans les dernières œuvres de M. Émile Zola d’une autre sorte de roman, le roman sociologique. Ces signes et beaucoup d’autres, tels que le rajeunissement du roman esthétique et du roman fantaisiste, prouvent que la vitalité du genre n’est pas épuisée. Il est probable qu’il en sera de lui comme de la peinture en Italie, et, on peut le dire, de tous les arts : un créateur de génie paraît, qui s’appelle, dans le monde de la fresque, Giotto, comme il s’est appelé dans le monde du roman, Balzac. Une, deux, trois générations s’épuisent à développer les conséquences des principes posés par ce grand esprit. Puis un autre génie paraît qui s’appelle Piero della Francesca, Mantegna, Léonard de Vinci, Michel-Ange, et une autre lignée d’artistes vient à la suite.

Nous attendons en ce moment en France la venue de l’écrivain qui soit à Balzac ce qu’un de ces grands peintres fut à Giotto. Il serait prématuré de deviner par avance quel sera le programme de ce Balzac du vingtième siècle, mais qu’une autre forme de roman soit ainsi in fieri, on peut l’affirmer, à constater quelles richesses ce bel art du roman, si fécond, si large, porte encore en lui.

X. Note sur le roman français en 192112 §

I §

Un romancier professionnel est l’homme à la fois le plus et le moins qualifié pour parler de l’art du roman. Le plus qualifié, car il en connaît la technique. Il sait démêler dans un récit toutes sortes de détails de facture qui échappent au simple lecteur, voire à la plupart des critiques. Il discerne les conditions de la crédibilité, cette première vertu du genre, et en quoi cette crédibilité se distingue de la vraisemblance et même de la vérité. Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas, j’ai cité ce cas à maintes reprises, sont une illustration de cette loi singulière. L’histoire racontée est invraisemblable dans dix-neuf épisodes sur vingt, et la crédibilité de la fable est souveraine. Le romancier professionnel se rend compte aussi de cette autre vertu non moins nécessaire au récit, la transcription du temps. La durée, c’est, pour le roman, l’équivalent de la perspective pour la peinture. Certains maîtres et très distingués, les Goncourt par exemple, manquent de durée dans leurs livres, et ce défaut enlève à ces réalistes précisément la réalité. Le romancier se rend compte aussi devant un récit de ce qu’il vaut comme qualité typique. C’est une autre des vertus essentielles du roman : il faut qu’il mette en scène des caractères originaux et qu’il dégage dans ces caractères les traits qui les rangent dans des espèces psychologiques, lesquelles rentrent elles-mêmes dans l’expérience du lecteur. C’est le moyen que ce lecteur anime lui-même ces personnages, comme il fait d’un Quichotte, d’un Robinson, créations intensément individuelles, et chacun de nous cependant aperçoit nettement dans le héros de Cervantès, et celui de Daniel de Foë des états de l’âme qu’il a pu observer en lui et autour de lui. Que dire de la construction et de ses arcanes ? Je citerai, comme exemple, le procédé qu’emploie Balzac, — après Shakespeare, — celui du double, pour mieux reproduire l’action de la nature sociale qui fabrique, si l’on peut dire, les êtres par séries. C’est dans le Ménage de garçon, Maxence Gillet qui double Philippe Bridou ; dans la Cousine Bette, Crevel qui double Hulot ; dans la Maison Nucingen, du Tillet qui double Nucingen ; dans Béatrix, la Palférine qui double Maxime de Traille ; comme dans le Roi Lear, l’infortune du père d’Edmond double celle du père de Régane et de Goneril ; comme dans Hamlet, Laërte qui veut venger Polonius, son père, double Hamlet ; comme dans Otello, Iago double Otello. N’est-il pas indiqué qu’il croit que sa femme l’a trahi avec le More ? Le lecteur subit les effets de ces artifices, en retirant au mot tout sens péjoratif. Le romancier, lui, en discerne les raisons intimes. Mais si ce discernement le rend plus lucide qu’un autre sur la genèse d’une œuvre, il n’a pu lui-même construire ses propres livres qu’avec des partis pris. Bonne ou mauvaise, il a une esthétique, et qui ne laisse pas son jugement tout à fait indépendant. Stendhal disait : « D’auteur à auteur, tout éloge est un certificat de ressemblance. » Cette épigramme ne dénonce pas seulement le vice d’égotisme intellectuel, si répandu dans la gente écrivante. Elle signifie qu’un artiste littéraire, s’il a choisi entre telle et telle méthode, tel et tel procédé de présentations, telle ou telle sorte de sujet à traiter, que cet artiste, dis-je, s’est déterminé d’après une décision réfléchie. Des autres méthodes, des autres présentations, des sujets autres, il a vu les défauts puisqu’il les a rejetés pour son propre compte. Que son système dérive de ses instincts ou de ses raisonnements, il a un système et qui ne lui permet pas cette impersonnalité, première condition du véritable esprit critique.

II §

Invité à donner, dans la Revue de la Semaine, quelques notes sur l’avenir du roman français et le service qu’il peut être appelé à rendre, j’ai cru devoir marquer d’abord pour quel motif ces notes ne sont présentées qu’à titre d’indications incomplètes et discutables, cela d’autant plus que la définition même du roman est devenue quasi impossible par la prodigieuse extension que continue de prendre ce genre littéraire. Rien de plus curieux que de suivre pendant quelques semaines les titres des volumes étudiés au rez-de-chaussée des grands journaux consacrés à la revue des livres, et de parcourir ensuite la table des Lundis. Sainte-Beuve n’accomplissait pas une autre besogne que celle de nos feuilletonistes. Mais, tandis que les publications de tous ordres font la matière de ses études, — dirigées, soulignons-le, par l’actualité, — sur cinquante ouvrages qu’étudient nos contemporains, vous trouverez cinquante romans. Cette forme d’art après avoir été l’expression favorite semble devenir l’expression unique de la pensée pour les écrivains d’aujourd’hui.

Les raisons de ce phénomène sont assez complexes. Il en est une très humble, qui tient à la condition même de l’écrivain dans la société moderne. Sauf un petit nombre d’exceptions, il est une variété d’ouvrier, je veux dire qu’il vit de sa plume. Les campagnes menées, ces temps derniers, dans la presse, à propos des travailleurs intellectuels, prouvent que cette situation n’est pas sans inquiéter l’opinion, qui considère justement l’intelligence d’un pays comme une des fonctions maîtresses de l’organisme national. Or l’intelligence, ce sont les intellectuels, c’est-à-dire les lettrés à côté des savants. S’il était démontré que les nécessités purement matérielles sont de nature à empêcher les uns d’avoir le loisir du laboratoire et à emprisonner les autres dans une production mercenaire, il y aurait péril pour la pensée française. Nous n’en sommes pas là, mais il est certain que l’obligation, pour vivre de sa plume, d’aller à un large public, est la cause principale qui incite tant de jeunes gens à s’improviser romanciers. Balzac qui, lui-même, n’a entrepris la Comédie humaine que pour payer les dettes d’une imprudente entreprise de jeunesse, faisait dire à Daniel d’Arthez, son sosie moral, encourageant Rubempré, après la lecture de son Archer de Charles IX : « Vous êtes dans une belle et bonne voie, mais si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente et vous l’avez imité… » Puis après avoir tracé toute une esthétique de roman, d’Arthez conclut : « Au bout de dix ans de persévérance, vous aurez gloire et fortune. » Sous la plume de Balzac, cette profession de foi est importante. Il reconnaît, il déclare qu’un noble et fort développement d’artiste n’est pas incompatible avec le choix du genre littéraire, dont la rémunération sera la plus fructueuse ; cela est vrai surtout lorsque ce genre se trouve, comme le roman, correspondre à une disposition d’âme qui est une des caractéristiques de l’époque.

Le roman — on ne le dira jamais assez — est par définition un genre hybride. Il tient de la poésie. À suivre sa filiation à travers les âges, il semble bien qu’il représente l’évolution dernière de l’épopée. Mais il tient, en même temps, de la science par son souci, de plus en plus marqué, de l’exactitude et de la vérité. Or, cette hybridité n’est-elle pas aussi celle de l’homme moderne, demeuré un instinctif, un imaginatif, tout simplement parce qu’il est homme, et il est dressé en même temps à la discipline scientifique par toutes les influences qui l’environnent ? Le conflit entre la sensibilité d’une part, un des thèmes courants de la littérature depuis un siècle, n’est qu’une manifestation de cette dualité. Elle explique pourquoi les plus lyriques de nos poètes, un Musset, un Hugo, un Vigny, un Lamartine ont été saisis, à une certaine heure de leur vie, par le besoin de composer des romans. Leurs vers ne les exprimaient pas tout entiers. Cette dualité, ou pour reprendre le terme de tout à l’heure, cette hybridité, explique aussi qu’il existe un problème du style dans le roman. Un de nos meilleurs critiques, M. Jacques Boulenger, s’en est occupé, très judicieusement, à l’occasion de Flaubert. Ce problème se pose à propos de Balzac, de Stendhal, de Mérimée. Ce sont de très grands écrivains de romans, mais leur langue ne pouvait pas, ne devait pas être celle de très corrects et très parfaits prosateurs. Les petits faits vrais qu’ils avaient à noter ne comportaient ni la ciselure, ni la mélodie, ni le choix minutieux des termes. Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose. Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l’observation elle-même qu’enregistre le romancier13.

III §

Pourtant il y a, outre l’élément de vérité, un élément de beauté dans cet art si complexe du roman. Cet élément de beauté, c’est, à mon sens, la composition.

Si nous voulons que le roman français garde un rang à part, c’est la qualité que nous devons maintenir d’abord dans nos œuvres. Une Eugénie Grandet, une Colomba, une Madame Bovary, un Germinal, un François le Champi, un Nabab, pour citer au hasard quelques livres de type très différent, sont remarquables par cette netteté dans le dessin, que vous ne trouverez ni dans Wilhelm Meister, ni dans les Puritains d’Écosse ou Rob Roy, ni dans David Copperfield ou le Moulin sur la Floss, ni dans Anna Karénine ou Crime et Châtiment. Je cite de nouveau, au hasard de ma mémoire, d’autres livres de tout premier ordre également. Nous ne trouvons pas davantage cette beauté de composition dans Don Quichotte ni dans Robinson. Pourquoi ne pas reconnaître que l’insuffisance de ces puissants récits est justement dans ce défaut d’ordonnance ? Nous l’admirons, cette claire ordonnance, dans tous nos classiques, dans Corneille comme dans Racine, et dans Molière comme dans La Fontaine, dans la Princesse de Clèves comme dans Candide et Manon Lescaut. C’est une vertu nationale, à ne jamais sacrifier. Quand on examine les récits des romanciers nouveaux, on voit qu’ils se laissent volontiers tenter par l’impressionnisme. Beaucoup ont un talent très remarquable pour brosser un tableautin d’après nature, tout frémissant du mouvement de la vie. Mettre une série de ces croquis d’après nature, les uns à la suite des autres, comme ils font trop souvent, c’est rassembler tous les éléments d’un roman, ce n’est pas écrire un roman. Le conseil qu’une critique bienfaisante donnerait à ces jeunes écrivains serait de considérer ces notations directes comme un travail simplement préparatoire. Certes, il existe de très grands livres qui se sont passé de composition : ainsi l’Éducation sentimentale de Flaubert, Guerre et Paix de Tolstoï. Ayons le courage, comme tout à l’heure pour Cervantès et Daniel de Foë, de déclarer que c’est là leur point faible. Flaubert et Tolstoï justifiaient ce système des épisodes juxtaposés sans unité centrale, en prétendant que la réalité se présente ainsi. Ce sophisme est facile à réfuter. Oui, la réalité se présente par fragments successifs, mais elle ne peut être peinte que si elle est connue. Elle n’est connue que si elle a un témoin, et ce témoin lui donne une unité par le seul fait qu’il ne saurait la constater sans se placer à un point de vue, celui de son esprit. La composition dans le roman n’est que cela : un point de vue. Composer, c’est donc pour l’écrivain se conformer à la marche même de la vie. Ne pas composer, c’est se placer dans l’artificiel, puisque c’est fausser cette marche et peindre ce qui n’a pu être connu.

Une autre qualité propre au roman français et qu’il importe de conserver, c’est l’analyse psychologique. Je n’ai pas dit l’analyse tout court. Il y a en effet dans les littératures étrangères des maîtres analystes de tout premier ordre, — ainsi Dostoïevsky, dans Crime et Châtiment, — ce ne sont pas des psychologues. Ce sont des visionnaires hallucinés et névropathiques, capables de notations extrêmement aiguës qui descendent jusqu’au plus intime de la sensibilité pathologique. L’analyse psychologique, telle que nous l’admirons dans Adolphe, dans Dominique, dans Volupté, dans le Rouge et le Noir, consiste dans une dissection lucide des états de conscience, c’est-à-dire de l’homme civilisé. La grande différence entre le roman français et le roman russe, par exemple, dans les exemplaires les plus significatifs de l’un et de l’autre, c’est que le roman français suppose un stade avancé de la société. Le plus occidental des grands écrivains russes, Tourguenieff, l’avait bien senti. C’est pour cela qu’il était venu chez nous se mettre à l’école de Mérimée. On trouve dans le Journal des Goncourt plusieurs passages où ceux-ci lui reprochent de s’être débarbarisé, — on excusera le raccourci de ce néologisme. — Les deux frères ne s’apercevaient point qu’en substituant dans leurs romans le trouble nerveux au trouble mental, eux se décivilisaient. Les romanciers d’aujourd’hui doivent, au contraire, revendiquer et défendre cette supériorité de culture que représente la lucidité de la conscience morale. L’analyse psychologique n’est possible, en effet, que dans des âmes complètement évoluées, comme les produit notre hérédité gréco-latine. Cette analyse a aussi cela pour elle que tout naturellement elle aboutit à-la recherche des causes ; Balzac, dans la préface générale de la Comédie humaine, assignait déjà cette recherche au romancier comme le terme suprême de son art.

Il disait donc : « La loi de l’écrivain (entendez ici le romancier), ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal, peut-être supérieur à l’homme d’État, c’est une décision quelconque sur des choses humaines, un dévouement absolu à des principes. » Il faut traduire cette formule : Balzac n’a pas écrit un seul roman à thèse. Son œuvre tout entière n’est qu’un immense roman à idées. La différence est radicale. Le romancier à thèse est celui qui part d’une conviction a priori et qui organise sa fable en vue d’une démonstration ; le romancier à idées est celui qui part de l’observation et qui par-delà les faits dégagent les causes. Il aboutit ainsi « à ces décisions sur les choses humaines » dont parle le maître ; C’est dire que tout grand roman devient par définition un roman social. L’analyse psychologique est le procédé par excellence pour ce dégagement des vérités profondes. On ne saurait trop désirer que les romanciers contemporains pratiquent ainsi leur art. Ce dont la France actuelle a le plus besoin, c’est d’éducateurs de sa pensée, je n’ai pas dit de sermonneurs. La prédication n’a rien à voir avec la littérature d’imagination. Mais cette littérature, qui n’imagine bien que ce qu’elle observe bien, a le droit, disons mieux, le devoir, de suggérer des hypothèses sur les faits humains qu’elle a enregistrés. Ces hypothèses elles-mêmes sont des suggestions pour le lecteur à qui elles apprennent à mieux se comprendre et à mieux comprendre son pays. Voilà notre service à nous. La Comédie humaine, à laquelle il faut toujours revenir, est là pour nous prouver que ce service est compatible avec toutes les franchises de la peinture. Une telle manière de comprendre l’art du roman, non seulement n’est pas une diminution de la puissance de l’artiste, elle en est une exaltation.

II. Médaillons et portraits §

I. Note sur Jean-Jacques Rousseau14 §

« Comment les dogmes finissent », c’est le titre d’un célèbre article de Jouffroy. Il s’appliquait mal au thème traité par le philosophe qui annonçait, voici près d’un siècle, l’agonie de l’Église. Il s’applique avec une exactitude singulière à une autre agonie, celle de la religion de 1789. Chaque fois que nos gouvernants s’essaient à célébrer quelque fête révolutionnaire, qu’il s’agisse de l’un des grands faits ou de l’un des grands hommes de cette moderne latrie, ils se heurtent à l’Intelligence. Leur phraséologie officielle contraste si fortement avec tout ce qui pense et tout ce qui s’écrit parmi les vrais savants et les vrais lettrés qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes. Le ton de boniment électoral, d’autant plus arrogant que l’orateur est moins sincère, remplace chez eux l’éloquence, déraisonnable mais convaincue, de leurs aînés. Le bicentenaire de Jean-Jacques Rousseau fournit une nouvelle occasion de le constater. Les pauvres réponses des ministres au ferme et sagace discours de M. Barrès, dans la séance du 11 juin dernier, au Palais-Bourbon, promettent de joyeuses minutes à nos ironies, quand sonnera l’heure des suprêmes harangues officielles. Préparons-nous à répéter le vieux mot vengeur : Habemus facetos consules.

C’est qu’aujourd’hui le portrait mental de Rousseau a été fixé dans ses lignes profondes, avec une précision si justifiée qu’elle ne laisse plus de place au doute. Ce prétendu révélateur de la justice sociale, comme disent nos politiciens, fut un déséquilibré de la plus classique espèce. L’Allemand Krœpelin a repris le mot grec de paranoïa, pour définir ce trouble initial des facultés qui confine au délire systématique. Il consiste à déformer sans cesse la réalité, si bien qu’aucune impression n’étant tout à fait exacte, aucune adaptation efficace n’est possible. Le paranoïaque, ainsi placé dans un univers auquel il ne peut pas accommoder son activité, devient, par définition, un persécuté persécuteur. Sa vision étant viciée par essence, ses actes ne sont qu’une suite d’erreurs et de douleurs. Il cherche la cause de ses déceptions constantes, non pas où elle est, dans son désaccord avec les nécessités ambiantes, mais où elle n’est pas, dans la volonté hostile des autres. Le professeur Régis a défini ainsi ce processus morbide dans son excellent Traité de psychiatrie15. « Les idées délirantes de persécution sont celles qui font croire aux malades qu’ils sont tracassés, calomniés, poursuivis, frustrés, dépouillés, en un mot, attaqués dans leur bonheur, leurs intérêts, leur personne, leur santé, leur existence. Elles vont de la simple idée de défiance, de suspicion, jusqu’au thème délirant le plus net, le mieux organisé et le plus précis. » Toute l’existence intime de Rousseau est résumée dans ces quelques lignes qui ne visent qu’un type schématique. M. Régis s’est occupé ailleurs et dans un mémoire plus spécial, de la manie de Jean-Jacques Rousseau. Il en a recherché l’étiologie. Le professeur Poncet, de Lyon, a étudié le même problème et proposé une autre hypothèse. Les médecins peuvent différer d’opinion sur la lésion qui fut l’origine du désordre. Ils sont d’accord sur ce point qui seul importe : l’auteur des Confessions fut un malade mental, et il le fut toute sa vie. C’est un malade mental que les pouvoirs publics se proposent d’honorer comme un des prophètes de la Révolution, le plus efficace peut-être. Ils n’aperçoivent pas qu’ils jugent ainsi la nature de ce mouvement. Ce véritable accès de psychose collective devait avoir pour initiateur un psychopathe caractérisé.

D’une pensée radicalement, intimement faussée, il ne peut sortir qu’une conception du monde et de la vie faussée comme elle. Il s’est trouvé que Rousseau avait, au service de ses erreurs, le plus remarquable génie d’expression. Il s’est trouvé aussi que ses erreurs se raccordaient d’une façon singulière à quelques-unes des illusions de son époque. De là cette prise puissante sur les esprits que nous ne pouvons plus comprendre, sinon par un effort rétrospectif. Comme tous les dégénérés de son espèce, Rousseau est à la fois un égotiste et un émotif. Il ne voit que lui, ne connaît que lui. Son « moi » hypertrophié ne lui permet pas de se représenter dans sa réalité concrète une autre créature que lui. Mais qui dit égotiste ne dit pas égoïste, au sens où le langage ordinaire prend ce terme. Un égotiste peut être infiniment sensible, et Rousseau l’a été au plus haut degré. Seulement il est sensible, d’une sensibilité sans amour, sans tendresse, sans dévouement, celle des névropathes, chez lesquels une sécheresse de cœur, littéralement, monstrueuse s’associe à tous les spasmes de la constitution émotive : exaltations et dépressions soudaines, alternatives déconcertantes d’enthousiasme et de désenchantement. Quand vous fermez les Confessions, pouvez-vous dire d’un seul des personnages qui traversent ce livre, pourtant si passionné, que Rousseau l’ait vraiment aimé ? Non. Et pas un dont il n’ait plus ou moins souffert, à l’occasion duquel il ne se soit construit un drame imaginatif, quelquefois d’engouement, le plus souvent de défiance. Le pathétique de ses pages est là, dans la plainte inconsciente et continue qui s’en dégage. La vie fait saigner cet homme par trop de plaies. Vous l’approchez, vous l’écoutez, vous le prenez en pitié. Il vous parle et c’est lui qui cherche à vous prendre dans sa logique de maniaque. Nous nous en défendons parce que nous le savons ; ses contemporains l’ignoraient. Quelques-uns disaient bien : « C’est un fou ! » Quelle signification ce mot avait-il pour eux ? La plus indéterminée, la moins scientifique. Quant à établir un lien entre la valeur des idées d’un esprit et les tares de cet esprit ; quant à dire : un délirant ne peut produire qu’une systématisation délirante, comment eussent-ils franchi ce passage de l’effet à la cause, alors que la psychologie en était encore au tout premier stade de son développement ?

Suivez maintenant notre maniaque égotiste dans sa dialectique morbide, et voyez son étrange rapport avec certaines utopies de son temps. On a souvent cité le mot de Talleyrand : « Qui n’a pas vécu avant 89 n’a pas connu la douceur de vivre. » On n’en a pas assez souligné la vérité profonde. La France du dix-huitième siècle était si heureuse, si comblée, — je parle dans ses classes hautes et moyennes, — qu’elle avait perdu la notion vraie de la société. Elle ne se rendait pas compte que notre civilisation est une conquête toujours continuée sur une barbarie toujours renaissante. Pour les Français d’alors, l’homme raisonnable était un fait de nature. Il naissait tel. Il n’était pas un résultat, mais une donnée première. Que cet homme raisonnable fût l’aboutissement d’une hérédité longuement élaborée, qu’il ne pût se maintenir tel qu’en fonction d’un milieu de mœurs, et que ce milieu lui-même fût un produit instable, une réussite fragile et précieuse à ménager, à ne pas modifier, sinon avec une extrême prudence, — où nos ancêtres d’avant la Terreur eussent-ils appris ces quelques vérités, élémentaires, croirait-on ? Elles supposent l’histoire, et cette science ne s’est, elle aussi, constituée que de nos jours. Gens du monde et philosophes ignoraient également, au dix-huitième siècle, que la créature humaine fût conditionnée. Le problème politique et social qui nous apparaît, à nous, les élèves des Le Play, des Taine, des Fustel, comme la recherche de ces conditions, se posait pour eux avec une simplicité tout autre, comme une question abstraite de législation rationnelle. Un maniaque du type de Rousseau, pour qui la réalité n’est qu’un prétexte à de spécieuses et imprudentes constructions logiques, nous révèle aussitôt son mal par cette seule prétention. Cette extravagance n’étonnait pas ses contemporains. Ils ne s’étonnaient pas davantage de cette audace dans l’affirmation où nous démêlons encore un des stigmates du candidat à l’aliénation. Ils ne discernaient pas non plus, dans l’homme sensible — comme on disait alors — de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, le névropathe irrémédiablement sec, implacablement personnel, en dépit de toute son éloquence et de toutes ses effusions. Cette crudité même et ce cynisme, qui tiennent du plébéien sans doute, mais encore plus de l’impulsif et de l’anormal, les intéressaient, les subjuguaient par le contraste avec l’atmosphère artificielle où ils se mouvaient. En faut-il plus pour expliquer l’équivoque extraordinaire, si logique pourtant, qui fit prendre par toute une époque un infirme moral, d’ailleurs artiste littéraire de premier ordre, pour le législateur de la Cité nouvelle, l’annonciateur de la justice et l’apôtre de l’avenir ? On lui donnera encore ces titres dans la cérémonie qui se prépare. On les lui a donnés à la Chambre. Seulement personne n’est plus la dupe de cette phraséologie. Il en sera de la célébration de ce bicentenaire comme il en est des funérailles que les politiciens font à certains sectaires. Le geste y sera et la parole et la pompe officielle. La foi n’y sera plus. Les dogmes de la Révolution ont gardé leurs charlatans et leurs profiteurs. Elle est à compter ses croyants. C’est vraiment d’elle qu’il faut redire les beaux vers de Louis Bouilhet dans la Colombe :

Ta porte n’ouvre plus sur le vaste avenir.

Elle représente la superstition d’idées reconnues inexactes et dont le caractère régressif s’est aussitôt manifesté par une fièvre de destruction et d’égarement. En célébrant Jean-Jacques Rousseau, les partisans qui se posent comme les derniers tenants du jacobinisme se croient habiles. Ils sentent la religion de ces faux dogmes de 89 s’en aller de toutes parts. Ils s’efforcent d’en restaurer la liturgie. Ils viennent, je le répète, de définir cette affreuse période de notre histoire, en lui reconnaissant, comme patron, un malheureux, atteint — c’est le diagnostic de la science actuelle — de « neurasthénie spasmodique obsédante16 ».

Traduisez ces trois mots dans leur réalité simple. Vous avez la formule clinique de ce que M. Cabanès a si justement appelé la névrose révolutionnaire. Neurasthénie, c’est l’excitabilité folle et qui a perdu tout contrôle d’elle-même. Relisez les comptes rendus des séances de la Convention ou simplement le récit de la nuit du 4 Août. — Spasmodique, c’est la réaction violente et sauvagement animale de l’instinct qui frappe et qui tue avant que la conscience ait pu être avertie. Relisez le détail du 14 Juillet et des massacres de Septembre. — Obsédant, c’est la hantise involontaire, anxieuse, irrésistible d’une phobie qui s’insinue dans toutes nos conceptions pour les incliner dans une même direction de chimérique défense. Relisez les discours de Marat, de Robespierre et de Saint-Just. Rappelez-vous la loi des suspects et le tribunal de Fouquier-Tinville. — Il y a dans Paris un certain nombre de locaux tout désignés pour les cérémonies qui consacrent les anniversaires de cette sanglante tragi-comédie et ses protagonistes : ce sont les préaux de la Salpêtrière, de Bicêtre et de Sainte-Anne.

II. Note sur Sainte-Beuve17 §

Il y a un demi-siècle que Sainte-Beuve est mort. J’ai encore dans l’oreille l’accent désolé avec lequel notre professeur de rhétorique à Louis-le-Grand, M. Gustave Merlet, nous annonça cette nouvelle. Des larmes coulaient sur les joues de cet excellent maître, un dévot passionné des Lettres, et c’est bien la formule qu’il employa : « Dites-vous, messieurs, que les Lettres françaises viennent de faire une perte irréparable. » Je me rappelle que mes camarades et moi, nous demeurâmes étonnés devant ce culte de M. Merlet pour l’auteur des Lundis. Nous avions comme répétiteur à Sainte-Barbe, d’où nous suivions les classes du lycée, un autre lettré, mais moins passionné de beau langage que de politique, M. Eugène Despois. Celui-là citait volontiers pour stigmatiser le sénateur du second Empire, les deux vers d’un célèbre polémiste :

Mais l’alambic de Sainte-Beuve
Distille un venin bien plus sûr.

Nous autres adolescents nous n’étions pas à même de prendre parti entre cet enthousiasme et ce dénigrement. Sainte-Beuve était pour nous, comparé à un Hugo et à un Musset, à un George Sand et à un Balzac, un auteur de second plan. Pour ce qui me concerne, j’eusse été bien étonné si l’on m’avait dit qu’un jour je le mettrais au tout premier rang, à côté de ce Balzac qu’il n’aimait pas et qui ne l’aimait pas. Et aujourd’hui, quand on dresse le bilan des œuvres qui durent dans cette immense production chaotique de notre dix-neuvième siècle, on trouve que les livres de ces deux ennemis sont parmi ceux qui ont éprouvé le moins de déchet. Constatation d’autant plus remarquable que le roman et l’essai critique sont, par définition, les genres qui vieillissent le plus vite. Le peintre des mœurs contemporaines se démode avec ces mœurs. L’essayiste, s’il écrit sur des talents vivants, ne possède que des documents incomplets, puisque ces talents évoluent. Que Balzac et Sainte-Beuve aient échappé au sort commun de leurs congénères, c’est l’indice d’une supériorité indiscutable. Celle de Balzac s’explique d’un mot : il a pensé la société par les causes. Je voudrais dire en quoi Sainte-Beuve qui fut un portraitiste des intelligences, comme Balzac fut un portraitiste des caractères, a, lui aussi, pensé la littérature par les causes, et par quel chemin très original il est arrivé à ce point de vue.

I §

Ses contemporains s’accordent à nous le représenter, entre 1820 et 1830, comme un jeune homme laid, roussâtre, obscur et sensuel. Il suffit de lire Joseph Delorme pour deviner quelle place les émotions de la chair ont tenue dans ses premières années de Paris. Le romanesque — lacune singulière chez un garçon de moins de vingt-cinq ans — est absent de ce livre de début. Il l’est aussi des Consolations, où la sensualité se complique de mysticisme. Il l’est de Volupté, qui nous découvre ce mélange équivoque de libertinage et de religiosité d’une manière d’autant plus saisissante que le style de cette confession est si trouble. Mais une vue dure et sèche du réel se devine à travers cette phraséologie, dont Balzac s’est moqué cruellement dans son Prince de la Bohème. Balzac avait tort, et la preuve : Joseph Delorme, les Consolations et Volupté marquent une date. Baudelaire en est sorti d’abord, puis François Coppée. L’un et l’autre l’ont d’ailleurs reconnu. Coppée, énumérant ses poètes favoris, dans les Intimités, célèbre :

Non ceux que le lyrisme emporte aux fiers sommets,
Mais les doux, les souffrants, mais Sainte-Beuve, mais…

Et Baudelaire, élève alors sur les bancs de ce même lycée Louis-le-Grand, vers 1838 ou 40, — je n’ai pas la date exacte dans ma mémoire, — adressait à ce même

Sainte-Beuve une épître où je relève cet admirable cri, égal aux plus poignants des Fleurs du mal :

                               … Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.

Mais reprenez dans Joseph Delorme les morceaux : Ma Muse, Rose, la Veillée, et dites si ces pièces, avec de très légères retouches, ne figureraient pas dans ces Fleurs du mal sans que nous puissions distinguer, ces vers et ceux de Baudelaire, les uns des autres. Pareillement Volupté mène à Dominique. Ce monologue où la faculté d’introspection met à nu les fibres les plus délicates du cœur avec l’acuité d’un bistouri qui aurait un frémissement, c’est la délectation morose, si finement diagnostiquée par la psychologie religieuse : le plaisir que l’âme reçoit d’une tentation qu’elle repousse, et c’est de la sensualité encore.

Nous la discernons de nouveau, cette sensualité, dans ces Notes et Pensées souvent reprochées à Sainte-Beuve comme des perfidies, celles qui terminent le troisième volume des Portraits contemporains dans l’édition de 1847, et celles qu’il a placées en post-scriptum à ses Lundis de 1855. Beaucoup de ces notes traduisent une irritabilité presque animale, un réflexe de froissement physique contre tel geste, telle parole, telle page même d’un confrère. On a voulu voir là des mouvements d’envie. J’y reconnais plutôt cette hyperesthésie de la constitution émotive, son sursaut excessif sur tous les chocs nerveux, son insuffisance inhibitoire devant des impressions trop intenses. C’est que Sainte-Beuve apporte, dans cette première partie de son existence, à des études qui devraient, pour être impartiales, demeurer tout intellectuelles, un tempérament ombrageux et mixte. Intellectuel, certes, il l’est, — et à quel degré ! — mais, paradoxe qu’il faut accepter pour bien le comprendre dans toute cette période de formation, c’est un intellectuel sans cesse dévié par ses sens. Il le sait et il se complaît à cette dualité, par une dépravation dont il ne s’est délivré que dans la seconde moitié de sa vie. Alors seulement il a dressé, entre sa pensée et ses mœurs, cette cloison étanche qui affranchit l’esprit de la servitude des passions. Mais à quarante ans qu’il est tout près d’avoir, écoutez-le se justifier de familiarités avouées avec une personne de peu de vertu, qu’il appelle moins discrètement que poétiquement, Clady : « Je le sais, mon ami, je me sens bien vieux déjà. On me dit savant plus que je ne suis et je voudrais être sage. Mais ne le suis-je pas un peu en cela ? Clady est belle. Elle est jeune. Elle me sourit. Je la regarde. Je ne fais guère que la regarder, mais j’y prends plaisir, je l’avoue. J’aime à la voir près de moi, à la promener par un jour de soleil, et en la voyant là, riante, il me semble qu’un moment encore je fais asseoir ma jeunesse à mes côtés. » Et au tournant de la page : « Une bonne journée aujourd’hui, j’ai lu de l’Homère ce matin, et j’ai vu Mme de *** à quatre heures… » Comment voulez-vous que cette simultanéité de sensations contradictoires n’aboutisse pas à un déséquilibre ? Ainsi s’expliquent les ondoiements, les complications, les humeurs, pour tout dire, de ce Sainte-Beuve première manière.

De la constitution émotive il a encore, ce Sainte-Beuve-là, l’instabilité. Joseph Delorme nous en donne un autre exemple bien significatif. C’est la pièce de vers : Mes livres, dédiée au bibliophile Jacob, et qui porte en épigraphe ces mots d’Horace : Nunc veterum libris :

Ô mes amis, alors je prends un livre,
Non pas un seul, mais dix, vingt, mais cent…

Et une liste suit, où sont énumérés pêle-mêle les œuvres de Milton, de Byron, de Dante, de Malherbe, de Ménage, de Guy Patin, de Pope, d’Addison, de Fontanes, de Mme de Charrière, de Goldsmith, de Grey, de Mme Tastu, de Ronsard, de Conrard, de Jouy, de Suard, de Lamartine.

Et sur ma lèvre un murmure sacré
Trois fois ramène un vers de Lamartine.

En transcrivant ces noms, follement disparates, un souvenir lointain me rappelle une rencontre que nous fîmes, Maupassant et moi, alors tout jeunes, d’un romancier russe, Boborykine, qui méditait d’écrire sur ses compatriotes atteints, disait-il, de « boulimie intellectuelle », un livre intitulé : les Omnivores. A-t-il mis ce projet à exécution ? Je ne le sais pas, mais si jamais ce mot barbare put être appliqué justement à quelqu’un, c’est à l’auteur de cet incohérent poème : Mes livres, et à sa fringale, non pas seulement de lectures, mais d’idées et de milieux. Hier, il fréquentait l’hôpital. Le voici chez Nodier, à l’Arsenal, et engagé dans ce que Musset appelait irrévérencieusement : « la grande boutique romantique18 ». Demain, il fraiera avec Lacordaire, d’une façon assez intime pour que le futur dominicain lui écrive les pages de Volupté sur le séminaire. Après-demain, les Saint-Simoniens pourront le croire un des leurs. Cette curiosité multiple et changeante n’est pas une comédie. Ce n’est pas non plus une méthode. Encore une fois, c’est une émotivité toute pareille dans l’ordre de la pensée à celle d’un don Juan dans l’ordre de l’amour. « Les inclinations naissantes », dit celui-ci à Sganarelle étonné, « ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. » Sainte-Beuve jeune exprime ce goût de la mobilité psychique en des termes moins brutaux, mais tout aussi nets, quand il s’écrie : « Soyons comme ce tyran qui, dans son palais, avait trente chambres, et on ne savait jamais dans laquelle il couchait. »

II §

Le Wilhelm Meister de Goethe est la mise en œuvre de cette thèse que les errements de la jeunesse, quand ils procèdent d’une énergie sincère, nous mènent enfin à une voie heureuse où cette énergie s’équilibre et trouve son meilleur emploi. « Je ne puis te regarder sans rire », dit Frédéric à Wilhelm à la fin des Années d’apprentissage, « tu me fais l’effet de Saül, fils de Kish. Il partit pour chercher l’ânesse de son père, et finit par trouver un royaume. » Cet omnivorisme du Sainte-Beuve d’avant 1830 devait se prolonger quelques années encore et le conduire peu à peu à cette maîtrise littéraire qui l’appareille dans son domaine à un Claude Bernard, à un Pasteur : « Ayez le culte de l’esprit critique », professait celui-ci, « sans lui, tout est caduc. Il a toujours le dernier mot. » Ce testament du glorieux chimiste, Sainte-Beuve vieillissant aurait pu le prendre à son compte. C’est que la besogne accomplie par le grand savant et par le grand écrivain repose sur un même principe et obéit à une même discipline : la soumission lucide à l’objet. « Nous tous », déclarait l’auteur de Joseph Delorme et de Volupté en 1864, « nous tous, partisans de la méthode naturelle en littérature, continuons d’observer sans cesse, d’étudier et de pénétrer les conditions des œuvres diversement remarquables et l’infinie variété des formes de talent. » Vous retrouvez là le curieux passionné de tout à l’heure. Seulement, de l’émotif et de l’intellectuel qui se battaient en lui, l’intellectuel l’a emporté. Du monde de l’impression, il est monté dans celui de la réflexion. Comment ? Essayons de le discerner.

Dans ce vagabondage de ses lectures et de ses curiosités, il est visible que Joseph Delorme avait ses préférences déjà et ses points de durée, de fixation, oserai-je dire. Son sosie — dans la pseudo-biographie qu’il nous en retrace — parle de son goût pour les livres, « vifs et courts, qui fondent l’âme ou qui la brûlent ». Le singulier morceau : Après une lecture d’« Adolphe », qui commence

Passé vingt ans, quand l’âme aux rêves échappée…

a été composé, visiblement, dans un transport imaginatif où le littéraire et le réel se confondant, s’amalgamant, le poète est devenu Adolphe pour quelques instants, l’Adolphe exalté du célèbre couplet : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ? » Puis il s’est réveillé de cette illusion et il a soin de mettre cette note à son poème : « Une légère teinte d’ironie n’est-elle pas répandue dans cette pièce ? » Et cela aussi est significatif de cet éveil de l’esprit critique dont la prédominance n’est encore qu’incertaine. Parlant de Stendhal plus tard, Sainte-Beuve devait écrire : « C’est l’intelligence qui avertit en lui le sentiment. » Chez lui, elle fait mieux que l’avertir, elle le redresse, elle le subordonne, elle l’interprète, et elle en tire une doctrine.

S’il est possible, en effet, à un émotif de s’assimiler un Adolphe, — je choisis ce roman à dessein, à cause du texte indiqué plus haut, — c’est Adolphe n’est que la transcription d’une personne vivante, l’auteur. Il en va de même d’un René, d’un Obermann, d’un Werther, d’un Édouard. Je prends au hasard quelques-uns des récits mentionnés dans la préface de Joseph Delorme. Pénétrer un de ces romans, c’est se rapprocher de son auteur. Et cela est vrai de tous les livres. Plus on les comprendra, mieux on connaîtra l’auteur. Inversement, plus on le connaîtra, mieux on les comprendra. Cette formule paraît toute simple. Elle enveloppe en elle une révolution dans la façon d’interpréter l’œuvre littéraire. Pour la critique d’avant Sainte-Beuve, un ouvrage de littérature était fonction d’un genre. Ce genre avait des règles, un canon d’après lequel juger cet ouvrage. Pour Sainte-Beuve les genres existent certes, et les règles. Aucun des tenants de l’ancienne critique n’a eu, plus que lui, ce sens des qualités et des défauts intrinsèques d’une page, qui s’appelle le goût ; mais à ce sens tout professionnel, il en joint un autre, celui du caractère individuel manifesté par cette page. De ses plongées dans la sensualité, il a rapporté une expérience qui lui a donné une vue plus intense, j’allais dire plus âcre des arrière-fonds de la parade humaine. Il est descendu dans ces « coulisses de la vie » dont parle quelque part le vieux Lucrèce. Ces arrière-fonds, il les a constatés en lui-même. Il les cherche maintenant chez les autres. Ces livres qu’il a lus et qu’il continue de lire avec une curiosité inassouvie ont été composés par des hommes qui ne se sont pas racontés tout entiers, et ils ont mis dans ces livres des choses secrètes d’eux-mêmes qu’il faut démêler pour pénétrer l’esprit de ces livres, car elles en sont la partie vivante.

De là cette continuelle, sagace et acharnée inquisition de Sainte-Beuve autour des écrivains qu’il étudie. Il en veut tout savoir, et leurs hérédités, et leur famille, et leur milieu, et leur attitude dans le quotidien de l’existence, et voici s’élargir le champ de sa vision. Si toute œuvre de littérature est la révélation d’une personne, toute personne est la révélation d’une époque. Ceux même qui s’insurgent contre leur siècle en font partie dans cette révolte même. « M. Royer-Collard », est-il dit dans une de ces notes auxquelles je faisais allusion, « M. Royer-Collard est, comme M. Ingres, de son temps, ne serait-ce que par le soin perpétuel de s’en garantir. » La critique littéraire devient ainsi un chapitre non plus simplement de la psychologie individuelle, mais de la psychologie historique et collective. Peindre un esprit, c’est peindre une génération, du moins dans quelques-uns de ses traits essentiels. De même que Baudelaire est issu de Joseph Delorme, Taine est issu de cette vérité posée par Sainte-Beuve avec tant de force. Mais Sainte-Beuve, et ici se marque la qualité rare de son génie, a su garder sur ce point encore une mesure que ses deux grands disciples ont dépassée. Joseph Delorme a été pour lui cette délivrance que Goethe affirmait comme une des fins de la création poétique : « Poésie c’est délivrance. » Baudelaire ne s’est pas évadé de l’atmosphère mortelle des Fleurs du mal. Pareillement Taine n’a plus reconnu dans l’œuvre littéraire que sa signification historique Il a cru avoir épuisé toutes les données de la création poétique, dramatique et romanesque, en analysant les influences de la race, du moment et du milieu. Sainte-Beuve, lui, a toujours distingué, avec une netteté intransigeante, les trois points de vue qui concilient l’esthétique, la psychologie et l’histoire, et auxquels le critique doit se placer tour à tour. Il n’a jamais admis que les défauts d’une œuvre fussent acceptables sur le même plan que ses qualités, à titre de signification. C’est dire combien il eût condamné la définition du puissant mais systématique Émile Zola : « L’art, c’est la nature vue à travers un tempérament. » Il n’a jamais hésité sur ce point : que l’artiste doit choisir. Je le répète, il a conservé à travers toutes les souplesses et toutes les largeurs de sa compréhension un sens aigu du goût. Il n’a jamais concédé non plus que les grandes causes générales expliquassent complètement l’individu. Dès 1857, et bien avant l’apparition de la Littérature anglaise, qui devait lui fournir un prétexte à de si beaux articles, il prémunissait Taine contre cette erreur : « Jamais, si on ne connaissait que l’époque seule, et même la connût-on à fond, dans ses principaux caractères, on ne pourrait conclure à l’avance qu’elle a dû donner naissance à telle ou telle nature d’individus, à telle ou telle forme de talents. Pourquoi Pascal plutôt que La Fontaine ? Pourquoi Chaulieu plutôt que Saint-Simon ? On ignore donc le point essentiel de la difficulté, le comment de la création ou de la formation. Le mystère échappe. Ce qu’on peut faire de plus sage, c’est de bien voir et d’observer et ce qu’il y a de plus beau, quand on le peut, c’est de peindre. »

III §

Nous tenons là une définition, très simple, mais très juste de ce qui fut le service de Sainte-Beuve, son « message », pour parler comme les Anglo-Saxons. Il a été — d’ailleurs il revendiquait cette fonction dans ces termes mêmes — un grand botaniste intellectuel. Il a dégagé, et merveilleusement illustré, la loi de variété des génies, qui nous permet d’accepter comme légitimes les transcriptions les plus différentes de la vie, d’aimer à la fois Shakespeare et Racine, Virgile et Shelley, la Princesse de Clèves et les Parents pauvres, Boileau et Hugo. « Ne confondons point les genres et les natures, ne demandons point à une organisation ce qui est le fruit d’une autre », disait-il à propos de Pope, et plus profondément : « Il n’y a de chaque vrai poète qu’un exemplaire. » Il a dégagé aussi et non moins fortement éclairé ce que j’appellerai, faute d’un terme meilleur, la loi de profondeur. J’entends par là qu’il nous apprend, dans chaque écrivain, à discerner les dessous, plus simplement à regarder… Il est un admirable éducateur d’analyse. Il disait encore : « Chaque étude, en elle-même, pour peu qu’on y entre un peu avant, est infinie, innombrable. » Pour constater combien il a déplacé les anciens points de vue, il suffit de comparer le Pascal de son Port-Royal aux commentaires de Voltaire sur les Pensées. Même à la date où il professait à Lausanne son cours sur les jansénistes, ses convictions intimes n’étaient pas très différentes de celles de Voltaire à l’égard du christianisme. J’incline à croire qu’elles étaient métaphysiquement plus hostiles, car Voltaire n’a jamais cessé d’admettre, ses disciples le lui ont assez reproché, le « Dieu rémunérateur et vengeur », au lieu que le Werther-Carabin paraît bien avoir toujours eu, comme fond dernier de sa pensée, le matérialisme assez court, mais très net dans sa brutalité négative, des élèves de Cabanis et de Broussais. Qu’importe. L’intelligence le sauve des étroitesses du fanatisme dont Voltaire demeure le prisonnier. Il est trop intéressé par le mécanisme intérieur de la montre qu’il étudie. Il admet qu’elle sonne une autre heure que sa montre à lui. Elle sonne son heure, et il nous apprend à décomposer ce mécanisme, à suivre le moindre détail de cette horlogerie psychique, rouage par rouage. C’est ainsi qu’il peut tour à tour comprendre Bonald et Proudhon, Joseph de Maistre et Renan, avec une équité que l’on ne saurait suspecter quand on a vécu dans la familiarité des Lundis, comme je fais pour ma part, depuis des années. Certes, il a des partis pris à vaincre parfois, — il est homme, et homme de lettres, — mais lisez l’article qu’il a écrit sur la mort de son pire ennemi, Balzac. Les admirateurs les plus passionnés de la Comédie humaine — j’en suis un — ne peuvent que s’incliner devant l’impartialité dont ces pages sont empreintes. On y devine bien une antipathie irréductible entre le peintre de chevalet qu’était Sainte-Beuve, et le peintre à fresque qu’était Balzac. Mais encore ici l’intelligence l’a emporté. Elle a maîtrisé même ce préjugé inné que nous impose notre type mental.

Nous pouvons, avec ces éléments, situer Sainte-Beuve à sa vraie place dans le vaste mouvement du dix-neuvième siècle. Il a collaboré, comme Balzac précisément, à rapprocher la littérature et les sciences. Avec le recul des années, nous commençons à bien discerner que ce fut la caractéristique de cet âge et sa tâche propre que ce rapprochement. J’ai dit rapprochement et non identité, car ce même dix-neuvième siècle, s’il a eu cette vertu d’être l’ère des sciences, a subi cette tentation : le Scientisme. Ni Taine, ni Renan, parmi les philosophes, n’y ont échappé, ni parmi les artistes, Flaubert, Leconte de Lisle et surtout Zola. Le Scientisme consiste essentiellement à confondre les méthodes, et à unifier les sciences, au lieu que celles-ci doivent se cantonner chacune dans son domaine propre, en se subordonnant à l’ordre des faits dont elles cherchent les lois. Un seul principe leur est commun, celui de l’exactitude vérifiée. C’est la règle formulée par Bossuet, et que citait volontiers Pasteur : « Le plus grand dérèglement de l’esprit est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient », et le contraire de la disposition mentale conseillée par Rousseau dans son Discours sur l’inégalité parmi les hommes : « Commençons par écarter tous les faits… » Justement parce que nous devons nous soumettre aux faits, nous devons accepter qu’ils se présentent à nous, chacun dans sa série, et les étudier dans cette série, le fait chimique en tant que chimique, le fait biologique en tant que biologique, le fait religieux en tant que religieux, le fait littéraire en tant que littéraire. C’est la règle à laquelle Sainte-Beuve s’est toujours conformé, si bien que cette prodigieuse diversité des sujets abordés dans les vingt-huit volumes des Lundis montre une admirable unité de méthode. Elle ne donne jamais une impression d’anarchie. Je ne sais pas de plus grand éloge pour un homme de lettres qui eut la probité, comme celui-là, de ne vouloir jamais être qu’homme de lettres. Il a pu se tromper sur certains points, notamment, comme je l’indiquais tout à l’heure, dans ses hypothèses philosophiques. Il n’en reste pas moins pour nous un des plus beaux exemplaires d’une intelligence d’ordre, — autant dire tout bonnement de l’intelligence.

III. M. Thureau-Dangin19 §

Je rentre des obsèques de mon vénéré confrère et ami, M. Thureau-Dangin. Elles ont été vraiment émouvantes et traditionnelles. C’était comme un deuil individuel pour chacun de nous, tant cette personnalité, si fine et si haute, nous était à tous présente, et c’était aussi, dans cette vaste nef de Saint-Sulpice, le pompeux déploiement d’une cérémonie solennelle dont aucun détail n’était un simulacre. Ces prières, le mort les avait dites et redites, quand il priait, avec une foi simple et profonde. Cette église c’était la sienne, depuis trois quarts de siècle, puisqu’il était né à quelques pas, dans la maison de la rue Garancière où s’écoula toute sa vie. Ces prêtres qui officiaient, presque tous l’avaient connu. Cet archevêque qui avait tenu à être là, auprès de l’autel, lui apportait le témoignage du chef au soldat qu’il a éprouvé sûr, fidèle et vaillant. Il n’y avait pas jusqu’à l’aspect de cet édifice, associé à tant de choses de l’ancienne France, qui ne convînt à ce serviteur de vieilles causes momentanément vaincues. Un peu du souvenir de M. Olier flotte autour de ce monument, et la figure morale de M. Thureau-Dangin ne s’apparente-t-elle pas à celle des admirables chrétiens du dix-neuvième siècle groupés autour du grand curé de Saint-Sulpice ?

I §

Il était impossible d’approcher le secrétaire perpétuel de l’Académie Française sans éprouver à son égard le sentiment du respect, tant sa seule physionomie révélait une âme d’une extraordinaire qualité. Il avait l’abord réservé, mais on le devinait aussitôt, cette réserve n’était pas de la froideur. C’était de la surveillance de soi, de la tenue, j’allais dire de la probité. Visiblement il s’appliquait à ne jamais dépasser sa pensée par l’expression, et il en avait comme la pudeur. Il était aussi bon, aussi délicat, qu’il était peu démonstratif. Aucun homme ne fut plus exempt que celui-là de charlatanisme. Son cœur était très chaud. Toute sa vie de famille en témoigne, et aussi la sollicitude avec laquelle il prenait part aux joies et aux peines de ses amis. Mais il répugnait, par instinct et par discipline, à tout étalage. Il apportait la même discrétion dans la défense de ses idées. Dieu sait s’il les aimait, pourtant, s’il se donnait à elles tout entier !    C’était pour lui un motif de plus d’éviter toute exagération en les affirmant. Son style, net et ordonné, d’une élégante et forte sobriété, révélait ce constant souci d’éviter les surcharges. Il fallait un peu de temps pour sentir que cette prose si sage brûlait de passion, mais en dedans. De quelle ardeur cet écrivain d’une si ferme tenue chérissait les principes qu’il croyait vrais, cent passages de ses œuvres le racontent. Je n’en sais pas de plus significatif que la préface qu’il mettait en 1874 à son premier livre, je crois : Royalistes et Républicains. De quel accent, dans un raccourci à la Tacite, il adjure ses concitoyens de comprendre la leçon du passé : « Si nous recommencions aujourd’hui ce qu’ont fait nos pères, nous serions plus coupables. Ayant leur expérience, nous n’aurions pas leur excuse ! » Avec quelle précision il dénonce « la haine démagogique, cette dissolution radicale qui s’attaque à l’ordre politique, à l’existence de la patrie, aux fondements de la société, à Dieu lui-même » ! Et il ajoute, prophétisant le drame national que nous vivons aujourd’hui, et dénonçant le renouveau certain du péril allemand : « Il y a là, à côté de nous, un nouveau venu sinistre et puissant qui assiste en tiers à nos querelles intestines, attend nos échecs, tout prêt à en profiter pour accomplir ses desseins… »

II §

Cette flamme de conviction fit de lui un journaliste. M. Francis Charmes nous le rappelait, jeudi dernier, au cours de l’éloquente improvisation dans laquelle il nous apprenait le deuil qui frappait notre Compagnie. Il nous disait quel polémiste avait été M. Thureau-Dangin, et la vigueur perçante de ses filets du Français. Il nous disait aussi de quelle courtoisie personnelle se parait cette vigueur, si bien qu’ancien et acharné adversaire de son secrétaire perpétuel à cette époque lointaine, il avait pu se retrouver en face de lui sans qu’aucun eût à pardonner à l’autre un écart de plume. Mais la courtoisie n’est pas la faiblesse. Vous rappelez-vous ce tableau des Lances, où Velasquez nous montre deux généraux marchant au-devant l’un de l’autre, celui-ci, vainqueur, pour recevoir, celui-là, vaincu, pour remettre les clefs d’une ville prise et tous les deux déférents ? C’est qu’ils se sont battus en s’estimant, et, dans la bataille des idées, le rédacteur du Français forçait l’estime, même quand il portait les coups les plus cruels. Il la forçait comme historien, même quand on n’acceptait pas ses points de vue. Les plus sévères détracteurs de la monarchie de Juillet n’ont pu lire le récit que M. Thureau-Dangin a fait de sa grandeur et de sa chute sans subir l’ascendant de cette intelligence si loyale. Il a défini lui-même le pathétique dont il a su la remplir, quand il a écrit : « Cette histoire pourrait presque apparaître comme le gémissement ininterrompu des modérés et des clairvoyants, toujours compromis et joués, insultés, écrasés par les violents et les aveugles. » Il était alors un défenseur aussi désintéressé que fervent du régime parlementaire. Au soir de ses jours avait-il gardé cette espérance de voir jamais la France prospère sous un tel régime ? J’incline à croire que non et qu’il n’aurait pas consacré ses fécondes dernières années à ces études sur le catholicisme anglais, s’il eût cru que le système représentatif pouvait encore sauver notre pays. S’il ne l’a pas pu avec un prince de la perspicacité politique de Louis-Philippe, des ministres comme Guizot, un suffrage encore restreint, les débris encore vivants de la brillante équipe de l’Empire et de la Restauration, simplement parce qu’il lui manquait la légitimité, comment imaginer que le parlementarisme dégradé d’aujourd’hui soit capable de ce miracle ? Cette évidence s’est imposée à l’historien de Juillet et elle en a fait celui du cardinal Newman. Ce politique désabusé a demandé à l’histoire religieuse un alibi et une consolation.

III §

Le tableau de la Renaissance catholique dans la Grande-Bretagne, qu’il a tracé en deux admirables volumes, restera. Cet ouvrage a les mêmes vertus de probité documentaire, de sobriété nette, de lucidité judicieuse, que l’Histoire de la monarchie de Juillet avec des acuités d’analyse vraiment magistrales et des touches d’une poésie singulière. Le personnage central de cette épopée mystique, — car c’en est une que ce retour vers Rome de tant de nobles âmes, un Ward, un Manning, — c’est John Newman. Il y avait entre le saint cardinal anglais et M. Thureau-Dangin comme une parenté d’âmes. La délicatesse de Newman, son ingénuité, son sens, mystique et si humain tout ensemble, des besoins de l’âme moderne, sa pitié si pure, en faisaient vraiment un modèle tout posé pour son portraitiste, qui retrouvait en lui-même des aspirations si pareilles. Je ne crois pas que personne ait jamais écrit dans notre langue, depuis le dix-septième siècle, des pages de psychologie spirituelle supérieures à celles où M. Thureau-Dangin a raconté la conversion de l’auteur de l’Apologia, les angoisses qui la précédèrent, l’élan de cœur dont elle fut accompagnée, les épreuves morales qui l’ont suivie. Le thème lui était si cher qu’il y est revenu à plusieurs reprises. Il se complaisait dans le commerce de ce prêtre-poète dont les prières sont si belles et qui n’avait pour repousser la calomnie que cette réponse : « Je n’ai jamais péché contre la lumière ! » M. Thureau-Dangin, s’il eût été moins modeste, aurait pu prendre ces mots pour devise. Il ne les prononçait pas, mais tout proclamait en lui cette sérénité d’une conscience qui n’a pas cessé de se tourner vers les clartés éternelles. Cet homme si simple était un juste, et cela avec une bonne grâce où l’on devinait une immense et constante charité. Il mettait de la vertu, et de la moins pédante, de la plus indulgente, dans ses moindres actes. Assidu et scrupuleux, exact et affable, il faisait d’une fonction aussi officielle que le secrétariat perpétuel comme une vivante leçon. Un rayonnement émanait de lui. Nous sentions tous, ce matin, en l’accompagnant au cimetière Montparnasse, où sa dépouille émaciée par une longue souffrance repose dans le tombeau familial, que les Lettres et la France venaient de perdre un des hommes de ce temps qui leur faisaient le plus d’honneur.

IV. Le professeur Poncet20 §

J’ai connu assez tard dans sa vie le grand chirurgien dont l’École de Lyon porte le deuil. Il était alors plus rapproché de soixante ans que de cinquante, mais sa vigoureuse maturité semblait une seconde jeunesse, tant la silhouette restait robuste et souple, le regard ouvert et curieux, l’esprit agile et vivant. L’impression qui se dégageait de ce masque, presque léonin, c’était celle de la force, mais d’une force calme, sûre d’elle-même parce qu’elle était au service d’une intelligence souverainement généreuse. Quand il causait, il penchait volontiers sa tête sur l’épaule gauche, dans une attitude réfléchie qui révélait le savant. Le caractère méditatif empreint alors sur cette puissante physionomie étonnait un peu chez un opérateur célèbre. Un chirurgien n’a-t-il pas pour qualités premières l’action immédiate et la décision prompte ? Précisément, à cette époque, l’ancien major de l’Hôtel-Dieu de Lyon, qui faisait sept ou huit opérations par jour et fatiguait ses internes, était devenu le pathologiste auquel la médecine doit la théorie du rhumatisme tuberculeux et de la tuberculose inflammatoire. Les vastes conceptions systématiques détournaient de plus en plus de la pratique ce chercheur qui avait renoncé, avec un désintéressement sans emphase, comme il faisait tout, aux profits d’une nombreuse clientèle, pour se vouer à l’une de ces œuvres de synthèse doctrinale qui renouvellent tout un domaine d’idées. Ce passage d’un travail plus utilitaire à un labeur purement scientifique est le haut exemple d’éthique intellectuelle donné par M. Poncet. Même ceux qui cultivent un autre champ d’études peuvent en sentir la noblesse et s’efforcer de l’imiter. Que ce soit mon excuse pour apporter à cette mémoire d’un clinicien célèbre l’hommage d’un incompétent pour tout ce qui touche à la portion technique de cette activité. Une valeur d’enseignement général se dégagera du seul récit de cette vie. Commencer par l’humble besogne professionnelle, y exceller, et, quand on a fini les années d’apprentissage, employer celles de la maîtrise à ramasser, à relier ses expériences fragmentaires pour aboutir à des vues d’ensemble, et pour aiguiller ainsi la science dans des voies nouvelles, je ne vois pas une plus belle courbe de destinée quand on est un homme de pensée. M. Poncet en aura donné un modèle achevé. Avec sa bonhomie souriante, il citait volontiers le mot que lui avait dit un jour l’anatomiste Farabœuf : « Vous n’êtes pas seulement un chirurgien, vous êtes un céphalurgien », et son mâle visage s’éclairait d’une lumière intérieure, celle de la conscience d’avoir mérité cet éloge.

Il était né en 1849, dans un village de la Dombes. On appelle de ce vieux nom — Dumbensis pagus — ce long plateau qui s’étend de Fourvières à Bourg. Il est mort à Culoz, après avoir étudié et enseigné à Lyon depuis son entrée au lycée jusqu’à la session dernière. Il fut donc, quoiqu’il ait eu un appartement à Paris ces dernières années, l’homme d’un seul pays, comme il fut l’homme d’une seule étude. Les deux conditions sont bien favorables pour saturer une intelligence de robustesse et d’originalité. Ayant perdu très jeune son père, le notaire, il fut élevé par son grand-père, modeste praticien de campagne dont les malades étaient surtout des paludéens. Prise entre la Saône et le Rhône, la Dombes est un pays tout en étangs. La malaria y sévissait alors d’une façon permanente. Quand M. Poncet se trouvait en veine de confidences, il se décrivait, tout enfant, assis dans l’âtre de la cuisine chez le docteur son grand-père, et le défilé des gens qui venaient là, grelottants de fièvre, demander un peu de quinine. Les images se précisaient. Il évoquait un vieux paysan, véritable type de la cachexie palustre, le teint terreux, la peau sèche, squelettique avec un ventre déformé par l’hypertrophie du foie et de la rate, de petits bergers ayant pris une maladie aiguë des os au bord des marais. La mémoire médicale était chez lui surprenante d’exactitude et de minutie, comme chez Trousseau, qui disait, après avoir conseillé aux débutants de fréquenter les hôpitaux et de voir, de toujours voir des malades : « Arrivé aujourd’hui à la vieillesse, je me rappelle les malades que j’ai vus, il y a quarante ans, lorsque je faisais mes premiers pas dans la carrière. Je me rappelle les premiers symptômes, les lésions anatomiques, les numéros des lits, quelquefois les noms des patients, qui, à cette époque si éloignée, ont frappé mon esprit… » Le témoignage que le maître de l’Hôtel-Dieu de Paris se rendait à lui-même, avec cette émouvante ferveur du bon ouvrier qui aime passionnément son métier, le maître de l’Hôtel-Dieu de Lyon aurait pu se l’approprier non moins justement.

M. Poncet avait commencé ses classes au petit séminaire de Belley. Il gardait de cette éducation un respect très profond des choses religieuses. Il ne croisait pas dans les couloirs de son hôpital une sœur de charité sans s’arrêter pour lui parler. Voici deux ou trois ans, revenant d’Italie, il rencontre sur le seuil de l’Hôtel-Dieu un de ses élèves : « Devinez ce que j’ai là », dit-il en lui montrant sa main fermée. « Je vous le donne en mille… Un chapelet que j’avais promis à la sœur X… de lui rapporter de Rome. Je ne suis pas allé à Rome, mais je lui rapporte tout de même son chapelet… » Un grand crucifix de bronze décorait sa salle de service. On voulut l’en retirer. Il s’y opposa énergiquement : « Je l’ai payé avec mon argent », dit-il, « il est à moi, et il restera là. » Par ces temps d’étroit fanatisme anticlérical, et de mesquines persécutions, il n’est pas inutile de rapporter ces petits faits. Ils expliquent l’affluence des ecclésiastiques qui se pressaient, me raconte un témoin, à ses obsèques dans la cathédrale de Belley. Il paraît bien que s’il n’adhérait plus à la dogmatique de sa première éducation, il avait gardé une foi, indéterminée mais profonde, dans un au-delà que d’ailleurs il ne précisait pas. Quoique je n’aie jamais abordé ces questions avec lui qu’indirectement, je garde l’impression que ce grand esprit n’était pas plus un négateur que son maître M. Ollier. Ni l’un ni l’autre de ces deux savants n’étaient faits pour accepter la grossière hypothèse du monisme qui, expliquant le supérieur par l’inférieur, mutile la réalité qu’il ne peut comprendre. Il s’agit de concilier le monde de l’Âme avec ses besoins d’intelligence, d’amour et de moralité d’une part, le monde de la Nature, de l’autre, avec ses lois aveugles, indifférentes et implacables. Supprimer un des termes du problème, est-ce le résoudre ? J’aime à démêler dans la déférence d’un Poncet pour les représentants d’une croyance, de la lettre de laquelle il s’est détaché, cet acte d’espérance dans le mystère de l’univers que le poète a si bien défini dans les vers fameux :

There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in our philosophy…

Je viens d’écrire le nom de M. Ollier. J’ai connu aussi, durant ses séjours dans le Midi, à Hyères, cet autre maître de la chirurgie. Gensoul, Bonnet, Ollier, Poncet, ce sont les quatre gloires de cette École de Lyon, créée tout entière par une institution propre à cette ville et aujourd’hui abolie, celle des chirurgiens-majors. Que de fois, en nous promenant sous les pins de Costebelle, ce sagace M. Ollier m’a expliqué les avantages de ce procédé de recrutement ! En ce temps-là, Lyon n’avait pas de faculté de médecine, mais elle avait trois vastes hôpitaux : l’Hôtel-Dieu, la Charité et l’Antiquaille… — ce dernier ainsi nommé parce qu’il occupait dans la partie où se dressait la ville romaine, l’antique Lugdunum, l’emplacement même où la tradition situe la prison de saint Pothin, l’évêque martyr. On y montre encore son caveau.

Dans chacun de ces hôpitaux opéraient trois chirurgiens, dits majors, sans doute par ressouvenir du premier Empire et d’une fondation militaire. Ils étaient nommés au concours, et pour dix-huit ans, si ma mémoire me sert bien. Le plus jeune était chirurgien-major désigné. Au-dessus de lui était le chirurgien-major titulaire, et à son moment, celui-ci devenait le chirurgien-major sortant. Tenus d’habiter l’hôpital, et d’y avoir leur cabinet de consultations, leur clinique, toute leur existence, ils s’imprégnaient d’une atmosphère chirurgicale d’une densité singulière. Elle explique cette suite de travaux sur la chirurgie osseuse dont l’œuvre de M. Ollier, avec sa grande découverte sur le rôle du périoste dans la réfection des os, fut l’aboutissement. En écrivant ceci, je crois revoir ce vétéran du bistouri avec sa face sérieuse et concentrée, les deux petits kystes qui pointaient à ses paupières supérieures, sa redingote dont il corrigeait la solennité, à la campagne, par un chapeau mou. Je l’entends causer de sa voix un peu nasillarde, avec Melchior de Vogüé, cet autre Cévenol, et je me redis la phrase que ce dernier prononçait sur le ton d’un pressentiment trop justifié, en recevant Barrès à l’Académie : « La hache du noir bûcheron m’environne ! »

C’est de M. Ollier que M. Poncet fut l’interne, quand, au sortir du lycée de Lyon, il se résolut à suivre la vocation que lui avait révélée, au coin de la cheminée de son grand-père, l’intérêt suscité en lui par les paludéens des étangs de la Dombes. Ces années d’études font penser à des campagnes menées par un jeune et vaillant général pour qui chaque conquête n’est que l’occasion d’une conquête nouvelle. À peine son internat fini, nous le trouvons à Paris dans le laboratoire de hasard installé rue Christine par Cornil et Ranvier. C’était au lendemain de la guerre. Ces savants avaient entrepris d’acclimater en France les études d’histologie pathologique, monopolisées jusqu’alors par l’Allemagne. M. Poncet avait l’intelligence trop réaliste, pour ne pas reconnaître vite l’insuffisance d’une méthode, utile certes, mais qui ne pouvait aller loin, n’étant pas conforme à la vie. Étudier la cellule en dehors des fonctions, c’est se promener dans des maisons sans y entrer. Aussi ne donna-t-il qu’un an à ce travail. Coup sur coup, il passe sa thèse sur les ictères, rentre à Lyon comme docteur, devient chef de clinique d’un des collègues de M. Ollier, le professeur Dégrange, prépare son agrégation, subit l’examen à Paris dans le brillant concours où figurèrent Reclus, Pinard, Richelot, Terrillon, et tout de suite il se fait recevoir à Lyon chirurgien-major. C’était en 1879. Il avait trente ans. Il en avait trente-deux quand il fut nommé à la chaire de médecine opératoire.

Là commence la grande période active de cette vie magnifique. J’ai négligé de dire qu’entre temps, l’apprenti chirurgien était allé voir Lister en Angleterre ; qu’il avait voyagé en Autriche, en Allemagne, aux États-Unis, comme pour s’assimiler la technique entière de son époque. Il est demeuré légendaire parmi les étudiants de Lyon pour la formidable capacité de travail qu’il déployait dans ces années-là. Tous les matins, il était dans son hôpital à huit heures. Il en sortait à une heure pour reparaître à deux heures à la Faculté, et le reste du jour, il opérait encore. Aussi exigeant pour les autres que pour lui-même, il fallait que l’équipe de ses assistants fût là tout entière et toujours. À ceux qui arrivaient en retard, et balbutiaient une excuse, il avait une façon de répondre : « J’y suis bien, moi », qui leur ôtait l’envie de récidiver. Avec cela professeur et mieux encore excitateur incomparable. Un de ses collègues, M. Auguste Pollasson, dans l’éloquent discours prononcé sur sa tombe, a défini d’un mot très heureusement emprunté à la langue médicale la caractéristique de la pensée de Poncet et de sa parole, et tout son être, quand il a vanté sa « tonicité extraordinaire ». Une légion de chirurgiens est sortie de son tablier, qu’il a tous marqués de son empreinte. Ils se reconnaissent, me dit un bon juge, avant tout à la largeur des idées, au coup d’œil physiologique, et aussi à la hardiesse du « faire » opératoire. M. Poncet répétait sans cesse à cette période-là : « Les grandes incisions font les grands chirurgiens. » Il pratiquait ce qu’il appelait encore « la chirurgie à ciel ouvert ». Cette chirurgie-là marquait le patient de traces souvent ineffaçables, mais elle guérissait. Poncet fut un grand guérisseur, un grand inventeur aussi. Traçant ici un portrait moral, — le seul qui soit un peu de mon ressort — je ne mentionnerai pas les opérations hardies dont il fut l’heureux initiateur. Quelques-unes ont été dépassées. Beaucoup demeurent dans la pratique courante. Il avait la fierté de ses audaces. Je me souviendrai toujours de l’accent avec lequel, me parlant d’une opération très délicate dont le génial Albarran, mon autre ami tant regretté, avait eu l’idée. Il me dit : « J’ai pourtant failli trouver ça… » Aucune envie dans ces mots, mais quel regret !

Ce fut après 1891, et quand il fut monté dans la chaire de clinique chirurgicale, qu’il orienta peu à peu sa vie dans le sens que j’indiquais en commençant ces quelques notes. M. Pollasson a encore marqué cette volte-face avec une rare justesse de termes : « Le chirurgien céda la place au savant. L’homme d’action se changea en penseur. » Il y avait toujours eu en lui, — les poussées de sa curiosité dans des sens si variés l’attestent et son mémoire sur l’Actinomycose, — ce génie investigateur qui ne se satisfait pas dans la spécialité, si brillante soit-elle. S’abandonner à ce génie dans ce moment de sa vie, en pleine maturité, quand les circonstances et sa valeur faisaient de lui, sans rivalité possible, le premier chirurgien du Sud-Est, c’était une résolution héroïque. Plusieurs motifs purent y déterminer le professeur Poncet, tous également à son honneur. Le premier fut sans doute le légitime et noble désir d’une gloire qui lui survécût. La destinée des grands chirurgiens et des grands médecins qui n’ont été que des exécutants supérieurs offre cela de pathétique qu’ils réalisent vraiment quand ils disparaissent, le « qualis artifex pereo ! » prononcé par un indigne. Ce cri n’en demeure pas moins le symbole du tragique naufrage des beaux talents viagers. D’un Dupuytren, pour prendre un exemple cruellement significatif, que reste-t-il ? Un nom prestigieux, et rien de plus. Lasègue le disait à propos de Trousseau, avec une mélancolie qu’il ne cherchait pas à dissimuler : « Les acteurs, gens de passage comme nous… » Il n’en va plus ainsi, quand le médecin laisse après lui une découverte qui a pris place dans la Science et qui n’en bougera plus. · Il y a sans doute eu au dix-septième siècle des praticiens qui surpassaient William Harvey par la renommée et aussi par l’habileté. Où en est leur œuvre ? où leur souvenir ? Pour avoir trouvé les lois de la circulation du sang, Harvey est toujours présent, toujours agissant. Ajouter à cela qu’il est toujours bienfaisant. C’était encore, pour M. le professeur Poncet, un motif d’aller plus avant dans la voie de la Science. Une immense charité faisait le fond de sa nature. Quand il marchait dans la rue, de son pas lent et un peu balancé, il lui arrivait sans cesse, s’il rencontrait un homme ou une femme du peuple qui lui paraissaient souffrants, de les arrêter, de les interroger, et il les faisait venir à sa clinique, où il leur prodiguait les mêmes soins qu’à ses clients les plus fortunés. Rien d’étonnant s’il a rêvé, comme couronnement à son existence, d’une de ces découvertes à longue portée, qui, enrichissant et renouvelant la thérapeutique, préservent et soulagent des milliers et des milliers de créatures vivantes ? Rien d’étonnant aussi que la force de sa personnalité se soit sentie à l’étroit dans un métier dont il connaissait toutes les finesses, où il savait qu’il ne se dépasserait pas, au lieu que l’induction généralisatrice l’invitait à épanouir sa pensée dans des conceptions d’une portée indéfinie et d’une ampleur incalculable ?

Il en a trouvé une, à laquelle il s’était attaché passionnément, qu’il a développée, soutenue, défendue avec une ardeur jamais lassée. S’il ne l’a pas établie d’une manière définitive, il l’a posée avec assez de vigueur pour que ses adversaires mêmes aient dû en reconnaître l’extrême importance. Ce que la théorie de l’irritation fut pour Broussais, celle de la spécificité des maladies pour Bretonneau et Trousseau, celle des glandes à sécrétion interne pour Brown-Séquard, celle de l’hystérie pour Charcot, l’hypothèse de la tuberculose inflammatoire le fut pour M. Poncet. Autant qu’un profane peut comprendre des idées d’un ordre si particulier, voici comment il me paraît avoir raisonné. Il a été frappé de constater que des tuberculeux font du rhumatisme et qu’il n’y a dans ces rhumatismes aucune des caractéristiques de la tuberculose. Sachant d’autre part que certaines infections, la scarlatine par exemple, produisent aussi des accidents rhumatismaux, il en a conclu que le rhumatisme apparu chez les tuberculeux, pouvait bien être produit par la tuberculose, malgré l’absence de ces caractéristiques. Mais s’il en est ainsi pour les articulations, ne peut-il pas en être ainsi partout ailleurs ? Ne s’agirait-il pas de tuberculose, anormale et méconnue, dans nombre de maladies dont on ne connaît pas la nature ? La statistique des autopsies démontre que sur cent personnes mortes de mort violente, quatre-vingts portent la trace d’une tuberculose, latente ou guérie. Nous sommes donc là en présence d’une maladie extrêmement fréquente. Que de ces foyers, présents dans tant d’organismes, fusent des poisons atténués, trop peu virulents pour prendre la forme connue, assez virulents pour produire des désordres graves ou légers, et voilà expliqués combien de phénomènes qui demeuraient jusqu’ici des énigmes ! Voilà aussi la possibilité de les attaquer dans leur cause. Quelque incertaine que soit encore la thérapeutique curative et spécifique de la bacillose, elle existe. Le professeur Poncet en entrevoyait le commencement dans les corps immunisants de Spengler qui l’ont tant préoccupé durant les derniers temps de sa vie. Il l’entrevoyait aussi dans la cure solaire, l’héliothérapie. Mais il a dit lui-même ses espérances dans le livre qu’il publiait l’année dernière avec son élève M. René Leriche. Ces six cents pages sur la Tuberculose inflammatoire sont un chef-d’œuvre d’ordre et de lucidité. L’immense expérience qu’elles supposent, la conviction dont elles sont animées, l’ingéniosité de leurs aperçus en font une lecture d’un extrême intérêt, fût-ce pour des ignorants.

J’ai trop la conscience d’être moi-même un de ces ignorants pour ne pas savoir que ces quelques notes sont bien pauvres, bien superficielles. C’est l’honneur à la fois et la tristesse des grands serviteurs de la Science qu’ils ne puissent être vraiment compris, admirés, loués que par leurs pairs. J’ai trop aimé M. le professeur Poncet, je l’ai trop respecté, pour ne pas avoir éprouvé le besoin de tracer de lui ce « crayon » d’après la mort qui devrait, pour être entièrement ressemblant, s’éclairer d’un reflet de grâce et de courtoisie. Je n’aurais pas donné une idée exacte de cette rare personnalité, si je n’ajoutais qu’en effet ce médecin de génie était, dans le quotidien de la vie, le plus affable, le plus simple, le meilleur des compagnons. Le charme de ses manières, sa politesse exquise, son intelligence des nuances venaient chez lui d’un cœur que quarante années et plus d’hôpital et de clinique n’avaient ni endurci, ni refroidi. Je me rappelle qu’un jour, me trouvant sur le Parthénon avec quelqu’un qui n’a pas laissé d’œuvre, mais qui valait beaucoup pour la sensibilité, le capitaine Viau, alors le doyen de son grade dans l’armée française, ce vieillard, exalté par le spectacle que nous avions sous les yeux, me dit après un silence : « Quand vous penserez à ce paysage, je veux aussi que vous pensiez aussi à mon meilleur ami. Souvenez-vous du nom de ***, c’est celui d’un homme excellent. » J’ai su depuis que cet ami dont l’ancien officier me parlait ainsi avait été pour lui d’une incomparable bienfaisance. Cherchant à résumer l’impression que le grand chirurgien lyonnais laissera de lui à ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher dans son intimité, je ne trouve pas de meilleure formule que cette naïve et simple parole : Ce fut un homme excellent. « Comment se fait-il », demandait déjà le sage antique, « comment se fait-il que la Divinité qui a ordonné si bien toutes choses et avec tant d’amour, ait négligé un seul point, à savoir que des hommes d’une vertu éprouvée qui ont eu une sorte de commerce avec elle, soient atteints par la mort et nous quittent pour jamais ? » Et il répondait, avec cette foi dans la suprême et finale intelligibilité du monde qui seule permet de supporter l’inexplicable et universel écoulement de toutes choses et de nous-mêmes : « Nous ne disputerions pas ainsi avec Dieu, s’il n’était pas souverainement bon et souverainement juste. S’il l’est, soyons certains, malgré les apparences, qu’il n’a rien laissé passer dans l’ordonnance du monde qui soit contraire à la justice et à la raison. »

Post-scriptum. — Je joins à cette trop courte étude, une note plus complète transmise par M. le docteur René Leriche, sur le fonctionnement de l’institution des chirurgiens-majors à Lyon :

« Le titre de chirurgien-major ne figure dans les archives hospitalières qu’à partir du dix-huitième siècle ; dès cette époque, le majorat grandit par le fait des hommes illustres qui en remplissent les fonctions.

« En 1788, les recteurs décident que la place de chirurgien-chef sera mise au concours. Ce premier concours eut lieu le 25 juin 1788. Marc-Antoine Petit en fut le premier lauréat.

« En 1795, on trouve un aide-major ; et jusqu’en 1802, le service chirurgical est fait dans les hôpitaux de Lyon par des chirurgiens qui ont le titre de chirurgien-major, avec, sous leurs ordres, des aides-majors ; le chirurgien-major restant toujours attaché à l’Hôtel-Dieu, comme un serf à sa glèbe.

« Le règlement de 1816 paraît, à quelques détails près, aussi sévère que le règlement des siècles précédents : le major réside dans la maison et exerce pendant six années consécutives ; ses honoraires sont fixés à six cents francs, indépendamment du logement, de la nourriture, du chauffage et de la lumière ; il reçoit, en outre, un habit noir et une robe de visite pour trois ans En revanche, l’administration exige qu’il soit présent dans l’établissement à toute heure du jour et de la nuit, et qu’il reste célibataire. Il ne peut sortir de l’établissement que d’une heure à trois heures de l’après-midi et le soir depuis le souper jusqu’à neuf heures trois quarts.

« Par délibération du 25 janvier 1832, le chirurgien-major doit être secondé par deux aides-majors, nommés au concours, dont l’un doit lui succéder à l’Hôtel-Dieu et l’autre occuper ce même poste à la Charité. Dans le courant de cette même année, le conseil, par délibération du 5 décembre, autorisa le major à se marier, après les deux premières années de son majorat.

« En 1848, on créa des concours spéciaux de major pour l’Hôtel-Dieu, la Charité et l’Antiquaille réunis aux hospices en 1846. En même temps étaient abrogés les anciens règlements qui avaient défendu le mariage, la clientèle et les sorties, mais on conserva l’internement. La durée du service fut fixée à dix-huit ans : six ans comme aide-major, six ans comme chirurgien-major et six ans comme chirurgien titulaire.

« Le 10 janvier 1879, le conseil supprimait en principe les concours spéciaux et les majorais dans chaque hôpital et décidait “qu’à l’avenir il y aurait des chirurgiens des hôpitaux chargés des services de chirurgie dans tous les hôpitaux, par roulement, avec choix facultatif et par ordre d’ancienneté” ; mais cette décision ne fut pas immédiatement appliquée.

« C’est par délibération du 23 mai 1894 que fut arrêtée la modification définitive ; le conseil décida que tous les services hospitaliers consacrés, soit à la chirurgie générale, soit à des spécialités et confiés à des chirurgiens-majors seraient jusqu’à nouvel ordre confiés à des chirurgiens, dont la durée de service serait limitée par l’âge de cinquante-cinq ans et nommés à la suite d’un concours uniforme. »

V. Le Professeur Ernest Dupré21 §

I §

C’est en 1905 que j’ai fait la connaissance du grand psychiatre dont je viens d’écrire le nom, avec la tristesse d’un ami encore accablé par la nouvelle d’une mort si brutalement soudaine. Il exerçait à cette époque, à l’Infirmerie spéciale de la préfecture de police, la fonction de médecin en chef dans laquelle il avait succédé à un autre remarquable aliéniste, Paul Garnier, l’auteur de ce livre trop peu connu, la Folie à Paris. Quoiqu’il eût à peine quarante ans, Ernest Dupré occupait déjà dans l’opinion médicale une place de tout premier plan. Il avait subi d’une manière éclatante les épreuves du concours des hôpitaux et de l’agrégation, puis donné sa mesure dans de nombreux travaux, en particulier un long et définitif mémoire sur les Psychopathies organiques, paru dans le Traité de pathologie mentale publié sous la direction de Gilbert Ballet. Les âpres séances de labeur que supposaient et ces examens et ces écrits l’avaient laissé extraordinairement jeune d’aspect et d’allures. Il était de petite taille, mince, avec une souplesse extrême de ses moindres mouvements, et un visage aux traits si fins qu’éclairaient des yeux bleus d’une limpidité singulière derrière son lorgnon. Tout dans sa personne, regard, gestes, parole, disait la supériorité de l’intelligence. Quel contraste avec les lamentables loques humaines qu’il avait pour métier de regarder et de classer ! On sait que l’on amène à l’Infirmerie spéciale tous les délinquants, tous les anormaux, arrêtés de la veille ou du jour, et suspects d’aliénation. Le médecin devant lequel ils comparaissent doit décider s’ils seront remis à la justice comme responsables en dépit de leurs excentricités et de leurs simulations, ou bien si leur état mental exige l’internement. Je revois à cette minute cette sombre salle basse du rez-de-chaussée dans l’un des bâtiments de la Conciergerie, où se passent ces sinistres examens. J’y suis revenu depuis si souvent ! Une table à écrire et des chaises de paille, quelques photographies, un tableau noir en faisaient, en font encore tout le mobilier. Au dehors tourne un couloir sur lequel ouvrent des portes munies de barreaux, celles des cellules où les prisonniers attendent, quelques-uns en hurlant, d’autres accroupis sur une couchette. Décor de misère, mais, tout de suite, à regarder Dupré, à l’écouter, ce décor se transformait ! L’obscur et tragique endroit devenait un passionnant laboratoire de psychologie expérimentale. L’homme ou la femme assis en face de lui était une créature bien dégradée, la conclusion pratique à tirer de l’interrogatoire toute administrative, mais le grand psychiatre le conduisait, cet interrogatoire, avec une maîtrise si lucide, la sûreté de sa méthode était si forte, il déployait de telles ingéniosités d’analyse, un tel souci de dégager le type morbide dans le fouillis des phénomènes, que la majesté de la Science ennoblissait peu à peu ce réduit funèbre. C’était la mise en lumière du mot profond de Goethe : « L’enfer aussi a donc ses lois. » Lui-même, Dupré, s’animait, s’exaltait. La singularité des « cas » posés devant lui suscitait son génie, et quand il rédigeait son diagnostic, sur le papier officiel, de son écriture un peu écrasée, on avait l’impression qu’une page de clinique définitive se traçait là, sous cette plume, pour aller se perdre, parmi des centaines d’autres, dans les dossiers de la préfecture. De cet anonymat de ses quotidiennes trouvailles, le bon ouvrier désintéressé qu’était Dupré n’avait pas de regret. Il regrettait en revanche qu’un si bref espace de temps lui fût accordé pour étudier ces malades, qu’il lui fallait aussitôt expédier aux asiles. Je me souviens de l’accent avec lequel il disait un jour devant moi à Poncet, le professeur de Lyon :

— « Imaginez ma vie, mon cher maître… Tous les jours, on m’apporte des trésors. Vous m’entendez, des trésors ! À peine les ai-je tenus entre mes mains, on me les enlève… »

Et je me rappelle aussi l’étonnement de Poncet, lequel avait, en sa qualité de grand chirurgien, cette sensibilité devant la souffrance morale qu’un des maîtres du bistouri, M. Jean-Louis Faure, a si justement notée dans son éloquent essai sur l’Âme du chirurgien.

— « Ah ! les trésors de votre ami Dupré ! » me répétait sans cesse Poncet. « Des trésors, ces malheureux ! Moi qui ne pourrais pas entrer sans horreur dans une maison d’aliénés ! »

Et il répétait : « Des trésors ! » en levant au ciel ses fortes mains bienfaisantes. J’aimais ce geste et cette pitié de l’énergique opérateur à la seule idée de ces déchets de l’humanité, comme j’aimais Dupré pour son enthousiasme. Les deux savants n’ayant pas la même besogne ne pensaient pas sur le même plan.

II §

Quand Dupré qualifiait ainsi de « trésors » les sujets de l’Infirmerie spéciale, c’est qu’il les considérait avec raison comme les exemplaires les plus riches qui puissent être fournis à l’aliéniste. Le malade de l’asile est vraiment l’aliéné au double sens du terme : étranger à soi-même, étranger à la société. Celui de l’Infirmerie spéciale vient d’être pris à même son existence coutumière. Il y a un jour, il y a quelques heures, il allait et venait. Il évoluait dans un milieu, le nôtre, en s’y adaptant. Il vient seulement de franchir la frontière qui sépare le normal de l’anormal. Si l’on considère la maladie comme l’extrême limite vers laquelle tendent une foule d’états qui en sont l’ébauche, la psychologie morbide n’est que le tableau, poussé et complet, des désordres qui s’esquissent et s’estompent dans la psychologie saine encore. Ces déséquilibrés, si voisins du demi-équilibre, offrent à l’observateur une chance de mieux démêler les antécédents dont ce maniaque, ce dément, ce cyclothymique, ce mélancolique, ce paranoïaque, est l’aboutissement. C’était le motif qui rendait si précieuse à Dupré sa fonction de médecin du Dépôt. Son pas si leste se faisait plus rapide pour gagner la porte du quai des Orfèvres et traverser la triste cour, où stationne sans cesse quelque voiture cellulaire, prête à emporter vers Saint-Lazare les filles qui passent la visite dans le bâtiment à gauche de cette entrée. Le Dépôt c’était sa maison. Il avait pour la psychiatrie le culte d’un Flaubert pour la littérature, d’un Michelet pour l’histoire, d’un Biot pour la physique. Il était de la généreuse lignée, qui se reconnaît au frémissement de tout l’être devant une certaine œuvre intellectuelle. Son mot sur ses « trésors » s’apparente à la phrase de Flaubert exigeant du littérateur « que tous les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, lui apparaissent comme une illusion à décrire. Tellement que toutes les choses, y compris sa propre existence, ne lui semblent pas avoir d’autre utilité ». Écoutez l’accent de Michelet racontant sa sortie à la fin de son cours : « L’été s’avance, la ville est moins peuplée, la rue moins bruyante, le pavé plus sonore autour de mon Panthéon. Ses grandes dalles blanches et noires sonnent sous mes pieds. Je rentre en moi. Je m’interroge sur mon enseignement, sur mon histoire… » Écoutez le vieux Biot disant au jeune Pasteur, avant une expérience sur les cristaux de paratartrate : — « Mon cher enfant, j’ai tant aimé la Science dans ma vie que l’idée de ce qui va se passer là, me fait battre le cœur. »

Dupré appartenait à cette race des fervents passionnés de la pensée. Il avait d’ailleurs de qui tenir. Son père, camarade d’École normale de M. Taine, avait été un des plus brillants professeurs de rhétorique des lycées de Paris, à l’époque des Aubert-Hix, des Merlet, des Pierron, des Boissier, des Lemaire, de tous ces universitaires de la vieille formation classique en qui se prolongeait la tradition des humanistes d’autrefois. De là, chez le fils de ce bon latiniste, cette élégance précise et fine du style qui distingue ses mémoires les plus techniques, et, en particulier, ses rapports d’expert. Je citerai les pages sur l’opiomanie dans son rapport sur l’affaire Ullmo, son analyse des crimes génitaux dans l’affaire Soleilland. Telle de ses notes parues dans les journaux médicaux constitue par elle seule un chef-d’œuvre de « raccourci », par exemple son portrait du Mendiant thésauriseur. Le lettré en lui égalait le savant. Tout naturellement, comme à nous autres écrivains, les beaux vers des poètes lui revenaient pour exprimer ses propres sentiments. Dans le dernier billet que j’ai reçu de lui, et en réponse à mon insistance pour qu’il achevât son étude commencée, à la destination d’une Revue, sur les grands imaginatifs dans la littérature, il concluait, après avoir déploré la surcharge de ses occupations professionnelles : « Je pense avec le douloureux Baudelaire :

Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’art est long et le temps est court. »

Il disait trop juste. Son billet porte la date du 23 août. Le 31, au soir, il était foudroyé par une attaque, laissant inachevées et ces pages et tant d’autres ! C’est toujours le Pendent opera interrupta de Virgile, ce maître de la culture gréco-romaine, dont était issu notre ami.

III §

Nous tenons là, me semble-t-il, l’intime motif qui l’avait déterminé à choisir dans le vaste champ médical, le domaine de la psychiatrie. Elle est une science, mais qui confine, au point de sans cesse l’envahir, avec la littérature d’observation. Tel drame de Shakespeare, telle comédie de Molière, tel roman de Balzac, ne nous offrent-ils pas de véritables tableaux cliniques, auxquels il ne manque qu’une étiquette pour être rangés dans un chapitre d’un Précis de psychiatrie, comme celui que nous a laissé le sagace Régis ? Othello, c’est le délire jaloux ; — Hamlet, c’est l’obsession du doute ; — Lear, c’est la démence sénile délirante ; — le Malade imaginaire, c’est une victime d’idées hypocondriaques nosophobiques. Dans Ursule Mirouët, vous trouverez un délire onirique systématisé. Comment le passionné de littérature et de science à la fois qu’était Dupré n’eût-il pas été attiré par des études qui satisfaisaient la double tendance de sa nature ? Comment aussi n’eût-il pas été attiré, lui, si actif, si curieux de nouveauté, par ce que la psychiatrie représente de découvertes à tenter ? C’est une science toute récente, et qui n’est pas faite. De quand date-t-elle ? De Pinel et de ce Traité de la manie, publié en l’an IX, dont Cuvier a pu dire « que ce n’était pas seulement un livre de médecine, mais un ouvrage capital de philosophie et même de morale ». En 1838, le successeur de Pinel, Esquirol, donnait les deux volumes de son Traité des maladies mentales. Il décrivait la monomanie et soupçonnait la paralysie générale. L’école de Charenton la discernait et la découvrait, tandis que celle de la Salpêtrière démêlait avec Trélat la folie lucide, avec Voisin l’idiotie, avec Falret la folie circulaire, avec Baillarger la folie à double forme. Ces quelques indications suffisent à montrer à travers quels tâtonnements la science des maladies mentales a passé, depuis un siècle qu’elle a vraiment commencé de se constituer. On a pu distribuer le chemin parcouru par elle en trois étapes : l’étape descriptive, l’étape anatomo-clinique, enfin l’étape biologique22. Elle en est aujourd’hui à considérer les désordres mentaux comme des syndromes. L’étymologie de ce terme le définit admirablement. Syndrome signifie concours. Dégager et classer des signes cliniques qui se juxtaposeront de manière à former un type morbide, le travail des psychiatres paraît actuellement devoir se borner à cette tâche. Ils obéissent ainsi à la règle donnée par Trousseau dans son célèbre mémoire sur la Spécificité des maladies : « Eh bien ! messieurs, dans les maladies qui semblent les plus rapprochées les unes des autres, il y a des caractères spécifiques qui les distinguent autant que les diverses espèces d’une même famille naturelle, végétale ou animale, se distinguent entre elles. » Humble tâche, mais dont la limitation est momentanément imposée au psychiatre par « notre ignorance foncière de l’étiologie des maladies mentales ». C’est le texte même de la phrase par laquelle Dupré termine sa préface à la traduction de la Psychiatrie clinique de Krœpelin. Il ajoutait : « Nous sommes dans l’impossibilité à l’heure présente d’édifier une doctrine psychiatrique satisfaisante. Nos systèmes sont purement provisoires, et c’est seulement l’observation clinique patiente et prolongée qui permettra dans l’avenir de transformer et d’élargir les classifications actuelles. »

IV §

Trente années durant, Dupré a travaillé dans ce sens. Les mémoires et les articles où il a ramassé ses observations sont innombrables. Les deux élèves si distingués qui lui ont succédé à l’Infirmerie spéciale, MM. les docteurs Logre et Heuyer, les réuniront certainement. J’ai quelques-unes de ces brochures devant moi, en ce moment, et j’en transcris les titres au hasard qui donneront une idée de la variété et de la richesse de ce labeur : les Auto-accusateurs, Anthropologie psychique, les Ivresses délirantes transitoires, Débiles ambitieux, Psychose hallucinatoire chronique, les Délires d’imagination, le Puérilisme mental, le Psycho-diagnostic de la paralysie générale, la Mythomanie infantile, les Empoisonneurs, la Constitution émotive. Je m’arrête sur cette dernière formule qui se rattache à l’œuvre ultime dans laquelle Dupré se proposait de ramasser la somme de ses expériences : la Pathologie de l’imagination et de l’émotion. Il est le premier qui ait reconnu l’importance des constitutions psychologiques individuelles dans l’évolution des psychoses. En proposant de nommer maladie de Dupré la psychonévrose émotive que notre ami a dégagée avec tant de finesse, M. le docteur Maurice de Fleury23 me paraît avoir distingué très justement ce qui restera le redoutable apport de ce beau génie médical prématurément frappé par la mort.

Ce témoignage trop peu compétent qu’essaie de rendre à Dupré le modeste élève du dehors qu’il a eu en moi, serait incomplet si je n’ajoutais pas que le savant chez lui était doublé d’un homme animé par les plus belles vertus de dévouement. Je n’ai connu personne possédé davantage du besoin de servir, — servir la science, servir l’humanité, servir la société, servir le pays. Dans les hôpitaux, comme à l’Infirmerie spéciale, comme dans sa clientèle privée, il se donnait tout entier. Ce qu’il a écrit de son prédécesseur Paul Garnier, je pourrais l’écrire sur lui-même : « Il avait le culte de sa profession et il aimait les aliénés. Ceux-ci, gagnés par l’amabilité de son accueil, la simplicité de ses manières et la douceur de son interrogatoire, se sentaient à l’aise avec lui et se livraient à ce confesseur indulgent et familier. Il calmait les violents, gagnait les méfiants et décontenançait les simulateurs. La plupart des malades lui gardaient, au terme de leur pénible odyssée administrative, un souvenir reconnaissant. » Il insistait : « J’ai entendu plusieurs fois la touchante expression des regrets que la disparition de cet homme de bien provoquait chez des infortunés auxquels sa parole avait apporté un peu de réconfort, de consolation et d’espérance. » Tous les malades soignés par Dupré lui appliqueraient cet éloge. Ceux qui ont été admis dans son intimité, en ajouteraient un autre, celui d’avoir été, pendant cette guerre, un admirable patriote. En action d’abord : — il s’est usé, trop âgé déjà pour aller au feu, en multipliant les besognes de dévouement à l’Infirmerie spéciale, à Laennec, à la Faculté, à Sainte-Anne, au Val-de-Grâce. En courage : — nous soutenant tous par sa flamme de confiance dans les destinées de la nation, par son enthousiasme pour l’armée et pour les chefs. En l’accompagnant à son repos dans ce cimetière du Père-Lachaise qui est celui de Balzac, j’avais le sentiment que le pays venait de perdre non seulement un grand savant, mais un bien bon Français. Je voudrais avoir su mieux le dire.

VI. M. Émile Boutroux24 §

Monsieur,

Vous avez écrit quelque part ces phrases d’une portée singulière : « Les systèmes de philosophie sont des pensées vivantes… La philosophie est œuvre personnelle. En un sens, elle ne se transmet pas. » Comprendre un philosophe, d’après vous, c’est le situer dans son milieu individuel, c’est dégager l’homme par-dessous la doctrine. Vous ne vous étonnerez donc pas, si je vous applique votre propre méthode et si je commence, en vous souhaitant la bienvenue dans notre Compagnie, par rappeler quelques détails biographiques, d’un ordre plus familier que ne semblerait le comporter l’analyse d’une pensée aussi élevée, aussi abstraite que la vôtre. La place très importante que vous occupez dans le mouvement contemporain est due à la manière neuve dont vous avez posé les éternels problèmes. Les auriez-vous envisagés sous le même angle si votre formation première n’avait pas développé en vous des tendances que les négations de votre époque ont aussitôt contrariées ? C’est cette formation que je voudrais indiquer d’abord. Ce me sera une occasion d’évoquer autour de vous et d’associer à votre triomphe d’aujourd’hui des souvenirs qui vous sont chers, ceux de vos premiers éducateurs. Dans cet admirable livre que Marc-Aurèle écrivait « pour lui-même », il y a un émouvant chapitre de début, où il énumère les bienfaits d’âme reçus de son aïeul, de son père, de sa mère, de son gouverneur, du grammairien Alexandre, de Fronton, de vingt autres. Leur mémoire serait perdue sans ce témoignage de leur reconnaissant ami. Les quelques noms que je vais citer vous rappelleront ces nobles pages qui se terminent par cette ligne : « Écrit chez les Quades sur le bord du Granua. » Elle prouve, comme le discours que vous venez de prononcer, qu’entre la philosophie et la guerre, l’accord est possible. Le pieux empereur faisait campagne contre les barbares, au-delà du Danube, près d’une rivière qui encore aujourd’hui s’appelle le Garan. On le voit, sous la tente, épuisé par le labeur du jour, retrempant son courage parmi les ombres de ceux qui lui léguèrent de hauts exemples. Si l’énergie de l’action trouve un aliment dans le souvenir de nos meilleures impressions d’enfance et de jeunesse, combien plus l’énergie de la pensée ! Là comme partout se vérifie la forte parole d’un autre philosophe : « Les vivants sont gouvernés par les morts. » Ils sont mieux que gouvernés. Ils sont éclairés par eux.

I §

Vous êtes né, Monsieur, à Paris, d’un père né lui-même à Paris. Votre grand-père était avocat. Vous permettez à l’auteur de l’Étape de signaler dans votre talent l’illustration d’une loi trop souvent méconnue : l’utilité, la nécessité pour les familles d’une ascension lente, d’une maturation prolongée. Cette durée de plusieurs générations successives dans un même cercle d’habitudes crée seule une atmosphère, un milieu, des mœurs. Vous grandîtes ainsi, dans un de ces coins de vieille bourgeoisie, où la culture était héréditaire comme la probité. Votre père, au témoignage de quelqu’un qui le connut bien, se distinguait par une rare élévation des sentiments. Il considérait le dévouement à la famille, à la patrie, aux causes justes, comme l’unique raison d’apprécier la vie. Sa méthode d’enseignement favorite consistait à vous répéter des maximes recueillies ou composées à votre intention. Vous aimez à citer une de ces sentences, le distique connu de Thomas Corneille :

Sous les revers jamais un grand cœur ne s’abat,
Et c’est d’où la Vertu tire le plus d’éclat.

Une tradition de famille devait rendre le génie cornélien particulièrement cher à votre père. Il avait pour aïeul maternel Claude-Romain Lauze de Perret, député des Bouches-du-Rhône à la Législative et à la Convention, qui monta sur l’échafaud avec les Girondins, ses amis, le 31 octobre 1793. L’acte d’accusation le désigne comme agriculteur. C’était un de ces gentilshommes campagnards, révolutionnaires par excès d’optimisme, dont la générosité ennoblissait du moins les utopies. Lauze de Perret ne vota pas la mort du Roi. Il était déjà très suspect aux pourvoyeurs de la guillotine, quand la petite-nièce des Corneille, Charlotte Corday, débarquant à Paris, se rendit chez lui, avec une lettre de Barbaroux. Elle le trouva qui soupait avec ses enfants et des amis. La loyale physionomie de cet honnête homme, ces jeunes têtes groupées autour de lui, la cordialité de cet intérieur émurent une pitié dans le cœur de la terrible fille. Elle remit sa lettre sans parler de son projet. Puis, au moment de se retirer, et devinant que sa visite serait pour Lauze un arrêt de mort : « Permettez-moi un conseil, citoyen de Perret », dit-elle, « quittez l’Assemblée où vous vous perdrez pour rien. Allez à Caen, rejoindre vos collègues. — Mon poste est à Paris », répondit Lauze, « je ne le quitterai jamais. » Charlotte sort. Elle rentre, et suppliante, presque à voix basse : « Fuyez, fuyez avant demain soir… » ; et elle se sauve. Le conventionnel reconnut en apprenant, le surlendemain l’assassinat de Marat, combien le conseil de Charlotte était sage. Il ne le suivit pas plus après qu’avant. Arrêté, il fut compris dans le procès des vingt et un et condamné à mort. Il fut un de ceux dont l’abbé Lothringer rapportent qu’ils se confessèrent. Quelle mémoire à entourer au foyer domestique d’un culte pieux, que celle de l’aïeul frappé si tragiquement, et dont cette même Charlotte Corday, qui s’y entendait en héroïsme, écrivait à Barbaroux : « Vous connaissez l’âme ferme de de Perret. Il n’y a rien contre lui, mais sa fermeté seule est un crime ! » Et comme on comprend que les vers de Thomas Corneille ne fussent pas lettre morte pour le petit-fils de cet homme d’un si grand cœur, qui ne savait pas seulement mourir ! Il savait se battre. Dans une de ces bagarres qui jetaient les deux moitiés de la Convention l’une contre l’autre, un Montagnard ayant présenté son pistolet, « Lauze de Perret », nous dit un assistant, « tira l’épée ».

Cette légende dramatique risquait de mettre dans votre famille quelque chose d’excessif et d’un peu tendu. Ce danger fut corrigé par la finesse de votre mère, d’origine champenoise. Le même témoin qui m’a renseigné sur votre père me la décrit animée pour vous d’une tendre ambition qui n’était qu’un pressentiment, et gaie, courageuse, avec des reparties de ce spirituel bon sens, inné aux compatriotes de La Fontaine. Des alliances, comme celle-là, où le sang d’oïl se mélange au sang d’oc, constituent le meilleur de notre race française. Quand j’aurai dit que votre oncle maternel, Étienne Blanchard, avait été soldat de Napoléon, et décoré par lui sur le champ de bataille, j’aurai fixé quelques-unes des images, toutes ennoblissantes, qui hantaient vos rêves d’enfant. Vous eûtes la chance que ces excellents parents vous choisissent pour éducateurs des maîtres excellents. « Mes études », avez-vous déclaré, « furent un enchantement. » Vous les fîtes d’abord à l’institution Canelle, puis à la pension Jubé, d’où vous suiviez les cours du lycée Napoléon. Vous étiez dès lors un des chefs désignés de votre génération. Il existait, en effet, à cette époque, entre les lycées de Paris, comme une fraternité d’armes, entretenue par l’émulation du Concours général. De Napoléon à Louis-le-Grand, et de Charlemagne à Bonaparte, tous les élèves distingués se connaissaient de nom. Une première sélection s’esquissait, dont on mesure la valeur, quand on parcourt les annales de ces concours. Les lauréats se sont appelés Michelet, Delavigne, Sainte-Beuve, Félix Arvers, Musset, Pontmartin, Henri d’Orléans, Baudelaire, Taine, Broglie, Weiss, Paradol. Je cite au hasard. Vous-même, Monsieur, il n’est pas d’année, depuis 1859, où votre nom ne figure dans ce palmarès, jusqu’en 1865, où vous remportiez le second prix de dissertation française sur ce sujet : Devoir du citoyen envers l’État. Le prix d’honneur allait à M. Jules Dietz, le distingué rédacteur des Débats. Une si constante réussite aurait dû faire hésiter les prétendus réformateurs qui ont supprimé cette antique institution du Concours général, poussés par ce besoin de changer pour changer qui a transformé l’Université en un vaste champ d’expériences. Elles n’ont pas été toutes heureuses.

Arrête, bûcheron, suspends un peu ton bras…

Ce cri de la forêt dans Ronsard, combien de vieilles créations françaises l’ont poussé, sans que nos fanatiques de nouveautés l’aient même entendu !

II §

Tout en poursuivant ainsi vos classes, vous receviez votre instruction religieuse dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont où repose ce Pascal dont nous deviez être l’excellent biographe. L’esprit de piété profonde, recueillie et rigide, qui régnait dans ce catéchisme, fit sur vous, de votre propre aveu, une impression ineffaçable. Cette éducation religieuse s’accordait donc avec votre éducation domestique et votre éducation scolaire. Toutes les trois n’avaient offert à vos réflexions d’enfant, d’adolescent et de jeune homme, que des motifs d’estimer la vie. Vous n’aviez connu autour de vous que de braves gens. C’est avec une personnalité ainsi nourrie de foi et d’espérance, que vous décidâtes, entré à l’École normale, de vous consacrer tout entier à la philosophie. On a donné de ce mot beaucoup de définitions. La vieille formule de Platon et d’Aristote les résume toutes : la philosophie est la recherche des causes et des principes. Mais, pour reprendre votre formule à vous, c’est une recherche vivante. Voulant se tracer une peinture spirituelle du monde, le philosophe emprunte les premiers traits à sa propre expérience. La vôtre vous eût amené, tout naturellement, à voir dans la vie morale l’explication suprême, si vous n’eussiez, dès votre arrivée dans la haute spéculation, rencontré la Science, ou, plus justement, ce tableau de l’Univers physique et moral, dressé soi-disant d’après elle, que nous appelons aujourd’hui le Scientisme. Aux environs de 1870, la distinction entre les deux termes n’était pas faite, et Taine pouvait écrire : « La Science approche enfin, et elle approche de l’homme. Elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait. C’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée. La pensée et son développement, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet… L’homme est un produit comme toute chose… » J’ai tenu à citer ce texte si net. Il traduit d’une façon saisissante la portée à la fois et la limitation du Scientisme. C’est une disposition d’esprit qui consiste à étendre aux Sciences morales le principe qui domine les Sciences de la nature, à savoir que tout phénomène est déterminé, qu’il a des conditions suffisantes et nécessaires, qu’il apparaîtra quand ces conditions apparaîtront, qu’il disparaîtra quand elles disparaîtront. Ce principe, appliqué à la Physique, à la Chimie, à la Biologie, venait, dans la première moitié du siècle, d’engendrer des résultats extraordinaires. Les historiens, les esthéticiens, les moralistes, les écrivains même d’imagination en demeurèrent fascinés. Les uns et les autres crurent qu’en employant ce principe des Sciences naturelles et leur méthode dans le domaine de la vie psychologique, ils dégageraient des lois de la même précision. Nous les avons vus transformer la critique en une botanique des esprits, étudier l’histoire des religions comme un entomologiste fait la métamorphose d’un insecte, considérer l’œuvre d’art comme le résidu de la race, du milieu et du moment, inaugurer une poésie d’érudition et d’analyse, procéder dans le roman et dans la comédie, comme des cliniciens à l’hôpital : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! » s’écriait le Sainte-Beuve des Lundis, entraîné, non sans réserve, dans ce vaste et unanime mouvement des intelligences qui bâtit son plein entre 1850 et 1870, et qui eut bien sa grandeur. Les noms de Taine et de Renan, des Goncourt et des Dumas fils, de Flaubert et de Baudelaire, de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme, s’y trouvent associés, à travers la merveilleuse diversité de leurs talents, par un commun souci de rigueur et d’exactitude, par une recherche scrupuleuse du petit fait vrai, par la minutie soigneuse de l’observation et de la documentation, — toutes qualités très précieuses, — mais aussi, Sainte-Beuve ne s’y trompait pas non plus, par la dureté foncière et le pessimisme de leur vue de l’existence. C’est cette dureté, si émouvante dans des génies de passion et de pitié, comme un Baudelaire et un Sully Prudhomme, qui dénonce le vice secret du système.

Si le monde psychologique, en effet, participe à l’universel déterminisme que les sciences positives démêlent dans la nature, si les phénomènes d’intelligence, de sensibilité, de volonté ne sont qu’une résultante, conditionnée par des groupes de phénomènes antérieurs et ceux-ci par d’autres, indéfiniment, où trouver place pour une personnalité, par suite pour une liberté, par suite pour une responsabilité ? Comment différencier les actes puisque chacun est également fatal, étant également déterminé ? L’univers moral, dans une pareille conception, peut-il être autre chose qu’un épiphénomène, une illusion surajoutée au jeu de l’immense mécanisme cosmique ? J’ai vu Taine, durant ses dernières années, se débattre pathétiquement contre les inévitables conséquences de ce meurtrier déterminisme. Je l’ai vu s’ingénier à retrouver cet univers moral, en caractérisant les œuvres et les hommes par leur bienfaisance et leur malfaisance. Il m’écrivait : « Personnellement, dans mes Origines de la France contemporaine, j’ai toujours accolé la qualification morale à l’explication psychologique. Mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe et ma conclusion terminale est rigoureusement judiciaire… » Judiciaire ? Au nom de quoi ? Quelle sera la mesure de la bienfaisance et de la malfaisance, pour une activité à laquelle le choix est interdit et qui n’est qu’un automatisme lucide ? La distinction entre le Bien et le Mal suppose que le Bien représente un ordre et le Mal un désordre, librement voulus par l’homme ; qu’il doit se soumettre à l’un, éviter l’autre. Mais s’il ne le peut pas, il ne le doit pas. Si nos résolutions ne sont qu’une sonnerie dernière de l’horloge mentale, de quel droit demanderons-nous à la sonnerie ce qui n’était pas dans les rouages ? L’irritation de Taine contre cette conséquence du Scientisme atteste qu’il en voyait trop bien la logique. Comme ce très grand homme était aussi un très honnête homme, et que son génie se doublait des plus sérieuses vertus bourgeoises et civiques, une voix protestait en lui, au soir de sa vie, contre la doctrine dont s’était enivrée sa jeunesse. Il n’a pu ni complètement l’écouter, ni la faire taire.

Chez vous, Monsieur, cette voix a protesté tout de suite, quand, à vingt ans, vous avez découvert et compris la conception purement mécanique du monde. Était-ce donc vraiment là l’expression dernière de la Science ? À cette question votre plus, intime sensibilité répondait : non. Mais vous étiez déjà dressé à une trop virile discipline, pour ne pas vous en rendre compte : les arguments de sensibilité ne sauraient prévaloir contre les arguments intellectuels qu’à la condition d’être devenus eux-mêmes intellectuels. Il ne s’agit pas de nier la Science ni d’en rien rejeter. Elle existe, et indestructible. Nous éprouvons à toute heure, à toute minute, en l’utilisant au service de nos besoins personnels, la certitude de ses lois et leur infaillibilité. Pour vous, qui aviez préparé très sérieusement les examens scientifiques exigés des candidats à l’agrégation de philosophie, cette certitude et cette infaillibilité étaient plus indiscutables encore. Votre frère, Léon Boutroux, l’élève de Pasteur, comme, plus tard, votre admirable beau-frère, Henri Poincaré, ont toujours été là pour vous maintenir dans l’atmosphère et la familiarité du penser scientifique. Le problème, vous l’avez vu dès le premier jour, n’est pas de chercher si la Science, en prenant ce terme dans sa triple signification mathématique, physico-chimique et biologique, méconnaît la réalité, — il est incontestable qu’elle ne la méconnaît pas, — c’est de rechercher si elle l’épuise. Or, votre expérience propre vous attestait qu’elle ne l’épuise pas, et qu’il y a des phénomènes d’une qualité telle que les réduire à des lois mathématiques, physiques et biologiques, ce serait les supprimer. Ces phénomènes ont été enregistrés, à travers les siècles, par toutes les consciences préoccupées de vie morale. Ainsi s’est constituée la tradition philosophique et religieuse. Pour vous initier à cette tradition, dans ce qu’elle a de plus essentiel, vous avez eu, à l’École normale, et au moment même où vous vous heurtiez au Scientisme, un maître incomparable. J’ai nommé notre vénéré confrère de l’Académie des Sciences morales, M. Jules Lachelier, celui à qui nous devons cette formule, la plus lumineuse définition peut-être qui ait été donnée de l’existence de Dieu : « Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendue à une pensée qui se pense. » La valeur de l’enseignement de M. Jules Lachelier, c’était surtout M. Jules Lachelier. Vous arriviez à l’École, vous nous l’avez dit, croyant que la philosophie était faite ; qu’elle consistait en une collection de théories à extraire des grands philosophes, à élucider et à relier les unes aux autres. M. Lachelier vous donna le spectacle d’un homme qui pensait, qui cherchait, qui n’arrivait pas à se contenter. Pour lui, la philosophie n’était pas faite, elle se faisait, il la faisait, en lui-même avec sa réflexion, en vous avec sa parole. Et quelle parole ! Captivante, familière, précise, parfois d’une énergie et d’une originalité surprenantes, — ainsi quand il affirmait en ces termes l’immortalité de l’âme, en défendant sa thèse sur l’Induction : « Le feu divin n’a pas besoin de briques », — une parole abondante et concise exacte et pittoresque, spirituelle et passionnée ; quelque chose comme la phrase ample, puissante et souple d’un Platon et d’un Malebranche. Sa prise sur ses élèves était souveraine, et sur tous. Il séduisait les littéraires par son humanisme savant et délicat. Il secouait les philosophes par sa critique pénétrante et impitoyable. À tous, il faisait entrevoir une création plus belle et plus vraie que l’œuvre littéraire et philosophique la plus accomplie : l’esprit lui-même, se donnant à la vérité et répandant autour de lui la vie supérieure dont il déborde. Qu’une telle intelligence fût pénétrée de la tradition philosophique et religieuse, qu’elle y demeurât attachée, qu’elle s’en nourrît, c’était la preuve que cette tradition se continuait, qu’elle avait sa valeur vivante, qu’elle correspondait à une réalité. Et cependant, si le Scientisme avait raison, cette tradition n’avait même pas le droit d’exister. Pour les sciences positives, qu’elles soient mathématiques ou physiques, chimiques ou biologiques, la tradition ne compte pas, sinon à titre de curiosité. Elles ne vivent que dans le présent et dans l’avenir. Pour un géomètre, les avatars, par lesquels a passé un théorème, n’importent point. Est-il vrai ou faux ? Tout est là. De même un physicien, un biologiste, ne voient dans une loi que son exactitude. Pour eux, le fait seul existe, indépendamment des circonstances où il a été découvert. La tradition philosophique et religieuse, elle, attache un grand prix à la durée. Que dis-je ? Elle-même est une durée, une communion avec les bonnes volontés de tous les siècles. Il y entre un élément de vénération qui n’a pas sa place au laboratoire. Là, aucune autre autorité que celle de l’expérimentation. Le vieux Magendie exprimait cela d’une façon bien pittoresque : « Chacun », disait-il à Claude Bernard, « se compare, dans sa sphère, à quelque chose de plus ou moins grandiose, à Archimède, à Newton, à Descartes. Louis XIV se comparait au soleil. Moi, je suis plus humble, je me compare à un chiffonnier. Je me promène avec ma hotte dans le dos et mon croc à la main. Je cherche des faits ; quand j’en ai trouvé un, je le pique avec mon croc et je le jette dans ma hotte. » Voilà le savant. Mais le fait psychologique et moral n’est-il pas lui aussi un fait ? Toute votre éducation vous disait qu’il en est un. L’enseignement de M. Lachelier vous confirmait dans cette conviction. Vous voyiez d’autre part ceux qui relevaient de la Science et qui professaient le culte du fait ne pas accepter ce fait-là. N’ayant pas encore distingué la Science du Scientisme, vous vous trouviez pris dans ce dilemme : ou bien sacrifier la Science, et ce sacrifice vous sembla toujours impossible, — ou bien sacrifier le monde moral, et cet autre sacrifice ne vous était pas moins impossible. Tout l’effort de votre pensée a été de chercher une conciliation entre des données également nécessaires et qui paraissaient inconciliables.

III §

C’est en 1874, dans votre thèse, qui fit époque, sur la Contingence des lois de la nature, que vous nous avez apporté votre solution de ce problème. Les doctrines fécondes se reconnaissent à ce double caractère : elles sont très personnelles au philosophe qui les a conçues, et elles se raccordent au mouvement général de son temps. Ainsi de Descartes, génie si original, et comme ses théories s’harmonisent avec l’activité littéraire, artistique et sociale du dix-septième siècle ! Pareillement, pour qui embrasse, d’un coup d’œil d’ensemble, les quarante et quelques années écoulées depuis la guerre de 1870, votre philosophie s’apparente à toute une série de talents et d’œuvres qui ont peu à peu déplacé le point de vue de nos grands aînés. Le Scientisme, avec son appel exclusif au raisonnement, est en train de céder la place à un état d’esprit plus large et plus libre, qui admet aussi la légitimité des pouvoirs d’intuition, qui reconnaît un prix à l’inconscient et à ses divinations traditionnelles. La pensée d’aujourd’hui a pour pôle toutes les idées représentées par ce mot : la Vie, — comme la pensée de 1850 avait pour pôle toutes les idées représentées par ce mot : la Science — et la pensée des Encyclopédistes toutes les idées représentées par ce mot : la Raison. Cette volte-face de l’âme contemporaine, vous la devanciez dans votre thèse. Mais, avant de parler de cette thèse, je voudrais encore marquer une influence qui contribua singulièrement à mûrir en vous la doctrine dont elle fut la première expression. Cette influence fut celle de quelqu’un dont je ne saurais prononcer le nom sans que toute ma jeunesse me remonte au cœur, car il fut également mon ami : le mathématicien Jules Tannery.

Vous aviez connu Tannery à l’École normale. En octobre 1871, nommé professeur au lycée de Caen, au sortir de votre première classe, vous le voyez qui vient à vous. Il vous dit simplement : « Moi aussi, je suis nommé à Caen. Nous avons une bonne année devant les mains. » Tous ceux qui l’ont approché à cette époque, comprendront que vous ayez écrit : « Pénétrer dans son âme, mêler mes idées aux siennes, fut une des joies les plus profondes qu’il m’ait été donné d’éprouver. » Tannery, qui est mort en 1910, professeur à la Sorbonne et sous-directeur des études à l’École normale, fut l’homme d’un très petit nombre d’œuvres. Son activité s’est employée à construire son esprit. On a publié de lui un mince volume de Pensées où chaque ligne respire la supériorité. Sa physionomie méditative, avec ses traits si fins, l’encadrement de sa barbe et de ses cheveux, rappelait vaguement, en plus fragile, le subtil portrait du Vinci qui se voit au musée des Offices. Il avait quelque chose de cette complexité intellectuelle, qui poussée jusqu’au génie, fait l’indéfinissable magie de Léonard. Il était un mathématicien, et il était un artiste. Poète délicat, prosateur aigu, passionné de musique, passionné également de métaphysique, son rêve d’existence eût été de recréer la nature, en la repensant par le dedans. Lui aussi était le prisonnier du Scientisme, mais un prisonnier qui souffrait, qui se débattait. Je trouve, dans ses Pensées, ce dialogue : « Mon ami, disait-on à un savant, qui dans sa partie n’ignorait rien de ce qu’on peut savoir, j’ai une question bien intéressante à vous poser. » — Il repartit : « Si elle est intéressante, je ne saurais y répondre. » Il signifiait, par là, que les problèmes d’origine, de cause et de fin, étant totalement exclus des Sciences positives, le nihilisme intellectuel en est le dernier aboutissement. Mais ces Sciences sont-elles les seules légitimes ? Dans une autre de ces Pensées, et après avoir dit avec Royer-Collard qu’on ne fait pas au scepticisme sa part, il ajoute : « Soit, abandonnons notre intelligence à l’ennemi. Laissons-le régner en maître dans ce pays dont il a tué ou chassé les habitants. Gardons notre cœur, continuons d’aimer avec une ferveur croissante ce que nous savons être beau, être bon. » Et plus loin : « Ce qui donne à nos Sciences une clarté apparente, qui nous éblouit parfois, c’est que nous raisonnons sur des signes bien plus que sur des idées. S’il vous prend fantaisie de vouloir aller au fond des choses, de traduire ces signes, de remonter aux principes, tout devient obscur. S’il en est ainsi des Sciences les plus précises, peut-être ne faut-il pas nier la possibilité des Sciences morales, si mobiles, si obscures que soient les idées de liberté, de bien et de justice, qui en sont le fondement. » Cette page de Jules Tannery date de l’époque où il enseignait à Caen. J’imagine volontiers qu’elle fut écrite au sortir d’un entretien avec vous. Elle pose le principe qui anime la Contingence des lois de la nature. Cette conception qu’il y a d’autres Sciences que les Sciences positives, avec d’autres méthodes, un autre objet, des lois d’un caractère différent et cependant une certitude aussi rigoureusement scientifique, c’était, à cette époque, une bien audacieuse hérésie ! Vous avez dû reculer d’abord devant elle, hésiter, en éprouver, en essayer la valeur sur l’intelligence du savant qu’un heureux hasard vous donnait pour collègue et qui devait assister, comme auditeur, à la soutenance de votre thèse. J’y étais avec lui. Je vois encore la petite salle où nous nous pressions. Je vois M. Caro, M. Janet, ces maîtres issus de M. Cousin, que l’originalité de votre philosophie déconcertait. En vous attaquant au Scientisme, vous affrontiez une doctrine qu’ils combattaient depuis des années, sans avoir trouvé le défaut de la cuirasse. Vous l’aviez trouvé, vous, et vous enfonciez le fer avec une tranquille hardiesse qui les épouvantait. J’entends M. Caro poser à votre idéalisme transcendantal, et d’un ton presque irrité, cette question : « Mais enfin, Monsieur, le corps existe. Qu’en faites-vous donc dans votre philosophie ? » Et je vous entends, après un silence, répondre cette phrase que l’auteur de l’Imitation n’eût pas désavouée : « Le corps ? Le corps ?… Ce n’est peut-être qu’une infirmité. » Formule spirituellement paradoxale, qui servit de texte à une complainte fantaisiste de Tannery. Il y représentait M. Ravaisson, l’admirateur passionné de la Vénus de Milo, s’arrêtant devant le marbre sublime et s’écriant :

Quoi ? Son beau corps n’est qu’une infirmité !…

Ces outrances dans l’expression de la pensée sont jeux de philosophes. Ce qui n’était pas un jeu, c’était votre critique de la Science et votre réfutation du Scientisme. Je n’essaierai pas d’en reconstituer ici la dialectique. Un système qui a coûté des années de méditation ne saurait tenir dans le raccourci d’un paragraphe. J’en voudrais marquer seulement les grandes lignes et le résultat. L’idée maîtresse du Scientisme, c’est que l’univers s’explique par lui-même ; qu’il y a entre les phénomènes dont cet univers est le total, une continuité ininterrompue. Les faits que nous qualifions d’inférieurs produisent les faits que nous qualifions de supérieurs. Le monde physico-chimique, par exemple, explique le monde biologique, lequel explique à son tour le monde psychologique et moral. Cette hypothèse, qui prétend reposer uniquement sur l’observation du Réel, est-elle conforme au Réel ? Vous avez essayé de démontrer qu’elle ne l’est pas. À ce principe d’imbrisable continuité qui permettait à Taine d’écrire que « l’Univers tout entier dérive d’un fait général, semblable aux autres, loi génératrice d’où toutes les autres se déduisent », vous avez substitué le principe de discontinuité. Pour cela, vous vous êtes appuyé sur l’observation, vous aussi, et sur l’analyse. La partie très forte de votre thèse est celle où vous établissez qu’il y a des étages, des ordres de faits, absolument irréductibles les uns aux autres. Les faits chimico-physiques sont d’un ordre. Les faits biologiques sont d’un autre ordre. Les faits psychologiques et moraux d’un autre ordre encore. Le supérieur ne naît pas de l’inférieur, il s’y superpose. Ce terme, la Science, qui nous donne l’illusion d’une unité dans les objets de la pensée et dans cette pensée même, ne correspond à rien. Il n’est qu’un abstrait. Il n’y a pas une Science, il y a des Sciences, chacune avec sa méthode particulière, parce que chacune a son objet particulier. Il y a une Mathématique, une Chimie, une Physique, une Psychologie. Elles n’ont de commun qu’une règle, celle de la soumission au Réel, en effet ; mais le Réel n’étant pas un, cette commune règle fait leur différenciation, et c’est manquer d’esprit scientifique que de vouloir les ramener les unes aux autres. Telle est, résumée dans un schéma trop superficiel, la vue des choses qui se dégage de votre thèse. Vous appelez la contingence des lois de la nature, cette indépendance que ces lois vous paraissent avoir les unes par rapport aux autres. S’il y a véritablement des ordres étagés ou juxtaposés de phénomènes, chacun de ces ordres exige un principe spécial. Le Supérieur, dès qu’il n’est plus issu de l’Inférieur, ne peut apparaître que par une création particulière. Le vieil adage : « Rien ne se perd, rien ne se crée » cesse d’avoir une valeur absolue. La stabilité ne règne pas sans partage dans l’univers. Le changement ne se ramène pas à la permanence, comme le prétend le Scientisme. Cette conclusion de votre étude renouvelait une idée chère à Joseph de Maistre. « Je ne vois pas dans le monde », disait l’auteur des Soirées, « ces règles immuables et cette chaîne inflexible des événements dont on a tant parlé. Je ne vois, au contraire, dans la nature, que des ressorts souples, tels qu’ils doivent être pour se prêter, autant qu’il est nécessaire, à l’action des êtres libres. » De Maistre tirait de cette hypothèse des conséquences qui ne sont pas les vôtres. Vous vous bornez à constater qu’il y a dans la réalité plus que n’en saisissent les sciences positives, de même qu’il y a dans l’esprit plus que n’en saisit la conscience. Mais alors, si nous nous heurtons dans la nature comme dans l’esprit à « cet abîme et à ce silence » que les gnostiques prétendaient déjà exister au fond de toute réalité, de quel droit nous interdire, et au nom de quoi, une interprétation de cet universel mystère qui mette en accord les exigences de notre vie morale et celles de notre vie intellectuelle ? De quel droit nous amputer, au nom des Sciences, de toute notre tradition philosophique et religieuse, alors que ces Sciences et cette tradition ne fonctionnent pas dans le même champ ? Vous aviez trouvé la formule de conciliation qui vous permettait de tout sauver de notre double héritage. Vous nous invitiez non pas à rejeter les Sciences, mais simplement à mesurer leur portée ; mon pas à proclamer leur faillite, mais à dresser leur bilan ; non pas à renier l’intelligence, mais à l’enrichir, en rendant leur place à côté des puissances de raisonnement aux puissances de sentiment. Le Scientisme nous avait donné du monde psychologique et moral une explication qui le détruisait. Vous nous proposiez une explication qui le justifiât. Ç’a été le travail de votre maturité de préciser, de vérifier, de promouvoir cette doctrine.

IV §

Ce travail, vous l’avez accompli à travers le rude labeur du professorat. Vous avez, pendant de longues années, enseigné l’histoire de la philosophie à l’École Normale, puis à la Sorbonne. N’ayant jamais séparé la spéculation de la vie et la pensée de l’action, vous avez considéré, comme jadis M. Lachelier, que l’œuvre suprême consistait à faire des esprits, et vous en avez fait beaucoup. Votre méthode, dans cet enseignement, procédait de votre vue générale du monde. De même qu’avec tous les éléments physico-chimiques on ne peut pas faire un être vivant quoique, dans le vivant, l’analyse matérielle ne découvre que des éléments physico-chimiques, de même, dans le système d’un grand philosophe, un Platon, un Aristote, un Descartes, rien ne s’explique par l’état des esprits et des connaissances contemporaines, quoiqu’on trouve en lui toutes les idées, toutes les connaissances contemporaines. Il y faut la spontanéité du philosophe, sa personne, qui, en coordonnant ces éléments préexistants, les a comme vivifiés. L’histoire de la philosophie, c’était pour vous l’histoire de ces spontanéités successives, l’union avec ce qu’il y eut de plus personnel, de plus intime dans chacun des initiateurs qui nous ont légué, fût-ce à travers leurs erreurs, l’exemple salutaire de leur intelligence et de leur sensibilité en travail. Vous invitiez vos élèves à comprendre que tout système est une inspiration à retrouver, un état de l’âme à recréer en soi. Une grande artiste littéraire qui s’est trouvée, ce jour-là, un grand philosophe, l’a dit superbement : « Notre affaire n’est pas de surprendre les secrets du Ciel au calendrier des âges, mais de les empêcher de mourir inféconds dans nos cœurs. » Cette admirable phrase de George Sand aurait pu servir de devise à vos leçons. Aussi, exercèrent-elles une séduction irrésistible. La vie a toujours suscité la vie, l’amour a toujours suscité l’amour. Un de vos auditeurs d’autrefois, — et qui n’est pas suspect de tendresse pour l’Université, les paroles mêmes que je vais citer le prouvent, — M. Pierre Lasserre, écrivait de vous : « Des maîtres que j’ai eus à la Sorbonne, il n’est pas le seul que j’aie estimé ; mais il est le seul que j’aie aimé. Il est le seul qui ait éveillé chez moi les émotions de l’intelligence, et avec quel charme ! » Des disciples ainsi conquis, ainsi possédés par la pensée d’un maître, sont les propagateurs les plus efficaces de cette pensée. Par eux, vous avez pénétré les intelligences de votre époque, d’une irradiation imperceptible, mais continue. Les grandes révolutions d’idées se font de la sorte. Elles aussi sont des mouvements vivants, et derrière lesquels agissent de vigoureuses personnalités. Vous avez prodigué la vôtre sans mesure, dans vos deux chaires, d’abord, à l’École et à la Faculté, puis quand, en 1902, mis à la tête de la Fondation Thiers, vous avez eu plus de loisirs, vous en avez profité, non pour vous reposer dans l’atmosphère de vénération dont les pensionnaires de cet Institut vous entourent, mais pour porter à l’étranger, avec une ardeur d’apôtre, une parole et une pensée françaises. En 1904 et en 1905, vous donniez à l’université de Glasgow les Gifford lectures, soit deux séries de douze leçons chacune, sur la Nature et l’Esprit. On vous a entendu tour à tour à Genève, à Heidelberg, à Bologne, à Copenhague, à Cambridge, près de Boston, où vous avez professé à l’Université de Harvard un cours entier sur la Contingence et la Liberté. En octobre dernier, vous étiez de nouveau aux États-Unis, à l’université de Princeton, où vous parliez de la Science et de la Culture. Autant de voyages, et je n’ai mentionné que les principaux, autant de croisades contre les deux hérésies, que vous considérez comme les deux grandes erreurs pseudo-scientifiques : l’hypothèse de l’universel mécanisme et le naturalisme irréligieux. Une modestie exagérée vous a empêché de réunir en volumes tant de leçons et de conférences. Que de beaux livres, perdus, ou, j’espère, différés, à en juger par ceux trop rares que vous avez publiés : Science et Religion, Études d’histoire et de philosophie, de l’Idée des lois naturelles, et surtout par vos deux grands essais de biographie psychologique : celui sur l’Américain William James et celui sur Pascal, — portraits d’une touche si subtile et si vigoureuse ! Ils rappellent ces toiles de Philippe de Champaigne, d’une physionomie à ce point expressive que nous les voyons penser devant nous.

Une sympathie de race, j’ose dire, devait vous attirer vers Pascal. Le problème qui vous a tourmenté dès le premier jour, celui de l’accord entre la Science et la Foi, ce géomètre dévot n’en est-il pas la solution vivante ? Qu’un tel homme ait existé, c’est une preuve par le fait, contre laquelle aucune argutie ne saurait prévaloir. Les gens du dix-huitième siècle ne s’y sont point trompés, pas plus Condorcet que Voltaire, ce dernier traitant tout simplement Pascal de fou et de malade, et lui appliquant ces deux vers :

Bonne ou mauvaise santé
Fait notre philosophie.

La maladie, vous l’avez montré dans votre magistrale étude, n’entra pour rien dans le développement des idées de ce beau génie. Sa conversion définitive eut lieu en 1653, vers sa trentième année ; et dans un temps où sa santé lui laissait assez de répit pour qu’il ait songé à prendre une charge et à se marier. Vous avez fait justice aussi de la légende imaginée par les rationalistes, et acceptée par les romantiques, d’un Pascal douteur et désespéré, qui aurait demandé au suicide de sa raison l’apaisement de son scepticisme. Vous avez établi que, chez Pascal, le croyant a sa racine dans le savant. Parce qu’il voit, parce qu’il reconnaît le prix et la grandeur de la Raison, il s’étonne de voir, de reconnaître aussi ses insuffisances. Parce qu’il admire la portée de la Science, il s’arrête stupéfait devant ses limitations. Mais il ne nie pas la Raison. Il ne nie pas la Science. Personne n’a proclamé plus fermement que lui la dignité de la Pensée. C’est la Pensée qui fait de l’Homme un roi, hélas ! dépossédé. Pascal lui fait son procès, à cette Raison, non pour lui reprocher d’être faible, mais, étant si forte, de ne l’être pas encore assez. Il lui cherche sa place, non pour la détruire, mais pour la situer. En cela, sa dialectique offre une ressemblance saisissante avec la vôtre. Cette place, il la trouve entre les deux puissances d’intuition : les sens, d’une part, qui dans leur domaine, les phénomènes physiques, sont des témoins sûrs, — le cœur, d’autre part, dont la fonction propre est de s’attacher aux choses divines. La Raison, pour Pascal, est un serviteur entre deux maîtres. Sa besogne légitime est de s’unir aux sens, quand il s’agit du monde des corps, et c’est la Science ; de se joindre aux impressions de la grâce sur le cœur, quand il s’agit du monde divin, et c’est la Foi. Quand on ouvre le livre des Pensées, après votre analyse, la personnalité de leur auteur s’éclaire d’un jour si net ! On aperçoit dans l’audacieux apologiste, non pas une âme égarée et desservie par l’infirmité de ses organes, non pas un esprit de sectaire, emprisonné dans son siècle et ses superstitions, mais un homme complet, ayant vécu pleinement sa vie. Aucune de ses facultés n’a été ni diminuée, ni sacrifiée pax sa piété. Suivez-le qui argumente ! Comme le muscle de cette intelligence reste vigoureux, comme il reste agile !… Il écrit. Comme la flamme de la passion est ardente en lui ! Comme elle le brûle et comme elle vous brûle !… Il imagine. Comme l’observateur et le visionnaire sont intacts, et quel ouvrier de style ! C’est un peintre, et que Saint-Simon n’a pas surpassé. Ainsi quand il nous évoque ces « trognes armées » qui entourent les rois. C’est un satirique, et qui égale La Bruyère. Ainsi quand il nous parle du nez de Cléopâtre. « S’il eût été plus court, la face du monde eût été changée » ; ou du « petit grain de sable » qui arrêta la fortune de Cromwell. C’est un poète, et qui égale saint Augustin, quand il fait dire au Sauveur dans son célèbre Mystère : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi dans mon agonie. » Que le plus puissant écrivain de la langue française en ait été le plus religieux, quel appui donné à la thèse qui court d’un bout à l’autre de votre œuvre, que supprimer dans l’âme humaine le sens de l’au-delà, ce serait, non pas l’affranchir, non pas l’élargir, mais l’amoindrir, mais la mutiler !

Il y a du Pascal dans William James, quoique au premier regard son optimisme un peu aventureux contraste étrangement avec le pessimisme contracté du Port-Royaliste et que la prose rapide, cursive, presque causée, des Variétés de l’Expérience religieuse ne rappelle guère les prodigieux raccourcis des Pensées. L’un et l’autre, cependant, le Bostonien de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et le Français de la première moitié du dix-septième, se ressemblent par la manière tout empirique — William James eût dit pragmatique — dont ils ont considéré le surnaturel. Rien de curieux comme le Curriculum vitæ du psychologue de Cambridge, tel que vous nous le contez. Fils d’un Révérend, qui fut l’ami d’Emerson et adepte de Swedenborg, frère d’Henry James, le grand romancier, William James est élevé à Londres, à Paris, à Boulogne-sur-Mer, à Genève. Il commence par étudier la peinture, puis la médecine. De 1873 à 1876, il est instructeur d’anatomie et de physiologie à l’Université de Harvard. Il s’adonne ensuite à la psychologie physiologique, enfin à la psychologie tout court. Quand je l’ai connu là-bas, en 1893, c’était le titre de sa chaire. Il traversait alors la crise qui devait l’amener sur les confins du mysticisme. C’était un homme de cinquante ans, d’une minceur et d’une souplesse juvéniles, avec une incroyable mobilité du regard et du visage. Tout en lui respirait l’intelligence, mais une intelligence active et directe, infiniment sensible à l’impression du jour, de l’heure, de la minute, aussi réfractaire que pouvait l’être un Magendie à l’esprit de système. Il avait fondé avec ses amis la Société américaine de Recherches psychiques, dans le but d’étudier tous ces phénomènes anormaux : la télépathie, le somnambulisme, la double vue, les désintégrations de la personnalité, jusqu’au spiritisme, inclusivement. Il me disait, et ces paroles, que j’ai notées au moment même, s’accordent bien avec la courbe de sa pensée, telle que vous nous la décrivez : « Il y a ainsi, de par le monde, je l’ai constaté, d’innombrables intelligences, pour lesquelles la Science est aussi méprisable qu’elles-mêmes sont méprisables pour la Science. La Science a pour principe qu’il y a une vérité indépendante de l’individu, susceptible d’être communiquée à n’importe qui. Ces gens croient au contraire qu’il y a une révélation constante, proportionnée par une Providence aux besoins de chacun. Quand je les ai connus, élevé comme j’avais été dans l’orthodoxie scientifique, je n’ai pas compris ces gens. » — « Et aujourd’hui ? » lui demandais-je. — « Aujourd’hui, je pense que les uns et les autres ont raison. » Cette orthodoxie scientifique dont William James parlait avec cette ironie, c’était le Scientisme. En étudiant ce qu’il appelait les hétérodoxies de l’intelligence et de la sensibilité, il cherchait la preuve que notre domaine psychique dépasse le cercle étroit de notre conscience ; la preuve que nous ne connaissons pas l’étendue de nos facultés ; la preuve, par suite, qu’il peut y avoir des réalités différentes de celles dont les Sciences positives dressent le tableau. Il pratiquait à la lettre le conseil donné par Hamlet à Horatio. Celui-ci s’écrie quand le fantôme a disparu : « Par le jour et la nuit, Monseigneur, voilà qui est merveilleusement étrange. » Et Hamlet de répondre : « Accordez-lui donc la bienvenue qu’on doit à l’étranger. Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre que n’en a jamais rêvé notre philosophie. » Une fois cette certitude acquise, James était à l’aise pour porter la question de la vérité ou de l’erreur religieuse sur un terrain absolument nouveau. Elle devenait pour lui purement expérimentale. De là sa grande enquête sur les Variétés de l’expérience religieuse, et sa conclusion qu’il existe des états où l’individu a conscience d’entrer en communication avec une puissance consciente et personnelle comme lui-même, mais incommensurablement supérieure à sa propre nature, — j’emprunte ces formules à votre analyse —, où il se sent en présence d’une personne véritable et pareille à la sienne, d’un être qui l’entend, le comprend, le secourt, le guide. Ces états sont-ils pathologiques ? Non, dit James. Correspondent-ils à une réalité ? Oui, s’il est vrai que l’action est l’épreuve de l’intelligence, puisqu’ils impliquent un agrandissement de notre personne à nous. Que nous voilà de nouveau près de Pascal et de son conseil fameux sur la foi obtenue par la pratique ; et près aussi, tant la vérité est une sous des apparences si diverses, de la formule chère à Goethe : « Im Anfang war die Tat ; au commencement était l’Action ! »

V §

Vous-même, Monsieur, ne venez-vous pas de nous dire, au début de votre discours, quel prix vous attachez à l’Action ? Comment en pourrait-il être autrement, alors que toute votre philosophie repose sur le contrôle de l’intelligence par la vie ? Vous n’auriez pas été logique avec votre propre doctrine, si, pensant de la sorte, vous ne vous étiez pas préoccupé des circonstances parmi lesquelles vous l’élaboriez et de son retentissement immédiat. C’est encore Goethe qui disait : « Veux-tu pousser dans l’Infini ? Avance de tous côtés dans le fini. » — L’analyse que j’ai essayée de votre philosophie demeurerait incomplète si je n’insistais pas sur ce point que j’ai touché, mais à peine. Elle a été conçue au lendemain des désastres de 1870. Que les impressions reçues alors aient exalté en vous le besoin d’arracher l’âme de la France à des théories de pessimisme que vous jugiez incompatibles avec son relèvement, la chose est certaine. Votre pudeur d’esprit, qui répugne aux confessions intimes, ne vous a pas permis de traduire en termes explicites ce sens patriotique de votre œuvre. Il apparaît partout, pour qui sait vous lire. Combien vous restez, après quarante-trois ans, un des Français de 1870, qui n’ont pas oublié, vous venez de nous le prouver par l’accent avec lequel vous avez parlé de votre prédécesseur dont l’existence fut ; pendant ce demi-siècle, tout entière en fonction de la tragique année. Quand on approchait M. le général Langlois, on avait aussitôt l’impression, à son regard, à sa physionomie, d’une âme claire, illuminée, réchauffée jusqu’en son fond, par une grande et unique idée. Cette Idée, c’était celle de la reconstruction nationale. Vous l’avez poursuivie l’un et l’autre, chacun dans votre donnée : vous, en redressant la mentalité des nouveaux venus, lui, en les préparant à la guerre. La guerre ! Le général Langlois n’a jamais cessé d’y penser, même avant 1870 ; mais avec quelle différence de sentiment ! Né en 1839, à Besançon, il avait grandi parmi des souvenirs héroïques, Son oncle, M. de Mâcon, qui l’éleva, s’était engagé à dix-huit ans pour faire la compagne de Russie. Il fut blessé à Waterloo. Ce que fut pour vous, Monsieur, le souvenir de Lauze de Perret, les récits de M. de Mâcon le furent pour le général Langlois. Ils firent de lui un soldat, — mais un soldat d’une armée heureuse. Waterloo avait vraiment été la défaite glorieuse à l’envi des victoires, et les guerres d’Afrique, de Crimée, d’Italie, venaient de prouver que la vieille énergie militaire de la race restait intacte. Aussi quand le capitaine Langlois, âgé exactement de trente et un ans, partit de Valence pour Metz, au mois d’août 1870, avec le 17e régiment d’artillerie à cheval, il ne s’attendait certes pas au spectacle dont il allait être le témoin. Vous avez dit quelle leçon il en tira et comment toute sa pensée en resta influencée. Je demeure frappé de l’analogie que ses méthodes présentent avec les vôtres. De même que vous avez contrôlé, par votre expérience directe, le Scientisme philosophique de vos aînés, le général a contrôlé, par son expérience directe, le Scientisme militaire dont les applications erronées nous avaient perdus. Il a été un pragmatiste, comme vous, comme William James, comme Pascal. Et pragmatiste, de ce pragmatisme-là, qui est un moyen et non pas une fin, la voie vers une doctrine et non pas une doctrine, il l’est resté jusqu’au bout. Rien de pathétique, rien d’édifiant, comme son soin de toujours vérifier ses idées d’après les faits, d’après la réalité vivante. Son plus célèbre livre : l’Artillerie de campagne en liaison avec les autres armes, les campagnes de 1886 et de 1870 le dominent. La guerre Russo-Turque se produit, le général Langlois l’étudie ; celle du Transvaal, il l’étudie encore. Ses deux retentissantes brochures : Conséquences tactiques du progrès de l’armement et Deux guerres récentes, en font foi. Il se trouva là en conflit avec son ancien chef, le général de Négrier. Cette discussion courtoise atteste chez l’un et chez l’autre le même amour passionné des armes. Nous les retrouvons encore l’un et l’autre, préoccupés des enseignements de la guerre Russo-Japonaise. À l’un, au général Langlois, cette guerre inspire un nouveau travail sur l’Organisation de l’artillerie en campagne. L’autre, malgré son grand âge, va étudier sur place les troupes jaunes dont l’apparition dans les plaines d’Asie vient de surprendre le monde. J’aime à réunir dans un pareil hommage ces deux belles figures d’officiers généraux. La destinée leur devait, peut-être., de leur montrer, avant de mourir, ce dont ils avaient si longuement et si ardemment rêvé.

Cette destinée, vous nous l’avez rappelé, fut, pour le général Langlois, plus cruelle encore. Il n’a pris part à aucune bataille. En vous écoutant, je pensais que ce dut être pour notre valeureux confrère la plus grande épreuve. Il y a, dans les Commentaires de Blaise de Montluc, une phrase très émouvante. Il raconte qu’au siège d’une petite ville appelée Capistrano, près d’Ascoli, il avait, lui alors tout jeune, et ses gens, pratiqué deux trous dans la muraille. « Et pour ce que j’en avais fait l’un », dit-il, « je voulais passer par là. » Et il ajoute : « Dieu me donna ce que je lui avais toujours demandé, de me trouver à un assaut, pour y entrer le premier ou mourir. » J’imagine qu’en relisant ce bréviaire des gens de guerre que sont ces Mémoires, le général Langlois éprouva souvent une poignante mélancolie. Mais il a dû, comme vous nous l’avez dit, réagir aussitôt, et se rendre la justice qu’il avait servi, aussi bien que jadis Montluc, puisqu’il avait maintenu intact en sa personne le type idéal du soldat. Vous venez de nous montrer éloquemment que les nations, placées toujours et à chaque instant de leur vie, comme les individus, devant le carrefour d’Hercule, sont contraintes de choisir entre la voie de la mollesse, du bien-être, de l’abdication, et la voie de la virilité, de l’effort pénible, du sacrifice. Une loi, aussi mystérieuse qu’universelle, veut que la guerre, cette sanglante épreuve, soit la forme inévitable de cette contrainte. D’un bout à l’autre de l’histoire, nous constatons que les peuples qui ont voulu, enivrés de leur civilisation, s’en faire un instrument de jouissance et de paix, ont été livrés comme des proies à des peuples plus rudes. Ils ont été envahis et asservis. Leur renoncement, la largeur et l’opulence de leur hospitalité ne les ont pas sauvés ; ni même leur supériorité de culture, s’ils n’ont pas su la défendre les armes à la main. Nous ne possédons rien qui ne soit menacé, dès que nous n’avons plus l’énergie de maintenir cette possession par la force. Toute propriété n’est qu’une conquête continuée. C’est sa légitimité et c’est sa noblesse. Trop souvent les nations comblées sont tentées d’oublier ces vérités. Le rôle du soldat est de les leur rappeler, par sa seule existence. Si la guerre est le fond même de son devoir, elle n’est pas tout son devoir. Son devoir est d’incarner en lui un certain nombre de vertus et aussi d’habitudes qui disparaîtraient de la nation s’il n’y avait plus d’armées permanentes. Le soldat est celui qui fait profession d’être toujours prêt à se battre et à se battre dans le rang. Cela signifie qu’il doit sans cesse cultiver en lui l’endurance physique et morale, se préparer sans cesse au danger et sans cesse pratiquer l’obéissance dans la discipline. Il est un citoyen, certes, et même le plus important de tous, puisqu’il assure l’indépendance de la Cité, mais c’est un citoyen d’une espèce particulière. Il a son code, il a son costume, il a ses armes, il a ses tribunaux, il a sa vie. Tant qu’il sert, il ne peut pratiquer aucun commerce, aucune industrie. Son honneur est, comme celui du vrai Savant et du vrai Prêtre, de ne pas gagner d’argent. Son métier est quelque chose de plus qu’un métier. Nous attendons de lui plus que des autres. Il est le dévoué par excellence, le dévoué jusqu’au sacrifice du sang, jusqu’au sacrifice de la volonté. Vous m’excuserez d’emprunter une comparaison à la physiologie ; mais depuis Menenius Agrippa et sa célèbre fable sur les membres et l’estomac, l’analogie entre le corps social et le corps humain est d’ordre classique. Les physiologistes donc disent que certaines glandes, qu’ils appellent endocrines, ont, indépendamment de leurs fonctions immédiates, des sécrétions internes qui influencent le milieu vital. Une de ces sécrétions vient-elle à manquer, l’équilibré de ce milieu vital est détruit et la santé de l’ensemble compromise. Il semble que certains types sociaux introduisent, eux aussi, dans le milieu national, des principes actifs dont la disparition ou l’amoindrissement diminueraient sa tonicité. Parmi ces types aucun n’est plus caractérisé que le soldat. « L’Armée », écrivait, l’année dernière, un de nos jeunes officiers, M. Ernest Psichari, dans son beau roman : l’Appel des armes, « l’Armée comporte en elle-même sa morale, sa loi, et sa mystique. » Avoir pratiqué cette morale, affirmé cette loi, senti cette mystique, c’est avoir défendu, en soi et autour de soi, un des éléments vitaux du pays. Cette religion de l’Armée, le général Langlois l’a gardée, fervente et passionnée, jusqu’au dernier jour. Elle explique les accents qu’il a su trouver à des heures décisives, ainsi à la tribune du Sénat, quand, indigné contre une loi qui touchait cette armée au vif de sa force en diminuant la durée du service, il s’écria : « Jamais, Messieurs, je n’ai tant souffert de l’impuissance de ma parole. Je donnerais ma vie pour avoir, en ce jour, en cette heure seulement, l’éloquence d’un grand tribun. » Il montrait mieux que de l’éloquence en cette heure-là. Il montrait un magnifique cœur de soldat, palpitant jusqu’à l’agonie devant l’imminence du danger français.

VI §

Vous dites vrai, Monsieur. Ce cœur n’a pas cessé de battre parmi nous. Son action dure encore. Elle dure, dans l’armée, par son enseignement, et, dans tout le pays, par son exemple. J’ignore si vous vous êtes jamais rencontré avec lui. Mais quelque éloignés qu’aient pu être vos chemins, ils convergeaient vers le même but. Vous aviez le même mot d’ordre parce que vous vouliez tous deux la guérison de la France blessée et que votre doctrine à tous les deux, sur deux terrains différents, se résume dans un même appel à la valeur humaine. Cet appel, vous n’avez pas été les seuls à le pousser dans ce pays, et d’innombrables indices témoignent qu’il est entendu. Assis à la place même que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui, Renan, recevant Cherbuliez, parlait des vieilles croyances qu’il jugeait si près de disparaître, et il disait : « C’est à ces formules pourtant que nous devons le reste de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide. Après nous on vivra de l’ombre d’une ombre. » Il concluait, dissimulant, sous un sourire, à son habitude, les anxiétés de ses prévisions : « Je crains par moments que cela ne soit un peu léger. » Renan se trompait. Il parlait ainsi, il y a trente-deux ans, et voici que le vase sacré, ce Graal où nos aïeux puisaient la force et l’espérance, s’est rempli de nouveau. Voici que des générations se lèvent, pour qui le ciel est de nouveau peuplé d’étoiles, des générations dont leurs meilleurs témoins nous apprennent que, demandant, elles aussi, à la vie la vérification de la pensée, elles se sont reprises à croire, sans cesser de savoir, des générations qui se rattachent résolument, consciemment, à la tradition philosophique et religieuse de la vieille France. Même elles vous dépassent, Monsieur, sur quelques points. Beaucoup d’entre ceux qui les composent ne se contentent pas d’avoir dépouillé le préjugé du Scientisme. Ils vont jusqu’où allait Pascal. Dépassé ou non, vous aurez été l’un de leurs maîtres les plus écoutés, les plus efficaces, et, s’il est vrai que tant vaut l’Idéal d’un peuple, tant vaut ce peuple, vous pouvez vous rendre la justice d’avoir, comme le général Langlois, bien servi, et, comme lui, bien mérité de la Patrie.

VII. Guillaume II à Donchery25 §

I §

Je lis dans un journal italien un récit bien significatif, celui d’une visite faite par Guillaume II, voici quelques jours, à Donchery. C’est un petit village à cinq kilomètres de Sedan, où Napoléon III et M. de Bismarck se rencontrèrent après la bataille. « Il me demanda », raconte le chancelier : « si nous ne pourrions pas nous arrêter dans une maison qu’il me désigna, au bord de la route. Je fis observer à Napoléon que c’était un bien pauvre endroit. Il me répondit que cela lui était égal. Je l’y accompagnai. Nous montâmes au premier étage, et nous nous installâmes pour causer, dans une étroite chambre, avec une seule fenêtre. Pour tout mobilier, une table en bois blanc, et deux chaises de paille… » Cette maison historique, restée la même après quarante-quatre ans, l’Empereur allemand a voulu la voir. La femme qui l’habite est la même aussi. Elle était jeune en 1870. Elle est vieille maintenant, « pas assez pour avoir rien oublié », dit le journal que j’ai posé pour reprendre dans ma bibliothèque le volume de Busch : Bismarck, some secret pages of his history, où cette entrevue du 2 septembre 1870, est rapportée par un témoin. À mesure que j’en suivais le détail, une évidence s’imposait à moi avec une force extraordinaire, celle de la différence entre les deux guerres. Voilà où nous en étions quarante jours après le commencement des hostilités. Aujourd’hui, après trois mois, les Allemands ont dû quitter la Marne, se replier sur l’Aisne. Nous les pressons au Nord et à l’Est. Nos armées sont intactes, le pays tout entier est debout. Les chances de la décision sont en notre faveur. Cette évidence qui me remplit d’espoir, au point que cette lecture de Busch m’est presque douce dans son affreuse amertume, l’Empereur allemand doit la voir, et bien plus forte que moi, chaque fois qu’il pense à Sedan. Il a grandi dans cette histoire. Tout enfant, il l’a vécue. Il se revoit, à onze ans, apprenant coup sur coup, dans son palais de Berlin, les victoires de son grand-père et de son père, Wissembourg, Reischoffen, Forbach et, après Sedan, la marche sur Paris qui n’a pas été interrompue, celle-là… Donchery ! Ce seul nom doit réveiller en lui toutes ces visions, et surtout le fantôme du Grand Serviteur des Hohenzollern, à qui son roi serra les deux mains devant tout son état-major, la veille de ce 2 septembre, sur la tragique colline d’où ces deux Prussiens regardaient Bazeilles en feu et Sedan sous les bombes… Donchery ! Comment le vaincu de la Marne a-t-il pu supporter l’approche seule de ce village et la façade de la pauvre maison ? Dans cette chambre, où Bismarck affectait — ce sont ses propres termes — de traiter Napoléon comme s’ils étaient encore à Saint-Cloud, pour mieux savourer son triomphe, comment Guillaume II n’a-t-il pas vu le chancelier de fer se dresser ? Comment n’a-t-il pas entendu ce fondateur de l’Empire, si brutalement congédié, lui dire : « Qu’as-tu fait de mon œuvre ?… » Je reprends le journal, et je constate qu’au contraire « l’Empereur allemand s’est montré très satisfait de sa visite, qu’il a longuement et gracieusement interrogé l’hôtesse sur ses souvenirs, et il est parti en lui laissant quelques pièces d’or, et sa photographie avec sa signature… ».

II §

Ce n’est rien, cette anecdote, et c’est tout Guillaume II. La réalité ne lui arrive pas. Ce défaut de sa nature s’est manifesté dès sa jeunesse, et n’a fait que s’accentuer avec l’âge. À cette heure encore, il ne s’est pas réveillé du songe d’orgueil qui l’a précipité et, avec lui, son peuple dans une aventure aujourd’hui jugée. Prévoir l’issue de ce formidable conflit avec certitude est impossible. Mais que l’Allemagne ne doive plus avoir, à la paix, l’hégémonie d’auparavant, c’est un résultat bien acquis. Le prestige est fini qui a permis le coup de Tanger et celui d’Agadir. En trois mois, l’œuvre d’un demi-siècle, a été compromise, de telle manière que l’auteur responsable de ce recul, en devrait être troublé. Il ne l’est point. Il a tellement adultéré en lui le sens du vrai, qu’il continue une figuration dont on se demande si elle est d’un illuminé ou d’un simulateur. Il y a des deux dans cette physionomie équivoque et trouble qu’il est opportun de considérer en regard de celle du roi Albert, si nette, si droite, si simple. Ce contraste seul est un enseignement. J’essaierai d’indiquer par quel chemin un prince intelligent, actif, de mœurs plutôt sévères, religieux, et qui déclarait dans sa proclamation d’avènement ceindre la couronne « devant le Roi des Rois, pour être un souverain juste et clément » a pu être conduit à déchaîner cette guerre épouvantable, continuée sur des incendies et des massacres après avoir été commencée sur un manquement flagrant à la parole donnée. Cette réalité non plus ne lui arrive pas, puisque, après avoir violé la neutralité Belge, en dépit d’un traité authentique, il invoque le Dieu de la Bible, ce Dieu qui a dit : Non perjurabis !

Figuratif, il le fut toujours. Dès ses premiers discours, — on sait qu’il a le verbe facile et brillant, — la surcharge était visible, et l’insincérité, ou plutôt l’attitude, la complaisance à se poser. Ainsi quand, parlant aux recrues dans la cour du château de Potsdam, il leur disait : « Vous êtes mes soldats. Vous vous êtes donnés à moi corps et âme. Si je devais vous appeler à tirer sur vos frères ou vos parents, souvenez-vous de votre serment. » C’était en novembre 1891. Il est né en octobre 1859. Si jeune, ce propos est de quelqu’un qui tient un rôle. Il est un Hohenzollern, de la descendance de cet autre Guillaume qui collectionnait les soldats de haute taille et s’était fait un musée de grenadiers géants. La tradition de la famille veut que l’armée soit le bibelot favori du roi de Prusse. Celui-ci l’outre aussitôt, cette tradition, il la souligne. Il joue au Hohenzollern. Pour prendre un terme expressif de l’argot populaire, il en remet. Le vieux Bismarck, ce perspicace pétrisseur d’hommes, avait diagnostiqué cet excès, à l’époque même où le futur ingrat l’accablait d’égards. « Il va trop loin, confiait-il à Busch ; tenez, la dernière fois, ici, je l’ai trouvé trop déférent. C’étaient des excuses, une confusion, que je l’eusse attendu jusqu’à onze heures. » Et il ajoutait, regrettant son ancien maître et sa simplicité sûre : « Son grand-père n’aurait jamais dit cela. » Bismarck continuait : « Et ses manifestations d’éloquence. Il y avait du bon dans ses phrases de l’autre jour : Quarante-deux millions d’hommes et dix-huit corps d’armée sur le front. Même si la nation gisait abîmée tout entière dans le silence de la mort… Oui, il y avait du bon, mais toujours du trop. Si tous les Allemands étaient morts, soldats et civils, je vous prie, que signifierait l’indépendance et l’inviolabilité de l’Allemagne ?… » Le grand réaliste, et dont les moindres paroles, comme celles de Bonaparte, sonnaient l’action, ne s’y trompait pas. Il flairait, dans cette rhétorique impériale, le factice, l’artificiel, la parade. Qu’aurait-il dit, s’il avait suivi cette carrière, de coups de théâtre et « d’effets » sensationnels, cette représentation perpétuelle et sans cesse en quête de costumes, de décors, de gestes nouveaux. Un jour, Guillaume II s’habille en général, et il commande des manœuvres ; un jour, en amiral, et il gouverne un vaisseau. Il compose un sermon et il est pasteur ; un opéra, et il est musicien. Il annonce qu’il défendra les travailleurs « d’après les maximes de la morale évangélique ». C’est donc un socialiste chrétien ? Attendez. Le lendemain il écrit sur le livre des étrangers à Munich : « Suprema lex regis voluntas esto. » C’est un despote oriental. Hier, il jurait solennellement « de protéger la paix ». Demain il va laisser tomber sur l’Europe comme une menace sa phrase fameuse sur « la poudre sèche et l’épée aiguisée ». Et à chacun de ses avatars, il est visible qu’il s’est senti, qu’il s’est voulu regardé. Il a pensé au public, mieux, il a été son propre public, et le singulier, l’unique, c’est qu’un pareil histrionisme n’est pas un mensonge. Il est réellement l’Empereur, il a réellement une armée, une flotte, il est réellement croyant. Il est réellement l’arbitre de la paix et de la guerre. Réellement, oui, mais vraiment, non. Toute cette réalité ne lui sert que d’oripeau, de défroque et d’accessoire. Elle n’est qu’un moyen de satisfaire la passion dont il est consumé jusqu’à la maladie : Paraître !

III §

Comment concilier cette frénésie d’être en scène, ce prurit d’occuper l’Univers de soi, cette fureur d’étonner avec cette anomalie que pendant vingt-cinq ans, ce chef ambitieux d’un État militaire a eu en mains cette armée, un tel outil, et n’a pas agi de cette action-là ? Cette guerre est la première de ce long règne dont nous avons attendu, dès le début, des éclats violents, d’audacieuses entreprises à la Charles XII, et il était question, avant le mois d’août, de donner à Guillaume II le prix Nobel de la paix ! Cette contradiction s’explique par un autre trait de ce caractère si complexe. Ce prince assoiffé de gloire est en même temps un hésitant. Cette personnalité d’étalage n’a pas de certitude intérieure. Le coup d’œil lui manque, cette vue du point décisif qu’un Dupuytren, un Nélaton avaient devant le malade à opérer, un Masséna, un Davout, devant une bataille à livrer, un Talleyrand, un Cavour devant un problème diplomatique à résoudre. Je n’ai nommé ni Napoléon Ier, ni Bismarck, chez qui cette faculté domine toutes les autres et toujours. Elle est leur génie même. Qui donc a dit de Guillaume II qu’il est un chien de chasse d’un modèle accompli, qui flaire, qui aboie, qui court, — et qui n’a pas de nez ? — Cette faiblesse de jugement pouvait devenir un correctif de cette vanité exaspérée. Il eût fallu, qu’il la reconnût, et qu’humilié dans son intelligence, il acceptât de se savoir inférieur, — pour apprendre. Toute éducation est à ce prix. Chez Guillaume II la vanité a été trop forte. Au lieu de s’avouer ses insuffisances, il s’est tendu à les cacher, à tous, et d’abord à lui-même, en affirmant ses partis pris, tous aveugles, avec une superbe qui étonna. L’incapacité foncière s’est pourtant révélée à un signe qui, lui, ne trompe pas : l’incohérence, les volte-face subites. C’est que la réalité se laisse manier seulement par ceux qui se soumettent à elle, et pour se soumettre à elle, la première condition est de la voir. L’hésitant intellectuel qui était en Guillaume II, s’est ainsi transformé en un velléitaire. Il a voulu vouloir, et aucune de ses volontés n’étant fondée sur une perception nette et sûre, il s’est trouvé sans cesse arrêté par le fait. De là ce flottement dans la conduite de son empire, et ces éternelles remises qui, par instants, lui ont donné un air de matamore qui a peur, de « valeureux poltron », répétait volontiers le roi Édouard, son oncle. Cette épigramme de famille est-elle juste ? On discerne plutôt dans cette énergie sans cesse brisée, qui aura si longtemps caractérisé ce règne, l’indice d’un continuel désaccord intérieur. La présomption s’élance. L’obstacle qu’elle n’a pas prévu surgit. L’instinct de conservation suspend l’acte, et la vanité cherche une échappatoire. C’est l’histoire de tant de destinées ! Celle-ci aura eu ce bonheur ou ce malheur, — nous le saurons après cette campagne, — que l’impérial comédien a multiplié ses figurations, et l’hésitant ses velléités, dans un pays d’une vigueur extrême, et si fortement aménagé par les vainqueurs de 70 que le développement de la vie nationale a continué, sans que ces à-coups du maître pussent lui nuire. Guillaume II a pu se croire un grand homme parce qu’il s’est trouvé assister à cette formidable poussée de sève allemande. Il n’en a rien dirigé. L’armée a grandi sur le type conçu par Roon et Moltke. L’administration est restée ce que l’avait faite Bismarck. Si Guillaume II s’est rallié au programme d’impérialisme colonial, c’est tardivement, après que son second chancelier, Caprivi, avait déclaré, parlant en son nom : « Moins nous aurons de territoires africains, mieux cela vaudra. » C’est Stubël, c’est Bülow, c’est Dernburg dont la pensée a fini par suggestionner leur maître. Car, un troisième trait marque cet hésitant, et c’est si logique, il est au suprême degré un influençable.

IV §

Est-il exact qu’une volonté se soit rencontrée pour déterminer l’empereur de la paix à devenir celui de la guerre ? Je transcris ici l’opinion d’un des hommes qui passent pour connaître le mieux le dessous des cartes engagées dans cette sanglante partie. Cette volonté, ce serait celle de l’assassiné de Sarajevo. L’archiduc François-Ferdinand aurait conçu un plan d’une nouvelle distribution de l’Europe où l’Autriche eût retrouvé dans le monde slave la compensation de ses pertes dans le monde germanique. La Russie était la pierre, ou mieux le bloc d’achoppement. La guerre d’une des puissances de la Triple-Alliance avec la Russie, c’était la guerre de toutes avec la France. Si cette hypothèse est exacte comment l’archiduc héritier serait-il arrivé à s’emparer de l’esprit de Guillaume II ? « Mon charme », disait Leonora Galigaï, à ceux qui l’accusaient d’avoir ensorcelé la reine, « mon charme fut celui des âmes fortes sur les âmes faibles. » Par quel mystère de possession posthume, cette emprise aurait-elle duré après la mort ? N’est-il pas plus naturel de supposer que le velléitaire, voyant l’âge venir, s’est énervé de n’avoir pas justifié à ses propres yeux les prétentions du jeune homme qui avait si cavalièrement mis Bismarck au rancart. Sans doute aussi une autre influence, celle de son fils et de la « camarilla » pangermaniste pressait sur lui. Sans doute un mysticisme malsain le gagnait, et cette étrange aberration qui lui persuade que les Hohenzollern ayant été créés par un décret spécial de Dieu, la Providence est avec eux, quoi qu’ils fassent. Mais là encore, sommes-nous bien assurés qu’il ait voulu la catastrophe qu’il a déclenchée ? Cet « irréaliste » n’a-t-il pas cru qu’en menaçant la Russie, elle céderait ? Ne s’est-il pas imaginé que la France ne marcherait pas ? Il est très certain qu’il s’est trompé sur la Belgique et sur l’Angleterre, et qu’il a escompté la condescendance de l’une, le pacifisme de l’autre, très certain qu’il a mal calculé, qu’il calcule encore mal l’application de cet instrument si redoutable, son armée. Il n’a pas appris le métier de diplomate, pas appris celui de général. « Il croit qu’il sait tout faire », disait Bismarck à la veille de leur rupture. « Cela ne mène à rien de bon. » Mais pour croire que l’on ne sait pas tout faire, pour apprendre encore une fois, pour être un grand homme, il faut d’abord être vrai, vrai avec les autres, vrai avec la vie, vrai avec soi-même. C’est le vers si profond de Shakespeare :

… First of all to thine ownself be true.
(Avant toutes choses, sois vrai avec toi-même.)

Jamais aucun exemple n’aura mieux prouvé la bienfaisance de cette formule que celui du visiteur de Donchery. Cette démarche le prouve, il va toujours dans le somnambulisme de vanité qui l’a conduit au bord de l’abîme. S’il y tombe, ce sera la moralité de son malheur.

VIII. Le roi Albert de Belgique26 §

I §

La guerre, à travers tant d’épreuves, et de si affreuses, réserve du moins ce bienfait aux peuples et aux individus qui acceptent virilement sa tragique nécessité : l’éducation par la résistance, en sorte que ce formidable élément de destruction peut devenir un élément fécond de reconstruction. La guerre procure aux gens de cœur un autre bienfait : celui de l’exemple à donner et à recevoir, en sorte encore que cette sanglante ouvrière de discorde l’est aussi d’union. Elle resserre d’un lien plus étroitement lié le faisceau social, à l’heure même où l’on croit qu’elle va le briser. L’exemple, quand il est celui du devoir sur le champ de bataille, rallie d’un tel élan les volontés autour du drapeau ! C’est le Supérieur modelant sur lui l’Inférieur, le courage redressant la défaillance, la force servant de règle à la faiblesse, l’énergique devenu une prédication vivante. Il montre en lui ce que peut l’homme quand il veut, ce que vous pourrez, vous, son camarade, si vous voulez. Et vous voulez ! Braver le danger, souffrir, mourir, — ces mots n’avaient pour vous, héritier comblé d’une société heureuse, qu’une signification si lointaine ! La guerre en a fait en quelques jours une réalité terrifiante. Aurez-vous la force de l’affronter ? Vous en doutez. Et voici qu’un autre, là, devant vous, déploie cette force, froidement, tranquillement. Une contagion émane de son attitude. Ce qu’il a pu faire, vous le ferez. Et vous marchez au danger, vous voulez souffrir, vous savez mourir. C’est le miracle du sacrifice, qu’il se multiplie dans tous ses témoins. Ce miracle, nous y assistons chaque jour, chaque heure, depuis ces dix semaines. Nous-mêmes, il nous gagne, nous que l’âge ou une santé précaire retiennent loin du front. Un immense besoin de dévouer nos dernières forces, de servir, nous tourmente, qui nous vient de là-bas. Cette propagation de la flamme sacrée, c’est vraiment la course de la torche dont parle Lucrèce :

Et quasi cursores virtutis lampada tradunt.

dirais-je en substituant au vitaï du texte ce mot de virtus que les Romains, ces soldats-nés, chargeaient d’un tel sens !

Parmi ces porteurs de l’héroïque flambeau, aucune figure ne m’émeut autant que celle du Prince pour qui la France n’aura jamais une reconnaissance assez frémissante. Je veux parler de ce roi Albert dont la personnalité magnifique a donné son sens le plus haut à cette dure guerre. Sans lui, sans le peuple belge, elle n’eût été qu’un cataclysme mondial d’une signification indécise. Je lis bien dans des articles et des discours que nous assistons à une lutte entre la Démocratie et la Féodalité, que nous avons repris la tradition des volontaires de 92. Cette phraséologie ne correspond à rien d’exact. Ce n’est pas comme démocrates que nous nous battons. C’est comme Français, et pour défendre notre sol, tout simplement. L’Allemagne n’est pas une féodalité. Ce n’est pas un groupe de hobereaux que nous avons devant nous, c’est toute une nation de commerçants, d’industriels, de paysans, d’ouvriers. Ne prenons pas au sérieux cette prétendue opposition de la Sozial Democratie qualifiée justement par un de ses membres de « philistinisme petit-bourgeois ». Ces gens veulent conquérir le nôtre, envahir nos champs, nos mines, nos vignobles, nos usines, notre argent. Cette lutte brutale, pour la vie d’un côté, pour l’hégémonie de l’autre, s’est éclairée tout à coup d’un rayon d’idée. C’est au roi Albert que nous le devons. Aucune des leçons de cette guerre n’est plus éclatante. C’est l’exemple projetant sa lumière à la fois dans le monde moral, et dans le monde politique. Je voudrais dire pourquoi en quelques mots. Je m’excuse de commenter des faits connus de tous. Ils ne seront jamais assez rapportés, parce qu’ils ne seront jamais assez médités.

II §

Voulez-vous que nous reprenions le Livre blanc, cette brochure qui devrait être tirée à des millions d’exemplaires et mise dans toutes les mains ? Les pires utopistes y apprendraient à penser juste sur les origines de la guerre, par suite sur l’effroyable culpabilité de ceux qui ont affaibli notre préparation. Il contient, on le sait, la correspondance du gouvernement britannique et de ses agents pendant cette crise du 20 juillet au 4 août. Elle se compose de cent soixante et une pièces. Rien que le numéro d’ordre sous lequel s’inscrit la première dépêche relative à la Belgique a quelque chose de pathétique. C’est le cent quatorzième ! Les cent treize télégrammes précédents se sont échangés entre Londres, Saint-Pétersbourg, Berlin, Paris, Rome. Les grandes puissances causent entre elles avant d’engager la redoutable partie. La toute petite Belgique est absente de ces conversations. Qu’a-t-elle de commun avec les intérêts en jeu ? Elle entretient, dira son ministre des affaires étrangères à la date du 1er août, « des rapports excellents avec ses voisins et elle n’a aucune raison pour suspecter leurs intentions ». Au Foreign office de Londres, on est moins rassuré, et cette dépêche numérotée 114 exprime l’inquiétude de sir Edward Grey, lequel annonce au ministre anglais à Bruxelles qu’il a « demandé aux gouvernements français et allemand si chacun d’eux était décidé à respecter la neutralité de la Belgique ». Celle-ci, résolue elle-même à maintenir cette neutralité, ne s’émeut pas. Elle se repose sur la foi d’un traité contresigné par l’Angleterre, l’Allemagne et la France. Le 3 août, le gouvernement allemand lui remet une note demandant le libre passage pour ses armées sur son territoire, moyennant quoi l’Allemagne s’engage à maintenir l’intégrité du royaume et de ses possessions. Sinon la Belgique sera traitée en ennemie. Le roi Albert a douze heures pour répondre. Devant cet ultimatum, il n’hésite pas. Il sait que l’armée allemande est une force terrible. Il connaît l’Empereur. Il sait que le vaniteux, après une telle démarche, ne reculera plus. Son trône est en jeu, plus que son trône : les sept millions d’âmes, — quelle éloquence prennent les vulgaires termes de statistique dans certaines circonstances ! — qui lui sont confiées. Il voit en esprit ce beau pays indépendant ; ces charbonnages, ces carrières, ces usines, ces filatures, ces ports, cette florissante industrie épanouie dans ces plaines ouvertes qu’il ne pourra pas préserver. Mais il s’agit d’un traité où il y a sa signature. Répondre oui à l’Allemand, c’est trahir un des cosignataires, le Français. C’est manquer à l’engagement pris, se déshonorer, soi et son peuple. Le Roi dit non. Le reste est connu.

III §

Cet héroïsme de la probité, c’est celui du Régulus antique retournant à Carthage et au supplice pour tenir la parole donnée. Mais c’est aussi celui du commerçant qui ne veut pas être banqueroutier, et qui vend tout, maison, meubles, linge, argenterie, pour faire face à ses engagements. C’est celui du fils qui se ruine pour payer les dettes de son père. « À quel prix ce pacte aura-t-il été tenu. Y avez-vous pensé ? » demandait M. de Bethmann-Hollweg à sir Edward Groschen. J’entends le roi Albert répondre : « Ce n’est pas mon affaire. Il y a là un chiffon de papier, comme vous dites. Mon nom est dessus. Cela suffit. » Turenne aussi, comme on lui reprochait un jour de remplir une promesse faite à des voleurs. « Je tiens parole à M. de Turenne », répliqua-t-il. Cette fidélité du Roi belge et de son peuple avec lui au « chiffon de papier », qu’elle est simple et qu’elle va loin ! Il ne s’agit plus là d’une idéologie contestable, comme de savoir si la Démocratie est supérieure à la Féodalité, ou le Socialisme au Capitalisme, vaines billevesées à piper le naïf Démos. Il s’agit d’un contrat, et, à son propos, de tous les contrats, d’un acte signé, donc de tous les actes signés, et, comme la propriété repose, par définition, sur un contrat, il s’agit de toutes les propriétés, donc de tous les rapports possibles entre les hommes et du fondement même de la société. Oui, c’est l’ordre social tout entier que le roi Albert a défendu quand il a prononcé son non possumus. C’est l’ordre social tout entier que M. de Bethmann a renié, quand il a craché sur le « chiffon de papier ». C’est l’ordre social tout entier que l’Empereur allemand a piétiné quand il a franchi la frontière belge. C’est l’ordre social tout entier que nous avons salué au Havre dans les personnes des ministres du roi Albert. On raconte que cet admirable prince avait toujours sur sa table, dans son cabinet de Bruxelles, un volume de notre Le Play. Combien ce Maître de la Réforme, qui a si fortement insisté sur le rôle essentiel des autorités sociales, eût été fier d’avoir un pareil disciple ! Combien ému de voir ce chef entraîner son peuple, et ce peuple le suivre, avec une si généreuse unanimité dans la défense du principe qui est la pierre angulaire de la civilisation !

IV §

Le roi Albert a fait plus. Le Premier Anglais l’a reconnu dans un de ces discours comme les orateurs britanniques en prononcent dès qu’ils se meuvent dans la grande ligne de leur histoire. Il y eut jadis une Europe de petits États, et dont le morcellement rendait plus difficile un choc monstrueux d’énormes masses humaines, tel que celui auquel nous assistons aujourd’hui. M. de Bismarck fut l’ouvrier génial et funeste qui acheva de détruire cette Europe si prudemment aménagée. La Belgique est un des rares petits États qui aient survécu. Si nous voulons, la tempête finie, établir une paix durable, c’est cette politique de petits États qu’il nous faut reprendre. Un des monarques de la coalition le disait avec bien de la sagesse à l’un de nos meilleurs ambassadeurs : « La tâche des Alliés c’est de ramener l’Europe à la période antébismarckienne. » La besogne de guérison est là, non pas dans d’inefficaces et chimériques proclamations d’un pacifisme final, non pas dans le redoutable projet d’une plus grande unification allemande sous étiquette républicaine. Il importe à l’avenir du monde civilisé qu’il n’y ait plus une Allemagne, mais des Allemagnes, une mosaïque de petits États et non plus le bloc amalgamé par la main puissante du chancelier de fer. Mais pour qu’une pareille Europe soit viable, la condition sine qua non est que le respect de l’indépendance des petits États soit le premier article de son code. C’est cet autre principe, fondement et garantie du futur équilibre international, que les Belges nous ont conviés à défendre avec eux, nous ramenant, nous aussi, dans la grande ligne de notre histoire. La vieille monarchie française n’a jamais eu d’autre programme, et la vérité politique se trouve rencontrer la vérité sociale dans le geste du Roi. Il l’a fait, ce geste, si simplement ! Depuis ces dix semaines qu’il a vu ses villes bombardées, ses banques rançonnées, ses sujets massacrés, ses ministres obligés de demander un asile à la France, pas une fois il n’a proféré une plainte, et, correspondance sublime du cœur des sujets au cœur du prince, pas une parole de regret n’a été entendue qui trahisse une défaillance du peuple envahi. Une volonté invincible au service d’une pensée juste, connaissez-vous un spectacle qui éveille dans l’âme un plus mâle sursaut de respect et, s’il est possible, d’émulation ? Michelet disait de Kléber qu’il avait une figure si militaire que l’on devenait brave en le regardant. Du roi Albert on pourrait dire que l’on devient plus honnête homme, rien qu’en pensant à lui.

IX. Augustin Cochin27 §

I §

J’aurai vu ce noble Augustin Cochin pour la dernière fois, quelques jours avant le début de cette terrible bataille de Verdun, où il devait recevoir sa sixième blessure et mériter sa troisième citation : « À conduit sa compagnie à une contre-attaque avec un allant remarquable. Blessé d’une balle à l’épaule, ne s’est fait panser qu’après avoir assuré l’occupation du terrain conquis. Coutumier d’actions d’éclat. Déjà deux fois cité, deux fois blessé… » Il marchait, ce matin-là, sur le trottoir de la place Saint-François-Xavier, devant la statue de ce passionné Français, qui fut Coppée. Je savais par son père, mon excellent confrère d’aujourd’hui à l’Académie, mon camarade de classe jadis à Louis-le-Grand, que cet héroïque garçon avait eu le bras brisé à l’assaut d’un village, en septembre 1914. Sept mois d’hôpital et deux opérations très douloureuses ne l’avaient pas guéri. Malgré cela, il s’était trouvé à l’attaque de Champagne, et l’os, qui n’avait pu se ressouder, s’était cassé de nouveau. Nous nous abordâmes.

— « Hé bien ! » lui dis-je, « vous allez travailler et continuer votre histoire du Comité de Salut public. Avec ce bras, vous ne repartez plus ? »

— « Mais si », me répondit-il, « maintenant, j’ai un bon plâtre ! »

Ce fut dit aussi tranquillement, aussi naturellement que s’il eût été, avec son ami et collaborateur Charles Charpentier, le fils d’un de mes plus chers maîtres, à sa table des Archives, en train de vérifier sur documents les regrettables inexactitudes de M. Aulard et que, son camarade s’inquiétant de son écriture, il l’eût rassuré en lui disant : « Maintenant, j’ai une bonne plume. » Aucune vanité, aucune exaltation non plus sur son visage sans éclat, d’une expression réfléchie et simple dont le caractère était la fermeté sérieuse. Je me souviens : je le regardais s’en aller dans son uniforme bleu d’officier d’infanterie et jamais le problème le plus douloureux peut-être de cette guerre, celui du sacrifice de l’élite, ne s’est posé à moi avec plus de force :

— « Est-ce admissible ? » me disais-je. « Voilà un homme encore jeune (il était né en 1876) qui représente une valeur intellectuelle de l’ordre le plus rare. Il est entré le premier à l’école des Chartes. Il en est sorti le premier. Depuis quinze ans, il s’est voué à l’étude de la Révolution. Il a montré dans sa vigoureuse étude du Correspondant, sur Taine et M. Aulard, un talent d’écrire égal à son érudition. Dans l’immense travail de révision, par l’histoire, du mouvement de 1789, qui doit réapprendre aux Français la vérité politique, et réparer tant de ruines, il paraît être un des meilleurs ouvriers. Il a payé largement sa dette militaire. Il a été blessé et il reste infirme. Tous les médecins s’accordent à lui défendre d’aller au front désormais, puisque avec ce bras dans un appareil il est à moitié désarmé, à la merci de la moindre chute. Ne serait-il pas plus utile en restant ? Où est son devoir ? »

II §

Cette question, Augustin Cochin était trop scrupuleux, trop soucieux aussi de l’emploi utile de sa vie pour ne pas se l’être posée. Il l’avait résolue dans le sens de l’exemple à donner et de l’immolation. En repartant, si blessé, d’abord pour la Champagne, puis pour Verdun, enfin pour la Picardie où il devait mourir, il ne cédait pas à ce que Tolstoï, causant avec Déroulède, appelait « le coupable amour du danger ». Il n’obéissait pas non plus à ce romanesque entraînement qui saisit Ségur quand, au 18 Brumaire, il vit le 9e dragons marcher vers Saint-Cloud, « les manteaux roulés, le casque en tête, le sabre en main, avec cet air fier et déterminé qu’ont les soldats lorsqu’ils vont à l’ennemi, décidés à vaincre ou à périr ». Et Ségur ajoute : « Ma vocation venait de se décider. Dès ce moment je fus soldat et je méprisai toute autre carrière. » En dépit de ses galons de capitaine, l’archiviste de trente-sept ans n’a pas de ces enthousiasmes magnifiques et naïfs. Il n’est officier que par accident, et s’il a pu avoir quelques illusions sur la poésie de la guerre, il les a perdues en observant de près la sinistre réalité des champs de bataille. S’il y retourne avec cette obstination de martyr, c’est pour des motifs qui n’ont rien de commun avec le goût de l’aventure, ni avec celui du panache. Certes, il eût aimé, lui aussi, les beaux faits d’armes d’autrefois. Ses lettres, dont j’ai là une émouvante liasse, l’attestent en maint endroit. À la date du 4 juillet, quatre jours avant d’être tué, il écrivait : « La charge a été splendide, le 1er, à travers les 800 mètres de tranchées boches, qui séparaient les bois de nos lignes. J’ai eu sous les yeux, de nos tranchées, le magnifique spectacle de cette charge, vu les lignes de tirailleurs courant de tranchée en tranchée jusqu’au bois et même sur les premiers Boches pris. Délire de mes hommes, vous pensez… » En février 1916, même impression d’allégresse devant ce même spectacle : « Robert », écrit-il d’un de ses compagnons, « a été épatant. Sa section presque entièrement détruite par le marmitage, lui blessé, — chic type, — hélas ! il n’a pu voir la récompense du soir, la charge… » Et il évoque cette charge : « Je n’avais que des débris de compagnie, après ces neuf heures d’enfer. Mais quels hommes ! Pas d’abri. Couchés en pleins champs sous les obus. Presque pas mangé la veille. Pas du tout le jour même. Pourtant, à vingt pas, feu de salves ; les Boches arrêtés sur les jarrets. Après un quart d’heure de fusillade à bout portant, à l’ancienne mode, j’ai vu les Boches balancer, et j’ai commandé la charge. Ah ! si vous aviez vu partir mes pauvres petits, la baïonnette haute, bien en ligne ! Les Boches ont tourné avant le choc, au cri… »

III §

Hélas ! ces minutes passionnantes de combats « à l’ancienne mode », ce sont vraiment des « récompenses ». — Quel mot à la Corneille et de quelle simplicité dans le sublime ! — Le quotidien de la guerre actuelle, c’est une indéfinie et meurtrière résistance, dont Auguste Cochin a connu toutes les détresses. « Quelle odieuse guerre ! » écrit-il le 7 juillet. Ce sont sans doute les dernières lignes que sa main ait tracées. « Des jours et des jours dans des trous ou plutôt des niches, chacun la sienne dans la paroi d’un boyau… Et devant nous, cette affreuse, affreuse race ! Plus on les voit de près, plus on les abhorre. Les bandes de prisonniers sont ignobles à voir, bas, anxieux de se faire bien venir, ravis d’être pris. Il s’en est rendu hier plusieurs, débarquant chez nous leur calot à la main, tous les boutons de leur veste coupés, et portant un petit ballot de provisions pour le voyage. C’est ennuyeux de se faire tuer derrière des parapets par de tels animaux !… » Qu’il l’avait subie de fois cette impression du dégoût dans l’héroïsme ! Le 10 avril, il écrivait devant Douaumont : « Les Boches ne savent plus maintenant que nous inonder de mitraille, pour énerver tout le monde, et c’est tellement énervant en effet, d’être là sans rien pouvoir faire, des dix, douze heures durant, toutes les cinq minutes, ou même toutes les deux ou trois, selon les moments, à quelques mètres d’un écrabouillage… » Et dans quel décor ! Lisez ou plutôt regardez ce tragique tableau, brossé sous le canon, et qui révèle un fier don de style dans sa notation spontanée : « … Il y avait ici des bois, des champs, des ouvrages. Il n’y a plus rien qu’un chaos de débris, plus une motte d’herbe, plus une tige d’arbre, et, là-dessus, le grand soleil. C’est bien le spectacle le plus sinistre qu’on puisse voir. Et le bruit ! Un roulement absolument continu, déchiré de grands sifflements et des fracas des éclatements voisins. Tout cela est énorme, effarant, — pas beau ni grand, — bien boche. On attend, on s’énerve. On compose des épîtres comme je fais en ce moment.Ce n’est plus le magnifique sport d’autrefois. Il n’y a plus ici qu’un cataclysme matériel. Pas une âme sur cet immense paysage où ne restent même plus d’arbres ou de buissons pour arrêter les yeux. Rien qu’un immense concassement de choses, et seulement, quand on met le nez hors de son terrier, on aperçoit une capote bleue qui court au milieu des trous de marmites : quelque agent de liaison qui court du trou de son commandant au trou de son colonel, ou un blessé solitaire qui se traîne vers l’arrière, — pas d’autre mouvement que cela et les panaches brusques des marmites. »

IV §

Accablante épreuve, que ce lettré, cet érudit, cet homme de science et de pensée n’a pas seulement acceptée, qu’il a cherchée, qu’il a voulue, réalisant ainsi une conception de son rôle social qui tenait aux plus profondes fibres de son cœur et de son esprit ! À ceux qui insistaient pour qu’en septembre 1915 d’abord, puis en février 1916, enfin le mois dernier, il se conformât au verdict des médecins et demeurât à l’arrière, il répondait : « On renvoie au front les hommes mal guéris, blessés trois ou quatre fois. Que voulez-vous qu’ils pensent, si nous faisons autrement qu’eux ? Le bien que je puis leur faire vaut vraiment un bras. » Et il récitait le passage si touchant de Joinville, où celui-ci raconte n’avoir jamais oublié la parole par laquelle, partant pour la croisade, son cousin le sire de Bollainmont lui avait rappelé son obligation envers les humbles : « Vous vous en allez outre-mer. Or, prenez garde au retour, car nul chevalier, ni pauvre ni riche, ne peut revenir sans être honni, s’il laisse dans les mains des Sarrazins le menu peuple de Notre-Seigneur en la compagnie duquel il est allé… » À cinq siècles et plus de distance, le conseil du chef féodal à son jeune parent éveillait le même écho dans la conscience de cet intellectuel, issu d’une antique lignée bourgeoise. « Notre famille », répétait-il, « se doit d’en faire plus que les autres. » Dans les avantages d’instruction et de fortune que lui donnait sa naissance, il voyait d’abord le service à rendre. Lequel, quand la patrie est en danger ? Celui d’entraîneur d’hommes, et comment entraîner les hommes, sinon en faisant de soi-même un drapeau vivant ? Cette obligation d’honneur civique se doublait chez lui d’une charité fervente, celle du chrétien pratiquant qu’il était resté. Au lendemain d’une dure journée passée sous les marmites et d’une nuit employée à planter des fils de fer et à mieux aménager la tranchée, il écrivait : « J’avoue qu’aujourd’hui, vers les deux heures, j’étais à bout, et j’ai fait comme les loqueteux de l’Évangile : j’ai demandé de ne pas mourir si bêtement, moi et mes pauvres biffins qui étaient à moitié fous, les yeux ronds, ne répondant plus quand je leur parlais. Pas militaire et pas philosophe non plus, mais au fond c’était bien là le vrai et le seul recours quand on se sent si près d’une telle mort. Et j’ai toute confiance, et que de force et de consolation ! » Mes pauvres biffins, maintenant, — tout à l’heure, mes pauvres petits, — nul orgueil dans ces appellations familières, mais la virile tendresse d’un privilégié pour de moins heureux, d’un plus cultivé pour de moins savants. C’est le « menu peuple », dont il est le chef, parce qu’il appartient à cette classe des autorités sociales dont le grand Le Play a dit les charges, mais c’est le « menu peuple de Notre-Seigneur ». Et dans le chef militaire s’éveille l’apôtre. Pour Augustin Cochin, être au feu avec ses hommes, ce n’est pas seulement se battre comme eux, souffrir comme eux, mourir comme eux, c’est leur attester par tout son être le bienfait de sa foi. Un témoin renseigné me raconte qu’un d’entre eux, arrivé au régiment avec des idées d’anarchiste, lui dit un jour, comme ils s’élançaient à l’assaut : « Si j’en reviens, mon capitaine, je pense comme vous, je me communie. » Il en revint et il fit comme il avait dit. Il se confessa. Il communia. Quelques jours avant la bataille de la Somme, Augustin Cochin lui servait de témoin pour mettre en accord par un mariage à l’église son foyer de hasard et ses nouvelles idées. Puis ils partirent au front tous les deux, le capitaine emmenant dans son automobile son soldat lui aussi mal guéri d’une blessure. Le soldat était tué, à peine dans la Somme ; le capitaine quelques jours après.

V §

À relire de près les pages, trop peu nombreuses, qu’Augustin Cochin a publié avant la guerre, on se rend compte que ce respect ému, ou mieux cet amour pour le « menu peuple » était vraiment la maîtresse pièce de sa pensée. C’est cet amour qui lui donna l’horreur du mensonge révolutionnaire et de l’exploitation du prolétariat par les politiciens, qui n’a jamais été plus totale qu’en 1789 et dans les années suivantes. Avec quelle ironie il se moque des historiens de la Révolution qui ont inventé « l’étrange fiction politique du peuple, être collectif et pourtant personnel… sur qui on rejette tous les grands crimes de la Révolution » et qui devient « le peuple des journées de Septembre, le peuple du 10 Août » ! Ce peuple-là, Augustin Cochin n’y croit pas. Il garde à Taine, dont il se sépare sur d’autres points, une reconnaissance pieuse pour avoir, le premier, distingué dans la vaste nation française, la petite nation jacobine. Non, le peuple, le vrai, celui qui peine et endure, celui dans lequel se conserve et s’élabore le précieux trésor de la race, n’a jamais été le complice de cette criminelle entreprise d’idéologie et de rapine, de sophismes et de massacres qui aboutit logiquement à la Terreur. Il y a eu, il continue à y avoir, dans l’histoire Jacobine, « une contrefaçon du peuple, de l’opinion, — le peuple des Sociétés de pensée, de la Petite cité, — qui, lui, a une action directe, permanente, tangible. Attribuer au vrai les principes et les actes du faux, au peuple de Paris, par exemple, les massacres de Septembre, c’est plus qu’un aveu d’ignorance, c’est un contresens historique, à l’appui d’un mirage politique. Ce n’est pas omettre la vraie cause, c’est la remplacer par une fausse… ». On a souvent opposé la démophilie à la démocratie. Augustin Cochin, contre-révolutionnaire par amour du peuple, privilégié par la naissance, la fortune et l’intelligence, qui a donné sa vie pour le peuple, parmi des gens du peuple, illustre d’une manière bien frappante cette antithèse. Cet amour, qui l’a rendu si perspicace et lui a découvert le rôle joué dès avant 1789, et ensuite, par les Sociétés de pensée aurait fait de lui l’historien définitif de cette époque si troublée, si confuse, dont Taine a commencé de débrouiller l’énigme. Hélas ! c’est toujours le cri déchirant de Virgile,

… Si quâ fata aspera rumpas.

Qu’ajouter, sinon ces quelques lignes pathétiques du caporal infirmier Charles Savine, qui a ramassé son corps. Elles disent mieux que tous les commentaires le prestige bienfaisant d’une telle âme et d’une telle mort : « … J’ai trouvé ses deux médailles et sa Légion d’honneur tachées de sang. Jamais ces croix n’ont été plus honorées que sur cette poitrine, et c’est en tremblant d’émotion que je les ai détachées pour les remettre à l’aumônier. Puis j’ai coupé des fleurs. Des fleurs ! Cela semble impossible. Eh bien ! J’en ai trouvé : des roses sauvages et d’un rouge éclatant. Une brassée de lauriers couvre son corps. J’ai lavé sa tête et je l’ai mise dans une attitude digne de lui. Il repose comme un preux d’autrefois, drapé dans une toile de tente, les vêtements souillés de boue glorieuse et recouvert de fleurs. »

X. Un soldat de Verdun28 §

I §

Aucune guerre n’aura, au même degré que celle de 1914, suscité le témoignage écrit des combattants. 1914 ! comme c’est près ! Et déjà elle comporte, du moins chez nous, une littérature aussi démesurée qu’elle-même. C’est là un phénomène très nouveau, qui s’explique par une nouveauté correspondante dans le recrutement des armées. Le soldat de métier, qui les composait jadis, n’était que soldat. Son intelligence, le plus souvent, restait strictement professionnelle. Stendhal, pourtant si fier d’avoir porté l’uniforme, reprochait à ses compagnons de la retraite de Russie ce manque d’ouverture dans l’esprit. Il les appelait des manches à sabre, bien injustement, semble-t-il, car ceux de ces héros qui se sont racontés, sur le soir de leurs jours, nous ont révélé, chez eux et chez leurs camarades, une très haute qualité d’âme. Mais cette vie intérieure demeurait d’habitude aussi inconsciente qu’inexprimée chez ces hommes dressés à la discipline de la caserne, sévèrement et uniquement. Il n’en va plus ainsi dans les armées d’aujourd’hui. Le service universel jette au champ de bataille, avec la mobilisation, un immense afflux d’hommes pour lesquels la servitude militaire n’a été qu’un épisode passager, et qui ont grandi, qui se sont développés dans toutes les libertés du travail civil. Ce sont des avocats et des ingénieurs, des savants et des professeurs, des gens de lettres et des artistes, des agriculteurs et des ouvriers, des commerçants et des industriels. La veille encore, ces soldats improvisés menaient l’existence détendue et comblée qu’une civilisation plusieurs fois séculaire procure à ses héritiers. Voici qu’ils passent, sans transition, du bien-être, de l’indépendance, de la sécurité, au besoin et à l’effort physique, à l’obéissance passive et au danger. Pour les intellectuels surtout, le changement est total. Hier ils pouvaient compliquer à leur fantaisie le jeu de leur pensée. Aujourd’hui, elle leur devient, comme aux animaux, un outil dont l’emploi leur représente, en face de l’ennemi, une question de vie ou de mort. Ils doivent l’appliquer au petit fait immédiat, le plus momentané, le plus insignifiant : un point dans l’espace, un pli de terrain, un bouquet d’arbres, comme le sauvage lancé sur une piste. Un tel déplacement du plan de l’intelligence ne s’accomplit pas dans un automatisme irréfléchi. Nos gens ont beau s’adapter vite à cette direction inattendue de leur activité, il est impossible qu’ils ne subissent pas un sursaut de leur être intime. Qui dit adaptation ne dit pas abolition. Ce qu’il était dans la vie civile, ce soldat de rencontre le reste en partie dans sa vie militaire. Deux personnalités coexistent en lui, la plus récente comme greffée sur la plus ancienne. De là, dans les armées de ce type, cet esprit critique et qui rend plus délicat le rôle du chef, obéi, suivi, mais jugé. De là cette nécessité pour le gouvernement de surveiller avec grand soin le moral du pays. Les attaches du combattant et du milieu familier ne sont pas rompues assez complètement pour que l’avant ne subisse pas sans cesse le contrecoup des opinions de l’arrière. De là aussi, pour en revenir à la remarque de tout à l’heure, cette abondance des témoignages écrits.

Leur foisonnement atteste leur spontanéité. C’est un excès d’impression qu’ils manifestent. Par la lecture, par la conversation, par le théâtre, par les examens, par tous les plaisirs et tous les devoirs de leur jeunesse amusée ou studieuse, beaucoup de ces soldats s’étaient accoutumés à s’étudier, à s’analyser constamment. Comment ceux d’entre eux qui se sentaient un don d’écrire, même très faible, résisteraient-ils, traversant des heures d’une intensité souveraine, à la tentation de les noter, de les approfondir encore en les enregistrant ? Celui-ci a tenu un journal. Cet autre s’est épanché dans une correspondance avec les siens. Les éléments d’un livre sont là, tout trouvés, et de même qu’un soldat s’est greffé sur le civil, un chroniqueur de la guerre se greffe un jour sur le soldat.

Certes, ces livres de guerre sont d’une valeur très inégale. Ne regrettons pas leur abondance. Même les médiocres ont cette vertu d’avoir été rédigés d’après nature. Nous leur devons de participer du moins en esprit à l’héroïque martyre des innombrables sacrifiés qui nous sauvent, nous, la France d’aujourd’hui, et nos petits-neveux, la France de l’avenir. À ces narrateurs de la Marne, de l’Yser, d’Ypres, de la Champagne, il faudrait savoir gré, quand leurs écrits ne serviraient qu’à nous imposer un respect plus ému et plus reconnaissant pour les survivants d’une défense qui a renouvelé, quatre ans durant, l’exploit des Thermopyles : « Passant, va dire à Sparte… » Chacun de ces narrateurs est à la fois le Spartiate des Thermopyles et ce passant-là, dans lequel l’épitaphe antique saluait un messager de l’honneur national. Et puis, il arrive que ce soldat qui témoigne pour ses frères de tranchée, et pour lui-même, est un écrivain de race. Alors, ces feuillets où il a consigné ses souvenirs, au fond d’une cagna, quelquefois entre deux assauts, sur une table d’hôpital d’autres fois, entre deux pansements, au dépôt entre deux citations, deviennent une œuvre, au sens plein du mot, et qui prendra rang dans la série des beaux livres laissés par nos mémorialistes, une des fiertés aussi de notre tradition française.

II §

Dans la mesure où de pareilles affirmations sont permises, je crois bien que tel est le cas pour les pages que l’on va lire. Elles portent simplement comme titre : Verdun — mars, avril, mai 1916. Leur auteur était sous-lieutenant dans un des régiments d’infanterie qui, pendant ces mois tragiques, ont contenu, puis repoussé la ruée allemande. Il a fini de mettre ces notes au clair à l’hôpital maritime de Brest, où il était en traitement un an plus tard. Il les a datées de mai 1917. Le 26 août suivant, il se retrouvait devant ce même Verdun.

C’était à l’aube. Sa section devait attaquer à cinq heures. Quelques instants avant le signal, l’officier donnait à ses hommes ses dernières instructions qu’un d’entre eux a rapportées : « Encore vingt minutes, mes enfants, et l’on part. Cent mètres à faire d’ici la tranchée boche. Ayez soin de vous tenir en liaison à droite et à gauche. Quand vous serez dans la position, il faudra la consolider à cause de la contre-attaque. Je ferai avoir la croix de guerre à tous ceux qui ne l’ont pas, et j’ai une bouteille et demie de gnole à distribuer après l’attaque… Cinq heures ? Mes amis, rappelez-vous que vous êtes de la 11e. Du courage, et en avant !… » Tous s’élancent. L’objectif, la tranchée du Chaume, est atteint en quinze minutes. C’est alors que le sous-lieutenant, debout sur le parapet, tombe frappé d’une balle à la tête. Il est tué sur le coup. Un sergent le ramasse. Blessé lui-même, il doit abandonner le corps qui n’a pu être retrouvé. Le 10 septembre, M. le général Guillaumat mettait le sous-lieutenant à l’ordre du jour de la deuxième armée en ces termes : « Officier de devoir dont la bravoure et l’audace allaient jusqu’à la témérité, et sachant par son exemple et sa parole surexciter tous ceux qui l’entouraient. Le 26 août, devant Verdun, après une période de travaux pénibles en première ligne, sous le bombardement, a conduit sa section dans des conditions difficiles à l’assaut de la position allemande. Tué glorieusement en arrivant sur la position. » Ce héros ne servait que depuis le mois de décembre 1914, époque où il était parvenu, quoique réformé, à se faire accepter comme engagé volontaire pour la durée de la guerre. Il avait été promu officier dès 1915. Le résumé de sa brève carrière tient dans ces quelques lignes : une citation à la division, une au corps d’armée, deux à l’armée, trois citations collectives, dont deux avec sa compagnie et une avec le régiment, la croix de guerre avec deux palmes, une étoile d’or, une étoile d’argent, la fourragère, la croix de la Légion d’honneur. Il avait fait l’Argonne, la Champagne, Verdun, la Lorraine, la Somme, l’Aisne et la Marne. Il avait été blessé en Argonne et sur l’Aisne. Il avait trois brisques de blessures et trois de présence au front. Il avait vingt-sept ans. Il venait de se fiancer. Dans la vie civile, il s’appelait maître Raymond Jubert, et il était inscrit comme avocat au barreau de Reims.

Ces états de service de l’auteur de Verdun sont la meilleure des préfaces à ce récit. Ils en garantissent la sincérité. C’est le cas de rappeler le mot fameux de Pascal : « Je ne crois qu’aux miracles dont les témoins se feraient égorger. » Pour mieux situer ce témoignage, il faut préciser la nature des préoccupations de son auteur avant cet engagement volontaire de 1914. On verra que Raymond Jubert est vraiment représentatif de ce soldat écrivain dans lequel je crois reconnaître un des types nouveaux de l’armée actuelle. Il s’apparente par plusieurs points à un Vigny, à un Vauvenargues. Mais ceux-ci étaient des gentilshommes destinés à l’épée par leurs traditions de famille, au lieu que Raymond Jubert, né à Charleville, dans un milieu d’usines, semblait mal préparé par ses hérédités et par son éducation à la besogne périlleuse et sanglante dont il aura été un si brave ouvrier. Sans doute Charleville est sur la Meuse, et la frontière toute voisine, mais une frontière amie, celle de la Belgique. C’est bien ici une de nos marches, mais une marche d’industrie, une marche pacifique, si l’on peut dire. Aussi l’enfant, sur les bancs du collège, rêve-t-il d’un métier qui suppose la paix. Il fait ses études, qui sont brillantes, à l’institution libre de Saint-Rémy. En même temps qu’il s’y pénètre de convictions religieuses qui ne le quitteront plus, il s’y sature d’humanisme. L’appétit d’écrire s’éveille en lui. Il veut être poète. À quatorze ans, il envoie à François Coppée des vers que j’ai sous les yeux. J’en transcris la dernière stance à laquelle la matinée du 16 août 1917 donne une signification de pressentiment :

Pour cela, nous suivrons l’exemple de nos pères,
Et, portant fermement le drapeau, nous irons
Défendre notre foi, le pays et nos frères,
            Et s’il le faut, nous périrons.

Au-dessous de ces vers, le poète a signé, de son écriture nerveuse, en faisant précéder son nom de cette devise : Salus Patriæ suprema lex. Mais le mince recueil qu’il publiait deux ans plus tard, sous un pseudonyme : Jeunesse fervente, le prouve, le futur combattant de Verdun se dessinait en imagination un tout autre avenir que celui d’un chef de section menant ses « biffins » à l’assaut d’une tranchée boche. Cette plaquette est dédiée à Mme la comtesse Anna de Noailles, et l’admiration témoignée ainsi à la jeune et géniale poète du Cœur innombrable révèle avec quelle ardeur le rhétoricien de Charleville épiait déjà le mouvement de la littérature contemporaine. Cette ardeur littéraire, ni les études de droit qui suivirent le collège, ni le stage chez l’avoué ne l’avaient refroidie. Témoin le sujet de thèse qu’il avait choisi pour son doctorat, conciliant ainsi ses goûts poétiques et les exigences universitaires : « les Idées politiques de Lamartine… » Témoin la liste de ses projets de travaux retrouvée dans ses papiers. J’en transcris quelques titres qui décèlent la fièvre d’ambition intellectuelle, si révélatrice, dont est consumée la jeunesse des écrivains-nés, — un roman en quinze volumes : Jean Malleterre, le premier épisode devait s’appeler : le Sculpteur aux mains broyées ; — des pièces de théâtre : Comédiens, le Vieil Homme, — les Autres, les Usuriers de l’amour, le Carrefour des douleurs ou l’Étranger ; — un recueil de vers : le Livre des jeux de la mort ; — d’autres romans : Liliatica via, Per mortem veritas, Âmes du siècle. À côté de ces projets, je relève des règlements de travail. Cette recherche de la meilleure méthode est un autre indice, très significatif, de la vocation qui se cherche. Ce passionné scrupule d’employer au mieux ses forces d’esprit dans le domaine des lettres accompagnait Raymond Jubert à travers son autre métier. Au fort de la guerre, en avril 1917, et tout près de sa fin, il se traçait ce programme : « Huit jours de lecture ; huit jours de méditation sans écrire ; huit jours de notations brèves ; huit jours de méditations écrites ; quinze jours d’œuvres soutenues… » Les noms de maîtres à étudier suivaient, parmi lesquels je relève ceux du Dante, de Musset, de Baudelaire, de Pascal, de Vigny, de Balzac, et, pour finir, celui du Vinci. Ce seul détail suffirait pour caractériser la haute intellectualité du jeune homme qui rangeait parmi ses patrons le subtil et puissant Léonard, cet Aristote créateur dans lequel s’incarne l’idéal suprême et peut-être chimérique de l’artiste moderne : comprendre la nature et la reproduire !

III §

Revêtez maintenant ce méditatif d’un uniforme. À ce délicat, dont la sensibilité s’est aiguisée par un reploiement quotidien, imposez le plus dangereux, mais aussi le plus sacré des devoirs : la défense à main armée de son pays envahi. Jetez-le, pendant des mois, au plein d’une mêlée comme l’humanité n’en a pas connu. Quel déconcertement, croyez-vous ! Quel désarroi !… Mais non. Dès les premières lettres que l’avocat transformé en officier adresse à sa famille, il apparaît si calme, si maître de lui, si entièrement adapté à l’effrayante aventure ! « Il n’y a que le danger », écrit en mai 1915 le soldat de cinq mois, « pour mettre les nerfs en place. J’avais l’esprit trop inquiet quand je n’avais aucune raison d’inquiétude… » De cette tranquillité, il donne lui-même le principe, quand il se décrit, reposant parmi les gémissements des blessés et l’éclatement des bombes, un soir de bataille : « Et bien vite je m’endormis. Pourquoi pas, après tout ? Il suffit d’avoir la conscience tranquille et l’on est bien vite à l’aise, car les prêtres ne manquent pas ici… » Cette paix intérieure s’appuie sur une foi profonde et sur d’autres motifs encore. La nécessité nationale de la guerre n’a pas fait doute une seconde dans ce vrai Français qui répugne, par instinct autant que par discipline, au sophisme, et chez qui la culture ne s’est jamais tournée en corruption, parce qu’il est demeuré très droit de cœur. Ce raffiné d’esprit n’est pas un décadent. Pour raconter les premières affaires auxquelles il prend part, cet intellectuel ne cherche pas d’autres formules que celles qu’emploierait naïvement un briscard quelconque : « On nous avait fait entendre que l’honneur du régiment était en jeu, et nous ne l’avons pas laissé perdre. » Il se trouve dans une harmonie complète, absolue, avec les simples qui l’entourent, et cela, naturellement, parce qu’il n’a jamais, depuis qu’il réfléchit, séparé la pensée et la vie. Il a toujours voulu que sa pensée, à lui, pût servir, et la véritable « union sacrée », celle qui efface les distinctions sociales comme elle réconcilie les théories adverses, c’est la sincère poursuite de ce que nos pères appelaient d’un terme aussi sagement réaliste que vénérable : le bien du service. Un sentiment s’ajoute chez Raymond Jubert à cette règle d’acceptation, pour lui interdire toute révolte contre sa nouvelle existence. Il porte une tendresse émue à ses compagnons de sacrifice. Tout de suite ce bourgeois a senti la noblesse et la beauté de l’âme populaire telle que la révèle l’épreuve suprême de cette longue guerre. S’il est tenté par le découragement, il regarde les illettrés, ses camarades, et il fait d’eux ses juges. « Il y a tant de réconfort… », dit-il à ses parents, « à voir dans quelle estime vos hommes vous tiennent… »

Cette estime dont il est fier, il la leur rend : « Bien rares sont ceux sur qui je pense ne pas pouvoir compter entièrement. » Il ne se contente pas de les regarder avec un respect viril que chaque jour renouvelle. Un écho s’éveille en lui pour les plus intimes battements de ces cœurs obscurs. Il demande à sa mère qu’elle cherche pour les isolés des marraines : « pour ces pauvres garçons », ajoute-t-il, « à qui la moindre douceur d’une personne inconnue mettrait des larmes aux yeux ». Sentant ainsi, qu’il était bien fait pour comprendre le mot sublime de mâle charité que lui dit dans le ravin d’Haudromont un capitaine Tison, dont le nom mériterait de ne pas périr à cause de cette seule parole ! Raymond Jubert était donc dans ce ravin avec sa section. Pour quelle besogne ? le colonel ne le lui avait pas caché : « Vous avez là une mission de sacrifice. C’est ici le poste d’honneur où ils veulent attaquer. Vous aurez toujours des pertes, car ils gêneront vos travaux. Le jour où ils voudront, ils vous massacreront jusqu’au dernier. Et c’est votre devoir de tomber. » Quelle consigne, et qui écarte de ces « condamnés de la mort », comme ils s’appellent eux-mêmes, jusqu’aux hommes de corvée ! « Ils nous arrivaient de nuit », raconte Raymond Jubert, « moins soucieux de nos besoins que de leur sécurité, et le contrôle de leur charge leur semblant inutile, ils fuyaient au plus vite. » Le capitaine Tison, lui, s’obstinait à les visiter tous les soirs. Il fallut, une fois, pour lui faire passage, déblayer la tête de l’abri écrasé par un obus. « Vous vous ferez tuer un de ces soirs… » lui disaient ceux qu’il venait visiter ainsi… « la route n’est pas sûre. » — « Je veux que vous sachiez que vous avez encore des amis », répondait-il avec un sourire dont on devine la magnanime pitié. Et il fut tué en effet, mais un peu plus tard, à Rancourt. N’est-ce pas le cas de répéter l’exclamation que l’héroïsme d’un de ses camarades arrachait à Marbot : « Quelle époque et quels hommes ! »

IV §

Ce Verdun, auquel j’arrive enfin, abonde en récits pareils. Dans un projet de dédicace à ses généraux, Raymond Jubert définissait lui-même son livre une œuvre de résignation virile et de franchise triste. Il insistait : « Je ne prétends pas donner une idée générale de la bataille de Verdun… Notre action est si misérablement petite et restreinte, dans d’aussi formidables événements !… Nos imaginations, dans un combat, se groupent autour d’un point qui pour nous s’en fait le centre… Nous sommes en retard des renseignements que nous fournira un papier venu de Paris. » Il ajoute, non sans ironie : « Il nous faut l’attendre pour connaître nos âmes ! » Cette vérité sur la guerre, que les premiers acteurs du drame sont ceux qui en saisissent le moins les grandes lignes, Stendhal, dont je parlais, l’avait déjà démêlée, et, après lui, son élève Tolstoï. Aussi ont-ils raconté, l’un Waterloo, l’autre Austerlitz, par menus épisodes. À lire le Verdun du sous-lieutenant de la 11e du 151e, on sent qu’il manque pourtant un élément aux tableaux de ces maîtres. Ne montrer d’une bataille que des accidents isolés, pour ce motif que les combattants n’en voient pas d’autres, ce n’est pas la montrer vraiment. Il faut encore — et ni Stendhal, ni Tolstoï n’y ont bien réussi — rendre sensible le phénomène d’interpsychologie qui donne à cette bataille son unité vivante, qui en fait une personne morale. Si étrange que paraisse cette expression, comment en employer une autre ? Quand Napoléon disait : « L’armée de Wagram n’était déjà plus l’armée d’Austerlitz », il signifiait que l’âme collective de ses soldats ne vibrait pas au même diapason dans les deux rencontres. D’où cette différence de physionomie qui distingue ces victoires, et qui ne tient pas seulement aux particularités de lieux, d’effectifs, de saison, de commandement, de résultat. C’est une caractéristique plus intime qu’il est malaisé de définir, mais que les intuitions de la légende discernent si bien. La valeur du livre de Raymond Jubert est là, dans cette expression de l’inexprimable, dans ce « rendu » d’une réalité qui échappe à l’analyse. Verdun, c’est la bataille de l’infanterie, terrée, mitraillée, asphyxiée, et qui tient, qui tient toujours. C’est aussi la bataille des dévoués anonymes, des sacrifiés qui auront arrêté des canons avec des poitrines d’hommes. Cette lutte, à la fois indomptable et résignée, acharnée et lente, morne jusqu’à la détresse, exaltée jusqu’au sublime, dans la fange, parmi les trous d’obus, les décombres et les cadavres, les éclatements et les incendies, le sous-lieutenant de la 11e nous la rend présente avec une vérité si poignante que l’on doit, par moments, s’arrêter de cette lecture. Elle fait mal. De songer seulement que cela s’est passé ainsi, que des hommes ont traversé cet enfer, et pour nous, serre trop le cœur. Cette suite de chapitres détachés, sans transition, donne à ce récit un halètement qui enfièvre. Aujourd’hui le secteur se bat sur la côte de Froideterre. Un autre jour il occupe le ravin d’Haudromont. Ensuite il passe au Mort-Homme. Qu’importe l’endroit ! La tâche est toujours la même, celle qu’annonçait le général D… lorsque, dans l’hôtel de ville de Verdun, il tenait à ses officiers le discours par lequel s’ouvre ce récit : « Messieurs, Verdun est menacé. Vous êtes à Verdun et vous êtes la brigade de Verdun… Je n’ai pas à vous cacher la vérité. Nous avons été surpris… Je n’ai pas à vous cacher les fautes. Nous avons à les réparer… Le secteur que nous prenons ? Un chaos… La vie qui nous y attend ? La bataille… Les tranchées ? Elles n’existent pas… Ne me demandez pas de matériel : je n’en ai pas… des renforts : je n’en ai pas… Bon courage, messieurs… » Connaissez-vous dans toute l’histoire militaire une harangue où frémisse plus douloureusement la grande âme d’un chef donnant à des gens de cœur ce simple mot d’ordre : « Faites-vous tuer ! »

V §

Et ils se sont fait tuer. — Comment ? Avec quelle endurance lucide ? Raymond Jubert va vous le dire après bien d’autres, mais avec un accent à lui. Ces deux années d’une terrible guerre n’ont étouffé ni l’artiste littéraire, ni le philosophe chez l’officier. Spontanément, sans recherche d’effet, il trouve sans cesse, quand il veut fixer une scène, le trait juste, celui qui suffit, et il s’y borne. S’il y eut jamais un récit improvisé d’après nature, c’est celui-là, et il est précis, il est sobre, il se tient comme le plus composé des ouvrages. La sensation directe, violente, brutale, y palpite à toutes les lignes, et en même temps un constant travail de réflexion dégage et précise ce que le narrateur appelle lui-même quelque part, d’un trait qu’Ernest Psichari, le martial visionnaire de l’Appel des armes, lui eût envié, « le mysticisme ardent de ces heures sombres ». Lisez le chapitre intitulé : « Un deuxième aspect du Mort-Homme », et les pages sur le caractère de cette guerre de tranchées, qui commencent : « Le fantassin n’a d’autres mérites que de se faire écraser. Il meurt sans gloire, au fond d’un trou, et loin de tout témoin… » jusqu’à cette saisissante phrase : « L’armée aujourd’hui est une boue, mais une boue vivante, et qu’animent des yeux. Ceci n’est pas moins grand… » Ce que l’officier de Verdun lit dans ces yeux de ses camarades d’agonie, parce qu’il sent cette vertu habiter son propre cœur, c’est une sublime humilité. Plus de panache, plus d’éclat, plus de victoire radieuse sous le soleil triomphant, mais la mesquinerie, la médiocrité de l’effort quotidien côte à côte avec des milliers de frères, ensevelis aussi dans la même tristesse, en attendant qu’ils le soient sous la même terre, — cette terre dont ils sont vraiment les fils, — étant pour la plupart des paysans. Ils n’ont plus comme récompense que la conscience du devoir envers le sol que leurs pères et eux ont tant labouré. Ils ne pensent même plus qu’ils sont des héros. Leur grandeur est là, dans cette ignorance de leur grandeur, leur splendeur dans cette obscurité où ils s’abîment, et cette extrémité de tristesse, au même moment qu’elle donne à leur destinée un pathétique inégalé, constitue la plus émouvante preuve qu’un univers spirituel existe, postulé, exigé par ces innombrables sacrifices cachés : — à moins de supposer que dans ce monde où nous ne rencontrons pas d’épiphénomène, un épiphénomène existe, sans conséquence et sans signification, et que cet épiphénomène unique soit l’homme lui-même.

Je viens de regarder l’image mortuaire du sous-lieutenant Raymond Jubert, — pauvre petit memento sur lequel il est représenté en face de son frère Maurice, disparu celui-là au plateau de Bolante en Argonne, à l’âge de vingt ans. Au-dessous du portrait de l’aîné, la piété de leurs parents a mis ces lignes, extraites d’une de ses lettres et consacrées à son cadet : « Si terrible qu’ait été pour nous le coup porté par la perte de notre cher Maurice, il faut y voir une espérance. L’essentiel en temps de guerre, ce n’est pas de survivre, mais, si l’on meurt, de mourir dans un acte de foi. » Et, au-dessous du portrait du plus jeune, se lisent ces autres lignes que cet enfant avait écrites, lui, à l’hôpital, avant de partir pour le front. Elles attestent qu’il était vraiment du même sang que son aîné : « Combien il me serait pénible de finir sur un lit d’hôpital, au lieu de tomber au champ d’honneur, avec mes frères d’armes ! La mort ne m’effraie pas. Il faut y arriver tôt ou tard. Si je meurs, j’irai plus vite au ciel. » Chez l’un et chez l’autre, c’est la même certitude que le psychisme humain n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, que l’esprit procède de l’esprit, la pensée de la pensée, l’amour de l’amour. « Quod factum est in ipso vita erat. — Tout ce qui a été créé était vivant déjà dans ce qui l’a créé. » Cette phrase de l’Évangile qui se lit à la fin de toutes les messes emporte avec elle cette affirmation qu’il y a une correspondance entre notre âme et la force souveraine d’où elle émane. Soyons donc assurés qu’en dehors de l’action immédiate et visible, tant de douleurs acceptées, tant d’existences offertes, tant d’holocaustes sanglants ont leur retentissement ailleurs. Je disais « l’enfer de Verdun », et j’avais tort. J’entends Mgr Ginisty, l’évêque de la ville martyre, protester : « Non ! » s’est-il écrié dans un de ses discours, « non, chers soldats, non, chers exilés, ce n’est pas l’enfer… Dites plutôt que c’est le calvaire de Verdun ! Car c’est là que s’opère le salut de la patrie, comme au Golgotha s’est opéré le salut du monde. » Cette phrase qui dresse la Croix au-dessus de l’héroïque champ de bataille aurait pu servir d’épigraphe à ces pages. En nous léguant son Verdun comme un testament, l’humble sous-lieutenant de la côte de Froideterre et du Mort-Homme a « servi » la cause de l’âme, comme il avait « servi » celle de la patrie. Qu’avait-il rêvé d’autre avant de quitter la plume d’écrivain pour l’épée et la toge d’avocat pour l’uniforme ? Que cette évidence soit, sinon une consolation, du moins une douceur pour les nobles parents qui, n’ayant que ces deux fils, les ont donnés, comme dit cette même image mortuaire, à Dieu et à la France.

XI. Le centenaire de Napoléon §

Quelle saisissante illustration du « tout s’écoule », cher aux philosophes antiques, que le contraste de la France actuelle et de celle où régna celui dont le centenaire se célèbre ces jours-ci ! Tout est changé, à l’extérieur comme à l’intérieur, des données sociales et politiques parmi lesquelles vécut l’Empereur. Il semble donc que cette cérémonie aurait dû revêtir un caractère purement historique et déjà nous voyons que l’opinion s’émeut passionnément à ce propos, comme si un siècle entier — et quel siècle ! — ne s’était pas écoulé depuis Austerlitz et Leipzig, le retour de l’île d’Elbe et Sainte-Hélène. Nous sommes là en présence d’un de ces phénomènes de sensibilité collective, à causes complexes, qu’aucune analyse ne saurait expliquer complètement mais qu’il y a profit à méditer. Je voudrais appeler l’attention du lecteur de ces notes, d’abord sur une loi très générale, mais encore mal définie, que cette survie agissante de Napoléon manifeste avec une force singulière, — puis sur la valeur nationale que l’Empereur continue à représenter et qui justifie ce permanent prestige. J’essaierai ensuite de dégager la part du mythe dans l’image que les générations nouvelles se sont peu à peu formée de cette étonnante figure. Je marquerai enfin quelle hypothèse de la science politique l’échec final des entreprises de ce génial pétrisseur d’hommes me paraît confirmer. Il ne s’agit pas d’un portrait. Après tant d’écrivains qui s’y sont appliqués, et quelques-uns si grands eux-mêmes, ce portrait n’est plus à faire. Encore une fois, ce ne sont que des notes, et comme toutes celles qui sont réunies dans ce recueil, sans autre ambition que de poser quelques problèmes et de suggérer quelques idées.

I §

« Survie agissante », ai-je dit. Tel est en effet le caractère le plus évident de la gloire de celui qui reste l’Empereur tout court. Taine, qui a, par ailleurs, si vigoureusement démonté son armature intellectuelle, s’est trompé de terme quand il a rappelé, à son occasion, le condottiere italien du quinzième siècle. Le condottiere est bien un chef, mais qui n’a pour métier que de se battre. Napoléon le connaît, ce métier, mieux qu’aucun des fameux stratèges de l’histoire, mais il ne le pratique que pour dominer. Il est le prince, le principe, le maître, et il l’est de nature, par un pouvoir qui tient au plus intime de sa personne et qui s’est manifesté dès le premier jour. Voyez-le, quand, nommé à l’armée d’Italie, il arrive à l’état-major d’Albenga. Le brutal Augereau, l’ancien maître d’armes, vient d’annoncer aux officiers, ses camarades, qu’il dira son fait à cet intrigant que Barras leur envoie pour les commander. Bonaparte entre après s’être fait attendre, boucle son ceinturon, donne des ordres. Tous se taisent, Augereau comme les autres. « Je ne peux pas comprendre », dit-il en sortant, « pourquoi ce petit b… m’a fait peur. » Même impression sur cette grande intellectuelle que fut Mme de Staël, qui déclare avoir éprouvé devant Bonaparte un sentiment de crainte très prononcé. Cherchant la raison de son déconcertement, elle n’en trouve pas d’autre que « le singulier effet de sa personne sur presque tous ceux qui l’approchaient ». Et elle ajoute : « Il n’avait pas de pareil. » Même impression sur Chateaubriand qui, racontant sa première entrevue avec le Premier Consul, termine ainsi : « Comme à Job, dans ma nuit, un esprit est passé devant moi, Tous les poils de ma chair se sont hérissés. » Et de nouveau, parmi les généraux, Vandamme : « Il exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte. »

Le mot exact est prononcé par un de ces bons observateurs que sont les vrais militaires, habitués par le danger à voir direct. Il y a de l’indéfinissable, du mystérieux dans cette prise immédiate et constante d’une personnalité sur celle des autres. Quand Bonaparte disait à Rœderer : « Partout où j’ai été, j’ai commandé, j’étais né pour cela », il ne fait lui-même que constater un don qui se retrouve à un moindre degré chez un Bismarck, par exemple. Témoin cette anecdote qui correspond à la rencontre d’Albenga. En 1872, Bismarck voyage en France. Roon lui envoie de Berlin un télégramme : « Periculum in morâ. Dépêchez-vous. » Le roi Guillaume, écœuré des conflits avec le Landtag, voulait abdiquer. Bismarck prend le train. Il va droit chez le roi qui lui montre sur sa table l’acte d’abdication. Dix minutes d’entretien et cet acte était déchiré. Le génie du futur chancelier l’avait emporté, non point par des raisonnements, non point par des preuves déjà données de sa supériorité, — il n’était guère connu que par ses outrances de casse-cou, — mais par ce que j’appellerais cette radioactivité émanant de lui. Il faut chercher, pour caractériser cette sorte d’influence, des comparaisons dans ce monde des énergies inconnues que la science des corps commence à entrevoir. Celle des esprits les entrevoit aussi. Goethe l’avait déjà signalée, cette radioactivité psychique. Il l’appelait le démoniaque. Balzac, que travaillait, comme l’auteur de Faust, l’intuition des forces innommées, n’a pas manqué, chaque fois qu’il a parlé de Napoléon, de signaler ce magnétisme. Souvenez-vous, dans la Ténébreuse Affaire, de la façon dont l’Empereur accueille Mlle de Cinq-Cygne, la veille d’Iéna. « Que voulez-vous ? » dit-il, en traversant par le rayon de son regard la tête de Laurence. Et, dans la Femme de trente ans, quand il paraît pour passer la revue de sa garde : « Tout frissonna, tout remua, tout s’ébranla. Les murs des hautes galeries du vieux Louvre semblaient crier aussi : “Vive l’Empereur !” Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, un simulacre de la puissance divine… »

En quoi consiste-t-il précisément, ce pouvoir de projeter autour de soi ainsi un effluve de domination ? De quelle nature est-ce radium psychique, dont certaines individualités sont comme saturées ? Le train quotidien de l’existence nous montre que ce pouvoir de commander peut être possédé par des indignes, je veux dire sans que la qualité de l’intelligence soit en rapport avec cette vertu de maîtrise. Quand toutes les supériorités de la pensée et de la volonté l’accompagnent, nous avons le grand homme d’État, le grand général, le grand artiste, car les œuvres de tout premier ordre ne sont-elles pas imprégnées de ce radium mental ? C’est le motif pour lequel, à travers les changements des mœurs, des goûts, des idées, elles gardent, elles aussi, cette survie agissante. Le théâtre de Shakespeare dont, à l’heure présente, on discute aussi passionnément que s’il ne datait pas de l’Angleterre élizabethéenne, nous en est un indice. Mais l’œuvre est là, pour conserver efficace cette énergie psychique, dont l’auteur fut le dépositaire. Dans le cas de l’Empereur, le phénomène de survie agissante est plus extraordinaire. Il témoigne d’une personnalité chargée d’un tel dynamisme, qu’elle s’impose à travers le temps et par-delà la mort. C’est une énigme que l’on doit admettre comme une énigme, jusqu’à ce qu’un Pasteur, ou un Claude Bernard de la vie spirituelle ait enfin créé cette science de l’interpsychologie à peine ébauchée et dont les relations d’un Napoléon avec les autres hommes posent dès aujourd’hui un des problèmes.

II §

Cette part faite à l’inexplicable dans cette survie agissante, nous démêlons quelques éléments positifs qui la rendent plus intelligibles. Et d’abord ce fait qu’à un moment de notre histoire Napoléon a représenté l’honneur du pays avec une splendeur qui ne peut pas être oubliée. En 1914, le chef de la maison de France adressait à ses fidèles ce mot d’ordre, qui donne à ce que l’on a si justement appelé l’Union sacrée une portée rétrospective : « Tout ce qui est national est nôtre. » Dans sa description de la revue passée au Carrousel, en avril 1813, avant la campagne de Dresde, Balzac, ce royaliste intransigeant, écrivait déjà que les hommes les plus hostiles au régime impérial avaient tous « déposé leurs haines en passant sous l’Arc de Triomphe, comprenant qu’au jour du danger Napoléon était toute la France ». Il l’est toujours, quand s’évoquent les souvenirs des combats d’Italie et d’Allemagne, de Marengo et d’Iéna, de Leipzig aussi et de Waterloo. J’ai entendu jadis le duc d’Aumale raconter que son père, alors duc d’Orléans, avait, au lendemain de cette dernière bataille, rencontré, dans Hyde Park ! Dumouriez impotent. « Ah ! Monseigneur », lui dit celui-ci dans un sanglot, « Napoléon est vaincu ! » Et il fondit en larmes. Lui non plus, le proscrit de Londres, retrouvant son âme de Valmy et de Jemmapes, il ne séparait plus le chef et les soldats à cette heure du suprême péril. Il les confondait et la France, dans un geste de piété navrée. Elle aura été cela, cette cérémonie du Centenaire, un salut pieux à la France à travers celui qui, vingt ans durant, lui a fait de l’histoire glorieuse, du Caire à Berlin, et de Moscou à Champaubert.

Il lui a fait cette histoire dans la guerre, et nous venons de constater trop cruellement combien les illusions du pacifisme coûtent cher, pour ne pas être reconnaissants, à ce maître dans l’art militaire, de la tradition qu’il a léguée à ses successeurs de la Marne, de l’Yser, de Verdun, de Champagne. Certes, cet horrible carnage nous a laissé à tous un douloureux désir que cette guerre fût la dernière. Il suffit, hélas ! de dresser en pensée la carte morale de l’Europe actuelle pour s’en rendre compte : ce désir n’est qu’un désir. Pas plus que la bonne volonté française n’a empêché l’Allemagne de se ruer sur nos frontières dans sa fureur d’hégémonie, aucune Société des nations ne se formera, capable par sa sagesse de prévenir, ici les appétits de revanche, là ceux de conquête. Il faut, pour assurer la paix, la force militaire, une armée entraînée avec un corps d’officiers compétents, élevés à la bonne école, autant dire à celle de Napoléon. Quand nous nous rappelons la formidable préparation allemande et quelle menace est tombée sur nous, comment notre gratitude n’irait-elle pas à celui que notre maréchal Foch aura remercié pour nous aux Invalides ? L’étude de ses méthodes nous a donné les tacticiens qui nous ont sauvés. Il nous a rendu un service plus précieux encore : ces tacticiens ont appris de lui ce que l’on peut demander au soldat de notre race. Dans le livre si sagace qu’il a consacré à Hindenburg, M. le général Buat le marque avec beaucoup de netteté : le vainqueur de Tannenberg a commis les lourdes fautes de ses dernières manœuvres pour avoir mal connu l’outil humain qu’il avait à manœuvrer. Il a attendu du soldat allemand ce que celui-ci n’avait pas ou n’avait plus en lui. Notre maréchal Joffre, au contraire, a calculé juste, quand il a entrepris l’audacieux redressement de la Marne, en comptant sur l’élan français. Mais qui donc l’a mis en lumière, cet élan, plus que Napoléon ? Qui donc nous a, plus que lui, permis de prendre notre mesure ? Cette création, dans la conscience d’un peuple, d’un type idéal de lui-même dont il ne veut plus démériter, ne saurait être l’œuvre d’un homme, pour supérieur soit-il. Les croisades, Jeanne d’Arc, les héros de nos guerres d’Italie, un Bayard, un Montluc, puis au dix-septième siècle un Condé, un Turenne, autant d’excitateurs de cette fierté nationale. Aucun ne l’a exaltée plus que Napoléon.

III §

Cette exaltation ne s’est pas bornée au domaine de l’action militaire. Cette personnalité prodigieuse a suscité dès le premier jour un enthousiasme d’imitation dont nous avons deux témoignages saisissants dans deux romans parus dix ans à peine après sa mort : la Confession d’un enfant du siècle et le Rouge et le Noir. Musset, avec son éloquence lyrique, Beyle, avec sa sèche et brûlante faculté d’analyse, ont bien montré la fascination — le mot de Vandamme se retrouve de nouveau sous ma plume — que l’aventure du pensionnaire de Brienne, devenu l’Empereur et Roi de la grandiose épopée, exerça tout de suite sur ceux qui, jeunes hommes ou enfants, avaient respiré la même atmosphère que lui. Pour l’Octave de la Confession, cette fascination aboutit à une nostalgie. L’existence qu’il doit mener lui semble si misérable, comparée à celle qu’il imagine avoir été accordée à ses aînés ! « Alors », gémit-il, « s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient les gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre. Ils n’étaient pas sortis de leur ville, mais on leur avait dit que, par chaque barrière, on allait à une capitale d’Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde. Ils regardaient cette terre, le ciel, les rues et les chemins. Tout cela était vide. » Nous apercevons, à travers ces lignes, un effet inattendu de la fascination napoléonienne. Ce grand réaliste, et qui se réveillait la nuit pour repasser en détail ses états de situation, a sa part prépondérante dans la genèse de la sensibilité romantique, la plus déréglée qui fût jamais, la plus révoltée contre l’acceptation du réel. Voilà une des déviations légendaires de cette étrange destinée. Nous constatons une autre déviation dans le Rouge et le Noir de Stendhal. À ce Bonaparte, génie tout romain, en qui dominait le goût de l’ordre, Julien Sorel ne demande que des leçons d’anarchie. Ce qu’il voit dans l’Empereur, c’est le modeste boursier d’une école militaire, se haussant à la première place par les à-coups de sa volonté, « ce Corse sulfureux et terroriste », comme l’appelait Mallet-Dupan, devenu le maître du monde. De cette aventure, prise et reprise sans cesse, le pauvre fils du charpentier de Verrières s’enivre follement. Quoique Bonaparte fût d’une famille noble, la disproportion entre son point de départ et son point d’arrivée est telle que ce plébéien en transfert de classe y trouve tout naturellement un prototype de l’ascension sociale, rapide jusqu’à en être vertigineuse. L’Empereur disait de lui-même qu’il était « seul d’un côté, avec le monde de l’autre ». Que pense donc Julien Sorel ? Et Beyle, commentant sa frénésie, emploie des formules presque pareilles à celles dont s’épouvantait Mme de Rémusat : « C’était l’homme pauvre en lutte avec toute la société. » Il est tout près de le surnommer « le petit tigre », comme ce diplomate qui, parlant du Premier Consul, disait : « Vous savez que, tout en l’aimant beaucoup, ce cher général, je l’appelle tout bas le petit tigre. »

Ce Napoléon, uniquement considéré comme un frénétique d’ambition, nous le retrouvons, mais déjà moins légendaire, je veux dire moins mutilé de ses autres qualités, dans la Comédie humaine. C’est un Napoléonide que Rastignac regardant Paris du haut de la colline du Père-Lachaise et prononçant ce : « Maintenant, à nous deux », si souvent cité. C’est un Napoléonide dégradé, mais toujours surprenant d’énergie, que le Vautrin du Père Goriot et de Splendeurs et Misères. Mais Balzac ne le définit-il pas le « Napoléon du Bagne » ? Et lui-même, Balzac, n’est-il pas un Napoléonide, par l’intensité presque surhumaine de son effort intellectuel, le caractère démesuré de son entreprise littéraire, ces livres menés comme les campagnes d’Italie ou de France, sans une minute de relâche dans un train de toutes ses facultés, aussi bien des physiques que des morales. Seulement, et c’est ici que son Napoléonisme se dégage de celui d’un Musset ou d’un Beyle, si un Rastignac, si un Vautrin sont, comme un Octave et comme un Julien Sorel, de purs égotistes et dont toute l’ardeur est au service ou de leur émotivité ou de leur orgueil, Balzac lui-même voit dans l’Empereur ce que M. Maurice Barrès devait définir d’une expression si juste un professeur d’énergie, mais d’une énergie qui serve à une œuvre.

Nous voici devant la plus profonde raison que nous ayons d’admirer Napoléon. Il nous présente un exemplaire d’un civilisé supérieur dans lequel la civilisation n’a rien diminué. Son intelligence est extraordinaire. Taine en a magnifiquement montré l’étendue et le contenu par une image, familière mais si nette, celle des trois atlas continuellement ouverts dans cet esprit : l’atlas militaire, l’atlas civil, et, le troisième, un « gigantesque dictionnaire biographique et moral où, comme en un casier de haute police, chaque individu notable, chaque groupe local, chaque classe professionnelle ou sociale et même chaque peuple a sa fiche ». Chez l’homme moderne, et c’est sa grande maladie, le développement intellectuel s’accompagne quasi fatalement d’une certaine diminution de la force de la volonté. On peut dire que l’étude de ce déséquilibre est la matière de toute notre littérature depuis un siècle. Aucune trace dans l’Empereur d’un divorce entre le penser et le vouloir. Jusqu’au bout, il est resté celui dont Rivarol disait, avec sa lucidité divinatoire : « Bonaparte est tout action et il l’est toujours également partout. » Quand les Lorrains que M. Barrès mit en scène dans ses Déracinés pèlerinent au tombeau de Napoléon, ils vont admirer ce civilisé supérieur, un contemporain qui a su, comme il le disait dans un de ses ordres du jour : « vaincre la mélancolie des passions », qui a, comme il le disait encore, « voulu vivre et su mourir », que les circonstances n’ont jamais trouvé au-dessous d’elles. Heureuses — et de quel bonheur ! — elles ne l’ont pas amolli. Malheureuses, — et de quel malheur ! — elles ne l’ont pas brisé. Enfin, pour lui appliquer la parole qu’il adressait à Goethe et qui lui paraissait évidemment le plus grand éloge : il fut un Homme dans le plein et beau sens de ce mot, et c’est cette haute et complète humanité que l’instinct populaire, d’accord avec la pensée la plus réfléchie, entoure d’une vénération méritée.

IV §

Une question se pose ici qu’il importe de ne pas laisser sans réponse : comment et pourquoi, avec tant de facultés et un si incontesté prestige, l’Empereur a-t-il manqué son œuvre ? Car il l’a manquée, puisqu’il s’est donné comme tâche de clore la Révolution et que cette Révolution n’a pas cessé de convulser le pays, tantôt secrètement, tantôt ouvertement. Il a voulu une Europe stable, et il a déchaîné la politique la plus féconde en effroyables conflits, celle des nationalités. Il a doté la France d’une administration dont le cadre demeure, extérieurement, mais pour produire des résultats tout différents de ceux qu’il attendait, lui, l’infaillible calculateur. Il en est de cela comme de sa Légion d’honneur dont il rêvait de faire l’origine d’une nouvelle aristocratie. Elle subsiste. Elle reste précieuse, en dépit des abus, par le souvenir seul de son fondateur. Elle n’assure à ceux qu’elle récompense qu’une distinction viagère, — comme fut le régime impérial lui-même.

 

Napoléon le pressentait et, avec cet esprit d’analyse qui ne l’abandonnait jamais, il discernait le vice radical de tout son système, quand il s’écriait : « Ah ! si j’étais mon petit-fils ! » Ce qui lui a manqué, c’est du passé. Il n’a pas été un continuateur, comme jadis un Henri IV, un Richelieu. Son échec, avec des dons qui tiennent du miracle, et un non moins miraculeux emploi de ces dons, est la preuve la plus éclatante que les pays ont besoin d’organes de durée, et ces organes-là ne s’improvisent pas. Ils ne se créent pas. Ils s’héritent. C’est la grande loi de l’étape et du temps. Aucune idéologie ne prévaudra jamais là contre, ni même aucun génie.

FIN DU TOME PREMIER