Ernest Bovet

1911

Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale

2015
Ernest Bovet, Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale, Paris, A. Colin, 1911, 312 p. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Perrine Coudurier (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Lettre-préface à Henri Morf et Joseph Bédier §

[ V]Chers amis,

Ce n’est pas la moindre audace de ce livre que de vous être dédié. Je ne m’en excuserai pas. Vous ignorez sans doute tout ce que je vous dois ; vous savez du moins dans quel sentiment je vous offre ces pages qui sont une œuvre d’amour plus encore que de science.

Vous avez réservé votre jugement sur les idées que je développe ici, mais vous estimez nécessaire de les faire connaître ; aux heures de doute, c’est vous qui avez ragaillardi mon courage. Maintenant que le livre est achevé, ce qu’il a de bon est à vous, plus que vous ne pensez.

Vers 1895 j’étais nettement positiviste, déterministe, et, par une conséquence dont la logique {p. VI}m’apparut plus tard, je n’aimais plus la France, n’ayant eu pour elle qu’une affection purement littéraire. C’est alors, cher ami Morf, que tu m’ouvris les yeux, que tu me montras, dans un passé de volonté consciente, toutes les promesses d’avenir. Un long séjour à Rome acheva ma conversion ; c’est peu à peu, par l’étude des faits, par la logique des choses et surtout par l’action vivante des hommes, que j’en suis arrivé aux conclusions philosophiques de mon livre ; elles ne sont pas un point de départ, elles sont une conviction lentement conquise sur d’anciens préjugés. — Cette foi nouvelle hésitait encore, étonnée de sa propre hardiesse, lorsque je vous connus, cher ami Bédier ; notre longue promenade d’avril 1904, dans le jardin du Palais-Royal, et de là au Panthéon, m’est inoubliable ; votre confiance, votre amitié me révélaient enfin le Paris entrevu dans les livres, ce Paris dont je dis ailleurs, en des mots d’amour, qu’il est la ville du livre lumineux et du pavé sanglant, d’où l’idée prend son essor vers l’humanité.

Quelques personnes, qui s’intéressent à mes idées sur la littérature et sur la vie en général, ont supposé chez moi une forte influence de Hegel et de {p. VII}Bergson. Ce point demande une explication très franche. Mes philosophes préférés furent toujours Spinoza, Pascal, Montesquieu et Sully Prudhomme. Je n’ai jamais lu une page de Kant, ni de Hegel, et n’ai lu que tout récemment deux ouvrages de Bergson, alors que mon manuscrit était déjà chez l’éditeur. Plus on m’a parlé de Hegel, et moins j’ai voulu le lire, craignant d’être absorbé par lui, détourné de ma voie personnelle ou tenté de me différencier de lui. Kant, Hegel et quelques autres ont tellement pénétré la pensée humaine, qu’on peut fort bien être influencé par eux sans les avoir jamais lus. Quant à Henri Bergson, s’il y a, sur certains points, quelque analogie entre ses idées et les miennes, c’est qu’un courant général nous entraîne vers une nouvelle conception de la vie. Chacun de nous y participe dans la mesure de ses forces et de sa spécialité. Et les « rencontres » sont aussi frappantes que nombreuses. Je pourrais citer l’œuvre de Henri Poincaré à Paris, de Benedetto Croce à Naples, de Karl Vossler à Munich, de Vossler qui livre au positivisme en linguistique la même bataille que je livre au positivisme en histoire littéraire.

Quelles que soient les divergences entre nous, c’est bien à une renaissance de l’idéalisme que nous travaillons tous. Quelques esprits scientifiques s’en effraient, comme d’un retour à de vieilles superstitions ; d’autres s’en réjouissent en effet, comme d’un retour du Fils prodigue. Ni ces craintes, ni ces vains espoirs ne sauraient arrêter la marche en avant. Derrière nous, tout le long de la route parcourue, se dressent des autels qui s’illuminèrent jadis, l’un après l’autre, comme des phares, de la flamme des {p. VIII}sacrifices offerts à des divinités bienfaisantes, aujourd’hui déchues ; c’est plus loin, c’est plus haut, sur un autel nouveau, que la flamme nous appelle vers un dieu encore inconnu.

Après avoir lu mon livre, plusieurs m’appelleront, non sans dédain, « un poète ». En effet, certains historiens de la poésie estiment qu’il suffit, pour en parler, de la science des dates et des sources, comme si, pour parler de peinture, il suffisait de connaître les lois de la perspective et celles des couleurs complémentaires ; ce n’est pas auprès de vous, chers amis, que je m’excuserai d’avoir aussi écouté les voix secrètes de la sympathie… Toute foi est faite de poésie ; et toute vie qui ne tend pas au seul pain quotidien est un acte de foi.

L’optimisme est facile, dira-t-on ; sans doute, quand il résulte de la légèreté des jugements ; mais le pessimisme est plus facile encore ; il a en outre ce défaut, de cacher l’impuissance sous un masque de grand seigneur. La vulgarité, la sottise, la bassesse sont inhérentes à l’humanité, mais elles ne font pas l’humanité. La preuve en est que, après six cents ans, Dante Alighieri trouve encore des lecteurs ; un seul de ses tercets est plus significatif, me semble-t-il, que tout le procès de Mme Humbert. Le mal existe, mais le bien triomphe, logiquement.

Après un long détour, d’ailleurs nécessaire, nous en revenons à la sagesse des philosophes grecs ; {p. IX}l’analyse minutieuse n’a vu longtemps dans la diversité les choses qu’un vaste désordre et s’est divertie à étiqueter ces contradictions apparentes ; la synthèse retrouvera peu à peu l’ordre et le rythme, plus beaux encore dans l’effort humain que dans la marche des étoiles. Plus beaux, parce que plus conscients.

Telle est bien aussi votre foi, chers amis. À Berlin comme à Paris, vous êtes mieux que des savants ; vous êtes des maîtres, qui travaillez à la vérité par amour du bien. C’est pourquoi je vous offre, en témoignage de gratitude, ce livre d’espérance.

E. Bovet.

Chapitre premier.
Le problème des genres littéraires et la loi de leur évolution §

{p. 1}Dans sa préface à Cromwell, tendancieuse, paradoxale et géniale, Victor Hugo a esquissé une histoire de l’humanité, qu’il divise en trois époques : primitive, antique et moderne ; il distingue également trois genres littéraires successifs : la poésie lyrique, l’épopée, le drame. De sorte que, selon Hugo, l’époque primitive fut lyrique, l’époque antique fut épique, et l’époque moderne est dramatique. Je cite quelques passages essentiels de cette préface :

« Aux temps primitifs, … l’homme chante comme il respire… Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion, l’ode est toute sa {p. 2}poésie. Ce poème, cette ode des temps primitifs c’est la Genèse… Peu à peu cependant la famille devient tribu, la tribu devient nation… L’instinct social succède à l’instinct nomade… Les nations se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre… La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique ; elle enfante Homère… L’épopée prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarcal, plus épique que lyrique… Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout… Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie. Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin… Une religion spiritualiste se glisse au cœur de la société antique… Elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre {p. 3}qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence… L’homme, se repliant sur lui-même, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie… La nouvelle poésie se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. [Suit une longue dissertation sur le grotesque]… Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le drame ; — et le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. — Ainsi, pour résumer rapidement, la poésie a trois âges dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie… L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du {p. 4}réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare… Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poètes lyriques avant les poètes épiques, les poètes épiques avant les poètes dramatiques. En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de poésie que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare. La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense… Une observation importante : nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant. La Bible, ce divin monument lyrique, renferme une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poèmes homériques un reste de poésie {p. 5}lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre. — Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. »

Cette théorie de Victor Hugo frappe tout d’abord par l’énormité de certaines affirmations, par la simplification excessive des faits historiques, je dirai même par le mépris de la chronologie. Par exemple, si, dans la série Bible-Iliade-Shakespeare, Shakespeare signifie l’avènement du drame et de la société moderne, comment admettre en bonne logique, pour la France, la série Malherbe-Chapelain-Corneille ? Et comment considérer la Bible comme un tout homogène, d’inspiration lyrique ? Et puisque, du point de vue universel, « la tragédie grecque tourne autour de Troie » et qu’Eschyle appartient au monde antique (épique), comment {p. 6}expliquer la série Orphée-Homère-Eschyle ? Et si le drame est « la poésie complète », c’est-à-dire définitive, allons-nous faire des drames jusqu’à la fin des temps ? À ne prendre que la France, Victor Hugo était-il bien sincère en nous donnant Malherbe comme représentant du lyrisme et La Pucelle de Chapelain comme modèle de l’épopée ? Le choix de ces noms est vraiment malheureux. Mais il n’y a pas lieu de s’arrêter ici à ces nombreuses erreurs ; l’intention dernière de Hugo transparaît presque naïvement : il veut prouver que son époque est celle du drame ; en secret, il se flatte de dépasser Shakespeare ; et la préface de Cromwell a quelque chose de truqué. — On a souvent dit déjà pourquoi l’école romantique, essentiellement lyrique, tenait tellement à s’affirmer au théâtre : il s’agissait de vaincre Corneille et Racine. Ce fut une de ces « déviations » littéraires dont j’aurai à parler plus longuement. Mais enfin, derrière le « dramaturge » Hugo, plaidant pour sa cause, il y a le penseur, le divinateur aux puissants raccourcis. Y aurait-il peut-être dans sa théorie une vérité fondamentale, très justement {p. 7}entrevue et faussée ensuite pour les besoins d’un cas particulier ? Je le crois ; et j’espère le prouver.

C’est peu à peu, par le simple langage des faits, et non par une idée préconçue, que je suis arrivé à cette conviction. Vers 1898, à la suite de nombreuses lectures, je crus constater une décadence grandissante du roman français et recueillis une série de notes intitulées « fin du roman ». Puis je remarquai que les auteurs les plus vigoureux, les plus originaux, allaient au théâtre ou avaient du moins une tendance à dialoguer fortement leurs romans ; d’autre part, l’élément romantique et lyrique me frappait de plus en plus dans les origines du roman contemporain, jusque chez Flaubert lui-même ; j’esquissai tout naturellement, pour la littérature française du xixe siècle, la série : lyrisme, épopée, drame. Enfin, en recherchant les rapports de cette évolution littéraire avec l’histoire politique et sociale, en remontant aux périodes plus anciennes, en étudiant de ce point de vue d’autres littératures encore, je vis se dessiner peu à peu la loi universelle et logique que les pages suivantes vont exposer. En 1900 j’exposai {p. 8}ma théorie à Gaston Paris ; il en vit aussitôt les conséquences, et, sans me donner tort ni raison, il m’encouragea vivement à la publier. Depuis, MM. Joseph Bédier et Henri Morf ont bien voulu m’encourager aussi ; sans eux ce petit livre ne verrait pas le jour ; mais je me hâte d’ajouter que leur responsabilité n’y est pas autrement engagée ; ils estiment que mon idée mérite d’être discutée, tout en se réservant d’en apprécier la justesse. Je dois une reconnaissance particulière à Joseph Bédier : l’ouvrage qu’il publie sur l’épopée française me débarrasse d’une grosse difficulté, ainsi qu’on le verra plus loin ; d’autre part, si ma thèse est juste, elle apporte à celle de M. Bédier une confirmation pour ainsi dire mathématique. Les savants jugeront.

De 1900 à aujourd’hui je n’ai cessé d’amasser des faits, de les méditer, en m’arrêtant aux objections possibles, et en luttant de mon mieux contre la tendance qu’on a fatalement de plier les faits à un système. Je ne prétends pas avoir vu toutes les difficultés ; et pour plus d’un cas particulier on trouvera sans doute quelque solution différente de la mienne. Je développe ici {p. 9}une idée générale qui a, si elle est juste, des conséquences multiples et lointaines, impossibles à prévoir toutes. Au fond, j’apporte surtout une méthode, d’analyse et de synthèse ; pour l’appliquer avec fruit, il faudra se débarrasser peu à peu de certaines habitudes de l’histoire littéraire, qui sont devenues des procédés superficiels. Plusieurs des grands auteurs se présenteront alors dans une lumière nouvelle ; et l’étude des sources, qu’on pratique aujourd’hui avec une érudition trop facile, cessera d’être un simple rapprochement de textes, pour devenir une analyse psychologique et esthétique. Enfin, et surtout, les rapports de l’évolution littéraire avec les conditions sociales et politiques apparaîtront avec une évidence telle, que les faits littéraires seront en quelque sorte le graphique du développement des nations, et le témoignage le plus sûr des crises et des renaissances morales de l’humanité. Sans doute, ces rapports ont été souvent déjà devinés, affirmés, et prouvés en tel cas particulier ; on en trouvera ici la démonstration générale, constante et rigoureuse.

Avant d’aborder le sujet lui-même, j’ai à {p. 10}définir nettement quelques notions essentielles qui reviendront presque à chaque page. C’est d’abord la question des genres littéraires.

M. Benedetto Croce s’est élevé avec force, à plusieurs reprises, contre la vieille école qui croit à la réalité des genres littéraires. Les genres, dit-il, sont des abstractions, non des réalités ; ce sont des mots, utiles dans la pratique pour certains groupements passagers et plus ou moins arbitraires, mais des mots dépourvus de toute valeur scientifique ; ils ne répondent à aucune fonction psychologique de l’artiste créateur ; c’est une erreur, et même une erreur ridicule, que de croire à l’existence de ces catégories, que de parler d’une évolution des genres, et que de prétendre en fixer les lois. — Or, nul ne saurait rester indifférent au jugement, aux idées de M. Croce ; il est un des esprits les plus puissants, les plus originaux, de la critique et de la philosophie contemporaines. Pourrais-je me mettre d’accord avec lui sur la façon de concevoir les genres littéraires ? J’en ai quelque faible espoir1. {p. 11} D’autre part, et a priori, il semble improbable que tant d’esprits pénétrants, depuis Aristote jusqu’à Brunetière, se soient trompés d’une manière aussi absolue, aussi irrémédiable, sur la valeur des genres littéraires…

Il est certain que nos abstractions, nos groupements de faits, bien que nécessaires au raisonnement scientifique, ont quelque chose de brutal et de factice ; nous prétendons établir, en classifiant, des catégories aux cloisons étanches dans cet océan de la vie où tout se tient, où tout n’est que flux et reflux. Il est certain encore que les systèmes les plus grandioses sont rapetissés par la plupart de ceux qui les appliquent ; la routine les rend peu à peu si rigides, si étroits, si ridiculement arbitraires, qu’un beau jour on n’en voit plus que les erreurs. C’est le sort des religions, des sciences ; et l’esthétique de M. Croce en passera aussi par là. Qu’y faire ? Il faut recommencer sans cesse, briser les vieux moules, sans tout renier du passé. Évitons avec soin les classifications rigides, mais ne sombrons pas pour cela dans l’anarchie d’un individualisme outrancier, qui serait la négation de {p. 12}toute science et de toute philosophie ; cherchons l’ordre, sans être les dupes de nos catégories ; efforçons-nous de concevoir à la fois les éléments essentiels, durables, et les combinaisons innombrables, toujours nouvelles, de ces éléments ; respectons l’infinie variété de l’analyse, mais aussi la simplicité de la synthèse ; ce sont deux faces de la vérité, qui se complètent et s’expliquent l’une l’autre.

Aristote ayant distingué les genres lyrique, épique et dramatique, en faisant à leur sujet certaines observations pratiques qui se ramenaient à des lois, on s’ingénia à perfectionner son système. Aux « genres tranchés » on ajouta des genres intermédiaires, des sous-genres, auxquels correspondaient des formes précises (par exemple : l’ode, la chanson, le sonnet, le chant royal, la ballade.. ; les lois se précisèrent également et devinrent des règles, des recettes de cuisine littéraire. Or, les règles et les formes ont bel et bien fini par remplacer les lois et les genres, l’esprit paresseux de l’homme préférant toujours le facile au difficile, la ressemblance extérieure à la parenté profonde. Que les {p. 13}artistes aient souffert de ces théories trop rigides, qu’ils se soient souvent insurgés, cela est compréhensible ; mais nous, dans notre révolte, ne confondons pas Brunetière avec le pédant Scaliger ! C’est ce que M. Croce me semble faire à plus d’une reprise ; il étend aux genres littéraires et à leurs conditions psychologiques (lois) la critique méritée par les formes et par les règles.

Quand je parle de « genre » lyrique, ou épique, ou dramatique, c’est, à mon sens, une façon pratique et très élastique de désigner trois modes essentiels de concevoir la vie et l’univers ; ces conceptions répondent à des tempéraments divers ou à des âges divers ; elles se succèdent le plus souvent chez le même homme ; elles peuvent même exceptionnellement cohabiter en lui. En tout cas il y a entre elles des transitions innombrables, et, pour reprendre les mots de Victor Hugo, « il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre ».

Le lyrisme est avant tout la jeunesse exubérante du sentiment, un débordement de forces {p. 14}sans but précis, un élan de foi ; ses objets principaux : Dieu, l’amour, la nature. L’épopée, c’est la maturité agissante et conquérante, le récit qui est lui-même un acte ; son objet : l’homme ou le groupe d’hommes, s’affirmant dans leur réalité présente et dans leur lutte avec d’autres hommes et d’autres groupes. Le drame, c’est la fin d’une journée, où les ténèbres luttent avec la lumière ; c’est la route qui bifurque, le conflit des devoirs, de la réalité présente avec l’idéal nouveau, une prise de conscience ; son objet : l’homme en lutte avec lui-même, ou mieux encore, l’être isolé et passager en conflit avec les lois universelles et éternelles. Je me résume plus brièvement, en remarquant que les extrêmes se touchent : le lyrisme, c’est la foi et aussi le désespoir ; l’épopée, c’est l’action et aussi la passion, quand elle crée ; le drame, c’est la crise, tendant à la sérénité (Katharsis).

Tout individu, je le répète, peut connaître l’une après l’autre chacune de ces trois étapes ; la société les connaît nécessairement ; de là le caractère particulier d’une époque, qui s’impose à la majorité ; et de là, éventuellement, le conflit {p. 15}d’une étape individuelle (attardés ou précurseurs) avec l’étape sociale. La littérature nous en donnera des exemples frappants, et je reviendrai sur ces idées, plus en détail, dans mes conclusions.

Dès qu’on conçoit ainsi ces trois modes essentiels, il est clair que les « genres intermédiaires », innombrables autant que légitimes, sont des cas particuliers ; il faut se garder de créer pour eux des catégories nouvelles ; il faut respecter leur individualité, en expliquant leur genèse par la combinaison d’éléments divers.

On pourrait aller plus loin, et, sans tomber dans le fétichisme des formes et des règles, étudier les rapports intimes du contenu avec le contenant. Sans doute le lyrisme n’est pas lié le moins du monde à la forme de l’ode ou du sonnet, ni même au vers ; telle page de George Sand est plus lyrique que telle poésie de Sainte-Beuve ; le roman Daniele Cortis, de Fogazzaro, est surtout dramatique, tandis que les drames de D’Annunzio sont surtout lyriques. Mais encore pourrait-on se demander : l’effet voulu ne serait-il pas beaucoup plus considérable si la forme était adéquate à l’esprit ? Victor Hugo {p. 16}nous a donné des exemples merveilleux de strophes lyriques et de strophes épiques ; sans parler de cet artiste souverain que fut Gœthe. C’est là, chez les très grands, qu’il faut chercher un enseignement, au lieu de nier les lois en citant l’exemple des médiocres. Il me serait facile de citer un grand nombre de cas typiques ; toutefois cette discussion nous mènerait à l’esthétique pure, et je ne veux faire, ici, qu’une esquisse historique. En passant, je citerai quelques exemples, à titre de simples indications pour un ouvrage futur ; le lecteur attentif appréciera la portée de ces indications.

J’entends une objection ; on me dit : ces trois « visions » de la vie, qui se succèdent le plus souvent chez le même homme, c’est un fait facile à constater, par l’expérience personnelle ; mais pourquoi un groupe d’hommes (la nation, ou la société tout entière) les connaîtrait-il nécessairement ? — Pour répondre, il me faut anticiper, en peu de mots, sur des constatations ultérieures, qui concernent la genèse, le développement et la fin de ce que j’appelle les « principes directeurs ».

{p. 17}Il est incontestable que toutes les grandes époques sont animées d’un certain esprit, dirigées par un certain principe (différent selon les époques), qui pénètre la masse entière et qui oriente les efforts de tous vers un même but ; pour ne citer qu’un seul grand exemple : Louis XIV disant « l’État, c’est moi » ne fait que résumer l’esprit de son époque, et, dans la littérature, Malherbe, Chapelain, Balzac et Corneille l’ont préparé, aussi bien que Descartes dans la philosophie et Richelieu dans la politique. Or, les idées, aussi bien que les hommes, naissent les unes des autres ; elles ont leur jeunesse, leur maturité, et leur crise finale qui est un nouvel enfantement ; c’est leur évolution logique. Les principes directeurs créent un état de choses, et se modifient, par le fait même de cette « réalisation », jusqu’à l’épuisement ; chaque nouveau principe est salué comme une foi nouvelle et définitive (lyrisme), il se réalise plus ou moins imparfaitement (épopée), puis il s’effondre devant un nouveau principe (drame).

Telle est l’évolution normale, dans ses grandes lignes ; d’autre part, il est évident que l’esprit {p. 18}général d’une époque n’impose pas, heureusement, un moule uniforme à tous les individus ; outre les attardés d’une époque précédente et les précurseurs d’une époque nouvelle, il y a la variété des tempéraments, les combinaisons infinies de la vie. D’où il résulte qu’il importe essentiellement de distinguer, dans toute œuvre littéraire, la valeur relative de la valeur absolue.

La valeur relative d’une œuvre littéraire est dans ce qu’elle nous apprend sur l’époque où elle fut écrite : faits matériels, psychologie, idées. La valeur absolue est dans la vérité et la beauté universelles, éternelles. Cette distinction ne peut guère se faire qu’à distance. Les contemporains d’une œuvre de valeur relative, frappés par l’exactitude du détail, par la justesse extérieure du portrait, par les allusions aux mœurs du jour, flattés dans leurs défauts mêmes, les contemporains sont trop partie intéressée pour être de bons juges ; ils confondent aisément ce qui n’est que photographie instantanée avec ce qui est œuvre d’art. Notre goût nous paraît être le goût ; notre « impression » nous semble la vérité ; notre relatif nous apparaît {p. 19}comme absolu. La postérité met les choses au point ; oubliant inexorablement ce qui ne fut que passager, elle abandonne ces choses aux historiens et ne conserve du passé que les œuvres de valeur absolue. Ce jugement de la postérité, seul légitime pour l’esthétique pure, n’est pas sans danger pour l’histoire : il a ses oublis injustes et ses admirations traditionalistes ; il prête souvent aux prédécesseurs des lumières, des goûts, des intentions qu’ils ne pouvaient pas avoir, et il exagère fréquemment l’influence qu’une œuvre de valeur absolue exerça sur son époque. Un exemple : quand on parle de la littérature française au xviie siècle, la pensée court aussitôt à Corneille, Racine et Molière. Croit-on vraiment que Mme de Sévigné ait jugé de même ? Notre admiration pour Corneille, Racine, Molière, très justifiée dans l’absolu, est par trop sommaire pour l’histoire ; je dirai même qu’elle nous donne une idée fausse du xviie siècle littéraire, et que, par un retour des choses, notre admiration gagnerait à se débarrasser de certains lieux communs.

Certes (est-il besoin de le dire ?), une œuvre {p. 20}littéraire de valeur absolue est une des beautés les plus exquises de l’univers. Il est tel chœur de Sophocle, tel sonnet de la Vita nuova, telle tragédie de Racine, qui résonnent dans l’âme comme le chant d’un dieu d’amour et de douleur ; et tant que l’humanité vivra, elle retrouvera, dans ces syllabes assemblées par un homme disparu, l’immortelle expression d’une âme toujours présente. Un cataclysme venant à détruire l’œuvre entière de nos civilisations, Faustus et Stella recommençant la vie humaine, on rebâtirait les empires, les religions, la science, mais nul ne nous rendrait Dante Alighieri… Mettons-les à la place d’honneur, ces poètes dont le génie entra dans l’absolu ; mais n’oublions pas les légions d’ouvriers modestes qui les ont préparés, sans lesquels ils ne seraient pas. Il ne faut pas que les œuvres de ces ouvriers, de valeur relative, nous soient un prétexte pour publier de l’« inédit », faire de l’érudition, encombrer de fatras les manuels et les mémoires ; non, il faut les mettre à leur rang, dire leur vraie valeur, qui n’est pas esthétique mais historique et génétique ; ces œuvres doivent se {p. 21}résumer en lignes d’évolution ascendante ou descendante, et contribuer à une synthèse d’idées. Que de cette grisaille il sorte autre chose que des thèses de doctorat : un peu de vie intellectuelle ! Que serait Jean Chapelain au xxe siècle ? Quelque notaire, ou un honnête philologue, décoré peut-être d’un ruban violet ou multicolore. Que fut-il au xviie siècle ? un des fondateurs de l’Académie française, qui est, quoi qu’on dise, une institution glorieuse. D’où proviennent ces différences dans la « réalisation » d’une idée ? La question semble paradoxale et ne l’est pas. Les problèmes de ce genre abondent, dès qu’on distingue nettement, non pas ici ou là, mais toujours et avec méthode, entre la valeur absolue et la valeur relative.

Du point de vue historique que je développe ici, les œuvres de valeur relative ont leur grande importance ; elles reflètent les mœurs et les goûts de leur époque avec une fidélité particulière ; elles eurent souvent un succès plus grand que les œuvres de valeur absolue ; chez celles-ci, c’est l’individu en ce qu’il a d’éternel qui l’emporte ; chez celles-là, c’est l’esprit général d’une {p. 22}époque disparue ; il faut donc en tenir grandement compte pour l’histoire des genres littéraires qui sont en rapport intime avec le développement politique et social de la nation ; la démonstration de ce rapport sera un des résultats essentiels de mon étude.

Nous verrons aussi que la succession logique des trois genres est souvent troublée par des influences littéraires qui n’ont rien de spontané : traditionalisme ou au contraire tactique de combat (ainsi Hugo réagissant contre la tragédie du xviie siècle) ; ou par l’apparition d’un génie hors cadre (ainsi Racine) ; ou par une catastrophe politique (ainsi l’Italie du xvie siècle envahie par l’étranger). Ce sont là des conflits particulièrement intéressants qui confirment la loi, et s’expliquent par elle. — Dans l’évolution normale, ces trois états d’esprit se succèdent, sans jamais s’exclure complètement ; Victor Hugo le remarque expressément, avec raison, dans un des passages que j’ai cités plus haut. On pourrait même remarquer que chaque nation paraît avoir une aptitude spéciale pour l’un ou l’autre de ces genres, qui répond le mieux à son génie {p. 23}particulier et qui fleurit chez elle avec le plus d’intensité et le plus de durée. Mais à côté de ces trois états d’esprit, essentiels, qui se succèdent l’un à l’autre, étant provoqués et nourris par le changement des choses, il y a d’autres façons de voir et de sentir, d’une importance secondaire mais d’un caractère permanent, parce qu’elles sont provoquées par une qualité durable des choses ; nous touchons ici à un problème important de méthode.

Tous ceux qui ont à raconter l’histoire littéraire de plusieurs siècles savent la difficulté qu’il y a à classer certaines œuvres. Où mettre tels sermons, tels traités de morale, telles satires sociales ou littéraires ? Est-ce même toujours de l’art ? Si c’est de l’art, à quel principe le rattacher ? Où mettrons-nous par exemple Calvin, Montaigne, Pascal, Boileau ? Les isoler, en individualités, cela paraît d’abord assez légitime ; c’est surtout commode ; mais ne sentons-nous pas que, par la forme et le fond, ils se rattachent intimement au tout ? Nous créons alors des rubriques de « tout y va » ; ce sont des tiroirs, pour l’œil ; ce n’est pas de l’ordre, de la lumière {p. 24}pour l’esprit. — Il faudrait se résoudre à bouleverser beaucoup de nos catégories ; pour cela il faut s’habituer d’abord à voir autrement, à embrasser d’un coup d’œil la ligne d’ensemble (esprit général) et le cas individuel, et surtout à saisir, derrière la forme souvent trompeuse, l’état d’âme. Nous constaterons alors (et ici M. Croce verra combien mon « système » diffère de la classification rigide encore en usage) que la satire n’est pas un « genre », pas plus que l’idylle, ou le poème héroï-comique, ou le roman champêtre… Ces combinaisons variées, dont nul ne saurait fixer le nombre ni la forme, naissent parfois de la fantaisie d’un génie et meurent avec lui, car les imitations qu’elles suscitent ne sont le plus souvent que de mauvaises copies et ne révèlent qu’une mode sans âme ; — d’autres fois, ces combinaisons (celles-là surtout qu’on essaie de grouper en « genre didactique »), sont tout simplement des œuvres de morale ou de science ; leur style agréable ne suffit pas à en faire des œuvres littéraires ; il s’agit d’un domaine intermédiaire, comme il y en a tant dans la vie où tout n’est que transition ; dans ces {p. 25}cas-là, qu’on commence par rendre courageusement à la morale et à la science tout ce qui n’est pas œuvre d’art ; il y a des documents d’une grande valeur psychologique qui sont sans « forme » au sens précis du mot, donc sans art ; il faut les connaître, les utiliser, en dire l’intention, la signification ; mais, loin de les mettre au nombre des œuvres d’art, dire pourquoi ce ne sont pas des œuvres d’art. Même après cette élimination, il restera assez d’œuvres littéraires qui semblent difficiles à classer ; qu’on en considère l’esprit, le tempérament, l’intention, sans se laisser dérouter par leur forme ; et l’on verra quelles se rattachent, ne fût-ce que de loin, au genre lyrique, ou épique, ou dramatique. Mais, j’y insiste, c’est une révolution à faire dans nos habitudes2.

{p. 26}Laissons de côté l’idylle, le poème héroï-comique, et ce « nouveau genre d’épopée » que la subtilité de Chapelain découvrait dans l’Adone de Marini ; ce sont là des catégories trop évidemment factices ; mais arrêtons-nous à la satire pour laquelle on a voulu monopoliser certaines formes, et dont on fait un « genre » bien à tort. L’homme et la société sont suffisamment imparfaits pour provoquer en tout temps la critique ; or, selon le tempérament de l’auteur et selon son époque, la satire sera animée de souffles divers ; elle est très souvent lyrique (Musset a mis de la satire jusque dans La Nuit de mai) ; mais elle est aussi épique chez Dante, chez Cervantès, chez D’Aubigné, et dans combien de nos romans d’aujourd’hui ! Elle rit dans les fabliaux, elle disserte lourdement dans le Roman de la Rose ! Enfin elle est aussi dramatique ; n’a-t-on pas dit que la farce est un « fabliau mis à la scène » ? {p. 27}La satire est partout chez Molière et jusque dans Hamlet et dans L’Ennemi du Peuple. Donc, écrire l’histoire de la satire comme d’un genre littéraire, dans le sens habituel du mot, c’est ou bien composer un florilège de genres très divers dans leur inspiration, ou bien s’attacher très arbitrairement à une « forme » en négligeant des œuvres importantes. — En d’autres termes, l’esprit critique est constant ; on le retrouve à toutes les époques ; ou plus ou moins, mais il est toujours là ; il prend souvent une forme littéraire, mais en soi il n’est pas de nature littéraire ; à lui seul, il n’est pas un principe d’art ; il est négatif et démolisseur, l’art est créateur. Qu’on y prenne garde : chaque fois qu’une œuvre satirique mérite une place dans l’histoire littéraire, c’est que l’esprit critique s’y est enrichi d’éléments positifs ; il s’élève ainsi, par des transitions innombrables, du ricanement, qui se complaît aux vilenies humaines, et du dénigrement qui bafoue les grandes choses, jusqu’à l’indignation sacrée, qui lutte avec le mal. Quelques exemples : la vie durable de certains fabliaux, de certaines farces, n’est pas dans les turpitudes, {p. 28}dans les invectives, elle est dans les « situations » comiques, dans tels caractères nettement dessinés ; ce qui nous charme dans les Satires d’Arioste, c’est Arioste lui-même ; et ce qui domine dans Les Tragiques, dans Les Châtiments, ce n’est pas la haine, c’est la foi. — La satire n’est pas un genre au sens vrai du mot, elle n’est qu’un élément ; pour lui donner la forme et la durée, il faut l’art d’un individu, le souffle lyrique, ou épique, ou dramatique. L’esprit critique, c’est Méphisto : « ich bin der Geist, der stets verneint » ; le créateur, c’est Faust. Gœthe, c’est Faust et Méphisto.

L’esprit moraliste, étroitement apparenté à l’esprit satirique, provoque à mon sens des réserves semblables en histoire littéraire. Je n’arrive pas à concevoir un « genre » didactique. Il ne suffit pas d’exprimer en style correct des idées nobles et profondes pour faire œuvre d’art ; l’art n’est le plus souvent que secondaire pour les moralistes ; il est pour eux un moyen et non un but ; c’est une différence essentielle, qui devrait assigner aux moralistes une place particulière dans l’architecture d’une histoire littéraire. Je {p. 29}les mettrais tous, au commencement ou à la fin de chaque période, dans un chapitre consacré aux idées et aux conditions générales, et je ne les nommerais ailleurs, dans les chapitres consacrés à l’art, que très brièvement. Il est grand temps vraiment de réintroduire dans la notion « littérature » l’idée essentielle de l’esthétique. Poussée par la manie d’être complète, indifférente à la beauté, la philologie moderne a constitué un vaste bazar de textes et de « documents », au détriment de l’art et du sens historique.

C’est ainsi qu’il faudrait encore réviser notre notion du genre dramatique. Ce genre est le plus continu des trois, pour des raisons techniques, psychologiques et sociales que je n’ai pas à développer ici ; pourtant il est moins continu qu’il ne semble au premier abord. Nous englobons, sous le nom de « comédies », des œuvres très dissemblables ; par exemple, des tableaux de mœurs, des revues, qui n’ont de dramatique que la forme dialoguée, mais qui sont sans action et sans caractères. Et que signifient, dans une histoire du théâtre sérieux, ces nombreuses pièces qui ne furent jamais jouées, parce qu’elles {p. 30}sont injouables ? Elles n’eurent aucune influence sur l’évolution du théâtre ; elles sont au drame ce que les mannequins du musée Grévin sont à l’homme vivant. Les emprunts que la tragédie du xviie siècle fit à Montchrétien et à Garnier sont quantité presque négligeable, quand on les compare avec le rôle que joua la pastorale, d’abord lyrique, puis enrichie d’éléments romanesques. Ce qui importe avant tout, dans l’étude d’une œuvre littéraire, c’est l’élément générateur ; qu’on ne se laisse dérouter ni par les éléments accessoires ni par la forme qui, souvent, n’est pas adéquate, mais simplement empruntée à la tradition ou à la mode3.

Je ne veux pas m’attarder à ces questions préliminaires ; elles ne sont qu’une première orientation. Elles suffisent à montrer que ma méthode, si elle est juste, présente un gros danger, qui est aussi une garantie : elle se refuse à toute application machinale. Soit qu’on {p. 31}l’applique en subissant encore le joug des « formes », soit qu’on s’attache aveuglément à l’esprit dominant d’une époque, en négligeant les individualités, on s’expose à des erreurs parfois ridicules. Je ne prétends pas avoir évité toutes ces erreurs ; je sens combien sont tenaces les habitudes, combien perfide notre terminologie. Plus d’une difficulté m’a sans doute échappé, et peut-être aussi plus d’une explication favorable à mon idée. Je ne présente ici qu’une esquisse, à retoucher, mais pourtant longuement méditée. Depuis dix ans j’ai de plus en plus le sentiment que ma méthode, très simple dans ses grandes lignes, infiniment complexe dans le détail, répond précisément aux réalités de la vie, pour autant qu’il est possible d’exprimer en mots rigides cette fermentation perpétuelle, dont le bouillonnement nous enchante et nous déroute, comme les flots de la mer qui se brisent sur le rivage, selon des lois éternelles, et dont l’œil ne perçoit que la ligne changeante et l’écume fuyante.

La littérature française sera la base de ma démonstration ; de toutes les littératures à moi {p. 32}connues, c’est elle qui réalise le plus clairement la loi, et j’en dirai le pourquoi. La littérature italienne, dont l’évolution fut au contraire incomplète, servira de contre-épreuve.

Anticipant forcément sur les résultats, je divise l’évolution en ères, dont chacune comprend trois périodes. Chaque ère est dominée par un grand principe (politique, moral, social) qui en fait l’unité et dont les phases successives caractérisent les périodes : les débuts lyriques, la création épique, la désagrégation dramatique. — Je dénomme les ères d’après leur principe, en renonçant absolument aux termes vagues qui sont hélas en usage ; nous parlons d’histoire ancienne (qui comprend les Pharaons, la république d’Athènes et l’empire romain !), de moyen âge, de temps moderne et d’époque contemporaine ! C’est vivre au jour le jour et méconnaître singulièrement le contenu de l’histoire ; il est temps de donner aux ères des noms significatifs. Le moyen âge, c’est l’ère féodale et catholique ; de 1500 environ à la Révolution, c’est l’ère des royautés absolues ; de 1800 à nos jours, c’est l’ère des nationalités et des démocraties.

{p. 33}Une dernière remarque : je donne ici, non pas une histoire de la littérature, mais une esquisse en traits sommaires ; avec pourtant la discussion de quelques cas particuliers qu’il était impossible de passer sous silence. Je ne donne que des noms connus, les plus connus ; ils doivent suffire pour un premier essai. Si les historiens me font l’honneur d’une discussion, ils relèveront des points faibles, des contradictions apparentes, suggéreront des explications, des modifications dans le groupement, et c’est pour leur répondre que je réserve toute ma documentation. À moins qu’on ne me convainque d’erreur complète ; éventualité que je ne saurais exclure. Dans ce cas je me consolerais avec ces mots que Gaston Paris me disait en 1900 : « Même si votre théorie était fausse, il faudrait, pour la réfuter, reprendre l’histoire littéraire d’un point de vue nouveau, et ce serait encore un gain. » Donc, mettant les choses au pire, je tente néanmoins l’entreprise.

Chapitre II.
Vérification de la loi par l’examen de la littérature française §

I. — Ère féodale et catholique : des origines à 1520 environ §

{p. 34}C’est une nécessité vraiment malencontreuse que de commencer une démonstration par la période toujours obscure des origines. Depuis l’invasion des Francs jusqu’à 1050, pour une période de six siècles, nous n’avons en « roman » que bien peu de textes littéraires : Sainte Eulalie, la Passion, Saint Léger, Saint Alexis ; ce peu de chose est exclusivement de nature religieuse et ne saurait expliquer, ni pour le fond ni pour la forme, le Roland, le Pèlerinage et toute la floraison épique du xiie siècle. Il y a eu autre chose, une poésie disparue, parce qu’elle fut orale. Là-dessus tout le monde est d’accord. {p. 35}Quelle que fût sa langue, latine, ou franque, ou romane, le peuple n’a pas cessé de chanter ; il est impossible, de par les lois psychologiques et de par l’expérience, d’admettre un seul instant un silence séculaire ; au contraire, la nouvelle religion, le nouvel état politique et social devaient provoquer une nouvelle poésie. De quelle forme et de quelle nature ? Que dans le domaine religieux le peuple ait subi jusqu’à un certain point la langue latine, de l’Église, cela est vraisemblable ; mais il ne faudrait rien exagérer ; les textes nommés ci-dessus prouvent la coexistence d’une poésie romane ; les soins des clercs nous ont conservé ces quelques textes, parce qu’ils sont de nature religieuse ; mais la poésie profane ? Ici deux théories principales se trouvent depuis longtemps en présence, pour la littérature française comme pour la littérature grecque et d’autres encore. L’une suppose des commencements épiques, dont on retrouverait les traces chez certains historiens et dans les poèmes conservés d’une époque plus récente ; l’autre suppose une poésie lyrique, populaire, surtout orale, donc aisément disparue. — Si la {p. 36}loi que j’ai déjà esquissée est exacte pour d’autres ères, elle doit l’être aussi pour les origines, et la question serait résolue pour ainsi dire par équation mathématique ; mais je ne veux pas commettre une pétition de principe, ne fût-elle qu’apparente ou partielle. Je ne considère la loi que comme une simple présomption en faveur des origines lyriques. D’autres arguments ne font pas défaut.

Même les partisans d’une épopée primitive admettent la coexistence d’une poésie lyrique (« il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques », Lanson) ; les uns supposent des cantilènes lyrico-épiques, devenues poèmes par « juxtaposition » ; les autres supposent de « petits poèmes », agrandis plus tard par « étirement ». Le mot étirement est heureux, séduisant ; mais à relire telle épopée, on n’arrive pas à concevoir ce procédé, ni pour le fond ni pour la forme ; considéré de plus près, il ne répond ni à la psychologie ni à l’esthétique. Qu’il y ait eu, à l’occasion, juxtaposition, cela est fort probable ; mais la juxtaposition systématique se heurte aux mêmes difficultés que {p. 37}l’étirement ; les maladresses, répétitions et contradictions dont on fait tant de cas ne suffisent pas à étayer le système ; j’en ai relevé de moins graves, mais de même genre, jusque chez un artiste tel que Flaubert. S’il faut exclure l’étirement et la juxtaposition de « petits poèmes », il ne resterait plus, en admettant des origines épiques, qu’à supposer de véritables poèmes ; il y a à cela une nouvelle difficulté. On s’explique que la poésie lyrique soit demeurée longtemps orale et qu’elle ait disparu sans laisser d’autres traces que des refrains et des motifs ; on s’explique encore que la farce, véritable commedia dell’ arte, n’ait pas nécessité de notation écrite ; mais on ne saurait admettre une floraison épique à l’état oral ; c’est trop demander à la faculté créatrice et à la mémoire du poète. Supposer une épopée contemporaine des événements, c’est se méprendre encore sur la psychologie populaire, sur l’imagination qui n’embellit qu’à distance, par une lente élaboration de légendes4.

{p. 38}Toutes les reconstructions systématiques d’épopées disparues (comme celle de Kurth, pour ne citer qu’un nom) pèchent par une accumulation de subtilités ; très ingénieuses dans le détail, elles sont fausses dans l’ensemble.

Un autre fait : depuis longtemps on avait remarqué dans l’épopée, telle que nous la possédons, une forte influence cléricale ; je me souviens que, en 1891 déjà, mon maître Henri Morf reprochait un peu à Gaston Paris de n’avoir pas, dans son Manuel, rangé l’épopée dans la littérature religieuse. Étant donné cet élément clérical, on a peine à comprendre comment les clercs, qui nous ont conservé Saint-Alexis, ne nous auraient pas conservé au moins deux ou trois de ces anciens et nombreux poèmes admis par hypothèse, où les preux mettaient leur épée au service de l’Église et couronnaient leur vie héroïque par un édifiant moniage. Cet élément clérical, Joseph Bédier vient de le prouver et de l’expliquer d’une façon lumineuse et rigoureuse, et j’estime qu’après ses travaux l’hypothèse d’une épopée antérieure à la fin du xie siècle est {p. 39}définitivement écartée. — Reste donc à admettre pour la première période une floraison lyrique.

En faveur de cette opinion nous avons, non seulement l’élimination nécessaire de la poésie épique et plusieurs raisons générales de logique et de psychologie, mais encore des arguments positifs. Je rappelle brièvement les refrains et les motifs dont Alfred Jeanroy a montré l’importance, les chansons de mai, chansons à danser, que Gaston Paris a ressuscitées en savant et en poète, et enfin les condamnations lancées par le clergé contre les cantica puellarum, turpia, obscœna, qui sont certainement des chansons d’amour. Dans une étude assez brève, mais extrêmement condensée, Francesco Novati vient de réunir tous ces arguments, d’y en ajouter d’autres, et je puis me contenter de citer quelques lignes de ce profond connaisseur du moyen âge français et italien :

« Che la musa plebea non abbia mai taciuto del tutto nemmeno durante il crepuscolo caliginoso e tetro del primordiale medio evo in Italia, è credenza la quale va ogni giorno più conseguendo favore nel {p. 40}mondo degli studiosi, sicchè potrebbesi oramai considerare come fuori di discussione, anche se tornasse impossibile recarne innanzi prove concrete. Fortunatamente, però, le prove non mancano… per dimostrare come non solo in Francia, ma anche nella penisola nostra, in tempi remotissimi, la lirica popolare siasi esercitata in ogni genere di componimenti ; e l’anima delle moltitudini abbia variamente vibrato sotto l’impulso de’ sentimenti eternamente destinati a commuoverla : amore e odio, gioia e dolore, pianto e riso5. »

Première période : des origines au commencement du douzième siècle6 §

Nous sommes mal renseignés sur les mœurs, {p. 41}l’état d’esprit de ces commencements de la civilisation nouvelle. Les faits que nous connaissons de l’histoire politique, sociale et religieuse, sont souvent difficiles à interpréter, d’abord à cause de leurs propres lacunes, et ensuite parce que notre information est d’origine presque exclusivement cléricale. Ceux que nous aimerions entendre n’écrivaient pas, ni en latin ni en roman. Les plus anciens monuments en langue vulgaire que nous possédions nous indiquent simplement à quelle date le français, suffisamment différencié du latin, était déjà (mais depuis quand ?) en usage dans le peuple ; rien de plus. La persistance séculaire du latin chez les intellectuels et leur mépris du vulgaire nous ont privés des œuvres littéraires les plus significatives. Les théologiens, les chroniqueurs, les poètes {p. 42}lettrés ont souffert de ce vêtement traditionaliste, quant à la sincérité de leur expression et à la valeur même de leur vision des choses ; c’est chez eux pourtant qu’il nous faut chercher les idées directrices de l’époque ; avec discernement, avec amour.

Le jugement que nous portons habituellement sur les « ténèbres du premier moyen âge » est faussé par notre anticléricalisme, par notre vanité d’hommes « modernes », par la sécheresse soi-disant objective de notre érudition ; pour bien pénétrer l’état d’esprit d’alors, il faudrait se faire une âme naïve et catholique. Sans doute, ce fut une époque de bouleversements politiques, de brutalités, et où dominait en religion une conception du monde qui nous paraît inhumaine ; mais au lieu de juger ces choses d’après nos goûts, il faut les comparer à ce qui précéda : l’invasion des barbares, l’écroulement du paganisme, l’anarchie complète ; alors, les ténèbres se transforment en aurore. Certes, l’imagination livrée à elle-même nous égare ; et pourtant, sans elle, le passé est mort ; guidée par les faits, elle est nécessaire à l’histoire. Pour revivre le passé, il {p. 43}faut sympathiser avec lui. Plus j’étudie l’époque qui entoure l’an 1000, et plus j’y sens un souffle d’exaltation superbe, un renouveau ; ce qui nous semble, à nous, du désordre, était pour les gens d’alors un commencement de stabilité ; l’équilibre féodal s’ébauchait ; des intérêts communs groupaient des provinces, les unissaient contre le Sarrasin, esquissaient des nations ; quand nous estimons misérable la condition des vilains, nous oublions la relativité du bonheur ; surtout, nous méconnaissons la puissance de la foi nouvelle, qui n’est plus la nôtre, mais qui fut en son temps une lumière bienfaisante et miraculeuse ; elle nous semble déprimante ; en réalité elle fut une délivrance, et, grâce à elle, le monde se parait « d’une blanche robe d’églises neuves ».

Là où nos positivistes ne voient que fanatiques et imposteurs, le psychologue remet en souriant des saints et des miracles ; les légendes lui sont, non point de l’histoire, mais pourtant une indication précieuse ; longtemps avant d’entrer dans la littérature, ils couraient déjà de bouche en bouche les récits du jongleur de {p. 44}Notre-Dame, du chevalier au barizel, des roses du frère Ave Maria. Il y a eu là toute une floraison de lyrisme religieux (prières, louanges, légendes), dont nous n’avons pas les textes (du moins sous leur forme primitive) mais qu’on ne saurait mettre en doute.

Puis il y a la réaction, l’affirmation joyeuse de l’instinct, telle que Gaston Paris l’a décrite dans sa magistrale étude sur les origines de la poésie lyrique ; nous en avons des traces dans ces refrains qu’Alfred Jeanroy a si heureusement ramenés à des thèmes primitifs, et jusque dans la poésie provençale qui nous donne une idée de ce que nous posséderions si le latin ne s’était pas imposé, dans la France du Nord, à la création intellectuelle.

Enfin il y a la poésie guerrière, attestée par la Vie de saint Faron, qu’on a invoquée à tort en faveur des origines épiques ; non pas que le souffle épique ait fait complètement défaut ; on le trouve, mêlé au lyrisme, dans les chansons de toile, dans les romances, mais il n’est pas l’élément principal.

Pour le genre dramatique, il faut supposer la {p. 45}farce, car elle est immortelle ; le drame liturgique, tel que le Sponsus nous le fait entrevoir, n’est encore qu’une série de tableaux vivants, au service de l’enseignement religieux.

En vérité, tout cela est peu de chose ; les textes manquent, et leur absence ne s’explique, je le répète, que pour de brèves poésies de caractère lyrique et populaire. Ce caractère lyrique de la première période est le fait essentiel ; quand on en sera bien pénétré, on interprétera et on groupera mieux les divers témoignages de la littérature en langue latine ; on retrouvera, derrière le système des clercs, l’âme d’un peuple nouveau, et le jugement total que nous portons sur cette époque de nos origines s’en trouvera heureusement modifié, dans un sens de plus grande justice historique. Ce n’est pas un crépuscule, c’est une aube ; ce n’est pas une erreur superstitieuse, c’est une foi.

Deuxième période : de 1100 environ à 13287 §

Le xiie et le xiiie siècles sont de beaucoup les {p. 46}plus grands de la littérature française de la première ère ; la royauté féodale et la théocratie y atteignent leur point culminant. La « douce France » s’affirme à la fois comme la première nation européenne (la première en date, la plus consciente et la plus puissante), et comme la fille aînée de l’Église. La royauté domine les barons dans la mesure où la féodalité le permet ; elle a conquis le Sud, et favorise le développement de la bourgeoisie qui sera, aux jours de crise, sa réserve suprême. L’Église s’est accommodée à la réalité, mettant son autorité au service de la royauté, moyennant quoi elle règne dans l’enseignement, dans la vie intellectuelle, où elle crée par saint Thomas d’Aquin un système qu’il est permis aujourd’hui de combattre à outrance sans en méconnaître la grandeur géniale. Pour se renseigner sur les idées, sur l’action parallèle des deux principes essentiels, il faut lire les prédicateurs, les Miracles de Gautier de Coincy, et surtout Villehardouin et Joinville.

{p. 47}Cette époque est épique, logiquement. En chantant le passé, l’épopée glorifie, justifie l’action présente ; en racontant les siècles disparus, elle y met, ainsi que Joseph Bédier l’a montré avec force, les mœurs et les notions du présent ; elle dégage une ligne de ce qui avait semblé une anarchie. La poésie, c’est Roland à Roncevaux ; la réalité, c’est Philippe-Auguste à Bouvines. Née autour d’un sanctuaire, le long des routes de pèlerinage, l’épopée manifeste l’union intime de l’Église et de la royauté. La théorie de M. Bédier n’est pas encore achevée à l’heure où j’écris ces lignes ; mais on peut en prévoir la conclusion ; il lui reste à montrer, à côté de l’Église instigatrice, le rôle de l’imagination populaire dans la légende, et celui de l’individu dans la création des poèmes ; déjà elle explique fort bien l’occasion déterminante, le mécanisme et une partie de la tendance ; sans doute elle dira bientôt l’esprit général, le souffle qui anima tant de poètes, et la fusion de l’idée nationale avec l’idée religieuse.

La fin du xie siècle avait déjà produit quelques poèmes, dont le Roland, typique, et le {p. 48}Pèlerinage de Charlemagne, si particulier. C’est maintenant la grande floraison ; il est superflu de détailler les titres, les cycles ; l’épopée nationale, une des gloires de la littérature française, est suffisamment connue dans ses traits essentiels. Nous en voyons aussi, il est vrai, les défauts, les répétitions, les clichés ; mais, plus près de nous, ne voyons-nous pas les clichés romantiques ? et nos fils ne souriront-ils pas des lieux communs naturalistes ? L’épopée nationale fut, pendant deux siècles, le « grand succès » ; chantée par les jongleurs jusque sur le champ de bataille, et lue aussi par les lettrés, elle fit battre les cœurs des héros et des rustres ; expression d’une unité grandissante, elle contribue à cette unité.

À côté d’elle, un autre monde épique : le roman chevaleresque, le roman antique. Plus savante et plus raffinée en sa psychologie, cette poésie aristocratique nous montre les mêmes énergies au service d’autres mobiles ; et c’est déjà, au-delà des frontières des nations et des religions, la tendance à universaliser ; si bien qu’aujourd’hui encore, en tout pays civilisé, {p. 49}Tristan vit et meurt pour Yseut, et Lancelot s’obstine à la recherche du Graal. — Toujours dans le domaine épique, ce sont les lais ; Marie de France ; les branches primitives du Roman de Renart, d’où la satire est encore absente ; la première partie du Roman de la Rose où, sous une forme épique, il y a beaucoup de lyrisme, de celui de l’époque.

La poésie lyrique, aristocratique, est une fin, très gracieuse d’ailleurs. La valeur de la forme, et le fait que ces petites pièces sont utiles pour des exercices philologiques et des thèses de doctorat, ne doivent pas nous tromper sur la valeur du fond : il s’agit d’une imitation, d’une convention de salon, avec parfois un accent sincère et individuel que la pénétration de J. Bédier s’est appliquée à discerner ; tout cela est charmant ; pourtant je préfère, avec Alceste, Si le Roi m’avait donné… À part quelques exceptions, cette poésie a surtout une valeur relative, comme indice d’une mode et comme document de l’esprit aristocratique ; mais à ce point de vue encore le roman chevaleresque est plus complet, plus précis.

{p. 50}La bourgeoisie se passionne évidemment pour l’épopée nationale ; je m’étonnerais qu’elle n’ait pas goûté aussi le roman aristocratique, puisqu’elle s’essaie elle-même aux raffinements de la poésie lyrique courtoise. Elle fait mieux d’ailleurs : elle apporte à la littérature ses éléments à elle : le réalisme, la satire, la discussion. Sous la forme épique, ce sont les branches nouvelles de Renart, dérision de l’épopée chevaleresque, de l’Église et du vilain ; ce sont les fabliaux ; c’est surtout la seconde partie du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris était, dans son gracieux lyrisme, un attardé ; Jean de Meung est un précurseur ; « son œuvre grossière exprime ce qui va germer et grandir, elle contient l’avenir » (Lanson) ; de là, malgré la forme épique (influence de l’époque, comme chez Guillaume de Lorris), un véritable sens dramatique, que M. Lanson a très justement noté à diverses reprises.

Le théâtre lui-même affirme son existence : il est vrai que nous en possédons bien peu de chose : le Jeu d’Adam, le Jeu de Saint-Nicolas de Bodel, le Théophile de Rutebeuf, {p. 51}le Jeu de la Feuillée et Robin et Marion d’Adam de la Halle. Cependant des témoignages divers nous forcent à admettre un répertoire plus riche, sérieux et surtout comique ; répertoire disparu, parce que sans forme littéraire ; il s’agissait sans doute de scénarios, remplacés par des textes à l’époque suivante qui sera celle du drame.

Outre Jean de Meung, trois individualités intéressantes : Jean Bodel, Adam de la Halle, Rutebeuf. L’érudition moderne s’est efforcée de mettre ces poètes en leur milieu, dans leur époque ; avec raison, certes ; ce n’est pourtant qu’un commencement ; si l’on cherchait une fois les conflits de leur personnalité avec l’esprit et avec les formes de leur époque, j’ose croire qu’ils y gagneraient.

Troisième période : de 1328 à 1520 environ §

C’est une période de crise dans tous les domaines. Le triomphe du nominalisme marque la fin du système théocratique qui, de même que le système féodal, a rempli sa mission, s’est épuisé et ne suffit plus aux œuvres de l’avenir. {p. 52}Déjà sous Philippe le Bel, la royauté s’est heurtée à la papauté ; de fait, la collaboration à titres égaux de ces deux principes, de ces deux intérêts, ne sera plus jamais possible ; l’un devra se subordonner à l’autre ; en France, c’est le pouvoir laïque qui l’emporte — et la séparation d’aujourd’hui est dans l’évolution normale ; — en Italie, c’est le pouvoir religieux, — et ce sera l’anarchie politique.

Sous le règne des Valois, c’est la féodalité qui craque ; elle a fait la France ; pour aller plus avant, il faut désormais à la royauté une autorité qui est en contradiction avec le système féodal. De là, la guerre de cent ans ; et Jeanne d’Arc sauvant la patrie prend une grandeur symbolique : c’est le peuple français à la rescousse. Pour apprécier l’importance et la logique de cette évolution, il faut comparer la France avec l’Allemagne, où la féodalité persiste pour le plus grand dommage de la nation.

Le peuple, c’est pour longtemps encore surtout la bourgeoisie ; elle triomphe, elle s’affirme partout, jusque dans sa critique négative. Là est la grande « valeur relative » de la plupart {p. 53}des écrivains de l’époque. M. Lanson dit excellemment du sentiment national : « On peut dire que la moitié des pages éloquentes ou des émotions poétiques du xve siècle (comme déjà du xive) est un produit du patriotisme, l’expression d’un amour nouveau de la France, et de la tendresse ou de l’indignation que les misères des humbles et des laborieux excitent. Christine, Chartier, Maillard ou Menot sont là pour l’attester. » On pourrait ajouter bien d’autres noms encore, par exemple Eustache Deschamps, et, comme essentiel à un autre point de vue : Commynes.

L’esprit de cette époque ne saurait être ni lyrique, ni épique ; il va au théâtre. Ici il importe de distinguer deux faits bien différents et dont les effets convergent pourtant : le drame à thèse et le goût du théâtre.

Le drame à thèse, tel que nous le trouverons au xviiie siècle et de nos jours, est évidemment le signe le plus caractéristique d’une crise morale ou sociale. Sous la forme qui nous est familière, il semble manquer aux xive et xve siècles. Mais c’est peut-être une question à revoir {p. 54}de plus près. D’abord il y a la sotie, la moralité ; nous n’avons guère de textes antérieurs au xve siècle ; simple lacune qui s’explique par la forme primitive et grossière ; le Jeu du prince des Sots de Gringore (1511) est un exemple de ce que peut l’art d’un individu pour la conservation d’une œuvre8 ; comme fond et tendance les pièces de ce genre ont dû abonder. La sotie et la moralité sont du théâtre laïque, moralisateur, satirique, politique ; le même esprit se retrouve jusque dans le théâtre religieux, où nous voyons trop exclusivement l’élément clérical. Les Miracles de Notre Dame (xive siècle) « trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin » (Lanson). {p. 55}Même en dehors de la critique, il serait utile de montrer ce que la morale des Miracles a de positif et de neuf. Et ce qui est vrai des Miracles l’est plus encore des Mistères du xve siècle. — L’arrêt du Parlement, de 1548, prohibant les mistères sacrés, s’explique par beaucoup de raisons ; on parle surtout des scrupules religieux ; c’est juste ; il semble toutefois que ces scrupules furent bien lents à se manifester et à obtenir une sanction ; on parle du goût littéraire nouveau de la Renaissance ; c’est juste encore, mais la Renaissance n’est pas qu’un fait littéraire, heureusement. Les lois ne font que consacrer une étape dans l’évolution des mœurs ; jamais un arrêt du Parlement n’aurait mis fin aux mistères, si ceux-ci avaient encore répondu à un besoin de l’esprit général (on l’a bien vu au xviiie siècle dans la guerre des théâtres) ; de fait, les mistères végéteront, malgré la loi, pendant une cinquantaine d’années, et s’ils meurent, c’est d’épuisement, de mort naturelle. Une France nouvelle a surgi, le lyrisme a remplacé le drame. Dans l’arrêt de 1548 il faut donc voir un effet beaucoup plus {p. 56}qu’une cause. — Si l’on comparait, à ce point de vue, l’histoire du théâtre français avec celle du théâtre italien, on aboutirait à des résultats très intéressants ; j’en dirai un mot au chapitre III.

Tout ce théâtre, religieux ou laïque, sérieux ou comique, souffre d’un défaut : il est sans art ! Tant d’œuvres, tant d’auteurs, un tel engouement du public, et, sauf Patelin, pas une œuvre d’art ! Pourquoi ? Plusieurs ont dit : « Le moyen âge n’a pas connu le souci de l’art. » Erreur profonde, que l’architecture, la poésie des Provençaux, Chrétien de Troyes, Dante, suffisent à réfuter. Le problème est complexe, difficile, mais non insoluble, et certes plus important que l’établissement de tels textes critiques ou la statistique des « larmes dans l’épopée française9 »… J’espère y revenir dans un autre ouvrage, consacré à l’esthétique ; ici, quoi qu’il m’en coûte de scinder brutalement des questions intimement liées, je ne puis esquisser que le côté social {p. 57}et psychologique du problème. Pour cela, puisque nous sommes nous aussi à une époque où le théâtre est le genre préféré, prenons un peu de recul et demandons-nous : la plupart des pièces que nous applaudissons aujourd’hui, qui nous émeuvent, ne se peut-il pas qu’elles n’aient qu’une valeur relative ? La Barricade et Le Tribun seraient peut-être des moralités ? et Chantecler une sotie ? L’intérêt que tout drame à thèse offre aux contemporains ne suffit pas à expliquer de pareils succès ; il y a autre chose : le goût du théâtre.

De peur d’être mal compris, je répéterai qu’aucune époque n’a le monopole exclusif d’un genre. Il y aura à toute heure des amateurs du lyrisme, du roman, du drame ; soit par goût spontané, soit par tradition purement littéraire. Mais enfin le goût du théâtre s’affirme avec une force particulière en de certaines époques, et révèle une psychologie spéciale. Celui qui lit un poète lyrique, s’isole dans sa rêverie ; celui qui lit un roman, prend part à une action… en pensée : celui qui va au théâtre, entre en contact direct avec la masse ; auteur et spectateur {p. 58}obéissent à la psychologie des foules. Tel mot, qui ne frappe point le lecteur, fait un effet profond sur le spectateur ; il y a des choses qu’on lit mais qu’on ne veut point entendre, et d’autres qui feraient fermer un livre et qu’on accepte à la scène. Psychologie morbide qui fait rire telle honnête femme à certaines gravelures, et qui répand sur une salle entière une odeur de luxure ; psychologie puissante qui réveille les consciences et fait passer dans les âmes bourgeoises au souffle d’héroïsme. En bien comme en mal, c’est le même procédé, la même force que nous manions ou subissons sans en connaître exactement la formule. Tel jeune homme, qui, jadis, aurait pleuré avec Rolla, ou conquis Paris avec Rastignac, va maintenant s’étourdir au théâtre, si ce n’est au café-concert, ou même au cinématographe. Distraction facile, émotion violente et passagère, grossissement des vices et des vertus, extériorisation de la conscience, curiosité des conflits, des péripéties, des perversités, et toujours par le contact avec la foule, par la lumière, la forme plastique, la musique, voilà de quoi est fait le goût du spectacle qui, à son degré aigu, {p. 59}se retrouve à toutes les époques de crise morale. Or, qu’on y prenne garde : le concours de toutes ces circonstances, en contribuant au succès passager, constitue un gros danger pour l’artiste, pour les qualités de l’œuvre. — Puis il y a les conventions ; le théâtre ne saurait vivre sans elles ; mais elles sont fort diverses selon les temps. Celles du mistère nous semblent d’énormes naïvetés, des maladresses ; elles froissent notre goût ; celles du théâtre de nos jours ne vaudront pas mieux dans cent ans. À y regarder de près, c’est bien la tragédie du xviie siècle qui, malgré ses « artifices », a cédé le moins aux habiletés, aux contingences matérielles ; et c’est pourquoi la vérité durable y resplendit aujourd’hui encore, simple et nue10.

Je devais toucher, en passant, à ce problème d’esthétique ; il importait de constater que la vision dramatique, à elle seule, ne suffit pas pour qu’on fasse œuvre d’art. Cette réserve expresse étant faite, il faudrait rendre justice, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, aux qualités dramatiques {p. 60}des mistères, miracles et moralités ; la lecture n’est pas le bon moyen d’en juger ; avec quelques modifications, plusieurs de ces pièces tiendraient fort bien sur les planches. La thèse en a vieilli ; c’est une autre affaire ; et cela augmente leur intérêt historique pour qui étudie la crise de cette ère finissante.

Naturellement la poésie lyrique continue à avoir des amateurs ; elle en a même beaucoup ; elle n’est plus qu’une forme figée où des esprits bourgeois accommodent tant bien que mal des idées dépourvues de lyrisme, mais souvent fort intéressantes pour l’histoire des mœurs ; ces « poètes » s’appellent Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Alain Chartier, Coquillart. Un grand seigneur, Charles d’Orléans, âme égoïste, légère et gracieuse, survit encore, du moins pour les lettrés, par le seul charme de la forme. — François Villon, le seul poète de cette période et le plus grand de la première ère, est un cas exceptionnel ; on a souvent étudié son individualité ; il reste à dire, par une analyse minutieuse, le conflit de son tempérament avec celui du siècle. Villon n’a pas {p. 61}de disciples ; il n’en saurait avoir. La poésie continue à déchoir fatalement après lui, elle tombe aux mains des grands rhétoriqueurs ; ils en font une science.

L’épopée est également en pleine décadence ; on met les poèmes en prose ; ils rentrent ainsi dans ces limbes des légendes d’où ils étaient sortis.

On retrouve l’esprit bourgeois, la satire contre la féodalité, contre l’Église et la femme dans les Cent nouvelles nouvelles, et chez Antoine de la Salle ; l’esprit dramatique y perce à chaque instant sous la forme épique.

Vers 1520 l’ère féodale et théocratique est achevée ; depuis quelques années la Renaissance italienne apporte à la France, dans un flot de lumière, une vision du monde toute différente ; la Réforme se prépare ; et François Ier inaugure une royauté nouvelle.

II. — Ère de la royauté absolue : de 1520 à la Révolution §

Je dénomme cette deuxième ère par son caractère politique, parce qu’il est le plus évident ; {p. 62}l’absolutisme s’affirme dans tous les pays d’Europe (sauf l’Angleterre), sous des formes diverses résultant de la combinaison d’éléments divers ; nulle part le développement n’est aussi harmonieux qu’en France. En se plaçant à un point de vue plus abstrait, on pourrait parler de l’ère de la raison universelle ; ce principe, contenu déjà dans la Renaissance italienne, ne trouve sa pleine réalisation qu’en France ; c’est qu’il répond merveilleusement à l’esprit de la race ; « race logicienne…, positive et réaliste…, race de bon sens, les idées la mènent…, plus raisonnable que morale…, elle a le plus vif sentiment de l’unité » (Lanson). Dans cette évolution, il serait absurde de ne pas voir les retards, les heurts, les soubresauts ; toute œuvre humaine demeure imparfaite, relative ; aucune époque ne réalise tout son programme ; chacune reçoit de la précédente et lègue à la suivante des demi-solutions, des idées avortées et surtout des formules qui lurent adéquates et qui gênent maintenant l’évolution normale. De tout ce désordre se dégage pourtant une ligne ; le but suprême de l’historien est de reconnaître cette {p. 63}ligne, qui est le rythme de la volonté humaine.

La féodalité, en tant que système contraire à la forte royauté, est finie dès le xvie siècle ; elle dure encore comme noblesse, avec les convulsions de la Fronde, et tombe enfin avec ses privilèges, à la Révolution, devant le Tiers-État ; dès lors elle n’est plus qu’un préjugé. — L’Église, en tant que théocratie, est également finie dès le xvie siècle ; la critique historique de la Renaissance l’a ruinée irrémédiablement ; elle subsiste comme religion, et même comme religion d’État, et, malgré toutes les crises, elle s’accommode plus ou moins aux temps nouveaux ; mais à elle aussi le xviiie siècle porte un coup dont les conséquences se manifestent lentement aujourd’hui.

Le principe de la raison universelle est à la base de la royauté absolue ; il atteint son apogée dans la gloire du xviie siècle, et se manifeste avec une évidence particulière dans la littérature qui en raconte les trois étapes.

Première période : de 1520 à 1610 §

Entre le moyen âge et les temps modernes il {p. 64}n’y a pas solution de continuité. Dans le chapitre magistral qu’il intitule : « Vue générale du xvie siècle », M. Lanson dit fort bien : « Tous les germes furent, non pas, comme on le croit trop souvent, étouffés, mais excités, épanouis par la Renaissance. » En effet, la critique que le xive et le xve siècles font du dogme théocratique et de la féodalité, les travaux de quelques savants français, les progrès nécessaires de l’idée nationale contiennent les éléments d’une transformation ; cependant cette transformation est hâtée, précisée, complétée par la Renaissance italienne sortie elle-même du moyen âge par Pétrarque et en général par le génie intuitif des Italiens. Cette fécondation d’un peuple par l’autre est un spectacle merveilleux ; elle vient à son heure et crée peu à peu entre les nations des dettes d’honneur qui triompheront de la haine et des préjugés. La France, fécondée tour à tour par chacun de ses voisins, a toujours su rendre à tous ce qu’elle avait pris à l’un.

La France accepte d’abord en bloc la Renaissance italienne, dont tous les éléments ne convenaient pas également à son génie ; elle {p. 65}traduit, elle imite, puis elle trie et transforme. L’étude des « sources italiennes », à laquelle on se livre depuis quelques années avec succès, est nécessaire ; toutefois, il faudrait ne pas exagérer l’importance de ces emprunts, mais insister au contraire sur ce fait : que la France a réalisé en œuvres ce que les Italiens avaient esquissé en théorie. Pour citer un exemple : Du Bellay a mis en coupe réglée Sperone Speroni ; mais pourquoi la Défense a-t-elle eu un effet que l’œuvre de Speroni n’a jamais eue ? C’est là une question essentielle11.

Les idées de la Renaissance italienne, c’est avant tout le culte de la beauté, la joie de vivre, l’individualité, la virtù ; c’est aussi la critique ; mieux encore, chez quelques-uns, le sens de {p. 66}l’histoire ; c’est encore, par Aristote et ses nombreux commentateurs, le principe de la raison, les lois naturelles opposées à la Providence ; en d’autres termes, l’instinct, la nature, et, comme dit Rabelais, Physis opposée à Antiphysie. — Peu à peu l’esprit français fera son choix ; il a son caractère à lui, et l’idée nationale lui impose certaines nécessités. Il réduit le rôle de la beauté ; il discipline l’individu ; il développe la science ; n’ayant pas le paganisme de l’Italie, il appuie sur la raison plus que sur l’instinct, et légitime par elle (selon les tempéraments) la religion, la morale, la politique ou l’art. Tout cela ne va pas sans tâtonnements, sans luttes ni sans contradictions intimes. Cette première période est une fermentation ; mais un fait domine : une foi immense en l’avenir.

Pour établir, par la littérature, le bilan des idées de cette époque, il faut remarquer les traductions (Amyot), les adaptations (La Boétie), la fondation du Collège de France ; puis, à des titres fort divers (je cite les noms sans commentaire, mais en groupes par ordre déterminé) : Rabelais ; Marguerite de Navarre et Calvin ; {p. 67}Estienne et Pasquier ; Maigret ; Ronsard et Du Bellay ; sans oublier la querelle très significative sur le mérite des femmes. Quant à Montaigne, il mérite, plus tard, une place à part.

L’histoire littéraire, proprement dite, doit débuter par François Rabelais. Ce géant hérite du passé, un peu par hasard, une forme épique, populaire, où il met, dans un désordre qui n’est qu’apparent, tout son tempérament, tout son savoir, toutes ses idées et tout l’esprit de son époque. Je me garderais bien de comprimer cette œuvre immense dans le casier d’un système ; mais enfin Rabelais est surtout un poète, et chez ce poète le lyrisme abonde et surabonde. Son livre est un acte de foi, un hymne à l’avenir. Lyrique, la lettre de Gargantua à Pantagruel ; lyrique, le rêve de Thélème ; lyriques, les chapitres sur les dettes et la solidarité humaine, sur le pantagruélion, et la réponse de Bacbuc. L’action épique du Pantagruel est bien peu de chose ; on la résume en trois lignes, et je sais plus d’un homme qui, ayant mal lu Rabelais, est très surpris d’un si gros livre, d’une telle célébrité, pour un sujet si mince. Rabelais ne se {p. 68}raconte pas ; on le médite et on le savoure, jusque dans le plus petit détail. Ce qui l’explique, ce qui le justifie, ce qui l’immortalise, c’est son souffle d’espérance, le souffle lyrique.

Le lyrisme domine toute cette période ; timide encore chez Marot, plus vigoureux mais souvent maladroit chez les poètes de l’école de Lyon, chez Marguerite de Navarre, il s’affirme triomphant avec Ronsard, Du Bellay, et, sans nommer ici les poetæ minores, l’Agrippa d’Aubigné des Tragiques (« chef d’œuvre de la satire lyrique », Lanson).

Je me suppose des lecteurs à qui ces noms suffisent pour en évoquer d’autres ; des lecteurs à qui les œuvres et les tempéraments du xvie siècle apparaissent dans la fraîcheur de leur printemps. Une histoire littéraire, telle que je la rêve, dirait toutes les nuances de cette foi nouvelle, d’où la nature et l’amour, les hommes et les dieux sortirent rajeunis. Ici je ne puis donner que des indications sommaires.

Le lyrisme domine aussi toute la tragédie de la Renaissance, de Jodelle à Montchrétien. Cela a été si souvent remarqué que je ne m’y arrête {p. 69}pas. Un seul fait : l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) n’a pas encore, dans la plupart des histoires littéraires, la place qu’il mérite ; l’idée de donner au théâtre religieux (mistère) la forme de la tragédie, était intéressante et pouvait être féconde en d’autres temps ; son échec au xvie siècle fait ressortir d’autant mieux l’importance du lyrisme. J’ai eu cette bonne fortune d’assister à une représentation de l’Abraham, devant la société protestante de Paris : à la scène le défaut essentiel apparaît beaucoup mieux qu’à la lecture ; il y a là une douleur poignante, mais pas de conflit dramatique ; la volonté de Dieu est indiscutable et insondable ; sans rapport, pour nous, avec les caractères ; Abraham s’y soumet aussitôt « avec obéissance » ; Isaac de même ; il n’y a qu’un court instant de lutte morale, et cette lutte est extériorisée, donc affaiblie, par le personnage de Satan. Les beautés de cette tragédie sont dans les prières, actions de grâce, appels de secours, chants de triomphe ; c’est exactement l’esprit du temps, au point de vue huguenot, et cette foi est si grandiose qu’elle émeut {p. 70}aujourd’hui encore quiconque a une foi, quelle qu’elle soit ; c’est un phénomène de pur lyrisme.

L’épopée de cette période n’a pas de quoi nous arrêter. La Franciade, en tant qu’épopée au sens étroit du mot, ouvre une série néfaste que nous retrouverons au xviie siècle ; en tant que poème, ses beautés sont lyriques. « De l’éloquence en vers… ; Ronsard n’avait à aucun degré le sens épique ; son génie est tout lyrique » (Lanson). De même pour l’essai du protestant Du Bartas, La Semaine : « une collection de morceaux… et tous ces morceaux sont descriptifs » (Lanson).

Comme aux périodes précédentes, je mets à part la nouvelle (Heptaméron, etc.). Une étude psychologique et esthétique sur la nouvelle est nécessaire, pour y faire la part du drame, de la satire, de la mode et, souvent, d’une insuffisance de moyens.

Montaigne fait la transition de cette première période à la deuxième ; il faut bien le dire : ce grand artiste du détail, ce charmeur exquis, n’a pas su faire œuvre d’art, si la composition est essentielle à l’art ; et ce sceptique apparent, qui {p. 71}se délecte aux contradictions de l’individu, mène insensiblement à l’empire absolu de la raison. Qui lit Montaigne par fragments, de ci, de là, ne voit en lui que le xvie siècle ; qui le lit en entier y découvre en germe tout le classicisme. D’ailleurs il dépasse le classicisme, comme Pascal dont il faut toujours le rapprocher ; mais enfin il le prépare, et d’autant plus sûrement qu’il n’en a pas l’air.

Deuxième période : de 1610 (mort de Henri IV) à 1715 (mort de Louis XIV) §

Cette période commence par ce que Brunetière a si bien dénommé « la nationalisation de la Renaissance ». Cela est vrai de tous les domaines. L’unité s’impose partout, d’un commun consentement, par une même tendance des esprits, et se légitime par la raison universelle. Ordre et discipline. En politique, après Richelieu et Mazarin, Louis XIV ; en littérature, l’Académie et Boileau ; en religion, la défaite du protestantisme, dont la Révocation n’est que le dernier acte ; en philosophie, Descartes. On {p. 72}peut ne pas aimer le xviie siècle ; il faut l’admirer ; c’est un des plus grands siècles de l’histoire. Ces énergies d’un peuple entier tendues vers le même but, dans un même esprit, sont l’affirmation solennelle du génie français ; cet effort assure à la France une suprématie intellectuelle séculaire qui est aujourd’hui encore une avance ; il donne sa direction durable et logique à l’action française dans l’œuvre humaine.

Balzac, Chapelain, Descartes, Pascal, Bossuet, Boileau, tant d’autres encore, voilà les ouvriers, modestes ou éminents, de la pensée classique. Pour ce qui concerne les notions raison, nature et vérité, au xviie siècle, je renvoie au Boileau de M. Lanson et à Brunetière. La connaissance exacte de ces notions est indispensable.

Ce grand siècle est épique.

De toutes les « énormités » de ma thèse, je sais bien que celle-là paraîtra la plus énorme. Je prie le lecteur de bien vouloir suspendre son jugement, faire abstraction pour un moment du mode habituel de considérer le xviie siècle, et d’examiner sans parti pris les considérations que j’ai à lui soumettre.

{p. 73}Commençons par nous débarrasser de l’épopée au sens étroit de ce mot, du genre de La Pucelle d’Orléans. C’est ici, hélas, une des grosses erreurs de la Renaissance, dont la poésie a souffert longtemps, dont l’histoire littéraire souffre encore. Dans son admiration fanatique pour les Grecs et les Latins, la Renaissance a prétendu rompre avec le moyen âge et recommencer l’antiquité. Pour les idées, cela lui était impossible, heureusement ; pour les formes, ce fut plus facile. Avec une naïveté qui serait touchante si elle n’avait été si funeste, on étudia chez Homère, plus encore chez d’autres qui ne le valent pas, la formule de l’épopée : le choix du sujet, la conduite de l’action, le rôle du merveilleux, la qualité des personnages, les épisodes, la forme métrique, tout cela fut établi en règles précises12 ; et la forme tua l’esprit. Ronsard avait commencé avec La Franciade ; d’autres suivirent, de plus en plus nombreux ; Chapelain promit le chef-d’œuvre ; n’était-il pas très savant ? Il l’était {p. 74}trop. Et cette formule de l’épopée s’imposa même à Voltaire. Exemple instructif entre tous pour qui étudie les traditions académiques, les conflits de la forme et de l’esprit.

M. Toinet a dressé récemment la liste des « épopées » au xviie siècle ; ce travail est méritoire, bien qu’il ne mentionne que des œuvres oubliées à juste titre ; il montre l’étendue du mal. Ceux qui, devant ces poèmes insipides, répètent que « le Français n’a pas la tête épique », obéissent encore au même préjugé des « genres » que Chapelain, s’attachent à une ombre, à un simulacre, et ne voient pas le roman, forme moderne de l’épopée. Parmi tous ces auteurs d’« épopées » au xviie siècle, plus d’un talent sans doute fut étouffé par la forme ; mais l’hypothèse est de celles dont la preuve est malaisée. Toutefois, ces œuvres, mortes pour nous, que furent-elles en leur temps ? Leur nombre révèle-t-il une mode, un goût du public ? — elles auraient alors une valeur relative —, ou dit-il simplement une manie des auteurs ? La question mériterait d’être étudiée. Quoi qu’il en soit, la mode fût-elle prouvée, je n’en fais pas état ; {p. 75}la vogue du roman suffit à ma démonstration.

Il n’est pas sans intérêt de constater que les études modernes les plus complètes sur le roman français au xviie siècle ont pour auteurs des Allemands : Körting, von Waldberg, Küchler ; la critique française est évidemment influencée par la tradition qui n’admire au xviie siècle que Corneille, Racine et Molière. — Le roman du siècle n’a qu’un chef-d’œuvre : La Princesse de Clèves ; j’y ajouterais presque La Chrysolite de Maréchal. Mais comme il est riche en œuvres intéressantes ! combien son développement est spontané, logique en sa variété ! combien grande sa valeur relative, et surtout quel succès auprès du public ! De d’Urfé à Mme de La Fayette, soit qu’on passe par Camus, Gombauld, Maréchal, Gomberville, La Calprenède, Mlle de Scudéry, et tant d’autres (roman sérieux, idéaliste), ou par Sorel, Tristan, Scarron, Furetière, et encore tant d’autres (roman réaliste), c’est une évolution où l’héroïsme, la sentimentalité, la psychologie, l’histoire, les mœurs du temps, la satire, se combinent à des degrés divers, en des formes variées, pour aboutir à La Princesse de Clèves. Il {p. 76}se dégage, de cette richesse, une impression de vie, de spontanéité, bien plus grande que de la tragédie. Quant au succès de ces romans, on l’a déjà relevé à l’occasion, mais d’une façon insuffisante. Encore un travail utile à faire, dont le résultat n’est pas douteux pour moi. Qui l’entreprendra sans parti pris, verra crouler les jugements traditionnels, et comprendra par exemple l’importance de Mlle de Scudéry dont nous ne lisons plus que les Conversations ; on lui reproche d’avoir fait des romans pseudo-historiques, d’une longueur démesurée ; mais si pour ses lecteurs cette convention était transparente ? et s’ils retrouvaient en elle l’idéal de l’époque ? Nous préférons aujourd’hui la brièveté du drame, de la nouvelle ; n’oublions pas la relativité des goûts, et que même le théoricien Chapelain avouait se complaire à la lecture des vieux romans.

Je vais plus loin : l’esprit romanesque du temps, il est tout dans Corneille.

Comme nous touchons ici, bien certainement, à la plus grosse difficulté de ma méthode, je renonce forcément à la brièveté habituelle de mon exposé. Le problème historique se {p. 77}complique, ici plus qu’ailleurs, de questions esthétiques ; voici, sous une forme concise, les faits que je soumets à la réflexion : 1º la tragédie (en sa formule classique : vers, cinq actes, unités, sujet et personnages nobles, etc.) est une « forme » spéciale du drame, forme naturelle et rationnelle dans l’antiquité13, étroite et vieillie pour l’esprit moderne, mais imposée par la tradition académique, et viable d’ailleurs pour le génie d’un Racine ; de fait, plus d’une « règle » de la tragédie s’explique par les exigences de l’intensité dramatique ; Brunetière l’a fortement démontré en théorie, et, avant lui, Dumas fils en pratique ; de nos jours, Ibsen. Quoi qu’il en soit, cette forme spéciale fut l’idéal de tous les théoriciens du xviie siècle ; voulue ostensiblement par Richelieu, elle eut la faveur de la société lettrée, fut cultivée par une quantité de poètes de talent qui y mirent tout leur {p. 78}art, et quel est le résultat de cet effort immense ? Corneille et Racine (et, par moments, Rotrou). Certes, c’est beaucoup, et cela suffit à prouver que la tragédie était viable malgré les défauts intrinsèques de sa forme ; pourtant, à côté de Corneille et Racine (qui sont des cas spéciaux, je le prouverai tout à l’heure), il n’y a rien, pas même des œuvres de valeur relative, rien que de la rhétorique. N’y a-t-il pas là matière à réfléchir ? — 2º l’épopée (au sens strict, le « grand poème » de Du Bellay) est également une « forme » spéciale du genre épique, imposée par la tradition académique. Elle aussi est recommandée, à l’exclusion de toute autre, par les théoriciens, et pratiquée par un grand nombre de poètes. Par le merveilleux chrétien aussi bien que par la mythologie elle contredit au goût moderne et surtout à la vraisemblance si chère à l’esprit français. Était-il possible de renouveler cette forme dans un esprit moderne ? Je me garderais bien de le nier, pourtant je n’en trouve aucun exemple dans la littérature française14. {p. 79}Pour l’épopée, toutes les recettes et tous les efforts aboutissent à un fiasco. — 3º le roman par contre, méprisé par les théoriciens, délaissé par les artistes purs, se développe en dépit de tous les obstacles ; il produit non seulement, en quantité, des œuvres de valeur relative, mais aussi de celles qu’on relit aujourd’hui avec plaisir ; il est le grand succès du siècle, et je pourrais le prouver par des textes nombreux. Bien plus ; il envahit la tragédie ! À l’époque de la Renaissance, la tragédie était souvent une élégie ; au xviie siècle elle est surtout romanesque. M. Lanson observe avec raison que Hardy fournit au public de l’Hôtel de Bourgogne « un divertissement à son goût par les pastorales et les tragi-comédies…, et il les fit si bien agréer, par la variété romanesque des intrigues, qu’elles parurent jusque vers 1640 devoir exclure la tragédie de la scène ». Le théâtre de Théophile, de Racan, de Mairet, de Gombault, de Tristan, n’est-il pas foncièrement romanesque ? Celui {p. 80}qui embrasse dans leur ensemble ces trois séries de faits, y voit aussitôt un contraste frappant : malgré les théoriciens et les efforts des lettrés, malgré l’exemple de Corneille, Racine et Molière, le théâtre du xviie siècle manque de vie dramatique et n’est que du roman comprimé dans une forme académique ; et d’autre part, malgré l’idée fixe du « grand poème » et malgré le dédain que les lettrés affectent à l’égard du roman, c’est bien au roman que va la faveur du grand public.

Il y a là un problème à reprendre entièrement. J’ai cité déjà et citerai encore quelques observation de M. Lanson qui confirment ma thèse presque involontairement ; je pourrais aligner aussi une quantité de témoignages du xviie siècle, dont on n’a pas remarqué l’importance, parce que notre façon de concevoir la littérature de cette époque ne s’est pas encore libérée de préjugés traditionnels. Nous sourions de Chapelain, de Boileau, mais nous obéissons à leurs formules. Victor Cousin n’a exploité les romans de Mlle de Scudéry que pour en tirer des portraits de grandes dames… Avec un peu de {p. 81}patience, et un jugement plus libre, on trouvera bien autre chose dans le roman du xviie siècle. — On a reconstruit toute l’histoire du théâtre au xviie siècle, on en a montré les étapes par Hardy, par Mairet, par l’Académie ; mais on s’est attaché trop exclusivement aux formes et à la fameuse règle des unités ; quand on compte les œuvres réalisées, les œuvres vraiment dramatiques, sans se laisser éblouir par trois grands noms, on a le sentiment très net de l’avortement d’un idéal académique, idéal contraire au goût véritable du public.

Toutefois, il y a ces trois noms ; chacun d’eux représente un cas particulier ; ces trois cas confirmeront ma thèse de trois façons.

Corneille. Faut-il protester une fois de plus contre la vieille phrase qui dit : « Corneille montra les hommes comme ils devraient être, et Racine… etc. ? » Chacun d’eux a décrit les hommes de son temps, en s’efforçant de ramener le type à l’universel, et Corneille y a peut-être moins bien réussi que Racine ; d’où chez celui-ci une impression de vérité plus générale, et, chez celui-là, de vérité plus rare. On a déjà {p. 82}relevé la ressemblance qu’il y a entre le Romain de Balzac et celui de Corneille, la quasi-identité des notions raison et volonté chez Descartes et chez Corneille ; on pourrait faire bien d’autres rapprochements encore, et en particulier avec Mlle de Scudéry. — Tout ce qu’il y a de violent, de chevaleresque, de romanesque dans l’esprit du temps, on le trouve chez Corneille, ainsi que cette raison d’État que Madeleine de Scudéry proclame hautement malgré ses sympathies pour Condé et Mlle de Longueville.

La raison d’État, qui s’impose avec une évidence aussi absolue, mène à l’héroïsme, qu’il ne faut pas confondre avec le tragique ; elle est aussi peu « dramatique » que la volonté de Dieu dans l’Abraham de Bèze. « Je le ferais encor, si j’avais à le faire ». — « Je vois, je crois, je sais, je suis désabusée » ; les traits de ce genre abondent chez Corneille ; ils suppriment toute lutte intime ; le conflit naît de l’intrigue et l’intrigue est romanesque ; de là le grand embarras de Corneille devant les trois unités, trop étroites pour son action compliquée. Sans cette complication, le caractère cornélien serait une ligne {p. 83}droite dans l’absolu. Si l’offenseur de Don Diègue n’était pas, par hasard, le père de Chimène, que serait Le Cid ? Si Camille n’était pas, par hasard, fiancée à un Curiace, elle applaudirait au triomphe de son frère, et alors… ? Et si le hasard n’avait pas donné à Rodogune des jumeaux ? Jusque dans Cinna et Polyeucte on trouve du pur roman ; les nombreuses tragédies de la décadence, et les comédies, montrent mieux encore le fond romanesque de l’imagination de Corneille. — Mais le sublime ? Le « qu’il mourût » ?, le « moi, dis-je, et c’est assez » ? Qu’on y prenne garde : ce ne sont pas des mots tragiques, sortant des abîmes de l’âme, comme il y en a chez Racine, chez Dumas fils ; ce sont des mots éloquents, savamment amenés par des questions rhétoriques, des mots dont M. Rostand a la recette. — Loin de moi l’idée de dénigrer le vieux Corneille ! à être vu sous l’angle où je le présente ici, il ne perd rien de sa grandeur morale, de sa mâle beauté ; au contraire il y gagne en vérité humaine, et ses défauts même éveillent la sympathie, étant le conflit d’un génie épique avec une formule dramatique. De cette {p. 84}forme trop étroite pour lui, son obstination a fait un corset d’acier, dans lequel il a sanglé les énergies de son époque, les nobles ambitions de son génie, si bien qu’aujourd’hui encore le héros cornélien, dans sa raideur héroïque, personnifie la Volonté du bien. Le spectacle est trop rare pour qu’on en sourie. — À remarquer dans Le Cid la beauté lyrique des adieux de Chimène et Rodrigue, et le succès (qui dure encore par tradition) de ce morceau épique : « Nous partîmes cinq cents. » Qu’on reprenne chacune de ces tragédies, avec leurs ténébreuses conspirations, leurs amours surhumaines, leurs grands coups d’épée, leurs exemples d’inflexible volonté et l’on comprendra à la fois l’enthousiasme des contemporains et la réaction souvent injuste de ceux qui, trompés par la forme, cherchent chez Corneille ce qu’il ne pouvait donner.

Racine. Celui-là est poète souverain. Dramatique sans effort, lyrique délicieusement, polémiste et pamphlétaire, savant et amoureux, il eût fait des chefs-d’œuvre dans le roman psychologique, si sa forte culture classique ne l’eût fait céder tout naturellement à la tradition lettrée {p. 85}qui mettait la tragédie bien au-dessus du roman. Je ne vois qu’une seule raison de le regretter : c’est que son exemple maintint pour tout le xviiie siècle l’illusion de la tragédie, et nous valut Rhadamiste et Zénobie, Œdipe, Mahomet, etc. Mais que ne pardonnerait-on pas pour une seule œuvre de Racine ! — Le public ne connaît que ses tragédies ; à l’étudier de près, son génie dépasse de beaucoup les limites du théâtre ; il faut le voir en Acante dans la Psyché de La Fontaine, lire ses vers, ses lettres, ses commentaires des auteurs anciens ; et l’on découvre chez lui toutes les émotions, toutes les sensibilités et toutes les intelligences. Sa tragédie, d’un calme apparent si classique, ouvre alors un monde en raccourci ; cette forme étroite ne l’a point gêné ; il était de ces génies qui, par un art merveilleux, entrent en toutes choses, et plient toutes formes à leur pensée ; qui sont forts sans violence, ardents sans rhétorique, profonds sans obscurité. Je sais bien qu’en Allemagne il souffre encore de l’étrange incompréhension de Lessing, qu’on y parle encore de la « froideur doucereuse » de Racine ; il y a pourtant, depuis {p. 86}quelques années, une réaction en sa faveur ; en France même, il semble qu’on découvre en lui un homme nouveau. De fait, ce poète, qui fut si bien Grec et Français, est encore si profondément universel que, de siècle en siècle, on retrouvera son œuvre sans une ride, dans l’éternelle beauté de la vérité. — Je fais un effort de volonté pour demeurer fidèle à mon programme, ne dire de Racine, comme des autres, que ce qui touche étroitement à mon sujet, et je constate un fait important : Racine ne fut pas compris de ses contemporains. La guerre sourde avec Corneille est bien connue, elle n’est qu’un symptôme ; il y a plus que la rivalité de deux auteurs, il y a l’opposition de deux systèmes : le roman (action compliquée, extérieure) et le drame (action simple, intérieure). On comprendrait aisément une préférence personnelle de Mme de Sévigné pour le vieux Corneille ; on comprendrait à la rigueur un succès passager de Pradon ; mais cette opposition presque générale ? ces échecs répétés ? cette cabale constante ? le succès de Quinault, de Pradon, de Campistron, de Crébillon ? M. Lanson l’a dit : {p. 87}« Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur fit l’effet d’un brutal. » Et ailleurs : « Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques. » De là les préfaces amères de Racine ; de ce découragement résulte sans doute, en partie, son retour à la religion. Tout ce problème, souvent esquissé, est à reprendre avec soin en détail.

Si Racine échappa donc personnellement, par son génie, à l’esprit épique de l’époque, il n’en fut pas moins victime de cet esprit, en se heurtant à l’incompréhension, à une opposition systématique qu’il nous est facile de blâmer à distance, mais qui s’explique. Nous-mêmes, n’en faisons-nous pas autant, à l’égard de bien des contemporains, sans le savoir ? « Del senno di dopo, son piene le fosse. » Le cas de Racine, qui semblait une difficulté, vient donc confirmer ma thèse, comme une contre-épreuve.

Molière apporte une confirmation d’un autre genre. Avant lui, il y a la farce et la comédie « régulière » ; ni l’une ni l’autre ne sont du vrai théâtre. J’ai dit précédemment que la satire est {p. 88}de toutes les époques, qu’elle se glisse dans tous les genres, dans toutes les formes ; c’est elle qui donne un succès passager aux fabliaux, à la farce, sans qu’on puisse tirer de ces formes rudimentaires une conclusion quelconque sur le genre épique ou dramatique. Au xvie siècle, la « forme » comédie passe d’Italie en France, comme la tragédie, par la tradition lettrée, et c’est d’abord du théâtre factice. Puis la farce tend à s’introduire dans la comédie, comme le roman dans la tragédie ; on donne souvent l’appellation plus noble de « comédie » à ce qui n’est qu’une farce, une sotie, à ce que nous appellerions une revue, une pochade, un simple tableau de mœurs. Ce n’est pas encore du théâtre ; il y manque les caractères, les situations, la péripétie ; c’est un amusement. Et tous les contemporains de Molière en sont restés là.

Molière, lui aussi, a commencé par la farce ; même Les Précieuses ne sont guère autre chose ; jusqu’à la fin de sa vie il n’a pas dédaigné la farce ; mais il a su aussi, par la fusion harmonieuse et infiniment variée d’éléments divers, s’élever jusqu’aux Femmes savantes, et insuffler {p. 89}à la « comédie » la vie dramatique. Comme Racine, il est au théâtre un créateur de génie ; et il a ce bonheur que n’a pas Racine, d’être aujourd’hui universellement admiré. Cette admiration va même si loin dans l’absolu, qu’elle néglige tout un côté de Molière, le drame du poète lui-même, et je n’entends pas par là les déboires du mari. Notre amour respectueux nous fait passer légèrement sur des faits que nous connaissons pourtant : Molière comédien, bouffon, tendant le dos au bâton, aux coups de pied, faisant pleurer le public par ses pitreries, Molière-Géronte, Molière-Dandin, Molière-Jourdain et Molière-Argan ; puis Molière amuseur du roi, bâclant en hâte des impromptus et des comédies-ballets, glissant Tartufe entre Le Médecin malgré lui et Amphitryon, et par contraste Molière rêvant de tragédie, écrivant Dom Garcie de Navarre

Qu’est-ce à dire ? Que Molière ne fut pas pour ses contemporains ce qu’il est pour nous. Il fut pour eux un amuseur, plaisant aux uns, honni des autres. Cette qualité d’amuseur fut sa plus sûre garantie, une condition d’existence ; {p. 90}quand il cessa de rire, on lui refusa la sépulture des chrétiens. Or, rire était bien dans son tempérament ; il a au plus haut degré ce don du comique, où la réalité et la fantaisie, le déjà vu et l’imprévu vous soulèvent dans une saine gaîté, dans une allégresse absolue de l’esprit ; mais il a autre chose encore : il a la compréhension des douleurs humaines, la vision très nette de nos conflits avec la société, avec nous-mêmes, de nos pauvres illusions, de la jeunesse qui fuit, de la raison qui s’écroule aux pieds de l’amour… ; et Molière, le grand comique, aurait écrit les drames les plus poignants, si son époque avait aimé le drame et s’il n’eût pas dû être un amuseur… Il a frôlé le drame dans Tartufe, dans Le Misanthrope, dans Le Bourgeois gentilhomme, dans Le Malade imaginaire, ailleurs encore ; ce drame, il l’a vu, mais n’a voulu montrer que la comédie. On l’a constaté souvent ; on ne s’est pas demandé : pourquoi ? Plus exactement : les uns ont blâmé Molière de ses dénouements bouffons ou providentiels, les autres l’ont loué d’avoir su rester dans la comédie, de n’avoir pas mêlé les « genres » ! La {p. 91}vérité est ailleurs, me semble-t-il. De par son tempérament, de par sa philosophie, de par ses expériences personnelles, Molière portait le drame en lui ; il l’aurait créé, lui qui a pris tant de libertés avec les formes et les combinaisons d’éléments, s’il y avait été encouragé. Mais, devant ce public qui trouvait Racine brutal, qu’on se représente Tartufe triomphant, Alceste marié et trompé par Célimène, Trissotin épousant Henriette, Argan aux mains de Béline ! Ç’eût été, en plein xviie siècle, de l’Ibsen et du Strindberg. Il faut avoir suivi de près le travail créateur d’un artiste, connaître l’influence du Salon sur un sculpteur, sur un peintre, lire par exemple la correspondance de Flaubert, pour savoir ce que peuvent sur une œuvre d’art les critiques, les encouragements, l’esprit ambiant. Les artistes sont des sensitives ; un mot leur ouvre un horizon ; un froissement leur en ferme un autre. Nous voyons tout cela chez nos contemporains, mais nous acceptons les œuvres du passé comme si la Providence les avait voulues telles ! Nous combinons savamment leurs éléments les plus visibles, en une équation {p. 92}toujours juste, qui n’est qu’un cercle vicieux ; nous disons a + b + c = Racine ; ou Molière ; et nous ignorons leur vie intime, qui fut de possibilités comme la nôtre, et les souffrances dont leurs œuvres sont un fruit, et tout le jardin fleuri dont elles ne sont qu’un bouquet. Mais à revivre ces œuvres par la sympathie qui devine, comme l’apôtre Jean, autant que par la science qui demande à toucher, comme Thomas, on y découvre une beauté nouvelle, et l’on revoit le poète, penché sur l’œuvre aimée qu’il sait incomplète et dont il dit lui-même :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus :
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Je conclus : si grande que soit l’œuvre de Molière, il avait en lui de quoi faire autre chose encore, le drame même. L’esprit de son temps ne l’a pas voulu, et n’a vu en lui qu’un amuseur ou un pamphlétaire. S’en est-il rendu compte lui-même bien nettement ? Nul ne sait ; ce serait une douleur à ajouter aux autres ; mais {p. 93}ne le plaignons pas… ; il sourirait, héroïque comme au soir de sa mort.

Dans la période qui nous occupe, le genre dramatique présente donc trois cas particuliers, trois grandes individualités, dont chacune offre un problème à reprendre avec une méthode nouvelle. En dehors d’elles, rien, absolument rien, si ce n’est des œuvres de tradition académique, dont l’intrigue romanesque plut aux contemporains, mais qui sont pour nous des œuvres manquées. Le contraste de cette pauvreté avec l’exemple donné pourtant par Molière et Racine est significatif pour l’esprit du temps.

Et le genre lyrique ? Régnier, d’Aubigné, Théophile sont les épigones de la période précédente. Après eux, peu de chose. Malherbe n’a pas tué la poésie lyrique, elle mourait d’elle-même ; la poésie de salon, qu’elle soit pompeuse ou légère, est sans valeur pour nous. Le lyrisme du siècle est dans Racine, dans Pascal et surtout dans La Fontaine.

À ne considérer que la forme des Contes et des Fables, on pourrait ramener La Fontaine au genre épique. Ce serait méconnaître {p. 94}singulièrement son originalité. Sans doute, il a souvent le souffle épique ; il est de son temps par là comme par ses poésies légères et ses essais au théâtre ; mais l’essentiel chez lui, c’est une individualité qui échappe à tous les cadres, qui demeure même unique dans l’histoire des littératures. M. Lanson fait à son sujet une remarque importante : « La Fontaine a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré ». Cette remarque est si juste, que j’abandonne au lecteur le soin de voir combien elle concorde avec tout ce que j’ai dit déjà sur la genèse d’une œuvre originale dans un milieu qui ne lui est point favorable. Le lyrisme de La Fontaine est épars dans toutes ses fables, qui sont aussi, considérées dans leur ensemble, une épopée, une comédie, un drame. Qu’on les prenne dans cet ensemble, {p. 95}ou isolément, elles sont une affirmation de l’art souverain, qui crée avec de vieux matériaux, qui renouvelle toutes les formes, qui est bien de son temps et de sa race, mais qui resplendit de vérité pour tous les temps et pour l’humanité. Je cite une fois de plus M. Lanson, à propos des contemporains du fablier : « Ces mondains subissaient, sans trop se rendre compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux… Par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient ». — À remarquer toutefois l’attitude de Boileau, non comme homme, mais comme critique officiel.

Ce xviie siècle, si riche en œuvres et en hommes, nous montre mieux que toute autre époque l’action combinée de trois forces souvent contraires : l’esprit général de la période (qui {p. 96}est épique), la tradition savante (qui enseigne le culte de la tragédie, de l’épopée, et qui donne les règles précises de ces « formes »), l’individualité (qui tend à la liberté) ; de là les résultats les plus variés, dans les œuvres de valeur relative comme dans celles de valeur absolue ; par exemple : le moule rigide étouffant l’esprit (épopée) ; la forme nouvelle et vivante (roman) ; la forme vidée (lyrisme) ; la forme en conflit avec le contenu (tragédie romanesque), mais galvanisée par le génie héroïque (Corneille) ; l’art suprême, original, s’harmonisant avec la tradition savante, méconnu du public (Racine) ; ou se créant une forme personnelle (La Fontaine) ; l’individualité du précurseur, arrêtée à mi-chemin, révélant un monde en fait, et un autre en puissance (Molière). Action, réaction, influences réciproques : toute la vie avec le désordre apparent de ses variations, dans l’ordre profond des lois générales ; et problèmes toujours nouveaux pour quiconque se débarrasse des idées toutes faites, des classifications en usage. Le déterminisme nous a par trop habitués à considérer chaque auteur comme le {p. 97}produit fatal de son époque et de son milieu ; il est temps de rendre toute sa valeur à la personnalité, en conflit avec son temps et son milieu.

Dans cet exposé sommaire, la tradition que j’appelle savante, ou académique, ou littéraire, s’est manifestée surtout comme une influence fâcheuse. Il serait injuste de n’en voir que ce côté ; elle fut aussi pour la généralité, et surtout dans certains cas, une haute discipline de l’esprit ; elle donna à toute la vie intellectuelle du xviie siècle une tenue qui est en fin de compte une qualité de fond ; ce serait une belle tâche que d’en dégager l’essentiel, ce qui nous en demeure acquis grâce au travail de plusieurs générations, et aussi ce que nous en avons perdu par le journalisme hâtif, par l’arrivisme démagogique et par l’esprit facilement ordurier des boulevards ; mais ce sujet, même si je ne faisais que l’esquisser, nous entraînerait trop loin ; il me suffit de l’avoir indiqué, comme un complément nécessaire à ma synthèse.

Il touche de près à une autre question : cette tenue du xviie siècle, que je viens de louer, on y {p. 98}voit souvent de la raideur, un manque de naturel ; la discipline semble de l’absolutisme, en littérature comme en politique et en religion. Cette façon de voir est une « illusion optique ». Faute de recourir aux auteurs mêmes, à force de lire les mêmes « morceaux » dans les anthologies, les mêmes citations et les mêmes jugements dans les histoires littéraires, à force de substituer notre goût, notre nature et notre raison aux notions du xviie siècle, nous transformons l’unité de l’époque en uniformité, dans nôtre admiration autant que dans notre critique. Il est temps de réagir. À y regarder de près, le siècle fut extraordinairement riche en individualités ; mais les plus grands esprits se soumirent spontanément à la discipline de la raison universelle ; ils sacrifièrent à la société, à un idéal d’autorité, non pas leur vigueur, mais leurs petites « opinions particulières » ; ce n’est pas lâcheté, c’est, je le répète, un sacrifice. Sans doute, cette discipline fut un obstacle au développement de génies hors cadre, tels que Dante ou Shakespeare ; on peut le regretter à certains égards, mais on voit bien ce que la nation y a {p. 99}gagné. Le xviie siècle est un siècle d’action, et, nécessairement, de concentration.

Après avoir parcouru le domaine des œuvres purement littéraires, il faudrait reprendre, en dehors de la question des genres, quelques-uns de ceux que j’ai nommés les ouvriers de la pensée classique. Je me borne ici à deux ou trois noms, accompagnés de brèves remarques.

Je mettrais Pascal, résolument, au rang des moralistes, et non dans un chapitre de « prosateurs ». J’ose d’autant plus le dire, que j’ai pour lui, depuis vingt-cinq ans, un culte particulier. Pascal parmi les « écrivains en prose », à son rang chronologique ? Non ; d’abord il est poète ; il est surtout le penseur toujours vivant de l’angoisse humaine. Si grand qu’ait été son souci du style et quelle que soit la valeur de ce style, faire de Pascal un auteur littéraire, c’est se méprendre sur son intention dernière. Que, dans une histoire de la langue, on nomme Pascal comme on nomme Calvin, ou, en Allemagne, Luther, soit ; qu’on le prenne, après Descartes, et par opposition à lui en le rapprochant de Montaigne, comme un représentant insigne de {p. 100}la pensée française au xviie siècle, et qu’on dise à propos de lui toute l’importance du Jansénisme dans la littérature de l’époque, cela est nécessaire ; mais, pour l’essentiel, qu’on le remette dans son domaine, parmi les moralistes ; non dans l’art qui resplendit en œuvres définitives, mais dans la pensée qui cherche la voie, comme un pilote dans la nuit.

De même il faut mettre à part, hors de la littérature proprement dite, Bossuet et Fénelon ; Télémaque, si intéressant comme satire, est étrangement surfait comme œuvre d’art. Un véritable déblaiement s’impose, dès qu’on appelle littérature ce qui a une intention d’art, ce qui agit comme tel, et non pas tout ce qui est simplement « bien écrit » au service de la morale, de la science ou de la politique15.

La Rochefoucauld est-il un moraliste ? Répondre oui, c’est lui faire peut-être trop d’honneur. Il me semble être surtout un grand {p. 101}seigneur dilettante, très élégamment paradoxal ; si vraiment « les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse » (Lanson), je les mettrais malgré leur date (1665) parmi les « documents » qui expliquent la fin de cette période, juste avant Fontenelle, et préparant La Bruyère qui, lui, fut un artiste, quoique incomplet. Son art fait précisément qu’on voit surtout la valeur absolue des Caractères ; leur valeur relative est considérable : La Bruyère nous peint la fin d’une époque, il fait deviner la suivante et en a déjà l’esprit dramatique. M. Lanson dit en termes très justes : « Il fait la transition de Molière à Lesage… ; ce don qu’il a de trouver le geste, le mot, qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique16. »

{p. 102}Enfin, la querelle des Anciens et des Modernes, quoique terminée provisoirement en douceur, est significative et fait bien la transition entre l’époque où la raison universelle créa des œuvres jusqu’à l’épuisement et cette autre époque où la même raison universelle va s’acharner à une destruction qui est une délivrance.

Troisième période : de 1715 à la Révolution §

Platon avait peut-être raison de croire à la réalité des idées ; il suffit de bien l’interpréter. On voit dans l’histoire les idées directrices de l’humanité se succéder l’une à l’autre, par action et par réaction ; chacune d’elles, d’abord vague et mélangée d’éléments hétérogènes, dégage peu à peu son principe essentiel, à travers mille difficultés et retards, atteint la plénitude de son action, puis, de vivante qu’elle était, elle se cristallise, et c’est la décadence que nul ne saurait empêcher, de même que nul n’aurait pu arrêter la marche ascendante. Ainsi le {p. 103}christianisme aboutit à la théocratie, la féodalité à la constitution d’une caste privilégiée, l’idée de la raison universelle au rationalisme. — La royauté absolue a perdu la conscience de ses devoirs ; elle décline ; avec elle, tout le système, social, religieux, philosophique, littéraire. Cette crise, née de raisons intimes, est accélérée par l’introduction d’idées étrangères, venues surtout d’Angleterre et déjà un peu d’Allemagne. Elle a deux forces agissantes : d’une part la raison elle-même, qui critique, qui détruit, par une espèce de suicide ; la raison réduite à la sécheresse matérialiste ; et d’autre part le sentiment, élément nouveau, positif, qui annonce l’avenir. Ces deux forces agissent de concert contre l’ancien régime et se fondent parfois, de façon très curieuse, chez le même individu ; mais au fond elles sont ennemies, et elles aboutissent l’une à Voltaire, l’autre à Rousseau.

Cette période troublée, où une civilisation meurt en enfantant un monde nouveau, est nécessairement dramatique.

Elle est aussi, hélas ! sans art. Non pas qu’elle manque d’intentions artistiques, mais la thèse {p. 104}domine tout, envahit les formes nouvelles et celles qu’on emprunte servilement à la tradition académique. C’est pourquoi il faudrait citer ici, pour les idées et les conditions, presque tous les auteurs du temps, les plus médiocres ayant encore une grande valeur relative. Je me contente de mentionner particulièrement Fénelon, Bayle, Fontenelle, Saint-Simon, Montesquieu, Voltaire, les Encyclopédistes, les économistes, Vauvenargues, Rousseau.

En littérature, Lesage est l’introduction toute naturelle à cette troisième période ; ses romans (Le Diable boiteux, 1707 ; Gil Blas, 1715-1735) sont de la comédie en puissance ; on a remarqué souvent que Gil Blas c’est déjà Figaro ; puis il y a Turcaret (1709) qui est « le chef-d’œuvre du réalisme dramatique…, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire » (Lanson), et le Théâtre de la Foire, peu connu, sans valeur littéraire, mais dont les historiens savent l’importance. — Et c’est à travers tout le xviiie siècle un succès grandissant du théâtre, une profusion d’auteurs, dont aucun n’atteint au chef-d’œuvre, mais qui tous valent plus {p. 105}que les contemporains de Molière et de Racine. Ils ont quelque chose à dire. Comédie larmoyante ou tragédie du genre Mahomet ou Brutus, tout s’adresse, on le sent bien, à un grand public, dont ces œuvres disent le conflit intérieur, les confuses aspirations. La forme qui conviendrait, celle du drame moderne, est esquissée en théorie par Diderot, ébauchée en pratique de-ci, de-là, mais ne se réalise pas entièrement, tant est forte la tradition ; Voltaire lui-même, le grand démolisseur, est l’esclave le plus académiquement respectueux de la tragédie « classique ».

Ce théâtre, assez médiocre en esthétique, a d’ailleurs une vie intense pour l’historien. Voici Dancourt, Destouches, Gresset (dont Le Méchant, 1745, est si significatif), Marivaux, La Chaussée et toute la comédie larmoyante, les « tragédies » de Voltaire ; voici Diderot, Palissot, Sedaine, Mercier, et enfin Beaumarchais qui sonne au théâtre le tocsin de la Révolution. Le succès du genre dramatique sous toutes ses formes, le goût du théâtre, nous sont attestés non seulement par le nombre des œuvres et des auteurs, {p. 106}par des témoignages contemporains, mais encore par la querelle des théâtres, par la lutte incessante contre les privilèges du Théâtre-Français.

Dans le lyrisme, il y a des versificateurs nombreux, mais pas un poète, sauf Diderot et Rousseau, qui écrivent en prose, et, tout à la fin, André Chénier. Des précurseurs.

Dans l’épopée, écartons naturellement les poèmes du genre de La Henriade. Il reste Gil Blas, deux romans de Marivaux, et l’immortelle Manon ; Crébillon fils, Laclos, Restif de la Bretonne ne sont que des « documents » ; sous des allures scientifiques, l’érotisme de nos jours leur a valu un regain de succès. — Les autres romans et contes de cette période sont nettement philosophiques, à tendance ; la forme littéraire y est le véhicule d’une thèse ; ainsi les Contes de Voltaire, et même La Nouvelle Héloïse où pourtant le souffle lyrique est déjà sensible. Paul et Virginie est l’idylle d’un précurseur romantique.

Montesquieu ne touche à l’histoire littéraire proprement dite que par les Lettres persanes. Sa place, très grande, est dans une introduction sur les conditions générales de l’époque. Des {p. 107}Lettres il faut remarquer qu’elles contiennent en germe ses autres ouvrages ; elles sont d’ailleurs une « forme » bien intéressante ; c’est du roman satirique, fantaisiste, naturaliste, et c’est de la comédie ; comme une première esquisse de Peints par eux-mêmes.

L’œuvre de Diderot caractérise mieux que toute autre l’anarchie de cette époque ; l’Encyclopédie ne suffisant pas à son activité, Diderot fait du théâtre, du roman, de la critique, et partout il abonde et surabonde en idées géniales, sans jamais trouver la forme adéquate. Son inspiration, en ce qu’elle a d’essentiel, est d’un poète, et ce poète est un volcan, ardent et fumeux. Son meilleur drame est… Le Neveu de Rameau ; son poème, c’est Le Rêve de D’Alembert.

Reste Jean-Jacques. Son génie à lui seul remplit de haine et d’amour toute la seconde moitié du xviiie siècle. De nos jours, personne n’a mieux affirmé sa puissance, n’a rendu un plus grand hommage à son action persistante, que, sans le vouloir, M. Jules Lemaître. Oui, ce républicain, ce « vicaire savoyard », cet enfant de la nature, ce révolté, ce pauvre, c’est un {p. 108}étranger, un Helvète, un montagnard ; mais il s’est donné à la France, comme à la nation d’avant-garde, et il a fécondé la France, comme la Renaissance italienne l’avait fécondée au xvie siècle ; et c’est par la France qu’il a conquis le monde. Marié à Fribourg, avec la Merceret, il y aurait vécu en petit bourgeois fantasque et grognon ; Paris lui a révélé son génie.

On a reconstitué tous les détails de sa rupture avec Voltaire ; on retrouve aujourd’hui les détails des machinations de Grimm et de Diderot ; cela est intéressant, mais au fond, qu’importe ? D’une façon ou de l’autre, la rupture était inévitable. Rousseau, le sentiment, devait tôt ou tard se séparer des Encyclopédistes, le rationalisme. Eux, ils s’acharnaient au présent, sans sortir de la formule usée ; ils démolissaient, faisant œuvre nécessaire mais en soi inféconde ; lui, il regardait à l’avenir ; ils avaient le savoir ; il avait la foi ; eux demandaient des réformes ; Rousseau portait en lui la Révolution, un monde nouveau. C’est pourquoi il vit encore, à notre époque de crise plus que jamais, ayant toujours contre lui les réactionnaires, et pour lui les {p. 109}croyants. Il a parlé pour plusieurs siècles, et son œuvre est loin d’être accomplie. — Qu’on relève chez lui, tant qu’on voudra, des erreurs de faits, des exagérations, des lacunes morales ; cela n’a plus aujourd’hui que bien peu d’importance. Rousseau demeure le libérateur. Depuis plus de cent ans, de Pestalozzi à Tolstoï, les âmes les plus nobles se sont embrasées à sa flamme.

J’ai mis les Encyclopédistes dans l’introduction à cette troisième période, en les excluant (sauf Diderot) de la littérature proprement dite ; on me donnera aisément raison ; mais peut-être trouvera-t-on que j’ai fait à Voltaire une place trop petite, et à Rousseau une place trop grande. C’est que l’œuvre de Voltaire (dont je vois l’immense importance sociale) appartient en grande partie, elle aussi, à l’introduction ; en littérature, La Henriade, les tragédies et comédies, les poèmes et poésies de genres divers, sont des formes vieillies ; certes, j’admire l’infatigable et universelle curiosité de Voltaire, la perspicacité de sa critique, les efforts qu’il fit pour comprendre Dante et Shakespeare, mais d’autre part je constate que, malgré tout son esprit et malgré {p. 110}la limpidité cristalline de son style, Voltaire ne s’est guère soucié de la beauté. Il n’a fait œuvre d’art vraiment originale et durable que dans ses Lettres et surtout dans ses Contes.

Mais Rousseau lui aussi, dira-t-on, fut propagandiste beaucoup plus qu’artiste. Je ne le concède pas volontiers. Il y a entre ces deux hommes une différence profonde : Voltaire, c’est le bon sens ; Rousseau, c’est la poésie. On a dit (dans une intention de critique) que l’Émile est le roman de l’éducation, comme le Contrat social est le roman de la société humaine ; romans ? mieux vaudrait dire : poèmes. La Nouvelle Héloïse et Les Confessions sont aussi des poèmes. Chez Rousseau tout se tient dès le premier Discours ; l’œuvre entière est animée d’un souffle qui va renouveler la littérature. Ce souffle est lyrique ; Rousseau est le père du Romantisme.

III. — Ère des nationalités et des démocraties : de 1800 environ au temps présent §

Il nous est bien difficile d’être à peu près « objectifs » en définissant une époque dont {p. 111}l’esprit est encore le nôtre en partie. Les réalisations de l’histoire, comparées aux intentions premières et aux principes, sont souvent déconcertantes, et nous ne savons guère ce qu’elles vont enfanter à leur tour17. J’ai déjà fait remarquer précédemment comment chaque époque lègue à la suivante des problèmes mal résolus et comment telles « vérités », naguère vivantes et agissantes mais désormais vieillies et figées, {p. 112}entravent la marche en avant, empêchent l’évolution normale d’un principe. Il y a des transactions : l’esprit nouveau pénètre des formes vieillies et d’anciens préjugés persistent sous des formes nouvelles. La solidarité croissante des nations, heureuse en soi, amène d’autres complications encore, avec parfois des contre-coups fâcheux.

La Révolution, qui clôt la deuxième ère et inaugure la troisième, a eu précisément quelques conséquences (ce que j’appelle les « réalisations ») qui déroutent au premier abord.

La Révolution avait certainement un principe d’universalité ; la Convention acclamait le « citoyen » Schiller, et ceux qui voient dans l’avenir, avec Victor Hugo, les États-Unis d’Europe, sont dans la bonne tradition de 89 ; pourtant la Révolution a eu comme résultat la constitution des nationalités ! Résultat imprévu ; contradictoire en apparence seulement : l’union des peuples ne pouvant se faire que par les peuples eux-mêmes, et non par les dynasties, il fallait bien qu’à la chute des royautés absolues les nations prissent conscience d’elles-mêmes, {p. 113}s’affirmassent avant de se tendre les mains ; cette « contradiction » n’est donc qu’une étape nécessaire. — De même, le principe démocratique proclamé par la Révolution n’est encore, après cent vingt ans, que bien imparfaitement réalisé ; la France a connu l’absolutisme de Napoléon, la Restauration et le second Empire, avec en tout à peu près cinquante ans de République. Mais ce ne sont là pour l’historien que des retours offensifs du passé, passagers ; et le principe marche : il a fait la jeune Italie, il s’esquisse dans la Douma, il triomphe à Lisbonne, il est dans la rue à Berlin, et s’affirme à Barcelone par le sang de Ferrer. Rien ne l’arrêtera. — Un danger le menace ; en supprimant les « tyrans », il en crée un autre : la masse ; l’égalité de tous mène au nivellement, à l’écrasement des grandes individualités ; aujourd’hui ; mais demain ? une solution se trouvera ; de même que le christianisme a mis deux mille ans pour aboutir à la religion individuelle, ainsi la Révolution mettra des siècles à se réaliser en harmonie. « L’homme aujourd’hui sème la cause, Demain Dieu fait mûrir l’effet. » L’esprit peut deviner, par {p. 114}intuition, une loi logique, dans l’absolu ; les formes innombrables de la relativité lui échappent. Par quelle voie le sentiment, qui fut à la base du Romantisme, a-t-il mené au positivisme ? C’est un fait que nul ne pouvait prévoir, qui est pourtant et qui s’explique.

Cette troisième ère, de la nationalité démocratique, comparée aux autres, est brève. Les trois périodes, resserrées en cent vingt années environ, y chevauchent l’une sur l’autre plus que précédemment ; c’est un fait intéressant que je signale en passant18.

Première période : de la Révolution à 1840 §

Dans les réalités de la politique, l’absolutisme persiste avec Napoléon et la Restauration ; son règne est fini dans les idées, dans les consciences. Le Romantisme, qui caractérise cette période en littérature, est le triomphe du sentiment sur le rationalisme, de l’individualité sur l’autorité. Ainsi qu’elle le fait pour toutes ses renaissances, {p. 115}la France s’ouvre aux idées étrangères ; elles lui viennent de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie ; la France les accepte d’abord pêle-mêle, comme au xvie siècle, puis elle fait un choix, elle se les assimile et leur donne enfin leur valeur universelle. En élargissant son horizon dans l’espace et dans le temps, l’esprit français retrouve le sens de l’histoire. Sans doute, le culte que les romantiques professent pour le moyen âge a quelque chose de « littéraire » ; mais derrière leur catholicisme esthétique et sentimental, il y a le sens religieux nécessaire pour la compréhension du passé ; de même la « couleur locale » sera bientôt de la science vivante. Quelques lignes de Chateaubriand (« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée… ») révèlent à Augustin Thierry sa vocation d’historien ; et c’est une chaîne ininterrompue qui va de Thierry à Guizot, à Tocqueville, à Michelet, à Fustel de Coulanges, à Taine et à Renan ; c’est aussi par une intuition d’abord toute poétique que Gregorovius, un soir, sur un pont du Tibre, conçoit son Histoire de Rome. Libre aux historiens positivistes de sourire, ils ne seraient {p. 116}pas sans ces divinateurs. — La bourgeoisie et le peuple pénètrent dans la littérature ; on dirait une sève printanière qui reverdit et fleurit un arbre desséché. C’est dans tous les cœurs une exubérance d’énergies, de foi, d’amour ; un grand élan vers une nature que l’orage a ressuscitée ; et comme la réalité politique refoule ces énergies et que d’aucuns s’imaginent reconstruire la Bastille, toutes les forces affluent à l’art, à la poésie, au lyrisme.

Les idées et les sentiments, dans leur infinie variété, sont chez Rousseau, Mme de Staël, Chateaubriand, Cousin, Lamennais, Lacordaire, Michelet, Quinet, Jouffroy, Proudhon.

Les poètes lyriques de cette période sont encore dans toutes les mémoires et dans bien des cœurs. Le premier en date est un prosateur, Chateaubriand ; pour en faire un plagiaire, il faut être cruellement philologue ; l’œuvre de Chénier, posthume, vient à son heure ; et c’est enfin l’éclosion magnifique de Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, pour ne nommer que les plus grands. Ici, l’esprit de l’époque a trouvé, créé, sa forme adéquate ; ce sont des œuvres d’absolue beauté.

{p. 117}Ailleurs, il y a le plus souvent conflit entre la forme et l’esprit. Ainsi dans le roman. Les beautés des Martyrs, de Corinne, sont lyriques surtout et se détachent du récit. Lyriques les romans de Victor Hugo (de cette période), de George Sand (première manière), de Nodier, de Gautier, d’autres encore. Par contre, chez Benjamin Constant, chez Sainte-Beuve, le « sentiment » est analysé déjà avec une précision qui annonce le roman psychologique ; et Stendhal et Balzac, malgré leur romantisme encore très sensible, sont les véritables précurseurs de l’époque suivante.

La guerre déclarée aux classiques obligeait les Romantiques à affronter le théâtre ; il fallait vaincre Corneille et Racine ! Question de tactique. Pour nous qui n’avons plus besoin de soutenir Hernani contre les classiques, qui voyons Ruy Blas alterner avec Andromaque au Théâtre-Français, nous osons dire que le théâtre de cette période est tout, sauf dramatique. Il serait même intéressant de rapprocher ces deux génies : Corneille et Hugo, qui font du théâtre malgré eux, qui émeuvent à force de puissance et par des {p. 118}procédés semblables ; l’un par l’invention romanesque, l’autre par l’imagination lyrique, mais tous deux par des caractères simplifiés jusqu’à l’abstraction, ils construisent des « situations » atroces autant qu’invraisemblables et tranchent le nœud gordien par un acte d’héroïsme. — Chatterton est également du pur romantisme ; même Dumas père, qui était pourtant un vrai dramaturge, concède une place trop grande à des éléments contraires à l’action dramatique. Tout ce théâtre, si riche en beautés de tout genre, n’a qu’un défaut : malgré la démonstration en trois points de la préface à Cromwell, ce n’est pas du théâtre. « Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique » (Lanson). Musset absolument à part ; il a l’imagination, le sentiment, la psychologie, le dialogue, la force (dans Lorenzaccio), et toujours la vérité dans la fantaisie ; mais on sait qu’il écrivit ces comédies sans {p. 119}penser à la scène, pour être imprimées, et que son premier succès est de 1847. « Il est lyrique sans mélange », dit M. Lanson ; pourtant je vois chez lui une puissance latente de dramaturge ; son théâtre est unique en France et s’adresse à un public restreint de purs lettrés19.

Deuxième période : de 1840 à 1885 §

En politique : à l’entreprise insensée de la Restauration succède, en tous pays, une lente réalisation de la Révolution ; 1848, c’est un 1789 beaucoup plus modeste et plus sage, dans des {p. 120}milieux mieux préparés ; grâce à ce meilleur équilibre, c’est la marche en avant. En France, c’est Napoléon III, auquel on commence à rendre justice ; puis les débuts de la troisième République, difficiles et héroïques ; un travail immense, que la guerre de 1870 semble scinder en deux par une catastrophe ; et si c’était une nécessité heureuse ? j’y vois une affirmation légitime, nécessaire, de la nation victorieuse, affirmation violente parce qu’elle fut longtemps retardée ; j’y vois surtout une leçon féconde et libératrice pour la nation vaincue.

Le règne de la science commence. L’histoire, naguère une reconstruction poétique, se fait exacte, méthodique, renouvelle la philologie, le droit, la philosophie, la psychologie, les sciences naturelles qui vont passer au premier plan. On marche ainsi à une histoire naturelle de l’homme et de l’esprit, au positivisme ; on aboutira nécessairement, en littérature, au naturalisme. Dans tous les domaines, c’est l’action, la certitude, le culte du fait ; Bismarck (comme jadis Richelieu) est peut-être l’expression la plus grandiose de cet esprit, qu’on {p. 121}retrouve dans ses formes et tendances les plus variées chez Sainte-Beuve, Auguste Comte, Taine, Renan, Berthelot, Claude Bernard…

Cette période est épique.

George Sand se libère, autant qu’elle peut, du lyrisme ; elle écrit ses romans socialistes, ses histoires champêtres ; Balzac, qui lui aussi mêlera toujours le romantisme au réalisme, trouve vers 1842 son titre général de Comédie humaine, c’est-à-dire sa vision épique du tout : Rastignac marche à la conquête de Paris. Sans abandonner complètement le lyrisme, Victor Hugo a également évolué vers l’épopée ; parlant des œuvres de la première époque, M. Lanson dit avec raison : « Ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et Les Burgraves sont les deux premiers chapitres de La Légende des siècles. » Il écrit maintenant Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables. — Mérimée mérite une place à part, par la qualité très spéciale de son art ; chez lui, la puissance du raccourci rapproche déjà l’épopée du drame. — Enfin Flaubert inaugure la série {p. 122}des grands romanciers ! Romantique dans Salammbô, dans La Tentation, il a créé avec Madame Bovary (1857) le chef-d’œuvre du roman réaliste, qui lui valut les critiques qu’on sait et la cour d’assises ; ce procès ne fut pas rien qu’une erreur ; il fut un malheur pour Flaubert et pour la littérature ; il ne serait pas bien difficile de montrer, par la correspondance et par d’autres documents, que la sévérité des considérants, la lâcheté des critiques et des éditeurs, ont fait dévier Flaubert de sa ligne droite ; la haine du bourgeois nous a privés d’autres chefs-d’œuvre ; et c’est ici, sous une forme nouvelle, un exemple à ajouter à ceux de Molière et de Racine : de l’inintelligence du public à l’égard d’une grande individualité, et de l’influence de ce public sur l’artiste ; l’exemple est différent en ce sens que Flaubert était du moins dans le « genre » de son époque ; il fut ainsi un précurseur, malheureux personnellement, mais suivi bientôt d’une école illustre : Zola, les Goncourt, Daudet, Maupassant. Quand on dit « école » il faudrait naturellement faire bien des réserves et des distinctions, que je ne puis développer {p. 123}ici : Zola, ce « grand poète épique » (J. Lemaître) marchant bientôt, pour son malheur et le nôtre, au roman « expérimental » ; les Goncourt tombant dans l’impressionnisme ; Daudet réintroduisant dans le naturalisme une sensibilité exquise ; Maupassant demeurant le seul disciple direct de Flaubert, avec une variété qui dépasse Boccace, et une forte sobriété qui touche au drame. — Le roman, si puissamment lancé par de tels maîtres, va continuer dans la période suivante, avec une orientation nouvelle.

Aux épopées de Victor Hugo, déjà mentionnées, s’ajoutent celles de Leconte de Lisle, de Coppée, de Richepin et aussi plusieurs poèmes petits ou grands de Sully Prudhomme qui disent l’ascension de la volonté humaine vers l’Idéal20.

La poésie des Parnassiens, même quand elle est lyrique, tend par principe à l’objectivité qui analyse et qui décrit, à l’impassibilité qui serait {p. 124}la négation du lyrisme…, si elle se réalisait ; mais le sentiment persiste ; uni à la science, il nous vaut chez Sully Prudhomme une œuvre extraordinaire, où le penseur a concentré, comme en un élixir, toutes les douleurs et toutes les espérances humaines. Pour la généralité toutefois, le lyrisme se fige, dans son inspiration et dans ses formes, ce qui expliquera la réaction des symbolistes et verslibristes. — Banville, Gautier, Baudelaire, Richepin représentent, chacun à sa façon très personnelle, la décadence du romantisme proprement dit.

Au théâtre, la réaction de Ponsard n’est qu’un essai, sans portée. De tous les auteurs dramatiques, deux seuls nous intéressent, mais ceux-là sont considérables : Augier et Dumas fils. Tous deux protestent contre le romantisme et le mêlent pourtant à leur réalisme ; Dumas y mêle même une bonne dose de romanesque. Comme dramaturges, ils devancent la troisième période ; comme moralistes, ils sont bien de leur temps ; précieux à consulter. La valeur absolue de Dumas ? La sympathie que j’ai pour ses idées (et qui n’a rien à voir ici) me trompe {p. 125}peut-être ; à si brève distance il est difficile de discerner… Je vois bien, sous la verve spirituelle, les trucs et les ficelles, et pourtant il me semble un maître trop dédaigné aujourd’hui. Il serait intéressant de montrer comment et pourquoi il en revient peu à peu aux « unités » tant honnies21 ; comment chez lui la thèse, sauf de rares exceptions, ne nuit pas à la vérité des caractères ; de fait, ses personnages sont vivants pour qui les a vus une fois : la baronne d’Ange, Denise, Francillon, M. Alphonse. — Laissons de côté Sardou qui n’est qu’un Hardy plus habile et plus heureux ; sa réclame a trompé le public et l’a peut-être trompé lui-même. Mais Becque ! Les Corbeaux sont de 1882 ; La Parisienne, de 1885 ; celui-là avait de quoi devenir le maître du théâtre contemporain. Pourquoi ne l’est-il pas devenu ? Le problème est à étudier ; je rechercherais chez Dumas et chez Becque la bonne influence « littéraire » de leur époque, cette « tenue » dont je parlais à propos du xviie siècle ; et, par contraste, je montrerais l’habileté {p. 126}facile et le bluff chez Sardou, qui, hélas, a fait école. Pourquoi lui plutôt que les deux autres ? Cela s’explique par les conditions générales de la troisième période.

Troisième période : de 1885 à nos jours §

Nous sommes à l’apogée du positivisme scientifique. Les sciences naturelles et techniques dominent et s’imposent aux autres par leurs conquêtes grandioses dans le domaine matériel. La psychologie est expérimentale ; la philologie formule des lois phonétiques ; l’histoire fouille les archives, à la recherche des « faits » ; le droit pénal touche à la pathologie, qui envahit même l’histoire des religions. Par un retour curieux de l’anthropomorphisme tant décrié, la science devient une entité ; elle a ses sanctuaires et ses prêtres, ses dévots et ses « miracles » aussi. — Les peintres impressionnistes et les poètes décadents se réclament de Helmholtz ; c’est par le ballon dirigeable, chargé de mélinite, qu’on prétend assurer la paix universelle. La philosophie se ramène au pur déterminisme ; la morale {p. 127}relève de l’hygiène ; elle est scientifique. On s’en aperçoit ; les notions de devoir et de sacrifice s’effacent devant celles des droits ; et c’est, comme autrefois, le droit du plus fort ; le socialisme oppose la brutalité du nombre à celle du capital ; les Universités rivalisent à développer le prolétariat intellectuel ; les droits de la femme se heurtent aux droits de l’homme et soulèvent un problème qui est peut-être le plus essentiel de tous, le plus fécond pour l’avenir. — À côté du fétichisme scientifique, de l’alexandrinisme, on voit refleurir naturellement les superstitions, des religions abracadabrantes, sous le nom de spiritualisme. Au dessèchement des uns correspond l’exaltation des autres. — C’est que la science est insuffisante à l’âme humaine qui crée par intuition et qui a soif d’amour. L’insuffisance du principe directeur explique l’anarchie générale et aussi les essais de réaction catholique ou théosophique, politique et sociale. Tout cela bouillonne dans un grand désordre apparent. Nous marchons à une révolution dont nul ne saurait prévoir la forme ; à ceux qui sont hantés par la Révolution française, la réalité donnera sans {p. 128}doute un démenti ; l’histoire a une variété de formes qui dépasse notre pauvre imagination ; nous y voyons triompher le christianisme par le sang des martyrs, la Renaissance sans violence, la Révolution par la guillotine ; elle trouvera autre chose encore, et à plus d’une reprise. De cette crise prochaine se dégagera le principe nouveau que notre myopie ne distingue pas aujourd’hui, la foi dont l’homme a besoin pour vivre. — Notre époque est intéressante : pour celui qui pense, la vie actuelle est une belle douleur.

Les esprits significatifs nous paraissent innombrables ; ils sont si près de nous ! Je n’en cite que quelques-uns, d’après un critère spécial : Nietzsche, Ibsen, deux étrangers dont l’influence (si diverse !) est considérable en France22 ; à ce grand Guyau, qui esquissait en 1886 son Irréligion de l’avenir, opposons les modernistes qui capitulent chaque jour devant Pie X : Anatole France part de Sylvestre Bonnard, idéal de {p. 129}sérénité scientifique, pour aboutir à L’Île des Pingouins, qui bafoue l’effort d’un peuple entier ; Brunetière, d’abord disciple de Taine, finit par les Discours de combat ; Jules Lemaître lui est très inférieur, mais son évolution est également caractéristique ; Zola abandonne les Rougon-Macquart pour écrire Les Trois Villes et Les Évangiles ; Édouard Rod manque totalement de puissance, mais il est dans sa sensibilité extrême un témoin de grande valeur. Parmi les auteurs les plus récents, Léon Frapié me semble apporter une œuvre particulièrement intéressante.

Cette période troublée, de fermentation, est celle du théâtre à thèse.

De plusieurs exemples éloquents, je choisis celui d’Alphonse Daudet23. Le simple exposé des titres et des dates révélera un parallélisme frappant entre l’évolution de l’individu et celle de {p. 130}l’époque. Daudet débute en 1858 par un volume de vers, Amoureuses ; c’est encore du romantisme, et c’est bien de son âge ; qui de nous ne fut pas romantique à 18 ans ? Mais cet esprit, n’étant plus celui de l’époque, ne persiste pas chez Daudet ; il s’essaie au théâtre ; le jeune ambitieux espérait-il ce succès subit et triomphal qui devait sourire en 1869 au Passant de Coppée ? Il fait jouer successivement La Dernière Idole (1862), Les Absents (1864), L’Œillet blanc (1865), Le Frère aîné (1867), Le Sacrifice (1869), L’Arlésienne (1872) et Lise Tavernier (1872) ; toutes ces pièces ne relèvent du théâtre que par la forme dialoguée ; leur esprit est fait d’un mélange de lyrisme et de romanesque qu’on retrouve à la même époque dans Le Petit Chose (1868) et dans les Lettres de mon moulin (1869). Évidemment Daudet cherche encore sa voie et s’est d’abord trompé ; seule L’Arlésienne demeure au répertoire, grâce à la musique de Bizet. — Le lyrisme et le romanesque fantaisiste seront longtemps encore chez Daudet des défauts, défauts charmants dès qu’ils ne compromettent plus l’harmonie de {p. 131}l’ensemble ; dans une période nouvelle nous assistons à l’évolution décisive et triomphale du talent épique ; ce sont les Lettres à un absent (1870-1871), Tartarin de Tarascon (1872), les Contes du lundi (1873), Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack (1876), Le Nabab (1877), Les Rois en exil (1879), Numa Roumestan (1881), L’Évangéliste (1883), Sapho (1884), Tartarin sur les Alpes (1885), L’Immortel (1888), Port-Tarascon (1890). C’est bien là l’œuvre centrale de Daudet, celle où son tempérament est en accord parfait avec l’esprit épique de l’époque. Toutefois, dès 1880, une nouvelle évolution se dessine, toujours en accord avec les temps, et c’est ce qui la rend si intéressante : les préoccupations sociales et morales s’emparent de Daudet ; il va à la thèse, déjà dans L’Évangéliste, dans Sapho, dans L’Immortel, plus tard dans La Petite Paroisse (1895), dans Soutien de famille (1898) ; et en même temps, logiquement, il va au théâtre ; d’abord, en y adaptant ses romans, ce qui est une erreur mais une erreur instructive ; ainsi : Le Nabab (1880), Jack (1881), Sapho (1885), Fromont jeune (1886), {p. 132}Numa Roumestan (1887) ; ensuite, en voyant le drame directement, sans passer par l’étape du roman : La Lutte pour la vie (1889), L’Obstacle (1890), La Menteuse (imprimée en 1893).

Cette évolution de Daudet vers le drame demeure incomplète ; mais quel enseignement, jusque dans l’erreur des adaptations ! Comparez Sapho roman avec Sapho drame, en particulier les deux scènes finales : la chute définitive de Gaussin et comment Sapho l’abandonne ; vous saisirez sur le vif le contraste qu’il y a entre la vision épique et les exigences de la scène. Dans le roman : Sapho, souffletée, roule avec son amant sur le lit où il se réveillera irrémédiablement perdu ; — Gaussin, à Marseille, attend sa maîtresse, la cause de sa ruine et la seule et amère consolation ; il reçoit la lettre d’adieu. Dans le drame : la chute profonde de Gaussin se résume, bien forcément, en un baiser… de théâtre ; — après quoi il s’endort, afin que Sapho puisse écrire sa lettre, sur-le-champ, la lire à haute voix, pour la galerie, et s’éclipser24 !

{p. 133}On sent très bien que la vision première fut épique ; l’adaptation à la scène brutalise la psychologie du roman et l’affaiblit à la fois ; nous n’avons que l’utilisation d’un livre célèbre. Par contre, voyez comment Paul Astier de L’Immortel est devenu, par une transformation intime et directe, le Paul Astier de La Lutte pour la vie ; la préface que Daudet a mise à son drame montre avec netteté que l’indignation morale a fait passer le poète du récit au drame. Il y aurait un livre à écrire sur ce sujet que j’esquisse par quelques dates, par quelques mots.

Daudet n’est qu’un exemple ; je laisse au lecteur le plaisir d’en trouver d’autres. — Les romans qu’on adapte à la scène sont nombreux ; le cas inverse plutôt rare. Lavedan dialogue ses romans, puis il passe au théâtre ; Gyp en reste au roman dialogué (mais est-ce bien encore de la littérature ?) ; l’évolution de Paul Hervieu {p. 134}pourrait se caractériser par trois titres : Flirt (1890), Peints par eux-mêmes (1893), Les Tenailles (1895).

La suprématie du théâtre s’affirme par le nombre des œuvres, par l’adhésion des talents les plus vigoureux, par le goût du spectacle, par le cabotinage, par la réclame (dont Chantecler n’est qu’un exemple), et surtout par la passion de la thèse25.

Faut-il citer des noms ? Lemaître, de Porto-Riche, de Curel, Hervieu, Donnay, Brieux, Bourget, Lavedan, Bataille, Wolff, Coolus, Descaves, Bernstein… Quant à Rostand, avec tous ses défauts, il a une place à part ; il y a, surtout dans Cyrano, un lyrisme qui semblait d’un précurseur, qui parut une délivrance ; son théâtre n’est plus aujourd’hui qu’un avortement, mais la tentative est à noter.

{p. 135}De tout ce théâtre qui nous passionne, il ne restera que quelques œuvres de beauté durable ; sa valeur n’est bien souvent que relative ; elle est dans une intrigue habile et piquante, elle est dans les reparties spirituelles de style « rosse », elle est dans les idées qui passent, non dans les caractères qui demeurent. On est pour ou contre le divorce ; on est capitaliste ou socialiste, catholique ou libre penseur ; on porte à la scène le scandale du jour ou l’avarie ; et Pataud va voir si Bourget l’a mis dans La Barricade. Sardou faisait des pièces pour Sarah Bernhardt ; d’autres en font pour Réjane, Brandès ou Bady ; et le public se passionne à la fois pour l’actrice et pour l’idée ; il accepte docilement la convention de l’inévitable salle de bal du premier acte, comme les classiques acceptaient celle du vestibule. L’historien sourit et constate. Le psychologue cherche en vain des caractères. Les titres sont caractéristiques : Racine avait Andromaque, Bérénice, Phèdre ; aujourd’hui nous avons : La Clairière, Les Mauvais Bergers, La Griffe, Le Bercail, La Barricade, Le Tribun, Le Repas du lion, Le Ruisseau, Une femme passa, {p. 136}La Vierge folle, et cette stupéfiante Énigme de Paul Hervieu dont le drame consiste précisément en ceci : que le public est dans l’impossibilité de deviner, jusqu’au mot de la fin, laquelle des deux femmes a commis l’adultère ! (et ce même Hervieu a fait pourtant un des meilleurs drames modernes : La Course du flambeau…) Le seul nom de Phèdre, ou Hermione, ou Néron, suffit à reconstituer toute la tragédie ; mais de quel caractère dépend l’intérêt d’une pièce moderne ? Il dépend d’une idée, et plus souvent d’une situation bâtie à force d’invraisemblances. Un fait demeure : ce théâtre nous émeut ; nous y courons, parce que nous y trouvons notre désarroi, notre angoisse et nos confuses espérances ; il extériorise notre crise, et, tout en lui demandant une heure de distraction, nous en attendons aussi la grande « catharsis ».

Le roman de cette période, passé au second plan, est encore vigoureux, du moins jusque vers 1900. Lui aussi d’ailleurs est destiné souvent à la propagande. Zola écrit les Trois villes et les Évangiles ; Bourget passe peu à peu de Mensonges à l’Étape ; Rod, qui fut naturaliste, {p. 137}écrit Les Unis ; Anatole France, l’Histoire contemporaine ; les frères Margueritte nous avaient raconté l’épopée de 1870, Victor nous donne aujourd’hui Prostituée ; il faudrait étudier ainsi l’évolution de personnalités fort diverses : Maurice Barrès, Marcel Prévost, Huysmans, Paul Adam, Descaves, Rosny, Estaunié, Frapié, et montrer toute la vision dramatique qu’il y a par exemple dans La Biche écrasée de Pierre Mille. Mais tout cela est trop près de nous ; nous voyons sur un même plan des œuvres que le temps espacera ; la thèse sociale nous trompe sur la valeur esthétique. Du moins ce sens social est-il un signe caractéristique de notre époque.

Dans la poésie lyrique, il y a, à côté des Parnassiens attardés, le groupe assez flottant des symbolistes, sans compter les « écoles » les plus récentes. Je vois chez Mallarmé, Verlaine, Moréas et d’autres encore, exactement le même phénomène de réaction que chez les peintres impressionnistes : une confusion étrange, mais fatale, des notions élémentaires sur les conditions mêmes de l’art, une {p. 138}désagrégation intellectuelle et morale. Non pas que ces poètes manquent de théories ; ils n’en ont que trop dans leurs pompeuses préfaces ; plusieurs sont très cultivés, d’autres ont une éloquence qui les illusionne ; quand on passe de la théorie à l’œuvre même, on s’aperçoit que ces artistes n’ont rien de bien neuf à dire ; ils font de grands gestes, se querellent sur des procédés, parce qu’ils n’ont pas de discipline intime, ni la simplicité d’une vision puissante. Ils sont une fin ; mais ces fins, si tristes qu’elles soient, sont nécessaires aux recommencements ; et peut-être y a-t-il déjà chez quelques poètes affranchis par le symbolisme et libérés de lui, une première lueur de la nouvelle aurore26. Chez ceux-là (et je citerais en particulier Verhaeren), le mot qui revient le plus souvent, comme un leit-motiv ou comme un idéal, ce n’est pas l’amour, ni Dieu, ni la science, c’est la vie. Il semble qu’on se réveille d’un cauchemar de formules étroites devant l’immensité d’une vie rajeunie. Donc, malgré le {p. 139}désordre de l’heure actuelle, aucune raison de désespérer. Au contraire ! Les formes se vident comme les épis battus en grange ; les hommes retournent à la nuit d’où l’amour les avait tirés ; mais l’humanité se renouvelle et s’en va, sans lassitude, de fructidor à nivôse, de nivôse à germinal, de germinal à fructidor.

Résumons en quelques pages l’évolution totale de la littérature française ; nous verrons alors se dresser devant nous quelques « pourquoi ? », que nous retrouverons, sous une autre forme, à propos de la littérature italienne, et auxquels je répondrai dans mes conclusions.

Au cours de mille années, la littérature française a par trois fois parcouru ces étapes dont nous verrons plus tard le sens profond : lyrisme, épopée, drame. La loi, qui doit être universelle, ne se manifeste chez aucun autre peuple avec cette même constance, ni cette même clarté. Il y a des raisons à cela. Pour l’heure, restons en France, devant ce spectacle merveilleux d’un peuple qui trois fois déjà est sorti des ténèbres de l’anarchie pour marcher à l’ordre, à la lumière. La littérature n’y est qu’une expression d’un fait {p. 140}plus général, mais une expression particulièrement éloquente. Avant Taine, et surtout depuis lui, on a parlé des rapports intimes qu’il y a entre l’art d’un pays et ses conditions politiques et sociales ; je crois avoir ici démontré ces rapports avec une rigueur mathématique.

Non pas qu’ils imposent à l’art une obéissance monotone et servile, loin de là ! Les personnalités sont nombreuses et ma méthode en souligne précisément l’importance, en faisant de chacune d’elles un problème nouveau, à résoudre non par une formule, mais par une compréhension faite d’amour et de goût autant que de savoir ; ce ne sont pas des contradictions à la loi, ce sont des combinaisons infiniment variées de forces diverses : tradition, conditions de la réalité présente, individualité. Ces combinaisons font la richesse du dessin sans en compromettre l’architecture.

L’architecture, c’est de la logique. Depuis longtemps tout le monde est d’accord pour faire de la logique une qualité essentielle de l’esprit français ; la frivolité, l’inconstance de cet esprit ne frappent et ne déroutent que {p. 141}l’observateur superficiel ; le fond est fait de logique. Il serait oiseux d’accumuler ici des témoignages, des preuves ; je préfère un simple fait divers : je flânais l’autre soir dans les rues de Paris, observant et réfléchissant ; passent deux ouvriers, et je surprends ces mots de l’un à l’autre : « Vois-tu, il faut se faire une logique, et dire : va comme je te pousse ! » Ailleurs, on aurait dit : il faut se faire une morale, ou bien : il faut se faire une raison (dans le sens de résignation) ; le Français se fait une logique ; et son histoire, moins soumise que d’autres aux accrocs du hasard, à l’inertie de l’habitude, va comme il la pousse.

Question de race ? c’est remplacer un point d’interrogation par deux ou trois autres. Qui donc se flattera de définir le caractère d’une race, en Europe, après la colonisation romaine, après l’invasion des barbares, après « l’empreinte » catholique, après tant d’échanges européens ? Résignons-nous à avoir toujours, dans notre équation, au moins une inconnue ; et, au lieu de races, parlons de nations ; ici nous avons des éléments matériels qu’il est plus aisé d’évaluer à peu près : les dates du groupement, ses {p. 142}vicissitudes, ses intérêts communs, sa situation géographique, ses conditions d’existence, le climat et les esprits directeurs qui sont d’abord un effet, ensuite une cause, de sorte que tout s’enchaîne et que le passé est la force vive de l’avenir. — Le caractère distinctif d’une nation n’est pas, comme plusieurs semblent le croire, dans telle vertu particulière dont cette nation aurait le monopole ; il est dans l’ensemble, dans un certain dosage des qualités et des défauts que possède chaque nation, mais chacune avec une combinaison différente, avec une orientation particulière. Tous les peintres se servent de lignes et des sept couleurs du prisme ; d’où vient que, même en faisant abstraction du sujet en soi, l’artiste révèle aussitôt sa personnalité ? c’est un fait difficile à expliquer, mais c’est un fait ; on ne l’analyse jamais jusqu’au fond, on le sent ; et cette personnalité est l’essentiel ; les lignes et les couleurs sont les moyens de tous ; la vision est de l’individu. Il en est de même des nations comparées les unes aux autres ; l’analyse établit leurs qualités communes ; la synthèse affirme leur individualité.

{p. 143}Quelle que soit donc, en France, l’inconnue celtique, voici quelques éléments plus sûrs : une colonisation romaine intense, d’où une vie intellectuelle qui égalait celle de la métropole et qui dura d’une façon plus constante à travers tout le moyen âge ; une résistance matérielle moins prolongée à l’invasion des barbares, d’où une assimilation réciproque plus rapide et plus harmonieuse ; à la différence de l’Italie, aucun passé de gloire qui pesât sur l’avenir, attirât sans cesse de nouveaux conquérants et prolongeât l’anarchie ; un pays tout à l’ouest du continent, adossé à la mer en bonne partie, qui n’était point une route à passer, une plaine à traverser, mais qui, une fois conquis, put travailler à un nouvel équilibre ; un pays de grandeur moyenne, non point plat comme l’Allemagne ou démesurément allongé comme l’Italie, mais compact, admirablement varié par ses fleuves et ses montagnes, où les provinces semblaient se faire d’elles-mêmes, éléments futurs d’une plus grande unité ; non point isolé comme l’Espagne et l’Angleterre, mais de contact facile ; un sol fertile ; un climat tempéré, ni la grisaille {p. 144}des longs brouillards, ni la voluptueuse lassitude des cieux ardents. En toutes choses, la mesure ; l’esprit lucide et entreprenant mêle le sérieux du Nord à la gaîté du Midi. Cette clarté est déjà dans les idées et dans les actes des premiers rois de France. — Rome avait civilisé le monde ; le christianisme avait apporté la bonne nouvelle de la solidarité humaine devant un seul et même Dieu ; les Germains avaient donné la force de leur jeunesse ; une forme nouvelle de l’humanité devait en résulter à travers mille vicissitudes ; et c’est en France que naquit, nécessairement, la première nation européenne.

Ce fait historique, qui s’explique comme un résultat des causes matérielles que j’ai dites, vient contribuer lui-même comme une cause au développement de l’esprit français ; il signifie en effet une avance considérable dans la prise de conscience, pour la nation et pour les individus. Ce sont là des faits intellectuels que rien ne saurait hâter ; la science y est impuissante ; il y faut des siècles de travail en commun, et des légions d’ouvriers petits et grands.

Le hasard ne produit que des accidents ou des {p. 145}chances ; il ne saurait faire ni défaire une nation. Ce qui a fait la France, c’est une collaboration de circonstances naturelles, un ensemble d’éléments durables, dont les effets sont nécessaires ; d’où la logique de son histoire. Charlemagne et Napoléon sont, jusqu’à un certain point, des hasards ; Louis XIV est dans l’ordre. Les principes se succèdent ; chacun d’eux, accomplissant son œuvre jusqu’au bout, se vide pour ainsi dire en engendrant celui qui le remplace. La féodalité et la théocratie ont fait la France en la menant jusqu’à la royauté absolue ; la royauté, supprimant la féodalité, a développé ce Tiers-État qui fit la Révolution ; qu’engendrera notre démocratie bourgeoise et parlementaire ? Il serait dangereux de faire des prophéties ; en tout cas la question du prolétariat ne devrait nous faire oublier, dans nos prévisions, ni le principe international, ni le féminisme ; et ce sont là des possibilités de combinaisons d’un vaste avenir….

Or la France, une fois de plus, et malgré les apparences contraires, est à l’avant-garde. Il y aurait en tous pays matière à des affaires Dreyfus ; {p. 146}la France seule a résolu l’Affaire jusqu’au bout ; elle a accompli la première la Séparation ; au prix de quels déchirements ! Cette France, qu’on dit inconstante, obéit héroïquement à la logique des idées ; quand elle souffre, c’est pour l’humanité entière qu’elle souffre ; et si elle devait mourir, elle mourrait d’un idéal surhumain.

La littérature en est une admirable démonstration. Trois fois, c’est-à-dire aux origines féodales, à la Renaissance et lors de la Révolution, la France s’est inspirée d’idées nées ailleurs en Europe, mais non encore ramenées à leur principe essentiel et vital ; elle a pris ces idées, se les est assimilées, les a appliquées dans la réalité de la nation, et rendues au monde en une forme universelle. La littérature est le livre d’or où s’inscrit depuis mille ans la dette sacrée que la France et l’humanité ont l’une envers l’autre. On a dit, je le sais, que la France se ferme aux idées étrangères ; cela est exact, ou faux, selon les époques ; quand elle a tout donné, qu’elle paraît épuisée, elle s’ouvre à l’étranger ; puis elle semble s’isoler ; c’est que, mère toujours féconde, elle voue ses soins au fils qu’elle enverra, tel {p. 147}Yvain ou Lancelot, à travers la forêt magique des préjugés, à la recherche du vrai idéal. — L’exclusivisme est à de certains moments une nécessité de la concentration.

On a dit et répété que le Français n’a pas la tête épique. C’est une erreur manifeste, qui provient d’une conception académique de l’« épopée ». Par contre, cela est certain, il n’est pas lyrique ; il ne l’est que sous une influence étrangère ou par exception ; le plus souvent, il prend pour du lyrisme ce qui est éloquence, ou vision poétique, ou simplement esprit.

Deux traits dominants, difficiles à concilier bien que conciliables, semblent se disputer la priorité dans la littérature française : le goût de l’analyse psychologique et le goût des idées générales, propagandistes. Ce qui explique que l’expression artistique de la civilisation française est surtout littéraire. D’autres nations ont égalé et dépassé la France dans la sculpture, la peinture, la musique ; mais aucune ne saurait rivaliser avec elle pour la richesse de la littérature ; c’est que l’art de la parole écrite se prête mieux que tout autre à l’analyse psychologique, à la {p. 148}discussion des idées ; et que le caractère essentiel de l’esprit français n’est ni plastique, ni sentimental, mais intellectuel.

Un autre fait intéressant : la littérature française n’a point de Dante, point de Shakespeare, point de Gœthe, tandis que la littérature italienne par exemple a surtout de grandes individualités27. Le fait s’explique sans trop de peine pour quiconque admet les idées qui précèdent. L’esprit français, dépourvu de lyrisme et d’imagination, réaliste dans sa logique et équilibré, doué au plus haut point de cette sociabilité que Brunetière a si bien analysée, s’adressant donc au public et voulant être compris de lui, soucieux de précision plus que de beauté, artiste intellectuel plus que sentimental pour qui un sonnet peut valoir un long poème, l’esprit français grâce à ses défauts et à ses qualités peut comprendre à la rigueur, mais ne saurait créer l’épopée de Dante, le drame de Shakespeare, le Faust de Gœthe. Peut-être même la liberté dont on a {p. 149}toujours joui en France (relativement à d’autres pays) et la modération générale sont-elles défavorables au développement de puissantes individualités. Moins forte la compression, et plus faible la réaction. Encore une fois, c’est la mesure, jusque chez les plus grands artistes.

Ce qui lui manque en grandeurs isolées, la France le retrouve dans l’infinie variété de sa richesse. La légion d’excellents esprits qu’elle a produits justifie, par les modes les plus divers, cette définition de M. Lanson : « La forme grave et supérieure de notre intelligence, c’est l’esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aiguë et serrée : le don de représenter par une simplification lumineuse les éléments essentiels de la réalité, et celui de suivre à l’infini sans l’embrouiller ni le rompre jamais le fil des raisonnements abstraits ; c’est le génie de l’invention psychologique et de la construction mathématique. »

Rassemblant ces remarques qui semblent éparses, revenons-en à la grande ligne de l’évolution. La littérature, il importe d’y insister, est à la fois effet et cause ; elle exprime un état {p. 150}des esprits, et contribue à transformer cet état ; c’est ainsi que, par la précision des mots et des formes, par le nombre des auteurs et par le goût du public, elle établit, mieux que les « documents » historiques, les phases successives des conditions politiques et sociales dont elle est l’expression. Les « documents » sont indispensables, comme explication et contrôle ; mais leur nombre même déroute souvent, sans compter les lacunes et les falsifications ; c’est en outre une matière dont la signification réelle pour le moment où le fait se produisit est fort difficile à évaluer ; puisque même les statistiques exactes de nos jours sont trompeuses, que dire alors des « faits » du passé ? Entre la défaite d’Azincourt (1415) qui est un « fait » et la victoire de Formigny (1450), qui est un autre « fait », il y a Jeanne d’Arc ; comment expliquer la Pucelle et son action ? Les problèmes de ce genre abondent ; c’est que la réalité morale, intimement liée à toute la vie d’un peuple, et facteur essentiel de cette vie, échappe à l’analyse des documents. Elle se manifeste dans la littérature, par des indications expresses, et mieux encore par {p. 151}des révélations inconscientes dont l’importance n’apparaît que plus tard à l’historien.

Quand l’expression littéraire est générale, parce que conforme à l’esprit du peuple, qu’elle s’inspire surtout de logique, et que, sociable, elle tend à l’universel, comme c’est le cas en France, la littérature devient une démonstration lumineuse, qui éclaire toute l’histoire. D’autres peuples, comme la Grèce, la Rome antique, n’ont guère connu qu’une seule ère bien nette ; d’autres encore, comme l’Italie ou l’Allemagne, ont été singulièrement entravés dans leur développement normal ; chacun de ces cas est un problème à étudier à part ; il faut voir quelles forces ont contrarié, suspendu l’action de la loi d’évolution. Ce sont là des questions que nous retrouverons dans nos conclusions.

La France a déjà vécu trois ères, les a vécues jusqu’au bout, et tout permet d’espérer que, surmontant la crise actuelle, elle entrera bientôt dans une ère nouvelle. J’ai déjà dit en passant, et nous redirons bientôt ce que d’autres peuples ont fait pour l’humanité. Remarquons dès à présent que la primauté intellectuelle de {p. 152}la France, indiscutable pendant les deux premières ères, nous apparaît beaucoup moins nette au cours de la troisième ; pour diverses raisons : cette époque est trop près de nous pour que nous puissions en voir l’essentiel ; la science des faits les plus minimes nous cache le mouvement des idées ; enfin, le développement d’autres nationalités (et surtout de la nation allemande) a créé une littérature européenne où la France ne règne plus en maîtresse absolue ; mais son rôle au xxe siècle n’en demeure pas moins très particulier, même là où elle ne fait que reprendre des méthodes ou des idées allemandes. — On peut dire de la France qu’elle n’est pas mystique, ni passionnée, ni artiste par intuition ; elle n’est pas créatrice, mais elle est l’éducatrice ; logique, elle dégage des idées latentes ce qui est essentiel, et le met en lumière pour tous ; pratique, elle le réalise ; puis, éprise de justice et de vérité jusqu’au fanatisme, elle constate la première l’insuffisance des réalités présentes, et dans son généreux enthousiasme elle semble se déchirer elle-même, en formulant l’angoisse générale, comme elle avait trouvé {p. 153}hier la formule de l’ordre et de la discipline. De cette angoisse même naîtra quelque part la foi nouvelle, dont elle refera un monde. Ainsi s’expliquent ces contradictions apparentes de la France, qui lui aliènent tant de sympathies et lui valent aussi dans le monde entier une si ardente reconnaissance : intolérante et généreuse parce qu’elle vise à l’universel, inconstante dans les formes et tenace dans le fond, détruisant pour rebâtir, mangeuse d’hommes et semeuse d’idées, elle est intellectuelle avant tout et concentre les forces vives de la province vers Paris, le cerveau. — Une promenade de deux heures dans Paris est la plus vivante des leçons pour qui sait évoquer l’âme des choses. De la Montagne Sainte-Geneviève, du Panthéon où repose Hugo, le prophète, allez aux galeries de l’Odéon où se feuillettent par milliers les livres nouveaux, puis, par le quartier des Écoles, descendez au quai Voltaire, flânez en bouquinant, et, passant la Seine, remontez par le Louvre, le Théâtre-Français, le Palais-Royal, le quartier du Temple jusqu’au Père-Lachaise ; redescendez par le Faubourg Saint-Antoine à la {p. 154}place de la Bastille, et enfin, du haut des tours de Notre-Dame, ou des jardins où furent les Tuileries, regardez le soleil se coucher derrière l’Arc de Triomphe ; et vous revivrez en raccourci toute l’histoire de Paris, ville du livre lumineux et du pavé sanglant, d’où l’idée prend son essor vers l’humanité.

Cet effort immense, que la littérature nous atteste et nous explique depuis huit cents ans, inspire le respect, l’admiration et l’amour. Il est à lui seul une réponse à ceux qui craignent comme à ceux qui espèrent peut-être de voir la France disparaître. Cet effort est un fait indestructible de la civilisation, une partie intégrante de la conscience humaine. Et cela seul importe. Que les peuples se succèdent, pourvu que l’effort continue ! A supposer un seul instant qu’au cours d’une nouvelle invasion de barbares un autre peuple vienne un jour remplacer en France ceux qui sont aujourd’hui les Français, le vainqueur subirait l’influence de cette terre privilégiée et faillirait à l’honneur s’il ne reprenait à son tour la tradition intellectuelle, en perpétuant ce nom sacré : la France.

Chapitre III.
Contre-épreuve fournie par l’examen de la littérature italienne §

{p. 155}Les étapes de la littérature française se succèdent avec une clarté qui permet d’en déduire une loi d’évolution. La littérature italienne présente un spectacle tout différent, qui s’explique aussi, et qui sera la contre-épreuve de ma démonstration.

L’histoire de l’Italie a la beauté poignante d’une tragédie. Sous la forme de l’empire romain, l’Italie avait dominé le monde, lui avait imposé la paix romaine. Depuis la chute de l’empire jusqu’en 1870, elle est la proie des peuples initiés par elle à la civilisation. Pourquoi ? Cette misère est l’effet direct de la grandeur qui précède.

{p. 156}Rome, déchue du faite de sa puissance, n’en demeura pas moins la Ville sacrée. Elle hantait l’imagination des Barbares, par la haine d’abord et par la cupidité, puis, dès qu’ils y touchaient, par la beauté, par le passé et par ce charme indicible qui fait « un homme nouveau », selon Gœthe, de quiconque pénètre dans ses murs. Vaincue, elle demeurait victorieuse ; une ombre, elle dominait encore la réalité. Refaire l’empire romain, ou, pour d’autres, retrouver les consuls de la République, tel fut le songe séculaire des rois étrangers et des patriotes italiens. De là les invasions toujours renouvelées, les démembrements, les rivalités, les entreprises insensées, et l’impuissance de tous ; Cola di Rienzi au Capitole, Charles-Quint et François Ier à Pavie, voilà deux scènes de la tragédie italienne. Le passé pesait sur le présent comme une fatalité.

Puis il y a la Papauté. Sans le prestige de Rome, elle ne serait pas. L’évêque de Rome s’élève peu à peu, par sa diplomatie sans doute, mais aussi sans le vouloir, par le passé de la Ville ; le sang des martyrs lui est une gloire. Les pèlerins chantaient :

[ 157]
O Roma nobilis, orbis et domina,
Cunctarum urbium excellentissima,
Roseo martyrum sanguine rubea,
Albis et virginum liliis candida,
Salutem dicimus tibi per omnia,
Te benedicimus, salve ! per sæcula.

L’Église romaine succéda à l’Empire. Or, sans toucher à la question religieuse, et tout en reconnaissant que l’Église catholique est un monument grandiose de l’esprit humain, il faut bien établir ce fait, sine ira et studio : la Papauté temporelle, à Rome, c’était la négation de la nation italienne. Le pape, de par l’universalité de sa fonction, ne pouvait pas être aussi le souverain de l’Italie, et de par ses prétentions au temporel il ne pouvait tolérer à côté de lui un souverain italien dont la capitale devait être Rome. La logique imposait à la Papauté cette politique d’empêcher la formation d’une nation italienne ; elle l’a pratiquée jusqu’en 1870, attisant les convoitises, semant la discorde, appelant l’étranger. Quand Garibaldi s’écriait : Roma o morte, il exprimait à la fois un programme héroïque et une vérité de l’histoire.

Au cours de mille ans, les tentatives de {p. 158}constituer un royaume d’Italie n’ont pas manqué ; j’en rappelle quelques-unes : les Lombards étaient à la veille du triomphe définitif, lorsque le Pape appela les Francs ; au xiiie siècle, Frédéric II eut certainement l’idée d’unifier l’Italie — il fut vaincu par Innocent IV ; Cola di Rienzi conçut une fédération italienne ; à l’époque de la Renaissance, plus d’un petit souverain, italien ou étranger, rêva d’être le « prince » invoqué par Machiavel ; les projets divers du Risorgimento sont bien connus… ; et toutes ces tentatives échouèrent par les intrigues du pape, devant les armées autrichiennes ou françaises.

Le peuple italien, arrêté ainsi dans son évolution normale, développe unilatéralement ses plus précieuses qualités. De par le mélange des races, de par les conditions durables de la terre et du ciel, surtout de par sa très ancienne civilisation, le caractère de ce peuple a un charme unique qui prend le cœur par les sens. En effet, c’est la sensualité qui frappe d’abord chez lui, son amour de la beauté plastique, sa saine compréhension de l’amour physique et son grand sens pratique ; c’est qu’il est naturaliste, dans le {p. 159}sens profond du mot ; ce qui explique alors le fonds de mysticisme qu’il y a aussi en lui, et l’intuition géniale qui en fait le peuple des inventeurs, des précurseurs, des martyrs. — L’étranger s’étonne de la « combinazione », la blâme sans la comprendre ; elle est à la fois un art de la politesse et le dernier refuge des consciences opprimées. La psychologie de l’Italien n’est pas logique ou morale : elle est individualiste ; elle ne cherche pas à corriger, elle s’adapte ; elle s’adapte dans les formes et sauvegarde la liberté dans les interprétations. L’Italien est diplomate. Enfin la civilisation millénaire lui donne ce respect de la beauté, qui est une grande morale et qui s’exprime en un mot intraduisible : la gentilezza. Naturalisme mystique, individualisme, intuition, passion, sens esthétique et sens pratique, qualités surtout païennes, que la servitude politique a développées jusqu’à les gâter souvent. Avec la vie nationale enfin constituée, ce caractère va certainement se modifier et, si j’en crois certains symptômes, il étonnera le monde.

Le caractère, tel que je viens de le résumer, {p. 160}et les conditions politiques, nous expliquent, dans la mesure du possible, les particularités de la littérature en Italie. D’abord elle joue un rôle moins important qu’en France dans la vie intellectuelle, qui s’exprime tout aussi aisément dans les arts plastiques et dans la musique ; elle est concurrencée aussi par une autre littérature, en langue latine, et fortement soumise aux formes, aux traditions des littératures classiques ; la forme l’emporte souvent sur le fond, d’autant plus que la liberté de l’expression est souvent limitée. Cette littérature est donc moins riche en œuvres et moins nettement significative ; elle présente en outre ce phénomène particulièrement intéressant pour nous : les trois ères que j’ai distinguées en France ne sont qu’ébauchées en Italie ; elles débutent, normalement, par le lyrisme, elles atteignent à peine leur point culminant avec l’épopée, et manquent d’achèvement dramatique ; on dirait d’un fleuve qui par trois fois se perd dans le sable… L’explication est à chercher dans l’absence de vie nationale. Mais l’Italie compense largement cette pauvreté par l’individualité puissante de ses génies et par {p. 161}la Renaissance. — À la voir dans l’ensemble, cette histoire est une tragédie, et c’est de ce point de vue que je la résume ici en quelques traits essentiels.

Les origines lyriques de la première ère sont plus faciles à établir par des textes qu’en France. Qu’on parte de l’école sicilienne (à demi provençale et française), ou de la poésie religieuse de l’Ombrie, ou qu’on admette encore (comme il faut le faire, à mon avis) une poésie populaire, primitive et demeurée orale, on aboutit toujours, vers 1260, à Guinizelli et au « dolce stil nuovo », où l’Italie affirme son originalité, par la fusion de ces éléments divers : réalisme, philosophie, mysticisme. Pour la valeur des idées et des sentiments cette poésie est très supérieure au lyrisme courtois de la Provence et de la France du Nord28 ; pourtant, même quand on y ajoute {p. 162}la poésie didactique du Nord, quelques chansons politiques et quelques embryons d’épopée, c’est une pauvreté en œuvres qui contraste étrangement avec la littérature française du xiiie siècle ! Pour comprendre, il suffit de comparer la situation politique des deux pays ; en France : Philippe-Auguste, saint Louis et Philippe le Bel ; en Italie : la catastrophe de Frédéric II ; il semblait désigné pour faire de l’Italie une nation ; les lettres et les sciences florissaient à sa cour, et sa mémoire est encore bénie par Dante ; mais le pape l’a vaincu, Manfred tombe à Bénévent, et Conradin livre sa tête blonde au bourreau. Il n’y a vraiment plus en Italie que Florence et la Toscane, dernier refuge de la liberté civique ; une nation dans les murs étroits d’une cité ; c’est là précisément que la littérature italienne va trouver coup sur coup Dante, Pétrarque et Boccace29, avec autour d’eux une petite légion {p. 163}de bons écrivains. Le rôle essentiel du civisme n’est-il pas évident ici, comme jadis à Athènes ?

Dante appartient encore au lyrisme par l’œuvre de sa première jeunesse, la Vita nuova ; mais son génie est surtout épique ; avant l’exil déjà, il a conçu l’idée de la Divine Comédie. Si les événements politiques s’étaient déroulés selon son désir, que la monarchie de ses rêves se fût réalisée, la Comédie serait peut-être en son genre un Roland plus sublime, la glorification d’une jeune Italie. Au point de vue humain, ne regrettons pas qu’elle soit autre chose ; elle raconte, il est vrai, l’écroulement d’un idéal politique, elle dit les passions, les haines, et aussi la science scolastique d’une époque, mais elle est avant tout l’épopée de l’âme humaine. Dante, repoussé par la réalité du présent, s’est réfugié dans les vérités plus hautes et plus durables. Il est à première vue l’expression monumentale du moyen âge de Florence et de la théologie ; il est davantage encore, et les Italiens le savent bien, {p. 164}le poète de la nation italienne et de l’humanité. — Il n’est pas un précurseur, comme Pétrarque ; il est tout de son époque ; mais il l’a pénétrée si profondément qu’il en a exprimé, derrière les formules particulières, le problème en ce qu’il a d’éternel et d’universel. En d’autres termes, si considérable qu’elle soit, la valeur relative, historique, de Dante, à laquelle les philologues s’attachent si fort, n’est plus qu’un détail, comparée à la valeur absolue ; chez lui la réponse est moins significative que la question ; les mots de la prière moins beaux que le geste des mains jointes. Exilé de Florence, ne trouvant des deux côtés de l’Apennin que les lambeaux de la patrie rêvée, voyant Rome déchue, le pape à Avignon, Henri VII tombé devant Sienne, Anjou à Naples, la tyrannie partout, Dante réalise ses mots de naguère : « Nos autem, cui mundus est patria, velut piscibus æquor » (De vulg. eloq., I. 6), et il crée une œuvre sans égale au monde : l’ascension de la conscience des ténèbres à la lumière.

L’Italie a compensé ainsi, d’un seul coup, et largement, toutes les lacunes de sa littérature. {p. 165}Mais après Dante ? Si l’on reste dans la ligne de l’évolution normale, c’est une chute à pic dans la misère des imitations. L’épopée n’a plus une œuvre digne d’être mentionnée ici, et le théâtre en reste à l’édification spirituelle, sans connaître cette fermentation qui donne au théâtre français, dès le xive siècle, son importance historique. La seule pièce intéressante, l’Eccerinus de Mussato, est en latin. Le mouvement littéraire, commencé vers 1200 (d’après les textes conservés), brillamment développé par le « dolce stil nuovo », s’arrête brusquement avant le milieu du xive siècle ; ce n’est pas une évolution, c’est une interruption, et je n’ai plus besoin d’en dire les causes.

Mais il y a Pétrarque ! — Pétrarque est un précurseur ; il est le « premier humaniste », a dit Pierre de Nolhac. Sa découverte de l’antiquité semble miraculeuse et ne s’explique que par le génie italien, par les malheurs mêmes de ce génie qui, dépouillé de toute vie nationale, se replie sur lui-même et se crée un monde nouveau dans le domaine de l’esprit. C’est par l’intuition de la beauté des formes, par un égoïsme {p. 166}qui se torture, par le conflit du paganisme atavique avec le christianisme, et par un renoncement douloureux à la patrie impossible, que l’âme infiniment sensible de Pétrarque parvient à une vision nouvelle de l’univers. Il est encore en partie tourné vers le moyen âge ; son œuvre est à moitié latine et ascétique ; mais son geste montre l’aurore et répond si bien à l’esprit de son peuple, qu’en 1341 un maître d’école aveugle suit ses traces de ville en ville, pour le rejoindre enfin et baiser la main du génie libérateur. Pétrarque n’est pas un homme d’action comme Dante ; il n’est pas épique et ne touche pas à la profondeur des vérités éternelles ; il n’est pas une synthèse, il est une foi nouvelle ; il est divinateur, essentiellement lyrique. — L’œuvre latine de l’humaniste Pétrarque est trop peu connue du public cultivé ; son importance historique dépasse pourtant celle du Canzoniere ; d’autre part aussi les poètes pétrarquistes ont fait du tort à leur modèle ; or, il importe de noter ce fait : chez Pétrarque, l’humaniste et le poète ne sont qu’un seul et même homme. À elle seule, la science n’eût pas suffi à créer {p. 167}l’humanisme, qui consiste moins dans la découverte de textes oubliés que dans une interprétation toute nouvelle des textes et des faits déjà connus. Pour reconstituer le monde antique, en réintégrer le principe dans la civilisation moderne, il ne fallait pas un érudit, il fallait un artiste, un poète, une âme aimante angoissée par le présent. Pétrarque fut ce flambeau d’amour dans les ténèbres de la scolastique. Aujourd’hui que le positivisme a desséché nos âmes, que le sentiment et l’intuition ne sont que des « phrases », on a peine à comprendre cette action immense d’un rêveur. N’a-t-on pas essayé aussi d’infirmer après coup la valeur du Romantisme et l’œuvre de la Révolution en ne voyant en J.-J. Rousseau qu’un halluciné ? J’ai entendu un savant illustre déclarer, aux applaudissements d’une nombreuse assemblée de « libres penseurs », que Jésus-Christ ne mériterait aujourd’hui qu’une cellule d’aliéné… Ces brutalités résultent de l’incompréhension. Le Christianisme, la Renaissance, la Révolution n’en demeurent pas moins trois étapes essentielles de l’humanité. — Au moment où la France s’acheminait vers une {p. 168}longue décadence (d’ailleurs utile et nécessaire à d’autres points de vue), l’Italie, débarrassée de certaines contingences par son malheur même, créait Pétrarque, marchait à la Renaissance, et se préparait par là une gloire nouvelle et des raisons nouvelles de servitude.

Cela demande réflexion. On a souvent remarqué que l’Italie n’a guère connu la féodalité, ou du moins ne l’a pas vécue aussi complètement que d’autres pays ; les villes (communi) y échappent, et ce sont ces villes qui commandent à l’évolution générale ; de là une persistance de l’idée romaine qui explique à son tour que la Renaissance se prépare en Italie, et non ailleurs, dès le xive siècle. Ce fut un bonheur pour l’humanité ; mais pour l’Italie ? Privée de vie nationale, elle n’a pas vécu toutes les étapes de l’évolution normale ; elle a connu les brutalités des conquérants, mais non point les relativités nécessaires de sa propre réalité, puisque pendant des siècles elle n’a pas eu de réalité à elle. C’est pourquoi j’ai dit qu’elle était « débarrassée de certaines contingences » ; dans son chaos même, elle touche souvent à l’absolu ; exemples : {p. 169}la Papauté ; Frédéric II, qui au xiiie siècle esquisse déjà Louis XIV ; les tyrans du xve et du xvie siècles. Il y a là, je le répète, quelque chose d’anormal ; une gloire et une faiblesse tout à la fois. Cette Italie divinatrice est dans l’impossibilité de réaliser elle-même… ; c’est la France qui réalise. Je ne connais pas d’histoire plus instructive ni plus tragique à étudier dans le détail30. L’histoire littéraire nous en donne une éclatante confirmation : au lieu d’une période de lente élaboration (dramatique), Pétrarque s’élance d’un bond dans un monde nouveau.

Quant à Boccace, il est, sinon un problème, du moins un cas particulièrement intéressant. Il n’est pas aisé de concilier le conteur du Decamerone avec le disciple de Pétrarque et le défenseur de Dante, ni même toujours avec le poète du Filostrato et de L’Amorosa visione ; il y a là une « combinaison » qu’il faudrait étudier en détail. Pour {p. 170}la question d’évolution littéraire qui nous occupe spécialement ici, j’avoue être encore indécis, sans y voir toutefois de grosse difficulté. La nouvelle, je l’ai déjà dit, est une vision toute particulière, qui tient du drame autant que de l’épopée ; elle n’est pas un court roman, mais un drame en germe, tout en ayant d’ailleurs, comme forme d’art, sa vie à elle. Or, l’Italie est par excellence la patrie des novellieri. Pourquoi ? L’explication est-elle à chercher à la fois dans le caractère italien, dans la vision plastique et passionnée, dans une sorte de compensation pour la pauvreté de l’épopée et du drame, et, en certains cas, dans une faiblesse de l’invention littéraire ? Combien cette étude, psychologique et esthétique, serait plus féconde que le rapprochement des thèmes apparentés ! — Chez Boccace, les nouvelles dramatiques sont peu nombreuses ; ses sources les plus diverses ne l’empêchent pas de donner surtout un tableau de mœurs, de sorte que le Decamerone dans son ensemble serait à la fois, comme les Fables de La Fontaine, une vaste épopée et une « comédie à cent actes divers ». Par contre, dans les {p. 171}poèmes de Boccace, c’est l’élément lyrique qui domine. Nous avons ainsi une personnalité très complexe, dont il faudrait démêler les éléments divers et parfois contradictoires : le fonds individuel, la tradition populaire de la nouvelle, le lyrisme venu de Pétrarque, l’influence de Dante et des poèmes allégoriques, l’influence classique, et, d’une façon générale, le désarroi de l’époque.

Laissons de côté tous les poetæ minores, pour en arriver à ce fait capital, qui ne pouvait se produire qu’en Italie : une littérature en langue latine accaparant brusquement les meilleurs esprits, et interrompant pendant presque un siècle l’évolution de la littérature en langue italienne. Depuis la mort de Pétrarque (1374) et de Boccace jusqu’au modeste « certame coronario » de 1441, c’est presque le silence. Le drame, sous la forme des sacre rapprezentazioni, représente très humblement la fin d’une évolution que Pétrarque a déjà devancée. Nous avons ici ce spectacle fréquent en Italie : deux courants parallèles, dont l’un est la routine inconsciente des médiocres et du vulgaire, et l’autre {p. 172}la révolution par intuition géniale. Lorsqu’on cherche les précurseurs de tels principes essentiels de la mentalité européenne (principes scientifiques, esthétiques, moraux, sociaux), c’est le plus souvent en Italie qu’on les découvre ; et d’autre part, c’est en Italie que ces mêmes principes ont eu le moins d’efficacité dans l’application pratique. L’explication de ce phénomène est dans la fatalité historique que j’ai esquissée au commencement de ce chapitre.

La deuxième ère de la littérature italienne, préparée déjà par Pétrarque et Boccace, puis arrêtée par l’humanisme pur, s’affirme vers le milieu du xve siècle, devançant ainsi de cent ans la Renaissance française. J’y insiste : le principe féodal et théocratique de la première ère ne s’est réalisé en Italie que d’une façon très incomplète ; son évolution a été contrariée par l’anarchie politique, par la survivance de l’idée latine dans les communi, et par un paganisme indestructible. Le principe nouveau, de la raison universelle et de la souveraineté absolue, ne se réalisera pas davantage ; tous les Médicis, les d’Este, les Gonzaga ne représentent {p. 173}que des efforts dispersés, en de petites unités, et ne valent pas, tous ensemble, le seul Louis XIV. — Les débuts permettaient pourtant les plus grandes espérances ; ils sont lyriques : Laurent de Médicis, Politien, Leonardo Giustiniani, Sannazzaro (dont l’Arcadia est nettement lyrique), Boiardo dans son admirable Canzoniere ; le lyrisme est sensible encore dans l’Orlando furioso et jusque dans la Gerusalemme liberata. Et je ne cite toujours que les noms les plus connus. — A cet épanouissement merveilleux d’une conception nouvelle de la vie (individuelle et sociale) devait succéder normalement une période épique de création ; si les circonstances extérieures l’avaient permis, l’Italie aurait réalisé comme la France, et avant elle, le principe national sous la forme de la royauté absolue. C’est ici qu’apparaît toute l’importance du Principe de Machiavel. Cent ans plus tard, en France, Balzac écrit Le Prince, sous Richelieu, préparant Louis XIV ; tandis qu’en Italie le grand patriote Machiavel ne peut s’inspirer que d’hommes tels que Cesare Borgia, Giuliano di Medici ou {p. 174}Lorenzo di Piero di Medici ; aventuriers, tyranneaux de province… En 1494 déjà, une invasion française interrompait l’épopée de Boiardo ; au xvie siècle Arioste se réfugie dans les domaines intangibles de la fantaisie, il écrit une œuvre de beauté durable, universelle, mais inefficace pour la patrie ; ses prophéties sur l’avenir de la maison d’Este sont pleines de rhétorique et… d’ironie involontaire aussi ; après lui, Torquato Tasso subit à la fois la réaction catholique et le joug des traditions académiques. — En France, le triomphe du catholicisme est aussi celui de l’unité nationale ; « Paris vaut bien une messe » n’est pas une boutade, c’est un mot qui résume une grande nécessité ; ce catholicisme-là n’asservit pas la pensée ; pour plusieurs écrivains, qui nous l’ont dit expressément, il est la liberté ; il ne soumet pas la France à la Papauté, il mène au gallicanisme de Bossuet ; de même, la tradition académique, malgré tous ses défauts, contribue à la discipline nationale. En Italie au contraire l’Inquisition et les Académies transforment peu à peu la littérature en un exercice de rhétorique. C’est la tragédie qui recommence ; quiconque {p. 175}étudie cette histoire dans le détail, sans parti pris, sent grandir dans son cœur la pitié, et, avec le remords, le désir de réparer par l’amour la brutalité de nos pères.

La Gerusalemme liberata suivie de la Conquistata, voilà bien en littérature le phénomène le plus expressif de cette période qui devrait correspondre au classicisme français ; au lieu de l’action épique, créatrice, c’est une cristallisation, un épuisement. On le constate dans le lyrisme tout académique de Bembo et des pétrarquistes, dans la poésie burlesque de Berni et de ses disciples, jusque dans la haine des pasquinades, dans le cynisme de l’Arétin, dans la tristesse poignante de Vittoria Colonna et de Michel Ange. Au théâtre nous avons les « formes » régulières de la tragédie et de la comédie, mais pas de vie dramatique, sauf quelques exceptions dans la comédie.

Il faut aller ainsi, à travers Marino, les marinistes, l’Arcadia et autres médiocrités, jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle ; c’est alors qu’apparaissent, par une de ces résurrections familières au génie italien, trois grands noms : {p. 176}Parini, Alfieri, Goldoni. Le Giorno de Parini n’est épique que dans sa forme extérieure ; la satire en est d’esprit nettement dramatique ; et c’est par le théâtre qu’Alfieri prêche à son peuple un pur idéal et que Goldoni lui montre les turpitudes de l’esclavage. Ces œuvres, si grandes qu’elles soient, ne sont pourtant que des efforts isolés, féconds sans doute pour un avenir lointain, mais pour l’heure isolés ; la nation italienne est encore à faire. Vincenzo Monti, comme patriote, comme artiste et comme homme, caractérise précisément cette période de transition et de contradictions intimes.

L’ère nouvelle débute, une fois de plus, par une période de lyrisme. La Révolution française, la pensée allemande, et surtout le travail original de nombreux savants, critiques et patriotes italiens ont transformé l’esprit général ; il y a maintenant en Italie une grande espérance, héroïque et joyeuse chez les uns, douloureuse chez les autres par contraste avec la réalité de la domination étrangère. Les poètes et prophètes de ce qui sera le Risorgimento s’appellent Foscolo, Berchet, Pellico, Leopardi, {p. 177}Manzoni. Quand ils s’adressent à l’humanité et qu’ils chantent un thème universel, comme Leopardi, ou quand ils se confinent dans la satire, comme Giusti, ou même dans le dialecte d’une province, comme Porta, Belli et Brofferio, c’est toujours l’Italie nouvelle qui palpite en eux ; et ce cri de douleur et d’espérance retentira longtemps encore, avec Rossetti, Mameli, Poerio, Mercantini, Zanella, jusqu’au jour où le roi Victor-Emmanuel y répondra. Le même état d’âme se retrouve dans les romans historiques de Massimo D’Azeglio, de Guerrazzi, de Nievo, dans les tragédies de Manzoni, de Niccolini, et même encore dans ce chef-d’œuvre épique : I promessi sposi.

Avec la constitution du royaume d’Italie (février 1861) et surtout avec la prise de Rome, commence une période nouvelle, de travail positif quoique fort difficile et souvent encore désordonné. C’est la période épique, qui, pour les raisons que nous verrons bientôt, se prolonge jusqu’à aujourd’hui, mêlée au drame. Carducci évolue du lyrisme juvénile à l’épopée ; il inspire Pascarella, dont une œuvre médite {p. 178}encore sera le poème du Risorgimento ; l’histoire de Garibaldi s’enrichit de légendes populaires et n’attend plus que son poète. Sans doute, des artistes tels que D’Annunzio, Pascoli, Panzacchi, Graf relèvent surtout du lyrisme, mais ce sont là des épigones ; la floraison littéraire est celle du roman avec De Amicis, Fogazzaro, Farina, Verga, Mathilde Serao, Grazia Deledda.

Aujourd’hui enfin nous avons la période dramatique. Paolo Ferrari et Pietro Cossa en furent les précurseurs ; Giuseppe Giacosa passe peu à peu du théâtre romantique au théâtre à thèse ; l’influence d’Ibsen, de Sudermann, de Hauptmann est sensible chez Rovetta, Bracco, Butti. Quant à D’Annunzio, tempérament essentiellement lyrique, il violente et fausse son génie : dans une recherche effrénée du succès, il suit la mode, du roman d’abord, du théâtre ensuite, et aboutit, lui le grand artiste, à des œuvres informes31.

D’ailleurs, à y regarder de près, la littérature italienne de 1870 à nos jours est infiniment {p. 179}compliquée et contradictoire. Il y a là un phénomène que nous constaterions aussi dans la littérature allemande et qui mérite une attention particulière ; il s’agit d’un conflit entre l’évolution nationale et l’évolution de l’humanité pensante en général.

En effet : la vie nationale de l’Italie, entravée déjà au cours de la première et de la deuxième ère par des circonstances spéciales, aurait dû commencer du moins au lendemain de la Révolution française ; on sait que Napoléon Ier encouragea cette espérance jusqu’à un certain point ; mais la Restauration paralysa le mouvement : il ne s’est pleinement réalisé qu’avec la prise de Rome ; politiquement ; restaient d’énormes difficultés sociales et morales ; l’Italie, maîtresse de ses destinées, assagie par sa défaite en Érythrée, ne marche sûrement au triomphe que depuis 1900 environ ; à cet état des choses, à cet état d’âme, devrait correspondre une floraison épique. Mais d’autre part l’Italie participe à la crise sociale, intellectuelle et morale que notre civilisation traverse en ce moment et dont l’expression littéraire est surtout dramatique ; {p. 180}elle est soumise ainsi à des influences qui sont en conflit avec le développement national. Il y a plus encore : les nécessités immédiates d’une nation à faire, c’est-à-dire la politique, l’industrie, le commerce, l’agriculture, l’armée, l’école, la législation, tous ces devoirs impérieux ont absorbé et absorbent encore une quantité d’intelligences de premier ordre, qui, en d’autres circonstances, se seraient orientées vers les arts et la littérature. Il résulte de tout cela, en littérature, un effet de confusion, de pauvreté, mais de promesses aussi. Quand notre civilisation aura formulé son principe nouveau, qu’elle commencera une ère nouvelle, l’Italie entrera à son tour et définitivement dans une évolution normale, harmonieuse.

L’Allemagne présente un phénomène de conflit plus compliqué encore. Constituée enfin en nation depuis 1870, elle regagne à pas de géant les retards de son évolution. On s’étonne souvent du contraste qu’il y a entre le rêve généreux de ses poètes de jadis et les brutalités de sa « Realpolitik » d’aujourd’hui ; mais on s’étonne à tort. Ce contraste, c’est la différence {p. 181}qu’il y a entre le lyrisme et l’épopée, entre l’idéal et la réalisation, réalisation d’autant plus brusque qu’elle fut plus longtemps retardée. Il y là une ivresse de force bien compréhensible, que les nécessités européennes modéreront peu à peu. Mutatis mutandis, l’Allemagne en est, politiquement, à son xviie siècle, et l’empereur Guillaume II rappelle, à plus d’un égard, Louis XIV. C’est une étape dont il faut reconnaître la grandeur et la nécessité, tout en constatant qu’elle est en conflit avec la mentalité actuelle de l’Europe. — En Italie, la monarchie est libérale au point de toucher à la république ; en Allemagne, elle repose sur une hiérarchie si forte qu’elle touche à l’absolutisme ; la nation s’y est constituée en partie, et forcément, contre la France, c’est-à-dire contre l’esprit de la Révolution ; c’est un anachronisme, mais l’équilibre se fera ; question de temps et de collaboration patiente. Qui pourrait triompher contre la force d’une idée ? Tous les hommes passent, qu’ils portent la tiare ou la couronne ; l’idée est éternelle, dans un enfantement toujours renouvelé de plus grande liberté.

{p. 182}L’Italie en est un exemple lumineux. Français, Allemands, Espagnols et Autrichiens, rois et papes, se sont coalisés pendant plus de mille ans pour asservir ce pays qu’on appela « la terre des morts ». Ces morts, qui s’appelaient Dante et Pétrarque, ont brisé la pierre des sépulcres ; Giusti l’avait prédit ; ils vivent aujourd’hui plus radieux que jamais, au cœur même de cette nation italienne qu’ils ont rêvée, qu’ils ont voulue, qu’ils ont créée, eux, les chefs d’une légion héroïque au service de l’Idée.

Chapitre IV.
Conclusions §

{p. 183}L’évolution de la littérature française m’a servi de démonstration positive ; la littérature italienne a été une contre-épreuve. Je crois avoir montré qu’en Italie, comme en France, nous trouvons trois ères, dont chacune commence par une période lyrique ; en Italie cette évolution s’arrête à mi-chemin, à l’épopée, et n’aboutit dans le drame qu’à des œuvres isolées ; j’en ai dit les raisons ; la principale, c’est l’absence de vie nationale. D’autres littératures pourraient encore servir de démonstration ou de contre-épreuve ; si la loi que j’ai formulée répond à une réalité sociale et psychologique, à une nécessité logique, elle doit se retrouver {p. 184}partout, mais souvent contrariée par d’autres forces. Chaque littérature présente ainsi ses problèmes très particuliers ; à l’historien de les discerner nettement et d’établir la résultante des forces contraires. Pour les littératures grecque, espagnole et allemande, j’ai déjà esquissé ce travail, mais je n’en dirai rien ici. Je lance une idée, longuement méditée, et j’attends désormais les opinions de la critique, avant d’en dire davantage.

Supposons que ma méthode soit juste, dans ses grandes lignes ; jusqu’ici je n’ai fait que l’appliquer sommairement, par un groupement nouveau de faits bien connus ; et je n’en ai donné qu’une seule explication, en insistant sur les rapports intimes qu’il y a contre l’évolution littéraire d’une part, l’évolution d’un principe et celle d’un groupe d’hommes (nation) d’autre part. Ce n’est là qu’une explication provisoire et superficielle. Si je ne cherchais pas, dans ces conclusions, le « pourquoi » psychologique de la loi, ma méthode ne serait qu’une classification nouvelle, plus ou moins ingénieuse ; elle aiderait à mieux comprendre certains cas {p. 185}individuels ; mais, ne disant pas pourquoi la réalisation d’un principe est si intimement liée à la vie d’un groupe, ni comment la littérature est à la fois un effet et une cause dans l’ascension de l’humanité vers la liberté, elle ne montrerait pas assez que l’histoire littéraire est le moyen le plus sûr que nous possédions pour prendre conscience de notre passé et de notre mission.

Ces conclusions ont pour objet de préciser la portée de ma méthode et aussi de légitimer cette méthode, non plus par un groupement de faits, mais par la logique d’une construction synthétique. Je ne suis arrivé que peu à peu à cette explication dernière ; elle m’a souvent rassuré aux heures de doute ; si l’on me reprochait de mêler la philosophie à la littérature, je répondrais que c’est précisément mon ambition suprême ; de plus en plus, la vérité me semble être là : rattacher un phénomène en apparence isolé (dans notre cas : la vie littéraire) aux lois de la vie totale.

La littérature n’est qu’une des nombreuses expressions de la vie humaine ; expression plus claire que d’autres, plus accessible à un grand {p. 186}nombre, par ses moyens (la parole) et par son but (l’action sur la masse) ; partant du même fonds inconscient, obéissant aux mêmes nécessités, l’expression littéraire tend plus que d’autres à une forme intelligible, à la réflexion, à une prise de conscience. Ce sont là des avantages certains pour qui étudie l’histoire des mœurs, des idées et des sentiments. Toutefois, dans son ensemble, et précisément parce qu’elle est pratiquée par de nombreux esprits d’espèces fort diverses, la littérature déconcerte souvent par sa richesse et sa variété ; la valeur relative et la valeur absolue se confondent, les goûts se contredisent, les idées heurtent des opinions personnelles, et, dans l’enchevêtrement des causes, des effets, des précurseurs, des attardés, des formes traditionnelles, des formes neuves et sincères, il est presque aussi malaisé de dégager la ligne essentielle qu’il est difficile de définir « la vie ». De là, et surtout avec les progrès de l’érudition, ces histoires littéraires qui ne sont que de vastes répertoires disposés en un ordre arbitraire, avec ici ou là quelques chapitres où les rapports intimes de la littérature et de la vie apparaissent {p. 187}comme par hasard ou comme une exception.

Le nombre même des œuvres littéraires nuit ainsi à leur netteté d’expression.

Or, la réflexion philosophique nous impose cette certitude, que les rapports de la vie et de la littérature sont constants, de tous les instants et de tous les individus. Cela étant, pourquoi ne pas les chercher, dans leur suite ininterrompue, dans l’expression la plus consciente de l’humanité ? Si l’on arrivait à dessiner, grâce à ces rapports, une ligne continue depuis le passé lointain jusqu’à aujourd’hui, et à montrer dans les expressions qui subsistent l’empreinte directe des générations disparues, ce serait serrer de bien près la vie elle-même de l’humanité ; ce serait trouver, non point la vérité, mais du moins le chemin de notre vérité ; ce serait augmenter ce trésor qui me paraît être le bien suprême de l’homme : la conscience. — S’il est vrai que l’univers entier obéit à un rythme souverain que l’astronome constate dans la marche des soleils et que le physicien retrouve dans l’infiniment petit de la matière, pourquoi serions-nous seuls à vivre au hasard ? Discerner les étapes de {p. 188}l’humanité, leurs conditions, leur succession, ce serait deviner un peu le rythme de l’intelligence humaine et nous mettre en garde contre le gaspillage insensé de nos vies.

Au cours des pages qui précèdent, j’ai déjà montré, dans l’ensemble et dans quelques cas particuliers, ce que ma méthode apporte à l’histoire littéraire. C’est un critère psychologique, à la fois précis et souple, qui coordonne les phénomènes littéraires en les rattachant aux conditions politiques et sociales d’un moment déterminé et d’un certain groupe humain. Je considère ce résultat comme acquis ; j’aurai à y revenir souvent, mais ce ne seront que des rappels rapides. — Quant aux conséquences de cette méthode pour l’esthétique littéraire, j’ai déjà dit que je renonce à les exposer ici ; sans doute, c’est une grosse lacune ; j’espère la combler plus tard, en profitant des observations qui me seront faites sur l’exposé purement historique ; les dernières pages de ce livre diront bien d’ailleurs l’importance très grande que je donne à l’art, à la valeur absolue de l’œuvre littéraire. — Il me reste donc à exposer les conséquences de ma méthode {p. 189}pour la vie totale. Je sens vivement les difficultés de cette exposition : elles sont dans l’immensité de la matière même, dans les difficultés de la terminologie, et surtout dans cette fatalité de l’expression verbale qui dit les choses une à une, tandis que dans la réalité les choses sont un bloc.

Pour donner dans une certaine mesure l’impression du bloc, la concision s’impose ; mais à force d’être concis, on risque d’être obscur. Je présente des raccourcis qui me sont familiers ; je crains pourtant qu’ils ne soient pas toujours significatifs pour le lecteur qui a forcément une mentalité différente de la mienne. Si grande que soit la difficulté, il faut l’affronter. — Considérant la littérature comme une expression de la vie, nous allons distinguer par elle, par son mode de réalisation, quelques éléments essentiels de la vie, quelques forces dont l’action se combine en d’infinies variations. La littérature nous révèle l’homme, à la fois, comme individu isolé (l’individu Racine, l’individu Boileau) et comme être social (dans Racine et dans Boileau, les Français du xviie siècle) ; en chacune de ces deux qualités l’homme est encore à {p. 190}la fois effet et cause. Dans la réalité on passe de l’individu à l’être social, de l’effet à la cause, par des transitions insensibles ; tout cela est inextricablement mêlé, sans être pourtant une seule et même chose. Pour donner une idée, même lointaine, de cette synthèse, nous sommes forcés de commencer par l’analyse ; l’analyse est toujours brutale ; elle scinde ce que la vie unit ; elle établit des catégories factices ; elle énumère, l’un après l’autre, des éléments qui sont partout coexistants. Il faut en prendre son parti. Ne jamais oublier que ces catégories sont factices, c’est déjà en corriger sensiblement le défaut ; et si la pensée s’efforce de combiner toujours ce que le langage analytique est forcé de scinder, si l’on procède (dans une sage mesure) par anticipations et par rappels, on arrive peu à peu à la vision synthétique, à l’intuition de la vie. Je ne reculerai donc ni devant la brutalité des premières catégories, puisque nous sommes d’accord sur leur valeur très relative, ni devant les répétitions, puisque j’essaierai de leur donner chaque fois une nuance nouvelle, grâce aux progrès de l’exposition.

{p. 191}Qu’on s’imagine un carrefour très animé et pourtant ordonné de grande ville ; disons : la place de l’Opéra. Piétons et véhicules y circulent en tous sens ; y compris les voies souterraines du Métropolitain. Dans un croisement incessant, tout le monde passe ; mais non pas à la fois ; chaque courant subit à son tour un temps d’arrêt : arrêt factice en un certain sens, mais nécessaire ; dans l’ensemble, c’est la vie continue. C’est un peu ainsi que je voudrais procéder. — Pour commencer, considérons l’homme surtout comme être social et comme effet, tout en y mêlant déjà, forcément, l’individu-cause.

L’être social §

Au point de vue social il y a deux unités constantes, indestructibles : l’individu et l’humanité, la parcelle et le tout. L’humanité n’est encore à bien des égards qu’une unité virtuelle ; nous y tendons sans cesse, par un sentiment de solidarité qui est la base de toute civilisation. {p. 192}Entre ces deux extrêmes, il y a d’autres unités, agrégats intermédiaires et plus ou moins transitoires, qui sont la « réalité actuelle ». C’est ce que j’appelle les groupes, plus exactement encore : les groupes de contiguïté. En effet la solidarité humaine est limitée dans l’espace par des communautés d’intérêts, intérêts immédiats, plus forts encore que l’unité idéale ; ces intérêts résultent par exemple de la nature du sol, de ses produits, des relations personnelles, des institutions, de la langue, des souvenirs, en un mot d’un ensemble de faits acquis par l’histoire. — Quels que soient les rapports de l’individu avec le milieu où il vit, qu’ils soient d’hostilité négative, ou au contraire de sympathie agissante, ou simplement de passivité, le fait est que l’existence d’un individu est inséparable de l’existence d’un certain groupe de contiguïté.

Ces groupes s’étendent, semblables à des cercles concentriques, depuis la famille jusqu’à l’humanité, en passant par le clan ou la tribu, la commune, la province ou le canton, la nation… ; très variables dans leur intensité et leur homogénéité, ils peuvent exister simultanément, {p. 193}l’un dans l’autre, quoique leur importance relative ou actuelle dépende de révolution historique. De tous ces groupes coexistants, celui-là est le plus important dont l’individu a le plus nettement conscience et auquel il est le plus intimement lié par ses intérêts et par ses sympathies. Or, si nous écartons, comme il faut le faire, les groupements artificiels, dus à la conquête brutale (l’empire d’Alexandre, l’empire romain, celui de Napoléon), et si nous constatons qu’il y a des groupes disparus par leurs propres discordes, nous voyons que l’importance des groupes de contiguïté s’en va chronologiquement du plus étroit au plus vaste, de la famille à la tribu, de la tribu à la commune, de la commune à la province, de la province à la nation ; il y a agrégation progressive ; les groupes anciens, tout en subsistant, se subordonnent nécessairement au groupe nouveau, de sorte que, arrivés aujourd’hui à l’étape nationale, nous entrevoyons déjà, par l’union de quelques États, une marche lente vers l’humanité. Ces étapes sont nécessaires à l’évolution normale ; aucune ne saurait être omise sans danger, mais {p. 194}aucune ne saurait être définitive. Personnellement, l’individu peut devancer les temps, préférer au groupe actuel un groupe plus vaste, mais encore faut-il qu’il ait vécu les formes précédentes ; il est alors un précurseur et son exemple n’est pas encore significatif pour la masse.

Le fait des groupes grandissants par agrégation est ce que j’appelle le facteur de l’espace. Je modifie expressément la formule de Taine, en combinant ses éléments d’une autre façon. Il disait : « la race, le milieu, le moment ». Au lieu de « race », je dis : l’individu tel qu’il est formé par l’évolution historique et par les conditions géographiques32 ; au lieu de « milieu », je dis : le groupe politique et social (espace) ; au lieu de « moment », je dis : le principe directeur (temps), qui va nous occuper tout à l’heure.

Les groupes de contiguïté, même quand ils sont de même catégorie, diffèrent profondément les uns des autres, selon leur intensité de {p. 195}conscience. Par exemple, que l’on compare Athènes, démocratie vivante, avec Sparte, oligarchie immobiliste ! D’où vient cette différence ? des conditions du sol et autres raisons physiques ? en partie, sans doute ; mais aussi, je crois, de l’individu-cause ; et c’est précisément ce que j’ajouterai à la formule de Taine : l’individu-cause, par où l’on s’échappe du déterminisme à la liberté.

Quoi qu’il en soit, la littérature ne fleurit vraiment que dans un groupe constitué normalement, susceptible d’évolution et fortement conscient ; ailleurs, c’est la vie pratique, calculatrice, au jour le jour, sans foi et sans poésie, parce que sans âme.

Le groupe de contiguïté dont l’homme a le plus nettement conscience constitue donc la réalité acquise et actuelle. Au-delà de ses limites, il y a des tendances plus générales, grosses d’avenir, mais rien ne se réalise en dehors du groupe ou de l’agrégation de groupes.

Ces tendances générales nous amènent à un second facteur essentiel, que j’appelle le facteur du temps. Toute ère nouvelle de l’humanité est {p. 196}dominée par un principe nouveau. Qu’il soit politique, ou social, ou religieux, ou moral, ou esthétique, ce principe n’est jamais qu’une autre face ou une autre phase du même problème éternel ; mais au fond peu importe qu’il ne soit qu’un recommencement ou qu’une combinaison d’éléments déjà connus ; rien ne se répète absolument dans l’histoire33 ; le même principe, revenant à quelques siècles d’intervalle, signifie autre chose parce que les conditions du groupe où il se réalise ont changé. Non, rien ne se répète, mais tout se tient ; là est la grosse difficulté pour l’analyse ! Chaque principe étant une partie de la vérité totale, il implique virtuellement cette vérité, et ne saurait se réaliser intégralement qu’avec cette vérité ; or cela est impossible, vu la relativité des groupes, des temps, de la connaissance et de la puissance humaines. La forme pratique sous laquelle un certain groupe {p. 197}réalise un certain principe n’est jamais que relative et incomplète, si bien qu’elle nous cache parfois la donnée initiale et idéale. On peut reconstruire avec assez de sûreté la succession chronologique des groupes ; mais quand on veut reconstruire celle des principes, on tâtonne dans l’incertitude des hypothèses et des interprétations34.

C’est donc avec les réserves les plus prudentes que j’esquisse quelques étapes : l’homme primitif, loin d’être libre, était totalement asservi aux lois les plus dures de la nature physique, au droit du plus fort ; par l’invention des armes et des outils, première application de son intelligence, il commence son émancipation ; par la religion, il essaie de vaincre les instincts de la {p. 198}bête ; puis il conquiert peu à peu, sous des formes très diverses et toujours relatives, la liberté de la personne, de la conscience, les droits politiques, l’indépendance économique… C’est-à-dire : tandis que les groupes vont grandissant peu à peu dans l’espace, les principes s’en vont à une conception toujours plus vaste de la liberté. Entre ces deux ordres de faits il y a un rapport mathématique : la parcelle est plus libre à mesure que grandit le groupe dont elle dépend.

Ce rapport qu’il y a entre le facteur de l’espace (groupes) et celui du temps (principes) est d’une importance capitale ; c’est un rapport de réciprocité. J’ai déjà dit et je ne crains pas de répéter que le principe, étant une vision partielle de l’idéal, implique logiquement la totalité de cet idéal, en théorie ; mais en pratique, la perception du principe est un fait individuel ; elle est plus ou moins nette selon le degré d’intelligence, de culture de l’individu ; elle dépend aussi de la mentalité et des intérêts actuels des groupes de contiguïté. Sans doute, le principe est toujours plus vaste que les groupes actuels, mais il y a toujours aussi une limite où son {p. 199}efficacité s’arrête, devant les intérêts plus forts d’autres groupes. En d’autres termes : le principe unit d’un groupe à l’autre des individus apparentés ; il n’y a pas contiguïté, il y a affinité (Wahlverwandschaften) ; et ces groupes d’affinité tendent à rapprocher les uns des autres les groupes de contiguïté. Donc : l’universalité du principe provoque l’élargissement progressif des groupes ; et, réciproquement, la réalité des groupes fait que le principe ne se réalise jamais que très relativement.

Il y a une action combinée. Le groupe est localisé, relatif ; le principe est universel et fragment d’un absolu. Si le principe coïncidait avec les intérêts du groupe, il y aurait arrêt de vie ; le groupe, c’est le passé, l’acquis ; le principe c’est l’idéal, l’avenir. La vie est dans ce conflit éternel. — Dès que le principe est à peu près réalisé, il devient un élément constitutif du groupe, et perd peu à peu sa puissance créatrice ; il est un fait acquis, il n’est plus une foi ; sa réalisation étant forcément incomplète, unilatérale, il en résulte un besoin de corriger, de compléter ; après l’action, la réaction ; et c’est alors {p. 200}qu’apparaît la foi nouvelle, une autre face de l’idéal absolu. De là les trois périodes d’une ère, périodes qui ne se succèdent normalement que dans un groupe de contiguïté bien constitué ; de là cet autre fait encore : que les conséquences pratiques d’un principe semblent parfois en contradiction avec la perception première ; et ce dernier fait enfin : que, pour l’observateur superficiel, l’histoire humaine semble se répéter et piétiner sur place, tandis qu’en réalité elle se renouvelle en des plans successifs. C’est ce qu’on a appelé le progrès en spirale. Tout est dans tout, c’est l’absolu ; mais nous ne marchons que pas à pas, de relativité en relativité ; l’absolu, ce serait la béatitude, l’immobilité ; l’ascension infinie vers l’idéal, c’est la vie même.

À l’abstraction de cet exposé, il sera bon d’ajouter quelques exemples pris à la réalité. Reprenons d’abord les trois ères de la littérature française. La première est dominée par la théocratie et par la féodalité, qui sont les « réalisations » (dans le sens indiqué plus haut) de deux principes beaucoup plus vastes. Le christianisme fut à son heure une délivrance de l’humanité ; {p. 201}je n’ai pas besoin d’y insister, ni du point de vue moral ni du point de vue social ; sa portée s’étendait à l’humanité tout entière ; il dut se plier aux exigences de la réalité, s’adapter aux faits acquis et aux formes de l’histoire ; il se réalisa en théocratie, avec de nombreuses variantes, selon les pays. Le système de la féodalité se ramène à un principe de solidarité : protection des plus faibles par un plus fort, à des conditions précises. Sur les ruines de l’empire romain, qui était une unité factice, militaire et bureaucratique, la féodalité institue des groupements nouveaux, conscients et solides. Le système féodal et le système théocratique se construisent d’une façon analogue : en pyramide ; c’est une transaction entre les nécessités des groupes de contiguïté et l’universalité des principes ; c’est aussi une préparation à ce groupe plus grand : la nation. L’action réciproque de contiguïté et d’affinité, dont je parlais plus haut, est parfaitement évidente. — La réalisation de ce double principe amène la réaction, et la deuxième ère. La raison universelle reporte sur la terre le but de la vie qu’on avait mis {p. 202}dans l’au-delà ; l’humanité retrouve en elle-même sa raison d’être ; c’est une renaissance, une nouvelle délivrance ; ici encore, le principe universel et absolu ne peut se réaliser que dans la relativité des groupes de contiguïté ; en politique, c’est la royauté absolue, qui donne à la nation française sa forme solide et précise. — Ce travail étant fait, l’autorité passe du monarque au peuple ; autre étape vers la liberté ; la démocratie est à la fois un achèvement de la nationalité, par un acte de volonté et par la participation de chaque citoyen, et déjà une préparation à une unité plus grande, par la solidarité sociale, conséquence directe de la démocratie.

Au cours de ces trois ères, la nation est le groupe essentiel ; d’abord un but, ensuite une réalité, et plus tard un point de départ. Là où pour une raison quelconque la vie nationale est contrariée dans son développement (par exemple {p. 203}en Italie), la littérature originale n’apparaît que par intervalles, entre lesquels nous ne trouvons que formes imitées et idées non vécues. Réciproquement : partout où le principe d’une liberté grandissante a été étouffé (par exemple en Allemagne, en Espagne), la vie nationale s’est arrêtée.

Ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux est particulièrement intéressant. Le socialisme, le féminisme, l’intellectualisme, constituent des groupes d’affinité qui sont en conflit avec les réalités acquises. Dans une étude extrêmement concentrée, le philosophe Millioud étudiait naguère « les déplacements de la liberté » et constatait ce phénomène curieux de l’État qui enlève la liberté aux individus pour la donner aux syndicats. Il semble ainsi qu’on fasse machine arrière, qu’on remette en question de précieuses conquêtes ; c’est le fait de toutes les périodes de crise ; et notre crise durera, tant que nous n’aurons pas acquis une foi qui de cette anarchie dégage un ordre nouveau. Sans qu’on puisse dire ni quand ni comment, cet ordre viendra, à son heure ; l’histoire du passé nous en donne la garantie.

Le problème de la liberté est à la base de toute réflexion philosophique ; il n’y a qu’à feuilleter les ouvrages les plus récents pour s’en convaincre. L’homme, « déterminé » de toutes parts, {p. 204}rêve de liberté. Ce rêve fût-il impossible à réaliser, il n’en demeure pas moins le fait significatif, l’effort héroïque et la gloire de notre histoire. La liberté, dans toutes ses acceptions, voilà bien à quoi se ramènent tous les principes directeurs. Mais la liberté n’est pas l’anarchie ; l’anarchie est une servitude de l’égoïsme ; être libre, c’est être délivré du mal ; la liberté est dans la discipline. À concevoir les choses sous leur aspect philosophique, on s’aperçoit que le groupe total (humanité) présuppose la liberté totale ; et inversement ; le facteur de l’espace et le facteur du temps coïncident en cette harmonie. « Vivre, sur un sol libre, avec des hommes libres », c’est le rêve de Faust.

Faust est un poète. C’est précisément dans la poésie, dans l’art en général, que nous constatons cette tendance irrésistible de l’homme vers l’humanité, de l’esclave vers la liberté, du relatif vers l’absolu.

En distinguant ainsi, par l’histoire littéraire, les ères successives et les trois périodes de ces ères, on arrive, non pas à prophétiser l’avenir, mais du moins à reconnaître avec une sérénité {p. 205}plus consciente les devoirs du présent. Dans une pareille étude, malheur à celui qui, dénué d’esprit philosophique et de goût esthétique, se laissera tromper par la ressemblance extérieure des formes, qui confondra la valeur relative avec la valeur absolue, la tradition avec la création, ou qui, dédaigneux des faits de la réalité, voudra mettre l’histoire au service de ses sympathies personnelles ! Évidemment, ce dernier danger nous menace tous ; notre objectivité est toujours relative, et notre science toujours incomplète ; à cela il n’y a point de remède que la collaboration de tous les penseurs honnêtes et la discussion sincère. Les hommes de bonne volonté, s’ils unissaient leurs efforts, devraient arriver à une certitude à peu près suffisante. Malgré la vanité toujours latente, il en est beaucoup parmi nous qui ne voient aucune honte à changer d’opinion, à se rendre à l’évidence, à céder devant la force d’une date, devant la logique d’un raisonnement ; entre honnêtes gens de cette sorte, la discussion sera toujours féconde, même si elle ne menait pas à une entente parfaite ; et, quoi qu’en pensent les positivistes et les {p. 206}amateurs d’inédit, il sera toujours plus utile de discuter sur la mission de l’humanité que de savoir quel fut le premier amant de Mlle de Lespinasse.

Au lieu donc de nous opposer aveuglément, inutilement, aux principes nouveaux, de les exaspérer par notre résistance, il faudrait travailler à leur réalisation harmonieuse, qui respectera forcément, peu importe sous quelle forme, les vérités essentielles du passé. Pourquoi ne pas reconnaître et accepter le développement progressif des groupes de contiguïté, la marche de l’individu comme être social vers une plus grande liberté ? Si les groupes primitifs ont perdu peu à peu leur autorité politique, législative, coercitive, si par exemple le pater familias n’est plus qu’un souvenir, cela est dans la nécessité des choses, et c’est par une conception nouvelle des devoirs que nous conserverons à la famille, à la commune, à la province leur efficacité dans le développement total. Les protestations des gens « pratiques » et des moralistes contre ce rythme de l’évolution sont aussi impuissantes que ne le fut la condamnation de Galilée. « Eppur si muove… »

{p. 207}Le rythme que je constate, par la littérature, dans la marche de l’humanité, s’interprétera peut-être d’une façon différente de la mienne : cette différence n’importe guère pour le moment. L’essentiel, c’est d’avoir une méthode pour constater ce rythme ; c’est de savoir que nous ne tournons pas, en esclaves stupides, dans le cercle fermé des instincts bestiaux, mais que nous marchons au contraire de la servitude à la liberté, selon une loi qui est dans notre nature, mieux encore, dans notre volonté. À constater ce rythme, tel qu’il devrait être, on constate aussi les dissonances de la réalité, c’est-à-dire les retards multiples dans l’évolution de tel groupe ou de tel principe. Ces retards ne sont pas uniquement le fait de la réalité en soi, ainsi qu’on se plaît à le dire et à le ressasser aux idéalistes ; non, les difficultés inhérentes à la réalité (par exemple la contiguïté) sont une force normale, à comprendre dans les données du problème ; si cette force n’existait pas, nous serions dans la pensée pure, il n’y aurait pas d’évolution, mais réalisation subite et intégrale de l’idéal, sans effort, et partant sans mérite. Je ne parle {p. 208}donc pas de l’inertie en tant qu’elle est un attribut général de la matière et de l’humanité ; je parle des retards qui sont dus au traditionalisme, à l’égoïsme, disons le mot, au pharisaïsme de quelques-uns, qui s’obstinent dans un dogme suranné, alors que l’humanité pensante a déjà atteint une région plus haute. Nous avons vu combien l’Italie a souffert des « erreurs » répétées de ses envahisseurs ; d’autres exemples sont faciles à trouver : alors que la liberté de conscience est garantie par toutes les Constitutions, comment qualifier le dogme de l’infaillibilité du pape proclamé en 1870, l’année même où Victor-Emmanuel entrait à Rome ? alors que l’idée nationale s’affirme depuis si longtemps, d’une manière si évidente, comment expliquer la politique de ceux qui s’y opposent, et l’aberration des préjugés de races ? alors que la démocratie a fait la Révolution, comment croire encore à la monarchie de droit divin ? Tous ces retards ne sont pas le fait d’une masse inerte ; ils sont le fait de systèmes surannés, exploités par des politiciens de tout genre dont la triste habileté et le sale égoïsme s’opposent aux intérêts {p. 209}suprêmes de la communauté ; ce sont des crimes de lèse-humanité, des provocations à la violence. — Il y a des violences bestiales, inutiles : elles sont étroitement circonscrites dans l’espace et passagères ; il y a des violences nécessaires, provoquées par la négation des droits, qui réparent tant bien que mal, en quelques années, les retards séculaires de l’égoïsme inintelligent. C’est la revanche, brutale hélas, mais fatale, des principes trop longtemps comprimés.

Une perception plus nette du rythme de l’humanité pourrait diminuer le nombre et la persistance obstinée de ces retards, et partant la brutalité des réactions, le gaspillage des énergies. Dès que nos intérêts économiques, politiques ou autres sont enjeu, il nous est difficile de céder à un raisonnement qui porte précisément sur ce cas particulier de nos intérêts ; la vision d’une loi très générale, aussi vieille que l’humanité et inhérente à la nature humaine, serait d’une éloquence bien plus persuasive pour les bons esprits, et donnerait à la masse elle-même cette foi en ses destinées qui lui manque depuis longtemps, et qui seule est créatrice des grandes œuvres.

{p. 210}Or je crois que la littérature (dont j’ai dit qu’elle est l’expression la plus intelligible de nos aspirations intimes) est à même de fournir les éléments d’une pareille connaissance, d’une prise de conscience. Pour cela, il faut d’abord remonter très haut, plus haut que les époques qui nous touchent de trop près ; il faut étudier aussi des pays divers, s’expliquer les ressemblances et les différences des évolutions ; mettre à part les modes, les copies, les œuvres dépourvues de sincérité tout aussi bien que les cas exceptionnels ? chercher, derrière les mots et les formes, l’esprit ; et relier enfin tous ces points de repère, isolés, par une ligne synthétique. S’il est vrai que l’humanité ne vit pas au hasard, si les principes ne sont pas une phrase, mais qu’ils ont en eux une logique, si les grands hommes que nous vénérons méritent cette vénération, si l’homme conscient est supérieur à la bête, cette méthode est juste. Tous ceux-là le reconnaîtront, qui estiment que l’attribut de l’homme, c’est la pensée.

D’ailleurs, quelle que soit la méthode, on aboutit toujours en dernière ligne à quelque {p. 211}interprétation personnelle. Pourquoi le nier ? Cherchons l’objectivité, de toutes nos forces, mais sachons bien aussi qu’on n’y atteint jamais complètement. Toute idée est le résultat d’un ensemble infiniment complexe et individuel ; mais renoncer aux idées, parce qu’elles sont subjectives, ce serait renoncer à la vie.

La marche de l’humanité, telle que je la constate dans son expression littéraire, n’est pas simplement une évolution ; elle est aussi un progrès, une ascension des ténèbres à la lumière, des instincts à la conscience. Le comment de cette ascension nous apparaît dans les lignes très générales d’un rythme, mais ce n’est là qu’une moitié du problème, la plus facile. Reste la question du pourquoi.

Quoi qu’en dise la science positiviste, le comment est inséparable du pourquoi ; et c’est pour avoir renoncé délibérément, avec un sourire de dédain, à la « métaphysique du pourquoi », que le « comment » positiviste se réduit le plus souvent à une périphrase, à une tautologie trompeuse. Certes, en supprimant ainsi une partie du problème, on circonscrit d’une façon très {p. 212}commode le domaine des investigations, et l’on se donne l’illusion de la certitude. Je parle par expérience personnelle. Pendant plusieurs années, j’ai renoncé à l’angoisse du pourquoi essentiel, me contentant du comment extérieur ; jusqu’au jour où j’ai dû me rendre à l’évidence : simplifier ainsi le problème, c’est en fausser les données ; c’est scinder violemment en deux le mystère de la nature universelle ; et c’est ravaler notre pensée que de renoncer à ce mystère.

Les conséquences pratiques sont là : dans le déchaînement des appétits matériels. Dans le seul domaine de la science nous voyons la marée montante des médiocrités, la surproduction fiévreuse où la « recherche de la vérité » masque plus ou moins l’envie de parvenir ; en tous pays les professeurs ont constaté chez leurs étudiants la préoccupation grandissante de l’examen aux dépens des études désintéressées. La faute en est à nous, qui avons créé peu à peu un abîme entre la science des faits et la conscience morale, entre le comment de l’existence et le pourquoi de nos efforts.

Sans doute, il y a une difficulté immense {p. 213}dans cet enchevêtrement des effets et des causes, qui nous cache la cause première et l’effet dernier. Notre logique y voit en quelque sorte un cercle vicieux ; le plus sûr est encore de ne pas sortir de ce cercle, d’y rester courageusement, en l’élargissant par un effort séculaire. Il ne faut pas ramener la nature infinie au niveau de notre savoir et de notre intelligence ; c’est à nous de nous hausser jusqu’à elle, même sans espoir de réussir ; dans cette lutte de l’homme avec le sphinx, il n’y a pas de honte à être vaincu ; la honte est de fuir.

De fait, notre positivisme ressemble souvent à une fuite. Les savants qui dédaignent le « pourquoi » me paraissent s’enfermer dans une bibliothèque, dans un musée, en renonçant au jardin lumineux et fleuri de roses ; auraient-ils peur d’y rencontrer ce vieux jardinier dont ils nient l’existence ?

Je ne me flatte point de trouver la cause première ; ce serait quelque chose déjà que de constater les causes secondaires ; pour ma part, j’en vois une dans l’action de l’individu, que nous allons considérer, non plus dans sa dépendance {p. 214}sociale, en tant qu’effet, mais dans sa réaction, en tant que créateur.

L’individu-cause §

On a souvent remarqué déjà que la vie de l’individu est un raccourci de la vie de l’humanité. Avant de naître, l’homme parcourt, au physique, les étapes successives de l’animalité ; de sa naissance à sa mort, par la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse, il parcourt aussi les trois étapes que j’ai distinguées dans l’évolution d’un principe. La jeunesse, par l’exubérance de ses forces et la naïveté de ses espoirs, est lyrique ; la virilité, active et disciplinée, est épique ; la vieillesse, qui constate les défaillances, les ambitions avortées et qui perçoit déjà ce morne océan où tous les êtres sombrent, la vieillesse est dramatique. C’est ainsi que chaque parcelle est un résumé du tout, et que l’harmonie totale est faite d’une infinité d’accords.

Mais n’y a-t-il pas une contradiction intime entre ces étapes individuelles et les étapes de la {p. 215}société ? N’y a-t-il pas conflit par exemple entre le lyrisme d’un jeune homme et le souffle épique de l’époque où il vit ? Plusieurs ne s’écrient-ils pas : « J’aurais dû naître trente ans plus tôt, trente ans plus tard » ? Sans doute, ces conflits existent : ils sont même un enrichissement illimité de la vie ; ils mettent la variété infinie des nuances là où la pure logique ne mettrait qu’une teinte uniforme. — Laissons de côté, pour le moment, les attardés et les précurseurs ; chez les autres, qui sont la majorité, il y a les combinaisons les plus diverses du tempérament individuel — tel qu’il est déterminé par l’âge — avec l’esprit général de l’époque, tel qu’il est déterminé par l’évolution du principe directeur ; chaque cas est un cas particulier et l’on a pu dire, avec quelque raison, que chaque génération a sa crise, précisément parce qu’elle doit s’accommoder d’un état général, acquis par les devanciers, qui ne répond pas exactement à la psychologie des plus jeunes. Ces crises, toujours renouvelées au point d’êtres permanentes, n’ont pas la profondeur des crises qui résultent de l’épuisement d’un principe et qui se caractérisent, {p. 216}en littérature, par le genre dramatique ; elles sont l’éternelle ondulation des flots, elles ne sont pas la tempête. Tant que le principe subsiste, il a pour lui la force de son développement logique, et, de plus, la force acquise, c’est-à-dire les habitudes et le consentement tacite de la majorité ; l’individu demeure isolé et évolue rapidement.

Le rôle de ces crises secondaires ou individuelles n’en est pas moins très important. Ces innombrables expériences personnelles sont un facteur de l’évolution du principe ; elles en réalisent pratiquement les conséquences bonnes ou mauvaises ; elles en montrent l’insuffisance ; finalement, quand l’heure est venue, ces révoltes individuelles, prenant mieux conscience d’elles-mêmes, préparent la révolution générale et l’avènement d’un principe nouveau.

L’individu est le commencement et la fin de tout. Ce n’est pas la masse, c’est un individu qui crée le Parthénon, la Divine Comédie, et la Marseillaise ; c’est un individu qui trouve la formule d’un monde nouveau, formule absolument vraie pour lui qui l’a tirée de ses entrailles, {p. 217}et suffisamment vraie pour plusieurs générations ; et c’est un autre individu qui brise la formule vieillie, pour délivrer son âme et celle de ses frères de douleur. C’est l’individu qui renverse les idoles, et qui trouve la bonne parole ; c’est lui qui détruit et qui crée.

Pour cela, il faut qu’il ait vécu avec une intensité particulière la vie de son peuple, l’espérance et la douleur de son époque ; il est l’aboutissant d’une infinité d’expériences personnelles ; la masse demeurerait inerte et muette s’il ne parlait et n’agissait pour elle, mais sa parole à lui ne serait que vanité si son amour n’avait pas deviné la masse.

Nous en sommes déjà aux grandes individualités ; elles montrent en puissant relief ce qui se passe chez tout homme pensant, d’une manière plus effacée. L’influence de l’éducation et du milieu, la prudence imposée par les nécessités diverses de la vie, l’inertie inhérente à la nature humaine, les limites des intelligences, le poids de la tradition, tout cela suffit à expliquer pourquoi la majorité se soumet, d’une façon ou de l’autre, à la puissance d’un principe pourtant {p. 218}incomplet, forcément unilatéral ; ce principe impose l’accord essentiel ; les accents personnels en sont des variations ; variations du plus grand intérêt ; il y a là de quoi reprendre, d’un point de vue nouveau, presque tous les chapitres de l’histoire littéraire.

En participant ainsi, d’une façon quelconque, à l’action du principe, l’individu agit lui-même sur l’évolution ; grâce à un élément psychologique qui lui est particulier, et dont je parlerai bientôt, l’homme devient une cause après avoir été un effet. À constater, dans la littérature, ce procédé de saturation progressive et de réaction, il semble qu’on assiste à quelque merveilleux spectacle de la nature : une journée d’été, toute embaumée dans la fraîcheur du matin, radieuse à son midi, puis brûlante et accablante, avec de lourds nuages qui montent de toutes parts, l’orage… et enfin dans la nuit le scintillement des étoiles. — La prédominance de tel ou tel genre littéraire donne une harmonie générale à l’infinie variété des formes et tendances personnelles ; les œuvres de valeur relative préparent les œuvres de valeur absolue ; elles les {p. 219}expliquent…, jusqu’à un certain point ; car, avec les personnalités puissantes et créatrices, nous touchons enfin à l’énigme suprême.

Je n’ai aucun espoir de résoudre cette énigme ; mais c’est déjà faire œuvre utile que de la rappeler au positivisme qui l’oublie, et de la formuler nettement.

Quelles que soient les lois générales qui dominent avec plus ou moins de force les évolutions individuelles, il y a d’homme à homme des différences dont on aimerait savoir les causes profondes. La méthode positiviste a cru trouver ces causes, et toute biographie « sérieuse » se plaît à énumérer les ancêtres du grand homme, à dépouiller leur linge et leur casier judiciaire, à décrire le paysage de la province d’origine et les rues de la ville natale, à silhouetter les premiers maîtres et à ressusciter la première maîtresse ; tout cela est fort bien, très joli en théorie ; mais on aurait beau résumer l’histoire du monde à propos d’un individu, que tous ces faits ne seraient jamais que des explications post rem, plausibles en général quoique souvent contradictoires. Le chimiste n’arrive pas plus que {p. 220}l’historien à expliquer la vie ; du moins peut-il répéter presque à volonté une expérience donnée et connaît-il avec précision les réactions de certains éléments ; tel n’est pas le cas, hélas, de l’historien, du psychologue. Les résultats de la psychologie expérimentale sont en bonne partie illusoires, parce qu’elle isole, pour sa commodité, des éléments qui ne sont jamais isolés dans la vie. Dès qu’on touche à l’homme intellectuel et moral, on se perd dans un infini de possibilités. Quand nous avons analysé tous les éléments de la Divine Comédie ou de Phèdre, avons-nous prouvé que ces œuvres furent un résultat « nécessaire », qui ne pouvait être autre chose ? Si tel était le cas, pourquoi ne savons-nous jamais prévoir l’œuvre de demain ? C’est qu’un élément nous échappe, qui est précisément l’élément essentiel ; est-il de même ordre que les autres ? Si oui, nous aurions quelque espoir de le découvrir un jour par une analyse plus minutieuse, par une science plus grande ; mais s’il est d’un ordre différent, c’est notre méthode d’investigation qu’il faut compléter. Dans la réalité quotidienne, il est aisé de {p. 221}constater des différences entre hommes de même âge, de même province, de même père et de même mère ; et d’autre part des ressemblances frappantes entre individus d’origines et de conditions fort diverses. Comment expliquer cela ? On regrette parfois la bonne vieille psychologie qui croyait aux « tempéraments », qui expliquait l’homme par ses actes et par sa volonté plus que par ses ancêtres plus ou moins authentiques et que par des influences plus ou moins problématiques. De fait, il y a au fond du problème une inconnue qu’il faut avoir le courage d’accepter comme telle ; c’est le mystère qu’on trouve au commencement de toutes choses. C’est le charme et la puissance des individualités, la combinaison nouvelle, x ou y, des éléments déjà connus dans les combinaisons a et b. Ceux qui prétendent tout expliquer par l’expérience et la physiologie, rencontreront toujours un démenti sous la forme d’une personnalité vivante ; cette personnalité sera peut-être même l’un d’eux.

J’ai posé des questions, critiques et négatives. Je voudrais attirer l’attention et la discussion {p. 222}sur une donnée plus positive. Elle me fut suggérée, il y a une vingtaine d’années, par une chère vieille parente, qui, par trop confiante en ma philosophie, me demanda un jour : « Comment expliques-tu l’infidélité des hommes ? » Après réflexion, je l’expliquai par ce besoin profond que nous avons tous du mieux. Instinct dont nous faisons souvent un étrange et décevant abus, mais qui n’en demeure pas moins ce qui nous différencie de la bête. De là nos inventions, depuis la roue primitive jusqu’au moteur électrique ; de là nos institutions et nos codes ; en un mot, cet immense effort vers l’idéal, qui est la gloire de l’humanité. Sully Prudhomme l’a dit :

Et je suis traité d’infidèle
Par la plus belle d’ici-bas,
Parce que j’aime son modèle
Où mes lèvres n’atteignent pas.

Ainsi, de la poussière immonde
À l’éther qu’on n’étreint jamais,
Mon idéal de monde en monde
Me devance au monde où je vais.
(Vaines tendresses : « Évolution »).

Ne voit-on pas dès lors que ce désir du mieux {p. 223}est précisément la force qui crée, qui réalise et qui épuise les principes, l’un après l’autre ? et la force aussi qui élargit les groupes, de la famille à l’humanité ? Mais encore : d’où vient ce désir de perfection, cette soif éternelle de l’absolu chez l’homme que la réalité relative étreint de toutes parts ? Je sais qu’on a expliqué ce désir par un Créateur et que, réciproquement, on a voulu prouver par lui l’existence du Créateur. Cette explication, qui remplace une inconnue par une autre inconnue, est fallacieuse. Mais, en prouvant que cette solution est illusoire, croit-on avoir supprimé le problème ? Il demeure. Je n’ai pas à développer ici une conception philosophique qui m’est personnelle ; je dirai simplement qu’à mon avis nous serrerons le problème de près en nous attachant surtout à la vie intellectuelle de l’homme ; à l’esprit de l’homme, non point dans son « essence » qui nous échappe, mais dans ses manifestations, dans son évolution séculaire, dans son progrès, dont le rythme nous apparaît. Cette voie nous amènera à la conscience, et de là à la liberté en devenir.

{p. 224}Or, je le répète, aucune catégorie de faits ne se prête à une pareille recherche autant que l’histoire des littératures. À mesure qu’on verra mieux le rapport intime de la littérature avec la vie totale, on connaîtra mieux aussi l’ascension de la vie et la mission du poète.

La méthode que j’ai exposée ici ne fait point fi des influences du milieu et du moment ; au contraire ; on a vu le rôle essentiel qu’elle leur attribue dans la ligne générale de l’évolution ; peut-être même quelque lecteur aura-t-il redouté comme conclusion un déterminisme inexorable et niveleur. Le voilà rassuré, j’espère. Ma méthode n’admet qu’un déterminisme limité, ou, plus exactement, en diminution lente et constante. Il s’impose à l’humanité dans son ensemble comme une direction générale ; il s’impose encore, de façon variable, aux individus ; mais son action recule peu à peu devant les progrès de la conscience ; sa logique même le fait aboutir à la liberté. Se connaître soi-même, savoir où l’on va, c’est remplacer insensiblement le devoir par le vouloir.

Cette marche à la liberté, sur laquelle j’ai {p. 225}souvent insisté déjà et qui sera notre conclusion dernière, n’est pas l’œuvre de la masse, mais des individualités que nous appelons les artistes.

L’artiste §

Dès les premières pages, j’ai déclaré que je m’en tiendrais exclusivement au problème historique, en laissant de côté le problème esthétique. Il le faut ainsi, pour ne pas surcharger ce livre déjà trop condensé, et ne pas compliquer une exposition déjà malaisée. Cette scission est brutale, je le sais ; ceux qui m’ont suivi jusqu’ici devinent bien ce qui nous reste à faire en un second volume, pour peu que le premier soit bien accueilli. Dans les appendices, je traite de quelques questions esthétiques dénaturé spéciale. Ici, il me reste à esquisser en deux mots la fonction magnifique de l’artiste.

Artiste ! Ce terme s’applique ordinairement à tous ceux qui manient les formes d’art de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la musique, et exclusivement à eux. En réalité, il {p. 226}devrait s’employer en un sens à la fois plus large et plus étroit.

Plus étroit : celui qui manie les formes d’art sans originalité, sans pensée, sans amour, n’est pas un artiste, quelle que soit son habileté ; c’est un ouvrier, souvent un mauvais ouvrier, un plagiaire, un charlatan.

Plus large : il y a des artistes dont la forme n’est pas cataloguée, ni facile à cataloguer, et dont l’activité n’en contribue pas moins à l’éducation esthétique d’un peuple. Le trottin de Paris, qui se fait pour une somme modique une toilette originale qu’elle porte avec goût, est une artiste ; le fruttivendolo, qui dispose avec amour et avec un sens très sûr des couleurs et des formes ses fruits et ses légumes, est un artiste. Dans un ordre plus élevé, il y a des artistes chez les diplomates, chez les savants, chez les penseurs. La forme peut être modeste, pourvu qu’elle soit adéquate à une construction originale. Il y a de l’art dans toute création.

Qu’est-ce d’ailleurs que la création ? Au sens propre, absolu, du mot, il n’y a pas de création ; il n’y a que des combinaisons nouvelles {p. 227}d’éléments déjà connus. Sur le degré et la valeur de cette nouveauté les jugements peuvent varier à l’infini ; nous n’avons pas à entrer dans le détail de ces discussions.

Il ne suffit pas d’entrevoir vaguement et de caresser une idée, une œuvre, dans le brouillard flatteur de la rêverie ; il faut exprimer. Il n’y a pas de création sans forme. L’affirmation peut sembler naïve, à force d’évidence ; et pourtant combien de gens qui se croient poètes parce qu’ils ont le sentiment poétique ! et dans nos Salons combien de médiocrités admises pour leur seule « intention » ! Et, réciproquement, parce qu’il y a des formes vides, bêtement copiées, combien de « graves » esprits ont osé dédaigner la forme ! Si notre science contemporaine agit si peu, ou si mal, sur les mœurs, c’est qu’elle se contente trop souvent d’aligner des faits, sans beauté : elle ne va pas à l’âme. Il n’est donc pas inutile d’insister : en dehors de la forme, il n’y a que chaos, impuissante velléité. La rêverie imprécise se perd dans le néant comme un fleuve dans les sables ; et l’érudition n’est qu’une momie ; tandis que {p. 228}l’expression enfante d’autres expressions, comme l’homme engendre l’homme.

La forme idéale d’une œuvre d’art est une, du détail à l’ensemble et de l’ensemble au détail, de la construction apparente au centre générateur. Dans la réalité toutefois, toute forme est imparfaite, toute idée incomplète, parce que l’homme ne saurait se soustraire au relatif. Or cherchons à préciser quel est l’élément relatif dans une œuvre d’art. À première vue, il semble que ce soit la note personnelle, par opposition aux idées plus générales ; à y regarder de près, on se persuade du contraire. — Il faut prendre des exemples : il y a pour nous des longueurs, des choses vieillies, caduques, jusque chez Dante et chez Gœthe : quelles sont-elles ? s’expliquent-elles par le tempérament de Dante, de Gœthe ? Nullement ; elles sont au contraire dans tous les éléments de leur époque et de leur milieu qu’ils ont subis sans leur imposer l’empreinte de leur personnalité, dans tel cliché du vocabulaire ou de la syntaxe, dans telle forme purement traditionnelle, dans tel préjugé local docilement obéi, dans tel principe de l’époque aveuglément {p. 229}accepté ; en un mot, partout où la forme, — dans le sens profond du mot, — n’est pas parfaitement adéquate à la personnalité ; par contre ces mêmes artistes demeurent vivants jusque dans leurs erreurs, quand elles sont personnelles.

Nous arrivons ainsi à un problème essentiel qu’on résume généralement sous cette forme pratique : le créateur doit-il s’isoler, ou au contraire se mêler à son peuple, à son temps ? Chacune des solutions a ses défenseurs ; aucune ne me semble juste, à elle seule, mais l’une n’exclut pas l’autre. Il m’est impossible de concevoir un individu isolé, renonçant à un trésor séculaire et prétendant le remplacer par son seul effort ; il serait condamné à la fantaisie stérile, au bégaiement puéril. Il faut que les hommes de son temps, résumé de tous les hommes disparus, le remplissent en quelque sorte de leurs idées, de leurs sentiments, de leurs joies, de leurs angoisses ; il faut qu’il porte en lui, comme un héritage sacré, le cœur inquiet de l’humanité, Mais pour donner une forme à ce monde toujours changeant, il faut qu’il le passe au creuset de sa propre douleur. C’est alors seulement que la {p. 230}vérité relative d’une époque, d’un milieu, vécue par un artiste, prend une valeur absolue : elle n’est plus une abstraction, elle est un fait ; en prenant corps dans une œuvre précise et personnelle, elle devient une réalité agissante et durable à jamais. La théocratie du xiiie siècle, telle que l’a formulée par exemple saint Thomas d’Aquin nous laisse froids, heurte même notre conception du monde ; sous la forme de la Divina Commedia, elle émeut nos âmes aujourd’hui encore, comme un problème éternel ; elle nous ravit, comme au premier jour, dans la lumière de l’absolu :

Luce intellettual, piena d’amore ;
Amor di vero ben, pien di letizia,
Letizia che trascende ogni dolzore.

Créature périssable, soumise aux innombrables contingences de son temps, l’artiste pénètre en martyr volontaire jusqu’au fond de sa douleur ; il y trouve l’humaine fraternité. Quelque contradictoires que puissent paraître ces œuvres d’art successives, chacune d’elles est vraie ; étant œuvres de vie, elles convergent toutes, dans la {p. 231}même sincérité, comme autant de rayons, vers l’immortelle beauté de la vérité.

Dans cette élaboration de la forme, il y a toujours un mystère personnel, dont la formule dernière nous échappe. Il n’y a pas de recettes pour les chefs-d’œuvre. Il nous suffit de constater qu’ils sont, dans le marbre comme dans le verbe, l’expression la plus brève et la plus haute de l’effort humain. Tout s’y fond en une synthèse, fût-ce même à l’insu du créateur : le passé lointain, l’âme d’un peuple, les amours charnelles, les angoisses divines. Ces œuvres sont les étapes de notre conscience et la source d’une grande espérance : les haines des peuples, les tyrannies sociales, tous les instincts brutaux et toutes les servitudes sont des ténèbres dont nous verrons la fin, puisque d’une étape à l’autre la route monte. Gœthe a dit un jour : « La poésie c’est la délivrance. » Donnons à ces mots un sens que Gœthe ne renierait pas : l’art est le défi superbe que l’esprit lance à la matière périssable ; il est le chant d’espoir d’une humanité qui marche à la liberté.

Appendices §

I. — M. Benedetto Croce et les genres littéraires §

{p. 235}Sans avoir jamais vu M. Benedetto Croce j’ai pour lui une vive sympathie, faite d’admiration et de reconnaissance. Ses livres sont des plus suggestifs que je connaisse ; ils traitent, avec une égale compétence, d’économie politique, d’histoire, de critique littéraire, d’esthétique, de philosophie pure. Et La Critica, revue qu’il a fondée, en 1903, comptera dans l’histoire comme un facteur essentiel du renouvellement intellectuel de l’Italie. L’influence de M. Croce s’étend d’ailleurs au-delà des monts ; je lui connais des lecteurs enthousiastes en plus d’une ville d’Allemagne, et à Paris, et à Zurich ; c’est qu’il joint à une grande science quelques qualités trop rares chez les savants : une pensée toujours originale, libérée de toutes les vieilles formules, le bon sens lumineux, la compréhension de l’art et surtout le respect des individualités. À la vérité, son argumentation incisive est parfois un peu âpre, voire même dédaigneuse ; {p. 236}mais que ne pardonnerait-on pas à la spontanéité d’un si beau lutteur ? — Je dois beaucoup à M. Croce, non pas que je lui aie emprunté celles-là de mes idées qui sont le plus semblables aux siennes ; non, j’y suis arrivé par mon propre effort et par une voie différente ; mais il a affermi et précisé mes convictions ; même là où je le combats, je sais tout ce qu’on apprend d’un pareil adversaire.

La guerre à outrance que M. Croce a déclarée à la théorie des « genres littéraires » est une conséquence logique de son système esthétique. Il a exposé ce système dans l’ouvrage intitulé : Estetica come scienza dell’ espressione e linguistica generale (3e éd., Bari, Laterza, 1909) ; puis dans : Problemi di estetica e contributi alla storia dell’ estetica italiana (Bari, Laterza, 1910) et enfin en de nombreux articles parus dans La Critica35.

Il est impossible de donner ici une analyse, même sommaire, de ce système ; je n’en relève que quelques points essentiels, qui touchent directement à notre problème.

M. Croce distingue très nettement deux formes de la connaissance : 1º la connaissance intuitive qui, par l’imagination, connaît des choses individuelles, prises isolément, et qui produit des images ; cette intuition est à la base de l’art. — 2º la connaissance logique {p. 237}qui, par l’intellect, connaît de l’universel et des choses dans leurs rapports entre elles, et qui produit des notions ; cette logique est à la base de la science et de la philosophie.

L’intuition (art) peut se mêler de notions, mais non pas nécessairement ; tandis que, au contraire, l’intellect (science) se mêle forcément d’intuitions.

L’intuition n’est pas à confondre avec la sensation ; toute véritable intuition est déjà, par elle-même, expression. « L’attività intuitiva tanto intuisce quanto esprime36. » Et plus loin : « Intuire è esprimere ; e nient’ altro (niente di più, ma niente di meno) che esprimere37. » — Entre M. Jourdain, qui fait de la prose sans le savoir, et Gustave Flaubert, il y a une différence quantitative, mais non pas qualitative ; de même entre le talent et le génie. Et encore : entre la prose d’un artiste et les vers d’un poète, il n’y a aucune différence esthétique de qualité.

Quant à la grande discussion sur les rapports du contenu et de la forme : « Il fatto estetico è forma, e niente altro che forma38. »

Une conséquence logique de l’identité entre {p. 238}intuition et expression, c’est l’indivisibilité de l’œuvre d’art. « Ogni espressione è un’ unica espressione. L’attività è fusione delle impressioni in un tutto organico39. » Et c’est aussi en quelque sorte la subordination de la science à l’art. « Arte e scienza sono, dunque, diverse e insieme congiunte ; coincidono per un lato, ch’ è il lato estetico. Ogni opera di scienza è insieme opera d’arte40. » L’expression (art) est le premier degré, indispensable ; la notion (science) est un second degré. Il y a de la poésie sans prose ; mais il n’y a pas de prose sans poésie. L’expression est en effet la première affirmation de l’activité humaine. La poésie est la langue naturelle du genre humain ; les premiers hommes furent, de par la nature, de sublimes poètes (Estetica, p. 31). Or, l’erreur générale, la grande erreur des intellectualistes, c’est, selon M. Croce, d’intervertir ces rapports, et de soumettre l’intuition à la réflexion, l’art à la science, l’individuel à l’universel. Ainsi s’explique l’erreur des genres littéraires, « che ancora corre nei trattati e perturba i critici egli storici dell’ arte ».

Afin de ne trahir en rien la pensée de M. Croce, et en vue de la critique que j’aurai à en faire, il faut citer ici le texte d’une page essentielle :

« Chi entri in una galleria di quadri, o chi prenda a leggere una serie di poemi, può, dopo aver guardato e letto, {p. 239}procedere oltre, e indagare la natura e le relazioni delle cose colà espresse. Cosi quei quadri e quei componimenti, di cui ciascuno è un individuo logicamente ineffabile, gli si vanno risolvendo in universali ed astrazioni, come costumi, paesaggi, ritratti, vita domestica, battaglie, animali, fiori, frutti, marine, campagne, laghi, deserti, fatti tragici, comici, pietosi, crudeli, lirici, epici, drammatici, cavallereschi, idillici, e simili ; spesso anche in categorie meramente quantitative, come quadretto, quadro, statuina, gruppo, madrigale, canzone, sonetto, collana di sonetti, poesia, poema, novella, romanzo, e simili.

« Quando noi pensiamo il concetto vita domestica, o cavalleria, o idillio, o crudeltà, o un qualsiasi concetto quantitativo, il fatto espressivo individuale, dal quale abbiamo preso le mosse, è stato abbandonato. Da uomini estetici ci siamo mutati in uomini logici ; da contemplatori di espressioni, in raziocinatori. E a tal procedere, certo, nessuno, può obiettar nulla. Come altrimenti potrebbe nascere la scienza, la quale, se ha per presupposto le espressioni estetiche, ha per funzione l’andar oltre di quelle ? La forma logica o scientifica, in quanto tale, esclude la forma estetica. Chi si fa a pensare scientificamente, ha già cessato di contemplare esteticamente ; benché il suo pensamento prenda di necessità, a sua volta, come si è detto e sarebbe superfluo ripetere, una forma estetica.

{p. 240}« L’errore comincia quando dal concetto si vuol dedurre l’espressione, e nel fatto sostituente trovar le leggi del fatto sostituito ; quando non si scorge la differenza tra il secondo gradino e il primo, e, di conseguenza, stando sul secondo, si asserisce di star sul primo. Questo errore prende il nome di teorica dei generi artistici e letterari.

« — Qual’ è la forma estetica della vita domestica, della cavalleria, dell’ idillio, della crudeltà, e cosi via ? come debbono essere rappresentati questi contenuti ? — Tale, denudato e ridotto alla più semplice formola, è il problema assurdo, chela teorica dei generi artistici e letterari si propone ; in ciò consiste qualsiasi ricerca di leggi o regole di generi. Vita domestica, cavallerìa, idillio, crudeltà, e simili, sono, non già impressioni, ma concetti ; non contenuti, ma forme logico-estetiche. La forma non si può esprimere, perchè è gia essa stessa espressione. O che cosa sono le parole : crudeltà, idillio, cavalleria, vita domestica, e via enumerando, se non le espressioni di quei concetti ?

« Anche le più raffinate di tali distinzioni, anche quelle che hanno aspetto più filosofico, non reggono alla critica ; come quando si distinguono le opere d’arte in genere soggettivo e genere oggettivo, in lirico ed epico, in opere di sentimento e opere di figurazione ; essendo impossibile staccare, in analisi estetica, il lato soggettivo dall’ oggettivo, il lirico {p. 241}dall’ epico, l’immagine del sentimento da quella delle cose41. »

Dès lors les « lois des genres » ne sont plus qu’une illusion des théoriciens ; elles sont violées sans cesse par les vrais artistes, et Brunetière a commis une lourde erreur en étudiant « l’évolution des genres ». — Ailleurs (Estetica, p. 507 ss.) M. Croce raconte les diverses phases de cette erreur, depuis Aristote jusqu’à aujourd’hui ; et dans ses Problemi di estetica (p. 111) il revient à la charge en écrivant : « La concezione manualistica o enciclopedica della storia letteraria è uno dei più forti sostegni della sciagurata partizione per generi, che io considero nemico con cui non si patteggia e al quale ho giurato, come Annibaie ai Romani, guerra eterna. »

L’idée que M. Croce s’est faite de l’intuition artistique (qui est, selon lui, expression) a d’autres conséquences logiques qui nous intéressent directement ; c’est ainsi qu’il combat résolument, à diverses reprises42, l’idée développée par Lessing dans son Laocoon : qu’il y a entre les différents arts (sculpture, peinture, poésie, musique) des limites précises et infranchissables. Il affirme de même, et toujours d’une façon péremptoire, que l’artiste n’a pas à se préoccuper de la technique, qu’il n’a pas à apprendre {p. 242}patiemment son métier ; l’artiste crée, par une espèce de divination : « Nel processo della produzione artistica non entra mai nessun elemento pratico, o tecnico che si voglia dire : la spontaneità fantastica regna, senza rivali, dall’inizio alla fine di quel processo ; il concetto di tecnica è affatto estraneo cosi all’ Estetica pura come alla vera e propria critica d’arte43. »

Ce ne sont là que quelques-unes des idées de M. Croce ; arrachées à leur contexte, elles étonneront peut-être par leur violence apparemment paradoxale. Je crois avoir montré pourtant qu’elles se rattachent logiquement à un tout ; j’aurai l’occasion, plus d’une fois encore, de citer telle autre idée de M. Croce à laquelle je me rallie complètement ; et quoi qu’il dise, ses opinions sont toujours suggestives et fortement motivées. Quand les Napolitains (si souvent décriés) ont du génie et qu’ils travaillent sérieusement, ce sont des esprits de tout premier ordre, de superbes divinateurs.

Ainsi que je le dirai plus loin, le système de M. Croce pèche par l’exagération ; il est unilatéral ; mais, dans son ensemble, il est aussi une réaction nécessaire contre ce positivisme scientifique dont j’ai montré, ici-même, les funestes erreurs. La science enorgueillie de ses succès, « démocratisée » par de nombreuses universités, et exploitée souvent par {p. 243}des pédants dont la vanité n’est égalée que par leur pauvreté d’esprit, la science a dépassé les limites de sa compétence ; s’abusant elle-même sur la valeur de ses catégories, elle a cru enfermer l’univers de l’âme dans ses formules rigides ; elle a fixé les lois mécaniques du langage, celles de la pédagogie, celles de l’hérédité, celles de la création artistique, en négligeant dédaigneusement cette inconnue qui seule féconde l’humanité : l’individualité. C’est contre ce dessèchement des sources mêmes de la vie morale et intellectuelle que M. Croce a protesté ; avec raison. — Il a prouvé que l’élément essentiel dans toute création artistique est un élément personnel, qui échappe aux définitions exactes et surtout aux prévisions. Par l’analyse le théoricien peut démonter en quelque sorte une personnalité, en montrer les rouages et les ressorts, mais sa démonstration est toujours a posteriori, et dès demain l’effort total de cet ensemble dont il croit connaître chaque partie lui réserve des surprises. C’est la « spontanéité » de M. Croce ; sans doute, au sens propre du mot, il n’y a pas plus de spontanéité dans la création artistique et intellectuelle qu’il n’y en a dans la génération physique ; tous les phénomènes sont les effets nécessaires d’une combinaison de causes ; mais puisque, chez l’homme en particulier, ces causes et combinaisons infiniment variées nous échappent, nous pouvons fort bien en pratique parler de spontanéité, pour opposer, au {p. 244}processus certain des quelques éléments que le chimiste combine dans une cornue, le mystère de l’âme humaine qui tend à la liberté par un effort de volonté consciente. Mes « conclusions » ont dit nettement que j’attribue, comme M. Croce, un rôle essentiel et décisif à l’individualité.

Toutefois, dans sa vigoureuse protestation, M. Croce est allé trop loin ; pour employer l’expression des Allemands, il a jeté l’enfant avec l’eau du bain. En insistant, avec raison, sur la spontanéité de la création artistique, il a nié aussi, à tort, certaines lois ou tendances générales auxquelles tous les hommes sont soumis. Il a détruit la prison où le positivisme nous enfermait dans des cellules numérotées, et il nous rend à l’anarchie pure et simple.

Or, s’il est vrai que chaque individualité, même la plus modeste, constitue un être distinct, qui n’est identique à aucun autre, il n’est pas moins certain que tous ces cas particuliers ont entre eux des affinités qui permettent de les grouper. Ces groupes embrassent les individus dont les éléments essentiels sont semblables ; la diversité est dans les combinaisons de ces éléments. M. Croce s’en tient à la synthèse de l’être vivant et insiste sur la diversité ; le positivisme s’en tient à l’analyse et ne voit que l’identité des éléments. De l’homme, le positivisme ne nous montre que le squelette : tibias, fémurs, bassin, cage thoracique, tout s’y agence parfaitement, mais ce squelette {p. 245}a le défaut de ne pas marcher ; M. Croce au contraire nous fait assister à une danse de feux follets ; puisque un seul et même homme n’est qu’une série de créations distinctes, nous n’avons plus que des individualités éphémères, et, pour être logiques, nous ne devrions plus chercher aucun rapport entre le Dante de la Vita nuova et celui de la Divina Commedia. — Mais pourquoi ne pas combiner, avec toutes les réserves que la prudence exige, l’analyse et la synthèse, en distinguant d’une part les éléments communs et d’autre part les combinaisons individuelles ? Les éléments sont constants, sans avoir de vie propre ; les combinaisons sont passagères, mais seules vivantes. Tout mon livre repose sur cette double conviction.

Quand M. Croce identifie l’intuition avec l’expression, je suis heureux de le voir si pleinement d’accord avec un vieux critique qu’ailleurs il ne ménage guère ; c’est Boileau, qui a dit :

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Boileau et M. Croce n’ont pas tort…, à condition qu’on entende par « intuition » la phase dernière de cette gestation qui précède toute création. Seulement, cette gestation a des phases nombreuses, qui sont toutes de l’intuition, et dont il n’est pas toujours exact de dire que la dernière fut la meilleure. Il y a des œuvres bâclées trop vite, il y en a d’autres trop {p. 246}longuement mûries. Dès que l’artiste conçoit la première idée de son œuvre, il y a déjà intuition, mais non encore expression ou réalisation. En 1292, au moment où Dante achève sa Vita nuova, il a déjà conçu un grand poème à la gloire de Béatrice ; il ne l’écrira que quelque vingt ans plus tard, et certes la Divina Commedia est bien différente de cette première idée de 1292 ; elle s’est enrichie d’expériences et de science ; mais enfin, la première intuition, quoique non exprimée, est certaine et nécessaire. Qu’on regarde le dernier manuscrit de Madame Bovary : Flaubert l’avait mis au net, après des années de travail ; s’il l’avait publié tel quel, nous n’aurions rien à y redire, et pourtant il l’a couvert de ratures, et sa forme dernière nous semble la seule possible. L’idée que M. Croce se fait de l’intuition et de l’expression a quelque chose de mystique ; c’est par là qu’il rejoint Boileau le bon rationaliste, car les extrêmes se touchent. Pour lui, Minerve sort tout armée du cerveau de Jupiter ; c’est pourquoi il se moque de la technique, des limites prescrites aux différents arts, et des genres littéraires. Je crains qu’il n’ait pris trop au sérieux les affirmations de certains artistes, tels que Domenico Morelli et Gabriele D’Annunzio.

En réalité, il me paraît que les choses se passent différemment. Admettons que la gestation d’une œuvre d’art comprend une série d’intuitions qui se remplacent l’une l’autre et dont seule la dernière est {p. 247}exprimée, c’est-à-dire vivante. Admettons-le44 ; cela n’empêche pas que chacune de ces intuitions suppose la précédente et en garde quelque chose ; dès lors, dire que intuition c’est expression, c’est, non pas jouer sur les mots (M. Croce est trop loyal pour ces jeux-là), mais être victime d’une définition trop étroite. Non, les visions se succèdent, par enrichissement et par simplification, et cherchent longuement, en tâtonnant, leur expression, c’est-à-dire leur forme adéquate. C’est un bouillonnement continuel de l’idée et de la forme.

J’insiste sur la forme adéquate ; elle nous mènera au problème des genres littéraires. Évidemment, il n’y a qu’une façon de dire excellemment une chose ; mais quelle est-elle ? De dix expressions qui se présentent à notre esprit, nous pouvons dire assez souvent que l’une est meilleure que les autres ; mais est-elle la meilleure ? Il y a là une question très importante de technique. En sculpture, par exemple, telle vision (ou intuition) se prête à la ronde bosse et telle autre au bas-relief ; l’une demande le marbre, et l’autre le bronze. Ce rapport intime est-il toujours bien senti par l’artiste lui-même ? Les artistes et, avec eux, {p. 248}les critiques, les amateurs d’art, ne sont-ils pas soumis à des modes qui les trompent sur la valeur réelle de l’expression choisie par eux ? Je soutiens donc contrairement à M. Croce, que chaque art a ses limites, qui lui sont imposées par la technique de ses moyens ; il est impossible de préciser exactement ces limites, en théorie, car la réalité de demain réserve toujours des surprises à l’expérience de hier ; mais si, demain, un artiste invente une forme nouvelle et viable, qui contredit à la théorie de hier, cet artiste aura simplement élargi le champ des possibilités, sans supprimer par là les lois fondamentales que la théorie ne connaît que d’une façon incomplète.

Restreignons-nous à la littérature. Pour prouver l’inanité des genres littéraires, M. Croce demande très plaisamment quelle peut bien être la forme esthétique de la vie domestique, de la chevalerie, de l’idylle, de la cruauté, et quelle est la valeur de ces autres catégories : madrigal, chanson, sonnet, nouvelle, roman. Jusque-là tout va bien, mais à ces catégories choisies avec soin parmi les plus discutables M. Croce ajoute aussitôt, d’un geste dédaigneux, quelques autres distinctions, « plus raffinées, d’aspect plus philosophique » : genre subjectif et genre objectif, lyrisme et épopée, œuvres de sentiment et œuvres d’imagination. Remarquez que même ici, dans cette espèce de corollaire ajouté à la réfutation des genres « vie domestique, chevalerie, idylle », etc., les termes essentiels {p. 249}(lyrisme, épopée) sont précédés et suivis d’autres catégories en vérité assez problématiques. M. Croce a-t-il profité, en habile dialecticien, de certaines confusions de ses adversaires ? Ou bien n’a-t-il pas vu lui-même la différence profonde qu’il y a entre les genres lyrique, épique, dramatique d’une part, et la vie domestique, la chevalerie, l’idylle, la cruauté, d’autre part ?

C’est une erreur que de ne voir entre les unes et les autres de ces catégories qu’une nuance de raffinement ; il importe de ne pas confondre les sujets et les formes avec les diverses façons de voir ces sujets et de manier ces formes. Un seul et même sujet (paysage, figure, situation morale) sera senti très différemment, selon le tempérament de l’artiste ; et la forme d’expression devrait être adéquate à cette façon de sentir, c’est-à-dire personnelle. L’élément essentiel, générateur est dans le tempérament, dans la vision individuelle. Or quelle que soit l’infinie variété des tempéraments, on peut les ramener sans effort, en littérature, à ces trois visions : lyrique, épique et dramatique ; ou à des combinaisons de ces visions. Sans doute, le lyrique se mêle souvent à l’épique, ou au dramatique, et il y a tout dans tout, mais il y a aussi un élément qui domine. Parce que Chevreul a distingué vingt-cinq mille tons de couleur, on ne saurait pourtant nier les sept couleurs du spectre solaire ; et ainsi qu’un peintre voit en jaune, un autre {p. 250}en violet, de même un poète sent en poète lyrique et un autre en dramaturge.

Ces trois visions que j’appelle essentielles ont bien aussi, de tout temps, été considérées comme telles. Il y a là un consensus omnium dont il faut tenir compte, même quand on a aussi peu que moi le culte des autorités. Il ne s’agit pas de catégories rigides et factices, mais bien d’un fait psychologique, à interpréter, dans chaque cas particulier de la réalité, avec la prudence et la délicatesse que la psychologie exige partout. Je donne à ces trois visions leur appellation littéraire ; dans d’autres domaines de l’art, dans la psychologie pure, ou encore dans une esthétique générale, on leur donnerait peut-être d’autres noms ; ce sont des problèmes dont je n’ai pas à m’occuper ici Si maintenant le pédantisme de certains théoriciens, docilement suivis par d’autres, a prétendu imposer à ces visions et à ces combinaisons individuelles des formes précises, immuables, en dehors desquelles il n’y aurait point de salut, si ces mêmes théoriciens se sont plu à inventer, pour telles créations personnelles, des genres et sous-genres nouveaux, si enfin on s’est habitué à confondre les sujets, les genres et les formes les uns avec les autres, ce sont là des erreurs qui ne prouvent rien contre l’idée que je défends ici.

On comprend que L’Évolution des genres de Brunetière ait souvent exaspéré M. Croce. Ce sont deux {p. 251}esprits diamétralement opposés ; l’un prétend appliquer à la littérature les méthodes des sciences naturelles, il est le législateur par excellence, et l’autre est le poète de la création individuelle. Tout en penchant fortement vers M. Croce, dans un même besoin de réaction contre le positivisme, je dois beaucoup à Brunetière. Les faits observés et groupés par sa sagacité ne perdent rien de leur intérêt, même quand on les interprète autrement que lui. Son erreur a été de croire que les genres sont en quelque sorte des êtres doués d’une vie propre ; il a voulu montrer « la façon dont un genre naît, grandit, atteint sa perfection, décline, et enfin meurt45 ». Il aboutit à un procédé purement mécanique, parce qu’il n’a pas vu que les genres ne vivent que par les individus, ou, plus exactement : que les genres ne sont que la manifestation littéraire des principes directeurs, vécus par les individus et combinés avec les tempéraments. De son côté, M. Croce aboutit à l’anarchie, parce qu’il ne croit pas à la réalité de ces principes directeurs.

Il est temps de conclure. Je crois donc que chaque individualité est une combinaison particulière, unique en son genre et passagère, de certains éléments généraux et durables ; les deux éléments principaux sont l’esprit de l’époque (principe directeur) {p. 252}et le tempérament personnel, tel qu’il est produit par l’hérédité, par les expériences, par le milieu spécial, par la culture intellectuelle, etc. Chaque être étant unique de son espèce, son expression adéquate devrait être unique aussi ; elle l’est jusqu’à un certain point et le serait bien davantage, si la tradition (troisième facteur important) n’imposait pas certaines idées et certaines formes à la majorité des esprits. — Malgré cette tradition, des formes nouvelles naissent sans cesse ; c’est vouloir remplir le tonneau des Danaïdes que d’enfermer les formes dans le cadre d’une rhétorique.

Mais ces formes, dont le nombre est infini, sont-elles toujours adéquates ? Je ne le crois pas. Gabriele D’Annunzio nous a donné plusieurs tragédies lyriques ; c’est son droit ; pourtant il est loin d’avoir prouvé que la tragédie convienne au lyrisme ; j’ai même le droit de dire qu’il y a chez lui un conflit très grave entre la forme et l’inspiration. Certains théoriciens voudraient restreindre le sonnet au lyrisme ; l’expérience leur donne tort ; combien d’admirables sonnets épiques chez Leconte de Lisle, chez Carducci, ailleurs encore ! Et Belli, le poète romain, a écrit plus de deux mille sonnets dialogués, dont la plupart sont vraiment dramatiques. Pourtant, chez Belli déjà, il y a des réserves à faire sur l’œuvre considérée dans son ensemble… Cesare Pascarella, ce très grand poète si peu connu hors d’Italie, a raconté en {p. 253}cinquante sonnets la découverte de l’Amérique, et achève en ce moment une autre épopée, beaucoup plus considérable, également en sonnets ; je connais de ce poème des fragments admirables ; je crains pourtant qu’en faisant ainsi du sonnet une strophe, ou une laisse, Pascarella n’ait dépassé certaines limites qu’il est impossible de déterminer théoriquement mais qu’on sent bien dans la pratique.

Qu’il s’agisse donc des formes, des sujets ou de l’inspiration lyrique, épique ou dramatique, j’aboutis toujours au résultat de mes conclusions générales : la liberté disciplinée. La vie est dans les individus, en eux seuls ; chaque individu est un cas particulier ; il ne saurait y avoir de « règle » identique pour deux individus ; mais toute création (combinaison) obéit à des lois générales. Il n’y a pas, dans les Alpes, deux sommets absolument semblables, et tous pourtant sont le résultat d’une même force agissant dans des conditions diverses. Il incombe à l’homme conscient de trouver sa loi et de s’y soumettre. La « règle » est un esclavage abrutissant ; la fantaisie anarchique est un bluff. L’individu a son expression la plus haute et exerce son action la plus forte dans une discipline librement consentie.

II. — Les sources, les plagiats et le cas D’Annunzio §

{p. 254}À la discussion purement théorique du premier appendice, il n’est pas inutile d’ajouter un exemple pratique, et je choisis à dessein un auteur cher à M. Croce : Gabriele D’Annunzio.

Dans le volume II de La Critica (p. 1-28, et 85-110) M. Croce a consacré à D’Annunzio une excellente étude suivie d’une précieuse bibliographie (169-190), et d’une série de notes sur les plagiats que plusieurs ont reprochés au très fécond poète (La Critica, vol. VII, p. 168-177 ; et vol. VIII, p. 22-31). Je suis loin de partager l’admiration de M. Croce pour D’Annunzio, mais je n’en recommande pas moins vivement la lecture de son étude, où d’ailleurs les critiques ne manquent pas.

Né dans les Abruzzes en 1863 (ou 1864), Gabriele D’Annunzio débuta à seize ans par un volume de vers (Primo vere), et vint à Rome en 1881, où il fit partie d’un groupe de « jeunes » ; groupe dont {p. 255}l’histoire serait fort intéressante ; il comprenait, entre autres, le peintre Michetti, le journaliste Scarfoglio, le musicien Tosti, le poète Pascarella, et Giulio Salvadori qui écrivait alors le Canzoniere civile… On en était aux premières ivresses de la jeune Italie, avant la crise économique, politique et sociale. Tandis que les conditions générales de l’Europe évoluaient déjà vers le drame, les conditions particulières de l’Italie étaient celles du lyrisme (Voir ce que j’ai dit au chapitre III sur ces conflits d’une étape nationale avec l’évolution générale). Et D’Annunzio, génie imberbe encore et séduisant comme un jeune dieu, était le lyrisme même. Il a donné depuis, outre quelques volumes de vers que l’étranger connaît trop peu, de nombreux romans et tragédies dont on n’a que trop parlé grâce à une réclame savante et à l’engouement des snobs. Ces romans et ces tragédies ne révèlent aucun changement dans la vision de D’Annunzio ; son tempérament demeure essentiellement lyrique.

C’est par là précisément qu’il m’intéresse, que ses erreurs sont instructives, et c’est de ce point de vue qu’il faut juger ses « plagiats ».

Mais tout d’abord entendons-nous bien sur l’importance des sources littéraires en général, et sur ce qu’on peut appeler proprement un plagiat. L’érudition moderne a créé là de fâcheuses confusions. Ayant découvert de nombreuses sources chez certains auteurs qu’on croyait « originaux », elle a prétendu que la {p. 256}valeur artistique de ces auteurs s’en trouvait diminuée ; à la vérité, elle n’a pas encore osé le prétendre de Molière, ni de La Fontaine, ni de Shakespeare ; mais elle s’en est prise à Desportes, puis à Du Bellay, à Chateaubriand, à Victor Hugo, à D’Annunzio, à bien d’autres encore, et sans se demander jamais comment le poète a utilisé ses sources. Pour beaucoup de savants, tout emprunt non avoué est un plagiat. C’est une grave erreur ; c’est confondre la science avec l’art.

En science, nous avons l’obligation d’indiquer nos sources, de mettre les citations entre guillemets ; c’est une affaire de méthode et de loyauté, ce qui n’empêche ni les réminiscences inconscientes ni les combinaisons nouvelles et originales. En art, au contraire, c’est le régime de la liberté. Que le poète révèle ou ne révèle pas ses sources, la question essentielle, la seule question est de savoir comment il les a utilisées, s’il en a fait un centon ou une œuvre originale par l’unité d’inspiration. Nous avons donc chaque fois un cas particulier, et c’est par d’insensibles nuances qu’on va depuis la création géniale, qui relègue les sources dans l’oubli, jusqu’au démarquage pur et simple d’un grand poète par un esprit qui lui est inférieur ou qui est d’une nature essentiellement différente.

Abstraction faite des cas individuels et des réminiscences inconscientes, il y a aussi des façons {p. 257}d’emprunter qui sont communes à une génération entière. Lorsque les Italiens de la Renaissance pillent les auteurs grecs et latins, ou lorsque les Français du xvie siècle pillent les Italiens, il n’y a pas démarquage, il y a adaptation voulue, il y a conquête, et approbation tacite de tout le public lettré. Ces « sources », que nos érudits retrouvent sous la poussière des vieux bouquins, elles étaient alors plus ou moins connues de tous ; le lecteur de Poliziano, de Bembo, de Du Bellay, saluait au passage tel auteur ancien et se réjouissait de le voir heureusement « translaté » en langue moderne. Il n’y avait ni dupeurs, ni dupés. Il y avait entente générale.

Trouver les sources d’un auteur, c’est un travail relativement facile ; il y faut beaucoup de lectures, de la mémoire, un certain flair et de la chance aussi ; ce travail est nécessaire, mais il n’est qu’une première étape ; reste à comparer l’œuvre d’art avec ses sources, comparaison qui porte sur toutes les nuances du fond et de la forme ; et reste enfin à juger la « combinaison » nouvelle dans son ensemble, et à en trouver la genèse intime dans le tempérament même du poète ; grosse difficulté, devant laquelle on recule le plus souvent.

Quand Joseph Bédier a déterminé les sources du Voyage en Amérique, il a prouvé que Chateaubriand, en tant que voyageur, a bluffé ; le fait de ce mensonge évident est très intéressant pour la {p. 258}psychologie ; mais M. Bédier n’a jamais prétendu rabaisser en quoi que ce soit l’artiste Chateaubriand. Il est sans doute le premier à déplorer l’usage étrange qu’on a fait de sa démonstration. — Précédemment (à la page 65), j’ai cité en note une protestation de Joseph Vianey contre l’erreur systématique de ceux qui se contentent de rapprocher des textes sans s’occuper des individualités dans leur ensemble. M. Croce a protesté également bien souvent, dans La Critica, contre ces rapprochements mécaniques et superficiels. C’est toute une réaction, nécessaire, qui se dessine, en faveur de l’esthétique et d’une science plus compréhensive.

Un petit fait, peu connu mais très significatif, va nous aider à préciser. Ferdinand Martini, un auteur italien sur lequel j’ai publié il y a dix ans une brève étude46, fit jouer en 1871 une comédie-proverbe intitulée Chi sa il gioco non l’insegni ; une marquise, veuve et jeune et belle, hésitant entre deux adorateurs et conquise enfin par le plus timide, voilà la situation et les personnages de ce petit chef-d’œuvre. Il eut un grand succès, mais souleva aussitôt une accusation de plagiat de la part de M. Cambray-Digny, qui publia, six mois après, une comédie intitulée Altro è correre, altro è arrivare. M. Martini avait-il eu connaissance du manuscrit de {p. 259}M. Cambray-Digny ? Je n’en sais rien. Pour l’histoire littéraire, un seul fait demeure acquis, c’est que la comédie de M. Cambray-Digny n’a jamais pu supporter les feux de la rampe. M. Martini se défendit du reste avec autant d’esprit que de vigueur ; voici en peu de mots sa façon de voir : Depuis 2 500 ans qu’on fait du théâtre, il est difficile de trouver encore des « situations » bien neuves ; par contre, la série des caractères, des tempéraments, est inépuisable. Au théâtre, la situation doit dépendre des caractères et non vice-versa ; et alors, si vos caractères à vous ne vivent pas, et que mes personnages à moi marchent et agissent, de quel droit venez-vous me reprocher les lignes tout extérieures d’une « situation » identique à la vôtre ? Au théâtre, celui-là seul est créateur qui insuffle de la vie à ses personnages. Tel était bien le principe de Molière, dont on a dit qu’il a créé « des individus qui diffèrent dans des situations qui se répètent ». — À cette argumentation M. Martini joignit une réponse plus décisive encore ; il écrivit un nouveau proverbe La strada più corta, qui reprend, comme en se jouant, le point de départ de Chi sa il gioco, la même situation qu’il développe d’une façon toute nouvelle : de deux prétendants, rivaux au théâtre, à la chasse et en amour, une belle comtesse choisit le plus habile ; et le vainqueur adresse au vaincu cette petite morale : {p. 260}« Qu’importe la route brève ou longue ? il importe d’arriver. Tu ne veux pas t’en convaincre, et c’est là ton malheur. Les idées passent dans l’air, les femmes dans les salons, les lièvres dans la forêt ; propriété de tous et de personne, jusqu’à ce que quelqu’un les prenne pour toujours. Tu tires, sans toucher ; tu imagines, sans créer ; tu parles, sans convaincre ; et je devrais m’excuser d’être plus heureux que toi ! Non, mon cher, à moi la comédie, à moi le lièvre, à moi l’épouse. Que la route soit longue ou brève, qu’on aime, qu’on chasse ou qu’on écrive, celui qui reste en arrière a tort, et celui-là a raison qui arrive. » — Pouvait-on répondre plus spirituellement et plus victorieusement à une accusation de plagiat ? Reprendre un point de départ identique, se plagier soi-même, et faire une œuvre toute nouvelle par une modification des caractères, voilà le tour de force qui, à lui seul, révèle le pur artiste.

Le plus joli, c’est peut-être ceci : en réponse à mon article de 1901, d’où j’ai tiré les lignes qui précèdent, Ferdinand Martini écrivait, non sans mélancolie : « L’explication de ma seconde comédie est parfaitement juste ; mais personne n’a vu mon intention. Trente ans après, c’est un Suisse qui la découvre. »

Nous en arrivons donc à conclure, que, d’une façon générale, il faut bien se garder de considérer tous les emprunts non avoués comme des plagiats. Dans chaque cas, il importe de voir comment ces emprunts {p. 261}ont été remaniés, combinés, et s’ils répondent à la vision personnelle de l’auteur. L’effet d’ensemble, l’unité de ton, c’est-à-dire d’inspiration, voilà l’essentiel.

Comment se présente le cas D’Annunzio ? Quelques critiques ont dressé, avec une joie féroce, la liste des auteurs auxquels il a emprunté, souvent mot à mot, de nombreux et longs fragments ; voici cette liste, forcément incomplète, et dont j’exclus les Italiens : Baudelaire, Maupassant, Flaubert, Zola, Paul Alexis, Jean Lorrain, Verlaine, Musset, Coppée, Péladan, Banville, Maeterlinck, Mendès, Gautier, Mauclair, Verhaeren, Schwob, Amiel, Hugo, Barrès — Poë, Shelley, Wilde, Mary Robinson, Swinburne — Hauptmann, Nietzsche — Dostoïewski, Tolstoï, Kovalenko — Ibsen — et enfin la Bible47 !

En vérité, voilà une assez jolie bibliothèque, et je sais peu de génies d’un goût aussi éclectique. Ne nous arrêtons pas toutefois à la quantité et voyons la façon de ces emprunts. Pour ne pas répéter des choses déjà dites par d’autres, je choisis un petit exemple qui, dans ses détails, est assez instructif ; c’est une expérience personnelle, dont je puis {p. 262}garantir qu’elle ne fut pas troublée par des idées préconçues (j’ignorais alors les articles de M. Thovez, parus en 1895 et 1896).

Le 16 décembre 1897 D’Annunzio publia dans La Nuova Antologia sa « Parabole des vierges folles et des vierges sages ». Comme on pouvait s’y attendre, il y prenait le parti des vierges folles ; repoussées par l’Époux, elles marchent en chantant au-devant du soleil, de la joie. À cela je ne vois aucun mal. L’artiste D’Annunzio a le droit de refaire la Bible, pourvu que, en son genre, il fasse une œuvre d’égale valeur artistique. — Tout le monde connaît le texte de saint Matthieu (chap. XXV) : « Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent au-devant de l’époux. » Le récit y est achevé en treize versets de deux ou trois lignes. La parabole de D’Annunzio remplit huit pages de La Nuova Antologia… Comment a-t-il opéré ce délayage ? — J’habitais Rome lorsque parut ce « rifacimento » ; nous le lûmes un soir, entre amis, et j’eus aussitôt l’impression désagréable de tons heurtés, d’une cacophonie. Qu’a-t-il fait, disais-je, de cette toute petite épopée, si puissamment suggestive dans sa simplicité ? Il l’a écrasée sous le poids d’ornements purement lyriques. Il a mêlé au récit de Matthieu une exaltation qui serait à sa place dans le Cantique des Cantiques. — Quelqu’un alla chercher une Bible, et voilà que, à mon propre étonnement, {p. 263}dans le Cantique de Salomon, je découvris une série de phrases presque textuellement copiées par D’Annunzio. Qu’on en juge :


Quanto odora, o Thamar, il tuo petto ! — E Thamar, che portava fra le mammelle un sacchetto di mirra, sospirò pensando all’amico suo. Mon bien-aimé est avec moi, comme un sachet de myrrhe ; il passera la nuit entre mes mamelles (I, 13).
Ella sognava che il suo amico le ponesse la sua man sinistra sotto al capo e l’abbracciasse con la sua destra. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa droite m’embrasse (II, 6 ; VIII. 3).
E ciascuna di loro riguardava se non apparisse al suo desiderio nella letizia della luce il giovinetto bianco e vermiglio portante la bandiera fra diecimila. Mon bien-aimé est blanc et vermeil, il porte l’étendard au milieu de dix mille (V, 10).

Je ne parle ni des grenadiers (melagrani), des colombes et des parfums divers dont le bon roi Salomon réjouit le cœur des vierges folles, ni des emprunts faits à d’autres livres ; je ne cite que les passages relevés au cours d’une causerie. Est-il besoin d’insister ? Ce que je reproche à D’Annunzio, ce ne sont pas ces emprunts comme tels (ils répondent fort bien à son tempérament lyrique), mais c’est la façon dont il en a encombré un récit de caractère tout différent. C’est une faute de goût, une rupture de l’unité artistique ; et de fait la parabole somptueuse de {p. 264}D’Annunzio, dont l’idée centrale me serait d’ailleurs fort sympathique, demeure très inférieure au sobre récit de Matthieu.

Un autre exemple, d’un genre différent : au milieu des atrocités, souvent sadiques, de La Nave, il y a une scène consacrée à la gloire de Venise et de la marine italienne (sujet très cher à D’Annunzio) ; c’est la prophétie de la diaconesse Ema (dans le troisième épisode). J’ai vu représenter La Nave à Venise même ; malgré les graves défauts de cette « tragédie », et bien que les prophéties après coup soient un truc un peu facile, j’avoue que cette évocation, toute lyrique, fit vibrer tout mon être du frisson de la beauté. Je ne savais pas alors que la prophétie d’Ema est une mosaïque dont les morceaux sont empruntés à Jérémie, à Esaïe, à Ézéchiel, au premier Livre des Rois, à l’Apocalypse… (voir La Critica, vol. VIII, p. 28-39). Je ne cite que trois passages ; dans le dernier, D’Annunzio a mis au futur le passé du texte d’Ézéchiel.


Ecco, gli adunerò da tutti i lidi | dove gli avrò scacciati nel mio cruccio, | e gli farò venire in questo luogo ; | e con loro farò quel patto eterno | che feci co’ lor padri…….. Je vous retirerai donc d’entre les nations, et je vous rassemblerai de tous les pays, et je vous ramènerai dans votre terre (Ézéchiel, XXXVI, 2448). Et il y aura une alliance éternelle avec eux (XXXVII, 26).
Cantate un nuovo cantico ! Gridate | navi d’Equilio, navi di Vigilia, | navi d’Ermèlo, navi dell’ Albense ! | Urlate ! ciurme ! Hurlez, ô navires de Tarscis (Ésaïe, XXIII, I)… Passez en Tarscis, hurlez, vous qui habitez dans les îles (XXIII, 6).
E ti farò compiutamente bella ; | e tu traboccherai di beni ; e tutte | le vele e tutti i remi e i  naviganti | saranno in te per trafficar con tericchi per te, attoniti di te. … Ceux qui t’ont bâtie t’ont rendue parfaite en beauté  (Ézéchiel, XXVII, 4) ; … tous les navires de la mer et leurs mariniers ont été avec toi pour trafiquer et pour faire ton commerce (XXVII, 9) ; … tu as rassasié plusieurs peuples et tu as enrichi les rois de la terre (XXVII, 33) ; … tu es un sujet d’étonnement (36).
{p. 265}

On pourrait multiplier ces rapprochements et dire que la prophétie d’Ema est un centon de textes bibliques. Ce serait injuste. L’effet total, au théâtre, est puissant ; il y a unité. C’est que les sources de ce morceau lyrique sont lyriques elles-mêmes et conviennent au tempérament lyrique du poète. Il semble bien que, par une lecture attentive des Prophètes, D’Annunzio s’est profondément pénétré de leur esprit ; s’il lui arrive de faire des citations textuelles, c’est involontairement, par un effet de sa mémoire infiniment sensible aux images et à la musicalité. Voilà donc un cas (et il en est d’autres encore) où je serais le premier à défendre D’Annunzio contre ses détracteurs.

Mais en d’autres cas, semblables à celui des {p. 266}Vierges folles, plus graves même, il y a conflit évident, et rupture de l’équilibre. L’explication est à chercher non plus seulement dans le tempérament artistique mais aussi dans le caractère moral du poète. Benedetto Croce, pourtant si bienveillant pour son ami, y a touché, en passant, d’une façon très juste (La Critica, vol. II, p. 86) ; il lui reproche d’avoir cédé trop souvent à l’opinion commune (je dirais : à la mode, à la réclame du succès bruyant) et d’avoir abusé du mot : « se renouveler ou mourir ». C’est ainsi (dit M. Croce) que D’Annunzio, artiste païen et purement sensitif ou sensuel, s’est cru qualifié pour servir d’intermédiaire entre le pessimisme de l’Occident et la pitié slave, ou pour enseigner une « justice simple et virile », ou encore pour prononcer la « parole de vie » si ardemment attendue. Incapable de sentir vraiment ces choses, il tombe dans l’artifice. « La smania del dare… concetti morali e politici, che mancano, è anche cagione di quel senso di vuoto che si avverte nelle Vergini delle roccie, nei drammi, e sparsamente in altre opere. C’è in esse una falsa profondità, che spiace agli intelligenti, i quali non tollerano di essere illusi, delusi e trastullati da nessuno, e neppure da un artista grande. »

M. Croce a parfaitement raison. Le Saint Sébastien, annoncé à coups de tam-tam, et joué récemment à Paris, est peut-être la plus agaçante et la plus grotesque de ces duperies.

{p. 267}Puisque D’Annunzio n’a jamais hésité à se faire une réclame même des scandales de sa vie privée, il n’y a aucune indiscrétion à rappeler en deux mots qu’il a toujours affiché et pratiqué l’égoïsme le plus féroce du « surhomme ». On ne saurait critiquer ou discuter sa morale ; il n’en a point ; c’est un sens qui lui manque absolument ; et chaque fois qu’il a énoncé une morale quelconque (cela lui arrive souvent), il s’est moqué de nous. Or il est vrai que l’art n’a qu’un seul but : la beauté ; l’art n’a pas à se préoccuper de la morale ; c’est une vérité qu’il faut proclamer bien haut ; pour ma part je la défends depuis vingt ans. Mais, dussé-je paraître vieux jeu aux esthètes les plus récents, j’ajoute : le Beau est la splendeur du Vrai49, et le Vrai c’est aussi le Bien. Les Grecs ont créé un mot qui résume à lui seul une conquête de la pensée {p. 268}humaine : τὸ καλοκάγαθον, c’est-à-dire le Beau et le Bien unis indissolublement par une seule expression verbale. — Les morales se succèdent l’une à l’autre en un incessant conflit ; mais la morale est une réalité en devenir constant. Et tout se tient : l’artiste qui réalise une œuvre de beauté, atteint par là même au Bien, sans y avoir visé ; et inversement : une œuvre qui contredit aux notions les plus élémentaires de la morale ne saurait être une œuvre de beauté sincère ; elle peut s’imposer un temps, par la réclame, par ses défauts autant que par ses qualités ; elle ne durera pas. L’homme qui a écrit Il Fuoco, en y ajoutant ou en retranchant des pages dans les circonstances qu’on sait, cet homme peut avoir de grandes qualités artistiques, il n’a pas le respect de son art.

Le défaut que M. Croce reproche à D’Annunzio, dans les termes que j’ai cités plus haut, a donc des origines plus profondes et des conséquences beaucoup plus graves que M. Croce ne semble le croire. Je concède volontiers à D’Annunzio qu’il est un « phénomène », unique même, s’il y tient ; cet éloge suffit sans doute à sa vanité que mes critiques de pauvre homme ne sauraient inquiéter. Un biographe dira quelque jour sa genèse, son évolution, les influences du milieu ; ce n’est pas mon affaire ici ; j’en sais assez pour dire en résumé : D’Annunzio est un génie lyrique, gâché par un vice de caractère.

{p. 269}Dès lors son œuvre littéraire s’explique tout entière, et ses « plagiats » apparaissent sous un jour particulier. Dès ses débuts, il est superbement lyrique ; influencé d’abord par Carducci, Stecchetti (il n’a que seize ans !), il affirme de plus en plus son mode personnel, par la richesse des images, la subtilité des sensations, la vision nette des contours et des couleurs ; à la magnificence de l’expression, il joint un art raffiné et sévère ; peu ou pas d’idées, des émotions purement sensuelles, mais enfin c’est la jeunesse enivrée de soleil et d’amour ; sa forme, toute vibrante d’énergie contenue, semble une lame d’acier au poing d’un conquérant.

Les « emprunts » dont il a orné ces œuvres purement lyriques seraient intéressants à étudier dans le détail ; en général il y a assimilation parfaite, avec déjà une tendance à accentuer la note cruellement voluptueuse et morbide. Ces emprunts ne prouvent nullement, comme certains aimeraient à le croire, une pauvreté d’invention chez D’Annunzio ; on pourrait tout au plus trouver que leur nombre, et la façon très « habile » dont ils sont utilisés, révèlent une certaine indélicatesse morale.

Je ne suis pas de ceux qui demandent à D’Annunzio de faire le poète moraliste, ou civique, ou patriote ; cela n’est pas dans ses cordes. Toutefois, on pouvait espérer que la vie le mûrirait, et rendrait sa vision individuelle plus riche et plus profonde. {p. 270}C’est le contraire qui a eu lieu : D’Annunzio s’est enrichi, dans l’apparence des formes ; au fond, il s’est appauvri.

C’est au succès bruyant, au Moloch de la réclame, qu’il a immolé son génie. Par faiblesse innée ? par une ivresse commune à toute sa génération ? par suggestion des flatteurs ? sous l’influence d’un vrai délire érotique ? Tout cela y a contribué. M. Croce a dit lui-même comment D’Annunzio s’est lancé dans des idées absolument étrangères à son tempérament, aboutissant ainsi à une « fausse profondeur ». Mais il y a pis encore pour l’esthétique : pour complaire à la mode, et étonner l’univers par la fécondité de son génie, il a fabriqué des romans et des drames, pour lesquels il n’a aucune aptitude. Je sais bien que M. Croce écrit à ce sujet : « Molti han giudicato che i difetti di questo e di altri drammi del D’Annunzio vengano dalla virtù che a lui manca della drammaticità, del far vivere altri esseri fuori della sua anima. Ma questa è una spiegazione retorica : ogni lirico è insieme drammatico, ed ogni drammatico è lirico… » (La Critica, vol. II, p. 94). M. Croce n’est-il pas ici un peu abusé par la rhétorique… de D’Annunzio ? S’il disait que le lyrisme et le drame peuvent se combiner, je serais parfaitement d’accord ; mais dire qu’ils sont identiques, c’est rendre inutiles les mots mêmes de « lyrisme » et « drame », mots que M. Croce distingue fort bien quand il écrit un peu plus {p. 271}loin : « In verità, non solo i volumi delle brevi liriche del D’Annunzio, ma spesso anche le sue tragedie, i suoi romanzi, i suoi poemi, sono raccolte di liriche o di cicli di liriche. Che cosa sono le Vergini delle rocce se non il Canzoniere delle Vergini condannate alla sterilità ? Che cosa è il Fuoco se non il Canzoniere della donna sfiorita ? Che cosa è la Gioconda se non un libro della Bella mano, anzi delle Belle mani ? » On ne saurait mieux dire. Les romans et les drames de D’Annunzio sont des collections de morceaux lyriques, ce ne sont ni des romans, ni des drames, ni même des poèmes lyriques. Flaubert mêlait aussi le lyrisme à l’épopée, mais sans confondre ces deux éléments ! Il faut citer une fois de plus, d’une façon plus complète qu’on ne le fait d’ordinaire, ce fragment d’une lettre à Louise Colet : {p. 272}« Il y a en moi littérairement parlant deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. Celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. L’Éducation sentimentale50 a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire de l’humain dans un livre et du lyrisme dans un autre). J’ai échoué… Je t’ai dit que l’Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre… Comme je choisissais avec cœur les perles de mon collier ! Je n’y ai oublié qu’une chose, c’est le fil, seconde tentative et pis encore que la première ; maintenant j’en suis à ma troisième : il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre51. » Quand enfin il a réussi, avec Madame Bovary, il reprend triomphalement son image du collier de perles : « Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier, or enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir le fil de l’autre main, voilà la malice52. » Le fil, c’est la réalité épique ; les perles, ce sont les beautés lyriques.

Pour atteindre au chef-d’œuvre, Flaubert s’y reprend à trois fois et met plusieurs années à écrire Madame Bovary ; ce fut toujours la méthode des grands artistes. Mais D’Annunzio est plus moderne ; il pond ses œuvres dans un court accès de fièvre, {p. 273}avec une assurance émancipée de toutes les règles ; quelles que soient ces œuvres, et quoi qu’en pensent les vieilles barbes de la rhétorique, elles sont de l’art tout court, puisque leur auteur est un artiste. Puis, par un cercle vicieux amusant à constater, on échafaudé sur ces œuvres une nouvelle rhétorique. Pénétré de cette idée mystique d’une génialité affranchie de toute technique et de toute loi terrestre, un poète tel que Pascoli en arrive à dire, sans sourciller, que D’Annunzio pourra être, dès qu’il le voudra, musicien, peintre ou sculpteur. En effet : — « un giorno D’Annunzio mi disse : “Scrivi un libretto che te lo musicherò.” — “Tu ?! — aggiunsi io — Tu ?!” Ed egli : “Sì, non meravigliartene, nei tuoi versi sento tanta musicalità che mi pare sgorghi, leggendoli, già la frase musicale.” Poi più nulla. Fu uno scherzo, forse, una delle tante bizzarrie di quel possente ed irrequieto ingegno, che del resto sarebbe capace di scrivere pure un capolavoro [de musique, bien entendu]. Da lui mi aspetto ogni cosa. Se domani mi si dirà : “D’Annunzio ha scolpito una statua meravigliosa, ha dipinto mirabilmente un quadro, io vi crederò, per la fede che ho nella poliedricità del suo ingegno forte e superiore. Giammai questo possente lavoratore ha promesso invano e giammai l’arte e il pubblico hanno scoperto una defezione in lui53.” »

{p. 274}Devant ce « Sésame, ouvre-toi », faut-il dire « naïveté » ou « charlatanerie » ? Avant de nous donner l’opéra, la statue et le tableau, D’Annunzio aurait encore (n’en déplaise à M. Pascoli) à payer quelques dettes littéraires (les autres n’existent pas pour un surhomme ; Don Juan le disait déjà à M. Dimanche) ; j’entends par là les quelque vingt romans, drames et poèmes promis depuis plusieurs années sur la couverture de ses livres. Car D’Annunzio n’a aucun besoin de concentration ; non content de mener de front un hymne à la terre, un roman et une tragédie, il conçoit ses œuvres par séries entières. Sur ce point toutefois il semble donner tort à la théorie de M. Croce : chez lui, « intuition » n’est pas toujours synonyme d’« expression ».

En attendant, sans impatience d’ailleurs, la petite bibliothèque promise, je cherche en vain, chez D’Annunzio, un bon roman et un bon drame. — Des romans, le meilleur (relativement) est peut-être le premier en date, Il Piacere (1889) ; est-ce parce que le poète y a réalisé le roman autobiographique que tout homme porte en soi ? ou n’est-ce chez moi qu’une impression subjective, parce que le Piacere fut ma première lecture de D’Annunzio, donc une surprise, et que tous les autres romans n’en sont que {p. 275}des formes dérivées et exagérées ? Le fait est que toutes ces histoires sont d’une monotonie désespérante. Un seul caractère s’y dessine à peu près, celui de l’auteur lui-même ; Andrea Sperelli, Tullio Hermil, et les autres « héros », c’est toujours D’Annunzio, un D’Annunzio grandi et déformé par une vanité sans bornes ; les autres personnages, et surtout les femmes, ne sont plus que des ombres, ou des esclaves torturés par leur vainqueur. Ce spectacle ne manque pas de grandeur dans sa férocité ; mais il n’est ni épique, ni dramatique ; et il se répète trop souvent. — On dira : Qu’importe votre distinction des genres, si l’œuvre est belle ? — La beauté de certains fragments est indéniable ; ce ne sont que des fragments. Les récits et les situations, souvent empruntés, sont sans rapport avec les caractères et n’ont forcément que des solutions factices. Pour reprendre l’image de Flaubert : le fil, ténu et fait de bouts raccordés, casse à chaque instant ; les perles, dont quelques-unes sont fausses et d’autres volées, s’égrènent tristement.

Le pire c’est que, à force de fabriquer des romans et des drames, D’Annunzio a compromis l’intégrité de son lyrisme, dans le fond et dans la forme. Sa vision, jadis si nette et lumineuse, s’est troublée ; elle est démesurée, souvent sadique ; à la belle réalité il a substitué un fantôme ; cette hallucination est sensible jusque dans ses procédés techniques, dans sa langue {p. 276}même. Au commencement D’Annunzio trompait sans doute son public, sans se tromper lui-même ; il affectait de mépriser la « grande Bête » (c’est son expression) et lui donnait en souriant la pâture désirée. Aujourd’hui il se ment à lui-même. À la « première » de La Gioconda, je l’ai vu, dans les coulisses de l’Argentina, à Rome, jeter manteau et chapeau sur un fauteuil, et se précipiter au rideau pour s’incliner devant la Bête, et je disais à Ermete Zacconi : « La grande Bête le mangera ». C’est chose faite. Il lui est arrivé ce qui arrive à Lorenzaccio dans le drame de Musset : à force de jouer la comédie, il se fait l’âme comédienne.

La décadence du poète lyrique en D’Annunzio serait à étudier, par exemple, dans la Canzone di Garibaldi, et mieux encore dans les Laudi. L’abus étrange qu’il fait, au théâtre, du lyrisme, des redondances, des pures sonorités verbales, est facile à constater partout ; je ne citerai que la première page de la première scène de La Nave : (Nous sommes sur une place, dans la Venise du moyen âge ; des ouvriers travaillent à la Basilique ; on lance un navire).

La voce del còmito

Salpa ! Salpa ! Alla gòmona ! Arma l’argano !
Su ! Vira a picco ! Vira a lassa ! Fuori
l’àncora ! Vira !

I compagni navali.

Oh tira ! Oh saglia ! Oh tira !
Oh saglia !
{p. 277}

Il mulinaro.

Giorgio Magadiso leva
l’àncora per Ravenna. Porta il sale
ai Greci.

La voce del còmito.

Vira ! Avanti, avanti ! Volta
Issa, all’ aiuto di Nostro Signore
Gesù Cristo e di Sire Santo Ermàgora !

I compagni navali.

Oh tira ! Oh saglia ! Oh tira ! Oh saglia !

Il mulinaro.

A braccia !
A braccia ! Macinate forte, schiavi,
ch’ io vi darò per cena orzuola intrisa
con la crusca e condita d’olio glasso.

Il piloto Lucio Polo.

Maestro Benno, t’è ventura avere
in pronto queste tue màcine a mano,
mentre ti guasta le ruote la furia
dell’acque. E rotti gli argini son anco
alle saline. Di farina e sale
si patirà. Ma giova altr’ arte.

La voce del còmito.

Strozza !
Alla gru di cappone ! Incoccia ! Trinca !
Serrabbozze alle marre e fuso !

I compagni navali

Oh leva !
Oh serra !

Et ce concert de mots inintelligibles pour quiconque n’a pas eu soin d’apporter au théâtre un dictionnaire {p. 278}de l’Art naval, continue encore… Oh issa ! Oh saglia ! Oh issa ! Oh saglia54 !

Benedetto Croce lui-même reproche à D’Annunzio d’avoir souvent « gonflé et faussé de brèves inspirations » (La Critica, vol. II, p. 93) ; il remarque par exemple que La Città morta ne fait que diluer quelques pages du Fuoco ; il relève aussi les vaines répétitions de mots. En vérité, l’épée d’acier qui étincelait au poing du conquérant n’est plus que la rapière de Matamore.

Concluons. Je tiens à répéter que l’art n’a pas à se préoccuper de la morale. Il est moral, comme la santé même, dès qu’il est sincère. Tous les sujets lui sont bons quand il les domine ; en les tirant du chaos informe, il les purifie. Mais quand c’est le même sujet qui revient toujours, qui s’impose à l’artiste comme une idée fixe, qu’il s’insinue sous toutes les formes même là où il n’a rien à faire, c’est que le créateur, atteint d’un mal secret, a capitulé devant les éléments. La volupté féroce, sanguinaire, avec arrière-goût d’inceste et de sadisme pénètre de plus en plus l’œuvre de D’Annunzio ; elle s’étale dans La Nave tout entière, {p. 279}jusque dans les indications scéniques ! Quand Basiliola tue à coups de flèches les prisonniers qui râlent d’amour pour elle, elle humecte de sa salive la pointe des flèches, et tue pour tuer. « Esaudisce ella gli insensati, perocché tutta omai l’agita quella brama di veder correre il sangue, che travaglia l’oscura bestialità delle femmine umane, come se per legge di tallone volessero éllero ricomperar quello perduto a ogni luna. » Ce commentaire, qu’a-t-il à faire ici ?

Après une lecture de D’Annunzio, il m’arrive souvent de relire ses œuvres lyriques de la bonne époque ; mais ce n’est plus qu’une vaine consolation ; plus on admire ce qu’il fit alors, tout ce qu’il promettait, et plus on s’attriste de voir ce clair génie latin prostitué à tous les carrefours de la route qui mène au succès bruyant et éphémère.

III. — La tragédie, une forme du genre dramatique §

{p. 280}En parlant des conventions du théâtre, j’ai écrit (ci-dessus, p. 59) : « À y regarder de près, c’est bien la tragédie du xviie siècle qui, malgré ses artifices, a cédé le moins aux habiletés, aux contingences matérielles ; et c’est pourquoi la vérité durable y resplendit aujourd’hui encore, simple et nue. » Je ne voudrais pas qu’on vit là un éloge absolu de la tragédie, aux dépens du drame tel que le conçoit notre goût moderne ; pourtant c’est dans un dessein précis que j’ai écrit ces mots ; il est utile de les développer ici.

Par la faute des théoriciens eux-mêmes, le mot « tragédie » a pris un sens étroit qui provoque, à lui seul, le dédain des uns et l’admiration des autres. Nous ne sommes bien débarrassés ni des préjugés classiques, ni des préjugés romantiques. La plupart semblent croire que, depuis Eschyle jusqu’à Ponsard, la tragédie soit une forme immuable et douée de certaines vertus (ou défauts) intrinsèques ; pour les uns {p. 281}elle est la forme suprême, la seule bonne, du théâtre sérieux ; pour les autres, elle est la prison où les talents s’étiolent. Selon les goûts, on fait ainsi bénéficier toute la tragédie française du génie de Corneille et de Racine, ou l’on ridiculise au contraire Corneille et Racine par les œuvres de Campistron et de Crébillon.

L’erreur est manifeste. La tragédie n’est qu’une forme dramatique ; cette forme a varié sans cesse, malgré le traditionalisme des théoriciens, parce qu’elle ne vit, elle aussi, que par les individus, qui varient. Morte aujourd’hui, elle peut renaître demain.

La tragédie est faite d’éléments très divers ; les uns ne subsistent que par la tradition ; les autres ont une valeur durable. Brunetière l’a bien entrevu dans Les Époques du théâtre français, mais il s’est arrêté à mi-chemin ; à plusieurs reprises, faute de distinguer assez entre les éléments traditionnels et la création individuelle, il a essayé de sauver le bloc par une argumentation un peu spécieuse ; c’est le vice de son livre, qu’il faut lire pourtant ; toutes les pages en sont éminemment suggestives ; je les suppose connues de mes lecteurs.

Issue en bonne partie de fêtes religieuses, puis nourrie de récits légendaires, la tragédie grecque a gardé toujours (plus ou moins, selon les temps et les poètes) des traces sensibles de ses origines lyriques et épiques. L’importance des chœurs, le petit nombre {p. 282}des personnages, leur dialogue antithétique, leur qualité sociale, l’usage même du vers, tout cela s’explique, non point par un libre choix de la volonté, mais par la genèse de la tragédie. Ce ne sont pas des conditions nécessaires à l’esthétique ; ce sont des éléments historiques, de valeur relative. Et l’on sait combien le rôle de ces éléments est diminué chez Euripide, qui est en quelque sorte un révolutionnaire, bien que notre admiration le nomme toujours, d’un seul trait, avec Sophocle et Eschyle.

La tragédie grecque n’est donc pas un bloc ; elle est une forme qui évolue et qui mêle le relatif à l’absolu ; forme spontanée et adéquate en son temps. Les Latins en ont copié les caractères extérieurs, tout en modifiant profondément le contenu, et dans quel sens ! Dès lors il y a rupture entre le fonds et la forme, confusion, traditionalisme. — La Renaissance a aggravé cette erreur. Confondant dans une même admiration Sénèque avec Sophocle, elle a érigé cette confusion en dogme ; elle a trouvé la formule de la tragédie ; elle l’impose à tous les poètes des temps nouveaux… De là ces tragédies sans réalité vécue, sans conviction ; les poètes s’y sont épuisés en vains efforts ; ils y ont dépensé toute leur érudition, ils y ont entassé l’horrible sur le tragique, ils y ont condensé dans les chœurs tous les lieux communs de la philosophie ; ils n’y ont pas mis leur cœur. Puis vinrent les compromis avec l’esprit moderne : les {p. 283}tragi-comédies, les tragi-comédies pastorales ; dans cette anarchie il y a un essai de régénération intime ; l’importance des éléments traditionnels s’en trouve diminuée. Par un effort magnifique, Corneille y galvanise l’histoire ancienne, en la francisant ; et Racine y met toute la psychologie de son époque. Quand on leur reproche à tous deux d’avoir mal compris la mythologie et l’histoire antiques, d’avoir faussé l’esprit de la tragédie grecque, on oublie ce que furent leurs précurseurs, on oublie les obligations auxquelles ils ne pouvaient alors se soustraire, on méconnaît leur modernité si hardie, et c’est comme si on leur reprochait d’avoir été des artistes et non des archéologues.

La réaction romantique contre la tragédie est bien connue ; elle trouble encore notre jugement. A-t-on assez proclamé la nécessité de « mêler le rire aux larmes », pour avoir la « vie totale » ! S’est-on assez moqué des confidents, du vestibule, et des trois unités ! Tout cela demande à être examiné. Reprenons donc une à une les « exigences » de la tragédie telle que les théoriciens l’ont conçue.

Les chœurs ne nous arrêteront pas longtemps. En Grèce ils se justifiaient par l’évolution historique, par la disposition du théâtre, par d’autres raisons encore trop longues à développer. Mais ils n’étaient point nécessaires à la tragédie. Les poètes de la Renaissance y trouvèrent une occasion d’épancher leur lyrisme, sans bien savoir les rattacher à l’action même ; {p. 284}le xviie siècle renonça facilement  à ces hors-d’œuvre, en tout contraires à son rationalisme. Racine sut les réintégrer, d’une façon admirable, dans Esther et dans Athalie ; son cas est exceptionnel. De nos jours on a vu quelques essais de ce genre ; pourquoi pas ? Quand le sujet s’y prête, et quand le poète est pourvu du lyrisme nécessaire, les chœurs apportent une sorte de détente psychologique, une émotion nouvelle, et contribuent à la beauté architecturale de l’ensemble ; mais on ne saurait en faire une obligation ; leur emploi judicieux sera même restreint par la force des choses.

Les songes et présages s’expliquaient aussi, dans la tragédie antique, par une psychologie qui n’est plus la nôtre, … à moins que le spiritisme ne nous y ramène. La Renaissance déjà n’y croyait plus guère et n’a vu en eux qu’un « moyen » de théâtre, tout extérieur. Mais au fond les fantômes de Shakespeare, les hallucinations du drame moderne (par exemple chez Ibsen), ne sont qu’une autre forme des songes et présages, forme plus appropriée à notre goût, et qui souvent déjà n’est plus qu’un « truc ».

Les confidents du xviie siècle n’étaient pas autre chose ; ils permettaient une exposition rapide ; les contemporains de Racine n’en furent pas dupes plus que nous ; ils admettaient tacitement cette convention. Elle nous a lassés ; longtemps nous lui avons préféré le monologue ; autre convention, plus neuve, {p. 285}également usée aujourd’hui. Mais, puisqu’il faut bien que l’exposition se fasse, on s’est ingénié à découvrir des moyens nouveaux, qui ne sont jamais que des moyens, c’est-à-dire, quand on s’en aperçoit, des « ficelles ». Nous avons eu, chez Dumas fils, l’homme bien informé (type : Olivier de Jalin dans Le Demi-monde), qui reparaît souvent encore chez les auteurs les plus récents ; aujourd’hui nous avons de préférence la potinière dont je reparlerai à propos des imités. Ibsen a cherché mieux : ses personnages essentiels racontent eux-mêmes les faits qui précèdent et qui expliquent le drame ; mais ils racontent bribes par bribes ; il faut leur arracher la vérité ; de là une exposition qui se prolonge trop, qui semble un rébus attirant et décevant à la fois. — Les conventions ! Le théâtre ne saurait vivre sans elles ; reconnaissons-le franchement ; et quand nous nous moquons des artifices de la tragédie, rappelons-nous certaine parabole d’une poutre et d’un fétu de paille.

Les théoriciens de la Renaissance ont eu ce grand tort de proscrire absolument le mélange du tragique et du comique. Ne songeant qu’à la tragédie grecque, ils oubliaient son caractère religieux et oubliaient aussi qu’elle pouvait être précédée ou suivie de pièces comiques (comme de nos jours au Grand Guignol). Mais quand Victor Hugo, ne songeant qu’à Shakespeare, proclame la nécessité de mêler le rire aux larmes, il se trompe aussi bien que Castelvetro ; et il {p. 286}aboutit souvent lui-même, dans ses œuvres dramatiques, à un comique qui révèle par trop le procédé. — Jules Lemaître a découvert d’ailleurs, jusque dans Athalie, une ironie qui frise le comique ; je ne sais s’il a raison ; en tout cas le ton général de la tragédie (considérée comme forme spéciale du drame) ne supporterait pas les plaisanteries chères à Hugo ; ce serait une faute qui n’a rien à voir avec le théâtre même ; ce serait une faute de goût. Les libertés dont usent et abusent les auteurs contemporains n’auraient-elles pas nui à notre goût littéraire, à notre pénétration psychologique ? Je me pose cette question, quand j’entends rire les spectateurs, même dans la Ville-Lumière, à des passages d’où le comique est certainement absent.

Parlant de Rodogune, Brunetière a essayé de justifier dans la tragédie l’emploi constant de l’histoire et des personnes souveraines. L’histoire, dit-il, donnait la vraisemblance aux aventures extraordinaires du théâtre cornélien ; en outre, « si l’histoire n’est que le spectacle du conflit des volontés entre elles, ou du combat de la volonté contre la force des choses, voilà pourquoi l’histoire est devenue naturellement l’inspiratrice d’un théâtre fondé tout entier, comme celui de Corneille, sur la croyance au pouvoir de la volonté55 ». Et, logiquement, l’âme des grands {p. 287}de ce monde serait la plus favorable aux conflits tragiques. « Où les passions jetteraient-elles en effet de plus nombreuses, de plus vivaces, de plus tenaces racines ? Où grandiraient-elles plus vite ? Où s’épanouiraient-elles plus librement, plus largement, plus monstrueusement ? Et la raison n’en est-elle pas bien simple ? Empereurs ou rois, qui n’ont plus rien à désirer du côté de la fortune, n’y trouvent rien aussi qui gêne leurs plaisirs, et nés, et destinés à mourir dans leur pourpre, rien ne traverse, ni ne partage, ni ne rompt leur passions, si ce n’est les obstacles qu’elles se créent à elles-mêmes en courant à leur satisfaction. Ils n’ont pas davantage à se soucier de l’opinion et encore bien moins de la justice des hommes, puisqu’en fait ils en sont eux-mêmes la source et la sanction. Et ne peuvent-ils pas enfin, quand et comme il leur plaît, couvrir du prétexte ou du masque de l’intérêt public ce que leurs caprices ont de plus inique et de plus immoral ? C’est pourquoi dans la plupart des hommes, tandis qu’on ne peut guère étudier que la psychologie des passions, au contraire, dans les personnes souveraines, c’est proprement la pathologie qui s’en offre à nous d’elle-même. Là vraiment dans le cœur d’une Hermione, d’une Phèdre ou d’une Roxane, — là surtout, — l’amour exerce ses fureurs, et va pour ainsi dire d’une course ininterrompue jusqu’au bout de ses ravages. Là encore, dans l’âme d’une Cléopâtre, d’un Mithridate ou d’une Agrippine, — et là seulement peut-être, — l’ambition se déchaîne en toute liberté56. » {p. 288}— Tout cela est subtilement et fortement raisonné ; à propos de Corneille ! Toutefois les noms cités plus haut sont tous (à l’exception de Cléopâtre) empruntés au théâtre de Racine ; c’est dire que, plus ou moins sans le vouloir, Brunetière a étendu son plaidoyer à toute la tragédie classique ; mais Shakespeare n’a-t-il pas, lui aussi, pris ses sujets dans l’histoire, et ses personnages ne sont-ils pas des souverains ? Et que dire du drame intime de Hamlet qui n’est certainement pas celui de la passion en pleine liberté ? On pourrait citer d’autres exemples, multiplier les points d’interrogation, pour conclure enfin que le raisonnement de Brunetière ne saurait ni concerner la seule tragédie, ni s’appliquer toujours à elle. Le problème se pose autrement. Là où Brunetière voit en quelque sorte une trouvaille de Corneille et un mérite de la tragédie française, il faut voir plus simplement un héritage littéraire, une tradition commune, utilisée par Corneille d’une façon, par Racine d’une autre, par Shakespeare d’une autre encore, mais subie par tous, sans que nous ayons à le leur reprocher.

Je ne crois guère à l’efficacité de « l’histoire authentique » pour la persuasion des spectateurs. {p. 289}Pourvu qu’on affuble de noms historiques même les personnages les plus fantaisistes, le public peu cultivé croira à leur réalité, puisque souvent il croit même à celle de personnages totalement obscurs ; inversement le public cultivé sera toujours plus sensible à la vraisemblance psychologique qu’à l’authenticité bien établie d’un fait invraisemblable ; Corneille a beau déployer son érudition, Rodogune nous laisse froids. — Que signifie cette obligation que, de nos jours encore, on prétend imposer aux poètes, de respecter la vérité historique ? C’est un empiétement de la science sur les droits de l’art. Sans doute, nous nous refuserions à voir au théâtre Napoléon vaincu à Austerlitz ; mais de là au pédantisme de nos « reconstitutions » il y a une distance énorme. La vérité psychologique, dans la libre création, avec ou sans histoire, voilà la seule exigence possible. Benedetto Croce a protesté avec raison contre la façon mesquine dont on compare entre elles les nombreuses Sophonisbe ; la comparaison ne serait pas inutile, elle serait même très intéressante, si elle se plaçait au point de vue de l’esthétique et des tempéraments.

Je ne suis pas non plus bien convaincu que les âmes de souverains soient les plus propices aux conflits tragiques. En théorie, peut-être ; et aux temps déjà lointains des souverains absolus. Mais en pratique ? et aujourd’hui ? Les Mémoires retentissants d’une princesse royale ne disent-ils pas comment elle {p. 290}a dû fuir la cour pour ne pas y étouffer et pour vivre ailleurs sa « pleine vie », d’ailleurs moins tragique que celle d’Emma Bovary ?

On pourrait aisément retourner toute l’argumentation de Brunetière et prouver que les souverains sont moins libres que leurs sujets ; les bonnes fortunes leur sont faciles, l’amour-passion leur est interdit, et ils n’ont pas l’air d’en souffrir beaucoup. Admettons encore que Brunetière ait eu raison pour le siècle de Louis XIV ; les temps ont changé, nous nous sommes démocratisés ; les rois en exil font assez piètre figure chez Daudet, et les rois en visite nous font rire aux larmes chez de Flers et de Caillavet. Faudrait-il pour cela renoncer à la tragédie à tout jamais ? Je n’en crois rien. — Cessons de reprocher à Corneille, à Racine leurs sujets historiques, la qualité sociale de leurs personnages ; mais ne croyons pas, d’autre part, que la tragédie soit morte avec les rois absolus ; elle existe encore, non dans le désir brutal de ces financiers véreux qui remplacent les Rodrigue et les Titus dans le théâtre actuel, mais partout où une pauvre âme humaine aspire à la perfection. Ibsen est peut-être seul à l’avoir vu.

C’est surtout contre la règle des trois unités que la critique s’est acharnée. Seule l’unité d’action a trouvé grâce, et encore est-elle souvent élargie en unité d’intérêt ; quant aux unités de temps et de lieu (la dernière surtout) on a prouvé par a + b qu’elles étaient {p. 291}une contrainte ridicule. En effet, comment enfermer en 24 heures, en un seul lieu, la genèse et les aventures de plusieurs personnages, le tableau d’une époque (sa philosophie, ses jeux de société et jusqu’à son système monétaire), Jean qui rit et Jean qui pleure, et tout le bouillonnement de la vie totale ? Le vague « appartement » ou vestibule, où les rois versaient leurs secrets dans le sein des confidents, a été remplacé par cinq décors suggestifs, bien documentés et appropriés aux cinq tranches de vie qu’on nous y sert successivement. Tout cela est parfait en théorie ; mais voilà que les conditions matérielles du théâtre jouent un tour à la théorie et ne s’accordent ni avec les épanchements lyriques ni avec les développements épiques. Voyez plutôt comme tout se tient : quand les actes sont séparés par un certain laps de temps, et que l’action se déroule, forcément, dans des milieux divers, on ne saurait passer d’un acte à l’autre comme on passe, dans un roman, d’un chapitre à l’autre, en tournant une page ; il faut laisser aux machinistes le temps de remplacer un intérieur parisien par une plage de la côte d’Azur ; il faut permettre à l’héroïne de changer de toilette et de coiffure, et au héros de se vieillir un peu. D’où la longueur démesurée des entr’actes, qui a son importance, comme nous le verrons. En outre, puisqu’il se passe tant de choses entre un acte et l’autre, il faut mettre le spectateur au courant, et c’est dans {p. 292}chaque acte une petite exposition qui suspend l’action. Or, comme on a supprimé le truc trop facile des confidents, il faut recourir, pour l’exposition, aux amies et amis indiscrets, aux serviteurs bavards ; tout cela potine et caquette dans une salle de bal, autour d’une table à thé ou d’un jeu de puzzle (qui tend à remplacer le whist), ou entre deux coups de balais ; et puisque tout se passe « comme dans la vie », c’est par de longs méandres qu’on arrive au but ; c’est du temps perdu pour l’action, et c’est un éparpillement de comparses qui nuit à la psychologie des personnages essentiels. À quoi il faut ajouter la longueur des entr’actes ; passe encore en Italie, le théâtre y est un grand salon où l’on cause librement, où l’on fume dans les corridors en commentant la pièce même entre inconnus ; en Allemagne, malgré le confort moderne, c’est la raideur et l’ennui ; à Paris (sauf une ou deux exceptions) c’est pire encore : des sièges dont on sent la torture dès que le rideau se baisse, des corridors où l’on s’écrase, des vestibules à courants d’air, et le reste… D’un acte à l’autre, votre enthousiasme a le temps de se refroidir ou de se courbaturer ; l’auteur le sait ; il s’efforce de vous rallumer par un feu roulant de bons mots qu’il a patiemment recueillis dans les salons et qui n’ont d’ailleurs rien à faire avec l’action ni avec les caractères. Il vous prend par d’autres faibles encore, assaisonne à votre goût le dernier scandale, fait {p. 293}carillonner le téléphone et vous plonge enfin dans une réalité qui n’a qu’un défaut : c’est d’être assez vulgaire, malgré l’ameublement de la maison X, et les toilettes de la maison Z. — Et dire que devant toutes ces ficelles, nous sourions encore des artifices de la tragédie ! Corneille et Racine employaient ces artifices pour concentrer l’action ; ils pensaient à leur œuvre, à l’art ; les ficelles d’aujourd’hui servent à manier les spectateurs ; elles ont pour but le succès.

Ce jugement paraîtra sévère ; j’ai dit ailleurs ce que le drame moderne a de bon et de grand à nos yeux ; je dirai plus loin quelle est sa conquête durable, comparé à la tragédie du xviie siècle ; et j’ajoute que, à Paris, mes soirées se passent presque toutes au théâtre, dans une joie toujours nouvelle ; mais ici je me suis placé au point de vue de la technique, des conventions ; il fallait protester contre certains préjugés ou certaines illusions, et protester surtout contre la louange à jet continu d’une critique dramatique bien dégénérée depuis la mort de Francisque Sarcey et la retraite de Jules Lemaître.

De toutes les conditions de la tragédie que nous venons d’examiner, la plupart ont donc une valeur relative, historique, ce sont des conventions qui valent ce que peut vouloir une convention. Il en est une qui fut toujours considéré comme essentielle : celle des trois unités. Aujourd’hui encore je la crois non pas nécessaire, mais du moins fort utile à la {p. 294}concentration dramatique ; pour les raisons pratiques énoncées plus haut, et pour une raison psychologique bien plus profonde. Puisque le drame est par définition un conflit fatal (de deux volontés, ou d’une volonté avec les choses, ou d’un caractère avec une situation), il est évident que le conflit sera d’autant plus dramatique qu’il sera mieux débarrassé des circonstances accessoires, des hasards, de tout ce qui ne le montre pas directement en action57. Le conflit lui-même étant trouvé, la difficulté est d’en dire, d’une façon brève et sûre, la genèse, afin qu’il apparaisse naturel et inévitable ; c’est l’art de l’exposition et de la psychologie dans le dialogue ; une fois la lutte expliquée et engagée, l’effet en sera d’autant plus saisissant que la marche en sera plus rapide, plus foudroyante. Pour produire une avalanche, il faut certaines conditions de neige, de température et de déclivité ; ces conditions réalisées, le moindre ébranlement amène la catastrophe. Le drame est en quelque sorte une avalanche ; si ses phases se succèdent à de larges intervalles, j’ai facilement l’impression qu’il n’était point fatal et qu’une intervention quelconque aurait pu l’arrêter58. La brièveté du temps {p. 295}est donc un idéal, dont ceux-là seuls se moquent qui ne savent pas s’en rapprocher, n’ayant pas la vision dramatique. J’ai dit « la brièveté du temps », sans préciser ; il est évident que la règle des 24 heures fixe un chiffre purement arbitraire. — Mais le lieu ? Un temps restreint implique un espace restreint ; les premiers théoriciens de la Renaissance exigeaient une unité de lieu relative (divers endroits d’une même ville), plus tard seulement on exigea toujours le même lieu ; cette sévérité grandissante et certainement exagérée peut s’expliquer par le pédantisme, mais aussi par les avantages pratiques qui en résultent. En effet, des lieux divers, tous nettement caractérisés, supposent des milieux divers que le poète est bien forcé de caractériser aussi ; supposez trois conspirateurs dans un salon où l’on danse : vous serez bien forcé de faire bouger et parler, autour d’eux, des danseurs et danseuses ; d’où perte de temps, déviation de l’intérêt ; qu’il s’agisse d’un atelier de peintre, ou d’une table de whist, c’est toujours un milieu nouveau qui impose une certaine mentalité et des accessoires inutiles à l’action. Je rappelle enfin les longs entr’actes nécessités par les changements de décor et de toilettes. Tout cela a contribué à une unité du lieu stricte, dont on a eu le tort de faire une règle absolue.

Il était nécessaire de protester contre l’absolutisme des trois unités ; dans leur révolte les Romantiques {p. 296}étaient guidés, à la vérité, par leur tempérament lyrique ou épique beaucoup plus que par la vision nette d’un théâtre viable ; ils sont allés beaucoup trop loin ; qu’importe pour nous ? la discussion a été féconde, et, après avoir bouleversé les « règles », les auteurs dramatiques ont retrouvé peu à peu les lois.

Depuis quelques années un mouvement très intéressant se dessine en Allemagne, auquel les directeurs de théâtre (en particulier M. Reinhardt) ont contribué plus encore que les auteurs, et précisément pour des raisons pratiques. Au décor simultané du moyen âge et de Shakespeare, décor vraiment trop naïf pour nous, le classicisme avait substitué le décor unique ; puis on a ramené la variété et la liberté par les décors successifs ; comme ils ont de grands inconvénients et qu’ils sont fort coûteux, on a imaginé le décor tournant pour en revenir enfin à un décor, non plus unique, mais très simple, un peu vague, et facile à modifier à peu de frais, en quelques minutes. J’ai vu ces nouveaux décors en action ; le public s’en trouvait fort bien, grâce à une ressource qui est en lui et dont je parlerai bientôt.

Les auteurs, eux aussi, ont évolué. Si l’on prenait la peine d’étudier la technique des meilleurs d’entre eux, on serait étonné de voir combien ils se sont rapprochés des unités tant honnies. Je prendrai comme premier exemple les cinq dernières pièces d’Alexandre Dumas fils.

{p. 297}Monsieur Alphonse (1873) a trois actes, dans un seul et même décor (chez Montaiglin ; unité stricte). Le premier acte commence à 11 heures du matin ; le deuxième suit immédiatement, et le troisième se passe à 5 heures du soir. Temps total : six heures.

L’Étrangère (1876) a cinq actes, dont quatre se passent dans le même salon de la duchesse de Septmonts, et le troisième chez mistress Clarkson (à Paris aussi ; unité presque stricte). Le premier acte commence au soir, assez tard ; le deuxième se passe dans la matinée du lendemain ; le troisième un jour après le deuxième dans l’après-midi ; le quatrième dans la matinée suivante, et le cinquième dans l’après-midi59. Temps total : soixante-douze heures en quatre jours consécutifs.

La Princesse de Bagdad (1881) a trois actes qui se passent à Paris, dans deux maisons diverses (unité relative). Le premier commence au soir, le deuxième le lendemain matin à 10 heures, et le troisième vers 5 heures de l’après-midi. Total : pas tout à fait vingt-quatre heures.

Denise (1885) a trois actes qui se passent dans le même lieu, « entre le déjeuner et le dîner » (unités strictes).

Francillon (1887) a trois actes dans le même lieu {p. 298}(unité stricte). Le premier commence tard dans la soirée, le deuxième remplit la matinée du lendemain et le troisième suit immédiatement. Temps total : pas même vingt-quatre heures.

Cette simple statistique n’est-elle pas intéressante ? On m’objectera que Dumas est vieux jeu, et que, membre de l’Académie… L’insinuation serait gratuite ; on pourrait la réfuter avec d’autres exemples ; mais quittons la France, facilement suspecte d’hellénisme, et prenons, dans le Nord, un auteur qui certes n’a pas craint de rompre avec toutes les traditions : Ibsen.

Je laisse de côté ses premières pièces, toutes pleines encore de lyrisme et d’épopée, pour examiner ses douze drames.

Les Soutiens de la société (1877) ; quatre actes, dans le même salon-véranda du consul Bernick (unité stricte). Le premier acte : un après-midi d’été ; le deuxième : le lendemain ; le troisième : un jour après ; le quatrième : encore un jour après. Total : quatre jours consécutifs.

Maison de poupée (1879) ; trois actes, dans la même chambre de la maison Helmer (unité stricte). Le premier acte commence la veille de Noël, au soir ; le deuxième, dans l’après-midi du lendemain, et le troisième un jour après, au soir. Total : trois jours consécutifs.

Les Revenants (1881) ; trois actes, chez {p. 299}Mme Alving, toujours dans la même chambre (unité stricte). Premier acte : dans la matinée ; deuxième : après déjeuner ; troisième : le même soir jusqu’à l’aurore du lendemain. Total : vingt heures à peine.

Un ennemi du peuple (1882) ; cinq actes, dans la même ville ; le premier, dans le salon de Stockmann, commence au soir ; le deuxième se passe le lendemain, avant midi, dans le même lieu ; le troisième, après midi, au bureau de rédaction du Volksbote ; le quatrième, chez le capitaine Holster, le lendemain au soir ; le cinquième, au matin suivant, dans le cabinet de Stockmann. Unité de lieu relative ; temps total : soixante heures en quatre jours consécutifs.

Le Canard sauvage (1884) ; cinq actes, dont le premier chez Werle, et les quatre autres dans l’atelier de Ekdal (unité presque stricte). Les deux premiers actes remplissent une soirée ; acte III : le lendemain matin ; acte IV : à la fin de l’après-midi ; acte V : au matin suivant. Temps total : trente-six heures.

Rosmersholm (1886) ; quatre actes ; I, III et IV dans le salon de Rosmer ; II dans son cabinet de travail (unité presque stricte). Pour le temps : un soir d’été — le lendemain matin — le matin suivant — le même jour, au soir. Total : quarante-huit heures.

La Dame de la mer (1888) ; cinq actes ; I : véranda chez Wangel ; II : une colline derrière la ville ; III et V : jardin de Wangel ; IV : cabinet de jardin (unité relative). Pour le temps : matin d’été — le {p. 300}même jour, au soir — le lendemain, fin d’après-midi — la matinée suivante — le même jour, vers minuit. Total : soixante heures en trois jours consécutifs.

Hedda Gabler (1890) ; quatre actes, dans le même salon chez Tesman (unité stricte). Matin — après-midi — le matin suivant à 7 heures — le même jour, au soir. Total : trente-six heures.

Solness le constructeur (1892) ; trois actes, tous chez Solness ; bureau, petit salon, véranda (unité presque stricte). Acte I : fin d’après-midi ; acte II : le matin suivant ; acte III : au soir du même jour. Total : vingt-quatre heures.

Petit Eyolf (1894) ; trois actes, chez Allmer : véranda, bosquet, jardin (unité presque stricte). Pour le temps : de bonne heure au matin — vingt-huit heures après — le même jour, au soir. Total : trente-six heures.

Jean-Gabriel Borkmann (1896) ; quatre actes ; I et III dans le salon de Madame Borkmann ; II dans la salle d’en haut, chez Borkmann ; IV devant la maison (unité relative). Le drame commence au soir et dure environ quatre heures, le temps de la représentation.

Quand nous nous réveillons d’entre les morts (1899) ; trois actes : une station de bains sur la côte de Norvège — un sanatorium de haute montagne — la montagne. Pas d’unité de lieu. Pour le temps : {p. 301}après-midi d’été — un ou deux jours après — le lendemain matin à l’aurore. Total : trois ou quatre jours. Ibsen nomme cette pièce « un épilogue dramatique », ce qui en justifie le caractère un peu fantastique, et explique la diversité des lieux aussi bien que la légère imprécision du temps.

Si nous récapitulons, en mettant à part cet « épilogue », nous trouvons que, sur onze drames, quatre observent strictement l’unité de lieu, quatre ont une unité presque stricte (même maison) et trois une unité relative (même ville). Le temps minimum est de quatre heures, le temps maximum de quatre jours. Les journées sont toujours consécutives ; Ibsen semble mettre un soin particulier à le faire savoir.

En entreprenant cet examen, je ne m’attendais pas moi-même à un si beau résultat, et je n’y ajoute aucun commentaire60.

Quelle que soit la définition exacte de l’art, il n’est certainement pas une simple copie de la réalité. Qu’il s’agisse d’une symphonie de Beethoven, des fresques de Puvis de Chavannes, d’une tragédie de Racine ou d’un roman de Flaubert, toute œuvre d’art suppose, chez celui qui la contemple, un état d’âme qui n’est pas celui du passant dans la rue ; elle suppose une {p. 302}adhésion tacite (consciente ou inconsciente) à telles vérités immatérielles exprimées par certains procédés ; die implique un acte de foi. En d’autres termes, plus réalistes : la notion de l’art est inséparable de certaines conventions ; nul n’est tenu de souscrire à ces conventions ; plusieurs s’y refusent, pour qui l’art n’est qu’un amusement, comme le puzzle, ou un luxe, comme une rivière de diamants. Laissons ces gens-là, ils n’existent pas pour nous. Tenons-nous en à ce simple fait, que la moindre nature morte suppose une convention ; devant ce bœuf à l’étal de Rembrandt ou devant ces pèches de Chardin, je sais que le peintre a voulu me donner, non de la viande, ni des fruits mûrs, mais quelque chose d’autre, par la forme et la couleur ; j’y consens ; tout est là. — Or, de tous les arts, c’est bien l’art dramatique qui implique le plus grand nombre de conventions, précisément parce qu’il se sert des moyens les plus matériels, les plus semblables à la nue réalité. Cela semble paradoxal et n’est pourtant que logique. Quand je lis un poète lyrique, pour peu que j’aie vécu une douleur semblable à la sienne, il m’exprime moi-même et m’ennoblit par le seul moyen de quelques signes silencieux. Si Zola raconte l’histoire de Gervaise, mon imagination, excitée par lui, suffit pour voir la noce monter dans la colonne Vendôme et pour respirer, rue de la Goutte-d’Or, le parfum de l’oie rôtie. D’ailleurs, je ferme et je rouvre le livre quand bon {p. 303}me semble. Mais voici qu’au théâtre la réalité vous étreint de toutes parts. Vous avez retenu hier, pour dix francs, le fauteuil où vous vous assiérez ce soir, à 8 heures et demie précises, après avoir subi les camelots, l’ouvreuse et le marchand de programmes. Pour ne pas entendre le bavardage d’une voisine, vous contemplez sur le rideau les réclames de vingt maisons diverses, dont une ou deux vous invitent à souper gaîment dès qu’Oreste aura tué Pyrrhus, ou qu’une vierge folle aura brûlé toute l’huile de sa lampe. Le rideau levé, comment oublier que la femme de Claude, c’est la Duse ; que le Tribun, c’est Guitry ; que le duc de Reichstadt, c’est Sarah Bernhardt ? Et, devant le mystère des âmes slaves d’un Dostoïewski, comment empêcher votre voisin de dire à haute voix : « c’est idiot » ? C’est ainsi, tout du long, une série de petites misères matérielles. Ne faut-il pas, pour surmonter tout cela, quelques solides conventions ? Et n’est-ce pas agir à rebours du bon sens, que d’accumuler encore dans les décors et dans le dialogue mille détails de la réalité passagère, puisque le but du drame devrait être une vérité psychologique, durable, et supérieure aux modes du printemps 1911 ? À rebours du bon sens et de la pédagogie la plus élémentaire. En effet, le spectateur est plein de bonnes intentions ; il ne demande qu’à oublier les médiocrités de la journée et à collaborer avec l’auteur ; il apporte en lui une force précieuse, à laquelle {p. 304}je faisais allusion tout à l’heure : l’imagination, par sympathie. Laissez cette force agir, créer, s’emballer mime, et votre œuvre d’art aura atteint le maximum d’effet. Mais si le poète, flanqué d’un archéologue et d’un marchand de meubles, s’abaisse jusqu’au trompe-l’œil, non seulement il remplit son œuvre de chevilles et de clinquant, mais encore il coupe les ailes à l’imagination du spectateur et ne lui offre plus que le plaisir trompeur d’un cinématographe. Au joujou articulé qui dit papa et maman, la fillette préfère, dans son cœur déjà maternel, la simple poupée de bois dont son imagination fait un être vivant. C’est la psychologie du spectateur.

Au trompe-l’œil coûteux et encombrant à tous égards, il faut préférer ces conventions honnêtes qui permettent d’aller tout droit au but essentiel. Sans doute, dans la forme de leur réalisation pratique, ces conventions varient d’âge en âge ; peu importe, pourvu que les formes nouvelles soient simples et d’effet rapide. Je sais aussi que, dans les époques de crise, le drame à thèse fera toujours, forcément, une part assez large aux goûts passagers ; mais l’auteur dramatique, s’il prétend être un artiste, n’en est pas moins tenu de respecter, sincèrement, les lois sévères de l’art qui vise à l’éternel. Le xviie siècle français ne fut point, selon moi, une époque dramatique, c’est-à-dire de crise morale et sociale. Il fut un siècle épique de réalisation. La tragédie n’y fut qu’un idéal {p. 305}littéraire de purs intellectuels, et demeura, pour les poètes, le plus souvent, un exercice de rhétorique. Mais précisément pour cela elle atteignit aussi, par le génie d’un Corneille et d’un Racine, les sommets de l’art pur. Pénétrés d’un idéal sévère, songeant à l’œuvre beaucoup plus qu’à la foule, Corneille et Racine usèrent hardiment de quelques « artifices » très simples, pour marcher plus vite au but même, à la vérité psychologique. Ils furent de leur époque ; comment pourraient-ils ne pas en être ? mais cet élément relatif est presque insignifiant dans leur œuvre qui tend consciemment à la durée et à l’universel. Artistes sincères, artistes avant tout, ils ont fait œuvre de beauté.

Le drame moderne, grâce à une compréhension plus large de l’humanité, et grâce aux libertés conquises, mènera sans doute à une beauté nouvelle. Inutile de faire des prophéties, de donner des conseils, de formuler des règles ; les combinaisons possibles sont trop nombreuses. Pour ne citer qu’un seul des éléments importants du problème : l’usage des vers reviendra-t-il ? Il comporterait des conditions dont je n’ai pas à parler ici. — Quel que soit l’avenir, quand une littérature a produit Bérénice et Phèdre, elle ne saurait se complaire longtemps ni à Chantecler ni à Saint Sébastien. La réclame n’est qu’un bruit qui passe ; la noblesse demeure, et noblesse oblige.

IV. — De la durée des ères et des époques §

{p. 306}J’ai fait remarquer (ci-dessus, p. 114) que la durée des ères et des époques diminue à mesure qu’on se rapproche du moment actuel. Y aurait-il à cela une raison profonde, en quelque sorte mathématique ? Ou bien la connaissance d’autres ères, en d’autres pays, nous prouverait-elle qu’il s’agit ici d’une rencontre fortuite ? S’il y avait une raison profonde, il faudrait en conclure logiquement que, dans un avenir peu éloigné, les « époques » littéraires chevaucheront de plus en plus l’une sur l’autre, de manière à se confondre presque. Serait-ce déjà la pure harmonie, l’équilibre parfait que rêvent les utopistes ?

Henri Morf me suggère une autre explication : quand notre regard embrasse un passé de deux mille ans, ne serions-nous pas victimes d’une illusion d’optique ? Par une sorte de raccourci de perspective nous ramassons en une seule ère plusieurs centaines d’années qui, dans la réalité, comptèrent peut-être {p. 307}deux ou trois ères ; nous ne voyons que les plus hauts sommets et les vallées les plus apparentes ; mais si nous connaissions le passé aussi exactement que le présent, nous y verrions beaucoup plus de variété. — Cela est fort plausible ; je n’aurais aucune difficulté à admettre une différenciation plus exacte ; elle ne contredirait pas, en principe, les grandes lignes que j’ai esquissées ici. C’est un problème à étudier.

Je soumets à la critique une autre explication encore. Au cours des trois ères racontées sommairement dans ce livre, le groupe de contiguïté dans lequel les principes se réalisent est toujours le même : la nation. La nation, disais-je p. 202, est « d’abord un but, ensuite une réalité, et plus tard un point de départ ». Lorsque le groupe de contiguïté, en dehors duquel il n’y a point de réalisation, ne sera plus une nation, mais un groupe de nations, n’y aurait-il pas là des difficultés toutes nouvelles, qui pourraient allonger la durée des époques ? — Et les principes directeurs offrent une probabilité du même genre : le christianisme, qui fut un élément essentiel du moyen Âge, semble étranger au principe de la Renaissance et à celui de la Révolution ; en théorie, oui ; dans la pratique, il a gardé une importance considérable, non seulement en ce qu’il a d’éternellement vrai, mais aussi en ce que ses dogmes ont de suranné et d’inhumain : l’Église romaine commande encore à des millions de consciences ; la notion chrétienne du Mal {p. 308}trouble encore notre morale et même notre droit pénal ; bien plus : l’intolérance haineuse des « libres penseurs » est elle-même une action du christianisme qui entrave ainsi l’évolution de cette humanité qu’il avait jadis délivrée. Cette domination cessera ; elle doit cesser. Mais quand nous serons délivrés des règles strictes, si commodes, d’une religion qui a tout le prestige d’une tradition séculaire, l’ère nouvelle ne sera-t-elle pas longue à se refaire une tradition et à trouver ses lois ? — Dans le domaine social on trouverait sans peine une probabilité analogue. Voilà donc, sans sortir de l’évolution normale, plusieurs facteurs qui pourraient ralentir considérablement le travail d’élaboration des époques futures. Dès lors, les trois ères que nous connaissons et qui semblaient révéler une brièveté progressive, ne seraient plus qu’un fragment de dessin dans une série rythmique infinie.

Mais qui nous garantit une évolution normale ? Ne parle-t-on pas d’un péril panaméricain, d’un péril jaune ? et ne voyons-nous pas l’Afrique compromettre la paix européenne ? Il y a là encore des possibilités nombreuses de cataclysmes. La civilisation dont nous sommes aussi fiers que l’Égypte le fut de la sienne pourrait sombrer dans une nouvelle barbarie…

Notre effort ne serait pas perdu ; d’autres peuples, recommençant l’ascension, retrouveraient nos traces et vivraient de notre indomptable espérance. Plus encore : si elle savait que, demain, notre planète sera {p. 309}réduite en poussière, l’humanité pensante n’en garderait pas moins cette fierté d’avoir pesé les soleils, d’avoir créé l’idée de justice, et d’avoir, par l’amour, rempli sa journée d’un rêve d’éternité.