Ferdinand Brunetière

1893

Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Cinquième série

2016
Ferdinand Brunetière, Études critiques sur l’histoire de la littérature : cinquième série [1893], 4e éd., Paris, Hachette et Cie, 1911, 300 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR, Stylage sémantique).

La réforme de Malherbe et l’évolution des genres §

Lorsque l’on dit que, dans l’histoire de la littérature et de l’art, comme dans la nature même, les genres, sous l’influence de causes qui ne diffèrent pas beaucoup de ce que l’on appelle ailleurs des noms de concurrence vitale et de sélection naturelle, évoluent et se transforment, il semble à de fort bons esprits que ce ne soit après tout qu’une métaphore ambitieuse, mais non pas l’expression de la réalité des choses, ni même ou seulement le principe d’une méthode féconde. Je suis persuadé, pour ma part, qu’ils ont tort, et à diverses reprises, c’est ce que je me suis efforcé de montrer. Mais, puisqu’il n’y a pas de syllogisme fût-il d’Aristote ou de saint Thomas en personne — dont le pouvoir démonstratif égaie celui d’un bon exemple, bien choisi, bien particulier, bien développé, je suis heureux que deux ou trois publications récentes me procurent aujourd’hui l’occasion d’en étudier l’un des plus instructifs qu’il y ait dans l’histoire entière de notre littérature. Je veux parler de la réforme — ou plutôt de la transformation — qui s’est opérée dans notre poésie, de 1605 à 1630 environ, et à laquelle, depuis deux cent cinquante ou soixante ans passés, on est convenu d’attacher le nom de François de Malherbe.

Il y en a peu de plus profondes ; et, jadis, en avançant « qu’elle avait à sa date influé non seulement sur la poésie, mais sur la prose, sur ses destinées futures, et sur toute la direction nouvelle du langage », Sainte-Beuve n’en a pas exagéré l’importance. Mais je crains qu’il n’en ait peut-être méconnu le vrai caractère, en faisant de Malherbe une façon de grand poète, ou tout au moins le principal ouvrier, si je puis ainsi dire, d’un mouvement dont je crois, au contraire, que les causes le dépassent lui-même de toutes les manières.

Ce sont quelques-unes de ces causes que je voudrais essayer de mettre en lumière, les plus générales, celles qui se lient le plus étroitement à la définition du génie national et classique, en m’aidant pour cela de la récente édition des Œuvres poétiques de Bertaut, donnée par M. Adolphe Chènevière dans la Bibliothèque elzévirienne du Malherbe ; de M. Gustave Allais ; et surtout du livre très savant, très intéressant et excellent de M. Ferdinand Brunot sur la Doctrine de Malherbe. Si j’y réussissais, j’aurais réussi à montrer, je crois, — comment un genre littéraire dépérit pour avoir voulu se développer dans un milieu qui n’était pas fait pour lui ; — comment, s’il ne meurt pas d’abord de cette expérience, il lui faut alors, pour continuer de vivre, échanger un à un ses caractères essentiels contre de nouveaux, plus appropriés, mieux adaptés, comme l’on dit, à ce milieu même ; — et comment enfin, quand la somme de ces caractères arrive à surpasser celle des anciens, le genre, ayant changé de nature, doit aussi changer de nom.

I §

Écartons avant tout un élément d’erreur, et ne croyons pas, en dépit de Sainte-Beuve, que Malherbe lui-même ait débuté « par une disposition, par une inspiration en quelque sorte négative, par le mépris de ce qui avait précédé chez nous en poésie ». Rien ne se crée de rien, en histoire ou en littérature, mais aussi rien ne se perd. De même donc qu’il y a dans Ronsard quelque chose de ce Marot et de ce Mellin de Saint-Gelais que, des hauteurs de son pindarisme, il avait cru précipiter dans l’éternel oubli, de même il y a quelque chose de Ronsard dans Malherbe, et premièrement, la prétention ou le projet de fondre ensemble, dans une forme à peu près française, l’imitation de l’antique et celle de l’Italie.

Le guerrier qui, brûlant, dans les cieux se rendit,
De monstres et de maux dépeupla tout le monde,
Arracha d’un taureau la torche vagabonde,
Et sans vie, à ses pieds, un lion étendit :
Antée dessous lui la poussière mordit.
Inégal à sa force à nulle autre seconde,
Et l’Hydre, si souvent à renaître féconde,
Par un coup de sa main les sept têtes perdit…

On ne voit pas pourquoi ces vers mythologiques, fort beaux d’ailleurs, ne seraient pas aussi bien de Ronsard. Ce sont pourtant les deux quatrains du premier sonnet que nous connaissions de Malherbe. Il est daté de 1585. Les Larmes de saint Pierre, imitées de l’italien de Luigi Tansillo, sont de 1587. André Chénier, dont nous avons un intéressant commentaire, sur quelques pièces de Malherbe, trouvait la versification de ce petit poème « étonnante » ; et Sainte-Beuve, depuis, y a signalé « un éclat d’images, une fermeté de style, et une gravité de ton qui ne pouvait, dit-il, appartenir qu’à la jeunesse de Malherbe ». Mais aucune des qualités qu’ils vantent là l’un et l’autre, n’avait sans doute été tout à fait étrangère à Ronsard ; et peut-être y a-t-il moins de « fermeté de style », ou de « gravité de ton », dans des vers comme ceux-ci, que de mollesse ou de « morbidesse » à l’italienne :

Pas adorés de moi, quand par accoutumance
Je n’aurais, comme j’ai, de vous la connaissance,
Tant de perfections vous découvrent assez :
Vous avez une odeur des parfums d’Assyrie ;
Et les autres ne l’ont pas : et la terre, flétrie
Est belle seulement où vous êtes passés.

Voici encore un joli tableau de l’Aurore — dans le goût du guide ou de l’Albane, ses contemporains, que Ronsard ou Desportes même, beaucoup plus maniéré que Ronsard, aurait pu envier à Malherbe :

L’Aurore d’une main, en sortant de ses portes,
Tient un vase de fleurs languissantes et mortes ;
Elle verse de l’autre une cruche de pleurs.
Et d’un voile tissu de vapeur et d’orage
Couvrant ses cheveux d’or, découvre, en son visage
Tout ce qu’une âme sent de cruelles douleurs.

Ce mot de « cruche » que certainement le poète aurait rayé plus tard, et le prosaïsme du dernier vers sentent encore leur xvie siècle. Mais quelques fadeurs ne le sentent pas moins, et rappelleraient bien plutôt le poète favori de Henri III — c’est toujours Desportes — qu’elles n’annoncent le futur Malherbe :

Beau ciel, par qui mes jours sont troubles ou sont calmes,
Seule terre où je prends mes cyprès et mes palmes ;
Catherine, dont l’œil ne luit que pour les dieux,
Punissez vos beautés plutôt que mon courage.
Si, trop haut s’élevant, il adore un visage
Adorable par force à quiconque a des yeux.

Est-il seulement vrai que « sur le but, sur la nature, sur le principe même de la poésie », Malherbe et l’école de Ronsard « soient en complet désaccord », ainsi que le dit M. Brunot ? Oui et non ; car il faut distinguer, et c’est ce que nous ferons tout à l’heure. Mais, en attendant, quand M. Brunot oppose à l’ardeur désintéressée de Ronsard la philosophie, très pratique, ou un peu cynique même, de Malherbe, n’abuse-t-il pas contre celui-ci de quelques boutades éparses dans ses lettres, ou des dires encore de quelques anecdotiers ? Car enfin, si Malherbe, comme Ronsard, n’avait pas mis très haut l’objet de la poésie, pourquoi donc, ajoutant, corrigeant, et raturant sans cesse, aurait-il employé six ans à faire une ode ? Il aimait à dire qu’un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. Mais une plaisanterie n’est pas toujours une opinion, et personne, en réalité, n’a poussé plus loin que Malherbe le respect ou l’orgueil de son art. Notez qu’encore je ne chicane pas l’ardeur de Ronsard, ni le désintéressement de Desportes. Nous avons de Ronsard d’étranges Folâtreries, qui sont d’un poète, mais non pas d’un hiérophante, ou d’un « mage », comme disait Hugo. Et Desportes, aux gages de son maître, s’est chargé, même en vers, de plus d’une malpropre besogne, où il y avait de l’art, sans doute, mais qui tenait moins du poète que de l’entremetteur. Dans la mesure donc ou la Pléiade avait relevé la poésie française de son antique vulgarité, si c’est aussi vers les hauteurs que Malherbe a tendu de tout son effort — ad augusta per angusta, c’est le cas de le dire, — sa poétique n’a pas différé de celle de l’école de Ronsard ; et il a conçu autrement la beauté, mais, comme Ronsard, c’est bien la réalisation de la beauté qu’il a donnée pour but à la poésie.

Allons plus loin : si la grande innovation de Ronsard est d’avoir mis le poète à l’école de l’antiquité : d’avoir essayé de substituer aux « épisseries » de son temps — ballade et virelai, chant royal et rondeau, — l’ode horatienne ou pindarique, le sonnet de Pétrarque, l’épopée d’Homère ou de Virgile ; et d’avoir enfin ramené de l’exil les dieux de l’Olympe païen, Malherbe, sous ce rapport encore, est bien son disciple et son héritier. Il se piquait, je le sais, d’être particulièrement ennemi du « galimatias de Pindare » ; et on en verra dans un instant les raisons. « Virgile n’avait pas l’honneur de lui plaire et il y trouvait beaucoup de choses à redire. » Il disait aussi d’un sonnet ou d’une épigramme sans aiguillon ni pointe qu’ils étaient « à la grecque ». Cela prouve tout simplement qu’il n’aimait pas Virgile, et qu’il ne savait point le grec. On a le droit de choisir ses modèles, et Malherbe, quant à lui, les préférait latins, et de la décadence. Disons donc, si l’on le veut, que c’est une preuve de peu de goût. Mais a-t-il cru, comme Ronsard, que les anciens, en général, étaient et devaient demeurer nos maîtres ? A-t-il, comme Ronsard — quoique d’ailleurs avec moins d’appareil, et sans se soucier de strophe, d’antistrophe ni d’épode, — rythmé le contour de son ode sur celui de l’ode horatienne ? Et enfin, comme Ronsard toujours — sans peut-être en faire autant d’étalage, — a-t-il, aussi lui, plus qu’usé de la friperie mythologique ? Je prends l’une de ses premières odes : À Marie de Médicis, sur sa bienvenue en France, et en moins d’une cinquantaine de vers j’y vois défiler tour à tour Vénus, Diane, l’Aurore, Céphale, les Grâces, Neptune, Hercule, Ganymède, Achille, les Parques, Encelade, Apollon, Phaéton, Eurysthée, qui encore ?

La voici, la belle Marie.
………………………………
Telle n’est point la Cythérée.
Quand, d’un feu nouveau s’allumant.
Elle sort, pompeuse et parée,
Pour la conquête d’un amant ;
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l’inégale courrière ;
Et telle, dessus l’horizon,
L’Aurore au matin ne s’étale,
Quand les yeux mêmes de Céphale
En feraient la comparaison.

En voulez-vous une autre ?

Cet Achille de qui la pique
Faisait, aux braves d’Ilion.
La terreur que fait en Afrique
Aux troupeaux l’assaut d’un lion,
Bien que sa mère eût à ses armes
Ajouté la force des charmes,
Quand les Destins l’eurent permis,
N’eut-il pas sa trame coupée
De la moins redoutable épée
Qui fut parmi ses ennemis ?

Pour retrouver une semblable accumulation de souvenirs mythologiques, c’est à Ronsard tout justement qu’il faut que l’on remonte, jusqu’à l’ode fumeuse Au chancelier de l’Hospital. N’ajouterai-je pas à ce propos que, de cent cinquante ou soixante Odes que nous avons de Ronsard, il n’y en a pas plus d’une quinzaine où le poète ait affecté de reproduire le dessin de l’ode grecque ? Mais, de l’ode pindarique, il s’est laissé, comme Malherbe, insensiblement glissera l’ode horatienne ou anacréontique. Et si ce n’était chez Ronsard, ou chez quelqu’un des siens, à moins que ce ne fût dans Horace, on ne voit pas enfin où Malherbe aurait pris les modèles de ses entrelacements de rimes et de rythmes.

L’Ode à Marie de Médicis est de l’année 1600, et le poète approchait de la cinquantaine. S’il s’est donc séparé de Ronsard, c’est assez tard, comme on le, voit, par un effet des circonstances plutôt que de sa volonté peut-être : pour des raisons tirées de son désir de réussir en cour et à Paris autant que de son inspiration ; et, très habilement, bien loin de débuter « par supprimer tout ce qui l’avait précédé », au contraire, il a commencé par en sauver, pour le retenir, tout ce qui lui semblait de convenable à son nouveau dessein. Quel était ce dessein ? À quelle occasion ou dans quelles circonstances l’a-t-il conçu ? Et comment l’a-t-il exécuté ? C’est ici qu’interviennent ces raisons qui le dépassent, comme nous disions ; — et dont on ne peut comprendre toute la force qu’en remontant rapidement, par-delà Malherbe et Desportes lui-même, jusqu’à Ronsard et jusqu’à Du Bellay.

Il §

Car pourquoi la Pléiade, animée qu’elle était de si hautes, et de si généreuses, et de si ardentes ambitions, n’avait-elle, à vrai dire, qu’à moitié réussi ? Certes, j’aime et j’admire le génie de Ronsard, l’extraordinaire fécondité de son invention verbale et rythmique ; son intelligence de l’antiquité ; l’audacieuse largeur de son inspiration ; tant de beaux Sonnets, d’Hymnes et de Poèmes, un peu prolixes par malheur, et dont la langue est encore incertaine et mêlée, mais où brillent tant de beaux vers, où la grâce du sentiment, un peu précieux et un peu mièvre, s’allie de façon si curieuse à l’éclatante magie des mots, où si souvent enfin respirent à la fois tant de mélancolie et tant de volupté. Je n’aime guère moins le talent de Joachim du Bellay. Moins grand, plus faible et plus délicat que Ronsard, il a quelque chose de plus pénétrant, et — je le dirai, quoique l’on ait bien abusé du mot — il a véritablement quelque chose de plus moderne. Peut-être a-t-il aussi plus d’élévation naturelle ; et la mélodie de sa plainte, pour être soutenue d’une orchestration moins bruyante., moins diverse et moins riche, n’en est que plus touchante. Mous avons encore, je le sais, de ce doux élégiaque de jolis Sonnets satiriques. Mais, après tout cela, et quand à l’admiration de Ronsard et de Du Bellay je pourrais joindre encore celle de Baïf de Belleau — ce qui me serait, je l’avoue, difficile, — l’histoire est là qui nous l’apprend, si l’effort n’a pas été stérile, puisqu’enfin le classicisme nous est venu de là, ce que la Pléiade a en somme le moins renouvelé, c’est peut-être la poésie.

Je n’en donnerai, pour aujourd’hui, qu’une seule raison. C’est qu’il y avait contradiction entre l’esprit du temps et les conditions mêmes d’existence ou de développement du lyrisme. N’allons pas à ce propos nous embarrasser du lyrisme antique, et ne parlons ici ni de Pindare ni de l’auteur, quel qu’il soit, des Psaumes de David. Mais, dans nos temps modernes, depuis que Dante et Pétrarque ont paru, le lyrisme, c’est la poésie personnelle ou individuelle, c’est l’expression du Moi du poète, c’est le monde réfléchi d’abord, et ensuite rétracté par son imagination. Ronsard le savait bien, et aussi Du Bellay ! Seulement, et par malheur pour eux, tout autour d’eux, vers 1550, si l’on tendait à quelque but, c’était par la limitation de l’individualisme, à organiser la vie sociale. Effrayé du débordement de passions égoïstes que la Renaissance et la Réforme avaient favorisé, l’on s’efforçait de toutes parts à constituer, pour ainsi dire — aux dépens de quelques-uns, mais dans l’intérêt de tous, — une manière de penser et de sentir communes. Évidemment, ni Du Bellay ni Ronsard ne pouvaient rien là contre. Un genre, pour se développer, a besoin de trouver son atmosphère morale, son climat intellectuel, dans la complicité des opinions ambiantes. Et, connue après tout, quelque estime que l’on fasse des odes ou des élégies, il importe moins à une société d’en avoir que de trouver son équilibre, il fallait, dès ce temps-là, que le lyrisme pérît ou, pour continuer de vivre, il fallait qu’il se transformât.

C’est ce qui explique le prompt découragement du faible Du Bellay ; ses Regrets ; et qui sait ? peut-être aussi sa mort prématurée. Ni son talent, tout personnel — et même singulier, presque secret, pour ainsi parler, ami de l’ombre et de l’intimité, — ne convenait au siècle, ni le siècle de son côté n’était capable de l’apprécier ou seulement de le comprendre. Ronsard, plus confiant ou plus orgueilleux, lit mine de vouloir résister. Mais si l’on prend la peine — que l’on a rarement prise — de distinguer les époques de son talent, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il fallut bien qu’il cédât aussi lui. Toute son œuvre lyrique n’est-elle pas, en effet, comprise entre 1550 et 1560 ? Et de 1560 à 1575 environ, qu’écrit-il ? Un poème épique, sa Franciade, qu’il doit laisser inachevée, et ses Discours sur les misères de ce temps, où sans doute il y a moins de poésie que d’éloquence. Au lieu, comme autrefois, d’absorber lui-même son sujet, de lui imposer sa propre personnalité, de le transformer comme qui dirait en soi, Ronsard, maintenant, s’y subordonne, il se plie à d’autres convenances que celles de son génie, et des intentions morales ou didactiques s’insinuent dans son œuvre. C’est une transformation profonde qui commence, ou qui s’annonce. Parmi le tumulte des guerres civiles — où l’on peut voir les dernières convulsions de l’individualisme expirant, — un besoin d’ordre, de discipline, d’unité sous la loi se fait sentir. La fonction sociale de la littérature s’en dégage ; les œuvres deviennent des actes ; et la poésie même, pour se faire entendre, est obligée d’abdiquer ses anciennes ambitions.

III §

Je n’écris pas l’histoire de la Pléiade. Franchissons donc un intervalle de vingt-cinq ou trente ans. L’apaisement s’est fait dans les mœurs, Henri IV règne, et la société française, après tant d’agitations, semble avoir enfin atteint cet équilibre qu’elle cherchait. La littérature, presque sous toutes ses formes, s’emploie à le consolider. Sans doute, quelques irréguliers ou, comme on les appelle encore, de nombreux « libertins », font entendre une voix discordante. C’est Béroalde de Verville qui donne son Moyen de parvenir : c’est Régnier ; ce sont ses amis qui remplissent le Cabinet satirique de leurs épigrammes ordurières. Mais là-bas, au fond de sa province, dans sa maison du Pradel, Olivier de Serres écrit son Théâtre d’agriculture, et le mélancolique Honoré d’Urfé, marquis de Verromé, comte de Châteauneuf et baron de Châteaumorand, sur les bords du Lignon, dans son château de la Bâtie, compose lentement son Astrée. L’un et l’autre livre sont dédiés au prince, dont ils servent les intentions. Mais lui-même, dit-on, n’a-t-il pas exprimé le désir que, pour achever, pour couronner son œuvre pacificatrice, une voix autorisée réconciliât la religion même avec le monde ? et répondant à ce vœu, l’évêque de Genève, François de Sales, écrit son Introduction à la vie dévote, où la pratique même des vertus chrétiennes n’a rien que de civil, que de « traitable », que de riant, et, si je l’ose dire, en vérité, de presque voluptueux. Cependant, à deux pas du Louvre, dans sa belle chambre tendue de bleu, celle que l’on appellera bientôt l’incomparable Arthénice s’étudie à régler par les mêmes leçons la conversation et les mœurs. Les poètes aussi se convertissent. Après avoir chaulé les mignons de Henri III, Desportes, renonçant même à chanter ses dernières maîtresses, paraphrase ou traduit les Psaumes dans sa maison de Vanves. Autant en fait déjà Duperron. Autant en fera bientôt Bertaut. Visiblement, au poète et à l’écrivain, on demande quelque chose de plus que le « papier-journal », comme disait Du Bellay, de leurs impressions personnelles. On leur permet encore de parler d’eux dans leurs vers, mais on ne leur permet plus de n’y parler que d’eux. L’auteur même des Essais commence à déplaire, pour ce qu’il a de trop personnel ; et on lui préfère son disciple Charron, pour avoir dépersonnalisé les observations du maître.

C’est à ce moment que Malherbe paraît. Il a cinquante ans, et il arrive du fond de la Provence. Un de ses compatriotes, Vauquelin des Yveteaux, le fils du vieux Vauquelin de la Fresnaye, en parle à Henri IV. Son nom rappelle au roi d’assez beaux vers, naguère adressés à la reine, Sur sa bienvenue en France, et où lui-même était adroitement loué. Il se souvient également qu’un jour, comme il demandait au cardinal Duperron s’il faisait encore des vers, celui-ci lui a répondu « qu’il ne fallait plus que personne s’en mêlât, après un gentilhomme de Normandie, établi en Provence, nommé Malherbe ». Voilà décidément un homme qu’il faut s’attacher ! Mais auparavant, on l’essaie, un peu dans tous les genres ; on le fait « composer » ; on lui commande un psaume, une ode, une chanson. Il s’empresse de lui-même à écrire des stances : Pour les paladins de France, assaillants dans un combat de barrière, ou un sonnet : Pour le premier ballet de monseigneur le Dauphin. Et, à la vérité, on ne lui donne encore ni pension, ni titre à la cour ; mais le grand écuyer, M. de Bellegarde, est prié de le coucher sur l’état de sa maison. Sa fortune était assurée désormais, et Marie de Médicis devait largement acquitter les promesses de Henri IV.

On nous pardonnera d’insister sur ces détails. Ils prouvent, en effet, comme on se méprendrait si l’on voulait voir dans la réforme de Malherbe rien de systématique ou de délibéré, l’occasion, ou plutôt — car ce mot, d’occasion laisserait trop de part au hasard, — les conjonctures ont tout fait. Mais ce qui se voit encore mieux par-là, c’est l’analogie ou la conformité de l’œuvre du poète avec les intentions et le désir du prince. Ce que l’on a dit si souvent — et d’ailleurs si faussement — de Louis XIV et de Bossuet, qu’en se voyant, ils se reconnurent, est littéralement vrai de Malherbe et de Henri IV. L’ordre et la discipline, l’exacte probité que le roi s’efforçait d’introduire dans les affaires et dans les mœurs — dans les mœurs des autres, — Malherbe eut commission, pour ainsi parler, de les faire, lui, régner pour la première fois dans l’empire du caprice même et de la fantaisie.

Pour y réussir, il commence par éliminer de son œuvre et de sa conception de la poésie l’élément personnel. Nous avons de lui des vers d’amour, mais ce sont sans doute les moins bons qu’il ait faits. Les sujets qu’il préfère sont les sujets d’intérêt général et public, événements historiques ou lieux communs de morale ; Au roi Henri le Grand, allant en Limousin, ou : Au roi Henri le Grand, sur le succès du voyage de Sedan. Tels sont les thèmes qui l’inspirent, et auxquels il excelle à mêler quelque chose de plus général qu’eux-mêmes : la considération de la fragilité des choses, ou l’éloge des joies de la paix :

La terreur de son nom rendra nos villes fortes.
On n’en gardera plus ni les murs ni les portes ;
Les veilles cesseront, au sommet de nos tours ;
Le fer mieux employé cultivera la terre :
Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre.
Si ce n’est pour danser, n’aura plus les tambours.

Pour la même raison, parce qu’il ne faut pas que le Moi du poète paraisse dans son œuvre, il s’interdit les digressions, ce « beau désordre » que Boileau louera dans Pindare, cette liberté d’ordonnance où, dans le dessin même de l’ode, on peut surprendre l’émotion du poète encore palpitante. André Chénier, dans son commentaire, fait à ce propos une note curieuse. Il vient de lire l’Ode à Marie de Médicis, et il écrit : « Au lieu de l’insupportable et fastidieux amas de galanterie dont Malherbe assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre, qui a ressuscité les lettres et les arts en Italie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier… Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’ode de cette manière s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare qu’il méprisait beaucoup, au lieu de chercher à le connaître un peu. » Mais Chénier n’a pas vu que ce que Malherbe « méprisait » dans Pindare, c’était justement cette manière de s’échapper de son sujet, d’entraîner, d’emporter avec lui son auditoire à sa suite, et de lui imposer sa manière de sentir. Malherbe va par les routes frayées, connues et fréquentées de tous, qu’il élargit, qu’il aplanit, qu’il consolide, qu’il rectifie, mais dont il ne veut pas que jamais on s’écarte.

Relisez, là-dessus telle strophe d’une autre ode à Marie de Médicis : Sur les heureux succès de sa régence.

C’est en paix que toutes choses
Succèdent selon nos désirs :
Comme au printemps naissent les roses,
En la paix naissent les plaisirs :
Elle met les pompes aux villes,
Donne aux champs les moissons fertiles,
Et de la majesté des lois
Appuyant les pouvoirs suprêmes,
Fait demeurer les diadèmes
Fermes sur la tête des rois.

Laissant le rythme à part, cette strophe ne diffère de celle que nous avons citée plus haut que par les « circonstances » ; et les circonstances ne sont données que par la « situation ». Il parle ici de « printemps » et de « roses », de « plaisirs » et de « pompes », comme s’adressant à une femme, de même que, tout à l’heure, s’adressant à un homme, il parlait de « tambours » et de « fer », de « tours » et de « remparts ». Son goût personnel n’est de rien dans le choix de ces mots. Également royales, ces images conviennent, par elles-mêmes, les unes à la reine et les autres au roi. « Quelle auguste et souveraine image de la stabilité ! » s’écrie ici Sainte-Beuve ; et il a raison quand il ajoute encore : « C’est le bon sens politique élevé à la poésie ! » Mais les expressions mêmes dont il use, leur caractère d’abstraction et de généralité, n’indiquent-ils pas aussi la nature de la transformation accomplie ? Si l’auteur de ces très beaux vers n’est sans doute pas absent de son œuvre, il ne nous livre cependant que le moins qu’il peut de lui-même ; et son intention n’est pas du tout de traduire ici ses sentiments, à lui, mais bien ceux qui doivent être les nôtres comme les siens.

Une conséquence en résulte, qui est l’effacement ou la décoloration des images. Qui donc a jadis composé un Dictionnaire des métaphores d’Hugo ? C’est qu’en effet les métaphores d’Hugo ne sont point relies de Lamartine, ou de Vigny, ou de Sainte-Beuve, ou de Musset. Et généralement, n’ayant rien de plus personnel que leur sensibilité, les lyriques, les vrais lyriques, n’ont rien aussi qui soit plus à eux que leurs « figures ». Leurs catachrèses expriment leurs états d’âme, et leurs manières d’être se trahissent dans leurs métonymies. Je consens, d’ailleurs, qu’ils en aient quelquefois d’étranges, dont l’étrangeté même révèle ou dénonce quelque chose de morbide. Mais ce n’est pas le point, et il suffit ici qu’une part au moins du lyrisme consiste assurément dans la nouveauté, dans la rareté, dans la beauté des images. Souvent belles et parfois gracieuses, les images de Malherbe ne sont point nouvelles, ou, quand elles le sont, elles n’ont pas l’air de l’être. Elles ont surtout je ne sais quoi de moins expressif qu’allégorique, d’éloigné de sa source, et comme d’inéprouvé. La sensation du poète ne vibre pas dans son vers, et il ne semble pas qu’il ait essayé de la fixer toute vive. Ou plutôt il n’a rien senti que d’une émotion purement intellectuelle : et sachant ce qu’il voulait dire, c’est alors seulement que, pour le mieux dire, d’une manière plus vive, qui frappe davantage et qu’on retienne mieux, il a cherché de quelle image il pourrait revêtir sa pensée. C’est le contraire même de l’invention lyrique, dont le propre est de suggérer les idées par les images et non pas de superposer les images aux idées.

En même temps que les images pâlissent, le mouvement se ralentit, se règle, ou se compasse. Je veux parler de ce mouvement dont les inflexions, si je puis ainsi dire, imitent, reproduisent, et nous communiquent la diversité, la soudaineté, la contrariété des émotions du poète. Tantôt plus lent et tantôt plus pressé, plus fort ou plus doux, plus impétueux ou plus languissant, il est dans l’ode ou dans l’élégie, comme le souvenir de leur alliance avec la musique, et à ce titre, il fait une partie nécessaire de la notion ou de la définition même du lyrisme. C’est pourquoi, chez tous les grands lyriques, indépendamment de la valeur des idées ou du sens des mots, « les mouvements », comme en musique, ont en eux, par eux seuls, et leur pouvoir, et leur valeur, et leur beauté. Malherbe en a quelques-uns de fort beaux :

Tel qu’à vagues épandues
Marche un fleuve impérieux,
De qui les neiges fondues
Rendent le cours furieux,
Rien n’est sûr en son rivage :
Ce qu’il trouve, il le ravage :
Et traînant comme buissons
Les chênes et leurs racines,
Ôte aux campagnes voisines
L’espérance des moissons.

Tel, et plus épouvantable
S’en allait ce conquérant.
À son pouvoir indomptable
Sa colère mesurant.
Son front avait une audace
Telle que Mars en la Thrace ;
Et les éclairs de ses yeux
Étaient comme d’un tonnerre
Qui gronde contre la terre,
Quand elle a fâché les cieux.

Mais si Malherbe a de beaux mouvements, s’il en a de puissants et de larges, il faut convenir qu’il n’en a pas de très variés, ni surtout de très « composés », qui sont les plus beaux et les plus lyriques de tous. On en trouverait de nombreux exemples dans Lamartine, ou dans Hugo surtout. Mais je ne crois pas qu’aucun d’eux fût aussi clair qu’une admirable comparaison de Goethe. Goethe était tout chaud, ce jour-là, d’une lecture de Pindare, et il écrivait à Herder : « Les mots de Pindare, ἐπικρατεῖν δύνασαι, m’ont enfin révélé ma nature… Si tu te tiens debout, avec hardiesse, sur ton char, et que quatre jeunes chevaux se cabrent en désordre sous les rênes, que tu diriges leur force, ramenant de ton fouet celui qui s’écarte, modérant celui qui s’emporte, et que tu les chasses devant toi, et les conduises, et les fasses tourner, les fouettes, les retiennes et chasses de nouveau jusqu’à ce que tous les seize pieds le portent au but en une seule cadence… C’est là être maître de son art, ἐπικρατεῖν, c’est là de la virtuosité. » Malherbe, homme sage et de sens rassis, n’a jamais essayé, lui, d’atteler ou de conduire à quatre. L’eût-il voulu d’ailleurs, je doute qu’on le lui eût permis ; et, après un peu de curiosité que ses exercices auraient pu soulever, comme autrefois ceux de Ronsard, il eût fallu qu’il y renonçât.

Car, sans compter que, pour apprécier la « virtuosité » dont il aurait fait preuve, ni l’éducation de l’oreille même, ni celle de l’esprit français n’étaient alors assez avancées, sa tentative se fût toujours heurtée au même obstacle. On lui eût reproché de vouloir étonner plutôt qu’instruire son lecteur, et de songer bien plus à lui-même qu’au public. On l’eût traité de fantasque ou d’indiscipliné, qui refusait de s’astreindre au commun usage, et, avec tous les « honnêtes gens », de travailler à l’œuvre commune. Dans une société qui s’organisait, et, naturellement, où l’on exigeait que chacun abdiquât une part de lui-même pour le plus grand profit et le plus grand plaisir de tous, on n’eût pas fait de lui plus de cas que d’un Motin, d’un Sigogne ou d’un Berthelot, gens de peu, gens de rien, bohèmes de lettres, dont on pouvait s’amuser en passant, mais qui ne comptaient point, comme n’étant occupés uniquement que d’eux-mêmes. Et l’on voit aisément ce qu’il y eût perdu de réputation ou d’influence, mais ce que la littérature en général, ou la poésie même y eussent gagné, c’est ce que l’on ne voit pas du tout.

IV §

On ne s’en est pas en effet rendu compte, mais j’espère que l’on commence à le discerner maintenant. Oui, si l’on le veut — et pour employer ici l’expression de M. Brunot, — oui, Malherbe, en un certain sens, « a tué le lyrisme » ! Toutes les qualités, tous les caractères qui définissaient le lyrisme dans la pensée, d’ailleurs un peu confuse encore, de Ronsard et de ses amis, Malherbe, nous venons de le constater nous-mêmes, l’en a comme systématiquement dépouillé. Ce que le mouvement de l’inspiration pouvait avoir de libre encore, d’indépendant et de capricieux au besoin, il l’a contraint sous la règle. Il a comme éteint l’éclat de l’imagination : — « il avait aversion pour les fictions poétiques, nous disent ses biographes, et en lisant à Henri IV une élégie de Régnier où il feint que la France s’éleva en l’air pour se plaindre à Jupiter du misérable état où elle était pendant la Ligue, il demandait à Régnier en quel temps cela était arrivé, qu’il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans, et qu’il ne s’était point aperçu qu’elle se fût enlevée hors de sa place ». — Mais n’oublie-t-on pas, quand on le lui reproche, que tout cela n’a pas été sans quelque compensation ; et, si le gain avait peut-être balancé la perle, ne conviendrait-il pas d’atténuer la sévérité du jugement qu’on porte sur son un œuvre ? En interdisant au poète une préoccupation puérile ou souvent maladive de lui-même, ne l’a-t-il pas rendu sans doute attentif à des intérêts d’un ordre à la fois plus général et plus élevé ? S’il a rabattu quelque chose de la luxuriance de l’esprit du xvie siècle, n’a-t-il pas aussi par là même dirigé l’esprit français dans ses voies véritables ? Or, encore, et, pour tout dire d’un mot, s’il a « tué le lyrisme », n’a-t-il pas créé « l’éloquence » ? C’est ce que je voudrais achever de montrer.

V §

Il est d’abord assez évident qui, de condamner et de proscrire ce que Malherbe appelait impitoyablement, non pas même le désordre, mais le « galimatias » de Pindare, ce n’était pas encore énoncer les règles d’une autre manière de composer, mais c’était du moins en faire pressentir l’existence, et décréter, « même en chansons », la nécessité d’un ordre apparent, d’une logique pour ainsi dire palpable, et d’un squelette extérieur. S’il y a de l’ordre, en effet, dans une ode de Pindare, on ne le saisit pas d’abord, et la logique, interne et cachée, n’en est sensible qu’aux initiés. C’est ce qui choque Malherbe. Il veut des idées qui se suivent et qui s’enchaînent rigoureusement entre elles, ou, pour mieux dire encore, il veut des idées qui s’engendrent nécessairement les unes des autres. Le président de Verdun était inconsolable de la mort de sa femme :

« Sacré ministre de Thémis.
Verdun, en qui le ciel a mis
Une sagesse non commune,
Sera-ce pour jamais que ton cœur abattu
Laissera sous une infortune,
Au mépris de ta gloire accabler ta vertu ?

« Non, en vérité, tu ne le peux, continue le poète, ni comme magistrat,

Toi de qui les avis prudens
En toute sorte d’accidens
Sont loués même de l’envie.

ni comme homme, si tout homme est mortel. Car, nous pouvons fléchir Jupiter, nous pouvons apaiser Neptune, mais nous ne pouvons pas reprendre à Pluton ce qu’il nous a pris, l’exemple d’Orphée n’en sert-il pas d’une preuve assez, éclatante ? Que si, d’ailleurs, les morts pouvaient revivre, qui de nous le leur souhaiterait ? et surtout dans les temps où nous sommes ?

             Mais quand tu pourrais obtenir
             Que la mort laissât, revenir
             Celle dont tu pleures l’absence,
La voudrais-tu remettre en un siècle effronté
             Qui, plein d’une extrême licence.
Ne ferait que troubler son extrême bonté ?
             Quelle horreur de flamme et de fer
             N’est éparse, comme en enfer.
             Aux plus beaux lieux de cet empire ?
Et les moins travaillés des injures du sort
             Peuvent-ils pas justement dire
Qu’un homme dans la tombe est un navire au port ?

Soumettons-nous donc à la nécessité. S’il nous est dur de survivre à ceux que nous avons aimés, vivons du moins, comme hommes, pour nos concitoyens, mais, comme magistrat, vivons pour le prince et pour la justice, car

             La Justice, le glaive en main.
             Est un pouvoir autre qu’humain
             Contre les révoltes civiles.
Elle seule fait l’ordre, et les glaives des rois
             N’ont que des pompes inutiles,
S’ils ne sont appuyés de la force des lois. »

Si j’ai choisi cette Consolation parmi beaucoup d’autres pièces, la raison n’en est pas que, Malherbe ayant mis trois ans à l’écrire, son président était remarié quand il put la lire. Ce n’est pas non plus qu’il en manque d’aussi sévèrement composées dans son œuvre. Mais je n’en connais guère où l’on voie mieux ce que la composition de Malherbe a de proprement oratoire, en tant qu’appropriée à toutes les intelligences. Je n’y trouve même plus de dieux ignorés, ni de ces légendes empruntées des Argonautiques, ou de l’Alexandra, comme autrefois dans Ronsard, mais, pour tous souvenirs classiques, ceux que tout le monde a emportés du collège, qui n’étonneront donc personne, et qui feront plaisir à tout le monde. Point d’idée qui ne soit également commune, à la portée des ignorants comme des beaux esprits, facile à concevoir, plus facile à vérifier, générale ou universelle. Et, enfin, idées générales ou souvenirs classiques, pour lier ensemble tout cela, des « passages », comme on disait alors, des « transitions », comme nous disons aujourd’hui, qu’un enfant même au besoin trouverait.

Nous avons plus d’un témoignage de l’effet que produisit cette manière nouvelle d’écrire. Elle paraissait surtout aisée à imiter, et encore plus à contrefaire. Godeau, dans son Discours sur les travers de M. de Malherbe, en a bien marqué le caractère logique. « Le discours, dit-il, ou l’oraison, par laquelle l’esprit fait entendre ce qu’il a conçu est de deux sortes, l’une libre, étendue et comme négligée ; l’autre, contrainte sous de certaines lois, renfermée dans quelques bornes, et parée avec un soin particulier… Les maîtres de l’art donnent plusieurs règles pour reconnaître quand cette partie qu’ils appellent composition est parfaite, mais il me semble que toutes peuvent se rapporter à ces trois choses : l’ordre, la liaison ou la suite, et le nombre. L’ordre ne range pas seulement les mots selon les règles de la grammaire, il dispose les matières, donne la place aux raisons, selon qu’elles sont ou plus fortes ou plus faibles… La liaison unit toutes les parties du discours, en forme un corps agréable, et fait que celui qui lit ou qui écoute, étant conduit d’un point à un autre par une méthode facile, imprime si parfaitement les choses dans sa mémoire qu’elles n’en peuvent plus échapper… Le nombre chatouille les oreilles par la cadence agréable des périodes… » Si l’on ne saurait, je crois, mieux dire, ni mieux caractériser ce que Malherbe a prétendu faire, ce que même il a fait, on ne saurait non plus imposer plus délibérément à la poésie les qualités qui semblent être ou qui sont celles du discours. On ne demande pas encore aux vers d’être beaux comme de la belle prose ; mais on exige déjà d’une Ode qu’elle soit « construite » comme un Sermon.

Une transformation de la langue est naturellement résultée de cette exigence. Devenant plus oratoire, il a fallu que la langue devint plus abstraite, parlant plus générale, et partant plus conforme ou plus analogue à celle de tout le monde. Afin d’être entendu de l’un à l’autre bout de la France, il a fallu que le vocabulaire de la cour se dégasconnât, comme disait Malherbe, et généralement qu’il s’épurât de tout ce qu’il pouvait encore contenir de provincialismes, d’italianismes, d’hispanismes… et de pédantisme. Ronsard avait précisément enseigné le contraire. En revanche, on remarquera que la leçon de Malherbe est déjà celle de Buffon. Ce n’est point de propos délibéré qu’il tend ni qu’il atteint à la noblesse du style — lui qui se vantait que ses maîtres de langue étaient les crocheteurs du Port-au-Foin, — mais c’est qu’en devenant plus généraux les mots, devenant aussi ce que les logiciens appellent moins « compréhensifs », se dépouillent eux-mêmes de leurs particularités d’origine. J’en aurais long à dire sur ce point, si je voulais insister, et que c’en fût ici le lieu. Mais présentement, il suffit que l’on voie que, si ce vocabulaire est moins apte à traduire les émotions personnelles — qui ne sont personnelles qu’autant qu’elles ont quelque chose d’unique, — il est infiniment plus apte à l’expression des idées générales. C’est ce qu’il faut dire aussi de la substitution de la syntaxe directe ou analytique, dans la langue de Malherbe, à la syntaxe encore synthétique, et violemment inversée de Ronsard. On n’écrit plus désormais pour quelques-uns, mais pour tout le monde ; si le poète lyrique pouvait prétendre à se séparer et à s’isoler du « rude populaire », l’orateur ne le peut pas ; et ainsi les modifications de la langue viennent s’ajouter au changement opéré déjà dans l’art de composer, pour continuer la transformation du genre.

Mais ajoutons un dernier trait encore : la force intérieure du principe d’évolution est si grande à ce moment du siècle, qu’entre les mains de Malherbe il n’y a pas jusqu’aux lieux communs, qui ne perdent eux-mêmes ce qu’ils peuvent avoir quelquefois de personnel dans l’expression que l’on en donne. Écoutez-le plutôt, dans les strophes célèbres, nous parler de la Mort :

La Mort a des rigueurs à nulle autre, pareilles.
          On a beau la prier.
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles.
          Et nous laisse crier.

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre.
          Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre.
          N’en défend pas les rois.

Ces vers sont de 1590 : en voici qui sont de 1605 :

Mais, ô loi rigoureuse à la race des hommes,
C’est un point arrêté, que tout ce que nous sommes.
Issus de pères rois et de pères bergers.
La Parque également sous la tombe nous serre :
Et les mieux établis au repos de la terre
          N’y sont qu’hôtes et passagers.

On en citerait aussi bien de 1626 :

Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière.
Dont l’éclat orgueilleux étonnait l’univers ;
Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
          Font encore les vaines.
          Ils sont mangés des vers.

Non seulement, on le voit, le poète en ces vers ne parle pas en son nom, sous le coup d’une émotion personnelle ou actuelle, mais encore, et au contraire, si quoique circonstance de personne, de temps, ou de lieu pouvait particulariser l’idée de la mort, il l’écarte. C’est ce que Chapelain, quelques années plus tard, dans la préface de sa Pucelle, appellera, d’un nom barbare, mais singulièrement expressif, la réduction à l’universel. Également inévitable, également inflexible pour « tout ce que nous sommes », la Mort, aux yeux de Malherbe, est la Mort, absolument parlant, sans plus de distinctions ni de nuances. Nous mourons tous, et non seulement « issus de pères rois ou de pères bergers », mais, que ce soit de la poste ou de quelque autre maladie, jeune ou vieux, homme ou femme, dans notre lit ou sur une grande route, nous mourons tous de la même manière. Ou, en d’autres termes encore, quelque différence qu’il y ait dans les conditions des hommes, et par quelque côté que la Mort nous assaille, il y a toujours en elle quelque chose de semblable ou d’identique à elle-même, qui est tout ce que Malherbe en prétend retenir pour l’exprimer dans ses vers. C’est ce que tout le monde enveloppe d’abord sous le nom de la Mort — séparation ou destruction — et à cet égard, c’est pourquoi, dans ses vers, on croit entendre et reconnaître, déjà, l’accueil de Bossuet et de Bourdaloue.

Or, on le remarquera — sans vouloir énumérer tant de manières qu’il y a de mourir, si différentes, et comme accompagnées de circonstances physiques si diverses, — les grands poètes lyriques ne le sont, pas plus pour la splendeur nouvelle et la grâce imprévue de leurs images, ou par une manière à eux d’associer leurs idées, que pour avoir eu de la Mort, comme de l’Amour et de la Nature, une conception particulière et personnelle. C’est ce qu’il serait sans doute intéressant de montrer, et que, dans le siècle où nous sommes, la Mort n’a été ni pour Vigny, ni pour Hugo, par exemple, ce qu’elle était pour Lamartine.

Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur.
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide.
Au secours des douleurs un Dieu clément le guide.
Tu n’anéantis pas, tu délivres !…

s’écriait l’auteur des Méditations, Mais l’auteur des Contemplations, génie moins lumineux, ne voyait, lui, dans la Mort que « la quantité d’ombre et d’horreur » qu’elle mêlait à la joie de vivre.

Elle est l’extinction du tombeau, toujours prête.
Il suffit qu’un tyran y pense dans sa fête.
          Où les rois sont assis,
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche
Devienne, on ne sait quoi de lugubre, où s’ébauche.
          La pâle Némésis.

Et pour l’auteur enfin de Moïse et des Destinées, la Mort était « la demande sans réponse », « l’énigme inextricable », à l’ironie de laquelle il opposait le superbe, aristocratique, et glacial dédain de son stoïcisme :

Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue ou courte tâche,
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Qu’est-ce à dire, sinon que chacun d’eux a pensé ou senti la Mort d’une façon qui n’était qu’à lui, comme il faisait de l’Amour, comme il faisait de la Nature ? et c’est en cela qu’il est vraiment poète et vraiment lyrique. Mais aussi, c’est en cela qu’il ne s’adresse qu’à quelques-uns ; ou plutôt, il s’adresse bien à tous, mais il n’est immédiatement compris que de quelques-uns ; les autres lui résistent, ils opposent leur manière de sentir à la sienne, ils essayent de lui échapper ; et, même quand ils la subissent, ils continuent de murmurer encore contre la tyrannie de sa domination.

Malherbe et son école ont-ils voulu peut-être éviter ces murmures et cette résistance ? Eu tout cas, je dis qu’ils ont agi comme s’ils l’eussent voulu ; et là est la raison de leur complaisance pour ce que le lieu commun nous semble avoir aujourd’hui de plus général ou de moins caractérisé. C’est aussi bien que, pour apprendre à écrire, il fallait commencer par apprendre à penser, si c’était ce que Desportes, et Ronsard même, avaient sans doute le moins su. Mais pour apprendre à penser, comme il fallait convenir du pouvoir ou de la valeur des mots, en en fixant le sens et en en limitant l’usage, il fallait, pareillement, qu’après en avoir éprouvé le titre et l’aloi, on convînt de la valeur et du pouvoir des idées. Et pour y réussir, il fallait enfin n’en retenir que ce qu’elles avaient d’universellement incontesté. Malherbe, dans ses vers, n’a pas fait autre chose, ni non plus dans son fameux Commentaire sur Desportes. L’intérêt, sous ce rapport, en est de la même nature que celui des Remarques sur la langue française, de son disciple Vaugelas. Et le succès de leurs exemples ou de leurs leçons s’explique par le désir ou le besoin que l’on avait en leur temps de les voir paraître.

Est-il nécessaire de faire observer maintenant qu’en effet, de quelque côté que l’on tourne les yeux, c’est au même but, prosateurs ou poètes, que nous voyons alors tendre tous les écrivains ? On se tenait pour content des poètes que l’on avait, et — si j’en crois du moins le vieil Étienne Pasquier, dans un curieux chapitre de ses Recherches de la France — Ronsard n’était pas le seul dont on trouvât les imitations égales ou supérieures même à leurs originaux. En revanche, Guillaume du Vair, dans son traité de l’Éloquence française, se plaignait, presque éloquemment, qu’elle fût demeurée jusqu’alors aussi « basse ». Tel était aussi l’avis des précieuses. Le désir que l’on éprouvait, c’était celui de « communiquer », si je puis ainsi dire ; et, à l’expérience, ou jugeait que la langue n’en fournissait pas les moyens. Malherbe les a recherchés, et il en a trouvé quelques-uns, non seulement dans ses vers, mais dans ses traductions, qui sont une part considérable de son œuvre. D’autres en ont trouvé d’autres : Balzac dans ses Lettres, Vaugelas dans ses Remarques, Perrot d’Ablancourt dans ses « belles infidèles ». Il n’était rien encore que l’on discutât plus volontiers dans les assemblées qui se tenaient chez Conrart ; et, quand Richelieu fondera l’Académie, la principale occupation des académiciens « sera de donner des règles certaines à notre langue, et de travailler à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Traducteurs, grammairiens, critiques ou rhéteurs, le théâtre — genre commun, s’il en fut, dont l’existence même dépend de la bonne volonté du public — achèvera ce qu’ils ont commencé. Et le Discours de la méthode enfin, à son tour, paraîtra, non point du tout, comme on l’a dit, pour inaugurer l’empire de la raison dans la littérature, mais seulement pour le consacrer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, ou, si l’on vent, pour fonder en logique l’utilité sociale de l’éloquence et de la poésie. Pour résister à cette espèce de pression des circonstances, Malherbe n’avait ni l’humeur, ni surtout le génie qu’il fallait ; et ainsi, bien loin de nous étonner qu’étant d’ailleurs plutôt médiocre, il ait exercé de son temps une aussi grande influence, au contraire, c’est sa médiocrité qui a fait de lui, non pas le seul, ni le principal, mais l’un des principaux ouvriers de la transformation à laquelle son nom est, et, demeure attaché.

VI §

One penserons-nous cependant de cette transformation même ? et nous associerons-nous au jugement de M. Brunot, quand il conclut que, « nulle part peut-être, on n’eut ainsi abandonné de gaieté de cœur et sans pensée de retour, une voie où des Ronsard, des Du Bartas, et des Desportes étaient allés déjà si loin » ? Et c’est faire, en vérité, trop d’honneur à Du Bartas, comme aussi bien à Desportes ! Mais nous avons déjà répondu. La transformation, ou la décadence du lyrisme dans les premières années du xviie siècle, est le prix dont nous avons payé le progrès et le triomphe de la poésie dramatique et de l’art oratoire. Non omnis fert omnia tellus. De même que dans la nature, deux espèces parentes ne sauraient croître et prospérer ensemble dans le même canton, mais tout ce que l’une d’elles réussit à gagner dans le combat pour la vie, il faut que l’autre le perde ; ainsi, dans un temps donné de l’histoire d’une littérature, on n’a jamais vu qu’il y eût de place pour tous les genres à la fois, mais si quelqu’un d’entre eux y atteint sa perfection, c’est toujours aux dépens de quelque autre. Ne nous inquiétons donc pas que les étrangers « se soient étonnés du choix que nous avons fait de Malherbe pour maître » ; si d’abord, comme on l’a vu, Malherbe n’est devenu le maître des beaux esprits de son temps qu’après avoir commencé par en être le disciple ; si ce qu’il a fait, nous pouvons l’affirmer, un autre, à son défaut, l’eût certainement fait ; et si enfin, comme nous avons tâché de le montrer, en tuant le lyrisme, il a créé l’éloquence. On s’étonnerait avec autant de raison que les Anglais du xviie siècle, au lien de suivre la voie où les Shakspeare et les Marlowe étaient allés déjà si loin, se soient engagés dans celle que leur ouvrait Milton ou le chaudronnier Bunyan. Mais la vraie question, la seule, est de savoir quelles ont été les conséquences de la transformation ; — et c’est en général ce que l’on omet ou ce que l’on oublie de considérer.

L’oserons-nous donc condamner, s’il est vrai qu’elle ait émancipé l’esprit français d’une longue servitude, et qu’en le retirant, pour ainsi parler, de l’école de l’Espagne ou de l’Italie, elle l’ait rendu à lui-même ? Je ne l’ai pas dit plus haut, en parlant des raisons de l’insuccès de la Pléiade, mais c’est le moment maintenant de le dire. Tout imprégnés encore d’italianisme, les Ronsard et les Du Bellay, mais Desportes surtout, ont failli exercer sur la direction générale de l’esprit français la même néfaste influence que l’admiration superstitieuse des Carrache et du Guide sur les destinées de notre peinture classique. Utile, ou nécessaire même, à sa date — car je ne voudrais certes ni la nier, ni la diminuer, et au lieu de parler de Malherbe, si je parlais de Ronsard, on le verrait bien, — il était temps, entre 1610 et 1630, que l’influence de l’Italie cessât enfin de nous opprimer. Nous n’avions plus que faire d’imiter Bembo, ni Pétrarque même, dont nos poètes avaient trop abusé, mais encore bien moins ces Tansille ou ces cavalier Marin, dont les élucubrations ne manquaient de rien tant que de sincérité. En essayant de détourner d’eux — car Boileau seul y devait tout à fait réussir — l’admiration et l’imitation des poètes ses contemporains, Malherbe a donc remis l’esprit français dans ses voies. L’un des premiers, il l’a invité à oser être enfin lui-même. Cela ne vaut-il pas bien quelque reconnaissance ? Mais cela surtout ne l’excuse-t-il pas d’avoir si fort maltraité Desportes ? L’heure étant venue pour nous de nous reprendre, on ne peut vraiment, ni sérieusement, en vouloir à Malherbe de l’avoir sonnée.

Telle était bien la nature, en effet, et telle surtout la portée de la transformation. Car, l’une après l’autre, repassez les leçons de Malherbe. Toutes ou presque toutes, si elles ont en finalement pour objet de substituer dans notre littérature les qualités qui font les genres communs aux qualités qui l’ont les genres individuels, elles ont donc eu pour objet aussi d’enseigner à notre littérature les moyens de conquérir cette universalité, dont peut-être avons-nous jadis porté trop haut l’orgueil, mais qu’il ne faudrait pas cependant affecter de mépriser. Nul ne fait plus d’estime que nous de Dante et de Pétrarque, de Byron et de Shelley, de Goethe et de Henri Heine, mais ce n’est pas une raison de dédaigner Voltaire et Rousseau, Fénelon et Bossuet, Pascal et Descartes. Je ne nomme, on le voit, que de nos prosateurs. En un certain sens, ils doivent tous quelque chose à Malherbe, s’ils doivent tous quelque chose à la transformation que nous avons essayé de décrire. Logique et clarté, précision, beauté de l’ordonnance et netteté du style, toutes ces qualités étaient presque étrangères à nos écrivains du xvie siècle, et il vrai, malheureusement, que nous en faisons aujourd’hui bon marché. Nous donnerions une Provinciale pour une métaphore nouvelle ! Mais encore faut-il bien savoir que nos subtilités se développent à l’ombre, pour ainsi parler, de notre ancienne littérature, si c’est elle autrefois qui a fait la fortune de l’esprit français. Les étrangers ne l’ignorent pas, et qu’aucune autre ne saurait se vanter d’avoir exercé pendant cent cinquante ans une pareille action dans le monde. La gloire, ou le bonheur, ou la chance de Malherbe est d’être aux origines de cette influence, et son habileté, ou son adresse, ou son talent d’avoir compris qu’il n’avait, pour ainsi gagner l’immortalité, qu’à se laisser faire aux circonstances.

VII §

Car, pour achever la démonstration, veut-on savoir ce qu’il serait advenu de lui, s’il avait, comme il le pouvait, continué d’imiter Desportes au lieu de le combattre ? L’histoire de Régnier, mais surtout celle de Théophile et de Saint-Amant nous l’apprennent ; et, pour le dire en passant, c’est ce que n’ont pas vu ceux qui, de notre temps, ont prétendu les venger des critiques de Boileau. Ils avaient bien, l’un et l’autre, autant de talent, chacun en son genre, que Malherbe dans le sien ; et, dans leurs œuvres à tous deux, les vers heureux, les vers gracieux, les vers pittoresques abondent. Qui ne connaît la Solitude ?

Dans ce val solitaire et sombre
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau.
S’amuse à regarder son ombre.

De celle source une Naïade
Tous les soirs ouvre le portal
De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade…

« Comme ce brusque début vous transporte loin du monde, au milieu du calme, du silence et de la fraîcheur ! » disait un autre Théophile ; et comme on y respire, ajouterons-nous, ce sentiment de la nature qu’au contraire ou rencontre si rarement dans Malherbe ! Le sonnet des Goinfres, ou tel autre encore de Saint-Amant ne sont guère moins célébrés :

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés en terre, et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain…

Citerai-je encore la Débauche, avec le « mouvement » qui termine la pièce, et que Musset un jour ne devait pas dédaigner de reprendre dans sa Nuit d’octobre ?

Bacchus, qui vois notre débauche,
………………………………….
Par ta couronne de lierre,
Par la splendeur de ce grand verre.
Par ton thyrse tant redouté,
………………………………….
Par les hurlements des Ménades,
Par le haut goût des carbonnades,
Par les couleurs blanc et clairet,
Par le plus fameux cabaret,
Par le doux chant de tes orgies,
Par l’éclat des trognes rougies,
………………………………….
Par le tambour et la cymbale,
Par tes cloches qui sont des pots,
Par tes soupirs qui sont des rots,
Par tes hauts et sacrés mystères,
Par tes furieuses panthères,
………………………………….
Reçois-nous dans l’heureuse troupe
Des francs chevaliers de la coupe :
Et pour te montrer tout divin,
Ne la laisse jamais sans vin.

Il y a certes là de la verve, ou même quelque chose de plus, que l’on verrait encore mieux, si la pudeur ne m’obligeait à quelques suppressions. Et, cependant, on aura beau dire, multiplier les citations et les comparaisons, parler de Rubens et de Téniers, traiter d’ailleurs Boileau de pédant, et Malherbe de « droguiste », on ne leur égalera jamais dans l’histoire de la littérature, sinon dans celle de la curiosité, ni Saint-Amant ni Théophile. Pourquoi cela ? C’est que l’un et l’autre, avec tout leur talent, ne sont en somme que des attardés ; c’est qu’en persistant toute leur vie dans l’indépendance ou plutôt dans l’irrégularité littéraire, ils se sont eux-mêmes comme retranchés ou exclus de l’histoire ; c’est qu’enfin toute leur originalité, mal gouvernée, s’est insensiblement réduite à se vêtir encore au temps de Louis XIII et de Henri IV comme on faisait à la cour de Charles IX ou de Henri II. Lyriques d’ordre un peu inférieur, mais lyriques à l’ancienne manière, ils ont voulu résister à la force de ce mouvement, qu’après l’avoir lui-même reçu de l’opinion de ses contemporains, Malherbe à son tour transmet fait à ses disciples et à ses successeurs. Ils ont voulu, ou, pour mieux dire, sans le vouloir, ni le savoir peut-être, ils ont contrarié des goûts dont le génie même alors n’eût pas pu triompher, parce que ces goûts n’étaient, comme j’ai tâché de le montrer, que l’expression littéraire d’une profonde nécessité sociale. Tant il est vrai qu’à lui tout seul, le talent ne saurait suffire, et que les genres remploient à leurs fins, bien plus qu’il ne les fait, lui, servir ou concourir aux siennes ! Il y a des temps d’être lyrique, et il y en a de l’être moins, ou quelquefois de ne l’être plus.

 

J’ai trop souvent insisté sur ce que peut un seul homme dans la littérature ou dans l’art, comme aussi bien dans l’histoire ; et on ne me soupçonnera pas de vouloir aujourd’hui soumettre le talent à l’empire absolu de l’occasion et de la conjoncture. Mais la vérité sur cet empire, c’est qu’il n’est donné de pouvoir s’y soustraire qu’à de rares génies, et Malherbe n’est pas un génie rare, ni même, je pense, du tout un génie. Les circonstances l’ont fait ce qu’il est devenu. Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il soit un bel exemple de la manière dont les genres évoluent d’eux-mêmes dans l’histoire d’une littérature, c’est donc de lui. Ni grand poète, ni grand écrivain peut-être, ni même grand caractère, c’est aussi pour cela que l’histoire de son genre se lit comme à nu dans celle de son œuvre, aussitôt qu’on veut bien seulement la replacer dans le milieu dont elle est l’expression. Je ne me serais pas pardonné de laisser échapper l’occasion de le faire voir. Et comme on ne saurait d’ailleurs prendre trop de précautions pour se bien faire entendre, j’avertis le lecteur, qu’après avoir aujourd’hui parlé de l’homme entre les mains de qui le lyrisme s’est transformé jadis en éloquence, si je parlais quelque jour de l’homme entre les mains de qui l’éloquence à son tour s’est transformée en lyrisme, ce serait toujours le même fond d’idées, mais je m’y prendrais d’une autre manière ; — et je donnerais à la personnalité de Jean-Jacques Rousseau tout ce que je refuse à celle de François de Malherbe.

La philosophie de Bossuet §

Il y aurait plusieurs hommes à étudier dans Bossuet, et, si nous osions en courir la périlleuse aventure, de récents et excellents travaux nous y inviteraient comme de toutes parts. La savante Histoire critique de la prédication de Bossuet, par M. l’abbé Lebarcq, elle-même suivie d’une nouvelle édition des Sermons, dont les deux premiers volumes viennent justement de paraître, nous serait sans doute un heureux prétexte à reparler du plus grand des orateurs… Je l’appelle le plus grand, et il l’est, d’autant que les intérêts éternels qu’il agite dans ses Sermons sont eux-mêmes au-dessus de ceux qu’ont remués dans leurs discours les Démosthène, les Cicéron, les Mirabeau… Mais, au lieu de l’orateur, si c’était plutôt l’écrivain qu’on voulût étudier, le livre du P. de la Broise sur Bossuet et la Bible nous en procurerait tout naturellement l’occasion. Il ne si peut pas en effet que soixante ans du plus assidu commerce avec la Bible n’aient profité, par l’intermédiaire de Bossuet, à l’enrichissement de la langue ou de la pensée française, et, certes, si grand que soit son génie, je ne veux pas dire qu’il ait changé les destinées de notre prose, mais, en y versant sa propre originalité, peut-être trouverait-on qu’il en a modifié le caractère. Enfin, on pourrait s’inspirer et s’aider encore du Bossuet de M. G. Lanson pour tracer un portrait en pied du grand évêque. La moindre nouveauté n’en serait pas de le montrer aussi différent que possible de la nature de son éloquence, plus humble et plus doux qu’elle n’est impérieuse, plus conciliant qu’elle n’est agressive, plus naïf lui-même, disons-le franchement, qu’elle n’a de profondeur. Mais je n’ai pas aujourd’hui tant d’ambitions, ni si diverses, et je ne voudrais parler ici que de sa philosophie. Si j’ai pu montrer ailleurs les progrès de l’incrédulité pendant la première moitié du xviie siècle, il est bon de savoir ce que l’on a fait, d’autre part, pour s’y opposer ; comment, en face des libertins, le plus illustre des évêques de France a compris son devoir ; et il est bon surtout d’examiner si, du haut de sa chaire, comme nos beaux esprits le répètent ! il n’a rien mi ni soupçonné des dangers qui menaçaient son église.

I §

C’est dans ses ouvrages philosophiques proprement dits — dans le Traité du libre arbitre, ou dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même — que l’on est accoutumé de chercher ou d’étudier la philosophie de Bossuet : et rien ne semble, à première vue, plus naturel ni plus sage. Je ne dis donc pas que l’on ait tort ; et, pour caractériser ou pour définir, après tant d’autres, la philosophie de Bossuet, je ne me priverai point du secours de ses écrits philosophiques. Mais comment ne pas faire observer qu’en s’y renfermant ou en s’y bornant on leur accorde plus d’importance que ne leur en attribuait Bossuet lui-même, qui ne les a ni publiés, ni préparés seulement pour l’impression ? — et ceci ne laisse pas d’être assez significatif. On dira qu’il n’a pas non plus fait paraître lui-même sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, ni ses Élévations sur les Mystères, ni sa Défense de la Tradition et des Saints Pères ? Je le sais ; mais je sais aussi que la mort l’en a seule empêché. Je sais que, parmi les multiples occupations de sa vigoureuse vieillesse — et pour ainsi parler jusqu’à son dernier jour, dans les relâches que lui donnait la maladie qui devait l’emporter, — il revoyait et il retouchait sa Tradition, sa Politique, ses Élévations, avec des scrupules, et une inquiétude, et une impatience, qui témoignent assez de la grandeur du service qu’il eût cru rendre en les publiant. Mais, au contraire, depuis le temps où il composait le Traité de la connaissance de Dieu, soit aux environs de 1680, pour l’éducation du dauphin, fils de Louis XIV, on ne voit pas que Bossuet l’ait relu seulement, et — chose assez singulière, — quand le livre a vu le jour pour la première fois, en 1722, d’après une copie qu’on en avait trouvée dans les papiers de Fénelon, ç’a été sous le titre faux d’Introduction à la Philosophie, et sous le nom de l’archevêque de Cambrai. On ne saurait être plus insouciant, plus détaché de son propre ouvrage ; — et n’est-ce pas d’abord ce qu’oublient tous ceux qui réduisent la « philosophie » de Bossuet tout entière au peu qu’ils en retrouvent dans ses écrits philosophiques ?

Mais je crains surtout qu’ils ne se méprennent sur la portée de son œuvre, et qu’ils ne se fassent, de la philosophie même, une idée trop courte et trop étroite. Car la philosophie consisterait-elle donc à discuter seulement si les qualités de la matière sont en elle ou en nous ? si l’espace et le temps sont des « choses » ou de pures conditions de notre sensibilité ? Ces sortes de questions, dont je ne méconnais pas l’intérêt, ont quelque chose de trop « scolastique », au vrai sens, au sens étymologique du mot, et je veux dire par là qu’en dehors de l’école ni l’intérêt n’en est compris, ni peut-être n’en est réel. C’est comme la question de savoir en quoi la nature ou les fonctions propres « des Séraphins, des Chérubins, et des Trônes », diffèrent de celles « des Puissances, des Vertus, et des Dominations ». Elle appartient sans doute à la théologie ; mais la théologie en examine d’autres aussi, de moins excentriques à la vie présente, et si je puis ainsi parler, de plus effectives. Quelque opinion que Bossuet, dans ses ouvrages que l’on appelle philosophiques, ait donc exprimée sur des questions de ce genre, elles ne sont pas « sa philosophie ». Comme « la philosophie » de Voltaire, c’est dans l’ensemble de son œuvre que « la philosophie » de Bossuet est éparse on plutôt diffuse. Tout autant que dans le Traité de la connaissance de Dieu, c’est dans son Discours sur l’histoire universelle qu’il nous faut la chercher, et au besoin dans son Histoire des variations des églises protestantes. Elle est encore dans son Instruction sur les états d’oraison ou dans sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte. Là est sa métaphysique, là sa logique, là sa psychologie. Là surtout, pour mieux dire, est sa conception de la vie, sa manière de résoudre l’énigme de la destinée ; là sont les principes de sa morale : et là enfin tout ce qu’il convient d’envelopper sous ce nom de sa philosophie, quand on parle d’un homme qui, pendant plus d’un demi-siècle, a plus agi que discouru, et moins disserté que lutté.

Cette manière d’entendre « la philosophie » de Bossuet a plusieurs avantages, et celui-ci premièrement, qui est de décider, en la supprimant, la question de son cartésianisme. Si nous en voulions croire les historiens de la philosophie moderne — et aussi quelques historiens de la littérature française, — le Discours de la méthode ou les Méditations sur la Philosophie première auraient non seulement contenu en puissance, mais déterminé en fait toute la pensée du xviie siècle, et nous ne posséderions, semble-t-on dire, ni Pascal ni Molière, ni Bossuet ni Racine, si Descartes n’avait pas existé. C’est faire trop d’honneur à ce génie chagrin et singulier, qui peut-être n’a manqué de rien tant que de bon sens, à moins encore que ce ne soit de l’expérience de la vie, et du sentiment de la réalité. Pas un de nos grands écrivains du xviie siècle n’a vraiment subi la domination de Descartes, et quand Descartes est devenu, trente ou quarante ans après sa mort, le maître des esprits, il y avait longtemps que tous ceux dont on fait ses disciples, arrivés eux-mêmes au terme de leur vie, s’étaient formés à l’école d’une autre philosophie que la sienne. L’influence du cartésianisme au xviie siècle est l’une des inventions, l’une des erreurs dont Victor Cousin a jadis infesté l’histoire de la littérature française ; — et je le montrerais, si je ne l’avais déjà fait1.

Mais pour Bossuet, s’il semble quelque part cartésien, ce n’est précisément que dans son Traité de la connaissance de Dieu ; et, là même, ce que l’on veut qu’il doive à Descartes, c’est à saint Thomas, on à saint Anselme, ou à saint Augustin qu’il l’emprunte, quand il ne le tire pas de son fonds. J’en pourrais produire, si c’en était ici le lieu, de notables exemples. Et comment, en vérité, n’abonderaient-ils pas, si Descartes s’est moqué de nous avec sa prétention de faire en lui table rase de tout ce qu’il devait à l’enseignement de ses maîtres ? Quant au surplus on épiloguerait sur ce point, et quand on établirait que, ce que saint Thomas ou saint Anselme avaient dit avant lui, Descartes, dans son poêle, l’a réinventé, il serait toujours vrai que ni la théologie, ni la morale, ni l’histoire, ni la politique — qui font toute la philosophie de Bossuet, n’ayant de place dans celle de Descartes, — Bossuet, cartésien par accident ou par occasion, dans celui de ses ouvrages dont les destinées l’ont le moins occupé, ne l’est pas dans les autres. Qu’y a-t-il de cartésien dans le Discours sur l’histoire universelle ? ou dans l’Instruction sur les états d’oraison ? ou dans la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte ? Et, cependant, la question de savoir quel est le fondement du droit des peuples ou du titre des rois ; ce que c’est que l’amour ; ou encore s’il s’exerce une action de Dieu sur le monde, sont-ce ou non — je le demande aux philosophes eux-mêmes — des questions de philosophie ?

J’insisterais, si — dans une lettre qu’on ne connaît, il est vrai, que depuis une quinzaine d’années2 — Bossuet en personne, avec une franchise entière, ne s’était expliqué sur Descartes. C’était en 1689, et Huet, l’évêque d’Avranches, qu’on lui avait jadis associé dans l’éducation du dauphin, venait de publier sa Censure de la philosophie cartésienne. En en faisant tenir un exemplaire à Bossuet, l’évêque d’Avranches y joignit une lettre, où, par manière de badinage, il exprimait la crainte que son illustre confrère « n’eût pas pour agréable un ouvrage si contraire à ses opinions ». Bossuet lui répondit avec un peu d’aigreur — « autant qu’il me parut », nous dit Huet en ses Mémoires ; — et, de là, les historiens de la philosophie, sans y regarder davantage, ont conclu que « Bossuet ne put supporter en silence l’apostasie cartésienne de Huet ». C’est exactement le contraire qu’il fallait dire ; et, sans doute, je le répète, on n’avait pas la réponse de Bossuet sous les yeux, mais il était si facile de n’en pas supposer le contenu ! On nous pardonnera de reproduire ici toute la lettre, comme ne figurant que dans une seule des éditions des Œuvres de Bossuet.

« Je ne puis partir, Monseigneur, sans vous faire mes remerciements, sur le présent que je reçus hier de votre part, ni aussi sans vous dire un mot de la lettre dont il vous a plu de l’accompagner. Vous dites que la doctrine que vous attaquez a eu le bonheur de me plaire — c’est Bossuet qui souligne ; — et vous dites aussi dans la Préface, qui est tout ce que j’ai eu le loisir de lire de voire livre, que vous ne prenez la peine de combattre cette doctrine que parce qu’elle est contraire à la religion. Je veux croire, pour ma satisfaction, que vous n’avez pas songé à lier ces choses ensemble ! mais la foi, dans un chrétien et encore dans un évêque qui la prêche depuis tant d’années sans en être repris, est un dépôt si précieux et si délicat3, qu’on ne doit pas aisément se laisser attaquer par cet endroit-là, en quelque manière que ce soit, surtout par un confrère qu’on aime et qu’on estime autant que vous. Je vous dirai donc franchement ce que je pense sur la doctrine de Descartes ou des cartésiens. Elle a des choses que j’improuve fort, parce qu’en effet je les crois contraires à la religion, ce je souhaite que ce soit celles-là que vous ayez combattues : vous me déchargerez de la peine de le faire, comme je fais en toute occasion, et je serai ravi d’avoir un ouvrage de votre façon où je puisse renvoyer les contredisants. Descartes a dit d’autres choses, que je crois utiles contre, les athées et les libertins, et, pour celles-là, comme je les ai trouvées dans Platon, et, ce que j’estime beaucoup plus, dans saint Augustin, dans saint Anselme, quelques-unes même dans saint Thomas et dans les autres autours orthodoxes, aussi bien ou mieux expliqués que dans Descartes, je ne crois pas qu’elles soient devenues mauvaises depuis que ce philosophe s’en est servi : au contraire, je les soutiens de tout mon cœur, et je ne crois pas qu’on les puisse combattre sans quelque péril. Pour les autres opinions de cet auteur, qui sont tout à fait indifférentes, comme celles de la physique particulière, et les autres de cette nature, je m’en amuse, je m’en divertis dans la conversation, mais, à ne vous rien dissimuler, je croirais un peu au-dessous du caractère d’évêque de prendre parti sérieusement sur de telles choses.

« Voilà, Monseigneur, en peu de mots, ce que je crois sur Descartes. Je vous le dis sans avoir rien sur le cœur qui diminue la cordialité et le respect avec lequel je suis, etc.

« À Paris, 18 mai 1689. »

Et voilà, sans doute, une étrange façon de reprocher à Huet son « apostasie cartésienne » ; mais voilà, sur Descartes et sur le cartésianisme, le fond de la pensée de Bossuet. Une part de la doctrine lui est indifférente : c’est, par exemple, la théorie de l’arc-en-ciel, ou le Traité de la formation du fœtus ; et je ne veux point rechercher à ce propos s’il a tort ou raison dans son indifférence. Je dis seulement que ni la religion, ni la politique, ni la morale ne lui paraissant dépendre du nombre des couleurs du spectre, ou des phénomènes de la segmentation de l’œuf des mammifères, ce sont choses — pour lui comme pour l’auteur des Pensées — dont il ne faut pas négliger de s’informer en passant, quand on le peut, mais qui ne valent pas une heure de peine. Une autre part du cartésianisme n’appartient pas à Descartes : on remarquera que c’en est précisément aux yeux de Bossuet la meilleure, celle que Descartes, élevé jadis par les jésuites de la Flèche, doit lui-même aux Anselme ou aux Augustin. Et enfin, pour la troisième, non seulement il l’improuve, mais en toute occasion, non content de l’improuver, il l’a combattue, il la combat, il la combattra. Peut-on être moins cartésien ? d’une manière plus explicite ? plus modérée d’ailleurs, mais plus ferme aussi dans sa modération ?

Qu’improuvait-il cependant, et qu’a-t-il combattu dans le cartésianisme ? Ce que nous avons déjà vu que Pascal y aurait combattu — si Pascal avait eu le temps de mettre la dernière main à cette Apologie de la religion dont les Pensées ne sont que les fragments mutilés ; — et ce qu’après Pascal et Bossuet, Fénelon y devait combattre à son tour : une conception mécaniste du monde, où, n’y ayant de place que pour la nécessité, il n’y en avait plus pour la liberté de l’homme, et peut-être encore moins pour celle même de Dieu. Non que Descartes l’eût ainsi voulu ; et au contraire, tout ce que l’on pouvait essayer pour sauver la liberté de Dieu, je crois, et on doit dire qu’il l’a effectivement tenté ! Ce sage n’aimait pas qu’on lui fît des affaires ; et c’est un trait de sa prudence que Bossuet a noté quelque part. Mais la logique intérieure du système avait été la plus forte. On l’avait bien vu, quand des spéculatifs plus hardis — Spinosa dans son Éthique, ou Malebranche dans ses Entretiens métaphysiques et ailleurs — avaient tiré des doctrines du maître ce qu’elles contenaient d’inévitables conséquences. Alors, il avait bien fallu s’avouer que les principes du cartésianisme, bien ou mal entendus, mettaient en question ou plutôt en péril quelques-uns des dogmes essentiels de la religion : la possibilité du miracle, le péché originel, la vraie notion de la grâce, le dogme même de la Providence. Et qui sait si ce n’est pas pour cela qu’un peu inquiet de ce qu’il y avait de trop cartésien encore dans son Traité de la connaissance de Dieu, Bossuet, après y avoir réfléchi, s’abstint de le faire imprimer ?

Nous commençons à entrevoir les linéaments de sa philosophie. La philosophie de Descartes est une philosophie de la nature ; la philosophie de Bossuet est une philosophie chrétienne. Mais nous ne saurions nous en tenir là. Car, sans cesser d’être orthodoxe, et de demeurer uni fermement au corps de l’Église, il y a plus d’une manière d’être chrétien. Il y en a surtout plus d’une de philosopher, si je puis ainsi dire, dans le vaste sein du christianisme. Pour achever donc de déterminer le caractère original et personnel de la philosophie de Bossuet, c’est au cœur du christianisme qu’il faut l’aller étudier ; c’est dans la nature aussi du génie de Bossuet ; et c’est enfin ou peut-être surtout dans les circonstances qui l’ont obligé lui-même à se la définir. On ne tarde pas alors à s’apercevoir qu’entre tous les dogmes de la religion, s’il en est un qu’il ait pris à cœur d’établir et de fortifier, c’est celui de la Providence. Bossuet est éminemment le philosophe ou le théologien de la Providence. Son œuvre entière, vue d’assez haut, n’est qu’une apologie de la religion chrétienne par le moyen de la Providence. Et, depuis ses premiers Sermons jusqu’à sa Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, s’il est une idée qui reparaisse dans tous ses ouvrages ; qui en éclaire l’intention pour en recevoir à son tour une lumière nouvelle ; et qu’il excelle à ramener où et quand on l’attendait le moins, c’est l’idée de la Providence.

II §

Je ne dis pas qu’il l’ait inventée. Si je l’osais dire, et qu’il put m’entendre, cette manière de louer son originalité le ferait frémir d’indignation et décoléré. En effet, je parle ici de l’homme qui n’a pas craint d’écrire quelque part : « L’hérétique est celui qui a une opinion. » Bossuet, en matière de foi, n’a pas eu d’opinion ; et il a mis sa gloire à ne rien inventer. Mais, comme il le fait également observer, puisque les mêmes dogmes, selon les temps, les occasions, et le génie particulier des novateurs, sont attaqués de diverses manières, tantôt dans une partie d’eux-mêmes et tantôt dans une autre, il faut bien que l’apologétique suive les contradicteurs sur le terrain qu’ils ont choisi ; et, à de nouveaux assauts, il faut ainsi qu’on oppose des armes, une lactique, des défenses nouvelles4.

C’est justement ce que Bossuet a fait. Sans cloute, en un certain sens, l’histoire elle-même du peuple de Dieu n’est que l’exposition du dogme de la Providence. Les païens, de leur côté, n’en avaient pas non plus tout à fait ignoré l’idée, puisque Lucrèce, en son De Natura Rerum, ne s’est rien proposé de plus capital que de la ruiner ; et là même est le fond de son épicurisme. En revanche, les stoïciens, eux, la considéraient comme constituant en quelque manière l’essence de la définition de Dieu. « Que resterait-il à la neige — disaient-ils — si on lui ôtait le froid, et au feu si on lui ôtait la chaleur ? De même, que resterait-il à l’âme si on lui ôtait le mouvement, et à Dieu si on lui ôtait la Providence ? » Les Pères étaient venus ensuite, ceux de l’Église grecque, Chrysostome et Grégoire de Nysse, qu’à la vérité j’ai peu lus ; et ceux de l’Église latine, saint Augustin, Orose, Salvien « le prêtre de Marseille », et Boèce, à leur suite, et plus tard saint Thomas, combien d’autres encore, que j’ignore ou que j’oublie ! Mais si les principes étaient depuis longtemps posés et consentis, il y avait bien des conséquences que l’on n’en avait pas encore aperçues ou tirées ; et, sans parler de cette magnificence ou de cette force de style grâce auxquelles Bossuet devait presque égaler la grandeur de son sujet, personne avant lui n’avait donné plus ou autant d’extension à cette idée de la Providence : n’y avait fait des applications plus diverses ; n’y avait enfin, et en un certain sens plus savamment ramène hi religion tout entière.

Aussi bien n’en était-il pas qu’il fût alors plus urgent de défendre contre les libertins, n’y en ayant pas — ce sont les termes de Bossuet lui-même — qui « fût exposée à des contradictions plus opiniâtres ». Pour le prouver, j’ai déjà plusieurs fois cité le père Garasse, en sa Doctrine curieuse des beaux esprits, ou Mersenne encore, dans ses Questions sur la Genèse. À leur témoignage, puisqu’on en a contesté la valeur, ou la portée, je puis joindre aujourd’hui celui de Lessius5, ce même Lessius que Pascal a si fort malmené, mais qui n’en demeure pas moins l’une des gloires de la compagnie de Jésus. Nous avons, en effet, dans les Opuscules de Lessius, sous la date de 1613, un traité dont le titre tout seul est assez caractéristique : — de Providentia numinis, et anima immortalitate libri duo, adversus atheos et politicos ; — et peut-être, à ce propos, n’est-il pas superflu de noter que Bossuet possédait les Opuscules de Lessius, sous le numéro 131 du catalogue de sa bibliothèque. Il possédait aussi, sous le numéro 314, la Politique d’un autre jésuite, le père Adam Contzen. Or Lessius disait, dans la Dédicace de son livre à l’évêque de Gand : « Parmi beaucoup de sectes impies dont les funestes doctrines déchirent le sein de la religion, il n’y en a ni de plus nombreuse en adeptes, ni de plus étendue, ni qu’on retrouve en plus de lieux sur terre que celle des athées— secta ἀθέοτητοϛ — je veux dire de ces libertins qui nient ou qui révoquent en doute la Providence divine et l’immortalité de l’âme. » C’est ce que disait également Contzen, dans sa Politique, dont il employait presque entièrement le premier livre à la réfutation des arguments des athées contre la Providence. Héritiers, par notre Montaigne, de l’épicurisme ou du naturalisme italien de la renaissance, s’il était donc un dogme qui fût en butte aux sarcasmes des libertins du xviie siècle, nous pouvons l’affirmer, c’était celui de la Providence, — et si ce n’est pas la seule raison que Bossuet ait eue de le défendre, c’en est au moins la première.

Car il en avait d’autres, que je me contenterai d’indiquer en courant. — Les jansénistes, embarrassés peut-être par leurs doctrines sur la prédestination, qui restreignaient singulièrement la liberté de Dieu même, n’avaient pour ainsi dire pas touché cette matière de la Providence. Est-ce pour ce motif que, si l’idée s’en retrouve dans l’Augustinus de Jansénius et dans les Pensées de Pascal, comme étant inséparable de l’idée de Dieu, je ne me rappelle pas que le nom s’y en rencontre une seule fois ? — On sait d’autre part qu’à Metz, la seule ville de France où les juifs eussent un état légal, leur misérable condition avait éclaté aux yeux de Bossuet, tout jeune encore, comme une preuve vivante de la Providence de Dieu. N’a-t-on pas retrouvé, dans un sermon de cette époque — Sur la bonté et la rigueur de Dieu, — le dessin un peu grêle, mais aisément reconnaissable de la deuxième partie du Discours sur l’histoire universelle ? — Et enfin, si, depuis longtemps, la tentation des libertins était d’imputer à la « Nature » ou au « Destin » la régularité de ce gouvernement du monde que la religion rapportait à Dieu, le cartésianisme, en précisant, ce que la tentation avait d’encore vague, n’avait-il pas fixé ce qu’elle avait avant lui d’incertain ? — Bossuet, plus perspicace qu’on ne le veut bien dire, a compris que, si les progrès de la science devaient bientôt menacer quelque dogme, c’était d’abord celui de la Providence.

Mais sa grande raison de s’attacher, pour ainsi dire, au dogme de la Providence, de le faire sien — comme on peut affirmer que Pascal aurait fait celui de la chute originelle, s’il avait achevé son Apologie de la religion, — c’est qu’il n’y en avait pas qui convînt plus étroitement à la nature de son génie. Qui donc a cru dire autrefois quelque chose de spirituellement malicieux, en appelant Bossuet « un conseiller d’État » ? C’était en tout cas un évêque, mm un moine ; et j’entends par là qu’en même temps qu’un dogme et qu’une morale, sa religion était une politique aussi. Ce n’est pas tout pour lui qui d’enseigner ou de prêcher les hommes ; il se croit également investi du droit, ou chargé de l’obligation de les conduire. Lisez, plutôt, dans sa Politique, l’article intitulé : Erreurs des hommes du monde et des politiques sur les affaires et les exercices des religions. Aussi, ce qu’il a vu d’abord dans le dogme de la Providence et ce qu’il s’est d’abord efforcé d’en bien dégager, est-ce l’idée de gouvernement, et, pour user de ses propres expressions, ce sont « maximes d’État » de la « politique du ciel ». Les rois sont comme des dieux, et Dieu est le Roi des rois. De même donc que les rois sont rois pour faire régner entre les hommes, par des moyens dont le choix et l’application n’appartiennent qu’à eux, la justice, la paix, et la prospérité ; de même, Dieu, par des voies qui nous sont cachées, conduit le monde à des fins également dignes de sa justice, de sa puissance, et de sa bonté. Dans les Sermons, dans le Discours sur l’histoire universelle, dans la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte, il n’y a pas d’idée qui revienne plus souvent, de comparaison qui soit plus naturelle à Bossuet, d’analogie qui lui paraisse mieux fondée. Évidemment, comme il y avait une affinité secrète entre le pessimisme de Pascal et la sévérité ou la dureté du dogme de la chute, il y en a une entre le dogme de la Providence et le goût comme inné de Bossuet pour la règle, pour l’ordre, pour l’unité. S’il a défendu comme personne l’idée de la Providence, c’est qu’il l’a sentie, ou éprouvée, si je puis ainsi dire, comme personne ; et quand il n’aurait rien ajouté que lui-même à ce qu’on en avait dit avant lui, c’est pour cela qu’il en demeurerait toujours le philosophe et le théologien.

Suivons donc le développement de l’idée dans son œuvre ; et voyons-la, non pas assurément d’informe ni de vague, mais pourtant de flottante ou de trop générale encore, devenir d’année en année plus précise ou plus particulière, et, en se particularisant, s’élargir, s’enrichir, s’approfondir.

Elle est partout dans les Sermons ; et par exemple, il y a longtemps qu’on l’a signalée dans ce sermon Sur la bonté et la rigueur de Dieu, que je rappelais plus haut. Bossuet avait alors environ vingt-cinq ans. Peu de sermons sont plus caractéristiques de sa première manière, agressive et souvent violente, militante et passionnée, peu pitoyable à la faiblesse humaine. L’idée que ce jeune prêtre se fait là de la Providence — ou plutôt des vengeances du Dieu dont il est le ministre, — outre qu’elle manque un peu de générosité, manque surtout d’ampleur et d’originalité. Tout frémissant encore d’une horreur sacrée des bourreaux du Christ, comme s’il sortait d’assister au drame du Calvaire, il n’y a rien là de personnel que l’accent, que l’éclat de la parole, que l’allure du discours. Rien de plus ; rien surtout qui indique la présence dans son auditoire d’un autre ennemi que le juif ; rien qui pousse, ou qui perce, et qui passe au-delà des murs entre lesquels il prêche ; mais

… Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ;

et la destruction de Jérusalem, la dispersion du peuple juif, la malédiction qui continue toujours, après dix-sept cents ans, de peser partout sur eux, tournées, pour le chrétien intransigeant qu’il est, comme en autant de preuves de la vérité de sa religion.

Il y a déjà quelque chose de plus, dans les deux sermons Sur la Providence, que l’on date, l’un de 1656, et le second de 1662. Si nous en avions le loisir, l’occasion serait favorable et la tentation naturelle de comparer les deux discours, pour montrer ce que six années seulement d’intervalle ont mis de différence entre deux manières de traiter le même sujet par les mêmes arguments. Mais, ce qui nous importe beaucoup davantage, on voit les libertins ici paraître en scène, et Bossuet, dans son exorde, annoncer son intention d’établir contre eux la vérité du dogme de la Providence :

« De toutes les perfections infinies de Dieu, celle qui a été exposée à des contradictions plus opiniâtres, c’est sans doute cette Providence éternelle qui gouverne les choses humaines. Rien n’a paru plus insupportable à l’arrogance des libertins, que de se voir continuellement observés par cet œil toujours veillant de la Providence ; il leur a paru, à ces libertins, que c’était une contrainte importune de reconnaître qu’il y eût au ciel une force supérieure qui gouvernât tous nos mouvements et châtiât nos actions déréglées avec une autorité souveraine. Ils ont voulu secouer le joug de cette Providence qui veille sur nous, afin d’entretenir dans l’indépendance une liberté indocile qui les porte à vivre à leur fantaisie, sans crainte, sans retenue et sans discipline. »

Mais, comme une eau qui sort en bouillonnant d’une source trop pleine, les idées de Bossuet se pressent ici les unes les autres, et si leur abondance ne le détourne pas lui-même de son principal dessein, cependant l’ensemble du discours a quelque chose encore de confus ou d’irrégulier. L’idée en est belle ; elle est grande : c’est que, pour prendre notre point de perspective, et pour entendre quelque chose au plan divin de la création, il faut sortir du monde, en franchir les limites étroites, s’élever au-dessus du temps qui passe, plus haut, plus loin encore, et se transportant en espérance au jour du dernier jugement, voir de là se débrouiller la confusion des choses humaines, tout se remettre en place, et le désordre enfin prouver l’ordre. Mais, pour reconnaître ensuite avec lui — je parle en libertin — « toute l’économie de la Providence » dans le verset du psalmiste : Calix in manu Domini vini meri plenus mixto, n’y faut-il pas peut-être, avec beaucoup de bonne volonté, quelque subtilité d’esprit ? J’ajoute que, dès le second point, il ne s’agit plus dans le sermon que de l’utilité des afflictions, qui fait sans doute une partie de la question de la Providence, mais une partie seulement, et qui semble en résulter comme une conséquence plutôt qu’elle ne sert à la démontrer ou à l’établir. Et s’il est enfin toujours hasardeux de lier le libertinage de l’esprit à celui des mœurs — parce que la vertu d’un seul athée suffit à renverser toute l’argumentation, — c’est un danger que Bossuet n’a pas évité dans ce premier sermon.

Je le trouve plus libre dans le second, dont l’ordonnance, ayant plus de simplicité, a plus de solidité aussi. Les libertins occupent vraiment ici tout le discours, comme ils occupaient, en le composant, toute la pensée du prédicateur. Je ne puis résister au plaisir d’en recopier au moins l’exorde, l’un des plus beaux que nous ayons de Bossuet, où l’on entend sonner comme un bruit de guerre, et dont le geste superbe semble celui d’un Condé menant ses troupes à l’assaut :

« Nous lisons dans l’histoire sainte que le roi de Samarie, ayant voulu bâtir une place forte qui tenait en crainte et en alarme toutes les places du roi de Judée, ce prince assembla son peuple, et fit un tel effort contre l’ennemi que, non seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux grands châteaux par lesquels il fortifia sa frontière. Je médite aujourd’hui, Messieurs, de faire quelque chose de semblable, et dans cet exercice pacifique, je me propose l’exemple de cette entreprise militaire. Les libertins déclarent la guerre à la Providence divine, et ils ne trouvent rien de plus fort contre elle que la distribution des biens et des maux qui paraît injuste, irrégulière, sans aucune distinction entre les bons et les méchants. C’est là que les impies se retranchent comme dans leur forteresse imprenable ; c’est de là qu’ils jettent hardiment des traits contre la sagesse qui régit le monde, se persuadant faussement que le désordre apparent des choses humaines rend témoignage contre elle. Assemblons-nous, Chrétiens, pour combattre les ennemis du Dieu vivant ; renversons les remparts de ces nouveaux Samaritains. Non contents de leur faire voir que cette inégale dispensation des biens et des maux du monde ne nuit en rien à la Providence, montrons, au contraire, qu’elle l’établit. Prouvons, par le désordre même, qu’il y a un ordre supérieur qui rapporte tout à soi par une loi immuable, et bâtissons les forteresses de Juda des débris et des ruines de celle de Samarie. »

Ai-je besoin de faire observer qu’en prêchant ici le dogme, Bossuet ne le détachera pas de l’usage ou de l’application que son auditeur en doit faire ? Quoi que l’on en ait voulu dire, ce sont des leçons de morale qu’il donne ; du haut de la chaire chrétienne ce sont bien des règles de conduite qu’il prescrit ; et je me repens de l’avoir jadis représenté, sur la foi de Désiré Nisard, comme j’aurais pu faire d’un théologien argumentant dans l’école sur le mystère de la Trinité. Mais l’intention polémique, et par suite aussi l’intention doctrinale, est sinon mieux marquée, du moins plus facile à saisir dans ce second sermon. Contre les libertins, qu’il n’accuse plus ici de dérèglement dans les mœurs, mais plutôt d’orgueil et de confiance en eux-mêmes, dans les fumées de leur propre sagesse, il semble que Bossuet se prépare à ramasser l’arme qui tombera, dans quelques jours, des mains de Pascal expirant. Et ne peut-on pas dire qu’il va déjà plus loin que l’auteur des Pensées, si ce n’est plus seulement, comme lui, l’indifférence ou l’insouciance des alliées qu’il combat en eux, mais leurs attaques auxquelles il se propose de répondre par des ripostes, leurs raisons auxquelles il oppose les siennes, leurs arguments enfin dont il se fait fort de leur démontrer publiquement la faiblesse ? Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait réussi, dans son second sermon Sur la Providence, et, lui-même, il n’allait pas tarder à s’en apercevoir.

Qu’il y ait, en effet, de l’ordre dans la nature, et un point fixe, par conséquent, d’où se démêle et s’organise l’apparente confusion des affaires humaines ; qu’il y ait des lois, dont la stabilité soit le premier caractère, le caractère sans lequel elles ne seraient pas lois ; et qu’enfin l’enchaînement secret en forme le système du monde, ce n’était plus, aux environs de 1660, ce que niaient nos libertins, ni surtout les cartésiens puisqu’au contraire ils arguaient de cette stabilité même des lois de la nature, et de la réalité de l’ordre universel, pour établir en quelque manière l’inexistence de la Providence sur son inutilité. Interrogés sur la place ou sur le jeu qu’ils laissaient à l’action divine dans le gouvernement du monde, ils auraient pu déjà répondre, comme ce géomètre, qu’ils n’avaient pas besoin de cette hypothèse ; et, ainsi que l’on disait alors, c’était faire pour eux, en tout cas, que de leur montrer tout l’univers soumis à une loi d’airain dont la nécessité enchaînait Dieu lui-même. Bossuet a failli commettre cette erreur ; mais c’est Fénelon qui y est tombé, dans la première partie de son Traité de l’existence de Dieu.

Les libertins disaient encore qu’il n’était pas de la majesté de Dieu, s’il existait, de se soucier des affaires des hommes, non plus que les hommes ne s’occupent de celles des fourmis ou des moucherons. Si est aliquod numen supremum, credibile est illud se rebus humanis non immiscere, nec curare quid apud nos agatur. Mais cela n’était pas davantage de sa perfection, ajoutaient-ils, dont le propre, étant de se suffire à elle-même, est donc aussi d’habiter éternellement en soi, sans en pouvoir sortir que pour se nier en se manifestant.

Enfin, et de tous leurs arguments, celui-ci — qui détruisait les autres, il est vrai, mais on n’y regardait pas de si près ! — est sans doute le plus ingénieux ; ils soutenaient qu’il n’arrive à chacun que ce que chacun a voulu que la proportion est constante entre l’effort et le résultat ; qu’heureux ou malheureux, tout homme est lui seul à lui-même l’artisan de sa destinée. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, il n’y en avait pas moins vingt autres raisons pour qu’Octave vainquît au promontoire d’Actium, et que tout ce qu’il était, joint à tout ce qu’il représentait, triomphât de tout ce qu’était l’amant de l’Égyptienne. La conséquence est assez claire : si nous sommes ainsi notre Providence à nous-mêmes, que réservera-t-on pour sa part à celle de Dieu ? où, quand, et comment veut-on qu’elle s’exerce ? dans quels intervalles des affaires humaines ? Il faut retenir cet argument, pour bien entendre la philosophie de Bossuet sur les « choses fortuites », et ce que l’on pourrait appeler sa théorie du hasard.

Parcourez maintenant les sermons de sa grande époque. C’est l’expression dont on se sert pour désigner ceux qu’il a prêchés de 1662 à 1670. Aussi souvent que le sujet le comporte, vous n’en trouverez pas un qui ne soit un commencement de réponse à quelqu’un de ces arguments.

Qu’essaie-t-il de prouver dans son sermon Sur l’ambition, qu’il a prêché cinq ou six fois ? Précisément ce qu’il a si bien résumé plus tard dans un endroit de sa Politique. « On a beau compasser, dira-t-il, tous ses discours et tous ses desseins, l’occasion apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu, en sorte qu’on fait toujours plus ou moins qu’on ne pensait. Et cet endroit inconnu à l’homme dans ses propres actions et dans ses propres démarches, c’est par où Dieu agit, et le ressort qu’il remue. » Voyez encore ses sermons Pour la fête de tous les saints ou Pour le jour de Noël. Ils célèbrent le mystère du jour ; mais, dans cette commémoration solennelle, ce qu’ils ont surtout pour objet de mettre en lumière, c’est le pacte d’amour que la bonté de Dieu a voulu conclure avec la faiblesse de l’homme. Et, tel sermon Sur les devoirs des rois ou Sur la justice, quelle en est l’idée intérieure et profonde ? C’est, comme Bossuet le dit lui-même, c’est de nous apprendre que « Dieu a voulu tout décider, c’est-à-dire donner des décisions à tous les états », ou, en d’autres termes, régler les conditions des hommes — celle du roi comme celle du prêtre, celle du marchand dans sa boutique ou de l’artisan dans son ouvroir, — et leur donner à tous des principes de conduite qui le mêlent, pour ainsi dire, à toutes nos actions comme il toutes nos pensées. Descendant des hauteurs inaccessibles où jusqu’alors on l’avait placée, n’est-il pas vrai qu’ici l’idée de la Providence ne s’abaisse assurément pas, mais enfin s’humanise ? La preuve qu’on en cherchait dans de vains raisonnements, Bossuet nous la fait voir et comme toucher en nous, dans le secret de notre conscience. Il y a une force cachée qui fait servir nos actes à des fins que nous n’avions ni prévues, ni souvent souhaitées, qui nous effraient quelquefois nous-mêmes ; — et cette force, c’est Dieu.

Arrivé là, il ne lui restait plus qu’à en montrer la présence dans l’histoire, et je ne sais si ce n’est pas le principal objet de ses Oraisons funèbres, mais surtout des deux premières : l’Oraison funèbre d’Henriette de France, datée, comme l’on sait, de 1669 ; et l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, prononcée le 21 août 1670. Bossuet avait quarante-trois ans. Rappellerai-je ces paroles, qui sont, ou qui étaient jadis, il n’y a pas longtemps encore, dans toutes les mémoires ? Le Français qui les vantait n’apprenait rien alors à l’étranger ! Aujourd’hui, je commence à craindre que ce ne soit bientôt l’étranger qui nous les rapprenne ;

« C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. Il voulait découvrir, par un grand exemple, tout ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours : ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. “Je suis le Seigneur, dit-il par la bouche de Jérémie ; c’est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux, et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant, j’ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur.” Il l’appelle son serviteur, quoique infidèle, à cause qu’il l’a nommé pour exécuter ses décrets. “Et j’ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu’aux animaux”, tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande ! Mais écoutez la suite de la prophétie : “Je veux que ces peuples lui obéissent, et qu’ils obéissent encore à son fils, jusqu’à ce que le temps des uns et des autres vienne.” Voyez, chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées : Dieu détermine jusques à quand doit durer l’assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde. »

Si j’ai cru devoir choisir ce passage parmi tant d’autres, ce n’est pas seulement qu’il nous montre Bossuet en pleine possession de son idée maîtresse, mais encore c’est que l’on y voit la promesse des applications qu’il en va faire, et qui vont remplir maintenant trente ans de son existence. « Ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime » ; c’est toute l’Histoire des variations des églises protestantes. Mais, « quand ce Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins », la manière dont « il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance », n’est-ce pas l’idée du Discours sur l’histoire universelle ? Et c’est toujours aussi l’idée de la Providence. Or, si les protestants n’avaient pas attaqué l’Histoire des variations, nous n’aurions ni les Avertissements aux protestants, ni les deux Instructions pastorales sur les promesses de l’Église, ni l’Explication de l’Apocalypse. Nous n’aurions, d’autre part, ni la Défense de la Tradition et des Saints Pères, ni les deux Instructions sur la traduction du Nouveau Testament publiée à Trévoux, ni tant d’autres écrits, s’il n’avait fallu défendre contre les « libertins », et contre les « critiques », le Discours sur l’histoire universelle. Laissant de côté ses Sermons, qu’il n’a pas lui-même imprimés, ni destinés à l’impression, on peut donc dire que l’Histoire universelle et l’Histoire des variations résument trente ans de la vie de Bossuet, s’il n’a rien écrit, trente ans durant, que pour les soutenir ou les développer. Mais l’Histoire des variations soulève tant de questions particulières, et d’un autre ordre, qui ne se rattachent qu’indirectement à celle que nous examinons, qu’on ne s’étonnera pas si, de ces deux grands ouvrages, puisque le choix en est libre, nous nous attachons de préférence au Discours sur l’histoire universelle.

III §

Nous n’avons pas sans doute à justifier contre tant de vaines critiques dont il a été l’objet, mais auxquelles, d’ailleurs, nous voyons qu’il ne laisse pas d’avoir assez glorieusement résisté, le plus célèbre, et presque le plus achevé des ouvrages de Bossuet. Qui croirait qu’on lui a sérieusement reproché — dans un Discours qui se termine à l’avènement de Charlemagne — de n’avoir pas parlé de l’Amérique ? Un autre encore s’est plaint qu’il eût passé Mahomet sous silence, comme si Bossuet, à deux reprises, et notamment à la fin du livre, n’avait pas renvoyé de parler de Mahomet et de l’islamisme à un autre Discours, qu’il n’a pas eu le temps d’écrire ! On ne saurait discuter, selon le vieil adage, avec ceux qui ne conviennent pas des principes ; et nous, que pouvons-nous répondre à des critiques dont le premier soin semble avoir été de ne pas lire l’ouvrage qu’ils voulaient critiquer ?

Quant au reproche de n’avoir pas tenu les promesses de son titre, et, par exemple, dans une Histoire universelle de n’avoir traité ni de l’Inde ni de la Chine, je ne dirai pas que Bossuet l’eût fait dans son second Discours ; — quoique d’ailleurs on pût le soutenir, et presque le prouver. Comme de l’islamisme et comme de Mahomet, il attendait, pour parler de l’Inde et de la Chine, qu’elles fussent entrées dans le plan de l’histoire de la civilisation occidentale, et même, pour les y introduire, nous pourrions indiquer le moyen qu’il eût pris. C’est celui dont Fénelon, quelques années plus tard, a usé dans un sermon classique — Pour la fête de l’Épiphanie, — où il montre la catholicité passant l’immensité des mers, et s’en allant réparer au loin, dans les contrées de l’extrême Orient, les pertes que lui avaient infligées les victoires de Luther et de Calvin. À moins encore qu’il n’eût naïvement répondu, comme il l’a fait dans un curieux passage de sa seconde Instruction pastorale sur les promesses de l’Église :

« S’il y a des particuliers qui ne croient pas à l’Évangile, qui doute qu’il y ait aussi des nations, puisqu’on en trouve même à qui l’esprit de Jésus ne permet pas de prêcher durant de certains moments ? (Act., xvi, 6, 7.) Allez donc chicaner saint Paul et Jésus-Christ même, et alléguez-leur la Chine comme vous faites sans cesse et, si vous voulez les Terres Australes pour leur disputer la prédication écoutée par toute la terre. Tout le monde, malgré vous entendra toujours ce langage populaire qui explique par toute la terre le monde connu, et dans le monde connu une partie éclatante et considérable de ce grand tout. En sorte qu’il sera toujours véritable que ce sera de ce monde que l’Église demeurera toujours composée… »

Il est bien difficile de ne pas croire qu’il songe, en écrivant ces mots, à son Histoire universelle. Et, en effet, ne pourrait-on pas dire, non seulement avec « le langage populaire », mais avec la philosophie même, que le premier caractère d’une Histoire vraiment universelle est de ne l’être pas6 ? En effet, comme l’histoire de chacun de nous, pareillement, l’histoire des nations est pleine de moments qui ne s’objectivent point, pour ainsi parler ; d’événements qui périssent en naissant ; d’accidents qui ne laissent point après eux de traces d’eux-mêmes ; et je sais bien que ce sont ceux que les chronographes ou les annalistes se complaisent à enregistrer, mais ce sont ceux aussi dont on a dit avec raison qu’il n’y avait rien de plus méprisable qu’un fait. Bossuet n’a compté, lui, ni cru devoir compter qu’avec les autres, ceux qui forment la trame éternellement subsistante de l’histoire ; et, de lui demander, au lieu de son Discours, de n’avoir pas écrit l’Art de vérifier les dates, ne serait-ce pas se moquer du monde ?

Enfin, si Voltaire et les voltairiens se plaignent qu’il ait fait graviter l’histoire de l’univers autour de celle du peuple juif — pour lequel on sait l’étrange, l’insolent, et l’inhumain mépris qu’ils affectent encore, — à qui l’érudition contemporaine a-t-elle donné raison ? Oui, qui donc a dit qu’il n’y avait au monde que « trois histoires de premier intérêt » : celle des Grecs, celle des Romains, celle des Juifs ? Qui a prouvé que, si le christianisme était et demeure jusqu’ici le fait le plus considérable de l’histoire du monde, il ne s’expliquait lui-même, et ne se comprenait qu’à la lumière de l’histoire du peuple de Dieu ? N’est-ce pas M. Ernest Renan ? Nous dira-t-on aussi de lui, que, s’il n’a pas fait plus de place, une part plus large, dans ses Origines du christianisme, au bouddhisme, par exemple, ou, généralement, à l’influence des philosophies orientales, c’est qu’il les ignore ? Mais, si l’idée que M. Renan se fait de la philosophie de l’histoire est sans doute un peu étroite — j’entends toujours chrétienne, en dépit qu’il en ait, ou plutôt toujours biblique, — reprocherons-nous à Bossuet, il y a deux cents ans maintenant passés, de ne s’en être pas fait une plus large ? Ne le trouverons-nous pas excusable, lui qui n’avait pas été l’élève d’Eugène Burnouf ? Et ne conviendrons-nous pas qu’imaginaire comme les autres, le grief qu’on lui fait, d’avoir ordonné l’histoire du monde par rapport à celle du peuple juif, ce grief à son tour tombe, s’évanouit, et se dissipe comme eux ?

C’est ce que je dirais si j’avais à défendre le Discours sur l’histoire universelle. J’ajouterais qu’à mon avis, les lacunes ou les défauts n’en sont pas où l’on croit les voir, mais ailleurs, et qu’assurément ce n’est point Voltaire qui les a réparés, dans son Essai sur les mœurs, avec ce qu’il y dit de l’Ezour-Veidam ou de l’empereur Kam-Hi… Mais ce qu’il est plus intéressant de montrer, c’est le dessein que Bossuet s’est proposé dans son Discours ; ce sont les raisons particulières qu’il a eues de le publier. C’est aussi que l’intention en est plus subtile, et surtout plus complexe, que ne le donneraient à croire la simplicité de l’ordonnance, la lucidité du raisonnement, l’incomparable netteté du style. Unique en effet, pour l’aisance ou la négligence même, un peu hautaine, avec laquelle il jette, en passant, dans sa phrase plus rapide encore que majestueuse, autant d’idées que de mots, Bossuet ne l’est pas moins, dans ses grands ouvrages, pour l’art dont il sait faire marcher du même pas, ou courir de la même allure, l’exposition des faits, la réfutation des opinions adverses, et la démonstration du dogme. J’en voudrais montrer un admirable exemple dans le Discours sur l’histoire universelle.

On n’y voit d’ordinaire qu’une philosophie de l’histoire ; mais il est encore, et de plus, une apologie de la religion, et une démonstration du dogme de la Providence contre les libertins. Nous en avons pour garant un curieux endroit du Journal de l’abbé Ledieu. Ledieu, qui fut vingt ans le secrétaire de Bossuet, nous a laissé sur son maître des Mémoires panégyriques, et un Journal particulier qui se sent moins de l’admiration d’un fidèle secrétaire que de la sourde hostilité d’un plat valet de chambre. Or, un jour qu’ils causaient du Discours, dont Bossuet préparait la dernière édition qu’il ait donnée, et que Ledieu, comme il le pouvait sans flatterie, lui en faisait de grands compliments, Bossuet lui dit : « Oui, j’ai voulu dans mon Discours réunir à l’autorité des premiers apologistes et de saint Augustin tout ce qui est répandu dans la tradition. Mais, il y a plus : après avoir épuisé l’Écriture et les Pères, j’ai voulu combattre, de mon propre fond, les philosophes anciens et païens, par des raisons nouvelles, qui n’ont jamais été dites, et que je tire le plus souvent de mes adversaires mêmes. » Nous ne saurions mieux définir la part d’invention ou d’originalité de Bossuet dans son Discours, ni rien répondre de plus net à ceux qui veulent qu’il en doive la première idée à Pascal, ou à M. Duguet. On n’a pas besoin de rien emprunter, fût-ce à l’auteur des Pensées, lorsque l’on est Bossuet, et que l’on a saint Augustin sous la main. Quant aux « raisons nouvelles » qu’il avait tirées de « ses adversaires mêmes », il ne faut, pour les trouver, chercher ni bien longtemps ni bien loin ; — et il suffit d’une seule observation.

Si la raison de l’homme, en effet, peut s’élever toute seule, d’elle-même et sans effort, à l’idée d’une Providence générale, qui gouvernerait le monde par des lois générales, immuables, et nécessaires, il nous est moins aisé de concevoir l’idée d’une Providence particulière, dont l’active sollicitude, partout et toujours présente, ne souffrirait ni que la liberté de nos caprices troublât l’ordre de ses desseins, ni qu’il tombât sans sa permission « un seul cheveu de notre tête ». Même, nous la formons d’autant moins aisément que l’humanité se développe davantage ; et il semble qu’elle ait quelque chose de plus enfantin encore qu’inconcevable. Cependant, cette Providence particulière est celle des chrétiens. « Qu’entendons-nous par le mot de Providence ? — dira bientôt Fénelon, dans sa Réfutation du système du P. Malebranche, inspirée, presque dictée, revue et corrigée par Bossuet. — Ce n’est point l’établissement des lois générales ni des causes occasionnelles ; tout cela ne renferme que les règles communes que Dieu a mises dans son ouvrage en le créant. On ne dit point que c’est la Providence qui tient la terre suspendue, qui règle le cours du soleil, et qui fait la variété des saisons ; on regarde ces choses comme les effets constants et nécessaires des lois générales que Dieu a mises d’abord dans la nature ; mais ce qu’on appelle Providence, selon le langage des Écritures, c’est un gouvernement continuel qui dirige à une fin les choses qui semblent fortuites. » Et Bossuet d’écrire à la marge : « La Providence semble enfermer tout cela, mais plus particulièrement ce qui semble fortuit. » Or, c’est là, précisément, ce qu’il est difficile à la raison d’admettre : que Dieu ait déchaîné les révolutions d’Angleterre pour sauver l’âme de Mme Henriette ! Ou plutôt, c’est ce qu’il lui serait impossible d’admettre, comme étant contradictoire, si la révélation n’était là, qui l’en assure. La conséquence est évidente. Pour établir le dogme de la Providence, il fallait commencer par mettre hors de doute l’autorité de la révélation, ou, si l’on veut, il fallait les prouver l’une par l’autre, et toutes les deux par l’histoire, en montrant que l’histoire, inexplicable sans la Providence, n’achève de s’éclairer qu’à la lumière de la révélation.

C’est ce que niaient les libertins, et, en particulier, le plus illustre alors d’entre eux, ce juif d’Amsterdam, le plus logique aussi des cartésiens, Spinosa, dont le Traité théologico-politique, après avoir soulevé des orages, lors de son apparition, en 1670, venait d’être traduit et réédite jusqu’à trois fois en français, dans la même année 1678, sous le titre de : Réflexions curieuses d’un esprit désintéressé sur les matières les plus importantes au salut, tant public que particulier. Bossuet avait lu Spinosa. Le Tractatus theologico-politicus, en édition originale [Hamburgi, 1670, Kunrath], figure au catalogue de sa bibliothèque, sous le numéro 638. J’y vois figurer également l’Éthique — ou plutôt l’Opus posthumum, — en manuscrit, sous le numéro 606 ; et ceci est plus curieux. Car, puisque l’Éthique a paru pour la première fois en 1677, quatre ans avant le Discours de Bossuet, il fallait donc que Bossuet fût singulièrement attentif à tout ce que faisait Spinosa, pour se l’être ainsi procurée manuscrite. Mais ce qui achève de nous rendre certains qu’il connaissait bien l’auteur du Traité théologico-politique, c’est qu’à chaque instant, s’il ne le nomme pas, il le réfute, ou il lui répond, dans la seconde partie du Discours sur l’histoire universelle.

Les preuves en seraient innombrables. C’est contre Spinosa qu’il s’est efforcé d’établir « la vocation du peuple de Dieu » ; et on lit, effectivement, dans le Traité théologico-politique : « Si quelqu’un persiste à soutenir que l’élection des juifs est une élection éternelle… Je n’y veux pas contredire, … pourvu qu’on demeure d’accord qu’à l’égard de l’intelligence et de la vertu véritable, toutes les nations sont égales, Dieu n’ayant sur ce point aucune sorte de préférence, ni d’élection pour personne. » Spinosa dit ailleurs : « Puisqu’il est bien établi que Dieu est également bon et miséricordieux pour tous les hommes, et que la mission des prophètes ne fut pas tant de donner à leur patrie des lois particulières que d’enseigner aux hommes la véritable vertu, il s’ensuit que toute nation a eu ses prophètes, et que le don de prophétie ne fut point propre au peuple juif. » Et Bossuet lui répond : « Les nations les plus éclairées et les plus sages, les Chaldéens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, étaient les plus ignorantes et les plus aveugles sur la religion : tant il est vrai qu’il y faut être élevé par une grâce particulière et par une sagesse plus qu’humaine ! » Mais, de tous les raisonnements de Spinosa, celui qu’il ne cesse de combattre, dont on pourrait presque dire que son Discours entier n’est qu’une perpétuelle contrepartie, c’est celui qui fait le fond de l’Éthique aussi bien que du Traité théologico-politique : « Si un phénomène se produisait dans l’univers qui est contraire aux lois générales de la nature, il serait également contraire au décret de Dieu et si Dieu lui-même agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui est le comble de l’absurdité… Je conclus donc qu’il n’arrive rien dans la nature qui soit contraire à ses lois universelles, rien qui ne soit d’accord avec ces lois et qui n’en résulte… Et ces lois, bien que nous ne les connaissions pas toujours, la nature les suit toujours et par conséquent elle ne s’écarte jamais de son cours immuable. » C’est ce que Bossuet, comme on le pense bien, refuse énergiquement d’accorder :

« Moïse, et les anciens Pères dont Moïse a recueilli les traditions, nous donnent d’autres pensées. Le Dieu qu’il nous a montré a bien une autre puissance ; il peut faire et défaire ainsi qu’il lui plaît, il donne des lois à la nature, et les renverse quand il veut

« Si, pour se faire connaître dans le temps que la plupart des hommes l’avaient oublié, il a fait des miracles étonnants, et forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a continué par là à montrer qu’il en était le maître absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l’ordre du monde.

« C’est justement ce que les hommes avaient oublié : la stabilité d’un si bel ordre ne servait plus qu’à leur persuader que cet ordre avait toujours été et qu’il était de soi-même. »

Qui des deux cependant a raison, de Bossuet ou de Spinosa, c’est ce que je ne discuterai point. J’aurais assez gagné si j’avais convaincu tous ceux qui parleront du Discours sur l’histoire universelle de la nécessité d’avoir, en le lisant, l’Éthique et le Traité théologico-politique à portée de leur main. Car peut-être alors ne croirait-on pas qu’en fait de philosophie « Bossuet en est toujours resté à ses vieux cahiers de Sorbonne » ; et peut-être, en rapprochant son Discours des circonstances qui le lui ont inspiré, le comprendrait-on mieux, si l’on ne l’admirait pas davantage ! On saisirait alors aussi l’occasion de dissiper une fâcheuse et indigne équivoque ; et, s’il y a plus de dix-huit cents ans que, sous ce nom de Providence, bien loin d’envelopper la même chose, chrétiens et philosophes entendent précisément le contraire — ceux-ci l’impossibilité pour Dieu même de déroger aux lois qu’il se serait imposées et ceux-là la liberté de les renverser quand il lui plaît, — on le dirait. La Providence des philosophes est si peu celle des chrétiens qu’elles sont, à vrai dire, la négation l’une de l’autre ! Et s’il fallait enfin prendre parti dans le débat, voici le motif qu’on aurait et qu’on aura toujours de se ranger du côté de Bossuet. C’est qu’il y a quelque chose d’occulte et de mystérieux qui se joue dans les affaires humaines — n’importe le nom dont on le nomme, fortune, ou hasard, ou nature, ou Dieu même ; — et, ce qui vaut sans doute ici la peine qu’on le remarque, il en est de cette idée de la Providence comme de celle de la chute originelle : nous sommes sans la seconde « incompréhensibles à nous-mêmes » ; et, sans la première, c’est notre propre histoire qui nous devient obscure jusqu’à nous être inintelligible.

Mais il ne suffisait pas à Bossuet d’avoir établi contre les libertins le droit de croire au miracle, il lui fallait encore, contre les juifs, montrer le Messie dans le Christ, et, dans le Nouveau Testament, l’accomplissement des prophéties de l’Ancien. On ne doit pas l’oublier, si l’on veut bien entendre l’économie de son Discours. Ce qu’il n’avait fait qu’indiquer ou que pressentir au temps de sa jeunesse, dans les sermons où nous avons signalé la première idée du Discours lui-même — Sur la bonté et la rigueur de Dieu, Sur le caractère des deux alliances, Sur Jésus-Christ objet de scandale, — dix ou douze chapitres de sa seconde partie n’ont d’autre objet que de l’éclaircir, que de le développer, que de le tortiller. Par les prophéties et par l’histoire, contre les « illusions », les « inventions », les « subtilités », et « l’obstination » des rabbins, il s’efforce d’établir, il prétend démontrer que, si Jésus-Christ n’est pas le Messie, il faut alors que les « prophètes en qui les Juifs espéraient les aient trompés ». On remarquera là-dessus que, si Bossuet ne savait pas l’hébreu, cependant il connaissait bien les raisons des docteurs juifs, grâce au savant Huet, son collègue dans l’éducation du dauphin, qui travaillait lui-même, en ce temps-là, à sa Démonstration évangélique ; grâce à Renaudot ; grâce encore à ces frères de Veil, deux juifs qu’il avait convertis au christianisme, et dont le second, sous le nom de Louis de Compiègne, devenu « interprète du roi pour les langues orientales », est l’auteur du premier catalogue des manuscrits hébraïques, syriaques, samaritains et arméniens de la Bibliothèque nationale.

Là, dans ces quelques chapitres, est le centre du Discours, et là aussi toute la force de l’argumentation de Bossuet.

« Dieu a réservé à son Écriture une marque de divinité qui ne soutire aucune atteinte. C’est le rapport des deux Testaments.

« On ne dispute pas que l’Ancien Testament ne soit écrit devant le Nouveau… Il n’en faut pas davantage. Par le rapport des deux Testaments, on prouve que l’un et l’autre est divin. Ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l’un prépare la voie à la perfection que l’autre montre à découvert, l’un pose le fondement et l’autre achève l’édifice, en un mot l’un prédit ce que l’autre fait voir accompli.

« Ainsi, tous les temps sont unis ensemble, et un dessein éternel de la divine Providence nous est révélé. La tradition du peuple juif et celle du peuple chrétien ne font ensemble qu’une même suite de religion, et les Écritures des deux Testaments ne font aussi qu’un même corps et un même livre. »

Et, assurément, c’est ce que tous les chrétiens savaient ou croyaient comme lui, mais c’est ce que personne n’avait dit avec autant d’autorité.

Aussi est-ce à ce point précis du Discours que s’en rattache la troisième partie, la seule ou à peu près qu’on lise de nos jours, et dont il est bien certain qu’il demeure debout des chapitres entiers, mais dont l’ensemble est ruineux, si l’on ne connaît pas et que l’on n’ait pas bien compris la seconde. Parmi le fracas des grands empires qui s’écroulent les uns sur les autres, c’est la perpétuité de la religion qui fait aux yeux de Bossuet la preuve de sa divinité, mais cette perpétuité même ne saurait résulter que du « rapport des deux Testaments ». Si Jésus n’est pas le Messie promis par les prophètes, ce n’est plus pour lui préparer les voies que Rome a conquis, pacifié, et unifié le monde ; — et la philosophie de l’histoire s’évanouit, pour ainsi parler, avec la divinité du Christ. Mais si les prophètes n’ont pas annoncé le Christ, en ce cas Spinosa dit vrai, il n’y a pas eu de peuple « élu de Dieu » ; — et avec leur inspiration qui cesse d’être divine, c’est la Providence, puisque c’est Dieu lui-même qui se retire du monde, loin des affaires humaines, loin de la créature, dans la catégorie de l’idéal, disons : dans la région du rêve. Nous n’avons donc qu’un moyen de le retenir parmi nous, et c’est celui que Bossuet nous propose. In eo vivimus, movemur et sumus : il faut que Dieu soit partout ou qu’il ne soit nulle part ; que « son bras ne soit pas moins fort quand il se cache que quand il se déchire » ; et qu’il ne montre quelquefois des effets sensibles de sa puissance, « que pour nous convaincre de ce qu’il fait en toute occasion plus secrètement ».

Mais, dira-t-on — et on le disait ou on l’insinuait déjà du temps de Bossuet, — si ce « rapport des deux Testaments » était l’œuvre des hommes ? Si les évangélistes, pour établir que Jésus était le Messie, lui avaient d’eux-mêmes appliqué ce qu’il était dit du Messie dans les prophètes ? Et si les prophètes n’en étaient pas, au sens chrétien du mot, c’est-à-dire si leurs prophéties étaient postérieures aux faits que l’on veut qu’ils aient prédits ? Ou encore, si Moïse n’était pas l’auteur des livres qui nous sont parvenus sous son nom ? C’est le grand problème de la moderne exégèse, et l’on a l’air communément de croire que Bossuet ne l’aurait pas vu, ni seulement soupçonné. Lorsque Richard Simon, ce prêtre de l’Oratoire, qu’on appelle volontiers « le père » ou « le fondateur » de l’exégèse biblique, ayant achevé d’imprimer, en 1678, son Histoire critique du Vieux Testament, voulut la faire paraître, « la rage de Bossuet contre l’investigateur qui venait déranger ses belles phrases éclata comme un tonnerre », nous dit-on ; et dans cette rencontre mémorable il donna la mesure de son intolérance et de son « étroitesse d’esprit ». N’est-ce pas dommage, en vérité, pour cette « belle phrase » que, très loin d’être irrité que Simon dérangeât les siennes — et même de pouvoir l’être, — Bossuet, qui jusqu’alors n’avait presque rien publié, les ait précisément écrites pour répondre à Richard Simon ? Deux longs chapitres de la seconde partie du Discours ne tendent justement qu’à cette fin. En même temps qu’aux « libertins », Bossuet a parfaitement vu la nécessité de répondre aux « critiques » ; ou plutôt il a reconnu en eux les pires ennemis de sa religion. De telle sorte que, cette seconde partie, commencée par une réfutation du Traité théologico-politique et de l’Éthique de Spinosa, continuée par une exposition ou une apologie de la religion — dont le dessein résume à la fois celui des Pensées de Pascal et de la Démonstration évangélique de Huet, — se termine par une réponse directe à l’Histoire critique du Vieux Testament, de Richard Simon.

Au docte et subtil hébraïsant, dont je ne me permettrais de contester ni l’orthodoxie ni la science, mais qui commençait presque par déclarer dans son Histoire : « qu’il y a toujours lieu de douter si le sens qu’on donne aux mots hébreux est véritable, puisqu’il y en a toujours d’autres qui ont autant de probabilité », Bossuet oppose d’abord le raisonnement :

« Laissons les vaines disputes et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte, quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoires, le même corps de doctrine, et enfin la même substance ? En quoi nuisent après cela les diversités des textes ? Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacres, et que pourrions-nous demander de plus à la divine Providence ? »

Ne semble-t-il pas que ce soit le bon sens qui parle par sa bouche ? Mais il faut concevoir que ce n’est pas ici la région du bon sens. Quelqu’un faisait récemment observer qu’on ce qui touche le Pentateuque il y avait presque autant d’opinions que d’hébraïsants. Est-il l’œuvre d’un seul auteur, ou de deux, ou de trois, ou de quatre, ou de cinq, ou de six ou de sept ? On l’ignore. On ne peut pas dire davantage s’il date du temps de Josué, ou de celui de Saül, ou de David, ou de Salomon, on de Josias, ou d’Esdras, ou de Néhémias, ou d’Alexandre, ou des premiers Ptolémées, ou des Macchabées7. Et quand on y songe, c’est de quoi nous mettre en défiance ! Pourtant, cela ne prouve pas non plus qu’il soit effectivement de Moïse, ni même que Moïse ait réellement existé. Aussi Bossuet ne s’est-il pas contenté de cet argument de fond, si je puis ainsi dire, et en a-t-il opposé d’autres à l’Histoire critique du Vieux Testament, j’entends de moins généraux, de plus topiques, — et de plus savants.

Quand j’en serais capable, je n’essaierais pas de les résumer. Il ne s’agit pas, en effet, de savoir ce que valent aux yeux de nos exégètes modernes les arguments de Bossuet ; la question est de celles qu’on ne tranche point incidemment ; et, aussi bien, tout ce que je veux dire, c’est que Bossuet n’a laissé sans réponse aucun des arguments de Richard Simon. On en trouvera un exemple dans le passage de son Discours où il essaie de prouver, par le moyen de l’identité du Pentateuque des Juifs et de celui des Samaritains, l’existence d’un original bien antérieur à Esdras et contemporain du schisme des dix tribus. Si c’est un argument dont le savant M. Münck, le prédécesseur de M. Renan dans la chaire d’hébreu du Collège de France, estimait — il y a trente ou quarante ans de cela — qu’un honnête homme pouvait encore se servir, n’avouera-t-on pas bien que Bossuet n’est pas tant critiquable de s’en être aussi lui servi, voilà deux siècles maintenant passés8 ? Ne puis-je pas ajouter que, lorsque l’on trouve, dans une bibliothèque, comme dans la sienne, jusqu’à dix-neuf éditions de la Bible — hébraïques et grecques, latines et françaises, anglaises et allemandes, — c’est que le possesseur en a sans doute l’usage ? « Pour Dieu ! comme il l’a dit dans sa langue énergique, ne pensons pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans notre esprit, dont nous vantons la délicatesse ! » À vrai dire, toutes les difficultés que la critique de son temps, catholique, protestante, ou libertine, a élevées contre l’authenticité des livres saints, Bossuet les a connues. Il en a prévu les conséquences prochaines, et il a essayé d’y parer. C’est en partie pour cela qu’il a composé son Discours, « dont les derniers chapitres de la seconde partie, nous dit l’abbé Ledieu, étaient pour lui la preuve complète de la vérité de la religion et de la certitude de la révélation des Livres saints contre les libertins ». Et là enfin est la raison de la sollicitude avec laquelle, jusqu’à son dernier jour, lui qui laissait volontiers ses autres ouvrages à leur fortune, il a revu et corrigé son Histoire universelle.

À cet égard, la comparaison des trois éditions qu’il l’il a données lui-même — en 1681, 1682 et 1701 — est curieuse et instructive. Mais ce qui est bien plus intéressant, c’est de constater ce qu’il a laissé dans ses papiers de corrections ou d’additions au texte même de 1701. Il y en a qui forment jusqu’à des chapitres entiers, comme celui qu’il a intitulé : Moyen facile de remonter à la source de la religion, et d’en trouver la vérité dans son principe. C’est le vingt-neuvième de la seconde partie, dans nos éditions actuelles, où il ne figure que depuis 1806. Le début en est significatif. Bossuet vient de développer les arguments qu’il oppose à Richard Simon, et il reprend : « Mais comme tous les esprits ne sont pas capables d’un raisonnement suivi, prenons par la main les plus infirmes, et menons-les doucement jusqu’à l’origine… » D’autres additions ne sont guère moins importantes. Mais tandis qu’elles se rapportent toutes à la seconde partie, il ne s’en est point trouvé pour les Époques, ni pour les Empires, ou de tellement insignifiantes qu’il est inutile d’en parler. Preuve assez évidente à la fois, et du prix que Bossuet attachait à cette seconde partie ; et de sa préoccupation de rétablir ce qu’il croyait être la vérité contre les attaques ou les insinuations des nouveaux critiques ; et des craintes enfin que lui inspirait le progrès croissant du « libertinage » ! Qui ne sait, au surplus, qu’il est mort, pour ainsi parler, sur sa Défense de la tradition, laquelle, n’étant qu’une réponse à l’Histoire critique du Nouveau Testament, du même Richard Simon, n’est donc aussi qu’un appendice ou une continuation du Discours sur l’histoire universelle ?

C’est alors, après avoir comme balayé le terrain de tous les obstacles où pouvait se heurter le dogme de la Providence, et alors seulement, qu’il l’a développé dans la troisième partie de son Discours. Je ne rappellerai pas avec éloquence ; mais je dirai plutôt avec quelle modération, quels ménagements, et quel souci, tout en ne cédant rien d’essentiel, de ne rien exagérer d’accessoire. Si bien qu’au fond, pour accepter sa philosophie de l’histoire, non seulement il n’est pas même besoin d’être chrétien, mais il suffit de convenir de trois points : — premièrement, que le christianisme est sorti du judaïsme ; — secondement, que son apparition demeure toujours, après dix-huit cents ans, le fait le plus considérable de l’histoire de l’humanité ; — troisièmement et enfin, qu’avant et depuis lui, toutes choses se sont passées comme si son établissement en était la raison d’être. On voudra bien faire attention que la science, même la plus prudente, n’en demande pas davantage pour édifier tant de théories ou plutôt d’hypothèses, qu’elle considère comme des certitudes ? Nous ne sommes assurés ni que les corps célestes « s’attirent », ni que les formes vivantes « évoluent » et se changent les unes aux autres ; mais il nous suffit, pour le croire, que l’évolution et l’attraction nous expliquant plus de faits qu’aucune autre théorie qu’on leur puisse opposer. C’est pour cela que je me suis quelquefois demandé si ce que l’on reproche le plus à Bossuet sous le nom d’étroitesse et de médiocrité d’esprit ne serait pas peut-être ce que sa conception de la Providence a de plus personnel, mais surtout de plus large et de plus philosophique. On ne saisirait pas avec tant d’empressement les moindres occasions qui s’offrent de la contester, si l’on ne reconnaissait pas intérieurement ce qu’elle a de vraisemblance ; et on lui reprocherait moins aigrement, à lui, d’avoir « manqué de critique » si l’on ne se rendait pas compte que, de la manière dont il a posé la question, il l’a pour ainsi dire élevée au-dessus des chicanes de la critique.

Non pas sans doute qu’il n’y ait plus d’une lacune à signaler dans son Discours ; et même, s’il n’y en avait pas, ce serait à désespérer de l’érudition et de l’histoire ! Ayant, par exemple, écrit quelque cent ans avant que l’on sût déchiffrer les hiéroglyphes et les caractères cunéiformes, il est assez naturel que Bossuet ne s’en soit pas servi pour contrôler les récits d’Hérodote et de Diodore de Sicile. Possible aussi qu’il en ait cru trop aisément Xénophon sur Cyrus, et Tite-Live sur Ancus Martius ou Tarquin le Superbe. Admettons également, si l’on le veut, que sa chronologie soit fautive : Volney, l’un des premiers, dans ses Recherches sur l’histoire ancienne, s’est donné assez de mal pour le démontrer. Il est vrai que Bossuet lui avait répondu par avance :

« Ceux qui se trouveront trop resserrés dans [ma] supputation des années pour y ranger à leur gré tous les événements et toutes les dates qu’ils croiront certaines, pourront se mettre au large tant qu’il leur plaira dans la supputation des Septante, que l’Église leur laisse libre, pour y placer à leur aise tous les rois qu’on donne à Ninive avec toutes les années qu’on attribue à leur règne ; toutes les dynasties des Égyptiens, en quelque sorte qu’ils les veuillent arranger ; et encore toute l’histoire de la Chine, sans même attendre, s’ils veulent, qu’elle soit plus éclaircie. »

Et, en effet, pourvu que la splendeur de Babylone ou de Ninive ait été jadis éclipsée par celle de Persépolis ou d’Ecbatane ; pourvu que l’empire des Perses ait à son tour succombé sous les coups d’Alexandre, traînant après lui toute la Grèce ; et pourvu qu’enfin Rome ait hérité du pouvoir encore agrandi d’Alexandre, la philosophie de Bossuet ne subsiste-t-elle pas tout entière ? Les « époques », ici, n’importent guère, ni la longueur de temps, mais la seule succession des faits ; — et la succession des faits est certaine. Pareillement, quelques fables que Tite-Live ait consignées dans ses Histoires, ou le bon Hérodote, c’est assez qu’aux journées de Marathon et d’Actium l’Occident ait vaincu l’Orient. « Du côté de l’Asie était Vénus, c’est-à-dire les folles amours, les plaisirs et la mollesse : du côté de la Grèce était Junon, c’est-à-dire la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique… » Il n’y a qu’à lire attentivement le Discours de Bossuet pour y trouver ainsi une réponse à la plupart des objections qu’on lui a faites.

C’est comme encore quand on lui reproche de n’avoir pas fait dans la formation du dogme chrétien une part assez large de l’influence du génie grec. Mais en vain s’est-on efforcé de montrer que les philosophes de la Grèce et de Borne, bien loin de partager les superstitions du vulgaire, étaient en quelque sorte déjà chrétiens avant le Christ. « Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adorait, il s’en défendit comme d’un crime, et Platon, en parlant du Dieu qui avait formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. » — On pourrait ajouter, si l’on voulait s’en donner le facile plaisir, que les Scherer et les Renan n’ont pas dit autre chose. La sagesse antique, dont le principe était l’orgueil, ne se serait jamais abaissée jusqu’à l’humilité, qui est le principe de la vertu chrétienne. Les Grecs et les Romains, qui tenaient la pauvreté pour honteuse, n’auraient jamais eu l’idée d’y réduire les « huit béatitudes ». Leur société, qui reposait sur l’esclavage et sur le patriotisme local comme sur ses deux assises, ne se serait jamais élargie d’elle-même jusqu’à devenir la Jérusalem universelle des prophètes. Qu’est-ce à dire, sinon qu’en rapportant tout le christianisme au judaïsme comme à sa source Bossuet avait raison ? et que, dans une Histoire de la formation du dogme chrétien, on pourrait lui reprocher d’avoir omis de parler de l’influence des philosophes grecs, mais non pas dans un Discours sur l’histoire universelle ? Ici encore, la lacune est plus apparente que réelle, et la critique a pris le change ; — ou peut-être a-t-elle voulu nous le donner.

Je ne reviendrai pas après cela, sur ce que j’ai déjà dit de l’omission de l’Inde et de la Chine dans le plan de l’Histoire universelle. On aura certainement remarqué ce que Bossuet en disait lui-même : « qu’il attendait que les histoires en fussent éclaircies » ; et une fois éclaircies, j’ai tâché de montrer qu’il lui aurait été facile de les envelopper dans son Discours. Il eût encore pu, s’il l’eût voulu, les insérer au commencement de sa seconde partie, à l’endroit où il dit, un peu avant d’arriver à Moïse, que « le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, était devenu un temple d’idoles ». La Chine surtout, avec la prodigieuse antiquité dont sa civilisation se vante, eût trouvé là sa place ; et l’Inde, un peu plus loin, au commencement de la troisième partie, quand il dit : « Je ne compterai pas ici parmi les grands empires celui de Bacchus ni celui d’Hercule, ces célèbres vainqueurs des Indes et de l’Orient. Leurs histoires n’ont rien de certain, leurs conquêtes n’ont rien suivi : il les faut laisser célébrer aux poètes, qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables. » Les scrupules du critique se mêlent dans cette phrase à l’impatience du philosophe. Et qui l’aurait enfin empêché, s’il avait cru devoir le faire, au début encore de sa deuxième partie, de nous conter la longue histoire de l’humanité primitive et de nous montrer, dans le barbare ou dans le sauvage, un Adam dégénéré de son institution première ? Mais il ne l’a pas fait, pour la raison qu’il vient de nous dire, parce qu’il n’aimait pas à parler de ce qu’il savait mal, et puis, et surtout parce que rien n’était au fond moins nécessaire à son dessein.

Car, encore une fois, il s’agissait pour lui de prouver qu’il y a du divin dans l’histoire, ou plutôt, en un certain sens, que l’histoire est toute divine, et que, ce qu’il y a d’universel en elle, c’est précisément ce caractère de divinité. Ôtons-le, tout s’y brouille, tout s’y confond, tout s’y obscurcit ; et la connaissance de son long passé ne sert à l’homme que pour le convaincre de sa perversité, de son impuissance, et de l’inutilité de la vie. Mais, posons-le, tout s’éclaircit, tout s’ordonne, tout dans l’histoire tend vers une fin, qui devient ainsi notre raison d’être et notre loi. Que fait à une démonstration de ce genre le nombre des exemples dont on l’autorise ou dont on l’appuie ? La qualité seule en est de quelque prix, et non la quantité. Si la Providence peut se démontrer par l’histoire, une seule histoire y pourrait suffire ; et au fait Bossuet n’en a vraiment exposé qu’une : c’est celle du « peuple de Dieu », dans laquelle, ayant montré la raison de toutes les autres, il lui eût si peu coûté de multiplier les exemples qu’au contraire il en a trop donnés, et que, connue son Discours est tout ce qu’il est sans l’Inde ni la Chine, il le serait encore s’il n’en avait pas consacré à l’Égypte un chapitre entier.

On nous pardonnera d’avoir si longuement insisté sur le Discours sur l’histoire universelle. C’est qu’on le lit peu, et on le lit mal. C’est qu’à force d’entendre dire « qu’il y a trop de religion dans la seconde partie pour ceux qui ont la foi et qu’il y en a trop peu pour les incrédules et pour les indifférents » — ce qui n’est qu’une jolie antithèse, — il semble que l’on ne sache plus où est le centre et le nerf de l’ouvrage. C’est enfin qu’il a été l’œuvre préférée de Bossuet, et par conséquent, si nous voulons connaître sa philosophie, celle qu’il nous faut toujours relire. Il nous reste à montrer maintenant qu’une fois tout à fait maître, pour ainsi parler, de cette idée de la Providence, Bossuet n’a pas cessé de la développer encore, et qu’elle est demeurée jusqu’à son dernier jour l’idée essentielle de sa philosophie.

IV §

Rien de plus naturel que de la retrouver dans ce Traité du libre arbitre. — qu’il composa, dit-on, comme son Discours, pour l’éducation du dauphin, — si le fond même en est d’accorder ou de concilier la liberté de l’homme, non point avec la « prescience », mais bien avec la « Providence » de Dieu. C’est ce qu’il déclare en propres termes :

« Nous concevons Dieu comme un être qui sait tout, qui prévoit tout, qui gouverne tout, qui fait ce qu’il veut de ses créatures, et à qui doivent se rapporter tous les événements du monde. Que si les créatures libres ne sont pas comprises dans cet ordre de la Providence divine, on lui ôte la conduite de ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers, c’est-à-dire des créatures intelligentes. Il n’y a rien de plus absurde que de dire qu’il ne se mêle point du gouvernement des peuples, de l’établissement ni de la ruine des états, comment ils sont gouvernés, par quels princes et par quelles lois, toutes lesquelles choses s’exécutant par la liberté des hommes, si elle n’est en la main de Dieu, en sorte qu’il ait des moyens certains de la tourner où il lui plaît, il s’ensuit que Dieu n’a point de part à ces événements, et que cette partie du monde est entièrement indépendante. »

Et l’on connaît la solution qu’il donne de la difficulté, plus sage — plus hardie peut-être en sa sagesse même — que bien des décisions qui semblent mieux répondre aux exigences de notre logique. Également assurés de la réalité de notre libre arbitre, et de celle de la Providence, nous n’aurions aucun moyen de les concilier « qu’il nous faudrait, pour ainsi parler, tenir toujours comme fortement les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue ». N’a-t-il pas raison, si tout ce que prouve la contradiction, comme en tant d’autres rencontres, c’est que les deux vérités qui se contrarient ne sont pas du même ordre : l’une, la liberté, s’établissant en fait par l’évidence du sentiment ou par les nécessités de l’institution sociale ; et l’autre, la Providence, ne nous étant connue que par l’autorité de la révélation ?

Je ne pense pas avoir besoin non plus de montrer la liaison du dogme de la Providence avec le dessein principal de l’Histoire des variations des églises protestantes. Assurément, beaucoup d’autres intentions se mêlent, dans ce grand ouvrage, à celle que nous signalons, et nulle part on ne saurait mieux saisir, ni trouver une plus belle et plus ample occasion d’admirer, la complexité, la richesse, la fécondité de la pensée de Bossuet. Ce que la discussion du dogme a de plus métaphysique ; et que la dialectique a de plus pressant et parfois de plus audacieux ; ce que la narration historique a de plus vivant et de plus coloré ; ce que la critique des textes et leur interprétation ont de plus épineux, de plus délicat, de plus subtil aussi : ce que l’éloquence enfin du pasteur qui veut conquérir ou ramener des âmes ont de plus persuasif et de plus convaincant, de plus impérieux et de plus insinuant tour à tour, la promesse et la menace, l’indignation et l’ironie, le conseil et la prière, l’adjuration et l’anathème, tout est réuni dans ce livre qu’à peine quelques curieux lisent encore de nos jours ; — dont Hallam disait à bon droit qu’il était la plus formidable machine qu’on eût jamais dirigée contre le protestantisme ; — que ceux mêmes qui l’ont lu n’osent pas admirer publiquement ; et qui n’en demeure pas moins le plus beau livre de la langue française, comme joignant à ses autres mérites celui d’en être à la fois le plus sincère et le plus passionné.

Mais, tout en développant l’histoire des origines et des variations de la réforme, Bossuet y a voulu faire voir en même temps que l’on ne peut contre Dieu que ce qu’il veut bien permettre, et que le triomphe de sa Providence est de tourner à sa gloire, en le tournant à la confusion des rebelles, tout ce que l’on entreprend contre lui. Lorsque Dieu se retire de nous, et qu’il lui plaît, pour des fins cachées, de nous abandonner ou plutôt de nous livrer aux inspirations de notre sens humain, ni Luther ni Melanchthon, ni Henri VIII ni Élisabeth, ni l’éloquence ni la science, ni la force ni la ruse, ne sauraient empêcher l’erreur de se diviser contre elle-même, de se trahir en se multipliant, et de rendre à la vérité, toujours une et toujours la même, l’involontaire hommage de ses contradictions.

Si cette idée se retrouve partout dans l’Histoire des variations ; si c’est elle peut-être qui en fait l’âme diffuse ; si Bossuet n’y perd pas une occasion de la remettre en lumière, ne pourrons-nous donc pas dire avec raison qu’il se montre toujours, là, comme ailleurs, le philosophe ou le théologien de la Providence et le ministre, pour ainsi parler, des vues de son Dieu sur le monde ? Le prodigieux succès de la réforme l’aurait fait trembler pour l’Église ; et, ainsi qu’il le dit lui-même, « ce n’était pas sans étonnement » qu’il lisait la parole de l’apôtre : Oportet hæreses esse. Mais, à la clarté du dogme de la Providence, il a compris ce « terrible il faut » ; et la plus redoutable épreuve qu’eut traversée l’Église s’est changée à ses yeux en un témoignage de la bonté de Dieu pour ses élus. En ce sens, l’Histoire des variations n’est qu’une application particulière du principe posé dans le Discours sur l’histoire universelle, et la justesse même de l’application achève, pour Bossuet, de démontrer la vérité du principe.

En veut-on d’autres preuves encore ? On les trouvera jusque dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Car pourquoi Bossuet n’y a-t-il pas consacré moins d’un livre entier — le cinquième, qui n’en est pas le moins curieux — à démontrer « l’extrême différence de l’homme et de la bête » ? C’est un problème actuel encore aujourd’hui, s’il en fut, et dont on peut bien dire que vingt autres dépendent, y compris celui même de l’immortalité de l’âme et de la Providence. Était-ce qu’il crût bien nécessaire, comme on l’a prétendu, de réfuter le paradoxe de Descartes sur les animaux machines ? En aucune façon, mais il voulait enlever aux « libertins » l’argument qu’ils tiraient contre la Providence de l’apparente identité de l’homme et de l’animal. Ils allaient répétant le mot de l’Ecclésiaste : Unus est interitus hominum et jumentorum ; et ils en concluaient que Dieu ne se souciait pas plus des hommes que des bœufs : Numquid de bobus cura est Deo ? N’était-ce donc pas un grand point de gagné si l’on établissait contre eux, sans aucun recours à la révélation, mais par le seul secours de l’observation, que l’homme diffère extrêmement de la bête ? Le cinquième livre du Traité de la connaissance de Dieu n’a précisément pas d’autre objet ; et nous, les contemporains de Darwin et d’Hæckel, quand nous cherchons où est la différence, nous la trouvons où Bossuet l’a mise.

Là, également, est l’explication de la vivacité avec laquelle, dans plusieurs lettres adressées à l’évêque de Castorie, et à un disciple de Malebranche, il a pris parti contre l’auteur de la Recherche de la vérité ou plutôt du Traité de la nature et de la grâce. Certes, il n’y avait pas de chrétien plus sincère — disons, si l’on veut, plus candide — que Malebranche, mais il n’y avait pas non plus de cartésien plus naïf, ni de philosophe ou de spéculatif qui s’assurât plus tranquillement de la parfaite orthodoxie de ses sentiments, sur la droiture et la pureté de ses intentions. On pouvait dire de lui, bien plus encore que de Spinosa, que ses livres étaient pleins de Dieu ; mais son Dieu dont les volontés générales enveloppaient des conséquences quelquefois regrettables, n’était déjà plus celui de l’Écriture ; et sa manière de traiter le miracle ne tendait à rien moins qu’à le nier, en le faisant rentrer dans des lois qu’il faut qu’il interrompe, ou qu’il contrarie, ou qu’il renverse, pour être le miracle. Bossuet vit le danger. Peut-être même est-ce alors, aux environs de 1685, qu’il aperçut plus clairement qu’il n’avait fait jusque-là l’incompatibilité du cartésianisme et de la religion. Mais ce qu’il vit surtout, c’est que, si la doctrine de Malebranche se répandait, c’en était fait du dogme de la Providence.

« Croyez-moi, Monsieur — écrivait-il au disciple de Malebranche, — pour savoir de la physique et de l’algèbre et pour avoir même entendu quelques vérités générales de la métaphysique, il ne s’ensuit pas pour cela qu’on soit fort capable de prendre parti en matière de théologie, et afin de vous faire voir combien vous vous méprenez, je vous prie seulement de considérer ce que vous croyez qui vous favorise dans mon Discours sur l’histoire universelle. Il m’est aisé de vous démontrer que les principes sur lesquels je raisonne sont directement opposés à ceux de votre système… Je ne vous en écrirai ici que ce mot, qu’il y a bien de la différence à dire, comme je fais, que Dieu conduit chaque chose à la fin qu’il s’est proposé par des voies suivies, et de dire qu’il se contente de donner des lois générales dont il résulte beaucoup de choses qui n’entrent qu’indirectement dans ses desseins. Et puisque, très attaché que je suis à trouver tout lié dans l’œuvre de Dieu, vous voyez au contraire que je m’éloigne de vos idées générales, de la manière que vous les prenez, comprenez du moins une fois le peu de rapport qu’il y a entre ces deux choses. »

On le voit, ce sont d’autres vérités aussi, mais c’est surtout le dogme de la Providence qui lui paraît menacé par le système de Malebranche. Dans une autre lettre, il ne cache pas à l’évêque de Castorie qu’il a tout fait pour empêcher la publication du Traité de la nature et de la grâce. Et je n’oserais me porter garant que, si la préparation de son Histoire des variations — qui était sur le point de paraître — ne l’eût absorbé tout entier, il eût voulu lui-même répondre à Malebranche, mais ce qui est certain, c’est que, non content de lui opposer Arnauld, il fit écrire par Fénelon cette Réfutation du système du père Malebranche sur la nature et sur la grâce, que l’on regarde à bon droit comme le meilleur des écrits philosophiques du futur archevêque de Cambrai. Pour quelles raisons d’ailleurs cette Réfutation ne vit pas le jour, c’est ce que l’on ignore, mais c’est ce qui nous dispense aussi d’y insister. Il suffit que Bossuet, comme nous l’avons vu, l’ait corrigée de sa main, et que cette sollicitude nous soit un nouveau témoignage de l’intérêt presque personnel qu’il prenait dans la controverse. Elle en est un aussi, pour le dire en passant, de l’affection qu’il portait à l’abbé de Fénelon, et dont le défenseur de Mme Guyon devait le récompenser si mal.

Ce n’était pas pourtant que les libertins eussent quitté la lutte ; et, sans parler de ceux qui promenaient leur incrédulité dans les salons ou dans les cabarets et les cafés du temps, Bayle venait de donner ses Pensées diverses sur la comète, et Fontenelle allait écrire son Histoire des oracles, — deux de ces livres où Voltaire, quelques années plus tard, devait apprendre à lire. Mais on sait, d’autre part, qu’à peine Bossuet avait-il terminé son Histoire universelle, il lui avait fallu s’occuper des affaires du gallicanisme. L’Histoire des variations était alors survenue, qu’il avait dû défendre, après l’avoir écrite, et justifier tour à tour contre les attaques des Basnage et des Jurieu. Grâces leur soient rendues de leurs attaques ! Nous devons au premier la Défense de l’Histoire des variations ; et, sans le second, nous n’aurions pas les six Avertissements aux protestants, qui valent sans doute la Critique de l’École des femmes ou la Défense de l’Esprit des lois. Enfin, bien malgré lui, sur les instances réitérées de Fénelon et des amis de Fénelon, il était intervenu dans la querelle du quiétisme, dont au bout d’un an il s’était trouvé seul à porter tout le poids. À quoi, si l’on ajoute un important diocèse à gouverner, un temporel à administrer, les religieuses à diriger, qui le fatiguaient de leurs infinis scrupules, ses fonctions aussi d’aumônier de la Dauphine, on comprendra que, de 1681 à 1700, il n’ait pas pu donner aux progrès du libertinage toute l’attention qu’il aurait voulu. Mais il ne fut pas plus tôt délivré de tant de soins divers, qu’il revint à son idée maîtresse, et que, résumant toute sa morale dans ses Méditations sur l’Évangile, toute sa politique dans la Politique tirée de l’Écriture sainte, et tout le dogme enfin dans ses Élévations sur les mystères, c’est à rendre sa philosophie de la Providence plus claire encore qu’il employa ses dernières années.

Contentons-nous ici de le montrer par l’exemple de sa Politique. On a loué souvent, de nos jours même — avec autant de courage que de raison, — le bon sens, la sagesse, l’esprit de modération et de paix que, sous sa forme un peu scolastique, ce beau livre respire. Qui a mieux parlé que Bossuet de l’amour de la patrie, avec plus d’éloquence, et je dirais volontiers avec plus de tendresse ?

« La société humaine demande que l’on aime la terre où l’on habite ensemble ; on la regarde comme une mère et une nourrice commune, on s’y attache, et cela unit. C’est ce que les Latins appellent caritas patrii soli, l’amour de la patrie, et ils la regardent comme un lien entre les hommes.

« Les hommes, en effet, se sentent liés par quelque chose de fort lorsqu’ils songent que la même terre qui les a portés et nourris étant vivants, les recevra dans son sein quand ils seront morts : — “Votre demeure sera la mienne, disait Ruth à sa belle-mère Noémi, votre peuple sera mon peuple, je mourrai dans la terre où vous serez enterrée et j’y choisirai ma sépulture”…

« C’est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle, Athénien, était banni de sa patrie comme traître ; il en machinait la ruine avec le roi de Perse, à qui il s’était livré ; et, toutefois, en mourant, … il ordonna à ses amis de porter ses os dans l’Attique pour les y inhumer secrètement, à cause que la rigueur des décrets publics ne permettait pas qu’on le fît autrement. Dans les approches de la mort, où la raison revient et où la vengeance cesse, l’amour de la patrie se réveille ; il croit satisfaire à sa patrie ; il croit être rappelé de son exil après sa mort, et, comme ils parlaient alors, que la terre serait plus bénigne et plus légère à ses os. »

La Politique tirée de l’Écriture sainte est pleine de ces leçons ; et si j’ai tenu à rappeler celle-ci, c’est pour que l’on sache bien que, ce qu’il avait dit de son vieux maître, Nicolas Cornet, nous pouvons, nous devons, nous, le dire de Bossuet : que, si son prince n’a pas eu de sujet plus fidèle, « la France aussi n’a plus eu de cœur plus français que le sien ».

Pour l’idée de la Providence, on la retrouve ici partout : dans cette phrase de son Avant-Propos : « Dieu, par qui les rois règnent, n’oublie rien pour leur apprendre à bien régner, … c’est une partie de la morale chrétienne que de former la magistrature par des lois : Dieu a voulu tout décider, c’est-à-dire donner des décisions à tous les états — nous dirions aujourd’hui : des règles de conduite à toutes les conditions, — et, à plus forte raison, à celui d’où dépendent tous les autres. » On la retrouve encore dans les chapitres qu’il a intitulés : Il n’y a point de hasard dans le gouvernement des choses humaines, et la fortune n’est qu’un mot qui n’a aucun sens [VII, 8, proposition 5] ; Comme tout est sagesse dans le monde, rien n’est hasard [VII, 6, proposition 6] ; Il y a une providence particulière dans le gouvernement des choses humaines [VII, 6, proposition 7] ; Dieu décide de la fortune des états [VII, 6, proposition 3] ; Dieu forme les princes guerriers [IX, 1, proposition 1] ; Dieu faisait la guerre pour son peuple du plus haut des cieux, d’une façon extraordinaire et miraculeuse [IX, 4, proposition 1]. Et on la retrouve enfin jusque dans les caractères qu’il assigne à l’autorité légitime, lesquels sont précisément ceux qu’il reconnaît et qu’il adore en Dieu : « Premièrement, l’autorité royale est sacrée ; secondement, elle est paternelle ; troisièmement, elle est absolue — ce qui veut dire indépendante : — et quatrièmement, elle est soumise à la raison. » Ce sont là les traits mêmes dont il a représenté la Providence, et ainsi le gouvernement des hommes n’est qu’une imitation de celui de Dieu sur le monde.

À la vérité, ce qui faisait à ses yeux la force de sa Politique est ce qui en fait aujourd’hui la faiblesse pour nous. Si nous sommes chrétiens, il nous faut d’autres garanties que la crainte de Dieu contre l’incrédulité du prince, ou, pour mieux dire, du souverain. À plus forte raison, si nous ne sommes pas chrétiens, nous en faut-il en ce cas contre l’excès de la piété même. Et Bossuet l’a bien senti, puisqu’il a essayé d’en trouver ou de nous en donner. C’est ainsi qu’il s’est efforcé de distinguer nettement le pouvoir absolu du pouvoir qu’il appelle arbitraire :

« Quatre conditions accompagnent le gouvernement arbitraire :

« Premièrement, les peuples sujets sont nés esclaves, c’est-à-dire vraiment serfs, et parmi eux il n’y a point de personnes libres ;

« Secondement, on n’y possède rien en propriété, mais le fond appartient au prince, et il n’y a point de droit de succession, pas même de fils à père ;

« Troisièmement, le prince a le droit de disposer à son gré, non seulement des biens, mais encore de la vie de ses sujets, comme on ferait des esclaves ;

« Et, enfin, en quatrième lieu, il n’y a de loi que sa volonté…

« C’est autre chose que le gouvernement soit absolu et qu’il soit arbitraire. Il est absolu par rapport à la contrainte, n’y ayant aucune autorité capable de forcer le souverain, qui, en ce sens, est indépendant de toute autorité humaine. Mais il ne s’ensuit pas de là que le gouvernement soit arbitraire. C’est qu’il y a des lois dans les empires contre lesquelles tout ce qui se fait est nul de droit ; et, il y a toujours ouverture à revenir contre, ou dans d’autres occasions ou dans d’autres temps. »

Mais il a beau faire, le vice est toujours là, dans le caractère sacro-saint dont il investit le souverain, quel qu’il soit, prince ou peuple, république ou monarchie ; il est dans cette étroite et mutuelle dépendance de la politique et de la religion, qui devient trop aisément l’instrument de la pire tyrannie ; il est enfin, non point où on le veut voir — en tel ou tel endroit du livre et du système, — mais dans la conception même que Bossuet se fait du fond des choses. Il n’en était peut-être que plus intéressant de le montrer poursuivant son idée jusqu’aux applications pratiques, et risquant ainsi, « pour la vouloir outrer et pousser trop avant », de nous la rendre inacceptable.

V §

Que vaut-elle cependant, et qu’en penserons-nous, au moment de conclure ? C’est ce qu’il est assez difficile de dire ; et, de la manière que Bossuet a posé la question, il nous faudrait, pour y répondre, discuter avec lui la possibilité du miracle, la vérité des prophéties, et l’authenticité de la révélation. On conviendra que de tels problèmes ne se traitent point occasionnellement, et — si j’ose l’avouer, — ne les ayant pas décidés pour ma part, ni ne sachant si je les déciderai jamais, il y aurait sans doute à les trancher plus de légèreté que de franchise, moins de courage que de présomption, et moins de liberté que d’improbité philosophique. Je me contenterai donc d’une seule remarque.

S’il est vrai, comme le croit Bossuet — et on ne peut guère le lui disputer, — « qu’il n’y a pas de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens », c’est-à-dire, si l’histoire de l’humanité n’a sans doute en soi ni sa raison d’être, ni sa loi, ni même sa condition d’intelligibilité, l’idée de la Providence ne l’explique pas mieux, mais ne l’explique pas moins aussi, n’a rien qui répugne davantage à la raison, ne soulève pas enfin plus de difficultés ni de plus insurmontables que les idées qui l’ont remplacée pour nous : l’idée du Progrès, ou celle de l’Évolution. Ce sont trois hypothèses. La dernière, celle de l’Évolution, a d’ailleurs pour elle d’être plus conforme aux données de la science contemporaine. La seconde, celle du Progrès, a quelque chose de plus consolant, mais aussi de plus douteux, et, pour ainsi parler, de moins autorisé par l’histoire. La première a surtout contre elle de nous rengager dans l’anthropomorphisme, et, conséquemment, d’abaisser, en la rapprochant de nous, l’idée de la divinité. Les philosophes, qui savent les moyens d’épurer les idées de ce que l’imperfection du langage humain y mêle inévitablement de sensible ou de matériel, ont en général préféré l’hypothèse de la Providence aux deux autres. Les politiques, les hommes d’action, eux, se rangent plus volontiers à l’hypothèse du Progrès, laquelle en effet à ce grand avantage de mettre dans l’humanité le principe de son mouvement et le terme idéal de son activité. Enfin, les savants — qui en sont les auteurs — préfèrent assez naturellement l’hypothèse de l’Évolution. Mais aucune de ces trois hypothèses, aucune de ces trois idées n’est parfaitement claire ; et, d’un autre côté, si cependant l’histoire a besoin de l’une ou de l’autre d’entre elles pour prendre conscience de soi, comme aussi l’humanité pour ne pas mettre le dernier mot de la sagesse dans l’inertie des épicuriens, il est, je le répète, assez difficile de décider entre elles. Aussi bien, dans les pages qui précèdent, n’ai-je point du tout voulu prendre parti dans la question de la Providence, mais seulement mettre en lumière les trois points que voici :

J’ai voulu montrer d’abord qu’une grande idée, celle de la Providence, dominait ou commandait le système entier des idées de Bossuet. Chrétien sincère, et, si je l’ose dire, catholique passionné, nourri de la moelle des Chrysostome et des Augustin, tous les dogmes de sa religion, Bossuet les a touchés, selon les occasions et les temps, il les a expliqués, il les a éclairés de la lumière de son génie, qui peut-être ne s’est nulle part déployé plus à l’aise que dans l’expression de « ce que l’œil n’a jamais aperçu, de ce que l’oreille n’a jamais ouï, de ce qui n’est jamais entré dans le cœur de l’homme ». Voyez-le plutôt, dans son Histoire des variations, élucider le mystère de la transsubstantiation, ou dans ses Élévations sur les mystères, le dogme de la chute. Mais, de tous les dogmes, s’il en est un auquel il se soit particulièrement attaché, qu’il ait en quelque sorte fait sien, j’ai tâché de le montrer, et je voudrais qu’on en fût convaincu, c’est le dogme de la Providence. Plus ami, comme je l’ai dit aussi, de la sévérité de la discipline romaine que de la liberté grecque, c’est sur le dogme de la Providence qu’en fondant l’assurance de l’ordre, qui est le premier besoin des sociétés humaines, il a fondé l’apologie de la religion. Et comme il n’y avait pas d’ailleurs une seule manifestation de l’intelligence ou de l’activité qui ne fût enveloppée dans les replis de sa religion, c’est ainsi que toute sa politique, toute sa morale, toute sa philosophie s’est trouvée exprimée en fonction de la Providence. Si ce point était bien établi, Bossuet, dans l’histoire de la philosophie, et peut-être dans celle de l’Église, n’aurait-il pas sa place, qui ne serait qu’à lui, comme l’un de ces anciens Pères auxquels de son temps on ne craignait pas de le comparer ? Ne le craignons pas davantage ; et si tel d’entre eux a été, comme Athanase, le théologien de la Trinité, ou tel autre, comme Augustin, le théologien de la Grâce, disons que — dans cette longue histoire du développement du dogme catholique — Bossuet a été celui de la Providence.

J’ai voulu montrer, en second lieu, qu’on lui faisait tort de sa plus grande part d’invention personnelle et d’originalité quand on ne cherchait sa philosophie que dans ses œuvres « philosophiques ». C’est au surplus une idée qui ne fût venue, je pense, à l’esprit de personne avant Victor Cousin, que de prétendre distinguer, dans l’œuvre d’un Pascal, d’un Bossuet, ou d’un Fénelon, leur « philosophie » d’avec leur « religion ». Comme on ne croyait pas de leur temps que la philosophie fût une enseigne ou une profession, il n’y avait pas alors de questionnaire ou de formulaire sur lequel on interrogeât un homme avant que de l’inscrire au rang des philosophes, et sa philosophie, c’était tout simplement sa conception générale du monde, de l’homme, et de la vie. Un Voltaire, en ce sens, un Rousseau, que dis-je ! un La Fontaine ou un Molière même avaient leur philosophie. Nous avons changé tout cela. Nous ne tenons plus aujourd’hui pour philosophes que ceux qui font métier d’argumenter en règle sur la métaphysique ; et l’histoire même de la philosophie ne se soucie d’un grand écrivain qu’autant qu’il lui est arrivé, comme à nos nouveaux scolastiques, d’en disserter en forme. Ne sais-je pas bien des Histoires de la philosophie où tout ce qu’ont pu proposer sur le libre arbitre, dans leurs dissertations inaugurales, les Allemands les plus ignorés, on l’y trouve, mais rien en revanche de ce qu’en ont dit les Luther, les Calvin, ou les Jansénius ? Si j’avais aidé quelques philosophes à se faire de leur science une idée plus large, et moins « scientifique », je ne leur aurais pas rendu, non plus qu’à leurs études, un médiocre service ; et je ne leur demande pas après cela de saluer en Bossuet ce qu’ils appellent pompeusement « un penseur », mais d’y voir seulement quelque chose de plus que l’auteur de sa Logique et de son Traité de la connaissance de Dieu.

Et j’ai voulu montrer enfin que rien n’était plus faux que de se représenter Bossuet, comme on le fait trop souvent encore, sur l’autorité de Voltaire, de Sainte-Beuve, et de M. Renan, « tranquillement installé dans sa chaire d’évêque, au moment le plus solennel du grand règne » : aveugle aux progrès du libertinage, sourd aux bruits précurseurs de la tempête prochaine ; et mourant, en 1704, sans se douter « lui, prophète », que Voltaire était né. Car on ne l’a donc pas lu ? On n’a donc lu ni ses Sermons, ni ses Oraisons funèbres, ni ses Avertissements aux protestants, ni sa Défense de la Tradition et des Saints Pères ? Mais, au contraire, toute sa vie publique n’a été qu’un long combat contre les libertins — auxquels même on a vu qu’il fallait joindre les critiques, — et, de 1652 à 1704, on pourrait dire qu’à l’exception de ses écrits dans l’affaire du quiétisme, Bossuet n’a rien publié que contre les critiques et contre les libertins. Si l’on permettait à Richard Simon, au nom de son grec et de son hébreu, de « faire dans l’Église le docteur et le théologien », nul n’a mieux vu que Bossuet qu’il y allait de la tradition tout entière et, avec la tradition, de la religion même. Nul n’a mieux vu que lui, ni ne l’a dit plus clairement, que, du luthéranisme au calvinisme, du calvinisme à l’arminianisme, de l’arminianisme au socinianisme, l’évolution nécessaire du protestantisme tendait, avec une rapidité de jour en jour croissante, à l’indifférentisme. Que voudrait-on qu’il eût fait davantage ? Quelle est cette « crise » dont on parle et qu’on lui reproche de n’avoir pas prévue ? Que veut-on dire enfin quand on dit que « son coup d’œil aurait sauté par-dessus Voltaire » ? Il n’y a rien dans Voltaire, j’entends rien de sérieux, qui ne fût déjà dans Bayle ou dans Spinosa — qu’on a vu si Bossuet connaissait ; — il n’y a que des bouffonneries ou des grossièretés. Mais de tous les arguments qu’on opposait à la religion, s’il n’en est pas un seul que Bossuet ait laissé sans réponse, on peut donc lui reprocher d’avoir manqué de tolérance, de ménagements, de prudence, de critique même, si l’on veut, et de largeur d’esprit, en un certain sens, — mais non pas de perspicacité.

Le siècle suivant ne s’y est pas trompé. Non seulement c’est bien en Bossuet qu’il a reconnu son principal adversaire, mais c’est au dogme de la Providence, que Bayle, dans ses Pensées diverses sur la comète, au lendemain même de la publication du Discours sur l’histoire universelle, que les libres penseurs anglais, que Voltaire à leur suite, se sont d’abord attaqués. Pendant près d’un demi-siècle, c’est sur le dogme de la Providence que la controverse philosophique a roulé. Même le dogme de la chute, il a fallu, pour pouvoir le prendre corps à corps, et le combattre à son tour, qu’on eût ruiné celui de la Providence. Il a fallu qu’avant de pouvoir utilement nier la corruption originelle et la perversité foncière de l’homme, on eût établi l’indifférence du créateur pour sa créature ; et, comme si le dogme de la Providence eût été contre les libertins l’ouvrage avancé de la religion chrétienne, on n’y a pas eu plus tôt fait brèche que le déisme s’est trouvé au cœur de la place. Qu’est-ce à dire ? Sinon que Bossuet, en essayant de le fortifier, a été mieux inspiré peut-être que l’auteur lui-même des Pensées !… Mais il ne s’agit pas de les opposer l’un à l’autre, il faut plutôt les réunir ; et après avoir dit ce qu’ils ont fait pour arrêter les progrès de l’incrédulité, il faut essayer de dire comment, pour quelles raisons, dans quelles conditions ils y ont échoué. C’est l’objet du chapitre qui suit, où j’ai tâché de faire à Bayle la place qu’il mérite et qu’il ne me semble pas qu’on lui ait faite encore dans l’histoire des idées.

La critique de Bayle §

I §

Je ne crois pas qu’il y ait, dans toute l’histoire de notre littérature, un exemple plus singulier de l’ingratitude ou de l’injustice de la postérité que celui de Pierre Bayle. Né en 1647, au Carla, dans le comté de Foix, protestant, fils de pasteur, élevé chez les jésuites, converti par eux au catholicisme, reconverti par les siens au protestantisme, passé plus tard — sans y avoir pour cette fois besoin de personne — au socinianisme, au déisme, à l’athéisme, libre et hardi penseur si jamais il en fut, on pourrait dire que Pierre Bayle a résumé en lui tout ce que les réformateurs avaient mélangé dans la Réforme, sans bien le savoir eux-mêmes, de libertinage d’esprit, de scepticisme, et surtout d’impatience de secouer le joug des mystères de la religion. Pendant plus de vingt ans, en plein règne de Louis XIV, tandis que les Pascal et les Bossuet, les Malebranche et les Arnauld, les Leibniz, les Fénelon occupaient le devant de la scène, et, chacun à sa manière, avec des succès différents, mais tous avec la même sincérité, s’efforçaient de fonder l’accord de la raison et de la foi, Bayle, dans son cabinet de Rotterdam, retranché derrière ses livres — à mesure qu’il semblait que ce superbe édifice, dont les ruines éparses donnent encore au xviie siècle son air d’incomparable grandeur, approchât de son comble, — le sapait, le minait, le démolissait par pans entiers de murailles. Et après 1706, quand il a été mort, bien loin qu’on ait enseveli son influence avec ses restes, alors, au contraire, c’est vraiment, c’est surtout alors que Bayle a commencé de régner sur les esprits ; que son œuvre a gagné des batailles ; et qu’autant que la philosophie de Bacon ou de Descartes, la sienne est devenue celle des encyclopédistes, la philosophie de Voltaire et de Diderot… Cependant, c’est à peine s’il a sa place ou son coin, dans nos histoires de la littérature, un fort petit coin, très obscur, entre Huet, par exemple, et Mairan. On l’ignore. Son nom n’en est presque plus un, mais le fantôme ou l’écho seulement d’un grand nom ; et, dirai-je que l’on mesure aux Pensées sur la comète, ou à son Dictionnaire, l’éloge que l’on dispense, d’une plume étrangement, libérale, aux tragédies de Crébillon, ou à la Métromanie de Piron ? Non ; mais la vérité, c’est qu’on ne songe pas même à les lire ; et de les citer, comme je fais, je crains que cela ne paraisse du pédantisme peut-être, — ou à tout le moins de la bibliomanie.

Quelques rares critiques — de ceux qui ne sauraient séparer ou distinguer l’histoire de la littérature de celle des idées — en ont bien appelé de ce fâcheux oubli, mais ils n’ont réussi qu’à entretenir une vague tradition de « Baylisme », et point du tout à rendre à Bayle son importance et son rang. C’est en vain que Sainte-Beuve, presque au début de sa carrière, a salué en lui l’incarnation même du « génie critique », et que, plus tard, en écrivant son Port-Royal, il n’a pas perdu presque une occasion de montrer s’il avait assidûment feuilleté le Dictionnaire. Vainement encore, en 1838, un Allemand, Louis Feuerbach — dont la trace n’est pas effacée dans l’histoire de l’hégélianisme, — a donné de Bayle un portrait où respire quelque chose de l’agrément très singulier, de la vivacité, de la mobilité, de l’air d’audace aussi de son modèle. Je ne dis rien d’un mémoire du vénérable Damiron, ni d’une thèse de M. Lenient. Mais, quarante ans après Feuerbach, en 1878, un Belge, M. Arsène Deschamps, dans un livre intitulé : la Genèse du scepticisme érudit chez Bayle, et deux ou trois Français, depuis lors — M. Émile Faguet, dans le premier chapitre de son Dix-huitième siècle, et M. Paul Souquet, dans deux articles excellents, encore qu’un peu confus, de la Révolution française, — ont inutilement essayé de ramener l’attention sur Bayle : autant en a emporté le vent ! Comme si nous avions résolu de ne connaître en France qu’un seul Beyle, qui serait l’auteur de la Chartreuse de Parme ! et que, pour une panse d’a qu’il y a de différence entre l’orthographe de leurs deux noms, il nous parût tout à fait superflu de lire les huit volumes in-folio des Œuvres de son homonyme !

Je voudrais être plus heureux que mes prédécesseurs, et, pour cela, je voudrais faire sentir au lecteur les raisons qu’encore aujourd’hui même il me semble que nous avons de nous intéresser à Bayle. Elles sont nombreuses ; elles sont diverses. J’en vois aussi de tout à fait actuelles, et, naturellement, ce sont surtout celles-ci que je développerai dans les pages qui suivent. Mais s’il y en a de plus générales que les autres — et de plus historiques, pour ainsi parler, qui se tirent de la nécessité de montrer dans l’histoire de la littérature une suite, un mouvement, une évolution qu’on n’y a pas assez étudiés, — je ne veux pas attendre davantage à les signaler.

De, tous les écrivains de son temps, on en trouverait donc malaisément un autre dont l’œuvre éclaire d’une lumière plus vive toute une période assez mal connue de l’histoire des idées au xviie siècle. Et, à ce propos, si j’ai tâché de faire voir ailleurs ce que le cartésianisme — et le cartésianisme bien entendu — contenait en soi, dans ses thèses essentielles, de contradictoire et par conséquent d’hostile à toute religion, c’est ici, dans une étude particulière de Bayle et de son œuvre, qu’on achèvera, si je ne me trompe, de le voir avec une entière évidence. Pas plus que Descartes, Bayle, en effet, n’est un sceptique, mais, comme Descartes, il est un douteur. Toute la différence entre eux est qu’au lieu d’appliquer son doute aux données de la connaissance sensible, Bayle a voulu l’appliquer aux éléments de l’histoire. Mais, en réalité, son prétendu scepticisme, et sa critique, et son ironie même ne sont chez lui que des procédés, ou une méthode, pour nous conduire à des conclusions très certaines. Si cette observation est vraie, en voit-on bien la conséquence ? Tout ce que le prudent Descartes avait mis comme à l’abri des atteintes de son rationalisme, en le situant d’abord dans un provisoire dont il devait soigneusement se garder de rien dégager de définitif, Bayle, beaucoup plus audacieux, s’y attaque, pour examiner, selon les principes de Descartes, ce qu’il en subsiste au regard de la raison. Point d’exception donc pour la morale, ni surtout pour la religion. Ce que les hommes, sans l’avoir vu, sans l’avoir entendu, sur la foi d’un ouï-dire, ou pour l’avoir lu dans des livres qui se copient les uns les autres, se sont transmis de génération en génération, n’a rien à ses yeux qui soit plus sacré ni plus respectable, dans son ancienneté, que ces qualités occultes ou ces êtres de raison dont le Discours de la méthode était venu purger la philosophie. Voilà le principe du scepticisme de Bayle. Mais si ce sont bien là des négations, qui ne voit qu’elles affirment le contraire de ce qu’elles nient ? et qu’en ébranlant le témoignage de l’histoire, ce que Bayle proclame, ce qu’il s’efforce d’établir sur les ruines de l’autorité, c’est la toute-puissance ou la compétence unique de la raison, précisément dans les matières que Descartes lui avait soustraites ? Nous touchons donc ici le terme du cartésianisme. C’est ici que nous saisissons la preuve de sa solidarité très intime avec tout ce que le xviie siècle a enveloppé sous le nom vague de libertinage. Et nous voyons clairement que, si cette solidarité — plutôt d’ailleurs entrevue que nettement reconnue, moins discernée que sentie, plus crainte enfin que prouvée — n’a pas laissé d’empêcher les progrès du cartésianisme au xviie siècle ; si c’est elle que Pascal, que Bossuet, que Fénelon ont attaquée en lui ; si c’est enfin quand il ne leur a plus été possible de méconnaître le danger, qu’ils ont coupé l’amarre, et abandonné le système au vent de sa fortune, nous voyons qu’il n’y a rien de moins conforme à la vérité que de faire sortir l’esprit du xviiie de celui du xviie siècle.

Autre raison d’étudier Bayle : bien loin que — comme on l’a dit, comme je l’entends souvent dire encore — l’esprit du xviiie siècle continue celui du siècle précédent, il en est précisément le contraire ; et, de 1680 à 1735, ou à peu près, sous l’action de diverses causes, tout en France — la philosophie comme la politique, mais surtout la littérature et la critique, — tout a changé d’aspect, de caractère, et d’orientation. Rarement, ou jamais, transformation plus profonde s’est, opérée plus promptement, et c’est Bayle, on le verra, qui, de cette métamorphose, a été le principal ouvrier. L’esprit du xviiie siècle n’est pas sorti naturellement de celui du xviie siècle, comme l’effet sort de la cause, ou la conséquence du principe, comme le chêne sort du gland, ou l’oiseau de son œuf ; il y a fallu l’interposition ou l’intervention d’autre chose ; et je veux bien que la rupture entre eux n’ait pas été complète — puisque aussi bien, ni dans l’histoire ni dans la nature, on n’en connaît de telles, — mais ce que l’on ne saurait nier, c’est qu’il y ait eu déviation, inversion, renversement du pour au contre, et que, plus que personne, Bayle y ait contribué. Une partie de l’activité de Voltaire ne s’est employée qu’à contredire en tout la philosophie de Pascal et celle de Bossuet, mais Bayle lui en avait donné l’exemple ou le signal, comme d’ailleurs aux encyclopédistes, si ceux-ci n’ont fait qu’achever de ruiner ce que la timidité de Voltaire, encore embarrassée de toute sorte de préjugés, avait laissé debout de l’ancien régime. Oublier Bayle, ou le supprimer, c’est donc mutiler, c’est fausser toute l’histoire des idées au xviiie siècle. Quand son rôle ne serait que celui de l’une de ces espèces de transition, équivoques ou douteuses, en qui s’opère le passage d’un genre à un autre genre, les rhéteurs pourraient bien le négliger ; il n’en serait pas moins considérable aux yeux de l’historien, si même il ne l’était davantage ; — et cette raison de s’y intéresser ne paraîtra-t-elle pas suffisante ?

Mais en voici pourtant une autre encore : c’est que, comme je l’ai fait observer plus d’une fois, presque tout ce que Voltaire, en 1730, rapportera d’Angleterre, les Anglais en doivent eux-mêmes la meilleure part à Bayle. Son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare est de 1686, et a ainsi précédé de trois ans les lettres de Locke sur la Tolérance. Avant Collins, avant Tindal, avant Toland, c’est Bayle qui a revendiqué ce qu’il appelait lui-même ingénieusement les droits de la « conscience errante », la liberté de l’erreur, et celle même de l’indifférence en matière de religion. Tout ce que l’on peut dire en faveur de l’indépendance de la morale, ou pour établir que le libertinage des mœurs ne suit pas nécessairement celui de la pensée, ou pour montrer qu’il importe à la dignité de l’homme que la religion consacre au besoin notre conduite, mais ne la règle pas, il l’a dit. Ajouterai-je qu’à cet égard, Bolingbroke et Shaftesbury, qui l’ont certainement lu, l’ont plutôt affaibli ? Mais je demande qui s’en douterait à parcourir nos histoires de la littérature. En vérité, depuis tantôt cent ans, nous avons fait trop bon marché de l’originalité propre du génie français ! Si quelques idées sont entrées en France par le bateau de Calais ou par la diligence de Strasbourg, la façon nous en a trop souvent suffi pour les trouver nouvelles ; et nous ne savons pas assez que le fond en était national, si la forme, tantôt plus sentencieuse et tantôt plus humoristique, en était allemande ou anglaise. Bayle est justement l’un des exemples éloquents qu’il y en ait. On pourrait d’ailleurs montrer, si c’en était le lieu, qu’il n’a pas exercé moins d’influence en Allemagne qu’en Angleterre ; et que la trace de ses idées est comme qui dirait reconnaissable à chaque pas dans l’œuvre de Leibniz, dans celle surtout de Lessing, on, plus près de nous, jusque dans celle de Kant. Ce n’est donc pas seulement un intérêt purement français, c’est un intérêt européen qu’enveloppe une étude sur Bayle. Grande, et à de certains égards, unique dans l’histoire de notre littérature, la place qu’il semble qu’on lui dispute — et, en tout cas, qu’on lui refuse — est presque plus grande encore dans l’histoire de la littérature générale.

Je ne raconterai point sa vie : elle a jadis été contée copieusement par son ami Des Maizeaux — le biographe attitré des « libertins » français d’alors, — et, plus brièvement, par M. Édouard Sayous, dans son Histoire de la littérature française à l’étranger, dont elle fait l’un des meilleurs chapitres. Aussi bien n’a-t-elle rien d’extraordinaire, ni même de romanesque. Elle manque surtout d’histoires de femmes ; et, entre autres motifs, j’ai quelquefois pensé que c’en était un là de l’indifférence et de l’oubli dont je voudrais le venger. Heureux en France les écrivains, pour ne rien dire des hommes politiques, dont un nom de femme est inséparable ! Mais ce philosophe n’a pas eu ce bonheur — en dépit de Sainte-Beuve, qui voulut à toute force le lui procurer, aux dépens de l’honneur de madame Jurieu ; — et sa vie, qui s’écoula tout entière parmi les livres des autres, est renfermée tout entière dans les siens.

Pour l’histoire de ses écrits, elle serait sans doute plus intéressante ; et, sans parler des discussions d’authenticité que soulèvent quelques-uns d’entre eux — comme l’Avis aux réfugiés sur leur prochain retour en France, qu’il a toujours désavoué, mais que ses coreligionnaires ne lui ont jamais pardonné, — tous les ouvrages de Bayle, à l’exception de son Dictionnaire, ont été composés dans des circonstances très particulières ; ses Pensées sur la comète et son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare, sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et ses Réponses aux questions d’un provincial… Ni les uns ni les autres, pourquoi ne les a-t-il signés ? Pourquoi, dans ses Nouvelles de la République des lettres — le journal dont on savait qu’il était l’unique rédacteur, — a-t-il imputé son Commentaire philosophique à ces « messieurs de Londres » ? et pourquoi, dans une lettre à l’un de ses meilleurs amis, continuant la même feinte, s’est-il à lui-même reproché de n’avoir fait dans sa brochure que « le semblant de combattre les superstitions papistiques » ? Il pourrait être amusant d’en chercher les raisons. Ou bien encore, l’ayant pris une fois en flagrant délit de mensonge, si nous admettons, sans avoir plus d’égard à ses dénégations, qu’il soit le véritable auteur de l’Avis aux réfugiés, quelle raison a-t-il eue de l’écrire ? Ses compagnons d’exil, qu’il y malmène si vivement, lui étaient-ils devenus plus insupportables que les catholiques eux-mêmes ? ou croirons-nous avec Jurieu qu’il ait voulu, par ce pamphlet, se procurer les moyens de rentrer en France et de s’y faire pensionner ? La question se lierait à celle de son vrai caractère, qui ne semble pas avoir été à la hauteur de son esprit ; et parmi beaucoup de différences, il aurait donc ce trait de commun avec Voltaire : tous les deux incapables de retenir leur plume, tous les deux empressés à décliner un peu effrontément les conséquences de leurs actes, et tous les deux toujours prêts à réparer une insolence par une platitude. Mais toutes ces questions, et bien d’autres, quelque intéressantes qu’elles soient, nous écarteraient de notre principal dessein, qui n’est pas même ici d’approfondir la vraie pensée de Bayle, trop subtile, trop complexe, trop fuyante, souvent contradictoire. C’est seulement sa nature intellectuelle que nous voudrions dégager de l’ensemble de ses Œuvres — suivre ensuite à la piste les idées qu’il a jetées dans la circulation ; — et mesurer enfin l’influence qu’il a exercée sur son temps, comme sur celui qui l’a suivi.

II §

Ce que Bayle a d’abord de plus original, ou même d’unique, c’est d’être, en plein xviie siècle, pour une moitié de ses défauts et de ses qualités, un homme du xvie, et pour l’autre, un homme du xviie siècle. « Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV », a quelque part écrit Diderot, et c’est précisément de Bayle qu’il l’a écrit. Mais les Charron de leur côté, mais les Montaigne, mais les Estienne, ou même Babelais, se seraient également retrouvés dans l’auteur du Dictionnaire historique et critique ; et, en effet, il a d’eux, premièrement, leur abondance ou leur prolixité, leur incapacité de lier, d’ordonner, de distribuer ses idées, de mettre enfin dans son discours quelque chose de cet ordre intérieur dont les Pascal ou les Bossuet ont au contraire si bien connu le pouvoir. « Je ne sais ce que c’est que de méditer régulièrement sur une chose ; je prends le change fort aisément, je m’écarte, souvent de mon sujet ; je saute dans des lieux dont on aurait bien de la peine à deviner les chemins ; et je suis fort propre à faire perdre patience à un docteur qui veut de la méthode et de la régularité partout. » Ainsi s’exprime-t-il, tout au début de ses Pensées sur la comète ; et comme d’ailleurs il est de ces gens adroits qui excellent à se faire une parure de leurs défauts, l’aveu s’aiguise en épigramme contre ceux qui possèdent les qualités dont il manque. Il n’en est pas cependant moins caractéristique ; et c’est comme si Bayle disait que sa manière de composer consiste, ou ressemble à n’en pas avoir. Aussi ses livres ne sont-ils pas des livres, mais des enfilades ou des séries de digressions qui s’engendrent les unes des autres, presque à l’aventure, confusément, désordonnément, sans autre limite à leur infinie prolifération que les bornes elles-mêmes de la science de Bayle, ou que le caprice de sa fantaisie. Cet homme était né pour conter par alphabet tout ce qui lui passerait par la tête ; — et voilà pourquoi son chef-d’œuvre est un Dictionnaire.

Dans ses Pensées sur la comète, il veut, par exemple, établir que les opinions des hommes ne sont pas toujours les règles de leurs actions ; et il en donne sept preuves. La première est tirée de « la vie des soldats », qu’aucune religion, fait-il observer, n’a jamais empêchés non seulement de tuer — puisque aussi bien ils en font profession, — mais de piller, de voler, de violer au besoin, encore qu’elles le défendent toutes ou presque toutes ; que les soldats ne l’ignorent point ; et qu’ils soient même capables de mourir, s’il le faut, pour l’interdiction qu’elles en font. La seconde preuve est tirée « des désordres des croisades » : et, à ce propos, Bayle se demande ce que l’on doit penser d’une opinion « singulière ». Quelques mauvais plaisants n’ont-ils pas en effet prétendu que les principes de l’Évangile, s’ils étaient fidèlement suivis, énerveraient le courage de ceux qui les professent ? Il faut sans doute examiner ce point, et Bayle n’a garde d’y manquer. Une troisième preuve se déduit de « la vie des courtisanes ». Excellente occasion de donner, en passant, quelque chose au goût fâcheux qu’il aura toujours pour les obscénités — en sa qualité de vieux garçon, peut-être, — et, comme il a lu tout récemment, dans une Relation d’un M. de Saint-Didier, des anecdotes, qu’il a trouvées plaisantes, sur les courtisanes de Venise, il les reproduit !

Cependant sa démonstration n’en est encore qu’au début. Si « tant de chrétiens », comme on vient de le voir, « qui ne doutent de rien, et qui même sont prêts à croire un million de nouveaux articles de foi, pour peu que l’Église les décide, se plongent néanmoins dans les voluptés les plus criminelles », que dirons-nous des magiciens, des sorciers ou des démons ? Car, les démons, voilà, certes, une espèce d’êtres qui n’ont guère le moyen de se dire athées, ou plutôt, si quelqu’un doit être convaincu de l’existence du Dieu qui les a précipités, c’est bien eux ! Considérez donc leur conduite, et voyez s’il s’en peut de moins conforme à leur conviction. C’est ce que Bayle appelle sa quatrième preuve. Après quoi, « toute sorte de gens », hommes ou femmes, pris en gros, qui vont à la messe, qu’on voit même « qui contribuent à la décoration des églises », qui ont l’horreur de l’hérétique, mais qui pourtant n’en vivent pas plus saintement, lui sont une cinquième preuve de la vérité de sa proposition. Il en trouve une sixième dans la dévotion très particulière qu’au dire d’Alexis de Salo, de très insignes scélérats ont témoignée pour la Vierge. Meurtriers ou voleurs, ils continuaient donc de croire, du meilleur de leur cœur, aux mystères et aux observances d’une religion que leur conduite profanait tous les jours !

À ce bel argument, dont il s’applaudit comme d’une rare trouvaille, Bayle est curieux de savoir ce que pourra bien répondre un savant jésuite — c’est le père Rapin, — qui, dans un livre alors tout récent, attribuait la corruption de son siècle aux progrès croissants de l’incrédulité. Mais une autre question s’élève là-dessus ; car, où pense-t-on qu’il y ait le plus d’incrédules, à la ville ou à la cour ? À la ville, répond Bayle, quoique d’ailleurs il y ait plus de corruption à la cour. La cour le mène aux rois, parmi lesquels il choisit Louis XI pour en faire « une considération particulière ». Il passe alors au grand Alexandre, et découvre dans son histoire, non sans quelque plaisir secret, des crimes plus qu’ordinaires mêlés à une superstition sans mesure. Assurément, « jamais homme ne fut plus éloigné de l’athéisme » que ce conquérant des Indes ; et cependant et combien de fois à quels excès, et en tout genre ne s’est-il pas porté ? N’en pouvons-nous pas dire autant de Catherine de Médicis ? de Charles IX ? de Henri III ? Non, en vérité, conclut Bayle, quelque religion que nous professions des lèvres, nous ne pouvons rien sans la grâce ; — et le développement de sa sixième preuve est achevé. Il faut toutefois qu’il me donne une septième, et, d’avoir en passant parlé du livre du père Rapin, comme il s’est souvenu de celui d’Arnauld sur la Fréquente Communion, c’est de là qu’il la tire. Jésuites ou jansénistes, puisque nous voyons donc que la fréquence ou la rareté de leurs communions ne les empêche pas d’être, au fond tous les mêmes, c’est-à-dire toujours des hommes, la même conclusion revient donc aussi toujours ; et c’est enfin là qu’abandonnant sa démonstration — sauf à la reprendre et à la continuer ailleurs, — Bayle passe à ses hardies conjectures sur « les mœurs d’une société qui serait absolument sans religion ». Mais, qu’est devenue la comète ?

Certainement, je ne nierai point qu’il y ait une espèce d’ordre dans ce désordre, et parmi toutes ces digressions on peut suivre aisément l’insidieux trajet d’une même pensée qui serpente. Tout ce quel donc je dis, c’est qu’au xviie siècle, en 1682 — après Balzac, après Pascal, après Bossuet, après Malebranche, — cette façon de composer, trop lâche ou trop libre, sentait son xvie siècle, et retournait, … comme sans y prendre garde, à celle de l’auteur des Essais. Il n’y avait pas là d’apparence de choix. On ne voyait ni pourquoi Bayle donnait sept preuves de son assertion, au lieu de six, plutôt que huit, ni pourquoi la seconde n’était pas la première ou aussi bien la dernière, et ses exemples avaient leur prix, mais la raison de ses exemples échappait. Celui-ci, le premier, qu’il tirait de la « vie des soldats », se confondait avec le troisième, ou avec le cinquième, ou avec le septième ; et quand il examinait, à l’occasion du second, si les principes de l’Évangile n’énerveraient peut-être pas le courage de ceux qui les professent, il brouillait deux sujets ensemble. C’est aussi bien ce qui arrive constamment à Montaigne. Et il est vrai qu’on lui en sait gré, à celui-ci, parce que, s’il se confessait par méthode et par ordre, c’est comme un autre personnage, plus logique, mais aussi plus artificiel, qu’il superposerait à la vérité naturelle du sien. Le portrait serait moins vivant. Mais Bayle ne se confesse point. Le titre de son livre n’a point du tout annoncé le projet de se peindre. Ni son sujet en général, ni le point particulier que j’ai choisi pour bien faire voir comment il ne compose pas, n’ont rien qui lui soit personnel. Il nous a promis de nous montrer, d’une part, que nous n’avions rien à craindre de l’apparition des comètes et, secondairement, que la conduite des hommes se moquait bien de leurs principes. C’est donc uniquement où nous l’attendons. De telle sorte que, ce qui était un charme dans les Essais devient un défaut dans les Pensées sur la comète. La manière discursive en est d’un homme pour qui le xviie siècle ne serait pas intervenu ; qui continuerait sous Louis XIV de s’habiller comme on faisait au temps de Henri IV ; dont l’allure, quoique vive, serait cependant plus vieille que son visage, ou, si l’on veut enfin, la langue plus âgée que les idées qu’elle exprime. Tel est bien le cas de Bayle. Il n’a pas plus appris du Discours sur la méthode à « conduire ses pensées par ordre » que, de l’Hôtel de Rambouillet ou de l’Académie de Richelieu naissante, à les exprimer, comme on dit, avec nombre, poids et mesure.

Il n’a pas appris non plus, il ignore qu’une partie de l’art d’écrire consiste à ménager la pudeur des honnêtes gens, et, à cet égard encore, il est bien du xvie siècle, du haut xvie siècle, pour le coup, contemporain de Rabelais, naïvement cynique ou ordurier, presque sans le savoir, par goût naturel, par manque d’usage et de monde, par insuffisance d’éducation. D’autres, après lui, seront plus cyniques et plus orduriers que lui, je le sais, mais ils le seront autrement que lui : Swift, avec profondeur, dans ses Voyages de Gulliver, ou Voltaire, avec pétulance, en son Candide, ou Diderot encore avec fougue, dans ses Salons, dans ses articles de l’Encyclopédie, dans ses Lettres à Mlle Volland, … qui encore ? et comment ? Mais Bayle, pour lui, l’est comme innocemment : il manque de pudeur comme on manque de tact, pour être ainsi fait ; et si sa plume est volontiers libertine, sa conduite fut décente, ses mœurs pures, sa vie chaste. Aussi, sa surprise fut-elle grande, lorsque, dans ses dernières années, à l’occasion de son Dictionnaire, il s’entendit reprocher les licences qu’il avait prises de nommer par leur nom trop de choses qu’en général on déguise ou qu’on cache, comme aussi de se divertir ou de s’arrêter trop complaisamment à de certains sujets. Il voulut donc se défendre ; mais il prouva bien, en donnant son mémorable Éclaircissement sur les obscénités, si le reproche était mérité ! Non pas au moins que son apologie soit inhabile ! Elle n’est qu’inconsciente. Avec sa distinction des sept classes d’écrivains qui peuvent encourir l’accusation d’indécence, il épuisa le sujet, mais on vit clairement qu’il ne l’avait pas du tout entendu. Voilà un bel exemple du pouvoir de la dialectique ! Tout dire d’une chose, et n’y rien comprendre ! Me permettra-t-on de faire observer, incidemment, que c’est un nouveau témoignage du service qu’avant de leur nuire, précieuses et précieux ont rendu, malgré qu’on en ait, à la langue, à l’esprit, à la morale même ? Bayle ne s’en est point douté. L’entière liberté du langage lui paraissait évidemment une condition absolue de la liberté de la pensée. C’est une des grandes erreurs que l’écrivain puisse commettre ! Si ce philosophe un peu cynique n’avait pas eu le caractère aussi doux qu’il avait l’esprit caustique, il eût également revendiqué la liberté de l’invective et de l’insulte. Mais n’est-ce pas comme si l’on disait que sa politesse en tout genre ne va pas au-delà de celle du xvie siècle ? et que le goût de l’obscénité s’ajoute ainsi, dans son œuvre, au désordre de la composition, pour le distinguer de ses contemporains, et le faire lui-même celui de ses bisaïeux ?

Joignons-y l’étalage ou l’abus de l’érudition, les questions saugrenues, la rage de citer du latin et du grec, de l’espagnol et de l’italien, une curiosité tournée de préférence aux superfluités, aux inutilités, aux futilités de l’histoire, et, pour tout dire d’un mot, ce pédantisme qui nous rend si laborieuse encore aujourd’hui, quoi ? la lecture de Scaliger ou de Casaubon ? non, mais bien celle de Baïf et de Ronsard même. Comme aux hommes du xvie siècle — et, si je l’ose insinuer, comme à quelques-uns aussi du nôtre, — il semble à Bayle que l’érudition, pour avoir en soi ses joies, y ait aussi son objet, son but, et sa fin. Il ne se rend pas compte qu’elle n’est qu’un moyen — comme la philologie, par exemple — et que leur raison d’être, à toutes deux, est située en dehors et au-dessus d’elles-mêmes. « Comment un homme tel que Bayle — demande Gibbon, je crois, dans ses Mémoires — a-t-il pu consacrer trois pages de son Dictionnaire à discuter sérieusement la question de savoir si l’enfance d’Achille avait été nourrit de la moelle des cerfs ou de celle des lions ? » La réponse est bien simple : c’est qu’à cette occasion Bayle pouvait alléguer et citer tour à tour Libanius, Priscien, Grégoire de Nazianze, le scoliaste d’Homère, l’Etymologicum Magnum. Apollodore, Stace, Philostrate. Tertullien, Suidas, Eustathe, Fungerus, Vigenère… et le père Gautruche. Ainsi jadis maître François, quand il célébrait interminablement les vertus « de l’herbe appelée pantagruélion ». Mais, à propos, tandis que nous y sommes, « les lions ont-ils de la moelle » ? M. de Girac dit non, en s’appuyant mal à propos de l’autorité d’Élien, de Pline, et d’Aristote, mais Vossius, Franzius et Borrichius disent oui… Bayle hésite et ne conclut pas…

Il est plus affirmatif sur d’autres points, et traitant, par exemple, l’admirable question de savoir si « la nuit que passa Jupiter avec Alcmène fut double ou fut triple », il prouve, par de fort bonnes raisons, qu’en tout cas elle passa de longueur une nuit ordinaire. Il incline également à croire que « le jour où César reçut, sans se lever, les envoyés du sénat, c’est que César avait la diarrhée » :

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre,
             Est sujet à ses lois…

On a vu de petites causes engendrer de grands effets ; et Bayle estime que cet oubli du protocole — que dis-je, oubli ? c’est le contraire, et ce grand homme s’en souvint trop — fut une « des principales causes de la ruine de César ». Voici encore une question curieuse, c’est « si Loyola, dans sa trente-septième année, reçut ou non le fouet à Paris, et si ce fut à Sainte-Barbe ou au collège Montaigu ». Mais notre philosophe, ici, a une excuse, et si Jurieu, son irréconciliable ennemi — l’homme de son temps qui perdait le moins l’occasion de faire une maladresse, — ne s’était pas mal à propos et indécemment égayé de la flagellation d’Ignace, Bayle n’en aurait point parlé. Ce qui prouve au surplus son impartialité, Test la liberté familière avec laquelle il discute, en un autre endroit, « si la femme de Luther était belle », ou « si le mariage de Calvin fut un mariage d’inclination ». J’en passe — et des plus ridicules, — où l’on ne saurait dire, en vérité, ce qui l’amuse davantage, le prétexte qu’elles sont pour lui d’étaler les trésors de son érudition, ou ce qu’elles ont de saugrenu : « Si Aristote exerça la pharmacie dans Athènes ? » ou si Molière savait par expérience, autant qu’homme du monde, « les désordres des mauvais ménages et les chagrins des maris jaloux » !

Je passe également sur les lacunes de son Dictionnaire. « M. de… écrit quelque part Voltaire, me disait que c’était dommage que Bayle eût enflé son Dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens ou calvinistes ; qu’en cherchant l’article CÉSAR il n’avait rencontré que celui de Jean CÉSARIUS…, et qu’au lieu de SCIPION il avait trouvé six grandes pages sur GÉRARD SCIOPPIUS. » Voltaire se trompe. Il n’y a pas d’article sur CÉSARIUS dans le Dictionnaire de Bayle, et, au contraire il y en a un, et même un très long, sur CÉSAR. Mais, en ce qu’elle a de général, sa remarque subsiste, comme l’on dit ; et dans cette énorme compilation, dont l’un des objets était de redresser les erreurs des autres Dictionnaires, il semble bien que l’on trouve trop de Rorarius, et de Scioppius, et de Vorstius, et de Majoragius, et de Périzonius, pas assez de Montaigne et de Rabelais, de Corneille ni de Descartes. On n’y trouve pas non plus d’article sur Socrate ou sur Platon, ce qui est étrange encore, dans un Dictionnaire qui est demeuré presque jusqu’à nous le répertoire de l’histoire de la philosophie. Est-ce que peut être Bayle a cru que nous les connaissions assez ? Non, sans doute, puisqu’il a consacré de longues pages., de longues notes à Aristote ou à Épicure. Il faut donc supposer que ceux dont il n’a point parlé, c’est qu’il n’en avait rien à dire de scandaleux ni de paradoxal, à moins encore que, comme tant d’érudits, jugeant des matières par l’intérêt qu’il y prenait lui-même, au lieu de remplir ses portefeuilles en vue de son Dictionnaire, il n’ait conçu le projet de son Dictionnaire que, justement, pour les y vider.

Mais déjà, si je ne me trompe, dans quelques-uns de ces articles mêmes — ou, pour mieux dire, dans le dédain des opinions communes dont la liberté de son choix est une preuve, comme dans la hardiesse des solutions qu’il donne de ces questions qu’il aime, — on voit poindre quelque chose de nouveau. Très différent en ceci des érudits du siècle précédent, Bayle n’a pas plus de respect qu’il ne faut pour les autorités qu’il allègue, et s’il accumule à plaisir les citations ou les « preuves », c’est en dernier résultat son sens propre qui décide entre elles. Disons le vrai mot. Sous cet étalage d’érudition, l’esprit critique s’efforce en lui de se débarrasser des obstacles qui le gênent encore, et si l’homme a des rapports avec Montaigne, ne semble-t-il pas qu’il en ait déjà de plus étroits avec Voltaire ? Une ironie tranquille se joue parmi toutes ses polissonneries, et un mépris involontaire se mêle à la sympathie qu’il éprouve pour les érudits du passé.

Non du tout qu’il soit un critique, à la manière de Boileau, par exemple. Il manque trop de goût, nous l’avons dit, et de tact, on vient de le voir. L’art aussi bien lui est indifférent, et, sans doute, l’une des choses qui l’intéressent le moins au monde, c’est la valeur littéraire des œuvres. Tout lui est bon dès qu’il l’entend, et le malheur est qu’il entend tout. Je ne sais comment il se fait qu’il ait critiqué Molière, en se faisant fort de relever « cent exemples de ses barbarismes » ; mais il écrit de Paris, le 28 mai 1675, à son ami M. Minutoli : « L’Iphigénie de M. Coras se joue enfin par la troupe de Molière, après que celle de M. Racine s’est fait assez admirer dans l’hôtel de Bourgogne. » Ces deux adverbes sont malheureux ! Je vois ailleurs, dans une autre lettre, qu’il a fort goûté la Princesse de Clèves — et peu s’en faut que je ne m’en étonne ; — mais il n’a pas moins apprécié les Amours du roi de Tamaran, par le sieur Brémont, « un très joli petit ouvrage, bien écrit et contenant des aventures fort bien tournées ». Ce sont celles de Charles II roi d’Angleterre, et de Mme de Castelmaine. Parcourez encore ses Nouvelles de la République des lettres. Il s’y défend d’écrire « uniquement pour les savants », et de loin en loin il y donne, « pour les dames », l’analyse de quelque roman ; mais, il vrai dire, et au fond, il s’intéresse bien plus aux questions de théologie, de métaphysique, d’histoire, de physique ou de physiologie. Un Traité de l’Économie animale et de la Génération de l’homme, ou un Recueil de Dissertations sur la mort de Judas, voilà les livres qu’il aime à « extraire ». Que si d’ailleurs il excelle à manier les idées générales, ajouterai-je qu’il n‘en a pas d’assez liées, d’assez suivies, d’assez systématiques pour être un critique à la manière d’aujourd’hui ?

Mais ce qu’il est proprement, c’est l’esprit critique incarné, l’universelle curiosité, la soif de savoir — libido sciendi, — la crainte de ne pas tout connaître sur un sujet donné. C’est aussi l’universelle défiance, dont le premier mouvement est de tout révoquer en doute, et plus particulièrement ce qui est imprimé. Tout homme a tant de raisons de ne se servir de l’écriture que pour déguiser sa pensée ! Notre judiciaire est si courte ! La vérité est si difficile à fixer ! Bayle n’aime pas à être dupe, et, s’il veut tout savoir, c’est pour tout contrôler. Joignez le goût de la contradiction. Un peu enflé de sa science et glorieux de sa perspicacité, non seulement

Il penserait paraître un homme du commun
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un ;

mais sa propre opinion lui déplaît dès qu’on la partage, et

Ses vrais sentiments sont combattus par lui.
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

Leibniz, à ce propos, disait très joliment : « Le vrai moyen de faire écrire utilement M. Bayle, ce serait de l’attaquer lorsqu’il dit des choses bonnes et vraies, car ce serait le moyen de le piquer pour continuer. Au lieu qu’il ne faillirait point d’attaquer quand il en dit de mauvaises, car cela l’engagerait à en dire d’autres aussi mauvaises pour soutenir les premières. » Mettez encore l’amour du paradoxe, une tendance instinctive à croire que l’opinion commune est l’erreur commune ; que la plupart des hommes, recevant de leurs parents, de leurs maîtres, de l’usage même du monde et de l’expérience banale de la vie, leurs préjugés tout faits, sont incapables de penser ; qu’il faut donc de temps en temps les inquiéter sur leurs idées, secouer pour ainsi dire leur torpeur intellectuelle, et, au besoin, les étonner, les irriter, les scandaliser… Si tout cela ne forme pas la définition même de l’esprit critique, il ne s’en faut de guère ; mais tout cela c’est Bayle ; — et on a cru pendant longtemps, on semble croire encore que ce le serait tout entier.

Il est vrai qu’à cet égard on ne saurait exagérer l’importance de son rôle. En tant que la critique, entendue largement, nous préserve, comme on l’a si bien dit, « d’être dévorés par la superstition et la crédulité », c’est lui qui l’a fondée. Lorsqu’il parut, le principe d’autorité régnait encore partout. Descartes même, en philosophie, n’avait abouti, comme autrefois saint Thomas, qu’à des solutions prévues, consenties, imposées d’avance. Après avoir découvert des chemins tout nouveaux, il s’était empressé de les barrer. À plus forte raison, en morale et en politique, le sens propre et individuel trouvait-il partout sa limite. Pour vingt manières qu’il y avait de démontrer l’immortalité de l’âme ou le droit divin des rois, on n’en souffrait pas une de les nier. Que si, timidement, quelqu’un essayait de déplacer la borne, aussitôt les Arnauld, les Pascal, les Bossuet, les Malebranche accouraient, qui la replaçaient. Le rôle de Bayle allait être de l’ébranler doucement, mais si profondément qu’elle devait après lui tomber à la première secousse. Au nom même de la vérité —  si l’on admet que la vérité ne s’éprouve que par la contradiction, — il allait revendiquer le droit de tout homme à l’erreur. Où sont les titres de l’autorité ? où sont ceux de la tradition ? Si l’on commence par supposer les problèmes résolus, n’est-ce pas demander à la raison, pour sa première démarche, de s’abdiquer elle-même ? Tandis qu’on ouvre à son essor les champs illimités de la métaphysique, pourquoi lui interdit-on le domaine de la politique et de la morale ?… Bayle n’a pas posé toutes ces questions pour la première fois, mais personne, avant lui, ne les avait ni traitées, ni posées comme lui, d’une manière vraiment critique, parce qu’elle l’est exclusivement.

C’est qu’aussi bien — et ce trait achèvera de le caractériser — il a su réserver et préserver en lui, de toutes les libertés la plus précieuse peut-être, qui est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même, et l’esclave de sa propre pensée. En aucun temps, les opinions de Bayle n’ont rien eu pour lui de plus saint ni sacré que les opinions des autres. Et, en effet, pour peu qu’on y veuille songer, ne serait-ce pas une étrange duperie que de travailler, comme il a fait, pendant trente ans, quatorze heures par jour ; de dépouiller, la plume à la main, la philosophie, l’histoire, l’antiquité tout entière : de faire des extraits de tout ce qui paraît, d’entretenir une correspondance régulière avec tout ce qu’il y avait d’érudits renommés dans l’Europe d’alors ; d’être avec cela l’un des dialecticiens les plus hardis, les plus souilles, les plus féconds en ressources qu’il y ait jamais eu, si l’on n’aboutissait pour dernière conclusion qu’à s’emprisonner soi-même dans les liens de son propre raisonnement, mais surtout si ce prodigieux labeur était rendu d’avance inutile par le ferme propos qu’on prendrait de remâcher encore à cinquante ans les idées de sa vingtième année ? Lorsqu’ils ont passé les bornes de la jeunesse, la plupart des hommes — j’entends de ceux qui pensent — ne demandent plus aux livres, à l’expérience, à la méditation que de les ancrer dans leurs opinions. La vérité, pour eux, c’est alors ce qui flatte leurs préjugés, et l’erreur ce qui les contrarie ; leur siège est fait ; et quiconque essaie de leur persuader de le refaire n’est plus à leurs yeux qu’un sophiste. Bayle tout au contraire. Il n’y a pas pour lui de sot livre, dont un homme d’esprit ne puisse, ou plutôt ne doive tirer profit, et par là, prouver son esprit même. Il fait de l’or avec du plomb. Pareillement, si la vie, si la réflexion nous apprennent tous les jours quelque chose de nouveau, comment nos idées n’en seraient-elles pas modifiées ? Tout coule, rien ne demeure. C’est pourquoi la pensée de Bayle, qui n’a jamais connu le repos, parce qu’elle n’a jamais senti la lassitude, ne s’est donc aussi jamais fixée, ou pour mieux dire figée dans un dogme. Émancipé de l’autorité des autres, Bayle l’est presque plus encore de la sienne propre. Et ne faut-il pas bien que peu de critiques aient mérité cette louange, si le reproche presque le plus commun qu’on leur fasse est précisément d’avoir manqué de souplesse ? Mais qui niera qu’en effet on ne leur en puisse adresser de plus grave ? Non seulement la méthode ou les procédés de la critique doivent eux-mêmes varier avec l’objet, et, comme on dit, en épouser la forme au lieu de lui imposer la leur ; mais la pensée cesse d’être, en cessant d’évoluer ou de « devenir » ; et dès qu’elle ne change plus, la vie ou plutôt la réalité s’en relire. C’est ce que je ne crois pas que personne ait mieux su que Bayle. Ceux-là seuls le lui reprocheront qui ne verront pas qu’en le faisant, ils nieraient les conditions mêmes d’existence de la critique, ou qui ne savent pas combien il faut peu de principes pour fonder, en logique ou en fait, le plus tyrannique et le plus intransigeant des dogmatismes !

Est-ce que, sur ces derniers mots, par un paradoxe imité de lui-même, je veux faire de l’auteur du Dictionnaire historique un théoricien de la famille de Hobbes ou de Spinosa ? Non certainement ; et tous les traits que je viens d’assembler suffiraient à m’en empêcher si j’en avais pu concevoir le dessein. Je ne prétends seulement pas qu’il eût une conscience très claire de la nature, de l’étendue, de la portée des conclusions où il se laissait entraîner par sa dialectique. Dirai-je même qu’en dégageant du milieu de ses ironies, de ses contradictions, de ses doutes, les deux ou trois principes qui les dominent ou mieux encore qui les engendrent, et en les systématisant, je leur donnerai un degré de précision ou de solidité qu’ils n’avaient pas dans sa pensée. Je le dirai, si l’on le vent, et en effet, je le pense. Mais qu’ils y soient, c’est tout ce que j’affirme ; que d’autres les y aient reconnus avant moi, c’est ce que l’on va voir ; et qu’enfin la fécondité n’en soit pas épuisée, c’est ce que j’espère établir.

III §

Parlons de là, que ce qu’il s’est proposé de déraciner des esprits de son temps, c’est avant tout ce dogme ou cette idée de la Providence, dont on a vu que| Bossuet avait, lui, prétendu faire le fort imprenable de son christianisme. Là même est l’intention de son premier écrit : Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre MDCLXXX. Il n’y est parlé que de la Providence, mais cette Providence est si peu celle des chrétiens qu’elle en est justement le contraire. C’est ce que j’ai tâché de montrer en essayant de définir « la philosophie de Bossuet », et c’est ce qu’il faut bien que je redise encore. Une Providence particulière, et en quelque sorte personnelle à chacun de nous, sans le décret ou le consentement de laquelle il ne saurait, selon l’expression consacrée, tomber un seul cheveu de notre tête ; un Dieu caché, qui se manifesterait de préférence dans les cas qu’on appelle fortuits, et dont le triomphe, quand il veut paraître, serait d’interrompre, pour les faire tourner à sa gloire, les conséquences naturelles ou nécessaires de nos actes ; un Père céleste, accessible à nos yeux, à nos prières, à nos supplications, et dont la volonté se laisserait fléchir à l’intercession des saints ou de la Vierge, telle est donc l’idée que les chrétiens se forment de la Providence. Ils la voient mêlée partout dans les affaires humaines. C’est elle qui frappe ces grands coups dont les hommes et les peuples demeurent quelquefois stupides, et qui prépare la victoire du christianisme en jetant Antoine aux bras de Cléopâtre. « Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » C’est elle dont nous nous efforçons vainement d’amoindrir le pouvoir en l’appelant des noms de fortune ou de hasard. « Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains est un dessein concerté dans un conseil plus haut… et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières. » C’est elle qui donne la prospérité des méchants en contradiction aux hommes de peu de foi, et c’est elle qui, pour rompre en nous les attaches du monde, nous envoie les infirmités, les maladies, et la mort. « Je vous loue, ô mon Dieu ! de ce qu’il vous a plu me réduire dans l’incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que vous avez anéanti, en quelque sorte, pour mon avantage les idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement pour la confusion des méchants au jour de votre colère. » Si c’est bien ainsi que les Pascal et les Bossuet ont entendu la Providence, rien n’est plus contraire, il faut en convenir, à l’idée d’une Providence générale que limiteraient, qu’obligeraient, que contraindraient ses lois mêmes. Mais, de son côté, si Bayle n’a pas eu de souci plus évident peut-être, ni, vingt ans durant, de préoccupation plus constante que de réduire le nom de la Providence à n’être que l’expression équivoque de l’immutabilité des lois de la nature, ne conviendra-t-on pas aussi que les Pascal et les Bossuet n’ont pas eu de plus dangereux adversaire ? C’est ce qu’une seule citation suffira pour montrer.

« Je ne ferai point scrupule de dire que tous ceux qui trouvent étrange la prospérité des méchants ont très peu médité sur la nature de Dieu, et qu’ils ont réduit les obligations d’une cause qui gouverne toutes choses à la mesure d’une Providence subalterne, ce qui est d’un petit esprit. Quoi donc ! il faudrait que Dieu, après avoir fait des causes libres et des causes nécessaires… eût établi des lois conformes à la nature des causes libres, mais si peu fixes que le moindre chagrin qui arriverait à un homme les bouleverserait entièrement, à la ruine de la liberté humaine ? Un simple gouverneur de ville se fera moquer de lui, s’il change ses règlements et ses ordres autant de fois qu’il plaît à quelqu’un de murmurer ; et Dieu… sera tenu de déroger à ses lois, parce qu’elles ne plairont pas aujourd’hui à l’un et demain à l’autre ?… Peut-on se faire une idée plus fausse d’une Providence générale ?… Ceux qui voudraient qu’un méchant homme devînt malade sont quelquefois aussi injustes que ceux qui voudraient qu’une pierre qui tombe sur un verre ne le cassât point ; car, de la manière qu’il a ses organes composés, ni les éléments qu’il prend, ni l’air qu’il respire ne sont pas capables, selon les lois naturelles, de préjudicier à sa santé, si bien que ceux qui se plaignent de sa santé se plaignent de ce que Dieu ne viole point les lois qu’il a établies »

  • (Pensées sur la comète, édition de 1727, p. 110.)

Incompatible, selon Bayle, avec l’idée de la majesté divine ou, si l’on veut, selon l’expression de Bossuet, avec ce quelque chose d’immuable, sans lequel la loi n’est pas loi, le dogme chrétien de la Providence ne l’est pas moins avec l’idée de la sagesse, et surtout de la bonté de Dieu :

« Ce qu’il y a de plus sensible dans l’histoire humaine est l’alternative d’élévation et d’abaissement qui, au dire d’Ésope, est l’occupation ordinaire de la Providence. Comment concilier cela avec les idées d’un Dieu infiniment bon ?… L’Être parfait se peut-il plaire à élever une créature au plus haut degré de sa gloire, pour la précipiter ensuite au plus bas degré de l’ignominie ? Ne serait-ce pas se conduire comme les enfants, qui n’ont pas plus tôt bâti un château de cartes qu’ils le défont et qu’ils le renversent ? Cela, dira-t-on, est nécessaire, parce que les hommes, abusant de leur prospérité, en deviennent si insolents qu’il faut qui leur chute soit la punition du mauvais usage qu’ils ont fait des faveurs du ciel, la consolation des malheureux, et une leçon pour ceux à qui Dieu fera des grâces à l’avenir. Mais ne vaudrait-il pas mieux, répondra quelque autre, mêler à tant de faveurs celle de n’en point abuser ?… La première chose que ferait un père, s’il le pouvait, serait de fournir à ses enfants le don de se bien servir de tous les biens qu’il leur voudrait communiquer ; car sans cela, les autres présents qu’il leur fait sont plutôt un piège qu’une faveur, quand on sait qu’ils inspireront une conduite dont il faudra que la punition serve d’exemple. Outre que l’on ne remarque point les utilités de ces exemples ; toutes les générations jusques ici ont eu besoin de cette leçon, et il n’y a pas d’apparence que les siècles à venir soient moins exempts de cette vicissitude que ceux qui ont précédé. »

  • (Dictionnaire historique. art. Lucrèce, remarque D.)

Nier ainsi — que ce soit au nom de sa majesté même ou de sa bonté — l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, le reléguer lui-même là-haut, très haut, très loin,

Dans ses cieux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de son azur immobile et dormant,

c’est proprement le déisme, et Bayle — pour en réitérer en passant la remarque — en aurait donc donné la formule avant les Libres penseurs anglais. C’est au surplus un point sur lequel je n’insiste pas, si, cette formule, il la tenait lui-même des premiers libres penseurs de l’Europe moderne — ce sont les Italiens ; — à moins encore que, comme eux, il ne l’eût directement héritée des Anciens. « Jamais homme ne nia plus hardiment que ce poète la Providence divine », dit-il en parlant de Lucrèce : et il a raison de le dire.

Mais Bayle va plus loin que les Anciens encore, et sa négation de la Providence n’est en quelque manière que la première démarche de sa dialectique. En effet, après avoir établi, en cent endroits de ses Pensées ou de son Dictionnaire, qu’à vrai dire, la Providence, comme le Hasard et comme la Fortune, n’est qu’un beau mot dont nous nous payons pour couvrir notre ignorance des desseins de Dieu, il n’établit pas moins fortement, en cent autres endroits, que « tous les usages de la religion sont fondés non pas sur le dogme de l’existence de Dieu, mais sur celui de la Providence ». La conséquence est évidente, et Bossuet encore ici ne s’était pas mépris. À l’égard de la religion, nier la Providence ou nier l’existence de Dieu, c’est exactement la même chose. Point de Providence, point de religion. Le paradoxe n’arrête pas Bayle, et dans une série de chapitres de ses Pensées sur la comète ou de leur Continuation il examine avec tranquillité « si l’athéisme conduit nécessairement à la corruption des mœurs », — et il trouve que non ; s’il est vrai « qu’une société d’athées ne pourrait pas se faire des principes de bienséance et d’honneur », — et il trouve que non ; enfin « si une religion est absolument nécessaire pour conserver les sociétés », — et il trouve toujours que non. De proche en proche, comme on le voit, le déisme tourne à l’athéisme. Avant même que Voltaire soit né, Bayle va plus loin que Voltaire. Ni Bolingbroke, ni Collins, ni Toland n’ajouteront rien à la force de ses déductions. Ce penseur solitaire, qui n’a qu’une passion au monde — celle de la dialectique, plutôt encore que de la vérité, — les a du premier coup dépassé ; et ce qui le distingue d’eux tous, peut-être, c’est qu’ayant envisagé froidement son paradoxe, non seulement il y a persisté, mais, avec les ruines qu’il venait de faire, il a prétendu reconstruire lui-même, de ses propres mains, sur un plan nouveau, ce qu’il venait de renverser.

Car on se tromperait, si l’on croyait que Bayle n’eût pas vu le vice de son argumentation, et qu’il consistait, comme aussi bien celui du raisonnement de ses adversaires, à transporter en Dieu — lequel, en dehors de la révélation, n’est qu’une pure hypothèse — des attributs contradictoires à la manière même dont nous en avons formé l’idée. Nous ne pouvons raisonner sur Dieu que d’une façon purement humaine, et, que nous acceptions ou non le dogme de la Providence, c’est toujours de l’anthropomorphisme. Mais les adversaires de Bayle avaient cru fermement à la révélation. Lui, qui n’y croit point, se sert de la contradiction pour ruiner l’hypothèse, ou plutôt encore pour en émanciper tout ce qu’on y croit lié d’utile. Moins on verra clair, pour ainsi parler, dans l’idée de Dieu, plus on se sentira contraint de chercher ailleurs qu’en elle le fondement de la moralité, celui de l’obligation sociale, et celui de la vertu. Si donc Bayle semble prendre plaisir à l’embrouiller et à l’obscurcir, c’est qu’il a son dessein, « sa pensée de derrière la tête », à la fois très voisine et très éloignée de celle de Pascal et de Spinosa. Ou plutôt — car la nature du rapport est assez, difficile à exprimer d’un seul mot, — tandis que l’auteur des Pensées avait essayé de réduire à la religion toute la morale et toute la philosophie ; tandis que l’auteur de l’Éthique avait séparé de la religion, mais en continuant de les confondre toutes les deux ensembles, la morale et la philosophie ; celui-ci, l’auteur du Dictionnaire prétend séparer la morale de la religion et de la philosophie. Écoutons-le raisonner là-dessus.

Toute religion, quelle qu’elle soit, repose, comme sur un trépied, sur un ensemble d’observances, de dogmes, et de traditions. Passons rapidement sur les observances. En tant qu’elles sont extérieures, elles ne signifient rien. « Car, si nous concevons qu’un roi ne regarderait point comme un hommage fait à sa personne, par des statues, la situation où le vent les ferait par hasard tomber lorsqu’il passerait, ou bien la situation à genoux dans laquelle on mettrait des marionnettes, à plus forte raison doit-on croire que Dieu, qui juge sûrement de toutes choses, ne compte point pour un acte de soumission et de culte ce qu’on ne fait pour lui qu’extérieurement. » Mais, en tant qu’elles sont conservatoires du fond, les observances valent ce que vaut le dogme même dont elles sont une conséquence, une manifestation, ou un symbole. Or le dogme est contradictoire à ce que la raison de l’homme tient justement pour le plus assuré. Par exemple : « Il est évident que les choses qui ne sont pas différentes d’une troisième ne diffèrent point entre elles ; c’est la base de tous nos raisonnements, c’est sur cela que nous fondons tous nos syllogismes, et néanmoins la révélation du mystère de la Trinité nous assure que cet axiome est faux. Inventez tant de distinctions qui vous plaira, vous ne montrerez jamais que cette maxime ne soit pas démentie par ce grand mystère. » Ce dogme est-il trop métaphysique, peut-être ? Encore est-il vrai qu’il fut l’un des fondements du christianisme, et que depuis Arius, on est hérétique, si l’on discute seulement la définition que l’Église en donne. Prenons cependant un dogme plus concret, dont la liaison soit plus évidente avec la morale, ou avec la pratique. Par exemple : « Il est évident qu’on doit empêcher le mal si l’on le peut ; et cependant notre théologie nous enseigne que Dieu ne fait rien qui ne soit digne de ses perfections, lorsqu’il souffre tous les désordres qui sont au monde, et qu’il lui était facile de prévenir. » Selon l’expression de l’Église, le dogme nous est donc donné pour nous être une occasion de scandale, et, celui-là seul étant vraiment chrétien qui n’y succombe pas, notre premier devoir est ainsi d’abdiquer notre raison entre les mains de la théologie. Mais la théologie, sur quoi se fonde-t-elle ? Sur la tradition et sur l’autorité, c’est-à-dire sur ce que Bayle se charge de montrer qu’il y a de moins solide au monde et de plus changeant. Car en combien de manières la tradition ne peut-elle pas être altérée, déformée, corrompue ? Où est-elle d’ailleurs, de quel côté ? « On ne sait pas encore ce qu’il faut croire, ni de la conception immaculée de la sainte Vierge, ni de son assomption dans le ciel… On ne sait pas encore si saint Augustin a été moliniste ou janséniste… On ne sait pas encore le vrai état de la question sur l’hérésie des semi-pélagiens. » Voilà pour la religion. Le moyen, en vérité, de fonder la morale sur ce sol perpétuellement mouvant !

La philosophie n’y a pas beaucoup plus de titres ou de droits. C’est d’abord que la plupart des questions qu’elle agite, si peut-être elles ne sont pas précisément oiseuses, sont situées par leur nature trop au-dessus de la vie pratique, dans la région de l’abstraction et du rêve. On ne peut pas attendre à vivre que les métaphysiciens aient décidé si l’étendue est « un être composé », ou « une substance unique en nombre ». Qu’importent au fond de semblables problèmes ? À peu près autant que ceux où l’on a vu que Bayle s’amusait : si Calvin fut heureux en ménage, ou si Aristote exerça la pharmacie dans Athènes. Comme il ne résulte rien de ceux-ci qui intéresse notre opinion sur la scolastique ou sur la réforme, de même, nous penserons des autres tout ce que nous voudrons, sans qu’il en dérive une conception nouvelle du mariage ou de la famille. Mais surtout sa grande raison contre la raison est la confiance même qu’il met en elle, dans la fécondité de ses ressources, dans l’étendue de son pouvoir, dans la subtilité de sa dialectique. Étant capable de démontrer, en toute matière, le pour et le contre, la raison métaphysique est impropre à résoudre les problèmes de la conduite, qui ne comportent point tant de distinctions. Infatigable, inépuisable, merveilleuse ouvrière de destruction, la raison n’est propre à rien édifier ; et c’est pourquoi nous ne voyons point que la philosophie nous guérisse de « l’esprit flottant », si même on ne doit dire qu’elle l’encourage en nous. Elle est l’art de douter. Les difficultés dont elle s’embarrasse, le réseau des subtilités dans lesquelles elle s’emprisonne, la presque impossibilité où elle est d’atteindre jamais la certitude, si elles donnent une grande idée de son infinie souplesse, en donnent une aussi, qui est fâcheuse, de sa radicale infirmité. De même que les pyrrhoniens se sont donc bien gardés d’étendre jusqu’à la vie pratique l’universalité de leur doute, il faut philosopher, mais il ne faut pas demander à la philosophie, non plus qu’à la raison philosophique, de nous donner des règles de conduite. Il ne faut pas prétendre conformer nos actions à un ordre universel dont nous ne pouvons affirmer l’existence qu’autant que nous le tirons d’une certaine idée que nous nous formons de l’ordre, ce qui est un cercle vicieux. Ou en d’autres termes encore, ce n’est pas d’une définition de la substance qu’il faut faire dépendre notre règle de vivre, et si c’est précisément là ce que Spinoza, dans son Éthique, a essayé, comme on le sait, sa méthode ne vaut pas mieux, à l’égard de la vie pratique, que celle des théologiens.

J’expose ici les idées de Bayle, je ne les discute pas. On peut lui opposer d’excellentes raisons, et j’en indiquerai tout à l’heure une ou deux. Mais ce que je suis plus pressé de montrer, ce sont les conséquences qui sont résultées de cette émancipation de la morale générale, et dont on a pu dire — c’est M. Paul Souquet, — en une formule singulièrement heureuse, que « presque toutes les certitudes que Bayle a ébranlées étaient autant de servitudes dont il nous a délivrés ».

Il s’ensuit en effet de ses principes que ni la religion, ni la philosophie ne sauraient être affaire d’État, ce qui revient à dire que ni le souverain — peuple ou roi, — ni l’opinion générale n’en sauraient déterminer les dogmes et les observances, ou, si l’on veut encore, que la tolérance est de droit politique. Là-dessus, rappelez-vous que Bayle est un contemporain de Louis XIV, que ses Pensées sur la Comète ont précédé de trois ans la révocation de l’édit de Nantes, et qu’un siècle doit s’écouler avant que nos lois politiques, civiles, criminelles même aient achevé de s’émanciper de la théologie. Sous le règne de Louis XVI, le Tolérantisme, en tant qu’il consistait « à admettre indifféremment toute sorte de religions », était encore qualifié de crime de lèse-majesté divine, et passible au besoin, comme tel, de la peine du feu. Il s’ensuit également des principes de Bayle que ni la religion, ni la philosophie ne sont matière à démonstration, mais à conjecture seulement, ou à hypothèse, et ceci, c’est comme s’il disait que la liberté de penser est de droit naturel. À nos risques et périls, nous nous faisons chacun notre religion, pour en user comme il nous convient, et personne au monde n’a de droit contre les droits de la conscience individuelle. Là-dessus, rappelez-vous que nous sommes au temps où Bossuet écrit en propres termes — j’ai déjà cité la phrase : — « L’hérétique est celui qui a une opinion » ; et l’Europe entière est effectivement de l’opinion de Bossuet. Et il s’ensuit enfin des mêmes principes que ni la religion, ni la philosophie n’étant choses communes, mais individuelles, toutes les fois qu’elles entrent, pour ainsi parler, dans la pratique, elles rencontrent, pour les limiter ou les restreindre dans leurs applications, le droit de l’individu, ce qui mène à poser que l’État est fait pour l’individu et non pas l’individu pour l’État. Là-dessus, rappelez-vous que Bayle est un contemporain, ou plutôt lui-même une victime de la persécution religieuse, dont le fondement est cette idée que ni la violence, ni les exils, ni les supplices ne doivent être comptés de rien, si l’on atteint par eux l’unité religieuse. Pour que l’énormité de cette maxime d’État commence d’être comprise, il va falloir maintenant attendre près de cent ans, jusqu’à Voltaire ; et, aujourd’hui même, l’horreur en est-elle bien connue ? Salas populi suprema lex esto ! Combien de fois, depuis Bayle jusqu’à Voltaire et depuis Voltaire jusqu’à nous, la maxime a-t-elle servi d’excuse ou de prétexte aux pires tyrannies !

Si l’on ne jugeait donc une doctrine que sur quelques-unes de ses conséquences, il n’y aurait, semble-t-il, qu’à louer dans l’œuvre de Bayle. On peut même aller plus loin ; et — puisqu’il fallait que son œuvre fût faite, puisqu’il fallait que la morale, dans sa longue évolution, après avoir été placée dans la tutelle, sous la dépendance, et consacrée par les sanctions de la religion et de la philosophie, s’en affranchit, pour essayer de se constituer sur une base plus large, — on peut dire, et nous dirons que son œuvre fut bonne. Mais elle ne le fut qu’à titre provisoire, et il faut montrer que, comme définitive, son œuvre de doute pourrait devenir aisément dangereuse.

C’est en effet une question de savoir si l’on peut entièrement détacher la morale d’une conception générale du monde ; et, au contraire, on pourrait penser que toutes choses, comme dit Pascal, « étant causantes et causées », il y a plus de rapports que Bayle ne le veut bien dire — de plus droits et même de vraiment nécessaires — entre la théorie spinosiste de la substance, de l’usage que l’homme doit faire de ses passions ou de sa liberté. Mais ce qui est certain, ce que l’expérience de l’histoire ne nous permet pas de nier ou de discuter seulement, c’est qu’une morale repose toujours et nécessairement sur une conception déterminée de la vie et de l’homme. Si l’on place l’objet de la vie en elle-même, c’est-à-dire si l’on le borne à ce que peut enfermer de plaisir ou de bonheur le court espace d’une vie humaine, quelque définition que l’on donne après cela du bonheur ou du plaisir, il est bien évident que la morale qu’on en tire implique une opinion plus ou moins raisonnée sur la nature de l’homme, sur la vie future ; — et par suite sur l’existence en même temps que sur les attributs de Dieu.

Aimons donc ! aimons donc ! De l’heure fugitive,
           Hâtons-nous ! jouissons.
L’homme n’a pas de port, le temps n’a pas de rive.
           Il coule, et nous passons !

Si ces vers étaient un conseil, évidemment ils ne seraient pas celui de se mortifier, et, non moins évidemment, ils impliqueraient que l’homme a été mis sur la terre, non point pour y travailler, ut operaretur eam, mais pour en jouir ; — ce qui est une solution du problème de la destinée. En d’autres termes encore, une manière de vivre est une manière de philosopher, sans le vouloir, sans le savoir, dont il importe assez peu que ceux qui la pratiquent voient clairement les liaisons ensemble, ou connaissent la formule abstraite, mais c’en est bien une. La grande erreur de Bayle est, en voulant émanciper la morale de la servitude ou de la dépendance de la philosophie, d’en avoir plutôt rétréci qu’élargi la base ; — et surtout d’en avoir comme abaissé le ciel.

Le reprendrons-nous pareillement de l’avoir voulu laïciser, comme on dit de nos jours ? À tout le moins sachons-lui gré d’avoir fortement établi « qu’il y a un fondement de la moralité distinct des décrets de Dieu ». Mais, de là à conclure qu’il vaut mieux, ou autant, n’avoir point du tout de religion que d’en avoir une fausse, et, selon l’expression de Bayle « être athée qu’idolâtre », il y a loin ; et Bayle semble avoir franchi trop aisément la distance. S’il y est parvenu, c’est en réduisant l’idée de la religion à celle de la superstition. Il s’autorise pour cela de ce que le christianisme s’est accommodé des dépouilles du paganisme ; « de ce que ceux qui ont mal aux oreilles se recommandent à saint Ouen, celles qui ont mal au sein à saint Mammard » ; ou encore de ce que les croisades n’ont point augmenté la vertu parmi les hommes. Ces plaisanteries nous semblent aujourd’hui d’un goût douteux. Elles ne l’ont pas d’ailleurs que l’homme se suffise à lui-même, ni surtout l’institution sociale à sa propre durée. Certes, il est utile de prêcher la solidarité sociale, et — dans ce petit cachot de l’univers où nous sommes logés — il est beau d’avoir fait de la misère de l’homme le fondement et le lieu de la société. Mais, quand cela même ne serait pas déjà de la métaphysique, il resterait encore à examiner si l’accomplissement du devoir social épuise l’activité de l’homme ; si l’individu ne se doit pas quelque chose à lui-même ; et s’il n’a pas enfin ce que l’on pourrait appeler des besoins mystiques. C’est ce que Bayle encore semble n’avoir pas vu. Les maux que la religion peut causer, il les a signalés en cent endroits de son œuvre. Je n’ai pas souvenance que nulle part il lui ait fait honneur des bienfaits qui sont pourtant les siens. Mais surtout je ne sache pas qu’il ait rendu raison de l’existence des religions ; et n’est-ce pas cependant ce que l’on doit commencer par faire, je dis même si l’on veut les attaquer utilement ? Là est le vice, et là le danger de ses théories. Non seulement la morale ne saurait exister indépendamment et en dehors d’une philosophie qui la fonde, mais le problème est toujours en suspens, de savoir si l’on peut la séparer, sans la dégrader, des aspirations religieuses qui la terminent et qui la couronnent. Si l’institution sociale, telle que la conçoit Bayle, n’est qu’une compagnie d’assurances, la morale y suit nécessairement les fluctuations de l’intérêt commun, dont le propre est de varier d’âge en âge, quand encore ce n’est pas de génération même en génération. Alors, la loi de la conduite n’échappe aux servitudes de la religion et de la philosophie que pour tomber sous la tyrannie la plus redoutable et la plus inintelligente qui soit ; c’est celle du fait. Et, tôt ou tard, conseils, préceptes, injonctions, finissent par perdre ce caractère de fixité sans lequel une morale est indigne de son nom. Dans une morale entièrement détachée de la religion ou du sentiment de l’au-delà, de ce que l’on a jadis appelé « la catégorie de l’idéal », uniquement soumise aux exigences de l’intérêt social, il y aurait des temps de se dévouer, sinon de sacrifier, mais je craindrais qu’il n’y en eût d’autres aussi de mentir, de violer sa parole, des temps de prendre le bétail, et la femme, et la vie de son prochain.

Comment cependant Bayle ne l’a-t-il pas vu ? C’est que lieux principes ont empêché ces prémisses de porter dans sa pensée leurs dernières conséquences, si d’abord jamais homme n’a plus énergiquement récusé l’autorité des opinions communes ou du consentement universel, ni maintenu, naturellement, avec plus de fermeté, contre le droit prétendu des foules, celui de la conscience errante, ou, comme nous dirions, des minorités intellectuelles. Effet peut-être en lui de son hérédité protestante ? amour du paradoxe, horreur naturelle, instinctive et invincible, d’être de l’avis de quelqu’un ? scepticisme d’érudit ou d’historien, formé de longue date au doute ? conscience de sa propre valeur ?… N’importe le motif, mais, à ses yeux, les opinions communes ont contre elles, en principe et par définition, toutes les chances d’être les plus fausses.

« Les grandes et importantes vérités, dit-il à ce propos, ont des caractères intérieurs qui les soutiennent : c’est à ces signes que nous les devons discerner et non par des caractères extérieurs, qui ne peuvent être qu’équivoques, s’ils conviennent tantôt à la fausseté, tantôt à la vérité. Or, qui peut révoquer en doute qu’il n’y ait beaucoup d’erreurs capitales qui ont, plus de sectateurs que les doctrines à quoi elles sont opposées ? Ceux qui connaissent la véritable religion ne sont-ils pas en plus petit nombre que ceux qui errent sur le culte du vrai Dieu ? La vertu et l’orthodoxie sont à peu près dans les mêmes termes. Les gens de bien sont rares,

              Apparent rari nantes in gurgite vasto ;

ils sont à peine un contre mille. Les hétérodoxes surpassent presque dans la même proportion les orthodoxes. Ils se peuvent glorifier de leur multitude,

                                                                                 Illos
              Defendit numerus junctæque umbone phalanges ;

et insulter un nombre de leurs adversaires. En un mot, la vérité perdrait hautement sa cause, si elle était décidée à la pluralité des voix… La justice, la raison, la prudence sont du côté du petit nombre en cent occasions et tel, qui est seul de son avis, opine plus sagement que tout le reste de la compagnie… Et si vous exceptez les choses qui concernent le gouvernement, parce qu’il n’a pas été possible de se servir de la méthode de peser les voix et non pas de les compter, vous trouverez que rien n’oblige à se soumettre à l’autorité du grand nombre, et qu’on doit prendre l’autre parti, dans les matières historiques ou philosophiques, si la raison le demande, et dans les matières de religion, si la conscience le veut. »

(Continuation des Pensées diverses, édition de 1727, p. 193, 191, 195.)

Ce dédain de l’autorité populaire a permis à Bayle en son temps, et permettrait encore à ceux qui suivraient sa morale, de croire, en toute occasion, qu’ils ont mieux vu que les autres, ou même que, de penser autrement que la foule, c’est justement une présomption, sinon la preuve, qu’ils ont bien vu. Pour s’enquérir de la vérité, la foule n’a ni le temps, ni la capacité, ni le discernement, mais surtout elle n’a pas la liberté d’esprit qu’il faudrait. Préoccupée qu’elle est de toute sorte de préjugés, et d’ailleurs foncièrement égoïste, uniquement attentive à ses intérêts immédiats, lesquels sont assez souvent le contraire de l’intérêt commun, elle est de plus naturellement moutonnière : « Quand les brebis sont dispersées, disait le vieux Caton, aucune ne se règle sur les autres, mais, quand elles sont ensemble, elles suivent toutes les unes après les autres celles qui commencent à courir d’un certain côté. » Le troupeau de Panurge en est un mémorable et trop authentique exemple ! Ainsi des foules et des assemblées. Nous le savons mieux que Bayle, si nous le savons par une plus longue expérience, et combien il est rare que les grands courants se déterminent dans le sens de la justice et de la vérité ! Mais il en résulte pour celui qui pense le droit de se tirer lui-même de la foule ; d’opposer aux entraînements de l’opinion les résultats de sa méditation solitaire ; de comprendre à sa manière la religion, la philosophie, la morale ; d’en appeler quotidiennement du peuple mal informé au peuple mieux informé ; de mettre en échec, s’il en a quelquefois le pouvoir, les décisions du consentement universel ; et de rétablir ainsi, contre les assauts de la sottise ou de la violence, contre les attentats de la force, avec les droits de la minorité, ceux de la raison, de la justice, et de la vérité. Si la méthode en est quelquefois hasardeuse, on ne peut pas dire qu’elle soit vaine ; Bayle en est lui-même un exemple ; et sans doute elle est étrangement aristocratique, mais on ne saurait nier qu’elle ait de quoi réparer ou prévenir au besoin quelques-uns des dangers que nous signalions tout à l’heure ; — et ce qui l’empêche d’en engendrer d’autres, c’est qu’elle est elle-même fondée sur la croyance à l’imperfection et à la malice de la nature humaine.

« Cette proposition : “l’homme est incomparablement plus porté au mal qu’au bien…” est aussi certaine qu’aucun principe de métaphysique. »

  • (Nouvelles Lettres critiques sur l’Histoire du calvinisme, édit. de 1727, p. 248.)

« Exceptons un petit nombre de personnes qui, par la bonté du tempérament, ou par une supériorité de raison et de génie, ou par l’application aux sciences, ou par la faveur du ciel, corrigent les défauts de la nature, et se relèvent des préjugés de l’enfance. On n’est honnête homme et bien éclairé qu’autant qu’on a pu guérir les maladies naturelles de l’âme et leurs suites. Jugez après cela si l’on peut bien raisonner, quand on conclut que puisqu’une chose sort du fond de la nature, qu’elle est un instinct de la nature, elle est véritable ? »

  • (Continuation des Pensées diverses, édit. de 1727, p. 220.)

« C’est la nature qui communique et l’esprit vindicatif, et l’esprit de vanité et les passions impudiques ; et je suis sûr, indépendamment des relations de voyages, que ces désordres se voient dans tous les peuples du monde.

« Si l’on vient me dire, après cela, que puisqu’une chose nous est enseignée par la nature, elle est véritable et raisonnable, je nierai la conséquence, et je ferai voir qu’il n’y a rien de plus nécessaire à l’acquisition de la sagesse que de ne pas suivre les instigations de la nature. N’a-t-il pas fallu que les lois divines et les lois humaines refrénassent la nature ? Et que serait devenu sans cela le genre humain ? La nature est un état de maladie. »

  • (Réponse aux Questions d’un provincial, édit. de 1727, p. 713, 714.)

Quand on professe franchement cette opinion sur la nature, on peut oser beaucoup, et le danger des plus hardis paradoxes en est singulièrement atténué. Si vous ne doutez pas, avec Bayle et avec Pascal, que l’homme ne soit qu’un « cloaque d’incertitude et d’erreur » : si vous ne voyez dans le vice et dans le crime que l’épanouissement, et comme qui dirait l’inépuisable et fatale frondaison des germes déposés en nous par le péché du premier homme — ou l’héritage encore de l’anthropopithèque dont nous descendons ; — si vous ne concevez la vertu que comme un perpétuel effort de la volonté contre la nature ; alors, comme Pascal et comme Bayle, quelque religion ou quelque philosophie qu’il vous plaise, qu’il vous semble utile et bon de prêcher, vous n’en avez pas d’autres suites à craindre, et le pire hasard que vous puissiez courir, c’est de ne pas faire partager aux hommes votre conviction de leur perversité. Puisqu’il faut un « principe réprimant » qui mesure à l’humanité la satisfaction de ses appétits, qui tienne les passions en bride, qui contrepèse en nous les instigations de la nature, vous l’avez dans cette idée que « la nature est un état de maladie », dont l’individu ne saurait triompher qu’à force d’attention sur soi-même, et la société par le moyen de lois dont l’esprit tende à dégager l’homme du pouvoir de la nature. La liberté de l’individu, que Bayle réclamait tout à l’heure, se trouve ainsi limitée dans ses effets comme dans son principe. L’homme, s’il en descend, s’oppose à l’animal, et s’en distingue par la conscience même qu’il a de son animalité. De même donc que dans le passé, l’histoire entière de la civilisation est l’histoire de ce que nous avons fait pour nous élever au-dessus de la nature, de même, dans l’avenir, l’objet de la société sera de nous aider à nous débarrasser des obstacles que rencontre encore dans nos appétits ou dans nos passions la réalisation de la morale parmi les hommes. Sans avoir besoin pour cela d’aucune révélation, ni d’aucune religion, la seule considération de la nature suffit à nous convaincre de la nécessité d’un « principe réprimant ». Ce n’est point d’en haut que nous l’avons reçue, mais de la pratique même de la vie, mais de l’expérience de l’histoire. Les anciens n’en sont-ils pas la preuve, eux dont la religion avait pour ainsi dire divinisé tous les vices ?

La prostitution, l’adultère, l’inceste,
Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,
C’est l’exemple qu’à suivre éliraient leurs immortels.

Cependant ils n’ont pas laissé de punir sévèrement les crimes que leur religion semblait autoriser. C’est qu’ils ont connu la nature, et c’est qu’ils ont conformé leurs lois à la connaissance qu’ils en avaient. Mais, au lieu de se contredire jusqu’à ce point que chez eux la vertu même, en tant qu’elle consistait à s’écarter des exemples des dieux, était une espèce d’impiété, comme le prouve la mort de Socrate, n’eussent-ils pas mieux fait d’être alliées qu’idolâtres ? C’est l’audacieuse conclusion de Bayle ; — et je pense que l’on voit maintenant ce que, sous son aspect d’abord un peu paradoxal, elle enferme de vérité.

IV §

Mais on voit encore bien mieux qu’elle n’est pas d’un « sceptique », ou du moins qu’il faut commencer par changer le sens ordinaire du mot si l’on veut l’appliquer à Bayle. « Tout ce qu’il y a eu de pyrrhoniens jusqu’ici, nous dit-il en effet lui-même, se sont contentés de nous ôter les affirmations et les négations sur les qualités absolues des objets, mais ils nous ont laissé les actions morales. » Et, ailleurs, d’une façon plus explicite encore, dans l’article Pyrrhon de son Dictionnaire, laissant paraître enfin sa vraie pensée : « Il n’y a que la religion, nous dit-il, qui ait à craindre le pyrrhonisme, car elle doit être appuyée sur la certitude ; et son but, ses effets, ses usages tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est effacée de l’âme. » Mais la morale, pour lui, n’en subsiste pas moins ; et, au contraire, la détacher de la religion, c’est vraiment la fonder en raison, si la société civile, qui se conçoit en dehors de toute religion — il vient de l’établir, — ne se conçoit pas sans morale.

Que de pareilles idées n’eussent pas fait leur chemin dans le monde, c’est ce qui serait étonnant. Elles avaient, en effet, d’abord, la nouveauté pour elles. Elles avaient l’autorité personnelle de l’homme, assurément l’un des moins suspects qu’il y ait jamais eu de vouloir abriter le libertinage de ses mœurs derrière celui de ses pensées. Elles avaient encore l’air de modération ou de naïveté même dont elles étaient soutenues, sans fracas, sans emphase ; et, avec cela, toutes les ressources de la dialectique de Bayle, Il affirmait peu. Ce n’était de sa part que « doutes », ou « conjectures ». On eût dit qu’il mettait son lecteur de moitié dans ses incertitudes, et que, bien loin de vouloir emporter ou surprendre l’assentiment de personne, il vous invitât seulement à chercher avec lui. Il avait aussi l’art d’égayer les questions les plus graves. Comme le conte fait passer avec lui le précepte, ses plaisanteries faisaient passer ses négations avec elles. « De la manière que l’homme est fait, un conte lascif, disait-il, est une chose qui réveille extrêmement sa curiosité, et qui l’attire par des charmes presque insurmontables. » Et aussi, ses écrits sont-ils pleins de « contes lascifs ». De même encore, son ironie, dont la qualité ne laisse pas d’être souvent douteuse, parfois même assez grossière, n’avait pas moins quelque chose d’engageant ; et ce que l’on eût refusé peut-être d’accorder au philosophe ou au théologien, s’ils s’étaient démasqués, on le concédait, sans trop de résistance, au bel esprit qui les recouvrait. Mais ce qu’il faut surtout dire, c’est que ses écrits paraissaient en leur temps ; qu’ils étaient provoqués comme par une espèce de complicité latente ; et que partout autour de lui, jusque dans « les maisons de caffé », on attendait ses « paradoxes » avant qu’il les eût énoncés.

Philosophes et théologiens, catholiques et protestants, jésuites et jansénistes, ultramontains et gallicans, quiétistes, antiquiétistes — et je ne parle que de la France, — on était en effet lassé de leurs interminables disputes. Boileau lui-même, vieux et pieux, qui ne se piquait pas d’être un grand clerc, s’en déclarait assommé, dans cette Satire sur l’Équivoque, que le gouvernement de Louis XIV, pour cette raison peut-être, refusait de laisser publier. N’était-ce pas aussi, de leur côté, pour une raison du même genre — parce qu’ils sentaient grandir l’indifférence autour d’eux, pour eux, et pour leurs idées, — que Bossuet gardait en portefeuille sa Défense de la Tradition et Fénelon sa Réfutation du Truité de la Nature et de la Grâce ? On se souciait bien de ce que saint Augustin avait pensé, saint Jean Chrysostome on saint Thomas d’Aquin ! Le goût n’y était plus ! Mais partout, dans les salons où l’on venait se distraire de la morosité de la cour ; dans les « cabarets à caffé, où les plus honnêtes gens ne se faisaient pas scrupule d’aller passer leurs heures perdues » ; jusque dans les promenades, aux Tuileries ou au Palais-Royal, des préoccupations nouvelles se faisaient jour. On causait maintenant de guerre et de politique, d’administration et de finances. Déjà, selon le mot de La Bruyère, on se sentait « contraint dans la satire » ; et, en attendant de pouvoir s’exercer dans « les grands sujets », un vague besoin de liberté s’échappait en mauvaise humeur, en épigrammes, en pamphlets contre les puissances. Insensiblement, la notion confuse, presque inconsciente encore, d’un état de choses différent, sinon meilleur, s’insinuait dans les esprits. On parlait de droits du peuple, et de pacte ou de contrat social. Cent ans avant que d’être inscrite dans les lois, la cause de la tolérance était gagnée dans l’opinion. La révocation de l’édit de Nantes, la persécution dirigée contre Port-Royal, avaient opéré ce miracle ; — et, après avoir applaudi à la réalisation de l’unité religieuse, dix ans ne s’étaient pas écoulés que l’on se demandait, en vérité, s’il était bien sûr que l’unité valût le prix dont on l’avait payée !

Dans ce milieu déjà si différent de celui pour lequel avaient écrit Bossuet et Pascal, représentez-vous l’effet des idées de Bayle. Jamais rencontre plus opportune, ou convenance plus entière. On ne voyait pas bien ce qu’il voulait — et, je le répète, peut-être ne le voyait-il pas très clairement lui-même ; — mais ce qu’on savait très nettement, c’était ce qu’il ne voulait plus, et dont on ne voulait pas davantage. Plus de théologie ni de métaphysique ; de la morale ! J’en ai donné jadis pour preuve les Sermons de Massillon. Ils sont à peu près contemporains du Dictionnaire de Bayle ; et je n’ai garde ici d’en faire aucune comparaison, mais enfin par rapport à ceux de Bossuet et de Bourdaloue, ce n’est pas moi qui ai dit le premier que le dogme y tenait moins de place que la morale, et que la morale en était toute laïque. Évidemment, pour les générations qui viennent, la question est de vivre : primum vivere. Vivons donc ; et au lieu de chercher l’objet de la vie en dehors d’elle, croyons ce que nous voudrons ou ce que nous pourrons, mais, des croyances du passé, ne retenons que celles qui sont indispensables au maintien de l’institution sociale. C’est déjà tout l’esprit du xviiie siècle, et déjà, dans toutes les directions, c’est ce que l’œuvre de Bayle insinue.

Aussi son succès a-t-il été considérable, et nous en avons des preuves matérielles, pour ainsi parler. Quatre éditions de ses Pensées sur la comète se sont succédé en vingt ans, de 1682 à 1704, et c’est moins que les Caractères, mais c’est plus que le Discours sur l’histoire universelle, dont nous ne connaissons que deux réimpressions pour le même laps de temps, de 1681 à 1703. Sa Critique de l’histoire générale du calvinisme — 1682, — avec ses digressions quelque peu libertines, et parfois amusantes, sur le point de savoir « par quelle dispensation de la Providence le sexe aime tant le mariage », ou « s’il est permis de renoncer à la continence par considération pour sa santé » ; sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand — 1685 ; — son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare — 1686, — où je ne sache pas un argument en faveur de la tolérance qu’avant Locke et avant Voltaire il n’ait développé presque éloquemment, ont encore été mieux accueillis du public. La Fontaine, entre deux fables, a lu ses Nouvelles de la République des lettres, et Boileau son Dictionnaire, entre l’Épître sur l’amour de Dieu et la Satire sur l’équivoque. Sait-on encore, ou sait-on assez, qu’en moins d’un demi-siècle, de 1697 à 1741, il a paru jusqu’à onze éditions de ce livre fameux, dont deux traductions anglaises ? Qu’est-ce à dire, sinon qu’en France, en Angleterre, en Allemagne, dans l’Europe entière du temps de la Régence, partout où l’on commençait à douter, deux ou trois générations d’écrivains se sont formées à l’école de Bayle. C’est vraiment dans ses écrits que Montesquieu, que Voltaire, que Diderot, que Bossuet, qu’Helvétius — pour ne rien dire des moindres, — ont comme appris à lire, à raisonner, à penser. Quelque chose de son esprit a pénétré, a passé, s’est comme incorporé dans toutes les grandes œuvres du xviie siècle, dans l’Esprit des lois, dans l’Encyclopédie, dans l’Essai sur les mœurs ; et, à cette étendue d’influence, si quelqu’un, comme l’auteur de l’Émile, semble d’abord avoir échappé, il l’a subie autant que personne, puisque sa philosophie n’a pris conscience d’elle-même, ne s’est vraiment connue, ne s’est enfin posée qu’en s’opposant à celle de l’auteur du Dictionnaire historique et des Pensées sur la comète.

Demandons-nous, par exemple, en quoi l’Esprit des lois diffère de la Politique tirée de l’Écriture sainte, et l’intention de Montesquieu de celle de Bossuet. N’est-ce pas en ceci que, les principes généraux de jurisprudence, les maximes de politique, et les obligations de morale sociale, qui dérivaient pour Bossuet des « propres paroles de l’Écriture », Montesquieu les tire, selon son expression même, ou prétend du moins les tirer de « la nature des choses » ? Si Bossuet appelle sans doute constamment à son aide l’expérience et l’histoire, et si même, plus souvent qu’il ne le croit peut-être, il part de l’observation de la réalité, cependant il ne saurait admettre que la réalité contredise en aucun cas l’Écriture, et l’histoire ou l’expérience n’ont d’autorité pour lui qu’autant que l’interprétation s’en accorde avec la lettre du texte sacré. Non est potestas nisi a Deo… itaque qui resistit potestati Dei ordinationi resistit : voilà pour lui le fondement de l’obéissance que les sujets doivent au gouvernement, « en quelque forme qu’il soit établi » ; et, des hauteurs du droit politique, si nous descendons au détail de la loi civile, l’usure n’est un crime à ses yeux que parce qu’il est écrit : Non fœnerabis fratri tuo ad usuram, pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem.

Mais si Montesquieu n’examine la religion « que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil », et s’il ne se soucie ni de sa vérité, ni de sa probabilité, mais uniquement de son utilité, rien ne se peut de plus contraire ; et — quoi que d’ailleurs il en puisse dire, pour se mettre à couvert du côté du parlement ou de l’Index — il subordonne la religion à quelque chose qui la juge elle-même. Tout en ayant l’air de réfuter « le paradoxe de M. Bayle », et tout en maintenant contre lui qu’il vaut mieux être « idolâtre qu’athée », l’auteur de l’Esprit des lois ne fait donc à vrai dire qu’ôter au paradoxe ce que la forme en a de scandaleux, et ses conclusions reviennent à celles de l’auteur des Pensées sur la Comète. « Les points principaux de la religion de ceux du Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d’éviter l’impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire au contraire tout le bien qu’on peut. Avec cela ils croient qu’on se sauvera dans quelque religion que ce soit. » Ces lignes sont-elles de Bayle ou de Montesquieu ? Tout ce que Bayle a voulu prouver, en avançant son paradoxe, nous l’avons déjà dit, c’est qu’encore valait-il mieux ne rien croire du tout que de se proposer les amours de Jupiter ou les perfidies de Junon pour modèle. Mais Montesquieu, que dit-il autre chose, quand il essaie de nous expliquer « comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions » ? C’est donc qu’il n’appartient pas aux religions de régler la morale ou la politique, mais au contraire, à la politique ou à la morale de rectifier ou d’épurer les religions.

Telle est bien la pensée de Bayle. Entre Bossuet et Montesquieu, c’est lui dont l’œuvre s’est interposée. Dans la mesure où l’Esprit des lois peut se définir un traité de jurisprudence universelle, émancipé de la tutelle et soustrait à la sanction de la théologie, c’est Bayle qui a démontré le premier, je ne dis pas seulement la possibilité, mais l’urgence de l’écrire. En mettant le premier dans l’institution sociale sa raison d’être et le principe actif de son perfectionnement futur, c’est lui qui a ouvert la route, non seulement à Montesquieu, mais généralement à tous les publicistes du xviie siècle. Et je ne dirai pas que, sans lui, sans son exemple, Montesquieu n’eût pas conçu la pensée de son Esprit des lois — qu’il a grand tort, après cela, d’appeler un enfant sans mère, — mais, pour des raisons que je donnerai peut-être un jour, j’ose affirmer que l’Esprit des lois serait autre, et, en tout cas, qu’une génération formée par la critique et préparée par la lecture de Bayle a seule pu le comprendre.

On le saurait, si l’on savait « lire » les textes du xviiie siècle. Mais, comme il y a plus de cent ans déjà que, tout ce que nous pensons, nous pouvons le dire à pleine bouche, en quelque sorte, sans déguisement ni circonlocutions, nous avons oublié que nos pères ne pouvaient, eux, se faire entendre, mais surtout se faire tolérer qu’à force d’adresse et de politique. Leur « écriture » est toujours très claire ; leur pensée l’est quelquefois moins ; et il faut en avoir l’habitude pour ne pas s’y méprendre. L’un de leurs procédés les plus ordinaires consiste à diviser, et comme qui dirait à éparpiller leurs idées, de façon que la suite, et au besoin la hardiesse, en échappent naturellement au lecteur inattentif, sans que pour cela le triomphe en soit moins sûr à la longue. Bayle était passé maître en cet art, et il faut entendre Voltaire l’en féliciter : « Ses plus grands ennemis, dit-il à ce propos, sont forcés d’avouer qu’il n’y a pas une seule ligne dans ses écrits qui soit un blasphème contre la religion chrétienne, mais ses plus grands défenseurs avouent que, dans ses articles de controverse, il n’y a pas une page qui ne conduise le lecteur au doute et souvent à l’incrédulité. » Mais Diderot est quelque part plus explicite encore. On me pardonnera la longueur de la citation, si, comme on va le voir, elle n’est pas moins caractéristique de la tactique habituelle des encyclopédistes que de celle de Bayle.

Diderot vient d’expliquer, dans l’article l’Encyclopédie, ce qu’il aurait voulu faire, si les temps le lui eussent permis ; ce qu’il n’a pas pu faire ; et, en dépit des obstacles, ce qu’il croit cependant avoir fait ; — et il continue en ces termes :

« Dans les traités scientifiques, c’est l’enchaînement des idées ou la marche des phénomènes qui dirige la marche à mesure qu’on avance : la matière se développe, soit en se généralisant, soif en se particularisant, selon la méthode qu’on a préférée. Il en sera de même par rapport à la forme générale d’un article de l’Encyclopédie, avec cette différence que le Dictionnaire ou la coordination des articles aura des avantages qu’on ne pourrait guère se procurer dans un traité scientifique qu’aux dépens de quelque autre qualité, et de ces avantages elle en sera redevable aux renvois, partie de l’ordre encyclopédique la plus importante.

« Je distingue deux sortes de renvois, les uns de choses et les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l’objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touchent immédiatement, et ses liaisons éloignées avec d’autres qu’on croirait isolées ; rappellent les liaisons communes et les principes analogues ; fortifient les conséquences ; entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à l’établissement de la vérité et à la persuasion. Mais, quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire : ils opposeront les notions, ils feront contraster les principes ; ils attaqueront, ébranleront, renverseront secrètement quelques opinions ridicules qu’on n’oserait insulter ouvertement. Si l’auteur est impartial, ils auront toujours la double fonction de confirmer et de réfuter, de troubler et de concilier.

« Il y aurait un grand avantage dans ces derniers renvois. L’ouvrage entier en recevrait une force interne et une utilité secrète, dont les effets sourds seraient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article l’exposer respectueusement, … mais renverser l’édifice de fange et dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits ; elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat sur tous les esprits. C’est l’art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. »

On ne saurait mieux définir ce qui fait « la force interne » du Dictionnaire, et plus généralement de l’œuvre entière de Bayle. Pour exposer respectueusement « un préjugé qui mérite du respect », Bayle est incomparable, mais aussi pour « renverser l’édifice de fange » ; et si je ne craignais d’abuser de la patience du lecteur, c’est ce que je n’aurais pas de peine à montrer. Si l’on fait attention, maintenant, où Diderot a placé ces quelques lignes, en quel endroit de l’œuvre commune — dans cet article Encyclopédie, qui en est avec le Discours préliminaire de d’Alembert, le morceau capital, — on reconnaîtra que, pour avoir tracé d’abord le plan de leur Encyclopédie sur celui de la Cyclopædia de Chambers, ce n’en est pas moins de l’esprit de Bayle que se sont inspirés d’Alembert et Diderot. C’est en le prenant pour guide et pour maître qu’ils ont élargi les proportions d’une entreprise de librairie jusqu’à en faire le monument de la pensée du xviiie siècle. Et c’est enfin l’œuvre de Bayle presque entière qu’ils ont refondue dans la leur. Non seulement une direction, comme avant eux Montesquieu, mais encore une tactique, ou, pour mieux dire, une méthode, voilà donc ce qu’ils doivent à l’auteur du Dictionnaire historique. Il me reste à indiquer quelques-uns des résultats où cette méthode les a conduits.

Pour cela, si j’ai pu montrer où est la différence essentielle de la Politique tirée de l’Écriture sainte et de l’Esprit des lois je n’aurai qu’à faire voir en quoi consiste celle de l’Esprit des lois et de l’Essai sur les mœurs. « Il n’y a point de prince, avait dit Bayle, dans le Projet ou Prospectus de son Dictionnaire, quelque soin qu’il prenne de faire tendre des toiles et d’ordonner tout ce qu’il faut pour une fameuse partie de chasse, qui puisse être plus certain de la prise d’un grand nombre de hèles, qu’un savant critique qui va à la chasse des erreurs doit être assuré qu’il en prendra beaucoup. » Voltaire a médité la leçon, et rien que de l’avoir appliquée, c’est ce qui lui a suffi pour se faire une originalité d’historien. Mais Bayle dit encore, en un endroit de sa Critique de l’histoire du calvinisme : « Ceux qui ont comparé les actions des princes aux grandes rivières, dont peu de personnes ont vu la source, bien qu’une infinité de gens en voient le cours et les progrès, n’ont pas tout dit. Il fallait ajouter que, comme ces grands fleuves qui roulent majestueusement leurs eaux dans un large et profond canal… ne sont qu’un filet d’eau dans leur origine, de même les fameuses expéditions qui tiennent en suspens une partie du monde ne sont quelquefois qu’une bagatelle dans leur première cause. » C’est ce que Voltaire a également retenu. Sur les traces de Bayle, il a comme élevé à la hauteur d’un principe de critique générale la philosophie des petites causes, et tandis que Montesquieu, pour n’avoir été curieux que de ce qu’il appelait « l’allure générale des choses », réduisait l’histoire à un problème de mécanique ou tout au plus de physiologie, Voltaire, en y réintroduisant les « maîtresses du prince Eugène » ou le « verre d’eau de la duchesse de Marlborough », y a fait vraiment rentrer du même coup la diversité, l‘animation, et la vie, — d’ailleurs, aussi sagement défiant que l’auteur de l’Esprit des lois est crédule.

Car on peut dire de Montesquieu qu’il a la religion ou la superstition des textes. Hérodote ou Tite-Live, Diodore ou Quinte-Curce, Grotius ou Puffendorf, Chardin ou Tavernier, le « Président » les « extrait », pour ainsi parler, avec des mains pieuses ; et sa confiance dans l’authenticité des lois de Lycurgue ou de Charondas n’a d’égale que celle qu’il met dans la véracité des Relations de Macassar ou de Bornéo. Sa critique ne s’exerce que dans la région des idées, je veux dire quand il pense ; mais, dès qu’il écrit et surtout quand il lit, elle sommeille.

C’est précisément alors que s’éveille l’attention de Voltaire. Aucune autorité ne lui impose comme telle, et il ne croit que ce qu’il peut s’expliquer. C’est pourquoi, « comme l’histoire des Égyptiens n’est pas celle de Dieu, il est permis de s’en moquer », et il s’en moque. Tout ce qu’a vu Hérodote est vrai, « mais quand il rapporte les contes qu’il a entendus, son livre n’est plus qu’un roman ». Il faut être « imbécile » pour croire d’Héliogabale « tout ce que rapporte Lampride ». Quant aux « contes » de Grégoire de Tours, nous les rangerons avec ceux d’Hérodote et des Mille et une Nuits. Et, jusque dans les temps les plus voisins de nous, puisqu’on ne sait si « le grand Gustave a été assassiné par un de ses officiers », nous ne devrons jamais oublier que « l’histoire de ce globe est comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour, et l’autre moitié plongée dans l’obscurité ». Inférieur à Montesquieu par tant d’autres côtés, Voltaire a sur lui cette supériorité de « ne rien admettre pour vrai qu’il ne le connaisse évidemment être tel » ; et là même est la mesure du progrès que l’Essai sur les mœurs a marqué sur l’Esprit des lois. Mais, comme nous l’avons dit, si c’est Bayle qui, le premier en France, n’a pas craint d’appliquer la rigueur de cette règle cartésienne dans les matières où on l’appliquait le moins et qui l’exigeaient le plus, n’en ferons-nous pas remonter jusqu’à lui le légitime honneur ? Son universelle défiance a renouvelé l’histoire ; et, sous ce rapport, jusque dans le siècle où nous sommes, c’est son esprit qui anime toujours les recherches de l’érudition.

Faut-il en dire encore davantage ? On le pourrait, si l’on le voulait ; et par exemple, on pourrait montrer que les « philosophes » du xviiie siècle n’ont pas osé suivre Bayle jusqu’au bout de ses déductions. On pourrait montrer que Voltaire n’a pas osé se passer du « Dieu rémunérateur et vengeur » que Bayle, comme autrefois Épicure et Lucrèce, reléguait loin du monde, extra flammantia mœnia mundi, dans les profondeurs hypothétiques de l’espace. Mais, pour sa supposition d’une société purement laïque, elle a si fort épouvanté l’imagination de Rousseau, qu’en vérité le citoyen de Genève a comme employé ou consacré toutes les ressources de sa rhétorique à ruiner le principe de la philosophie de Bayle. Qui donc a ainsi résumé toute la pensée de Rousseau ? « Pas de société sans mœurs, et pas de mœurs sans religion. » N’est-ce pas M. Émile Montégut ? On ne saurait mieux dire, et pour en faire en passant la remarque, ceux-là sont bien ingrats qui n’ont pas l’air de se rappeler, quand ils parlent de Rousseau, que, tout ce que la religion a paru regagner du terrain au commencement de ce siècle, elle le doit peut-être moins à Chateaubriand lui-même qu’à l’auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard. Bayle avait été plus hardi ! Non content, on l’a vu de proclamer les droits de la « conscience errante » et de subordonner par suite la vérité de la religion à l’acquiescement de l’individu, il avait cherché dans la nature même de l’homme ce « principe réprimant » sans lequel il sait bien qu’aucune société ne pourrait exister, et il l’y avait trouvé. Vous, cependant, qui me lisez, voulez-vous achever là-dessus de mesurer son audace ? Regardez autour de vous, et comptez combien vous en trouverez — je dis de ceux qui pensent — pour se ranger à la suite de Bayle, et pour oser ainsi mettre avec lui la religion et la métaphysique au nombre des illusions que l’humanité ne revivra plus ?

V §

Comment donc se fait-il qu’il semble être, ou qu’il soit, à vrai dire, si profondément oublié ? Car il n’écrit pas mal, si même il n’écrit mieux, plus correctement, avec plus d’esprit que tant d’autres dont les noms s’étalent encore dans nos histoires de la littérature, qui ont des statues ou des bustes, d’Aguesseau, le « bon » Rollin, l’abbé de Saint-Pierre. Et n’en ai-je pas vu qui faisaient sa place à l’abbé Terrasson, pour nous donner à croire qu’ils auraient lu Sethos ? Mais Bayle écrit négligemment, trop vite, sans ordre ni méthode, avec la facilité des improvisateurs, et, comme il n’a d’ailleurs ni le don de l’invention verbale, ni le génie de l’expression, ou, si l’on veut encore, comme son style n’est pas à lui, mais à tous ses contemporains, il fatigue. Esprit fragmentaire et décousu — nous l’avons dit, et on a vu qu’il l’avouait lui-même, — c’est un travail que de le suivre. Il est prolixe ; il est diffus ; il a surtout des transitions d’une ingéniosité redoutable, qui ne lui servent pas, comme à la plupart des écrivains, pour lier ses idées, mais au contraire pour les disperser, pour entraîner son lecteur dans des chemins de traverse, fourrés de scolastique, sur lesquels il s’en embranche d’autres, et d’autres encore sur ceux-ci. C’est ce qu’il appelle égayer sa matière. Cependant, comme il n’a pas la plaisanterie légère, et que, selon le mot de Voltaire, sa familiarité « tombe quelquefois jusqu’à la bassesse », il nous ennuie bien plus qu’il ne nous divertit. Nous nous demandons, tout en te suivant, si ses digressions sont plus indécentes ou plus importunes ; et, pour décider la question à loisir, ayant une fois fermé le livre, nous ne le rouvrons plus.

Au moins, s’il était passionné ! Mais quoi ! tant de préjugés ou de superstitions contre lesquels, trente ans durant, il a livré de si beaux combats, l’amusent plutôt qu’ils ne l’irritent, et, du fond de sa retraite, le monde — comme ces marionnettes que l’on conte qu’il aimait à se donner en spectacle, entre deux articles de son Dictionnaire — n’est qu’une comédie ou une farce pour lui. Même ses adversaires, ses ennemis intimes, Jurieu par exemple, ne sont pas, n’ont pas l’air d’être de vrais hommes à ses yeux, des hommes de chair et d’os, mais uniquement les auteurs de leurs livres, de vagues dialecticiens, et, pour ainsi dire, le prétexte anonyme des réfutations qu’il en fait. Polémiste habile, vigoureux et retors, son ironie n’enfonce donc pas comme celle de Voltaire, dont l’irritabilité se fait une affaire personnelle de toutes celles qu’il entreprend, et le trait n’en demeure pas planté ou, comme on dit, fiché dans les mémoires. Son enthousiasme ne se déborde pas, comme celui de Diderot, et quoique né, quoique élevé dans le midi de la France, il semble qu’il ait contracté là-bas, dans ses brouillards de Meuse, quelque chose du flegme hollandais. Et de toutes les causes qui se soient jamais plaidées, ayant défendu deux ou trois des plus grandes et des plus entraînantes, son éloquence enfin n’a jamais vibré, comme celle de Rousseau, du frémissement intérieur des indignations ou des colères mal contenues. Il est permis de croire que, si rien n’a contribué davantage à le faire accuser de scepticisme, rien n’a dû plus contribuer à nous le rendre indifférent et comme étranger. Ce qui nous paraît manquer surtout — je ne dis pas dans son Dictionnaire, je dis jusque dans ses pamphlets, — c’est le mouvement, c’est le feu, c’est la flamme, c’est tout ce que ses successeurs ajouteront un jour aux idées qu’ils lui emprunteront. Mais s’il n’a rien dit d’essentiel qu’un autre, en le disant après lui, n’ait mieux dit que lui, pourquoi le lirions-nous ? — et aussi ne le lisons-nous point.

N’y en a-t-il pas d’autres raisons encore, et, si l’on aimait le paradoxe, ne pourrait-on pas dire qu’en un certain sens Bayle a été dupe ou victime de son originalité même ? C’est en effet une chose assez curieuse, mais assez fréquente aussi, que, dans l’histoire des idées, comme ailleurs, comme un peu partout, ce soient les Colomb qui découvrent les Amériques, et les Vespuce dont elles prennent le nom. Est-ce que peut-être la vraie nouveauté des idées ne s’apercevrait pas d’abord ? Je veux dire ; est-ce que les contemporains, tantôt plus amusés, ou tantôt plus effarouchés qu’éclairés, n’en verraient peut-être surtout que l’aspect paradoxal ? et pourquoi ne croirions-nous pas qu’avant de devenir ce qu’on appelle « vraies », et d’entrer comme dans le courant de la circulation, il faut qu’elles aient fait une espèce de stage et subi le contrôle de l’expérience ? Point de Corneille que n’ait précédé quelque Mairet. Ou bien encore — et je le croirais presque plus volontiers, — les premiers qui expriment des idées vraiment nouvelles ne le font-ils qu’un peu confusément, en des termes, avec des mots, avec des tours de phrase, avec une habitude générale d’esprit qui se sentent encore des préjugés qu’ils ne partagent plus ? Catholique ou protestant, comme Bayle, un chrétien qui s’émancipe des enseignements de sa religion ne pourrait-il pas si bien faire qu’il n’en retînt quelque chose, une ombre, pour ainsi parler, laquelle, en s’y mêlant, ne saurait manquer d’obscurcir la lucidité de ses négations ? Lui-même, l’auteur du Dictionnaire, en serait un assez bon exemple, et l’on n’est pas plus voisin des théologiens qu’il combat. À moins enfin que les mots aussi — dont nous savons que la coïncidence avec les idées qu’ils ont pour fonction de traduire n’est jamais entière ni parfaite — ne s’adaptent que lentement, comme les espèces de la nature, aux exigences ou aux conditions d’un milieu nouveau ! que l’homme balbutie toujours avant de parler ! et qu’avant d’être en vérité devenue quasi banale, aucune idée ne puisse revêtir la forme qui l’éternisera ! D’être né en son temps, comme Pascal, il se pourrait que ce fut une part du génie même ! Bayle a paru quelques années trop tôt pour sa gloire. Oserai-je me servir ici d’une locution un peu familière ? Il a « essuyé les plâtres » pour ses successeurs ; et dans la maison qu’il avait habité le premier, d’autres se sont installés comme chez eux, qui l’ont fait oublier.

Il convient d’ajouter que, si ses idées ont fait la fortune que nous avons essayé de dire, elles ont elles-mêmes été continuées, ou contrariées, par d’autres idées, dont il n’est point l’inventeur, qui ne se sont pas moins incorporées aux siennes, et dont on a quelque peine à les séparer aujourd’hui. Telle est, par exemple, l’idée de l’immutabilité des lois de la Nature. Si la Providence générale de Bayle ne diffère pas sensiblement de ce qu’il appelle du nom de Nature ; si toutes les deux elles se définissent, comme n’étant au fond qu’une seule et même chose, par leur inéluctable conformité aux lois qu’elles se sont une fois données, ou qui en découlent ; et si Bayle est enfin fermement convaincu que les mêmes causes ramèneront toujours les mêmes effets, il ne l’est cependant que d’une manière encore toute métaphysique, si je puis ainsi dire, pour des raisons de raisonnement et non point d’expérience, en tant que philosophe, qu’historien, qu’érudit ; et là, quoique d’ailleurs ils aient l’air d’user des mêmes mots, de partir des mêmes prémisses, d’aboutir aux mêmes conclusions, c’est là ce qui met un abîme entre Diderot ou Voltaire et lui, quand ils parlent de l’immutabilité des lois de la Nature : « Il ne savait presque rien en physique, dit Voltaire, il ignorait les découvertes du grand Newton… Presque tous ses articles supposent ou combattent un cartésianisme qui ne subsiste plus… Il ne connaissait d’autre définition de la matière que l’étendue. Ses autres propriétés, reconnues ou soupçonnées, ont fait naître enfin la vraie philosophie. » La « vraie philosophie » ! c’est Voltaire qui le prétend, et nous ne sommes pas tenus de l’en croire ; mais il suffit ici que ce fût une « autre » philosophie. Trente ou quarante ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Bayle que l’on continuait bien de professer les mêmes principes généraux que lui, mais on en donnait d’autres démonstrations que les siennes, plus particulières, d’un autre ordre, procurées par des moyens nouveaux, fondées sur des faits, au lieu de l’être sur des mots, « scientifiques » enfin, non plus « logiques » ni « métaphysiques » ; — et son autorité s’affaiblissait ainsi de tout ce que gagnait insensiblement celle des Newton et des Leibniz, des d’Alembert et des Maupertuis, des Buffon et des Linné, des Laplace et des Lavoisier…

Je ne dis rien de l’idée de progrès, qui demande bien toute une étude entière, et sur laquelle je reviens dans le chapitre qui suit…

Mais, d’un autre côté, la croissante popularité des Rousseau, des Diderot, des Condorcet, et la diffusion chaque jour plus étendue de l’une de leurs idées les plus chères, ne nuisait guère moins au crédit de Bayle. Si c’était, en effet, comme je l’ai fait voir, l’un des principaux articles de sa croyance que « l’homme est incomparablement plus porté au mal qu’au bien » ; qu’on ne saurait rien apprendre à l’école de la nature, « qui n’autorise la tyrannie de ceux qui soumettent le droit à la force » ; et qu’enfin « la nature est un état de maladie » ; on peut bien dire qu’il n’y a rien aussi de moins analogue à l’esprit général du xviiie siècle. Le seul Voltaire en a retenu longtemps quelque chose. Mais, déjà, Fénelon, dans son Télémaque et ailleurs ; Massillon, dans ses Sermons, mais surtout dans son Petit Carême ; Montesquieu, dans son Esprit des lois ; d’autres encore, Marivaux, dans ses comédies ; Prévost, dans ses romans ; Vauvenargues, dans ses pensées, protestaient contre la dureté d’un dogme où ils affectaient de ne voir, où peut-être ne voyaient-ils effectivement qu’un reste de jansénisme, jusqu’à ce qu’enfin Diderot et Rousseau vinssent professer bruyamment la bonté naturelle de l’homme.

Aucune idée, comme on le sait assez, ne devait faire plus rapidement son chemin dans le monde, ou plutôt j’ai lâché de le montrer dans une précédente étude — il y avait bien deux cent cinquante ou trois cents ans alors, depuis le temps de la Renaissance, que l’idée chrétienne avait seule pu l’empêcher de le faire ; Calvin seul avait vaincu Rabelais ; Jansénius avait seul triomphé de Montaigne ; Pascal seul avait balancé Molière. C’est ce que Bayle savait aussi bien que personne, et d’autant qu’il rendait la bride au libertinage de l’esprit, trouvant d’ailleurs l’idée chrétienne également conforme à la réalité de l’histoire, à l’expérience de la vie commune, et aux besoins de l’institution sociale, il l’avait déchristianisée, mais il l’avait retenue.

Les Diderot et les Rousseau ne le lui ont pas pardonné. Ni l’un ni l’autre, ils n’ont admis qu’en rejetant de la religion tout le reste, on en conservât le dogme précisément le plus sombre, et surtout le plus importun, celui qui suffirait, au besoin lui tout seul, à fonder en raison ce que les lois morales, politiques, ou civiles ont de plus restrictif. Mais leurs disciples, à leur tour, estimant sans doute qu’ils n’avaient que faire de la liberté de penser, si leurs passions continuaient de demeurer en esclavage, ont regardé d’un œil plus soupçonneux, moins favorable encore, un philosophe qui, mettant l’homme en garde contre les « instigations » de la nature, ne consentait donc pas que la présence en nous de nos appétits nous conférât un droit sur leurs objets. Et ils n’ont pas osé le traiter de « dévot » ou de « clérical », comme nous dirions aujourd’hui, mais ils l’ont rayé du calendrier de leurs grands hommes, — et Bayle y a perdu le peu d’autorité qui lui restait encore.

S’il l’avait perdue pour toujours, cela même ne devrait pas dispenser la critique et l’histoire de lui rendre la justice qu’elles doivent à tous ceux dont l’influence, pour avoir cessé de se faire sentir, n’en a quelquefois été que plus considérable en leur temps. Puisque Bayle a exercé une grande influence, l’histoire est tenue d’en rendre compte, et puisqu’il a exercé cette influence par ses idées, il appartient à la critique d’en préciser la nature. C’est ce que je voudrais avoir fait dans cette longue étude. Je voudrais aussi que l’on m’accordât qu’il y a peu d’écrivains plus intéressants ou plus curieux que l’auteur des Pensées sur la comète et du Dictionnaire historique, s’il y en a peu chez qui l’on puisse mieux saisir la transition du siècle de Bossuet à celui de Voltaire ; la transformation ou la transmutation d’un état des esprits en un autre ; et le premier effort que la morale ait fait, dans l’histoire de la pensée moderne, pour s’émanciper absolument de la religion et de la philosophie. Mais je voudrais encore quelque chose de plus, et, dans le temps où nous vivons, si rien ne serait plus urgent que de défendre l’institution sociale contre les assauts ou plutôt contre les cheminements de l’individualisme ; si d’ailleurs il est vrai que la doctrine de l’évolution ait laïcisé le dogme du péché originel ; et s’il importe enfin, pour deux ou trois raisons très fortes, que la morale achève de s’affranchir des religions positives, je voudrais que l’on reconnût que Bayle n’a pas encore fini de jouer son rôle, et que le jour approche où ce philosophe oublié redeviendra peut-être ce qu’il a jadis été cinquante ans : un maître des esprits.

La formation de l’idée de progrès au XVIIIe siècle §

On peut dire de l’histoire littéraire du xviiie siècle qu’elle est comprise et comme renfermée tout entière entre deux dates et deux œuvres : les Parallèles des anciens et des modernes, de Charles Perrault, publiés de 1688 à 1697, et l’Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, de Condorcet, imprimée par ordre de la Convention nationale, en 1795. Tout ce qui précède les Parallèles est franchement encore du xvie siècle, dont aussi bien ils retiennent eux-mêmes plus d’un trait caractéristique, mais tout ce qui suivra l’Esquisse de Condorcet sera déjà du xixe siècle, que d’ailleurs elle annonce. On serait donc en droit, si l’on le voulait, d’ordonner toute l’histoire littéraire du xviie siècle par rapport à cette idée de « progrès », dont les horizons, encore étroits, dans les Dialogues de Perrault, s’agrandissent insensiblement, pour finir par s’étendre comme en perspectives illimitées dans le rêve de Condorcet ; et nous verrons bientôt qu’en effet c’est à peine si deux ou trois autres idées, pendant cent ans, ont partagé avec elle, sans la contrarier d’ailleurs, ou plutôt en l’aidant, le gouvernement des esprits. À tout le moins, puisqu’elle a pour elle, après deux siècles tantôt passés, d’être la seule que ceux mêmes qui l’ont le plus ardemment combattue n’ont réussi, pour ainsi dire, qu’à enfoncer plus profondément, c’est par elle et par une exacte recherche de sa formation, qu’il convient d’aborder l’histoire littéraire du siècle de l’Encyclopédie.

I §

Si dans l’idée de progrès on ne voit que l’idée de mouvement, de changement, de succession, elle est partout, et, comme toutes les idées que l’analyse retrouve dans la constitution de l’esprit humain, elle est contemporaine, à vrai dire, de l’exercice même de la pensée, puisqu’elle le conditionne. Aussi n’est-il pas étonnant que les hébraïsants la reconnaissent dans « le puissant esprit évolutionniste » qui fait le fond, comme ils disent, du récit biblique de la Création ; et M. Renan a célébré plus d’une fois le génie des « Darwins inconnus » dont la Genèse n’aurait fait, d’après lui, que résumer les spéculations. Elle est également le principe ou, pour mieux dire, l’âme diffuse des religions, des cosmogonies, des métaphysiques de l’Inde. Épicure, en Grèce, a fait d’elle ce que l’on pourrait appeler la grande ouvrière de son atomisme, et elle remplit un livre entier du poème de Lucrèce, le cinquième, celui dont on pourrait dire que la science moderne a confirmé depuis cent ans presque toutes les hypothèses. Rappelons encore, si l’on le veut, qu’elle reparaît dans le christianisme, en tant que le premier article de la religion de Jésus est l’affirmation de sa supériorité sur toutes les religions qui l’ont elle-même précédée, et, par rapport au judaïsme, la révélation d’un progrès dans la loi même de Dieu. Mais, plus près de nous, qui ne connaît les textes, assez souvent cités, de Bacon et de Pascal ? « C’est à la vieillesse du monde et à son âge mûr — dit Bacon dans ce Novum Organum, dont le titre lui seul, comme aussi bien celui de son De Augmentis scientiarum, est en quelque sorte une déclaration de principes, — c’est à la vieillesse du monde qu’il faut attacher ce nom d’antiquité. Or, la vieillesse du monde est le temps où nous vivons, et non celui des anciens, qui était sa jeunesse. » Et Pascal, dans la Préface du Traité du vide : « Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement, et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres9. » On n’apprendra pas sans surprise que, dix ou douze ans avant Pascal, dans un Discours qu’il prononçait en sa qualité d’académicien, Colletet — Guillaume Colletet — avait exprimé les mêmes idées presque avec autant de force et de décision. M. Alfred Michiels est seul, si je ne me trompe, à l’avoir signalé dans son Histoire des idées littéraires en France au xixe siècle.

Je ne pense pas qu’il y ait lieu d’insister sur Colletet ; mais Pascal — nous l’avons dit ailleurs — ne devait pas persévérer dans ces idées, ou même, après les avoir énoncées, il devait plutôt les combattre. Quant à Bacon, on le verra, son influence, non seulement en France, mais en Angleterre même, n’a commencé vraiment de se faire sentir que dans les premières années du xviiie siècle. N’ajouterons-nous pas que, pour que ces grandes idées, qui équivalent de fait à une conception totale de la vie ou de l’univers même, se dégagent du vague de leur indétermination primitive, se concrètent en quelque manière, se précisent, et enfin deviennent actives, il y faut, avec beaucoup de temps, tout un ensemble de conditions dont les plus insignifiantes en apparence ne sont pas toujours en réalité les moins considérables ? C’est justement le cas de l’idée de progrès. Entrevue par les uns, ébauchée même par les autres, elle n’avait pas jusqu’au xviiie siècle d’existence philosophique. On l’entrevoyait plutôt qu’on ne la concevait. Elle flottait dans l’air sans que personne eût essayé de se l’approprier. Mais elle ne devait définitivement prendre forme qu’en se mêlant à cette Querelle des anciens et des modernes, si vaine aux yeux de quelques historiens de la littérature, si ridicule même ; et ainsi, ce que n’avaient pu ni Bacon, ni Pascal, ni Descartes, une discussion de collège allait l’opérer en moins de dix ou douze ans.

Dans la première moitié du xviie siècle, vivait à Paris un singulier personnage, que ses fonctions de « contrôleur général de l’extraordinaire des guerres », et de « secrétaire de la marine du Levant », n’empêchaient point d’être passionné de bel esprit et de littérature. On l’appelait Desmarets, et il se nommait de Saint-Sorlin. Vers ou prose, roman ou théâtre, comédie, tragédie, madrigal, épopée, critique ou théologie même, il travaillait dans tous les genres ; et cette remarquable variété d’aptitudes lui avait valu d’être choisi par Richelieu pour l’un de ses auteurs à gages. Si d’ailleurs son roman d’Ariane ou son poème de Clovis sont aujourd’hui parfaitement illisibles, sa comédie des Visionnaires a passé pour « inimitable » pendant un quart de siècle, et, sans parler des emprunts que Molière y a faits, la lecture en est intéressante encore, — pour les curieux. Après une jeunesse « libertine », Desmarets, encore vert, était devenu « dévot », mais non pas janséniste. Pour concilier sa piété nouvelle avec ses anciens goûts littéraires, il écrivait donc le matin des pamphlets contre Port-Royal, et le soir il rimait des poèmes épiques généralement chrétiens : Marie-Magdeleine, ou le Triomphe de la grâce, et Clovis, que nous citions. C’est ce que Voltaire exprime à sa manière, en disant quelque part que « Desmarets, sur la fin de sa vie, fut plus connu par son fanatisme que par ses ouvrages ».

Voltaire se trompe, et Voltaire est ingrat ; car enfin c’est l’auteur de Clovis et de Marie-Magdeleine qui lui a conquis à lui-même, l’auteur de la Henriade, le droit d’user en français du « merveilleux chrétien ». Formé en effet, comme presque tous les hommes de sa génération, à l’école de l’Italie, et nourri aux exemples de celle Jérusalem délivrée dont on ne saurait exagérer l’influence sur la littérature française du xviie siècle commençant, c’est Saint-Sorlin le premier qui a secoué le joug de l’imitation de l’antique, et réclamé pour le poète, quelque cent ans avant Chateaubriand, le droit de mêler ensemble, pour ainsi dire, ses croyances et ses plaisirs. Boileau lui répondit dans le troisième chant de son Art poétique. Desmarets, alors âgé de près de quatre-vingts ans, répliqua par une Défense de la poésie française. Puis, sentant approcher la mort, il adjura l’un de ses jeunes amis, fonctionnaire comme lui, Charles Perrault, de ne pas laisser tomber la querelle.

Viens défendre, Perrault, la France qui l’appelle ;
Viens combattre avec moi cette troupe rebelle.,
Ce ramas d’ennemis qui, faibles et mutins,
Préfèrent à nos chants les ouvrages latins.

Perrault, qui avait toute sorte de raisons pour déférer au vœu de Desmarets, n’eut garde, comme l’on sait, d’abandonner une si belle cause. Louvois venait précisément alors de lui faire des loisirs. L’ancien « contrôleur des bâtiments » revint aux lettrées, qu’il avait toujours aimées, et, coup sur coup, il fit paraître : en 1686, son Saint Paulin, six chants, dédiés à Bossuet ; en 1687, son Siècle de Louis le Grand, où, pour le dire en passant, il ne serait pas impossible que Voltaire eût pris la première idée du Siècle de Louis XIV ; — et, de 1688 à 1697 enfin, ses Parallèles des anciens et des modernes.

Je n’en retiens pour le moment que ce qui touche à la littérature, et — si j’ose ainsi parler, posant la question plus haut que ne l’avait fait Perrault, mais de telle manière que tous ses arguments continuent de s’y rapporter ou d’y converger comme à l’objet de leur démonstration — je dis qu’il ne s’agissait de rien de moins que de savoir si l’on suivrait ou non, longtemps encore, l’impulsion donnée jadis à la pensée moderne par l’esprit de la Renaissance. Non pas du tout que la Renaissance, à son heure, et ainsi qu’on l’en accuse aujourd’hui trop complaisamment, ait rien tué, rien détruit en son germe qui ne fût déjà mort et bien mort. Ceux-là seuls peuvent le croire qui n’ont pas assez lu nos vieux chroniqueurs bourguignons, ou les poésies de Jean Meschinot et de Guillaume Crétin, le Raminagrobis du roman de Rabelais. Mais, au lieu de chercher les modèles d’un art nouveau là où ils sont toujours, dans la nature et dans l’humanité, prosateurs et poètes, il faut bien l’avouer — Rabelais, que je viens de nommer, ou Ronsard et Baïf, — alourdissant leur verve native du poids mort de leur érudition, c’était à l’Italie, c’était surtout à l’antiquité qu’ils les avaient demandés. Une traduction du grec — exquise d’ailleurs en son vieux style, supérieure même à son original — a fondé, comme on sait, l’immortalité d’Amyot, et Montaigne, avec sa manie de citer, ne sera-t-il pas toujours un peu suspect de n’avoir connu l’homme qu’à travers Plutarque ou Sénèque ?

Moins savants, moins pédants, leurs successeurs les ont cependant imités, et toute une partie de la réforme de Malherbe n’a guère consisté qu’à remplacer l’imitation des modèles grecs par celle des modèles purement latins. Oserai-je dire que, si c’est un reproche, Boileau lui-même — si Gaulois, si Français, si Parisien à tant d’autres égards — n’y saurait échapper entièrement ? Il y a un peu de superstition, au moins, dans l’enthousiasme qu’il croit éprouver pour Pindare. De parti pris d’abord, et de propos délibéré, puis, sans presque en avoir conscience, par l’effet même de l’éducation, on était donc insensiblement retourné au paganisme, et de restriction en restriction, le classicisme s’y était enfermé. Les artistes, eux, s’étaient gardés de commettre la même erreur, les peintres notamment, Raphaël et Titien, Rubens dans les Flandres, Rembrandt en Hollande, Poussin même et Le Sueur en France. La Vie de saint Bruno — que je n’admire pas plus qu’il ne faut, — et les Sept Sacrements, qui sont une des grandes choses de la peinture, ne doivent rien qu’au génie de leurs auteurs, et aux sentiments qu’ils partageaient avec leurs contemporains.

Il était donc assez naturel qu’aux environs de 1690, après deux cent cinquante ans passés, on commençât à trouver ce régime un peu sévère, diététique, et surtout suranné. Ce qu’il avait encore d’importun, c’est que le génie seul pouvait s’en accommoder. Oui, pour rivaliser avec une éloquence dont les Catilinaires ou les Philippiques demeuraient les modèles, ce n’était plus assez d’être Du Vair ou Patru, mais il fallait être Bossuet, ou au moins Bourdaloue ! Il fallait être Molière pour tirer du Phormion les Fourberies de Scapin ; et Racine seul, en les imitant, pouvait surpasser Euripide ou « balancer » Sophocle ! Perrault, en habile homme, se sentant soutenu par l’opinion des coteries littéraires, ouvrit sa voile au vent nouveau qui soufflait. Il prit pour devise le mot de Molière : « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. » Et, dans ses Parallèles, il s’efforça de montrer : — que le temps était venu d’élargir, ou de changer peut-être le système entier de l’éducation littéraire ; — qu’après tout, le meilleur moyen, le plus sûr, de rivaliser avec les anciens, de les égaler ou de les surpasser, était de nous inspirer de nos mœurs, de nos usages, de nos croyances, comme ils avaient eux-mêmes fait des leurs ; — et qu’au lieu de vivre dans l’éternelle contemplation des modèles antiques, il convenait de les « perfectionner » en les faisant profiter de tout ce que la science, la connaissance de l’homme, et les moyens de l’art avaient réalisé depuis eux d’acquisitions ou de progrès durables. « Comme les anciens, disait-il, connaissaient en gros aussi bien que nous les sept planètes et les étoiles les plus remarquables, mais non pas les satellites des planètes, et un grand nombre de petits astres que nous avons découverts, de même ils connaissaient en gros, aussi bien que nous, les passions de l’âme, mais non pas une infinité de petites affections et de petites circonstances qui les accompagnent, et qui en sont comme les satellites… » C’est, on le voit, l’idée même du progrès, et déjà le soupçon de cette loi de complexité croissante qui fait aujourd’hui l’un des éléments essentiels de sa définition.

On s’est étonné là-dessus que Perrault, moins échauffé que Saint-Sorlin — et trop raisonnable ou trop cartésien, pour mieux dire, en fait de religion, — n’ait pas assez mis en lumière la part du christianisme dans ce progrès de la morale ou de la psychologie. Il l’a bien signalée ! Mais on voudrait qu’il y eût appuyé davantage, et qu’il eût plus éloquemment célébré la « beauté » du christianisme, sa richesse poétique, la fécondité de son inspiration. N’est-ce pas peut-être qu’étant homme de sens, quoique volontiers paradoxal, et ne manquant pas de pénétration, s’il manquait de justesse d’esprit, il se sera douté de l’espèce de contradiction, ou de sacrilège même, qu’implique en poésie l’emploi du « merveilleux chrétien » ? S’il ne faut pas avoir précisément cessé de croire pour user du Dieu des chrétiens aussi librement que des divinités de la fable, Perrault aura compris, comme Boileau, qu’au moins faut-il avoir perdu le sens de la sévérité du dogme. On peut s’inspirer des mystères de la foi pour en chanter la profondeur ou l’obscurité dans une ode ; on ne peut pas en faire des « machines poétiques » ; et quiconque se le permettra sera toujours suspect d’avoir une religion plus sentimentale que solide. Mais ce que Perrault a mieux compris encore, et ce qui l’a empêché de suivre plus loin Desmarets, c’est que le christianisme, dans son essence, est contradictoire aux deux idées qui commencent de poindre dans les Parallèles, si même on ne doit dire qu’elles en sont intérieurement le support : ce sont celle du Progrès à l’infini, d’une part, et de l’autre, celle de la Fixité des lois de la nature. La contradiction vaut sans doute la peine que l’on cherche à s’en rendre compte, si c’est là, dans ce qu’elle semble avoir d’irréductible, qu’il faut chercher l’explication ou la vraie cause de l’hostilité que l’esprit général du xviiie siècle, dès ses débuts, allait manifester contre le christianisme.

Nous prenons aujourd’hui la religion par sa poésie ; nous la prenons par sa morale ; nous la prenons encore plus habituellement par son utilité sociale. Mais les gens de ce temps-là la prenaient, eux, par le dogme, et, de tous les côtés, il semblait que le dogme retînt ou bridât l’essor de l’idée de progrès. L’auteur des Pensées le sentait-il peut-être, quand, aux espérances démesurées du cartésianisme, qui promettait à l’homme de l’exempter un jour « d’une infinité de maladies », de l’affaiblissement de la vieillesse, et de la mort même, il opposait la dureté de sa foi janséniste ? ou Bossuet, plus humain, mais non moins inspiré, quand il s’efforçait de faire, comme nous l’avons dit, du dogme de la Providence, le rempart et le fort du christianisme10 ? Je le croirais volontiers Mais sans nous enfoncer avec eux dans les obscurités de la théologie, je veux dire sans examiner s’il n’y aurait pas quelque moyen de concilier, sous une unité plus haute, l’apparente opposition du dogme de la Providence avec la fixité des lois de la nature ou du dogme du péché originel avec l’idée de la perfectibilité indéfinie, il peut nous suffire, il doit même nous suffire — à nous qui ne faisons ici que de l’histoire — de montrer que ce moyen, les hommes du xviiie siècle ne l’ont pas entrevu.

Je consens qu’ils n’aient correctement interprété ni l’un ni l’autre dogme. Mais quand ils s’en seraient fait des idées entièrement conformes à la tradition de l’Église, il resterait ceci, qu’étant elle-même une conception de la vie, une solution donnée d’en haut au problème de la destinée, la religion n’en permet une recherche nouvelle qu’autant que l’on s’engage d’avance à conclure comme elle ; — et, en ce cas, que devient le progrès intellectuel ? Si, d’un autre côté, l’originalité propre du christianisme n’est qu’accessoirement d’avoir mis la morale dans la religion, puisque le judaïsme l’avait fait avant lui, ou d’avoir grave dans la conscience des hommes le sentiment de leur solidarité, puisqu’on a pu soutenir que la philosophie de la Grèce et de Rome y serait arrivée sans lui ; si son œuvre propre est d’avoir transporté l’objet de la vie hors d’elle-même, d’en avoir mis la raison d’être dans les épreuves, ou le bonheur dans les afflictions, et d’avoir vaincu la mort en en faisant l’entrée au royaume de Dieu ; — que devient, en ce cas, le progrès matériel ? Et si enfin tout ce qui est vient de Dieu sans en excepter le mal même, « physique » ou « moral », dont nos yeux ne voient pas la liaison avec un plus grand bien, de telle sorte que, travailler à la réalisation de la justice parmi les hommes, ce soit en réalité s’insurger contre les décrets de l’éternelle sagesse ; — que devient alors le progrès moral ? Il est vrai que celui-ci, le progrès moral, ne devait pas beaucoup inquiéter les consciences du siècle. Mais, en attendant, aux questions ainsi proposées, il ne semblait pas qu’il y eût deux réponses. On était trop près encore de l’idée de l’immutabilité du dogme. Et nous, aujourd’hui même, quand nous concevons le progrès sous le christianisme, il ne faut pas nous le dissimuler, c’est à peu près comme Bossuet concevait la liberté sous la Providence, à la lumière de la foi, sans espérance de pénétrer le mystère, et par un effort de la volonté.

Effet bizarre des raisonnements des hommes — qu’une doctrine, qui s’était proposé de rétablir la religion dans ses droits sur l’imagination, se retournât ainsi contre elle-même, et, de son propre fonds, suscitât, pour ainsi dire, l’idée sans doute la moins analogue à son premier objet, — effet bizarre, mais effet certain, et effet naturel, si l’on y veut songer ! Pour qu’il apparût clairement que la religion était contradictoire à ce besoin de nouveauté qui se faisait jour partout alors, il avait suffi qu’on voulût lui soumettre ou lui annexer le domaine littéraire. En réagissant contre l’esprit de la Renaissance, on l’avait obligé de se rendre compte à lui-même qu’il était laïque, purement laïque, et comme tel, aussi détaché des croyances que de l’art du moyen âge ; — qu’en imitant les modèles antiques, si c’en était la forme, c’en était bien aussi le fond qu’il avait essayé de s’approprier ou de s’assimiler ; — et que le cicéronianisme des humanistes italiens, le naturalisme de notre Rabelais, la superstition hellénistique de Ronsard, le paganisme de Malherbe et de Boileau, tout cela, c’était autant de manifestations de la libre pensée. Ou, en d’autres termes, encore — et comme on l’avait dit des droits des peuples et des rois — on s’était aperçu, en s’efforçant de les concilier, que les droits de la raison et ceux de la religion « ne s’accordaient jamais si bien que, dans le silence », et rien qu’en la plaidant publiquement, on avait senti qu’on perdait la cause du merveilleux chrétien. L’auteur de Zaïre et de l’Alzire devait lui porter le dernier coup, en achevant de réduire le Dieu de l’Évangile à la condition de ressort dramatique, et en l’égalant de la sorte à ceux qui remplissent un office analogue dans sa Sémiramis, ou dans son Orphelin de la Chine.

Que maintenant les choses, dans la réalité, se soient ainsi passées, je n’oserais en répondre. Quelque application que l’on mette à ne rien avancer que l’on ne puisse prouver, il y aura toujours, jusque dans l’histoire la plus authentique, mais surtout dans l’histoire des idées, trop de place encore pour l’incertitude, et par conséquent pour la conjecture. Si cependant rien ne s’oppose à cette manière de concevoir les parties obscures de la Querelle des anciens et des modernes, il me semble qu’on peut la proposer. Mais elle devient tout à fait vraisemblable si l’on fait attention qu’elle explique les suites de la querelle, aussi bien que ses commencements, et pourquoi la dispute s’est divisée comme en deux courants, dont l’un allait se perdre insensiblement dans les sables, tandis que l’autre allait grossir, et s’enfler à travers le siècle, de tout ce que les progrès de la science et des arts mécaniques lui apporteraient d’affluents.

C’est peut-être assez dire que nous ne parlerons ni de Mme Dacier, ni de La Motte-Houdard, ni de l’abbé Terrasson. Ils n’ont pas compris la question ; si même, avec leur bel esprit ou leur grosse érudition, bien loin de la faire avancer, ils n’étaient gens à la faire plutôt reculer. Ce sont eux, en tout cas, qui de la querelle des anciens et des modernes ont vraiment fait une querelle de pédants, et dont les invectives de collège ou les plaisanteries de salon l’ont si bien dénaturée, que la plupart des historiens de la littérature en ont méconnu l’importance. Heureusement qu’un autre homme veillait, qui avait lui aussi, comme La Motte-Houdard, débuté par courir la carrière du bel esprit, un ennemi particulier de Racine et de Boileau, le Cydias des Caractères, le berger normand des épigrammes de Rousseau, mais l’auteur aussi des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l’Histoire des oracles, Fontenelle, en un mot, le vrai maître, avec Bayle, et le vrai précurseur des Voltaire et des Montesquieu.

Garat, Dominique-Joseph Garat, pauvre ministre, mais rhéteur élégant, a bien caractérisé, dans ses Mémoires sur la vie de M. Suard, le genre d’influence de Fontenelle, et joliment défini l’effet que produisirent dans le temps de leur apparition, l’Histoire des Oracles et les Entretiens sur la pluralité des mondes :

« La question si les oracles du paganisme avaient été rendus par les démons ou par les prêtres n’offrait par elle-même ni assez de doutes, ni assez d’intérêt à un philosophe pour engager Fontenelle à la traiter ; mais Van Dale, en la traitant en érudit, y avait jeté avec profusion les faits les plus importants de l’histoire entière du paganisme, et dans cet ouvrage d’un médecin hollandais, Fontenelle découvrit aisément les matériaux d’une histoire de l’esprit humain sous la double puissance d’une imagination qui sait tout feindre, et d’une religion qui fait tout croire…

« Il s’empare de tant de textes, de tant de faits qui n’ont plus besoin ni d’être cherchés, ni d’être vérifiés ; tout son travail est borné à l’action de son esprit lumineux ; et il écrit l’histoire des oracles, c’est-à-dire l’histoire des temples dessinés par le génie du sacerdoce plus encore que par celui de l’architecture, destinés à exercer sur la vue, sur l’ouïe, sur l’odorat, des séductions que la crédulité ne peut ni combattre, ni même soupçonner dans ce qu’elle adore ; l’histoire des prêtres qui étudient les langues, pour les rendre non plus précises, mais plus vagues, non pour éviter les équivoques, mais pour les multiplier, et s’en faire un art savant d’illusions et de mensonges ; l’histoire des peuples enivrés de superstitions sous de tels pontifes, et sans cesse errants autour des sanctuaires pour y chercher le Dieu ou le prêtre, la statue de marbre ou de bronze qui peut le mieux leur révéler leurs destinées futures. »

Un autre passage de Garat n’est pas moins caractéristique :

« Copernic et Galilée, dit-il, avaient dès longtemps expliqué les mouvements diurne et annuel de notre globe, et de ceux dont les clartés errent sur nos têtes ; mais quoique cette magnifique découverte ne pût plus être contestée par aucun savant, presque pour tous les esprits, elle était aussi profondément cachée dans les sciences qu’elle l’avait été dans la nature. Ce qui paraissait impossible, surtout, c’était de rendre sensibles à tous des vérités qui commencent par révolter tous les témoignages des sens. Fontenelle ose l’entreprendre. Il cherche et il trouve sous nos yeux, à nos pieds, des faits d’une ressemblance parfaite avec ces phénomènes célestes que des millions de demi-diamètres de la terre séparent d’elle. Genre de traduction nouvelle des faits par les faits, des faits savants par les faits vulgaires ; et, tandis que ces analogies et ces traductions, mieux encore que les télescopes, ouvrent à notre vue l’immensité des cieux, les cieux abaissés, pour ainsi dire, à la voix de Fontenelle, exécutent devant lui leurs mouvements et leurs lois, comme la pendule de sa cheminée, dont il touche tous les ressorts. Dès ce moment, Fontenelle n’a plus à triompher des sens, il s’en aide. Il n’a plus besoin de démontrer, il montre. Une science hérissée de calcul transformée en tableaux, enchante l’ignorance qui la comprend, étend à l’infini le champ usé des vérités et des fictions poétiques, et agrandit la création de nouveaux mondes11. »

Remarquez cette dernière phrase. Si j’ai tenu, d’ailleurs, à reproduire ces deux passages des Mémoires de Garat, c’est d’abord qu’en critique il est sans doute inutile de s’évertuer à redire — d’une manière différente, mais souvent moins heureuse — ce que d’autres ont dit avant nous, et bien dit. C’est ensuite que, si l’on saisit sans peine, dans le second de ces deux fragments, la liaison de l’idée de progrès avec l’idée de développement ou de vulgarisation scientifique, on ne voit pas moins clairement, je crois, dans le premier, l’opposition de l’idée chrétienne avec cette même idée de progrès. Mais c’est surtout que Garat, à ma connaissance, n’ayant rien écrit qu’il ne l’eût entendu dire à quelqu’un, l’opinion qu’il exprime là sur Fontenelle est l’opinion du xviiie siècle ; et voilà bien l’inoubliable service dont la génération des Condorcet ou des Suard s’est crue redevable à celui que l’on peut appeler le premier secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. En la réduisant à ses principes, il a transformé, sans presque avoir l’air d’y toucher, une dispute jusque-là purement littéraire en une discussion de l’ordre philosophique. Avec une netteté toute nouvelle et une décision qu’autorisait sa compétence scientifique, il a formulé cette idée de la Fixité des lois de la nature, que Perrault, dans ses Dialogues, n’avait guère fait qu’indiquer. Et reprenant à son tour la comparaison des hommes de tous les siècles avec un seul homme, il a le premier, si je ne me trompe, affirmé catégoriquement : — que, « cet homme-là n’aurait pas de vieillesse » ; — qu’il « serait toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse avait été propre, qu’il le serait de plus en plus des choses qui conviennent à l’âge de virilité » : — et, pour quitter l’allégorie, que « les hommes ne dégénéreraient jamais, mais que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderaient les uns aux autres s’ajouteraient toujours les uns aux autres ».

Ce n’est pas tout, et il y a plus encore à dire de Fontenelle, qui devait vivre, comme l’on sait, jusqu’en 1757. Mais, avant d’y venir, peut-être pensera-t-on qu’il est bon de savoir quel était alors, aux environs de 1700, l’état général des esprits, et à la faveur de quelles circonstances, aidées de quelle complicité de l’opinion, ces idées allaient faire leur chemin dans le monde. Si j’en ai fait pressentir quelque chose, en parlant plus haut de Bayle12, c’est le moment de compléter ce que l’indication avait d’un peu sommaire. L’histoire des idées, que l’on peut traiter uniquement pour elle-même, en l’isolant de tout ce qui n’est pas elle, n’est pas cependant sans quelques rapports avec l’histoire des mœurs, et dans ces Études sur le xviiie siècle, je m’attacherai surtout à la première, mais je ne voudrais pas tout à fait négliger la seconde.

II §

Vous connaissez l’aventure de Cosi-Sancta, qui perdit son honneur pour sauver son mari. De même que d’un petit mal — si nous en croyons Voltaire, Bayle, et saint Augustin — on voit donc parfois sortir un grand bien ; ou, de même encore que l’on compose des remèdes avec des poisons ; une juste cause peut-elle être, a-t-elle été quelquefois servie dans l’histoire par de mauvais moyens, fâcheux, répréhensibles, et condamnables en soi ? La question est assez délicate ; et, pour le moment, je ne sais pas encore si la cause du progrès était juste, était bonne, était sainte. Nous le saurons plus tard, quand nous en aurons vu le développement et les suites. Mais, dès le début, ce que je suis bien obligé de dire, c’est, qu’en tout cas, dans les dernières années du xviiie siècle, sa fortune a été prodigieusement favorisée par le libertinage des mœurs.

Certes, nos moralistes auraient tort aujourd’hui, s’ils voulaient soutenir que le libertinage de l’esprit a toujours le libertinage des mœurs pour source ou pour effet, et que l’abolition ou la diminution de la vie morale sont la rançon obligatoire, la revanche, ou le châtiment de la liberté de penser. Nous connaissons tous des athées honnêtes, et j’en nommerais, au besoin, de vertueux. Mais, au xviie siècle, on avait raison, pleinement raison quand on reprochait aux esprits forts, comme on les appelait, de n’être forts, en vérité, que de leur faiblesse, contre les tentations. Sous le beau nom de liberté, de penser, trop de « jeunes veaux » — c’est l’expression du fameux père Garasse — ne revendiquaient que le droit de jouir largement de la vie. Même si quelques autres passaient un peu plus outre, comme cette Anne de Gonzague, dont Bossuet, en 1685, venait de prononcer l’oraison funèbre, et s’ils s’élevaient, de « l’intempérance des sens » à « l’intempérance de l’esprit », le désordre insolent de leur conduite rendait toujours le caractère de leur incrédulité singulièrement équivoque. D’une manière générale, en masse, pour ainsi parler, on retournait au xvie siècle ; les mœurs des Valois reparaissaient dans le sang des Bourbons ; et la philosophie de la nature — si c’est une philosophie que d’obéir à l’impulsion de nos instincts — triomphait universellement de la philosophie de la contrainte morale.

On s’y trompe encore trop souvent de nos jours, et je ne sais par quelle illusion d’optique, à moins que ce ne soit par un reste de respect pour les dernières années d’un grand règne — mais je ne le crois guère de mes contemporains, — on attend à s’apercevoir de la corruption que la mort ait fait passer le pouvoir des mains de Louis XIV entre celles du régent. Malplaquet, défaite héroïque, et Denain, glorieuse victoire ; le souvenir attirant de la duchesse de Bourgogne, les noms de Fénelon et de Beauvilliers, semblent plaider encore pour l’honneur, pour la grâce, et pour la vertu…

Que fait-on cependant du témoignage et de l’accord unanime du théâtre et du roman, des Mémoires et des Correspondances, des moralistes et des prédicateurs ? Et de qui La Bruyère, par exemple, a-t-il parlé dans ses Caractères ? La première édition en est de 1688, et la dernière qu’il ait revue de 1696. Quels modèles ont posé devant lui, pour son chapitre des Biens de fortune ou pour son chapitre des Femmes ? et quel est le vrai nom de ses Roscius et de ses Cobus, de ses Bathylle et de ses Dracon, de ses Lélie et de ses Claudie, de ses Messaline et de ses Césonie ? À qui encore Bossuet en a-t-il, dans ses Maximes sur la comédie, qui sont de 1693, ou Boileau, dans sa Satire des Femmes, qui est de 1694 ? Je ne veux invoquer ici ni les comédies de Dancourt, ni les romans de Le Sage, ni les sermons de Massillon. Mais quelle citation emprunterai-je aux Lettres de la Palatine, Madame, duchesse d’Orléans ? ou quelle anecdote aux Rapports du lieutenant de police d’Argenson ? celle de ce prince de Montlaur qui passe ses nuits à boire « avec des crocheteurs et des porteurs de chaises, dans un cabaret à bière du faubourg Saint-Victor » ? ou celle de l’évêque de Gap, qui emploie les siennes d’une autre manière, et ses jours aussi, avec la demoiselle Loyson ? Je me contenterai d’y l’envoyer le lecteur. D’Argenson ne surfait pas, si même il n’atténue parfois. Et, pour la Palatine, tout Allemande qu’elle soit — et Allemande renforcée, qui accuse volontiers la corruption française des vices du prince de Birkenfeld ou du duc de Wolfenbuttel, — il faut également l’en croire, quand elle écrit de Saint-Cloud, le 31 juillet 1699 : « Il n’y a plus ici de vices dont on ait honte ; et, si le roi voulait punir ceux qui se rendent coupables des plus grands vices, il ne verrait plus autour de lui ni nobles, ni princes, ni serviteurs, et il n’y aurait même plus aucune maison de France qui ne fût en deuil. » Au cas pourtant que l’on voulût des renseignements plus détaillés, nous en avons, comme on dit, les mains pleines, et si peut-être, en tout temps et partout, les libertés que l’usage accorde ou refuse aux femmes sont une assez juste mesure du degré de sévérité ou « d’avancement » des mœurs, voici une ou deux historiettes qui achèveront d’édifier le lecteur.

Charlotte-Rose de Caumont de la Force, fille de François de Caumont, marquis de Castelmoron, et de Marguerite de Viçose de Casenove, était née en 1630, au château de Casenove, près de Bazas, dans le département actuel de la Gironde. Elle devait beaucoup écrire, et nous avons d’elle de nombreux romans historiques et galants ; — l’Histoire secrète de Bourgogne, l’Histoire de Marguerite de Valois, Gustave Vasa, l’Histoire de la duchesse de Bar ; — et des Contes de fées. Peu favorisée de la fortune, on la plaça, toute jeune encore, auprès de Mme de Guise, comme fille d’honneur, et quelques biographes racontent qu’elle attira, pour son coup d’essai, l’attention du dauphin, fils de Louis XIV. Mais ils la confondent avec une de ses cousines. Son aventure avec le marquis de Nesle paraît plus authentique. Le marquis voulait l’épouser, mais comme déjà Mlle de la Force n’était pas en fort bonne réputation, le mariage manqua. Désespéré, le marquis s’en allait se noyer, quand, « en arrachant ses habits pour se jeter à l’eau, il brisa un ruban que La Force lui avait donné sous prétexte de sa santé — c’est Madame qui parle, — et aussitôt qu’il ne l’eut plus sur lui, il se trouva tout autre et très indifférent à l’égard de La Force ». File s’en consola en affichant une passion indécente pour le comédien Baron, et c’est elle que La Bruyère a peinte sous le nom de Césonie. C’est elle également que Voltaire a nichée dans un coin de sa Pucelle :

Hors de ses sens, de honte dépouillée,
Telle autrefois, d’une loge grillée,
Madame Audou, dont l’Amour prit le cœur,
Lorgnait Baron, cet immortel acteur,
D’un œil ardent dévorait sa figure,
Son beau maintien, ses gestes, sa parure,
Mêlait tout bas sa voix à ses accents
Et recevait l’amour par tous ses sens.

Mise ainsi tout à fait en vue, Mlle de la Force essaya d’en profiter pour faire ce qu’on appelle une fin, et elle jeta son dévolu sur un riche jeune homme, M. de Brion, fils d’un conseiller au parlement de Paris. Elle l’épousa. Mais le père, qui avait refusé son consentement, intervint, se plaignit, intenta une action en nullité de mariage, et finit par obtenir, le 16 juin 1689, un arrêt en vertu duquel Mme de Brion redevenait Mlle de la Force. La Fontaine, en petits vers galants, célébra ce retour d’une ancienne amie à la liberté :

Pleurez, citoyens de Paphos,
Jeux et ris, et tous leurs suppôts.
La Force est enfin condamnée.
Sur le fait de son hyménée
On vient de la tympaniser.
Elle n‘a qu’à se disposer
À faire une amitié nouvelle ;
Que le ciel console la belle,
Et puisse-t-elle incessamment
Se pourvoir d’époux ou d’amant !

Ne dirait-on pas qu’il se met sur les rangs, encore qu’il approche de la soixantaine ? Mlle de la Force suivi le conseil du bonhomme. Elle prit pour devise « un navire agité des flots, sans pilote, sans nuits et sans voile, avec ce mot : Quo me fata vocant ? » Les destins l’entraînèrent du côté du Temple, où les Vendôme, en compagnie des La Fare et des Chaulieu, tenaient, comme l’on sait, académie de débauche, et, estimant avec l’autre que, sans argent, l’honneur est une maladie, elle s’y échoua. Il ne lui restait plus qu’il se faire femme de lettres, et, en effet, c’est alors qu’elle écrivit ses romans. Mais en même temps qu’elle les écrivait, comme elle en vivait d’autres, et de plus scandaleux, le roi, dans sa bonté paternelle, crut devoir lui faire proposer ou de sortir de France ou de s’enfermer, pour mille écus de pension, dans un couvent de son choix. Mlle de la Force prit le second parti, qu’elle dut tenir onze ou douze ans, de 1702 à 1713. On lui permit alors de reparaître à Paris, où elle mourut obscurément en 1724.

La vie d’Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat, petite-fille, elle aussi, de je ne sais quel maréchal de France, n’est pas moins intéressante — je veux dire moins déréglée, — ni par conséquent moins instructive pour nous. C’est encore une femme auteur, et elle s’est elle-même racontée dans ses Mémoires. En voici le début : « Ce n’est point, dit-elle, pour me justifier que j’entreprends d’écrire mon histoire ; il y a longtemps que Dieu m’a fait la grâce de regarder les bruits injurieux qu’on a répandus de moi dans le monde comme une punition de ma vanité, et à cet égard, je me soumets à la conduite de la Providence, trop heureuse de me sentir innocente de tout ce que la calomnie m’a imputé, mais malheureuse en même temps d’avoir perdu le mérite de mon innocence, par les scandales auxquels je n’ai que trop donné occasion. » Elle nous apprend alors qu’étant âgée d’environ douze ans, et déjà curieuse de jouir « de la gloire de soumettre un homme à ses lois », elle noua, du fond de son couvent de province, une intrigue avec un gentilhomme qu’elle désigne sous le nom de marquis de Blossac. Mais les religieuses, qui veillaient, et sa noble famille, avertie, les ayant séparés, elle résolut de se soustraire à un joug odieux, et elle se fit enlever… par un autre, qui l’épousa. Ce n’était point encore le comte de Murat. Comme d’ailleurs ce premier mari « préférait le vin et la bonne chère à tous les autres plaisirs » et qu’il avait le vin brutal, les « mauvais traitements obligèrent la jeune femme » à quitter le château conjugal ; et, voyez la médisance ! « Un gentilhomme, dont elle était aimée, ayant profité de la circonstance pour l’enlever », ne s’avisa-t-on pas de croire dans le monde « qu’elle avait quitté son mari pour suivre un amant » ? Mais on se trompait bien ; car aussitôt qu’elle eut établi son séjour à Paris, elle en prit cinq ou six, et, pour se créer des ressources, elle commença de donner à jouer. Cette fois, ce fut la police qui dut intervenir et, la dame étant de bonne maison, ce fut d’Argenson lui-même qui crut devoir, de sa propre main, faire son rapport au chancelier. Je n’en donne qu’un court extrait :

« Les crimes qu’on impute à Mme de Murat, écrit-il sous la date du 24 février 1700, ne sont pas d’une qualité à pouvoir être aisément prouvés par la voie des informations, puisqu’il s’agit d’impiétés domestiques, et d’un attachement monstrueux pour des personnes de son sexe. Cependant, je voudrais bien savoir ce qu’elle répondrait aux faits suivants :

« Un portrait percé de plusieurs coups de couteau par la jalousie d’une femme qu’elle a quittée pour s’attacher à Mme de Nantiat, autre femme du dernier dérèglement… Cette femme, logée chez elle, est l’objet de ses adorations continuelles en présence même de ses valets ; …

« Les jurements exécrables proférés au jeu, et les discours infâmes tenus à table ; …

« Des chansons dissolues chantées à toutes les heures du jour et de la nuit ; …

« Sa conversation audacieuse avec M. le curé de Saint-Cosme, aussi éloignée de la pudeur que de la religion ; …

« J’ajouterai que Mme de Murat et ses complices sont tellement redoutées dans leur quartier que personne n’ose s’exposer à leur vengeance… »

Et le mari, demandera-t-on, que faisait-il pendant ce temps-là ? Je parle maintenant du comte de Murat. Ce colonel d’infanterie se taisait, « pour ne pas s’exposer aux fureurs d’une femme qui l’avait pensé tuer deux ou trois fois déjà ». Protégée qu’elle était en effet par de très hauts personnages, Mme de Murat se moquait de lui, comme aussi bien de d’Argenson et du chancelier Pontchartrain. On réussit pourtant, vers la fin de 1702, à débarrasser Paris de sa présence, et on l’interna au château de Loches. Elle y demeura jusqu’en 1713, et pour amuser les longs loisirs de sa captivité, c’est alors, elle aussi, comme Mlle de la Force, qu’elle écrivit ses romans : les Mémoires de ma vie ; les Effets de la jalousie ; les Lutins du château de Kernosi ; le Voyage de campagne ; le Comte de Dunois ; et, pour obéir à l’usage, une douzaine de Contes de fées.

Je me doute bien que dans ces aventures — auxquelles, je le répète, si l’on en voulait joindre de semblables par douzaines, il suffirait de feuilleter, d’une main négligente, les Rapports de d’Argenson, ou les Lettres de Madame, — quelques lecteurs ne trouveront rien qui passe l’ordinaire ; et je leur accorde sans difficulté que, comme on l’a si bien dit, « la malice ou la bonté du monde en général demeure la même ». Pas de naissance, à ce qu’il semble, ou d’éducation qui tienne ; et il faut qu’en s’écoulant, chaque année laisse derrière elle son total d’adultères ou d’assassinats. Mais ce qui est notable, c’est que les débordements de Mme de Murat ou de Mlle de la Force ne paraissent pas du tout les avoir « disqualifiées ». Sans parler de leurs « protecteurs », elles ont conservé jusqu’au bout des amitiés illustres. Vers le même temps que d’Argenson rédigeait le rapport dont on vient de lire quelques fragments, Mme de Murat n’en faisait pas moins l’un des ornements du salon de la marquise de Lambert, et Mlle de la Force, tout autant qu’avec les Vendôme, était familière avec les princesses de Conti. Remarquez aussi le ragoût d’impiété dont ces dames prennent plaisir à relever leur libertinage. Elles se piquent d’être libres penseuses. Les Deshoulières, mère et fille, les Dunoyer — Mme Dunoyer, la mère de cette Pimpette qui fut le premier amour de Voltaire, — Mme d’Aulnoy, l’auteur de la Belle et la Bête, Mlle Lhéritier, Mme Durand, sont de la même école et préparent en plein règne de Louis XIV la prochaine et singulière fortune des Tencin et des Du Deffand, des d’Épinay et des Lespinasse.

Et faites surtout attention aux dates. C’est entre 1690 et 1700, ou à peu près, que cette révolution s’opère dans les mœurs, et, chose assez rare, les contemporains eux-mêmes s’en aperçoivent : « Il y a bien des choses changées depuis huit ou dix ans, écrit l’abbé Dubos à Bayle, dans une lettre datée du 19 novembre 1696, et ce n’a pas été toujours en bien. » Il ajoute de curieux détails : « Il semble, dit-il, que les femmes aient oublié qu’elles sont d’un autre sexe que les hommes… L’usage des suivantes est banni et aux filles de chambre ont succédé des valets de chambre… Au lieu des enfants qu’elles avaient autrefois pour laquais, elles choisissent les plus grands garçons et les mieux faits… La quantité d’eau-de-vie qui se consomme dans le royaume est quadruple de celle qui se consommait il y a dix ans… L’esprit du jeu a été porté à un point de raffinement que l’on ne saurait passer… » Décidément, auteurs comiques ou romanciers — dont on croirait que le métier même est de forcer la vérité de leurs peintures, — nous pouvons maintenant les en croire. Ni Regnard, ni Dancourt, ni Le Sage, ni Courtilz de Sandras, ils n’ont rien exagéré. La Branche a existé ; Mme Patin aussi ; et Dancourt n’a pas plus inventé ses « bourgeoises » que Le Sage ses « financiers ».

Mais veut-on voir la liaison de ce changement des mœurs avec l’idée confuse du progrès ? Il nous suffira d’interroger encore l’abbé Dubos : « Il y a, d’ailleurs, parmi la nation des domestiques, beaucoup plus de savoir-vivre et d’éducation qu’autrefois… Un petit bourgeois ne recevra pas un laquais, même une cuisinière, qu’ils ne sachent lire et écrire… La musique est devenue la maladie de la nation… Un nouvel art est né, qu’on ignorait presque avant la guerre, celui de faire valoir son argent sur la place par billets payables au porteur… » Ce dernier trait nous explique la facilité que Law trouvera quelques années plus tard pour l’application de ses plans : il y avait vingt-cinq ans que « la place » y était préparée.

Quelles sont cependant les causes de ce changement ? À qui faut-il qu’on les impute ? Aux jésuites, pour avoir énervé la religion, en essayant de l’accommoder au monde, comme les jansénistes les en accusaient ? ou aux jansénistes, comme les jésuites le leur reprochaient, pour avoir rendu Dieu « souverainement haïssable » ? Aux philosophes, comme Bayle ? ou aux femmes du genre de celles que nous venons de citer ? Évidemment, c’est ce que l’on ne saurait dire avec assez de certitude ou seulement de probabilité. Le caractère d’une société tient toujours quelque chose de tous ceux qui la constituent, et personne de nous n’est tout à fait irresponsable des vices de ses contemporains. S’il y a toutefois une responsabilité plus générale que toutes les autres, plus étendue et plus lourde, c’est sans doute celle des maîtres des affaires, la responsabilité de l’Église, par exemple, ou celle de l’État. En me plaçant à ce point de vue, je vais tâcher de préciser ce que, de 1685 à 1710, trois événements considérables ont fait pour le progrès de l’incrédulité ou de l’immoralité : ce sont la révocation de l’édit de Nantes, l’affaire du quiétisme, et la persécution dirigée contre les jansénistes.

III §

Quelque liberté de composition que permette, qu’exige même la nature de ces Études, je n’ai pas sans doute à parler ici de la révocation de l’édit de Nantes en général, de ses causes, de ses conséquences politiques ou économiques, non plus qu’à examiner si quelques historiens n’en auraient pas peut-être exagéré la gravité, tandis que d’autres, au contraire, s’efforçaient, eux, de les atténuer. Aussi bien, il faut l’avouer, les ruines économiques se réparent ; et certainement il est fâcheux que nos protestants aient dû transporter nos industries d’art en Angleterre ou en Prusse, mais deux cents ans ont passé depuis lors, et la France a refait plusieurs fois sa fortune. Il est fâcheux également, beaucoup plus fâcheux même, que la révocation de l’édit de Nantes ait eu pour premier effet politique de coaliser l’Europe entière contre nous, et ainsi de faire aboutir au douloureux traité d’Utrecht un règne glorieusement inauguré par les traités de Westphalie et des Pyrénées. J’ose dire toutefois qu’en politique, c’est l’événement qui juge les conceptions, et le succès seul qui condamne ou qui justifie les desseins. Mais, de n’avoir pas senti ce qu’il y avait de force ou de vertu morale dans le protestantisme : d’avoir sacrifié, si je puis ainsi dire, au rêve d’une unité tout extérieure, purement apparente et décorative, la plus substantielle des réalités : de n’avoir pas compris que tout ce que l’on entreprenait contre le protestantisme, on l’accomplissait au profit du « déisme » comme disait Bayle, ou du « libertinage » : voilà qui est plus grave, — et voilà ce que l’on ne saurait trop reprocher à la mémoire de Louis XIV ! De Dunkerque à Bayonne, et de Brest à Besançon, pour la satisfaction métaphysique de n’entendre louer Dieu qu’en latin, il a vraiment détruit le nerf de la moralité française ; et, en chassant les protestants, appelé l’épicurisme même au secours de sa monarchie.

Intolérants et orgueilleux, difficiles à manier, chagrins et moroses, méprisants et austères, affectant la religion jusque dans leur costume, les protestants possédaient, en revanche, les vertus dont ces défauts étaient comme l’enveloppe, et, grâce à elles, on peut dire que depuis plus d’un siècle, ils représentaient la substance morale de la France. Ils le devaient à leurs origines. Car, au lieu de se convertir jadis en masse au protestantisme, si la France du xvie siècle était demeurée catholique — la France des Valois et des Médicis, la France de Rabelais et de Ronsard, — il y en avait eu d’autres raisons, je le sais, mais aucune de plus forte ni de plus décisive que l’horreur du génie français, facile, aimable, et insouciant, pour la sévérité morale du dogme calviniste. On avait eu peur, et on avait reculé ! Il en était résulté que, tandis qu’ailleurs, en Allemagne ou en Angleterre, la réforme avait surtout agité des passions politiques ou idéologiques, sa propagande, en France, avait pris surtout un caractère moral, et la minorité protestante s’était ainsi formée, groupée, serrée autour de l’idée de la rénovation des mœurs. La persécution avait fait le reste. En 1685, dans la France de Louis XIV, les protestants, écartés des tentations par les mêmes mesures qui les éloignaient des emplois, se dressaient comme un enseignement vivant, par l’ardeur de leur foi, par leur constante préoccupation « du salut », par leur éloignement des plaisirs faciles, par la dignité de leurs mœurs, par la raideur même enfin et la fierté de leur attitude.

Une conviction les soutenait — dont on a vu que Bayle lui-même n’avait pas pu ou voulu s’affranchir, — la conviction de la perversité native ou de la « malice originelle » de l’homme. Je sortirais de mon sujet, et je mettrais étourdiment le pied sur un terrain que je connais mal, si j’essayais, à ce propos, de dire en quoi la notion ou la définition du péché originel diffère, parmi les protestants, de celle qu’en donnent les théologiens et la tradition catholique. Je le voudrais, mais je n’ose ; et je renvoie le lecteur aux très beaux Traités du savant Palmieri, par exemple, ou du cardinal Mazzarella13. Ce qui toutefois ne paraît pas douteux, c’est qu’en faisant essentiellement consister la faute originelle dans « la concupiscence », et ses suites dans une propension « toujours actuelle » à mal faire, luthériens et calvinistes, ils peuvent bien avoir mal interprété les textes, et d’ailleurs aggravé sans droit la condition assez misérable de l’homme, mais ils ont singulièrement fortifié le ressort de la vie intérieure. Nos optimistes eux-mêmes, et nos épicuriens ne sauraient le nier. Être toujours en garde contre soi, savoir que nos pires ennemis, les seuls que nous devions vraiment craindre, sont au dedans de nous, et traiter en tout temps la nature comme « un état de maladie », si la doctrine est dure, elle est haute, et, pour peu qu’on réussisse à la dépouiller de ce qu’elle contracterait aisément d’égoïste, on n’en conçoit point ou on n’en conçoit guère de plus féconde en vertus. Les protestants de France l’ont autrefois prouvé. Tout autour d’eux, tandis que l’idée de la bonté de la nature s’infiltrait, s’insinuait, cheminait, se faisait jour jusque dans la prédication de Massillon ou dans le Télémaque de l’archevêque de Cambrai, nos protestants, eux, continuaient de croire que nos premiers devoirs sont contre nous-mêmes, et ils parlaient toujours, ils agissaient, ils vivaient en conséquence.

Que si d’ailleurs ils eussent couru par hasard le risque d’oublier ce qu’ils devaient à leur dogme et à leur origine, c’est le moment de dire que leurs persécuteurs se fussent chargés de les y rappeler. On ne sait pas assez qu’en révoquant l’édit de Nantes, Louis XIV, mal informé, n’avait cru rien faire de plus que d’homologuer, si je puis ainsi dire, un résultat acquis. Bottés ou non, ses convertisseurs lui avaient persuadé que, dans une France « toute catholique », à peine quelques fanatiques professaient-ils encore le protestantisme ; et, en vérité, depuis plus de vingt ans que l’on enlevait tous les jours aux protestants quelqu’un des droits de tous les Français, on comprend qu’il l’ait cru. Mais ce genre de persécutions n’avait eu pour effet, comme toujours, que d’exalter, en l’épurant, la foi passionnée des victimes. Quelques-unes avaient pu succomber — toutes celles précisément qui n’étaient pas capables de résister aux séductions vulgaires, à l’appât des pensions ou des charges, — mais les autres, dans cette longue lutte, avaient contracté je ne sais quelles vertus plus hautaines, plus farouches, plus sombres. Et quand enfin ils avaient vu le prince qui les persécutait au nom de « la vraie religion », passer de La Vallière à Montespan, de Montespan à Fontanges, puis les aimer toutes les trois ensemble ; quand ils avaient vu s’associer à l’intolérance comme aux plaisirs du maître « tout ce qu’il y avait de courtisans infidèles et flatteurs » ; quand ils avaient vu jusqu’aux « héroïnes de Bussi » — celles de l’Histoire amoureuse des Gaules — s’enflammer contre eux d’un beau zèle, alors, c’est vraiment alors qu’ils avaient pu croire qu’on attaquait en eux la muette protestation de leurs mœurs contre les désordres de cour ; qu’ils étaient les « saints du Seigneur » ; et que leur cause était la cause même de la vérité, de la justice, et de la vertu.

Moins graves assurément que les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes celles de l’affaire du quiétisme ne sauraient être pourtant omises dans ce tableau. Catholiques et protestants, Arnauld contre Claude, et Jurieu contre Bossuet ; jansénistes et jésuites, Pascal contre Escobar, et Nicole contre Saint-Sorlin ; gallicans et ultramontains, ils avaient l’aligné l’opinion de leurs disputes, quand les rêveries d’un barnabite et d’une illuminée vinrent mettre aux prises les deux hommes qui étaient la parure et la gloire de l’Église de France, Bossuet et Fénelon, l’ancien précepteur du dauphin et celui du duc de Bourgogne, le dernier des Ibères de l’Église, et le prélat cher entre tous alors à Mme de Maintenon. On sait, dans cette lutte mémorable, ce qu’ils déployèrent tous les deux d’acharnement et de violence. L’un, Fénelon, y fit preuve de peu de franchise, et l’autre, Bossuet, de peu de charité. Mais tous les deux, surtout ils se donnèrent en spectacle au public, et — comme deux érudits d’Allemagne, ou comme deux beaux esprits de ruelles — on vit deux évêques lutter entre eux, pour ainsi dire, d’insinuations malignes et d’imputations outrageantes. De quel côté le bon droit était-il ? Il faut bien que ce fût du côté de Bossuet, puisque la cour de Rome, qui ne lui pardonnait pas la Déclaration du clergé de France, finit pourtant par lui donner raison. Bossuet avait la tradition pour lui. Mais ce qui est étonnant, c’est que ni lui ni son adversaire n’aient prévu l’effet de cette querelle de prélats. Quoi ! deux évêques ! et quels évêques ! C’était toute la modération dont ils étaient capables ! tout le pouvoir qu’ils avaient sur eux-mêmes ! Tant de génie et tant de petitesse ! tant de talent et tant d’acrimonie ! Pour important ou capital même que fût l’objet de la querelle, on ne s’expliquait ni cette publicité retentissante donnée à une affaire où l’orthodoxie d’un archevêque était intéressée, ni ces emportements, ni ces railleries. On en cherchait le secret ; et on le trouvait dans des raisons qui n’étaient pour ajouter ni à la dignité des adversaires, ni au respect de la religion.

Beaucoup de bruit pour peu de chose, disaient volontiers les sceptiques. Et l’abbé Dubos écrivait à Bayle, dans une lettre datée du 1er mars 1697 : « Si cette secte — celle des quiétistes — fait autant de progrès en France que le veulent ceux qui écrivent contre, ce sont des progrès bien invisibles, car, quoique j’aie des yeux, je ne m’en suis pas encore aperçu. Mais je pense qu’ils imitent les médecins qui, pour s’attirer plus de considération, commencent, par trouver la maladie douteuse et périlleuse devant les parents. » Mieux informée peut-être, la Palatine allait plus loin, et elle écrivait, le 20 juillet 1698, à la duchesse de Hanovre ; « Tout cela n’est qu’un jeu pour gouverner le roi et toute la cour… On a trouvé chez eux — Fénelon et Mme de Maintenon — des listes entières de charges à donner… Je vous assure que cette querelle d’évêques n’a pas le moins du monde la foi pour but ; tout cela est ambition pure ; et l’on ne pense presque plus à la religion, elle n’est que le prête-nom. » Des vers enfin couraient dans le public :

Dans ces combats où nos prélats de France
             Semblent chercher la vérité,
             L’un dit qu’on détruit l’espérance.
             L’autre que c’est la charité :
C’est la foi qu’on détruit, et personne n’y pense.

L’épigramme n’avait que trop raison ! et déjà, comme cinquante à soixante ans plus tard, on eût pu s’écrier avec le philosophe : « Ô cruels ennemis de Jésus-Christ, ne vous lasserez-vous point de troubler la paix de son Église ? N’aurez-vous aucune pitié de l’état où vous la réduisez ? C’est vous qui encouragez les peuples à lever un œil curieux sur les objets devant lesquels ils se prosternaient avec humilité ; à raisonner quand ils devraient croire ; à discuter, quand ils devraient adorer… »

Ajoutons, dans toute cette affaire, la nature même de la question. Car j’en crois Bossuet quand il dit qu’il « y allait de toute la religion », et n’ai-je pas quelque part essayé d’expliquer ce qu’il entendait là14 ? Mais la matière était aussi subtile qu’abstruse, et de discuter à l’infini de quelle sorte d’amour il convient d’aimer Dieu, ou de quelle manière il faut faire oraison, on commençait dès lors à trouver cela bien scolastique, ou, comme nous dirions aujourd’hui, quelque peu byzantin. On se méprenait grossièrement, je le pense ; et un jour, j’essaierai de montrer à quel appauvrissement du sens psychologique répondait ce superbe dédain des obscurités de la mystique. L’esprit de Bacon et de Locke commençait à souffler dans le monde. Mais, encore une fois, je ne juge pas ; j’expose, je raconte, je constate. Et ce que je constate, c’est que, n’étant pas facile de suivre, à travers les détours d’une question très compliquée, les marches et les contremarches de l’un et l’autre adversaire, on aima mieux croire que, si l’on ne le pouvait pas, c’était leur faute, ou au moins celle de la question. On s’amusa de l’importance qu’ils donnaient à des minuties, à des vétilles, à des riens. De plus sérieux demandèrent, entre tant de manières d’aimer Dieu, laquelle était vraiment la bonne, s’il y en avait une meilleure, une plus sûre que les autres, à quels signes on la reconnaissait… Ai-je besoin d’insister davantage ? et, au terme de ces perplexités ou de ces plaisanteries, qui ne voit reparaître la redoutable interrogation de Bayle : si Dieu n’était pas un être trop essentiellement raisonnable et bon pour être railleur d’une chose aussi « pernicieuse », et aussi chargée de subtilités que les religions positives ?

Mais il était sans doute écrit que l’on ne négligerait aucun moyen de favoriser le « libertinage » ; et, comme au milieu de ces disputes et de ces ruines, le jansénisme restait toujours debout, on décida, si l’on le pouvait, d’en abolir jusqu’à la mémoire. La compagnie de Jésus saignait pour ainsi dire encore des blessures des Provinciales. De même qu’autrefois Louis XIV avait cru compenser la Déclaration des libertés de l’Église gallicane par la révocation de l’édit de Nantes, Fénelon cherchait un moyen de rétablir en cour de Rome la pureté de son orthodoxie. Le vieux roi, « élevé dans l’opinion que ce que l’on appelait jansénistes — c’est Saint-Simon qui parle — était un parti républicain dans l’Église et dans l’État », n’avait pas d’ailleurs cessé, depuis les débuts de son règne entier, de persécuter le jansénisme. On obtint de Rome une première bulle, la bulle Vineam Domini, en 1705 ; un arrêt du conseil, du 22 janvier 1710, ordonna de démolir le monastère de Port-Royal ; au printemps de 1711, on défonça le cimetière ; et le 8 septembre 1713 enfin la bulle Unigenitus vint consommer l’iniquité.

On en a moins discouru, mais les conséquences en furent presque plus graves que celles même de la révocation de l’édit de Nantes. Car, d’abord, au point de vue moral, elles s’y ajoutaient, le jansénisme aussi lui, représentant, comme l’on sait, quelque chose de cette sévérité qui avait fait la grandeur du protestantisme français. Il n’y avait qu’un lieu du monde où l’on se formât de la misère de l’homme une idée plus sombre encore qu’à Genève, c’était à Port-Royal ; et, certes, l’auteur lui-même de l’Institution chrétienne n’avait pas plus éloquemment parlé de notre corruption et de notre fragilité que l’auteur des Pensées. Protestants et jansénistes, pour des raisons de situation, ils avaient bien pu se combattre, et les Claude et les Jurieu n’avaient pas rencontré de contradicteurs plus acharnés ni de plus redoutables adversaires que les Nicole et les Arnauld ; mais, sur l’article des mœurs, comme ils professaient les mêmes doctrines, ils pratiquaient la même conduite, ils donnaient donc les mêmes exemples et, tous ensemble, les mêmes ennemis, jésuites, courtisans, libertins, les enveloppaient dans les mêmes haines. Il convient d’ajouter que s’ils étaient moins nombreux, les jansénistes étaient plus répandus que les protestants. Ils remplissaient la ville, et la cour même en était pleine. Fénelon les voyait partout. Et, à la vérité, le 29 octobre 1709, quand d’Argenson et ses archers de police firent évacuer le monastère de Port-Royal des Champs, il ne s’y trouva que vingt-deux religieuses en tout — de vieilles filles, dont la plus jeune avait passé cinquante ans, — mais presque toute la magistrature, une partie du clergé, quelques-uns même des familiers du roi se sentirent atteints par cette exécution brutale. C’est ce qui en explique les suites philosophiques et politiques.

À Dieu ne plaise que je me mêle ici d’analyser ou de commenter la bulle Unigenitus ! Elle est trop longue ! et quand elle serait plus courte, je ne suis pas assez janséniste ! Mais, si l’on veut bien prendre la peine seulement de la lire, et, après l’avoir lue, si l’on songe que les jansénistes, en dépit de toutes les bulles et de tous les anathèmes, ont toujours énergiquement refusé de se séparer du corps de l’Église, on s’apercevra d’une chose que les contemporains, plus intéressés que nous dans la question, ont sans doute encore mieux vue. C’est qu’à la date précise de 1713, les définitions de la bulle venaient comme barrer les dernières issues par où le sens individuel pouvait encore échapper à la domination tyrannique du dogme. La bulle fermait le catholicisme. Elle niait la discussion. Elle étouffait le peu de liberté qui continuât de subsister encore sous l’empire de la tradition. « Rien ne peut donner une plus mauvaise opinion de l’Église à ses ennemis — avait dit le père Quesnel dans ses Réflexions morales — que d’y voir dominer sur la foi des fidèles, et entretenir des divisions, pour des objets qui ne blessent ni la foi ni les mœurs. » Qualifier une telle proposition des noms de scandaleuse et d’impie, de séditieuse et de blasphématoire, assurément c’était le droit de l’Église. Mais qui ne voit que c’était également s’arroger le domaine entier de la pensée ? Que restait-il de libre si l’Église étendait son pouvoir dogmatique jusque sur les choses qui « ne blessaient ni la foi ni les mœurs » ? Elle avait aujourd’hui sa « philosophie », n’aurait-elle pas demain sa « politique » ? Matthieu Marais s’en indignait dans son Journal, comme Barbier dans le sien. C’était trop demander à nos jansénistes et à nos gallicans, et c’était les disposer à recevoir l’impulsion de nos philosophes. Si la bulle Unigenitus a soulevé tant d’agitations dans la France du xviiie siècle, et, dans l’interminable dispute des appelants et des non-appelants, si l’on a mis tant de violence, nous en tenons ici la raison. Il s’agissait de savoir si, pour penser un peu librement, il faudrait sortir de l’Église, ou, pour y rester, s’il faudrait accepter d’elle une direction qui s’emparerait même des choses indifférentes. La réponse n’était pas douteuse.

Comment maintenant — à dater de la bulle, et des prétentions ouvertement déclarées de la cour de Rome — la question, de morale ou de théologique, se changea promptement en politique, c’est ce que plusieurs historiens ont déjà raconté : M. Charles Aubertin dans son Esprit public du xviiie siècle, M. Félix Rocquain dans son Esprit révolutionnaire avant la Révolution, et récemment M. Albert Le Roy dans son livre sur la France et Rome de 1700 à 1715. La lecture en est étrangement instructive. Mais si je les résumais, j’anticiperais sur les temps du règne de Louis XV. Il me suffit d’avoir montré que, de 1685 à 1715, si l’on avait laborieusement cherché les moyens d’opérer le divorce de la religion et de l’esprit du siècle qui naissait, on en aurait malaisément inventé de plus efficaces. « Malgré l’atteinte que le protestant avait donnée aux choses saintes et à leurs ministres, s’il restait encore de la vénération pour les uns et du respect pour les autres », on avait pris comme à tâche d’en effacer jusqu’aux traces ; et déjà, comme Diderot plus tard, on pouvait dire avec vérité que « si le pape, les évêques, les prêtres, les religieux, simples fidèles, toute l’Église, ses mystères, ses sacrements, ses temples, ses cérémonies, toute la religion était descendue dans le mépris », l’Église et l’État, la religion et le prince n’en pouvaient accuser qu’eux-mêmes. S’étonnera-t-on là-dessus que le mépris de la religion ait entraîné celui de la morale même à sa suite, dans un temps où l’on ne concevait guère la morale que par rapport à la religion ? Comprend-on maintenant toute la nouveauté de la critique de Bayle, quand il essayait de dégager et de fonder les principes d’une morale purement laïque ? Et voit-on enfin ce que pouvait, ce que devait nécessairement rencontrer de faveur dans l’opinion publique une idée qui, comme celle du progrès, finit destinée — nous le montrerons par la suite, ou plutôt on le sait déjà — comme à s’élargir et à s’enfler un jour jusqu’aux proportions d’une religion de l’humanité ?

IV §

Dans cette décadence de la religion et de la morale, il était en effet difficile, il était impossible de méconnaître un progrès certain, arithmétique en quelque sorte, des arts utiles à la vie commune, de la science, et de la pensée. Nous, qui en avons vu de bien plus certains encore, et de plus grands — auxquels même nous sommes devenus presque insensibles, dont nous jouissons comme de respirer, — nous ne faisons aujourd’hui qu’une estime assez mince des maigres acquisitions dont s’enorgueillissait la naïveté de nos pères. Mais s’ils en ont été si fiers, c’est qu’ils en ont joui vivement, et, pour nous en convaincre, il ne faut que relire quelques endroits des Lettres persanes ; le passage classique de Fontenelle, en son Éloge de d’Argenson, sur les fonctions d’un lieutenant de police : « Entretenir perpétuellement, dans une ville telle que Paris, une consommation immense », etc. ; ou le Mondain de Voltaire, et son Siècle de Louis XIV. Le plaisir ou la joie de vivre en leur temps y circule, pour ainsi dire, et l’on sent qu’ils se savent gré à eux-mêmes d’être si heureusement nés.

Ô le bon temps que ce siècle de fer !

La propreté, l’abondance, la sécurité, la tranquillité des rues de Paris leur sont à tous comme un sujet d’inépuisable émerveillement, toujours le même et toujours nouveau. La « machine à fabriquer les bas » ; les tapis de Perse et de Turquie « surpassés à la Savonnerie » : seize cents filles « occupées aux ouvrages de dentelle », quoi encore ? toutes ces industries — « acier, fer-blanc, belle faïence », glaces « façons Venise » et « cuirs maroquinés », — tous ces progrès du luxe les emplissent d’aise, de reconnaissance, et de vanité. Mais quand ils parlent des « cinq mille fanaux qui forment toutes les nuits une illumination dans la ville », leur ton s’élève jusqu’au lyrisme, comme encore quand ils célèbrent « la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts » ! Et Voltaire a soin d’ajouter : « Un citoyen de Paris se promène aujourd’hui dans sa ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. » Combien de fois maintenant, en combien de manières, par combien de « philosophes » — et, si je l’ose dire, de nigauds aussi, — n’entendrons-nous pas, à travers tout le xviiie siècle, répéter, ou refaire, ou diversifier cette comparaison !

Autre progrès, autre transformation, plus intérieure, et de plus de portée : les classes se mélangent, les conditions s’égalisent, et les « lumières » se répandent. Même quelques rayons ou, si l’on veut, quelques éclaboussures s’en vont atteindre jusqu’aux dernières couches d’une société pourtant toujours si fortement hiérarchisée, et en bas, tout en bas, de nouvelles curiosités s’éveillent. Une femme d’esprit raconte en ses Mémoires qu’étant jeune fille encore, âgée de seize ou dix-sept ans, il lui fallut, certain soir de 1710 ou de 1711, coucher dans une « vraie taverne » de la vallée d’Auge, à Saint-Pierre-sur-Dive. « Le lit qu’on me donna, dit-elle, était adossé à une mince cloison qui séparait ma chambre d’une autre où j’avais vu entrer quelques soldats et des charretiers. La nécessité d’entendre leurs propos n’était pas ce qui m’effrayait le moins. Je fus bien rassurée et surprise quand j’entendis qu’ils disputaient de la rondeur de la terre et des antipodes. » Une autre historiette est classique dans le même genre ; c’est celle de Boileau surprenant son petit laquais à lire le Diable boiteux, qui venait de paraître, en 1707 ; et, à ce propos, on se rappelle ce que disait Dubos, que dès ce temps-là, « pas un petit bourgeois n’eût reçu un laquais, même une cuisinière, qui ne sût lire et écrire ». Sans vouloir tirer de ces menus faits des conclusions qui les dépasseraient, n’ont-ils pas cependant leur valeur ? Un public nouveau se forme, lentement, moins délicat, mais plus nombreux, plus étendu, plus divers que l’ancien. Quelques années encore, et, les mêmes causes continuant d’agir, le besoin créera, comme on dit, son organe ; il suscitera d’en bas les écrivains propres à le satisfaire ; et les Diderot ou les Jean-Jacques — pour ne rien dire des moindres, encore qu’ils ne laissent pas d’y avoir eu leur part — introduiront pour la renouveler, dans la littérature, le ferment de la démocratie.

Mais voici qui mérite encore davantage qu’on le signale. À méditer sur ces progrès — dont on vient de voir s’ils sentaient tout le prix, — les contemporains s’étonnent d’abord, puis, ils commencent à s’indigner de la barbarie de leurs pères. Faut-il qu’on ait attendu si longtemps pour s’aviser de « paver » les rues de Paris ! ou pour apprendre aux « cuisinières » quelque chose de plus que leur Croix de par Dieu ! On en cherche la raison ; et, comme il n’y a rien de si difficile à démêler dans les coïncidences que la part du fortuit et celle du nécessaire, on se demande si la cause de tous ces progrès ne serait pas peut-être dans la décadence même, ou la ruine assez visible de… tout ce qui les avait empêchés. « Quand on mesure l’intervalle de Scot à Newton, dira plus tard un philosophe, faut-il attribuer celle distance énorme à la différence des siècles et penser avec douleur que ce docteur subtil et absurde… eût peut-être été Newton dans un siècle plus éclairé ! » D’Alembert — car c’est lui — dit encore : « La raison peut-elle s’empêcher de verser des larmes amères quand elle voit combien les querelles, si souvent excitées dans le sein du christianisme, ont enfoui de talents utiles !… » Et sans doute ce qu’il dit là, pas un des contemporains de Mme de Murat ou de Mlle de la Force n’oserait, ne pourrait l’exprimer avec la même franchise ou la même netteté. Mais on commence à le penser ! Déjà, sous le nom de « préjugés », c’est la « tradition » à peu près tout entière que l’on commence d’attaquer. De plus en plus, l’idée de progrès se distingue, se sépare de l’idée chrétienne. ; elle s’en isole, elle s’y oppose : et il apparaît de plus en plus clairement que les caractères de l’esprit du xviiie siècle vont se déterminer par celle opposition même.

Puisque j’ai tâché plus haut de montrer l’un des aspects du « libertinage » dans la vie de Mlle de la Force ou de Mme de Murat, on sera peut-être curieux d’en voir maintenant l’autre dans la courte histoire d’une pensée de femme. Mme de Mérignac ne nous est guère connue que par les lettres de Matthieu Marais, et encore, le vaniteux avocat, qui nous a soigneusement conservé ses propres lettres, a-t-il négligé de nous transmettre celles de sa spirituelle correspondante. Car elle était femme d’esprit — cela se sent entre les lignes des lettres de Marais, — et quand il lui écrit qu’il « n’avait pas de plus grand plaisir que celui de son entretien », la galanterie s’en mêle, mais nous l’en croyons aisément. « Petite, point belle, mais les yeux vifs et fins, et une conversation si charmante qu’on ne pouvait la quitter », elle avait eu pourtant son heure, et, quand Marais la connut, aux environs de 1706, « elle gardait dans le cœur une passion pour un homme qui avait été tué à la guerre ». Notre avocat en « badinait » quelquefois avec elle. Nous serons plus discrets, et sans chercher à savoir qui fut cet « homme », ni pourquoi Mme de Mérignac avait dû quitter le sénéchal de Montmorillon, son mari, nous nous contenterons de savoir qu’elle comptait au nombre de ses amis ce doux métaphysicien de Malebranche, et M. de la Coste, « curé de Saint-Pierre-des-Arcis ». Ils ne l’avaient point convertie ; et au contraire, ce qu’elle semble avoir eu de plus original, c’est qu’à mesure que l’âge réglait ses mœurs, elle vouait un culte plus fervent à la mémoire de Bayle. Il ne s’agissait de rien de moins, entre elle et Marais, que de soustraire les ouvrages du grand homme à cette « noire machine dont les bras s’étendaient jusqu’à la Chine ». On a reconnu les bons pères.

Étaient-ils vraiment tant à craindre ? et parce que l’héritier de Bayle s’était jeté dans leurs bras, croirons-nous qu’en vérité la réputation ou la gloire de l’auteur du fameux Dictionnaire y ait beaucoup perdu ? Je ne sais ! Mais dans leur intérêt même, dans l’intérêt de la religion dont ils avaient été contre Arnauld et Pascal les si maladroits défenseurs, on pensera sans doute avec Marais et Mme de Mérignac qu’au lieu de détruire ou de séquestrer quelques papiers posthumes de Bayle, ils eussent mieux fait, dans leur Journal de Trévoux, de ne pas faire connaître au public français le premier des ouvrages de Toland : Christianity not mysterious. « Les bons pères, à quoi pensent-ils, s’écrie Marais, d’instruire le public d’une telle nouveauté ! » Et, dans une autre lettre : « Ils veulent faire croire qu’ils défendent la religion, et ils font tout le contraire ! » Je ne doute pas que là-dessus Mine de Mérignac ne se soit empressée de lire le livre de Toland, et je ne crains pas d’ajouter qu’elle en aura mieux ou plus profité que Marais. Car celui-ci, à bien des égards, est encore de ces libertins du xviie siècle qui, selon qu’ils étaient « en pied », comme il dit, « ou réformés par une longue maladie », ne laissaient pas de différer sensiblement d’eux-mêmes. Il semble aussi que, de leur ami Bayle, ce qu’il aimait, ce fut l’érudit, le curieux d’anecdotes et de particularités, le discuteur de questions saugrenues. Mais Mme de Mérignac, plus hardie, plus « pyrrhonienne », appréciait surtout le philosophe, l’esprit libre et dégagé, le penseur audacieux dont nous avons essayé de préciser la doctrine. Aussi, pour retourner Marais, suffisait-il de la conversion ou de la fin édifiante et pieuse d’un incrédule de sa connaissance.

Mais Mme de Mérignac était plus ferme en ses idées ; et non seulement nous lui devons le portrait de Bayle, qu’elle fit graver, et la grande édition de ses Œuvres, dont elle prépara les matériaux ; mais tout donne à croire qu’à ces services littéraires elle ajouta l’hommage d’une pensée déjà détachée de toute croyance positive, mûre pour le déisme, et conforme au plus strict enseignement du maître.

On trouve encore quelque chose de plus dans les aveux d’une autre femme du même temps, à peine plus connue, Mme de Staal-Delaunay. Tout le monde a lu ses Mémoires, et personne, je pense, ne les a oubliés. La lucidité de style, ou plutôt la transparence en est incomparable, et si jamais l’expression se calqua sur l’idée, c’est dans ces deux ou trois cents pages. Il n’en est pas moins vrai qu’en ayant l’air de tout dire, on n’a jamais ni plus adroitement dit que ce que l’on voulait dire, et c’est merveille de voir si peu de choses éclaircies partant de clarté ! Quelques anecdotes, mais tout à fait caractéristiques, voilà ce que contiennent les Mémoires de Mme de Staal-Delaunay ; et quelques indications involontaires, mais précieuses, voilà tout ce que nous en voulons retenir ou saisir en passant.

Dirai-je qu’elle est l’une des premières qui ait reçu de ses maîtres ou de la mode une éducation scientifique ? Non, sans doute, puisque Molière et Boileau se sont assez moqués des femmes savantes.

Qui s’offrira d’abord ? Bon ! C’est cette savante
Qu’estime Roberval et que Sauveur fréquente…

Mais, comme on l’a remarqué plus d’une fois, elle est l’une des premières dont le style emprunte à la physique ou à la géométrie quelques-unes de ses plus agréables trouvailles. C’est le chevalier d’Herb…y qu’elle dispute à Mlle de Silly. « La conquête était des plus minces, dit-elle, mais dans la solitude les objets se boursouflent, comme ce que l’on met dans la machine du vide. » C’est M. de Rey, un autre galant, dans les sentiments duquel elle découvre quelque diminution. « Il me donnait la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à passer, et dans les commencements de notre connaissance il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis alors qu’il la traversait par le milieu : d’où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré. » C’est M. Le Blanc qui l’interroge, à l’occasion de la conspiration de Cellamare, et elle se tire adroitement de l’interrogatoire. « Je fus, dit-elle, assez contente de moi…, ne m’étant pas presque écartée du vrai, dans lequel il me sembleque l’esprit forcé à quelque détour rentre aussi naturellement que le corps qui circule rattrape la ligne droite. » Fontenelle a passé par là. Ce qui, du temps de Molière, était encore chez une femme une espèce de ridicule est devenu maintenant une élégance ; — nous dirions, de nos jours, un sport. Mieux encore que cela : l’astronomie, la géométrie, la physique, ne suffisent déjà plus ; l’anatomie s’y joint ; et le naïf Du Verney, vantant à la duchesse du Maine les mérites de Mlle Delaunay, la loue singulièrement d’être « la fille de France, dit-il, qui connaît le mieux le corps humain ».

C’en est l’une au moins de celles qui ont le mieux entrevu l’opposition toute prochaine de la science et de la foi. Engagée par une amie dans l’étude de la philosophie de Descartes, et tout entière à la nouveauté des découvertes qu’elle y fait, des doutes ou des inquiétudes lui viennent. Elle craint que « la philosophie n’altère la foi », et d’abord elle y renonce. Puis elle y revient — à Descartes je veux dire, pour se consoler d’un dépit amoureux, — et cette fois elle prend le chemin de la géométrie. Ceci est significatif. Car, à feuilleter ses Mémoires, et à voir quels furent ses amis, Fontenelle, et ce vieux Chaulieu, qui lui adressait, à plus de quatre-vingts ans, les vers que l’on connaît :

          Launay, qui souverainement
          Possèdes le talent de plaire,  
Qui sais de tes défauts te faire un agrément.
          Et des plaisirs du changement
          Jouir sans paraître légère
          Même aux yeux d’un fidèle amant.
Coquette, libertine et peut-être friponne, …

la liberté de ses mœurs n’a pu manquer de finir par égaler l’indépendance de son esprit. Ce n’est plus tout à fait ce que nous avons ouï dire, en crayonnant rapidement leur histoire, de Mlle de la Force ou de Mme de Murat. Les termes du rapport ont changé désormais. La liberté des mœurs conduisait les femmes de la génération précédente à une certaine indépendance d’esprit, mais maintenant, c’est par l’indépendance de l’esprit que l’on débute, pour en arriver, d’ailleurs, à l’entière liberté de la conduite : et le résultat est peut-être le même au point de vue de l’histoire des mœurs, mais il ne l’est pas du tout au point de vue de l’histoire des idées.

Ces exemples peuvent suffire, si nous voyons par eux comment la science et la philosophie s’essaient à remplir dans les intelligences le vide que la morale et la religion y ont laissé en s’en allant, ou comment encore, au goût des vérités de croyance et de foi se substitue le goût des vérités de raisonnement et de fait. Car, dès à présent, on ne saurait trop le dire et les preuves maintenant, d’année en année, vont s’en accumuler. Pas plus que la génération des Voltaire et des Montesquieu, qui tout à l’heure occupera la scène, ou que la génération des Turgot et des Condorcet, qui ne disparaîtra qu’avec le siècle, celle-ci, la génération des Fontenelle ou des Bayle, n’est sceptique ou seulement incroyante : elle croit seulement à d’autres choses. Ne parlons plus de Bossuet ni de Pascal. Mais les hautes spéculations d’un Malebranche ou d’un Spinosa même commencent à faire sur des esprits positifs et pratiques l’effet d’une scolastique illusoire. Elles sont en l’air, pour ainsi parler, et situées au-dessus, si l’on veut, mais en dehors des seules réalités qui importent. Ni de savoir ce que c’est que la substance en soi, par exemple, ou par quel moyen s’établit la communication des substances, du fini et de l’infini, de la matière et de l’étendue, du corps et de l’âme, aucune de ces questions, dont on commence à soupçonner qu’elles passent la capacité de l’intelligence humaine, n’éveille, n’intéresse, ne soutient, ni surtout ne passionne désormais la curiosité. C’est la planète qu’on veut connaître, et Fontenelle écrit ses Entretiens sur la pluralité des mondes. On veut pénétrer « les secrets de la nature » — la nature qu’on voit, la nature qu’on touche, — et le Cours de chimie du pharmacien Lémery « se vend comme un ouvrage de galanterie ou de satire ». D’année en année, les éditions s’en succèdent, et on traduit le livre en latin, en anglais, en allemand, en espagnol. Il s’agit de « connaître l’homme », et les femmes se pressent aux « dissections » de l’anatomiste Du Verney. Qu’est-ce à dire, sinon que, de rationnelle qu’elle avait été presque exclusivement jusque-là, la science tend à devenir expérimentale ? Notez qu’elle devient en même temps mondaine. Elle le prend dans les entretiens la part que naguère encore y tenait la controverse. Un prince du sang s’occupe de chimie — celui qui va bientôt devenir le régent, — et le bruit court qu’il distille des poisons. Les présidents à mortier font des observations sur « l’usage des glandes rénales », à moins qu’ils ne dissertent sur « les causes de la transparence des corps ». Les femmes aussi, comme on l’a vu, s’en mêlent. Le siècle tourne ; et bientôt il n’y aura pas jusqu’aux mathématiques qui ne se voient enveloppées dans le même dédain que la métaphysique et la religion.

Naturellement, nécessairement, dans ces progrès, les contemporains prennent la conscience, ou se forment l’illusion d’une supériorité qu’ils s’attribuent sur leurs pères. L’auteur des Caractères s’est moqué cruellement de Cydias, mais Cydias tient maintenant sa revanche. Car comment ne serait-il pas en lui-même étonné de la quantité de choses auxquelles il s’intéresse, et que ni La Bruyère ni ses amis, les grands défenseurs des anciens, ne soupçonnaient seulement ? Mathématiques, astronomie, physique et chimie, anatomie, physiologie, géologie, histoire naturelle, qu’est-ce que Boileau, qu’est-ce que Racine ont su de toutes ces sciences, ou, pour mieux dire, quelle curiosité semblent-ils en avoir eue ?

Siècle de grands talents bien plus que de lumières !

Un peu de religion, un peu d’histoire, le respect superstitieux de Virgile et d’Homère, d’Horace et de Pindare, l’usage du monde avec cela, du talent, quand on le pouvait, du génie, si l’on en avait, tel était « l’honnête homme » du siècle précédent. Son horizon était un peu borné. S’il n’y a pas moyen de lui en vouloir — et encore vous verrez un jour qu’on lui en voudra, — du moins on peut le dire ; et on le dit, en effet. « L’homme du monde » qui le remplace aura maintenant des clartés de tout. Il affectera l’universalité, il y croira atteindre. Serait-il homme, et du monde, s’il ne s’en savait à lui-même bon gré ?

Ainsi, de toutes les manières, on le voit, l’idée du progrès chemine et se répand. Discrète encore chez Perrault, dans ses Parallèles, ironiquement agressive, déjà chez Fontenelle, elle éprouve ses forces, et, grâce aux circonstances, elle se trouve bientôt, comme on disait alors, plus « grande fille », presque en naissant, qu’elle ne l’eût elle-même pensé. Le luxe l’accompagne, et les agréments la suivent. Elle respire le plaisir ou la douceur de vivre.

Entrez ici : la foule des beaux-arts,
Enfants du goût, se montre à nos regards.
L’heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège et du savant Poussin
Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
C’est Bouchardon qui fit cette figure ;
Et cet argent fut poli par Germain…

Que reste-t-il maintenant, que d’organiser une idée si féconde, et en l’étendant, en la diversifiant, en l’approfondissant, que de lui donner, avec l’air de sérieux, l’air aussi d’honnêteté, de gravité, d’autorité qui lui manquent encore ? C’est ce que vont faire deux hommes, l’un, Fontenelle, dont nous avons parlé, et l’autre, Leibniz, dont les divinations ont comme anticipé jusque sur notre temps.

V §

Lorsque, comme Fontenelle, un homme de lettres a vécu tout juste cent ans moins un mois, et qu’ayant commencé d’écrire aux environs de la trentaine, il publie son dernier ouvrage — la Théorie des tourbillons cartésiens, — à plus de quatre-vingt-quinze ans, c’est vraiment trahir sa mémoire que de l’« expédier » en une seule fois, comme font la plupart des historiens de la littérature, et, au contraire, pour apprendre à le connaître seulement, il faut que l’on commence, en quelque sorte, par le diviser. Bel esprit à ses débuts, quand la mode était encore au bel esprit, précieux et maniéré, prétentieux surtout, Fontenelle avait laissé voir — dans ses Dialogues des morts déjà, puis dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes et dans son Histoire des oracles — que le pédantisme de la galanterie, le désir mondain de plaire, le souci de l’opinion des salons et des ruelles, s’ils avaient peut-être fardé l’expression de sa pensée, n’en pouvaient du moins émousser la pénétration naturelle, gêner l’indépendance, ou contraindre la liberté. Nous avons dit, ou plutôt Garat nous a dit la petite révolution que ces livres aujourd’hui peu lus avaient opérées dans les esprits ; comment, par quel heureux artifice de méthode et de langage à la loi, sans rien sacrifier de la dignité de l’érudition ou de la science, ils les avaient mises à la portée des belles dames ; quelles perspectives enfin ils avaient ouvertes et de quelles inquiétudes nouvelles ils avaient comme animé les imaginations. Dans l’histoire de la littérature, là est le mérite et là l’honneur de Fontenelle. Avant Voltaire, et avant Buffon, il a le premier conquis et annexé à la littérature le domaine de la science. On regrette seulement que dans ses premiers ouvrages, effrayé peut-être lui-même de la nouveauté de l’entreprise, ou du ridicule dont elle pouvait, en échouant, le couvrir, il n’ait pas montré plus de franchise, de décision et d’autorité.

Mais quand l’âge fut venu, le succès — la réputation avec l’âge, les dignités aussi, — et quand le titre de secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences réorganisée l’eut investi d’une espèce de magistrature scientifique ou philosophique, Fontenelle eut le courage enfin d’être lui-même, et sans quitter pour cela tout à fait l’églogue ni la tragédie, sans renoncer à tenir dans les salons de son temps le rôle d’un arbitre des élégances intellectuelles, il se donna davantage à ces sciences dont il n’avait guère jusque-là qu’effleuré la superficie. Je n’oserais juger ici ni ses Éloges académiques, ni la manière dont il comprit ses fonctions de secrétaire perpétuel. Mais ce que je puis dire, c’est que l’on retrouve dans ses Éloges l’auteur de ses Lettres galantes et de ses Pastorales. Si les fleurs, plus abondantes, y sont souvent aussi plus artificielles qu’on ne le voudrait, cependant la lecture, aujourd’hui même encore, en est singulièrement instructive, et le plaisir que nous y trouvons, nous est un sûr garant du profit qu’en ont jadis tiré les contemporains de Fontenelle. De toutes les manières, par leurs épigrammes ou par leurs réticences, les Éloges persuadaient le respect, sinon encore la religion de la science. Et, pour le secrétaire perpétuel de l’Académie, je doute qu’aucun de ses successeurs ait rendu de plus grands services, de plus réels ou de plus durables, si c’est bien grâce à lui que deux idées sont entrées dans la science pour n’en plus sortir : l’une, qui l’a fondée, c’est l’idée de la Stabilité des lois de la nature ; et l’autre qui l’a comme égalée aux proportions de l’immensité de l’univers : c’est l’idée de la Solidarité des sciences.

Ce sont, comme je l’ai dit ailleurs, deux idées cartésiennes. Mais je crois avoir également montré comment le jansénisme en avait arrêté ou suspendu le développement15. Elles reparaissent avec Fontenelle, dont on sait, pour le dire en passant, que la foi cartésienne ira jusqu’à contester les théories de Newton. Essayons d’en montrer le rapport avec l’idée de progrès.

À peine est-il besoin d’insister sur la première. S’il n’y a de lois que du général, à plus forte raison, pourrait-on presque dire, il n’y en a que du permanent, de ce qui demeure, de ce qui subsiste identique à soi-même sous l’écoulement des phénomènes ; et la notion de nécessité est inséparable de l’idée même de loi. Cette nécessité n’est pas toujours la même, toujours égale, toujours également contraignante ou coercitive. Mais si l’on peut quelquefois concevoir qu’il s’y mêle, pour parler comme les philosophes, un peu de contingence, on ne peut ni fonder, en dehors d’elle, ni concevoir ou former seulement l’idée de la science. C’est de là, sans le dire trop affirmativement, en termes trop provocateurs — parce que ce n’est pas sa manière, toujours discrète, et puis, parce qu’il sait bien que la négation du « surnaturel particulier » ou du miracle est impliquée dans cette notion de la nécessité des lois de la nature, — c’est de là que part Fontenelle pour établir sa croyance au progrès. « La question se réduit, dit-il, à savoir si les arbres d’autrefois étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui. Il ne paraît pas que les chênes du moyen âge aient été moindres que ceux de l’antiquité, ni les chênes modernes que, ceux du moyen âge… La nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons et dont elle forme les animaux, les plantes et les hommes. »

On voit bien là, si je ne me trompe, la liaison des idées de progrès et de stabilité des lois de la nature. Pour que le progrès soit possible, il faut que nous puissions compter, en quelque sorte, sur la nature, et que, de siècle en siècle, ses révolutions ou ses caprices n’anéantissent pas notre science en en métamorphosant, en en subtilisant, si je puis ainsi dire, ou en en détruisant l’objet. Toute la physique, par exemple, ou toute la chimie ne tomberaient-elles pas, si nous pouvions craindre un instant que les propriétés de la matière ne fussent pas constamment les mêmes, — au moins pour nous ? Mais si la constitution intime de notre corps n’était plus demain ce qu’elle est aujourd’hui, que signifierait, en physiologie, par exemple, ou en médecine, le mot même de progrès ? Comme l’on ne peut donc mesurer les distances qu’à partir d’un point fixe, ou la quantité du mouvement qu’à partir d’une origine certaine, le progrès manquerait de repère et de critère à la fois si les lois de la nature n’étaient pas données comme immuables. Et c’est pourquoi, comme nous le disions, avant que l’idée de la stabilité des lois de la nature fût profondément entrée dans les esprits, l’idée de progrès ne pouvait pas s’organiser.

Elle ne le pouvait pas davantage aussi longtemps que les sciences, isolées les unes des autres, et sans liens ou privées de communications entre elles, continueraient de former, selon l’expression de Fontenelle, des « souverainetés indépendantes ». Plus nouvelle au xviiie siècle, ou renouvelée de plus loin que l’idée de la stabilité des lois de la nature, c’est à cette idée de la solidarité des sciences qu’il semble que le nom de Fontenelle doive surtout demeurer attaché. Je ne crois pas en effet qu’il y en ait une autre sur laquelle il soit revenu plus souvent, plus volontiers — dans les grandes occasions, quand il écrit ses Préfaces pour l’Histoire de l’Académie des Sciences, — ni dont il ait mieux vu les conséquences à l’infini :

« Jusqu’à présent, dit-il, dans la Préface de 1699, l’Académie des Sciences ne prend la nature que par petites parcelles. Nul système général… Les recueils qu’on présente au public ne sont composés que de morceaux détachés et indépendants les uns des autres. Aujourd’hui on s’assure d’un fait, demain d’un autre, qui n’y a nul rapport… Mais le temps viendra peut-être qu’on joindra en un corps régulier ces membres épars, et s’ils sont tels que l’on le souhaite, ils s’assembleront en quelque sorte, eux-mêmes. Plusieurs vérités séparées, dès qu’elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à l’esprit leurs rapports et leurs mutuelles dépendances, qu’il semble qu’après avoir été détachées par une espèce de violence les unes des autres, elles cherchent naturellement à se réunir. »

On lit encore, dans une autre Préface, le passage suivant sur les rapports de la physique et de la géométrie :

« La géométrie n’a presque aucune utilité si elle n’est appliquée à la physique, et la physique n’a de solidité qu’autant qu’elle est fondée sur la géométrie ! Il faut que les subtiles spéculations de l’une prennent un corps, pour ainsi dire, en se liant avec les expériences de l’autre, et que les expériences, naturellement bornées à des cas particuliers, prennent., par le moyen de la spéculation, un esprit universel et se changent en principes. En un mot, si toute la nature consiste dans les combinaisons innombrables des figures et des mouvements, la géométrie, qui seule peut calculer des mouvements et déterminer des figures, devient indispensablement nécessaire à la physique, et c’est ce qui paraît visiblement dans les systèmes des corps célestes, dans les lois du mouvement, dans la chute accélérée des corps pesants, dans les réflexions et les réfractions de la lumière, dans l’équilibre des liqueurs, dans la mécanique des organes des animaux, enfin, dans toutes les matières de physique qui sont susceptibles de précision, car pour celles qu’on ne peut amener à ce degré de clarté, comme les fermentations des liqueurs, les maladies des animaux, etc., ce n’est pas que la même géométrie n’y domine, mais elle y devient obscure et presque impénétrable par la trop grande complication des mouvements et des figures. »

Ajoutons quelques lignes encore, dont on verra mieux l’intérêt ou la portée philosophique, après cette apologie de la géométrie :

« L’esprit géométrique n’est pas si attaché à la géométrie qu’il n’en puisse être tiré et transporté à d’autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d’éloquence, en sera plus beau, toutes choses égales d’ailleurs, s’il est fait de main de géomètre. L’ordre, la netteté, la précision, l’exactitude qui règne dans les bons livres depuis un certain temps, pourraient bien avoir leur source dans cet esprit géométrique, qui se répand plus que jamais, et qui, en quelque façon, se communique de proche en proche à ceux mêmes qui ne connaissent pas la géométrie. Quelquefois un grand homme donne le ton à tout son siècle : celui à qui on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d’avoir établi la science de raisonner était un excellent géomètre. »

Non seulement donc, si nous l’entendons bien — car Fontenelle nous laisse aussi le soin de compléter sa pensée, — chaque science, en son particulier, physique ou géométrie, chimie ou histoire naturelle, progresse en s’enrichissant de vérités qu’elle ne connaissait pas ; mais chaque progrès qu’elle accomplit se répercute lui-même dans les autres sciences ; et ainsi la nature, assiégée dans ses derniers retranchements, ne pourra tôt ou tard échapper à la nécessité de se rendre en livrant son secret. Il y a plusieurs théologies, il y a plusieurs philosophies ; il n’y a qu’une physique, et il n’y a qu’une histoire naturelle.

Mais, de plus, à une certaine hauteur, les vérités qu’elles découvrent se rejoignent, se pénètrent pour ainsi parler, se composent ensemble les unes les autres, et, dans une connaissance à la fois plus précise et plus étendue des rapports qu’elles soutiennent, en cela même consiste le progrès. « Amassons donc toujours, au hasard de ce qui en arrivera, des vérités de mathématiques et de physique. » S’il y en a par elles-mêmes d’apparemment inutiles, nous verrons qu’il est rare que « le concours de plusieurs vérités ne produise pas un usage ». Elles s’éclaireront les unes par les autres. Si nous n’en saisissons pas d’abord les liaisons ou les correspondances, les affinités plus cachées, d’autres viendront après nous qui les apercevront grâce il nous, Ne négligeons même pas les singularités. « La nature, à force de multiplier et de varier ses ouvrages, ne peut s’empêcher quelquefois de trahir son secret. » Préparons-nous à le surprendre, car l’intelligence aussi fait des progrès, et la lente accumulation des faits tend d’elle-même, pour ainsi parler, au perfectionnement des méthodes. Et enfin, « au pis-aller », comme dit Fontenelle, quand toutes ces vérités devraient demeurer « infécondes » par rapport aux « usages sensibles ou grossiers », nous n’en aurions pas moins, en l’imitant, retracé ou recréé le tableau même de la Nature.

Étendons-nous peut-être ici la pensée de Fontenelle au-delà de sa vraie portée ? Je ne le crois pas, quand je l’entends lui-même nous dire, en s’étonnant de la grandeur et de la rapidité du progrès des sciences de son temps, qu’il ne craint qu’une chose, qui est de « laisser peut-être aller trop loin ses espérances pour l’avenir ». On pourrait presque lui faire honneur là-dessus, d’avoir « espéré », sinon prévu, la vapeur et l’électricité. Mais il a fait bien davantage encore, si, pour avoir posé et prouvé la solidarité des sciences, il a permis à l’idée du progrès de devenir une conception totale de l’univers, et ainsi de s’opposer aux conceptions des théologiens, comme aussi générale qu’elles-mêmes.

C’est ce qu’il faut bien savoir pour comprendre l’esprit du xviiie siècle. S’il lui a paru que l’idée de progrès était incompatible avec l’idée chrétienne, nous en avons indiqué quelques-unes des raisons, qui se développeront à mesure que nous avancerons dans la suite de ces Études, mais celle-ci n’est certes pas la moindre. Aux grandes questions dont la théologie chrétienne, et — nous pouvons déjà le dire — les religions en général, n’avaient jusqu’alors donné que des solutions arbitraires, en tant que fondées sur une révélation qui ne pouvait elle-même se prouver que par des moyens tout humains, à ces mêmes questions, il a semblé aux hommes du xviiie siècle que l’idée de progrès donnait des réponses nouvelles, plus rationnelles, sinon plus satisfaisantes, en tant que toujours démontrables, puisqu’enfin l’expérience en était le dernier juge. Et je ne dis pas qu’ils eussent raison ! C’est ce qu’il sera temps d’examiner plus tard, quand Voltaire, par exemple, ou d’Alembert et Diderot, dans leur encyclopédie, dénonceront comme à pleine bouche une contradiction que Fontenelle n’a pas même indiquée nettement, dont il s’est contenté de fortifier l’un des deux termes. Mais c’en était assez alors, entre 1700 et 1715, pour éveiller l’attention sans inquiéter le pouvoir ni les gardiens du dogme ; et c’est ce qu’il a fait. On ne saurait, en effet, trop rappeler à ce propos que la confiance imperturbable qu’il met dans le progrès a pour contrepartie les épigrammes toujours très vives qu’il ne perd pas presque une occasion de lancer à la théologie, on même à la métaphysique. Bayle revit encore à cet égard en lui : un Bayle plus savant, d’une nuire manière, plus pratique, plus expérimentale, un Bayle plus fin, et plus « homme du monde » ; mais un Bayle tout aussi contentieux, tout aussi décisif, et — quand on les connaît bien l’un et l’autre — tout aussi dogmatique.

Cependant, du fond de l’Allemagne, à peu près dans le même temps que Fontenelle prononçait ses Éloges, Leibniz écrivait dans l’Avant-Propos de ses Nouveaux Essais sur l’entendement humain : « Bien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes plus grandes maximes et des plus vérifiées que la nature ne fait jamais des sauts. J’appelais cela la loi de continuité, lorsque j’en parlais autrefois dans les Nouvelles de la République des lettres, et l’usage de cette loi est très considérable en physique. » Composés en 1701, les Nouveaux Essais n’ont paru qu’en 1765 ; mais cette « loi de continuité » fait, pour ainsi parler, le fond de la philosophie de Leibniz. Aussi, parmi les expressions qu’il en a données, ou les applications qu’il en a faites lui-même, n’aurait-on vraiment qu’à prendre comme au hasard. Si, de préférence à toutes autres, je choisis la suivante, c’est qu’après avoir entendu Fontenelle sur la géométrie et sur la physique, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’entendre Leibniz sur l’histoire naturelle.

« En commençant depuis nous, dit-il donc, en allant jusqu’aux choses les plus basses, c’est une descente qui se fait par fort petits degrés, et par une suite continue de choses qui diffèrent fort peu l’une de l’autre. Il y a des poissons qui ont des ailes et à qui l’air n’est pas étranger, et il y a des oiseaux qui habitent dans l’eau et qui ont le sang-froid comme des poissons. Il y a des animaux qui approchent si fort de l’espèce des oiseaux et de celle des bêtes qu’ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques hommes, et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux que, si vous prenez les plus imparfaits des uns et les plus parfaits des autres, à peine remarquez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi les espèces sont liées ensemble et ne diffèrent que par des degrés presque insensibles…

« Le principe de continuité, qui est hors de doute chez moi, pourrait servir à établir plusieurs vérités importantes dans la véritable philosophie, laquelle, s’élevant au-dessus des sens et de l’imagination, cherche l’origine des phénomènes dans les régions intellectuelles. Je me flatte d’en avoir quelques idées, mais ce siècle n’est pas fait pour les recevoir. »

Ce n’est pas à nous d’entreprendre ici de reconstituer cette « véritable philosophie » dont parle Leibniz, mais est-ce bien lui qui parle, et ne dirait-on pas déjà du Buffon, ou du Lamarck, ou du Darwin ? On pourrait s’y tromper. En tout cas, cette idée de continuité, survenant à celle de la solidarité des sciences et à celle de la stabilité des lois de la nature, achevait de donner à l’idée du progrès — déjà déterminée dans sa forme pure les deux autres — ce que j’appellerai sa loi secrète, son principe interne de développement, et sa raison suffisante.

Fontenelle avait comparé le mouvement, de l’histoire ou de l’humanité, « ce mouvement qui agite les nations, qui fait naître et qui renverse les États », au « grand et universel mouvement qui a arrangé toute la nature ». Par la loi de continuité, Leibniz, lui, les fait rentrer l’un et l’autre, les range, et les classe tous deux sous l’unité d’un même principe. De même que la nature ne va que « par degrés insensibles » — pedetentim, non saltatim, — ainsi, l’humanité, qui est dans la nature, avance lentement et péniblement vers son but, quel qu’il soit, mais elle marche ! Elle marche ; et l’agitation qu’elle se donne n’est point vaine ; et si quelquefois ses efforts ont semblé retomber au néant, c’est que l’on a mal regardé ! Rien ici, pas plus qu’ailleurs, ne se perd ni ne se crée, mais tout change et se transforme en mieux. Notre condition est à peine meilleure que celle de nos pères ; elle l’est cependant ; et celle de nos fils sera meilleure encore !… Heureux optimisme ! que tempèrent encore chez l’auteur des Essais de théodicée son sens métaphysique, sa connaissance aussi de l’homme, sa science même de l’histoire et du droit, mais que l’on sait à quels excès nos « philosophes » porteront un jour ! En héritant de Leibniz cette belle idée de continuité, ils n’oublieront qu’un point : c’est que le nombre et la lenteur des transitions qui la réalisent dans le temps font partie de sa définition même, et ils n’en retiendront que ce qu’elle semble autoriser de vastes, de lointains, de chimériques espoirs !…

Quoi qu’il en soit, dès à présent, et comme j’espère qu’on le voit, avant même que Louis XIV ait cessé de régner, nous tenons l’une des idées maîtresses du siècle qui commence. Où donc lisais-je, tout récemment, que, « dans la plus grande partie du xviiie siècle, au moins dans ses noms les plus populaires, il y a une éclipse presque complète de l’idée de progrès » ? L’auteur ne faisait exception que pour le seul Vico. Mais « ni Montesquieu, disait-il, ni Rousseau qui mettait l’âge d’or dans l’état de nature, ni Diderot, qui dans l’Encyclopédie n’a fait aucune place au mot nouveau de perfectibilité, ni Voltaire, aucun d’eux n’a eu le pressentiment du grand rôle que cette idée allait remplir sur la scène du monde ». C’est ce que j’ai quelque peine à croire, et je dirai prochainement pourquoi. Peut-être alors conviendra-t-on que si le mot de perfectibilité « n’a point de place dans l’Encyclopédie », c’est ce qui n’importe guère, si l’idée le progrès en est l’âme. Mais avant de venir à l’Encyclopédie, dont la publication ne commence qu’en 1750, et après avoir essayé de montrer les commencements de l’idée de progrès, il nous faut en suivre la fortune, les transformations ou les déviations ; examiner si peut-être, entre 1715 et 1750, quelques autres idées ne l’ont pas gênée, ou suspendue, ou plutôt favorisée ; tâcher aussi, tâcher surtout d’en marquer les principales étapes, et — pour finir par une comparaison dont la justesse excusera la banalité, — si nous avons reconnu les sources du fleuve, il nous faut nous efforcer de dire maintenant, à travers les campagnes, l’orientation de son cours, le nombre de ses affluents, la sinuosité de ses rives, et la force de ses eaux.

Sur le caractère essentiel de la littérature française §

I §

C’est une entreprise assurément téméraire, imprudente, et qui semble condamnée d’abord à l’inutilité, que de se proposer d’exprimer ou de résumer d’un mot le caractère essentiel d’une littérature aussi vaste, aussi riche, aussi diverse surtout, que la littérature française. Quel rapport, en effet, pourrait-on bien trouver entre un roman de la Table Ronde, comme le Chevalier au lion, de Crestien de Troyes, par exemple, et le Maître de Forges ? ou Doit-on le dire ? ou quelque autre vaudeville, d’Eugène Labiche ou d’Edmond Gondinet ? Tout en diffère, jusqu’à la langue ; et encore plus les auteurs eux-mêmes, pour ne rien dire des temps et des lieux. Mais, sous prétexte d’en définir le caractère essentiel ; si l’on commence par retrancher ainsi de l’histoire d’une littérature tout ce qui l’a diversifiée, qu’en reste-t-il ? quel insignifiant résidu ? quoi de littéraire, ou seulement quoi d’historique ? et, nous, d’analyse en analyse, qu’aurons-nous fait que d’amincir jusqu’à la volatiliser, pour ainsi dire, la prétendue matière de nos observations ?

On peut aisément répondre à cette objection. S’il n’est pas absolument vrai — d’une vérité constante et mathématique, vérifiable en toute occasion — qu’une grande littérature soit l’expression adéquate du génie d’une race, et son histoire l’abrégé fidèle de celle de toute une civilisation, le contraire l’est sans doute encore moins ; et quelque différence que six ou sept cents ans d’intervalle aient pu mettre entre un trouvère du xiie siècle et un vaudevilliste contemporain de la troisième république, il faut pourtant qu’il y ait quelques rapports entre eux. N’est-il pas permis d’ajouter que, dans une Europe où, depuis mille ans seulement, tant de races se sont mélangées et fondues, tant de traités aussi faits et défaits, si c’est bien entre leurs frontières, c’est peut-être bien plus dans leurs littératures que les grandes nationalités historiques ont pris conscience d’elles-mêmes ? Il n’y aurait point d’Italie, s’il n’y avait quelque chose de commun entre Dante et Alfieri, pas plus qu’il n’y aurait d’Allemagne, s’il n’y avait au fond de tout Allemand quelque chose, encore aujourd’hui, de Luther. Mais ce qui décide la question, et ce qui achève de légitimer la recherche du caractère essentiel d’une littérature, ce sont les conséquences de fait qui en semblent résulter ; — c’est la lumière que ce caractère, une fois défini, projette en quelque façon sur l’histoire la plus intérieure d’une littérature ; — c’est ce qu’il nous apprend enfin de la composition successive des « âmes nationales ».

Supposez, par exemple, que le caractère essentiel de la littérature italienne soit d’être ce que l’on pourrait appeler une littérature artiste. Ce seul caractère la distingue, la sépare aussitôt de toutes les grandes littératures modernes — de la française comme de l’allemande, et de l’anglaise comme de l’espagnole, — où sans doute les œuvres d’art abondent, mais où vous en trouverez fort peu qui le soient principalement, de parti pris et de dessein formé, dont l’auteur, en les exécutant, ne se soit proposé, comme l’Arioste ou le Tasse, que de suivre un caprice poétique ou de réaliser un rêve de beauté. Dans la notation du même caractère se trouvent enveloppées les affinités secrètes que la littérature italienne a toujours eues, comme l’on sait, avec les autres arts, et notamment avec la peinture ou avec la musique : il y a de l’Orcagna dans le poème de Dante, et quand on lit la Jérusalem ou l’Aminte, ne semble-t-il pas, en vérité, qu’on assiste à la transformation de l’épopée en grand opéra ? Par-là, également, s’explique le prestige que la même littérature a exercé sur les imaginations du temps de la Renaissance. Français contemporains de François Ier et de Henri II, Anglais du temps de Henry VIII et d’Élisabeth, ce sont les Italiens qui leur ont procuré leurs premières sensations d’art ; et l’idée du pouvoir propre et intrinsèque de la forme, si d’ailleurs ce n’est pas toute la Renaissance, n’en serait-ce pas la part peut-être la plus considérable ? Mais qui ne voit encore le rapport de cette conception d’une littérature purement artiste avec ce que les Italiens ont jadis appelé du nom de virtù ; qui n’est, pas la vertu, qui peut même en être le contraire, qui est en tout cas — comme dirait un naturaliste ou un logicien — le genre dont la virtuosité n’est qu’une espèce particulière ? et qui ne voit, par conséquent, comment et par quelles routes prochaines la définition du caractère essentiel de la littérature nous achemine insensiblement à la connaissance du caractère italien lui-même ?

Prenons un autre exemple, et disons que le caractère essentiel de la littérature espagnole est d’être une littérature chevaleresque. N’est-il pas vrai que toute son histoire en est éclairée comme d’un trait de lumière ? Chansons épiques du Romancero ; romans d’aventures dans le goût des Amadis ou de la Diane de Montemayor ; drames de Calderon et de Lope de Vega, le Médecin de son honneur ou Mudarra le Bâtard ; traités mystiques et romans picaresques, le Château de l’âme ou Lazarille de Tormes, nous saisissons le lien qui rattache entre elles toutes ces œuvres si diverses, leur air de famille, le trait héréditaire qui témoigne de leur communauté d’origine, ce pundonor castillan dont l’exagération, tantôt sublime, et tantôt grotesque, se porte presque indifféremment, comme on le voit dans l’histoire du chevalier de la Triste Figure, aux extrémités du dévouement ou de la folie. Dans notre Europe moderne — politique et industrielle, utilitaire et positiviste, — si nous n’avons pas encore tout à fait perdu le sens du chevaleresque, c’est à la littérature espagnole que nous le devons ; et l’esprit du moyen âge, on le prouverait sans peine, c’est elle qui a sauvé pour nous tout ce qui méritait de survivre. On ne me fera pas croire que la remarque soit inutile à une connaissance plus précise, à une intelligence plus entière de la littérature espagnole, de son rôle historique, et du génie de l’Espagne elle-même.

Le caractère essentiel de la littérature française est plus difficile à déterminer. Non pas qu’en soi notre littérature nationale soit plus originale qu’une autre, ni surtout plus riche en grandes œuvres et en grands hommes. Rien ne serait plus impertinent que de le prétendre ; et si les Espagnols n’ont pas de Molière, ou les Anglais de Voltaire, nous n’avons pas, nous, en revanche, de Cervantès ni de Shakespeare. Mais la littérature française est sans doute la plus abondante ou la plus volumineuse, pour ne pas dire la plus féconde de toutes les littératures modernes. C’est qu’elle en est la plus ancienne, et, sans nulle vanité, nous pouvons rappeler que ni Dante en Italie, ni Chaucer en Angleterre n’ont dissimulé ce qu’ils devaient, l’un à nos troubadours, et l’autre aux auteurs anonymes de nos vieux fabliaux. N’en est-elle pas aussi la plus industrieuse ? ou, si l’on veut, la plus accueillante, celle qui, de tout temps, quoi qu’on en puisse dire, a été le plus curieuse des littératures étrangères, qui s’en est le plus largement inspirée, qui s’est fait le moins de scrupules de se les « convertir en sang et en nourriture » ? Ronsard est presque un poète italien, et Corneille — avec des parties d’un Normand — est presque un tragique espagnol, si, quand ce n’est pas de Calderon ou de Lope de Vega qu’il se réclame, c’est de Sénèque ou de Lucain, lesquels étaient tous les deux de Cordoue. Nous avons aussi des prosateurs, comme Diderot, dont on discute, depuis plus de cent ans, s’ils sont « le plus Allemand » ou « le plus Anglais » de nos Champenois. Et bientôt même, si nous n’y prenons garde, on ne lira plus à Paris que des romanciers russes, du Goncharoff ou du Chedrine, comme on n’y verra plus jouer que des mélodrames follement scandinaves : le Canard sauvage ou la Dame de la mer… Ajoutons, qu’internationale ou cosmopolite en ce sens, la littérature française l’est encore en celui-ci qu’aucune autre ne s’honore d’avoir comme attiré à elle plus d’étrangers : Italiens, depuis Brunetto Latini — le maître de Dante — jusqu’à Galiani, l’ami de nos encyclopédistes ; Anglais, comme Hamilton et comme Chesterfield ; Allemands surtout, comme Leibniz et comme le grand Frédéric… Et c’est tout cela qui la fait si diverse, mais aussi c’est tout cela qui la rend si difficile à caractériser d’un mot.

Il §

Si cependant on disait qu’avant d’être autre chose, et de se définir par ces qualités d’ordre et de clarté, de logique et de précision, d’élégance et de politesse, dont l’énumération est devenue presque banale, notre littérature est essentiellement sociable ou sociale, ce ne serait peut-être pas l’expression de la vérité tout entière, mais, si je ne me trompe, il ne s’en faudrait de guère. Prosateurs et poètes même, — depuis Crestien de Troyes, que je nommais tout à l’heure, jusqu’à l’auteur des Humbles ou des Intimités, M. François Coppée, depuis Froissart ou Commynes jusqu’à l’auteur de l’Esprit des lois et jusqu’à celui de l’Essai sur les mœurs, presque personne en France n’a écrit qu’en vue de la société, sans jamais séparer l’expression de sa pensée de la considération du public auquel il s’adressait, ni par conséquent l’art d’écrire de celui de plaire, de persuader, et de convaincre. « Les poètes mêmes de la Grèce, a dit quelque part Bossuet, qui étaient dans les mains de tout le peuple, l’instruisaient plus encore qu’ils ne le divertissaient. Le plus renommé des conquérants regardait Homère comme un maître qui lui apprenait à bien régner. Ce grand poète n’apprenait pas moins à bien obéir et à être bon citoyen. Lui et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. » Nous sera-t-il défendu de croire qu’en définissant ainsi le caractère essentiel de la littérature grecque — pris d’un peu haut peut-être, et sans avoir assez d’égard aux comédies d’Aristophane ou aux épigrammes de l’Anthologie, — Bossuet, à son insu d’ailleurs, définissait en même temps son propre idéal littéraire ? Mais, en tout cas, ce qu’il dit là d’Eschyle ou de Sophocle n’est pas moins vrai de Corneille ou de Voltaire — Voltaire, dont on peut dire, dont il faut dire que cette préoccupation de « célébrer les arts utiles à la vie humaine » a gâté le théâtre ; — et si je pouvais douter que cette préoccupation fût l’âme de notre littérature, il me suffirait, pour m’en rendre certain, du nombre et la diversité des faits que l’on va voir qu’elle explique dans l’histoire de notre littérature nationale.

C’est ainsi que, d’abord, toutes les qualités que nous disions — ordre et clarté, logique et précision, sévérité de la composition et politesse du style, — toutes s’y rattachent, ou plutôt toutes en dépendent, comme autant d’effets d’une seule et même cause. Si ce qui n’est pas clair n’est pas français, ce n’est pas dans le caractère primitif de la langue, ou je ne sais dans quelle vertu secrète, qu’il en faut chercher la raison. Notre vocabulaire ou notre syntaxe, ramenés à leurs éléments essentiels, et considérés en eux-mêmes, n’ont rien qui les différencie tellement de la syntaxe ou du vocabulaire de l’espagnol et de l’italien. Même origine, et, à plus d’un égard, même évolution. Mais, tandis qu’en Espagne ou en Italie les écrivains, les poètes surtout, préoccupés de rendre la langue plus voluptueuse et plus caressante, ou plus retentissante et plus belle, ne reculaient pas même devant les extrémités du gongorisme ou du marinisme, ou plutôt y tendaient de tout leur effort, en France, au contraire, nos écrivains en général, et nos prosateurs en particulier, ne visaient qu’à se faire mieux comprendre, et à se rendre pour cela, d’œuvre en œuvre, plus simples, plus clairs, plus lucides.

Rivarol fait, à ce propos, dans son célèbre Discours sur l’universalité de la langue française, une remarque ingénieuse et profonde : « Étudiez, dit-il, les traductions qu’on a données des auteurs anciens dans les langues modernes. Grâce à la facilité que presque toutes les autres langues ont de se modeler ou de se mouler sur le latin ou le grec, elles rendent fidèlement jusqu’aux obscurités de leur original, et la traduction finit bien par se retrouver, mais elle a commencé par se perdre avec lui. Au contraire, une traduction française est toujours une explication. » On ne saurait mieux dire, et je ne lui reproche ici que de chercher dans le caractère de notre langue une raison qui me semble plutôt impliquée dans la conception que nos écrivains se sont formée de leur art. C’est par égard pour le lecteur, et, comme disait Bossuet, c’est par « civilité » — si c’est pour se rendre accessibles à tous, et non seulement à leurs compatriotes, mais aux étrangers mêmes, — que nos écrivains du xviie siècle ont débarrassé la phrase française des habitudes savantes, grecques ou latines, qui la gênaient, qui l’alourdissaient, qui l’entravaient encore. Pareillement, au siècle suivant, si la phrase plus rapide, plus alerte, et court vêtue de Voltaire, s’est substituée généralement à la phrase plus ample, plus riche, et plus organique de Pascal et Bossuet, c’est par « civilité » toujours, puisque c’est pour atteindre, comme on le prouverait aisément, de nouvelles couches de lecteurs, moins instruites, — et pour les éclairer. Mais pareillement, encore, jusque de notre temps, si nos romantiques ont revendiqué le droit d’user, en prose comme en vers, d’un vocabulaire moins « noble » et moins « choisi », plus populaire par conséquent que celui des classiques, où en est la raison, sinon dans cette « civilité », qu’ils n’ont paru quelquefois violer que pour se faire entendre à leur tour d’un public moins « choisi », moins « noble », et par conséquent plus nombreux, que celui de Voltaire et de Pascal ?

Le premier et principal objet de nos grands écrivains, en tout temps, a donc été de se faire lire. Ce n’est point l’universalité de la langue française qui a procuré ou préparé seulement l’universalité de la littérature, mais, au contraire, c’est l’universalité de la littérature qui a fait l’universalité de la langue française. L’Europe civilisée n’a point lu Rabelais et Montaigne, Voltaire et Rousseau, parce qu’ils étaient Français ; elle a étudié plutôt le français, afin de pouvoir lire les Essais de Montaigne et le Contrat social de Rousseau. La conséquence est assez évidente. Si la langue française est devenue plus claire et plus logique, plus précise, et plus polie qu’une autre, elle ne l’était pas à l’origine, et elle n’avait pas en soi de raison intérieure de le devenir. Tout l’honneur en appartient à nos grands écrivains. Ce sont eux qui l’ont rendue telle, et s’ils l’ont rendue telle, ç’a été pour la rendre plus apte au rôle ou à la fonction sociale qu’ils ont tous ou presque tous assignée de tout temps à la littérature.

C’est également par-là que s’explique la supériorité de notre littérature dans les genres que l’on pourrait appeler communs : je parle de ceux qui n’existent qu’avec la complicité du public, et comme qui dirait par la faveur de sa collaboration. Point d’orateur sans auditoire ; point de théâtre sans parterre ; point de correspondance où l’on ne soit au moins deux ; point de moralistes sans salons.

Considérons là-dessus l’éloquence de la chaire. Si dans aucune langue, peut-être, il n’y a jamais eu de prédicateur plus éloquent que Bossuet ou plus solide que Bourdaloue, c’est qu’indépendamment de leurs qualités personnelles, nul n’a compris ni développé mieux qu’eux dans leurs Sermons la vertu politique et sociale du christianisme. Dans un tout autre ordre d’idées, parmi nos auteurs dramatiques, je ne vois guère que Racine et Regnard qui ne se soient pas piqués de corriger ou de diriger les mœurs ; mais tous les autres, en revanche, ont mis là leur visée, Corneille et Molière, Voltaire et Destouches, Marivaux et Beaumarchais, Diderot et Mercier, Dumas et Hugo, l’auteur des Lionnes pauvres et celui du Demi-Monde. Voyez encore les chefs-d’œuvre du roman français, depuis l’Astrée d’Honoré d’Urfé, pour ne pas remonter plus haut, jusqu’au Germinal de M. Zola, pour ne pas descendre plus bas. On n’y analyse point des « états d’âme » comme dans le roman de Richardson ou dans celui de George Eliot. On y peint les « mœurs » de la société de son temps. Les bons romans français — à l’exception d’Adolphe ou de René, qui ne sont point des romans — sont tous des images sociales. Mais que dirai-je à leur tour de nos grands épistoliers : Mme de Sévigné, Mme de Maintenon, Mme Du Deffand, Voltaire ? Quelle préoccupation du « monde », et, par conséquent, des « autres » ! Quel souci d’amuser, d’instruire, ou de plaire ! Cela va si loin qu’une Correspondance vraiment privée — comme celle de Mlle de Lespinasse, où l’écrivain ne songe qu’aux intérêts de sa seule passion — nous étonne et détonne dans l’histoire de notre littérature épistolaire. Et sans la société, sans la curiosité qu’ils en ont toujours eue, sans le plaisir visible qu’ils ont toujours trouvé à en noter les moindres usages, où en seraient nos « moralistes », La Rochefoucauld et La Bruyère, Vauvenargues et Duclos, Chamfort et Rivarol, Stendhal et Joubert ? Si jamais écrivains ont pu dire qu’ils ne faisaient que « rendre au public ce qu’il leur avait prêté », c’est eux sans doute, et là même est bien la raison de leur supériorité sur tous ceux qui, dans les autres littératures, ont essayé vainement de rivaliser avec eux. Comparez-leur plutôt Addison ou Shaftesbury.

De cette manière de comprendre et de traiter la littérature, il est aussi résulté que les qualités proprement littéraires se sont insensiblement étendues en français jusqu’aux sujets qui semblaient par nature les comporter le moins. Par cela même que nos grands écrivains n’ont jamais séparé l’idée de leur art de celle de l’intérêt, du profit réel, ou du plaisir du lecteur, il est arrivé que tout ce qui peut amuser ou instruire est entré chez nous dans le domaine de la littérature. Aussi les matières les plus abstraites, les plus éloignées, par définition, de l’expérience commune, sont-elles devenues, en français, l’occasion de chefs-d’œuvre qu’il nous est permis d’égaler, en leur genre, aux tragédies de Racine ou aux fables de La Fontaine.

Ai-je besoin d’en donner ici des exemples ? Les Provinciales ne sont qu’une collection de pamphlets théologiques. L’Histoire des variations des Églises protestantes n’est qu’un livre de controverse. Les Entretiens sur la pluralité des mondes ne sont qu’un traité d’astronomie cartésienne. L’Esprit des lois n’est qu’une compilation de jurisprudence universelle et comparée. L’Émile n’est qu’un roman de pédagogie. Je ne dis rien de l’Histoire naturelle ou du Contrat social. Quelles tragédies cependant, de Corneille même ou d’Hugo, quels romans, de Le Sage ou de Prévost, Gil Blas ou Manon Lescaut, quelles odes ou quelles élégies ont fait plus ou autant pour la diffusion de la littérature et la gloire du nom français ! Non, en vérité, Buffon ne disait rien de si ridicule, comme on a l’air quelquefois de le croire, quand il conseillait à l’écrivain de ne « nommer les choses que par les termes les plus généraux » ; et ceux qui se moquent encore du précepte et du maître ne les ont pas compris. Buffon a voulu dire qu’aussi longtemps que les géomètres et les physiciens, les théologiens et les jurisconsultes, les érudits et les philologues, tous les spécialistes, en un mot, ne se serviraient que du langage technique de leur science ou de leur art, aussi longtemps on leur refuserait cette intelligente curiosité, cet intérêt, cette sympathie générale, qui leur sont cependant nécessaires. Ou, en d’autres termes encore, il leur a conseillé d’être hommes avant d’être embryogénistes ou hébraïsants ; — et le conseil peut bien souffrir quelques inconvénients, mais qui niera qu’il ait du bon ?

Aussi bien touchons-nous ici les grandes raisons de l’universalité de la langue et de la littérature française. Deux fois au moins, dans le cours de leur longue histoire, on le sait, la littérature française, et la langue même, ont exercé, sur l’Europe entière, une universalité d’influence que d’autres langues, plus harmonieuses peut-être, comme l’italien, et d’autres littératures, plus originales à certains égards, comme l’anglaise, n’ont cependant jamais possédée. C’est sous une forme purement française que nos Chansons de geste, que nos Romans de la Table Ronde, que nos fabliaux eux-mêmes — quelle qu’en fût d’ailleurs l’origine, germanique ou toscane, anglaise ou bretonne, orientale ou grecque, — ont conquis, ont séduit, ont charmé, d’un bout de l’Europe à l’autre, les imaginations du moyen âge. L’amoureuse langueur et la subtilité de notre « poésie courtoise » ne respirent pas moins dans les madrigaux de Shakespeare lui-même que dans les Sonnets de Pétrarque ; et, après tant de temps écoulé, nous retrouvons encore quelque chose de nous, jusque dans le drame wagnérien, comme Parsifal ou Tristan et Yseult. Beaucoup plus tard, dans une Europe toute classique, du commencement du xviie à la fin du xviiie siècle, pendant cent cinquante ans, ou même davantage, la littérature française a régné souverainement, en Italie et ‘en Espagne, en Angleterre et en Allemagne, Algarotti, Bettinelli, Beccaria, Filangieri ne sont-ils pas des noms presque français ? Que dirai-je du fameux Gottschedt ? Rappellerai-je que si Lessing a triomphé de Voltaire, c’est en s’aidant de Diderot ? Et qui ne sait que si Rivarol a écrit son Discours sur l’universalité de la langue française, on n’en peut accuser sa vanité nationale — ni la nôtre, — étant lui-même Italien à demi, et le sujet ayant été proposé par l’Académie de Berlin ?

On a donné toute sorte de raisons de cette université de la littérature française ; on en a donné de statistiques, si je puis ainsi dire, de géographiques, de politiques et de linguistiques. Mais la vraie, mais la bonne est ailleurs ; et là où il faut la voir, c’est dans le caractère éminemment social de celle littérature même. Si nos grands écrivains sont alors compris et goûtés de tout le monde, c’est qu’ils s’adressent à tout le monde, ou, pour mieux dire encore, c’est qu’ils parlent à tout le monde des intérêts de tout le monde. Ni les exceptions, ni les particularités ne les attirent ; ils ne veulent traiter que de l’homme en général, ou, comme on dit encore, de l’homme universel, engagé dans les liens de la société du genre humain ; et leur succès même est une preuve que, par-dessous tout ce qui distingue un Italien d’un Allemand, cet homme universel, dont on s’est plu si souvent à contester la réalité, continue d’être et de vivre, et, tout en se modifiant, de se ressembler encore.

En donnerai-je ici quelques preuves ? Pourquoi le Cid de Guillen de Castro, qui est un beau drame — où l’on ne serait pas embarrassé de louer des qualités qui manquent dans celui de Corneille, — n’a-t-il pas fait la même fortune européenne ? C’est qu’en véritable Espagnol, Guillen de Castro n’a vu de son sujet que le côté proprement héroïque. Il n’y a pas vu ce que Corneille, au contraire, en a su si bien dégager : le conflit de la passion de Rodrigue avec la loi sociale ; et il en a épuisé l’intérêt pittoresque, mais l’intérêt proprement humain lui en a échappé. Comment encore, dans sa Phèdre, Racine a-t-il transformé la matière de l’Hippolyte grec ? Mais qu’est-ce que Voltaire, en dénaturant, d’ailleurs, dans sa Zaïre, l’Othello de Shakespeare, y a cependant essayé d’ajouter ? Un conflit social, aussi lui, comme Corneille, le conflit de l’amour et de la religion, le drame éminemment humain des hésitations, des perplexités, des tortures de Zaïre entre ce qu’elle doit d’une part à sa naissance, et d’autre part ce qu’elle ne peut s’empêcher de donner à sa passion.

Là est bien la raison de l’accueil qu’ils ont partout reçu. Dans les questions qu’ils agitent, il y va des intérêts essentiels de la « civilité » ou de l’humanité même. L’institution sociale étant pour eux ce qu’il y a presque de plus admirable au monde, toutes leurs pensées s’y rapportent ; et ainsi l’expression n’en saurait être indifférente à personne. Qui ne serait en effet curieux de savoir jusqu’où s’étend le droit de la patrie sur les citoyens, ou celui du père sur les enfants, ou celui du mari sur sa femme ? comment se tranchent tant de conflits qui s’élèvent tous les jours entre nos différents devoirs ? par quel biais se concilient — ou sous quel principe supérieur s’unissent et se confondent, au lieu de s’opposer et de se contredire — les besoins de l’individu et les droits de la société ? C’est pour s’être non pas réduite, mais consacrée dans son ensemble, à l’examen de ces questions que la littérature française a conquis l’universalité. Il est bon de le rappeler à quelques Français qui l’oublient ; et que d’autres raisons y ont bien pu concourir, mais que celle-ci demeure la principale.

Car je ne nie pas, comme on l’entend bien, que le caractère de la langue y soit aussi pour une part, et même je l’ai déjà dit plus haut en propres termes. On peut croire également que, ni le chiffre d’une population, qui formait au xviie siècle le cinquième de la population totale de l’Europe civilisée ; — ni la situation privilégiée de la France au centre de l’Europe d’alors, et comme au confluent des littératures du Nord et du Midi ; — ni le bonheur enfin qu’elle a eu, sous Louis XIV, et même sous Louis XV encore, de servir en tout de modèle à la cour de Charles II d’Angleterre ou à celle de Catherine de Russie, n’ont manqué de favoriser la diffusion des idées et de la littérature française. Mais ce sont là des raisons secondaires, ou dérivées, pour mieux dire, qui n’auraient point agi d’elles-mêmes, dont aucune n’aurait assuré l’universalité de la littérature française, puisque l’on ne voit pas qu’aucune d’elles en d’autres temps ait assuré l’universalité de la littérature espagnole ou de la littérature allemande. À quoi sert aux Allemands d’être aujourd’hui près de 50 millions, et leur littérature en est-elle plus répandue pour cela ? Les romanciers allemands en sont-ils plus lus ? Les auteurs dramatiques allemands en sont-ils plus joués ? Aux vitrines des librairies de Vienne ou de Berlin, de Rome et de Naples, ne sont-ce pas toujours des romans français qui s’étalent ? Chercher dans l’action politique de la France les raisons de l’universalité de sa littérature, c’est comme si l’on cherchait les raisons de la popularité de Voltaire dans son incrédulité, ou celles de la gloire d’Hugo dans ses opinions politiques. Et encore, cela même nous ramènerait-il toujours à la même conclusion, puisque cela nous ramènerait toujours au caractère éminemment pratique ou pragmatique, et social par conséquent, de leur prose ou de leurs vers.

Et ne peut-on pas enfin, dire que le même caractère, qui explique les plus rares qualités de la littérature française, rend compte également de ses défauts ou de ses manques ? La longue infériorité de notre poésie lyrique en est sans doute un éloquent exemple. Si la Pléiade a jadis échoué dans sa généreuse entreprise ; si Ronsard et ses amis n’ont laissé derrière eux qu’une réputation littérairement équivoque et toujours contestée ; si, deux cent cinquante ou trois cents ans durant, il n’y a rien eu de plus vide que l’ode ou l’élégie françaises, — rien de plus maigre sous le faux éclat de sa parure mythologique, et rien aussi de plus froid, — il n’y a lieu d’accuser ni Boileau ni Malherbe, mais uniquement la force des choses ; et la vérité, c’est qu’en obligeant la littérature à remplir, pour ainsi parler, une fonction sociale, en exigeant du poète qu’il conformât sa façon de penser ou de sentir à la façon de sentir ou de penser communes, en lui refusant le droit de mettre ou de laisser paraître seulement sa personne dans son œuvre, on avait comme tari ou fermé les sources vives du lyrisme. La littérature française a ainsi payé de son infériorité trop certaine dans les genres que l’on pourrait appeler « personnels » sa supériorité dans les genres « communs ». Pour se rendre accessible à tout le monde, il a fallu qu’elle se fît un principe de se retrancher l’expression des sentiments, non pas même trop rares, mais seulement trop particuliers. Elle s’est également refusé tout ce que le détail local ou l’accent particulier peuvent donner à l’expression des sentiments généraux de plus intime ou de plus individuel, de peur d’envelopper dans ses descriptions ou dans ses analyses des éléments qui ne fussent pas en tout temps et en tout lieu les mêmes. La prédominance du caractère social, en se subordonnant tous les autres, a réduit la manifestation personnelle à ce qu’il en peut tenir dans le proprie communia dicere du poète latin ; — et nous avons eu des Eschyle et des Sophocle, des Démosthène et des Cicéron, mais point de Pindare, ni même de Pétrarque, ou de Tasse… Il serait plus difficile de dire pourquoi nous n’avons pas eu non plus d’Homère ni de Dante, d’Arioste ni de Milton…

Est-ce pour cela que l’on a quelquefois accusé la littérature française de manquer de profondeur et d’originalité ? Si, d’ailleurs, en l’en accusant, on ne confondrait pas peut-être la profondeur avec l’obscurité, c’est ce que je ne veux point examiner. Je crois seulement que nos grands écrivains ont mis une coquetterie d’hommes du monde ou de cour à dissimuler, ou, pour mieux dire, à déguiser cette profondeur qu’au contraire quelques Allemands — de l’école d’Hegel ou du fameux Jean-Paul — nous avertissent volontiers qu’ils ont essayé de mettre dans leurs œuvres ? On se pique en français de dire clairement des choses parfois profondes, mais il semble qu’on se soit glorifié trop souvent en allemand d’avoir obscurément formulé des choses claires. Kant est-il vraiment plus profond que Pascal, et Fichte que Rousseau ? Mais Fichte ou Kant, absorbés qu’ils sont dans la lente élaboration, dans la considération et, si j’ose le dire, dans la satisfaction orgueilleuse de leur propre pensée, laissent à leurs lecteurs la peine de s’y reconnaître, tandis que Pascal ou Rousseau la leur épargnent. C’est toujours, on le voit, l’effet de la même cause. Il suffit à l’Allemand de se comprendre lui-même, et d’autant que les autres le comprennent moins aisément, il y voit une preuve de la profondeur de sa pensée. Le Français estimerait qu’il a manqué son but, s’il fallait peiner pour l’entendre, et il aime encore mieux passer pour superficiel que pour obscur.

Ne convient-il pas d’ajouter que dans une littérature éminemment sociale, comme la littérature française, où les intérêts qu’on agite sont par définition les intérêts de l’humanité même, les occasions d’être profond, au sens philosophique du mot, sont naturellement moins fréquentes que dans une littérature, comme l’allemande, où la grande prétention de l’écrivain est d’atteindre les noumènes de tout ? Pour discuter utilement la question de la tolérance, ou celle de la souveraineté populaire, ayant besoin de moins d’appareil — si d’ailleurs on a besoin d’autant de pénétration, — on a donc moins de chances aussi d’étonner ou de surprendre qu’à traiter la question de savoir « comment le Moi et le non-Moi, posés dans le Moi par le Moi, se limitent réciproquement ». Un Français l’aurait posée d’une manière plus simple, mais, évidemment, il aurait paru moins profond. L’aurait-il posée seulement ? Et puisque nous savons bien nous distinguer nous-mêmes du monde qui nous environne, n’eût-il pas plutôt renvoyé le problème aux Universités, comme n’étant d’aucune utilité pratique. Qu’est-ce encore à dire là, sinon que, dans la mesure où la littérature française mérite le reproche d’avoir manqué de profondeur, c’est comme si l’on lui reprochait de n’être pas la littérature allemande ? Voilà un reproche bien allemand !

J’en dirais presque autant de son prétendu défaut d’originalité, que je ne repousse pas non plus, mais que j’explique, et que je rapporte encore à ce même caractère social. On peut bien vivre, si l’on veut, en dehors et comme en marge de la société des autres hommes, quoique cela d’ailleurs soit assez difficile. On peut s’excepter en quelque sorte du milieu des siens, comme Byron ou comme Shelley. Et on peut, si l’on le veut, prendre hardiment en tout le contrepied des usages et des opinions reçues. Mais si l’on veut vivre au contraire dans la société, et pour la société — ce qui sans doute est permis aussi, et même, à vrai dire, commandé, — il faut que l’on commence par se soumettre à ses usages et à ses opinions, puisque aussi bien c’est le seul moyen qu’on ait de les modifier. On ne persuade pas les hommes contre leurs préjugés. De même donc que, pour nous rendre maîtres de la nature, nous commençons par nous asservira ses lois, dont la connaissance nous procure les moyens de nous y dérober, ainsi, et à plus forte raison, ne saurions-nous triompher des préjugés qu’autant que nous avons commencé par les partager. En ce sens, une littérature éminemment sociale sera toujours moins originale qu’une littérature dont l’idéal ne tendra, comme autrefois celui de la littérature italienne, qu’à la réalisation de la beauté pure, ou comme encore aujourd’hui la littérature anglaise, qu’à la libre manifestation des énergies individuelles. Là, si l’on veut, est la faiblesse ou le défaut de la littérature française classique. Ce le serait du moins si, comme j’ai tâché de le faire voir, cette faiblesse même n’avait pas été, d’autre part, l’une des conditions de sa force. On ne peut tout avoir ; les choses humaines sont toujours mêlées ; et quant à décider, parmi tant de conceptions de la littérature, s’il en est une que l’on doive absolument préférer à d’autres, ou à toutes les autres, c’est un problème qu’il pourrait être intéressant d’étudier, mais ce n’est pas aujourd’hui celui que nous examinons.

III §

Ferai-je voir maintenant de quelle vive lumière cette définition de son caractère essentiel éclaire les parties obscures de l’histoire de la littérature française ? Le discrédit et l’oubli final dans lequel sont tombées « les victimes de Boileau », par exemple, auxquelles on pourrait joindre, je crois, la plupart de celles de Voltaire ; — les jugements contradictoires que l’on a si souvent portés, et que l’on porte encore sur la société précieuse ; — la querelle des anciens et des modernes, dont il est étrange que l’on ait si longtemps méconnu l’importance ; — la nature de la révolution opérée dans la littérature de son temps par l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions ; — le vrai point du débat, dans les premières années du siècle où nous sommes, entre classiques et romantiques, tout se précise, tout s’enchaîne, tout s’ordonne et se compose en se rattachant au caractère essentiel de la littérature française. Si l’on ignore presque le nom des Théophile et des Saint-Amant, c’est qu’ils ont voulu faire de la « littérature personnelle » dans un temps où, la tendance des esprits étant éminemment sociale, ils n’avaient pas pour eux cette complicité de l’opinion sans laquelle personne en France n’a jamais rien pu faire. Pareillement, ce que les romantiques ont réclamé, c’est le droit d’être eux-mêmes, de se dégager des contraintes que faisait peser sur eux le souvenir des chefs-d’œuvre d’une « littérature tout impersonnelle » ; — et ce qui est bien curieux, mais bien significatif — ils ne l’ont pas eu plutôt obtenu qu’ils y ont renoncé. Ainsi les protestants, quand ils ont eu reconquis sur Rome leur liberté de penser et de croire, se sont-ils empressés de l’abdiquer en se faisant des Églises particulières !… Mais toutes ces questions n’importent guère qu’aux historiens de la littérature, et c’est pourquoi les ayant indiquées, j’aime mieux opposer — pour achever de le faire lui-même ressortir — au caractère essentiel de la littérature française, les caractères essentiels de l’allemande et de l’anglaise.

Par rapport à la littérature française, définie et caractérisée par son esprit de sociabilité, la littérature anglaise est une littérature individualiste. Mettez à part, comme il convient, la génération des Congreve et des Wycherley, celle peut-être aussi de Pope et d’Addison — dont on ne saurait toutefois oublier que Swift fait également partie ; — il semble que les Anglais n’écrivent que pour se donner à eux-mêmes la sensation extérieure de leur individualité. De là cet humour, qu’on pourrait définir l’expression du plaisir qu’ils éprouvent à ne penser que comme eux-mêmes. De là, chez eux, l’abondance, la richesse, l’ampleur de la veine lyrique, si l’individualisme en est précisément la source, et qu’une ode ou une élégie soit comme l’afflux involontaire et le débordement de ce qu’il y a de plus intime, de plus secret, et de plus particulier dans l’âme du poète. De là encore l’excentricité de leurs grands écrivains par rapport au reste de la nation, comme en vérité s’ils ne prenaient conscience d’eux-mêmes qu’en s’opposant jusqu’à ceux qui croient leur ressembler le plus. Ne peut-on pas, d’ailleurs, autrement caractériser la littérature anglaise ? C’est ce que l’on concevra sans peine que je n’ose affirmer, et tout ce que je dis ici, c’est que je ne saurais mieux exprimer les différences qui la séparent de la nôtre.

C’est aussi tout ce que je prétends faire, en disant que le caractère essentiel de la littérature allemande est d’être philosophiques. Les philosophes y sont poètes, les poètes y sont philosophes. Goethe n’est pas plus, ou n’est pas moins, dans sa Théorie des couleurs ou dans sa Métamorphose des plantes, que dans son Divan ou dans son Faust, et le lyrisme, si j’ose user ici de cette expression proverbiale, « coule à pleins bords » dans la théologie de Schleiermacher et dans la philosophie de Schelling. Est-ce là peut-être une au moins des raisons de la médiocrité du théâtre allemand ? Mais c’est évidemment celle de la profondeur et de la portée de la poésie germanique. Jusque dans les chefs-d’œuvre de la littérature allemande on dirait qu’il se mêle quelque chose de confus, ou plutôt de mystérieux, de suggestif au plus haut degré, qui mène à la pensée par l’intermédiaire du rêve. Mais qui n’a été frappé de ce que, sous la terminologie barbare, il y a d’attirant, et comme tel d’éminemment poétique, de réaliste et d’idéaliste à la fois, dans les grands systèmes de Kant et de Fichte, d’Hegel et de Schopenhauer ? Assurément, rien n’est plus éloigné du caractère de notre littérature française. On achève ici d’entendre ce que les Allemands nous reprochent, quand ils nous reprochent de manquer de profondeur. Qu’ils nous pardonnent à notre tour si là-dessus nous ne reprochons pas à leur littérature de n’être pas la nôtre !

Car il est bon qu’il en soit ainsi, et, depuis cinq ou six cents ans, c’est ce qui fait la grandeur non seulement de la littérature européenne, mais encore de la civilisation occidentale elle-même : je veux dire ce que tous les grands peuples, après l’avoir comme élaboré lentement dans leur isolement national, ont reversé au trésor commun de l’esprit humain. Nous devons donc à celui-ci le sens du mystère et, pour ainsi parler, la révélation des beautés de l’obscur et de l’insaisissable. Nous devons à un autre le sens de l’art, et ce que l’on peut appeler l’intelligence du pouvoir de la forme. Un troisième nous a transmis ce qu’il y avait de plus héroïque dans la conception de l’honneur chevaleresque. Et à un autre enfin nous devons de connaître ce que l’orgueil humain a de plus féroce et de plus noble à la fois, de plus salutaire et de plus redoutable. Nous, cependant, Français, notre rôle a été de lier, de fondre ensemble, et comme d’unifier, sous l’idée de la société générale du genre humain, ce qu’il pouvait y avoir en tout cela d’éléments contradictoires ou hostiles. Latines ou romanes d’origine, celtiques ou gauloises, germaniques si l’on veut, l’Europe entière nous avait emprunté nos inventions ou nos idées, pour les approprier au génie de ses diverses races. Pour les reprendre à notre tour, et les adopter ainsi transformées, nous ne leur avons demandé que de pouvoir servir au progrès de la raison et de l’humanité. Ce qu’elles avaient de trouble, nous l’avons éclairci ; nous avons rectifié ce qu’elles avaient de corrupteur ; ce qu’elles avaient de local, nous l’avons généralisé : nous avons humanisé ce qu’elles avaient d’excessif. N’en avons-nous pas aussi quelquefois diminué la grandeur ou altéré la pureté ? Si Corneille a certainement rapproché de nous les héros un peu barbares encore de Guillen de Castro, La Fontaine, quand il a imité l’auteur du Décaméron, l’a rendu plus indécent qu’il ne l’est en sa langue ; et si les Italiens ne sauraient reprocher à Molière les emprunts qu’il leur a faits, les Anglais ont droit de se plaindre que Voltaire ait peu compris Shakespeare. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en dégageant de l’homme particulier du Nord ou du Midi cette idée d’un homme universel qu’on nous a tant reprochée, si quelque littérature, parmi les modernes, a respiré dans son ensemble « le bien public et la civilité », c’est la littérature française. Et il faut bien que cet idéal ne fût pas aussi vain qu’on l’a trop souvent prétendu, puisque, comme je me suis efforcé de le montrer, de Lisbonne à Stockholm, et d’Arkhangel à Naples, c’est lui dont les étrangers ont aimé à retrouver les manifestations dans les chefs-d’œuvre, ou, pour mieux dire, dans la suite entière de l’histoire de notre littérature.

FIN