Ernest Dupuy

1913

Poètes et critiques

2014
Source : Ernest Dupuy, Poètes et critiques, Hachette et cie, 1913.
Ont participé à cette édition électronique : Salomé Teisseire (Structuration et encodage TEI), Vincent Jolivet (Encodage TEI) et Frédéric Glorieux (Encodage TEI).

Jean Richepin §

I. La Chanson des Gueux1 §

On se souvient du bruit que souleva l’apparition de la Chanson des Gueux. L’auteur du poème fut maltraité par les tribunaux ; mais le jugement du public lettré ne se laissa pas égarer, et tous les gens qui, pour crier « bravo ! », n’ont pas besoin de s’appuyer sur des années d’admiration publique, tressaillirent de surprise et d’aise. Ce début était celui d’un vrai poète. L’inspiration de certaines parties du livre pouvait choquer bien des lecteurs ; mais, à n’en pas douter, il y avait là inspiration. Il y avait surtout une facture hardie, éclatante, un tour très personnel, une note nouvelle, et je ne sais quoi d’inédit jusque dans les imitations. Car il y avait des imitations, c’est-à-dire des adaptations de souvenirs antiques dans cet ouvrage d’aspect si moderne, et comme je ne crois pas qu’on les ait souvent indiquées, comme elles sont tout l’opposé de plagiats vulgaires, qu’elles nous montrent au contraire le procédé poétique de Richepin et les ressources de son invention, je prendrai la liberté d’y insister dans cette étude.

Je n’ai pas à apprendre au lecteur ce que contient la Chanson des Gueux : elle a déjà eu plus d’éditions que beaucoup de romans en vogue. Si je rappelle ici la disposition du livre et sa division en trois grandes parties : Les Gueux des Champs, Les Gueux de Paris, Nous autres Gueux, c’est surtout pour avoir l’occasion de dire que Richepin s’est peut-être avisé le premier de composer très rigoureusement un volume de vers.

À regarder de près, ces divisions sont cependant un peu artificielles.

Ainsi, sous la rubrique : Gueux des Champs, l’auteur fait entrer deux sortes de pièces d’inspiration fort diverse. C’est d’abord un groupe de poésies très modernes et, à mon sens, très originales, d’un accent très âpre, mais très fort. Ce sont les Chansons de Mendiants. Elles enferment presque toutes quelque menace sinistre :

Ouvrez la porte
Aux petiots qu’ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d’oreille !
Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens,
Si le feu vous réveille !

j’en découvre au moins deux qui viennent en droite ligne de l’Anthologie grecque. La première est cette pièce de la Flûte qui ouvre la série intitulée : Les Plantes, Les Choses, Les Bêtes.

Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau.
Aussi je végétais si frêle, qu’un oiseau
En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant, je suis flûte, et l’on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin, en passant, m’arracha du marais,
De mon cœur, qu’il vida, fit un tuyau sonore,
Le mit sécher un an, puis, le perçant encore,
Il y fixa la gamme avec huit trous égaux ;
Et depuis, quand sa lèvre aux souffles musicaux
Éveille les chansons au creux de mon silence,
Je tressaille, je vibre, et la note s’élance ;
Le chapelet des sons va s’égrenant dans l’air ;
On dirait le babil d’une source au flot clair ;
Et dans ce flot chantant qu’un vague écho répète,
Je sais noyer le cœur de l’homme et de la bête.

Voici le canevas de cette broderie exquise. C’est l’œuvre anonyme d’un des innombrables poètes, dont l’anthologie de Planude et celle de Céphalas nous ont transmis quelques feuillets merveilleux, quelques distiques inoubliables : « J’étais un roseau, une plante inutile, ne produisant ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m’a initié aux fêtes de l’Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j’ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers. »

Je n’ai pas besoin d’insister sur la supériorité de l’imitation. Ce n’est pas ici une simple traduction des idées, une reproduction des images du poète ancien ; c’est un développement du thème retrouvé ; c’est surtout une adaptation ingénieuse, exquise, de sentiments nouveaux sous ces formes grecques, les plus belles et les plus pures qu’on ait encore imaginées.

Quelquefois, comme dans la pièce du Bouc aux Enfants, un mot du modèle sert de prétexte à quelque large et superbe amplification. Je ne citerai point la pièce même, que le lecteur connaît sans doute, et à laquelle il sera heureux de revenir, en relisant tout le volume ; mais voici le modèle. C’est une épigramme de quatre vers de la poétesse Anyté, une Grecque qui écrivait trois siècles avant notre ère : « O bouc », dit-elle, « des enfants t’ont mis des rênes de pourpre et ont garni d’un mors ta bouche barbue ; ils se jouent à figurer des courses de chevaux autour de l’autel du Dieu, tandis que doucement tu les portes tout réjouis. » L’expression de « bouche barbue » est devenue, dans Richepin, le point de départ d’une excellente peinture. Il décrit ce houe, dont on lui a montré un trait : ab ungue leonem. Sa pièce, parla même, perd le caractère antique, la sobriété du détail ; par contre, elle devient un morceau accompli de réalisme vigoureux. Mais c’est ici le point à noter : Richepin a besoin de faire rentrer ces pièces d’origine grecque dans son cadre des Gueux des Champs, et de les rallier, en quelque sorte, à l’opinion communiste qui inspire les morceaux voisins ; il imagine donc que c’est un vieux gueux qui a façonné la flûte, et que les enfants à cheval sur le bouc sont de tout petits mendiants. À ce vieux vagabond comme à ces petits va-nu-pieds la nature est plus douce que la société.

Si Richepin a lu de près les poètes grecs, il n’a pas moins étudié son seizième siècle. Il doit être un des rares auteurs de ce temps-ci qui réciteraient par cœur des pages de Rabelais. Je n’en veux pour exemple que cette pièce, l’une des plus curieuses du volume, et qui a pour titre La Fin des Gueux. Un gueux qui rôde aperçoit dans la nuit ce spectacle assez singulier :

Le vieux
Faisait une besogne à vous troubler les yeux.
Il avait ramassé, parmi les tombes vertes,
Les pommes de sapin dont elles sont couvertes ;
Dans les petits enclos ravagés et fouillés,
Il avait pris les bois de croix les moins mouillés ;
Puis, pour faire son feu, se construisant un âtre
Avec des os pour pierre et du sable pour plâtre,
Il avait en chenets appuyé contre un mur
Deux tibias posés en travers d’un fémur,
Et, comme s’il était l’esprit du cimetière,
Il se chauffait, assis sur le dos d’une bière.

Je n’ai pas peur que Richepin me démente, si je lui dis que sa pièce, de plus de deux cents vers, a été faite le jour où il s’est avisé de remarquer cette ligne du Pantagruel, au livre II, chapitre 7 : « car les guenaulx (gueux) de Saint-Innocent se chauffoient le cul des ossements des morts. » Et je ne veux pas, en m’exprimant ainsi, diminuer l’idée qu’il faut se faire de Richepin. C’est, au contraire, la marque des imaginations de poètes de faire jaillir ainsi du premier texte venu quelque image inaperçue jusqu’alors, et de l’enchâsser richement dans le vers, comme une pierre de belle eau. Je serais bien étonné, par exemple, que Hugo, qui a tant lu et tant retenu, n’eût pas tiré de Rabelais, lui aussi, son dénouement d’Eviradnus :

« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête en murmurant : « Tout beau ! »
Cette espèce de fronde horrible du tombeau.

Qu’on relise le chapitre vingt-neuvième du deuxième livre de Pantagruel : « Les géans n’en tindrent compte, voyant que Pantagruel était sans baston (sans armes). Lorsque approcher les vit, Pantagruel prit Lougarou par les deux pieds, et son corps leva comme une picque en l’air, et, d’iceluy armé d’enclumes, frappoit, parmi ces géans armés de pierres de taille et les abatoit comme un maçon fait des couppeaux… Et, à voir Pantagruel, sembloit un fauscheur qui de sa faux — c’estoit Lougarou — abatoit l’herbe d’un pré — c’estoient les géans. — »

Pour revenir à la Chanson des Gueux et à ce que Richepin n’a trouvé chez personne, il faut noter dans la seconde partie du volume toutes les satires sous forme de noëls, de ballades et de chansons. La petite fille qui tousse, le petit mendiant qui s’est « repu de vent » tout le jour de Noël, et qui n’a pas de cheminée où mettre son soulier dur et crevé, la marchande de violettes dont « les bouquets sont couleur des cieux », les vendeurs de mouron, c’est-à-dire la vieille aux jambes de fuseau avec les deux petits qui, trouvant le temps long, « traînent en allant leur talon », voilà des sujets cueillis au bon endroit, et maniés en maître. Que nous sommes loin de la sentimentalité un peu fade d’un Coppée crayonnant les humbles ! Combien ici la plainte est pénétrante, la raillerie amère, le trait mordant, l’impression troublante ! C’est là le meilleur du livre, le chapitre qu’emplit un sentiment — profond sous sa forme discrète — de sympathie pour les déshérités.

Mais il faut tourner la page et arriver à cette longue plaisanterie des pièces en argot. Ce n’est pas une raison, parce que l’on admire Villon, et qu’il a écrit Les Repues franches, pour s’imposer un travail également bizarre, et pour infliger aux lecteurs l’étude d’une trentaine de rébus. C’est à croire que Richepin, qui excellait jadis aux vers latins, a gardé le goût de cet exercice, et qu’armé d’un dictionnaire de la langue verte en guise de Gradus, il a voulu perpétuer, sous une forme nouvelle, ce labeur assez ingénu. Quand il a eu son cahier d’expressions à peu près fourni, il s’est mis en quête de sujets appropriés à son jargon d’emprunt. Mais ceux qui s’indignent de ce qu’il a écrit là, et qui prennent certains mots au pied de la lettre, ne connaissent guère le tour d’esprit mystificateur de Richepin : c’est une de ses facéties ; il en a commis de pires, et de meilleures.

Il y a bien de la fantaisie dans Nous autres Gueux, la partie du livre qui met en scène le groupe des familiers de Richepin : Ponchon, Bouchor, Bourget et autres néo-romantiques. Comme leurs devanciers, ceux-ci ont lu Shakespeare, mais leur héros n’est plus Hamlet le mélancolique, c’est Falstaff, le joyeux buveur. Ils se « gavent » donc du matin au soir, et, du soir au matin, se grisent d’ale, de vin, d’espoirs fumeux et peut-être aussi de rengaines paradoxales. Leur plus grand tort est de nous détourner des misères du début et de nous faire oublier les vrais gueux, ceux qui n’avaient pas une croûte à mettre sous la dent. L’impression du livre en est, on peut dire, affaiblie.

Tel qu’il parut, le livre de Richepin semblait un peu gros ; il a éprouvé le besoin de le grossir, dans ce qu’on appelle l’édition définitive. Cette édition est épuisée, et l’exemplaire vaut déjà quatre fois son prix ; les exemplaires de l’édition saisie sont introuvables. Si j’étais l’auteur, je réduirais le livre à un assez petit nombre de pièces de choix. Mais que ce choix serait exquis et quelles pages achevées, impérissables même, que celles qu’on voudrait détacher pour les loger dans une anthologie, qui nous consolerait d’avoir perdu « la fleur du panier » de celle de Méléagre ! Relisez, avec cette idée, Pâle et Blonde, Mon petit Toutou, etc. ; rapprochez de la première de ces pièces une chanson à boire d’Horace ou le motif sépulcral de Ronsard : « Et mi-nud me verse du vin » ; comparez à l’épitaphe de dom Buchet le petit chien, le Moineau de Catulle, ou tel autre chef-d’œuvre analogue, la Chatte de Remi Belleau : vous aurez de la peine à décider de quel côté est l’avantage, et vous pourrez, sans être mauvais juge, préférer encore l’accent plus nouveau, plus vivant, de la Chanson des Gueux.

II. La Mer2 §

Voici un vrai livre, un de ceux qui défient le temps. Nous savions tous, et depuis la Chanson des Gueux, qu’il y avait dans Richepin l’étoffe d’un puissant poète. Chacune de ses œuvres affirmait, par quelque endroit, sa supériorité. Même après ses écrits les plus hardis et les plus lumineux, la Mer sera une révélation.

Le sujet, on croit le connaître, et l’on se dit : « Qu’a-t-il de si nouveau ? Michelet l’a traité et, en y appuyant sa griffe, le vieux prosateur passionné en a pris possession ». Ce n’est pas la mer de Michelet que Richepin pouvait chanter, car ce n’est pas la même mer qu’il a connue.

Pour l’étudier, pour la décrire, le frileux, le nerveux historien demeura blotti quelques mois dans une petite anse de l’estuaire de Gironde. C’est à Saint-Georges, sur rivière de Garonne, qu’il lit son livre. Il y reçut, c’est sûr, la visite des goélands ; il y entendit le bruit de la houle éloignée ; il y nota l’écho de l’ouragan ; il y observa le contre-coup de la tempête. Son imagination, plus érudite qu’on ne croit, a réussi à exprimer bien des choses qu’il n’a pas vues : mais comment aurait-il dit tout ce qu’on pouvait voir ? Il a laissé le meilleur du sujet, les marins, leurs joies et leurs peines, les propos du vieux en retraite, la chanson du mousse embarqué, la partance et les adieux, et les nuits de bordée et les heures de tourmente, et la minute de «  sombrage », et les attitudes lugubres des veuves, sculptées dans ce vers d’un relief virgilien :

Et les femmes en deuil attendant sur le quai.

Pour regarder le sujet par cet aspect tout à fait émouvant, pour sentir et pour exprimer le pathétique de la mer, pour en faire vivre le drame, il fallait mieux qu’un écrivain hardi et imaginatif, il fallait un « gas » bâti comme ceux de la côte, « fil premier brin » et qui se fût risqué sur l’eau. Sans être loup de mer, le « terrien ».

Richepin n’était pas un marin d’eau douce. L’idéal de ses jeunes ans, la vie errante, aventureuse, s’exprime dans tous ses écrits avec plus ou moins d’âpreté de désir. Cet idéal, il le poursuit déjà, en la compagnie de ses Gueux, dans la solitude des banlieues, sur les rubans de queue des grandes routes. La liberté du vagabond l’exalte. Ce besoin d’indépendance reparaît sous une autre forme, celle de la passion débridée, lâchée, emportée, dans les Caresses. Puis une fringale de révolte monte au cerveau du poète lassé, énervé ; elle s’épanche avec fureur et s’épuise dans les Blasphèmes. Comment Richepin ne se fût-il pas tourné avec envie, avec amour, du côté de la mer ? Il est bien de ceux que Baudelaire a nommés « les vrais voyageurs », de ceux qui « partent pour partir ». Il s’est embarqué, comme Ulysse, vers plus d’un horizon, sans parler du pays mystérieux, sans rappeler ce « noir Blackroom », où le poète était hanté de visions funèbres.

La vie des gens de mer, de bonne heure, le sollicitait : il l’a vécue, un certain temps, au sens propre du mot, et il en est resté obsédé comme d’un long rêve. Il se souvient d’avoir dormi dans le bocart, d’avoir « blêmi » sur le pont « que le flot balayait », d’avoir sué, soufflé d’ahan, et fait sa partie dans le chant des haleurs. C’est « au claquement des voiles » qu’il a rythmé ses vers, et il les a tous par avance entendus passer peu au prou, avec l’aile du vent de « suroît », lorsqu’il était de quart,

Le dos contre la barre et l’œil dans les étoiles.

Et c’est pourquoi les vers de ce poème de la Mer sont d’une qualité, et ont gardé une saveur, dont quelques strophes du vieux Coleridge ou, mieux encore, beaucoup d’endroits vraiment divins des Châtiments donnaient, depuis longtemps, l’idée : ils sentent l’algue marine et ils ont goût de sel.

Richepin devait aller aux gens de mer pour une autre raison. Ce sont de pauvres gens, tous aussi pauvres que les Gueux, il devait les aimer d’abord pour leur misère, et aussi pour leur vigueur, pour leur valeur, pour leur gaîté. Afin d’exprimer plus fidèlement leurs sentiments si droits, si forts, si simples, il s’est fait écolier chez eux : il a écouté, retenu, reproduit, par endroits, le parler « mathurin ».

C’est ainsi qu’il a pu écrire de vraies chansons de matelots, des merveilles d’exécution. Car Richepin est, par-dessus tout, un incomparable chansonnier. Et en France, aussi bien qu’ailleurs, la poésie la plus pure, la plus inédite, se retrouve dans la chanson, non pas dans la chanson des Désaugiers, des Panard et des Béranger, mais dans celle qui sort des entrailles mêmes du peuple. Rappelez-vous la ballade de Jean Renaud :

Ah ! dites-moi, ma mère, ma mie ; rappelez-vous encore cette complainte marine au refrain si triste : « Tout doux », dont est sorti Enoch Ancien ; le poème de Tennyson ; et le grand « lauréat » n’a pas effacé, n’a pas égalé l’émotion de l’humble récit anonyme.

Les chansons de matelots du livre de la Mer nous font éprouver ce frisson bien connu qui en dit plus long, sur la beauté d’une idée ou d’un mot, que les hyperboles de la louange. Toutes ces « marineras » ne sont pas tristes. Il y en a de gaies, de plus que gaies. Les jeunes filles, je suppose, ne les liront pas. Mais pour s’excuser auprès des hommes, qui s’en divertiront, qui s’en régaleront comme d’un vert propos gaulois du temps jadis, l’auteur emploie une métaphore charmante. Les mots, dit-il, c’est comme les personnes :

Et ceux qui vont sur mer en reviennent salés.

À côté des chansons, bien des pages vraiment épiques. Oui, en dépit du terme familier, du vocable marin, du juron trivial, c’est un souffle d’épopée qui circule à travers les larges pièces réunies sous ce titre : Les Gas. C’est l’épopée à la Callot, mais, cette fois, les mendiants, les loqueteux ou « les pouillards » ne forment pas tout le cortège. Comme dans la Chanson des Gueux, les va-nu-pieds sont décrits ici avec le verbe de Villon, d’un Villon qui aurait lu son Rabelais ! Et combien d’autres figures réjouissantes ! Voici le père Guilloury, fumé, saur, le nez cramoisi, toujours en ribote. Voici les gas, qui tirent sur les avirons ou qui halent le lourd filet jusqu’au bout de la drisse. Voici les sardinières, qui ne fleurent pas le « lis et le jasmin », mais bien l’odeur de la mer, « l’odeur de la femelle ». Quel garçon ne les convoiterait, les voyant cheminer avec leurs mollets arrondis, leur fines chevilles, leurs hanches en saillie, leur buste enflant le corselet, leur gorge apparaissant sous le fichu ouvert à l’entre-deux, et leur bonnet dont les coins « envolés semblent des ailes blanches » ? Les gas vaillants s’accoupleront avec les fières filles, et ils feront des enfants forts, rêtus et poilus, portant dans leurs yeux phosphorescents

La couleur de la mer que boiront leurs prunelles.

Les braves gens ! Le poète a raison de se complaire au milieu d’eux. Et qu’il est aisé de de l’y suivre ! Quel plaisir de s’attarder avec lui à recueillir les paroles imagées du morutier ! Quelle joie de s’embarquer avec les pêcheurs au chalut, de « chercher champ » où le filet « ait prise », de sentir que le vent, appuyant, « traîne bien au tréfond la chausse et le râteau », de voir le fer monter au ras du flot, puis la poche gonflée sortir « hors de la tasse » !

Ils passent, ils chantent. Quelle est leur chanson ? Celle des matelots de Groix. Quelques couplets « pauvres de sens, veules de rimes », sur cinq notes, pas une de plus. Mais toute la mer y résonne, et tout le deuil du naufrage l’emplit. Lisez cela, lisez la glose que le poète enroule sur sa complainte, ainsi qu’autour d’un thème usé la rhapsodie d’un rare musicien. Et voyez cette tempête surgir au loin, s’approcher, s’abattre sur le bateau et ruer ses flots monstrueux sur le mince équipage. Ce n’est pas ici la tempête classique, soulevée par les quatre vents à la fois : un seul l’amène, un seul l’emportera. Mais elle part en engloutissant l’un des deux matelots. La douleur naïve du survivant, la misère des orphelins, la destinée lugubre du cadavre errant sous les eaux, tout y est. Et la conclusion ? La mer avant tout ! « Houp ! quand même et gaîment ! » Qui se serait douté que Richepin allait jeter si tôt une réponse au pessimisme ? Il ne déclame pas : il note la réalité et il la rend telle qu’elle est, toute simple, tout héroïque.

Pour nous délasser de l’émotion, regardons les crayons joyeux, les aquarelles chatoyantes ! Des images neuves, ou mieux encore, rajeunies. Les hirondelles, dont les noirs ciseaux découpent le brouillard, pour laisser passer le soleil printanier et faire infiltrer par les déchirures la caresse de ses yeux fous ; l’armée des flots, clairons sonnants, livrant l’assaut de la falaise ; la brume de la mer à midi, vapeur de bacchante, fleur du corps de la grande maîtresse du Soleil, qui hume cette haleine avidement ; et la Nuit, la veuve aux noirs cheveux, se penchant sur la glace du flot nocturne pour essayer l’effet de tous ses diamants, de ses écrins d’étoiles.

Puis des traits, des tableaux comiques : À marée basse, Les Corbeaux, où se retrouve l’auteur plein de verve et plein de gaîté qui a écrit, l’hiver dernier, cette Vieillesse de Scapin, retardée, on se demande pourquoi.

Enfin, le mythe même de la Mer, la partie scientifique du poème. Au rebours de Victor Hugo, qui se défiait de la science — rappelons-nous l’Âne, rappelons-nous la satire contre Darwin, — Richepin la vénère, et comme il n’en craint pas les conclusions, il a tenu à honneur d’en exprimer, à sa façon, les résultats. Il est très moderne par là, et aussi très ancien. Ce siècle et le suivant ramèneront la poésie à ses origines scientifiques : Empédocle, Pythagore, les philosophes primitifs de la Grèce antique enfermaient la science d’alors dans la formule immortelle du vers.

Il n’est pas surprenant de rappeler les Grecs à propos de Jean Richepin. Il les a lus ; il en procède. Il me serait facile d’indiquer, parmi les ruisselets de poésies qui sont venus grossir le torrent de la Chanson des Gueux, tel filet d’eau, limpide comme du cristal, dérivé de l’Anthologie. Des tributs du même ordre devaient infailliblement aboutir à La Mer. Je recommande aux purs lettrés l’Idylle de Théocrite.

Tel est ce livre : il a de quoi retenir et toucher la foule, mais il sera surtout un régal pour les connaisseurs.

Qu’ajouterais-je ? Un seul détail. J’ai eu entre les mains un document bien curieux : les épreuves des Blasphèmes, en regard de celles de La Mer. La mise en page des Blasphèmes exigea un travail de disposition dont je voudrais donner l’idée. Richepin a horreur de certaines bévues typographiques. Une « étoile » mal placée et faisant tache ou trou au haut ou bas de la page le mettait hors de lui. Les feuilles d’épreuves revenaient d’Angleterre, lardées de reproches et lacérées de marques d’exaspération. Pour effacer la trace de ce qu’il appelait « des crimes », il ajoutait à sa pièce, ici, deux strophes, là, seize vers, plus loin, deux pages, qui repartaient par retour du courrier. Mais la suture est invisible, et la pièce semble coulée d’un seul jet. La Mer a donné lieu au tour de force inverse. Elle a été écrite en vue de l’impression, et chaque page du manuscrit a fourni, sans y rien changer, une page du livre. La table des matières du livre est la table du manuscrit. Peut-être ce détail a-t-il son prix ? Il permet d’appliquer plus complètement au livre de La Mer ce mot de La Bruyère : « Il est fait de main d’ouvrier ».

III. Les vers latins de M. Richepin3 §

« Les vers latins de M. Richepin » ! Les gens enquête d’idées toutes faites et d’opinions toutes mâchées ont adopté sans discussion cette formule dédaigneuse. La critique hostile flatte si sûrement nos petites passions ! Et lorsque le talent d’autrui est en question, c’est si bon d’en rabattre !

S’il était vrai qu’un vers de la Chanson des Gueux sonnât le même son qu’un vers des Géologiques, pour qui serait l’affront, dites-le-moi ? La tradition latine en poésie, y a-t-il rien de plus français ? Des vers détachés de Virgile, et de Tibulle, et de Properce, André Chénier en met partout. La Fontaine « ne prend que l’idée, et le tour, et les lois » : en vérité, c’est peu de chose. Corneille n’a pas seulement traduit et immortalisé mille sentences de Sénèque le tragique ; il 1. Écrit en novembre 1886. s’est traduit lui-même ; il a mis en français ses propres vers latins, qui n’étaient pas d’ailleurs des Juvenilia. Plus d’un trait de l’Excusatio (Éloge de Louis XIII et Richelieu) a été reporté dans l’Excuse à Ariste. Et les vers latins de Hugo ? Ils foisonnent :

Les satyres dansants qu’imite Alphésibée.
Mugissement des bœufs !
………
…… l’allongement de l’ombre.
Voilà, lorsqu’il traduit Virgile. Voici, quand il s’en tient au mot à mot de Juvénal :
Ce qui fit la beauté des Romaines antiques,
C’étaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques,
Leurs doigts que l’âpre laine avait faits noirs et durs,
Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal près des murs
Et leurs maris debout sur la porte Colline.

Je n’abuserai pas de ces rapprochements. Si les vers de Richepin sont latins comme ceux de Hugo, de Chénier, de La Fontaine, de Corneille, je ne le plains pas.

Aurait-il abusé de notre candeur, et sous prétexte de Blasphèmes, sous couleur de Chanson des Gueux, ce Santeuil déguisé, ce Vanière paradoxal aurait-il perpétué le plus inoffensif de nos exercices scolaires ? Passe pour les sonnets bigornes. Mais quel poète a eu plus d’accent que l’auteur de certaines chansons, âpres et éloquentes, s’il en fut ? Ceux qui ont cru à cette légende, plus bizarre que toutes les autres, d’un Richepin industrieux, nullement doué, sont seulement priés de relire ces miracles de pitié tragique, qui s’appellent les Gueux des Champs. S’ils savent le prix d’un pur diamant poétique, qu’ils regardent luire au soleil ces fins joyaux : Berceuse, Le Vieux, Le Merle à la Glu, Les Vieux Papillons… Mais autant vaudrait tout citer.

Et toutefois, qu’ils le sachent aussi, cette œuvre inspirée est antique. Latine ? Nullement. C’est grecque qu’il faut dire. Pour ma part, je ne puis pas ouvrir ce livre sans songer à quelque bouquet de violette sauvage, de rose rouge, de houx vert, comme celui qu’auraient formé certains feuillets disparus de l’Anthologie grecque. Ai-je tort de penser aux épigrammes antiques ? Songez à la Flûte et au Bouc aux enfants. Richepin en a fait deux minuscules chefs-d’œuvre : il est facile de retrouver les distiques un peu desséchés qu’il a fait refleurir, et qui ont répandu pour nous comme un parfum nouveau. Ainsi procède le sculpteur : il a gardé le souvenir d’un pur camée syracusain et, un matin, il pétrit dans ses doigts la statue imitée et originale. Ce qui est grec, dans la Chanson des Gueux, dans tout écrit en vers de Richepin, ce n’est pas seulement tel ou tel motif, c’est l’harmonie de la composition, c’est la vigueur du mot, c’est l’exécution le plus souvent hardie et impeccable.

Grec, son théâtre l’est aussi, et je n’ai pas l’honneur de m’en être avisé le premier. À l’apparition de ce drame, La Glu, qui se passe pourtant de nos jours, dans la presqu’île du Croisic, Théodore de Banville, avec son flair de poète, avait nommé le cru. Très généreusement, il s’écriait devant les lecteurs ébahis du Gil Blas : « Ne vous y trompez pas ; c’est de l’Eschyle. » Que faut-il entendre par là ? Que La Glu vaut l’Agamemnon ? Je ne le pense pas, ni Richepin., qui sait le prix d’une œuvre antique. Mais si un Grec du ive siècle revivait, et qu’il me fallût lui donner une idée de notre art dramatique, j’hésiterais — il serait long d’expliquer le pourquoi — à lui montrer telle œuvre « à grand succès ». Je n’aurais pas eu peur de le mener à l’Ambigu, lorsque La Glu était en représentation : je m’imagine que des yeux hantés par l’image d’Atossa ou de Clytemnestre ne seraient nullement offusquées de voir Marie des Anges, armée de son merlin.

Nous retrouvons l’écho d’Eschyle jusque dans la sonorité superbe du drame de Nana-Sahib.

— On distingue un galop de chevaux haletants.
— Il s’y mêle des cris, comme des cris de fête.
— Vous vous trompez. Ce sont des clameurs de défaite.
— Voici le flot joyeux qui se heurte aux remparts.
— La porte s’ouvre en hâte à des soldats épars.
— La trompette ! Salut, salut, chant de fanfare !
— Salut, râle de la panique qui s’effare.
— C’est le rajah vainqueur ! — C’est le rajah battu !

Ce dialogue impétueux, tout nourri d’action, tout éclatant d’images suggestives, n’est-ce pas celui des Sept Chefs  ?

Le rajah revient du combat ; il est blessé ; il est écumant de fureur ; il jette, en quelques cris de haine et d’orgueil invaincu, le bulletin de sa défaite. Écartez les images orientales, et, sous cette couleur, qu’exigeait le sujet, vous reconnaîtrez le grand sentiment de tel récit de bataille des Perses.

Où sont les vers latins dans tout cela ? Un critique affirmait qu’ils s’étaient surtout réfugiés dans Monsieur Scapin. Ils se sont si bien déguisés sous les oripeaux scintillants de la Comedia dell’arte, que je n’en ai su trouver trace. Je me demande même où l’on peut voir apparaître, à cette heure, un vers français plus sain, plus vaillant, plus vivant, plus chantant, plus épanoui. Ce n’est pas mon rôle d’analyser la pièce ici, et je me borne à noter les mérites de forme. Mais, là-dessus, qu’on ne marchande pas l’admiration ! « C’est du Regnard », a-t-on dit, non sans restrictions, et comme avec la peur de verser dans les hyperboles. Regnard (relisons-le) n’est ni soutenu, ni serré à ce point. C’est bien la poétique du Légataire : toutes les broderies de l’imagination sur une trame noire, ourdie par des coquins, que le public, et les acteurs surtout, ont bien tort de prendre au sérieux. C’est bien aussi la même veine de plaisanterie, grave, gauloise, le même goût du terme pittoresque ; mais le vocabulaire du « moderne » est plus varié, plus imprévu, plus fréquemment traversé de métaphores lumineuses. Et que le dialogue est rapide et agile ! Sauf quatre ou cinq tirades trop citées, et tenant peu à l’œuvre même, ce n’est partout que propos vifs, hardis, bien résonnants, comme attaques d’escrime ou ripostes du tac au tac. Au point de vue scénique, il y a peut-être un peu d’excès. Cette langue nette, brève, réduite au minimum de l’expression, ravit d’aise le lecteur lettré ou quelques spectateurs de choix ; la foule n’a pas le temps de s’échauffer ; l’amplification lui manque ; il lui faut des redites ; elle ne fait qu’une bouchée de ce style très pur et très sûr, de qualité un peu trop rare. Monsieur Scapin est de ces pièces qu’il faut, pour les juger à leur valeur, entendre une seconde fois.

Dans l’œuvre poétique de Richepin, il y aura du déchet, je le veux, tout comme dans Hugo, dans Musset et dans Lamartine. À cette époque où l’on vit moins pour écrire qu’on n’écrit pour vivre, qui peut se flatter de durer tout entier ? Mais quels débris marmoréens subsisteront de la Chanson des Gueux et de La Mer, des Caresses et de tout le reste ! Et il se passera bien du temps, je l’espère, avant que l’auteur de Monsieur Scapin ait dit son dernier mot. Qu’il continue son labeur de rare ouvrier. Il n’est pas homme, j’en suis sûr, à s’inquiéter trop du mal ou du bien qu’on peut dire de sa besogne. Mais, quand il ne demeurera plus une ligne de toute la prose laudative ou agressive qu’on aura, de nos jours, versée sur ses écrits, ses vers, ses « vers latins » vivront encore.

Maurice Bouchor et les lectures populaires4 §

Si quelqu’un, dans les six ou sept années qui viennent de s’écouler, a bien mérité de l’enseignement populaire, c’est assurément le poète Maurice Bouchor. Il était l’auteur des Chansons Joyeuses et des Poèmes de l’Amour et de la Mer, ces premières œuvres si fraîches, écrites par un adolescent étonnamment doué ; de l’Aurore, ce dramatique et douloureux combat d’une foi qui décline et d’une conscience qui aspire à s’affirmer ; des Symboles, ce puissant effort de résurrection des religions antiques, ce retour par l’émotion du cœur, par la pénétration passionnée de l’esprit, aux légendes divines qui ont guidé ou égaré, émancipé ou asservi l’humanité. Il avait donné, au petit théâtre de la salle Vivienne, pour y être exprimées et représentées par des marionnettes, devant une élite d’artistes et de littérateurs, d’abord deux féeries, traduites d’Aristophane et de Shakespeare, les Oiseaux et la Tempête, puis cinq ou six chefs-d’œuvre poétiques, qui auront une place de choix dans l’histoire des lettres françaises au xixe siècle : Tobie, Noël, la Légende de Sainte-Cécile, la Dévotion à Saint-André, le Songe de Kheyam et les Mystères d’Éleusis ; il avait publié le drame de Michel Lando et fait jouer au Théâtre-Français le Conte de Noël ; il préparait, il ébauchait, dans sa pensée, d’autres beaux sujets dramatiques, un Boudha, une Jeanne d’Arc. Tout à coup, il se détourne du chemin qu’il suivait et où il avançait d’un pas rapide : avec un dévouement tout exclusif, avec une ardeur de passion que l’on n’admirera jamais assez, il se fait simplement le serviteur des écoliers, l’instituteur, le lecteur attitré des groupes populaires.

Il est permis de s’en réjouir sans réserve ; il est permis également, en songeant aux projets ajournés, de mêler au sentiment de gratitude une nuance de regret.

À quelque point de vue que l’on se place, l’année 1895 est une date dans la vie de Maurice Bouchor. C’est l’époque où, pour la première fois, il tourna vers l’école son regard de poète et de penseur. Un concours avait été ouvert par la Correspondance générale de l’instruction primaire, pour la composition d’un Recueil de chants à l’usage des écoles primaires de France. Dans quelques pages d’une grande noblesse, Félix Pécaut, le maître inoubliable, avait défini par avance l’esprit du recueil qui devait être couronné. Le lauréat de ce concours fut Maurice Bouchor.

Qui ne connaît aujourd’hui ces chants devenus populaires ? Quelques sentiments très simples et très forts, le culte des aïeux, l’amour du sol natal, le courage, le dévouement, l’idée de la justice, la beauté du travail, la poésie de la mer, des champs, de la montagne, le sentiment de la tristesse et de la joie humaines, voilà le fond de ces petits poèmes. La forme est d’une nouveauté singulière, dans sa simplicité charmante et sans effort. Entre la manière raffinée de la plupart de nos faiseurs de vers et la verve un peu grosse, la bonhomie un peu basse, des meilleurs de nos chansonniers, Maurice Bouchor a su garder une mesure bien rare ; il a eu l’heureux privilège de trouver un langage qui, sans rien sacrifier du sérieux de l’idée ou de la vertu poétique, ne cesse pas d’aller au cœur et à l’intelligence de l’enfant.

Ces chants une fois faits, Maurice Bouchor s’imposa le devoir de les porter et de les commenter lui-même dans l’école. C’est alors que commença son véritable apostolat. Le Directeur de l’Enseignement primaire ouvrit au poète les portes des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, et, à la suite du poète, entra, dans ces demeures un peu froides, un enseignement élevé et vivant, dont cette jeunesse, ardente à l’étude et au bien, fut réellement enivrée. Il m’est arrivé de me trouver, en province, sur le chemin de Maurice Bouchor et d’obtenir la faveur d’assister à ces fêtes de poésie et de musique, dont il avait le premier donné l’idée, et qui s’organisaient partout avec une touchante dévotion. Le souvenir que j’en ai gardé ne s’effacera pas. Chez ces disciples d’un jour du maître improvisé, c’était une véritable allégresse. Avec quel tact délicat il s’exprimait d’ailleurs devant son auditoire ! Que sa bonté, que sa volonté de faire le bien l’inspiraient heureusement ! Je n’ai vu qu’un autre éducateur qui eût, au même degré, le don de s’insinuer sans effort dans les esprits et de toucher ainsi, du premier mot, les âmes ; ce n’était pas un homme souriant, élégant, aisé, comme le poète dont je parle, c’était le grave, le sévère, le profond pédagogue Pécaut. Lui aussi, il avait dans son austérité une sorte de grâce rayonnante, et dès qu’il paraissait sur le seuil d’une classe à l’école de Fontenay, on pouvait voir, à un reflet heureux sur les visages des élèves, que tous ces jeunes cœurs allaient s’épanouir.

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La propagande, la mission de poésie et d’art à travers les écoles devait aboutir tout naturellement à l’idée des Lectures classiques pour le peuple. L’idée, à vrai dire, n’était pas nouvelle : elle avait surgi des événements mêmes, après la Révolution de Février. Sainte-Beuve, qui s’y était très vivement intéressé, nous a laissé des détails curieux sur la façon dont ces lectures furent organisées alors pour la première fois, sur l’accueil que le peuple illettré fit à Corneille, à Racine, à Molière. Une pareille innovation ne pouvait pas survivre au régime qui l’avait produite. Le poète Bouchor a eu le grand honneur de la remettre au jour et d’en assurer désormais la durée. La première petite église laïque, où fut célébré cette sorte de culte littéraire, réservé jusqu’ici à des privilégiés, fut l’école de la rue d’Alésia, à Montrouge5. Dans les premiers moments, ce public ouvrier ne fut peut-être pas sans défiance ; mais il ne tarda pas à sentir la douceur du bienfait que le poète et ses amis lui apportaient. Le succès fut tel que les centres de lecture se multiplièrent ; il y en eut bientôt dans tout Paris.

Personne ne définira mieux que ne l’a fait Bouchor lui-même le rôle de la littérature dans l’éducation du peuple. Il faut relire, dans le discours prononcé par lui en 1898, à l’Association Philotechnique, sa définition de la poésie d’Homère et ses éloquentes indications sur les leçons de morale éternelle répandues à travers les inventions terribles et touchantes de l’aède grec. « Le rôle essentiel de la poésie, disait-il, et, de façon plus générale, celui des lettres et des arts, c’est de nous révéler à nous-mêmes ; c’est de faire jaillir de nous, avec plus de force, la source des émotions généreuses sans lesquelles la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. »

C’est, avant tout, par les auteurs français que pouvait se faire, à Paris, cette initiation du peuple aux bonnes lettres. On lut du Molière, du Corneille, du Racine, du Victor Hugo. Chemin faisant, le poète qui était l’âme de ces récitations publiques apportait une contribution d’un autre genre, en publiant certains écrits spéciaux, trop rares, à mon gré, mais dont l’utilité autant que la beauté était incontestable. Tel est l’opuscule qui a pour titre Lectures populaires ; tel est le petit volume Lecture et Récitation, où l’auteur associe des imitations de Shakespeare à des transpositions de chansons populaires, avec un commentaire destiné à guider les lecteurs peu expérimentés ; tel est le recueil Poèmes et Récits d’après les vieilles chansons de France ; tel est encore le livre intitulé Vers la Pensée et vers l’Action, que l’écrivain a composé « des pages de son œuvre où il y a le plus de sa pensée, de son effort, de sa vie intérieure » : telle est enfin cette adaptation admirable de la Chanson de Roland, où tout le sentiment, toute la couleur, tout le génie du vieux poème se retrouvent, et où l’imitateur moderne ne nous a rien laissé à regretter que les longueurs.

En lisant au peuple des chefs-d’œuvre, l’idée devait venir à Maurice Bouchor d’éditer pour le peuple tous ces écrits éducateurs. Il crut bien faire, et il fit bien assurément, de choisir dans Corneille, dans. Molière, les pièces les plus dignes d’étude, et dans ces pièces, les parties les plus belles, les plus expressives, les plus propres à élever les sentiments, à éclairer l’esprit des auditeurs ou des lecteurs peu informés. Ces éditions offrent ceci de particulier que l’érudition en est bannie. L’éditeur s’est donné pour unique tâche de choisir les morceaux qu’il est bon de mettre en lumière, de relier ces morceaux par des analyses qui tiennent lieu des parties supprimées, de donner sur les sujets traités, sur les événements, sur les personnages, les explications indispensables. Les meilleurs éloges à faire de ces éditions, c’est qu’elles vont à leur but : elles épargnent aux lecteurs novices les tâtonnements, les erreurs et les déceptions ; elles les mènent droit aux beautés de valeur, à l’émotion vraie, à la parole salutaire.

Corneille et Molière ont ouvert la route ; Voltaire les a suivis. Ce n’est pas seulement à titre de prosateur incomparable, c’est en sa qualité de précurseur de la Révolution française que l’auteur de Zadig occupe une place d’honneur dans le Répertoire des lectures populaires. Dans un premier volume — la collection en comprendra au moins deux — on a réuni une conférence, aussi limpide que profonde, de M. Lanson sur Voltaire, à la conférence-lecture de Maurice Bouchor sur ce roman de Zadig, un des chefs-d’œuvre de la prose française, et au récit, plein de charme et de sens, de Jeannot et Colin.

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Mais une tentative plus hardie, c’était de sortir de France et de publier, dès le début de cette collection, un chef-d’œuvre étranger. M. Bouchor n’a pas hésité à offrir aux habitués des lectures populaires une édition de deux drames shakespeariens ; il a traduit pour eux et il a tantôt cité, tantôt analysé Macbeth et le Roi Lear.

Il était tout naturel que M. Maurice Bouchor trouvât dans les beautés de la tragédie de Macbeth la même valeur éducatrice que dans les chants d’Homère dont il a, nous l’avons dit, si noblement parlé. Cette sombre histoire dramatique, empruntée aux mœurs barbares de l’Écosse du moyen âge, présente avec l’épopée homérique une analogie qui a été signalée quelquefois. Ce sont les mêmes coutumes féodales, les mêmes façons de guerroyer, la même foi au merveilleux. Si les habitués des lectures populaires s’intéressent à la lecture de Macbeth, on ne peut guère douter qu’ils ne soient en état d’écouter avec attention et de goûter, lorsqu’on les leur lira dans une traduction faite pour eux, des scènes bien choisies de l’Iliade.

La version que M. Maurice Bouchor a donnée de Macbeth est excellente. Ce n’est pas ce calque déplaisant des traducteurs infatués d’exactitude ; on en a vu, et non des moindres, pousser jusqu’à l’absurde le scrupule du sens littéral et grossier. M. Bouchor est trop « bon anglais », comme on eût dit autrefois, pour avoir cette superstition de la fidélité. Il interprète exactement, mais sans affectation. Sa traduction ne grimace jamais : elle est d’un écrivain de race.

Les scènes de Macbeth qu’il a choisies nous donnent la double impression de la fatalité qui domine la pièce et du drame psychologique dont l’ambitieux lord et sa terrible femme sont en réalité les uniques acteurs. Les hésitations de l’homme, et les emportements de la femme, avançant dans la voie du crime, puis les rôles en quelque sorte retournés, l’homme délivré de tout scrupule, sinon de toute terreur, la femme en proie aux affres des remords, le châtiment enfin après le crime : voilà ce que d’habiles citations, appuyées d’une analyse au moins aussi heureuse, nous font sentir plus fortement qu’on ne peut se l’imaginer.

L’émotion que nous procure le Roi Lear est plus profonde encore. Ce que le sujet a d’impitoyable se trouve en quelque sorte purifié, et comme adouci merveilleusement par la pitié dont la pièce déborde. Dans l’intéressante étude qu’il a placée avant sa traduction, M. Bouchor nous rend compte, avec beaucoup d’art, des raisons qui l’ont décidé à choisir, entre d’autres œuvres « très émouvantes », cette tragédie « si douloureuse ». Aux raisons qu’il nous a données me permettrai-je d’en ajouter une ? C’est ici une des pièces où Shakespeare a marqué cet art, qui n’appartient guère qu’à lui, de transformer en un puissant ouvrage dramatique un de ces contes d’enfant apportés jusqu’à lui par la tradition populaire, et de ne pas détruire, en opérant cette transformation, le charme si naïf, mais si poignant, de la légende.

La première scène traduite par M. Bouchor nous montre le vieux Lear en présence de ses trois filles, d’une part Regane et Goneril, jouant la comédie de la tendresse, d’autre part Cordelia, dont la pudeur de sentiment silencieuse paraît au roi sécheresse et froideur.

La scène deux, la scène quatre nous montrent le fou à côté de son roi. Ce sont, je suppose, ces scènes qui doivent le plus surprendre un auditoire français. Quand les acteurs anglais vinrent jouer Shakespeare à Paris, en 1828, ils avaient supprimé le personnage du fou. Ses lazzi, ses saillies, sa drôlerie d’allure forment avec les explosions de douleur du vieux Roi, qui s’emporte contre l’orage et maudit ses filles, un de ces contrastes violents où le sublime et le burlesque se côtoient, où les éclats de rire et les sanglots sont alternés. C’est surtout de ces effets saisissants que devait s’engouer l’école romantique ; mais la tradition des classiques français n’y avait point préparé les spectateurs lettrés de la Restauration. Il est intéressant de savoir que ces passages, dignes de toute admiration, ont été sentis cette fois par l’auditoire populaire.

Le dénouement du Roi Lear est d’une tristesse infinie. Ce serait le cas d’appliquer à Shakespeare cette expression que Racine inscrivait sur la marge de son exemplaire de Sophocle : « Ici le poète s’est épuisé à faire pitié. » Sur le cadavre de sa fille, de l’innocente Cordelia, après avoir exhalé quelques cris déchirants, quelques paroles égarées, le vieux roi, le misérable roi, expire de douleur.

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Il faut remercier vivement M. Maurice Bouchor de tout ce qu’il a fait, depuis déjà longtemps, et tout particulièrement de ce qu’il vient de faire. Il a voulu mettre à la portée des lecteurs les plus humbles les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Ainsi compris, le épertoire des Lectures populaires rendra les plus grands services à la cause de l’enseignement et de l’éducation du peuple. Souhaitons, facilitons de notre mieux la diffusion de ces petits livres, qui sont à la plupart des ouvrages de librairie ce que serait, à une poche de gros sous, un lingot d’or.

Post-Scriptum. — Dans cette étude, écrite il y aura bientôt une douzaine d’années, lorsque je rappelais les titres littéraires de Bouchor, je ne citais de lui que les publications antérieures à 1895. Ce serait de ma part une sorte de trahison que de me taire absolument sur ce qu’il a donné depuis ce temps-là, et de laisser peut-être supposer qu’en voulant acquérir la renommée d’instituteur, dont il est fier, il a cessé d’être poète. Le don de poésie, s’il est réel, ne s’aliène pas. On ne dépouille pas la faculté de s’émouvoir et de traduire en harmonies ses émotions, comme on dépose un vêtement qui se fatigue ou qui ne convient plus à la saison. Quand Maurice Bouchor s’est mis à parcourir les quartiers parisiens, puis les provinces de la France, pour faire entendre à travers les écoles sa parole d’éducateur, le lyrisme profond, qui était sa nature même, n’a pas cessé de bouillonner en lui et, par moments, de faire explosion. Dès 1897, il groupait, dans un livre intitulé Vers la Pensée et vers l’Action, quelques chants inédits, au milieu desquels s’élève ce noble cri de tendresse et d’admiration : Aux Femmes d’Alsace. En 1902, il donnait des séries de méditations, rassemblées sous ce titre : Le Poème de la vie humaine, et il prenait ici pour collaborateurs les plus grands maîtres de la musique, Lulli, Hændel, Haydn, Gluck, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Mendelssohn, Schumann « et les mélodies populaires ». La naissance de l’enfant, l’éveil de l’amour, la beauté de l’hymen, les joies de la maternité, l’effort douloureux, mais viril, du travail, les tristesses du deuil, la perspective auguste du tombeau, voilà quelques-uns des sujets traités. Quelle est la conclusion du poète au sujet de la vie ? « Elle vaut la peine d’être vécue. » Les Nouvelles Chansons pour les enfants, les Chansons rustiques à deux voix n’épuisent pas cette source pure, et jusqu’à son dernier jour, on n’en peut pas douter, le poète s’y abreuvera.

Le filon dramatique, qui depuis le moment où avait disparu le Petit Théâtre des Marionnettes, pouvait paraître abandonné, a été exploité, depuis 1897, avec un très rare bonheur. C’est pour les enfants que le poète a écrit ces œuvres légères et charmantes, le Mariage de Papillonne, a Belle au Bois donnant, d’autres encore. Pour les enfants aussi, la remière Vision de Jeanne d’Arc, sorte de mystère héroïque. La première représentation en fut donnée au mois d’avril 1897, « en pays lorrain », dans « une école de Nancy ». Quant à la pièce de la elle au Bois dormant, improvisée au cours d’une saison d’été, le poète a su exprimer tout le plaisir qu’il eut à la composer et tout celui que nous avons à la relire, lorsqu’il a écrit ces seuls mots : « Elle m’a été soufflée par les arbres, les oiseaux et les écureuils de la forêt de Fontainebleau. » Nausicaa, fantaisie dramatique inspirée d’un des épisodes les plus fameux de l’Odyssée, continue cette série d’adaptations originales. Du trésor homérique aux sources indiennes du boudhisme il n’y avait qu’un pas, pour le poète des Symboles. Trouvant dans un ouvrage de Burnouf la légende de Kounâla, il l’a librement modifiée et il en a tiré le drame le plus poignant, la leçon de bonté la plus émouvante. J’omets, de parti pris, quelques écrits où la préoccupation sociale, la propagande pour la paix écrasent un peu l’œuvre d’art, mais je ne puis assez dire tout ce qu’il y a d’invention ingénieuse et d’exquise naïveté dans ce recueil, récemment publié, le héâtre du Petit Chaperon Rouge. Il faut connaître lancheneige et Rosevermeille, une délicieuse comédie dont un conte des frères Grimm a fourni le canevas, et Dans le Jardin, une féerie, à la façon des contes délicats d’Hégésippe Moreau, mais où passerait par instants le souffle shakespearien. Pour fêter le jour anniversaire de la délaissée Cendrillon, les personnages du jardin, une linotte, une souris, un lézard, une rose, un potiron viennent se grouper autour d’elle et lui versent l’enchantement de leurs propos légers, de leurs « histoires » ineffables.

« Si tu t’abaisses, je t’élèverai », lit-on dans le livre sacré : il se pourrait qu’en s’appliquant avec une tou chante modestie à satisfaire les enfants, le poète Maurice Bouchor se soit trouvé, sans le vouloir, atteindre un but plus haut qu’en s’efforçant de retenir, par-dessus tout, l’attention des hommes faits, qu’en se montrant préoccupé de gagner leurs suffrages.

Hégésippe Moreau6 §

On ne peut oublier le mystère à la fois vulgaire et douloureux de la naissance de Moreau ; il a pesé très lourdement sur sa destinée tout entière. C’était un fils naturel : condition cruelle, s’il en fut, à une époque où, parmi tant de préjugés, se manifestaient violemment l’éloignement  instinctif et le mépris irréfléchi pour ce qu’on appelait avec rudesse le bâtard, même lorsque l’enfant était légitimé. Il connut donc, à certains jours, il redouta, comme le plus pénible affront, cette sorte de proscription aussi implacable qu’injuste. Ses deux parents moururent très tôt, l’un après l’autre, le père le premier, miné par la phtisie et emporté quatre ans après la naissance du fils, la mère un peu plus tard : elle expira, comme devait expirer à son tour Hégésippe Moreau, dans les draps d’un lit d’hôpital. Lorsque le compagnon, devenu l’époux, fut parti, — c’était un très modeste professeur, instruit et pauvre, — la femme, pour continuer à nourrir son enfant, était entrée en condition : elle fut, pendant huit années, la domestique dévouée d’une bourgeoise de Provins. En souvenir de cette autre « servante au grand cœur », la veuve de M. Guérard ou Mme Favier (c’est la même personne) prit pour elle la charge de faire élever le garçon : elle paya sa pension au collège d’abord, puis dans deux petits séminaires. On destinait cet écolier, très doux et brillamment doué, à la prêtrise : une influence inattendue détourna cette vocation.

Il y avait alors, dans cette antique et agréable ville de Provins, un vieillard d’un rare mérite, qui s’était fait connaître, sous l’ancien régime, par des recherches de laboratoire bien conduites et que ses compatriotes avaient élu, pour sa science et sa vertu, en qualité de député à la Convention Nationale. Il s’appelait Christophe Opoix. N’ayant pas voté la mort de Louis XVI, il n’était pas devenu, pour les habitants de sa ville, le Régicide, cet être terrible et maudit, cet objet d’aversion, d’horreur superstitieuse, que l’un des écrivains religieux du premier tiers du xixe siècle, Ballanche, nous a dépeint, parqué comme un lépreux et ployant sous le faix de la malédiction sociale : on ne lit plus guère, on admirait beaucoup jadis, avec un frisson de terreur, ce tableau puissamment mélodramatique intitulé : L’Homme sans nom.

Le Conventionnel de Provins vivait assez retiré, presque toujours plongé dans ses travaux d’histoire naturelle et de psychologie, d’archéologie et d’histoire. L’orphelin contemplait de loin, avec un respect mêlé d’admiration, ce vétéran des luttes inoubliables ; puis, une fois, il regarda passer, d’un peu plus près, ce solitaire au front nu « de prophète » ; une autre fois, comme il le dit dans un vers éloquent forgé par l’indignation, il entendit qu’on l’insultait « d’une lâche risée » et, petit à petit, « ce grand débris humain » — c’est son expression — personnifia son idéal.

Ses classes achevées, le rhétoricien obtint, chacun le sait, d’être mis en apprentissage chez un imprimeur de l’endroit. Il y apprit, seulement à demi, le métier de compositeur. On l’aima dans cette maison ; les fils du patron l’admiraient ; la fille, Louise Lebeau, mariée bientôt, mais restée au logis de ses parents, lui témoigna, de loin comme de près, depuis le premier jour et jusqu’à l’heure où il mourut, la plus douce, la plus dévouée, la plus bienfaisante tendresse. Tout ce roman d’amour, ingénu, ardent, traversé de tourments, d’amertumes, de troubles profonds, mais jusqu’au bout demeuré idéal, a été dit et redit par les biographes : il vit encore et palpite dans les lettres écrites pendant dix ans par Hégésippe Moreau à celle qu’il nommait « sa sœur », et à laquelle il eut le droit de ne jamais donner un autre nom.

C’est dans cet atelier qu’il accomplit, — parlons plus justement — qu’il ébaucha, pour ne jamais la terminer, son éducation politique, trop sentimentale. Il lisait et relisait Jean-Jacques Rousseau. Son esprit sans timidité, mais bien plutôt aventureux et assez chimérique, engloutissait, sans trop y regarder, les formules du ontrat social. Son cœur tendre, aisément exalté, d’une sensibilité délicate, mais élégiaque, s’enivrait de mélancolie dans les pages passionnées et troublantes des onfessions. Sa verve satirique toute juvénile s’était manifestée déjà dans quelques chansons frondeuses ou effrontées. « C’est un nouveau Béranger qui vient d’éclore », disait-on. Les encouragements de l’académicien Pierre Lebrun aidant, Hégésippe partit pour Paris à la conquête de la gloire.

Il fit ce qu’il fallait pour s’en montrer digne aux Trois Journées. Il s’arma d’un fusil et, avec beaucoup d’ouvriers ou d’étudiants de son quartier conduits par quelques grognards et par les élèves de l’École polytechnique, il enleva la caserne des Suisses après une fusillade de deux heures. Il vit tomber autour de lui des blessés et des morts ; plus heureux que d’autres, il sortit du combat sans une égratignure. « Tout est terminé, — écrivait-il un peu après, — à moins que des ambitieux ne veuillent recueillir le fruit de cette révolution toute populaire. D’après l’esprit qui règne autour de moi, — ajoutait-il, — je puis affirmer qu’en ce cas le despotisme ne serait pas plus fort au Palais-Royal qu’aux Tuileries. »

Il prenait donc l’engagement de s’insurger contre tout retour d’oppression, et cet engagement, il le tint avec quelques républicains candides de son espèce, sur de nouvelles barricades, les 5 et 6 juin 1832. Sans armes cette fois, comme ce capitaine à la canne de jonc du récit d’Alfred de Vigny, il s’exposa au feu avec un flegme très voisin du désespoir, en homme à qui pèse la vie. Depuis près de deux ans, il n’avait presque pas cessé d’être aux prises avec la misère. Pendant l’hiver de 1830, il écrivait à un de ses amis : « J’éprouve quelque embarras pour vous donner mon adresse : qui peut savoir où je coucherai demain ? » En avril 1831, il avait pris le parti d’essayer du métier de maître d’études : il avait là, plus encore qu’ailleurs, montré son incapacité. En 1832, lorsque le choléra avait envahi tout Paris, terrifiant un million d’hommes, il avait cru inaugurer une nouvelle forme de suicide en prenant place dans le lit d’où l’on venait de retirer un mort, victime du fléau. Il ne put réussir, comme il disait, à se donner « la peste ». Au début de l’année 1833, il revenait à l’hôpital, très gravement atteint, et il y demeurait, dans le plus lamentable état, pendant deux mois entiers.

En voyant ce jeune homme de vingt-deux ans, imprévoyant et maladroit, tombé dans cette détresse, certains commentateurs de sa vie et de ses ouvrages se sont moins avisés de le plaindre que de le blâmer. N’était-ce pas le châtiment de sa nature ombrageuse ? Et ne s’était-il pas complu à dérouter, à décourager tout à fait ceux qui ne demandaient qu’à être ses tuteurs ? Sainte-Beuve est admirable : ce n’est pas sur Moreau qu’il s’apitoie, c’est sur M. Lebrun. Mais de qui donc, si ce n’est de Lebrun lui-même, le critique des Lundis tenait-il le détail sur une visite ajournée pour ne pas montrer des « bas bleus » ? Et quel autre aurait pu décrire, en les raillant ou tout au moins en les jugeant injurieux, ce « dédain » de la bienveillance, cette « peur » de la « protection » chez l’artisan devenu maladif, chez le farouche et famélique auteur, tout aussi déliant, — lorsqu’on lui laissait entrevoir le collier, — que le loup du bon La Fontaine ? N’est-ce pas ici le cas de redire le mot assez amer, mais vrai, du moraliste ? « On voit aussi des bienfaiteurs ingrats. »

Heureusement pour le poète, il avait de vrais amis. Au printemps de 1833, dans le commencement d’avril, par des journées d’une exceptionnelle douceur, il s’était mis en marche, si faible qu’il fût encore, et, à pied, sans argent, quêtant en route un peu de pain et obtenant parfois, de village en hameau, une soupe pour son repas, il s’était, lentement, péniblement, acheminé vers les campagnes de la Brie. Il s’était arrêté presque au terme de son voyage, à la ferme de Saint-Martin, auprès du jeune couple des Guérard qui l’avaient retenu. Chez ces braves gens, si simplement et si cordialement hospitaliers, sur le plateau fertile et verdissant, balayé d’air pur, pénétré de fine lumière, il retrouva bientôt les forces, la santé, la belle humeur, la joie de respirer plus librement et le besoin d’écrire encore ou, pour mieux dire, de chanter. Il descendit jusqu’aux pentes herbeuses où se déroule au grand soleil, avec un murmure léger, et en étincelant parfois comme un beau ruban d’argent neuf, le mince courant d’eau de la Voulzie ; il revit les monuments de Provins et ses ruines, le donjon du vieux château fort, la coupole de Saint-Quiriace, les murailles de la cité, élevées par les comtes de Champagne, et de Vermandois après qu’ils furent revenus de l’aventure des Croisades, les tours carrées et rondes alternant, les larges pans de remparts impérialement drapés de lierre toujours vert et ponctués, comme certains tapis de l’Orient, par le safran ou l’incarnat des fleurs des pariétaires : il se crut rentré au pays pour ne plus en sortir.

L’on sait comment il fonda à Provins une publication périodique en vers, une autre émésis, le Diogène, comment il dut, après s’être battu en duel, porter son journal à Paris, comment l’entreprise sombra, comment le pamphlétaire retomba dans la misère noire, et jusqu’à quel point il souffrit de la cruauté du vieil iver, qu’un autre poète a si justement appelé « tueur de pauvres gens », et comment, toutefois, au retour de la belle saison, ayant élu domicile dans un vieux chêne, près de la mare d’Auteuil, il trouvait encore dans son imagination de riantes couleurs pour égayer son dénûment et pour jouir à peu de frais du seul « luxe » de la nature. « Je vis heureux, écrivait-il. On m’a payé une romance vingt francs, c’est l’opulence. Trois sous de pain, deux sous de lait, telles sont mes dépenses de chaque jour. »

Ces dépenses, plutôt modestes, il ne gagnait pas toujours de quoi seulement y suffire. Il écrivait pour le ournal des Demoiselles, pour le ournal des Enfants, pour la syché, de courts récits délicieux. Il les ciselait avec lenteur, comme des joyaux rares. Les dames qui rédigeaient ces journaux daignaient, de temps en temps, contenir quelque peu leur flux de prose intarissable pour faire place au ui de Chêne, au ils de la fruitière ou aux Petits souliers.

Mais, d’après le bilan de l’un de ces journaux, un autre pauvre hère a calculé que les contes d’Hégésippe Moreau avaient dû lui être payés, lorsqu’ils le furent toutefois, au tarif maximum de cinq centimes la ligne. Et c’est pourquoi, sur la fin de sa vie, il fut heureux de pouvoir revenir à sa besogne d’artisan. On l’accepta, chez l’éditeur Béthune et Plon, en qualité de correcteur d’épreuves : à sa grande surprise, son travail ne fut pas ravalé et rebuté finalement, comme il l’avait été ailleurs. Il gagna quatre francs par jour : son dîner lui coûtait un franc. Il n’avait plus à se préoccuper d’attendre sans espoir le pain porté au bec par quelque corbeau nourrisseur comme celui d’Élie. Mais tout son corps était déjà usé ; il dut reprendre le chemin de l’hôpital. Il y dormit, il y souffrit encore un peu de temps, il y mourut. On s’émut, reconnaissons-le, et l’on s’indigna sur sa tombe.

C’est au lendemain de la mort que s’opère, pour la poésie, le départ, entre l’œuvre qui doit survivre, et l’œuvre, qui, malgré les apparences, ou en dépit parfois de l’opinion, ne survivra pas, parce qu’elle n’a jamais vécu. Ce jour-là, des renommées s’écroulent, comme une muraille de terre et de plâtre s’effondre, d’elle-même, aux heures de l’inondation. Et l’on voit émerger du sol, plus d’une fois, quelque durable ouvrage d’art que beaucoup ignoraient et qui fixe à jamais l’admiration de ceux qui s’y connaissent. Comme les auteurs d’épigrammes de l’Anthologie grecque, Hégésippe Moreau, pour avoir seulement écrit quelques pages de prose d’une exquise délicatesse et quelques pièces poétiques d’un sentiment sincère, d’un accent pénétrant, d’une forme achevée dans sa simplicité souveraine, est entré dans le groupe glorieux des poètes incontestés, de ceux qu’on relira, qu’on aimera toujours. Son nom brille déjà depuis soixante-dix années, et il n’a pas subi d’éclipse. Il continuera à traverser les espaces du temps, et le doux bruit des vers, qui ont chanté le bon cœur de la jeune et belle fermière ou la fraîcheur des flots de la Voulzie, ne cessera pas de frémir sur les lèvres des hommes.

Un professeur : Michel Jouffret7 §

Ce qui me frappe, plus que tout, dans la vie trop courte, mais si pleine, de Michel Jouffret, c’est la place qu’y tient l’amitié. Les moralistes l’ont souvent fait observer : nous perdons, pour la plupart, tout le temps de notre existence à rechercher des biens que la mort nous enlève. Comme si le succès le plus brillant pesait, je ne dis pas dans la balance de l’Éternel, mais dans l’estime de tout homme indépendant et réfléchi, autant qu’un peu de supériorité professionnelle ou d’irréprochable labeur, nous courons après les honneurs, nous luttons pour nous élever, et tout ce qui fait la beauté, la douceur et le sens de nos jours, strictement comptés, nous échappe misérablement. Jouffret ne fut pas de ceux qui poursuivent une ombre : il s’attacha aux biens qui ne périssent pas ; il rechercha cette richesse morale, si rare et d’un si grand prix : des amis dignes de ce nom ; il sut les acquérir, il fut digne de ne pas les perdre ; il les conserve au-delà du tombeau. Ce sont eux qui, dans ce jour de commémoration, venus de toute part et rassemblés pieusement auprès de cette image expressive et durable, semblent donner à ces deux vers d’André Chénier leur signification la plus profonde :

Morts et vivants, il est encore pour nous unir
Un commerce d’amour et de doux souvenir.

Je ne vous rappellerai pas dans le détail ce que fut la vie de Jouffret, ce que furent surtout ses plus jeunes années, si tendres à la fois et si viriles. Vous pourriez m’instruire à ce sujet ; plus d’un d’entre vous aurait le droit de se tourner vers le buste vivant que nous inaugurons, et de lui adresser les mêmes mots de bienvenue, que le personnage du chœur à Perdican, dans la pièce d’Alfred de Musset : « Vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé. »

Toutefois, dans cette adolescence exemplaire, qu’un des amis les plus intimes de Jouffret, M. Charles Chabot, décrivait, au lendemain de la mort8, avec un charme de simplicité attendrie tout à fait pénétrant, il y a un acte de volonté admirable, un trait de morale en action que je m’en voudrais de ne pas signaler, une fois de plus, devant ceux d’entre vous qui nous en ont gardé la tradition. C’était pendant l’année terrible. Le frère aîné de Michel Jouffret était prisonnier de guerre, et, privée de son aide, soutenue par le seul labeur d’une sœur pleine de vaillance, la famille était près de connaître le dénûment. Michel, âgé de treize ans, laissa les études latines qu’il avait commencées sous la direction d’un vieux prêtre et, sans prendre l’avis de personne, il se fit recevoir comme manœuvre chez un maçon de l’endroit, pour rapporter à sa mère un salaire de vingt-cinq sous à la fin de chaque journée. Ah ! comme il méritait, ce petit ouvrier, qu’au lendemain de la tourmente deux autres braves cœurs, le docteur Chanard et le docteur Poujade, assurassent son avenir intellectuel, en obtenant pour lui l’admission au lycée d’Avignon avec bourse entière et trousseau ! Et quelle joie c’est encore pour nous de penser que, grâce à ces deux protecteurs intelligents et généreux, toute la noblesse d’une destinée humaine s’est accomplie ! Dans la vie de Michel Jouffret cette heure matinale, cette aurore, d’abord assombrie et enfin rayonnante, n’est-elle pas d’une émouvante beauté ? Et n’y a-t-il pas dans l’histoire de certains hommes comme dans celle de certains peuples, un moment unique, un moment qu’on ne se lasse pas de contempler, c’est celui où l’âpre et saine rusticité va s’adoucir, où l’énergie exubérante et invincible va trouver son plus noble emploi, en se vouant, pour la première fois et pour jamais, au sentiment du beau qui vient d’éclore ? Ce que furent, pendant toute la durée des études classiques, les aptitudes, les efforts, les succès de l’écolier, nous le savons par les palmarès d’Avignon et de Louis-le-Grand, où son nom brille si souvent, et par celui du concours général des lycées de Paris, où il figure avec honneur. Ce que fut l’élève de l’École Normale Supérieure, je l’ai demandé à son maître de prédilection, à M. Émile Boutroux, l’illustre philosophe. Si j’avais cru que l’échange me fût permis, je vous aurais seulement apporté l’or de sa réponse et cela aurait mieux valu que la menue monnaie d’un long discours. Vous pouvez en juger par cette unique citation : « Jouffret n’était pas un élève préparant son agrégation, c’était un homme qui réfléchissait, qui cherchait, qui rêvait, qui voulait aussi : car vivre, pour lui, c’était agir, être utile, bien faire. Il est resté pour moi le modèle de cette fusion de la théorie et de la pratique, donc le type du sage, au sens antique du mot. Avoir pu lire à livre ouvert dans une telle âme est l’une des joies les plus profondes qui soient données à un professeur. » Et ce que Jouffret, formé par un tel maître, fut lui-même comme professeur, depuis le jour où il s’assit en qualité de stagiaire dans la chaire de philosophie du lycée Louis-le-Grand jusqu’à ses derniers moments si douloureux, et si laborieux encore, des témoignages innombrables nous le disent éloquemment. Je ne me crois pas le droit d’insister sur mes propres impressions, quelque vives qu’elles soient restées ; c’étaient des impressions de lettré, de profane ; mais ce que j’ai le devoir de dire, c’est que les inspecteurs généraux qualifiés, les philosophes, démêlèrent, du premier coup d’œil, les hautes vertus professionnelles de Michel Jouffret et les mirent en pleine lumière. Que ne puis-je citer ici le jugement de celui qui fut la critique même, du maître des maîtres, de M. Jules Lachelier ?

Il ne tenait donc qu’à Jouffret — toutes ses notes en font foi — de venir professer dans une chaire de Paris ; il demanda « son maintien à Marseille ». C’est qu’il avait trouvé à Marseille un champ d’action, et qu’il lui répugnait de le quitter. Il n’était pas de ces penseurs dont la pensée n’est pas apte à supporter tout le labeur de la vie même. Sa philosophie n’était nullement un jeu, à moins que jeu, ici, ne signifie apprentissage et accomplissement des offices du citoyen : ludus pro patria, ludus pro civitate.

Ce besoin d’agir, qui borna, de bonne heure, les ambitions du professeur à une chaire de lycée de province, poussa pourtant cet excellent Français hors des frontières de la France. Dans une excursion pédagogique, faite en 1895, à travers nos établissements d’enseignement secondaire, M. Martin Hartmann, aujourd’hui professeur à l’Université et au collège royal de Leipzig, était resté sous le charme des qualités magistrales de Michel Jouffret. Il réussit à s’assurer sa collaboration comme lecteur et conférencier, et pendant les vacances de 1899, du 20 août au 20 septembre, Jouffret fit une tournée de lectures, ou comme on dit en Allemagne, de récitations, à travers une douzaine de villes comme Leipzig, Dresde, Berlin, et il donna des conférences sur des sujets littéraires, au siège des associations des professeurs. Ces conférences ont été éditées chez Teubner à Leipzig, sur l’initiative du professeur Vietor, de Marbourg, avec ce titre tout vibrant : De Hugo à Mistral. L’ouvrage comprend sept leçons, pleines d’idées fines et d’aperçus originaux ; l’expression en est grave et charmante. Ce qui manque à ces pages, si dignes d’être recueillies, c’est l’accent qui les animait, ce sont les citations merveilleusement lues, et cette communication magnétique avec les auditeurs, ce don de soi-même, cette aisance suprême à offrir généreusement, sans calcul d’intérêt, sans souci d’amour-propre, l’hospitalité de son esprit.

Le succès fut extraordinaire : il se renouvela. Qui aurait pu penser que des efforts, même démesurés, auraient raison d’une constitution d’apparence si vigoureuse ? En 1899, regardant s’avancer vers eux pour la première fois ce Français bâti comme un athlète, les auditeurs d’outre-Rhin avaient cru voir venir, — c’est l’expression de l’un d’entre eux, — « l’image de la santé » épanouie dans sa fleur. À cet ascendant de la personne, au charme du regard ouvert, lumineux et direct, aux caresses de la voix chaude, enveloppante, se joignaient toute la force des convictions, toute la précision des jugements, toute l’élévation de la pensée. On s’explique l’impression profonde, persistante, faite par notre compatriote sur des auditeurs « enthousiasmés ». J’emprunte ce terme à une lettre de M. Martin Hartmann, et j’en détache encore cette image, qui prête aux sentiments de gratitude du pays étranger comme une sorte de grandeur : « Il a rayonné vraiment sur l’Allemagne entière. »

Ces aspects si divers, si dignes de retenir notre attention, n’expriment pas toute cette physionomie morale. Oui, Michel Jouffret fut professeur, et métaphysicien, et orateur, et, à son heure, homme public ; mais, au fond de son cœur, depuis ses jeunes ans, jusqu’à sa dernière heure, il garda religieusement un asile pour la poésie. Dès les vers latins du collège, il révéla son goût pour les rythmes subtils et les paroles cadencées. Il mania l’hexamètre dactylique avec assez de supériorité pour trouver du plaisir à s’y reprendre, au temps de l’âge mûr, et pour s’appliquer à traduire, dans la langue de Catulle et de Virgile, — avec une souplesse, avec une vigueur qui font penser à ces gageures de lettrés du xvie et du xviie siècles, — un sonnet de José-Maria de Heredia. Dans sa classe de philosophie, c’était sa joie de professeur que d’expliquer aux jeunes gens le grand poème de Lucrèce, le De natura rerum, son livre préféré : il en commentait les puissantes beautés avec une attention qu’on sentait frémissante. On devinait, en l’écoutant, bien des secrètes harmonies. Quand je reçus de lui, en 1900, les Poèmes idéalistes, je fus plus charmé que surpris : je les avais prévus et espérés. Ces vers, pénétrés de pensée, et délicats autant que fermes d’expression, furent couronnés, en 1901, par l’Académie française.

Ce n’était que le moindre effort dont Jouffret fût capable. Nous en avons la preuve dans les Poésies posthumes, si neuves, si émouvantes, si aisées et si achevées de facture, qui furent à jamais interrompues par la mort. Dans la cinquième des leçons faites en Allemagne sur les poètes français, Jouffret s’exprime ainsi : « Chez Sully-Prudhomme, il y a deux natures, je ne dis pas juxtaposées, mais profondément fondues l’une dans l’autre : un tempérament de poète et une intelligence de philosophe. Le philosophe a grandi, évolué, grâce aux progrès de la réflexion et de l’étude, et a fini par dominer. » Je ne crois pas trop me tromper en disant que, chez Jouffret, s’il avait vécu plus longtemps, le philosophe, qui d’abord subjugua le poète et l’empêcha longtemps de se manifester, lui aurait laissé le champ libre. Des pièces, d’un réalisme poignant comme êve morbide, étrangement évocatrices comme apyrus, larges et hautes comme ymne à l’Égypte, nous font songer, avec tristesse, à tout ce qu’une fin prématurée nous a ravi de pensées, de sensations, de formes prêtes à jaillir.

Mais n’allons point fausser le sens d’une vie qui fut avant tout d’action et d’effort, en permettant à nos regrets mal dirigés d’y agrandir, sans que Jouffret nous l’ait permis, la part du rêve. Ne cédons pas à cette puérile prévention, qui nous représente le travail littéraire comme plus précieux qu’aucun autre, enveloppé qu’il est de je ne sais quel réseau d’illusion. N’est-ce pas se faire une plus juste idée de la valeur des choses que de reconnaître jusqu’à quel point nos occupations les plus ordinaires, notre labeur de chaque jour, soutenu sans défection, sous l’apparente monotonie des efforts et des résultats, « nous mettent aux prises », en silence et à notre insu, avec les « suprêmes énergies de la nature » ? C’est l’expression même du philosophe Emerson, et pour prêter à sa formule de penseur la clarté d’une image, il évoque, à grands traits, le souvenir de ce héros des légendes du Nord condamné à boire le contenu de la coupe de corne d’Asgard, à lutter contre une vieille femme, à rivaliser de vitesse avec Lok le coureur, et qui se trouva, au terme de ces trois épreuves, avoir bu la mer, s’être mesuré avec le temps et avoir cheminé du même pas que la pensée.

Sachons ouvrir les yeux et voir les attitudes ou les actes sous leur vrai jour. Tracer, toute sa vie, des sillons de labour, pour y jeter à pleine main les grains de seigle ou de froment ; façonner, sans relâche, de jeunes esprits pour y faire fructifier la semence, non moins nécessaire, des sentiments et des idées, ce ne sont là des besognes vulgaires que pour l’observateur inattentif ou aveuglé ; comme l’a dit, dans des vers animés d’un souffle divin, notre Victor Hugo dont Jouffret prêcha l’évangile : vienne l’heure crépusculaire ; aux lueurs augustes de la tombée du jour ou du mystère de la mort, le geste grave et bienfaisant du patient semeur prend un caractère sacré, et semble « s’élargir jusqu’aux étoiles ».

À propos d’un livre sur la Suède9 §

M. André Bellessort a publié, depuis quelques années, de beaux livres de voyages, rapportés de pays divers. Il débuta par la eune Amérique, journal de route, recueil de sensations éprouvées et notées à travers les villes, les vastes cultures, les exploitations minières du Chili et de la Bolivie.

Il continua par d’éclatantes peintures de paysages ou d’intérieurs dans l’Extrême-Orient et il les rassembla, comme des pages d’album pleines d’inattendu ou même d’inédit, dans trois volumes que le public accueillit aussitôt avec une faveur marquée : a Société Japonaise ; — Les Journées et les Nuits Japonaises ; — En Escale ; De Ceylan aux Philippines. Il visita plus récemment les pays roumains. Dans sa Roumanie contemporaine, il a exprimé, avec une verve vraiment heureuse, la renaissante activité de cette nation et les aspects originaux de cette terre.

Mais, quelque valeur documentaire et littéraire qu’offrent ces ouvrages, M. André Bellessort nous apporte avec son dernier livre, a Suède, ce qu’il ne nous avait pas donné jusqu’à présent, du moins à ce degré, et ce qui, en pareille matière, semble constituer la perfection : aux impressions personnelles et directes, d’une vivacité, d’une délicatesse, d’un retentissement exceptionnels, il a joint une information précieuse entre toutes, celle que peut procurer l’étude approfondie des écrivains par la voix desquels l’âme d’un peuple se révèle le plus clairement.

Ces écrivains sont des conteurs, des romanciers, sincèrement épris des coutumes de leur pays, et avec eux, au-dessus d’eux, les grands poètes scandinaves. Le romantisme violent et âpre d’un Almqvist ; la fougue de sentiment ou la vivacité de fantaisie d’une Selma Lägerlof ; l’art sobre et fort d’un Snoilsky, ce lettré longtemps enivré par les délices de l’Italie et ramené enfin vers sa pauvre Suède par une nostalgie que l’on a justement comparée à l’élan instinctif du tout petit enfant se rejetant vers le sein maternel ; la profondeur d’émotion et le naturel expressif d’un Karlfeldt ; l’originalité ardente, et qui s’acheminait vers la démence, de Tegnér ; le réalisme savoureux et l’ironie impressionnante de Fröding ; les ébauches fougueuses et troublantes de ce « déclassé » de génie mort trop jeune, Pelle Molin ; le son pur et profond des rêveries exquises de Kydberg ; les « idylles enivrées » de Bellman ; les intuitions étranges d’Heidenstam, ce dernier venu dont on a pu écrire — nous dit M. Bellessort — qu’il avait exploré « les passages secrets sous la gaieté des Suédois » : voilà ce que le voyageur, pendant un long séjour dans les pays du Nord, a découvert, a lu, a traduit pour s’en pénétrer. Son imagination s’est imprégnée de ces couleurs, et, cessant d’être un étranger, les sentiments dont avaient vécu, dont vivent encore les habitants de ce pays qu’il visitait, se sont, au fil de l’heure, insinués jusqu’au fond de lui-même. N’est-ce pas ce qui donne à ses tableaux, si justes et si fins, du fjords de la forêt, du sol neigeux, du lac dormant, du fjell sauvage, du château hanté, du hameau perdu, de la ferme silencieuse, de la scierie en travail, de la butte, du campement, du ciel crépusculaire, étoilé, ténébreux, inondé de jour, un accent poignant d’intime vérité ? N’est-ce pas ce qui éclaire et fait saillir les figures qu’il nous dépeint, ce qui rend le frisson de joie ou de douleur aux âmes qu’il interprète, ce qui, dans ses évocations d’âge et d’ordre divers, fait vivre le présent, rajeunit le passé, ressuscite l’histoire ?

Je me garderai de trahir cet ouvrage en le résumant. Au lieu d’une glose pesante et ambitieuse, j’apporterai aux lecteurs des extraits. Je me donne pour tâche principale de répartir et de grouper les citations sous des rubriques commodes : nature, mœurs, gens, tradition, poésie ; et je m’efforcerai de réduire le commentaire à sa plus simple expression.

I. La terre suédoise. §

En pénétrant, au cœur de l’hiver, sur les routes de la Suède, M. André Bellessort se répétait tout bas le mot du poète Tegnér : « Les dieux y cheminent encore. » Toute la Suède lui est apparue à lui-même comme un être vivant, pénétré d’un étrange attrait : « La séduction de ce pays est dans sa rudesse mystique, dans ses lignes grandes et tristes, mais parfois aussi fines que les traits d’un visage. » C’est d’une foule d’impressions particulières, et, en quelque sorte, localisées, qu’est faite cette vue d’ensemble. Les pages que je vais citer diront aux lecteurs la qualité de ces impressions.

Voici l’office religieux, à Noël, en Dalécarlie. « Les gens des fermes se sont levés dès trois heures du matin. Quelle que soit la distance qui les en sépare, c’est toujours à l’église de leur commune qu’ils veulent fêter les dimanches et les grandes fêtes. Ils aiment mieux faire cinq lieues dans la neige que de se rendre en vingt minutes à l’église d’une commune voisine, mais étrangère. Ils ont bu le café, allumé les brandons ; et le traîneau les emporte le long des routes encore obscures, dont les riverains ont éclairé leurs fenêtres aux lueurs chaudes et dorées des chandelles à trois branches. Le chemin qui passe devant l’hôtel et tourne vers l’église retentit sous les souliers ferrés et crie sous les patins des traîneaux. Là-bas, au pont de Daleft, beaucoup lancent leurs brandons épuisés dans les eaux libres de la rivière ; et l’ombre est rayée de rouges paraboles. Mais ceux qui viennent de moins loin les tiennent penchés presque au ras de la terre et en secouent la chevelure d’étincelles, avant de les jeter, près de l’église, sur un monceau de neige rose. » L’arrivée de la foule, si curieusement bariolée, le chant des psaumes de matines, l’apparition de l’aube qui fait luire « dans cette pauvre église dalécarlienne, la richesse de coloris d’un campement oriental », la sortie silencieuse, par rang d’âge, les jeunes d’abord, puis les vieux, avant le lever du soleil « qu’on sent proche », tout cela est étrange et impressionnant, comme le paysage même : « Les montagnes lointaines étaient d’un azur un peu plus sombre que le ciel. Un grand vol de cygnes émigrait vers le nord… »

Mais nous ne sommes pas assez dépaysés. Allons jusqu’au bourg de Floda « plus dalécarlien encore que Leksand ». Inoubliable bourg avec ses riches paysans, aux gros gants tricotés de fleurs, « qu’ils emportent dans le tombeau », avec ses lourdes fermières, aux tabliers et aux fichus « plus éclatants qu’un parterre de curé », avec son rude et robuste pasteur, aux homélies terrifiantes, et au destin délicieux, dans son presbytère enchanté : « Il en domine le fleuve et la vallée, ses fenêtres semblent s’ouvrir à la hauteur des collines violettes qui ferment l’horizon. Sur le chemin de son vieux domaine, il me  souvient que les genévriers perçaient la neige de leurs bouquets verts et que, dans l’air jaune du soir, les grands bouleaux faisaient une allée vaporeuse… »

Combien d’autres notations dont on regrette de ne remarquer la force ou la grâce qu’en passant ; par exemple, les aspects changeants du paysage neigeux : avant le lever du soleil, ce sont, sur les taillis, « les mêmes tons mous et mats que la ouate aux arbres de Noël éteints » ; mais quelle radieuse et joyeuse illumination, quand le dieu du jour entre en scène ! « La neige, qui n’est vraiment blanche qu’au crépuscule et dans la nuit, se colore de teintes aussi changeantes que les flots de la mer la plus nuancée. D’abord jaune pâle, puis rouge, le soleil, toujours oblique, est devenu bientôt d’un jaune de safran. Vers le milieu du jour, toute l’atmosphère est jaune ; mais dans les sous-bois clairsemés, les fûts des pins s’enflamment d’un rouge de cuivre. » À la féerie du jour succède celle de la nuit, plus étrange et plus émouvante : « À quoi bon le clair de lune ? Une seule étoile fait la forêt étoilée. » La profondeur du silence est marquée, à de longs intervalles, par trois ou quatre bruits qui l’interrompent, le grincement de la poulie d’un puits, le « grondement d’un marteau sur l’enclume », un tintement de grelot, les « sons » d’un traîneau qui passe.

Et quels jours d’été, que ces jours de navigation sur le bateau parti du port de Luléa ; avec la station du soir, au bord d’un lac « dont la face d’insomnie se mit à luire comme si de la clarté en montait des profondeurs » ; avec l’émotion de l’admirable nuit qu’emplit la voix d’une vulgaire voyageuse, chantant religieusement « l’Ermeline Rose du poète danois Jacobsen ». Plus loin, la scierie géante de Karlsborg, à l’embouchure du Kalix, où les eaux teintes du torrent « sentent la sève » ; plus loin encore, le bourg de Kalix lui-même, dont « l’église, au large toit de lattes et au clocher biscornu, est séparée du bourg par un village de trois cents cabanes qui l’enserrent, la bloquent, la veulent toute pour elles ». Et tout à fait au nord, en pays norvégien, le bourg de pêche de Svolvœr : « une baie toute rose, des récifs et un rempart formidable », ou le port de Balstad, dans le plus riche district des îles Lofoten : « Le fantastique ne se mêle pas à la vie réelle comme sur les fjells de Pelle Molin. C’est un fantastique pétrifié, mais si beau par les étés sans nuit, même quand les étés sont froids et entrecoupés de bourrasques ! Nous sommes entourés de lacs dont la forme est charmante. En face de nous, dans le repli herbeux de la montagne, j’en sais un qui dessine un fin croissant noir. Un autre, au creux de la vallée, figure un trèfle à quatre feuilles……… La mer fourmille de ces romantiques canards qu’on nomme les eiders. Pendant que les mâles à la calotte verte émigrent aux plus lointains écueils, les femelles pondent sous les perrons et sur les toits de tourbe. Elles se laissent caresser par les pêcheurs qui volent leurs œufs, qui pillent le duvet de leurs nids, mais qui n’en parlent qu’avec une tendresse quasi mystérieuse. Une île de cristal ne serait pas plus sonore… L’atmosphère a une telle pureté qu’on sent l’odeur des forêts qui brûlent en Suède ; et je n’oublierai jamais ma stupeur sous l’averse, quand j’aperçus tout à coup, au-delà des régions de la pluie, à l’horizon de la mer lisse et pâle, des fjells d’un rouge de cuivre où, sur leurs crêtes de feu, j’aurais pu discerner des ombres humaines. On me dit qu’ils étaient éloignés de trente-cinq lieues. »

II. L’âme suédoise. §

On comprend que cette nature à part doive créer une âme peu commune. De tous les voyageurs français qui ont écrit sur la Suède, M. Bellessort est, si je ne me trompe, le premier qui se soit préoccupé d’expliquer l’âme suédoise. Elle est rythmée, pour ainsi dire, par deux mouvements successifs et en sens inverse. C’est d’une part le längtan, quelque chose comme « le désir qui nous porte à sortir de nous-mêmes et la volupté mélancolique d’en ressentir l’impuissance ». Il faut lire, dans l’ouvrage même, le commentaire curieux de cette parole d’un poète suédois : « Längtan s’appelle mon héritage, et mon château dans la vallée des soupirs. » Et, d’autre part, c’est le stämming, une sorte de retour non pas sur soi, mais sur ce qu’on a près de soi : il délivre de de leur tourment fiévreux ces cœurs en peine. Se pénétrer de « l’harmonie » qui nous unit aux êtres, aux objets ; se réunir « non pas pour penser, mais pour sentir ensemble », voilà l’autre besoin impérieux, l’autre principe vital de l’âme suédoise.

Cette âme, définie avec un intérêt profond, M. André Bellessort ne l’oublie jamais au cours de son ouvrage : « Le socialisme, écrit-il, parviendra peut-être, dans les colonies ouvrières, à substituer ses mirages aux extases des visionnaires et son tumulte à leurs convulsions. Mais qui guérira, sous le toit des fermes affamées, les âmes malades d’isolement et dont une lumière toujours étrange enflamme la langueur ? » Je ne recueille pas tous les exemples : chaque chapitre, sinon chaque page du livre, apporterait le sien.

Maintenant supposez l’équilibre rompu entre ces deux pouvoirs mystérieux, qui sont comme le flux et le reflux de la vie intérieure chez les Suédois ; donnez la prédominance à « ce désir qui nous porte à sortir de nous », et vous aurez des révoltés contre les conventions sociales, à la façon du romantique Almqvist. Au contraire, cherchez un milieu où la vie en commun et le culte des traditions, la superstition des habitudes développent surtout l’optimisme orgueilleux qui est le lest, quelquefois lourd, de la fantaisie suédoise, et vous aurez la correction un peu sèche, la mélancolique gravité que M. Bellessort a cru reconnaître chez les étudiants de l’Université d’Upsal.

Qu’a pu faire de la Suède cette âme, toute de contraste et de contradictions ? C’est seulement à l’éloquent auteur de ce livre de sensations, où les idées abondent, qu’il faut laisser le soin de l’expliquer : « Quand je la compare au Danemark et à la Norvège, la Suède m’apparaît comme la lourde arrière-garde de la race scandinave. Elle va lentement et traîne avec elle un attirail de statues en bronze… Elle est rude et polie. Ses petites filles saluent comme si elles faisaient des faux pas. Elle boit longuement et sérieusement, et, quand elle n’entonne pas des chansons bachiques, elle chante des psaumes… Elle a d’admirables érudits, des savants qui valent par la précision de leur information scientifique et par le scrupule de leur recherche, des artistes qui la désertent parce qu’elle ne les paie pas, des romanciers et des poètes qui aspirent à s’enfuir, qui s’enfuient et qui reviennent pour l’adorer… Elle aime trop la musique et le songe, et elle possède des fous merveilleux. Sa timidité est celle des orgueilleux qui n’ont pas toujours le courage de leur orgueil… Sa passion pour sa terre et pour ses traditions est très noble. Elle se raidit dans la force de ses souvenirs, et, loin d’en être entravée, elle n’en pose que plus fermement ses profitables empreintes sur la route sans fin. »

III. Le peuple en Suède. §

L’image que nous offre cette page étudiée, dont l’intérêt n’a pas échappé aux lecteurs, est celle de la Suède intellectuelle. Mais tout ce qu’il y a de dignité et de vertu dans la race suédoise n’est pas exprimé par le savoir de ses docteurs ou le pouvoir de ses artistes. La grande réserve de forces du pays, M. André Bellessort le démontre fort bien, se trouve dans les petites gens, et surtout dans les paysans « têtus, laborieux et probes ». M. Bellessort remonte, avec le poète Snoilsky, jusqu’aux années de Charles XII pour nous expliquer ce que furent les paysans aux moments les plus tragiques de l’histoire de la Suède, et il nous analyse l’admirable pièce Sur la foire de Vernamo, cette histoire si simple et si belle de Per et Kersti, les deux fiancés. Depuis six années, ils ont amassé, au prix de quel labeur, de quelles privations, le petit pécule en pièces de cuivre qui doit leur permettre d’édifier un foyer. Mais un avis de la couronne est proclamé par le commissaire royal : le jeton de cuivre, qui, la veille, avait le cours du rixdhaler, ne vaut plus rien. Quand les fiancés comprennent leur ruine, Kersti laisse couler ses larmes, mais son fiancé Per l’enlace fortement en lui disant : « S’il n’y a pour nous ni lois ni justice, il y a pourtant le seigneur Dieu. Nous n’avons qu’à recommencer : ce n’est pas plus grave. » Kersti, consolée, répond par ces simples mots : « Nous nous reverrons donc dans six ans ici, à Vernamo ? » C’est cet optimisme silencieux, « plus tort que Pultava », que M. Bellessort nomme d’un nom heureux : « le miracle suédois ». Et il ajoute à l’émouvant récit cette ligne de conclusion : « Toute la grandeur du pays sort de l’endurance des Per et des Kersti ».

Où trouver, ailleurs qu’en un village de Suède, Olaf Larson, ce « notable » à tournure de rustre, qui, au retour d’un voyage chez sa fille, établie en Allemagne, endosse de nouveau « la peau de mouton et renoue son tablier de cuir » ? Où trouver, ailleurs que sur le bord d’un chemin suédois, la ferme centenaire avec les « deux vieillards, les longs cheveux bouclés au-dessus des oreilles, et penchant, à la lumière de la lampe, les larges méplats et les saillies rugueuses de leur face rasée », l’un raclant de l’archet un violon monocorde, l’autre tenant en main le livre de cantiques et entonnant un psaume que les femmes répètent après lui ? « Les pierres du foyer reluisaient comme des dalles d’autel. Les ferrures et les moindres clous brillaient. Cette pièce, où flottait un âcre relent de bergerie, était pleine de solennité. »

Entre la Dalécarlie et le Vermland il y a « l’espace d’une haie » ; c’est comme un autre peuple. Au lieu du paysan entêté et « sacerdotal jusque dans sa jovialité », c’est le paysan excité, fantasque, imaginatif, passionné, violent, épris de la terreur et du mystère.

Dalécarlie et Vermland sont d’ailleurs également « parsemés de petites colonies finnoises ». Ici, les hommes « ruminent, les bras croisés, les yeux mi-clos ». Le travail est le lot des femmes « parfois accortes et rieuses, petits chevaux vaillants, qui secouent leurs sonnailles, et sur qui tous jettent indolemment leur fardeau ».

Sur les Lapons, que la plupart des voyageurs « depuis notre Regnard » ont peint avec des couleurs qui les ont surtout enlaidis et rendus répugnants, M. André Bellessort s’exprime avec une sympathie poétique dont ils semblent transfigurés. « L’hiver, sur les plateaux neigeux que lèchent les rayons de l’aurore boréale, des ombres rapides, des bruits étranges, des aboiements de chiens, des bondissements de bêtes aux fantasques ramures. Quelle apparition qu’une tente laponne ! Les ombres qui glissent sont de petits hommes sur de longs patins de bois, des espèces de Trolls : jambes torses, large face, des yeux bridés d’Asiatiques, et, quand ils parlent, une étonnante douceur de voix. L’été, dans un cercle de jappements et d’échos sonores, les sombres jeunes filles traient leurs rennes au soleil de minuit ».

IV. La tradition du passé. §

Quand on n’a connu les annales de ce peuple, et c’est le cas du plus grand nombre des Français, que par des précis historiques dont le modèle initial est le Charles XII de Voltaire, on éprouve, en lisant la Suède de M. Bellessort, l’impression qu’il éprouva lui-même en contemplant, pour la première fois, dans la splendeur lumineuse du texte, les mages Suédoises de Noilsky. Rien de tragique et de shakespearien comme ces apparitions de fantômes de rois depuis le grand fondateur, le roi Gösta, qui, après avoir, de sa main de géant, « maçonné » la Suède des fondements jusqu’au toit, vieillit dans son château de Mœlar, « incurablement triste d’avoir engendré des fous ». Son fils, le roi Erik, est le fou féroce. Mais il a beau s’être souillé les mains de sang : l’imagination populaire n’a plus que pitié tendre et que secrète admiration pour ce jeune roi couronné offrant son amour à Karine, la petite marchande de fruits, et la suppliant avec des paroles si dolentes, si ardentes et si troublées que les larmes jaillissent des yeux clairs de la douce enfant. Charles IX, Gustave-Adolphe, Christine passent ainsi devant l’imagination avec des expressions de visage qui la saisissent, avec des traits de physionomie morale si expressifs et si parlants que la mémoire en demeure hantée.

Ce que M. Bellessort fait ici en mettant à profit la vision d’un autre, il le fait bien souvent, à travers tout son livre, en n’empruntant de témoignage qu’à lui-même, en nous exprimant seulement ce qui s’est fixé dans ses yeux. Il a visité Hammarby, la maison de Linné. Il a lu la devise au-dessus de la porte : Innocue vivito, numen adest. (Vivez purement, Dieu vous voit.) En parcourant la rustique demeure, d’où rien n’a disparu, ni le poêle en faïence verte, ni le canapé dont « l’âge a roussi le cuir », ni les tables « écaillées », ni les vitrines, ni « les lits étroits sous leurs rideaux à fleurs », il a vu revivre ceux qui l’habitèrent, les quatre demoiselles « aux cheveux relevés et piqués d’une fleur rose et d’une aigrette verte », le fils Carl, et surtout le simple grand homme « en manches de chemise, la calotte verte sur la tête, le pardessus jaune jeté sur le bras. Il se promène ; il aspire la douceur miraculeuse de la nature ; il encourage de ses yeux vifs et tendres la volonté d’éclore qu’il devine dans le bouton ; il caresse d’un sourire ses plants de fraisiers, dont les fraises naguère lui ont rendu la vie ; il s’est levé dès le point du jour, Seigneur, pour surveiller votre création. Dieu créa, Linné ordonna ».

Le voyageur français a vu aussi Skokloster, le musée des pillages, le conservatoire des trophées d’art et du bric-à-brac de la guerre de Trente Ans. Il a passé rapidement devant les verres de Bohême, les porcelaines et les grès ; le poète qu’il est s’en est allé d’abord et s’est tenu longtemps devant les deux portraits d’Emma Brahé : il a contemplé sa « petite bague » de fiançailles. Et il nous a cité la page la plus exquise qu’ait fait naître un roman royal, la lettre étrangement surannée et tendre que Charles XII écrivait à cette « noble demoiselle et chère parente de son cœur » qu’il appelait « ma bien-aimée ». Il a assisté au bal d’étudiants d’Upsal, et il nous a représenté ce qu’il y admira : la jeunesse de la Suède, dans les costumes anciens, dansant les vieilles danses. Il a dîné chez l’archevêque, le jour de l’ordination des jeunes pasteurs, et, d’un regard auquel bien peu de chose échappe, il a noté ce que la fête avait de curieux, ce qu’elle suggérait de réflexions, ce qu’elle offrait de heurts, de disparates. Il est entré et il est resté, sur le dos, cloué par un rhumatisme articulaire, dans la maison de santé, Samariterhemmel. Il y a trouvé pour garde-malade Mlle Elsa, la jeune infirmière, sœur d’un maître éminent de l’Université, et il a tracé de cette robuste et pure vierge suédoise un portrait magistral. Il y a là dix pages de roman vécu, dont je ne citerai rien, car rien ne peut s’en détacher sans grand dommage : je n’y vois pas un mot qui ne serve à former une délicate et rare impression : analyser, morceler, ce serait détruire.

V. La poésie de la Suède. §

Je n’aurais pas montré tous les aspects de ce livre si riche et si neuf, si j’omettais de donner aux lecteurs une idée du service que l’auteur de a Suède nous a rendu en traduisant, comme l’on doit traduire, c’est-à-dire très fortement, des fragments de pièces ou des pièces entières de ces écrivains scandinaves qui l’ont passionné.

Le mieux serait de citer toutes ces traductions. Faute d’espace, il faut en choisir une, et j’avoue tout mon embarras. Une poésie de Karlfeldt ? L’Ascension d’Élie. Le prophète s’élève au ciel, sur le carrosse et avec les chevaux du roi. Il est reçu par le maître du paradis, comme un hôte dalécarlien, sur « le perron sculpté ». Le Seigneur l’y accueille gaiement avec ce mot de bienvenue : « Entre donc, ô mon saint Prophète. — Et il fait signe à un ange, son valet, qui arrive alerte et vif, et conduit au pâturage les hôtes essoufflées ». Ou bien la rêverie de la Vierge Marie « au teint de fleur d’amande » s’en allant « seule et songeuse » à l’heure où « le vent du soir fraîchit parmi les rangées d’ancolies » et où « les jeunes gens et les jeunes filles de Dalarna vont deux par deux » ? Une histoire de Pelle Molin ? Par exemple le récit qu’Anders, au milieu d’un cercle de Lapons, accroupis près de lui et en ripaille, fait d’une terrible chasse aux loups et de sa lutte avec le plus grand de la bande : « Sans le clair de lune, le loup eût échappé ! Lorsque Anders le joignit enfin, l’animal se redressa et sa gueule grimaça de ses dents pointues. Il n’y avait pas auprès des marmites un seul œil qui n’exigeât du sang. » Une chanson du Vermland ? Celle du Vieux Troll de la Montagne ? Sauvage élégie, s’il en fut. Que l’on est loin de Polyphème ! dit M. Bellessort après l’avoir traduite. Oui, le Polyphème de Théocrite peut paraître un berger sentimental auprès de l’ogre nain, avide de sang, affamé de chair fraîche encore plus que de baisers. Imaginez Caliban follement amoureux : il sera moins barbare et moins dément que le Vieux Troll.

Mais je me dis qu’entre tous les morceaux traduits par M. Bellessort, celui qui a ses préférences est cette délicieuse Chanson d’Inga qu’il a traduite en vers. Il se la répétait, le 13 janvier, dans la maison du garde forestier, en regardant tomber la neige interminable, dans ce paysage où régnait « une tranquillité de mort ». Il écrivait alors : « Je n’entends pas un cri d’oiseau, rien, rien que le bruit d’une source, un petit bruit continu, allègre, pur, touchant comme un filet de voix humaine. D’où jaillit-elle ? Où coule-t-elle ? La solitude en est remplie. Le cœur en est charmé. Et je songe aux vers de Fröding, dont je voudrais, même, hélas ! aux dépends de l’exactitude, faire passer dans ma langue un peu de leur rythme et de leur langueur. Je songe à toute cette vie de tristesse qu’il a si merveilleusement exprimée. »

Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie,
Je suis si solitaire au chemin de la vie,
Et mon âme est si seule en sa mélancolie !
Chante-moi ta chanson : chante-moi ton doux air,
Qui sonne si gaîment dans mon palais désert !
Chante-moi la chanson, petite Inga, ma mie,
La chanson vive et tendre et qui vole sur l’eau,
Et qui court à travers le chaume :
Et je te donnerai tout l’or de mon château,
Et la moitié de mon royaume.
L’or et l’argent de mon château, c’est ma tendresse,
Et la moitié de mon royaume,
C’est la moitié de ma tristesse,
As-tu peur de la tristesse,
Petite Inga, ma mie ?

Je n’avais pas besoin de rencontrer ces vers pour me rappeler que M. André Bellessort débuta dans les lettres, à vingt-cinq ans, par L’Hôtellerie, poème couronné par l’Académie française, et beaucoup de lettrés ont placé, comme moi, dans le coin préféré de leur bibliothèque, un volume de poésies, a Chanson du Sud, qu’il rapporta, voilà longtemps, de son premier voyage.

Victor Giraud10 §

Sous ses aspects divers et dans son étendue déjà considérable, l’œuvre critique produite par M. Victor Giraud est remarquable à plus d’un titre, et tout particulièrement par sa cohésion, par sa forte unité. On le démontrera sans peine ou même on le tiendra pour évident, lorsqu’elle sera achevée. Il suffira de se donner alors le temps indispensable pour la lire du premier volume au dernier, et de prendre le recul voulu pour l’envisager tout entière.

En attendant, cette œuvre, en cours d’exécution, mérite l’attention des connaisseurs et j’ai voulu les inviter à visiter un coin de l’édifice. La partie que j’aborderai est caractéristique. Elle va de Taine à Bourget. L’auteur y explique et y apprécie les mouvements d’idées de l’époque contemporaine. Mais je m’arrogerai le droit d’indiquer tout d’abord comment cette partie tient à l’ensemble. La présenter comme distincte, indépendante et isolable, ce serait en fausser le sens, en méconnaître la portée.

I §

Au premier coup d’œil et rangés dans l’ordre chronologique, les ouvrages de Victor Giraud semblent s’acheminer vers des voies assez différentes. En 1898, c’est un paquet de notes sur Pascal qu’il abandonne à son libraire, et c’est bien de Pascal qu’il semble occupé pour longtemps. Mais, en 1900, il donne son ssai sur Taine, essai qu’il revise et qu’il enrichit dès l’édition de 1901, en attendant que, dans celle de 1909, la quatrième, il apporte à l’ouvrage les dernières modifications. De l’Essai, sous sa première forme, il détache, en 1902, pour le développer, l’appendice bibliographique et il offre aux lecteurs cet instrument de travail, la ibliographie critique de Taine. En 1903, nous revenons à Pascal avec deux articles sur la Philosophie religieuse de Pascal et la Pensée contemporaine, articles reproduits, sept ans plus tard, parmi d’autres essais de critique, dans le Blaise Pascal. Mais la même année 1903 voit paraître la Table alphabétique et analytique des Premiers lundis, Portraits contemporains et Nouveaux lundis de Sainte-Beuve. Et voici, en 1904, un volume d’Études littéraires sur Chateaubriand. 1905 nous ramène à Pascal avec l’édition des Opuscules choisis. En 1906, une brochure, Anticléricalisme et Catholicisme, devance le volume intitulé Livres et questions d’aujourd’hui, qui se publie la même année et où cette première étude se retrouve. En même temps que cet ouvrage ou peu après s’impriment des travaux d’édition (Bossuet, Chateaubriand, Joubert, Saint Augustin). Deux essais littéraires s’y joignent, un excursus inattendu sur les Idées morales d’Horace et un in memoriam plein d’émotion : Ferdinand Brunetière, notes et souvenirs. En 1908, l’auteur de l’Essai sur Taine constitue un recueil des Pages choisies de l’écrivain : les avant-propos critiques, joints aux extraits, forment le complément le plus utile de l’Essai, Sous prétexte encore de Pages choisies, M. Giraud relit, en 1910, tous les écrits de Chateaubriand et il insère, dans son recueil, un commentaire suivi sur l’ancêtre du romantisme. Mais 1910 nous apporte surtout Blaise Pascal, études d’histoire morale, c’est-à-dire une suite de problèmes pascaliens très méthodiquement, très ingénieusement élucidés, et dont la solution présente, dans la plupart des cas, l’élégance géométrique. Enfin, le premier trimestre de l’année 1911 s’achevait à peine que déjà nous avions pu lire la première partie des Maîtres de l’heure, Essais d’histoire morale contemporaine. Ce volume, nous disait l’auteur, « sera suivi le plus tôt possible d’un second ».

À cette liste d’ouvrages publiés ajoutons ceux que M. Victor Giraud annonce comme devant bientôt paraître : Le Christianisme de Chateaubriand, les origines, l’évolution et l’influence, et Lamennais, son œuvre et son temps. Ajoutons-y encore l’ouvrage qu’il n’annonce pas, mais qu’on ne peut pas clouter qu’il produise, comme étant la conclusion des solides et fins travaux qu’on vient d’énumérer, je veux dire cette moderne apologie du catholicisme chrétien, qu’un moraliste de vocation, pénétré de l’esprit et des formules de Pascal, mais, avant tout, nourri de l’Écriture et du livre des Évangiles, peut regarder comme un devoir étroit de publier, à une époque où le Christianisme n’est plus seulement miné par l’indifférence traditionnelle, mais se trouve exposé à de mortels périls qui ne tiennent pas tous aux agressions de la libre pensée.

Apercevoir le terme où cette œuvre veut aboutir, n’est-ce pas découvrir aussi le plan très concerté qui n’a cessé d’en diriger et d’en assurer la conduite ? Un critique consciencieux et méthodique — j’emploie ces mots dans leur sens élevé — aurait-il pu se flatter d’aborder, un jour, pour son propre compte, le problème religieux et les rapports du catholicisme avec les destinées présentes ou futures du peuple français, s’il ne s’était pas tout d’abord appliqué à étudier, à éprouver, à recueillir, comme un pécule précieux, les traditions, pleines d’éclat, de l’apologétique en France ? Ne devait-il pas faire de Pascal, de ses Opuscules, de ses Pensées, sa nourriture quotidienne ? N’était-il pas tenu de tout lire dans Chateaubriand ? Mais, dans Chateaubriand, lorsqu’on lit tout, comment ne pas être conquis par les beautés que l’on aima toujours, et peut-être encore plus par les nouveaux mérites qu’on découvre ? Comment ne pas avoir de l’indulgence, de la tendresse pour l’homme, après s’être imprégné profondément de sa pensée, après avoir goûté cette intime satisfaction de sentir comme lui, après s’être laissé séduire, comme les premiers lecteurs d’Atala ou comme les amoureuses de René, au charme tout-puissant des paroles de « l’Enchanteur », après être revenu, pour tout dire, à l’état d’âme d’un Joubert, d’un Guéneau de Mussy ? Et, lorsqu’il s’agira de dresser le bilan de la pensée morale au début du xxe siècle, et de déterminer exactement le rôle ou l’influence des écrivains que l’on s’était donnés, à vingt ans, pour guides et pour maîtres, comment ne pas analyser et définir, de préférence, ceux pour lesquels l’idée de Dieu a eu le plus de prix et qui, croyants ou incroyants, ont pris parti comme champions ou tout au moins comme témoins dans le « duel ininterrompu » pour et contre la foi chrétienne ? L’expression, si heureusement trouvée, « le duel ininterrompu », est de M. Victor Giraud, et, à ses yeux du moins, ce combat des idées, plus auguste et plus émouvant que la lutte des Olympiens, fait l’intérêt vital et le durable honneur de nos plus renommés chefs-d’œuvre. S’en détourner pour n’y pas revenir, ne serait-ce pas abdiquer en partie cette hégémonie littéraire attribuée dans le passé, dans le présent — il serait bien fâcheux de ne pouvoir dire dans l’avenir, — à la race française ? C’est avec des préoccupations de cet ordre qu’en 1900 M. Victor Giraud écrivit ou, pour parler exactement, récrivit son Essai sur Taine.

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Ce livre, dont l’ingéniosité de construction et la vigueur d’analyse valurent à l’auteur bien des suffrages et notamment celui de l’Académie française — l’Essai obtint le prix Bordin — était le développement ou la transformation d’une esquisse tracée, dix ans plus tôt, sur les bancs de l’École Normale supérieure. Communiquée à Hippolyte Taine lui-même par le maître de conférences de philosophie, M. Georges Lyon, l’esquisse avait charmé l’auteur des Essais de critique et d’histoire : le remerciement qu’il y fît apporta au jeune normalien mieux qu’une expression de gratitude, c’est-à-dire des explications et, sur un point quelque peu délicat, une page d’apologie.

Entre le travail d’école de 1890 et l’essai magistral de 1900 s’étaient écoulées, presque silencieusement, dix années laborieuses. Seule, l’avant-dernière année, (1898), avait été marquée par une publication que j’ai déjà citée, mais que je me reprocherais de ne pas définir, au moins en quelques mots, pour en marquer le caractère peu commun. Sous le titre : Pascal, l’homme, l’œuvre et l’influence, M. Victor Giraud avait permis qu’on imprimât les sommaires très détaillés et très remplis, mais non développés — et ramenés plutôt, comme par la rigueur d’une loi somptuaire, à leur plus simple expression — de vingt et une leçons professées à l’Université de Fribourg (Suisse). « Une étude d’ensemble comme je la conçois, lisait-on dans la préface, doit être l’œuvre de presque toute une vie ». Le jeune maître gardait peut-être le secret espoir de devenir, un jour, le critique qualifié pour écrire cette large étude, mais, en attendant, c’est un recueil de notes qu’il avait la modestie, assez audacieuse, de présenter à ses lecteurs.

Si peu que l’auteur de cette première et provisoire enquête sur Pascal parût préoccupé de la faire valoir, elle éveilla plus que de l’attention chez ceux qu’il importait surtout d’intéresser. Comme le prédisait M. Émile Boutroux au lendemain de la publication, et déjà sa prédiction s’est plus d’une fois vérifiée, « quiconque voudrait s’occuper de Pascal » ne pourrait s’abstenir d’aller chercher ici un « auxiliaire ».

D’ailleurs, en regardant le livre d’un peu près, on s’aperçoit que, dans sa nudité austère, il n’est pas sans laisser une impression d’art. Je le comparerais à un dessin étudié représentant un arbre sans feuillage, quelque ancêtre de la forêt comme en fixa sur le papier, de la pointe assurée et loyale de son crayon, le paysagiste Rousseau. On voit le tronc et ses rugosités, des racines aux maîtresses branches ; on peut suivre, on peut dénombrer, distribuant la sève en tous les sens, non seulement les grands rameaux, mais les ramilles extrêmes au bout desquelles le chaton ou le bourgeon n’attendent pour se déployer que les caresses du soleil ou les effluves de la pluie.

Quelque vénération qu’il eût gardée pour Taine, M. Victor Giraud ne pouvait pas se comporter avec son œuvre comme avec celle de Pascal et, tout en l’étudiant minutieusement, il n’alla pas, lorsqu’il s’agit de l’expliquer, jusqu’à répudier une seconde fois le charme littéraire.

C’est la méthode de Taine qu’il adopta pour pénétrer l’esprit de l’homme et pour commenter ses écrits. Il l’affirmait du moins, par déférence. Il empruntait les cadres, en effet, mais, pour se mettre seulement en état de les bien remplir, il s’y prenait d’une façon toute nouvelle. Voici comment il entendait que l’on doit pratiquer les ouvrages d’un écrivain avant de se permettre d’en parler : « Je ne me suis pas contenté de lire — ou de relire — dans une édition quelconque, les livres de Taine. J’ai comparé entre elles les éditions successives qu’il en a données, j’en ai examiné les variantes. Même, lorsque l’ouvrage avait tout d’abord paru dans un journal ou dans une Revue, je me suis reporté le plus souvent que j’ai pu au texte primitif, afin de saisir, tout près de la source, la pensée de Taine. En un mot j’ai traité l’auteur des Origines comme on ne traite guère que les anciens, ou tout au plus les grands écrivains du xviie siècle français. » Quand Hippolyte Taine s’était avisé d’écrire sa thèse de doctorat sur La Fontaine, un des grands écrivains de notre xviie siècle, ou son essai, plus oratoire qu’historique, sur Tite-Live, un « ancien », il ne s’était pas embarrassé de pareilles précautions, et, à cette date, on doit le reconnaître, il ne pouvait guère y songer : en 1852, un Claude Bernard, un Pasteur n’avaient pas encore donné à tous les travailleurs, de quelque ordre qu’ils soient, cette inoubliable leçon de patience et de probe labeur qui sort de leur exemple. De 1898 à 1900, lorsque M. Victor Giraud méditait son Essai sur Taine, il était déjà persuadé que les recherches littéraires n’aboutissent à la vérité que par les procédés de la méthode expérimentale, mais appliqués avec cette exigeante attention qui s’ingénie à écarter du travail et des résultats jusqu’aux moindres causes d’erreur.

La rigueur scientifique de l’investigation, voilà donc ce qui donne leur prix aux enquêtes de M. Giraud. Nous n’avons rien ici qui puisse rappeler les alliages à bas titre. C’est par de longs et délicats travaux d’approche, critique des textes, examen pénétrant de certaines obscurités de la biographie, discussion serrée et décisive d’interprétations risquées ou de traditions suspectes, que se préparent, depuis longtemps, le Christianisme de Chateaubrian.11, et, depuis plus longtemps encore, cette synthèse sur Pascal, dont l’heure ou la « minute », encore éloignée, aura été le terme et l’aboutissement, comme aurait dit un grand historien, de plus de « dix ans d’analyse ». Et c’est déjà cet esprit scrupuleux qui, malgré quelques sacrifices à ce qu’on peut nommer le préjugé d’admiration, marque toutes les pages de l’Essai sur Taine.

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Après avoir relu ce très beau livre et s’être presque rallié au culte un peu dévot qui semble faire, par endroits, de l’Essai un Éloge, il n’est pas interdit de se reprendre et de produire avec brièveté deux ou trois objections.

Pourquoi M. Giraud, qui sait les droits tout aussi bien que les devoirs de la critique, n’a-t-il pas exprimé, sur la méthode de recherche de Taine et sur la valeur documentaire de ses écrits, quelques-unes des réserves les plus nécessaires ? On en devine la raison : l’Essai fut publié sept ans seulement après la mort de l’éminent auteur des Origines et il avait été conçu plus tôt. Il a été écrit, évidemment, sous l’impression, très vive encore, du regret qu’une perte aussi grande devait avoir laissé aux amis de jeunesse de Taine, aux familiers de la dernière heure, à quelques disciples fervents, à la foule des admirateurs, convaincus ou dociles. Affirmer aujourd’hui qu’un livre composé dans ces conditions n’offre au lecteur aucune occasion de résister à certaines tendances, ce serait étonner, je crois, M. Giraud tout le premier.

Tout ce qui, dans l’Essai, nous est fourni sur la race d’où est sorti Taine, sur ce que l’hérédité conférait au jeune Ardennais, sur ce que le moment put offrir d’opportun et de déterminant pour dresser son intelligence et pour l’orienter, tout ce qui nous est révélé sur l’élan et l’ampleur que ses solides facultés durent à la culture universitaire, au commerce avec Spinoza et avec Condillac, à cette fermentation d’idées, de formules, de mots dont on s’enivrait volontiers dans le séminaire laïque de la rue d’Ulm, ou encore à l’admiration réfléchie pour quelques talents supérieurs de romanciers, de critiques, d’historiens, Balzac, Stendhal, Sainte-Beuve, Guizot, Michelet, à la préférence avouée, exclusive, pour un poète moderne, Alfred de Musset, pour un moraliste païen, Marc-Aurèle, à l’étude obstinée, à l’utilisation, constamment poursuivie, de la doctrine hégélienne, tout cela, dis-je, est présenté avec une finesse et une fermeté à ravir le lecteur.

Peut-être M. Giraud s’est-il trop attaché à mettre en lumière les avantages de cette large éducation du normalien, du jeune professeur ? Si large qu’elle soit, n’a-t-elle pas ses limites et son point faible ? N’y avait-il pas lieu de nous en avertir plus clairement que par voie d’allusion ou de prétérition ? Qu’est-ce que Taine à vingt ans ? Ce qu’il sera toute sa vie. Dans l’adolescent, d’esprit agile et d’énergique volonté, qui triomphait avec aisance au Concours général, l’enseignement secondaire avait façonné, avant tout, un argumentateur éloquent et robuste. Superposée à l’entraînement, d’ailleurs avantageux, de deux années de rhétorique, l’éducation philosophique dont le jeune logicien fit provision dans sa dernière année du collège Bourbon, pendant les trois années d’École Normale et pendant une année d’enseignement au lycée de Nevers, avait gardé trop exclusivement le caractère d’un humanisme supérieur, ou tout au moins, comme l’a très bien indiqué dans un article de critique, intitulé Taine et la Science, M. Paul Van Tieghem, elle ne fut jamais scientifique, au sens strict de ce mot. Sans doute, au sortir des classes, le jeune Taine était presque un lettré et déjà un penseur ; mais, en mathématique, en physique, en chimie, il avait tout juste l’acquis d’un double bachelier, et, depuis, soit à l’École Normale, soit ailleurs, il n’eut ni le loisir, ni peut-être le goût d’y beaucoup ajouter. Lorsqu’il lui fallut pénétrer dans la pensée de philosophes qui furent, avant tout, des mathématiciens, un Descartes, un Leibnitz, pour n’en pas citer d’autres, il n’était en état d’entendre de leurs œuvres que les parties où ne se trouvent pas d’explications empruntées aux sciences exactes, c’est-à-dire que devant un bon tiers des pages il en était réduit, comme au moyen âge tel copiste de manuscrits, à répéter le mot : non legitur. Taine n’est pas, assurément, le seul Français curieux de philosophie qui ait eu à souffrir d’une instruction scindée et incomplète, mais le défaut — M. Van Tieghem a bien raison — est à noter chez lui plus que chez d’autres, car il a fait du mot de Science un usage presque immodéré, et il n’était pas le Savant.

Il n’a pas même vu toutes les conditions qui sont à réunir pour mériter ce titre. Sa propre correspondance nous donne là-dessus les plus nettes indications. Il s’est efforcé, pendant assez de temps, d’une façon fort méritoire, de combler certaines lacunes de sa préparation initiale. Il s’est attaché, de préférence, aux sciences naturelles. Il avait compulsé, à Nevers, des livres de zoologie ; de retour à Paris, il travaille à se munir de connaissances en médecine et en physiologie. Poursuivant avec une sorte de fièvre, au Muséum, au Collège de France, à l’École pratique, ce complément d’informations, et saisissant avec avidité, peut-être avec indiscrétion, tout ce butin de notions trop rapidement englouties, il aspirait surtout à trouver un support solide pour ses analyses psychologiques ; je dirais volontiers qu’il travaillait à les enraciner. En procédant ainsi, il découvrait peut-être et désignait aux philosophes à venir un élément de nouveauté ; mais aux professeurs dont il fréquenta les amphithéâtres, entre la vingt-deuxième et la vingt-septième année, il était tenté d’adresser le reproche de ne pas cheminer du même pas que lui ; avide de généralisation, il attendait d’eux ce qu’il était impatient de produire lui-même, des conclusions. Il les eût redoutées comme venant trop tôt, s’il avait abordé leurs exposés de résultats avec cette disposition d’esprit que donnent l’éducation spéciale reçue à temps et l’initiation, acquise lentement, aux méthodes de laboratoire.

Assurément, l’une des parties les plus originales et les plus fortes du livre, plein d’idées neuves, de M. Giraud est celle où il nous montre toute l’influence de Hegel sur l’esprit et les œuvres d’Hippolyte Taine. Déjà reconnaissable dans La Fontaine et ses fables, plus encore dans le Tite-Live, l’hégélianisme préside en quelque sorte à la conception de l’Histoire de la Littérature anglaise. Et ce n’est pas pour diminuer la valeur de l’ouvrage que M. Giraud insiste sur cet aspect. D’accord avec plus d’un représentant de la critique britannique et notamment avec M. Fraser-Rae, il nous a fourni, au contraire, les meilleures raisons que l’on puisse avoir d’admirer le labeur énorme et l’énorme talent que Taine déploya dans ces cinq volumes chargés de notations, de citations, d’argumentations serrées, d’images éclatantes. Mais, au sujet de cette longue suite d’études trop nombreuses et trop diverses pour n’avoir pas été, sur plus d’un point, hâtivement menées, il ne se pose pas la question de savoir ce que, par avance, l’esprit de système leur ôte de valeur. Qui mieux que lui nous eût expliqué le danger que font courir à l’histoire littéraire les philosophes qui se mêlent de l’écrire ? Leur tour d’esprit, leur éducation les poussent à situer les auteurs, les écrits, dans des catégories qui les encadrent de manière à prêter aux faits, aux paroles, aux physionomies, une apparence inattendue et quelquefois un air d’originalité ; mais, le plus ordinairement, tout ce système préconçu, échafaudé sur des préventions, déforme les aspects de la réalité ou nous la fait perdre de vue. Pour ne prendre ici qu’un exemple, un personnage comme Swift s’ajuste sans effort et presque par définition aux idées générales de Taine ; éclairés à cette lumière, les traits si expressifs de l’homme, la manière saisissante de l’écrivain, s’accusent merveilleusement. Mais combien d’autres, comme un Shakespeare, font éclater ce cadre d’abstractions et n’entreraient dans le lit de Procuste que mutilés ! Hâtons-nous de le dire : lorsque M. Giraud analysait l’Histoire de la Littérature anglaise, il était, surtout préoccupé — et cela même est singulièrement intéressant — d’y démêler les passages où s’annoncent déjà les futurs ouvrages de Taine, ceux qui témoignent d’un acquis philosophique nouveau, ceux qui peuvent faire prévoir le livre de l’Intelligence. Par bienséance, et j’ajoute par modestie, il ne se croyait pas tenu de discuter les jugements de l’historien.

Certaines formules de l’esthéticien l’ont trouvé, toutefois, peu accommodant. Pas plus que Brunetière, son vrai maître, M. Victor Giraud, n’admet, en matière d’art, cette théorie de « la bienfaisance du caractère » envisagée comme un principe essentiel qui « assigne à chaque œuvre son rang dans l’échelle » ; il nous montre du doigt à quelles puériles conclusions peut aboutir une philosophie de l’art dans laquelle s’introduirait par ce biais « toute la morale ». Il reproche encore au païen que fut Taine de rester insensible et, pour ainsi dire fermé, à la beauté idéale de l’art chrétien. Il pourrait, s’il le voulait, faire le procès à son auteur sur d’autres points. Et qui même, si ce n’est M. Giraud, nous a cité le premier, sans les commenter il est vrai, mais avant toute publication d’inédit, les confidences significatives tirées des « sept petits cahiers de notes » et de la correspondance ? « Pour jouir — écrivait, d’Italie, Taine à Paradol — j’ai de trop mauvais yeux et une imagination empressée qui déflore d’avance. Je t’avouerai que j’ai trouvé les choses plus belles dans les gravures que dans la réalité. » Cette sincérité est d’une espèce rare, on doit le reconnaître, mais quel aveu pour un auteur qui, par devoir professionnel, va consacrer des années de sa vie à la critique d’art !

Au sujet d’Hippolyte Taine, M. Giraud reprend, mais je doute qu’il la fasse sienne, cette formule brillante, un « logicien-poète », improvisée nonchalamment, au bonheur de la plume, par le plus souple et le plus ingénieux des critiques contemporains, Jules Lemaître. Logicien, cela est évident, mais poète, on peut hésiter. Si le luxe des comparaisons et si la profusion fastueuse des métaphores suffisaient à faire un poète, l’auteur du Voyage aux Pyrénées, du Voyage en Italie, des Notes sur l’Angleterre eût put se flatter de l’être devenu après un temps relativement court d’apprentissage et d’efforts.

Mais si le labeur poétique est plus mystérieux, s’il y faut avant tout et surtout l’émotion profonde, le frémissement délicat de l’esprit devant les plus subtiles, les plus intimes révélations de l’âme humaine, de la nature et j’ajoute de l’art, ce n’est peut-être pas l’éloquence descriptive de Taine, si colorée, si emportée, et si impérieuse qu’elle soit, que l’on voudrait confondre avec la poésie.

Ne nous y trompons pas. Ce que le texte de l’Essai sur Taine évite d’exprimer formellement, des notes placées au bas des pages dans les dernières éditions nous le laissent entendre. C’est là que M. Giraud complète sa pensée ou qu’il la redresse à son gré, par une simple citation de Rieder, de Sarcey, de Prévost-Paradol et de Taine inédit. La citation allât-elle jusqu’à infirmer, jusqu’à contrecarrer ses dires antérieurs, M. Giraud, ami de Taine assurément, ami du vrai par-dessus tout, se croit tenu de la fournir. Et son texte même, s’il n’est pas aussi explicite qu’il pourrait être, ne laisse pas que de paraître, à l’occasion, bien expressif, pour qui sait lire.

Au début de sa conclusion, il cite cette parole échappée à Taine dans un moment d’enthousiasme ou de parfait contentement de soi : « Penser, surtout penser vite, est une fête. » M. Giraud ajoute simplement : « Il a pensé trop vite. » Que pourrait-on dire de mieux ? Que pourrait-on dire de plus ? Tout ce qu’on voudra formuler de critiques méticuleuses sur les ouvrages d’histoire, de philosophie, de littérature et d’art produits par cet esprit fertile, réfléchi, fougueux, ample, étoffé, presque puissant qu’a été Hippolyte Taine, ne tient-il pas déjà dans cette expression, atténuée de parti pris, mais aiguë et perçante ?

II §

l’Essai sur Taine était le début très brillant d’un écrivain formé aux disciplines rigoureuses et chez lequel la préoccupation de ne jamais se départir d’une attitude de respect n’arrivait pas, nous venons de le voir, à contenir sur tous les points la force de pénétration. Dans les Maîtres de l’heure, qu’il publie après avoir tiré tout le profit qu’on peut croire d’une profonde et longue intimité avec Chateaubriand, Joubert, Lamennais et Pascal, nous trouvons l’écrivain à son point de maturité, nous jouissons du libre épanouissement de ses facultés de critique.

Empruntons à M. Giraud un de ses procédés les plus constants. Si l’on se demandait quelle est celle de ses aptitudes qui domine et ordonne toutes les autres, on trouverait chez lui le talent exceptionnel de discerner et d’illustrer dans un écrit, dans un auteur, l’élément que j’appellerai, faute d’un mot meilleur, la qualité morale. D’autres critiques de ce temps ont poursuivi d’autres desseins. Dans ses études sur les contemporains ou sur les auteurs du passé, Jules Lemaître a déployé, légèrement et sans effort, une habileté infinie à s’exprimer lui-même avec son naturel flexible et onduleux, avec la délicatesse subtile de sa pensée et la grâce de son langage ; il a fait, on l’a dit souvent, de la critique d’impressions : qui pourrait s’étonner qu’elle ait, de bonne heure, abouti au roman, au théâtre ? Par les moyens si variés dont témoigne son œuvre, par l’accumulation vraiment paradoxale des sujets qu’il a tour à tour ou ensemble abordés, et sur lesquels son esprit vif, agile et clair a projeté tout aussitôt une belle lumière, Émile Faguet a donné au métier de critique la popularité ; il a excellé dans l’analyse des ouvrages des penseurs, dans la reconstruction, ingénieuse autant qu’aisée, de leurs systèmes. Il y aura toujours des critiques philosophes, comme le fut par occasion et avec un accent si original en parlant de Hugo, le maître Jules Renouvier, ou des critiques psychologues, comme voulut être Hippolyte Taine, et comme est, après lui, autrement que lui, avec une élégance plus mondaine, Paul Bourget. Les critiques de tradition et de combat, tels que furent autrefois un de Feletz, un Nisard ou un de Sacy, occupent un rang élevé : après Brunetière, qui dépassa ses devanciers et dont la disparition n’a fait que consacrer quelques-unes de ses vertus, M. René Doumic, chroniqueur dramatique sans complaisance, habile conférencier, polémiste mordant, reste fidèle à l’idéal politique et religieux de sa première jeunesse. Les critiques universitaires ne manquent pas ; le plus qualifié d’entre eux, le mieux armé, le plus ardent, le plus persuasif, le plus dominateur a fait école ; prophète d’une nouvelle loi, d’une loi plus conforme qu’on ne le croit aux traditions anciennes, M. Gustave Lanson a deux ou trois disciples de valeur, et de nombreux élèves qui se flattent de lui ressembler, parce qu’ils ont reçu de lui de bonnes habitudes de travail : y a-t-il de quoi redouter et maudire son influence ? Les critiques poètes seront toujours rares : ils ne restent rivés au journal ou au feuilleton, comme le fut, sa vie durant, Théophile Gautier, que malgré eux, et l’on peut dire, à contre cœur : Anatole France et plus récemment Henri de Régnier en ont fourni la preuve.

M. Giraud n’a voulu suivre aucune de ces routes. Il a pris un chemin déserté et où l’herbe poussait, celui qu’avait connu et pratiqué jadis le sérieux, l’original Vinet. Il s’y est avancé d’un pas prudent et assuré : il ira très résolument jusqu’au bout de sa voie. C’est, en critique, un moraliste : le moraliste religieux. Je m’imagine que pour lui une page de livre est comparable à un épi de blé. Il rejette la page vaine et aussi vide, trop souvent, qu’une tige de paille sans grains. Le grain même n’est-il pas formé de déchets indigestes, peu utilisables, et, d’autre part, de la substance assimilable, nourricière, dont l’homme ne peut se passer ? Isoler l’aliment précieux de tout ce qui est négligeable et de nulle valeur, c’est à quoi le critique des Maîtres de l’heure s’applique passionnément. Il s’y est appliqué depuis qu’il a commencé à écrire. Rappelons-nous la brochure qui avait pour titre : Les idées morales d’Horace. Plus d’un lecteur pourrait y reconnaître des qualités d’homme mûr. Elle n’est, je m’en suis assuré, qu’une dissertation d’élève de seconde année à l’École Normale. L’auteur avait vingt ans quand il s’y exprimait ainsi : « Si le nom de moraliste convient surtout à ceux qui, ayant agité quelques idées dans leur vie, ayant observé longuement et curieusement les hommes et les choses, en rapportent la conviction que le point de vue moral est le seul auquel le monde mérite d’être envisagé et lui donnent enfin la place d’honneur dans leurs œuvres, bien des anciens méritent ce titre… » C’est sous cet angle, exactement, que les prosateurs modernes Pierre Loti, Ferdinand Brunetière, Émile Faguet, Melchior de Vogüé, Paul Bourget sont contemplés, scrutés et proclamés comme les meilleurs excitateurs d’esprits qui aient agi, en 1880, sur une jeunesse studieuse, pensive, curieuse de religiosité, et l’aient informée ou émue.

Pour pénétrer et pour définir devant nous ces auteurs contemporains, M. Giraud applique à ses études la méthode qu‘il avait, à peu de chose près, suivie pour écrire son Essai sur Taine. Elle pourrait se définir une combinaison ou, si l’on veut, un perfectionnement des méthodes dont Sainte-Beuve et Taine lui-même avaient fait tant d’applications : la race, l’hérédité lointaine ou immédiate, les impressions d’enfance et de jeunesse, les influences de tout ordre, la formation du caractère, l’orientation de l’esprit, les premières révélations, le développement progressif, l’évolution, la crise de l’âge mûr, le dernier mot prononcé ou encore à dire, l’influence profonde et durable, qui est la forme la plus rare et la plus enviable du succès.

Quelqu’un a paru craindre qu’en procédant toujours ainsi le critique ne courût le danger de l’uniformité, de la monotonie. Il n’en est rien. Dans le Pierre Loti, par exemple, la recherche des origines, des impressions premières produites sur l’imagination du petit écolier par la mélancolique gravité du milieu huguenot, par une solitude pénétrante, par le spectacle suggestif et nostalgique de la mer, forme une partie essentielle de l’étude, et s’il en est ainsi, l’on voit tout de suite pourquoi : M. Giraud avait à sa portée le trésor autobiographique intitulé le Roman d’un enfant ; il n’a pu se défendre d’y puiser et il en a tiré cent indications d’un prix inestimable. Mais ni Brunetière, ni Émile Faguet n’ont écrit leurs confessions, n’ont jamais prodigué les confidences d’ordre intime. C’est donc du seul examen de leurs idées sur les ouvrages de l’esprit, sur la vie humaine, sur l’état social, sur la question religieuse, qu’il a fallu faire jaillir tout l’intérêt des pages consacrées à nous expliquer ce qu’ils pensent.

Le dirai-je en passant, et tirerai-je vanité d’un avantage peu enviable, celui d’avoir eu mes vingt ans longtemps avant M. Giraud ? Oui, ceux qui ont vu Brunetière tout jeune regretteront peut-être que son très pénétrant critique ne se soit pas préoccupé de le représenter tel qu’il était avant la gloire, avant l’heure du puissant crédit. La silhouette un peu farouche du répétiteur de l’institution Lelarge, impatient de renommée et de pouvoir, telle que je la retrouve à travers les vieux souvenirs d’une conversation avec Jean Richepin, mériterait d’être fixée. Et de même, l’Émile Faguet que j’ai eu pour collègue très gracieux, il y a bien trente-six ans, au lycée de Poitiers, le Faguet qui n’écrivait pas, qui dépensait joyeusement, à flâner sur les bords du Clain, ses heures de loisir, comme les camarades, ce Faguet, resté dans l’esprit de quelques hommes de son temps, M. Giraud n’a pas pu songer à nous le faire voir : il a connu uniquement le professeur de Sorbonne, le critique dramatique du Soleil et des Débats, le collaborateur de vingt journaux et d’une dizaine de revues, le rédacteur de la Revue des Deux Monde.

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Si je voulais énumérer tous les endroits qui, dans ces cinq études, m’ont paru la précision même et « la même » raison, je n’en finirais pas, et je mériterais que l’on me reprochât de commenter sans fin ce qu’il suffit d’inviter à lire ou à relire. Un critique a plus de chances de paraître dans son rôle en formulant des restrictions, et comme l’écrivait déjà, à propos d’Émile Faguet, M. Giraud citant Pascal, en faisant « la part de l’envie ». Quand l’auteur des Maîtres de l’heure cherche à marquer les influences littéraires que Loti aurait pu subir, il se trouve réduit à des suppositions : c’est qu’en effet Loti lui-même, on se rappelle à quelle occasion, s’est défini l’homme qui n’a rien lu. M. Giraud a fort bien démontré que le romancier avait au moins lu Chateaubriand. Dans les premiers de ses romans surtout, comment ne pas noter, sous chaque mot, les traces d’une éducation qui s’était faite en étudiant Atala et René, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et les Mémoires d’outre-tombe ? Loti, d’ailleurs, n’a point nié le fait : « Chateaubriand, oui ; les Natchez ont laissé sur moi une forte impression vers ma dix-huitième année. » Les Natchez, et le reste. Mais que Loti ait pris la peine d’ajouter à Chateaubriand Leconte de Lisle, Baudelaire, Fromentin, Sully-Prudhomme ou même Bernardin de Saint-Pierre, cela n’est pas si évident, et je ne suis pas étonné, pour ma part, qu’il ait pu répondre sur tous ceux-là : J’affirme ne les avoir jamais lus. Il est bien plutôt, en effet, l’homo unius libri, l’autodidacte étonnamment doué, d’autant plus sûr de préserver son tour d’esprit original, qu’il s’est borné à la lecture d’un seul ouvrage ou de deux tout au plus : enfant, il a sucé le lait biblique ; jeune homme, son esprit reçut le coup de fouet du dieu du romantisme.

Mais si Loti ne doit rien à Renan, ni à Flaubert, ni aux poètes du Parnasse, oserions-nous jurer qu’il n’a rien lu des poètes anglais ? La goélette silencieuse, à l’ancre dans le petit havre, le calme plat dans un vaste océan, la mer d’huile, la mer de lait, vingt autres visions d’un réalisme délicat, que traverse parfois comme un rayon de merveilleux, où donc en avions-nous tant admiré le raccourci puissant, avant de les revoir, très émouvantes de beauté, dans les pages de Pêcheur d’Islande ? Ne serait-ce pas dans la ballade de Coleridge, dans quelques strophes enchantées de ce mystérieux récit de matelot, The Rime of the ancient mariner ? Avant ou après son passage au Borda, l’aspirant de marine Viaud n’aurait-il pas traduit et su par cœur ces vers que je ne cite pas ? Ils sont dans toutes les mémoires.

Et la composition même de cette remarquable étude sur Loti ne nous paraîtra-t-elle pas quelque peu concertée ? Telle que M. Giraud se représente la carrière littéraire du romancier, elle est, en quelque sorte, un acheminement très lent, mais continu, de ce point de départ, la philosophie du néant, à ce point d’arrivée, le regret de la foi chrétienne. Il y a quelque chose, ici, de la « Marche à l’Étoile ». M. Giraud ne croit-il pas ce qu’il désire ? Je serais moins tenté de poser cette question, s’il ne me semblait pas que les ouvrages de Loti prennent pour le critique, à son insu, plus d’intérêt, presque plus de valeur, selon qu’ils s’accommodent mieux a cette conception et qu’ils la réalisent. Le contraire pourrait avoir lieu. Vers Ispahan, livre admirable dont la seconde partie languit sans doute un peu, mais dont la première moitié, la merveilleuse montée des trois degrés du plateau de l’Iran, est peut-être le morceau le plus rare des livres de Pierre Loti et de la poésie d’itinéraire, n’est nommé qu’une fois, par acquit de conscience comme une œuvre dont il suffirait d’avoir glissé le titre entre la Troisième Jeunesse de Madame Prune et les Désenchantées.

Et nous touchons sans doute au seul défaut de cette critique si scrupuleuse et si soucieuse du vrai, du bien, de la beauté morale. Elle ne donne pas à la beauté sans épithète tout son prix. On le voit bien, quand un nom comme celui de Théophile Gautier se présente sous la plume de M. Giraud. L’impassibilité souveraine du maître d’Émaux et Camées est tenue pour un peu suspecte, comme l’aurait été, chez les durs jansénistes, la passion de Racine et de ses pareils. N’est-ce pas limiter trop jalousement le domaine de la poésie que de n’admirer pas résolument, dans son impeccable expression, le légitime orgueil de l’Art pour l’Art ? incapable d’excès. Peut-être — mais je laisse aux lecteurs le soin de vérifier mon insinuation ou de la repousser — prend-il, chez M. Giraud, lorsqu’il s’agit de tel de ceux qu’il aime, je ne dis pas une couleur de partialité, mais un reflet d’involontaire et secrète faveur.

Quoi qu’il en soit, c’est en étudiant l’œuvre d’Émile Faguet, l’œuvre de Paul Bourget, que le moraliste catholique s’est cru le plus obligé d’aller jusqu’au dernier terme de sa pensée et de marquer, sous une forme très courtoise et toujours mesurée, ce que j’appellerai son inflexible indépendance. On me pardonnera de m’attarder un peu sur une seule de ces études : je prendrai la plus développée et la dernière du volume, les quatre-vingts pages si denses qui sont précédées de ce titre : M.  Paul Bourget.

Au début de cette étude, M. Giraud donne un portrait de l’auteur qu’il aborde, un portrait qu’il n’a point tracé. Comme il avait fait définir les limites de l’esprit critique chez Émile Faguet par Émile Faguet lui-même, c’est aux médaillons de Jules Lemaître qu’il emprunte cette effigie de

Paul Bourget. Mais, pas plus que M. Giraud, Jules Lemaître — qu’il me soit permis de le dire — n’a connu Bourget poète adolescent, et c’est, je pense, ce Bourget qu’il eût été intéressant de nous présenter le premier.

Pour démêler, d’ailleurs, les origines de l’auteur de Cruelle Énigme et de la Barricade, c’est quelque chose, il faut en convenir, que de savoir qu’il est l’arrière-petit-fils d’un « cultivateur de campagne » d’une province du centre de la France, et que, du côté de sa mère, il se rattache à « une famille lorraine venue d’Alsace, il n’y a pas cent ans, et auparavant d’Allemagne ». De cette double descendance dériveront, j’en demeure d’accord, des facultés transmises très diverses ; mais peut-être que chez Bourget, comme chez la plupart des gens de maintenant, les qualités acquises comptent encore plus que le legs des ancêtres. Ce qu’il doit à son père et à sa mère — car il en est du plus connu comme du plus obscur — c’est son tempérament et son intelligence. Mais supposez qu’à vingt ans le jeune homme eût été placé dans un autre milieu que celui où, de vingt à trente, il s’est développé, nous aurions un Bourget tout autre. Ce qu’il y a chez lui de dandysme, par exemple, l’y retrouverions-nous aujourd’hui, si, à l’âge où l’on est de cire pour recevoir les impressions et en garder la marque indélébile, Paul Bourget n’avait pas admiré de loin, puis abordé avec beaucoup de révérence, puis fréquenté assidûment, et très fidèlement aimé jusqu’à la mort l’auteur de l’Ensorcelée, du Chevalier des Touches, des Diaboliques ?

Et ce n’est pas impunément non plus, ni surtout sans profit, que l’artisan subtil et douloureux de la Vie inquiète, d’Edel, des Aveux fut affilié assez longtemps au groupe original et si intimement uni des quatre amis poètes, Jean Richepin, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon et Paul Bourget. M. Giraud ne fait pas le cas que je voudrais de ces années de bohème et de rêve. Il n’est pas éloigné de dire que Paul Bourget, en s’attardant dans les sentiers de la fantaisie et de la méditation poétiques, cherchait, sans la trouver, sa véritable vocation. Il serait presque plus exact de déclarer qu’en quittant les vers pour la critique, le roman et le théâtre — quelque succès qui l’ait payé, d’ailleurs de cette désertion, — Paul Bourget a fait le sacrifice du poème philosophique de ce temps-ci. Ses amis des jeunes ans le jugeaient capable d’aboutir à ce noble ouvrage. N’en aperçoit-on pas, dans ses premiers essais en vers, la promesse déjà marquée et les obscurs linéaments ?

Même sous le prosateur, le poète survit. À chaque instant, il se trahit et se découvre, témoin deux citations que me fournit l’étude seule de M. Giraud : “ Tracer le tableau de l’Ame française dans cette fin de siècle qui prend parfois une noire couleur de fin du monde et parfois une rose couleur d’aube nouvelle.” N’est-ce pas, en quelques mots, la condensation d’une matière poétique, celle du livre de l’Aurore, par Maurice Bouchor ? Et encore : « Sa mère lui mettait son cœur saignant sur son chemin, et il passait outre. » N’avons-nous pas ici comme un hommage à la chanson fameuse de La Glu, au symbole si émouvant de ce cœur maternel, que foule le pied du fils, sans pouvoir étouffer le cri miraculeux de la tendresse ?

On arriverait à démontrer que chez Paul Bourget les plus belles échappées de prose ont pour point de départ un vers. La graine germe, un jour ou l’autre, après avoir sommeillé dans un coin du cerveau, et tout à coup donne ses fleurs. Rappelez-vous, dans les Sensations d’Italie, ce chapitre final sur la passion du voyage, et dites-moi, après l’avoir relu, si le prétendu prosateur n’est pas un musicien reprenant son archet et se divertissant voluptueusement à répandre des variations sur un thème cher à son cœur, un thème pris à Baudelaire :

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir.

On ne reprochera pas à M. Giraud, dans son étude des ouvrages de Paul Bourget, d’avoir dissimulé la valeur du critique et la portée des efforts du penseur. Nul, mieux que l’auteur des Maîtres de l’heure, n’a mis en relief l’originalité de ce singulier disciple de Taine, qui, sans se départir d’une complète admiration pour l’œuvre de son maître, réagit puissamment contre cette œuvre, par le seul fait de soupçonner, de rechercher et d’indiquer les limites de la science. Nul n’a marqué plus finement, et de façon plus convaincante, l’influence profonde de Spencer et de la théorie de l’inconnaissable sur l’auteur des Essais de psychologie. Nul n’a mieux vu, n’a mieux fait voir ce qu’a donné de résultats, dans les Essais, l’application de l’analyse psychologique à la critique littéraire. À vrai dire, les dix études sur Baudelaire, Renan, Flaubert, Stendhal, Taine, Dumas fils, Tourguénef, Leconte de Lisle, Amiel, les Goncourt, ne sont-elles pas le modèle des Maîtres de l’heure ? Qu’avait cherché M. Bourget dans ces dix écrivains après s’en être pénétré ? « L’état d’esprit et d’âme. » Que cherche M. Giraud dans Bourget lui-même, et dans Faguet, et dans Vogüé, et dans Pierre Loti, et dans Brunetière, et que cherchera-t-il encore dans les cinq autres qui suivront ? « L’histoire intellectuelle et morale de chacun d’eux », c’est-à-dire un reflet diversement coloré, répandant plus ou moins d’éclat, de la « pensée profonde de leur temps ».

Rien ne donne l’idée du talent de M. Giraud comme de le voir retrouver le lien qui rattache à la critique des Essais les romans de Bourget et, plus tard, ses pièces de théâtre, comme de l’écouter nous définir, chez son auteur, « l’apologétique expérimentale », comme de suivre, sur ses pas, cette évolution religieuse, qui commence au Disciple, qui se poursuit dans l’Étape, mais qui semble ne pas devoir se terminer de la seule façon que puisse souhaiter et admettre M. Victor Giraud : car quelques éléments, propres à détourner, à pervertir la pure tradition du sentiment chrétien, s’y joignent et s’y mêlent.

Et rien ne donne l’idée de la fermeté de caractère de M. Giraud comme certaines exigences. « M. Bourget » — reconnaît-il — s’est peu à peu « dégagé de M. Renan », mais « pas en politique ». Et ce n’est point M. Giraud qui s’accommodera de cette attitude équivoque. Le catholicisme libéral, qu’il professait à vingt ans, qu’il admirait encore récemment chez Melchior de

Vogüé, reste sa foi. Elle lui fait répudier non seulement le « catholicisme athée » — c’est son mot — de l’Action française, mais le catholicisme moins dénaturé, quoique encore bien imparfait, par où M. Bourget semble vouloir perpétuer les dangereuses traditions d’un Bonald, d’un Joseph de Maistre. Sur la fausse interprétation de l’Évangile, sur la conception politique dont M. Bourget et quelques autres voudraient s’enorgueillir, mais dont la misère ne saurait être déguisée par cette formule à effet : « l’émigré intellectuel », M. Giraud a écrit des pages qui sont non seulement parmi les plus nettes et les plus fortes, mais parmi les plus courageuses qu’un moraliste catholique puisse écrire aujourd’hui.

En s’exprimant comme il l’a fait, M. Victor Giraud a traité d’égal à égal avec un écrivain qu’il appelle son maître. Dans ce débat de doctrine, il ne cède pas un pouce du terrain. Une fois de plus, nous voyons un disciple qui s’affranchit, et, sur ce point particulier, c’est bien à lui que le dernier mot reste.

Post-Scriptum. — Ces études étaient rassemblées pour l’impression, quand j’ai reçu le volume de M. Victor Giraud, Maîtres d’autrefois et d’aujourd’hui. Si ce n’était pas pour moi un vif plaisir que de signaler au public ce précieux recueil « d’essais », ce serait un étroit devoir. L’un des huit chapitres qui le composent a pour titre : La Personne et l’Œuvre de Taine d’après sa correspondance. Ceux de mes lecteurs que j’ai pu choquer, en contestant que le second terme de cette formule, « le logicien-poète », soit exact, se complairont sans doute à savourer les pages où M. Giraud a su exprimer tout ce qu’il y eut, dans Hippolyte Taine, de sensibilité frémissante et d’imagination emportée, sous l’appareil des déductions géométriques et derrière le rideau de fer des orgueilleuses abstractions.

Après nous avoir fait pénétrer plus avant dans la nature intellectuelle de son auteur, en nous rendant presque évident le « lyrisme » natif, réduit par l’effort continu d’une opiniâtre volonté « au ton et à l’allure de l’analyse oratoire », M. Giraud nous découvre le fond de cette nature morale, par l’interprétation de l’attitude « intérieure » de Taine à l’égard de la religion. À l’orgueil intellectuel de la vingtième année, à l’ivresse de l’affranchissement, succède, chez Taine, une crise, non pas religieuse, mais philosophique. Presque aussitôt, par besoin de s’attacher à l’opinion « la plus nouvelle et la plus poétique », se produit l’adhésion, très réfléchie, et non moins obstinée, à la métaphysique panthéiste. Nous rencontrons aussi la profession de foi, substituant à l’Évangile de Jésus celui de Marc-Aurèle. Nous voyons briller cet espoir, si vivace et si exclusif, dans l’avenir de la science, dans la puissance illimitée de l’intelligence humaine, pour qui « tout mystère » doit finir par se dissiper. Mais voici le premier effort de « conciliation », et comme une idée de retour à l’idée chrétienne, sous cette forme, à demi rationaliste, du protestantisme entrevu, étudié, admiré, dans la nation anglaise ; et, à la fin, surgit cette conclusion, assurément inattendue chez l’auteur des Philosophes classiques et du livre de l’Intelligence : « La vérité n’est supportable que pour quelques-uns ; il vaudrait mieux qu’on ne pût l’écrire qu’en latin. » Évolution émouvante, poignante même, par la noblesse de l’esprit qui l’accomplit, et par la cruauté des temps qui l’ont déterminée.

Ayant nommé les Maîtres d’autrefois et d’aujourdhui, je me reprocherais, de m’en tenir à la mention de l’article sur Taine. Ni l’étude sur la « Jeanne d’Arc » de M. Hanotaux, qui termine le livre, ni le chapitre initial, « Les époques de la pensée de Montaigne », écrit à propos des trois volumes si nouveaux de Pierre Villey sur les Sources et l’Évolution des Essais de Montaigne et les Livres d’Histoire qu’il a utilisés, ne sauraient être passés sous silence. Se demandant après tant d’autres ce qu’il faut penser de la religion de Montaigne, M. Giraud n’admet pas, on s’en doute bien, qu’il faille voir dans l’illustre sceptique « un ancêtre authentique de nos encyclopédistes », mais il ne veut pas reconnaître en lui le personnage religieux que tel ou tel, par goût du paradoxe, nous présente. « De toutes les voies, — et elles sont nombreuses, — qui conduisent ou ramènent à la religion, intimement sentie et vécue, Montaigne n’en a fréquenté aucune. Ni le désespoir métaphysique, ni la profondeur du sentiment moral, ni le sens et l’effroi du mystère, ni l’élan spontané de l’âme vers je ne sais quoi qui l’enveloppe et la dépasse, jamais, à aucun moment de sa vie ou de sa pensée, jamais Montaigne n’a rien connu, ni éprouvé de tout cela. Surtout, peut-être, il lui manque ce sentiment du tragique de l’existence humaine sans lequel il n’y a ni très grand poète, ni profond penseur, ni véritable croyant. » Toute la page est parfaitement belle, et de cette beauté, si rare de nos jours, celle des fortes convictions. Aux yeux de Victor Giraud, le christianisme de surface et de pratiques de Montaigne, même affirmé à l’heure de la mort par « une fin fort édifiante », ne compte pas, et, comparé, à Montaigne, « Rabelais lui-même », a-t-il écrit, serait « je ne dis pas plus chrétien, mais peut-être plus religieux ».

C’est la même rigueur de dialectique, la même autorité de jugement, que l’on retrouvera dans l’étude sur Sainte-Beuve, d’une précision si éclairée et si indépendante ; dans la magistrale leçon d’université sur Sully-Prudhomme, poète et penseur ; dans l’émouvant in memoriam sur notre cher et noble Angellier, l’auteur de deux volumes de critique sur Robert Burns, et de ces poèmes admirables : L’Amie perdue, Le Chemin des Saisons, Dans la lumière antique ; et encore à travers cette série d’articles sur Brunetière, où chaque mot traduit spontanément l’admiration ardente et raisonnée, trahit aussi, presque sans le vouloir, la tendresse grave et profonde.

S’il me fallait choisir dans cet ouvrage, et que, sans courir le risque de rien exclure, j’eusse à faire sa part à cet instinct secret, à ce plaisir, toujours si vif, de préférer, je mettrais au premier rang de ces divers essais celui qui a pour titre : Chateaubriand et ses récents historiens. Il a été écrit à l’occasion des dernières conférences de Jules Lemaître. Déjà l’annonce seule de ces conférences avait eu cet heureux effet de déterminer M. Giraud à publier dans la Revue des Deux Mondes certains études qu’il tenait en réserve sur le Christianisme de Chateaubriand. Mais, comme il avait pris la plume, — avant que Lemaître eût parlé, — à seule fin de souhaiter que le subtil critique réfutât le réquisitoire institué par Sainte Beuve dans Chateaubriand et son groupe littéraire, M. Giraud n’a pas manqué de la reprendre, après les conférences, pour expliquer très nettement l’étendue et la profondeur de sa déception. Il a, tout d’abord, mentionné et critiqué d’autres travaux, le premier volume de la Correspondance générale de Chateaubriand, que M. Louis Thomas s’est chargé d’éditer, et le premier volume de la Vie politique de François de Chateaubriand, qu’apporta récemment M. Albert Cassagne. Tout en voyant mieux que personne les lacunes et les défauts de ces deux importants ouvrages, M. Giraud s’est appliqué bien moins à nous les faire remarquer qu’à remercier les deux auteurs de ce que leur effort avait déjà réalisé d’utile et de louable. Il ne s’est cru tenu à l’absolue justice et n’a usé très librement de tout son droit de discussion qu’envers l’écrivain supérieur et de haut renom, pour qui d’autres auraient sans doute réservé leurs aimables égards et leurs ménagements pleins de prudence.

Il importe à chacun de nous de méditer un peu sur cette simple et très ferme manifestation d’un esprit foncièrement sincère. Elle doit ajouter encore aux sentiments de haute estime, — n’hésitons pas à dire de respect, — qu’inspire, à ceux qui savent lire, toute l’œuvre de Victor Giraud.

Sur les ouvrages de critique d’André Beaunier12 §

I §

« Un normalien qui a mal tourné. » C’est la  définition que donnait de lui-même André Beaunier, dans une fine allocution, qu’il prononçait à l’École normale, un jour que l’on fêtait l’excellent directeur, M. Georges Perrot. Et l’on reconnaît là l’humeur plaisante, ironique et légère, qui est le trait distinctif de ce charmant esprit.

Ne nous y trompons pas, et entendons ce que parler veut dire. Et tout d’abord ce normalien a commencé par prendre tous ses grades en se jouant, sans excepter le titre d’agrégé des lettres, plus difficile à conquérir en 1893 qu’aujourd’hui. Mais l’agrégé de vingt-trois ans se sentait peu sollicité par cet apostolat, le professorat des lycées. Vue sous un certain angle, — assurément trop étroit, — la préparation du baccalauréat lui paraissait une tâche ingrate. La position, plus engageante, de maître de conférences dans une Faculté ne le tentait pas davantage. Il aspirait à prendre rang parmi les publicistes ; il voulait courir sa carrière dans les journaux. Le stage, qui s’imposait aux élèves de l’École, en troisième année, l’édifia. Il suppléa, pendant deux semaines, dans la rhétorique de Stanislas « un écrivain parfait et un pénétrant moraliste, Paul Desjardins ». Ces deux semaines révélèrent à André Beaunier tout ce qu’offrait d’embarrassant, de redoutable, pour une nature comme la sienne, la fonction d’éducateur. Il nous a fait sa confession ; la voici tout entière.

« J’avais deux sortes d’élèves : les uns, sur lesquels je ne me sentais pas d’influence — ils ne m’intéressaient pas beaucoup — ; et les autres, sur qui j’avais de l’influence : ils me faisaient peur. Songez-y, ce n’est pas une petite chose, de se dire qu’on modifie une âme, et cela, justement, à un âge où l’on est tout plein de chimère et d’incertitude. Ce n’est pas une petite chose, de penser qu’une idée, partie de vous, va faire son chemin dans les esprits et dans les cœurs. Et d’autant que les idées ne voyagent pas comme des chevaliers vêtus de l’intangible et froide armure ; je les comparerais plutôt à de petits organismes éperdument sensibles, et qui, en route, se transforment, se teignent des couleurs nouvelles du paysage, prennent une importance imprévue, perdent leur signification première, et quelquefois, en attrapent une autre. Elles meurent, quelques-unes, avant d’arriver : ou bien elles sont, à l’arrivée, très différentes de ce qu’elles étaient quand on leur a donné leur vol. On a dit que l’histoire humaine était l’histoire des idées ; plus exactement, n’est-elle pas l’histoire des contresens, souvent magnifiques, que fait l’humanité sur les idées ? Aussi admiré-je, avec respect, les professeurs prudents qui savent gouverner la fraîche floraison des intelligences ; et, avec mépris, les faciles idéologues qui lancent allègrement leurs trouvailles d’un jour et n’ont pas l’air inquiet de la moisson. »

La page méritait d’être citée, non seulement pour sa subtilité exquise, mais pour son intérêt de document. Et, en effet, si Beaunier joue avec ses souvenirs, s’il se raconte ici, comme partout ailleurs, à la façon renanienne, c’est-à-dire cum grano salis, il n’invente pas, assurément, cette sensation de crainte, ce mouvement de recul, à la seule pensée de s’engager dans la forêt obscure. En écoutant sa confidence, ceux qui ont passé par l’ancienne École normale reconnaissent l’état d’esprit que produisait, de temps en temps, chez quelqu’un d’entre nous, une éducation trop exclusivement critique. Cette éducation, ce n’est pas chez le maître de conférences seul qu’on la recevait : on se la donnait à soi-même dans des conversations aiguës, paradoxales, dissolvantes, dans ces discussions sans mesure et sans fin de la cour de récréation, de la salle d’études. Elle influa sur deux ou trois des jeunes gens que j’ai connus — ce n’étaient pas les moins heureusement doués — jusqu’au point d’établir en eux un scepticisme aussi raffiné qu’exclusif, une sorte de dilettantisme élégant et un peu morbide, dont, une fois engagés dans la vie, ils mirent ou des mois ou des années à se déprendre, à se guérir. La même éducation formait d’ailleurs, je me hâte de le reconnaître, des pédagogues décidés, des esprits agiles, au sens latin du mot, c’est-à-dire enchantés d’exercer leur action, et dogmatiques « avec délices ». Sans remonter plus haut, j’en citerais plusieurs, si je voulais, parmi les camarades mêmes de Beaunier : ils entrèrent très résolument, d’un élan vif, presque joyeux, dans leur classe de rhétorique ou de philosophie, ils s’affirmèrent aussitôt comme des maîtres exemplaires.

Mais ce n’est pas impunément qu’on a passé plusieurs années de sa jeunesse à s’entraîner en vue de l’enseignement : un peu plus tôt, un peu plus tard, quoi que l’on ait pu faire pour éviter ce pas, il faudra bien qu’on monte en chaire. Jean Richepin, après avoir jeté au vent La Chanson des Gueux et La Glu, les Caresses et les Morts bizarres, les Blasphèmes et Nana Sahib, La Mer, Monsieur Scapin, Le Flibustier, Le Chemineau et tout le reste, ne nous a-t-il pas réserve cette surprise, ajoutée à bon nombre d’autres, de le retrouver professeur ?

Conférencier — ou professeur, car c’est, tout un — André Beaunier ne se prodigue pas autant que le bon chemineau des lettres. Il a pourtant cédé, plus d’une fois, aux instances de ceux qui avaient deviné le vif plaisir et le rare profit qu’ils auraient à l’entendre. Le 24 décembre 1911, il se rendait à une invitation des élèves du collège Stanislas et, renouant pour eux le fil rompu depuis près de vingt ans, il se laissait aller à discourir sans ombre de pédanterie, à deviser, pourrait-on dire, en honnête homme. Avec quelles adroites réserves, avec quel sens de la nuance littéraire ou artistique il indiqua les « torts » principaux de « l’admirable Renaissance » ! Des jeunes gens venaient d’en exalter l’ambitieuse activité ; il avoua que cette époque était un peu tumultueuse et trouble pour son goût. Produisant des raisons qu’un fanatique de Calvin, de Rabelais ou de Ronsard trouverait peut-être forcées, mais qu’il n’était guère possible d’exposer plus ingénieusement, il déclara qu’il préférait « le fier, subtil et savant moyen âge ».

Le 18 février 1912, « sous les auspices de la Société de l’Université Lyonnaise », il parlait à Lyon. À ce livre encore récent et qui aura certainement l’honneur d’être plagié plusieurs fois : Trois amies de Chateaubriand, il ajoutait un chapitre nouveau : Chateaubriand à Lyon, chapitre singulièrement malicieux et d’une irrévérence, outrageuse sans doute, au jugement des dévots de René, mais entraînant et amusant et divers comme la vie même. Si l’on mesure tout l’effet qu’elle produit à une simple lecture, cette spirituelle conférence a pu effaroucher par quelques traits, elle a dû enchanter, définitivement, l’intelligent auditoire.

Trois semaines plus tard, à Paris, rue de Chateaubriand, devant un public presque uniquement féminin et recruté surtout, m’affirme-t-on, dans l’aristocratie, Beaunier soutenait une thèse, une jolie thèse : L’influence de la Grèce antique sur nous. En lettré digne de ce nom, c’est-à-dire en lettré capable de relire dans le texte les auteurs grecs, en voyageur qui a rêvé, sinon prié, sur l’Acropole, en amoureux passionné du merveilleux sourire d’Athéna, il célébra sans emphase, avec la pointe d’atticisme indispensable en un pareil sujet, les traditionnelles vertus du génie hellénique.

Et presque sans reprendre haleine, deux jours après, s’adressant au public, peut-être un peu différent, mais tout aussi mondain, de la Société des Conférences, il plaidait une cause difficile, celle de la mode sous le second Empire : à force d’enjouement, de tact, de sentiment de l’art, il la gagnait.

II §

Il y a, dans tout normalien, un critique prêt à surgir. C’est à la critique littéraire et, par moments, à la critique d’art qu’André Beaunier, depuis qu’il tient la plume, a consacré une bonne partie de ses heureux efforts. Et toutefois, je ne serais qu’à moitié surpris, si quelqu’un m’affirmait que pendant les années qui suivirent immédiatement son succès à l’agrégation, il ne se défendit pas toujours du plaisir d’aligner des vers, encore qu’il ait pris la précaution de n’en pas publier un seul, après ceux du collège. S’il n’avait pas un peu pratiqué le métier — et peut-être avec ce mépris de la rime retentissante et des rythmes réguliers, qui fut de mode entre 1885 et 1895, — d’où lui viendraient la curiosité passionnée, l’enthousiaste sympathie que, dans un livre de critique intitulé La Poésie nouvelle, il manifesta pour les tentatives les plus téméraires et les prétentions les plus démesurées des adversaires acharnés de la tradition parnassienne ?

Décadents, vers-libristes, symbolistes, romanistes, simplistes, André Beaunier a étudié de près, avec une indulgence fraternelle, tous ces lettrés en insurrection. Il en croit volontiers Verlaine et il consent à voir après lui, d’après lui, dans le saturnien Arthur Rimbaud, un précurseur du nouvel évangile. Les airs de métaphysicien ou de psychologue profond que se donna l’humoriste Jules Laforgue en divulguant, dans des milieux plus littéraires que philosophiques, les théories de Hartmann, en remuant les mots d’Inconscient, d’Évolution, d’Introspection, d’Instinct, par un grand I, et quelques autres, semblent l’avoir impressionné. Il nous apparaît à demi subjugué par l’esthétique de Gustave Kahn, esprit original, j’aime à le reconnaître, et poète doué d’une aptitude singulière à évoquer, à faire affluer les images. Il accorde les louanges les plus larges à Moréas, inventeur d’un « traditionalisme » enrichi « d’aucunes nouvelletés ». Cette doctrine fut illustrée, personne ne l’ignore, dans les Cantilènes et le Pèlerin passionné, qui resteront comme des monuments de ce qu’on peut nommer archaïcus furor, la folie archaïque. Et quelle chaleureuse admiration déterminaient chez le critique, à ce même moment, les « hallucinations » d’Émile Verhæren, ses visions symboliques de la vie des pauvres gens, ses essais d’épopée sociale, ses explosions de lyrisme tout moderniste ! Qu’il ait été, d’ailleurs, facilement séduit, chez Henri de Régnier, par l’art si raffiné de la composition, par le très bon aloi du vers, par l’élégante et noble qualité de l’inspiration dans les recueils déjà parus à cette date, cela n’a rien de surprenant ; mais qu’il élève au même rang que cet artiste supérieur des artisans poétiques d’une valeur moindre, — on me dispensera de mettre en vedette leurs noms, — cela nous causerait un peu d’étonnement, si nous ne savions pas que seul l’éloignement permet d’apprécier la différence de hauteur entre les écrivains d’un même groupe littéraire, comme entre les sommets d’un même massif montagneux.

Ce qui paraît intéressant à remarquer dans ce volume de critique écrit pour mettre sous nos yeux une brigade de poètes, c’est la place qu’André Beaunier a cru devoir y faire à un auteur de premier rang, qui est surtout un prosateur. Le recueil de vers, par lequel débuta Maurice Maeterlinck, Les Serres chaudes, même si l’on y joint le petit groupe des Chansons, ne suffirait pas à faire de lui un tenant glorieux de la poésie. Mais est-il rien de poétique, en vérité, comme le pathétique étrange, intime, indéfinissable, de ses drames en prose ? Ils sont déconcertants et puérils parfois, on ne peut pas le contester, mais, il faut bien le reconnaître également, ils sont poignants, ils ont, dans leur vague mystérieux, on ne sait quoi de shakespearien. Bien des imaginations de lecteurs ont été déroutées d’abord, puis captivées par le charme troublant de ces allégoriques inventions, de ces mystiques tragédies, les Aveugles, les Sept Princesses, Pelléas et Mélisande. Bien des cœurs ont été touchés par l’accent pénétrant et vraiment suggestif de livres de morale et de méditation comme La Sagesse et la Destinée, ou comme La Vie des Abeilles. Et si quelqu’un s’est dérobé à l’influence de ces œuvres, ce n’est pas, je suppose, André Beaunier, le romancier du Roi Tobol. Il les a prises pour modèles, au moins pendant une saison.

Mais, avant de s’attacher, pour si peu de temps que ce soit, à ce maître exceptionnel et d’exemple assez dangereux, André Beaunier en avait subi, ou volontairement suivi, de moins étranges. Comme plus d’un jeune homme de sa génération, il avait fait sa rhétorique d’homme de lettres dans Flaubert, son éducation de logicien et de penseur dans Taine et dans Renan ; il avait savouré les romans d’analyse de Paul Bourget, les contes, pénétrés de réflexion et d’ironie, d’Anatole France. Et ce n’est pas sans un très grand profit qu’après s’être abreuvé, comme à la source même de l’émotion et de la vérité, dans les écrits de Léon Tolstoï, il a pu s’accointer à sa personne, entrer jusqu’à un certain point dans son intimité, être son hôte à Iasnaïa-Poliana et recueillir, sur plus d’un sujet important, ses confidences, ses oracles.

III §

Les visites d’André Beaunier au comte Tolstoï remontent à l’hiver de 1897-1898. Le journaliste français retourna encore en Russie au printemps de 1899. Il s’avança, cette fois, jusqu’à Kiew, jusqu’à ce fleuve large et lumineux, le Dniepr, dont Nicolas Gogol, le conteur satirique, a exprimé, dans un superbe élan de poésie, la souveraine splendeur. Ces deux séjours nous ont valu le volume qui a pour titre : Notes sur la Russie et pour sous-titres : Tolstoï, les Étudiants, la Peinture russe, les Pèlerinages.

Je ne connais guère de livre de voyage plus attrayant et, par places, plus révélateur. Les paysages sont rendus de main de maître. Le charme effacé de Saint-Pétersbourg « avec sa foule qui s’amuse, mais sans bruit », la saisissante apparition de l’orientale Moscou, « un rêve des Mille et une Nuits dans un paysage polaire », la tragique solennité des plaines russes sous leur parure, tour à tour étincelante ou assombrie, de neige, de givre, de gel, s’expriment avec un bonheur d’expression qui fait penser — que pourrais-je dire de plus ? — au talent pictural d’Ivan Tourguénef lui-même. Comme dans l’auteur des Eaux printanières, on retrouve, chez André Beaunier, le sentiment subtil de ce qui est l’âme secrète ou la muette expression de cette nature engourdie et comme emmurée dans une léthargie inéluctable jusqu’au moment de la résurrection : « Apprends du tranquille paysage d’hiver la résignation, la docilité parfaite aux lois de silence et d’oubli. »

Les descriptions chaudes et colorées du printemps méridional, qui donnent tant de charme à d’autres parties du volume, font, avec ces tableaux de régions glacées, un contraste des plus heureux. Ce sont bien là des impressions de vrai poète. Les émeutes d’étudiants, les scènes de famine, le mysticisme religieux, le réalisme de l’art russe nous sont représentés aussi avec une vivacité de notation qui conserve son intérêt, sinon son actualité. Mais ce qui domine tout le livre, c’est la figure admirablement fruste et tragiquement émouvante de Léon Tolstoï.

Dès la première apparition, ces yeux clairs dont le regard aigu se fixe sur les traits de son interlocuteur, le dévisage et le transperce, cette parole profonde où s’exprime si fortement la « certitude » d’un esprit dominateur, donnent au jeune visiteur « l’impression absolue du génie », Et un seul trait lui suffira pour nous faire toucher du doigt le fond même du caractère. On est à table, chez le comte. C’est lui qui parle. Il explique sa conception actuelle de l’art. Il porte en lui, dès ce moment, le sujet de Résurrection : « Si j’avais eu cette idée directrice sur l’Art, j’aurais écrit tout autre chose que mes livres de cette époque, dont je suis très mécontent ! » L’hôte français risque timidement une objection et murmure l’interrogation : “Même Anna Karénine ?”. L’écrivain russe, impérieusement, frappe du poing la table et riposte d’une rude voix : « Et si je le dis, ce n’est pas pour qu’on me dise le contraire. » C’est le même homme, d’ailleurs, qui, sortant avec le jeune Parisien dont les pas hésitent un peu sur ce sol de neige durcie, lui « prend le bras » affectueusement, et le «  soutient », quand son pied « glisse ».

Que d’autres gestes spontanés, qui décèlent la vie ! « Il se met à tricoter avec ses gros doigts », ceux qui ont écrit La Guerre et la Paix. N’allons pas nous tromper à cette bonhomie d’allures ; elle voile une âme de feu : « Je ne puis pas souffrir qu’on ne soit pas de mon avis… Il n’y a pas des opinions, il y a de la vérité. » Ce n’est pas celui-ci qui se résignerait à préférer ce qui lui plaît, sans exclure avec force ce qu’il n’aime pas. Il s’assied au piano ; il joue du Schumann et conclut : « Voilà de la musique : cela vaut mieux que vos Wagner ! »

Mais quel enchantement, dans les plus graves entretiens, que ces vives comparaisons : « Êtes-vous chasseur ? etc. » que ces paraboles pleines de fraîcheur, jaillissant tout à coup comme une source d’eau très pure ! Une fausse doctrine s’est introduite dans la vie, c’est un « fétu de paille » dans la montre : « rien ne marche plus ; mais enlevez cette paille, et subitement, tout se remet à marcher ». Et cette image admirable pour marquer les limites de l’esprit humain dans la poursuite du savoir, dans la possession si précaire de la vérité : une lanterne sur la neige ; elle projette son éclat, sur un espace très borné, tout autour d’elle ; on peut la déplacer, elle illumine vivement une place nouvelle ; mais les ténèbres règnent encore sur tout ce qui reste à parcourir de la steppe sans fin, et ce qu’on a laissé derrière soi est rentré dans la nuit profonde.

Il y a près de quinze ans qu’André Beaunier prenait ces notes sur Tolstoï. Pour qui les relit aujourd’hui, elles sont surprenantes de pénétration, d’intuition sagace. Le Tolstoï qui, depuis, s’est révélé par ses derniers écrits ou par ses dernières résolutions, on le voit apparaître et on la reconnaît déjà dans ces croquis tracés, en un clin d’œil, d’après nature. La vie de l’apôtre russe ne s’est clairement expliquée qu’à l’heure de la mort. Il a vécu comme tous les hommes, c’est-à-dire qu’il a laissé derrière lui — je prends la formule à Victor Hugo — « plusieurs fantômes de lui-même ». Mais, au rebours des autres hommes, il n’a pas admiré, il n’a pas adoré ces fantômes évanouis ; il les a tous pris en pitié, ou même en aversion. Il a passé son âge mur, non pas à regretter les joies, mais à réparer les fautes de la jeunesse ; il a passé une partie de ses vieux ans à renier tous les efforts de l’âge mûr ; et enfin, dans l’isolement de cette âpre agonie qui a causé tant de scandale, il a voulu comme expier les suprêmes attachements. Cette étrange évolution, André Beaunier, sans en prévoir exactement le dernier terme, en avait eu le sentiment, il l’avait presque définie. Est-il besoin d’en dire plus pour indiquer et l’intérêt durable et la haute valeur de ces Notes sur la Russie ?

IV §

Si je me borne à désigner par leur titre d’autres volumes publiés à peu près à la même date, Bonshommes de Paris, les Souvenirs d’un peintre, L’art de regarder les tableaux, ce n’est pas que je me sois dispensé de les lire ou que je les aie lus sans plaisir. L’appétit du beau, qui déjà s’y manifestait, s’accroîtra plus tard jusqu’à devenir une exclusive ferveur. Avec autant de conviction que l’auteur du Polythéisme de la Grèce antique, Louis Ménard, André Beaunier, en écrivant ce livre d’esthétique délicat et ardent, qui a pour titre Le Sourire d’Athéna, a confessé sa religion : le culte raisonné et enthousiaste de l’art grec.

Parmi ses œuvres de critique de toute sorte, c’est aux essais littéraires, puis-je l’avouer ? que vont mes préférences. J’arrive donc à cet ouvrage : Trois amies de Chateaubriand. Comme le titre l’indique, le livre contient trois études, chacune d’au moins une centaine de pages, sur Madame de Beaumont, sur Mme Récamier et sur Hortense Allart. Le peu de sympathie qu’inspire ce bas-bleu d’Hortense peut rendre injuste pour la troisième partie de l’ouvrage : mais, si divertissant qu’on veuille trouver le chapitre que remplissent les faits et gestes de cette jolie chercheuse d’amour, aussi dépourvue de tact qu’un homme pourrait l’être, il n’a pas, à mes yeux, l’intérêt des deux précédents ; et même, pour dire toute ma pensée, quelle que soit la finesse du médaillon où apparaît, dans un beau relief, le pur profil de Juliette Récamier, je ne crois pas qu’on puisse l’égaler au pastel adorable où revivent, avec un sourire de mélancolie, les traits lassés et imparfaits, mais éclairés par un regard si profond et si tendre, de cette amante dévouée et exquise jusqu’à la mort, Madame de Beaumont.

Y eut-il jamais, à vrai dire, drame intime ou roman de cœur comparable à l’existence de Pauline de Saint-Hérem, fille de M. de Montmorin ? Mariée jeune au comte de Beaumont, très jeune aussi, et « le plus mauvais sujet de Paris », séparée de lui aussitôt, en attendant l’évasion lointaine du divorce, elle conduit, pendant les deux années qui précèdent la Révolution, « le train magnifique » de la maison de son père, un des ministres de Louis XVI. Elle jouit des douceurs de l’amitié et, on peut le penser, des enchantements de l’amour, dans cette société d’élite où d’admirables jeunes femmes, célébrées par un grand poète sous des noms modernes ou antiques, « Fanny, Camille, Chloé, Glycère, Euphrosine ou Lydé, Pannychis », se laissaient adorer délicieusement par des gentilshommes accomplis, Calixte de Montmorin, François du Pange, Adrien de Lezay, André Chénier, d’autres encore. Elle assiste aux premiers revers du régime royal, à la démission du ministre, et, dès les débuts de la Terreur, elle a sa large part dans les angoisses les plus cruelles. Après l’assassinat de son père, après l’exécution de sa mère et de son frère, échappée comme par miracle au même sort, elle se retrouve, vivante encore — si c’était vivre — dans une masure de village, cachée, protégée et servie par d’anciens domestiques de son père, chez de pauvres gens qui l’ont recueillie. Elle y est découverte, un jour, par Joseph Joubert. L’amoureuse amitié de ce sage, de ce chrétien, sa discrète adoration, si dévouée et si profonde, s’effacera mélancoliquement et, sinon sans souffrance, du moins sans un accent de reproche ou un pli d’amertume, devant la jeunesse et l’ardeur de René de Chateaubriand.

Mais quelle autre aventure sentimentale que cette réclusion, à Savigny, de deux êtres de qualité rare, s’enivrant de tendresse amoureuse et travaillant ensemble au livre que l’on connaît ! « J’attribue à Pauline de Beaumont, écrit André Beaunier, la délicate et la mélancolique poésie qui est le plus subtil parfum du Génie du christianisme. Telle est sa gloire à elle aussi. » Hélas ! les tourments de la pauvre hirondelle et son « engourdissement fort triste » commencent presque aussitôt. René s’est follement épris des « longs cheveux blonds » de la jolie Delphine de Custine. C’est avec une finesse d’analyse exquise, mais implacablement ironique et railleuse, que le critique nous expose, à l’aide des lettres de Chateaubriand, cette cruelle trahison, accomplie non sans allégresse. Tout à coup, le secrétaire d’ambassade part pour Rome. Pauline de Beaumont, déjà demi-mourante, se ronge d’ennui et de regret dans sa solitude à Paris, ou au Mont-Dore, pendant une saison d’eaux, qui l’exténue et qui l’achève. Elle n’y tient plus : elle va rejoindre René. Elle expire bientôt à Rome devant lui. Mort admirable de douceur passionnée, d’abnégation suprême et récit d’agonie plus émouvant, plus inoubliable encore que la fameuse page funéraire d’Atala ou même de Manon Lescaut ! Ce triomphe de l’amour et de la mort, André Beaunier l’a retracé, avec une souplesse de pinceau si heureuse, si impressionnante, qu’il a ôté à Jules Lemaître l’envie de refaire, pour son propre compte, ce qui était, on peut le dire, réalisé en perfection. Dans ses conférences sur Chateaubriand, lorsqu’il a eu à s’expliquer sur les maîtresses du grand homme, l’académicien, parfois paradoxal, a réservé surtout son attention pour cette équipée amoureuse d’Andalousie, pour ce caprice voluptueux qui a fourni le canevas de la nouvelle chevaleresque intitulée Le dernier des Abencerages ; mais, au moment de rappeler la délicate et douloureuse liaison de Pauline de Beaumont avec celui qu’elle appelait « l’enchanteur », il a pensé ne pouvoir rien faire de mieux que de résumer et de citer le premier chapitre du livre : Trois amies de Chateaubriand.

V §

Je ne veux pas quitter tous ces volumes de critique sans nommer avec gratitude l’un des plus récents : Visages d’hier et d’aujourd’hui.

Il contient vingt-quatre portraits à la plume, improvisés d’abord pour le journal Le Figaro, mais repris et remaniés, ou même refaits, pour le livre. Ce sont des images de poètes, Swinburne, Jean Lahor, Albert Samain, Jean Moréas ; de romanciers, Bjœrnstjerne-Bjœrnson, Édouard Rod, Mark Twain, Charles-Louis Philippe ; d’historiens, Cesare Lombroso, Albert Vandal, Mgr Duchesne ; de philosophes, Émile Boutroux, Henri Poincaré ; d’académiciens, le vicomte de Vogüé, M. de Freycinet, Jules Lemaître, Maurice Donnay ; de statuaires ou de peintres, Frémiet, Saint-Marceaux, Aman Jean ; de compositeurs, Gabriel Fauré, Charles Bordes. Tous ces « visages », retracés avec art et avec vérité, attirent le regard et le retiennent longuement. Il en est un qui m’a surtout touché, celui d’un ami disparu, Charles Bordes, le plus doué peut-être et, à coup sûr, le plus généreux, le plus noblement désintéressé des élèves de César Franck.

André Beaunier n’a vu de près Charles Bordes que « tard ». Il l’a représenté tel qu’il était, depuis qu’une congestion l’avait terrassé jeune encore, et lui avait laissé presque un côté du corps inhabile, invalide, paralysé. « On était d’abord attristé de le voir, si chétif et blessé, sa main gauche tout à fait morte, sa jambe gauche qui se faisait traîner, ses yeux qui ne remuaient pas ensemble… On allait avoir pitié de lui : mais la dignité de son attitude imposait. Dans cette extrême faiblesse du corps il y avait visiblement une vive énergie de l’esprit. Il semblait pauvre, et, avec tant de naturelle modestie, si fier ! Il était comme le saint charmant d’Assise, lui aussi, le Poverello — oui, le Poverello de la musique. On s’attristait d’abord ; et puis, non… Il était heureux, en effet ; on ne tardait pas à s’en apercevoir : une gaieté enfantine, et de qualité presque divine, l’animait bientôt, dès qu’il entrait en sécurité… Il avait été assez riche, et puis tout son argent s’en était allé sans qu’il sût avec exactitude comment. Il avait été bien portant ; et puis sa santé aussi s’en était allée, un jour, avec tant de soudaineté qu’à peine s’en aperçut-il……

Son allégresse était la flamme de son intelligence ; et les défaillances de la réalité n’y portèrent pas atteinte ».

C’est bien là le Bordes des dernières années : une sensibilité admirable, une foi héroïque dans un corps à demi glacé. Mais d’autres l’ont connu jeune, vaillant, et à l’époque où cette foi faisait chaque jour des miracles. Je le vois encore, groupant autour de lui, pour préparer les premières exécutions de la musique polyphonique du xvie siècle, les braves choristes qui devaient s’appeler bientôt « chanteurs de Saint-Gervais ». Il y avait là, parmi les volontaires de l’art, des professionnels besogneux, hommes et femmes : plusieurs abandonnaient le « cachet » de dix francs qu’ils auraient pu gagner ailleurs, pour venir récolter ou même ne pas recueillir une rétribution deux fois moindre et quelquefois non assurée. Mais le musicien les avait enflammés de son enthousiasme pour les vieux maîtres, et ils sacrifiaient à l’étude d’un art sublime un peu du pain quotidien. Cette sorte de culte prenait un caractère étonnamment religieux, dans des assemblées d’un autre âge tenues à mi-hauteur du clocher de l’église. Une salle à voûte gothique abritait, et semblait vouloir dérober au regard du profane, un groupe auguste de croyants.

Il faut avoir pénétré, à la suite de Charles Bordes, dans ce milieu-là, pour bien savoir ce qu’il y eut en lui — dans ce temps déjà éloigné — de radieuse autorité, de séduction toute-puissante.

Je me résume en quelques mots. Précise dans sa documentation, nette dans ses formules, diverse dans son objet, dans son aspect, dans ses ressources, la critique d’André Beaunier a cet attrait qui lui est propre : elle intéresse le lecteur au même point et par les mêmes procédés qu’une œuvre d’imagination. Elle est toute psychologie ; elle sait pénétrer et exprimer les caractères. Est-il besoin d’en dire le motif ? Tous les lecteurs l’ont deviné. Critique par métier, André Beaunier est romancier par vocation. Et c’est de ses romans que j’aurais dû parler, et parler très abondamment, si j’avais eu à cœur de donner, d’un seul coup, toute sa mesure. Mais, à chaque tâche, son temps. L’occasion pourra se retrouver de définir le romancier, et de montrer qu’on ne peut pas étudier avec quelque attention Les Dupont-Leterrier, Les trois Legrand, Picrate et Siméon, Le Roi Tobol, La fille de Polichinelle, L’Homme qui a perdu son moi, sans découvrir déjà dans ces récits, tout prêt et tout armé, un auteur dramatique.

L’évolution poétique de Paul Verlaine.
À propos d’un manuscrit du poète13 §

Je dois à l’obligeance de mon ami, le peintre Félix Bouchor, d’avoir pu étudier tout à fait à loisir un document qu’apprécieront les esprits curieux de reconnaître et de scruter les origines littéraires d’un poète. Ce document est un cahier de poésies composées et transcrites par Paul Verlaine, pendant la période la plus secrète de son existence, au fond de ces cachots rébarbatifs de la Belgique d’où il sortit, le cœur redevenu chrétien, et avec un talent renouvelé ou accompli par le plus admirable effort vers la sincérité et la simplicité parfaites.

Lorsque l’auteur de ce cahier de vers s’en sépara, il ne livrait d’ailleurs rien d’inédit, si nous nous en tenons au sens ordinaire du mot. Sur les vingt poèmes plus ou moins étendus dont se composait le recueil, dix-neuf étaient imprimés et le seul qui, presque entièrement, restait à publier, ayant été, depuis ce temps, distribué par fragments dans des groupements ultérieurs, se trouve, à peu de chose près, divulgué comme tout le reste.

Le manuscrit, pourtant, par ce qu’il peut encore offrir d’inattendu, de vraiment initiateur, mérite une étude critique, et je voudrais en apporter la preuve à des lecteurs lettrés. Je m’en tiendrai, ici, à la description sommaire du recueil, et ce sera comme un point de départ pour présenter certaines réflexions sur la formation toute savante de cet artiste exceptionnel que fut le poète Verlaine, sur la genèse obscure et la claire révélation de son intime originalité.

I §

Un mot d’explication d’abord sur la provenance du manuscrit. Au printemps de l’année 1890, Verlaine était à l’hôpital. Il emprunta à l’infirmier ou à l’étudiant de service une feuille de l’Assistance publique portant au recto la devise : « République Française. Liberté, Égalité, Fraternité », avec la formule imprimée : « Nom de l’établissement, service de M., etc. » Au verso de cette feuille, d’une écriture lourde, quelque peu tremblée, comme celle d’un égrotant pour qui le moindre effort est malaisé, il traça ce billet laconique, mais expressif :

« Le 4 juin 90.

« Mon Cher Bouchor,

« Veuillez accueillir MM. Paterne Berrichon et Édouard Rist qui veulent bien se charger de vendre quelques manuscrits que je crois intéressant (sic).

« Bien à vous,

« Paul Verlaine.

« Paul Verlaine, très souffrant, au lit et redoutant l’            . »

Le post-scriptum ne fut point achevé. Quel est le mot qui manque ? On songe à la banale et plausible leçon : « redoutant l’indigence. » Mais on se rappelle que Verlaine appréhendait peu pour lui-même, et pour le poète en général, le dénûment. « L’hôpital, au bout de sa course terrestre » a-t-il écrit, « ne peut pas plus l’effrayer que l’ambulance le soldat, ou le martyre le missionnaire. Même c’est la fin d’une carrière illogique aux yeux du vulgaire, j’ajouterais la fin fière qu’il faut !… Le mot de l’Évangile, pour parler si haut, est surtout vrai en ce qui concerne la gent légère que Platon exilait couronnée de roses : il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Il n’est pas besoin d’insister : « redoutant l’indigence » n’est pas verlainien. Est-ce le mot « ataxie » qui est resté en l’air ? Le poète saturnien, que tenaillait un rhumatisme aigu, se croyait-il voué aux « douleurs fulgurantes » ? Quoi qu’il en soit, le manuscrit fut acquis champ par le destinataire de la lettre et, en le déclarant « intéressant » cet autre émule du Poverello n’a point surfait sa marchandise.

Le titre du manuscrit, Cellulairement, est déjà fait pour provoquer l’attention. Absolument clair pour quiconque est un peu renseigné sur les vagabondages de Verlaine et sur leurs conséquences, ce titre est souligné par une épigraphe en langue espagnole placée en tête de la première page du recueil et dont voici le sens : « J’ai été dans les fers : c’est là que j’ai appris à prendre patience dans les adversités. » L’écrivain qui devait, dix-neuf ans plus tard, donner le livre en prose, Mes Prisons, avait eu cet espoir, bientôt déçu, de publier en vers, au lendemain de sa libération, — comme un témoignage public de cette conversion qui fut pour lui le résultat mystérieux de la captivité, — ses impressions de geôle et ses premières, ses poignantes, ses plus chrétiennes oraisons de pénitent, agenouillé devant la double image de Marie aux mains ouvertes et du fils de la Vierge expirant sur la croix comme un voleur de grand chemin. C’eût été là, — disons plutôt c’est là, puisque le manuscrit primitif n’a pas été perdu, — la plus simple, la plus sincère, la plus édifiante des confessions.

Très ordonné presque sans intention, et d’une composition rendue dramatique avec un minimum d’arrangement par la seule suite des événements de la vie intérieure, ce recueil de poèmes, pour la plupart excellents, aurait dû susciter le zèle d’un éditeur intelligent ou animé de quelque bon vouloir. Mais dans quel coin du Paris de 1875 le repris de justice Verlaine eût-il trouvé cet indispensable complice ? On sait l’inanité de ses efforts antérieurs pour faire aboutir à l’impression les Romances sans paroles. Pour que cette œuvre parût au jour, il fallut qu’un ami fidèle, Edmond Lepelletier, se vît contraint, par les rigueurs de l’« état de siège » de transporter dans l’Yonne et de rééditer à Sens son journal, Le Peuple souverain, supprimé à Paris : la plaquette de cinq cents vers s’imprima, comme par surcroît, dans les ateliers du journal.

Le seul fait de s’être mêlé, si peu que ce fût, au groupe des publicistes de la Commune avait mis Verlaine en fâcheuse posture auprès du libraire Lemerre et des auteurs accrédités « au passage Choiseul ». Mais, après le procès scandaleux de Bruxelles et la condamnation à deux ans de prison pour une tentative de meurtre, de piteuse allure, qui eût osé marquer ouvertement quelque intérêt au « pauvre Lélian » ? Il a fait le compte des amis parnassiens qui, depuis son internement aux « Petits-Carmes » de Bruxelles et dans la cellule du « château » de Mons, jusqu’au triomphe retardé, mais tout à coup impressionnant, du livre de Sagesse, ne le renièrent pas ; il en a bien trouvé trois, Edmond Lepelletier, Léon Valade et Émile Blémont :

Las ! je suis à l’Index, et dans les dédicaces
Me voici Paul V… pur et simple. Les audaces
De mes amis, tant les éditeurs sont des saints,
Doivent éliminer mon nom de leurs desseins.

Imprimés dans Parallèlement, en 1889, ces vers furent écrits pour Cellulairement au début de l’année 1874. Ils font partie d’une parodie des Intimités qui a pour titre : Vieux Coppées. Ils sont à rapprocher de l’invective violente contre

Leconte de Lisle : Portrait académique (1896). Ici et là, derrière l’ironie et en dépit du ton gouailleur, gronde une âpre rancune.

J’arrive, ramené par cette citation, au contenu de Cellulairement. Écrit sur un cahier in-4o, de papier d’écolier à rayures bleues, le manuscrit est paginé de 1 à 75. Mais il présente deux lacunes : entre deux pièces qui ont pour titre, l’une, Réversibilités, l’autre, Images d’un sou, une moitié de la page 18, la page 19 tout entière, et les deux tiers de la page 20 ont été coupés et supprimés par l’auteur ; un autre hiatus un peu plus large sépare les deux pièces intitulées l’Art poétique et Via dolorosa : il manque ici un tiers de la page 31, et les pages 32, 33, 34 tout entières. Ces suppressions ont réduit à vingt le nombre des pièces : dans son premier état, le cahier devait en comprendre au moins vingt-deux. Les vingt pièces qui restent, se suivent ainsi : I. Au Lecteur. — II. Impression fausse. — III. Autre. — IV. Sur les eaux. — V. Berceuse. — VI. La Chanson de Gaspard Hauser. — VII. Un Pouacre. — VIII. Almanach pour l’année passée. — IX. Kaléidoscope. — X. Réversibilités. — XI. Images d’un sou. — XII. Vieux Coppées. — XIII. L’Art poétique. — XIV. Via dolorosa. — XV. Crimen amoris, vision. — XVI. La Grâce, légende. — XVII. Don Juan pipé, mystère. — XVIII. L’Impénitence finale, chronique parisienne. — XIX. Amoureuse du diable, chronique parisienne. — XX. Final.

De ces vingt pièces, brèves ou longues, deux seulement, Almanach pour l’année passée et Vieux Coppées, ont été morcelées et glissées par fragments dans divers recueils imprimés. L’Almanach pour l’année passée, composition en quatre parties, est entré, moitié dans Sagesse, moitié dans Jadis et Naguère. Vieux Coppées, pièce formée de dix dizains, s’est distribué, par tronçons de dix vers, entre Jadis et Naguère, Parallèlement et Invectives : un seul dizain a été refait, et un seul demeure inédit. Les dix-huit autres pièces sont entrées, à peu près textuellement, dans Sagesse, dans Jadis et Naguère, dans Parallèlement. Sagesse (1881) a reçu, avec ces deux fragments de l’Almanach : « La bise se rue… » et « L’espoir luit… » les trois petites pièces, Sur les eaux (Je ne sais pourquoi…), Berceuse (Un grand sommeil noir…) La Chanson de Gaspard Hauser (Je suis venu, calme orphelin…) et les deux larges compositions, Via dolorosa, Final. Dans Jadis et Naguère (1884) sont passées, — avec les deux autres fragments de l’Almanach : « Les choses qui chantent… » et « Ah ! vraiment, c’est triste… » — les quatre pièces assez courtes : Un Pouacre, Kaléidoscope, Images d’un sou, l’Art poétique et cinq contes fantastiques : Crimen amoris, La Grâce, Don Juan pipé, L’Impénitence finale, Amoureuse du diable… Enfin Parallèlement (1889) contient les trois premières pièces du manuscrit : Au Lecteur, Impression fausse, Autre, et la dixième, Réversibilités.

Seize pièces sur vingt sont précédées d’une épigraphe. Les textes cités de la sorte dans le manuscrit témoignent des lectures les plus diverses : Cervantes, La Fontaine, Homère, Michel-Ange, Alfred de Vigny, Jules de Rességuier, Shakespeare, le Psalmiste, l’Office religieux, sainte Catherine de Sienne. Plus d’une citation révèle une intention, une tendance : nous aurons lieu d’en tenir compte. Enfin, chaque pièce est datée scrupuleusement : nous verrons le parti qu’on peut, qu’on doit tirer de cette indication.

II §

Si jamais écrivain parut peu préparé par son éducation, par ses antécédents, à devenir l’auteur du livre de Sagesse, c’est Paul Verlaine, on n’en peut pas douter.

Dans une étude, ancienne déjà, sur les poètes symbolistes, Jules Lemaître, ayant à définir celui qu’il regardait alors comme le chef de l’école nouvelle, imaginait de le représenter comme un satyre à qui serait, par aventure, échue une âme musicale, et dont les chants tiendraient sans doute le milieu entre le maladroit récitatif d’un gardeur de troupeaux et la plainte d’Orphée.

L’image est suggestive et nous voyons d’ici ce Marsyas « sauvage », au crâne presque bestial, à la bouche impudente, aux yeux étrangement subtils : il est armé de fragiles roseaux, il fait monter dans un éther céruléen, par-dessus la rumeur stridente des cigales ou les murmures concertants de l’yeuse et du peuplier, ses traits de flûte mal rythmés, aigres comme verjus, discordants à faire frémir, puis tout à coup, presque sans y songer, il donne aussi l’essor à de très pures mélodies, et leur grâce est si délicate et leur contour si plein de vénusté que la chanson du chèvre-pieds égratigne de jalousie le cœur secrètement ému, mais orgueilleusement dominateur, du dieu de la lyre, Apollon. Vraisemblable, sous certains aspects, cette assimilation est plus séduisante qu’exacte. Ni à l’heure, déjà surprenante, de ses débuts, ni au moment, presque miraculeux, de sa maturité, ni dans le crépuscule louche et affligeant de sa caducité précoce, Verlaine n’a été ce rustique inspiré, que son irrésistible instinct pousse aux vulgarités, aux images obscènes, mais par moments transporte, transfigure et fait rayonner comme un dieu. Le jeune homme, chez lui, — on peut dire l’adolescent, — est déjà un insigne artisan du vers, un virtuose sans égal, un raffiné voluptueux, un dandy littéraire, et, — pourquoi reculer devant le mot ?… — un corrompu.

Il fait au lycée Bonaparte d’assez bonnes études latines et grecques ; mais là n’est pas son cœur. À seize ans, en seconde, il a « tout lu en fait de poésies et de romans ». Il cache dans son pupitre les Misérables de Victor Hugo. La « sensualité » qui, d’après ses aveux, le « prit » et « l’envahit » entre « douze et treize ans », le pousse à rechercher une délectation morbide dans des poèmes qui lui parlent de « perversités », de « nudités » : à quatorze ans, il pioche les Fleurs du mal, et, dit-il, « ne les comprend guère » ; il en demeura pourtant comme obsédé. Les Cariatides et les Stalactites de Banville, achetées chez un bouquiniste du quai Voltaire, le remplissent d’admiration. Il est émerveillé d’Albert Glatigny, l’auteur des Vignes folles ; il croit trouver sa propre voie, en découvrant les Flèches d’or de ce souple improvisateur. Il demeure ébloui devant la « géniale entrée en scène » de Catulle Mendès et, quarante ans plus tard, il citera, de mémoire, avec des témoignages enthousiastes, le prologue de ce premier recueil de vers Philomela, qui fut « avec les Vignes folles », écrit-il, « son livre de chevet ».

Au sortir du collège, il poursuit sans méthode, mais sans répit, ses investigations d’impatient chasseur d’idées, d’émotions, d’images. Il ouvre, avec une curiosité de bon aloi, les écrits du grand philosophe des temps nouveaux, notre Descartes, et ceux du moraliste cher à Mme de Sévigné, le rigoureux et délicat janséniste Nicole ; mais il y joint, avec une candeur bien regrettable assurément, le par trop pauvre et trop grossier catéchisme matérialiste de l’Allemand Büchner, Force et Matière. Ses historiens favoris sont Michelet, Henri Martin, Louis Blanc, — et le pamphlétaire Rogeart, l’auteur de ces Propos de Labiénus, considérés par plus d’un étudiant de la fin du Second Empire comme aussi éloquents ou même aussi profonds que les Annales de Tacite. Il est proudhonien, pour avoir feuilleté assidûment La Justice dans la Révolution et dans l’Église. Parmi les critiques classiques dont il a reçu des directions, figurent, on s’en douterait, Villemain, Sainte-Beuve ; mais il s’est plongé très avant dans la Littérature anglaise de Taine ; surtout, il s’est initié au maniérisme violent, à la rudesse originale, à la subtilité hardie, acérée, abusive, des auteurs dramatiques anglais du xvie siècle et plus encore à la cynique effronterie de mœurs d’une Italie de décadence, en s’éprenant de Shakespeare, de Marlowe, Webster, Ford, Ben Jonson, ce qui était permis, en s’engouant aussi, ce qui pouvait être fâcheux, de ce brillant goujat de lettres, l’Arétin, à travers les travaux non pas précisément solides, mais suggestifs, de Philarète Chasles. Très friand de couleur locale, il va droit aux vieux chroniqueurs, Palma Cayet, le Loyal Serviteur, le journal de l’Estoile, et il se plonge aussi dans les mémoires : il savoure le parler vif du vieux Montluc et ses harangues glorieuses, il suit de tous ses yeux les pénétrants coups de burin de Saint-Simon. Il fait ses dévotions dans d’Aubigné, vigoureux prosateur, âpre, émouvant, original poète. Il a fouillé les traductions des grands auteurs dramatiques ou épiques de tous les temps, celles de Gœthe, de Shakespeare, de Calderon, de Lope de Vega, et le Ramayana, le Bhagavad-Djita, le Mahabarata, d’autres encore. Il a, pour peu d’argent, déniché — il ne dit pas où — les ouvrages de Gongora « texte espagnol, édition du temps » : il y étudie le cultisme. Ce que l’on a mis en français des éminents romanciers d’outre-Manche, Thackeray et Dickens, ne lui échappe pas : il goûte encore plus Le Rouge et le Noir de Stendhal, la Chartreuse de Parme. Il ressusciterait les « petits-maîtres » de 1830, et se complaît chez les plus démodés : il ne voit pas le mot pour rire dans les truculences de Pétrus Borel ; il fait venir d’Angers, dans l’édition qu’a imprimée Victor Pavie, le livre rare d’Aloysius Bertrand, ce Gaspard de la Nuit, particulièrement goûté par Sainte-Beuve. Il serait, si la mode en était déjà revenue, « romantique », et « fatal » comme Barbey d’Aurevilly, dont il ruminait au collège l’Ensorcelée, dont il admirera, plus tard, jusqu’à s’être essayé à les continuer en vers, les Diaboliques. Hugolâtre, cela va sans dire, — tout le monde l’était parmi les bons rimeurs « de ce soixante-sept à ce soixante-dix », — il sait par cœur la Fête chez Thérèse, et ce sont les seuls vers français (au dire de son condisciple Lepelletier) que sa mémoire, étonnamment fidèle toutefois, ait pu ou voulu retenir. Sur le même échelon que les meilleurs recueils du « Père Hugo », il placerait pourtant un tout petit in-32, lu et relu, les Emaux et Camées, et si quelqu’un a égalé — je ne dirai pas dépassé — l’admirable travail de ce millier de vers, forgés par le plus richement doué de nos ouvriers d’art, Théophile Gautier, c’est l’auteur des Fêtes galantes.

Pour aussi libertin, dans les deux sens du mot. que l’aient laissé les années de collège, et quoiqu’il nous paraisse, avant tout, s’attacher à continuer routinièrement la tradition de tant de bons garçons, qui parvenus au tournant assez dangereux de la vingtième année, eurent pour principal souci de mener la vie de bohème et de rééditer ces fredaines de quartier Latin, magnifiées ou romancées par le très populaire, très banal, mais non pas très inoffensif Henri Murger, Verlaine n’est-il pas déjà, — ne fût-ce qu’un moment et dans l’intervalle de deux excès, — tenté de ne pas réprimer on ne sait quelle aspiration vers un autre idéal ? Avec la même avidité qu’il a pu mettre à dévorer les contes de Crébillon fils et toute cette littérature érotique du règne de Louis XV, répudiée avec une sorte d’horreur par l’idéalisme élevé des grandes âmes romantiques, il passe brusquement, comme pour changer d’air, à la lecture de Joseph de Maistre, et manifeste une salubre joie à voir passer le flot puissant, pénétré de fraîcheur, de ce torrent d’apologétique chrétienne. Il aime les mystiques : il a pour l’Espagnole d’Avila, sainte Thérèse, une prédilection ; il ne se lasse pas de méditer sa vie.

Tout cet acquis n’étouffe pas en lui les germes naturels d’originalité, mais les recouvrira d’abord et les comprimera comme sous une armure de brillant savoir. Qu’est-ce que les Poèmes saturniens ? Un assemblage industrieux et sans nul doute intéressant d’impressions qui n’ont pas été ressenties au contact immédiat de la nature ou de l’humanité, mais qui, notées avec discernement, chez des poètes antérieurs, Hugo, Gautier, Banville, Baudelaire, Glatigny, Leconte de Lisle et d’autres, par un goût fin, très exercé, très averti, ont été englouties plutôt qu’assimilées par la mémoire.

Dans le Prologue et dès les premiers vers, quelques noms à l’aspect barbare, Rama, Valmiki, Bhagavat, la Ganga, et le Kchatrya mettraient en garde le lecteur le moins doué de sens critique, et lorsqu’on voit passer, tout aussitôt, les vocables homériques ou eschyléens, Hellas, Akhaïos, Hektor, Akhilleus, Orpheus, transcrits avec cette orthographe agressive et puérilement renouvelée du grec, à laquelle attachait un prix exorbitant l’auteur, roué ou ingénu, des Poèmes antiques, on ne résiste pas à la tentation de s’écrier : Voilà le plagiat ! Et c’est, je crois, une méprise.

Il n’est pas inutile ici de remarquer combien le sens artistique de Paul Verlaine, bien plus aigu que celui du grand nombre des Parnassiens, — le très subtil « Catulle » mis à part, — répugne, de bonne heure, à s’incliner devant la froide et décevante majesté des poèmes du chef du chœur. N’oublions pas à quel mépris, — très injuste, je le reconnais, — aboutira le sentiment, ou le ressentiment, du poète des Invectives :

Cet individu fait de la poésie
Qu’il émet d’ailleurs sous « un nom pompeux »
Comme dit Molière à propos d’un fossé bourbeux14

L’auteur des Poèmes saturniens ne pouvait pas avoir, aux environs de 1866, l’idée de se montrer à ce point dédaigneux ; mais il est bien déjà le parodiste, à la physionomie impassible de clown anglais, qui, dans Jadis et Naguère, produira cette série de pastiches : À la manière de plusieurs, et il goûte si fort ce jeu d’adresse, où il excelle, que l’on commettrait une bévue en négligeant d’envisager, sous cet aspect ironique et railleur, certains morceaux de son premier ouvrage.

Qu’on relise Monsieur Prudhomme avec cette arrière-pensée que le sonnet, intitulé ainsi, pourrait être une simple charge,

Il est grave, il est maire et père de famille,
et qu’on daigne seulement noter l’allure des tercets :
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

On avouera que c’est ici une caricature, exécutée avec un art au moins malicieux, dans le goût de l’ami Coppée.

Ce pourrait être un divertissement que de chercher, dans les Poèmes saturniens, les autres parodies : il y en a de Catulle Mendès, de Villiers de l’Isle-Adam, du premier Mallarmé, de Théodore de Banville : pourquoi Leconte de Lisle eût-il été plus épargné ? Mais, si l’on veut un mot moins absolu, moins dépalisant, nous verrons là des partis pris d’émulation.Reportons-nous, pour y trouver un argument de plus, à ce « cuadro de chevalet » des Fleurs du mal :

xcix
Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite, mais tranquille ;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus,
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbes
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
Voici comment le très habile débutant va refaire ce joli tableau :
Après trois ans
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu’éclairait seulement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.
Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin…
Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m’est connue.
Même j’ai retrouvé debout la Velléda
Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,
— Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

Ce sont les mêmes traits, adroitement repris et à peine altérés : le soleil du matin a remplacé celui du soir, et Velléda a délogé Pomone. Mais déjà les menus détails sont vus par un autre œil plus sensible, plus scrutateur, et, si je puis risquer l’expression, plus tenace.

Autant, d’ailleurs, cette influence prétendue, mais toute en apparence, de Leconte de Lisle est contestable, ou pour le moins, à négliger, autant on risquerait d’omettre un trait essentiel si, sur la foi de Verlaine lui-même, on évitait de signaler l’ascendant très marqué que prit, avant tout autre, et que reprit, plus d’une fois, sur le jeune poète, ce mystique blasphémateur aux vers industrieusement élaborés et nettoyés, de chevilles ou de longueurs jusqu’à nous paraître parfaits, ce mosaïste, armé de fine érudition, un vrai book-worm, dévorateur de certains livres seulement, des poètes latins et de quelques auteurs anglais pas toujours bien compris15, ce maladif, ce sombre, cet exsangue André Chénier de l’école des « impeccables ».

Or ce n’est pas impunément qu’à l’âge où l’esprit est si facile à façonner et même à déformer, cereus in vitium flecti, l’adolescent précoce a entendu, a retenu ces invitations à l’ivresse, Le Vin des Chiffonniers, Le Vin des Amants, Le Vin de l’Assassin, Le Vin du Solitaire :

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux ;
Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie,
Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux dieux

Et si Verlaine, en 1868, écrit le petit livre, Les Amies, qu’il n’ose pas, pourtant, produire au jour sans déguiser son visage de jeune auteur et sans abandonner l’honneur, plutôt suspect, de ces sonnets « artistes », mais libidineux, au licencié de Ségovie Pablo de Herlañez ; s’il s’est complu, comme un peintre de la décadence florentine, à perpétrer ces études de musée secret, c’est pour avoir sans doute été de très bonne heure initié par l’édition princeps des Fleurs du mal à des égarements voluptueux, exaltés dans des vers d’une harmonie alliciante :

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, etc.

Pour ne parler que des œuvres que l’on peut lire, le sceau de Baudelaire est reconnaissable partout dans les Poèmes saturniens, du titre à l’épilogue. Le titre — Charles Morice l’a noté très justement — est dérobé à ce sonnet, préface de l’édition remaniée des Fleurs du mal : « Épigraphe pour un livre condamné16 »

Lecteur paisible et bucolique,
Pâle et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.
Si tu n’as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette, tu n’y comprendrais rien…

La réflexion philosophique du Prologue :

Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force,

n’est qu’une redite diluée du distique baudelairien, plus concis, plus nerveux :

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait
D’un monde où l’Action n’est pas la sœur du Rêve.
(Le Reniement de saint Pierre.)

Ce vers du Cauchemar : « Sans bride, ni mors, ni trêve » est la transcription, avec un simple changement de rythme, de ce vers du Vin des Amants : « Sans mors, sans éperon, sans bride. »

L’image finale de la pièce Dans les bois :

… sous un fourré, là-bas, des sources vives
Font un bruit d’assassins postés se concertant,

malgré tout l’intérêt de l’effet de surprise obtenu si adroitement par le doigté de Verlaine, perd quelque chose de son air d’originalité, lorsqu’on découvre une première intention de cette image dans un vers de la pièce de Baudelaire intitulée Sépulture :

Vous entendrez toute l’année
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups…
Et les complots des noirs filous.

La pièce Soleils couchants, rangée dans Paysages tristes, pièce exquise d’ailleurs avec sa sinueuse phrase musicale :

La mélancolie,
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie Aux soleils couchants,
Et d’étranges rêves Comme des soleils,
Défilent sans trêves,
Défilent pareils
À de grands soleils
Couchants, sur les grèves,

n’est-elle pas l’écho, mais cette fois plus pénétrant et plus parfait, d’accents déjà délicieux ?

Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
(L’Invitation au voyage.)

Et le Nocturne parisien ? La première partie, pour l’allure et l’arrangement, était une réminiscence de Hugo, avec cet effet amusant : « Toi, Seine, tu n’as rien », qui parodie le vers fameux : « Mais Grenade a l’Alhamhra » de la pièce des Orientales ; pour le style et pour les images, le jeune virtuose y pastichait aussi le « maître », ou le « patron », Leconte de Lisle lui-même, à le rendre jaloux de cette imitation. Mais la deuxième partie s’inspire surtout des Paysages parisiens :

… Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés d’un bout à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pèche à la ligne.
………
Puis tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente et se prolonge et crie,
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie.
………
C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur,
Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ;
Sur une clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do sont des la ;
Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela !
………
Et puis l’orgue s’éloigne, et puis c’est le silence,
Et la nuit terne arrive et Vénus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux obscurs :
On allume les becs de gaz le long des murs.

Je ne crains pas d’y insister. Sans l’incitation de tel ou tel tableautin réaliste des Fleurs du mal que tout le monde a dans l’esprit, ces vers, d’un abandon plein d’artifice, et si prenants, feraient défaut dans les Poèmes saturniens, et toutefois, en relisant cette page verlainienne, on pense presque autant à d’autres vers qui n’auraient pas sans doute été écrits, si les Poèmes saturniens n’étaient pas bientôt devenus, pour quelques lecteurs rares, mais ardents, de vrais modèles. Inspiré par Baudelaire, Verlaine a dû inspirer Richepin. Et, si l’on en doutait, qu’on place à côté du Nocturne parisien les Variations sur l’orgue de Barbarie, un des morceaux les plus habilement exécutés, je ne dis pas les plus originaux, de cette œuvre éclatante, la Chanson des Gueux, qui dans beaucoup d’autres endroits, fait retentir un son si nouveau et si fort.

Baudelaire n’est pas le seul poète à qui le jeune auteur ait fait vraiment payer tribut. La manière nette, fine, curieusement pittoresque des proses romantiques d’Aloysius Bertrand, ce miniaturiste sur vélin cher à David d’Angers, se retrouve dans l’Effet de nuit, d’où se détache

… un gros de hauts pertuisaniers
En marche… et leurs fers droits, comme des fers de herse
Luisent à contresens des lances de l’averse.

C’est Théodore de Banville qui a planté dans la mémoire de l’adolescent ces vers de la Voie lactée, du livre des Cariatides :

Et léguant devant tous leur étude profonde À la postérité, cette voix qui féconde,
Chantèrent au soleil, harmonieux Memnons…
Ce souvenir viendra se placer, on peut le dire, machinalement, dans la conclusion de l’Épilogue :
Afin qu’un jour, frappant de rayons gris et roses
Le chef-d’œuvre serein, comme un nouveau Memnon
L’Aube-Postérité, fille des temps moroses,
Fasse dans l’air futur retentir notre nom.

C’est Hugo, avec son alliance de mots si expressive et si exacte :

Gravir le dur sentier de l’inspiration,

et c’est aussi Théophile Gautier, avec ses déclarations de principes sur la nécessité de la forme impeccable et de l’effort laborieux pour sculpter l’œuvre d’art dans une matière dure, qui prêtent leur autorité à ce Credo littéraire proclamé emphatiquement :

Ce qu’il nous faut à nous, c’est aux lueurs des lampes
La science conquise et le sommeil dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C’est l’Obstination et c’est la Volonté.
………
Libre à nos inspirés, ceux qu’une œillade enflamme,
D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau :
Pauvres gens ! L’Art n’est pas d’éparpiller son âme :
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?

Enfin, c’est dans une pièce des Flèches d’or, le Nocturne, d’Albert Glatigny, que plonge, par toutes ses racines, le curieux poème intitulé le Walpurgis classique. Ce « Watteau rêvé par Raffet », — l’expression a été glissée dans le poème même par son auteur, et sa précision critique indique assez l’artifice de son travail, — semble annoncer déjà le recueil qui fera suite aux Poèmes saturniens.

Puisque j’ai prononcé le nom d’Albert Glatigny, on me permettra de ne pas trop vite glisser sur ce rapprochement qui a son importance aussi : Glatigny et Verlaine. Parlant des Vignes folles, Paul Verlaine vieilli emploiera le mot de chef-d’œuvre et nous dira qu’il se fait fort de le justifier : « J’y retrouvai mon cœur naïf, mon esprit à la vent-voie, en outre de l’art de tourner le vers, comme on dit vulgairement et bien, après tout ! » À ceux qui ne connaissent pas les Flèches d’or et les Vignes folles, la lecture du Nocturne révélerait ce qu’il y eut, à un moment, de promesses de renommée dans le talent de Glatigny, de ce nomade lettré dont Verlaine envia les dons et qui lui ressemblait, par bien des traits, comme un grand frère.

Le Nocturne, qui contient déjà l’expression « ce Walpurgis français », d’où est sortie la pièce de Verlaine, serait digne d’être placé au rang des ouvrages les plus heureux, s’il ne procédait pas lui-même d’un original antérieur. Il est bon de s’en souvenir : le point de départ de cette poésie galante est dans Théophile Gautier. Dès 1838, le maître artiste avait tout indiqué, sinon tout dit, dans trois petites pièces de la Comédie de la Mort : Rocaille, Pastel, Watteau. On ne lit plus assez ce superbe ouvrage. Il pourrait rappeler aux réformateurs et aux déformateurs du vers français, à leurs disciples, s’il en reste, que les poètes les plus grands ont dû la moitié de leur gloire à la possession complète du métier : si l’on prétend trouver à cette règle une exception, ce n’est pas plus Verlaine que Gautier qui la fournit.

Je ne crois pas nécessaire de supposer que pour peindre cet habile et piquant tableau :

… Imaginez un jardin de Lenôtre
Correct, ridicule et charmant.

Verlaine ait eu besoin d’en prendre dans Gautier les éléments : l’intermédiaire offert par Glatigny a pu suffire. Ce qui n’est pas douteux, ce qu’il importera de démontrer, c’est que, pour composer son second ouvrage, Fêtes galantes, livré à l’impression trois ans plus tard, Verlaine s’est résolument débarrassé de la plupart de ses admirations, mais qu’il n’en est que plus inféodé à ces deux maîtres : Théophile Gautier et

Shakespeare. Leur influence souveraine épure et subtilise, à un incroyable degré, son talent d’ouvrier en vers, déjà si varié, si net, si fin, si assoupli, si fertile en métamorphoses.

III §

Les Fêtes galantes ne contiennent que vingt-deux pièces et tout ce lot ne donne, en somme, qu’un peu plus de quatre cents vers. S’il était prouvé que Verlaine ait jamais lu Les Travaux et les Jours, on pourrait croire qu’il a retenu d’Hésiode le dicton si judicieux des laboureurs béotiens : « La moitié est parfois plus grande que le tout », c’est-à-dire vaut davantage. Mais pour être très pénétré de cette vérité paradoxale, et méconnue des poètes français depuis le jour où l’on rompit avec la tradition classique, Verlaine n’aurait eu qu’à soupeser son petit livre favori, les Émaux et Camées. Sous sa première forme, avant les additions qui l’ont plutôt étendu qu’enrichi, ce chef-d’œuvre de facture de Théophile Gautier était, lui-même, un de ces ouvrages légers et drus, où chaque mot semble indispensable, où chaque image a pris et gardera son caractère essentiel. La morale des stoïciens a pu tenir dans le Manuel d’Épictète, et toutes les bibliothèques des philosophes, au jugement du plus grand orateur romain, ne valaient pas le répertoire minuscule, mais sacré, des lois des douze tables : vingt volumes de lyrisme épais, amplifié, diffluent, « expansif », peuvent être moins pleins que le fasciculet de romances d’un vrai poète.

Verlaine doit bien autre chose au « vieux Sachem » Théophile Gautier qu’une leçon de goût. Il suffit pour s’en assurer de relire les Variations sur le Carnaval de Venise. Une moitié de l’invention et des effets de coloris des Fêtes galantes est là. Arlequin, « nègre par son masque » et madré « serpent par ses vives couleurs » son « souffre-douleurs » Cassandre, le blanc Pierrot, qui bat « de l’aile avec sa manche, comme un pingouin sur un écueil », le docteur bolonais qui « rabâche », Scaramouche, qui, d’un coup d’épaule, écarte Trivelin et, d’une main preste, tend à Colombine « son éventail et son gant » et, traversant cette musique, l’inconnue en domino noir !… mais son « malin regard en coulisse » l’a décelée :

Ah ! fine barbe de dentelle
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m’a dit : « C’est elle ! »
Malgré les réseaux, j’en suis sûr,
Et j’ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l’affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton.

Plus encore qu’à ce Carnaval fantastique, où l’on peut voir comme un allegretto d’introduction de la sonate poétique de Gautier, certains tableaux des Fêtes galantes ressembleraient à l’andante si pénétrant : Clair de lune sentimental. J’y renvoie le lecteur, puisqu’on ne peut pas tout citer.

Le biographe le plus copieux et non le moins utile de Verlaine, Edmond Lepelletier, affirme sans hésitation que l’idée des Fêtes galantes aurait été suggérée à l’auteur par la lecture du XVIIIe Siècle des deux Goncourt et, plus encore, par l’admiration des peintures de la galerie Lacaze, qui, nous dit-il, venaient d’entrer au Louvre. Il s’est trompé de date. C’est plusieurs mois après la publication des Fêtes galantes que l’État accepta le legs de la collection Lacaze, et le public ne la connut qu’en 1870. Mais eût-elle, depuis longtemps, reçu la visite de Paul Verlaine, il n’y a rien de commun entre l’art brillanté et froid de Pater, de Lancret, ou même les exploits de palette du grand Watteau et cette poésie, inquiète sous ses airs badins, pensive jusqu’à la douleur sous le réseau du bel esprit, que le prêtre shakespearien, Théophile Gautier, avait révélée à Verlaine et de laquelle notre jeune poète au goût dédaigneux, aux préférences délicates, devait s’éprendre avec d’autant plus de vivacité, qu’il en retrouvait tous les traits, en abordant aussi, et peut-être au même moment, l’œuvre du dieu Shakespeare.

Il l’abordait de biais, par les traductions ; mais il en rapporta pourtant des impressions très précieuses. Dès les premiers vers des Fêtes galantes on reconnaît la source de magie où Verlaine est allé s’abreuver :

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Ce « paysage choisi » s’est révélé à lui dans le Songe d’une nuit d’été. Les personnages, nonchalants, rêveurs, un peu fous, ne sont pas détachés de l’Embarquement à Cythère ou de toute autre toile au charme vif, précis, du XIIIe siècle français : ils errent dans ce bois, pleins de naïves illusions et de cuisants chagrins d’amour, du duc Thésée : « Vous plairait-il de voir notre épilogue ? » demande le lourdaud Bottom à son seigneur, « ou d’entendre une danse bergamasque, à deux, de votre troupe ? »« Pas d’épilogue, je vous prie : votre pièce n’a pas besoin de s’excuser. Vienne la bergamasque… »

Quel roué de l’époque de la Régence, rimant une lettre à l’absente, irait, pour lui donner l’idée d’un fol amour « égal » aux « plus célèbres flammes », chercher le souvenir de Cléopâtre et comparer sa propre déraison aux folles équipées des triumvirs ? Marivaux lui-même, pour lire un peu de Shakespeare, est obligé de se procurer des versions manuscrites17. La traduction de Letourneur ne s’était pas encore répandue. Verlaine avait à sa disposition des calques à demi exacts, celui de Guizot par exemple. Il découvre donc dans Shakespeare le plus grandiose des romans d’amour, mis à la scène avec une royale profusion d’images héroïques, et il écrit au lendemain de quelque lecture enfiévrée :

Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi !
Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,
N’en doutez pas, Madame, et je saurai combattre
Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,
Et comme Antoine fuir au seul prix d’un baiser.

La pièce intitulée Les Indolents peut paraître, à bon droit, l’une des plus curieuses du recueil, et tout à fait troussée dans la manière du Verlaine de ce temps-là :

Le catalogue de sa bibliothèque en fait foi.
Bah ! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous ?
— La proposition est rare.
— Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
— Hi ! hi ! hi ! quel amant bizarre.
— Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble !
— Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n’aimez, et parlez d’or ;
Mais taisons-nous, si bon vous semble.
Si bien que ce soir-là Tircis
Et Dorimène, à deux assis
Non loin de deux Sylvains hilares,
Eurent l’inexpiable tort
D’ajourner une exquise mort.
Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres.

La saynète est vraiment jolie. Mais quoi ! Ces amoureux, moins élégants sans doute, moins lettrés, on les reconnaît, on les a entrevus dans une gaillarde chanson de Troïlus et Cressida. Verlaine a transposé et, si l’on veut, transfiguré une demi-douzaine de vers que Shakespeare fait chantonner par un de ses personnages comiques les moins décents, le sire Pandarus de Troie :

Les amoureux crient Ô ! Ô ! C’est la mort !
Pourtant ce qui semble blessure à tuer Fait tourner
Ô ! ô ! en hé ! hé ! hi !!
Ainsi l’amour qui râlait vit encore :
Ô ! Ô ! pour un moment, mais : hé ! hé ! hi !!
Ô ! Ô ! finit sa jérémiade en hé ! hé ! hi !!

Le Colloque sentimental, qui met fin au recueil, nous ramène à cette féerie où nous avait déjà conduits le Clair de lune du début, c’est-à-dire au Songe d’une nuit d’été, l’un des chefs-d’œuvre délicats de l’invention shakespearienne :

Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
— Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.
— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.
— Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Ce dialogue si serré, aux questions et réponses entre-croisées, comme deux lames de combat froides, rigides et brillantes, est la mise en valeur d’une amère réflexion de Lysandre. Aux craintes tendres d’Hermia, le mélancolique amoureux ajoute, pour surenchérir, un couplet tout formé de sombres pressentiments. Il énumère les fléaux, dont un suffit pour assiéger et ruiner la sympathie entre deux cœurs qui rêvaient de s’unir par une tendresse éternelle : elle devient « momentanée ainsi qu’un son, rapide comme une ombre, brève comme un songe, fugitive comme dans la nuit ténébreuse l’éclair, qui, d’un seul trait capricieux, découvre ciel et terre en même temps, et, avant qu’un homme ait eu le temps de dire : Regardez ! les mâchoires de la tristesse achèvent de la dévorer : tant ce qui resplendit, devient, dans un instant, ombre confuse ! »

Ce n’est pas, on peut bien le croire, mon dessein de diminuer, par ces rapprochements, l’admiration que les lecteurs de Verlaine doivent avoir pour cette œuvre de jeunesse, la plus fine de forme qu’il ait peut-être produite, et la plus accomplie dans l’art d’associer les mots selon la loi du rythme, de les faire, comme il lui plaît, soupirer ou sourire. Mais, quel que soit le prix des Fêtes galantes, et malgré le pas de géant qui les sépare du recueil antérieur, en les tramant, en les brodant avec des doigts presque aussi exercés, aussi ingénieux et quelquefois aussi subtilement pervers que ceux des serviteurs ailés de Thésée et de Prospero, Verlaine n’est pas arrivé à ce grand résultat de l’art, qui est de produire au grand jour le plus profond de tout son être. C’est toujours son vibrant cerveau de très rusé littérateur qui l’élève presque au niveau des maîtres qu’il s’est choisis, mais desquels, en dépit de tout, il dérive et dépend. Ce n’est pas le sang de son cœur d’homme, ou, si l’on veut, d’enfant naïf, — d’un cœur que les douleurs ont rafraîchi, ont fait revivre et que la foi exalte puissamment — qui se répand encore dans ses ouvrages.

IV §

Les changements profonds, bouleversant l’être du tout au tout, sont d’ordinaire préparés par plus d’un événement. Même la flèche de clarté, qui, sur le chemin de Damas, terrassa jadis le patron de Verlaine, l’apôtre Paul, et fit entrer, comme un glaive de feu, dans l’âme de l’homme le plus hostile au Christ, la foi nouvelle, n’aurait point dessillé ses yeux, si le dessein providentiel, déterminant sa volonté, ne l’eût acheminé sur cette voie, où devait brusquement briller la lumière surnaturelle. Et c’est peut-être ainsi qu’entre l’instant que nous venons d’atteindre et le moment où il nous tarde d’arriver, nous pourrions bien apercevoir, dans la façon de vivre et la façon d’écrire de Verlaine, quelques obscurs linéaments de sa conversion.

Dès les années 1869-1870, le vice du poète — il ne faut pas mâcher les mots — était l’ivrognerie. Il ne s’en est jamais caché. Ce ne sont pas seulement les « absinthes » et les « cognacs » du café de Suède, c’est le terrible alcool d’estaminet des Flandres qui l’incitait, selon son expression très peu fardée, à « se saouler carrément ». À Fampoux, près d’Arras, pendant les séjours quelquefois assez prolongés qu’il fit près de son oncle le fermier, il avalait, a. verres pleins, par curiosité, par fanfaronne veulerie, « de l’brenne et chel’blinque, et du gnief, sans compter les bistoules », — « mots amusants », nous dit-il, mais « choses dures pour un estomac de vingt ans et préjudiciables à une tête déjà en l’air ». Il était à Fampoux, le soir où il apprit la mort de sa cousine Élisa, la bonne protectrice qui lui avait spontanément fourni de quoi payer l’impression de ses premiers vers : il ressentit un lourd chagrin, et si amer qu’il ne trouva, pour l’adoucir, rien de plus à propos que d’appeler à son secours la torpeur d’une noire ivresse.

Il descendait sur cette pente-là, quand la rencontre de Mathilde Mautté, la demi-sœur de son ami, le compositeur de musique Charles de Sivry, changea, pour quelque temps, l’allure et le sens de sa vie. Il a raconté ce roman, en prose un peu caduque dans ses Confessions, en vers jeunes et frais dans La Bonne Chanson ; il y a fait allusion avec douceur, avec tristesse, avec amertume, avec haine, dans tous ses volumes de vers, et ce serait à peine exagérer que de dire dans tous ses ouvrages.

Il a noté le dialogue qui s’échangea entre elle et lui, lorsqu’ils se saluèrent pour la première fois, elle à son aise et gazouillant des mots de politesse sans portée, lui maladroit, mais sérieux, mais expressif, et engagé tout aussitôt, sans savoir comment ni pourquoi. « Mon frère m’a souvent parlé de vous et même m’a fait lire des vers qui sont peut-être… trop forts pour moi. »« J’espère pouvoir faire bientôt des vers qui mériteront mieux l’honneur que vous voulez faire à ceux que vous connaissez de moi. » Ce fut là le point de départ de La Bonne Chanson. Elle parut, le 3 décembre 1870, au milieu des premiers désastres. « C’est une fleur dans un obus », fut le remerciement de Victor Hugo. « Je ne sais si c’est bien vrai, écrit Verlaine en citant la formule du grand louangeur, mais toujours est-il que j’ai, dès l’origine, gardé une prédilection pour ce pauvre petit recueil où tout mon cœur purifié se mit… »

Sans être une œuvre puissante, ou pénétrante seulement, comme les deux autres qui suivront, cet hommage d’amour mérite l’attention par ce caractère tranché : il est l’indication, le premier résultat d’une orientation nouvelle. Plus d’intermédiaire, cette fois, au moins dans les meilleures pages du recueil, entre le poète et les sensations qu’il prend à tâche de traduire. Les clichés d’école sont répudiés. Les attitudes convenues, les cadres faits d’avance, les formules de tradition, l’expression déjà fixée, tout cela se retire le plus souvent pour faire place au détail vrai, directement perçu, au sentiment léger mais finement teinté d’émotion, à je ne sais quelle langueur que le tourment de l’imagination et l’exaspération des sens exalteront parfois jusqu’à donner au nerveux prétendant l’illusion de ressentir la passion profonde. Cet éveil d’une ardeur, non pas intime ni irrésistible, mais curieusement mêlée d’impatience et de timidité, semble dicter à l’écrivain la très lucide et très agile notation de tout ce qu’il éprouve ou de tout ce qu’il voit dans le paysage du Nord. C’est là que son roman s’engage et se déroule avec cette rapidité d’enchantement qui est pour les esprits doués — ou affligés — d’imagination, le bienfait de l’éloignement en attendant de devenir le péril de l’absence.

À quelques traits, d’une fidèle et expressive précision, saisis au vol par des yeux ravis :

En robe grise et verte avec des ruches,

ou par une oreille charmée :

Sa voix était de la musique fine,

on peut déjà prévoir ce que deviendra cet art, quand le poète aura été vraiment bouleversé par ses émotions et qu’ayant bu la plus amère lie de la tristesse humaine ou savouré le vin miraculeux de la divine charité, il laissera monter uniquement les cris du cœur, dans leur naïveté que rien n’imite, n’embellit, ne remplace, n’égale.

Quelques pièces de cette Bonne Chanson semblent venir d’un peu trop loin ou n’avoir guère pour objet que d’étoffer un trop mince recueil. Ici, l’alliance de l’impression sentimentale et d’une sorte d’harmonie, d’écho consonant fourni par la Nature, rappelle l’art de Shakespeare ; là, s’est glissé le souvenir involontaire ou la simulation préméditée du coloris éteint des poètes pré-romantiques. Plus d’un morceau reste si constamment tendu vers l’effet de simplicité, qu’il n’a plus l’air d’avoir été écrit pour être lu, mais pour être chanté. Somme toute, ce naturel nous laisse, malgré nous, comme une sensation de nudité : la nudité, qui ne s’étale pas superbement, court le risque de paraître pauvre. Peut-être même, à regarder trop attentivement et à respirer de trop près ce bouquet blanc de fiancée, finirait-on par s’aviser d’y découvrir quelque nuance de fadeur. Mais cette poésie, un peu trop assagie, un peu trop retenue, — un peu trop émondée aussi (nous affirme l’auteur), par la censure au moins étrange d’un libraire qui, tout à coup, s’était révélé pudibond, — la voici traversée d’une crainte mystérieuse : « Je tremble », écrit Verlaine à l’indolente, à l’hésitante fiancée, « je tremble à la pensée » que « désormais ma loi », c’est « un mot, un sourire » de votre bouche :

Et qu’il vous suffirait d’un geste,
D’une parole ou d’un clin d’œil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De mon illusion céleste.

Il lui semble qu’il discerne, dans le bleu du ciel, un point noir, précurseur de l’orage. Est-ce un réel pressentiment ? Au moment d’atteindre de la main le bonheur qu’il avait rêvé, Verlaine eut-il l’intuition d’un avenir plein de ténèbres ?

On sait comment cette félicité fragile s’écroula. Repris par ses funestes habitudes, devenu pour sa jeune femme un objet de dégoût, peut-être même de terreur, subjugué par la tyrannie de ce cynique et formidable adolescent, Arthur Rimbaud, qui « né pour l’action », comme l’a dit un bon apologiste de Verlaine18, prit sur « un être tout de sensation » l’influence de ce qui est « simple » sur ce qui est « subtil, compliqué et flottant », ne trouvant plus, d’ailleurs, dans son propre foyer qu’intimes ennemis et que sujets d’affliction, préoccupé sans doute aussi — on l’oublie un peu trop — de ne pas rester à portée des conseils de guerre et des magistrats enquêteurs instruisant, à ce moment-là, sans beaucoup de pitié, le procès de tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à l’insurrection de la Commune de Paris, le poète à la « tête folle », aux « allures de hanneton » eut, un beau jour, comme un accès de manie impulsive, et il s’enfuit avec ce douteux compagnon, dont le génie, problématique et très peu démontré depuis, l’éblouissait. Les déclamations de ce jeune garçon contre l’idée de règle et de tradition, impudemment vociférées, aidèrent, semble-t-il, l’homme et le parnassien à s’affranchir de beaucoup trop de préjugés, à s’affermir aussi dans ce projet, déjà formé, de n’écouter, de ne traduire que soi-même.

La vie errante, envisagée déjà par l’inquiet auteur des Fleurs du mal19, comme l’apaisement des noirs chagrins, comme le Sésame puissant rouvrant les portes de la joie ; la jouissance intense et raffinée, non des ciels les plus éclatants, non des sites les plus enchanteurs, mais du plus terne, du humble et, pour tant d’autres yeux, du plus indifférent aspect de la nature ; le sentiment de la douceur ou de la cruauté des choses avivé et surexcité par la fatigue, par la faim, par l’inquiétude du gîte, par l’imprévu plutôt que le souci du lendemain ; tous les sens devenus irritables, retentissants, comme dans cet état morbide et suraigu qu’on nomme l’hyperesthésie ; ce fut là pour Verlaine le gain, durement acheté, de cet exil à deux. Ruminées tout au long de ces voyages sans but par les plaines de la Belgique, pendant les stations d’un soir dans le bruyant estaminet de quelque gare ou les séjours plus paresseux à l’auberge du grand chemin, puis dans le demi-jour, dans l’atmosphère viciée du galetas londonien, et, à la fin, sous les sureaux refleurissants des maternelles Ardennes, les Romances sans paroles nous révèlent déjà tout ce que dut le talent du poète à cette rude éducation de la misère non jouée ou des douleurs qui ne s’apaisent point.

Comme le héros wagnérien, dont la lèvre a été brûlée au contact de sa propre main par une goutte du sang du monstre qu’il vient d’égorger, le vagabond n’entrera plus dans la forêt sans deviner tout ce que dit, au milieu des « ramures grises », le « chœur des petites voix », sans entendre « sous l’eau qui vire » les cailloux et leur « roulis sourd », sans frissonner avec une indicible sympathie à ce « cri doux que l’herbe agitée expire ». Loin de lui, près de lui, tout vit d’une vie intérieure et dont il a, pour la première fois, surpris le secret :

Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement ;
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.

Réminiscence frémissante du passé qui n’est plus le passé, tant il pénètre d’amertume douloureuse ou de sombre douceur la moindre image du présent ! La neige, qui n’arrive pas à se fixer sur la plaine interminable d’ennui, « luit comme du sable » et harasse ce faible cœur comme ferait un désert glacé. La pâleur du ciel au-dessus de l’allée qui n’en finit plus a le charme apaisant de ce qui est vraiment « divin » et « vers les prés clairs », sur le toit du château « rouge de brique et bleu d’ardoise », pour distraire ces jeunes gueux, lèvent, soufflant sans âpreté, « cherche noise » et jette, en passant, son sec coup d’aile « aux girouettes ».

Beaucoup plus encore que des Fêtes galantes, déjà si fines de tissu et d’un grain souple, mais serré, Verlaine a exclu d’ici tout ce qui est amplification, effusion de mots, chasse aux images. Ou, pour mieux dire, l’exclusion s’est faite d’elle-même.

Il y a trois façons d’être poète et je ne parle pas, bien entendu, de la contrefaçon qui prend impudemment, mais inutilement, toutes les formes.

Une source, formée de lointaines, d’obscures, d’incessantes infiltrations, arrive à sourdre en quelque endroit du soi, bouillonne à sa sortie et se répand en un ruisseau qui peut s’enfler et s’élargir sur son chemin jusqu’à creuser le lit d’un fleuve. Lamartine est le plus heureux de ces poètes du moindre effort dont les dons naturels et par moments presque surnaturels se soient manifestés sous cette forme.

Une fournaise où s’engouffre le bois de toute provenance et une cuve en terre réfractaire, où le fondeur jette sans se lasser tout ce qu’il a conquis et entassé de métal rare ou commun, pour amener la coulée du bronze en fusion à pénétrer jusque dans les moindres replis du moule préparé par ses mains et d’où doivent sortir des légions de médailles ou de statues ; c’est là aussi, n’en doutons pas, une œuvre de poète et c’est, autant que ce mesquin miroir métaphorique en peut donner l’idée incomplète, insuffisante, le labeur tout cyclopéen de notre fabuleux Victor Hugo.

Il y aurait enfin l’humble besogne de l’abeille. Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour. Il commence à l’avant-printemps, il se poursuit jusqu’aux approches de l’hiver. Et la mouche camuse, allant, revenant sans répit, pendant les heures de soleil de la saison, doit butiner des milliers de fleurs pour distiller très lentement quelques gouttelettes de miel ; mais ces gouttes ont le goût sauvage et la délicieuse odeur que l’ours et l’ægipan flairaient, autrefois, d’une lieue.

Quelque amère et brûlante que soit parfois la poésie de ces Romances sans paroles, elle est œuvre d’abeille, au moins par ce mystérieux pouvoir de condenser en une seule strophe, ou même en un seul vers, tout un faisceau de sensations et, dans trois mots évocateurs, de nous faire entrevoir tout l’infini de la pensée. Que d’élégies, que d’harmonies, que de méditations, que d’odes on entasserait sur l’un des deux plateaux de la balance pour faire à peu près équilibre au petit volume sorti des presses du journal de Sens ! Il contient moins de cinq cents vers ; il offre à peine vingt pièces ; mais presque toutes ont l’étrangeté et le prolongement des deux stances ainsi datées : Mai, juin 1872.

L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient, dans les hautes feuillées,
Tes espérances noyées !

V §

Après des détours, peut-être un peu lents, mais toutefois de quelque utilité, puisqu’ils nous ont conduits par degrés, de recueil en recueil, jusqu’au point culminant d’une sorte d’ascension, nous voici, de nouveau, en présence du manuscrit intitulé Cellulairement et nous en voyons mieux, je crois, la place, l’intérêt dans l’œuvre poétique de Paul Verlaine. Relisons-le très attentivement et entendons ce que disent les dates.

Condamné par l’arrêt rigoureux d’un tribunal belge à deux ans de prison, Verlaine est écroué aux « Petits Carmes » de Bruxelles, en juillet 1873. Le onzième jour de ce mois, date de son entrée, au moment où la cloche annonce qu’il faut dormir, le chemineau fantasque, entravé pour un très long temps, tire de sa mémoire un bout de vers de La Fontaine : « Mais attendons la fin » et ouvre tout grands ses yeux de chat qui sommeillait et qu’on réveille : il regarde trotter « noire dans le gris du soir » et « grise dans le noir » Dame souris. La nuit se passe à écouter les ronflements du bandit d’à côté et à mirer, par les barreaux, le « large clair de lune ». Mais

Un nuage passe,
Il fait noir comme en un four,

et à la fin, le « petit jour » paraît. « Rose dans les rayons bleus », de nouveau. « Dame souris trotte ».

Cette Impression fausse est bien la suite naturelle de la série de pièces des Romances sans paroles : Birds in the night, avec on ne sait quoi de plus subtil et peut-être de plus poignant.

Datée encore de juillet et composée en arpentant « le préau des prévenus », la pièce, qui, dans Jadis et Naguère, et déjà dans le manuscrit, porte le titre Autre, et qui était précédée, tout d’abord, de cette épigraphe ironique : « Panem et circenses », nous paraît, sous ses traits de railleuse compassion, plus pénétrante, plus humaine :

La cour se fleurit de souci
Comme le front
De tout ceux-ci
Qui vont en rond,
En flageolant sur leur fémur Débilité,
Le long du mur
Fou de clarté.
………
Ils vont ! et leurs pauvres souliers
Font un bruit sec,
Humiliés,
La pipe au bec. — 
Pas un mot ou bien le cachot,
Pas un soupir,
Il fait si chaud
Qu’on croit mourir…

Ce tableau ne fait qu’exprimer l’humble réalité et toutefois, pour retrouver la même intensité de sentiment, il faudrait remonter à la Maison des morts ou arriver jusqu’à Résurrection.

Mais, encore du même mois, est une pièce surprenante par sa beauté d’expression et par sa nouveauté de rythme : Sur les eaux. Elle compte parmi les plus passionnément tristes et émouvantes qui soient sorties de ce cœur douloureux. C’est une plainte d’alcyon, un cri de grand oiseau sauvage capturé, engagé par les oiseleurs :

Je ne sais pourquoi Mon esprit amer,
D’une aile inquiète et folle, vole sur la mer.
Tout ce qui m’est cher
D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

Il y a là comme un dernier élan de cette âme « ivre de soleil et de liberté ».

Peu à peu, cette résistance fait place à une profonde torpeur, à l’assoupissement, à l’immolation de toute « espérance » et de toute « envie ». Dès le mois d’août, le poète, hanté par ce vers farouche que Michel-Ange a mis dans la bouche de sa sombre Nuit : « Pero non mi destar, deh ! parla basso », traduit ainsi son désespoir, plus morne encore que celui du sculpteur florentin :

Je suis un berceau Qu’une main balance
Au creux d’un caveau…
Silence, silence !

Et, dans le même temps, sous ce titre : La Chanson de Gaspard Hauser, il résume, dans trois quatrains, tout étriqués, sa pauvre vie, puis, en manière de conclusion, il retrouve le cri : « Pourquoi suis-je né ? » du patriarche Job sur son grabat.

Septembre se passe encore à ressasser tout ce « passé », tout ce « remords », qui se présente à la « lucarne » du prisonnier,

Avec les yeux d’une tête de mort
Que la lune encore décharne,
et qui ricane près de lui.

Mais le rire sardonique de ce spectre ne le charme plus ; les gambades folâtres du « vieux turlupin » n’arrivent qu’à l’irriter : chants et danses, il somme la macabre apparition de cesser tout cela. Elle répond avec sa voix de « vieillard très cassé » :

C’est moins drôle que tu ne penses.
(Le Pouacre.)

En septembre également, sous ce titre Almanach de l’année passée, le poète reprend, dans le mode mélancolique, ses souvenirs des jours insouciants ou éclairés d’un beau rayon d’espoir, puis cruellement endeuillés, exaspérés, souillés par la misère. C’est, au début, l’image exquise de quelques semaines du printemps dernier où il reprenait vie et joie à Jehonville :

L’odeur est aigre près des bois,
L’horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages.
C’est délicieux de marcher
À travers ce brouillard léger
Qu’un vent taquin parfois retrousse.
Ah ! fi de mon vieux feu qui tousse !
J’ai des fourmis plein les talons,
Voici l’avril ! vieux cœur, allons !

Il n’y a rien là qu’un réveil d’allégresse après le plus sinistre hiver. C’est plus tard, lorsqu’il voudra donner à ce passage tout profane un but religieux, que l’auteur de Sagesse modifiera, comme on l’a vu, le dernier vers : « Debout, mon âme, vite, allons ! » et y joindra le court fragment, d’inspiration chrétienne, aboutissant au vers : « Va, mon âme, à l’espoir immense. » Sans additions, sans changements qui méritent d’être signalés, la seconde partie de cette pièce, en passant aussi dans Sagesse, a pris un sens très différent de celui qu’elle avait primitivement. Cet « espoir » qui « luit comme un brin de paille dans l’étable », c’est, dans la pensée du prisonnier poète, celui qu’il vit briller plus d’une fois jusqu’à la veille même de l’aventure qui le perdit, celui dont il se leurre encore dans les premiers mois de sa captivité : rêveur avide d’illusions, il se flattait d’obtenir le pardon et de reconquérir l’amour de la femme ardemment chérie et désirée. Et c’est ainsi que s’expliquent naturellement des vers qui, dépouillés de leur réelle intention, sont devenus surtout énigmatiques :

Midi sonnent. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. Et c’est affreux comme les pas de femme
Répondent au cerveau des pauvres malheureux.
Midi sonnent. J’ai fait arroser dans la chambre.
Il dort. L’espoir luit, comme un caillou dans un creux.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre !

Si l’interprétation mystique était possible, à la rigueur, avec ce sonnet passionné, mais qui n’est traversé d’aucune image luxurieuse, il n’en était pas ainsi du troisième fragment : « Les choses qui chantent dans la tête. » L’auteur de Sagesse était contraint de l’écarter : il le garda pour Jadis et Naguère, où ces vers ne détonnent pas :

Frère de sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire
Ô vin, ô sang, c’est l’apothéose !
Chantez, pleurez ! Chassez la mémoire
Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres
Magnétisez mes pauvres vertèbres !

Et c’est aussi dans Jadis et Naguère qu’était bien forcé de se réfugier le Sonnet boiteux, servant à compléter ces éphémérides d’antan. Il exprimait, avec des traits brûlants d’eau-forte, les plus noirs souvenirs de détresse en pays anglais :

Tout l’affreux passé saute, miaule, piaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos
Avec des indeeds et des allrights et des haôs.

Tout en remuant cette vase du passé, Verlaine renouvelle, à sa façon, le gémissement si profond de l’autre prisonnier, du premier en date et du plus immortel de toute cette lignée de poètes mauvais garçons : « À peu que le cœur ne me fend ! »

Ah ! vraiment, c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler de son regard fané.

Et, dans un sursaut de colère contre le sort, il maudit cette « ville de la Bible » où « le gaz flamboie », où les « enseignes » sont rouges, où les maisons, dans leur formidable « ratatinement »,

Épouvantent comme un tas noir de petites vieilles.

Puisse le « feu du ciel » l’anéantir ! Il n’y a plus, ici, moine un soupçon d’esprit chrétien.

Mais déjà, en octobre, le pouvoir de la claustration a refréné les impulsions morbides de ce cerveau et régularisé le rythme fou de son activité. Loin de se mortifier et de s’appesantir dans un nouveau mode de vie, d’où est exclu cet élément perturbateur, et ruineux des forces de l’esprit, l’ivresse, l’imagination créatrice prend une acuité d’expression qu’elle n’avait pas jusqu’ici, — au moins à ce haut point, — manifestée. Les images du passé réel se disposent et s’associent dans un branle prestigieux, comme les fragments de verre de couleur du « kaléidoscope », et il en sort cet étonnant tableau :

Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve…

Les associations d’idées qui dérivent du travail intérieur ne sont plus l’imitation, mais, à vrai dire, le retour, la réapparition des impressions autrefois éprouvées :

Ce sera comme quand on a déjà vécu.
………
Ce sera comme quand un rêve et qu’on s’éveille,
Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor
De la même féerie et du même décor,
L’été, dans l’herbe, au bruit moiré d’un vol d’abeille.

Il n’y a pas de commune mesure entre ces pièces, frissonnantes d’émotion, et le travail de pur littérateur qu’exécutait, dans le même moment, — pour rentrer, je suppose, en grâce auprès des éditeurs, — l’original, l’âpre poète : je veux parler des contes en vers, Crimen amoris, La Grâce, Don Juan pipé, L’Impénitence finale, Amoureuse du diable. Abusé sans doute par la date présumée de la publication de ces « diaboliques » versifiées, un des admirateurs malencontreux de Verlaine, — il en eut plusieurs, — insiste avec candeur sur le progrès qu’une si « hardie conception » accuse, par rapport aux écrits antérieurs, sans excepter même Sagesse. La vérité est celle-ci. Quatre de ces contes furent écrits pendant deux mois de l’été de 1873, et pas du tout onze ans plus tard, c’est-à-dire à l’époque du volume Jadis et Naguère (1884), dans lequel ils parurent tous. Qu’on se reporte aux indications du manuscrit : Crimen amoris : « Brux., juillet 1873 » ; La Grâce : « Brux., août 1873 » ; Don Juan pipé : « Brux., août 1873 » ; L’Impénitence finale : « Brux., août 1873 ». Le dernier conte : Amoureuse du diable, est, par exception, daté ainsi : « Mons, août 1874 ».

Quant au mérite, trop surfait, de ces récits improvisés, je ne prendrai pas l’attitude paradoxale de le contester pleinement. Si cette sorte de divertissement se rencontrait chez un Parnassien qui ne fût pas Verlaine, il y aurait lieu de démêler, dans cet ensemble assez grimaçant, assez froid, beaucoup de traits heureux de fantaisie ou d’ironie. Mais ce n’est pas à un poète comme celui-ci qu’il faut savoir beaucoup de gré de nous avoir donné ces « visions, légendes », et « chroniques parisiennes », rappelant tout, Banville, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, et Verlaine lui-même, mais le Verlaine seulement des parodies initiales dans les Poèmes saturniens. Pourtant, le conte complémentaire, écrit dans la prison de Mons, et qui, pour la trame même du récit, ne dépasse pas l’intérêt d’une aventure à la « Froufou », prend un accent tout personnel dans un passage singulier d’une trentaine de vers. Verlaine a placé là, dans la bouche de son cynique et malfaisant héros, une apologie de l’ivresse. Cette apologie qu’il faut prendre à rebours, car c’est le diable déguisé qui la prononce, est une confession, je dirais presque, une amende honorable. À ce moment, qui est celui de la conversion aux doctrines du Christ, des pénitences consenties, de l’enthousiasme religieux, le prisonnier juge son propre vice et il le hait : il ne voit plus, dans les « mystères » tout imaginaires de ce « rêve » absurde, épuisant, qu’il attendait des excès de boisson, que le piège l’Ennemi, que la « Puissance des ténèbres ».

C’est à partir d’ici que le manuscrit Cellulairement mérite le mieux son titre. Et en effet, dès octobre 1873, le condamné de Bruxelles, afin d’abréger de six mois sa détention de deux années, opta pour le régime cellulaire et, pour être soumis à ce régime infiniment plus rigoureux, fut transféré au « château » de Mons. Il y resta claquemuré jusqu’au 16 janvier 1875, jour de sa mise en liberté.

La première impression fut celle d’un affreux accablement. Bien n’en démontre mieux l’effet que de se rappeler les notations peu joyeuses. mais sans horreur, de la pièce : « Dame souris trotte » et de passer, sans transition, au sinistre retour sur soi qui porte pour devise : « Totus in maligno positus » et qui a pour titre ce mot Réversibilités, pris aux lointaines Fleurs du mal de Baudelaire. La notion du monde extérieur subsiste à peine : de lugubres « sifflets » qui vont et viennent, de vagues « angélus » ouïs du « fond d’un trou » et, entre de « grands murs blancs », des essaims de « rêves épouvantés », des redites sans fin de sanglots « fous ou dolents ». Plus encore que l’espace, si resserré, le temps s’est racorni, et, dans une durée incertaine où se confondent le présent, le passé, l’avenir,

Tu meurs doucereusement,
Obscurément,
Sans qu’on veille, ô cœur aimant,
Sans testament !
Ah ! dans ces deuils sans rachats
Les Encors sont les Déjàs.

Cette sorte de glas sépulcral s’explique assez par cette simple mention : « De la prison de Mons, fin octobre 1873. »

Quelques semaines d’un silence absolu, de méditations sombres, d’effroi solitaire, d’apaisement progressif ont suffi : oblitération des empreintes des derniers ans, et rafraîchissement, réveil, quasi miraculeux, des impressions de l’âge innocent et candide. Tout l’éclat des cénacles s’est bien éclipsé. Les fameuses perversités, dont on était si fier, se sont brusquement enlaidies. Ces chefs-d’œuvre de facture, où l’on se flattait trop souvent d’échapper à la nature et de frauder la vérité, révèlent au regard, qu’une lumière aveuglante offusquait, qu’éclaire maintenant l’humble rayon de la cellule presque aussi bienfaisant que la lueur de l’au-delà, leur sotte ou vilaine grimace.

C’est aux images effacées d’un vieux roman, plein de tendresse, ou d’une chanson surannée, que l’admiration du captif se reporte ; c’est aux légendes illustrées par des imagiers malhabiles, mais si naïfs, que s’attache toute sa faveur. Les noms et les événements s’entremêlent, comme à plaisir, dans sa mémoire divertie : Paul, le seul Paul, celui des Pamplemousses, la Folle par amour, le troubadour Malek-Adel, Geneviève de Brabant, la veuve de Pyrame, Mme Malbrough, le comte Ory, retour d’Espagne, le futé et futile Cadet Roussel, tous ces héros d’aventures « aux couleurs douces » sont les seuls dont il reste épris ; il se complaît dans l’adorable confusion de leurs étranges et touchantes destinées.

Toute histoire qui se mouille
De délicieuses larmes,
Fût-ce à travers des chocs d’armes,
Aussitôt chez moi s’embrouille,
Se mêle à d’autres encore,
Finalement s’évapore
En capricieuses nues,
Laissant à travers des filtres
Subtils talismans et philtres
Au fin fond de mes cornues
Au feu de l’amour rougies.
Accourez à mes magies.

L’inventeur de cet art nouveau se crut le droit de trouver fade, ou de faible saveur, la gentillesse d’émotion du Reliquaire, des Intimités, et dans un accès de méchante humeur qu’on peut excuser, après tout, chez un gueux vraiment gueux, sévère, en toute occasion, pour ce qu’il appelait « l’ami prudent », ce prisonnier, qui se croyait abandonné de tous, rima, mais sans entrain — il s’y reprit à plusieurs fois — le satire des Vieux Coppées. On me dispensera d’y revenir : encore que le parodiste ait mis à l’écrire trois mois (« Mons 1874. Janvier, février, mars et passim »), elle a, dans l’évolution du génie verlainien, moins d’importance encore que les contes.

Il n’en est pas ainsi de l’Art poétique, écrit au mois d’avril. Ce manifeste est trop fameux, trop significatif pour qu’on puisse se contenter d’une indication sommaire.

Ici encore, la date de publication a trompé les plus fins lecteurs. M. Jules Lemaître voulait voir dans le manifeste un ouvrage écrit assez tard. J’ai dû le croire comme lui, avant d’y regarder de près. Nous avons au contraire ici, et dans certains vers du Prologue, le résultat d’une deuxième éducation qui s’est accomplie entre 1871 et 1874 : commencée au début des relations avec Arthur Rimbaud et poursuivie un peu partout à dater de ce moment-là, elle reprend fiévreusement, elle s’achève, au cours de la captivité.

L’un des profits que Verlaine nous affirme avoir retirés de la fréquentation de l’adolescent ardennais, c’est d’avoir été « presque forcé » par lui de lire entièrement les poésies de Mme Desbordes-Valmore. L’étonnement fut grand : « nulle cuistrerie, avec une langue suffisante et de l’effort assez pour ne se montrer qu’intéressamment… Comme c’est chaud, ces romances de la jeunesse, ces souvenirs de l’âge de femme, ces tremblements maternels… Quels paysages, quel amour de paysages ! Et cette passion si chaste, si sincère, si forte et si émouvante néanmoins. » Au sortir de cette lecture, Verlaine ressentit plus vivement qu’il n’avait pu le faire jusque-là le principal défaut des infaillibles Parnassiens, leur sécheresse foncière ; il écrira plus tard en parlant d’eux : « Du bois, du bois et encore du bois. » Mais ce qui est autrement curieux, c’est qu’à lui, à l’auteur des Fêtes galantes, la bonne Marceline réservait une surprise de métier : il apprit d’elle et de sa poésie « un peu naïve, sous le rapport de la forme », que le plus inspiré perd quelque chose à n’avoir pas l’absolue possession du mécanisme de son art, mais que la virtuosité extrême offre encore plus de périls, et qu’il est presque nécessaire au vrai talent, pour n’être pas sournoisement ensorcelé, garrotté, étouffé par son propre acquis, de recourir à l’abandon d’une partie de ses moyens, de deviner le prix de l’ignorance. Il ne se trompa point, d’ailleurs, sur l’intérêt des innovations rythmiques de cette artiste « sans trop le savoir » : il lui prit ses courts ou longs vers aux syllabes de nombre impair, « celui de onze pieds entre autres. » Est-elle de Verlaine cette strophe charmante, d’un sentiment, d’une harmonie « inusités » ?

Elle allait chantant d’une voix affaiblie,
Mêlant la pensée au lin qu’elle allongeait ;
Courbée au travail comme un pommier qui plie,
Oubliant son corps d’où l’âme se délie :
Moi, j’ai retenu tout ce qu’elle songeait…

Et ces distiques suggestifs :

Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles…
Ô frais pâturage où de limpides eaux
Font bondir la chèvre et chanter les roseaux.
Et ce refrain, qui semble détaché d’une chanson populaire ancienne !
S’il ne doit plus revenir
Pourquoi m’en ressouvenir ?

Ces vers et bien d’autres non moins heureux sont de la vieille amie de Pauline du Chambge : Verlaine a dit très haut, plus d’une fois, et le plaisir et le profit qu’il eut à les connaître20.

Verlaine a surtout proclamé son vrai maître, celui dont l’œuvre fut la joie et l’aliment de son esprit dans la prison. « Je demandai des livres. On me permit d’avoir une bibliothèque. Dictionnaires, classiques, un Shakespeare en anglais, que je lus en entier (j’avais tant de temps, pensez !). De précieuses notes d’après Johnson et tous commentateurs anglais, allemands et autres, m’aidèrent à comprendre l’immense poète. » Et c’est précisément sous l’invocation du grand nom de Shakespeare que Verlaine a placé son Art poétique.

L’épigraphe apporte sa révélation. Elle est tirée de la pièce Twelfth night or what you will (Le soir des Rois), dans laquelle ce thème, cher au dramaturge, l’éloge de la musique, prend plus de place et présente plus de profondeur qu’en aucun autre endroit de son théâtre. Je me suis donné le plaisir de relever, dans l’œuvre de Shakespeare, tous les passages où la musique intervient, où elle est exaltée. Bien sûrement, Verlaine les avait notés. Ni la Tempête, ni le Songe d’une nuit d’été, ni le Marchand de Venise, ni Peines d’amour perdues, ni Comme il vous plaira, ni le Conte d’hiver, ni Cymbeline, ni Othello, ni Hamlet, ni les Joyeuses Commères de Windsor, ni Troïlus et Cressida ne lui ont dérobé leurs manifestations de cette folie de musique, exprimée presque violemment dans le duo fameux de Lorenzo et Jessica : « L’homme qui n’a pas de musique en lui-même et qui n’est pas touché par l’accord des doux sons est tout prêt pour les trahisons, les stratagèmes, les pillages : les mouvements de son âme sont tristes comme la nuit, et ses affections sombres comme l’Érèbe. Ne vous fiez pas à cet homme. » C’est une exaltation tout aussi vive, mais plus tendre, qui remplit plusieurs scènes du Soir des Rois. Le premier mot de la pièce est un appel du Duc aux musiciens. Il leur demande la reprise d’un vieil air qui s’achève en mourant, et il le définit ainsi : « le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes, dérobant et donnant l’odeur ». Au deuxième acte, c’est encore la mélodie de la veille qu’il veut entendre : elle est bien autrement capable de charmer son tourment d’amour que l’expression cherchée de ces fioritures agitées et d’allure étourdie : « Allons, l’ami. » dit-il au fou que l’on est allé lui quérir, « la chanson que nous entendîmes hier… Écoutez-la bien, Cesario. Elle est ancienne et simple. Les tricoteuses et les filandières de plein air, les belles filles qui tissent leurs brins de fil avec des fuseaux d’os ont coutume de la chanter : elle est innocemment douce, elle se joue avec la candeur de l’amour, comme au bon vieux temps ». C’est ce passage qu’en tête de sa pièce, l’Art poétique, Verlaine a recopié — ou plutôt cité de mémoire : il parle, en effet, de Shakespeare « lu et relu dans le texte à coups de dictionnaire et enfin su par cœur, pour ainsi dire ».

Et certes, si Verlaine a dû quelques indications à Desbordes-Valmore, il était beaucoup plus d’accord, de sentiment et de langage, avec Shakespeare, lorsque, aussitôt après avoir transcrit ces vers délicieux, il modulait subtilement quelques préceptes de son art, en homme parvenu à comprendre tout le sens de cette règle des anciens : « La poésie est la musique. » Mais ce n’est pas chez les anciens, c’est dans un des sonnets du Pèlerin féru d’amour (The passionate Pilgrim) qu’il avait trouvé la formule. Musique et poésie, vous n’avez qu’un seul dieu : « one god is god of hoth ». C’est la devise de Shakespeare : c’est aussi celle de Verlaine.

N’allons pas, par mégarde, oublier un nom que Verlaine prononçait alors avec un réel enthousiasme, celui de l’oublié ou, tout, au moins, du dédaigné Alfred de Vigny. Dès 1873, après avoir achevé ses Romances sans paroles, et à la suite d’une conférence de Vermersch entendue à Londres, il relut Eloa et les Destinées. « Ah ! mon ami », écrit-il à Lepelletier « quel homme ! Poète et penseur, il cumule dans le sublime. » Un souvenir des imprécations littéraires de la Maison du berger n’a-t-il point passé dans ces vers de l’Art poétique ?

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine.

Mais Verlaine, du même coup, n’aurait-il pas donné à quelques critiques malins et à la foule des nigauds le signal des impatiences, des injustices à l’égard de Victor Hugo ?

Prends l’éloquence et tords-lui le cou…
Ô qui dira les torts de la Rime !

Dans tous les cas, c’est aux chansons des fées d’Obéron et de Titania, au chant du coucou de Love’s labour’s lost, aux gémissements merveilleux d’Amiens dans la pièce As you like it, à la chanson d’Autolycus dans Winter’s tale qu’il songe en répétant ce cri shakespearien : « De la musique encore et toujours » et en transposant, avec son goût si fin, cette image de Twelfth Nigth : « le souffle doux du vent qui a passé sur une rangée de violettes » :

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…

Mais si Verlaine a mieux saisi, s’il a pu définir la pure ligne de son art, en relisant Shakespeare, c’est que les déchirures de son cœur avaient ravivé et exalté au plus haut point sa sensibilité, c’est que la destinée, en infligeant à sa jeunesse dévoyée le bienfait du malheur, lui avait révélé son âme.

Comment n’eût-il pas abouti à l’œuvre capitale où quelquefois, pour un instant, chez les plus heureux écrivains, brille d’un vif éclat la flamme pure du génie ! Il suffisait qu’il attendît, qu’il ressentit le choc d’où devait jaillir l’étincelle.

On sait comment le directeur de la prison de Mons, devenu presque son ami, entra un jour dans sa cellule pour lui signifier avec douceur que tout espoir était perdu. Le tribunal parisien avait prononcé contre lui la séparation ; il ne reverrait plus ni sa femme ni son enfant. C’était, comme le dit dans sa forte simplicité le titre du drame norvégien, supporter « plus qu’homme ne peut ». Il invoqua l’aide céleste. Il se jeta, en sanglotant comme autrefois la pécheresse, aux pieds du Rédempteur. Il fit prier l’aumônier d’entendre sa confession. Il prononça devant lui le mot des païens d’autrefois, lorsque la grâce, illuminant leurs yeux ardents, pénétrait tout leur cœur d’une allégresse aiguë et agissante : « Je suis chrétien. » Et, une fois de plus, l’inspiration du dieu, comme disait déjà la Sibylle virgilienne interprétant le dogme de Platon, emplit une âme de poète et s’épancha des lèvres en chants brûlants.

Tout ce qui était profane fut écarté. Le flot shakespearien lui-même était trop trouble, trop souillé pour un cœur qu’enivrait enfin l’enchantement des sources mêmes de la foi. Après les Évangiles et les Commandements sans cesse médités, c’est aux Psaumes du roi David, c’est aux Confessions du plus humain des Pères de l’Église, saint Augustin, c’est aux effusions des mystiques passionnés, saint Bonaventure et sainte Catherine de Sienne, c’est aux commentaires de la religion, célèbres ou obscurs, que reste encore ouverte l’oreille de Verlaine converti ; mais c’est la voix de son remords purifié, la voix de ses espoirs transfigurés, tournés vers l’infini, qu’il écoute presque en tremblant et dont il rend les cris d’épouvante ou d’amour avec une simplicité sublime. « La vérité t’enveloppera de son bouclier : tu n’auras rien à craindre des terreurs nocturnes, de la flèche qui vole dans l’air du jour, du complot qui chemine dans les ténèbres et des assauts du démon de midi. » C’est cette assurance qu’il médite, et c’est le chef-d’œuvre lyrique intitulé Via dolorosa qui traduira cette méditation.

L’œuvre est datée ainsi : « Mons, juin-juillet 1874. » Elle a occupé, abrégé les délais qu’on avait imposés aux trop fougueux désirs de cette âme repentie, avant d’admettre au banquet de l’Eucharistie, une bouche qui proféra plus d’un blasphème si coupable. Enfin, le jour tant souhaité arrive, et, à la messe solennelle de la Fête de l’Assomption, Verlaine reçoit l’hostie où la prière et la bénédiction de l’officiant font descendre le corps du Christ.

Deux semaines auparavant, le poète chrétien, dans l’attente de cet instant où il s’unirait à son Dieu, composait, avec tout ce qu’il avait en lui de sentiments ardents, de vertu poétique revivifiée, cette prière pénétrée de charité, de foi et d’espérance :

Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer…

Pièce unique peut-être dans le lyrisme français et assurée d’être toujours tenue au plus haut rang parmi les témoignages immortels de la poésie religieuse.

Tout ce qu’il y a d’émotion et de grandeur parmi le livre de Sagesse est déjà contenu dans ces deux poèmes : Via dolorosa, Final, qui couronnent le lent effort de Cellulairement. Mais si nous enlevons à ce recueil ultérieur de Sagesse d’abord ces deux ouvrages admirables, et encore cette berceuse : « Un grand sommeil noir… » et Gaspard Hauser chante, et l’émouvante cantilène Sur les eaux, et ces fragments de l’Almanach pour l’année passée, difficilement oubliables : « La bise se rue… » et « L’espoir luit… », que reste-t-il dans le volume publié en 1881, qui soit d’une valeur égale aux poèmes produits dans un irrésistible élan de résurrection morale ? Le beau symbole du début : « Bon chevalier masqué », la paraphrase de cette plainte du Psalmiste que répétait dans un jour de détresse, comme Verlaine le poète, l’artisan Bernard Palissy : « Mon âme, qu’est-ce qui te triste ? », les douloureuses litanies où passe un souvenir des prières de l’Extrême-Onction : « Voici mon sang… Voici mon front… Voici mes mains », deux ou trois autres pièces encore. Par contre, combien de pages du recueil imprimé trahissent la profane inspiration des Romances sans paroles ou semblent suggérées par le souci des événements politiques du jour ! Cellulairement nous avait donné cette joie si rare et ce désir, unique désormais, de ne découvrir dans Verlaine qu’un « homme », et, de nouveau, nous avons vu poindre « l’auteur » !

C’est une déception. Mais que deviendrait-elle, si nous poursuivions jusqu’au bout l’étude des œuvres et qu’il nous fallût observer les manifestations de cette stérilité, de cette sénilité précoce, qui s’explique surtout par le retour assez rapide aux habitudes déréglées. Le feu de l’âme s’est éteint : ce sont des cendres seulement qui obstruent le foyer. Verlaine fut peut-être le premier à le savoir. Mais il avait acquis enfin chez les littérateurs une réelle popularité : sachant mieux que personne ce qu’il avait été et ce qu’il n’était plus, il subissait sa gloire. Dans un cercle, d’ailleurs restreint, tout ce qu’il produisait était loué, exalté, imité, moins pour les mérites que pour les tares. Certaines parties de Jadis et Naguère offraient de quoi se faire illusion ; mais, là même, nous avons compté ce qui doit revenir au manuscrit de Cellulairement. Presque aussitôt après, la pente est descendue avec une vitesse si fatale, et l’engourdissement des facultés devient si absolu, que cette simagrée de poésie, après la conquête de l’idéal, doit offenser un regard clairvoyant, doit glacer douloureusement une admiration sincère. Ce serait un travail ingrat que d’expliquer la décadence du talent de Verlaine après s’être efforcé d’en mesurer la grandeur. Quels que soient les devoirs d’une critique impartiale, il doit m’être permis de m’en tenir à mon sujet, l’étude approfondie du manuscrit de la prison de Mons, et de ne pas infliger au lecteur, sans y être contraint, le spectacle désespérant d’une organisation de très rare valeur, qui ne travaille plus qu’à se détruire.