Émile Faguet

1904

Propos littéraires. Deuxième série

2015
Émile Faguet, Propos littéraires : deuxième série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1904, 387 p. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et Encodage TEI).

La révolution littéraire de 1660 §

Il est bien entendu, n’est-ce pas, depuis le collège, et même depuis l’école primaire, que Boileau est l’apôtre de la Raison, le défenseur de la Raison, le grand prêtre de la Raison. Raison partout, raison toujours, aimez donc la raison : voilà qui est bien. Et là-dessus, considérations, aperçus et développements. Boileau n’a voulu en art que la raison, Boileau c’est l’esprit classique ; donc l’esprit classique est tout raison, tout bon sens, un pas de plus, tout sens pratique, et les classiques français n’ont jamais été autre chose que d’honnêtes gens donnant à la jeunesse de bons conseils en vers sobres ou en sage prose. Poussez un peu à bout la théorie si solide, mais un peu étroite de M. Nisard, et voilà où vous verrez qu’elle aboutit très nettement.

Même point de départ, avec un peu plus d’audace et de décision tranchante, et voici M. Taine. Raison, c’est-à-dire faculté de généralisation, et élimination du particulier, de l’individuel, Boileau a radicalement éliminé l’individuel, et tout l’art classique à sa suite a éliminé l’individuel. Tout cet art est abstraction. Il n’y a pas un trait de vérité concrète et vivante dans le portrait de la lieutenante criminelle Tardieu ; Onuphre et Cydias sont des généralisations vagues ; Néron est le tyran de lieu commun, Joad le prêtre en général, et Phèdre l’adultère par abstraction. C’est à ce point que « les sens n’ont pas une seule place dans le théâtre de Racine » (!) Par souci de raison généralisante et desséchante, l’art classique a absolument banni la nature et le naturel.

Même point de départ, avec plus de précision dans la définition du mot initial, unique et sans réplique, et voici M. Krantz1. M. Krantz a trouvé avec raison qu’on répétait un peu trop le mot fameux, sans se donner la peine de dire ce qu’on entendait. Lui aussi a crié Tarte à la crème ! mais il « a dit un peu ses raisons ». Raison donc, puisque raison il y a, ne signifie pas seulement, comme pour M. Nisard, bon sens, sagesse pratique, droiture et honnêteté de l’esprit et du cœur. Cela est prendre les choses trop bonnement, et ce n’est point là une explication assez étroite, Raison ne signifie pas, comme pour M. Taine, faculté généralisante, abstrayante et éliminante ; cela est trop gros encore, et la vérité est une pointe plus subtile que cela. La Raison de Boileau ; c’est, bien strictement et exclusivement, la Raison pure, la raison au sens philosophique le plus étroit, la raison cartésienne, la raison telle qu’elle est dans la définition qu’en donne Descartes, à savoir la faculté de connaître l’essence, exclusion faite du contingent ; l’universel, exclusion faite du particulier ; la suprême généralité, exclusion faite de l’accident, l’être en soi, exclusion faite des êtres qui pourraient ne pas être, et, pour être d’une clarté à la portée de toutes les intelligences, « la Raison subjective qui est en nous connaissant par intuition la Raison objective réalisée dans un Être parfait2 ». Voilà dans quel sens Boileau entend le mot Raison, toutes les fois qu’il lui arrive de s’en servir. D’où il suit que l’art classique n’a jamais été, plus ou moins, bien entendu, qu’une manière de théodicée ou une esquisse de métaphysique, comme on peut le vérifier, quelque page de Racine, de La Bruyère, de Molière, de Segrais, de La Fayette ou de La Fontaine que l’on ouvre. L’esthétique de l’école de 1660 est trouvée.

Je voudrais tout simplement, comme l’écolier le plus humble, prendre tous les passages où Boileau emploie ce terrible mot de Raison, et le traduire, en donner la traduction mot à mot, en m’aidant modestement du contexte, comme on l’ait dans les classes de quatrième. Je prends tous les passages que M. Krantz cite lui-même (p. 101), et, s’il est besoin, chemin faisant, j’en ajouterai quelques autres. On avouera que, puisque ce mot renferme tant de choses, il n’est que juste de voir ce qu’il signifie, d’après ce qui l’entoure, là où Boileau s’en sert.

I §

Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime3.

Boileau vient de blâmer cette démangeaison de sortir de la limite de ses forces qui pousse un homme d’esprit à « faire grand », quand il pourrait faire agréable ; il poursuit en prémunissant les poètes contre cette ivresse de la rime qui entraîne les écoliers loin de leur pensée par la tentation d’un effet de consonance. Faites plier la rime à la loi de l’idée ; « au joug de la raison sans peine elle fléchit » — Raison et bon sens ainsi rapprochés dans un passage de dix vers qui signifie qu’il faut dire en vers ce qu’on veut dire, et non ce que suggère le caprice des sons, rien ne marque plus nettement le sens très restreint et de bon sens et de raison dans l’esprit de Boileau. L’un et l’autre veulent dire qu’il faut être maître de sa pensée, quand on écrit en vers aussi bien que lorsqu’on écrit en prose, et rien de plus.

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Juste conclusion du passage précédent, où certes il n’a été question ni de généralisation, ni d’abstraction, ni d’idéaux, ni de raison pure. Comment voulez-vous que je traduise, sinon ainsi : « Point d’effets de style, point de jonglerie de rimes ; la substance du style, c’est la pensée. » La suite le prouve mieux encore.

Car Boileau ajoute bien vite : « Point de recherche de l’extraordinaire, point de fougue insensée. »

Tout doit tendre au bon sens……
La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie.

Bon sens et raison donnés encore comme synonymes. Boileau paraît craindre qu’on ne prenne le mot raison « trop en philosophe » et il semble nous dire : « Vous savez, je prends raison au sens bourgeois ; raison, bon sens ; non pas sens pratique, mais tout bonnement équilibre d’esprit qui fait qu’on n’est pas un petit fou, ni un prétentieux, ni un baladin de la phrase, et qu’on écrit avant tout pour se faire entendre, comme dit l’outre. » Il n’y a rien de moins métaphysique et de moins quintessencié que cela.

Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Oh ! nous y voilà, et, cette fois, c’est bien une haute conception philosophique qui inspire notre critique. Penser, cela sonne haut ; un penseur ! Il faut être un penseur pour être un écrivain, cela a un air tout à fait platonicien ; et ce n’est pas une petite parole que cet apprenez à penser. Lisons le contexte. Il s’agit dans le contexte, avant et après, et par devant et par derrière, de quoi ? D’être clair, tout simplement. Nous tombons de haut. Lisez plutôt :

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées.
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit…

Mon Dieu, c’est bien simple ! Le bon Nicolas veut nous dire qu’il faut réfléchir pour avoir un style clair. Raison, la fameuse raison, veut dire ici faculté de réfléchir, et habitude prise de savoir ce qu’on veut dire. Le Boileau de la Raison pure n’est pas encore là.

Mais nous que la raison à ses règles engage.

Les règles de la raison ! Ah ! cette fois nous sommes à plein dans la méthode de bien concevoir par le moyen des universaux et de bien juger par le moyen des catégories… Nous sommes tout simplement dans la théorie des trois unités, que Boileau, à tort ou à juste titre, trouve raisonnable. Le sens du passage est celui-ci : « Les Espagnols, au théâtre, renferment en un jour des années entières. Nous, plus sensés, nous voulons, un seul jour, un seul lieu, un seul fait. » La théorie est contestable ; mais le sens du mot raison est aussi terre à terre ici qu’ailleurs, Raison signifie sagesse, prudence, absence de témérité et même d’audace, et voilà tout.

… La scène demande une exacte raison.

Il s’agit du théâtre opposé au roman. Dans un roman « frivole » on peut à la rigueur supporter Caton habillé à la française, et Brutus dameret. Mais « la scène demande une exacte raison » ; et « l’étroite bienséance y doit être gardée ». La traduction est ici à côté du texte. Raison veut dire « bienséance », et respect de la couleur locale.

Que l’action, marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une scène vide.

Il s’agit, de la comédie. Au vers précédent (427), Boileau demande que le nœud s’en dénoue aisément. Au vers suivant (430), que le style en soit souple, et capable soit de grâce, soit d’élévation. Que veut dire raison, au milieu de tout cela ? que la comédie doit avoir une marche rationnelle d’un point à un autre, sans pause inutile, ni scène sans but. Cela est si peu du Descartes, que c’est du Sarcey. Raison, logique dramatique. Voyons autre chose.

J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule et jamais ne la choque.

Qu’a dit Boileau avant, qu’a dit Boileau après ? Avant : « Jamais de la nature il ne faut s’écarter. » Voyez les personnages de Térence : « c’est un amant, un fils, un père véritable ». Raison ne veut rien dire autre chose que naturel. Après : « Pas de grossièretés, d’équivoques, de saletés. Bon pour le Pont-Neuf. » Raison veut dire naturel sans naturalisme, naturel capable de plaire à un homme raisonnable. C’est exactement dans le même sens que, huit vers plus haut, il employait son synonyme ordinaire du mot raison, le mot bon sens :

Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter.
Jamais de la nature il ne faut s’écarter.
Vraiment, il n’y a guère de mystère dans tout cela.
Et, souple à la raison, corrigez sans murmure.

Boileau indique lui-même de quel passage il faut rapprocher celui-ci. Il fait un renvoi : « Je vous l’ai déjà dit, aimez qu’on vous censure, et, souple à la raison… » — Où l’a-t-il déjà dit ? au vers 192 du chant Ier : « Sachez de l’ami discerner le flatteur : tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue. Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue. » Boileau veut donc tout uniment nous conseiller de croire aux critiques d’un homme éclairé, et de nous méfier des « fumistes ». Très simple, très bourgeois. Rien de Descartes.

Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné des lois.

Voilà certainement l’endroit où Boileau a employé le mot raison dans un sens un peu large, ou plutôt voilà le seul endroit où il ne l’ait pas employé dans un sens très restreint. Je reconnais qu’on peut donner ici au mot fameux une signification et une portée assez philosophiques. Entendez-le par sagesse, si vous voulez ; mais non vraiment par faculté de concevoir l’absolu ; car voyez la suite. Qu’est-ce qu’elle enseigne, cette raison, et, c’est bien l’occasion de le dire, qu’est-ce qu’elle chante cette raison ? Elle « enseigne les lois », elle inspire « le droit et l’équité », déshabitue du meurtre, adoucit la « rudesse des mœurs », rassemble les hommes dans les villes, crée l’ordre civil. Cette raison c’est la morale, et plus particulièrement la morale sociale.

***

Le sens du mot éclate plus encore, quand on remarque à quoi il est opposé par Boileau. Il est le plus souvent opposé, nous l’avons vu, à folie, prétention, puérilité, obscurité, désordre, emphase. Il l’est, particulièrement et complaisamment, à burlesque et à précieuse. Ce sont là les deux ennemis intimes de Boileau. C’est le contraire de ce qu’ils sont qu’il aime à appeler raison :

Au mépris du bon sens, le burlesque effronté
Trompa les yeux d’abord, plut par sa nouveauté.
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l’art,

Voilà pour la mode du burlesque. Pour ce qui est de l’esprit de pointes :

La raison outragée enfin ouvrit les yeux,

et chassa pour jamais la pointe des discours sérieux, bien de bien métaphysique ici encore. La raison n’est que le contraire de « l’extravagance aisée », des imaginations burlesques et des concetti.

II §

Et voilà tout. Bâtir là-dessus une théorie, soit de la raison pratique subordonnant l’art à un but d’édification morale, soit de la raison raisonnante vidant l’imitation artistique de toute réalité concrète vivante et palpitante, soit de la raison pure se guindant à l’effort de concevoir le pur universel et l’intense absolu, en vérité, cela est possible, parce que tout est possible, c’est ingénieux même et amusant, quand la gageure en est faite par un Nisard, par un Taine, par un homme de beaucoup d’esprit et de finesse comme M. Krantz ; mais c’est faux, c’est plus faux que ne le sont d’ordinaire les théories fausses en littérature, parce que d’ordinaire, en littérature, le plus faux est toujours mêlé de beaucoup de vrai, les choses des lettres étant toutes en nuances, tandis qu’avec Boileau on a affaire à un théoricien si prudent et si limpide que l’interprétation arbitraire choque d’abord, brutalement, et saute aux yeux ; il n’y a qu’à lire.

Sans doute il est séduisant de chercher dans les idées sur l’art des hommes de 1660, soit pour les en louer, soit pour les combattre, une théorie catégorique et formelle, une esthétique construite de toutes pièces, embrassant l’art tout entier, et donnant la clef de l’esprit classique, et par l’esprit classique, de l’esprit français, et par l’esprit français, de la sociologie française, et par la sociologie française, de toute l’histoire de France depuis la Renaissance jusqu’à 1793, qui est, comme on sait, la dernière période et la crise aiguë de l’esprit classique devenu esprit jacobin4. Cela est séduisant, mais j’ai peur qu’il n’y ait un peu d’exagération dans ces généralisations à outrance.

Du vrai tout au fond, et beaucoup d’hypothèses. « L’idée était un petit chien, et vous en avez, fait un âne. » Le point faible de l’affaire c’est que précisément ces théoriciens littéraires de 1660, que l’on affuble d’un tel appareil philosophique, sont en vérité les hommes du inonde « les moins philosophes. ».Je ne sais pas de révolution littéraire plus nette, plus vigoureuse, et moins prétentieuse que celle de Boileau, de Molière et de Racine. Ils ont été très décisifs, et même assez hautains, à l’endroit de leurs prédécesseurs, mais sans prétentions, ni grand fracas, ni affectation de profondeur. Ils ont donné de petits conseils de bon sens familier, et de petits préceptes de rien du tout. Plus de romanesque, plus de burlesque, plus d’esprit de ruelle, plus de petits vers sur la fièvre d’une duchesse, ou son petit chien, ou son derrière entrevu, plus d’emphase, ni d’enflure ni d’abus de descriptions, — et voilà tout.

De théories sur l’essence de l’art, sur les rapports du vrai et du beau et du bien, sur l’imagination, sur la raison, sur l’idéal platonicien, peu ou point. Ils ont cela de commun avec la plupart des artistes qu’ils raisonnent très peu sur leur art, j’entends sur l’esthétique de leur art, sur les grandes vues d’ensemble ; très enclins, au contraire, sur les choses de métier, les procédés d’ateliers, la technique en un mot, à donner des idées de détail, des observations de bons ouvriers, faites au cours du travail, en pleine pratique, et les mains dans la couleur ou dans la glaise. (Préfaces de Racine, Épîtres, Satires et Art poétique de Boileau, Impromptu de Versailles et Critique de l’École des femmes de Molière, Lettre à Huet de La Fontaine.)

De là vient qu’on trouve très facilement chez chacun d’eux une Poétique proprement dite, une Esthétique plus malaisément, et alors en y mettant furieusement du sien. Mon Dieu ! cette théorie de la raison chez les classiques, qu’on la prenne au point de vue de M. Nisard, ou à celui de M. Taine, ou à celui de M. Krantz, elle n’est point à repousser absolument. Mais voyez où elle mène, et combien il faut qu’elle soit trop étroite pour qu’une conclusion si manifestement fausse s’ensuive tout droit. S’il était vrai que Boileau et l’école de 1660 eussent été si soucieux d’art rationaliste et idéologique, ils en fussent certainement venus à éliminer de leurs œuvres la nature, la réalité, la vie, l’observation exacte et la vue pénétrante des choses et des hommes. Eh bien, précisément, c’est une banalité de la critique de remarquer que la révolution littéraire de 1660 est un retour au naturel. Relativement à nous, les hommes de cette époque nous semblent parfois, et dans une certaine mesure, manquer d’une certaine nuance, très appréciée de nos jours, de naïveté et d’abandon ; mais relativement à ceux qui les précèdent, c’est chose reconnue de tous, à quelque famille littéraire qu’on appartienne, que la réforme de Boileau et de ses amis a été une revanche un peu dure du naturel sur le romanesque, de l’observation sur la fantaisie et de la psychologie sur la rhétorique. De même qu’on est toujours le réactionnaire ou le radical de quelqu’un, Racine est le réaliste de Corneille, Molière de Cyrano, La Fontaine de Voiture, Boileau de Benserade, et La Fayette de Scudéry. Tous s’occupent avant tout d’observer plutôt que d’imaginer, ou plutôt ne considèrent l’imagination que comme la mise en (ouvre brillante des matériaux patiemment accumulés par l’expérience, et répètent à satiété qu’il en faut revenir à la nature, au naturel, et à poindre « les mœurs des hommes ». Ce qui les agace le plus, c’est le romanesque, c’est-à-dire l’imagination dans le faux ; le burlesque, c’est-à-dire l’imagination dans l’extravagant ; le précieux, c’est-à-dire l’imagination dans le subtil ou le frivole. Voilà un art qui n’a pas l’air de procéder par l’absolu et par les idées innées. C’est que vraiment c’est bien plus un art expérimental que toute autre chose. C’est un art de moralistes, de portraitistes, de psychologues, et, notez ce point, de psychologues sans système, c’est-à-dire d’observateurs.

Tenez, ce fameux mot de Raison, que nous avons guetté au passage et arrêté par la manche, comme les douaniers font des voyageurs à la frontière, prenons-le d’un peu plus loin maintenant, et dans sa généralité. Au fond, chez les hommes de 1660, il veut dire surtout naturel. Soyez maîtres de votre pensée contre les séductions de la rime, pour rester ce que vous êtes ; tendez au bon sens, pour ne pas viser à l’esprit et ne pas devenir prétentieux ; tâchez d’être clair, pour ne pas vous noyer dans des obscurités tenues pour des profondeurs ; défiez-vous de certaines audaces qui sont des piperies de la fantaisie prétentieuse ; restez dans la couleur locale, c’est-à-dire dans l’observation du réel ; maintenez la comédie dans la logique dramatique plutôt que de donner dans l’à côté où la fantaisie vous pousse, ou dans la grossièreté des turlupinades ; fuyez le burlesque et les pointes faciles : voilà, en résumé, tous ces préceptes, analysés plus haut, où le mot raison a trouvé place ; ce sont autant de rappels à la simplicité, et à l’observation sans prétention, à « l’observation naturelle de la nature ». — Cela est si vrai, ou du moins si probable, que Racine, qui pensait comme Boileau, à ce point qu’il mettait en prose, et quelquefois littéralement, dans ses préfaces, ce que Boileau mettait en vers dans ses traités, a employé le mot « raisonnable » pour parler de la folie de Phèdre, uniquement parce que ce mot de raisonnable, sous sa plume, veut dire vrai, naturel, bien observé : « Quand je ne devrais à Euripide que le rôle de Phèdre, j’estime que je lui devrais ce que j’ai mis de plus raisonnable sur le théâtre. » Et, à le bien prendre, c’est du raisonnable ainsi entendu que Boileau s’est le plus préoccupé dans sa Poétique.

On dit : Remarquez le ton formel, impérieux des fameux vers :

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

Tout aussi impérieux et catégorique est le ton de celui-ci :

Que la nature donc soit votre étude unique.

Il y a donc plusieurs choses que Boileau recommande de cultiver, chacune uniquement ? Eh ! non, il ne se contredit pas ; mais en recommandant uniquement la raison, et uniquement la nature, c’est la même chose qu’il entendait recommander. De là ces préceptes si multipliés sur la nature et le naturel, nommés, cette fois, par leurs noms, et de telle sorte qu’on ne s’y puisse méprendre.

À ces petits défauts marqués dans la peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.

Des siècles, des pays étudiez les mœurs.

Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon.
La nature est en nous plus diverse et plus sage.

Que la nature donc soit votre étude unique.

Quiconque sait bien l’homme, et d’un esprit profond
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond…

Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler.

La nature, féconde en bizarres portraits,
Dans chaque âme est marquée à de différents traits.

Étudiez la cour et connaissez la ville.

Jamais de la nature il ne faut s’écarter.

Voilà le vrai Boileau, et non pas en contradiction avec le Boileau théoricien de la raison, mais disant ici tout justement ce qu’il disait tout à l’heure en d’autres termes ; car, pour lui, raison et nature sont synonymes, et par raison, sans tant d’affaires, il entend être raisonnable, et par être raisonnable, être naturel.

III §

Ainsi disparaît, ce me semble, ce que j’appellerai cette légende scolaire, reposant, comme toutes les légendes, sur un contre sens séduisant ou spécieux, mais qui, le temps aidant, fait son chemin, finit par prendre des proportions extraordinaires et un caractère étrange, si bien qu’elle n’a plus aujourd’hui qu’une analogie lointaine avec le fait initial. Cela est mauvais en soi, puisque c’est faux, mais mauvais aussi comme direction générale des idées, parce qu’à force, soit à bonne, soit à mauvaise intention, d’habiller cet excellent Despréaux en philosophe, on réussit à le travestir en esprit étroit, ce qu’il a été, mais dix fois moins, de compte fait, qu’on ne réussit, par une interprétation indiscrète, à le faire croire. Dire : Boileau, c’est la raison dans l’art, ce n’est pas dire mal, mais c’est dire trop peu. Dire : Boileau, c’est le bon sens dans l’art, ce n’est pas le méconnaître, mais c’est le restreindre, et lui faire grand tort en cela ; car il n’a pas besoin d’être restreint. Dire même : Boileau, c’est l’art ramené rudement au naturel, je trouve que c’est beaucoup mieux dire, puisque c’est moi qui le dis ; mais ce n’est pas encore tout Boileau. Boileau a été beaucoup plus libéral, comme nous disons, qu’on ne le croit, et qu’on ne le voit quand on le résume dans une formule. Il a voulu le naturel, la vérité, l’observation exacte, et s’est défié de l’imagination : oui, le voilà en gros. Mais il a eu cette sagesse et ce mérite, tout en traçant un système, de savoir en sortir, et, tout en posant sa borne, de savoir très bien, à un moment donné, monter dessus, non certes pour appeler à la révolte, mais tout simplement pour voir plus loin.

Notez ceci d’abord, qui est un grand point. Tout critique ou théoricien littéraire est un esprit étroit, qui ne sait pas, après avoir exposé tous ses préceptes, conseils ou règles, dire franchement : « Et puis, après cela, vous savez, toutes ces théories ne vous donneront pas un atome de génie littéraire. Commencez par avoir du talent, et après, venez causer avec moi : tout ce que je ferai sera peut-être de vous signaler quelques écueils. » Cette utilité toute négative des règles, Molière la définissait admirablement quand il disait : « Ce ne sont que quelques observations que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir qu’on prend à ces poèmes. » Mais, quant à inspirer du talent à qui que ce soit, jamais règle ou théorie n’y a réussi. — Eh bien, ce que je veux qu’un théoricien ajoute, après m’avoir exposé ses idées, Boileau l’a dit avant même d’exposer les siennes, tout au début de sa Poétique, pour que nul ne s’y pût méprendre : « C’est en vain qu’au Parnasse… » ou comme il l’a dit en prose : « La première règle, c’est d’avoir du génie. »

Une autre observation essentielle, chez un théoricien littéraire, est de reconnaître que, si large que puisse être une poétique, il appartient au génie de la franchir, à ses risques et périls, quand il se sent mené par le Dieu. Boileau, en plein Art poétique, le reconnaît et le proclame :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,
Et de l’art même apprend à franchir leurs limites.

Impossible de mieux déclarer qu’il y a un art au-dessus de l’art, art d’instinct et d’inspiration, qui apprend à s’affranchir de l’art exploré et contrôlé par la critique la plus experte ; que le génie a ses droits supérieurs, justiciables seulement de l’émotion qu’il inspire aux hommes, et enfin, comme aurait dit Pascal, qu’il y a une vraie poétique qui se moque de la poétique.

Boileau va très loin dans cette idée : mieux vaut encore être moins raisonnable, et avoir une certaine verve naturelle, qu’avoir seulement ces qualités négatives que les grammaires îles arts littéraires peuvent donner. Le pire en définitive, il le sait bien, c’est d’ennuyer :

… Je hais un sublime ennuyeux et pesant.
J’aime mieux Arioste et ses fables comiques
Que ces auteurs toujours froids et mélancoliques,
Qui, dans leur sombre humeur, se croiraient faire affront,
Si les Grâces jamais leur déridaient le front.

Arioste !… je le crois bien ! va-t-on dire. — Non seulement Arioste, mais n’importe qui, pourvu qu’il soit amusant ; un burlesque même, si sa fantaisie a du montant :

Un fou du moins fait rire et peut nous égayer ;
Mais un froid écrivain ne sait rien qu’ennuyer :
J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace,
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.

Ce rationaliste intransigeant, que l’on nous forge à grand renfort de procès de tendances, lient si peu à la froide raison, quand la froide raison n’est pas à sa place, que sur certains points, par opposition aux poètes de l’école précédente, il devient une manière de romantique. Il a très bien compris que, si certains genres poétiques, ou demi-poétiques plutôt, comme le drame et la comédie, sont, en leur fond, œuvres d’observation et de logique, tels autres genres, comme la poésie lyrique, sont, en leur fond, œuvres de passion et d’enthousiasme, ce qu’ignoraient profondément les Benserade, les Pavillon et les Voiture, lesquels estimaient que tout se fait avec de l’esprit et de la bonne grâce de style.

Je hais ces vains auteurs dont la muse forcée
M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée,
Qui s’affligent par art, et fous de sens rassis…

… Pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux ;
Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

Le cœur seul ! Que devient la raison seule ? Boileau l’abandonne donc, sa chère raison ? Certainement, si, par raison, dans Boileau, vous voulez absolument entendre la raison raisonnante, ou la raison pure. Nullement, si, par raison, dans Boileau, vous entendez être raisonnable. Son idée est précisément qu’être raisonnable, c’est être naturel, et qu’être naturel, dans des vers d’amour, c’est être amoureux. Seulement, nous voilà loin de compte, et les idées de Boileau, au lieu d’aboutir, comme on eût pu croire avec nos théoriciens, à la suppression de la poésie de sentiment et d’émotion, aboutissent juste à la déclaration des droits de cette poésie, méconnue ou mal entendue par les artistes antérieurs à 1660. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Dans la poésie dramatique elle-même, il est très vrai que Boileau fait une part considérable, la plus considérable même, aux facultés d’observation exacte et à la logique. Être vrai d’abord, être logique ensuite, nous l’avons vu, voilà les grands points pour lui, comme pour Dumas fils, beaucoup plus exclusif que Boileau dans le même sens (Préface du Père prodigue). Mais cette théorie, très judicieuse du reste, il sait parfaitement la dépasser, ou plutôt, avant de l’instituer, il rappelle, et avec insistance, qu’il y a une règle, qui en cela prime toutes les règles, c’est à savoir qu’il faut plaire et loucher, et que sans cela, de toutes les règles, il n’y a pas à donner un fétu. Les trois protagonistes de l’école classique sont à l’unisson sur ce point, à telles enseignes qu’ils posent tous les trois le même précepte dans les mêmes termes : « Je voudrais bien savoir si la grande règle n’est pas de plaire… » (Molière, Critique de l’École des femmes.) — « La principale règle est d’abord de plaire et de toucher. » (Racine, préface de Bérénice.) — Et Boileau :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue ;
Le secret est d’abord de plaire et de toucher.

Il n’y a pas jusqu’à la poésie lyrique proprement dite… Ah ! elles sont bien curieuses, les idées de Boileau sur le lyrisme ! Tout ce qu’on peut raisonnablement demander à un théoricien littéraire, c’est de rendre compte avec pénétration et profondeur des façons de penser et de sentir qui dirigent et inspirent les artistes de son temps. Au-delà, ce qui lui doit être compté pour un mérite extraordinaire, c’est de sentir ce qui manque à son temps, de signaler une lacune, et d’aspirer à un élargissement de l’art. Qu’il le fasse avec une certaine maladresse, — comme Stendhal, en 1820, définissant mal le romantisme, parce qu’il s’efforce à définir ce qui n’existe pas encore et seulement tend à naître, — il n’y a rien là d’étonnant. Qu’il l’essaye, c’est quelque chose déjà, et la marque d’un esprit avisé et chercheur. Pour ce qui est de la poésie lyrique, c’est à peu près le cas de Boileau, et rien ne lui fait plus honneur, encore qu’ici ses idées soient obscures, comme il était assez difficile qu’elles ne le fussent pas. Ce qu’il a, du moins, très bien compris, c’est qu’au xviie siècle la poésie lyrique n’existe pas. Savez-vous bien que nous autres, gens de si haute critique, c’est une découverte que nous n’avons faite que vers 1845, après vingt années d’expérience et d’usage de la vraie poésie lyrique ? Il n’y a pas tant là de quoi faire les fiers. Or Boileau, le Boileau de la raison froide et du plat bon sens dans l’art, a passé une bonne partie de sa vie à dire à ses contemporains : « Ce n’est pas cela du tout ! Vous vous croyez poètes lyriques, et vous ne faites que des dissertations en vers. Le lyrisme est bien autre chose, et il y faut un homme autrement possédé et démoniaque que vous tous, oui, que vous tous, que Malherbe lui-même, que j’adore du reste ; mais tant pis pour lui, et pour mon affection pour lui : il est glacé. » Le fameux vers, un peu ridicule en sa forme, mais très juste au fond : « Un beau désordre est un effet de l’art », ne veut pas dire autre chose ; et ; qui le prouve, ce sont les vers suivants qui l’expliquent, sans qu’il puisse rester ombre d’un doute :

Loin ces rimeurs craintifs dont l’esprit flegmatique
Garde dans ses fureurs un ordre didactique ;
Qui, chantant d’un héros les progrès éclatants,
Maigres historiens, suivent l’ordre des temps.
Ils n’osent un moment perdre un sujet de vue :
Pour prendre Dole, il faut que Lille soit rendue,
Et que leur vers exact, ainsi que Mezerai,
Ait fait déjà tomber les remparts de Courtrai.
Apollon de son feu leur fut toujours avare.

À qui s’applique cette mercuriale un peu verte et assez dédaigneuse ? À Perrault, oui, et aussi à Malherbe, en toutes lettres. La chose est mise hors de conteste par la seconde strophe, — supprimée à l’impression, mais rétablie depuis, et très connue, — de l’Ode sur la prise de Namur. Elle n’est pas tendre, cette petite strophe, et elle montre bien à quel point cette froideur de la poésie prétendue lyrique au xviie siècle contristé notre poète critique :

Un torrent dans les prairies
Roule à flots précipités ;
Malherbe dans ses furies
Marche à pas trop concertés.
J’aime mieux, nouvel Icare,
Dans les airs suivant Pindare,
Tomber du ciel le plus haut,
Que, loué de Fontenelle,
Raser, timide hirondelle,
La terre, comme Perrault.

Certes, il est tombé, le nouvel Icare ; mais je lui sais gré, dans toute cette affaire de l’Ode sur Namur, de son intention bien arrêtée, qui était de soutenir contre Charles Perrault que les modernes n’entendaient rien à la vraie poésie lyrique. S’il faut regretter qu’il l’ait trop prouvé par son exemple, il faut confesser aussi qu’en doctrine il a raison, et qu’il n’était pas si facile alors d’avoir raison. Dans toute cette querelle, en ce qui touche le lyrisme, c’est Perrault qui est le classique, l’homme qui se contente très bien du lyrisme de Malherbe, du lyrisme de Voiture, et du sien ; c’est Boileau qui est le novateur, l’homme qui demande plus d’enthousiasme, de transport et de liberté d’inspiration. C’est lui qui dit nettement que, dans la poésie lyrique, il faut « savoir s’écarter de la raison pour y mieux entrer ». Tout le passage (Discours sur l’Ode, servant de préface à l’Ode sur Namur) est singulièrement significatif :

« Il (M. Perrault) a surtout traité de ridicules ces endroits merveilleux où le poète Pindare, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois, de dessein formé, la suite de son discours, et afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même, évitant avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens, qui ôteraient l’âme à la poésie lyrique. Le censeur dont je parle donnerait lieu de croire qu’il n’a jamais conçu le sublime des psaumes de David, où il y a beaucoup de ces sens rompus qui servent même quelquefois à en faire sentir la divinité. Ce critique, selon toutes les apparences, n’est pas fort convaincu du précepte que j’ai avancé dans mon Art poétique : “Son style impétueux souvent marche le hasard…” Ce précepte effectivement qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles est un mystère de l’art qu’il n’est point aisé de faire entendre à un homme sans aucun goût. »

Nous voilà bien loin de la raison, de la poésie philosophique, et ce n’est point le plan d’une ode cartésienne que Boileau nous trace ici. C’est que Boileau a toujours été soutenu par ce sentiment salutaire qu’au-delà de toutes les règles, il y a le génie qui est sa règle à lui-même ; et ce qu’il cherche avant tout, c’est la vérité, laquelle n’est point systématique, et dépasse toujours, d’un pied ou d’une aile, par-ci ou par-là, le plus large des systèmes et le mieux conçu.

De là vient que, quand on veut être plus systématique pour Boileau que Boileau lui-même, on y parvient, mais en le rétrécissant, pour l’embellir. À quoi bon ? Et pourquoi ne pas prendre les choses plus humainement ? Pourquoi ne pas prendre les termes dont il se sert dans le sens large et dans l’acception courante ? Pourquoi ne pas dire : « Boileau a souvent parlé de raison. C’est qu’il voulait qu’on fût raisonnable. » — C’est-à-dire ? — C’est-à-dire qu’on fût naturel. Et le naturel comporte des qualités très diverses selon les genres. Il consiste à être vrai, logique et touchant dans le drame ; à être vrai, logique et plaisant dans la comédie ; à être ému, et à tirer des larmes parce qu’on pleure dans les vers d’amour ; à n’être plus raisonnable du tout, au sens technique du mot, mais violemment ébranlé et exalté dans la poésie lyrique. Il consiste, dans tous les genres, à n’être ni guindé, ni prétentieux, ni emphatique, ni faiseur d’esprit, mais à être soi-même ; car chacun, pris en son air, est agréable, plus agréable au moins que dans l’air d’un autre. — Conseils de sagesse vulgaire, et sans profondeurs vertigineuses, oh ! d’accord ; mais très utiles en leur temps, où toute la littérature à la mode les méconnaissait, et bons encore à relire parfois, crainte de rechute ; mais à la condition qu’on y cherche ce qui est et « qu’on regarde les choses du côté qu’on nous les montre ». C’est ce désir de voir les choses de très près, mais au jour des bonnes lumières naturelles, qui m’a donné l’idée de cette étude, assez terre à terre, et qui ne cherche point le fin du fin, je le confesse. Mais c’est qu’il me semble qu’on court un gros risque à chercher midi à quatorze heures : c’est de le trouver.

Pour La Rochefoucauld §

M. J. Bourdeau a fait sur François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac, et contempteur du genre humain, un livre très agréable5, sans parti pris, sans déclamation, sans outrance, sage, fin et mesuré. M. de Sacy eût été content. La Rochefoucauld est bien là, avec ses fougues et ses étrangetés de jeunesse, ses chevauchées, ses équipées, ses colères, ses amours ultra-romanesques, ses mousquetaireries et ses mousquetades ; et puis son apaisement, ses amusettes d’homme d’esprit, d’où sort tranquillement un livre immortel ; et puis sa sérénité du déclin, même parmi les souffrances physiques et morales, sa liaison dernière, charmante, paisible comme une causerie au soleil d’automne, ayant, aussi, cette suprême douceur qu’il partit le premier et put… manum moriens detinuisse manu.

Tout, cela est joliment présenté, sans hâte et sans encombrement, avec l’insistance qu’il faut aux bons endroits, de façon très experte et très aimable. Le caractère de notre duc est, ce me semble, très bien vu. C’était un timide, vous savez, un timide hautain, qui déguisait sa timidité eu hauteur, ou dont la hauteur s’embarrassait et se redoublait de timidité ; mais c’était un timide. Son mot, très joli, sur la timidité s’applique à lui : « La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu’on en veut corriger. » — Et, en effet, elle est incorrigible. Elle l’était chez M. de La Rochefoucauld. On voulait qu’il fût de l’Académie. Il n’y aurait pas fait, je crois, trop mauvaise figure. La crainte du discours fit qu’il refusa, et la crainte d’avoir à confesser cette crainte fit qu’il donna de mauvaises raisons. Et l’on crut que c’était par hauteur qu’il se dérobait. Qu’est-ce que je disais ?

Les timides qui ont de l’esprit ont l’esprit de l’escalier. De là les Maximes. Les Maximes sont l’esprit de l’escalier de l’hôtel de Sablé. La Rochefoucauld venait là. Il causait peu ; car « on cause peu quand on ne parle pas de soi », et ni les timides ni les gens bien élevés ne parlent d’eux, d’où suit que La Rochefoucauld avait une bonne raison, qui était forte, et une mauvaise, qui était plus forte encore, pour ne parler guère. Donc il parlait peu. Mais l’escalier descendu, ce qu’il aurait pu dire lui venait tout de suite. Mais il écrivait, et envoyait à Mme de Sablé de petits billets qui étaient en apparence des épigrammes et en réalité des idées. C’étaient les Maximes. Quand il y en eut quelques centaines, on les imprima. « L’impression » ne fut pas « l’écueil ». Le succès fut immense. Il a l’air de durer encore.

M. J. Bourdeau est très juste pour les Maximes. Il ne les approuve pas, sans doute ; mais il ne manifeste aucune horreur à leur endroit. Il en montre la profondeur d’abord, et ensuite les applications salutaires. Il les excuse sur le temps où elles ont été écrites. « C’est l’esprit du temps, c’est le goût du temps. » Vous connaissez ces formules. Elles sont utiles ; c’est pour cela qu’elles ont beaucoup servi. Elles serviront encore. Et pourquoi non ?

C’est ainsi que M. Bourdeau, qui est très moderne, on le sait assez, explique la férocité de La Rochefoucauld (férocité tout intellectuelle) par la dureté de ce siècle qui connaissait peu la pitié. L’histoire de la pitié commence, ainsi qu’on sait, au dix-huitième siècle et bat son plein avec Schopenhauer et Tolstoï.

Rien de plus vrai. J’ai bien quelquefois certains doutes à cet égard, et il ne me semble pas que le siècle de saint Vincent de Paul soit absolument étranger au sentiment de la pitié ; mais on me répond par des textes de La Rochefoucauld, de Sévigné et de Spinoza, et je confesse mes torts. À la vérité, il y a aussi des textes de Bossuet, de Fénelon et de La Bruyère ; mais ils sont sans doute d’une moindre autorité. Passons là-dessus.

Pour cesser « d’élargir la question », revenons au duc. Pour lui, donc, M. Bourdeau plaide les circonstances atténuantes. J’aurais bien envie de plaider en son nom comme non coupable. Des âmes très délicates sont froissées par les Maximes et y trouvent, comme dit M. Bourdeau, quelque chose de « tragique ». Oserai-je dire que je les trouve presque constamment réconfortantes, douces et consolantes ? Ai-je une manière particulière de les lire, il se peut ; mais elles me mettent dans un état, non de tendresse, je l’avoue, mais d’indulgence très bénigne à l’égard de mes semblables. Et je m’étonne que si peu de lecteurs y puisent cette paix de l’esprit et de l’âme.

Il me semble qu’il n’y a qu’à lire. Lisons un peu. Feuilletons. En tout cas, feuilleter du La Rochefoucauld, ce n’est jamais une manière de perdre son temps.

« Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer chez les autres. » — Voyez comme ce bon duc se connaît bien, sait son faible et s’en confesse ingénument, et nous donne, comme à lui-même, une bonne leçon d’indulgence ! Sachez bien que, si vous voyez la paille du voisin, c’est que vous avez une poutre. Songez à la poutre. Y a-t-il rien de plus évangélique ? Oh ! la bonne parole !

« Nous promettons selon nos espérances et nous tenons selon nos craintes. » — Parole amère, s’écrie-t-on. Négation de la bonne foi parmi les hommes ! Mais pas du tout ! Appel à l’indulgence ! Cela veut dire : N’en veuillez point aux hommes de ne pas tenir leurs promesses. Pourquoi les tiendraient-ils ? Ils promettent de bonne foi, et ils sont plus de bonne foi encore à ne pas tenir, d’autant que le sentiment qui les pousse à ne pas tenir est plus fort que celui qui les pousse à promettre. Dès lors que leur reprocher ? Rien du tout. Est-ce pas une conclusion pleine de douceur ?

« Comme on n’est jamais en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut pas se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse. » — Est-il une parole plus délicatement indulgente, plus propre à entretenir la douceur dans les relations qui semblent le plus exclusives de toute douceur ? C’est exquis de bonté compatissante.

« On ne peut se consoler d’être trompé par ses ennemis et trahi par ses amis et l’on est souvent satisfait de l’être par soi-même. » — Je demande d’abord s’il y a rien de plus vrai, ensuite s’il y a rien qui insinue plus délicatement et plus fortement le pardon des injures. Comment ! vos ennemis vous trompent, comme il est naturel ; vos amis, en leur qualité d’amis, vont plus loin : ils vous trahissent. Mais vous vous trompez vous-même, et vous y prenez plaisir ! Et après cela, vous pouvez en vouloir à quelqu’un ! Quelle injustice ! Soyez, plus clairvoyant. Voyez, dans tout homme qui vous nuit un autre vous-même. Et c’est le moyen d’aimer tous les hommes.

« C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres que par l’estime de leur mérite ; et nous voulons nous attirer des louanges lorsqu’il semble que nous leur en donnons. » — Oh ! le bon conseil ! Car c’est un conseil. Cela ne veut pas dire : Ne louez pas ; quand vous louez, vous ne songez qu’à vous. Cela veut dire : Cet homme qui vous loue, songez qu’il quête un compliment. Il ne vous louerait pas sans cela. Donc ne vous rengorgez pas ; n’aspirez pas silencieusement l’encens avec une tête de bouddha. Payez immédiatement ; louez à votre tour. — Est-il rien qui soit plus de nature à entretenir les bons commerces parmi les hommes ?

Et c’est là l’explication de cette fameuse pensée si « cruelle » qu’on a tant reprochée à notre bon duc : « Les hommes ne vivraient pas longtemps s’ils n’étaient pas dupes les uns des autres. » — Précisément ! sachez vous tromper agréablement les uns les autres pour vous supporter. Louez-vous, complimentez-vous, accueillez-vous avec des « mines » avenantes. L’instinct social consiste à déguiser l’égoïsme naturel sous des apparences spécieuses, mais c’est de ses apparences que socialement nous vivons. Ne les négligez pas, ces apparences salutaires ; cultivez-les avec soin… Je ne vois rien de plus « humain » et de plus philanthropique que cette bonne parole.

Et que direz-vous de celle-ci ? « Le bien que nous avons reçu de quelqu’un veut que nous respections le mal qu’il nous fait. » — Je suppose que cette fois la bonté d’âme de La Rochefoucauld éclate pleinement. Il va presque trop loin. Il nous en demande trop. Il nous prescrit une vertu idéale. Il fait du Corneille. Ce n’est pas qu’il espère que nous puissions nous hausser à un tel sommet, mais il nous le conseille cependant. Il fait appel à des sentiments qui n’ont jamais existé, pour les faire naître. C’est un sermonnaire.

Tout à côté, je sais bien, on trouvera cette ligne un peu lâcheuse peut-être à première vue : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas. » — Mais remarquez bien qu’il y a façon de prendre la chose. À la bien prendre, c’est une « consolation ès calamités privées », comme on disait au seizième siècle. Cela veut dire : Quand vous tomberez dans l’infortune, ne vous désolez pas trop. Vous ne trouverez personne pour vous secourir ; c’est bien évident. Vous ne trouverez personne pour vous plaindre, c’est bien naturel. Mais songez que votre malheur est une source de jouissances pour vos frères, pour tous ceux, du moins, qui vous connaissent, pour vos obligés, pour vos parents, pour « vos meilleurs amis ». Il y a là une grande consolation, un réconfort, un plaisir, au sein des malheurs, très délicat. Sachez, le goûter. — Vraiment, c’est un chapitre de l’Imitation que cette ligne prétendue féroce. Je sais bien que cette consolation, ce réconfort, ce plaisir ne peuvent être savourés que par une âme très raffinée et très tendre ; mais c’est l’honneur de La Rochefoucauld de faire toujours appel à nos sentiments les plus nobles.

Du même ordre est cette belle pensée encore : « On ne trouve guère d’ingrats tant qu’on est en état de faire le bien. » — Oh ! que voilà qui est bien dit, naturellement, et aussi qui est consolant ! En vérité, cela signifie que La Rochefoucauld ne croit pas à l’ingratitude. L’homme est reconnaissant tant qu’il espère. Or il espère toujours. Si bas que vous soyez, il y a toujours quelqu’un, il y a toujours beaucoup de gens, même plus haut placés que vous n’êtes, qui ont quelque chose à tirer de vous. Donc il n’y a point d’ingrats. La Rochefoucauld, ici, va plutôt trop loin dans l’optimisme. Il exagère. Mais quelle douce et charmante vision du monde il se fait ainsi ! Il le voit tout bleu. Un Éden. Oh ! consolateur !

Et sachez bien que, sauf peut-être quelques boutades par-ci par-là, c’est sa tendance constante. Il a, sur les misères de l’amour, des mots exquis d’indulgence, de douceur à la souffrance, d’apaisement, des mots balsamiques. Il eût écrit Le Pardon, de M. Lemaître ; il eût écrit Fidèle, de Pierre Wolff : « On est quelquefois moins malheureux d’être trompé par ce qu’on aime que d’en être détrompé. » — Très vrai, et quelle douce philosophie ! Quelle femme, en lisant ceci, ne s’écriera : « J’aurais aimé cet homme-là ! » Il le méritait, Madame.

C’est bien singulier qu’on ait tant dit qu’il a rapporté tous les actes humains à des motifs bas. Mais, cent fois, c’est le contraire, exactement le contraire : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. » — Qu’est-ce à dire ? Que le coquin se fait hypocrite, non pas pour réussir plus sûrement (ce qui est la vérité vraie), mais par un secret désir d’honorer au moins par les apparences, par les observances, par une manière de « culte », à défaut de religion, l’autel qu’il a abandonné. Cela est faux ; mais quel motif relativement noble La Rochefoucauld va chercher là et inventer, et, de sa grâce, prêter à son hypocrite ! Est-ce pas curieux ? Est-ce pas la marque d’une bonne nature ? Je vous dis qu’il l’avait excellente.

Et ceci donc : « On est d’ordinaire plus médisant par vanité que par malice. » — Oh ! pour cette fois, Monsieur le duc, vous voulez un grand bien à la nature humaine. Vous la relevez de toutes vos forces. Ne pas vouloir qu’il y ait de la méchanceté dans la médisance, et, pour expliquer que la médisance existe, aller lui chercher une source dans la vanité, ce n’est pas seulement de l’ingéniosité, ce n’est pas seulement de la complaisance, c’est un parti pris d’indulgence, de bonne volonté et de philanthropie.

Et aussi bien, nous voilà au point. Je suis confondu qu’on n’ait pas remarqué ce parti pris philanthropique dans La Rochefoucauld, et non seulement dans une foule de pensées de La Rochefoucauld, mais dans l’idée essentielle de son livre, dans le principe central, dans le système du livre des Maximes. La Rochefoucauld ne croit pas à la méchanceté. Jamais il n’aurait dit, comme Mérimée : « Défaites-vous de votre optimisme, et sachez qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. » Jamais cette idée, pourtant si simple, ne lui est passée par la tête ; jamais cette observation, pourtant élémentaire, n’a été faite par ce grand, observateur. Il ne croit pas, il n’a jamais cru à la malveillance.

Tout ce que les gens comme vous et moi attribuent tout bonnement à la méchanceté humaine, il l’attribue exclusivement à l’égoïsme. L’homme, pour lui, ne fait jamais le mal pour le mal, il fait le mal pour son bien. L’homme n’est pas altruiste, sans doute, mais il n’est pas hétérophobe, non plus, pas le moins du monde. Il est égocentrique, tout simplement. La Rochefoucauld rapporte tout à l’intérêt personnel. Il critique, si l’homme recherche honneurs, puissance, fortune, c’est pour se les procurer, et non pas pour jouir du plaisir d’en priver les autres. Il croit que, si l’homme est dur pour l’homme, ce n’est pas par dureté ; perfide, ce n’est pas perfidie ; ingrat, ce n’est pas par ingratitude, et méchant, en un mot, ce n’est pas par méchanceté ; mais que tous ces vices ne sont que des formes de l’amour de soi et du désir de persévérer dans l’être. Voilà le penseur que l’on nous a effrontément dépeint comme un misanthrope ! Est-ce pas le comble de l’injustice ?

Plût à Dieu, certes, que les hommes ne fussent qu’égoïstes et que « l’intérêt fût le mobile de tout » ! Ils seraient charmants ! Ils seraient ambitieux, brutaux, despotiques, trompeurs, pipeurs, voleurs, assassins, toutes les fois qu’ils le pourraient pour « gaigner » sans trop de périls ; mais jamais ils ne feraient le mal gratuitement. Ils ne seraient ni taquins, ni malicieux, ni médisants quand ils n’auraient pas intérêt à l’être ; c’est-à-dire qu’ils ne le seraient presque jamais ; ni corrupteurs pour le plaisir de corrompre, ni insolents dans la fortune ; car cela ne sert à rien ; ni trompeurs pour le plaisir de jouer un bon tour ; ni despotiques pour le plaisir de faire sentir aux autres leur faiblesse, etc., etc. Ils ne seraient pas adorables, non, c’est évident ; mais ils seraient infiniment agréables, infiniment supérieurs à ce qu’ils sont. Ils feraient un monde qui serait presque habitable.

Eh bien ! ce monde, c’est précisément celui que M. le duc de La Rochefoucauld a vu sur cette terre. C’était un candide, ou, si vous voulez, c’était un moraliste qui avait pris le parti d’être candide et de fermer les yeux sur les imperfections humaines.

Entre lui et Vauvenargues, je vois, si vous voulez, quelques nuances ; mais je ne vois, je ne puis voir, en toute loyauté, que des nuances. Et si légères ! Non, c’est à peine si ce n’est pas la même chose. Une différence dans le ton ; rien de plus.

On se tue à nous crier qu’il a dit que toutes les vertus se perdent dans l’intérêt et y rentrent comme dans leur réservoir commun : « Toutes les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer. » Mais on ne veut pas voir que dans ce réservoir commun il engloutit aussi tous les vices. Si toutes les vertus sont pour lui des déguisements de l’égoïsme, tous les vices aussi en sont des formes. Dès lors, les vertus sont absentes de sa psychologie, d’accord ; mais les vices aussi en sont absents. Ils n’existent pas pour La Rochefoucauld. Ils sont, comme les vertus, des illusions que nous nous faisons dans nos observations sur nous-mêmes et surtout sur les autres. Les vices, une illusion ! Voilà l’idée essentielle de La Rochefoucauld ; et nous nous plaignons d’avoir été jugés sévèrement par lui ! Qu’est-ce qu’il nous faut donc ? C’est incroyable, nos exigences ! C’est ineffable à quel point nous voulons qu’on nous admire !

Et voyez les conséquences ! Si les vertus sont des déguisements de l’égoïsme, elles sont éternelles. Voilà qui est acquis ! Mais si les vices sont des formes de l’égoïsme, ils sont corrigibles ! Si l’homme n’est pas méchant parce qu’il est méchant, mais parce qu’il s’aime, à mesure qu’il comprendra mieux son intérêt, il sera moins méchant. Il deviendra tout à fait gentil. Les vices, s’ils se confondent avec l’intérêt, s’évanouiront un jour dans l’intérêt bien entendu. Et l’intérêt bien entendu d’une espèce qui est sociale étant l’intérêt commun, quand l’égoïsme sera éclairé, il disparaîtra. Donc, les vices, tels que les a compris la candeur ou la bienveillance de ce tendre La Rochefoucauld, sont destinés à se ruiner à mesure qu’ils prendront plus conscience d’eux-mêmes. À se bien comprendre ils s’anéantiront. Quelle vue splendide de l’avenir ! Le genre humain tel que le voyait La Rochefoucauld était délicieux ; dès qu’il le prévoyait, il est rayonnant.

Ce La Rochefoucauld n’a pas cessé d’être romanesque. Jeune, il faisait ses romans en action ; il se jetait dans la Fronde ; il bataillait, sans savoir trop pourquoi, du midi au nord ; il faisait le projet d’enlever la reine et Mlle de Hautefort et de les emporter en croupe dans les Pays-Bas ; vieux, il collaborait avec Mme de La Fayette à La Princesse de Clèves. Il y a du romanesque aussi dans son système psychologique.

Ce système est très flatteur pour nous. Il supprime d’un trait de plume tout ce qu’il y a en nous de franchement mauvais. Il nous peint comme de simples amoureux de nous-mêmes. Il n’aperçoit en nous que le pur égoïsme. Il ne veut voir en nous que des pleutres. M. le duc est un flatteur. C’est un optimiste un peu dédaigneux à la rencontre, mais un optimiste.

On n’a pas assez mis en lumière ce point de vue, qui est le vrai. M. Bourdeau lui-même ne l’a peut-être pas très vivement fait ressortir. Cela n’empêche pas son livre d’être fort intéressant. Il y a plusieurs manières de comprendre les choses. J’ai pris celle qui fait le plus d’honneur au bon cœur de La Rochefoucauld. En toutes choses je suis toujours dans le sens de la charité.

Sur l’Alexandrinisme §

M. Georges Lafaye : Catulle et ses modèles. — M. Auguste Couat : Essai sur Catulle. — La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées. — M. Franz Susemih : Geschichte der Griechischen Litteratur in der Alexandrinerzeit.

M. Georges Lafaye, par son excellent livre sur Catulle et ses modèles, — si précis, si bien informé et d’un tact littéraire si juste et si prudent, — a ramené l’attention sur cette question de l’alexandrinisme, qui, pour être purement littéraire, n’en est pas moins intéressante à tous ceux qui pensent, avec quelque raison, que les études littéraires sont des enquêtes psychologiques, et qu’un état d’esprit littéraire révèle une tournure de caractère et un ensemble de penchants, d’inclinations morales.

Non point du tout que nous soyons sur le point de tomber dans le lieu commun trop complaisamment accepté naguère qui assurait que « la littérature est l’expression de la société », sorte de préjugé qui a fait son temps, ce qui ne serait pas une suffisante raison de le rejeter, mais qui, surtout, à un peu de vérité, mêle une part si considérable d’hypothèse qu’il doit être laissé à l’écart avec un soin extrême. Non, quoiqu’il soit bien certain que la littérature n’est pas, ne peut pas être séparée de la « société », c’est-à-dire du monde où elle vil, par un abîme naturel ou artificiellement creusé, il est bien vrai aussi et plus vrai encore qu’elle vit surtout de sa propre vie, comme aussi bien la philosophie, comme aussi bien, sinon la morale dans l’acception générale de ce mot, du moins l’éthique, comme aussi bien l’art, comme aussi bien tous les grands rêves de beauté ou de vérité que l’on dit que l’humanité poursuit éternellement, quand on devrait dire qu’au sein de l’humanité une petite élite poursuit et partiellement réalise chacune le sien.

La littérature, pour nous en tenir à celle-ci, est un petit monde qui n’est pas fermé, sans doute, et qui perdrait à l’être, mais qui perdrait beaucoup plus encore, à ce point qu’il cesserait d’exister, s’il se bornait à être l’expression de la société, c’est à savoir, probablement, l’écho de toutes les banalités qu’échangent les hommes assemblés, et le reflet des pauvres pensées que les hommes dans leurs rapports entre eux laissent s’échapper de leurs cerveaux. La littérature n’est l’expression de la société que dans les parties de la littérature, si je ne dis pas les plus basses, du moins je dirai les plus communes et qui sont celles auxquelles elle tient le moins, et seulement par cette raison que, bon gré mal gré que nous en ayons, nous tenons toujours quelque chose de l’air du temps, de nos entours, de notre habitat et de notre berceau. Mais les parties élevées de la littérature d’un temps sont bien plutôt le résultat de l’effort qu’elle fait pour se démêler et se développer de ce temps même, que l’effet d’une soumission servile, aussi peu artistique que possible, qu’elle garderait soigneusement à l’égard de ce qui l’entoure.

Et donc, de quoi vit surtout la littérature ? De la pensée personnelle de chaque auteur, d’abord, et de la pensée collective des différents auteurs d’un même temps, et de la pensée collective d’un certain nombre d’auteurs de différents temps. D’où il suit qu’elle vit d’elle-même, actuellement et successivement, à chaque moment de la durée et aussi dans le prolongement plus ou moins grand qu’elle sait établir et soutenir à son profit à travers les siècles écoulés. Elle vit comme une petite société au milieu de la grande, avec ses forces propres et avec ses traditions, comme une corporation très ouverte et très libre, mais qui n’emprunte ni ses inventions, ni ses procédés, ni même toute sa matière, et il s’en faut, à la société qui l’entoure, et qui se suffit presque, aidée de ses dotations et héritages, et qui, certainement, donne plus au monde qu’elle ne reçoit de lui.

Si donc nous parlons d’études morales à propos d’alexandrinisme, ce n’est point qu’alexandrinisme, ou même lamartinisme, ou même classicisme révèle au moment où il apparaît dans un peuple un état national particulier, et cela nous ne le croyons pas, et regrettons de ne le croire point, tant il serait agréable à démontrer, relativement facile à développer, et amusant à mettre en lumière. Mais s’il ne donne pas, à notre avis, de clartés sur l’histoire générale, l’alexandrinisme en donne de grandes et précieuses sur l’état d’esprit, à un moment donné, de cette petite société qui s’appelle la « Littérature », dont les citoyens sont toujours fort intéressants à bien connaître, ne fût-ce que parce que c’est eux qui sont nos premiers maîtres et nous donnent ces premières leçons dont la vie ne réussit pas toujours à nous détacher. Étudions donc un peu l’alexandrinisme, c’est-à-dire une des tournures d’esprit dont sont coutumiers les naturels de ce pays-là.

L’alexandrinisme n’est pas un genre, c’est un état d’esprit, c’est, à ce qu’il me semble, la tendance à un repos relatif après une période d’agitation. On pourrait appeler les périodes littéraires où l’alexandrinisme règne, les moments de repos de la littérature personnelle, en prenant littérature personnelle dans un sens un peu plus large que celui où nous l’employons habituellement. Homère, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Euripide, Pindare écrivent ou chantent leurs admirables poèmes. Certes, ils ne sont point personnels dans le sens que nous donnons à ce mot. Rien n’est plus étranger même à la littérature antique, surtout grecque, que le goût d’être très apparemment soi-même, de se distinguer formellement par une invention ou une nouveauté dans l’allure et la démarche. Tout au contraire, ces artistes semblent avoir aimé à suivre la voie tracée, à se conformer aux habitudes prises par l’art qu’ils cultivaient, et rien n’est plus traditionnel et lentement évolutif que l’art littéraire grec. Cependant, ceux que j’ai nommés sont personnels en ce sens qu’ils suivent, mais n’imitent point, n’étudient pas des « modèles » pour s’en inspirer. Ils sont traditionnels, mais ne sont pas scolaires. Ils prennent l’art au point où l’a laissé le prédécesseur, mais ne semblent pas compulser le prédécesseur, immédiat ou éloigné, pour lui dérober ses secrets. Ils acceptent docilement les lois générales, et même assez particulières de l’art, mais non point le patronage et la discipline des artistes qui les ont précédés, et, d’un mot, ils sont héritiers, non imitateurs. Voilà dans quel sens j’entendais littérature personnelle tout à l’heure.

Cette littérature finit par se fatiguer, sinon s’épuiser. Alors, et ceci se place trois cents ans au moins environ avant Jésus-Christ, viennent des gens, qui certes, et M. Lafaye l’a très bien remarqué et non moins bien dit, se piquent très précisément d’être « modernes » et de créer une littérature toute nouvelle ; mais en procédant par l’étude scrupuleuse, diligente, cette fois, et détaillée et minutieuse, des grands portes des siècles passés, de sorte qu’ils sont, relativement à ceux dont nous parlions tout à l’heure, moins traditionnels et plus imitateurs. Moins traditionnels, car ils ne prennent point l’art au point où il se trouve chez leurs prédécesseurs immédiats ; mais ils interrogent l’art ancien tout entier, d’où il suit, que ce qu’ils feront pourra être extrêmement durèrent de ce qui les précède immédiatement, et c’est en elle ce qui est arrivé ; — plus imitateurs ; car ce soin minutieux, que n’avaient pas les classiques, d’étudier savamment les grandes œuvres autorisées, amènera certainement notre nouvelle école à vivre pour ainsi parler de reflets, de réverbérations, d’airs empruntés et de physionomies apprises. Les hommes dont nous parlons, ce sont les alexandrins.

Ce sont gens infiniment lettrés et très artistes ; mais qui sont avant tout des savants. Ils ne croient pas qu’il soit très nécessaire de penser par soi-même quand tant d’hommes de génie ont si bien pensé, et, depuis si longtemps qu’il y a des hommes et qui pensent, ils estiment qu’il suffit de penser à nouveau, par une sorte de méditation sur les textes, ce qui a été si bien pensé autrefois. C’est le relâche de la littérature personnelle. C’est une halte, qui, sans doute, est utile, où la littérature fait le compte de ses richesses et ne met son soin et son art qu’à les placer dans un plus bel ordre, ou simplement dans un ordre nouveau. Cet ordre nouveau est exception encore, étant choix d’abord, disposition ensuite, expression enfin. L’application qu’on met à le réaliser est même un merveilleux exercice pour l’esprit humain et infiniment salutaire. Mais enfin c’est un relâche. L’originalité, si l’on veut, se déplace pour se délasser. Elle était au fond, elle se réduit à se jouer à la surface : elle créait, elle arrange ; elle produisait, elle perfectionne, ou croit perfectionner. Art très amusant du reste, et j’irai jusqu’à dire plus instructif que l’autre, formant matière plus riche d’enseignement littéraire. Car en présence d’un auteur alexandrin, il faut étudier d’abord lui, et puis tous ceux, autant qu’on le peut ; qu’il a étudiés lui-même, et enfin les rapports et les différences entre eux et lui, et les poètes de ce genre obligent, pour être connus, à connaître tous ceux qu’ils ont eux-mêmes connus et pratiqués. Et c’est ainsi que les auteurs originaux se placent tout naturellement dans ce que nous appelons l’enseignement secondaire, à commencer par Homère, et les auteurs alexandrins tout naturellement aussi dans l’enseignement supérieur.

À un autre égard aussi ils sont essentiels. Non seulement les récapitulations sont utiles en choses d’art pour que le trésor ancien ne tombe pas en oubli et en une sorte de mépris nonchalant, mais les retours, les régressions le sont aussi pour que le sens du primitif ne se perde point. Il est utile qu’il existe (les préraphaélites pour mieux comprendre Raphaël. Les alexandrins sont les préraphaélites de la littérature. Il est assez probable, quoique je n’en sache rien, mais je le gagerais, qu’à l’époque alexandrine, Euripide, dont on sait que la gloire fut immense et le prestige universellement victorieux, avait un peu fait perdre de vue Eschyle, Hésiode et peut-être Homère lui-même. Il était très bon que les alexandrins revinssent en arrière pour remettre en honneur, et ce ne serait rien, pour remettre, pour ainsi parler, en actualité et en activité littéraire, en influence à son tour fécondante et rénovatrice, les premiers maîtres de l’art.

Pour leur donner leur vrai nom, les alexandrins de tous les temps sont des critiques qui ont un peu de génie créateur et des historiens littéraires qui sont en même temps des artistes. Ils sont excellents, à ce titre, pour faire revivre le passé et y ramener les esprits, non en simples curieux, et c’est une chose froide classez stérile que la curiosité, mais en admirateurs passionnés et dévoués, ce qui est tout autre chose et infiniment précieuse. Quand Victor Hugo écrit ses Eviradnus et ses Aymerillot, il fait œuvre d’alexandrin ; il est un homme, peu savant par lui-même à la vérité, mais séduit et excité par les travaux scientifiques qui ont été faits récemment sur le moyen âge, et y ajoutant son génie, renouvelant l’art des anciens trouvères, faisant leur œuvre dans l’esprit où ils l’ont faite, et avec la perfection de forme qu’ils auraient dû y mettre ; il rend d’un seul coup un plus grand service aux études d’art médiéval que tous les experts et savants professionnels qui en ont écrit. — Et voyez comme, dans cet exemple récent, partant plus clair et plus facile à saisir, l’art et la science concourent sans se concerter, et se donnent mutuellement appui et secours. Une partie considérable de l’art romantique (nonobstant le caractère de littérature éminemment personnelle que le romantisme a eu et gardé longtemps), une partie considérable de l’art romantique a eu la marque alexandrine. Les romantiques se sont dès l’abord épris du moyen âge, sous l’influence, extraordinaire à cette époque, de Walter Scott et de Macpherson. Mais leur moyen âge était un, moyen âge très conventionnel, très vague, très superficiel et très frivole, un moyen âge de romance. Seulement ils en ont donné le goût ; c’est d’eux qu’est parti le mouvement scientifique si considérable qui a eu le moyen âge pour objet, et, en retour, les études sur le moyen âge une fois faites et poussées assez loin, voilà, vers 1830, que ces travaux et investigations ramènent Victor Hugo et quelques autres au moyen âge encore, mais à un moyen âge mieux connu, vu plus précisément et plus près des textes. Ceci est exactement de l’alexandrinisme : le concours et le concert de savants et d’artistes, tantôt savants et artistes se donnant la main et se passant leurs notes, tantôt savants et artistes se confondant dans le même homme, le tout en vue de réconcilier, de faire revivre et d’illustrer une partie importante, oubliée ou méconnue ou négligée ou qui menace de l’être, de l’histoire de l’art.

Voilà, en ses traits généraux, ce qu’est l’alexandrinisme. Cet état d’esprit, ce repos de la littérature personnelle, il reparaît en différents temps, toutes les fois, ou que la littérature personnelle est un peu lasse, d’un certain surmenage et d’une certaine surproduction, ou que la littérature personnelle n’a pas encore la force de naître. Les Romains ont commencé et ont fini par être alexandrins. Ils l’ont été, d’une façon élémentaire, pour ainsi parler, en commençant ; ils se sont à peu près bornés à reproduire les chefs-d’œuvre grecs qu’ils admiraient, ou à les imiter de très près avec une prudence timide, qu’ils n’avaient qu’en littérature et qui ne sentait point du tout le conquérant. Et de même, à la fin de leur histoire littéraire, et aussi de leur histoire politique, ils sont revenus à la littérature d’imitation, mais à la littérature d’imitation s’appliquant aux œuvres romaines elles-mêmes, alexandrins en ceci comme l’avaient été les alexandrins d’Alexandrie, faisant porter leur effort d’imitation et de rénovation sur les œuvres de leur nation même et de leur race. Entre ces deux époques, entre ce commencement et cette fin analogues, se place le beau temps de la littérature romaine, qui n’a jamais été complètement originale, mais qui a été imitatrice d’une certaine façon toute particulière, raison pour quoi c’est dans une autre partie de cette étude que nous aurons à la considérer.

Alexandrins encore ces Cicéroniens de la Renaissance qui, non seulement n’admettent que l’art antique, mais croient encore que c’est sous la forme même sous laquelle il s’est manifesté autrefois, et dans la langue qu’il a parlée, qu’il convient de le présentera nouveau au monde. Prose latine et de la meilleure époque, vers latins et du meilleur coin, voilà ce qu’il faut retrouver, et voilà ce qu’il faut élaborer avec une curiosité diligente pour enchanter et pour fortifier les esprits.

Pour ce qui est de la prose latine, ils avaient, à la vérité, une autre raison, et, alléguant cette raison, ils avaient raison. Parler latin et maintenir cette coutume, c’était tout simplement maintenir la langue universelle, au lieu d’en chercher une. Qui parlait ou écrivait en latin était entendu de toute l’Europe. C’est quelque chose que cela, et il est plus court d’apprendre une langue ancienne, utile du reste par elle-même et qui permet de lire des chefs-d’œuvre, que d’apprendre huit langues modernes pour pouvoir être au courant du mouvement scientifique, historique et philosophique d’un pays grand comme la main, qui s’appelle l’Europe. Sachons bien qu’à cet égard nous avons fait un pas en arrière. Les ouvrages d’art ne doivent être écrits que dans la langue maternelle de l’artiste qui les écrit ; c’est dans cette langue seule que son génie est à l’aise et reste personnel ; mais tous les ouvrages scientifiques et même les ouvrages qui ne contiennent que des idées devraient toujours être écrits en une langue universelle, et cette langue universelle, il est inutile de la chercher, de la créer : nous l’avons, et c’est le latin. Il est excellent, et pour cause, que l’Histoire de Michelet soit écrite en français ; mais quel avantage y a-t-il à ce que l’Histoire d’Henri Martin soit écrite à peu près en notre langue ? Et quel avantage n’y aurait-il pas au contraire à ce qu’elle fût écrite en une langue commune qui permettrait qu’on la lût sans peine, aussitôt qu’elle aurait paru, dans toutes les écoles du monde ? Écrire en sa langue maternelle devrait être le signe qu’on prétend faire œuvre d’art, ne devrait être accordé qu’à ceux qui font œuvre d’art en effet, et devrait être tourné à la confusion de ceux qui, écrivant ainsi, auraient affiché l’ambition d’être tenus pour artistes, alors qu’ils ne le seraient point.

Mais ce n’était pas de cette manière que l’entendaient nos Cicéroniens. C’était précisément l’ouvrage d’art qu’ils prétendaient qui devait être écrit en latin, c’était le discours sur des points de morale, c’était la lettre méditée et laborieuse sur un sujet littéraire ou philosophique, c’était la matière poétique industrieusement disposée envers latins. Voilà qui était proprement l’alexandrinisme et poussé à un degré de raffinement que n’avaient guère connu les anciens ; car ce n’est que par caprice et assez rarement que les Romains se sont avisés de faire des vers grecs. On peut dire, et c’est une chose en effet que Renan a dite souvent sous une autre forme, que l’enseignement littéraire dans les collèges du xviie et du xviiie siècle a été une application assez curieuse de l’alexandrinisme. Discours latins et vers latins étaient des exercices éminemment alexandrins, surtout parce tour ingénieux et bien significatif qui consistait à mettre en discours latin et en vers latins de préférence des choses contemporaines. C’est là le point, et le trait caractéristique. Ainsi faisaient très souvent les alexandrins d’Alexandrie, appelant à leur aide toutes les ressources de l’art antique et de la mythologie, à laquelle ils ne croyaient pas, pour placer dans le ciel la chevelure d’une reine d’Égypte leur contemporaine. C’étaient donc de vrais alexandrins que nos bons professeurs, jésuites ou autres, du xviie siècle. Seulement, remarquez-le bien, c’était à des enfants qu’ils s’adressaient, c’étaient des enfants qu’ils conviaient à cet art très artificiel, et, réduit à cet emploi, l’alexandrinisme est une chose excellente, et ne l’employant qu’à cet effet, les maîtres d’école du xviie siècle avaient pleinement raison. C’est précisément parce qu’écrire une œuvre d’art en sa langue maternelle suppose du talent et n’est excusable que si l’on en a, qu’il est naturel et qu’il est salutaire de n’exercer les enfants aux choses du style que dans une langue qui n’est pas la leur. Quelque paradoxal que cela paraisse, cela est vrai. Une classe où l’on ferait faire aux enfants des vers français serait parfaitement ridicule et parfaitement dangereuse, parce qu’elle semblerait être et serait en effet une préparation à la vie littéraire, un Conservatoire de poètes français, et ce n’est pas sans doute le but pour lequel est institué l’enseignement secondaire national ; tandis que discours latins, vers latins, narrations anglaises ou vers italiens ne sont évidemment que des exercices, ne sont pris que pour cela par les jeunes gens que l’on appelle à les faire, ne leur donnent aucune tentation périlleuse, ne les font pas croire à une vocation précoce, et ne les entretiennent pas dans des illusions souvent funestes. L’alexandrinisme scolaire du xviie, du xviiie siècle et de la première moitié du xixe était la chose la plus innocente et même la plus judicieuse du monde. Je serais tenté de dire qu’il est la forme sous laquelle l’alexandrinisme doit se conserver parmi les nations. Le musée d’Alexandrie a été dispersé : il doit y en avoir, il faut qu’il y en ait une pierre à la base de tous les établissements scolaires du monde moderne.

***

L’alexandrinisme c’est comme le premier degré de l’humanisme. L’humanisme est déjà autre chose. Tout humaniste est alexandrin, plus certaines tendances et penchants propres ; c’est un alexandrin développé et complété. Le propre de l’humaniste, c’est non seulement la passion de l’art antique, la curiosité d’antiquaire et d’érudit, mais encore une faculté de se faire ancien soi-même, de vivre réellement avec les sentiments, les préjugés, les tendances, les passions même des temps que l’on a étudiés jusqu’à s’en pénétrer et imprégner jusqu’au fond. C’est une sorte d’atavisme artificiel. Il n’est jamais complet, dira-t-on. Complet ? Non sans doute ; mais il va très loin. Mettons ensemble, comme nous le pouvons légitimement, car les choses ne sont assez souvent disposées ainsi, l’hérédité, l’éducation et les habitudes de toute une vie : de telles forces continues peuvent très bien transporter un homme, et plusieurs, d’un temps dans un autre, et faire que, Français du xvie siècle, ils vivent beaucoup plus de vie grecque ou latine que de la vie de leur temps. C’est après tout l’histoire de tous les gens qui lisent passionnément, et de don Quichotte dans son grenier, et de la grisette romanesque habituée des cabinets de lecture. Ainsi l’humaniste vit de la vie antique, et promène parmi les hommes des temps modernes un contemporain de Périclès.

On voit bien ici la différence, qu’il ne faudrait pas exagérer du reste, réelle pourtant, entre celui-ci et l’alexandrin. L’alexandrin, je le faisais remarquer tout à l’heure, et M. Lafaye, à propos des alexandrins d’Alexandrie, l’a noté avec beaucoup de finesse et y a insisté, l’alexandrin tient essentiellement à être moderne ; il étudie l’art antique pour le faire servir à l’expression d’idées nouvelles, ou du moins de sujets nouveaux. « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques », formule inventée du reste par un véritable alexandrin moderne, est tout à fait une maxime alexandrine et pourrait servir de devise commune à tous les alexandrins. L’humaniste, lui, ne tient pas du tout à être moderne : il vit dans l’antique, y séjourne, y demeure et s’y plaît, ne se plaît que là. Sa devise à lui serait plutôt : « Art et guides, tout est dans les Champs Élysées », ce qui a été dit du reste par un homme qui n’y croyait qu’à moitié, et Dieu merci. L’humaniste est essentiellement misonéiste, comme on dit de nos jours, et l’innovation n’est point du tout son fait ; elle lui semble un acte d’irrévérence et d’audace très singulier, et inutile, et, au sens propre du mot, elle le dépayse.

Cela ne va point sans grandes conséquences, même en dehors et très loin du domaine littéraire. Julien l’Apostat est le plus grand humaniste de l’antiquité. Son horreur du christianisme lui venait de ce qu’il savait trop bien le grec et peut-être même trop bien le latin. Il est le modèle même de tous ceux, et ils sont plus nombreux qu’on ne croit, que l’amour de la forme entraîne à l’amour du fond dont cette forme a été l’expression. Julien l’Apostat aimait les dieux homériques à cause d’Homère, et du reste était le meilleur républicain de son empire à cause d’Ennius et de Catulle. On se rappelle bien l’aventure de Michelet. Michelet, dans les premiers livres de son Histoire, par grande admiration de l’architecture gothique, s’était montré très favorable au moyen âge. Tout à coup il frémit ; il s’aperçut qu’il avait fait acte de réactionnaire. Comment avait-il pu tomber dans une si horrible erreur ? Et de se rétracter, et d’expliquer, et de se perdre un peu dans ses explications, et de se mettre en colère comme il arrive quand on s’embrouille, et de devenir très éloquent comme il arrive quand on est en colère ; ce qui tendrait à prouver qu’un certain trouble dans les idées est une des sources de l’éloquence. Mais comment avait-il pu donner dans une si affreuse hérésie ? Comment ? Humanisme, ce sont de tes pièges ! Par humanisme, par admiration de l’art d’un certain temps, il s’était laissé aller à être admirateur, et presque partisan, et quasi fauteur de ce temps lui-même.

Humanistes, ils l’étaient encore ces beaux esprits de la fin du xviie siècle qui de très bonne foi ont cru quelque temps qu’on pouvait et qu’on devait donner à la France les mœurs de Sparte, ou plutôt, ce qui est très significatif de l’état d’esprit en question, les mœurs à la fois de Sparte, d’Athènes et de Rome ; en un mot, — qui est juste quoique ridicule, — des mœurs classiques. Cette conception, un peu divertissante, était née d’une passion, innocente en son principe, pour le Conciones. — Qu’on ne fasse pas cette objection : « Les humanistes sont donc à la fois misonéistes et révolutionnaires ? » Il n’y a pas incompatibilité ni antinomie en cela. Les révolutionnaires ne sont pas conservateurs, mais ils sont presque toujours réactionnaires. La confusion entre conservateur et réactionnaire est un des préjugés de la langue. Le conservateur est l’homme qui est à peu près content du présent, le réactionnaire est l’homme qui en est mécontent et qui veut retourner en arrière ; et, quand il veut retourner très loin en arrière, il est un révolutionnaire radical. Et réciproquement le révolutionnaire, très souvent, est un homme qui, rêvant une société totalement différente de celle où il vit, en trouve le modèle dans une société qui a existé très anciennement et dont il caresse amoureusement le souvenir, mêlé, du reste, d’une foule d’imaginations qui l’embellissent encore. Et tels étaient, pour une bonne part de leurs conceptions, de leurs rêves et de leurs espérances, les révolutionnaires parfaitement rétrogrades de 1788. Songez que nos socialistes, même ceux d’aujourd’hui, ne sont pas sans entretenir leur pensée de la République de Platon, voilà pour la théorie, et des mesures constitutionnelles de Cléomène, voilà pour les faits.

Pour en revenir au point de vue purement littéraire, l’humaniste est donc un archéologue devenu un archéomane. Il a l’esprit antique en lui. Et cette disposition s’accuse à mesure que l’antiquité fuit davantage derrière nous, le respect étant plus grand de loin, et aussi l’amour, du moins en choses littéraires. L’alexandrin d’Alexandrie est alexandrin dans le sens que j’ai donné à ce mot, il est peu humaniste au sens où je viens de prendre ce terme ; il est, je l’ai dit, et il veut être très moderne. Le Latin amoureux des Grecs est déjà beaucoup plus humaniste. Catulle, quoique trop large, trop complexe, et trop grand pour être ramené à ces étroites limites, est humaniste, beaucoup plus que Callimaque, et Properce est presque humaniste exclusivement ; c’est un Grec qui se promène dans Rome, que du reste il admire, mais la patrie de son cœur est de l’autre côté de l’Adriatique. Et quand nous arrivons à la Renaissance, l’humanisme est tellement une passion qu’il en devient inquiétant. Sait-on bien que Ronsard, le bon catholique Ronsard, en vient quelque part à regretter de n’être point païen ?

Certes, si je n’avais une certaine foi,
Que Dieu par son esprit de grâce a mis en moi,
Voyant la chrétienté n’être plus que risée,
J’aurais houle d’avoir la tête baptisée.
Je me repentirais d’avoir été chrétien…

Voilà Julien l’Apostat qui renaît sous une forme très inattendue…

Et comme les premiers je deviendrais payen.
La nuit, j’adorerais les rayons de la lune,
Au malin, le soleil, la lumière commune,
L’œil du monde ; et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du soleil sont ses yeux radieux
Qui donnent vie à tous, nous conservent et gardent,
Et les faits des humains en ce monde regardent.
………………………………………………………………
J’adorerais Cérès qui les blés nous apporte
Et Bacchus qui le cœur des hommes réconforte,
Neptune le séjour des vents et des vaisseaux.
Les faunes et les Pans et les Nymphes des eaux.
Et la terre hôpital de toute créature,
Et ces dieux que l’on fait ministres de nature.

C’est proprement ici le rêve de l’humaniste, et il est assez curieux de le rapprocher de quelques fantaisies tout du même genre citez nos poètes modernes, par exemple de la Vie harmonieuse de notre aimable, quelquefois puissant poète, Emmanuel des Essarts :

Jadis, j’aurais vécu dans les cités antiques
Svelte comme un héros, libre comme, un vainqueur,
Et tous mes jours, pareils aux Visions plastiques,
Se seraient déroulés noblement, comme un chœur.
…………………………………………………………………
Là j’aurais contemplé l’avenir et la vie
Sur le blanc piédestal de la sérénité,
Sans effort surhumain, sans excessive envie,
Heureux d’un idéal visible et limité.
Et j’aurais promené sur la nature entière
Les regards assurés et calmes d’un payen,
Qui sent des âmes sœurs frémir dans la matière,
Ne se sent jamais seul et sait que tout est bien ;
Et qui, dans les frissons mystérieux du monde,
Dans toutes les clartés du ciel mélodieux,
Dans les tressaillements de la terre et de l’onde
Adore autour de lui tout un peuple de dieux.
Oh ! la vie élégante, amoureuse et facile
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Mais l’homme qui a sans doute le plus entièrement réalisé le rêve de l’humaniste, c’est Joachim du Bellay. Il fut amoureux à Rome d’une Romaine qui s’appelait Colomba, et il la chanta à Rome en vers latins, en distiques élégiaques, et en vers hendécasyllabes. Voilà qui est complet. « L’histoire romaine à Rome », disait J.-J. Ampère. L’amour romain, à Rome, en vers latins, c’est l’humanisme vécu, c’est l’atavisme amené par les circonstances à son plein effet, c’est l’illusion chère à l’humanisme portée à son dernier point de perfection, jusqu’à une manière d’hallucination charmante. Joachim dut se prendre lui-même pour Catulle. Il est vrai qu’au même temps la Rome moderne ne lui plaisait guère et lui faisait regretter son Paris et son Anjou. L’humanisme est toujours troublé par quelque chose, à savoir par la réalité qu’on aime et par la réalité qu’on n’aime point. Le réel reprend toujours ses droits et sa revanche. On ne le supprime jamais tout à fait, quelque désir qu’on en puisse avoir. Du Bellay, en son humanisme presque réalisé, n’en dut pas moins avoir « quelques minutes supérieures ». L’humanisme a en quelque sorte trois phases successives par lesquelles passent à peu près tous ceux qui entrent une fois dans son domaine, et c’est l’admiration, puis l’imitation, puis l’émulation. On commence par admirer les grands modèles que l’on s’est mis sons les yeux. L’admiration a quelque chose en elle de respectueux qui tient toujours un peu loin de l’objet, si bien, du reste, qu’on le connaisse. Elle n’est point passive, mais elle est discrète. Elle jette dans une certaine émotion un peu tremblante. Certains humanistes ne dépassent point cette première phase, et ce sont, du reste, peut-être les plus heureux. La plupart se familiarisent et osent au moins traduire, ce qui est la plus grande audace, encore que passant pour de la modestie. La plupart encore vont jusqu’à imiter, adapter, accommoder, et ici se placent toutes les formes, qui sont innombrables, de la contrefaçon littéraire, depuis le plagiat jusqu’à « l’imitation originale ». Imitateurs, les humanistes qui dépassent la phase de simple admiration le sont tous avec des différences Infinies dans le degré. Tous les Latins le sont, depuis celui d’entre eux qui pense le plus, c’est-à-dire Lucrèce, jusqu’à celui qui pense le moins, c’est-à-dire, si l’on veut, Silius Italicus, ou, si on le préfère, un autre ; car on a le choix. Peut-être faudrait-il faire une exception pour le seul Lucain, qui, fond et forme, a bien prétendu faire quelque chose de complètement nouveau. Quand Horace s’écrie : O imitatores servum pecus, comment se fait-il qu’il ne s’aperçoive point qu’il s’indigne contre toute sa race et à commencer par lui-même ? Il est très probable que par imitateurs il n’entend que ceux qui, Latins, imitent les Latins. Le Latin qui imite les Grecs procède si bien comme ont procédé tous les Latins depuis Ennius qu’il semble être dans son office propre et faire ce qu’il serait étrange qu’on ne fît pas, et ce qu’il est impossible qu’on ne fasse point.

L’imitation des modèles a du reste de tels charmes qu’il est tout naturel qu’on s’y abandonne et qu’on s’y attarde. Elle est instinctive dans ce qu’on appelle de nos jours un « tempérament artiste », et il ne s’en faut pas de tant qu’elle en soit la marque. On crie sur tous les tons : « La nature ! » et « le naturel ! » Voilà qui est bien ; mais la nature après tout, c’est le réel quotidien, c’est la rue, c’est la taberna ou la boutique, c’est la fornix ou le cabaret, c’est l’atrium, le triclinium ou le salon, et tout ce qui se pense et se dit en tous ces lieux-là. Il n’est pas si étonnant qu’on ne prenne pas tant de plaisir à toutes ces choses. C’est la nature pourtant, et c’est le naturel. Il faut donc être un peu vulgaire pour aimer passionnément la nature. Le paradoxe maladif de Baudelaire qui tenait le naturel en horreur, et dont la poétique avait pour premier principe qu’il ne faut aimer que l’artificiel, ne laisse pas de pouvoir se soutenir, et n’est que l’outrance et l’exagération préméditée d’une idée à demi juste. L’artiste est donc naturellement porté à aller vers une nature et vers un naturel sur lequel l’art a passé déjà, qui est déjà mêlé d’art, où la pensée d’une élite a déjà laissé sa marque. Cette nature ainsi élaborée déjà et ainsi déjà purifiée, qu’est-elle bien, que peut-elle être sinon les ouvrages des grands poètes qui nous ont précédés ? « Eh ! oui, j’aime les paysans, dirait Virgile, et je les connais de mes yeux ; mais encore je les aime surtout dans Théocrite. C’est ainsi remaniés qu’ils sont dignes d’un consul, et vous savez que je veux dire par là dignes de moi. » Rien donc n’est plus artistique que l’imitation, et vous verrez, si vous rassemblez un peu vos souvenirs littéraires, que les « naturels » et les réalistes, j’entends sans mélange, ont toujours été gens qui n’avaient que très peu d’études littéraires, ou point du tout, doués du reste de génie naturel ; et ce n’est point parce qu’ils n’avaient point d’études littéraires qu’ils furent réalistes, mais parce qu’ils avaient le goût et la tournure d’esprit réaliste qu’ils eurent peu de penchant aux études littéraires. C’est un certain degré de sens artistique qui leur manquait.

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Nous avons dit : 1º admiration, 2º traduction et imitation. Il y a une troisième phase où l’humaniste arrive presque toujours, et que j’appelle émulation. Le respect est profond dans l’admiration silencieuse, grand encore dans l’office de traducteur, persistant, quoique déjà un peu familiarisé, dans l’imitation. Il s’atténue par l’accoutumance, sans cesser d’exister, sans disparaître. On s’enhardit. Ces modèles, si on essayait de rivaliser avec eux, sans espérance d’y parvenir, mais en cherchant l’honneur de l’avoir, entrepris ? C’est l’émulation. Ce sont les audaces, ce sont les licences, c’est le libertinage de l’humaniste. Elle consiste, non pas sur des sujets différents, ou analogues seulement, à essayer d’être aussi parfait que les modèles que l’on adore ; ceci est autre chose, que nous verrons plus tard ; mais sur les mêmes sujets, et tout en imitant, à substituer aux « beautés » du modèle des « beautés » que l’on tire de son propre fonds, ou, aux traits jugés admirables du modèle à en ajouter d’autres, que notre imagination nous fournit.

C’est un entraînement fatal et un jeu assez dangereux. M. Lafaye nous en donne quelques exemples fort agréables et parfois divertissants. Sapho écrit ces vers, dont Racine se souviendra très bien quand il écrira le rôle de Phèdre : « Quand je le vis franchissant d’un pied léger la porte, je devins plus froide que la neige, tandis que de mon front dégouttait la sueur, abondante comme la rosée du matin ; mes lèvres immobiles se refusaient aux paroles. » Théocrite reproduit en d’autres termes ces beaux cris ; puis il ajoute : « Je n’aurais pu proférer même les sons inarticulés que font entendre les enfants quand ils appellent leur mère pendant le sommeil. » Et voyez ici les différences. Théocrite amplifie, Racine abrège, marques assez frappantes du genre propre à chacun d’eux. — De même ailleurs Théocrite suit de près Alcée dans le passage suivant. Ce que je souligne est ajoute par lui : « Toi aussi souviens-toi qu’hier tu étais plus jeune qu’aujourd’hui et que nous devenons vieux et ridés en moins de temps qu’il ne t’en faut pour cracher quand tu m’aperçois… Moi qui maintenant irais volontiers chercher pour loi les pommes d’or, moi qui pour toi irais trouver Cerbère, le gardien des âmes, alors, quand j’aurai cessé d’éprouver cet amour qui me fait tant souffrir, lu auras beau m’appeler, la voix ne me fera pas même venir sur la porte de la cour. »

L’émulation de l’humaniste lui fait quelquefois trouver des choses heureuses ; mais plus souvent le jette dans deux défauts assez pénibles, qui sont le délayage et l’anachronisme. Très naturellement il ajoute à ses modèles. Il s’imagine que ce que le sujet comporte et que le modèle n’a point dit, c’est qu’il n’y a point songé, c’est qu’il a oublié de le faire entrer dans son œuvre, tandis que, le plus souvent, ce qui fut omis ainsi l’avait été à dessein, par bon goût et comme négligeable ; de sorte que ce que l’imitateur ajoute est précisément ce que le modèle avait eu l’esprit de mépriser ; et c’est ainsi dans son perfectionnement que l’imitateur marque et prouve son infériorité. Quand on veut rivaliser en imitant, il faut faire comme La Fontaine, qui peut-être fut extrêmement avisé et malin, qui, en tous cas, soit hasard, soit adresse, s’est attaché à des modèles extraordinairement secs : Ésope, et aussi Phèdre et aussi Boccace. Il ne risque point, lui, dans ces conditions, de délayer quand il développe et de surcharger quand il amplifie. Il est bon de choisir des modèles qui ne soient que des occasions. « À propos d’Ésope » aurait pu être le titre des Fables de La Fontaine, comme « À propos de Théophraste » le titre des Caractères.

Un autre danger que court l’humaniste quand il rivalise, c’est l’anachronisme. Il est vrai que le fond de l’humaniste c’est l’anachronisme précisément. Il est un homme de 1550 qui vit dans la 76e olympiade. Seulement, pour l’unité de son œuvre il faut que cet anachronisme soit constant. Il faut que l’humaniste ne soit pas infidèle à l’anachronisme qu’il constitue. Il faut qu’il ne sorte point, tant qu’il écrit, de sa 76e olympiade, ou qu’il ne s’en écarte que médiocrement. Or quand il ajoute à son modèle, d’où lui vient ce qu’il y ajoute ? Souvent, très souvent, presque toujours, du temps où il vit matériellement, charnellement, si je puis dire, du monde qui entoure sa personne mortelle. Quand il ajoute, c’est donc, fréquemment, l’homme de 1550 qui intervient dans l’œuvre antique, y mêle un trait, y met un accent, y jette un esprit qui sont modernes. C’est alors être de son temps, pour un moment, qui est un anachronisme ; c’est renoncer à l’anachronisme fondamental qui est en faire un qui éclate à tous les yeux ; comme aussi, car c’est la même chose dans d’autres termes, c’est redevenir soi-même qui sonne faux et c’est rentrer dans son pays qui dépayse. — Ce genre de dissonances est extrêmement fréquent chez les humanistes, je dis même chez les plus grands, chez ceux qui sont beaucoup plus que des humanistes, et je n’ai pas besoin de rappeler Euripide, non seulement mettant une plume, du papier lettres et un cachet entre les mains d’Agamemnon ; mais prêtant, ce qui est plus grave, des maximes et des subtilités de philosophie, très éloignées de leurs conceptions accoutumées, aux héros d’Homère. On sait même que l’anachronisme chez les humanistes de génie devient presque une beauté de plus, que Racine par exemple, mêlant dans telle de ses tragédies antiques les légendes de la mythologie primitive, les souvenirs de la Grèce historique et humaine, et les impressions que ses yeux et son cœur conservaient du palais de Versailles, nous permet de planer en quelque manière au-dessus de l’humanité tout entière, affranchis du temps, ainsi que des dieux, et que l’anachronisme devient chez lui une prestigieuse et délicieuse uchronie. Du moins c’est M. Jules Lemaître qui l’a prouvé et dans une page si spirituellement poétique qu’on se ferait conscience de n’en être pas convaincu.

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Admiration, imitation, émulation, ce sont les trois phases ordinaires et comme normales par lesquelles passe communément l’humanisme ; c’est son évolution classique ; le parallélisme entre la France au temps de Ronsard et Rome au temps de Catulle est ici presque absolu, et les deux littératures semblent se copier l’une l’autre et passer exactement par les mêmes chemins à cet égard. À peine pourrait-on remarquer, et c’est ce que M. Lafaye n’a pas manqué de faire, que les Romains se sont montrés plus discrets, dans les deux sens du mot, et principalement dans celui qui signifie doué de discernement, que ne l’ont été nos Français, et que Catulle aussi bien qu’Horace ont su du premier coup ce que Ronsard n’a su qu’après une fâcheuse expérience, à savoir qu’il ne fallait ni imiter Pindare, ni essayer de rivaliser avec lui : Pindarum quisquis studet æmulari

Mais en général la marche et les démarches sont bien les mêmes, et c’est ce qui permet de considérer nos trois phases indiquées ci-dessus comme une véritable loi des littératures commençantes, et des littératures sur leur déclin. Les littératures commençantes, ou qui recommencent, admirent, imitent, rivalisent, le regard fixé sur une littérature ancienne ; les littératures sur leur déclin admirent, imitent, rivalisent, le regard attaché sur elles-mêmes, sur le moment brillant de leur histoire, et cela fait deux genres différents d’humanisme, un humanisme international et un humanisme patriotique. L’humanisme des commencements, celui des Horace et celui des Ronsard, est toujours suspect de trahison, de transfugisme, et de crime de lèse-patrie. On reprochait à Horace de ne pas admirer les premiers monuments de la littérature latine, à savoir les Lois des Douze Tables et les chants des frères Arvales dictés par les Muses mêmes, que dis-je là ? par les « Camènes », sur le Mont Sacré. On reprochait aux Ronsard et aux du Bellay de ne pas admirer le Roman de la Rose pour lequel ils n’avaient du reste nulle horreur, mais auquel ils préféraient les roses d’Anacréon. Dans les deux cas, c’était infidélité à la patrie, c’était renier l’héritage des pères. Que nous veut ce Grec, que nous veut ce Gréco-Latin ? Il veut enrichir l’héritage par un emprunt qui peut devenir une conquête, il veut greffer habilement le sauvageon ; mais cela paraît trop subtil à certains esprits et ne passe que pour une grossière désertion.

Et de même, quand les romantiques, qui étaient très complexes, qui étaient d’abord, et surtout, littérature personnelle et originale, on ne l’aura jamais assez répété, mais qui étaient aussi imitateurs de l’étranger, et qui étaient aussi humanistes à leur manière, c’est-à-dire imitateurs du moyen âge, et encore un peu, imitateurs du xvie siècle, créèrent une littérature dont le principal caractère était de rompre avec les traditions du xviie et du xviiie siècle, les traditionnels, qui s’appelaient classiques, leur reprochaient amèrement de n’être point patriotes, de renier les gloires les plus pures et les plus éclatantes de notre littérature nationale, de ne point faire preuve d’admiration pour Corneille en l’imitant, de ne point montrer leur goût pour Malherbe en le contrefaisant, et de ne pas faire profession de culte pour Racine jusqu’à être des Campistron. « Voltaire alors régnait » dans le camp des classiques, non point tant pour ses audaces, qui même en littérature sont réelles, encore qu’intermittentes, que pour ses timidités, que parce qu’il avait été, souvent, comme hypnotisé par les souvenirs du grand siècle de Louis le Grand, que parce qu’il avait cru qu’il n’y avait guère autre chose à faire qu’à imiter discrètement les grands auteurs du xviie siècle dans les genres où ils avaient brillé, quitte, du reste, si l’on pouvait, à en inventer d’autres. Et c’était toujours Voltaire qu’on opposait aux novateurs. Un si grand homme a bien été traditionnel ! Un si grand homme a eu moins de confiance que vous en ses propres forces !

Entre les répliques très nombreuses que les romantiques pouvaient faire, ils auraient pu, relativement au grief d’anti patriotisme, faire celle-ci qu’eux-mêmes étaient humanistes et traditionnels d’une certaine sorte, puisqu’ils remontaient au moyen âge et se réclamaient du xvie siècle, et c’est en effet ce que Sainte-Beuve en ses commencements et quand il était encore comme au service du romantisme, s’est attaché à démontrer à plusieurs reprises. Mais encore qu’en partie légitime, au moins comme argument de polémique, cette défense valait assez peu. Au fond, et ils le sentaient, ne fût-ce qu’à leur ignorance, ne fût-ce, si l’on préfère, qu’à leur peu de goût pour les études livresques et le maniement des textes, les romantiques étaient surtout littérature personnelle, et leur moyen âge était bien conventionnel, et leurs prétendus rapports avec le xvie siècle n’étaient qu’une erreur, une erreur presque absolue, le xvie siècle étant plus que tout autre littérature d’imitation, et littérature d’imitation de l’antique, ce que le romantisme était aussi peu que possible, et le xvie siècle étant le vrai père de toute cette littérature classique du xviie siècle et du xviiie siècle qui était celle avec laquelle le romantisme rompait. Le reproche qui consistait dire que les romantiques n’étaient point patriotes parce qu’ils n’étaient pas traditionnels restait donc vrai. La vraie réponse à faire était que le patriotisme littéraire consiste à enrichir sa patrie d’une beauté littéraire nouvelle. Les adversaires des romantiques n’étaient que des humanistes de déclin, de ces humanistes qui étudient pour les imiter les chefs-d’œuvre littéraires du pays dont ils sont, des Silius Italicus ou des Rutilius.

Tel est l’humanisme sous sa forme ordinaire, tant au commencement qu’au déclin des littératures. Mais, du reste, et sans que nous songions à épuiser la matière, il y a des humanistes de bien des sortes. Il y en a par exemple qui sont exclusifs et d’autres qui sont synthétiques. Il y en a qui bornent leur étude et qui limitent leur culte à une seule littérature, et même, dans une littérature, à une seule époque. Horace, en tant qu’humaniste (il est par surcroît bien d’autres choses), semble bien avoir concentré son admiration et son imitation sur les seuls lyriques grecs de l’époque classique, Alcée, Sapho, etc. Il écarte Pindare, par excès d’admiration et commencement de terreur ; il écarte les alexandrins, peut-être dans un autre sentiment. Il est exclusif parce qu’à la fois il a le goût très délicat et une prudence très circonspecte. Je ne m’aventure pas sur ce terrain difficile à tout le monde, vu la rareté des textes grecs, et particulièrement à mon incompétence ; je puis dire, puisqu’il s’agit d’Horace, que j’y rencontre ignes suppositos cineri doloso ; mais il me semble bien qu’Horace est un humaniste d’un genre unique, ou à peu près.

Un humaniste est quelquefois un collectionneur. Il se cantonne dans le commerce d’une génération littéraire ou d’une époque littéraire, comme d’autres dans la familiarité d’une catégorie spéciale de coquillages, ou dans l’ameublement de telle époque. L’amateur de tulipes ou l’amateur de prunes de La Bruyère se retrouve très bien dans le monde littéraire, et tel dilettante se rencontrera qui ne voudra point sortir du pur Louis XIII, comme tel expert en meubles qui ne voudra pas sortir du pur Louis XVI. Le tout dans ce cas est de bien choisir l’objet de sa prédilection, et on ne saurait dire qu’Horace ait choisi mal. Comme on le voit par ses jugements sommaires et ses exécutions, sommaires aussi, des écrivains latins, il est à croire qu’il avait le goût très difficile et très dédaigneux, mais très juste du reste, et il était quelque chose comme un Pococurante qui aurait fait cinq ou six exceptions et qui aurait aimé d’autant plus vivement ce qu’il aimait qu’il méprisait franchement tout le reste.

D’autres humanistes ont l’humeur plus éclectique, et par exemple, — et c’est ce que M. Lafaye a très fortement mis en lumière, — Catulle ne limite point son admiration fi une seule époque, de la littérature grecque. On le prend à l’ordinaire pour un simple admirateur des alexandrins. Il l’est, mais il est autre chose, et il éclate aux yeux, après le livre que nous venons de lire, qu’il a puisé aux sources vraiment antiques autant qu’aux sources prochaines, et chez les classiques grecs autant que chez les parnassiens d’Alexandrie. Tout de même Virgile, qui ne dédaignait rien, sachant bien ce qu’il était capable de faire de toutes choses, est tout plein d’Homère et de Platon, et fait son profit d’Apollonius de Rhodes, de Quintus de Smyrne, de Théocrite, sans compter Ennius lui-même, et sans compter tous ceux que nous ne connaissons pas. Et c’est en cela qu’il est le vrai classique, comme nous aurons sans doute l’occasion de le dire plus loin.

Et c’est aussi comme cela que l’ont entendu nos grands humanistes de la Renaissance française. C’est toute Rome et toute la Grèce connue d’eux qu’ils ont voulu nous rendre. L’humanisme éclectique est leur formule même, comme on aime à dire de nos jours, ou, si vous aimez mieux, leur principe. À vrai dire ils sont non seulement des humanistes éclectiques, mais des humanistes insatiables. Ils ne voudraient rien laisser perdre, et ils voudraient tout absorber, c’est à savoir et l’antiquité et les Italiens et même le moyen âge français ; car si, pour ce qui est de l’éducation, de l’imagination et de l’art du style, c’est à l’antiquité qu’ils veulent qu’on s’adresse, sans négliger les Italiens ; pour ce qui est de la langue, on sait et il faut toujours répéter que c’est surtout par l’étude des vieux « Gaulois » qu’ils estiment qu’il faut la renouveler, la rafraîchir et l’enrichir. Comme compréhension, sinon absolument comme haute intelligence littéraire, ce sont les plus « larges » aussi bien que les plus ambitieux des humanistes.

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Cette compréhension, qui ne leur a pas été d’un très grand profit, peut avoir d’éminents avantages. Elle détourne précisément d’imiter, comme il arrive souvent que le terme d’une évolution intellectuelle est contraire à son principe et se retourne contre lui. Quand on sait tout avec intelligence, on s’aperçoit qu’à imiter tant de choses si différentes, d’origines et d’esprits si divers, on ne fait qu’une œuvre incohérente et qu’une mosaïque pleine de dissonances. Et alors on s’avise de ne point imiter précisément, de laisser comme dormir au fond de soi tout ce qu’on a appris, pour n’en recevoir quand on écrit et pour n’en laisser passer dans ses œuvres que l’influence indirecte, l’écho lointain, le parfum adouci, l’essence subtilisée et élaborée par notre pensée propre, et devenue véritablement, quoique étrangère à l’origine, quelque chose cependant qui est de nous. C’est là le secret. Dans ce cas, alexandrinisme et humanisme disparaissent dans leur triomphe même, s’évanouissent en aboutissant, ont leur terme dans leur but atteint, et c’est le vrai classicisme qui commence. La littérature impersonnelle a rejoint la littérature personnelle et se perd en la fécondant. Mais ce qui vient de naître, c’est une littérature personnelle d’un caractère très particulier. C’est une littérature personnelle qui suppose derrière elle et qui contient encore toute une littérature impersonnelle qu’on n’a pas voulu qui se répandît. C’est une littérature personnelle qui est savante et profite de sa science, mais sans vouloir la montrer, et sans même en avoir trop conscience, et qui s’est mise en état de pouvoir en profiter inconsciemment. C’est bien un moi qu’elle exprime, mais un moi qu’elle a pris soin d’enrichir, de munir et d’ensemencer. Le classicisme commence où l’humanisme finit, à la condition qu’il ait existé ; comme l’humanisme commence où l’alexandrinisme finit, à la condition qu’on ait commencé par lui. L’alexandrin est un scolaire qui n’a pas eu le temps ou la puissance de devenir humaniste ; l’humaniste est un alexandrin qui n’a pas eu le temps ou la puissance de devenir un classique.

On a tenté bien souvent une définition du classique, et il est certain que le classique est un personnage assez complexe pour que la définition en soit difficile, et ce lui est honneur qu’il soit malaisé de le définir. En général on s’en tire par une définition indirecte qui consiste à dire qu’un classique est un auteur devenu scolaire ou destiné à le devenir ; mais cette désignation, pour être appliquée, demande l’épreuve du temps, et l’on ne peut savoir si un auteur est un classique que par le long usage fait de lui après sa mort. — Je ne risquerai pas une définition ; mais je dirai quels sont, selon moi, les principaux caractères de l’auteur classique. Le classique doit réunir en lui des qualités et surtout des facultés qui chez les talents ordinaires sont opposées jusqu’à s’exclure. Il doit avoir une très forte personnalité et écrire des œuvres qui ont un caractère à peu près impersonnel ; il doit être national, c’est-à-dire de son temps et de son pays, très fortement, et écrire des œuvres qui aient un suffisant caractère de généralité, d’humanité, pour qu’elles puissent et doivent être lues de tous les peuples dans tous les temps ; il doit être savant ; et l’on peut être sûr que, si son œuvre paraît savante aux yeux, surtout paraît « scientifique », la gloire d’auteur classique ne s’attachera jamais à son nom ; il doit être original, apporter avec lui une manière vraiment nouvelle de sentir ; et il faut pourtant que cette manière, encore que nouvelle, soit accessible et abordable, sinon à tout le monde, c’est ce qu’on ne me fera jamais dire, du moins aux élites successives de l’humanité, c’est-à-dire, les générations très différentes d’esprit et de mœurs se succédant indéfiniment, à une foule, à une foule très intelligente et très exercée aux choses intellectuelles, mais à une foule.

Reprenons. Il doit avoir une très forte personnalité : la chose n’a même pas besoin d’être prouvée. On ne tient vraiment qu’à soi, on ne tient à une idée ou à un sentiment que quand cette idée ou ce sentiment est bien à soi, quand on la sent ou quand on le sent bien véritablement sorti du fond de soi-même. C’est alors qu’on a de l’accent, parce qu’on a de la passion, parce qu’on se sent engagé dans ce qu’on dit, parce que vous avez conscience que dans ce que vous écrivez ou dans ce que vous dites, il y va de vous. Quand vous sentez que vous imitez, ou que vous adaptez, ou que vous arrangez, ou que vous avez une réminiscence, vous ne pouvez pas écrire sans une certaine nonchalance, qui, du reste, peut ne pas laisser d’être agréable. Il faut, pour faire œuvre de grand artiste, croire à son œuvre ! et on ne croit avec un certain degré de passion qu’à soi-même. Toute littérature forte est donc personnelle. Seulement, si elle est l’expression personnelle d’une pure et simple individualité, elle reste vive, elle reste ardente, elle reste passionnée, mais elle est indigente. C’est une personnalité enrichie d’une foule d’autres sans s’être perdue, sans s’être atténuée elle-même, qui vaut la peine d’être exprimée. Il faut donc que l’artiste classique ait su sortir de lui sans perdre la faculté d’y rentrer, soit sorti de lui pour y rentrer plus riche, soit sorti de lui sans se renoncer, se soit transformé en une foule d’êtres autres que lui sans cesser d’être lui-même, et pour mieux dire se soit transformé en d’autres avec assez de force pour les transformer en lui.

Et notez bien que ce ne sont pas là deux périodes successives et distinctes dans la vie du grand artiste ; il ne doit pas passer dix ou quinze ans de sa vie à s’en semencer et quinze ou vingt ans de sa vie, ensuite, à produire. À la vérité c’est un peu cela, et il y aura toujours une période qui sera plus d’acquisition et une autre qui sera plus de fécondité. Cependant, et dans la première période, l’artiste destiné à être grand produira déjà, ne fût-ce que pour lui : qu’il ne produisît rien, ce serait signe que sa personnalité ne serait pas très forte, et il y aurait danger qu’il ne s’habituât à être un simple dilettante ; et dans la seconde période il sentira le besoin de continuer à s’enrichir : qu’il n’en éprouvât point le besoin ou au moins le désir, ce serait signe qu’il se contenterait de lui, et qu’il en serait content, marque des natures vulgaires, et il y aurait danger qu’il ne se renouvelât point, plus de danger encore qu’il se copiât, qu’il se répétât, qu’il se « développât » et se paraphrasât, qu’il devint, ce qui est affreux, un imitateur personnel et comme un humaniste de lui-même. C’est donc une vie en partie double et plutôt en partie multiple que celle du grand artiste destiné à devenir classique, une vie où l’intelligence qui comprend est sans cesse enjeu en même temps que l’imagination qui crée, et pour tout dire, une vie de grand critique unie à une vie de grand créateur.

Le classique encore doit être de son pays et de son temps, plus de son pays que de son temps, à la vérité, mais cependant de l’un et de l’autre. Vous avez bien remarqué le caractère le plus désobligeant des écrivains purement humanistes, s’il en est, — car ces classifications ne s’appliquent jamais exactement, — mais du moins des écrivains qui sont surtout des humanistes : ils ont « une parole qui sent l’étranger », un accent qui semble avoir été appris, je ne sais quoi qui, marquant l’emprunt, sent l’effort. Ils ne sont pas francs. Je sais bien, qu’à un certain degré de raffinement, c’est un charme. Il y a tant d’artificiel dans l’art que l’artificiel lui-même donne une sensation artistique assez savoureuse. On dit : « Comme c’est ingénieux, comme c’est bien prendre la voix d’autrui ; ce néo-grec est plus grec que le grec lui-même. » Et c’est vrai ; du moins c’est à dire que les sensations rares et inattendues que le vrai grec nous donne seulement quelquefois, quand il est l’interprète de sentiments et de mœurs tout à fait et décidément différents des nôtres, celui-ci nous les donne continûment, avec insistance, ayant été particulièrement ému et séduit par celles-là. De là son charme, mais aussi, à la longue, l’impression de faux, de non naturel, d’appuyé, au moins, et de trait trop creusé, que laisse l’écrivain humaniste. Dans un roman d’Alphonse Daudet, un faux Anglais au cours d’une discussion chaude, et quand on va en venir aux coups, jette brusquement son masque et interpelle son antagoniste en pur français et avec le pur accent de Paris, en « bon jargon de Grève » — « Oh ! oh ! répond l’autre… Eh bien ! je m’en doutais. Tu étais aussi par trop Anglais. » Le néo-grec chez les Romains, le néo-grec ou le néo-latin chez les Français, sonne un peu faux, parce qu’il est aussi par trop grec ou par trop latin.

Il faut donc être de son pays et même de son temps pour être un vrai classique, le naturel étant la première des qualités du grand écrivain, et cependant rien n’est plus contraire à l’esprit classique, rien n’empêche plus de devenir classique que d’avoir une trop précise couleur locale et que de dater. On sait même que « cela date » est la formule par laquelle on marque précisément qu’une œuvre n’est pas destinée à entrer dans le patrimoine commun. Il y a des œuvres qui sont trop françaises ou trop anglaises ou trop italiennes ; et il y a des œuvres qui sont trop Louis XIII ou trop Louis XV. C’est aux auteurs de ces œuvres qu’on est tenté de dire en les lisant : « Vous n’êtes pas du temps, vous êtes du moment », et : « Vous n’êtes pas du pays, vous êtes du terroir. » Le nationalisme dans ce cas est une espèce de provincialisme ; il sentie clocher. Au fait, c’est bien un provincialisme en effet ; c’est l’air d’un homme qui est de son pays et qui n’a pas voyagé. Le classique est homme qui est de son pays, qui a voyagé à l’étranger sans devenir exotique, et dans le passé sans se pénétrer d’archaïsme.

Le classique encore doit être savant et ne le point paraître, ce qui est extrêmement difficile. Il doit l’être et tout ce que je viens de dire le prouve, et il doit ne le point paraître, parce que la science qui se montre enlève à une œuvre son caractère, ou, du moins, sa saveur artistique. Buffon sait ce qu’il dit quand il assure qu’il n’y a que le style qui soit le propre de l’écrivain, la seule chose qui soit de lui et à lui, et que tout le reste, faits, découvertes, observations, n’est pas plus à lui qu’à un autre. Or, quand la science, le savoir, le trésor des connaissances acquises apparaît trop dans un écrivain, son œuvre, n’apparaissant plus comme personnelle, n’apparaît plus comme artistique. Elle semble l’œuvre collective de tous ceux que l’auteur a lus et qui ont versé en lui ce qu’il nous donne Derrière lui on les voit, derrière lui on les compte. L’impression artistique ne se produit pas, ou perd infiniment de sa force. Le plus grand service que la fatalité ait rendu à Lucrèce est de détruire les œuvres d’Épicure. Si on les avait, le livre de Lucrèce ferait sans doute l’effet d’un simple cours de philosophie. Lucrèce est devenu classique parce que, « son texte » ayant été perdu, il paraît avoir inventé ce qu’il expose. Tel doit être par lui-même, et sans le secours de cette bonne fortune, l’écrivain classique. Il doit avoir si bien et si fortement pensé à nouveau ce qu’il a lu, qu’il nous semble inventer ce qu’il a appris. Dès lors sa personnalité reparaît, elle enveloppe et embrasse et pénètre cette matière étrangère, qui déjà n’est plus étrangère ; l’œuvre semble bien sortie vivante et d’un seul mouvement d’un cerveau unique, et quoique beaucoup plus riche que celle qui aurait été conçue par un seul esprit, elle est personnelle nonobstant, et artistique à cause de cela.

Enfin l’écrivain classique devra être original, je ne dis pas sans l’être trop, ce qui serait une puérilité, mais en l’étant d’une certaine façon. Sans parler de cette originalité artificielle et facile qui n’est qu’excentricité et qui consiste à bien saisir l’opinion courante et le ton du moment pour en prendre le contre-pied, il y a une originalité vraie qui est dangereuse encore, dont il faut bien se contenter quand on n’a que celle-là, mais qui, tout en donnant de très beaux succès pour un temps, interdit de devenir un écrivain classique. Elle consiste dans certains défauts brillants de notre caractère, convertis par le talent en qualités ou du moins en puissances littéraires. La malice par exemple, l’esprit chagrin et misanthropique, le don de saisir les ridicules sans connaître l’homme tout entier, l’exaltation facile et l’enthousiasme toujours prêt à s’enflammer, la sensibilité trop vive et le don d’être malheureux, j’en oublie on j’en passe, sont des particularités de caractère qui deviennent des originalités littéraires fort appréciables quand le talent d’expression s’y joint. Elles font les humoristes, les satiriques, les lyriques de second ordre, ou qui ne sont pas tout à fait du premier, en prose et en vers, les élégiaques, les romanciers, les faiseurs de confessions, de confidences ou de mémoires. Nous avons des œuvres de très grand mérite qui ont leur source première dans un défaut de ce genre, défaut assez précieux, sans aucun doute, qui constitue bien une originalité, puisqu’il a singularisé entre les hommes le personnage, doué de talent du reste, qui en était honoré et affligé.

Mais remarquez le genre très particulier aussi de gloire qui s’attache à ces hommes et à ces œuvres. Ils n’ont pas pour eux la postérité tout entière. Leurs lecteurs sont une clientèle, et ils ont des partisans plutôt que des admirateurs, ce que, du reste, ils ont dû souhaiter. Ils plaisent, à travers les âges, chacun à ceux qui ont exactement le même caractère, les mêmes inclinations et surtout les mêmes défauts qu’ils avaient eux-mêmes. Ceux-ci, à la vérité, leur sont très dévoués, sont même ardents pour eux, mais ce n’est pas là la vraie gloire, la gloire incontestée et universelle, la gloire classique.

Le grand auteur classique a, lui, un autre genre d’originalité. Son originalité c’est surtout sa supériorité. Il est, dans son genre, un héros de l’humanité, un de ces hommes où l’humanité se reconnaît elle-même portée à un plus haut degré de puissance, d’énergie et de perfection.

Pour serrer les choses de plus près, le grand écrivain classique est un homme qui représente, non pas le caractère tout entier de la race à laquelle il appartient, c’est chose impossible ; non pas aussi, comme tout à l’heure, un des défauts de la nation dont il est, poussé à un degré extraordinaire ; mais une des qualités de cette nation élevée à une hauteur, amenée à une grandeur inaccoutumées. Et comme c’est par les défauts qu’on se distingue le plus, et par les qualités qu’on se reconnaît ou qu’on croit se reconnaître et qu’on s’entend ou qu’on croit s’entendre, ce même écrivain, si original par la supériorité éclatante d’une qualité rare à ce degré, si national puisque cette qualité est une des qualités, ordinaires à un degré moindre, de sa race, sera reconnu et entendu cependant, et admiré de l’humanité tout entière tant qu’elle n’aura pas changé ; et elle ne change jamais.

On voit assez quels dons extraordinaires à la fois de force et de souplesse il faut à un écrivain pour avoir quelque chance de devenir un écrivain classique. Ces facultés presque opposées de personnalité et de compréhension, je dirai presque d’hospitalité facile, de puissance créatrice et d’assimilation, d’originalité et de transformation, de nationalisme et de cosmopolitisme, on les trouve chez un Virgile, chez un Corneille, chez un Racine, chez un La Fontaine, chez un Chateaubriand, chez un Goethe ; mais le concert en est une des « réussites » les plus rares de l’esprit humain.

Une littérature classique sera donc… mais il n’y a pas de littérature classique, et c’est là décidément un mot impropre ; il y a, répondant aux définitions, ou plutôt aux conditions, que j’ai énumérées plus haut, un petit nombre d’hommes supérieurs naissant ici et là, à tel moment ou à tel autre, et qui sont classiques parce qu’ils sont ce que j’ai dit, sans que ce qui les entoure soit classique le moins du monde. Ils ont autour d’eux et après eux des imitateurs qui rappellent leur manière et leur démarche habituelle, mais qui, précisément en tant qu’imitateurs, ne sont pas des classiques, mais des humanistes ou des alexandrins, selon le degré et la façon. Disons donc, non pas une littérature classique, mais un grand écrivain classique sera comme en un milieu à égale distance de la littérature purement personnelle et de la littérature savante, qu’on l’appelle humaniste ou alexandrine. Il tiendra l’entre-deux, comme dit Pascal précisément parce qu’il est également capable de faire tout ce que fait l’une et tout ce que fait l’autre, et capable aussi de les concilier en lui. Il n’y a pas d’art plus personnel et plus impersonnel, tour à tour, et même à la fois, que celui de Goethe ou de Chateaubriand.

Mais n’oublions pas, pour ne pas tomber dans l’ingratitude, que l’alexandrinisme et l’humanisme sont la préparation nécessaire du grand classique, sa matière, et aussi, à un autre point de vue, les états d’esprit par lesquels il doit commencer par passer et où, même, il ne doit pas laisser de revenir. Il n’y a pas un grand écrivain classique, en laissant, bien entendu, de côté Homère, dont nous ne pouvons connaître ni les antécédents ni ce qu’il a été, ni s’il a été, qui n’ait eu son éducation et comme en ses racines un puissant aliment d’humanisme et même d’alexandrinisme. Les époques où les classiques, dans tout le sens que j’ai essayé de donner à ce mot, se font rares, ne paraissent plus, ce sont les époques où l’humanisme décroît et disparaît.

C’est le xvie siècle qui a fait le xviie, fils glorieux et ingrat ; la stérilité artistique du xviiie siècle doit être en grande partie attribuée à la décadence des études classiques. Si les grands génies poétiques de la première moitié du xixe siècle, aussi admirablement doués par la nature peut-être qu’aucun des génies que la France ait jamais produits, ont constitué pourtant une littérature presque purement personnelle, ont été surtout élégiaques et lyriques, ce qui du reste est beau, n’ont ni renouvelé vraiment le théâtre, ni donné à la France une grande épopée, ni écrit un grand poème philosophique ou scientifique, ne sont arrivés au genre épique, indirectement, d’ailleurs, et s’y essayant par fragments de courte haleine, qu’après être devenus humanistes à leur manière et avoir pris pour leurs Homères les trouvères du moyen âge ; c’est peut-être parce qu’ils étaient tous assez ignorants, et n’avaient pas suivi l’exemple et la leçon ou de Goethe, ou de Chateaubriand, ignorant à vingt ans, mais de vingt à trente refaisant son éducation littéraire avec la fougue et l’acharnement de Ronsard.

La contemporaine renaissance de l’humanisme, qui a été réelle, et dont on peut fixer les dates de 1850 à 1870 environ, n’a pas été sans une grande et salutaire influence. Ce nouvel humanisme n’a pas, il est vrai, rencontré un ou deux de ces génies supérieurs, dont l’humanisme ne peut pas se passer, étant certainement impuissant à lui tout seul à créer un grand classique ; mais il a, comme il fait toujours, dans le repos de la littérature personnelle épuisé par son magnifique effort, suscité, échauffé et nourri quatre ou cinq poètes d’un très grand talent, qui semblent bien être nés tels, que, sans lui, ils n’eussent ni trouvé leur voie, ni rencontré la matière conforme à leur tempérament. Et ce Parnasse moderne, trop humaniste à mon gré, et peut-être même un peu alexandrin, est après tout ce qu’il y a de plus brillant et de plus durable dans la littérature française du milieu du siècle.

***

Aux dernières nouvelles, l’humanisme semble être très peu en faveur et avoir extrêmement peu de vigueur, et l’on ne sent l’influence de l’antiquité que dans les rares survivants du Parnasse de 1860, qui seront demain les hommes d’avant-hier. La jeune littérature n’a absolument rien de traditionnel. Ne faut-il pas attribuer cet état général à l’affaiblissement des études classiques en France depuis 1870 et au mépris, peut-être passager, très probablement durable, où elles sont tombées, en partie avec la complicité de ceux qui devaient naturellement en avoir la garde ? Rien n’est plus probable. Et c’est aussi pourquoi le moment actuel est un des plus intéressants à étudier de toute l’histoire littéraire de la France. Nous sommes, pour des causes tout autres, dans la même situation littéraire qu’en 1815, c’est-à-dire, en présence d’une génération littéraire qui n’a pas fait ses humanités, ou qui les a faites très superficiellement, sans passion, sans foi certainement, est sans émotion.

Est-ce une littérature personnelle et originale qui va en résulter ? Il est possible, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il est souhaitable. Les signes ne semblent pas pourtant être dans le sens de cette hypothèse. Les grands génies personnels ne s’annoncent pas. En attendant, ce qui devait arriver naturellement se produit en effet. La littérature humaniste est d’ordinaire le repos de la littérature personnelle se délassant, et la littérature humaniste, pour les raisons que j’ai dites, n’ayant aucune force, qui reste-t-il ? Non pas rien du tout. Faites attention. M. Auguste Couat, dans son livre sur Catulle, publié il y a vingt ans, avisait déjà une manière d’alexandrinisme particulier qui est celui-ci : « … ressusciter parmi effort d’imagination dans notre France moderne le moyen âge ou l’antiquité, peindre dans des vers laborieux la Perse, la Chine ou le Japon… c’est être alexandrin. » C’est peut-être forcer ou étendre un peu trop le sens des termes, et l’exotisme n’est pas l’alexandrinisme, et il doit avoir son nom à lui ; mais il y a des rapports. Oui, l’exotisme est dans une certaine mesure un genre d’alexandrinisme, un genre d’humanisme. Ille remplace. Il a les mêmes origines, il vient, comme lui, d’une certaine impuissance unie à une certaine curiosité. Il est, si l’on veut, un succédané de l’humanisme. Eh bien, l’humanisme et aussi l’alexandrinisme de notre temps, c’est l’exotisme.

La passion, pour les Tolstoï hier, pour les Ibsen et les Björnson aujourd’hui, n’a pas d’autres causes que l’absence de la littérature personnelle d’une part et l’oubli de la littérature humaniste d’autre part. Un mot d’un écrivain d’une de nos « jeunes revues » m’a bien frappé : « Ce à quoi nous faisons la guerre, c’est à la littérature nationale. » C’est un mot de polémique, et qui dépasse la pensée de l’auteur, bien entendu ; mais il en indique bien la tendance. Or c’est un mot d’humaniste effréné, tout simplement ; c’est un mot qu’aurait pu dire Horace dans un de ces moments de mauvaise humeur où il biffait toute la littérature romaine d’avant lui ; c’est un mot qu’aurait pu dire Ronsard aux premières années d’enivrement et de frénésie classiques. C’est un mot d’humaniste ; mais de nos jours, c’est le mot d’un homme qui regarde au-delà des frontières dans l’espace, au lieu de regarder au-delà des frontières dans le temps, qui regarde du côté de l’étranger au lieu de regarder du côté de l’antique. L’exotisme a remplacé l’humanisme, et a les mêmes ardeurs, la même intempérance aussi et le même exclusivisme que l’humanisme avait souvent.

Aura-t-il les mêmes effets ? Sera-t-il, pour quelques grands écrivains destinés à devenir classiques, la préparation nécessaire, la matière première, ou l’excitant, ou le levain ? Il est possible. On en peut douter, parce qu’il ne faut pas oublier que cette matière première ou cet excitant doit être déjà assez conforme à la nature de celui qui l’absorbe pour qu’il puisse l’assimiler facilement. Or le Latin qui s’instruit chez le Grec ; le Français, l’Italien, l’Espagnol, qui s’instruisent chez le Latin, ne sortent pas autant de leur monde intellectuel, font une moindre violence à leur nature que le Français qui s’instruit chez l’Allemand, le Russe ou le Norvégien. La greffe ne doit pas être d’une essence trop éloignée de l’arbre à laquelle on l’applique. — Cependant, qu’en savons-nous ? Quelques différences qui existent entre nous et les Allemands et les Russes et les Norvégiens, n’oublions pas pourtant que c’est chez nous qu’eux-mêmes ont commencé leur éducation pour en tirer une littérature d’abord analogue à la nôtre, qu’ils ont rejetée, et avec raison, quand, grâce à ces premiers exercices, ils sont arrivés à se donner une littérature originale. S’ils étaient capables de tirer quelque chose de nous, c’est sans doute un signe que nous pouvons tirer quelque chose d’eux. Il ne faut nullement décourager nos humanistes par exotisme.

Encore pourtant faut-il ajouter que cette littérature française où les peuples de l’Europe les plus différents de nous à tous égards ont puisé leur éducation littéraire était une littérature à base d’humanisme, et que, par conséquent, c’est bien l’antiquité qui reste la source première et commune qui, soit directement, soit par longs canaux, soit par lointaines infiltrations, a versé partout, ou a partout animé et fécondé la vie littéraire, disons mieux, la vie intellectuelle. Peut-être, au risque d’être humanistes à l’ancienne manière, au risque même d’être un peu alexandrins à l’ancienne mode, faudrait-il ne pas négliger complètement ces origines, d’où, directement ou indirectement, et dignes d’elles comme indignes, et plus ou moins, nous venons tous.

C’est y revenir avec le plus grand profit, prenant pour guides des savants aussi distingués que M. Georges Lafaye et M. Auguste Couat, que de relire ce charmant et puissant Catulle, si original et en même temps si pénétré d’antiquité grecque, si humaniste, si alexandrin, si national aussi, et si original, premier modèle peut-être du poète classique dans tous les sens du mot, sinon dans toute la grandeur qu’il peut avoir.

L’Encyclopédie §

I. Les Encyclopédistes, par M. Louis Ducros, 1 vol. in-8º. Paris, 1901, Champion. — II. Mes souvenirs, par Jacob-Nicolas Moreau, première et seconde partie, 2 vol in-8º. Paris, 1900-1901, Plon.

M. Ducros a consacré aux Encyclopédistes un livre diligent, consciencieux, et qu’on ne peut lire ni sans intérêt ni sans avantage. Ce livre était à faire et, ce qui est beaucoup plus rare, on peut dire qu’il est fait et que l’essentiel, au moins, de l’œuvre centrale du xviiie siècle est dit désormais et peut se trouver quelque part en une forme accessible, claire et même agréable. C’est un grand service que M. Ducros a rendu là au public.

L’Encyclopédie, en effet, est beaucoup plus célèbre que connue. On se croit quitte envers elle en la regardant avec respect ou en la feuilletant avec circonspection, ou, et plus souvent, on croit la connaître suffisamment pour avoir lu le Dictionnaire philosophique de Voltaire dont un certain nombre d’articles avaient paru dans le célèbre recueil, et les Éléments de littérature de Marmontel dont le sort avait été à peu près le même. Ce n’est pas assez faire. Il faut lire l’Encyclopédie et d’assez près, comme les ouvrages mal faits, qui ne donnent ce qu’ils ont de meilleur ou d’essentiel qu’à l’endroit juste où on ne l’attendait point. Il faut la lire avec une critique particulière aussi, comme un ouvrage qui dissimule avec soin sa pensée principale et sa pensée vraie à l’endroit où on la cherche et qui la laisse ou surprendre ou entrevoir dans une digression, dans une incise, dans une parenthèse ou à contre-fil du sujet traité ; et c’est ainsi que ce sera dans les articles concernant le paganisme qu’on trouvera l’idée véritable des Encyclopédistes sur la religion chrétienne. En un mot, il faut lire l’Encyclopédie comme on lit le Dictionnaire de Bayle, et « gouverner », comme on disait au xviie siècle, la fille comme ou gouverne le père, c’est-à-dire se mettre et se maintenir en rapports avec l’une et avec l’autre avec la même méthode, les mêmes tempéraments et les mêmes précautions.

Et c’est ce qu’a fait M. Ducros, fort pertinemment, patiemment, non sans labeur, non sans sagesse et flair et coup d’œil.

Mais est-il besoin de se donner tant de peine et le profit est-il en raison de l’application et du zèle ?

Certainement ; car l’Encyclopédie est un ouvrage d’un caractère tout spécial et infiniment rare. Il y a des ouvrages qui sont faits par des hommes de génie, et je n’ai peut-être pas besoin d’en démontrer futilité. Il y en a qui sont faits par des gens médiocres ; et, parfaitement inutiles au temps où ils naissent, ils ont cette récompense imméritée d’être extrêmement utiles un ou deux siècles plus tard. S’il était vrai qu’un homme de génie fût le produit net de sa race en un certain milieu et à un certain moment, c’est l’homme de génie qui serait, un siècle après sa mort, le document historique à consulter sur son temps ; mais cela n’est pas vrai, et, pour savoir ce qu’a vraiment pensé le commun des hommes à une certaine époque, c’est l’homme médiocre et très mêlé au monde de son temps qu’il convient de choisir ou d’accepter comme témoin. Or l’Encyclopédie a ce sort d’avoir été faite par des hommes supérieurs, par des hommes de moyen ordre, par des hommes médiocres et par des hommes un peu au-dessous de la médiocrité. Ici c’est l’Esprit des lois, ici c’est les Considérations sur les mœurs, ici c’est le Journal de Barbier, et ici c’est un almanach. Elle est donc la représentation exacte de la France pensante ou croyant penser de 1750 environ. Elle est, à en prendre comme la moyenne, l’opinion même de la France émancipée et curieuse de nouveautés vers le milieu du xviiie siècle. Il n’y a pas, à ma connaissance, un autre ouvrage au monde qui ait ce caractère. C’est un document historique absolument unique en son genre.

Aussi, s’il n’est pas très raisonnable de chercher l’esprit de la Révolution française dans les œuvres de Montesquieu, de Rousseau et de Voltaire, il l’est un peu plus, sans qu’il le soit tout à fait, comme nous aurons l’occasion de le voir, de le chercher dans les articles de l’Encyclopédie, l’un corrigeant l’autre et un certain milieu étant pris entre les opinions exprimées en ces lourdes feuilles. La lecture de l’Encyclopédie est donc chose extrêmement utile pour mettre au point, si l’on peut ainsi dire, le xviiie siècle, et pour en saisir l’esprit général, l’esprit commun, l’esprit courant.

Pour apprécier toute l’importance, à ce point de vue, de l’œuvre de Diderot et d’Alembert, voyez comme il nous manque d’avoir quelque chose d’analogue pour le xviie siècle et même pour le siècle dernier. Pour le xviie siècle, Sainte-Beuve, toujours avisé, a pris Port-Royal comme une sorte de point central d’où l’on pouvait jeter des regards sur toutes les avenues du siècle, et en effet la pensée de Port-Royal a pénétré assez fort le siècle tout entier, pour que ce lieu d’observation fût bien choisi. Mais encore, qui ne voit que Port-Royal est à la fois trop haut et à certains égards trop à l’écart pour que l’on y puisse relever la carte avec une suffisante précision de tous les côtés et pour qu’on n’y soit pas comme forcé de donner à ce qui s’y rapporte immédiatement trop d’importance relative et de mépriser peut-être plus qu’il ne faut ce qui s’en éloigne ? C’est un centre décidément un peu excentrique.

Et de même, pour le siècle dernier, où se placer pour prendre hauteur ? Les collections des revues importantes seraient un très bon champ d’observation, le meilleur peut-être ; mais les unes furent trop exclusivement littéraires, les autres trop exclusivement scientifiques, et tout cela est trop dispersé. Les programmes d’enseignement secondaire ne seraient pas, non plus, un mauvais instrument ; mais ils donnent plutôt la pensée de ceux qui les ont dressés que la pensée de ceux qui les ont appliqués et de ceux qui les ont subis. Il y aurait occasion d’erreur.

On voit que le xviiie siècle est le seul qui, par le hasard heureux d’une combinaison de librairie, a laissé son testament, complet, détaillé, facile, sinon agréable, à consulter, et authentique. Lisons-le donc dans le compte rendu intelligent et impartial que nous en donne M. Ducros. — Je dis intelligent et impartial, je ne dis pas tout à fait complet. M. Ducros a un peu négligé de « situer » l’Encyclopédie dans son cadre et dans ses entours. Sans doute il nous parle des ennemis de l’Encyclopédie, et cela était nécessaire, encore qu’ils aient été pour la plupart d’assez piètres personnages ; mais il ne s’est pas inquiété de nous parler de ses amis, comme l’avait fait succinctement, mais avec précision, M. Brunetière, dans son Manuel de l’histoire de la Littérature française. Il ne jette pas un regard sur ces salons du xviiie siècle qui ont été les places fortes, les places de sûreté et les places de ravitaillement de l’armée encyclopédique. Ce n’était pas matière étrangère à son ouvrage ; c’en était partie presque essentielle et c’en était ornement autant qu’appui et soutien. C’est la lacune la plus regrettable de ce bon travail. Mais venons aux Encyclopédistes eux-mêmes, puisque c’est d’eux presque exclusivement que M. Ducros a voulu s’occuper.

I §

Les Encyclopédistes, c’est-à-dire, encore une fois, la majorité des hommes de lettres, la majorité des « intellectuels », la bourgeoisie pensante du milieu du xviiie siècle, les Encyclopédistes ont voulu : 1º changer l’esprit général de la France ; 2º le diriger vers les préoccupations rationnelles, scientifiques et pratiques ; 3º dénoncer les imperfections de la législation et de l’administration française ; 4º détruire la religion chrétienne ; 5º créer une sorte de religion de l’humanité et de la bienfaisance ; 6º ne rien changer à la forme ni au fond du gouvernement de la France, si ce n’est peut-être rendre la royauté un peu plus despotique et irresponsable qu’elle n’était.

Et, sans doute, de leurs intentions et de leurs idées j’en omets quelqu’une et peut-être qui n’est pas sans importance ; mais ce sont bien là les principales. Le fond de l’esprit même des Encyclopédistes est le mépris de la tradition et l’amour de la nouveauté, à peu près quelle qu’elle soit ou puisse être. Ils sont novateurs par instinct et par principes. Ce qu’ils détestent, c’est tout le passé, même quand le passé donnerait raison aux plus vifs et aux plus impérieux de leurs instincts. Ainsi, par exemple, à quoi le xvie siècle ne s’est pas trompé, l’antiquité est une bonne arme ou un bon auxiliaire contre le moyen âge et ce qui s’ensuit ou semble s’ensuivre. On peut y trouver une philosophie de la nature à opposer à la morale austère et contemptrice et persécutrice de la nature, qu’a enseignée le christianisme. On peut y trouver une philosophie rationnelle à opposer à cette philosophie du surnaturel qui est le fond même et comme le vif du christianisme. Enfin le xvie siècle a fait de la renaissance de l’antiquité une agression contre l’esprit du moyen âge et a comme ressuscité Julien l’Apostat. — L’Encyclopédiste, lui, ne méprise guère moins l’antiquité que le moyen âge. Il date de sa date et voit commencer le monde habitable avec lui-même ou immédiatement après lui. Il veut résolument, cent cinquante ans avant nos jours, exterminer de l’enseignement l’étude du grec et du latin, comme il appert de l’article Collège, qui est de d’Alembert. Il a pour Homère, Virgile et toute l’antiquaille, le parfait dédain du sénateur Pococurante, dont, du reste, il ne faudrait pas trop faire le porte-voix de Voltaire. Voltaire, il faut savoir le dire, n’étant qu’un demi-Encyclopédiste. L’Encyclopédiste a cette particularité, assez curieuse, qu’il ne se cherche point d’ancêtres. Cette coutume, chère à la plupart des novateurs, lui est à près inconnue, et cela ne tient pas à ce qu’il est ignorant ; car, assez souvent, il ne l’est pas ; cela tient à ce que le nouveau seul l’attire et le séduit et que sa conviction très profonde est que l’humanité n’a pu que se tromper jusqu’à ce qu’il naquît.

Rien, par exemple, ne serait plus naturel, quand on est libre penseur, que de se réclamer de Descartes. Rien n’eût été plus naturel que ceci, que les Encyclopédistes se réclamassent de Descartes et se déclarassent cartésiens, moins les « erreurs ». Une preuve en est que M. Ducros, bon Encyclopédiste au demeurant, rattache fortement, comme nous le verrons, à Descartes le mouvement encyclopédique. Rien n’eût été plus naturel que ceci, que l’Encyclopédie inscrivît en épigraphe à sa première page : « Ne comprendre rien de plus en nos jugements que ce qui se présentera si clairement et distinctement à notre esprit que nous n’ayons aucune occasion de le mettre en doute. Conduire par ordre nos pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à comprendre, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu’à la connaissance des plus composés. » Et, sur ces maximes, écarter résolument tout ce qui ne se pèse point et ne se mesure point, et n’accepter que l’évidence sensuelle, prolongée, pour ainsi parler, par l’évidence logique, rien encore n’était plus naturel. C’est ce qu’avait fait pendant une cinquantaine d’années, avant les Encyclopédistes, Fontenelle qui les voyait naître avant de mourir ; et Fontenelle, plus avisé qu’eux, était resté cartésien et n’avait pas cessé de faire profession de l’être.

Cependant, ils ne le firent point, pour bien des raisons, dont le spiritualisme, le théisme et le christianisme aussi de Descartes ne doivent pas être les moindres ; pour celle-ci aussi, sans aucun doute, que Descartes est un ancien, qu’il a fait école, qu’il a laissé tradition, qu’il est classique, que l’enseignement scientifique et philosophique du xviie siècle s’en est emparé, que, de Port-Royal à Bossuet, à Fénelon et à Malebranche et enfin à Fontenelle lui-même, Descartes a circulé à travers les hommes. Descartes a comme une odeur de xviie siècle, et le xviie siècle, à l’exception de Bayle, est en horreur aux Encyclopédistes, comme « siècle de grands talents plutôt que de lumières ». Il faut faire un esprit tout nouveau en France et qui ne conserve pas même souvenir du passé. Il faut brûler le vieil homme de telle manière qu’il n’en reste plus même de cendres.

C’est de là que vient le caractère cosmopolite ou plutôt le caractère étranger de l’Encyclopédie. Il ne suffit pas de n’être pas chrétien ; il faut encore n’être pas français. « Un homme né chrétien et Français » c’est la définition donnée par La Bruyère, de l’homme du xviie siècle. Aussi c’est du côté de l’Angleterre, ce que, du reste, je ne lui reprocherais point du tout, si en même temps il avait tenu compte du passé scientifique et philosophique de la France, que se tourne l’Encyclopédiste. Non seulement le seul philosophe qui existe à ses yeux est le « sage » Locke ; mais comme l’a très bien indiqué M. Ducros, le théoricien politique qui le guide à l’ordinaire n’est autre que Hobbes. Les Anglais seuls pensent, peuvent penser, doivent penser. La préface de l’Encyclopédie à cet égard, c’est le Siècle de Louis XIV, lancé juste au moment où l’Encyclopédie allait paraître. On a dit, et c’est M. Rébelliau, dans une Introduction qui n’est pas aussi connue qu’elle mérite de l’être, que, « si Voltaire se propose de peindre le siècle de Louis XIV, c’est surtout par esprit de réaction dépitée contre le siècle présent… contre ce “siècle de fer” et ce gouvernement imbécile… contre ces Français de la décadence qui s’endorment sous la somnolente torpeur d’un ministre caduc et d’un roi apostolique… » Il y a du vrai, et somme toute, là aussi, Encyclopédiste seulement à demi, Voltaire est un des hommes du xviiie siècle qui ont le plus rendu justice au siècle précédent, et l’on peut, pour s’en persuader, le comparer à Montesquieu qui exècre le siècle de Louis XIV et à Rousseau qui l’ignore profondément. Mais il faut bien reconnaître cependant que le chapitre intitulé Des Sciences est bien plutôt un réquisitoire contre la science française du xviie siècle qu’un éloge à elle adressé ou même qu’un tableau véritable de ce qu’elle fut. Il n’y est guère rendu hommage qu’aux savants étrangers, il y est parlé de Descartes avec le plus impertinent dédain, Pascal n’y est pas nommé, mais en revanche Bacon, Galilée, Torricelli, la Société royale de Londres y sont encensés comme il faut, et le chapitre se termine… par ces premières lignes du chapitre suivant : « La saine philosophie [c’est-à-dire la science] ne fit pas en France de si grands progrès qu’en Angleterre et à Florence ; et si l’Académie des Sciences rendit des services à l’esprit humain, elle ne mit pas la France au-dessus des autres nations. Toutes les grandes inventions et les grandes vérités vinrent d’ailleurs. » — Et n’est-il pas étrange que dans un tableau de l’esprit humain au xviie siècle la philosophie française tout simplement ne figure point ? On dirait que la France ne s’est point occupée de philosophie au xviie siècle. Descartes n’est cité ici que comme savant et savant chimérique, Pascal que comme auteur des Provinciales, et Malebranche n’est pas nommé. En somme, pour Voltaire, la philosophie française au xviie siècle existe à peine, et le xviie siècle n’est qu’un siècle d’aimables et brillants littérateurs. — Pour les Encyclopédistes, il en est tout de même. Mépris complet du passé, rupture absolue de la tradition, tendance à accepter comme excellent tout ce qui est nouveau, secret dessein de dépayser la nation, d’une part en la détournant de son passé et de continuer son passé, d’autre part en lui montrant l’étranger comme la source de tout progrès, le sanctuaire de tous les modèles à imiter et l’école de la « saine philosophie » ; c’est ce qu’il faut entendre par ce dessein des Encyclopédistes de donner à la France un esprit nouveau.

II §

Mais encore quel nouvel esprit ? Les Encyclopédistes, comme on peut croire, ne l’ont pas vu eux-mêmes avec une extrême précision. Il est toujours beaucoup plus facile d’être négatif qu’inventeur, de critiquer que de créer, de détruire que d’édifier et de se moquer de [son père que de faire mieux que lui. Cependant les Encyclopédistes, par leurs négations mêmes, étaient amenés à, affirmer certaines choses assez nettement, et par leurs répugnances à en adopter quelques-unes avec assez d’ardeur. S’apercevant que l’humanité avait été dirigée jusqu’à eux par des idées où certes on peut être conduit par la raison, mais qui cependant la dépassent, par des théories auxquelles l’observation n’est pas étrangère, mais qui, cependant, la dominent, et par des sentiments qui, certes, mènent au bonheur, mais qui y mènent sans le chercher, précisément parce que, au lieu de le chercher, ils le produisent : les Encyclopédistes ont pris sinon exactement, car il faut se méfier de la symétrie quand on expose l’évolution des idées humaines, du moins approximativement le contre-pied de ces idées, de ces théories et de ces sentiments, et ils ont rêvé une humanité guidée par la seule raison, armée de la seule science, n’ayant pour but que le bonheur et ne cherchant le bonheur que dans le bien-être matériel.

Rationnelle, scientifique, pratique, telle doit être la philosophie nouvelle ; rationnel, scientifique, pratique, tel doit être l’esprit nouveau.

C’est une chose assez singulière que ce que les Encyclopédistes entendent par raison. Ce n’est pas précisément une force de l’esprit, c’est une répugnance et une méfiance de l’esprit. C’est je ne sais quelle faculté de notre âme qui aurait pour devise le « Souviens-toi de te défier » de Mérimée. Par homme raisonnable, l’Encyclopédiste entend un homme qui se défie de l’imagination, qui se défie du sentiment, qui se défie du consentement universel, qui se défie de la raison collective et qui se défie de la raison d’autrui. Et remarquez que nous sommes tellement individualistes que, vous qui me lisez, vous ne laissez pas de vous reconnaître un peu en ce portrait, et que, moi qui écris ceci, j’ai terriblement peur qu’il ne me ressemble. C’est que l’Encyclopédiste est du premier coup l’individualiste passé maître et l’invidualiste modèle. Et c’est pour cela qu’il est rationaliste fieffé. En cela, il réfute bien par avance Cousin et son école. Celui-ci et celle-ci pensaient que la raison est impersonnelle, parce qu’ils la confondaient avec la logique. La raison n’est point impersonnelle ; elle ne l’est pas plus que le sentiment, la passion, l’imagination et l’instinct. Elle l’est même moins. Nous sentons, nous nous passionnons, nous nous imaginons parfaitement en commun, par contagion, épidémie ou endémie, et la psychologie des foules l’a assez démontré. Et nous raisonnons de même, mais beaucoup moins. Le raisonnement est un acte froid, une opération tranquille ou qui tâche à l’être relativement. À ce titre, il est excellemment personnel ; il comporte une sorte de détachement et d’isolement, et de retraite et de sécession. On n’est nulle part mieux pour raisonner que dans un poêle. Le tort même de la raison, c’est de s’abandonner à cette pente qui lui est trop naturelle, et de ne pas tenir compte des sentiments universels et de ce qu’il y a, de ce qu’il peut y avoir de raison en eux et que c’est à elle de démêler. Mais ce qui est son tort était pour les Encyclopédistes son mérite, et ils isolaient l’homme dans le sanctuaire et dans la forteresse de sa raison, surtout pour le dresser à mépriser profondément la pensée de la foule, cette pensée mêlée de sentiments, chargée de traditions, encrassée d’habitudes et rouillée de préjugés. Et ils ont fini par faire de la raison, purement et simplement, une forme de l’orgueil.

Cette altière raison, et ici il faut d’abord rendre justice aux Encyclopédistes, doit pourtant, selon eux, avoir un instrument qui, en même temps, est une sauvegarde, et qui, en même temps, est presque un maître en cela qu’il est un guide. L’Encyclopédiste est beaucoup moins qu’on a dit partisan de la raison pure, de la raison abstraite et de la raison raisonnante, c’est-à-dire de la raison vide. Il veut qu’on raisonne sur quelque chose, et c’est-à-dire sur l’observation scientifique. Il veut qu’on amasse des faits et qu’on raisonne sur eux, attaché à eux et sans les quitter. Rien de mieux, et les services sont grands que l’Encyclopédie a rendus ainsi à la science, ou plutôt à l’amour de la science, et par suite à la science même. Seulement, il est comme bizarre que, tout en aimant la science profondément, les Encyclopédistes l’aient, de leur grâce, comme circonscrite, restreinte et rétrécie. Est pour eux matière de science ceci, cela, et non pas autre chose, et non pas tout. Est matière de science, le monde extérieur et visible, la matière, rien autre chose. C’est à peine si les sciences morales existent pour l’Encyclopédiste. L’étude de l’âme leur paraît un amusement un peu vain du siècle précédent, ce qui pourrait se soutenir si l’étude de l’âme n’était pas la préface nécessaire de l’étude de ses besoins, et ne devenait pas, sitôt qu’on la considère ainsi, l’étude la plus importante qu’on puisse faire. La philosophie se réduit pour l’Encyclopédiste à l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire, dans son esprit, à la revue des rêves, chimères, visions et billevesées de l’humanité. L’histoire est, me dira-t-on, fort estimée de l’Encyclopédiste. Assez, en effet, mais dans un esprit qui en vicie parfaitement l’étude et qui tend à la rendre assez inutile. Jusque-là, l’histoire était considérée comme féconde en leçons poulies rois, les grands et les peuples, et cette formule entre dans toutes les définitions qu’on en a données jusqu’au second tiers du xviiie siècle. Pour l’Encyclopédiste, l’histoire n’enseigne rien, si ce n’est à quel point l’humanité est restée dans la barbarie jusqu’à l’apparition de l’Encyclopédie, et par conséquent elle ne donne aucune leçon, sinon celle-ci, qu’il est extrêmement inutile de l’étudier. Il n’y a rien qui puisse davantage détourner de l’étude de l’histoire que la conviction que l’histoire est tout entière à effacer et qu’il ne faut la continuer d’aucune façon et qu’on peut ne pas la continuer. L’histoire nous devient ainsi quelque chose d’extérieur et d’étranger. On n’a plus qu’une raison d’y jeter quelque coup d’œil, c’est le plaisir qu’on éprouve à contempler le spectacle de folies dont on est exempt. Et cette raison ne laisse pas d’être assez forte, les jouissances de l’orgueil étant assez vives ; mais on se lasse assez vite de ce genre de satisfaction, quand il coûte une certaine peine, et l’élève de l’Encyclopédie est presque forcément un homme qui se détournera de l’étude de l’histoire comme d’un divertissement à la fois très vide et un peu amer. C’est un homme né pour Rousseau, lequel fut si antihistorique qu’il fut préhistorique, non seulement dans ses rêves, mais dans ses démonstrations politiques. Le refroidissement, si je puis ainsi dire, des études historiques, de 1700 à 1815 environ, est un des faits les plus significatifs de l’histoire de notre civilisation, et c’est au moins en partie à l’esprit encyclopédique qu’on le doit.

Et enfin, de toutes les sciences morales, la morale elle-même est celle que le groupe encyclopédique a le plus négligée. Je n’en chercherai point la preuve dans les ouvrages immoraux de Diderot, qui n’ont paru en librairie que très longtemps après la date de l’Encyclopédie et pour la plupart au courant du xixe siècle ; mais il est remarquable à quel point l’Encyclopédie elle-même est sèche, quand elle n’est pas absolument muette, sur ces questions : devoir, bien moral, fins de l’homme, obligation, conscience. Cherchez à ces mots et dites-moi ce que vous y trouvez. On dirait que ces problèmes que le xviie siècle et le xixe ont remués en tous sens n’existent point ou n’existent qu’à l’état de vague souvenir en 1750. Il y a un article de Diderot sur les Passions, qui n’est pas mauvais du tout. Il les analyse fort bien et rend compte très adroitement de leur jeu et s’avise et nous avise fort exactement de leurs auxiliaires. Mais on l’attend à la fin. Peut-on combattre les passions et comment peut-on les combattre ? Diderot est ici fort succinct, de qui ce n’est pas l’habitude. Voici tout ce qu’il trouve : « Poussé par ces vents contraires, l’homme pourra-t-il arriver au port ? Oui, il le faut. Il est pour lui une raison qui modère les passions, une lumière qui l’éclaire, des règles qui le conduisent, une vigilance qui le soutient, des efforts, une prudence dont il est capable. Est enim quædam medicina certe ; nec tam fuit hominum generi infensa atque inimica natura ut corporibus tot res salutares, animis nullam invenerit… » — On conviendra que Diderot ne s’est pas mis en grand frais et qu’il dit assez posément ce dont on a moins affaire et tourne court, et en se dérobant derrière une phrase de Cicéron, quand il est au point. Il est assez clair qu’il ne croit guère au moyen de vaincre les passions et n’y tient du reste pas autrement. Vous pouvez rapprocher de cela l’article Morale dans le Dictionnaire philosophique. Une petite page où il est dit, parmi quelques épigrammes contre le christianisme, que les païens ont eu une morale, que la morale n’a rien de commun avec les dogmes et que la morale est universelle comme la géométrie, encore que celle-ci soit peu répandue. Sur quoi Voltaire tire sa révérence : « Lecteur, réfléchissez ; étendez cette vérité ; tirez vos conséquences. » On n’eût pas été fâché que Voltaire s’étendît lui-même, tirât ses conséquences et fit ses réflexions personnellement. Il s’en soucie peu ; c’est assez clair. En général, les Encyclopédistes ne parlent morale que pour l’opposer à la religion et pour assurer que celle-là n’a aucun besoin de celle-ci. C’est avec peine que, recourant aux ouvrages particuliers de d’Holbach et d’Helvétius, M. Ducros a pu tracer une grêle esquisse de la morale encyclopédiste, sur quoi nous aurons occasion de revenir.

La science donc et la science réduite aux mathématiques et aux sciences naturelles, c’est le véritable objet de l’Encyclopédie. L’homme, armé d’observation, d’expérimentation, de bons outils et de l’instrument mathématique, doit étudier le monde matériel.

Mais pourquoi ? Pour augmenter le bien-être de l’humanité. Rationnel, scientifique et, en dernière analyse, pratique, tel doit être l’esprit nouveau. L’Encyclopédie, non seulement s’est défiée de l’idéalisme en général ; mais elle s’est défiée de l’idéalisme scientifique. L’idéalisme scientifique existe. C’est cette « haute curiosité » dont aimait à parler Renan. C’est la curiosité désintéressée. C’est le goût de connaître les secrets du monde pour les connaître. Il n’y a rien de plus noble que cet idéalisme du savant désintéressé. Il travaille pour rien, et c’est ce qui fait la beauté de son travail. Faire quelque chose pour rien est ce qu’il y a de plus ridicule et puéril, ou de plus haut et de plus magnanime, dans la vie humaine. C’est quelque chose pour rien que le jeu, la chasse et la conversation des femmes, comme dit Pascal ; c’est quelque chose pour rien que la curiosité scientifique et le travail dl l’artiste et la spéculation du métaphysicien. Entre ces deux manières de travailler pour un objet inutile ou très éloigné et qu’on ne voit pas, et de faire de l’inutile à échéance indéfinie, se place le travail pratique, objet précis, prochain, visible et vu. C’est à celui-ci que l’Encyclopédiste réserve son approbation. Certes il n’a pas tort ; mais il n’a pas assez raison. Il ne tient pas compte et des instincts mêmes, probablement éternels, de l’humanité, et de ses intérêts véritables. L’homme qui a inventé le jeu, a un besoin d’employer son activité à quelque chose qui n’ait pas d’objet, et, si on lui interdit le jeu supérieur, c’est aux jeux bas ou au moins frivoles qu’il aura recours. Et, de plus, les travaux sans but immédiat se trouvent toujours les plus utiles en dernière analyse et au dernier terme. De la curiosité mathématique est venue la mécanique qui a transformé la terre, l’astronomie qui a ouvert et a agrandi l’univers aux yeux de l’homme sans compter tous les instruments qui ont permis à l’étude de la nature d’être autre que superficielle et grossière. Pasteur commence par les études et les travaux les plus désintéressés qui puissent être, il finit par les découvertes les plus utiles, les plus pratiques et les plus bienfaisantes qui aient jamais été, et sa vie, à cet égard, représente la suite même et la succession de la science. Le savant désintéressé travaille pour sa satisfaction de travailleur et de chercheur et pour un résultat pratique qu’il verra peut-être, que très probablement ne verront que ses successeurs très éloignés ; et peu lui importe.

C’est cette placidité de la science pure que les Encyclopédistes ont peu recommandée. Ils sont impatients et réalistes. Ils veulent, grands travailleurs du reste, le travail à objet prochain et à récompense immédiate. Ils ne croient pas assez à la vertu propre de la pensée pour la pensée et aux chances qu’a la pensée pure de devenir un jour pensée applicable et appliquée. Ils se disent que ce n’est qu’une chance, en quoi ils ont raison, et que, par conséquent, compter ainsi est une imagination, et ils n’aiment point l’imagination. Cela est d’assez bon sens ; mais c’est trop de bon sens moyen, et c’est ainsi qu’on rétrécit le champ d’activité du genre humain. Il faut semer plus largement. Une partie des graines ira dans les cailloux et dans les ronces, une partie seulement dans la bonne terre. Mais, à rétrécir le geste, on habitue l’homme à se confiner dans ses préoccupations locales et éphémères ; on le détourne des grands espoirs et des vastes pensées ; on lui ferme l’avenir ; on rapproche de lui son horizon ; on le rend plus petit et on l’habitue à se complaire dans sa petitesse. L’homme ne vit qu’un jour ; mais, à l’habituer à ne vivre par la pensée que ce jour même, on rend ce jour plus court encore et plus vide. L’homme a une manière de se dépasser ; elle consiste à vivre dans ce qui l’a précédé et dans ce qui le suivra, sans négliger le temps où il est. Par son mépris du passé et par son indifférence relative à l’égard de l’avenir, l’Encyclopédiste rend à l’homme le mauvais office d’abréger la vie humaine.

III §

Puisqu’ils sont si pratiques, suivons les Encyclopédistes dans leur œuvre pratique et dans ce qu’ils ont fait pour le temps même où ils ont vécu. Ici nous aurons de très grands éloges à leur adresser. Ils se sont attachés à dénoncer les imperfections et abus de la législation et de l’administration française et ils n’ont pas fait, en cette matière, un mauvais travail. D’abord et avant tout, ils ont représenté comme extrêmement arriérée et comme véritablement barbare la législation pénale de leur temps. Ils ont été, ici, guidés par deux idées, l’une négative, l’autre positive, qui toutes deux sont assez justes. D’une part, croyant très peu au libre arbitre humain, ils ont fait abstraction, en quelque sorte, du « droit de punir » et n’ont considéré que le droit, pour la société, de légitime défense. Ils ont dit à peu près ceci : « Comme nous ne savons pas au juste dans quelle mesure le criminel fut libre ou ne le fut pas de ne point être criminel, nous prions l’État de ne se point faire juge de l’acte, mais du danger que représentent pour la société l’acte et celui qui l’a commis. De cette façon, la société reste armée tout autant, seulement elle ne se met plus en colère, ce qui est essentiel en justice pénale. Elle ne hait pas le criminel. Elle ne poursuit plus une vengeance. Elle est en face du criminel comme en face d’un incendie, d’une inondation ou d’un “chien enragé” (mot de Voltaire). Elle lui oppose une digue, c’est-à-dire qu’elle le met en prison ou en déportation ou en exil. Elle le tue, si elle ne peut pas faire autrement. Mais elle ne le fait jamais souffrir inutilement et pour le plaisir de faire souffrir un être qu’on hait. Donc plus de tortures, plus de raffinements dans les supplices. Il faut proportionner la peine, non à la culpabilité, mais au danger que le crime fait courir à la communauté et au préjudice à elle causé. Il est possible que le crime de sacrilège soit le plus grand de tous. Mais, comme danger à l’endroit de la société, il n’est qu’un délit très léger. Que Dieu juge du crime et nous du préjudice. Il est possible que le vol domestique soit moins criminel que le vol simple ; car la tentation est plus grande, et la facilité, et l’occasion ; mais, sans le punir de mort, comme vous faites, ce qui n’est pas proportionné au préjudice, nous accordons qu’il doit être plus puni que le vol simple, parce que le danger pour la communauté est plus grand. En somme, dans quelle mesure convient-il de punir, nous n’en savons rien ; dans quelle mesure faut-il se protéger et se défendre, nous le savons. C’est ce principe qui doit nous guider. »

Et c’est ainsi que les Encyclopédistes ont été amenés à poser cet axiome excellent : « Le principal et le dernier but des peines est la sûreté de la société. Toutes les fins particulières des peines, prévenir, corriger, intimider, doivent toujours être subordonnées et rapportées à la fin principale et dernière, qui est la sûreté publique. »

Leur seconde idée générale à ce sujet est que la société doit poursuivre l’amendement du coupable avant et après le crime commis. L’amendement préalable, c’est l’éducation ; l’amendement subséquent, c’est la correction morale. Avant comme après, pour prévenir le crime, comme pour prévenir la récidive, il faut agir sur le caractère du méchant et modifier ce caractère : « Un imbécile peut punir les forfaits ; le véritable homme d’État sait les prévenir ; c’est sur la volonté encore plus que sur les actes qu’il étend son empire. » C’est l’Encyclopédie à l’article Économie politique, c’est-à-dire c’est Rousseau, qui parle ainsi ; et Diderot, de son côté, considère un caractère comme une passion dominante, accompagnée de passions subordonnées sur toutes lesquelles on peut agir par une sorte de suggestion ; et d’Alembert encore : « Les lois pénales sont des motifs mobiles que l’expérience nous montre comme capables de contenir ou d’anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes… La société punit les coupables, quand, après leur avoir présenté des motifs assez puissants pour agir sur des êtres raisonnables, elle voit que ces motifs n’ont pu vaincre les impulsions de leur nature dépravée. »

On trouvera peut-être que ces deux idées ne sont pas sans présenter, à les rapprocher l’une de l’autre, quelque contradiction. D’un côté, les Encyclopédistes croient fort peu à la liberté humaine et considèrent le coupable comme un simple impedimentum social qu’il s’agit de mettre hors d’état de nuire ; ils le traitent comme une chose. D’autre part, ils le considèrent essentiellement comme un être libre, qui peut s’amender, se corriger, se redresser, se relever, pour peu qu’on l’y aide ; ils le traitent essentiellement comme une personne. Ces deux idées ne sont pas si antinomiques qu’elles peuvent en avoir l’air. Pour l’Encyclopédiste, l’homme est un être infiniment malléable qui subit les impulsions de ses entours et les impulsions intérieures de son tempérament. C’est pour cela qu’on ne peut guère le considérer comme un être libre et le punir comme un être responsable ; mais c’est pour cela et d’autant plus qu’il faut agir sur lui par l’éducation et par l’avertissement sévère de la loi. Ce rôle de personne morale, juge du bien et du mal, que les Encyclopédistes ôtent à l’État en lui refusant le droit de punir, ils le lui rendent en l’investissant du rôle d’éducateur, de moniteur, d’avertisseur et de redresseur. Ils se détachent bien moins qu’on ne pourrait croire de l’antique conception de l’État. Dans la conception ancienne, l’État était comme un père de famille revêtu d’une autorité formidable, juge certain de la moralité des actes de ses enfants et châtiant selon leurs démérites ; dans la conception des Encyclopédistes, l’État est un père de famille, dépositaire de la justice et de la morale et chargé surtout de l’enseigner à ses enfants, et n’ayant le droit de les punir qu’après avoir fait tout son devoir d’éducateur. Mais il est toujours père de famille. La conception toute moderne est encore loin, qui considère l’État comme uniquement répresseur des actes qui mettent son existence en danger et, du reste, se désintéressant de la moralité ou de l’immoralité des individus.

Après tout, les Encyclopédistes n’ont pas tout le tort. On peut leur dire : « Vous qui voulez qu’on prévienne, plutôt que vous ne voulez qu’on punisse et qu’on enseigne, plutôt que vous ne voulez qu’on réprime, pourquoi attaquez-vous si fort la religion, qui est une éducation morale et un agent à prévenir les crimes au lieu de les attendre ? » Ils répondront : « C’est précisément parce que, pour d’autres causes, nous voulons faire disparaître la religion, que nous sentons le besoin d’un agent moral et d’un éducateur moral et que nous investissons l’État de cet office. » Et, en effet, à mesure que l’influence des religions diminue, on s’aperçoit que le seul agent de moralité est la loi, et que le peuple s’habitue à cette idée que tout ce qui n’est pas défendu par le Code ne l’est par rien, et non seulement est licite civilement, mais est parfaitement moral. « Je ne tombe pas sous le coup de la loi ; je suis un honnête homme. » Et alors vient la tendance toute naturelle à replacer dans la loi civile ce qui était autrefois dans la loi religieuse, pour qu’il y ait un agent et un éducateur de moralité quelque part. Ce qui était un péché, on est forcé d’en faire un délit. L’ivrognerie devient un délit ; l’ignorance est un délit ; demain le célibat en sera un. L’État redevient personne morale ; l’État redevient sacerdotal comme il le fut dans l’antiquité. Les Encyclopédistes n’ont pas prévu la chose jusqu’à ce point ; mais ils l’ont prévue et ont ouvert la voie à y parvenir. Il y aurait eu de quoi les faire reculer, s’ils avaient été libéraux ; mais nous verrons plus loin qu’ils ne l’étaient pas pour une obole. J’en suis pour le moment à indiquer seulement qu’ils ne manquaient pas de logique.

Ils ne manquaient pas de bon sens non plus, quand ils combattaient énergiquement la justice arbitraire. Au fond, le code pénal d’alors était si confus à la fois et si élastique, le droit laissé au juge d’aggraver la peine selon les circonstances du procès était si étendu et s’étendait si facilement jusqu’à la mort, que c’était une chose reconnue universellement que la justice pénale était absolument arbitraire et que le magistral avait droit de vie et de mort sur les citoyens. « C’est une espèce de maxime que les peines sont arbitraires dans ce royaume, dit Servan en 1766. Cette maxime est accablante et honteuse. » Les Encyclopédistes ne cessèrent de réclamer un code précis, obligeant le juge, de telle manière que l’accusé ne fut, comme les autres hommes, soumis qu’à la loi et non mis à la merci du juge. Le Tiers de Draguignan, en ses cahiers de 1788, résumait la pensée encyclopédique quand il disait : « Nous souhaitons que les peines soient fixées, de sorte que le juge soit lié et que la loi seule condamne. » Il est curieux de rapporter ces paroles et de revenir sur ces idées, au moment où il se trouve des juges pour demander que ces vérités devenues banales soient abandonnées et qu’on rebrousse jusqu’en deçà de 1750, et qu’on retourne à l’arbitraire du juge comme remède de la rigidité et de l’inflexibilité de la loi.

Les Encyclopédistes n’ont pas été moins bien inspirés en général dans leur guerre à la législation industrielle, et à l’administration intérieure. Là, ils furent libéraux, et ce n’est que là en vérité, qu’ils le furent. Ils combattirent les douanes intérieures, les droits seigneuriaux vexatoires pour l’agriculture et l’institution des maîtrises. Il n’y a rien à dire ici, si ce n’est qu’ils eurent absolument raison. Quand on songe à tout ce qui pesait sur l’agriculture au xviiie siècle, biens de mainmorte, impôts effroyables et triplés par la manière de les percevoir, droits seigneuriaux, douanes intérieures, ce qui étonne, ce n’est pas qu’une partie du territoire fût en friche, c’est qu’il n’y fût pas tout entier. Il y a à montrer de la reconnaissance aux Encyclopédistes, gens des villes, gens de salons et de cafés, pour ce qu’ils se sont très vivement émus en faveur de l’agriculture et ont fort bien vu que tout, dans nos pays, dépend d’elle, à commencer par la natalité, ce qui, probablement, est le principal. Ils furent poussés de ce côté par deux hommes surtout, tous deux provinciaux, ruraux ou devenus tels, Voltaire et Turgot, qui avaient vu de près le mal et quelques-uns des moyens d’y remédier.

Quant aux maîtrises, elles sont un exemple de la grandeur et de la décadence des institutions. Elles avaient été extrêmement utiles ; elles avaient longtemps conservé dans les corporations ouvrières la moralité, la sécurité, les habitudes de travail et de probité, une saine discipline. Elles étaient devenues tyranniques, infiniment étroites d’esprit, rebelles à tout progrès, ennemies de toute indépendance et conservatrices de toute routine. Elles étaient détestées du public, du gouvernement, de la magistrature, de leurs subordonnés et de tout ce qui n’y était pas maîtres. On ne peut s’étonner, ni se plaindre de ce que les Encyclopédistes leur aient fait si rude guerre. Peut-être a-t-on eu tort de supprimer purement et simplement les maîtrises et eût-il valu mieux les amender profondément ; mais elles n’étaient pas loin de mériter leur sort. Je ne laisse pas de craindre qu’elles ne renaissent, cent dix ans après leur destruction, dans les syndicats ouvriers. Il y a lieu sur ce point à quelque inquiétude. Ce ne sont pas les destructions salutaires de l’Encyclopédie et de la Révolution qui paraissent être définitives.

Toujours est-il qu’on ne voit guère que des idées de bon sens dans l’Encyclopédie (comme dans Voltaire, du reste) sur tout ce qui concerne la législation et l’administration intérieures. Tout ce qu’elle pouvait dire, elle l’a dit ; tout ce qu’elle a dit est extrêmement peu contestable, et l’on applaudit à ce résumé : « Voulez-vous rendre la nation riche et puissante ? Corrigez les abus et les gênes de la taille, de l’impôt sur le sel ; répartissez les impôts suivant les principes de la justice distributive… La France serait trop puissante et les Français trop heureux si ces moyens étaient mis en usage. »

IV §

Les Encyclopédistes ont tenu plus encore à une destruction plus importante selon eux et plus salutaire que toutes celles que nous venons d’indiquer. Ils ont désiré très vivement l’abolition de toutes les religions. L’état d’esprit des Encyclopédistes à cet égard est tout à fait particulier. Il est certains esprits qui détestent dans la religion, quelle qu’elle soit, un principe d’autorité. Despotisme temporel, despotisme spirituel leur paraissent connexes et solidaires. Religion est pour eux commandement extérieur ; esprit religieux est pour eux abdication de la volonté. Et cet état d’âme n’est pas celui des Encyclopédistes ; car ils ne sont rien moins que libéraux ou « libertaires » et l’anarchie n’a aucune première source ou première racine dans l’Encyclopédie.

Il est d’autres hommes qui suspectent dans la religion une abdication, moins de la volonté que de l’intelligence et qui y voient avec répugnance une habitude de penser en commun, alors qu’à leur avis la pensée est éminemment chose personnelle. Ce sont ces hommes-là ou qui ont inventé, sous un mot ou sous un autre, la « libre pensée », ou qui ont institué le protestantisme, lequel, par le développement même de son principe, devait incliner de telle manière, le temps aidant, vers la libre pensée qu’il en serait comme l’asymptote, toujours près de se confondre avec elle et ne la rejoignant jamais. Et ceci est un peu plus l’état d’esprit des Encyclopédistes, car ils sont individualistes ; mais ce ne l’est pas encore tout à fait ; car ils sont assez loin de mépriser l’effort en commun, la pensée de plusieurs, coordonnée, au moins, au service d’un dessein général, et ils ne sont pas si éloignés d’être une petite église.

Le fond de la pensée des plus qualifiés des Encyclopédistes relativement à la religion me paraît être à peu près celui-ci. Toute religion suppose une foi, des mystères, une tradition. Ce sont trois choses détestables. La foi est une sottise. Il ne faut pas croire, il faut savoir. La loi de l’homme est d’apprendre, de raisonner sur ce qu’il apprend, et de savoir de plus en plus. Au-delà, en deçà, à côté, rien. La foi est un effort de volonté ou une paresse. Comme paresse elle est honteuse ; comme effort de volonté, elle est un travail vain et une excitation maladive et malsaine. La foi est « l’antipathie » même, dans le sens qu’on donnait à ce mot au xviie siècle, de l’esprit encyclopédique. L’Encyclopédiste, qui est le plus affirmatif des hommes, en est le moins croyant. Il regarde comme puéril d’avoir une certitude de sentiment ou une évidence de volonté. On ne doit avoir qu’une certitude de connaissance ou une évidence de raisonnement. « Le cœur [c’est-à-dire l’intuition intime] a ses raisons que la raison ne connaît pas » est un mot qui n’a aucun sens. On sait ou l’on ne sait point. Croire sans savoir n’est pas d’un homme.

Et aussi toute religion a des mystères, ce qui est du même ordre d’idées que la foi, mais n’est pas tout à fait la même chose. La foi est l’essence de la religion ; le mystère en est l’aliment spirituel, et en est aussi comme l’exercice spirituel. Le croyant se plaît au mystère, pour entretenir et pour exercer ses facultés mystiques. Il aime à respecter, à vénérer avec étonnement et terreur, et respecter et vénérer avec étonnement et terreur est peut-être la définition même d’adorer. Donc il aime que ce qu’il adore ne soit pas clair. Il se plaît aux bornes mêmes de son intelligence et de son savoir, et il aime à s’incliner devant les ténèbres de l’inconnaissable et de l’inintelligible, et son humilité trouve des délices à s’étonner et à se confondre de la sorte. Le mystère particulier qu’on lui enseigne est pour lui une formule du mystère général des choses qui le dépassent de toute l’infinité du monde. Il lui rappelle qu’il y a de l’insondable, et c’est une pensée dont il lui plaît de se pénétrer. Il n’aime pas être en familiarité avec Dieu, ni avec la création. Il les sent inaccessibles à notre vue faible, et il aime à les sentir ainsi. Un Dieu démontré est quelque chose que l’on vient de trouver au bout d’une méditation ou d’un raisonnement, et c’est donc quelque chose qui vous appartient comme la page que vous venez d’écrire ou un objet d’art que vous venez de fabriquer. Il déplaît infiniment à l’esprit religieux, à l’homme qui veut adorer, d’être si près de l’objet de son culte et à tel point qu’il ne saurait pas si son culte ne s’adresserait pas à lui-même. Donc il ne déteste pas qu’on multiplie les nuages redoutables entre lui et l’objet de son adoration. Il sent qu’on ne fera jamais Dieu trop compliqué, puisque, aussi bien, il l’est infiniment ; il sent que le « mystère » ecclésiastique, si obscur qu’il soit, n’est qu’une image du mystère universel qui nous entoure et du mystère initial du principe des choses. D’où vient que le mystère ecclésiastique, non seulement ne lui répugne point, mais lui agrée, et répond précisément à sa nature d’esprit.

Il y a dans cet état d’âme de l’humilité, du respect, le sentiment de l’infirmité humaine, le sentiment de la grandeur de l’univers, le sentiment de l’infini, et c’est-à-dire tout ce qui est, le plus contraire et tout ce qui est le plus antipathique à ces Messieurs de l’Encyclopédie. Ils ont l’esprit clair, ils aiment trouver les choses très claires, et ils ne sont pas respectueux. Ils aiment tout démontrer, et ils démontrent infatigablement, et ils n’aiment ni reconnaître la faiblesse de l’esprit humain ni l’incliner devant quoi que ce soit au monde. Athées ou déistes, ils ne sont pas, pour autant, très éloignés les uns des autres. Athées, ils démontrent l’athéisme ; déistes, ils démontrent Dieu. Dieu démontré n’est pas leur ennemi et n’est pas pour leur déplaire. Ils n’ont pas à l’adorer ; ils le constatent et il leur semble qu’il dépend d’eux en quelque manière. Une « religion naturelle » ne les irrite point, et ils vous en feront une, si vous le leur demandez, en quelques heures. Et c’est qu’ils sentent bien qu’une religion naturelle, ne comportant et n’admettant rien de mystérieux ni de troublant, n’entraîne pas plus de respect, de vénération, de crainte et d’adoration qu’un théorème de géométrie. Quand elle est faite, on dit : « exact ». Une religion naturelle leur plaît assez en ce qu’elle n’est pas une religion. — Ce qui leur déplairait autant, je crois, qu’une religion mystérieuse, ce serait le positivisme du xixe siècle qui trace une limite, qui dit : « Ceci est démontrable ; ce qui est au-delà, par définition, ne l’est pas. Arrêtons-nous ici. On ne démontre pas plus avant. » Ils se diraient que, loin de fermer la porte, c’est la rouvrir ; que le croyant trouve son compte à cette délimitation et à ce départ ; qu’on lui laisse un champ vaste à se mouvoir et à s’élancer sur les ailes de la foi et de l’espérance ; qu’il peut dire que l’inconnaissable, c’est le mystère ; qu’en lui disant que l’infini est indémontrable, tant s’en faut qu’on lui apprenne rien, qu’au contraire on lui donne raison, et tant s’en faut qu’on l’arrête, qu’au contraire on le laisse aller et même on le pousse d’un nouvel élan. Le positiviste dit au croyant : « L’infini est inconnaissable. » Le croyant répond : « J’allais vous le dire. » Voilà ce qu’aurait pensé l’Encyclopédiste du positivisme, et je crois qu’il aurait eu raison.

Enfin, et peut-être surtout, la religion est éminemment traditionnelle et prétend nourrir les vivants de la pensée et de la foi des morts, et tout ce qui est tradition est tellement désagréable à l’Encyclopédiste qu’il suffirait de cette raison pour que toute religion lui fût suspecte, et, sur ce point, il n’y a pas lieu d’insister. Je ferai seulement remarquer ici ce que j’aurais pu noter en un autre endroit. L’Encyclopédie est si hostile à l’esprit de tradition qu’elle évite d’être historique. Sauf en matière philosophique, où elle ne déteste pas faire revivre les systèmes anciens pour les opposer aux idées chrétiennes ou dauber sur les philosophies spiritualistes de l’antiquité pour que l’idéalisme moderne en reçoive un contrecoup, elle fait très petite ou elle fait nulle la part de « l’historique » de chaque idée, de chaque invention ou de chaque découverte. Elle n’aime pas à « remonter ». C’est le savoir actuel ou la pensée actuelle, c’est le savoir ou la pensée de la seconde moitié du xviiie siècle qu’elle constate, qu’elle expose et qu’elle étale, comme si cela ne se rattachait à rien ou comme si ce qui l’a précédé ne l’avait pas amené et comptât pour rien. L’Encyclopédie n’aime pas à voir la suite des choses. Un grand destin commence ; c’est où elle tient son regard attaché ; un triste destin s’achève ; c’est d’où elle détourne volontiers les yeux. Comment donc avoir quelque considération pour ces dépôts de traditions qui sont les religions ; pour ces écoles du respect envers le passé qui sont les religions ; pour ces chaînes vivantes par quoi les générations se relient les unes aux autres et se sentent dépendantes les unes des autres qui sont les religions ?

M. Ducros remarque très justement dans l’Encyclopédie l’absence de toute exégèse. Rien de plus naturel. L’exégèse est aux livres sacrés ce que la critique des textes est aux « profanes ». Elle implique une dévotion éclairée, libre et active ; mais une dévotion. Si elle n’est pas la soumission, si elle n’est pas l’humilité, encore moins est-elle le dédain, et, étant l’attention scrupuleuse, elle est encore une forme du respect. Ce qui est conforme à l’esprit encyclopédique, c’est de combattre les religions par le raisonnement général, ou par le sarcasme plus ou moins couvert et oblique, ou par la considération des crimes commis sous prétexte de religion ; c’est de dire comme Diderot, à la fin d’un article très scientifique et très correct sur les Théosophes : « … Il y a encore quelques Théosophes parmi nous. Ce sont des gens à demi instruits, entêtés à rapporter aux saintes Écritures toute l’érudition ancienne et toute la philosophie nouvelle ; qui déshonorent la révélation par la stupide jalousie avec laquelle ils défendent ses droits ; qui rétrécissent autant qu’il est en eux l’empire de la raison dont ils nous interdiraient volontiers l’usage ; qui sont toujours prêts à attacher l’épithète d’hérésie à toute hypothèse nouvelle ; qui réduiraient volontiers toute connaissance à celle de la religion et toute lecture à celle de l’Ancien et du Nouveau Testament, où ils voient tout ce qui n’y est pas et rien de ce qui y est ; qui ont pris en aversion la philosophie et les philosophes ; et qui réussiraient à éteindre parmi nous l’esprit de découvertes et de recherches et à nous replonger dans la barbarie, si le gouvernement les appuyait, comme ils le demandent. » — Et il est bien entendu qu’il n’est question ici que des Théosophes.

V §

Les Encyclopédistes ont eu pourtant une manière de religion, lisse seraient reconnus dans cette « religion de la souffrance humaine » dont on fit si grande rumeur il y a une vingtaine d’années et dont il n’est plus beaucoup question aujourd’hui. C’est proprement leur invention. J’entends qu’ils en ont parlé comme si ce fût eux qui eussent inventé la charité. Toujours est-il qu’ils ont prodigué les mots de piété, de sensibilité, de bienfaisance et d’humanité. Sachons dire que, s’ils n’ont rien trouvé sur ce point qui n’eût ôté répété à satiété et généralement avec plus d’éloquence par tous les orateurs chrétiens ; s’il serait assez juste de leur appliquer le mot de Giboyer : « Ils ont dit des choses toutes nouvelles sur la charité. — Ils ont donc dit de ne pas la faire » ; si, du reste, tout en prêchant ardemment la bienfaisance, leur bienfaisance se serait bien passée de poursuivre, avec une rigueur et une fureur qu’ils eussent appelées ecclésiastiques chez d’autres, ceux qui étaient leurs adversaires ou seulement leurs contradicteurs ; reste encore qu’ils ont été convaincus, nullement hypocrites, profondément pénétrés au contraire et presque émus dans leur croisade pour l’humanité.

À quelqu’un qui était fort charitable, non sans un grain d’affectation, mais charitable enfin d’une façon réelle et active, je me tenais à quatre mains pour ne pas dire : « Comme vous seriez insensible, si vous n’étiez pas athée ! » Son athéisme était en effet la raison, au moins principale, de sa philanthropie. Il voulait prouver qu’un homme irréligieux peut être un honnête homme et même un homme vertueux. Toute sa vertu tenait à son prosélytisme antireligieux. L’une de ces choses lui faisait aimer l’autre, et, s’il était vertueux par athéisme, il se renforçait dans son athéisme par admiration de sa vertu, preuve si évidente que la vertu ne tient nullement à la religion. La philanthropie des Encyclopédistes est très analogue à ce cas particulier. Elle est surtout un argument de polémique. Elle a le caractère d’une preuve à l’appui. Ils cherchent à l’emporter en zèle philanthropique sur les prédicateurs les plus pitoyables et les plus chaleureux de toutes les églises, et ils mettent la surenchère pour établir la supériorité de la philosophie sur la religion. Le résultat, après tout, n’est pas mauvais, en cela surtout que, par un choc en retour, il rend réellement bons des hommes qui n’avaient pas grande raison de l’être. La philosophie sensualiste n’endurcit pas nécessairement le cœur ; mais elle n’est pas faite en soi pour l’attendrir. Elle ramène trop l’humanité à la seule recherche du bien-être ici-bas et l’habitue trop par là à un certain oubli du sacrifice. La « philosophie scientifique » elle-même met trop l’esprit humain en présence d’une nature insensible et même cruelle, indifférente au moins au juste et à l’injuste, et à laquelle on peut s’habituer à se conformer. Grâces soient donc rendues à des hommes qui ne se sont pas souciés sur ce point d’être très conséquents, ou grâces soient rendues pour un moment à ce besoin de démontrer l’innocence de la philosophie nouvelle, heureuse nécessité qui a fait des Encyclopédistes des apôtres inattendus de la charité.

Il faut bien dire que des sentiments comme celui-ci, qui, par leur origine et, pour ainsi parler, par leur fabrication, ont quelque chose d’artificiel, ne durent pas et ne peuvent point durer très longtemps. Il n’en est pas moins que ces sentiments d’humanité sont ce que l’Encyclopédie a laissé après elle de meilleur et peut-être de plus fécond. La Déclaration des Droits de l’homme en ses meilleures parties est pénétrée de l’esprit encyclopédique : « Le but de la société est le bonheur commun. — La loi est la même pour tous ; elle ne peut ordonner que ce qui est utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible. — Nul ne doit être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi. — Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ; toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être réprimée par la loi. — Nul ne doit être jugé qu’après avoir été légalement entendu. — La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires, proportionnées au délit et utiles à la société. — Les secours publics sont une dette sacrée. » — Et surtout l’idée même de la Déclaration est une idée encyclopédique. L’homme a des droits, parce qu’il est homme, sans qu’il soit besoin d’autre raison à les fonder. Je crois que c’est faux, mais qu’il faut faire comme si c’était vrai. C’est ce que Voltaire appelait un préjugé nécessaire.

VI §

Et ceci nous ramène à la politique. Un seul mot sur ce point. Quelles ont été les idées des Encyclopédistes en politique proprement dite ? Il est incroyable combien en cela, non seulement ils ont été peu « avancés », c’est-à-dire peu proches de nous, mais combien ils ont été rétrogrades. Les Encyclopédistes, — comme Voltaire, — sont des aristocrates, des autoritaires, des monarchistes et des despotistes, et j’ai pris plaisir à voir que M. Ducros est sur ce point absolument de mon avis, et du reste il suffit de lire.

Rien n’égale leur mépris pour le peuple, ou, si vous aimez mieux, leur conviction que le peuple est incapable, et comme dira plus tard cet effronté de Joseph de Maistre, « toujours fou, toujours enfant, et toujours absent ». Ce n’est pas Voltaire seulement qui dit « qu’il faut abandonner l’infâme aux laquais et aux servantes », et que tout « est perdu quand la canaille se mêle de raisonner » ; c’est Diderot, c’est « le fils du coutelier de Langres », comme dit méchamment M. Ducros, qui écrit : « Les progrès des lumières sont limités. Elles ne gagnent guère les faubourgs : le peuple y est toujours trop bête. La quantité de la canaille est à peu près toujours la même… La multitude est toujours ignorante et hébétée. » Ils n’ont jamais eu l’idée, non seulement d’une égalité de conditions, — et ce n’est pas de cette idée que je les féliciterais, ni de ne pas l’avoir eue que je les blâme, — mais d’une diminution même de l’inégalité des conditions. Être égaux devant la loi, « également liés et également protégés par les lois », c’est tout ce qu’il faut et rien de plus. Quant à la participation de tous à la création de la loi, c’est une idée de Rousseau, où les Encyclopédistes ne sont point entrés et dont ils n’ont même pas approché. Ils sont aristocrates par leurs goûts, par leurs habitudes, par leurs fréquentations et commerces, par leur caractère ; un peu vaguement ils le sont par leurs idées, non pas en ce qu’ils rêvent de restaurer l’aristocratie française qui décline, mais en ce qu’ils songent obscurément et sourdement à la remplacer. Ils prévoient un avenir où, comme dit Voltaire, « les premières places seront occupées par les philosophes ». Leur chinoiserie ou leur chinoisisme, si étalé et dont on n’a pas eu tort de se moquer, tient en partie à cela : « Ils sont ravis, dit Tocqueville, à la vue de ce pays dont le souverain est absolu, mais exempt de préjugés, où toutes les places sont obtenues dans des concours littéraires ; qui n’a pour religion qu’une philosophie et pour aristocratie que des lettrés. »

Pour autoritaires et despotistes ils le sont absolument. Ils n’ont l’idée ni de la liberté de la presse, ni de la liberté parlementaire, ni d’aucun frein, ni d’aucune limite à imposer à l’autorité royale. Ils sont si peu partisans de la liberté de la presse qu’ils ne cessent de réclamer les rigueurs de l’autorité contre leurs adversaires, et qu’ils sont ravis quand on les choisit eux-mêmes comme censeurs, et qu’ils s’acquittent en toute sévérité de ces missions. Ils sont implacablement hostiles aux Parlements, qui ont toutes sortes de défauts, mais qui représentent seuls, depuis un siècle et plus, l’esprit de résistance à l’omnipotence royale. Il n’y a pas un mot de « liberté politique » dans l’article Liberté de l’Encyclopédie, lequel est de Diderot, ou, pour être littéral, il y en a un, transcription de Montesquieu, mais sans aucun commentaire, et jeté là, après des considérations sur le sens attaché au mot liberté dans les différents peuples, avec la plus parfaite négligence : « Il n’y a point de liberté dans les biais où la puissance législative et la puissance exécutrice sont dans la même main, ni à plus forte raison dans ceux où la puissance de juger est réunie à la législatrice et à l’exécutrice. » — Et l’article, qui semblait commencer, est fini.

Du reste, les professions de foi despotistes abondent dans les écrits des Encyclopédistes. Diderot : « Ce serait un vice dans un gouvernement qu’un pouvoir trop limité dans le souverain. » D’Alembert : « La liberté est un bien qui n’est pas fait pour le peuple ; car le peuple est un enfant qui tombe et se brise dès qu’on le laisse marcher seul et qui ne se relève que pour battre sa gouvernante. » Diderot : « Personne ne respecte plus que moi l’autorité des lois publiées contre les auteurs dangereux. » Et l’auteur dangereux qui est visé ici est Pascal. Diderot : « Le législateur donnera le gouvernement d’un seul aux États d’une certaine étendue. » Diderot : « Une doctrine si énorme ne doit pas être discutée dans l’école, mais punie par les magistrats. » Et il s’agit de la doctrine de Spinoza. Diderot : « Il faut défendre tout écrit dangereux en langue vulgaire. » — Tout compte fait, malgré quelques phrases déclamatoires contre les « tyrans », les Encyclopédistes ont eu pour idéal le bon despote, le monarque absolu, ami des lumières et des philosophes, un Frédéric II ou une Catherine de Russie. Leur vrai maître est Hobbes. Ils ignorent l’Angleterre et sa constitution, ou ils considèrent celle-ci comme anarchique. À Grandval, Diderot fait cent questions au père Hoop sur le Parlement d’Angleterre, et tout ce que lui dit l’Anglais lui paraît extraordinaire. D’Holbach, « le théoricien politique du parti », comme dit très justement M. Ducros, tient la liberté anglaise pour pure licence : « Car ce n’est pas être libre que troubler impunément le repos des citoyens, insulter le souverain, calomnier les ministres et publier des libelles. »

On voit qu’en politique les Encyclopédistes rebroussent en deçà même de Montesquieu. Ils ne comprennent pas que la liberté politique est la garantie de toutes les autres et que, sans elle, il n’y en a et il ne peut y en avoir aucune dans une nation. Ou plutôt ils ne tiennent à aucune liberté. Ils demandent des réformes et ils les attendent de la royauté absolue. C’est une conception, mais ultra-monarchique. Ils demandent un Louis XIV entouré de quelques Colbert recrutés dans l’Encyclopédie. Ce n’est pas une absurdité ; et certainement les grandes réformes, en France du moins, ont toujours été faites par un despotisme intelligent ; mais le malheur, c’est que c’est s’en remettre au hasard que de compter sur « le bon tyran » qui ne vient qu’accidentellement et sans qu’on puisse ni le produire ni même le prévoir.

Diderot l’avoue lui-même dans ce mot qui lui échappe : « Le seul baume à notre servitude, c’est, de temps en temps, un prince vertueux et éclairé. Alors les malheureux oublient pour un moment leurs calamités. » Voilà précisément l’imperfection assez grave du système politique des Encyclopédistes. Ils attendent la grâce d’une providence intermittente, et déposent leurs vœux sur le chemin où elle doit passer. Mais les sottises du despotisme sont telles et compensent si bien ses bienfaits qu’on peut au moins se demander si les réformes plus lentement obtenues par le système de la nation se gouvernant elle-même ne sont point préférables aux progrès rapides mais suivis d’abominables désastres ou de terribles langueurs, qui sont le fait d’un gouvernement tantôt bon, tantôt exécrable, selon le hasard de la naissance et des circonstances accidentelles. La France, du moins, a fait son choix, qui n’a pas été dans le sens des Encyclopédistes, et, si nous avons vu que certaines idées encyclopédiques se sont retrouvées dans les œuvres de la Révolution française, il faut reconnaître aussi que l’idée maîtresse de la Révolution a été directement contraire à l’esprit de l’Encyclopédie. L’influence de Montesquieu et de Rousseau a été sensible sur la Révolution. L’influence de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert et de l’Encyclopédie n’y a été que partielle et de peu de conséquences.

***

J’aurais bien des choses à dire encore, et dont quelques-unes seraient à l’éloge de M. Ducros, sur les idées générales dont il appuie son ouvrage et dont il encadre son sujet. Mais je me hâte et me borne ici au strict essentiel. Pour M. Ducros, l’Encyclopédie est le terme éclatant d’une évolution d’idées qui remonte à la Renaissance. Du « naturalisme » de la Renaissance dériva le rationalisme de la Réforme et de Descartes, du rationalisme de la Réforme et de Descartes, l’humanité, la philanthropie, si marquées dans les œuvres de l’abbé de Saint-Pierre, de Montesquieu, de Voltaire, de Vauvenargues. Et naturalisme, rationalisme et humanité se retrouvent, en une forte synthèse, dans l’esprit encyclopédique, pour former une philosophie achevée et une morale admirable.

Les raisons que donne M. Ducros à l’appui de ce système ingénieux sont ingénieuses elles-mêmes, subtiles, adroites et, prises en soi, souvent vraies et toujours très agréables. Le système reste pour moi plus spécieux que juste. Je ne vois pas bien, malgré les efforts de l’auteur à me la faire voir, la filiation du naturalisme au rationalisme. La Réforme en particulier me paraît moins une dérivation du naturalisme qu’une formidable insurrection contre les tendances naturalistes de la Renaissance et contre la Renaissance elle-même et une ardente explosion d’idéalisme indigné. Le cartésianisme, moins indigné et moins ardent peut-être, me semble avoir exactement le même caractère, et, peut-être, en adoptant Descartes, les croyants spiritualistes du xviie siècle ne s’y sont pas trompés. Enfin, comment la sensibilité, la philanthropie, l’humanité du xviiie siècle dérivent-elles ou du rationalisme, ou du naturalisme, ou de tous deux ; c’est encore ce que je ne démêle pas très précisément. Il m’a toujours semblé que raison et nature s’opposaient assez exactement, la nature, ses leçons et son exemple ne nous enseignant qu’à obéir à nos passions et à déployer nos forces, la raison ne nous enseignant qu’à réprimer nos passions, à régler nos forces et à désobéir à la nature. — Et il ne me semble pas, enfin, que « l’humanité » se rattache très étroitement soit au naturalisme, soit au rationalisme. Le naturalisme, s’il nous enseigne quelque chose, nous dresse ou plutôt nous incline à une insensibilité analogue à celle de la nature elle-même et à l’acceptation du droit de la force, et peut-être M. Ducros aurait-il dû faire attention au sens profond de ce mot de Grimm qu’il cite : « La loi éternelle s’exécute toujours [même dans la société, car c’est de la société politique qu’il parle] et veut que le faible soit la proie du fort. » C’est le mot d’un pur « naturaliste » que le « naturalisme » n’a pas rempli de pitié. — Et quant au rationalisme, il enseigne, si l’on veut, la philanthropie ; mais il l’enseigne très froidement. Il faut autre chose que la considération de l’ordre universel et des raisonnements sur l’idée du bien pour inspirer à l’homme l’idée du sacrifice.

Non : on peut trouver dans l’Encyclopédie du naturalisme, du rationalisme et de l’humanité, et, par exemple, Diderot est naturaliste en ses écrits secrets jusqu’à l’abolition de toute morale ; il est rationaliste dans ses écrits officiels ; et il est homme sensible et de très bon cœur un peu partout et même dans ses actes. Mais ce n’est pas à dire qu’entre ces idées et sentiments, il y ait une généalogie et un parentage.

Le naturalisme a été l’esprit dominant à l’époque de la Renaissance, c’est à peu près vrai. L’idéalisme de la Réforme est venu après, comme suite si l’on veut, mais comme suite à titre de réaction et comme effet à titre de révolte furieuse. Le rationalisme est venu plus tard, comme un idéalisme mitigé, apaisé et tranquille, très contempteur encore du naturalisme et allié très naturel de l’idéalisme religieux. Et ensuite quelque chose a paru qui n’est pas très définissable. C’est la philosophie du xviiie siècle, qui est beaucoup plus une négation qu’une synthèse de tout ce qui la précède.

Elle n’est pas naturaliste ; car elle tient essentiellement à ce que l’homme soit gouverné par des idées ; elle n’est pas beaucoup plus rationaliste, quoiqu’elle le soit davantage ; car elle l’ait appel continuellement au sentiment. En vérité, elle est très originale dans sa médiocrité. Elle n’est pas de force à embrasser en leur entier et à suivre jusqu’à leur terme les systèmes qui se sont produits avant elle. Elle s’arrête à un certain bon sens moyen, qu’elle soutient comme elle peut d’un appel et d’une confiance aux passions généreuses. De là une certaine valeur pratique que nous avons constatée et, dans le domaine des choses pratiques, une foule d’observations intéressantes et utiles et fécondes. C’est là sa très belle part, et pourquoi il n’en faut jamais parler qu’avec gratitude. De là aussi son impuissance à instituer une philosophie d’ensemble, uni politique ou une morale.

Tout au plus a-t-elle établi tant bien que mal une morale qui est strictement une morale sociale. C’est cette morale d’Helvétius, que M. Ducros analyse très bien et admire trop, et qui n’est qu’une « discipline sociale ». Elle consiste à aimer son pays jusqu’à se sacrifier pour lui, parce que… parce qu’une bonne éducation vous a donné cette habitude. C’est une morale un peu fragile. Rien ne montre mieux la nécessité de l’idéalisme, sous forme religieuse ou sous autre forme, que l’inanité pitoyable d’une morale qui prétend se passer de lui. L’homme qui se croit obligé par une religion, l’homme qui se croit obligé par sa « conscience », l’homme qui se croit obligé par « l’honneur » est un idéaliste. Il rattache sa règle de conduite à quelque chose qui n’est point visible, qui n’est point palpable, qui n’est pas même un sentiment ni une passion, qui n’est pas même un raisonnement. À quoi donc ? À un je ne sais quoi de mystérieux. La morale est toujours fondée sur un mystère. Elle est toujours religieuse, même quand elle croit se séparer de toute religion ; car, dans ce cas, elle est une religion elle-même, quelque chose qui ne se prouve pas et qui se fonde sur soi-même. Il ne faut pas dire : « Ceux qui ne sont guidés que par la morale n’ont pas de religion » : mais : « Tous ceux qui ont une vraie morale ont encore une religion. » La morale vraie, la seule puissante, est un reste dans l’homme de l’instinct religieux et le remplace. Ceux qui ont perdu toute trace même d’instinct religieux, n’ont point de morale du tout, ou en fabriquent une qui n’a aucune vertu.

On peut donc parler de la faillite philosophique, politique et morale de l’Encyclopédie. Elle a beaucoup moins pensé qu’elle ne l’a cru. Mais elle a réuni les connaissances humaines dans un tableau assez vaste, assez clair et très bien ajusté à la commune mesure des intelligences. Elle a été pénétrée d’un esprit d’humanité et de bienveillance pour les meurtris et pour les faibles, qui fait oublier bien des intolérances et des étroitesses. Elle a éveillé, non sans vigueur, l’attention des mauvais esprits, mais aussi des esprits justes, sur des abus criants et des iniquités détestables, écoutée, elle eût peut-être épargné au pays des secousses effroyables dont nous souffrons encore et dont il est à craindre qui nous ne cessions jamais de souffrir. Elle a fait une œuvre bonne et mauvaise, comme sont, à tout prendre, les meilleures des œuvres humaines. C’est assez pour en faire grand cas, outre que le prodigieux labeur des ouvriers qui y coopérèrent, rien que de soi, honore la France. C’est assez pour qu’elle méritât un historien appliqué, informé, diligent, intelligent et dévoué, et, quelques divergences qu’il puisse y avoir entre M. Ducros et nous, nous ne pouvons, tout compte fait, que le féliciter d’avoir été cet historien-là.

Auguste Comte et Stuart Mill §

M. Lévy-Bruhl a publié avec une grande diligence les lettres qui ont été échangées depuis 1841 jusqu’à 1846 entre Auguste Comte et Stuart Mill.

Vous savez sans doute que, de cette correspondance, le public ne possédait que la moitié juste, c’est-à-dire les seules lettres de Comte à Stuart Mill et non les lettres de Stuart Mill à Comte.

C’était non seulement incomplet, mais quelque peu inintelligible. C’était un peu comme un livre où tous les rectos fussent restés lisibles et où tous les versos eussent été effacés par un procédé chimique. Maintenant nous avons sous les yeux tout l’incident, et nous pouvons lire tous les rectos et tous les versos, et quand Auguste Comte répond, nous savons à quoi, et quand il réfute nous savons ce qu’il combat. C’est tout de même un peu plus clair.

À la vérité il y a bien eu un peu de déception. Cette correspondance, décidément, n’a pas une très grande importance philosophique. Il n’y est, à vrai dire, question que de trois choses : de la philosophie positive en général, — de la séparation nécessaire entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, — de l’égalité des sexes au point de vue intellectuel.

Or, sur la première question les deux philosophes ont le malheur, pour nous, d’être d’accord, et par conséquent sur cette question, déjà très générale, n’échangent que des généralités. Ils se disent : « Vous avez raison. — Vous avez raison de me donner raison. — Vous avez raison de croire que je vous donne pleinement raison et que j’ai de bonnes raisons pour le faire. » Quoique, de temps en temps, ils ne laissent pas de sortir un peu de ces formules, on voudrait cependant qu’ils fussent moins d’accord.

Sur la seconde question… ils sont d’accord également. Ici, cependant, c’est un peu plus intéressant, parce que, s’ils sont d’accord l’un avec l’autre, nous ne le sommes pas avec eux. Comte et Stuart Mill sont persuadés que, comme il y a eu séparation du Temporel et du Spirituel au moyen âge, ce qui par parenthèse n’a pas été si net que cela, de même il doit y avoir, de nos jours, séparation entre le pouvoir politique d’une part et d’autre part les penseurs, les philosophes, les sociologues, les savants, que, précisément, il faudrait organiser en un pouvoir précis et distinct ; et le progrès serait le résultat même de l’antagonisme qui naîtrait et qui se prolongerait indéfiniment entre ces deux pouvoirs.

Entre nous, je n’ai jamais bien compris cette idée très familière à Auguste Comte et qui est une de celles auxquelles il tenait le plus. Je serais très disposé à croire qu’une nation n’a qu’à perdre à la scission de sa classe dirigeante (il y en a toujours une) en deux groupes, dont l’un ferait ferme propos de ne point penser et qui s’occuperait de politique, dont l’autre penserait de tout son courage et ne s’occuperait aucunement de la direction à donner à la vie du pays. Il faudrait voir. « Avec votre permission, comme dit Cydias, je crois que c’est précisément le contraire de ce que vous dites. » Mais enfin, si cette partie de la correspondance de Mill et Comte nous intéresse un peu plus que la précédente, parce qu’elle nous agace ; comme, cependant, les correspondants n’y discutent pas, ils n’entrent point dans le détail de leurs idées à ce sujet et nous laissent encore dans un certain vague, dont est insuffisamment secouée notre curiosité légitime.

Enfin sur la question de l’égalité ou de l’inégalité des sexes, ils discutent, et ils discutent bien. Vous connaissez assez cet affreux réactionnaire de Comte pour savoir que, surtout en 1843 (car, quelques années plus tard, ce n’aurait pas été peut-être la même chose, pour raisons particulières), il affirme énergiquement l’infériorité intellectuelle de la femme et son incapacité absolue de remplir les hautes fonctions sociales où le sexe fort est, comme vous savez, si brillant.

Mill réfute, et il réfute très bien. Il sait très bien dire que toutes les fonctions sociales ont été jusqu’à présent refusées aux femmes, excepté la plus haute, à savoir celle de reine, et que c’est précisément de celle-là que bon nombre de femmes se sont admirablement acquittées. Comte ne sait pas répondre sur ce point par le joli mot de la duchesse de Bourgogne : « Cela vient, Sire, de ce que quand c’est les hommes qui règnent, ce sont les femmes qui gouvernent, et que quand c’est une femme qui règne, celui qui gouverne est toujours un homme. » Il répond autre chose, plus digne, peut-être, d’un philosophe. Il répond d’une façon intéressante et très solide. Vous verrez tout cela ; et cette partie de la correspondance vous intéressera très fort.

Je crois que ni l’un ni l’autre des deux philosophes n’ont pourtant touché au point vif de la discussion, qui est la question de la division du travail. Que les femmes soient aussi intelligentes que les hommes, sauf trois ou quatre exceptions par siècle, qui sont la part de supériorité réelle réservée par la Providence au sexe oppresseur, c’est absolument mon avis ; qu’elles pussent faire exactement tout ce que les plus intelligents d’entre nous, sauf les hommes de génie, font tous les jours, c’est absolument mon avis. Seulement, quand elles font nos métiers, elles ne font pas le leur, et c’est pour moi toute la question. Comte qui sait si bien que la division du travail c’est l’ordre et que l’incohérence du travail et la confusion des travaux c’est l’anarchie, n’a pas levé cette idée. Ni Mill non plus. Ils me paraissent tous les deux chevaucher très brillamment autour de la question. « Chacun sur son dada », dirait maître Guérin. Si vous voulez.

Tout compte fait, au point de vue philosophique, il eût été regrettable que cette correspondance n’eût pas été publiée ; mais la perte n’eût pas été immense. Tout au contraire au point de vue biographique, au point de vue des études psychologiques et morales et de la connaissance des hommes et des grands hommes, cette correspondance, enfin complète, est d’un très vif intérêt. Le contraste est très curieux et presque dramatique entre les deux correspondants, et l’incident que constituent leurs relations est une espèce de petit roman de mœurs.

D’abord le contraste, sans aller plus loin, quoique entre deux hommes qui sont presque toujours du même avis, est frappant. Je ne parle pas seulement du style : l’un écrit dans un français qui est presque toujours excellent, et je n’ai pas besoin de vous dire que c’est Mill ; l’autre dans un langage qui n’a de nom dans aucune langue, et je n’ai pas besoin de vous dire que c’est Comte. Hélas ! J’ai longtemps cru que Comte n’écrivait mal que quand il s’appliquait, dans ses écrits destinés à l’impression. Il y a des gens comme cela. Balzac n’écrit mal que quand il vont écrire. Mais non, chez Comte, c’était bien inné. Ses lettres sont plus enchevêtrées que ses chapitres. C’est parfois effroyable.

À la vérité, il ne faut pas se fâcher ; parce que c’est toujours presque clair. C’est fatigant, on s’y égare ; il faut relire ; mais enfin on comprend. C’est embrouillé, mais on peut débrouiller. Il y en a qui sont inextricables. Il y en a, ce sont les vrais malfaiteurs, qui ont l’air d’être clairs et qui, en définitive, ne se font pas comprendre. Comte, à tout prendre, n’est pas des plus haïssables ; mais il faut confesser qu’il est pénible.

Passons ; ce qui est curieux, c’est le contraste entre les deux caractères des hommes qui causent ici devant nous.

Stuart Mill, quoique pénétré d’admiration et de sympathie pour Comte et plein de confiance en lui, borne strictement sa correspondance à des considérations philosophiques. Jamais il ne s’abandonne ; jamais il ne s’épanche… ah ! bien, oui ! jamais il n’a de personnalité dans les lettres qu’il écrit. Ce n’est qu’après plusieurs années de correspondance qu’une seule fois, en une seule page, et l’on en est tout étonné, il parle du chagrin que lui a fait la mort d’un ami. On sent l’homme qui estime que la pensée de M. Stuart Mill peut intéresser M. Auguste Comte, mais que M. Mill lui-même ne peut avoir aucune espèce d’intérêt pour M. Comte et ne regarde en aucune façon M. Comte.

Et que ce soit modestie, il est possible ; et que ce soit fierté, il se pourrait encore ; et l’on ne saura jamais quels intimes rapports il y a entre la fierté et la modestie ; et, si la vanité est un amour-propre devenu malade, peut-être la modestie est une fierté qui se porte bien ; et je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est qu’il est impossible d’être plus distant que M. Mill en sa correspondance, avec une politesse minutieuse, qui elle-même est encore une distance.

Comte, au contraire, extrêmement poli aussi, cérémonieux même, tant parce que ce que l’on sait de lui nous fait connaître qu’il était toujours ainsi, que parce que l’exemple donné par Mill l’y aurait obligé même s’il n’y eût pas eu penchant naturel et habitude, ne peut pas s’empêcher de s’abandonner et de se livrer presque dès les premières lettres. Dix mois après le commencement de cette correspondance, et après cinq lettres échangées, et à un homme qu’il n’a jamais vu et qui ne l’a jamais entretenu que de philosophie positive. Comte raconte, avec gravité, certes, et il n’y avait pas lieu d’être gai, mais avec une pleine abondance et surabondance, ses démêlés avec sa femme et sa séparation d’avec elle : « L’amitié personnelle, de plus en plus caractérisée, qui commence évidemment à s’établir entre nous avant l’instant désiré d’une entrevue directe, me détermine à ne point différer davantage l’importante confidence privée d’un changement essentiel, plutôt favorable que funeste, survenu depuis ma dernière lettre, dans ma situation domestique, par suite du départ volontaire et probablement irrévocable, de Mme Comte. » — Suivent quatre pages de confidences personnelles.

Et à partir de cette époque la glace est rompue, du moins de la part d’Auguste Comte. Toutes les affaires personnelles de M. Auguste Comte, ses démêlés avec M. Guizot, avec M. Arago, avec M. Stourm, ses nominations à l’École polytechnique, son élimination définitive de l’École polytechnique, les intrigues auxquelles nominations ou exclusion ont donné lieu, et leurs complications et leurs secrets ressorts, et tout leur mécanisme, sont sujets continuels de confidences et rapports détaillés à M. Stuart Mill.

Et que dit M. Stuart Mill à, tout cela ? Il est admirable. Il commence toujours par ne parler que philosophie, pour ramener Auguste Comte à la question telle que M. Mill l’entend et à l’objet vrai tel que M. Mill le considère ; puis, sur toutes les affaires personnelles de M. Comte, il ajoute quelques lignes très polies, très sympathiques même, aimables en somme, mais qui sont tellement la répétition exacte de ce qu’a dit M. Comte lui-même, sans observation ni discussion, qui sont un « vous avez raison » si complet, que M. Comte devrait y voir un léger signe d’indifférence et enfin sur les affaires personnelles de M. Mill, M. Stuart Mill n’ajoute pas un mot. Là-dessus il y a parti pris ou instinct naturel si fort que les exemples contraires ne semblent que l’encourager à ne pas les suivre.

Je m’étonne que l’idée de Jean-Jacques Rousseau ne soit pas venue une seule fois à Auguste Comte. Jean-Jacques Rousseau disait un jour à un de ses amis provisoires, comme ont été tous les amis de Rousseau : « Vous ne m’aimez donc pas ? Vous ne me dites jamais de bien de vous ! » C’est diablement profond. C’est d’un psychologue de premier ordre. À le prendre ainsi M. Mill n’avait absolument aucune affection pour M. Comte et M. Comte aimait furieusement M. Mill. Mais Comte n’a jamais remarqué à quel point l’absence totale de considération sur soi, même dans les lettres de M. Mill, était révélatrice du peu de tendresse de M. Mill à l’endroit de M. Comte. On ne s’avise de cela que quand on est très défiant, et M. Comte, avec un commencement de délire de la persécution, était cependant la confiance même à l’égard de tous les hommes qui n’étaient pas géomètres.

Sans compter ce contraste perpétuel, ce volume a un intérêt dramatique et est une manière de petit roman par la façon dont les relations entre Comte et Mill ont commencé, ont continué et se sont rompues. Mill à l’égard de Comte est d’abord un disciple qui écrit à un maître sur le ton, non seulement modeste, qu’il garda toujours, mais un peu timide, de la vénération et de l’admiration. Il y a des expressions qui font plaisir sous la plume de M. Mill. Il parle de ces « secousses » que font éprouver des vérités nouvelles subitement révélées. Il revient souvent sur cette idée et sur cette expression qui est si vraie autant qu’elle est vive. Il confesse ou plutôt il proclame que sa ligne philosophique a été infléchie par la rencontre qu’il a faite d’Auguste Comte et que celui-ci s’en apercevra suffisamment quand la Logique de Stuart Mill paraîtra.

Puis, après quelque temps, tout en continuant de se déclarer l’élève de Comte, tout en découvrant « le jeune M. Pain » (1844) et en le rangeant tout de suite sous les drapeaux de M. Comte, il ne se prive nullement de discuter avec son maître ; et avec une précision et un serré que son maître atteint fort souvent, mais ne garde pas toujours.

Puis enfin viennent les préliminaires de la rupture et la rupture même. On sait de cette rupture quelle fut l’unique cause. Je dis l’unique, parce que celle que tout le monde connaît est bien véritablement l’unique, à mon avis. M. Lévy-Bruhl incline à en voir deux. Il en voit une première dans la discussion entre Comte et Stuart Mill au sujet de l’égalité ou inégalité des sexes. Il en voit une seconde, comme tout le monde, dans la question des subsides. Je ne crois pas que la première affaire ait eu la moindre influence sur le refroidissement entre Comte et Mill.

Je les vois discuter longtemps avec fermeté, avec vigueur, avec une courtoisie parfaite de part et d’autre, en vrais philosophes. Puis je les vois, en vrais philosophes aussi, quand ils ont donné toutes leurs raisons et quand ils voient qu’ils vont se répéter, juste à ce moment-là, s’arrêter net. Saint-Évremond disait : « Dans toute affaire il y a trois ou quatre bonnes raisons à donner de part et d’autre. Quand on les a trouvées et données, il faut n’ajouter rien du tout, parce qu’à partir de ce moment-là, on ne dit plus que des sottises. » Avec une exactitude merveilleuse, qui fait honneur à tous deux, Stuart Mill et Comte se sont arrêtés après les trois ou quatre bonnes raisons. Ils n’avaient aucun besoin de continuer. Ils n’étaient pas journalistes.

Et on ne voit nullement dans les lettres suivantes qu’il soit resté la moindre aigreur intime chez aucun d’eux. Ils se parlent exactement sur le même ton que dans les lettres précédentes. Il n’y a aucune différence. J’y ai mis la plus grande attention. Il n’y a aucune différence. Non la cause, vraiment bien unique cause, de la rupture, fut l’affaire des subsides.

On sait que Comte, privé, et de la façon la plus stupide comme la plus odieuse, des ressources qui lui venaient de ses fonctions à l’École polytechnique, demanda des secours à ses amis anglais et les obtint ; qu’il crut que ces secours avaient dans la pensée de ses bienfaiteurs le caractère d’un subside annuel, d’une pension viagère qui lui serait indéfiniment servie, et qu’il se fâcha quand Stuart Mill lui fit entendre, avec des ménagements infinis, mais une clarté sans nuage, que cela n’était que chose une fois donnée.

L’irritation de Comte fut vive ; son étonnement, plutôt, fut extrême. Dans ses idées, le penseur doit être mis, par ceux qui pensent comme lui, à l’abri du besoin. C’est une idée un peu bien cléricale. Auguste Comte a toujours été clérical jusqu’au fond de l’âme. Est-ce une idée juste ? Elle peut être soutenue. Elle n’est pas irrationnelle. Entre nous je ne l’aime guère. Elle eût étonné Spinoza. Il polissait des verres de lunettes pour gagner sa vie et pensait pour son plaisir. Il aurait été étonné qu’on le subventionnât pour avoir des idées. Quand Auguste Comte aurait passé la moitié de son temps à donner des leçons de mathématiques, vous croyez qu’il eût moins pensé ? Vous croyez même qu’il eût écrit moins de livres ? Il les eût écrits plus courts avec autant d’idées dedans ; c’est ma conviction. Et peut-être l’équilibre de son cerveau en eût-il été mieux maintenu. Le métier a du bon. C’est un lest.

On me dira : « Eh bien ! et les prêtres ? Les prêtres sont payés soit par l’État, soit par les fidèles, ça dépend des pays, pour approfondir une doctrine et pour l’enseigner. » — Pardon ! les prêtres sont indemnisés pour penser et réfléchir ; mais ils le sont surtout pour enseigner (et pour enseigner des choses élémentaires), pour secourir, pour consoler, pour assister dans les maladies physiques et morales, etc. Il y a une part énorme de métier dans le sacerdoce, et c’est pour le métier que les prêtres sont payés. Rien de plus juste. Mais le canonicat, la sinécure, sous prétexte d’assurer à un homme le loisir dépenser et réfléchir, sauf quand cela est donné à un vieillard, et alors ce n’est qu’une retraite, non, ce n’est pas très bon. La théorie d’Auguste Comte est un peu contestable.

Toujours est-il que c’était la sienne et qu’il était indigné que ce ne fût pas celle de ses amis anglais, sur qui il avait compté. Il faut dire aussi que les amis anglais l’écartèrent un peu vite, et, vraiment, auraient pu faire pour lui un peu plus qu’ils n’ont fait. Ils y ont mis peu d’enthousiasme.

Tant y a que ce fut là la cause du ralentissement, puis de l’interruption du commerce entre Comte et Stuart Mill. Il est à regretter que cette correspondance n’ait pas continué, puisqu’elle eût été poursuivie juste pendant cette période où Comte et Mill s’occupèrent tous deux de haute politique. Les discussions eussent été curieuses à suivre.

Telle qu’elle est, cette correspondance offre un intérêt, même philosophique, surtout psychologique et moral, qu’on ne peut nier. Il faut remercier M. Lévy-Bruhl de nous l’avoir procurée. L’édition est très soignée. Il y a bien encore quelques erreurs. À tel endroit on lit statistique là où il faut évidemment lire statique ; à tel autre… Mais cela ne doit que porter à épuiser vite l’édition actuelle pour qu’il y en ait une seconde où ces quelques taches seront effacées. Et cette seconde édition aura lieu certainement. Et cette première est déjà faite avec un soin minutieux et précédée d’une introduction lumineuse de M. Lévy-Bruhl qui est une contribution considérable à l’étude de Comte, — qu’on n’étudiera jamais assez.

« 1815 » §

M. Henry Houssaye vient de terminer cette Histoire de la chute du premier Empire qu’il a commencée il y a une dizaine d’années et qui est une des grandes œuvres de l’époque. Il n’y a pas lieu de se plaindre de la façon dont elle a été accueillie, le premier volume, 1814, en étant présentement à sa vingt-cinquième édition, et 1815 (première partie) en étant à sa vingt-quatrième.

C’est que jamais, peut-être, de l’avis des experts que j’ai consultés, la double qualité qui est nécessaire à l’historien militaire ne s’est aussi pleinement manifestée que dans ces volumes, je veux dire l’exactitude absolue et la lumineuse clarté. Ces deux vertus qui ne se contrarient pas ailleurs, ne laissent pas au moins de se gêner dans les livres consacrés aux choses de guerre. Rien n’est indispensable en pareille matière comme de donner tous les détails, et rien n’est difficile comme d’empêcher la multiplicité des détails exacts d’offusquer et voiler l’ensemble et les arbres de cacher la forêt.

Pour réussir à l’un sans échouer à l’autre, pour être exact sans cesser d’être clair et pour rester clair sans laisser d’être exact, il faut une grâce particulière. Elle a été pleinement départie à M. Houssaye. Son maître en cela fut Thiers, qui reste, pour longtemps, le modèle même de l’histoire administrative et de l’histoire militaire. Mais je ne sais si M. Houssaye ne l’a point dépassé en ceci, et si la clarté n’est pas plus complète, la limpidité plus continue dans les récits de M. Houssaye ; sans compter que Thiers ne laisse pas d’avoir une certaine lourdeur, ou plutôt une certaine insistance, un certain piétinement de trotte-menu, sensible à la longue, qui donne au lecteur une certaine fatigue et dont M. Houssaye, en son allure facile sans abandon, est complètement exempt.

Signe bien frappant et qui ne vous échappera pas sans doute. Il y a un chapitre, qui est en soi absolument nécessaire, et qui, par la manière dont tout le reste du volume est présenté, devient inutile ou semble l’être. C’est le dernier. Après cinq cents pages d’opérations militaires, un résumé présentant vivement l’esprit des opérations, les desseins justes et les fautes commises, est évidemment de toute nécessité. Et il n’en est pas moins qu’à le lire nous nous disons : « Tout cela était déjà très clairement dans mon esprit, et ce que je lis ne fait que le préciser. » Tant le jugement même de tout ce qui nous était raconté sortait des faits et sautait comme spontanément à notre pensée, rien qu’à lire l’exposition des faits eux-mêmes. Il est assez rare qu’un livre d’histoire, et particulièrement d’histoire militaire, soit si lumineux par lui-même qu’il rende superflu l’éclaircissement définitif et que celui-ci ne nous paraisse qu’un surcroît. Il n’y a pas de plus grand éloge à faire d’un livre de ce genre que d’en dire que, tout en étant magistralement résumé, il n’avait pas besoin de l’être.

Ce livre, fruit d’immenses lectures, de réflexions, comparaisons et rapprochements infinis, d’études sur les lieux, d’études sur plans, de conversations avec ceux qui ont encore sur ces temps des traditions orales presque immédiates, apporte beaucoup de nouveau, et de nouveau certain et définitif, dans le détail. Il apporte surtout une conclusion nouvelle aussi et qu’il faudra, je crois, adopter ne varietur. C’est que le génie de Napoléon était absolument intact en 1815 et que l’homme de 1815 était absolument le merveilleux homme de guerre de la campagne de France. Il me paraît impossible d’en douter désormais. Jamais campagne n’a été mieux concertée que celle de 1815, jamais dispositions mieux prises, et, notez ce point, la bataille de Ligny, qui a été improvisée, révèle le même génie d’illumination soudaine et sûre que les plus belles et les plus unanimement admirées des opérations militaires de Napoléon.

Je ne sais, et les historiens militaires me pourront démentir, et je ne songerai pas à m’inscrire en faux, mais il me semble que s’il y a eu éclipse partielle du génie de Napoléon, ce n’a été ni en 1815, ni en 1814, mais en 1812. Il faudrait voir. Mais en 1814-1815, Napoléon est le général de la première campagne d’Italie, sans qu’il y ait le moindre déchet.

Et cela est prouvé par le plan de campagne si lumineusement exposé par M. Houssaye et par le relevé qu’il a fait, demi-heure par demi-heure, de toutes les interventions de Napoléon dans la conduite des opérations. Qu’on ne parle point, par exemple, des sommeils de Napoléon pendant les cinq derniers jours de ce fameux et terrible duel. N’est-ce pas là une chose évidente qu’il fut en cela, comme en toute chose, ce qu’il fut toujours ? Napoléon en campagne ne dormait pas. Il sommeillait trois heures par nuit. Seulement, grâce à une faculté particulière qui ne fut pas pour peu de chose dans ses succès, il sommeillait quand il voulait, le temps qu’il voulait, juste au moment, quel qu’il fût, où il n’était pas absolument indispensable qu’il veillât, et ainsi il réparait ses forces. Et donc, entre deux ordres, pendant un quart d’heure où le temps nécessaire pour la transmission de l’ordre et le commencement de l’exécution le laissait forcément inactif, il profitait vite de ce loisir nécessaire et qu’il ne pouvait utiliser à rien, pour sommeiller un instant. Ce n’était pas autre chose que la sévère et exacte administration de ses forces, qui fut la faculté maîtresse de Napoléon. Ceux qui l’ont vu autre chose ne connaissaient pas l’homme et l’ont jugé à l’étourdie. M. Houssaye ne s’y est ni trompé ni arrêté.

Non, le génie fut le même, l’activité fut la même. Seulement, le génie fut mal servi et l’activité mal secondée. Napoléon n’avait plus autour de lui les mêmes lieutenants qu’autrefois. Il n’avait plus ses outils. Ils étaient brisés, ou ceux qui lui restaient, étaient émoussés ou faussés. Lannes était mort. Masséna était épuisé et désormais inutilisable. Murat eût été bon encore ; mais après sa défection, il était vraiment impossible de se servir de lui, si sincèrement, si vivement qu’il l’ait désiré. Macdonald, Gouvion Saint-Cyr faisaient sécession.

Restaient Davout, Soult, Suchet, Grouchy, Ney. Davout eut le ministère de la guerre. Il fallait bien qu’il y eût quelqu’un là et ce n’était pas de trop que ce fût Davout qui y restât ; mais il manqua à Waterloo. Il ne pouvait pas être partout. Grouchy était excellent, mais quelquefois un peu indécis. Ney était Ney, le brave des braves, mais point du tout un esprit supérieur, et, depuis 1814, les secousses des rôles successifs où il s’était trouvé engagé l’avaient comme troublé et frappé d’une espèce de vertige. Très capable encore d’être l’homme de Waterloo, le merveilleux soldat qui enlève encore les masses militaires et qui prodigue sa vie, il était capable aussi d’être l’homme des Quatre-Bras, hésitant, inactif et comme hébété.

Et enfin ce qui a le plus manqué à Napoléon en 1815, c’est Berthier. Berthier était le vrai bras droit de Napoléon. Il fallait à l’infatigable impétueux l’infatigable patient, laborieux et méticuleux, l’homme incapable d’imaginer, mais d’esprit toujours lucide pour comprendre, sûre et solide, courroie de transmission, n’oubliant rien, faisant porter un ordre par huit officiers pour être sûr qu’il en arrivât un, l’homme qui reposait Napoléon et l’exemptait de préoccupation fatigante en lui donnant cette certitude absolue, indispensable à un général en chef : ordre donné, ordre reçu.

À sa place, Soult, peu diligent, peu habitué à ce métier très particulier et très difficile, inspirant du reste peu de confiance à l’armée qui ne l’aimait pas, et par conséquent mal obéi. Napoléon, en 1815 et particulièrement pendant la campagne de Belgique, n’a eu que des bras gauches.

C’est ainsi que la magnifique bataille de Ligny, qui pouvait décider du sort de toute la campagne, ne donna pas tous les résultats qu’elle pouvait, qu’elle devait donner. Elle pouvait être décisive, elle devait l’être. Elle ne le fut pas. La vérité historique c’est que la bataille de Waterloo a été perdue à Ligny. Il était difficile après Ligny, quoique Ligny fût une victoire, que Waterloo ne fût pas une défaite.

Mais Grouchy ? Si vous aimez qu’un récit, tout en étant l’exactitude même, soit dramatique comme la plus poignante tragédie, c’est dans M. Houssaye qu’il faut lire le cas Grouchy. Le cas Grouchy est un cas de conscience et le plus terrible peut-être qui puisse se poser devant l’esprit d’un militaire. Faut-il obéir ? Faut-il prendre sur soi ? Faut-il exécuter les ordres ? Faut-il, à un moment donné, y substituer son initiative ? Jamais la question ne sera résolue. Elle ne peut pas l’être. Marcher au canon, malgré les ordres antérieurs ; car c’est le canon qui donne l’ordre véritable ! Oui ; mais qu’est-ce que marcher au canon ? Est-ce si facile que cela de distinguer une canonnade d’une autre, et de savoir si l’on a affaire à un combat partiel ou à une bataille générale ? « Il faut marcher au canon », dit Gérard : « Ce n’est sans doute qu’une affaire d’arrière-garde », dit Grouchy. On écoute, l’oreille contre terre. La canonnade est terrible ; le sol tremble et vacille. « Il faut marcher au canon », dit Valazé. « Mais l’Empereur m’a commandé d’être ici et non pas là-bas. » Que faire ? Que feriez-vous ? Tenir pour nul un ordre de général en chef, c’est peut-être détruire tout le plan, assurer la défaite ; c’est peut-être rétablir tout, sauver le général en chef, sauver l’armée. Les deux se sont vus. Les angoisses doivent être terribles dans ces moments-là. Quoi qu’on fasse, on peut tout perdre, être un malfaiteur. Et remarquez que, quoi qu’on fasse, il y a aussi héroïsme à le faire. Car risquer tout, en cédant à son inspiration, c’est de l’héroïsme ; mais rester stoïquement, fidèle à l’ordre, esclave de l’ordre, alors qu’on se dit qu’il y a peut-être la gloire de Desaix à conquérir, sachons bien que c’est aussi de l’héroïsme. La question ne sera jamais résolue. Jamais un général ne pourra se promettre à l’avance de « marcher au canon » ou de n’y marcher pas. Il ne peut pas y avoir ici de principe ferme. Et pour en revenir à Grouchy, il est interdit de dire qu’il a eu tort ; il est même interdit de dire qu’il n’a pas été un héros. Il a pu l’être en ne marchant pas. Il n’y a pas à se plaindre de lui ; il n’y a qu’à le plaindre. La fatalité est seule responsable. Il est trop facile de dire après coup : « J’aurais marché. » On ne réfléchit pas que c’est parce qu’on connaît l’événement qu’on le dit.

Je ne vois donc guère de haute qualité d’historien qui ne soit pas dans ce volume, ni aucun grand intérêt qui y manque. Quelques lecteurs remarqueront et blâmeront l’absence, au commencement du volume, d’un état général de l’esprit public et de l’opinion en France en 1815. Moi-même j’ai été frappé de cette lacune. Mais remarquez qu’elle n’est qu’apparente. Cette enquête sur l’état d’âme de la France en 1815, elle est faite à la fin du précédent volume, et les trois volumes sont disposés et composés pour être lus à la suite les uns des autres. Cependant, comme ces volumes paraissent à intervalles assez éloignés, il eût été peut-être bon de rappeler en bref au commencement de celui-ci ce qui a été exposé dans le précédent.

On lira donc avec passion, comme avec le plus grand profit, ce volume de si haute allure comme toute l’œuvre magistrale qui s’appelle l’Histoire de la chute du premier Empire. L’intérêt, en effet, n’est pas ici uniquement patriotique. Ce ne sont pas seulement les destinées de la France qui se sont jouées à Waterloo ; ce sont véritablement les destinées de l’Europe. Si l’on croit, comme c’est ma conviction, qu’il importe à l’équilibre européen que la France soit une puissance continentale aussi considérable que l’Allemagne ; si l’on croit qu’il importe que la France ne puisse ni être oppressive ni être opprimée ; si l’on croit que, pour l’œuvre harmonieuse de la civilisation elle-même, il faudrait que la place de la France en Europe fût celle d’une puissance de premier ordre, tout Européen doit regarder Waterloo comme un malheur.

Il est certain que Napoléon en 1815 voulait la paix et une France de cinquante millions d’hommes au plus. Il est certain que dans ces conditions, et même dans des conditions plus modestes, il serait resté pacifique ; que le règne de domination universelle, ou même le rêve d’une Europe partagée en trois, France, Russie, Grande-Bretagne, était désormais bien loin de son esprit. Il est certain que, vainqueur à Waterloo, il aurait simplement gouverné avec génie une France circonscrite à ses frontières naturelles, et peut-être à moins. Il est certain qu’ainsi constituée la France fût restée cela, ce qui lui aurait permis de voir sans inquiétude et en effet sans en souffrir se constituer une Italie et une Allemagne unifiées ; il est certain qu’ainsi une Europe très équilibrée et très pondérée, partagée avec une juste distribution des forces, eût commencé à être et se serait longtemps maintenue. Ce n’est pas seulement une bataille, c’est tout cela qui a été perdu à Waterloo.

La diminution définitive de la France a commencé dans cette plaine. Sedan est contenu dans Waterloo. Or la diminution de la France est une perte pour l’Europe entière. Pas plus qu’aucun individu aucun peuple n’est nécessaire. Il est vrai, et encore je ne sais pas si c’est si vrai que cela. Mais, au moins, il est des peuples qui sont très utiles. Ce sont ceux qui ont poussé très loin, avant les autres, l’œuvre de la civilisation ; ce sont ceux qui ont versé sur le monde une grande lumière à travers une longue succession de siècles. Quand un de ces peuples disparaît, il y a une régression. Quand un de ces peuples diminue, il y a menace, il y a risque, il y a même commencement de régression.

La France n’a pas eu au xixe siècle le poids qu’il était utile, qu’il était salutaire pour tout le monde qu’elle eût dans les destinées de l’Univers. Elle a été gênée, convulsive, parfois chaotique à l’intérieur. Elle a été gênée, limitée, entravée, parfois impuissante à l’extérieur. Que nous en souffrions, peu importe à l’étranger ; mais il n’est pas téméraire et ce n’est peut-être pas une suggestion de la vanité nationale de croire que l’Europe entière en a souffert et en souffre un peu.

Des enfants d’une même famille, il n’est pas bon, je dis pour la famille tout entière, qu’il y en ait un, aussi intelligent, aussi bien doué que les autres qui soit à l’étroit, qui soit confiné et maintenu dans une vie pénible, difficile et un peu besogneuse, qui soit forcé de s’imposer autant de sacrifices que les autres et par conséquent de plus grands puisqu’il est plus petit et qui s’y épuise ou au moins s’y fatigue, et qui contribue ainsi moins qu’il ne pourrait le faire à l’œuvre commune.

C’est cette situation que Waterloo a créée. Il est des cas où le succès d’œuvres très étrangères à leur génie dépend des hommes de bataille et de guerre. Il s’est trouvé que Napoléon au hameau de la Belle-Alliance représentait, sans que précisément il s’en doutât, la civilisation, le progrès pacifique et régulier, l’harmonie des efforts intellectuels européens. Il a représenté cela, très certainement, pendant huit jours. C’est pour cela que le philosophe, même celui qui l’aime le moins, déplore que cette semaine-là il ait eu le dessous. Sur le champ de bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, à huit heures du soir, une clameur immense s’éleva, avant-coureur du sauve-qui-peut : « La Garde recule ! » C’était la civilisation qui reculait.

« De toute son âme » §

« Quand la petite Louisa fut entrée chez M. Mourieux, et lui eut demandé un livre : “Et quel livre veux-tu ? lui demanda le vieux philanthrope.

— Je ne sais pas, Monsieur, c’est pour mon dimanche.

— Veux-tu une histoire ? un voyage ? des contes ?

— Je ne sais pas trop : donnez-moi un livre pour faire pleurer. »

C’est un livre pour faire pleurer que M. René Bazin a fait en écrivant De toute son âme, ce qui, du reste, est un titre pour dérouter, et que je ne comprends pas beaucoup. — De toute son âme est un roman à la Dickens, très analogue aux Temps difficiles. M. René Bazin semble s’être proposé de faire un livre qui contint à la fois L’Assommoir et Le Bonheur des dames, et qui fût plus vrai que l’un et l’autre ; et il a réussi ; et qui fût meilleur que l’un et l’autre, et il ne s’en faut pas de tant que cela qu’il n’ait réussi. Son roman pourrait être intitulé un peu ambitieusement, mais très légitimement : le Livre du Peuple. C’est un tableau presque complet du bon peuple, du mauvais peuple et des rapports de tous les deux avec le monde bourgeois. Et cela est touchant, cela n’est pas gai, cela est tout trempé de larmes, et cela est d’une très grande vérité, d’une très sobre vérité, et par conséquent d’une vérité plus grande encore.

Cela se passe à Nantes, parce que M. Bazin avait dans ses albums quelques jolis croquis et instantanés du pays ; mais cela pourrait se passer n’importe où en France. C’est bien peuple et bourgeois, ce que nous connaissons et ce que nous avons observé nous-mêmes, tout en le voyant avec moins de précision et de netteté que M. Bazin.

Voici le patron ancien style, M. Lemarié. Juste, probe, rigide et dur, à cheval sur son droit comme sur une bicyclette, et incapable d’être désarçonné par une maladresse. « Tout acte de pitié est une injustice envers ceux qui ne sont pas celui qui en profite. Donc si je commets un acte de pitié, je fais mille mécontents et un ingrat ; le peuple, comme l’enfant, ne comprenant que la justice absolue. Donc je suis juste et impitoyable. » C’est ainsi que je le fais parler ; car il ne parle jamais de ces choses ; mais c’est certainement ainsi qu’il pense. Il est détesté, respecté et obéi ; il est rude et triste jusqu’à la mort.

Voici le fils de patron, Victor Lemarié. Pitoyable au peuple, attendri sur les misères humbles et doucement socialiste :

« D’un bout de l’année à l’autre, ces hommes-là ne voient guère que deux représentants du patron : son argent et ses contremaîtres. Il n’y a pas là de quoi les toucher beaucoup… Où sont le lien, la fête commune, la marque journalière ou seulement fréquente de cordialité, de bon vouloir, capables de compenser la jalousie qui renaît sans cesse et les conflits d’intérêt qui ne manquent pas ? Cherchez !… Quant aux autres bourgeois qui ne fabriquent rien et ne vendent rien, comme moi, ils ne s’égarent pas souvent dans les quartiers pauvres, puisqu’il est entendu que les riches et les pauvres ont leurs quartiers séparés, dans les villes d’à présent. Ils naissent, vivent, s’amusent ou pleurent, à côté, tout à fait à côté. Pas même une apparence de relations, d’estime, de quoi que ce soit. Je vous dis que cela fait souffrir quelquefois, et que moi, j’en souffre. La haine qu’ils ont est faite de cela, bien plus que de revendications positives. »

Ainsi parle, très sincèrement, le bon jeune bourgeois, socialiste fils de patron, Il est l’avenir. Mais, le lendemain de la mort de son père, sa mère voulant donner une pension de cinq cents francs à un vieil ouvrier qui a eu le bras broyé : « N’est-ce pas beaucoup trop ? » demande-t-il. — « Victor ? il est en phrases », avait pronostiqué son père.

Voici la bonne Mme Lemarié, femme et mère des précédents. Elle a bon cœur ; elle est tendre ; elle soutire des maux des ouvriers, parce qu’elle pâtit elle-même de la rudesse autoritaire de son mari ; elle a des scrupules sur la légitimité des gains et du luxe qui l’environne, parce que, veuillez le lui pardonner, elle a des sentiments religieux. Elle fait tout le bien qu’elle peut ; mais elle s’aperçoit avec douleur qu’elle en peut très peu faire. Parce que les classes se heurtent, ce n’est pas à dire qu’elles se touchent. Impossible d’aller de l’une à l’autre la main tendue. Mme Lemarié ne peut atteindre la misère pour la soulager que par l’intermédiaire d’une petite ouvrière très bonne, mais qui deviendrait bientôt suspecte elle-même si elle continuait longtemps. Mme Lemarié mourra dans ses millions, dans ses scrupules et dans ses chagrins.

Voici « le bon ouvrier », Étienne, un peu analogue au « Gueule-d’or » de M. Zola, mais très original et individuel cependant. Il est pêcheur dans la Loire et un peu maraîcher sur le bord. Il porte en canot ses poissons et ses légumes à Nantes, et, au passage, salue du béret et d’un bouquet lancé à la volée la jolie Henriette, son amie d’enfance, encadrée dans « les capucines de sa fenêtre aux volets verts », comme disait Sully Prudhomme. Il est bon, épais et fruste, sans aucun affinement intellectuel. Donc il pourrait être heureux. Son seul malheur est d’aimer un peu plus haut que lui, une ouvrière trop élégante d’âme, d’esprit et de tournure. Et lui aussi sera malheureux. Notons pourtant que, parce qu’il est de la religion de Tolstoï, sans le savoir, ce sera le moins malheureux de tous.

Voici le « mauvais ouvrier », Antoine, frère d’Henriette, celui qui en veut à toute la terre, à son père, pour l’avoir mis au monde ; à sa mère, pour lui avoir préféré sa sœur ; à l’oncle Éloi, parce qu’il représente, soldat de Crimée et d’Italie, le vieux chauvinisme, le vieux militarisme et le culte de la discipline ; à sa sœur, parce qu’elle est une manière de bourgeoise et une espèce de demoiselle ; aux patrons quand il est ouvrier, et aux officiers quand il est soldat, je n’ai pas besoin de dire pour quelles raisons. La scène entre lui et son oncle, à la veille de partir pour le service, est excellente :

« Vous étiez un naïf, père Éloi !

— À savoir ! dit le vieux dont le visage devint rude.

— Ils vous ont fait trotter d’un bout de la France à l’autre pendant sept ans, et puis dehors, jusqu’en Crimée, où ils ont voulu. Et vous n’en aviez pas assez : vous avez rengagé pour sept autres années…

— Parfaitement ! Et je ne le regrette pas, et même que c’était beau, je t’en réponds, nos campagnes : Inkermann, le siège, les Anglais avec nous, Palestro, Magenta !

— Je connais. Qu’avez-vous gagné à tout ça ?

— Gagné, gagné…

— Un sou par jour, n’est-ce pas ?

— Je ne raisonne pas comme toi, blanc-bec ! J’ai servi avec les camarades, pas pour l’argent, pour l’honneur, pour le plaisir…

— Soyez donc reconnaissant, si ça vous plaît, père Eloi. Nous, d’aujourd’hui, nous sommes d’une autre espèce.

— Ah ! je le vois bien ! Des lâches !

— Criez, vous n’y changerez rien. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas menés comme vous. Je vous en préviens : bientôt ça ne prendra plus.

— Quoi donc ?

— L’armée !

« Éloi Madiot se dressa tout debout. D’un geste de l’ancien métier, subitement retrouvé, il tendit le corps du côté de la porte, comme s’il entendait venir l’adjudant de semaine. Puis, ses yeux, des yeux terribles de soldat qui va au feu, se plantèrent droit sur le neveu qui reniait l’armée. Il ne parlait pas ; mais ses yeux parlaient pour lui. À travers la table, entre lui et le misérable gamin, ses quatorze années de caserne et de guerre se précipitaient en torrent d’images confuses : des figures de camarades, en rangs, l’arme à l’épaule ; des officiers qu’il avait aimés ; des musiques sonnant sous des voûtes de cathédrales ; des drapeaux flottants ; des charges à la baïonnette ; des saouleries après la victoire ; des villes de garnison ; des coins de chambrée ; l’heure de la soupe ; toute la gloire et toute l’insouciance du métier.

« Cela passait et repassait, troublant l’esprit. C’était l’ancienne armée qui s’incarnait en ce moment dans le vieux soldat. L’oncle Madiot leva le seul poing qu’il eût encore solide, et frappant la table : Tais-toi, cria-t-il, tais-toi, Antoine, ou je cogne ! »

Et la visite encore, que, ce même jour, Antoine fait au cimetière où dorment son père et sa mère ! Car (et cela est bien observé) le petit coin bleu, non de sentiment vrai, mais de romance sentimentale, subsiste encore dans le cœur, je veux dire dans l’esprit d’Antoine ; il va donc au cimetière ; mais vous allez voir sur qui il s’y attendrit :

« Ohé ! l’ancienne, qui dors là, je ne t’en veux pas. Tu peux dormir. Ohé, ma pauvre mère blonde, ma mère de misère, on n’était pas heureux tous les jours, je me rappelle. Mon père te battait. Il détestait son maître, et il le battait sur toi. Tu pleurais plus crue ta part. Je suis le fils de vous deux, et c’est pour ça que je suis triste, des fois. Vieille maman, je n’ai pas eu de chance, moi non plus. J’aurais mieux aimé être ta fille, parce que tu l’aimais mieux que moi. Tu la conduisais à l’école, avec ton tablier bleu ; et tu cachais pour elle des pommes dans ta poche. Le soir, tu la chérissais pendant que je m’endormais tout seul dans le coin de la chambre. Et puis, quand tu as été morte, mon père ne me donnait que des coups de pied et des claques parce qu’il buvait. Toi, au moins, tu ne me frappais pas. Je me rappelle tout, ma mère de misère, et j’ai le cœur gros… Bien sûr, si tu étais là, tu me plaindrais, moi qui m’en vais au régiment. Ça me tourne le sang, rien que d’y penser. Ils m’enlèvent ma maîtresse. Je serai un mauvais soldat. Peut-être que j’aurais fait quelque chose de bien si j’avais eu ma maison, ma femme et du travail pour faire aller le ménage, comme les très vieux, qui n’avaient pas de service et comme ceux qui naîtront plus tard. Mais voilà, les temps ne sont pas encore venus. Adieu, la mère ! Adieu, le père ! Je suis malheureux après vous qui l’étiez. Seulement, je ne suis pas comme vous, qui preniez patience, et j’ai la main plus près de mon droit. Adieu, les vieux ! »

Je ne vous ferai pas l’injure de vous avertir que cette page est étonnante de vérité, de profondeur et de bonheur d’expression.

Et voici enfin l’héroïne du roman, la charmante, l’adorable Henriette. Modiste à Nantes, née artiste, devient « première » à vingt-quatre ans, sera patronne quand elle voudra, vendra ce qu’il lui plaira les chapeaux signés « Henriette ». Très bonne, charitable d’instinct et comme de nécessité innée, voyant la bienvenue lui rire dans tous les yeux ; se sentant un peu la reine de son quartier où tous les enfants l’adorent, ce qui lui donne toutes les mamans et les papas par-dessus le marché ; se sentant reine à son atelier, où les petites ouvrières, les unes bonnes, les autres méchantes, toutes un peu artistes, reconnaissent, même jalouses, la supériorité du talent.

Bien vu, cet atelier. Rien d’outré et rien de banal. C’est diablement fort d’éviter ces deux défauts-là. Petites filles du peuple, mais ayant du goût, sans quoi elles ne seraient pas ici. La mode, c’est l’aristocratie du peuple « ouvrières ». Les unes très honnêtes, les autres beaucoup moins ; aucune sévérité de celles-là à l’égard de celles-ci ; jalousies, piques, querelles, et à travers tout très grand esprit de fraternité. Ardeur au travail incroyable, terreur continuelle de la « morte-saison », tristesse apportée du foyer, qui est le fond de tous ces caractères, si différents qu’ils puissent être ; un peu de socialisme, écho des conversations de famille, qui brusquement traverse à la volée, entre deux romances, vite oublié, mais qui peut revenir ; moralité instinctive assez forte parfois, parce qu’on sait « ce qu’on se doit » ; sentiments religieux absolument nuls. — Je crois bien que cet atelier est vrai. Dame, je ne puis pas vous affirmer ; mais il me semble.

C’est dans cette atmosphère que grandit et se développe Henriette, petite souveraine par la beauté, la bonté, l’élévation de caractère et le talent.

Je n’ai pas besoin de vous dire combien elle est malheureuse. Vous le savez. La petite ouvrière distinguée est la pire des déclassées. Quel avenir ? « Continuez », comme dit l’autre. Oui ; à quarante ans, à trente-cinq, on est usée. On n’a plus de talent, on n’a plus « l’œil », on n’a plus « la main », on n’a plus « l’idée », et, du reste, on n’a plus la force. Voyez Clémence, l’ancienne première, à qui succède

Henriette. Hier presque riche, aujourd’hui plus rien. Elle s’enfonce dans la nuit. Une ouvrière artiste, cela dure quinze ans, comme un ténor, et cela n’a pas pu faire d’économies, et cela ne peut pas devenir professeur de chant.

Se marier ? Oui. Mais, c’est bien dur. Ces petites ont toutes les élégances matérielles des mondaines, quelquefois plus ; et, pour peu qu’elles y ajoutent quelque élégance morale, épouser un ouvrier leur est absolument impossible ; un petit employé tout autant, qui sait, peut-être davantage. C’est ce qui fait, souvent, de ces petites filles, des demi-mondaines. Un grain de raison, ou de fierté, en moins, chez Henriette, elle le deviendrait. Elle est faite pour aller au moins en fiacre, et sa main ne peut vraiment pas s’emprisonner dans l’étau rugueux de la main d’un limailleur. Elle aime bien son grand ami Étienne, le grand pêcheur de Loire. Mais tout son corps délicat se refuse, au moment même où son cœur fraternel se donne. Non, les classes ne sont pas un mot, et il y a là deux classes vraiment séparées, et il y a là aussi (hélas !) répulsion de classes, encore qu’il y ait union des cœurs. Pour son fruste bonhomme d’oncle Éloi, ancien tambour de Magenta, Henriette est exquise. Il n’y a pas meilleure paire d’amis. — Eh bien, pourquoi pas femme d’Étienne ? — Précisément ! Henriette pourrait être fille d’Étienne ; sa femme, non pas. C’est ainsi. Tout le monde la comprendra, surtout les femmes.

Henriette est ainsi le représentant de toute une classe de femmes qui, dans l’état actuel de notre civilisation, ne peuvent être ni bourgeoisie, ni peuple, et sont des déclassées par vocation.

Aussi qu’advient-il d’Henriette ? Toujours sur le point de céder aux honnêtes propositions d’Étienne, le cœur lui manque pour donner l’acquiescement définitif, et c’est en pleurant et en l’embrassant de tout son cœur, qu’elle refuse d’être sa femme. Et elle se consacre « de toute son âme » à l’œuvre de charité et de consolation que la bonne Mme Lemarié lui confie, répandant les bienfaits intelligents à travers la classe déshéritée. Et enfin, elle se décide à franchir le grand pas, et, décidément, à entrer en religion.

J’ai entendu blâmer ce dénouement ; et, non pas par M. Homais, que je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement, mais par des gens comme vous et moi. « Si elle est si élevée de cœur et si charitable, n’accomplirait-elle pas mieux son œuvre en épousant Étienne, en l’associant à son ministère de charité, en restant le petit lieutenant de bienfaisance de Mme Lemarié, et en donnant à tous, avec le bienfait, avec la consolation, avec le bon conseil, l’exemple de la vie normale vaillamment acceptée, dignement subie, noblement menée ? »

Très bien ! C’est vrai ! Henriette, j’en suis d’avis, ferait mieux, faisant ainsi. Mais M. Bazin n’a pas voulu en faire une sainte, ni une petite héroïne. Il a voulu la faire très vraie. Et elle est très vraie telle qu’il l’a faite. Son entrée en religion n’est point une apothéose. C’est, relativement, une défaillance. Ce qu’il y a dans cette détermination, c’est beaucoup de choses qui sont encore nobles, mais qui sont surtout tristes : dévouement aux malheureux d’abord ; ensuite répulsion physique à l’endroit du mariage avec un manœuvre, quelque brave homme qu’il soit ; défiance de l’avenir ; souvenir du foyer d’enfance, des batteries et brutalités qu’elle y a connues ; crainte que, la jeunesse passée, son foyer ne devienne semblable à celui qu’elle se rappelle ; instinct vague, peut-être, du peu de bien qu’elle fera dans le monde populaire, alliée et ministre des finances de charité d’une bourgeoise riche. Déclassée, vous dis-je, d’un côté, de l’autre, par en haut, par en bas ; et elle le sent ; sa très fine intuition féminine l’en avertit. Déclassée ! Encore vaut-il mieux être petite sœur des pauvres. Elle n’a pas précisément raison ; mais elle ne raisonne pas mal.

Et ainsi finit la « Denise » de M. Bazin, toutes les Denise ne pouvant pas épouser M. Mouret ; parce que, épouser M. Mouret, cela arrive, mais c’est, nonobstant, ultra-romanesque ; et c’est le roman « naturaliste » qui se trouve ici beaucoup plus romanesque que le roman vrai.

***

Et c’est une chose bien remarquable et bien intéressante combien on peut être profondément réaliste sans être jamais désobligeant, sans blesser aucune délicatesse, sans sortir un moment de la bonne compagnie. Voici le roman le plus réaliste qui soit au monde, et au fond le plus abominablement triste et cruel, et qui promène nos yeux sur toutes les blessures sociales les plus désolantes, sans nous en épargner une seule. Certes, M. Bazin est loin de la Sarcelle bleue, ah ! oui, à tous les égards. Eh bien, tout cela est du meilleur ton, de la plus parfaite décence, et peut être lu par tout le monde. Quand je vous dis qu’il n’y a que le roman réaliste qui vaille d’être lu (j’exagère un peu) et qu’il n’est nullement nécessaire d’être grossier pour être profondément et même cruellement réaliste !

Et les problèmes soulevés ? Eh bien ! ils sont navrants, les problèmes soulevés ; mais M. Bazin n’en donnant, et pour cause, aucune solution, vous ne me demanderez pas de les résoudre. Ils sont tels, M. Bazin appelle l’attention sur eux, tout en contant une histoire intéressante. Que voulez-vous bien de plus ?

— Mais voilà, précisément, ce qui est révoltant. Il existe des problèmes sociaux atroces ; les romanciers s’en emparent pour en faire des récits aimables ; nous éprouvons beaucoup de plaisir à lire ces récits ; mais nous nous en voulons de ce plaisir. Nous nous en voulons de ce qu’on fasse et de ce que nous nous fassions à nous-mêmes, avec des réalités pleines de douleurs et pleines de larmes, une matière d’art et de passe-temps voluptueux, rem fruendam oculis, sans, du reste, chercher aucunement le remède à tous ces maux.

— C’est vrai ; j’ai eu souvent cette sensation en lisant le beau livre de M. Bazin. Mais encore ! Des problèmes dont on n’aperçoit pas la solution vaut-il mieux ne parler jamais ? Vaut-il mieux en parler sans conclusion, et, en apparence, pour le seul plaisir d’en parler ? Je suis, tout compte fait, pour le dernier parti.

Un roman qui, après qu’il a fait plaisir en nous faisant pleurer, nous fait longuement penser, rêver, réfléchir à des choses très sérieuses, qui sait ? pourra inspirer à quelqu’un un remède ou un palliatif, ou… Non, il vaut toujours mieux, au risque de paraître s’arrêter à une conclusion pessimiste, être sérieux qu’insignifiant même dans le genre de littérature réputé le plus frivole.

Victor Hugo et ses derniers critiques §

Les dernières oraisons funèbres viennent d’être prononcées avec toute la solennité qui convient. D’hier Victor Hugo est entré dans l’histoire. C’est peut-être le moment d’examiner l’état de l’opinion sur le grand artiste qui l’a tant occupée pendant soixante ans. Je tâcherai de le faire en toute simplicité et avec une salutaire terreur à l’endroit de l’épithète. M. Pierre Lefranc, ou l’homme de talent qui signe de ce nom dans la Revue de littérature dramatique, disait récemment : « Non seulement Hugo est déclamateur ; mais il rend déclamateurs ceux qui parlent de lui. » Ceci ne s’adresse point à M. Leconte de Lisle, encore moins à M. Alexandre Dumas ; mais c’est un caveant grammatici qu’il faut ne point perdre de vue dans une étude comme celle-ci. Je ne réponds de rien, sinon de me surveiller diligemment à cet égard.

À vrai dire, je ne cours point de trop grands risques ; car ce défaut de la déclamation est celui où sont le moins tombés les derniers critiques de Victor Hugo. Ils ne sont point tout à fait d’accord. Non : on ne peut point les soupçonner de s’être donné le mot ou d’avoir reçu un mot d’ordre. Mais, même où ils admirent du plus grand cœur, ils sont sobres ; ils ont de la tenue dans la forme et dans l’expression. Ce sont gens sérieux et posés. Il y a plaisir à examiner leurs raisons ; car ce sont des raisons, et non des extases.

J’insiste sur ce point parce que j’ai une crainte. La critique est si pressée, par le temps qui court, et qui court si vite, que sur la seule vue d’un volume consacré à Victor Hugo elle a une démangeaison, à laquelle il arrive qu’elle cède, de ne point lire de très près, ce qui veut dire ne point lire du tout : « Ah ! oui ! un livre sur Victor Hugo ! Des effusions ! Homme-dieu ! Ô poète, ô maître, ô semeur ! Je connais tout cela ! » Sur quoi l’on croit avoir lu ; on est persuadé qu’on a lu. C’est une information incomplète. Je préviens, s’il en est temps encore, que les livres des derniers critiques de Victor Hugo n’ont nullement ce caractère, et c’est pour le montrer que je les ouvre, sans plus de préambule, devant le lecteur.

I §

Le premier qui me tombe aux mains est celui de cet aimable savant et de cet érudit spirituel qui s’appelle M. Paul Stapfer. Son volume est intitulé Racine et Victor Hugo6, ce qui, du reste, est son seul tort grave. Mettre sur la couverture d’un livre : Racine et Victor Hugo, c’est dire, ou du moins je me l’imagine : « Il a existé en France un art classique et un art indépendant. On peut considérer Racine comme le représentant le plus illustre du premier, Victor Hugo comme le chef de chœur du second, l’étudie, j’oppose et je compare ces deux formes de l’art français. »

Or ce n’est pas du tout ce que M. Stapfer prétendait faire. Il avait deux travaux en portefeuille, l’un sur Racine, l’autre sur Hugo : il les a mis dans un seul volume, voilà tout. Son livre devrait être intitulé : Deux études, et, en sous-titre : Racine, Victor Hugo ; moyennant quoi je n’aurais rien à dire. Mettons que, précisément, il en soit ainsi, et portons exclusivement notre attention sur la seconde de ces études.

Elle est très agréable à lire, très instructive, très fine et spirituelle. Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est un peu d’incertitude. Il est des gens qui aiment tellement à conclure qu’ils concluent dès le premier mot ; ils vous abordent : « Monsieur, voici la vérité. » Ils parlent une heure sur cette vérité et vous quittent en vous disant : « Voilà la vérité. » De leur première parole à leur dernière, il n’y a que cette différence.

M. Stapfer est si peu de ces gens-là que peut-être il n’en est pas assez. Il trouve « stupide » qu’on reproche à Hugo « l’inconsistance de ses idées » : je ne ferai donc pas la faute de parler de l’inconsistance des siennes. Je dirai seulement qu’il y a chez lui une certaine liberté de contradiction, très agréable, mais qui, à force de s’éloigner du pédantesque, empêche un peu son livre d’être didactique. M. Stapfer est un causeur : le charme de la causerie, c’est de présenter successivement les divers côtés des choses en se gardant bien de vouloir les enfermer dans la rigueur d’un système. M. Stapfer vous rencontre une première fois et vous dit : « Ce Victor Hugo est un maître homme ; c’est la plus grande imagination du siècle. » Il vous rencontre le lendemain, c’est-à-dire page 231, et vous dit : « Il est bien insignifiant comme penseur, votre Hugo. En politique, en philosophie, sa pensée compte moins encore qu’en littérature… ; l’exagération y dénote une puérile faiblesse de pensée. » Troisième rencontre, page 231 : « Oui, oui ; mais Hugo n’est puissant que justement parce que sa pensée est courte. Son énergie est précisément due à ce que sa pensée a de fragmentaire et de tranchant. » Quatrième causerie, page 236 : « … Et puis est-il si faible penseur que cela ? On croit que la splendeur de la forme cache la pauvreté du fond : c’est le contraire. Elle distrait d’en voir la puissance. Voyez la Rêverie d’un passant, Date lilia, la pièce sur Rabbe, Le Satyre, Pauvres gens, tant d’autres. »

Et je ne dis point du tout qu’ici comme là M. Stapfer n’ait point toujours raison. Je reconnais même que cette manière de libre entretien est infiniment suggestive. Je dis seulement qu’elle peut déconcerter un peu le lecteur, qu’elle tient du dialogue socratique plus que de la critique magistrale, ce qui est à la fois et une distinction rare et un danger.

Quand la pensée de M. Stapfer s’accuse et s’arrête davantage, vise ou plutôt se laisse aller à conclure, il me semble qu’il voit surtout l’unité de Victor Hugo dans son optimisme, sa foi au progrès, son invincible croyance en un grand avenir, tout proche, fait de justice et de liberté, dans le lent progrès qu’il a fait lui-même et son ascension glorieuse des ténèbres du catholicisme et du royalisme à la pure lumière de la démocratie. Les pages émues de M. Stapfer sur ces idées, les dernières du volume, font honneur autant à l’homme et au patriote qu’à l’écrivain, comme celles qu’il a consacrées à une minutieuse investigation des procédés rythmiques d’Hugo sont ce que je connais sur cette matière de plus pénétrant et de plus solide.

Le livre fermé, l’impression générale qui veste du Victor Hugo tel que le comprend M. Stapfer me semble à peu près celle-ci : prodigieuse imagination ; pensée puissante, mais parfois, faute de souplesse, donnant trop exclusivement dans un seul sens et arrivant à l’exagération ; refonte complète de la langue poétique et de la versification française ; grand cœur ouvert à toutes les générosités, à toutes les idées lumineuses, à tous les progrès.

Il me semble que ces conclusions font de M. Stapfer le représentant assez fidèle de l’opinion moyenne sur Hugo. On y trouve encore la trace de certaines réserves et timidités à l’égard des idées du poète, qui sont les timidités et les réserves du commun des lecteurs. On y voit un peu cette préoccupation d’étudier Hugo surtout comme écrivain, qui trahit une certaine répugnance à accepter franchement, Hugo comme penseur, par où M. Stapfer représente encore le gros de l’armée des lecteurs français. Plus rigoureusement ordonnées et serrées en système, ces deux cents pages seraient très probablement le credo sur la matière, accepté de la très grande majorité des fidèles. Ce n’est point un mince mérite au délicat et charmant causeur de l’avoir esquissé.

II §

Le livre de M. Ernest Dupuy, Victor Hugo, l’homme et le poète, est très différent comme inspiration, comme méthode, comme ton et comme conclusions. Beaucoup plus complet (M. Stapfer serait le premier à le proclamer) que la brillante esquisse que nous venons d’examiner, très supérieur à tout ce qui a été publié sur Hugo et, très probablement, à tout ce que l’avenir nous réserve sur ce sujet, œuvre qui a les plus grandes chances d’être définitive, le livre de M. Dupuy est un ouvrage très profond, longuement médité, très sévèrement ordonné aussi, systématique et vigoureusement conduit de ses prémisses à ses conclusions, d’une force et d’une solidité de pensée infiniment rares.

C’est à la fois un traité didactique et une sorte de poème, ce qui veut dire que c’est une suite d’observations critiques animées d’une flamme intense et, aussi, disposées dans un si bel ordre artistique que l’ensemble en est aussi beau et imposant que le détail en est lumineux et juste. Il y a bien longtemps qu’on n’a fait de la critique de si grande allure et de si grand air.

Victor Hugo est tout jeune, il a seize ans. Il est royaliste, catholique et classique. C’est le premier âge et le premier culte. C’est la saison où l’esprit vit d’emprunts, de notions acquises et d’hérédité. Victor Hugo a, en ce temps, une première inspiration, l’inspiration lyrique. Il fera des odes, des élégies, des rêveries. Bien de personnel encore, si ce n’est, par endroits, la forme, déjà plus brillante, plus imagée que chez ses contemporains. C’est comme l’avertissement de son génie futur.

L’âge viril vient, et une nouvelle manière de penser, un culte nouveau, inférieur et un peu rudimentaire encore. Hugo est libéral, chrétien plutôt que catholique et disciple du Christ plutôt que chrétien, séduit par la grande figure de Napoléon et par la grande vision de la liberté. Son génie s’élargit en même temps que sa pensée s’élève et prend conscience d’elle-même. Une seconde inspiration le domine, l’inspiration dramatique. Le théâtre se renouvelle entre ses mains. Il lui donne la couleur, l’éclat, le mouvement, avec ses contrastes vigoureux, son goût, un peu juvénile encore, mais d’une brillante fantaisie, pour les déguisements, ses coups de théâtre puissants et surprenants. Remarquez qu’en dehors même de ses œuvres proprement théâtrales, l’inspiration dramatique est sensible dans Notre-Dame de Paris, ce mélodrame sombre, encadré du plus étonnant décor qu’on ait jamais brossé, et tout pénétré de couleur locale. L’instinct dramatique remplit toute cette saison du génie d’Hugo. Car le drame, c’est l’action, et l’action est le propre de l’âge viril, comme la rêverie, l’élégie et la fantaisie sont les muses de la jeunesse.

Mais, voyez déjà : Les Burgraves ne sont plus guère une tragédie ; c’est une épopée jetée sur la scène. C’est qu’un troisième âge est venu, et un troisième cycle de pensée et d’inspiration. L’âge mûr ne cherche plus ; il a trouvé sa foi et son assurance. Hugo a trouvé la sienne : c’est un optimisme religieux et grave, une foi philosophique, dégagée désormais du christianisme, se reposant dans la croyance en un Dieu bon et juste, s’exaltant dans un appel continu à cette bonté et à cette justice. — Et aussi l’âge mûr, fort de cette foi qu’il a trouvée, n’agit plus : il regarde les hommes et se sent le droit de les juger. Le génie d’Hugo devient satirique ; mais n’entendez point par satire cette frivole préoccupation de guetter et de peindre les ridicules des hommes ; entendez une haute et robuste pensée qui voit les deux côtés des choses humaines, le bien et le mal, et chante l’un magnifiquement et flétrit l’autre. C’est la troisième inspiration d’Hugo, celle des Châtiments, des Contemplations, des Chansons des rues et des bois. Dans Les Châtiments, la sinistre iniquité du deux Décembre ; dans Les Contemplations, l’injustice éparse dans une société mal équilibrée encore et mal faite ; dans les Chansons, les sottises humaines raillées d’un malin sourire : voilà la matière nouvelle des chants du poète ; et pour ces nouveaux sujets un nouveau style, plus plein, plus riche, d’une sonorité et d’une splendeur nouvelles, a été trouvé.

Enfin, voici la vieillesse. La vieillesse ne trouve point un nouveau culte, une foi nouvelle ; mais elle épure, élève et complète la foi ancienne. Cette foi tout à l’heure, c’était la justice, et c’est la justice encore, mais sous sa forme purement divine : la pitié, la clémence, la bonté, le pardon. Quand l’homme, en effet, rencontre cet être céleste, le pardon, et qu’il l’adore, l’ange lui répond :

Tu me crois la Pitié, fils, je suis la Justice.

Un grand instinct de clémence et d’amour est désormais le culte d’Hugo. C’est ce culte qui anime les trois Légendes, L’Année terrible, La Pitié suprême. Et en même temps qu’un quatrième culte, une quatrième forme d’art s’impose au poète, la forme épique. La vieillesse raconte ; mais celle d’Hugo raconte pour enseigner, pour prêcher par le roman (Misérables, Quatre-vingt-treize), par le poème (Pauvres gens, Titan, Fabrice), la pitié, l’humanité, l’amour, la vénération pour les bons toujours persécutés, l’horreur des méchants toujours oppresseurs, la croyance consolatrice en un avenir qui fera disparaître le mal à jamais.

Tel est le dessin de l’œuvre de M. Dupuy. Avais-je tort de dire qu’il y a là un livre de critique à la fois et un poème ? Faire d’un poète un poème, en effet, le traiter, l’ordonner, le distribuer comme une œuvre d’art ayant son unité, sa suite et son progrès, voilà la méthode. Mais bien entendu, cela n’est possible que quand on a pénétré jusqu’au fond même du génie du poète, et voilà pourquoi l’œuvre d’art de M. Dupuy est en même temps une œuvre de critique, et la plus pénétrante et suggestive que l’on pût écrire. C’est tout à fait la méthode (instinctive) de Théophile Gautier critique : faire d’un auteur aimé un portrait, et d’une œuvre chérie un tableau à la plume, qui donne, plus ramassée, la sensation que produit l’artiste lui-même. Figurez-vous Théophile Gautier plus capable de comprendre et d’embrasser une doctrine philosophique, aussi poète du reste qu’il l’était, et vous avez une idée de la manière de M. Dupuy.

Ce qui manque un peu à cette œuvre magistrale, c’est ce que j’ai très vivement loué dans le livre de M. Stapfer (car ces deux ouvrages semblent destinés à se compléter l’un l’autre), c’est une étude plus complète de la langue et de la versification de Victor Hugo. M. Dupuy a été si frappé de la profondeur et de la puissance de l’idée chez Hugo, ce progrès continu et ce développement indéfini du penseur l’a tellement comme enivré, qu’il n’a voulu que toucher çà et là la question, secondaire pour lui, des ressources et des adresses du styliste. Il a même craint que le soin qu’il aurait donné à cette partie de son office ne le détournât de son dessein principal ou ne fit croire qu’il était de ceux qui ne tiennent Hugo que pour un virtuose. On voit que cette négligence, en partie volontaire, n’est qu’un hommage de plus.

Il le dit quelque part : « Ce serait trahir le poète que d’étudier seulement dans son ouvrage la couleur des tableaux, le relief des portraits, le pathétique des sujets, le tragique des situations, l’éloquence du verbe imagé, la puissance du rythme. Il faut, avant tout, remonter à la source de ces beautés et s’attacher au principe générateur, à la pensée originelle. »

Il est vrai ; et c’est, en effet, la méthode nouvelle que les contempteurs d’Hugo ont adoptée. Autrefois ils chicanaient les métaphores et relevaient ses impropriétés ; aujourd’hui, tout au contraire, ils vont criant : « Quel styliste ! quel rénovateur de la langue ! quel prodigieux artiste en écritures ! » pour que l’on entende : « Quel faible penseur ! » par un effet de cette malignité humaine qui ne veut jamais voir dans une louange que la rançon d’un mépris.

Mais M. Dupuy n’a pas à craindre cette interprétation méchante. Il a trop mis en lumière les grandeurs philosophiques de son héros pour que pareil soupçon puisse l’atteindre. Qu’avec la connaissance approfondie du style français et de la versification française, dont son œuvre actuelle (et les précédentes) ont donné l’éclatante preuve, M. Dupuy nous explique dans tout son détail l’influence d’Hugo sur la langue et aussi la révolution dans la rythmique qu’il a provoquée : nous aurons dans son livre une œuvre complète, définitive, la seule où Hugo soit loué comme il l’a mérité, de la manière qu’il a mérité de l’être et autant — peut-être — qu’il l’eût désiré.

III §

Il y a entre ces deux études si considérables certains points communs que je tiens à relever parce que, du moment qu’on les rencontre pareillement chez deux auteurs qui sont loin de s’être entendus, ils doivent être des signes de l’opinion générale de la génération présente sur notre grand poète.

Par exemple, il est très manifeste que, dans ces deux ouvrages, le Victor Hugo qui est le plus oublié ou laissé dans l’ombre, pour ne pas dire plus, c’est le romantique. Qu’on ne craigne point que j’essaye une définition du romantisme ; et que personne ne sorte. Mais enfin on s’entend à peu près sur certains mots sans être obligé de les définir rigoureusement. On ne contestera guère que le Victor Hugo pseudoclassique, le Victor Hugo à la Jean-Baptiste, ne soit celui des Odes, ni que le Victor Hugo romantique ne soit celui du théâtre, et aussi celui des recueils de 1830 à 1815, Feuilles d’automne, Rayons et Ombres, Chants du crépuscule, Voix intérieures. Le romantisme, c’est Hernani, Ruy Blas, Triboulet, et Job, et Magnus, et Marion ; et c’est encore Olympio, et Canaris et Gastibelza, et le vent de la mer qui souffle dans sa trompe. Le voilà défini comme Laurier disait qu’il fallait définir un parti politique : par son personnel.

Or c’est, d’une part, le théâtre d’Hugo d’autre part, les recueils de 1830 à 1845, qui ont la place la moins honorable dans les deux études que nous venons de lire. C’est quand il arrive et au théâtre et à ces recueils que M. Dupuy fait quelques réserves, si tant est qu’il en puisse faire, et c’est sur ces deux catégories d’ouvrages que M. Stapfer me semble glisser le plus prestement.

Cela est bien significatif. Sommes-nous « plus pénétrés de réalisme qu’on ne le croit généralement », comme dit M. Dupuy ? Ou plutôt, Hugo ne serait-il devenu lui-même qu’à partir du moment où il a dépassé l’école et la « formule » — comme on aime à dire aujourd’hui — où son nom reste attaché ? Ou, plutôt encore, n’est-ce point tout simplement que Tacite a raison de dire : Homines postrema meminere, et que l’Hugo épique et philosophique obsède le plus les mémoires parce qu’il est le dernier ?

Je ne sais trop, et surtout je me défends de vouloir malignement diminuer la gloire d’Hugo par une adresse qui serait assez puérile ; mais je ne serais point étonné que la postérité revînt un peu en deçà de nos admirations présentes et relevât l’Hugo romantique évidemment dédaigné par la génération actuelle. À tout prendre, ce n’est peut-être pas ce qu’il a fait de meilleur qui définit le mieux un auteur, mais ce par quoi il a été nouveau, ce qui le distingue de ce qui le précède et de ce qui le suit.

Ce qui fait qu’Hugo est grand, c’est son génie ; mais ce qui fait qu’il est Hugo et non Lamartine, c’est son romantisme. Ce que nos enfants feront apprendre aux leurs, je crois bien que ce sera la première Légende et Pauca meæ. Oui, certes, et je vais jusqu’à n’en douter aucunement. Mais ce que l’histoire littéraire examinera de très près pour bien reconnaître la nature d’esprit et le tour d’imagination qui caractérisent particulièrement, autrement dit qui définissent Victor Hugo, il me semble bien que c’est l’Hugo romantique.

N’est-il pas vrai que le romantisme (puisqu’il faut bien se servir de ce mot, déplorable parce qu’il ne signifie rien, mais qui s’impose faute d’un autre) est une période importante de notre histoire littéraire ? Et n’est-il pas vrai que l’histoire du romantisme n’est pas faite ? Et ne paraît-il pas que la postérité la fera, l’histoire de cette école, en tenant Victor Hugo pour son chef ? Ne devrait-on donc pas déjà faire un peu l’histoire d’Hugo à ce point de vue ? Voilà ce qui me fait croire que le critique futur d’Hugo, je dis eût-il exactement les mêmes admirations et préférences que MM. Dupuy et Stapfer, dirigera autrement ses vues et mettra, comme forcément, l’Hugo de 1830 sur un autre plan que nos deux historiens actuels.

Je remarque une autre rencontre entre M. Stapfer et M. Dupuy. Tous deux voient dans Victor Hugo comme la personnification éclatante du xixe siècle, comme l’homme « avant l’âme du siècle », suivant la brillante formule de M. Stapfer. C’est cette idée très répandue, à ce qu’il me semble, qu’on retrouve dans l’éloquente conférence que faisait récemment M. Hermann Dietz. M. Dietz, rapprochant Voltaire et Hugo, montrait l’un comme représentant l’égalité et la liberté et étant l’homme du xviiie siècle, l’autre comme représentant la fraternité et étant l’homme du xixe. Voilà encore où la parole est à nos neveux et où il semble assez difficile de prévoir leur décision. Car ce n’est pas un siècle qui peut savoir si tel homme le représente, c’est le siècle suivant ; et un homme est défini à cet égard non par ce qu’il fait dans l’âge dont il est, mais par ce qu’il laisse à l’âge d’après lui.

Ce Voltaire, par exemple, malgré l’immense autorité de son nom en son temps, quelques années après sa mort on n’eût guère pu dire qu’il était l’homme du xviiie siècle ; car ce n’est presque aucunement son influence qui agit dans la Révolution française, mais plutôt celle de Rousseau. Et c’est à l’heure où nous sommes que l’homme du xviiie siècle paraît être Voltaire, parce que ce que le xviiie siècle a définitivement légué à nos générations — humanité, tolérance, et scepticisme religieux — est bien, en effet, ce que Voltaire apportait avec lui.

Tout de même, Hugo sera l’homme du xixe siècle aux yeux de la génération de 1950, si cette génération voit l’abolition de la misère, la disparition des monarchies, la fin de la papauté et les États-Unis d’Europe. On ne peut pas savoir d’avance ; et il ne faut pas trop se presser.

— Mais, au moins, en sa marche ascendante, en son progrès continu du royalisme au libéralisme, du libéralisme à la démocratie, et aussi du catholicisme au christianisme, du christianisme au spiritualisme, et du spiritualisme à une sorte de déisme sentimental, Hugo n’est-il pas, quoi qu’il doive arriver plus tard, le représentant de notre âge, s’il n’en est le guide ?

— Je ne sais encore. Il en est qui prétendent que Victor Hugo a marché de la marche de son siècle, mais en le suivant, au lieu de le guider. C’est une question de dates qu’il n’est pas très aisé d’éclaircir. Car où en était le gros de la caravane au moment où Hugo était à tel point, qui le sait au juste ? Cependant, sur cette affaire, je ne serais pas très loin de donner raison à MM. Dupuy, Stapfer et Hermann Dietz. Il est probable que la postérité, au moins pour ce qui est du mouvement des idées politiques (car les choses scientifiques et les sciences morales resteront à part), verra dans Hugo un initiateur et un guide du xixe siècle. Le privilège du génie littéraire est qu’on lui attribue, à distance, les idées qu’il illustre et qu’il consacre. Il les fait siennes en les éclairant. Nos neveux verront très probablement dans Hugo notre chef, parce que, tout au moins, il aura exprimé mieux que nous nos idées. S’ils sont de notre avis, ils nous féliciteront d’avoir été éclairés d’un tel flambeau ; et s’ils sont d’un avis contraire, ils nous plaindront d’avoir été abusés par un tel chanteur ; et dans les deux cas toute la gloire lui reviendra. Sur quoi il ne faut pas se plaindre, mais dire que le génie a ses droits et que, n’eût-il que reflété les idées de son temps, Hugo est toujours le témoin le plus considérable de notre siècle.

Et puis c’est chose assez vaine, quoique agréable, de chercher à savoir ce que penseront de nous ceux qui nous suivront. Ils auront sans doute bien des affaires et définiront d’une ligne bien rapide nos plus grandes gloires. Il est bon d’essayer, comme les critiques dont nous avons parlé, de résumer en quelques pages nettes la pensée d’un grand contemporain, précisément parce que la postérité s’occupe assez peu de la pensée des anciens auteurs. Elle regarde à leur art, à leur style, pensant, du reste, pour elle-même. Elle traite toujours les anciens en purs artistes. À le prendre ainsi, nous sommes sur un terrain solide : Hugo vivra autant que notre langue. — Et ses derniers critiques vivront aussi, quoique peut-être moins longtemps, mais non pas seulement quelques jours. Sur ce point je ne crains pas d’être dogmatique.

M. Ferdinand Brunetière §

Études critiques sur l’Histoire de la Littérature française. — Histoire et Littérature. — Questions de critique. — Essais sur la Littérature contemporaine. — Le Roman naturaliste. — Conférences de l’Odéon (1891-1892 sur l’Histoire du théâtre français. — Conférences de la Sorbonne (1892-1893) sur l’Évolution de la poésie lyrique au xixe siècle, et (1893-1894) sur Bossuet.

I §

Professeur et critique, M. Ferdinand Brunetière n’a jamais voulu être que cela. Il a eu l’ambition restreinte et suivie. Il a, depuis vingt ans environ, creusé un sillon droit et profond, sans jamais ni interrompre, ni varier le labeur. C’est à ces signes qu’on reconnaît la vocation vraie, et, en effet, personne n’avait été depuis Sainte-Beuve, — et il faudrait remonter peut-être plus haut, et l’on ne trouverait pas — et donc jamais personne n’avait été plus appelé que M. Brunetière, par décret providentiel, à être un directeur d’esprits en choses littéraires. Il avait pour ce rôle toutes les qualités nécessaires, et quelques autres utiles encore, s’ajoutant aux premières comme un excellent surcroît. Il avait cette puissante mémoire aidée d’une bonne méthode qui donne de bonne heure une pleine et forte érudition. Il avait l’amour des lettres à un point qui est extrêmement rare même parmi les plus passionnés lettrés, une sorte de culte ardent et insatiable qui rappelle les ferveurs des savants du xvie siècle. Il avait le courage, relativement rare, de dire sa pensée et toute sa pensée, sur tout ouvrage et tout auteur, aussi bien ancien que contemporain ; et ce courage, se plaisant pour ainsi dire à lui-même, allait jusqu’à devenir une sorte, ou au moins une apparence d’humour batailleuse et rudoyante. Il avait ce goût sûr, un peu sévère, que l’érudition unie à la justesse d’esprit donne toujours, passé, qui est réduit, naturellement, à peu près aux chefs-d’œuvre qu’il a produits, mettant très haut dans l’esprit de ceux qui ont commerce avec lui la ligne de démarcation entre le bon et le médiocre, et maintenant ainsi leur jugement à un degré assez élevé d’où il n’aime pas à descendre. — Il avait enfin une puissance de travail donnée à fort peu d’hommes dans l’ordre du labeur intellectuel, le plus épuisant, comme l’on sait, et le plus lourd, que la plupart des hommes de lettres sont forcés de mesurer et de ménager avec précaution, et que M. Brunetière a toujours porté avec une facilité allègre qui ressemble beaucoup plus à un plaisir qu’à un effort.

C’en était assez pour faire un professeur et un critique de premier ordre. M. Brunetière avait, de plus, une tournure d’esprit naturellement philosophique, qui devait en faire, en même temps qu’un critique, un historien littéraire éminent. Ces deux choses, en effet, qui se complètent quand elles se trouvent unies, ne sont point même chose, et ne sont point unies toujours. Le critique est un homme de goût et de savoir à qui son savoir sert à avoir du goût. L’historien littéraire est un homme de goût, de savoir et d’intelligence synthétique, à qui son savoir sert à avoir du goût d’abord et des idées générales ensuite. Et ces idées générales deviennent, comme d’elles-mêmes, ordonnatrices, découvrent ou créent au travers des faits historiques, des rapports, des suites et des chaînes, organisent ainsi la matière historique en tableaux d’ensemble et en masses distinctes, établissent en un mot l’histoire littéraire en sa succession vraie, ou probable. Cette intelligence synthétique, M. Brunetière la possédait dès ses débuts à ce point que souvent alors on disait de lui qu’il était plutôt un philosophe qu’un critique. — Ajoutez que, par suite de son culte pour les lettres, d’une part, et, d’un autre côté, par suite de l’extrême conscience morale et du scrupule qu’il apportait dans son office de critique, il avait la plus haute et la plus ferme idée du rôle moral et des obligations morales de la littérature. Qu’une chose qu’il aimait si fort et à laquelle il se consacrait avec une intégrité rigoureuse et une conscience passionnée fût un simple divertissement de l’esprit, cela ne pouvait pas être, et en effet n’est point, mais quand il eût été, n’eût pas été accepté par M. Brunetière avec complaisance ; et de là, de très bonne heure, chez M. Brunetière, cette idée que la littérature est une chose qui a un caractère moral, qui est bonne ou qui est funeste, qui est salutaire ou qui est corruptrice, mais qui n’est jamais indifférente, et qui, du moment qu’elle n’est pas indifférente, a des devoirs auxquels elle ne doit point se soustraire.

Ainsi muni et ainsi orienté, M. Brunetière se révélait comme un critique de caractère assez rare, dont personne encore n’avait donné très nettement les traits caractéristiques. Il apportait avec lui son goût, son savoir et des règles très fortement dessinées, déjà, dans son esprit. Cela était vraiment nouveau. Je n’ai pas besoin de dire que personne n’avait été moins que Sainte-Beuve critique dogmatique. Sainte-Beuve était bien trop « personnel », et dans tous les sens du mot, pour cela. Tout au travers de ses études si fortes et si consciencieuses, et de son goût infiniment exercé et affiné, et de sa « bonne volonté » et probité littéraire, qu’il ne faut pas songer à contester, il avait trop de passions, outre celle de la vérité, pour arrêter et enchaîner sa critique dans des règles fixes qui auraient pu, à un moment donné, gêner ses secrets désirs et entraver ses malices. — Planche, si l’on veut, était dogmatique ; mais ce serait un léger abus de mots que de lui maintenir cette qualification. La différence ne laisse pas d’être grande entre dogmatique et autoritaire. Planche était autoritaire autant, je crois, qu’on peut l’être ; dogmatique, point : car il ne s’était point fait de lois esthétiques à guider et soutenir son jugement. Il jugeait autoritairement, — et, du reste, avec autorité — d’après son goût personnel ; il était sévère au nom de ses répulsions et approbateur au nom de ses tendances, et, en bref, c’était un dogmatique qui avait tout pour être tel, sauf le dogme.

M. Brunetière avait, lui, le goût, et sentait le besoin d’avoir un credo aussi net et aussi bien arrêté que possible, pour se donner le droit de juger les œuvres de l’esprit. Juger en équité, dans le domaine des lettres, tout autant qu’en une autre juridiction, lui paraissait très dangereux ; et si la critique est tenue assez généralement pour une magistrature, il lui paraissait juste et nécessaire, en conséquence, qu’elle eût un code. Il se le fit, net, clair, peu chargé, composé de quelques titres seulement, mais aussi précis qu’en choses de lettres il se peut ; et il s’y tint, le développant seulement, avec les années, toujours dans l’esprit même où primitivement il l’avait conçu.

II §

Et quelles étaient donc ces règles qu’il apportait avec lui, pour servir de fondement solide à l’œuvre considérable qu’il méditait, et qu’il commençait, et qu’il devait pousser si loin ? la première de ces règles, c’était à lui-même qu’il l’imposait. Il estimait que la critique ne devait pas être personnelle ; il affirmait que le critique devait constituer en lui, conserver et consommer l’impersonnalité de la critique. En vain lui faisait-on observer qu’il est singulièrement difficile de se détacher de soi-même pour juger, l’impression qu’on reçoit d’un ouvrage étant, sans doute l’origine nécessaire du jugement qu’on en porte.

C’est précisément, répondait-il, s’arrêter à cette impression première et ne la point dépasser qui est mauvais et qui est la tendance qu’il faut combattre. Surtout c’est développer, entretenir et comme nourrir cette impression première pour la transformer en un prétendu jugement qui est faire fausse route. C’est le moyen de ne mettre que soi-même dans la critique et de remplacer peu à peu ce qui doit être un jugement par une confidence. De l’impression première on ne peut se passer, et il faut évidemment qu’elle ait lieu ; mais si elle est le tout du lecteur, de l’auditeur, de l’amateur, elle ne doit être que le point de départ du critique, sans quoi le critique ne se distinguerait guère du premier venu, et ne serait que le premier venu sachant écrire. Il doit être plus : pour lui l’impression première n’est qu’une occasion de réfléchir sur les principes d’esthétique qu’il s’est faits, une impulsion qui met en jeu son intelligence et sa raison, lesquelles pourront porter un jugement tout autre que celui que sa sensibilité toute seule aurait porté. Je suis ému par une scène tragique : ce n’est pas un mauvais signe, sans doute, et je ne dois pas me mépriser à ce point de tirer de là une présomption défavorable pour cette scène ; mais je ne dois pas me contenter de ce mouvement instinctif de mon cœur. Ce qu’il faut que je sache encore, c’est si ma sensibilité n’a pas été surprise ; car on reconnaîtra qu’en matière d’art comme en autre chose, elle peut l’être. Qui me l’apprendra ? En « autre chose », c’est l’expérience ; en matière d’art il y a une expérience, c’est la comparaison avec les grandes œuvres qui, elles aussi, m’ont ému mais plus noblement ou plus délicieusement, ou plus profondément, ou d’une manière plus prolongée. Et si ces œuvres appelées à mon secours par ma mémoire, consultées par ma raison, se trouvent être fort visiblement le contraire même de celle qui tout à l’heure m’enchantait, ne suis-je pas autorisé à juger contre mon plaisir, à décider contre mon impression, et, en un mot, l’intelligence et le sentiment étant deux choses, à comprendre et opiner contre ce que j’ai senti ?

Voilà, si je comprends bien, ce que M. Brunetière entend par la critique impersonnelle. Elle consiste, non pas à se détacher de soi, ce qui sans doute serait malaisé, non pas à être autre que soi-même, non pas à juger contre soi, ou hors de soi ; mais à juger avec les parties de soi-même qui sont le moins des formes du tempérament, et le plus des facultés pénétrées et modelées par l’expérience, par l’étude, par l’investigation, par le non-moi. On y gagne, si l’on est simple spectateur, déjà quelque chose, à savoir de faire appel à tout soi-même pour juger une œuvre au lieu de s’en tenir à cette partie de soi-même la plus intime, à la vérité, mais la plus instable aussi et la plus fragile, qui s’appelle l’humeur. On y gagne, si l’on est critique, d’abord d’avoir plus d’autorité, car quel lieu a celui qui juge par humeur de prétendre éclairer les autres et de leur faire préférer son humeur à la leur ? Et l’on y gagne ensuite de ne se point reposer sur son impression comme infaillible, ce qui est à la nonchalance et à la paresse un merveilleux encouragement, ou, au moins, une perfide tentation. Au fond, la critique impersonnelle, c’est la critique circonspecte et laborieuse, et qui s’impose la circonspection pour en triompher par le travail. C’est une bonne règle et fondée en raison ; c’est surtout un beau programme à se dicter à soi-même, et M. Brunetière se faisait honneur en le recommandant au critique, c’est-à-dire en s’engageant à le remplir.

Il le remplissait, du reste, et rien davantage n’est signe chez M. Brunetière d’une haute conscience et d’une énergique volonté ; car, on le sent, nul ne serait naturellement plus porté que lui à juger par humeur. L’humeur est vive chez lui, et prompte l’impatience, et vigoureuse « la haine du sot livre ». L’emportement contre l’œuvre qui lui déplaît lu serait facile, et le difficile doit être pour lui de le contenir. En s’imposant à lui-même la critique impersonnelle, M. Brunetière combattait donc, non point, sans doute, son naturel tout entier, que, du reste, on ne peut jamais combattre (car avec quoi le combattrait-on ?) mais des parties considérables de son naturel ; il suivait un des préceptes d’un livre que je crois, du reste, qu’il n’aime pas beaucoup, le Discours sur le style, de Buffon : il se « défiait de son premier mouvement ». Il s’engageait ainsi à une lutte contre lui-même qui ne lui déplaisait point, — car elle était un exercice de la volonté, — mais qui pouvait être et qui a dû être souvent assez pénible.

L’effet en a été très bon. C’est dans ces conditions que l’on conquiert peu à peu l’autorité. L’autorité est faite, pour une partie, de la compétence que le public sent et reconnaît en vous ; pour une partie, de l’impartialité dont vous savez faire preuve ; pour une partie, et celle-là plus importante qu’on ne croit, de la puissance sur vous-même, de la maîtrise de vous-même, que le public, liait par apercevoir en vous ; et, pour tout dire, l’autorité sur le public, c’est, surtout, transformée et transportée, l’autorité que vous avez, sur vous-même. Tout au fond, la critique impersonnelle n’était pas, n’est pas autre chose, et, sans entrer dans les distinctions subtiles et la métaphysique de la question, le public l’a parfaitement entendu ainsi. Il a bien vu qu’il était en présence d’un esprit non seulement droit, mais qui ne se contentait pas d’être droit ; qui, sûr de sa rectitude naturelle, voulait encore une rectitude continuellement contrôlée, et surveillée, et avertie, et perfectionnée par les souvenirs, les comparaisons, les considérations d’ensemble et les idées générales. C’était viser haut ; et c’est ce que le public veut toujours et exige de ceux qui s’adressent à lui, surtout pour le guider et le conduire.

III §

Une autre règle, que M. Brunetière apportait avec lui, ou renouvelait, mais avec une singulière force de conviction et une pénétrante lumière d’intelligence, c’était que la littérature devait avoir un but autre qu’elle-même, ce qui revient à dire qu’elle devait avoir un but. La théorie de l’art pour l’art était encore très considérée et assez généralement adoptée à l’époque où M. Brunetière débuta dans la critique. Elle était à la fois très séduisante et très commode. Très séduisante ; car elle semble n’être qu’une forme du respect même de l’art, et une forme de la loyauté de l’artiste. « Je suis un artiste, je ne vois et ne veux voir que mon art ; je semblerais le mépriser si je voulais voir et viser au-delà. Il me suffit, tant il est grand, tant je l’estime grand, et c’est mon devoir de l’estimer grand. Je lui serai infidèle de songer à autre chose en le pratiquant, c’est-à-dire, sans doute, de le vouloir mettre au service d’autre chose. Ce n’est pas être dévoué à un maître que de le vouloir subordonner. » — Voilà en quoi la théorie était séduisante et avait grand air. — Elle était commode, de plus, parce qu’elle affranchissait du soin de chercher quel devait être le but de la littérature et de l’art, une fois établi en principe qu’ils n’auraient d’autre but qu’eux-mêmes, et, pour ainsi parler, d’autre fin que de se satisfaire. Cela tranchait la question et permettait de se reposer, dans une formule, du reste, qui avait belle mine et tour noble. M. Brunetière ne fut pas le seul à résister à cette doctrine ; mais il fut parmi ceux qui la combattirent le plus vaillamment, et surtout, ce qui est le point, qui ne cessèrent pas un moment de penser qu’elle était fausse, et qui firent du soin de n’y pas croire un de leurs dogmes, une de leurs règles d’esprit et un de leurs entretiens intérieurs continuels.

Pour M. Brunetière il y a, ce me semble, dans cette a flaire, à établir une sorte de hiérarchie des arts. Il est difficile d’assigner à un peintre de natures mortes un autre but que celui de poindre avec vérité des natures mortes. Il est difficile de ne pas reconnaître qu’un paysagiste n’a rien autre à souhaiter que de présenter à nos yeux de beaux paysages. Les arts plastiques sont des arts où la beauté seule de l’exécution est le but. Mais dès qu’un art s’adresse à la pensée, est fait pour être non pas seulement senti, mais compris, met en jeu et en mouvement, l’intelligence humaine, dès ce moment, il ne peut plus n’avoir pour but que lui-même. Puisqu’il parle, quoi qu’il en ait, et quelque restreint à la seule perfection de la forme qu’il veuille être, il soulève des idées, et le voilà responsable des idées qu’il soulève. Quand bien même le mot ne serait pour lui qu’un beau son, encore ne peut-il empêcher ce mot d’avoir son sens, d’apporter une idée avec lui et de la répandre. Dans tout art qui se sert du mot, l’humanité entre, l’âme humaine, l’esprit humain, et la conscience humaine, et avec tout cela, nécessairement, l’artiste doit compter. Dès lors ne poursuivre que la beauté de son art lui est à peu près impossible. Il est à peu près condamné à penser, du moment qu’il se sert de cette parole humaine qui a pour office d’exprimer la pensée des hommes. Dès lors, il doit s’inquiéter des effets et des suites plus ou moins lointaines de ce qu’il dit. Tout mot tend à devenir un acte, et parler n’est qu’une manière d’agir, ou une manière de provoquer à l’action. L’art pour l’art peut-il exister en ces conditions ? Oui, mais au prix d’une singulière et violente contradiction. Il faudra que l’artiste transforme ce qui est un instrument d’action en objet de contemplation. Il faudra qu’il dépouille de sa puissance propre et de son intime vertu la matière même dont il se sert pour son art. Ce mot, et cette phrase, c’est-à-dire cette idée et cette suite d’idées, il faudra qu’il leur fasse perdre leur caractère même et qu’il les change en simples enchantements des oreilles ou des yeux, qu’il les transforme soit en musique, soit en peinture. La chose est possible, et de grands artistes nous ont montré à quel point elle est réalisable ; mais quel vain effort, et quelle déviation, et quel détournement, et quel soin bizarre de fausser les chemins naturels de l’esprit ! C’est pour cela que les artistes littéraires qui ont été comme pénétrés de la théorie de l’art pour l’art ont été, souvent, si peu naturels. C’est qu’au fond même et au principe de leur méthode, de leur travail, il y avait comme un renoncement à la nature même des choses et une gageure de s’y soustraire.

Un art littéraire ne peut donc pas, sans les plus grands périls et le risque des plus étranges aventures, se borner à se contenter lui-même et vivre de sa propre contemplation. Il faut qu’il ait un but en dehors de lui. Quel sera ce but ? C’est ce que M. Brunetière, ce me semble, n’a jamais, et avec, grande raison, indiqué très précisément. C’est, que sur ce point, il faut être extrêmement circonspect. Que l’art littéraire ait besoin d’un but en dehors de lui, voilà le vrai ; qu’il faille lui assigner celui-ci ou celui-là, c’est où il convient d’être très prudent. Faut-il dire : « l’art pour la morale », ou, selon une récente formule, assez, heureuse, de jeunes littérateurs : « l’art pour la vie », ou autre chose encore ? Il est bien certain que l’art est subordonné à la morale comme à sa dernière fin, puisque la morale est la règle définitive de la vie, et que tout, sous peine d’être funeste et mortel, y doit tendre. Il est certain, pour les mêmes raisons, que l’art doit servir à donner une conception de la vie, et la formule : « l’art pour la vie », plus large que la précédente, n’est, du reste, pas moins juste. Ne sera pas un art vraiment littéraire l’art qui laissera l’esprit du lecteur sans une pensée générale sur l’ensemble des choses humaines, pensée qui pourra peu à peu, élaborée et reprise en différents sens par l’esprit du lecteur, aboutir à une règle de vie, c’est-à-dire à une morale. Mais ce qui serait dangereux, c’est que l’artiste fût trop préoccupé de ce but à atteindre, en composant son œuvre, eut trop devant les yeux, par une obsession, cette conception de la vie à donner à ses lecteurs on cette règle morale à leur suggérer. C’est un fait d’expérience que toute œuvre d’art évidemment conçue et faite en vue d’une édification, ou seulement en vue d’une thèse, que toute œuvre d’art qui a fait le ferme propos de prouver quelque chose est comme refroidie par cette préoccupation et paralysée par ce souci, a tout d’abord et garde je ne sais quelles gaucheries et maladresses d’allures, et manque par cela même à tout ce qu’elle se proposait.

Y a-t-il donc là une antinomie insoluble ? D’une part, l’œuvre d’art n’ayant d’autre but qu’elle-même est-elle condamnée à être d’une singulière frivolité, et, d’autre part, l’œuvre poursuivant un but extérieur à elle l’est-elle à rester d’une singulière froideur ? Je crois, pour mon compte, qu’on peut sortir de ce défilé. Ce qui fait la difficulté, c’est le but poursuivi, c’est le en vue de. Dans les formules que je rappelais tout à l’heure, c’est le pour qui a tort. Il ne faut pas dire : l’art pour la morale ; il ne faut pas dire : l’art pour la vie ; et entendre que l’artiste en prenant la plume la prend en vue de maintenir ou instituer une théorie morale ou un système. Il y a confusion entre cause proprement dite et cause finale. Le système, la thèse, la théorie ne doivent pas être devant l’œuvre d’art pour qu’elle y tende ; ils doivent être dessous, pour ainsi dire, à sa base et à sa racine, et l’inspirer sans qu’elle s’en doute, au lieu de la tirer d’eux. L’artiste n’est pas un théoricien qui, de propos délibéré, conçoit une œuvre d’art pour la mettre au service de sa théorie ; c’est un homme d’imagination qui, composant une œuvre, est mené à son insu par une conception générale qui dépasse son œuvre et que son œuvre mettra en lumière sans qu’il y ait précisément songé. Ce n’est donc pas littéralement un but qu’il faut recommander à l’artiste de poursuivre, c’est un but qu’il faut souhaiter que l’artiste atteigne sans l’avoir formellement poursuivi. Ce n’est pas : « Allez vers tel point » qu’il faut lui dire ; c’est : « Ayez en vous une pensée assez forte pour que toute œuvre que vous ferez aille d’elle-même et nécessairement quelque part. » — En conséquence, de même qu’il n’est pas bon que l’artiste ait un but préconçu, de même il n’est pas bon que le critique assigne un but, même très général, à l’artiste. Il suffit et il est raisonnable que le critique dise à l’artiste que l’œuvre doit aller plus loin qu’elle-même par les impressions qu’elle laisse, pour être véritablement une grande œuvre. — Et ceci encore est très bon à dire. Ce n’est pas tracer un programme à l’artiste, ce qui serait mauvais, puisqu’il est mauvais, ou périlleux, que l’artiste s’en trace un à lui-même ; c’est le prévenir seulement qu’il serait assez dangereux de n’être qu’artiste, qu’une œuvre purement artistique ne remplit pas le dessein naturel et la destinée d’une œuvre littéraire, et que l’art borné à l’art est un art vain. C’est là ce qu’a dit très souvent M. Brunetière, à la fois avec une force extrême quand il s’agissait d’exprimer la nécessité pour l’artiste de viser à l’art, plus quelque chose, et une extrême prudence quand il s’agissait d’indiquer à l’artiste à quoi, en outre de l’art, il devait viser. C’est, je crois, pour les raisons que j’ai données plus haut, la mesure juste en cette affaire.

Et c’est ainsi qu’il y aura, si l’on veut, une classification des arts selon le degré d’importance du but, extérieur à eux, qu’ils ne devront pas précisément chercher, mais qu’ils pourront atteindre. Les arts plastiques pourront n’avoir aucun but extérieur à eux. Ils seront parce qu’ils sont et pour ce qu’ils sont. Ils donneront une satisfaction purement esthétique ; et, pour cette raison, il est loisible aux uns de les mettre au sommet de la hiérarchie, aux autres de les mettre au plus bas degré, comme à d’autres encore de dire qu’il n’y a pas hiérarchie, mais simple classification et répartition. Les arts musicaux et littéraires, qui font sentir, rêver et penser, ne pourront pas se borner à eux-mêmes et ne rempliront pas leur destinée s’ils ne remplissent que leurs définitions ; et, à mesure qu’ils seront comme plus chargés de pensée, ils deviendront plus complexes et plus vastes et plus grands et plus vraiment humains, — jusqu’au moment, qu’à cause de la faiblesse de l’esprit humain il faut prévoir, où, à force d’être chargés de pensée, ils cessent de pouvoir être des arts proprement dits, perdent forcément la séduction, pour cause de précision, le charme, par la nécessité d’être rigoureux ; la grâce, par le besoin d’être abstraits et l’impossibilité où est notre esprit de mener loin de front des qualités contraires ou seulement très différentes, lit, par exemple, le moraliste pur, très vigoureux et très profond, cessera d’être véritablement un artiste, sera plus philosophe qu’artiste, sera presque exclusivement philosophe, et de même le théologien. — Et celui qui, tout en étant moraliste, ou philosophe ou théologien, ou tous les trois, ne cesse point pour cela d’être artiste, celui-là, oh ! pousse aussi loin qu’il est possible la puissance de l’esprit humain, le don ou l’art de gagner d’un côté sans perdre de l’autre, la faculté exceptionnelle de concilier des biens de l’esprit contraires ou différents, et là peut-être est le secret de l’admiration passionnée et tendre de M. Brunetière tant pour Bossuet que pour Pascal.

Telles sont, en tout cas, insuffisamment rapportées par moi, les hautes pensées dont M. Brunetière a entretenu les artistes sur cette question de l’art pour l’art. Elles peuvent, ce me semble, se résumer à peu près ainsi : l’art, non pas pour quelque chose, mais avec quelque chose qui n’est pas lui, et jamais pour lui seul.

IV §

Un autre principe auquel M. Brunetière n’a pas tenu moins qu’aux précédents est celui de la prééminence de certains genres sur certains autres. En cela, il était encore formellement classique et même remontait aux premières sources lointaines du classicisme. La distinction des grands genres littéraires et des petits n’est point de l’invention de La Harpe, n’est point de l’invention de Marmontel, n’est point de l’invention de Boileau. Elle remonte à la Pléiade et à la Défense et illustration de la langue française. Les premiers classiques français ont été les inventeurs de cette classification. Elle est au fond même de notre esprit littéraire national depuis la Renaissance des lettres.

On la conteste, bien à tort. On a beaucoup ri des formules de La Harpe : « Écrivain de premier rang dans un genre de second ordre ; écrivain secondaire dans un genre supérieur ; écrivain supérieur dans un genre secondaire, etc. » L’erreur ici est, en effet, de se perdre dans des classifications minutieuses ; mais le fond des choses est vrai, et il faut tenir compte de la hiérarchie des genres, surtout à une époque où le mépris, sincère ou concerté, de cette hiérarchie a souvent servi d’excuse aux demi-talents. Qu’on oublie la hiérarchie des genres quand il est question d’un homme comme La Fontaine, qui, dans un genre évidemment un peu inférieur se montre un grand poète, j’en suis d’avis ; et encore est-il bon de faire remarquer que ce genre, en s’y illustrant et en l’illustrant, il l’a déformé, à ce point qu’il a été impossible depuis, — ce dont on peut se consoler du reste, — à aucun poète de s’y exercer avec un grand succès, et n’y a-t-il point là une confirmation précisément de la théorie de la hiérarchie des genres, puisque, si un grand poète s’empare d’un genre inférieur à son génie, il le tue ? Preuve, sans doute, qu’aux grands genres il faut de grands génies, aux petits genres des talents, et que donc il y a une différence naturelle entre les grands genres et les petits. S’il est vrai, comme on l’a raconté, que, jadis, en sa classe, M. Jules Lemaître ait dit : « Oui, La Fontaine, grand poète, sans doute ; mais pourquoi, diantre, s’est-il avisé d’écrire des fables ? » M. Jules Lemaître, ce jour-là, en cette boutade, a fait une proclamation énergique de la hiérarchie des genres.

Elle existe. Il y a, à égalité de talent, du reste, des genres qui demandent plus d’effort, plus de patience, plus de concentration d’esprit, plus de réflexion : et il y a, surtout, des genres qui demandent plus de talent que n’en demandent les autres. Il faut le savoir pour être juste envers les artistes, et encourager ceux qui visent au grand, qui n’est pas la même chose, à la vérité, que le difficile, mais qui est toujours difficile. Cette théorie de la hiérarchie des genres est de bon sens, d’abord, et elle est assez facilement acceptée par ceux qui jugent bonnement, d’après une expérience ordinaire et moyenne des choses de lettres. Quand on l’approfondit, on s’aperçoit qu’elle se confond avec une autre théorie, chère aussi, naturellement, à M. Brunetière, très souvent exposée par lui, et qui vise le degré de personnalité ou d’impersonnalité que l’écrivain met dans son œuvre. Les petits genres sont ceux où l’écrivain peut naturellement, sans étonner, sans dépayser le lecteur, sans le froisser ou déconcerter, mettre beaucoup de sa propre personne ; les grands genres sont ceux qui repoussent en quelque sorte, naturellement, l’ingérence et l’intrusion de la personne de l’auteur dans son œuvre. Il est assez clair que dans une épigramme, un madrigal, un billet en vers, une lettre en prose, une élégie, une chanson, un rondeau, une ballade, je puis, assez naturellement et sans étonner, parler de moi. Il n’en sera pas de même, sans doute, dans un poème épique, un drame, une comédie, un discours philosophique en vers, une histoire, un traité philosophique, etc. Le petit genre est donc celui où l’on peut faire impunément de la littérature personnelle, et le grand genre celui où il est dangereux, sinon ridicule, d’en faire. — À un autre point de vue, le petit genre sera celui qui, sans autoriser par lui-même, par sa constitution, pour ainsi parler, le bavardage confidentiel de l’auteur, ne le repousse point, n’a pas, si je puis dire, assez de force pour l’exclure. Un conte n’est pas une confidence d’un auteur, à l’ordinaire ; mais si, au cours d’un conte, l’auteur se met à nous parler de lui, la matière du conte n’est pas chose d’une telle importance que nous soyons stupéfaits ou irrités d’entendre l’auteur, interrompant son récit, nous rapporter ses petites affaires. De même, dans une fable, dans une nouvelle, dans une impression de voyage. Le petit genre est donc celui ou qui autorise ou qui n’a pas la force d’exclure la littérature personnelle. Précisément à cause de cela, M. Brunetière tient à la distinction, entre les grands genres et les petits, n’ayant pas pour la littérature personnelle une grande tendresse d’âme, et n’étant point fâché de la reléguer un peu.

Il a eu bien des occasions de montrer, à l’appui de ce qui précède, que la littérature personnelle, si elle s’empare d’un grand genre, même quand elle est en compagnie du génie, ne laisse pas de le rabaisser un peu, de le modifier, du moins, d’une façon qui peut devenir dangereuse, de l’acheminer vers un commencement de décadence. Est-il, par exemple, quelque chose de plus brillant, en soi, que la poésie lyrique du xixe siècle ? Remarquez, cependant, que ces grands poètes, qui étaient littérature personnelle tout entiers, des pieds à la tête, ont fait de la poésie lyrique une province de la littérature personnelle, à ce point qu’on n’imagine point, désormais, le lyrisme autrement que comme la confidence exaltée des sentiments les plus intimes, les plus profonds, et les plus secrets (ou qui devraient l’être) de l’auteur. Qu’est-ce à dire ? Qu’ils ont fait descendre, si l’on me passe le mot, la poésie lyrique au rang de l’élégie. Ils ont dénaturé un genre.

Qu’importe ? dira-t-on. — Peut-être importe-t-il, parce que, en dénaturant un genre, on en compromet les destinées futures. Depuis les grands romantiques, qu’est devenue la poésie lyrique ? Sous sa forme impersonnelle, elle ne peut plus reparaître, parce qu’on ne la comprend même plus ainsi depuis sa transformation ; sous sa forme élégiaque, elle attend des génies du même ordre et de même nature pour refleurir. Il est possible qu’elle ait été tuée par la métamorphose — encore que cette métamorphose ait été merveilleuse — qu’elle a subie.

Sans rigueur pédantesque, mais non sans sévérité, veillons donc à la distinction entre les grands genres et les petits, et tout en reconnaissant qu’encore vaut-il mieux avoir du talent dans un genre secondaire, que cultiver sans talent un genre supérieur, n’oublions pas de rappeler aux artistes qu’il y a une véritable aristocratie des œuvres d’art, et que réussir à moitié en une grande œuvre est, quoi qu’on dise, plus beau que de réussir pleinement en une simple récréation de l’esprit. La chose est bonne à dire, parce qu’elle est vraie, aussi parce que les tentations du succès facile sont très grandes, et entraînent souvent les hommes de lettres. Un des plus grands services qu’un critique puisse rendre à l’art est de persuader au public de bien garder ce respect, qu’il a du reste, naturellement, pour les genres de difficile accès, et de ne pas s’abandonner au goût de ce que Nisard appelait assez, joliment la « littérature facile ».

V §

On voit que M. Brunetière se donnait pour office de ramener le public aux anciens principes de la critique classique, renouvelés et rajeunis par un esprit très éveillé, très ouvert aux choses modernes, et même continuellement préoccupé de choses contemporaines. Certaines nouveautés, en art critique, lui déplaisaient assez, comme, par exemple, « la critique des beautés substituée à la critique des défauts ». Il comprenait mal pourquoi la critique des beautés serait féconde et la critique des défauts stérile, comme le veulent les nouveaux axiomes. La critique, comme son nom l’indique, est avant tout discernement, et doit consister sans doute à distinguer et séparer les beautés d’avec les défauts. Or les défauts sont, le plus souvent, beaucoup plus dissimulés que les beautés, et demandent qu’on s’applique à les distinguer. Les beautés éclatent, et il suffit de les constater ; il suffit d’adhérer au sentiment public, qui, le plus souvent, les a découvertes tout d’abord. Les défauts, généralement, sont ce point faible, invisible, ou presque, dans la nouveauté de l’œuvre, qui apparaîtra dans quelques années, fera ride, se révélera de plus en plus, et par où elle périra. Critiquer le défaut, c’est-à-dire le découvrir, n’est-il pas tout aussi utile, tout aussi « fécond », et peut-être plus, que de se pâmer sur une belle chose, ce que, du reste, il ne faut pas s’interdire ?

Ajoutez que les « défauts » sont en général de fausses beautés. Ce sont des traits séduisants, des prestiges, des fascinations qui entraînent, pour un temps, la faveur du public. Y a-t-il rien de plus « fécond » que de savoir les distinguer des beautés véritables, et la véritable « critique des beautés » n’est-elle pas précisément, en écartant les beautés illusoires, de tirer au jour et de mettre en pleine lumière les beautés vraies ? Le défaut qui n’est qu’une défaillance peut, en effet, être passé sous silence et épargné ; le défaut qui est une tare secrète, ou le défaut qui est une brillante apparence, doit être signalé et poursuivi. Critique stérile est bien vite dit, mais pour être féconde il est probable qu’avant tout la critique doit être forte, et il y a un peu plus de force à découvrir un défaut secret qu’à apercevoir une beauté éclatante et à se répandre en louanges éloquentes à son propos.

VI §

Telles étaient les principales tendances qui dirigeaient la critique de M. Brunetière dès ses débuts, et qui faisaient de lui, à l’époque où la critique romantique régnait encore, ou du moins ne cessait point d’être en faveur, un critique original et plein, tout d’abord, d’autorité.

Ce qu’il avait de plus original encore, c’était son talent. Talent vigoureux, solide et nerveux, d’une pénétration d’analyse qui touche à la subtilité, sans y tomber ; d’une force de dialectique qui brise les résistances et emporte l’assentiment ; d’un mouvement, enfin, suivi, tenace et rapide, qui entraîne, sans l’étourdir, l’esprit du lecteur, et, dans une lucidité qui reste absolue, nous échauffe et nous anime en une sorte de poursuite impétueuse du vrai. Bien souvent, en le lisant, nous est revenu en mémoire le mot de ce vieil officier écoutant Bourdaloue : « Morbleu ! il a raison. » On ne peut guère trouver que M. Brunetière a raison, sans être, comme le vieil officier, un peu ému par le déploiement d’énergie, la fougue précise et la maestria avec lesquels il a raison. Ce genre particulier d’éloquence, dont M. Brunetière a donné tant d’exemples et dans ses articles et dans ses conférences et dans ses cours, est bien curieux et nouveau. M. Brunetière s’émeut à prouver, comme d’autres à s’attendrir ou à s’indigner ou à s’irriter. La logique l’échauffe et l’emporte, et, dans tous les sens du mot, le ravit. Un raisonnement bien construit, qui soutient d’un bout à l’autre la trame solide d’une exposition ou d’un article, le pénètre d’une sorte de joie mâle et forte qui anime tout son être et qui se communique au lecteur ou à l’auditeur comme ferait un mouvement de sensibilité ou d’enthousiasme. Et, en effet, c’est un enthousiasme d’un certain genre que celui-ci. C’est le plaisir de se sentir dans le vrai et de créer du vrai, par l’instrument logique, en tirant d’une vérité ou de ce que l’on croit une vérité, toutes les vérités qui y étaient contenues, et qui en sortent comme à votre appel, ou comme sous la pression de votre pensée. Les philosophes, quand ils sont des orateurs, ont ce genre d’enthousiasme, et M. Brunetière, qui est critique-philosophe et orateur, l’éprouve fréquemment et nous en donne le très intéressant spectacle.

VII §

J’ai dit qu’en M. Brunetière, à côté du critique proprement dit, il y avait l’historien littéraire. Comme historien littéraire M. Brunetière a de très grands dons. Et d’abord il est très savant. Il est, sans contredit, je crois, l’homme de France qui connaît le plus complètement la littérature française, et qui l’a le plus présente à l’esprit. Il la tient tout, entière sous sein regard, et la voit distinctement en toutes ses parties. La mémoire méthodique est chez lui d’une rare étendue et d’une singulière puissance. De plus, M. Brunetière a ce qui constitue proprement l’historien littéraire, comme l’historien lui-même : la faculté de voir les ensembles et les masses. C’est toujours à sa place, au moins vraisemblable, dans un groupe, qu’il voit un fait littéraire ; c’est toujours avec tous ses rapports, au moins probables, avec les antécédents et les conséquences, qu’il voit une œuvre ; c’est toujours comme aidé en son éclosion par tel précurseur, et gêné par tel rival, et prolongé par tel disciple ou compromis par tel imitateur, et revivant à distance dans telle postérité, qu’il voit un auteur ou de premier ou même de second ordre. On sait que ces rapprochements, ces subordinations, ces filiations, ont toujours un certain degré d’hypothétique. Mais il faut savoir aussi qu’ils sont nécessaires. Sans eux, comme l’histoire, l’histoire littéraire n’est qu’une sorte de poussière impalpable. Elle flotte et ondoie devant le regard ; elle ne se retient pas, elle fuit de l’esprit à mesure qu’elle y entre, ou plutôt qu’elle y semble entrer : car elle n’y entre pas. Cette manière de la considérer est donc une façon de faire qu’elle existe. Pour éviter le plus possible l’arbitraire en pareille affaire, il faut asseoir fortement l’histoire littéraire ainsi comprise sur la base de la chronologie. Aussi M. Brunetière est-il fanatique de chronologie littéraire. Il a dit souvent que c’était là le fondement même de toute vérité d’histoire littéraire, et ce qui inspire toutes les idées justes, y compris les plus générales. On peut donc être rassuré sur les idées générales de M. Brunetière en histoire littéraire : elles ont au moins, on en peut être sûr, ce point de départ précis et cette assiette ferme. C’est une très grande garantie, beaucoup plus rare qu’on ne pense peut-être.

Ces considérations sur les ensembles de l’histoire littéraire ont conduit M. Brunetière, depuis quelques années, à une théorie très séduisante et très imposante, qui a été beaucoup discutée, vivement combattue par les uns, chaleureusement adoptée par les autres, et qui, en tout cas, vaut qu’on l’examine avec la plus grande attention. On entend bien que je parle de la doctrine de l’évolution des genres. D’après M. Brunetière les genres littéraires sont des espèces dans le règne littéraire, comme il y a des espèces dans le règne végétal et, dans le règne animal, et, comme les espèces en histoire naturelle, les genres littéraires subissent une loi d’évolution. Ils naissent à l’état d’ébauche, ils se munissent peu à peu des organes qui leur sont nécessaires pour arriver à la vie pleine et complète ; ils s’arrêtent quelque temps dans cette plénitude, aisée et vigoureuse, d’existence ; puis ils déclinent, décroissent, s’alanguissent… et ne meurent pas : car les individus meurent, mais les espèces ne meurent point ; elles se transforment, elles se métamorphosent en d’autres espèces qui les remplacent ; de leurs éléments constitutifs, restés puissants ! elles forment et entretiennent des types nouveaux qui ont même fond, forme différente.

La matière demeure et la forme se perd.

Ainsi font les espèces, ainsi font les genres littéraires. Quand un genre disparaît, regardez à côté, sachez regarder : vous verrez que vient de s’élever un autre genre, qui semble avoir détourné et comme soutiré à son profil les forces intimes du genre qui a disparu ou qui languit. À étudier la littérature genre par genre, il y a donc toujours deux choses à faire : d’abord, suivre de sa naissance à sa disparition, à travers ses phases d’accroissement et de déclin, le genre que l’on considère, — et cela, c’est étudier proprement son évolution ; — ensuite, quand il vous échappe, quand on perd sa trace, s’inquiéter du genre dans lequel il a pu comme se perdre et s’absorber pour revivre, — et c’est là s’enquérir de sa transformation. — Cela est de grande conséquence, plus encore pour se rendre compte de la naissance des genres nouveaux, que de la mort des anciens. Car, qu’un genre meure, cela s’explique, et n’étonne point ; il était épuisé ; il avait donné tout ce qu’il pouvait donner ; il en était à l’imitation de lui-même, etc. Mais qu’un genre naisse, comme il arrive (songez à l’explosion du lyrisme au xixe siècle, en France), d’où vient-il, de quelle source, de quelle infiltration, de quelle matière plutôt, et ces forces vives, dont il se soutient, où s’étaient-elles accumulées et concentrées pour lui donner naissance ? Et naissance adulte, remarquez bien ; car c’est là le point. Qu’un balbutiement de poésie lyrique ou de poésie épique se fasse entendre ou plutôt se devine quelque part dans le grand domaine littéraire, c’est un commencement, et les commencements se font de peu ; il ne faut pour les expliquer que songer aux forces naturelles répandues à peu près également partout. Mais un genre nul, ou à bien peu près, pendant deux siècles, par exemple, éclatant tout à coup en pleine vigueur et avec une souveraine puissance, ne s’explique point, ou ne s’explique qu’en supposant qu’il a recueilli l’héritage d’un genre voisin qui n’est plus et attiré à lui les forces laissées en liberté par cette mort.

Voilà, autant que je puis la pénétrer et m’en rendre compte à moi-même, les principaux traits de la célèbre théorie de l’évolution des genres.

On sait, ou l’on peut deviner assez vite, les objections qu’elle a soulevées. On a très vite crié, soit au réalisme (sens moyen âge), soit à la métaphore. « Quoi donc ! a-t-on dit, un genre est donc un être vivant, réel, qui existe par lui-même, et qui a, non seulement son histoire, que nous lui faisons, mais sa vie propre, par lui-même, en lui-même ? C’est donc un personnage et une personne ? Il a donc un état civil ? Qu’est ceci ? Avez-vous jamais vu un genre ? Un genre est une pure création de notre esprit, une classification que nous faisons, une généralisation que nous instituons, une pure abstraction, en un mot. Voilà un nouvel être abstrait qu’un poêle — le poêle de la critique — personnifie et fait marcher à travers le monde. Ne nous laissons pas prendre à ces illusions, et écartons les    prestiges de cette mythologie littéraire »

Ou bien l’on disait : « Sans aller jusqu’à parler de mythe, comprenons que nous sommes en présence de métaphores bien conduites. Un genre naît, meurt et se transforme, cela veut dire qu’à une époque il y a eu des tragédies, qu’on s’en est dégoûté, et qu’à une autre époque il y a eu des comédies où une certaine quantité de pathétique ! s’est réfugié… Effaçons : s’est réfugié, — qui est encore une métaphore, — et disons qu’à une autre époque il y a eu des comédies plus ou moins pathétiques. Et voilà tout. Le reste n’est qu’images à la fois fortes et précises d’un homme qui aime tant les idées que les idées deviennent pour lui concrètes et se meuvent devant ses yeux comme des êtres. »

Il est possible, et la théorie de M. Brunetière, quoique complète en son esprit, n’a pas été encore suffisamment déployée en toute son étendue, en toutes ses conséquences, pour que nous puissions, ou dans un sens ou dans un autre, formellement nous déclarer. Cependant examinons, comme en principe, nous réservant pour plus tard de vérifier et contrôler.

Et faisons-nous, tout d’abord, la question essentielle : qu’est-ce qu’un genre ? Remarquez qu’un genre littéraire n’est pas autant que vous le croyez une pure abstraction. Un genre est, au commencement des choses, une tendance de l’esprit humain. Les hommes aiment à conter : ils content ; peu à peu la manière de conter, chez un peuple, à cause du caractère de ceux qui content et de ceux qui écoutent, à cause des habitudes qui se prennent insensiblement, devient assez uniforme. C’est une tendance de l’esprit qui est devenue un genre, et c’est un genre qui a pris ses lois ; mais il reste toujours en son fond une tendance de l’esprit. À côté de lui, une autre tendance a créé un autre genre : celle de pleurer sur ses malheurs, par exemple, a créé l’élégie ; ainsi de suite. Mais ces différents genres littéraires sont des tendances permanentes de l’esprit humain. Dès lors, ils ne sont pas des êtres abstraits, s’ils sont parfaitement des êtres collectifs. Sous eux, ou derrière eux, en quelque sorte, il y a un groupe et même une foule d’âmes qui pensent, qui sentent, qui vivent. Un genre est l’être représentatif de tous les êtres qui éprouvent fortement le penchant qu’il exprime. Le considérer comme un être vivant n’est donc ni un mythe ni une métaphore, c’est une simple abréviation. C’est désigner un groupe humain par un seul mot. Au lieu de dire : « En tel pays, les âmes tendres et mélancoliques passèrent peu à peu de la simple tristesse à une sorte d’exaltation religieuse », celui qui parle genres littéraires dira : « L’élégie, en ce pays-là, se transforma peu à peu en méditation religieuse. » Et voilà un exemple d’évolution d’un genre. Rien de scolastique donc dans l’histoire des évolutions des genres littéraires ; et faire cette histoire, c’est tout simplement faire de l’histoire morale en la prenant par le côté littéraire : c’est faire de l’histoire morale en considérant que la littérature et ses changements en sont une expression importante et précieuse ; c’est étudier les évolutions morales de l’humanité à travers les évolutions de la littérature, comme il y a quelque temps, je pense, qu’on le fait.

Seulement, c’est tenter de le faire avec une rigueur nouvelle, ou tout au moins par un procédé qui a bien quelque apparence de devoir être plus rigoureux. Autrefois c’était d’une façon générale que l’histoire littéraire cherchait à connaître, en la surprenant ici, puis là, un peu à la rencontre, la tendance des esprits à une certaine époque, puis à une certaine autre. Maintenant, avec le nouveau procédé, chaque genre littéraire important étant considéré comme une tendance particulière de l’âme humaine, quand on voit un genre tomber, disparaître, c’est avec plus de sûreté qu’auparavant qu’on peut signaler l’affaissement de tel sentiment dans la majorité de l’élite d’une nation et, par conséquent, à bref délai, dans la majorité de cette nation elle-même. Puis, jetant les yeux tout autour, et s’avisant que tel genre, plus ou moins voisin, semble avoir profité des débris du genre disparu et se les être assimilés, l’historien littéraire pourra supposer, quitte à le vérifier par l’examen du détail, que la tendance qu’on croyait disparue tend à revivre, mais avec un nouveau caractère indiqué par le nouveau genre qui commence à la représenter à son tour.

Supposez un peuple où la grande poésie épique ait été très florissante, puis, brusquement, ait disparu. L’historien littéraire commence par dire qu’il y a eu affaissement, chez ce peuple, de l’amour-propre national, et des goûts aventureux, et de l’humeur belliqueuse. Puis il s’aperçoit que le roman romanesque, avec ses amoureux, ses amoureuses et ses aventures de cœur, a pris, vers la même époque, certaines couleurs de poésie épique, a semblé hériter de l’épopée, il dira, non plus que les sentiments héroïques ont disparu, mais que les sentiments héroïques, un peu affaiblis, se sont transformés en sentiments romanesques. Et certes, il lui restera à en être sûr, à faire une enquête minutieuse dans les documents, dans les mémoires, dans les lettres du temps, pour se prouver ce dont la transformation des genres ne lui a donné que le premier signe ; mais ce signe est précieux, et aucun autre n’est aussi net, aussi considérable, n’attire plus fortement le regard, une fois qu’on s’est avisé d’y voir, en effet, un signe et de vouloir en tenir compte.

L’évolution des genres, les genres littéraires considérés comme des espèces qui se transforment, c’est donc, puisque les penchants humains se transforment eux-mêmes, une chose fondée en raison, d’abord, valant elle-même, et comportant et appelant l’étude du critique ; et ensuite, à ne la considérer que comme procédé, c’est un procédé dangereux, comme tous les procédés, qui doit être contrôlé et surveillé, comme tous les procédés, mais singulièrement utile, efficace et ingénieux, permettant d’aller à la vérité relative, qui est celle des choses littéraires et morales, avec une promptitude et une allure directe fort appréciables, quitte à appeler ensuite à soi toutes les méthodes de vérifications et de preuves que l’on voudra et que l’on devra. La seule chose même que je craigne, c’est que cette méthode ne devienne trop facilement un procédé entre les mains des écoliers. Elle a des séductions bien grandes et une simplicité élégante qui la fera sans doute trop chérir, et employer à tout propos. Ce sera un jeu de montrer la transformation d’un genre en un autre, n’ayant avec celui-là que des rapports arbitrairement créés. Il sera bon que M. Brunetière, non seulement par son exemple, mais par une indication assez rigoureuse des règles de cette méthode nouvelle, enseigne à ne l’employer qu’avec la prudence nécessaire.

Qu’il dise bien, par exemple, — du moins c’est sur ce point ma pensée, et j’ignore si c’est la sienne, — que ce ne sont que les très grands genres littéraires, fortement constitués, très nettement distincts, dont l’évolution et les transformations importent, parce que seuls ils sont des tendances générales de l’esprit devenues des genres littéraires. Qu’il dise bien qu’il faut, avec un soin rigoureux, savoir et déterminer de quels éléments un genre est formé, pour bien voir si c’est bien de ceux-là ou de quelques-uns de ceux-là qu’un genre nouveau hérite à un moment donné : car ici l’erreur est facile et les conséquences de l’erreur seraient assez graves. Enfin qu’il donne à cette belle théorie, par la doctrine et par les applications, toute la rigueur dont elle est susceptible, — et l’on sait si l’on peut se fier à M. Brunetière pour donner de la rigueur à ce qu’il enseigne, — et cette ingénieuse, peut-être profonde, découverte tiendra une très grande place dans l’histoire de la critique et de la littérature.

VIII §

Telles sont les principales idées qui ont été comme le centre intellectuel de M. Brunetière, et la source d’où sont sortis des milliers de pages fortes, brillantes, pénétrantes, ingénieuses, des centaines de conférences et cours qui ont fait l’admiration de tous ceux qui les ont entendus. M. Brunetière a eu dans l’enseignement littéraire toutes les ardeurs, toutes les fougues et toutes les opiniâtretés du l’apostolat. Il a combattu le combat littéraire comme le « bon combat », en soldat toujours armé et qui ne connaît pas le sommeil. C’est qu’aussi bien il n’a pas cessé de voir derrière toute, question littéraire une haute question morale ; c’est qu’il n’a pas séparé les questions de goût des questions de mœurs, considérant que le goût est l’image même des mœurs, et, à son tour, influe sur elles. De là vient que, souvent, c’est plus au public qu’à l’auteur même qu’il a paru s’en prendre dans les querelles littéraires, et dans son Roman naturaliste, c’est beaucoup plus encore le goût pour Zola qu’il n’aime point, que les conceptions et les procédés de M. Émile Zola qu’il attaque. Il semble avoir voulu agir par la critique sur la littérature pour arriver à agir par la littérature sur les mœurs générales, et c’est ce qui a donné à tout ce qu’il a écrit ou dit un accent si énergique et une force de conviction et de propagande si particulière. Né orateur, du reste, l’étant déjà dans sa phrase écrite, au vaste contour et à la vigoureuse plénitude, l’étant encore plus dans sa phrase parlée, qui se déroule avec une aisance et une certitude de démarche infaillible, il avait à la fois le fond et la forme de l’apostolat : car l’éloquence n’est que la conviction et le désir de convaincre qui trouvent leur occasion et leur voie dans la facilité et la puissance du verbe. Par la parole, par la revue, par le livre, il a répandu de toutes ses forces une foule d’idées neuves, hardies, les unes d’une vérité qui éclate et éblouit, les autres qui paraissent plus paradoxales, toutes fortes et qui font penser. Par l’allure, qu’il a parfois oratoire, jusqu’à en être un peu provocatrice et tribunitienne, il n’a point fait de tort, et au contraire, à ses idées, le public français ne prêtant pas toujours du premier coup aux idées littéraires une oreille très attentive.

En résumé, M. Brunetière est de tous les critiques qui ont paru en ce siècle, d’abord un des plus grands par le talent, ensuite celui, certainement, qui a le plus constamment ramené le public à la considération des grands principes et à l’examen des grandes questions. Là est le secret de sa haute fortune littéraire. Il a devant lui une longue carrière encore, qu’il consacrera jusqu’au bout, nous en sommes sûrs, au service des bonnes lettres, en donnant toute leur extension, tout leur développement et toute leur portée en différents sens, aux cinq ou six grandes idées générales qu’il a ou réintroduites ou introduites pour la première fois dans ce que l’on pourrait appeler le domaine de la science littéraire, domaine qui est essentiellement le sien.

M. Paul Margueritte §

M. Paul Margueritte vient de traiter, à son tour, le sujet de l’amour quinquagénaire dans un roman intitulé : Sur le retour.

À ce propos, je ne sais vraiment pas pourquoi en français on appelle cela « le retour ». Je ne vois pas du tout quel retour il y a pour nous quand la cinquantaine commence à sonner. Je sais bien qu’à cet âge on désire retourner, mais qu’on retourne c’est ce que je ne vois nullement. Il y a de l’ironie dans ce caprice de la langue française, qui est essentiellement raillarde. Les hommes sur le retour devraient s’appeler tout simplement les hommes sur le déclin, et les femmes aussi, s’il en est qui aient cinquante ans, ce que je ne crois pas, du reste, pour ne le leur avoir jamais entendu dire.

Quoi qu’il y ait, et que ce soit sur le retour, ou tout bonnement sur l’arrivée, c’est la question de l’amour à cinquante ans, chez les hommes, et particulièrement chez les militaires, et spécialement chez les colonels, que M. Paul Margueritte vient d’étudier. Le sujet est mélancolique. Il n’est pas facile non plus. Il tourne très aisément au comique et même au gros comique, et alors il n’est plus vraiment intéressant ; et si on le prend au sérieux, il n’est que triste, comme toutes les choses où il n’y a pas de remède, et toutes les situations d’où il n’est aucun moyen de sortir.

Le vrai intérêt des choses de l’amour, c’est le conflit, sous ses différentes formes, de l’instinct de la nature contre les nécessités sociales, des droits de la nature contre les droits sociaux. L’amour rencontrant un obstacle dans l’institution de la famille, dans l’institution du mariage, dans un devoir civique ou patriotique, voilà ce qui rend intéressant les drames, les tragédies ou même les comédies de l’amour. Mais quand c’est contre la nature même que l’amour lutte, quand c’est dans la nature qu’il trouve son obstacle, où prend-il son droit, où prend-il son prétexte, où prend-il son excuse, et qui peut-il intéresser ? S’il est un peu bête, il s’appelle Arnolphe ; s’il est discret, délicat et démissionnaire, il inspire, dans beaucoup de pitié, un peu de respect ; mais il n’est jamais proprement sympathique et ne passionne point. Au plus peut-il intéresser froidement comme étude psychologique et morale. Voilà pourquoi ce genre de sujet est si difficile.

M. Paul Margueritte, avec son talent ordinaire, fait de netteté, de franchise et d’un grand art à indiquer beaucoup de choses en peu de mots, s’en est tiré assez galamment. Son M. de Francœur, magnifique colonel de cuirassiers, qui n’a d’autre tort que d’être magnifique cuirassier depuis trop longtemps, est le plus brave cœur et le plus généreux et délicat qui puisse être. Dans un souper, à la campagne, chez son frère, il s’éprend d’une jeune fille absolument exquise qui a toujours des roses dans son tablier (« Oh ! ces roses ! » comme dit Soulary), et pendant six semaines il est éperdu au point de ne jamais bien savoir si c’est des roses ou de la jeune fille, ou du tout ensemble, l’une portant les autres, qu’il est amoureux.

Les progrès de sa passion sont très précisément analysés, encore qu’avec aisance et sans pédantisme ; et il y a beaucoup d’habileté dans la peinture de cet amour qui n’a de sénile que ceci, précisément qu’il est beaucoup plus jeune, naïf et quasi enfantin qu’un amour de vrai jeune homme. Voilà qui est vraiment bien attrapé. M. Margueritte a très bien compris, d’abord qu’un amour quinquagénaire doit avoir très souvent ce caractère-là, ensuite qu’il n’est acceptable et n’échappe au ridicule et au répugnant que s’il a bien ce caractère, que s’il est, très longtemps au moins, inconscient, et ne s’aperçoit de lui-même, avec stupeur et avec désespoir — avec ce désespoir où il entre toujours de l’espérance, comme dans tous les désespoirs d’amour — que quand il est trop tard pour réagir.

Je félicite beaucoup M. Margueritte d’avoir arrangé son roman de telle sorte que la jeune fille ne sût jamais rien. Il me semble que la seule connaissance d’un amour de ce genre, et le fait de s’en apercevoir, ternit un peu et déveloute une très jeune fille, et lui ôte quelque chose du nimbe d’or pâle qui flotte autour d’elle. Je n’aimerais pas beaucoup un adolescent qui s’apercevrait de l’amour d’une femme « encore fraîche, mais d’une femme, enfin tu sais, qui se dépêche », comme dit si joliment Émile Augier, et je regretterais que seulement il en fût prévenu.

À la vérité, on peut traiter délicatement même cette situation-là. C’est ce que George Sand a fait dans une délicieuse et admirable nouvelle, Flavie. Là, c’est la jeune fille qui, sans être aimée, se croit aimée, et un instant croit aimer ; et c’est « l’homme sérieux » qui finit par la ramener paternellement et paresseusement à la raison. C’est exquis ; mais c’est diablement risqué. M. Margueritte a bien fait de risquer moins.

Ce que je ne louerai pas autant peut-être, c’est la manière dont M. de Francœur est guéri. Ceci est proprement le « retour » dans un autre sens du mot. Ce retour est moins bien exécuté que l’aller. M. Paul Margueritte, malgré sa franchise accoutumée, a triché. Voici comment les choses se passent. M. de Francœur, comme vous vous y attendez, reçoit le coup d’assommoir où l’on s’expose toujours dans ces sortes d’aventures du cœur. Il assiste, sans le vouloir, à un petit entretien amoureux de la jeune fille aux roses avec son petit cousin. Le voilà aplati. À partir de ce moment-là, c’était une nouvelle analyse qu’il nous fallait, la peinture de son désespoir et de son retour progressif à la résignation et à la fermeté d’âme. M. Margueritte a esquivé. Il fait M. de Francœur malade ; il lui donne une petite congestion cérébrale. C’est ce que j’appelle tricher ; c’est se tirer d’affaire à trop bon compte. Quand on se fait porter malade, le colonel le sait bien, c’est qu’on ne veut pas faire son métier. Le métier de M. de Francœur est de souffrir moralement, pour que nous puissions suivre les phases de ses souffrances morales, et de se rétablir moralement, pour que nous puissions nous rendre compte des progrès, et du pourquoi et du comment de sa guérison morale. Sa maladie l’aide trop facilement à passer de cette troisième jeunesse du quinquagénaire bien conservé par l’entraînement, au véritable déclin qui ne peut plus se faire d’illusions sur son compte. Mettons, si l’on veut, qu’il a de la chance. Je souhaite une maladie de ce genre, une maladie assagissante, venant très à propos, à mes meilleurs amis, dans des circonstances pareilles. Oui, M. de Francœur a de la chance ; mais M. Paul Margueritte l’a un peu aidé.

Je félicite M. Margueritte de s’être montré nettement « réactionnaire » dans ce roman ; j’entends par là d’avoir fermement pris parti pour la jeunesse et contre les mariages disproportionnés. Ce n’est pas tout à fait dans le goût du jour. Nous avions pris depuis quelques années l’habitude de voir des rois de trèfle (aux tempes) épouser de petites bergères. Le temps de l’amour permis pour les hommes s’était indéfiniment allongé, et je crois bien que l’« âge ingrat » pour les hommes ne commençait plus guère que vers soixante-neuf ans. Vous rappelez-vous La Souris ? Dans La Souris, M. de Francœur épousait tout simplement la vierge aux roses. Il y eut mieux, ou pis, comme vous voudrez. Dans la Margot, de Meilhac, le quinquagénaire amoureux n’épouse pas. Eh bien, c’est contre cette, conclusion que le public, même féminin, se rebiffa. Le public a osé dire, les femmes ont osé affirmer, que Margot aurait dû épouser le Francœur de la chose, l’Arnolphe aimable. Dieu du ciel ! Sarcey et moi, qui sommes pourtant de l’âge ingrat, avons-nous protesté ! Rien ne nous a plus attristés que cette tendance antinaturelle en des choses où c’est la nature qui a raison, et qui doit avoir raison. Je vois que M. Margueritte est tout à fait de notre avis. C’est peut-être parce qu’il est très jeune. Il a moins de mérite que nous à être de son opinion ; mais il en est, et cela suffit. Il a fait une œuvre très raisonnable, en même temps qu’elle est très jolie.

Je mentirais si je disais que Sur le retour est le meilleur ouvrage de M. Margueritte et doit se placer de pair avec La Force des choses ; mais c’est une œuvre très agréable, souvent très pénétrante, et, encore une fois, le sujet n’était pas commode.

Francisque Sarcey §

— Sarcey de Suttières (François), qui fut connu dans le monde littéraire sous le nom de S. de Suttières pendant quelque temps, puis sous celui de Francisque Sarcey, préférant, je ne sais pourquoi, le diminutif Francisque à ce prénom de François qui convenait si bien à la carrure robuste de son caractère et de son talent, naquit à Dourdan le 2 octobre 1827 et mourut à Paris, le 10 mai 1899.

Il était fils d’un chef de pension, originaire de Lyon et que les hasards de la vie avaient amené à Dourdan. Les Sarcey sont lyonnais. Il y en a encore à Lyon, je crois, à l’époque où nous sommes. Un Sarcey est nommé dans la correspondance d’André-Marie Ampère.

La mère de Sarcey était une Serbonne, fille du marquis et de la marquise de Serbonne, de maison très noble et beaucoup plus noble que les Sarcey de Suttières, qui n’étaient, à ce que croyait Francisque Sarcey, que d’une famille bourgeoise ayant ajouté à son nom un nom de terre, selon l’usage très répandu à la fin du xviiie siècle.

Francisque Sarcey semble n’avoir pas connu son grand-père ni sa grand-mère paternels, ni son grand-père maternel. Mais il a très bien connu sa grand-mère maternelle, « la marquise », comme on disait dans la famille, vieille femme vive et spirituelle qui avait un grand bon sens, beaucoup de lecture, la conversation brillante et parfois le propos salé des femmes du monde nées au xviiie siècle.

Quant à son père, c’était un homme instruit, très attaché à ses devoirs de professeur, et très gai, très gaillard, connaissant tous les vaudevilles du temps et toutes les chansons du caveau et adorateur de Béranger, comme il est à peine besoin de l’ajouter. Il destinait son fils au professoral sans aucune hésitation à cet égard et lui donna une première éducation littéraire très soignée. Puis, comme c’était l’usage et presque la règle vers 1845 et encore vingt ans après, il l’envoya dans une de ces illustres pensions du Marais où le lycée Charlemagne, lycée d’externes, recrutait ses élèves et ses plus brillants élèves. Le lycée Charlemagne était alors la pépinière sans rivale de l’École Normale supérieure.

Sur ces bancs illustres du « lycée des travailleurs », Sarcey rencontra Edmond About. Je dis au lycée, non à la pension. Sarcey était « Massin », About était « Jauffret ». L’amitié se noua pourtant et fut tout d’abord très vive entre le brillant rhétoricien, d’une facilité prodigieuse et d’une verve étincelante, et le rhétoricien solide, laborieux, rude aux besognes, très réfléchi, dialecticien vigoureux et fanatique déjà de composition bien ordonnée, comme il le fut plus tard de la pièce bien faite.

Ils eurent tous les deux des succès de lycée et de concours général nombreux et éclatants. Ils étaient désignés pour l’École Normale. Ils y entrèrent « suo anno » en 1848, membres très distingués de cette promotion qui resta longtemps connue sous le nom un peu ambitieux, mais assez mérité, de « la grande promotion ». Elle comptait Hippolyte Taine, Edmond About, Paul Albert, de Suckau, Heinrich, Merlet, Dionys Ordinaire. En entrant à l’École, Sarcey y trouvait comme camarades plus âgés Marcou, Poyard, Boudhors, de la Coulonche, Lenient, Perraud, qui est maintenant le Cardinal Perraud, évêque d’Autun, Challemel-Lacourt, Chassang, Aubé, Debray, Yung. En avançant en âge et en dignité, il voyait entrer à l’École comme camarades plus jeunes Gaucher, Marot, Ponsot, Prévost-Paradol, Terquem, Vacquant, Gréard, Fustel de Coulanges, Carriot, Crouslé, Grenier.

Ce furent trois années passées dans un monde intellectuel extrêmement vif, passionné, ardent, avidement chercheur et tout frémissant d’idées, au milieu d’une véritable élite. Selon les mœurs de l’École d’alors, le travail, sans être banni, ni même méprisé, ni même négligé, n’était pas, pour tout dire, la règle générale. Mais la discussion incessante sur tous les sujets, philosophiques, littéraires, historiques, artistiques, était bien la règle et l’usage universels. Le normalien discutait comme l’homme respire et jusqu’à en perdre la respiration. Et la discussion, notez-le, entraînant souvent de longues recherches passionnées, le travail, qui ne perd jamais ses droits sur des hommes intelligents, rentrait par cette porte-là, et au bout des trois années sacrées, si l’on n’avait pas violemment préparé ses examens, si l’on n’avait pas travaillé très méthodiquement, la somme du labeur était cependant considérable. Sans songer à en décider, je ne sais si ce n’est pas une excellente manière de travailler que cette façon de perdre son temps. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’impression laissée sur l’esprit de Sarcey par ces trois années d’école fut incroyable. Il s’était mêlé de tout son cœur à ces conversations ardentes et infatigables sur tous sujets. Il y avait apporté sa logique, son goût des distinctions nettes et des thèses et antithèses bien présentées dans tout leur jour. Il tenait compte des objections jusqu’à les faire lui-même et était admirable pour éclairer les deux côtés de la question d’une égale lumière. On l’en gouaillait, comme il sied, et l’on chantonnait :

Le Sarcey faisant sa lippe,
Est ferme sur le principe,
Puis fort en distinction :
Si Démosthène a du bon,
Il est du bon dans Philippe,
Et l’administration
À tort, bien qu’elle ait raison.

Comme élève proprement dit, Sarcey fut parfaitement distingué par ses professeurs de l’École comme devant faire lui-même un professeur très remarquable et comme devant jeter sur l’École Normale un rayon de gloire. Dès la première année, je lis dans les notes de ses maîtres de conférences des observations et des pronostics qu’il a pleinement justifiés. C’est M. Waddington qui dit de lui : « Parle avec bon sens et facilité. Composition un peu lourde. » Le mot bon sens est exactement le premier que je relève dans ses notes d’école. Il y reviendra souvent. Voilà ce que j’appelle un bon pronostic. — C’est M. Gibon qui écrit : « Esprit juste et sérieux. » — C’est M. Waddington qui, trois mois plus tard, ajoute : « Idées justes ; tour d’esprit agréable ; style fin et ingénieux ; manque parfois d’élévation, jamais de bon sens. » — Ce qui était faible chez Sarcey en cette première année, j’ai regret à le dire, c’était le thème grec. M. Lebas le disait avec autant de douleur que moi : « Classé 22e et dernier en thème grec. Pourrait occuper un des premiers rangs s’il avait plus de respect pour la grammaire. Il en tient trop peu de compte. Sa place dans la composition lui prouve où cette irrévérence peut conduire un homme de goût et d’imagination. » — Hélas ! oui ! — Mais jetons un voile sur ces défaillances sans prétendre les excuser et lisons ce que M. Jacquinet, maître de conférences en français, pense, au même temps, de notre jeune humaniste : « Ce qu’il a donné se distingue, comme ses précédents devoirs, par la justesse pénétrante du bon sens et par une concision piquante acquise à force de travail et d’art. Il est toujours le premier élève de la conférence pour les qualités sérieuses et fines de son esprit et pour le soin consciencieux qu’il met À tout ce qu’il fait. » — C’est encore M. Waddington qui, en répétant le mot bon sens qu’il a trouvé déjà, en rencontre un autre qui sera bien souvent répété par tous les lecteurs de Sarcey : « Du bon sens, de l’esprit, de la finesse ; un peu terre à terre : idées justes mais étroites. Écrit agréablement et d’un style qu’on peut appeler bonhomme. »

En seconde année, voici l’appréciation générale que donnait M. Vacherot sur le futur professeur : « Élève très laborieux. Esprit éminemment littéraire. Du goût ; de la critique : une solide et complète instruction ; fortes études classiques. Affectation… [une affectation ! Sarcey ! Eh, oui !] Affectation de bon sens et de sens commun. Répugnances à l’égard des spéculations élevées de la pensée. Esprit exclusif. Caractère très honnête et très solide. Conduite, tenue et moralité parfaites. » — De son côté, M. Géruzez a très bien saisi un des tours d’esprit et un des goûts intellectuels de Sarcey qui n’avait pas été démêlé jusqu’ici : « A jugé Bourdaloue avec la gravité que commandait le sujet et a parlé des épîtres de Voltaire avec esprit… Dans la bouche et sous la plume de M. Sarcey, le français retient quelque chose de son origine, le roman rustique. Il en a la franchise et les allures gauloises. »

On voit en cette seconde année que Sarcey inclinait à la philosophie et se préparait, à tout hasard, à être maître de philosophie, comme en effet il lui arriva de l’être plus tard. M. Saisset nous apprend qu’il avait choisi lui-même le terrible sujet des idées de Joseph de Maistre sur l’existence du mal sur la terre : « M. Sarcey a remis des rédactions très bien faites et un travail sur les théories de Joseph de Maistre touchant la Providence et l’origine du mal. Ce sujet, que M. Sarcey a choisi de préférence à celui que je lui avais proposé, a été traité avec mesure et avec un certain talent. M. Sarcey a dans l’esprit une indépendance dont il abuse quelquefois et dans le style un accent vrai, un nerf, un ton naturel et mordant, qui seront des qualités excellentes, quand il y joindra le sentiment des nuances et une plus grande sévérité de goût. »

En troisième année, je trouve d’abord un mot bien sévère d’un surveillant. Le reproduirai-je ? Je ne veux rien dissimuler : « MM. Albert, About, Sarcey… travaillent bien une fois en étude. Mais ils s’y mettent lentement. Il leur arrive de perdre dix minutes, même un quart d’heure au commencement de l’étude. » Cela est grave, il faut en convenir franchement, et peut-être plus grave encore cette autre observation d’un surveillant qui est peut-être le même et qui, du reste, me semble ne pas manquer de coup d’œil : « M. Sarcey ne donne pas à son extérieur tout le soin qui conviendrait. N’a pas, au fond, de mauvaises qualités ; je lui crois seulement le défaut de vouloir imiter M. About. » Ce surveillant a un peu d’hostilité, au fond, mais je ne disconviendrai pas qu’il a, sans y insister, mis précisément le doigt sur l’apostume, et qu’il n’est point mauvais psychologue.

Je terminerai par cette note générale de M. Vacherot, qui, tout simplement, contient deux très justes portraits des deux amis inséparables tant qu’ils vécurent tous les deux, inséparables dans nos souvenirs. C’est un diptyque. Il est excellent : « About, esprit vif, facile, sûr et pénétrant ; mais qui, faille de docilité et de mesure, laissera ses qualités dégénérer en défauts et deviendra aisément léger, superficiel, subtil et tranchant. Prompt à la critique en toute chose, il ne semble pas avoir la faculté d’admirer. Sa parole est vive, brillante et spirituelle. Promet de grands succès dans l’enseignement, surtout dans l’enseignement public. Caractère généreux ; mais porté à l’ironie. — Sarcey n’a ni les qualités, ni les défauts d’About. Esprit droit, ferme, solide, sans être très élevé. Très laborieux. Le début de ses compositions et de ses leçons est toujours pénible et embarrassé ; mais il se dégage bientôt et montre un esprit net et un goût pur avec une instruction forte. Caractère honnête et sérieux au fond, bien qu’il prétende à l’ironie, où il réussit peu. Fera un professeur solide et dévoué. »

De cette vie intellectuelle si forte, si variée et si joyeuse, Sarcey garda un souvenir ineffaçable. L’École Normale fut pour lui une patrie et une espèce de religion. Il n’admit jamais aucune objection contre elle ni aucune critique à son endroit. Il la considérait comme l’honneur du pays et comme le sel de la terre. Il suffisait auprès de lui du titre d’élève de l’École Normale pour avoir droit à toutes ses faveurs, à tous ses bons offices et entrer comme de plain-pied en son amitié. Il entra dans la littérature avec ce cri d’armes : « Plus de romantisme ! Voltaire et l’École Normale ! » Et par l’École Normale, il fallait entendre l’École Normale ; mais par Voltaire il fallait entendre Voltaire d’abord et presque en même temps Edmond About, et c’était encore l’École Normale.

Mais il ne faut pas anticiper, et il faut suivre Sarcey dans sa carrière universitaire au sortir de l’École. Il n’avait en sortant, en 1851, aucune ambition littéraire, aucune velléité même d’entrer dans la carrière d’homme de lettres. Il l’a répété cent fois, aucun des Normaliens de 1848 ne songeait à autre chose qu’à être tout simplement professeur, et, tout au plus, le rêve secrètement caressé était de joindre aux fonctions de professeur quelques divertissements littéraires dans les journaux graves, à la façon de Saint-Marc-Girardin. Je crois bien qu’il faudrait faire exception, à cet égard, au moins pour Edmond About ; mais tel était bien l’esprit de l’École en 1848. — 1851, qui est précisément la date de sortie de Francisque Sarcey, changea toutes choses. Les temps devinrent très durs pour les professeurs qui n’aimaient pas le Césarisme et que l’ingérence de l’Église dans le domaine universitaire ne satisfaisait pas. Sarcey était tout à fait de ceux-là. Ses opinions politiques, je les sais très bien, étaient extrêmement modérées et passeraient aujourd’hui pour réactionnaires ; mais elles étaient celles de la bourgeoisie libérale de Louis-Philippe et il aurait pu s’accommoder de l’Empire, mais non point de l’Empire s’appuyant sur le parti catholique. Or, c’était précisément le régime de 1851 et des années suivantes. Sarcey fut gêné et il fut inquiété dans ses années d’enseignement en province.

Il fut d’abord chargé de la classe de troisième au lycée de Chaumont, du 16 octobre 1852 au 17 mars 1853 ; puis de la rhétorique au collège de Lesneven, du 17 mars 1853 au 17 septembre 1853, ce qui veut dire que son attitude à Chaumont lui avait valu une disgrâce épouvantable. Il se plut infiniment à Lesneven, collège perdu au fond de la Bretagne, où la plupart des professeurs étaient des prêtres. L’anticlérical fieffé fit le meilleur ménage du monde avec ces ecclésiastiques peu mêlés à la politique, bons humanistes et très bonnes gens. Sarcey garda d’eux le meilleur souvenir, qu’il a plus d’une fois pris plaisir à exprimer.

Sa disgrâce, de si bonne grâce acceptée, prit fin assez vite, et à la rentrée de 1853, il se trouva chargé de la classe de quatrième au lycée de Rodez. Il y resta un an. C’est là, nous a-t-il dit, dans ses « souvenirs » et dans ses conversations privées, qu’il commença, s’il vous plaît, à être un peu homme du monde. Il dansait tout comme un autre aux bals de la préfecture et aux soirées de quelques maisons amies. Il s’amusait de tout son cœur. J’ai des souvenirs de ses amis de ce temps et de ce lieu-là : « Je n’ai jamais vu homme plus gai ni qui fît plus naturellement naître de la gaîté autour de lui. »

Il quitta ce lieu de délices qui s’appelle Rodez, pour raisons d’avancement, ayant été reçu agrégé au concours de 1854. Il fut nommé en seconde au lycée de Grenoble au commencement de l’année scolaire 1854-1855 ; puis, brusquement, sans qu’il l’eût demandé, au commencement de l’année scolaire 1855-1856, professeur de « logique », c’est-à-dire de philosophie, au même lycée. À cette époque on était agrégé pour toutes destinations et l’on donnait une classe de logique à un grammairien et une classe de huitième à Hippolyte Taine. Sarcey fut enchanté d’être promu philosophe. Il allait ratiociner, discuter et faire de la dialectique de tout son cœur. C’était, selon lui, sa vocation. Je suis moins sûr de la vocation philosophique de Francisque Sarcey que Francisque Sarcey l’était lui-même ; mais le fait est certain, Sarcey fut enchanté d’être sacré maître de philosophie.

Ses amis l’étaient beaucoup moins. Le jeune professeur de Grenoble était très indépendant, et plein de respect pour ses supérieurs, il tempérait cependant ce respect par quelques railleries qu’il était seul à juger innocentes et dont il était seul à ne pas souffrir. De plus il envoyait quelques articles, tout littéraires, d’ailleurs, au Figaro de cette époque, qui passait, sans que cette opinion fût très contestable, pour un journal satirique, et il faut bien avouer qu’il n’était pas homme à lire en égoïste ses articles et à jouir, sans en faire part à quelques autres, du plaisir de se voir imprimé. Aussi quand ses amis de Paris apprirent qu’il était nommé professeur de philosophie, lui écrivirent-ils unanimement : « Tu es très satisfait ; mais c’est un piège. On te nomme à cela pour avoir barre sur toi et pour te frapper au premier propos mal sonnant que tu auras laissé échapper, dans un enseignement où tous les propos, selon l’oreille qui les recueille, peuvent sonner mal. »

C’était l’avis de plusieurs, qui l’engageaient à la prudence, et d’Edmond About, en particulier, qui l’engageait à tout le contraire, espérant bien que la robe du maître en philosophie irait bientôt décorer un champ d’orties.

Était-ce un piège ? Je n’en sais rien et n’en veux rien croire ; mais ce qui est certain c’est que Sarcey y tomba. Professeur de « logique », il fit en 1856, dans un lycée, un cours de philosophie… Les jeunes gens ne peuvent pas saisir ce que ces mots, qui paraissent simples, contiennent d’énormités. On le lui fit bien voir. Dès la fin de l’année scolaire, on lui imposa un nouveau déplacement auquel, cette fois, il se déroba. Il demanda un congé. Il vint à Paris. Edmond About, déjà en plein succès, l’accueillit à bras ouverts et fut pour lui un frère dans toute l’acception, non seulement qu’a ce mot, mais qu’il devrait toujours avoir. On sait assez que la reconnaissance de Sarcey fut éternelle et qu’About, vivant ou mort, fut toujours pour Sarcey un être à part, à qui il ne fallait pas toucher, dont tous les mérites devaient être exaltés avec piété, dont les erreurs devaient être oubliées et au nom de qui on pouvait demander à Sarcey tous les dévouements.

C’est à tous les deux, ne l’oublions pas, que cela fait le plus grand honneur. À travers leurs défauts, ils furent tous deux des hommes de grand cœur, de sensibilité profonde et constante, pour qui amitié, confraternité, camaraderie et dévouement étaient tout autre chose que formules de fin de lettres.

Sarcey faisait alors ses débuts ou plutôt son apprentissage de journaliste. About le guidait sévèrement. Habitant le plus souvent le même appartement, soit à Paris, soit à Saverne, soit dans quelque habitation d’été des environs de Paris, ils travaillaient tous deux énormément, raturant, remaniant, recommençant avec une fureur obstinée.

« Jamais personne, me disait About, n’a tant déchiré de papier que nous à cette époque. Nous fournissions de papier pour usages domestiques toute la maison et les maisons d’alentour. J’ai reçu à cet égard des servantes du voisinage des remerciements qui m’ont flatté. »

C’est ainsi que Sarcey, sous l’œil vigilant d’About, à qui il montrait tous ses essais, apprit son métier d’écrivain. Il dut l’apprendre et c’est ce qui lui fit croire et soutenir qu’apprendre ce métier est absolument nécessaire à tous ceux qui veulent l’exercer. Ce n’est peut-être pas vrai pour tout le monde. Prévost-Paradol était, je crois, tout près de lui, un exemple du contraire. Mais l’exemple d’About, de quelque facilité que fut doué l’auteur de La Question romaine, et le sien propre, établirent cette idée dans son esprit comme dogme inattaquable.

Il glissait ainsi assez péniblement, quelques articles au Figaro, à la Revue contemporaine, très brillante publication qu’on avait fondée pour faire concurrence À la Revue des Deux-Mondes, mais qui était trop officieuse pour réussir à une époque où il fallait être de l’opposition pour avoir du succès. About frappait pour lui à toutes les portes, ou plutôt, il avait un procédé pour introduire et presque pour imposer son camarade. On lui demandait des articles de tous les côtés. Il répondait : « Je n’ai pas le temps. Prenez Sarcey. — Mais… — Il n’est pas si bon écrivain que moi, mais il est bien meilleur journaliste. » Et c’était vrai. Ce n’était peut-être pas tout à fait vrai à ce moment. Mais c’était vrai au fond, c’était vrai en puissance. Il y avait en Sarcey un tempérament de journaliste plus fort et plus résistant que celui d’About ; et About, tout en malmenant Sarcey et le courbant sur l’établi, avait parfaitement démêlé ce tempérament-là.

Enfin le grand jour arriva. Ce fut la création de L’Opinion nationale. Guéroult et quelques amis, soutenus du Prince Napoléon, voulurent fonder l’Empire libéral. Ils fondèrent d’abord un journal ; car on fait ce qu’on peut pour commencer ; et ce journal fut très vivant, très bien conduit, très bien fait pour le temps et très littéraire.

Sauvestre, Labbé (un de nos camarades), Alexis Azevedo, critique musical très spirituel, y écrivirent de fort bonnes choses. About, familier déjà du Palais-Royal, fit entrer Sarcey à L’Opinion comme critique dramatique. Sarcey avait trouvé sa voie.

Du premier coup il attira l’attention qui ne devait plus s’éloigner de lui. Il apportait dans la critique dramatique une méthode toute nouvelle à force de simplicité. Les critiques du temps étaient très célèbres. C’étaient Fiorentino, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Jules Janin. Ils avaient les qualités les plus brillantes et les plus diverses. Mais ils avaient quelque chose de commun entre eux. Même quand ils assistaient aux pièces jouées, ils ne les racontaient jamais. Ce n’était pas la mode. Ç’aurait presque paru une dégradation de la critique. Sarcey accepta cette déchéance ; et ce trait de modestie fit une petite révolution. « Je suis sûr, disait-il, que tout le monde veut que le critique raconte la pièce. Ceux qui l’ont vue sont très satisfaits qu’on la leur résume et qu’on précise leurs souvenirs. Ceux qui ne l’ont pas vue sont contents de pouvoir en parler comme s’ils la connaissaient par eux-mêmes et de paraître y avoir assisté. »

Le fait est que le public fut enchanté. Sarcey racontait clairement, puis jugeait avec netteté et franchise. Surtout on sentait qu’il adorait le théâtre, et il n’est rien pour avoir de l’action sur le public que d’avoir une émotion. Sarcey se rendait au théâtre avec une palpitation de curiosité ; il écoutait la pièce avec anxiété ; elle s’enfonçait en lui tout entière ; et il sortait de la salle avec enthousiasme ou avec désespoir, selon que la pièce était passable ou était médiocre. Il en résultait que cette pièce qui était un événement pour lui en devenait un pour le lecteur, et, dès ce temps reculé de L’Opinion nationale, le feuilleton de Sarcey était attendu du public presque avec autant de curiosité passionnée que la pièce de la semaine était attendue par Sarcey lui-même.

Et, peu à peu, ses idées sur la littérature dramatique se formaient dans son esprit et y devenaient un système. Elles étaient un peu étroites, mais elles étaient précises et d’une netteté absolue. Pour Sarcey le théâtre était tout dans l’action, c’est-à-dire dans un événement bien préparé et amené d’une façon logique, et les caractères et les peintures de mœurs ne valaient que comme subordonnés à l’action et comme moyens de la préparer, de l’expliquer, de la justifier et de la mettre en sa vraie lumière. De là ses théories obstinées sur la « pièce bien faite », sur la « préparation », sur « le revirement inattendu et logique » et sur « la symétrie des parties » et sur « le rythme des scènes » et sur toute la technique ou, comme il le disait, sur le « métier » du théâtre. Il continuait ainsi Voltaire, et se rencontrait souvent avec Lessing, qu’à cette époque, il me l’a dit, il n’avait pas lu.

Il se rencontrait surtout avec le public français qui est trop impatient pour goûter un théâtre où l’essentiel serait soit idées, soit peintures de caractères, soit peintures de mœurs, soit beauté lyrique, soit beauté de spectacle ; qui ne veut de tout cela que comme accessoire subordonné et ornement ; qu’il s’agit, comme disait Sarcey, de « retenir trois heures sans qu’il ait envie de s’en aller », et qui ne peut être ainsi retenu que par un vif intérêt de curiosité.

Aussi Sarcey fut-il en communion intime avec le public, se trompant très rarement dans ses pronostics et signalant presque toujours comme destinée à réussir la pièce qui, en effet, devait avoir du succès. Ses erreurs à cet égard ont fait du bruit ; mais c’est parce qu’elles ont été très rares et ont comme scandalisé par l’étonnement qu’elles excitaient. Les nôtres passent inaperçues, comme perdues dans leur propre nombre.

Sûr de sa place dans la critique dramatique, qui fut bientôt la première, surtout quand, en 1864, il passa de L’Opinion nationale au Temps, il élargit son champ d’action. Il aimait à parler. Quand on a été professeur de rhétorique, c’est une maladie chronique ; quand on a été professeur de rhétorique et professeur de philosophie, c’est une maladie incurable. Il voulut être conférencier et il fut longtemps le confesseur et l’apôtre de l’institution des Conférences. Il n’a pas dissimulé non plus qu’il en fut quelquefois le martyr ; et plus d’une fois il resta court au milieu d’une conférence obstinément préparée. Il n’était pas méridional. Mais il était brave et merveilleusement entêté. Il fit la gageure de devenir le premier conférencier de Paris et il la gagna. Tout le monde se rappelle la construction vigoureuse de ses conférences, le talent de parole familière en même temps que très surveillée ; la bonhomie naturelle tournée en adresse très savante à prendre et à garder contact avec le public ; l’accord parfait entre le tour, l’expression, le ton, le mouvement et la personne physique de l’orateur ; et quand on rapproche toutes ces choses, on comprend bien que ce « parfait naturel » de Sarcey était un naturel en effet, qu’une habileté consommée avait converti en très grand art, et que, comme tout vrai orateur, Sarcey était l’homme qui avait appris à tirer parti de toutes ses qualités et surtout de tous ses défauts.

La situation littéraire de Sarcey était à son comble un peu avant 1870. Critique dramatique d’une immense influence, conférencier applaudi, il avait, comme il le disait, « ouvert un troisième rayon » et il s’était révélé au Gaulois, à côté d’About, chroniqueur de premier ordre. Là ses facultés de bon sens, de clarté, de distinctions justes, de débrouillement facile, de mise en lumière du point précis de la question, s’étaient donné pleine carrière sur une foule de sujets et lui avaient amené toute une clientèle nouvelle. Surtout le don propre de Sarcey, son plus grand talent, à mon sens, s’était révélé. Sarcey était un merveilleux « découvreur » de sujets d’articles. C’était là sa plus grande force, qui le faisait sans rival. Dans tout ce qu’il lisait, dans tout ce qu’il voyait, dans ce qu’il entendait autour de lui, il saisissait immédiatement « l’article à faire » et qui était toujours celui que le public attendait. Et l’article pouvait n’être pas très bon, il était toujours celui qui devait être fait, celui qui était opportun et celui que tout le monde lisait et celui que les confrères refaisaient le lendemain en s’étonnant de n’en avoir pas eu l’idée la veille. C’est là proprement le tempérament du journaliste, et c’est ce tempérament qu’Edmond About avait flairé dès 1800. Ce tempérament, Sarcey l’a gardé jusqu’au dernier jour et je ne sais s’il ne fut pas plus fort et plus sûr et plus ferme au dernier jour qu’au premier.

1870 mit un peu de trouble dans les choses de la presse, et pendant quelque temps, sauf l’immuable feuilleton du Temps, Sarcey fut sans journal. Il en créa un, manière de pamphlet hebdomadaire, analogue à La Lanterne de Rochefort, du moins comme format et dispositions matérielles, qu’il intitula Le Drapeau tricolore et qui parut environ six mois, en 1871. Il fut très goûté, se vendit beaucoup : « Vous avez gagné de l’argent avec cela ? lui demandais-je. — Oui, je crois que mon éditeur en a gagné. »

Mais il lui fallait plutôt le journal quotidien, Il s’en offrit un. About et quelques amis, en 1872, achetèrent très bon marché un journal sans abonnés qui faisait semblant de paraître depuis six mois et qui s’appelait Le XIXe Siècle. Ils gardèrent avec raison, de l’ancienne rédaction, Eugène Schnerb et Paul Lafargue. Ils appelèrent à eux Sarcey, Liébert, le Dr Felizet, Jules Simon et Charles Simon, son fils, très jeune alors, puis Emmanuel Arène, puis notre camarade Charles Rigot. En un an ils firent du XIXe Siècle un journal chéri du public, riche d’abonnements, riche de vente au numéro et où la bourgeoisie libérale et voltairienne d’alors se reconnut. J’en fus pendant un an, et c’est là que commença entre Sarcey et moi une amitié qui ne devait finir… qui ne devait pas finir à sa mort.

Il était délicieux pour les débutants, plein de bons conseils, d’encouragements, et on peut dire de prévenances. Il leur signalait les écueils, les passes difficiles, leurs faiblesses et leurs qualités ; il leur révélait leur tempérament, d’un coup d’œil très sûr, et d’un soin vraiment paternel. Écrire coude à coude avec Sarcey et recevoir de lui le mot de la fin est un des meilleurs souvenirs de ma vie. Je n’y puis penser sans m’arrêter un moment d’écrire…

Et quelle bonne maison ! About plein de verve, directeur qui ne dirigeait rien du tout, mais qui enflammait tout le monde et faisait lever l’article comme un bon chasseur ; Sarcey moins tumultueux, aussi inspirateur, et tempérant de beaucoup de prudence avisée la fougue de son camarade ; Liébert attentif, soigneux et juste d’esprit ; Schnerb aigre et mordant, de relations quelquefois difficiles, avec un très bon cœur, comme par dessous, qui se montrait à l’occasion pleinement, et mettant dans ses articles le mouvement et la « suite enragée » d’un orateur ; Emmanuel Arène, spirituel et adroit, déjà maître de sa plume alerte et gracieuse. Et quelle liberté, quelle indépendance, quelle autonomie personnelle ! Nous faisions tous tout ce que nous voulions : « Oh ! pourvu qu’ils aient du talent », disait About. Il était très persuadé que c’était l’essentiel. Un jour que Sarcey voulait faire entrer Weiss dans le journal et qu’About, qui n’aimait pas Weiss, on n’a jamais su pourquoi, s’y refusait sous le prétexte que Weiss n’était pas dans la ligne du journal, Sarcey éclata d’un rire énorme et levant au ciel ses bras courts : « La ligne du journal ! » s’écria-t-il ; et entrant du cabinet directorial dans la salle commune, sans fermer la porte : « La ligne du journal ! Mes enfants, About vient de me parler de la ligne du journal ! » — Ah ! la bonne République que Le XIXe Siècle de 1873 !

Sarcey resta au XIXe Siècle, tout en continuant son feuilleton du Temps et ses conférences, et tout en écrivant quelques livres, jusqu’à la mort d’Edmond About, c’est-à-dire jusqu’en 1885. La mort d’About désagrégea le journal. Sarcey qu’on songea, mais qu’on ne songea pas assez à faire directeur, ce qui, j’en suis sûr, eût maintenu Le XIXe Siècle à son rang, resta attaché à la feuille qu’il avait tant contribué à illustrer, mais y écrivit plus rarement et chercha ailleurs d’autres champs où déployer son activité. C’est à partir d’alors qu’il écrivit dans une dizaine de journaux : Temps, France, XIXe Siècle, Rappel, Matin, Petit Journal, Gaulois, sans compter plusieurs journaux de province, sans compter plusieurs revues : Revue Bleue, Revue des Revues, Vie contemporaine, Annales politiques et littéraires, Cosmopolis. Il ne se lassait jamais, et, bien au contraire : « Je ne me sens jamais plus à l’aise, me disait-il, que quand je ne sais où trouver le temps de faire tout ce dont je me suis chargé. C’est alors que je respire. »

Et tout ce qu’il écrivait était lisible, tout ce qu’il écrivait avait au moins un trait de juste raison et d’observation utile à laisser dans l’esprit du lecteur. On ne pouvait pas lire tout ce qu’écrivait Sarcey ; mais quoi qu’on lût de lui, on ne regrettait jamais de l’avoir lu.

Vers la fin, il eut deux bonnes fortunes. Le Temps le chargea, quoiqu’il y fît un feuilleton hebdomadaire, d’écrire encore quelques articles courts, boutades rapides, analogues aux « billets du matin » qu’avait mis à la mode Jules Lemaître. Il y fut excellent et très goûté ; et presque en même temps le journal où il avait toujours secrètement désiré d’écrire, le seul journal, pouvait-on dire, où il n’écrivît pas, Le Figaro, d’où l’avait tenu éloigné le dédain très inexplicable ou l’animosité aussi incompréhensible de Magnard, Le Figaro l’appelait à lui comme une force dont il sentait le besoin. Il y rentrait, après quarante ans, il y faisait sa rentrée, comme un acteur vieux, mais non vieilli, meilleur dans sa maturité que dans sa jeunesse ; car c’était par Le Figaro qu’il avait commencé en 1855 et c’est sur un dernier article pour Le Figaro qu’il devait finir. Il y avait eu préparation, il y avait eu péripétie, il y avait eu revirement, le dénouement rappelait l’exposition : la vie de Sarcey était une pièce bien faite. Cela a dû lui faire plaisir.

Plus que sa vie littéraire, sa vie privée était devenue très régulière et très bien ordonnée, après ne l’avoir pas toujours été absolument. Il avait épousé une femme pleine de l’intelligence pratique qui était la seule qu’il ne possédât pas pleinement, infiniment dévouée et attentive, veillant sur la santé, sur les imprudences et sur les excès de travail de notre ami, et sur ses prodigalités et sur toute l’économie de sa modeste fortune, comme une mère aurait pu faire et comme le meilleur des intendants n’aurait pas fait. « C’est plus qu’un trésor, c’est un trésorier », dit un personnage d’Émile Augier en parlant de la fille du trop confiant Desroncerets. Et ajoutez que la compagne de notre ami était en même temps très capable, non seulement de comprendre ses travaux, mais d’y aider, je le sais, par des lectures bien faites et des extraits bien choisis qui venaient s’accumuler sur le bureau du maître pour s’y transformer en bons et substantiels articles. Entre cette chère, utile et aimable compagne, et son vieil ami Quinot, devenu sur le tard son bibliothécaire et son secrétaire, entouré de trois fils qui lui donnaient de douces espérances et qui tiendront à ne pas les tromper, souvent visité par sa fille et son gendre, le sympathique et spirituel Adolphe Brisson, pratiquant tour à tour l’art d’être père et l’art d’être grand-père avec un égal plaisir, il n’en avait pas moins gardé l’habitude de recevoir à sa table, une ou deux fois par semaine, ses amis de la presse, de la littérature et du théâtre, et rien n’était plus gai et plus jovial et en même temps rien n’était plus instructif sur bien des choses, que ces libres réunions, où l’on était spirituel sans prétentions, où la bonhomie malicieuse du maître se communiquait aux hôtes, où la familiarité restait de bon ton, où la raillerie n’aurait pas pu devenir méchanceté sans être arrêtée à l’instant par l’air attristé du président et d’où l’on sortait allégé en quelque sorte et plus alerte pour rentrer en souriant, comme lui, dans le combat de la vie.

C’est que son caractère, qu’on le sache bien, était au-dessus de son talent, comme aussi bien son talent dut infiniment à son caractère. Il était très bon, d’une bonté innée, que l’expérience ne lui avait pas donnée, comme elle fait à quelques-uns, ni ôtée, comme elle fait à beaucoup d’autres. Il était charitable jusqu’à la prodigalité et généreux jusqu’à l’imprudence. Ses bienfaits ne se comptaient pas et il était le premier à ne pas les compter. Il savait admirablement pardonner, jusqu’à une espèce de prodigalité encore, que j’ai jugée quelquefois excessive, mais qui, j’en conviens, était de grand air et sentait son bon gentilhomme. Il avait une méthode à cet égard : n’attaquant jamais, quand il était attaqué il avait une réplique si foudroyante que l’adversaire en était écrasé pour jamais. Mais le moment d’après c’était fini, comme si ce n’eût jamais existé. Le moyen de ne point garder de rancune est peut-être de l’épuiser d’un seul coup. Tant il y a qu’il l’épuisait bien, à ne pas avoir à y revenir, et qu’en effet il n’y revenait jamais.

Je ne lui ai connu qu’un défaut, vraiment qu’un. Il avait de la vanité et ne détestait ni qu’on la caressât, ni de la flatter légèrement lui-même. Il fut peut-être un peu trop sensible aux adulateurs et parla un peu trop de lui-même. Mais sa complaisance aux flatteurs n’était point sotte, et dans le regard, moitié reconnaissant, moitié railleur, dont il les accueillait, comme on lisait bien le mot célèbre : « Tu me flattes, mais continue. » Et pour ce qui est de ce qu’il parlait trop de lui, il n’y a pas à dire qu’il évitait d’en parler, non, mais il en parlait gentiment, bonnement, avec rondeur, sans fausse modestie, mais vraiment avec un peu de la vraie. Il se louait, il se raillait, il se gaussait de lui, le tout en franche bonne humeur ; il disait : « J’étais là, telle chose m’advint », mais aussi gaillardement quand c’était une mésaventure que quand c’était un succès. Et comme dans son office de conférencier il tournait ses imperfections en moyens de plaire, il lui fut donné, même dans la vie morale, de tourner en qualités jusqu’à ses défauts.

Son immense labeur de journaliste lui a laissé trop peu de loisir pour lui permettre de léguer beaucoup de livres à la postérité. Il faut citer cependant son joli roman satirique Les Mésaventures d’un fonctionnaire chinois, son roman de mœurs provinciales Étienne Morel et surtout son admirable Siège de Paris, qui est une photographie, étonnante de précision et de relief. Mais son plus bel ouvrage, et qui sera consulté et lu autant que la Dramaturgie de Lessing, est contenu dans ses feuilletons et va en sortir grâce au zèle intelligent de son successeur M. Gustave Larroumet ; et si quelque chose peut consoler Sarcey d’avoir abandonné son feuilleton avec la vie et d’y avoir un successeur qui au moins l’égale, c’est que dans ce successeur dangereux il trouve en même temps un exécuteur testamentaire soigneux des intérêts de sa gloire.

Telle fut la vie de Sarcey. Il n’eut guère que du bonheur et il ne faisait pas difficulté d’en convenir. Il eut une dernière bonne fortune qu’il avait souhaitée de toutes ses forces. Il ne vieillit pas. Il fut frappé en pleine force, en pleine activité, en pleine bataille, en plein succès, au champ d’honneur. Le 6 mai 1899 je le vis au Théâtre-Français, à la première représentation du Torrent. Il se portait comme à trente ans, et je le vois encore, en un entr’acte, gravissant le grand escalier avec moi d’un pied aussi ferme que jamais. Le 7 mai, le lendemain, paraissait son dernier feuilleton. Le mercredi suivant, 10 mai, fut un jour très occupé pour lui. Il fit deux articles, il déjeuna avec M. Jules Claretie, il assista à la première communion d’un de ses fils au collège Stanislas. Le soir il était au théâtre, à l’Ambigu, où je le vis pour la dernière fois. La nuit était froide. Il ne trouva à la sortie qu’une voiture découverte. Je me rappelle que dans la même situation moi-même et m’enveloppant de mon mieux, je songeai à lui, avec une légère inquiétude, mais sans crainte. Il en avait vu bien d’autres ! J’étais trop rassuré. Il rentra chez lui avec une fluxion de poitrine. À l’émoi de tout Paris et d’une partie de l’Europe, le feuilleton de Sarcey ne parut pas le dimanche suivant. Il expira le 16 mai 1899, sans avoir repris connaissance depuis le dimanche. Ses obsèques, quoique privées, furent des funérailles nationales. La moitié de l’Académie française, tous les théâtres de Paris, les représentants de tous les journaux, un nombre immense d’hommes de lettres y assistaient.

Il n’avait jamais voulu être ni de la Légion d’honneur, ni de l’Académie française. En vérité, de cette dernière il en fut quand même, puisque en une séance solennelle, par une dérogation généreuse et charmante aux usages, M. Gréard le désigna nommément comme y manquant et fut applaudi unanimement par la compagnie et par le public. Il voulut qu’il n’y eût que trois mots sur sa tombe : « Sarcey, professeur et journaliste. » Cette inscription, modeste et fière, peint fort bien l’unité de sa vie et l’obstination de son double labeur. Elle est incomplète, comme il a voulu qu’elle fût incomplète. La postérité dira : « Sarcey, grand professeur, grand journaliste, grand honnête homme, caractère loyal et généreux, assez rude aux forts, doux aux faibles et aux humbles. »

Ferdinand Lassalle §

Enfin voici un volume d’ensemble sur Ferdinand Lassalle. Je ne l’attendais pas sans impatience. Les études fragmentaires que nous avions pu lire jusqu’aujourd’hui sur la fondation du socialisme en Allemagne ne suffisaient point. Une bonne et complète biographie de ce héros de roman et une analyse claire des idées de ce penseur nous manquaient. Et c’est ce que M. Ernest Seillière vient de nous donner.

Il s’est aidé : du chapitre très exact écrit sur Lassalle par le judicieux Laveleye dans son Socialisme contemporain ; du Socialisme en Allemagne de M. Bourdeau ; de l’Histoire du socialisme du vénérable et candide Benoît Malon ; de quelques pages bien fines de Mme Arvède Barine sur le Journal de Lassalle ; de l’introduction savante et souverainement intelligente que M. Bernstein a mise en tête de son édition des œuvres de Lassalle ; des documents sur la vie de Lassalle réunis par M. Bernard Becker ; de l’étude de M. Georges Brandès sur Lassalle considéré surtout comme écrivain ; des Mémoires d’Hélène de Rakowitza sur ses fiançailles tragiques avec Lassalle, contrôlés et rectifiés par des relations moins imaginatives. — Enfin il a lu intelligemment et de très près tous les écrits, considérables en somme, quoique trop peu nombreux, que nous a laissés le penseur, le savant, l’orateur, le poète et le tragédien qui s’appelait Ferdinand Lassalle.

***

Il était né beau, d’une beauté séduisante et attractive de jeune dieu, comme Goethe, à qui du reste il ne ressemble qu’en cela. Il en était plus fier que de tout ce dont il pouvait légitimement s’enorgueillir. « Qu’est-ce que l’esprit ? disait-il. L’esprit n’est rien. Mais être le plus beau des hommes cela me flatte, cela me plaît. Il faudra mettre cette phrase sur mon tombeau. Que j’aie de l’esprit, c’est pour m’en servir, et j’aurai soin que les hommes s’en souviennent. Mais le renom de ma beauté doit aussi passer à la postérité. Qu’on le rappelle donc sur ma tombe. »

Et ceci n’est pas un mot néroniaque ; ce n’est pas un mot de cabotin. À la vérité Lassalle était un paon ; mais il ne l’était pas précisément dans l’instant où il disait cela. Ce qu’il voulait qui fût expliqué ainsi sur son tombeau c’était le secret, un des secrets du moins, de son ascendant sur les foules. Il n’ignorait pas la nécessité de la beauté physique pour l’orateur, et l’extraordinaire ascendant que la beauté physique a sur les hommes, et je ne dis pas sur les femmes, car ce serait une forte erreur. Il voulait faire comprendre à la postérité la sensation qui accueillait Ferdinand Lassalle dans toute salle de réunion, publique ou privée, où il se présentait, et qui faisait que la moitié de l’auditoire était persuadée, devant qu’il eût ouvert la bouche.

Avec cela il était doué éminemment comme orateur. Je ne vois guère que M. Castelar qui puisse lui être comparé pour cette abondance fastueuse d’idées habillées en images et somptueusement vêtues de métaphores qui leur vont bien. Vous rappelez-vous que Gambetta avait le style peu imagé ? Fougue verbale, phrase nombreuse, mouvement magnifique qui emportait tout un immense discours d’un seul élan, et qui donnait cette sensation que tout le discours n’était qu’une seule phrase ; et, de temps en temps, une formule heureuse, une maxime ramassée et forte qu’il vous enfonçait comme un clou ; oui, Gambetta avait tout cela. L’image, non, très rarement. Au Havre il a trouvé le « ruban d’acier » pour caractériser les rails du chemin de fer ; mais cela ne saurait compter comme sublime. Castelar et Lassalle, voilà les orateurs doués, comme a dit Voltaire, « de cette éloquence qui tient un peu de la poésie, dont il faut toujours emprunter quelque chose quand on tend au sublime ». De nos jours c’est M. Jaurès, à qui l’Europe et les deux Amériques s’étonneraient que je n’ajoutasse point M. Eugène Lintilhac, qui rappelle le plus cette grande manière.

En outre très intelligent. De cette intelligence précoce, facile, intuitive, extrêmement souple, quelquefois un peu superficielle, qui caractérise à l’ordinaire la race juive. Son « journal » d’enfant de quinze ans est extraordinaire. Il est d’une maturité fougueuse tout à fait anormale. Il est d’un homme de trente ans qui veut gouverner la terre par la pensée et par la parole ; et, notez ce point, il est déjà, par-ci par-là, d’un sophiste qui sent le rhéteur ou d’un rhéteur qui sent le sophiste, et en même temps d’un poète qui sent un peu le… Talma.

C’est cet homme qui, après d’assez mauvaises études, devenu avocat en un tournemain, — car, quand il daignait s’appliquer un instant, il n’y avait pas de difficulté pour lui, — perdit douze ans à plaider le procès de Mme de Hatzfeld. Ces années, les perdit-il ? Oui ; car, pendant ce temps-là, il aurait pu acquérir un fonds de connaissances qui eût été énorme ; et puisque, sans avoir eu le temps de travailler, il s’est trouvé à trente-cinq ans singulièrement instruit, à tout prendre, tant sa facilité était grande ; s’il avait vraiment travaillé de vingt à trente, il eût été une des têtes les mieux garnies, comme il était l’une des plus fortes de l’Europe. Donc il perdit ces douze ans.

Non, il ne les perdit point ; car Mme de Hatzfeld, généreuse avant sa mort, ce qui est rare et imprudent, lui constitua une rente de 27 000 livres, ce qui est pour un ambitieux la force vitale elle-même, parce que c’est l’indépendance. Donc il ne les perdit pas.

Mais cette fortune il n’en jouit guère et elle ne lui servit point de marchepied ou de tremplin, tant la mort vint vite traverser son œuvre. Donc il les perdit… Comme vous voudrez. Il y a du pour et du contre.

Toujours est-il que c’est vers trente-cinq ans seulement, et il n’en a vécu que trente-neuf, que Lassalle commença à compter comme écrivain et comme publiciste. Il s’était nourri, rapidement et à la volée, mais avec cette faculté d’assimilation que nous venons d’indiquer, et qui chez lui était prodigieuse, de sociologie française (Buchez, Louis Blanc, Proudhon, peut-être Fourier) et de philosophie allemande (Fichte, Hegel). Cela s’amalgamait, comme dit Saint-Simon. Point trop mal. Au fond du socialisme français il y avait toujours l’idée plus ou moins chérie, plus ou moins subie, de l’intervention de l’État en économie politique. Dans la philosophie de Hegel Lassalle trouvait, non sans raison, car elle y est, l’idée de l’État personne morale et peut-être seule personne morale. Le socialisme est contenu, je ne dirai pas au fond, mais dans un des plis du vaste manteau philosophique de Hegel. L’État-patron et l’État-Dieu, cela peut s’accorder et s’accommode.

Que dis-je ? Cette idée, un peu césarienne, de l’État personne morale, Lassalle la trouvait dans Héraclite. Je n’en veux pas conclure que c’est une idée lamentable. Héraclite avait pour principe de morale « qu’il faut s’abandonner à la généralité ». Développez, et vous trouverez cette idée, chère à Lassalle, et qui aurait fait frémir d’horreur Proudhon, mais dont pourtant le socialisme s’accommode très bien et où le socialisme ne peut guère s’empêcher de tendre, que le droit, la morale, la raison s’incarnent dans l’État. Lassalle retrouvera cette idée plus tard. Au fond il l’a eue depuis son voyage de jeunesse en France jusqu’à sa mort, depuis 1846 jusqu’en 1864.

En attendant il ne dédaignait pas la politique proprement dite, et en 1859 il se révéla homme politique à vue perçante et dont le regard va très loin. À cette époque nous conquérions l’Italie pour le compte de la Sardaigne. C’était une idée biscornue, dont toute la France, sauf quelques ridicules débris des partis rétrogrades, était chaussée, férue et enthousiaste. L’Allemagne s’émut, comme on sait : « Faut-il laisser écraser l’Autriche, puissance allemande, après tout ? — Parfaitement ! répondit Lassalle. La guerre d’Italie est le commencement de l’unité allemande, que nous voulons tous. Ce qui s’oppose à l’unité allemande, c’est le dualisme. Prusse ici, Autriche là, se contrebalançant, voilà le dualisme, voilà l’obstacle. L’Autriche abaissée, dépouillée de l’Italie, dépossédée des provinces slaves, perdant son autorité, ou la gardant faible, sur la Hongrie, que devient-elle ? Une simple province allemande. Le dualisme a vécu, l’unité commence. Quelle sera-t-elle un jour ? Empire ? République fédérative ? On verra ; mais elle commence. C’est “Bonaparte” qui prend soin de ce travail préliminaire. Laissez-le faire. Il est très gentil. »

Il l’était en effet ; mais s’en apercevoir, en 1859, c’était très gentil aussi. Il n’y avait peut-être que deux hommes qui en eussent une idée nette en Allemagne : Lassalle, et je n’ai pas besoin dénommer l’autre. Lassalle se brouillait avec ses meilleurs amis pour avoir eu cette idée-là. Les hommes n’aiment point qu’on ait raison trop longtemps d’avance.

***

C’est en 1862 seulement que le rôle d’agitateur socialiste commença pour Lassalle. Ce fut bien un peu une improvisation de ce merveilleux improvisateur ; je le reconnais. Cependant remarquez qu’il était préparé, comme j’ai eu le soin de l’indiquer plus haut ; que la pensée socialiste le hantait depuis 1846 ; qu’il l’avait retrouvée, en germe, mais puisqu’il la trouvait là où elle n’était qu’en germe, il fallait qu’il l’eût, dans Hegel, dans Fichte et même, Zeus me pardonne, dans Héraclite. Elle couvait en lui. Elle éclata en 1864 avec un fracas de tous les diables ; car Lassalle ne savait rien faire avec discrétion.

Il fit trois choses d’importance. Il démontra et proclama la déchéance de la propriété ; il inventa la Loi d’airain ; et il organisa la ligue prolétaire d’Allemagne.

Il proclama et démontra, non pas l’illégitimité de la propriété, remarquez bien ; mais sa déchéance. Son procédé fut le procédé historique. Vrai précurseur, à cet égard, des socialistes allemands contemporains, il prétendit prouver, non pas que le socialisme est un droit ; mais, ce qui est beaucoup plus important, qu’il est un fait, un fait universel en train de s’accomplir, et dont il ne s’agit que de faciliter et hâter les approches. Il prétendit prouver, non pas que la propriété est un crime, un lèse-droit ; mais, ce qui est beaucoup plus considérable, qu’elle est un fait en train de disparaître, et qu’il ne s’agit que de précipiter un peu plus vite dans le néant.

Restriction progressive de la propriété, c’est précisément la loi de l’histoire. Dans l’antiquité la propriété s’étendait jusqu’à l’homme même ; on était propriétaire absolu d’un homme, de sa vie, de sa race ; de plusieurs hommes, de leurs vies, de leurs races. — Au moyen âge on l’était encore (servage, vasselage), mais déjà moins. Un roi disposait d’un peuple dans son testament ou dans le contrat de mariage de sa fille, comme d’un lopin de terre. Cependant le droit de vie ou de mort sur la propriété-homme n’existe plus. Il y a restriction de la propriété. — Nouvelle restriction de la propriété avec la Révolution française. Celle-ci considère si peu la propriété comme une propriété qu’elle biffe le droit de tester. On ne donne plus son bien comme on l’entend, à qui on veut. Impossible de dire plus net que votre bien n’est pas votre bien. Etc., etc. Suivez la ligne, vous verrez qu’au bout, pas bien loin, est l’abolition complète de la propriété.

Ainsi raisonnait Lassalle dans son traité intitulé La Théorie des droits acquis.

C’est très joli ; c’est d’une très jolie dialectique. Bien entendu, c’est contestable. Comme dit Cydias, « il me semble, encore que je sois entièrement de votre avis, que c’est tout le contraire de ce que vous dites ». Tout porte à croire que c’est par la communauté que les hommes ont commencé et que c’est par la propriété qu’ils ont continué, de sorte que pour finir par la communauté, il faudrait que la trajectoire de l’humanité fût un cercle et non une ligne droite, ce qui, du reste, est parfaitement possible, mais contraire à la théorie de Lassalle.

On peut faire remarquer, du reste, que, de l’antiquité à nos jours, c’est la liberté qui a augmenté progressivement. Or, qu’est-ce que la liberté ? Mais, s’il vous plaît, c’est la propriété. Quand l’esclave devient serf, triste promotion, mais promotion cependant, qu’est-ce qu’il devient ? Il devient propriétaire de sa vie. Quand le serf devient homme libre, qu’est-ce qu’il devient ? Il devient propriétaire de son travail. Quand les corporations sont détruites, que devient l’ancien ouvrier ? Il devient propriétaire de son talent inventif, de ses idées, de ses entreprises, de l’emploi de ses moyens. Quand la liberté de tester est restreinte, prenez garde : c’est une propriété que vous enlevez au testateur, oui ; mais c’en est une que vous donnez à l’héritier.

À tout prendre, si vous serrez un peu l’argumentation de Lassalle, vous verrez qu’il a prouvé la restriction progressive de la propriété des grands ; mais qu’il n’a pas voulu faire attention à l’extension progressive de la propriété des petits. La propriété des gros s’est restreinte ; les propriétés des maigres se sont augmentées ; mais en conclure que la propriété en soi ait fléchi dans le monde, c’est ce qu’on ne peut guère.

On pourrait remarquer encore que ce qui s’est développé dans le monde depuis ce que nous savons d’histoire, c’est la personne humaine, c’est l’individu, autrefois noyé dans l’État, s’en distinguant progressivement de plus en plus. Ceci n’est pas niable. Or le complément nécessaire de la personnalité, de l’individualité, c’est la propriété. L’individu ne prend décidément conscience de sa personne que dans le fait de posséder quelque chose. Voilà encore, qui, historiquement, est contraire à la théorie de Lassalle sur la diminution progressive de la propriété dans le monde.

J’ai de très grandes tendances à croire qu’au fond Lassalle a raison ; mais c’est par d’autres arguments que ce qu’il proclame et espère pourrait se démontrer, approximativement.

La théorie des droits acquis n’en est pas moins l’œuvre d’un très vigoureux penseur et prestigieux dialecticien.

J’ai dit de plus qu’il a inventé la Loi d’airain ; car c’est lui qui l’a inventée, avant Marx. Quand je dis qu’il l’a inventée… elle est déjà dans Ricardo ; car, comme on le sait assez, les socialistes sérieux ne sont que des économistes qui ont bien compris, dans toute leur dureté, les lois de l’économie politique, qui leur ont donné des formules encore plus dures, et qui ont argué de la cruauté de ces lois à la nécessité de les briser. C’est ce qu’a fait Lassalle en trouvant la formule de la Loi d’airain : « Le salaire oscillera, par des variations très faibles, aux environs de la somme qui procure tout juste à l’ouvrier sa subsistance et celle d’une famille moyenne. »

Elle a eu un succès prodigieux, cette formule, pendant un quart de siècle, et tous les raisonnements, tous les systèmes, comme aussi toutes les déclamations, l’ont prise pour point de départ pendant ce laps de temps. Et puis on l’a abandonnée, à peu près ; et puis voici qu’on y revient. Pour moi, tout en me refusant à la trouver mathématique, — y a-t-il rien de mathématique dans ces choses-là ? — et l’économie politique étant une chose beaucoup plus flottante et ployante, parce qu’elle contient des éléments d’un caractère moral ; tout en croyant qu’il ne faut pas raisonner sur la Loi d’airain comme sur un axiome, je la crois juste en son fond, cependant, beaucoup trop juste.

Je crois même qu’elle est plus cruelle que Lassalle ne l’a faite. Il ne faut pas dire que le prix du salaire oscille aux environs de la somme qui procure tout juste sa subsistance à l’ouvrier célibataire. L’ouvrier célibataire ayant moins de besoins que l’ouvrier marié, dans la concurrence pour le travail c’est celui-là qui fait le prix, et non celui-ci, et le salaire baisse jusqu’aux environs de la somme nécessaire à l’ouvrier célibataire pour subsister, c’est-à-dire jusqu’au-dessous de la somme nécessaire à une famille ouvrière pour vivre.

Heureusement qu’il n’est pas vrai que l’ouvrier célibataire ait moins de besoins que l’ouvrier marié. Quelquefois il en a plus ; en moyenne, on peut dire qu’il en a autant. C’est cette frêle et triste digue qui arrête la descente excessive du salaire et qui permet encore à la famille ouvrière de vivre à peu près. Mais en gros, la loi d’airain est exacte. Plus j’y réfléchis, plus j’estime qu’il est même impossible qu’elle ne soit pas exacte.

Quand cela ne servirait à rien de l’avoir trouvée et ne conduirait à l’invention d’aucun remède, que voulez-vous ? Lassalle est un savant : son métier est d’étudier la vérité, de la trouver, de lui donner une formule nette ; et c’est ce qu’il a fait. Il a fait son office.

***

Enfin sa troisième œuvre fut l’organisation de la ligue prolétaire en Allemagne. Il se donna, pour cette entreprise, une peine énorme dans les deux dernières années de sa vie. Il fut étonné de ne pas réussir en dix-huit mois ; car il était impatient et présomptueux comme un Bonaparte. Ce qui est extraordinaire, au contraire, c’est combien il réussit vite, si l’on tient compte et des deux années où il s’occupa de son œuvre et des cinq ou six années qui suivirent. En 1862, c’est à peine si le socialisme existait en Allemagne ; en 1870 le parti socialiste allemand était un parti immense et qui allait devenir formidable. Lassalle se trompait bien en mourant, s’il croyait avoir perdu son temps.

Il est remarquable, du reste, comme son socialisme était tempéré. Tout compte fait, Lassalle ne voyait pas plus loin que les sociétés coopératives de consommation et de production, aidées, soutenues et subventionnées par l’État. Cela est discutable et ce n’est pas dans les limites d’un compte rendu rapide que je puis exposer mes idées là-dessus ; mais cela n’a rien, en tout cas, de très subversif. Et, à tout prendre, cela est bon. L’État est le Dieu de Lassalle ; mais pousser les ouvriers à constituer des sociétés coopératives, et leur promettre l’appui de l’état pour après, c’est leur dire : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Il est impossible que cela ait de sérieux inconvénients ; et cela ne peut avoir que des avantages, sans que, je le sais bien, ce soit une panacée. — Il me semble que Lassalle n’a rien à se reprocher.

Vous savez comme il est mort, et vous le saurez encore mieux, à lire le livre de M. Seillière, dont une moitié est consacrée à cette fin romanesque, et est plus intéressante et passionnante que le meilleur roman. Triste mort et, en définitive, assez sotte, S’éprendre à quarante ans d’une jeune fille de vingt, l’affoler ; — refuser, par un scrupule très honorable, de l’enlever quand elle s’y offre ; — puis, après, ne vouloir rien entendre ni aux résistances de la famille ni aux froideurs et refus catégoriques de la jeune fille elle-même, chez qui la girouette a tourné ; s’obstiner, se buter, s’aheurter, obséder insupportablement père, mère, fille, fiancé en une lutte tragico-burlesque ; et enfin recevoir une balle, en duel, du fiancé follement insulté : ce n’est pas très digne d’un homme supérieur et révèle un état nerveux qui me semble bien avoir été une diminution. Lassalle a eu encore cette bonne fortune de recevoir la balle au lieu de l’envoyer. S’il eût tué le fiancé, vraiment il eût été bien odieux. Il est mort ; cela remet toujours en meilleure posture.

C’était un homme supérieur et incomplet. Il avait de très grands dons et une nature, en somme, généreuse, avec des coins d’ombre qu’il ne faut pas trop fouiller. Sur ce personnage en tout cas très curieux, M. Seillière a fait un volume scrupuleusement lumineux, froid, tranquille et impartial, qu’il faut lire.

L’évolution des idées générales7 §

C’est une sorte de monographie de l’abstraction que M. Th. Ribot vient d’écrire avec son soin accoutumé, la clarté souveraine qu’il met dans toutes les choses qu’il touche, la science et l’information multipliée qu’il porte partout avec lui et l’agrément de style sobre et aisé qui est chez lui une véritable distinction.

Il a traité de l’abstraction comme un entomologiste traiterait d’un insecte à métamorphoses. Il l’a étudiée à l’état de larve, l’a suivie à l’état de nymphe et l’a poursuivie à l’état de papillon. Il l’a accompagnée pas à pas dans tout le cours de son évolution, qu’on prenne le mot dans le sens que l’on voudra ; car suivre l’abstraction depuis ses formes inférieures chez les animaux et les enfants pour arriver à la contempler dans les idées générales d’un Platon, c’est considérer son évolution idéale ; mais en même temps c’est considérer son évolution historique, l’homme, probablement, ayant commencé par abstraire à la façon toute rudimentaire d’un animal supérieur et s’étant élevé peu à peu jusqu’aux procédés définitifs de généralisation philosophique.

Sur quoi M. Ribot a insisté le plus fortement, c’est précisément sur ces formes incunabulaires de l’abstraction, auxquelles nous ne songeons pas assez, et le préjugé contre lequel il a jugé bon de nous prémunir, c’est cette idée très répandue que l’abstraction est une opération très difficile et ultra pénible de l’esprit arrivé à son complet développement.

Si vous vous livrez au jeu scientifique très intéressant où M. Ribot s’est appliqué de longues heures, et qui consiste à demander à quelqu’un quelle image, instantanément, évoque eu lui tel mot pris au hasard : chien, sculpture, infini ; et si vous abordez un ami dans la rue en lui demandant : « Abstraction ; que voyez-vous ? » je gage qu’il vous répondra : « Descartes » ou « Hegel » ou Chimera bombinam in vacuo » et jamais : « pie chien, poule d’eau ». Et cependant chien, pie, et poule d’eau sont bêtes qui abstraient parfaitement ou plutôt imparfaitement, mais qui sont parfaitement capables d’une abstraction rudimentaire, comme les exemples que vous trouverez dans le livre de M. Ribot vous le prouveront sans réplique.

Sachons bien que l’abstraction est à la racine même de tout organisme intellectuel. La raison en est simple. L’abstraction c’est l’attention ; pas autre chose. On n’abstrait point sans être attentif, bien entendu ; maison n’est pas attentif sans abstraire, voilà ce qu’il faut entendre aussi. Comme l’oubli est la condition essentielle du souvenir, et il faut oublier beaucoup de choses pour se souvenir de quelques-unes ; tout de même la soustraction est la condition de la connaissance, et à travers l’afflux énorme et trouble de nos impressions, faire attention c’est en refouler, repousser, annihiler un certain nombre pour permettre aux autres de vivre en nous ; c’est déjà abstraire.

Abstraire (et déjà, en même temps, généraliser) c’est encore saisir un caractère particulier d’un objet, observer ce même caractère dans un autre objet et établir entre ces deux objets un rapport, ne pas songer à l’un sans songer un peu à l’autre, les envelopper en quelque sorte sous la même image. Cette image, bien vague, qui n’est même pas définie, désignée par un mot, qui est comme une sensation composite, comme une sensation-accolade, c’est une abstraction rudimentaire ; mais c’est bien une abstraction.

Les animaux en font de la sorte, continuellement. Une fourmi qui creuse un tunnel obéit à son instinct, soit ; mais que, entre la fourmilière et certains arbres où les fourmis vont moissonner tous les jours, on construise un tramway ; que ce tramway écrase les fourmis pendant quelques jours, et qu’au bout de quelques jours il n’en écrase plus une seule parce que les fourmis ont creusé des tunnels sous chaque rail ; qu’un observateur bouche ces tunnels, et que les fourmis creusent des tunnels nouveaux plutôt que de passer sur les rails : ceci révèle tout un raisonnement à la base duquel estime abstraction, une idée générale : « rail = instrument de mort » ; car on conviendra que l’instinct antique des fourmis n’a pas prévu les tramways.

Que les chiens dans les pays secs se précipitent vers les sillons qu’ils rencontrent, en explorent une cinquantaine en descendant, espérant toujours que cette rigole desséchée les conduira à un abreuvoir, c’est une erreur très intelligente. Ils ne sont pas guidés par l’odeur de l’eau, puisqu’il n’y en a pas. Ils sont guidés par cette idée abstraite qui n’est pas si simple : « rigole, en descendant, au bout, eau, d’ordinaire ».

Les animaux supérieurs — et que de curieuses observations ; l’éléphant qui se fait un éventail avec une branche d’arbre, ou un gratte-dos proportionné à sa taille avec un bambou bien choisi et bien cassé, c’est-à-dire qui invente un instrument, comme l’homme, et qui est au point de départ du machinisme et qui le franchit — les animaux supérieurs ont une faculté d’abstraction. Ils ont, pour tâcher d’être précis, et maintenir les degrés, des images abstraites, comme nous avons des idées abstraites ; ils ont des images de plusieurs objets à la fois, c’est-à-dire des images génériques ; et ils ont toute une logique des images, comme nous avons une logique des idées.

L’abstraction n’a donc pas besoin du mot pour s’exercer, pour agir, pour faire ses premières opérations rudimentaires. Une association et une dissociation des images lui suffit. Elle n’irait pas loin sans le langage, sans le mot, sans le signe, si commode, si portatif, si souple, ramassant tant de notions comme en un point ; mais elle existe sans le mot, et déjà très vigoureuse.

Elle est la même chez l’enfant qui ne parle pas encore que chez l’animal. L’enfant à qui vous faites entendre la « petite bête » d’une montre, et qui, après l’avoir écoutée avec une attention profonde, se tourne vers la pendule et lui tend les bras, vient de faire une abstraction. Il a, de l’objet qui est une montre, et qui ne ressemble pas à une pendule, détaché l’idée, la notion — c’est trop dire ? mettons l’image auditive — de son rythmé ; et se rappelant que pareil son rythmé sort de la pendule, entre la pendule et la montre il a établi un rapport — c’est trop dire ? il a associé les deux images auditives qui lui viennent de la pendule et de la montre en une seule image complexe. Il a fait l’accolade. Tout franc, par images, ou autrement, il a fait une abstraction d’abord et une généralisation ensuite.

Et telle est ce qu’on pourrait appeler, ce que M. Ribot appelle fort bien « la période prélinguistique » de l’évolution de l’abstraction.

À un degré supérieur, avec le secours du mot, naît l’idée abstraite, précise, nette, délimitée, l’idée abstraite qui est une définition. C’est ici que l’étude des langues, où s’est appliqué M. Ribot avec beaucoup de conscience et de zèle, est d’un secours très grand et donne des éclaircissements singuliers. C’est au plus ou moins grand nombre de mots qui sont signes d’idées abstraites que l’on peut reconnaître comme d’une première vue le degré de civilisation où un peuple est parvenu. Chez beaucoup de peuplades barbares l’absence ou le petit nombre de termes collectifs est significatif au plus haut point. Tel peuple a vingt mots pour dire cheval blanc, cheval noir, cheval bai, cheval pie, cheval attelé, cheval monté, cheval qui s’échappe, et n’en a pas pour dire cheval.

Symptôme très frappant. Qu’est-ce à dire ? Que ces gens-là ont un langage et n’ont pas une langue. Ils ont un langage analogue à celui des fourmis, des abeilles, des hirondelles et (peut-être) de tous les animaux qui vivent en société. Ils n’ont pas une langue vraiment humaine, encore qu’elle soit articulée. Le mot chez eux est un cri. C’est-à-dire qu’il est la représentation d’une image. Cheval qui s’échappe est une image, une image d’ensemble, non analysée. Elle a suggéré d’abord un cri. Ce cri, par habitude, par répétition, par convention sociale ensuite, est devenu un signe destiné à se prévenir les uns les autres qu’un cheval s’échappe ; mais il est resté le signe d’une image, d’une image complexe, non d’un des éléments détachés par abstraction de cette image ; il est resté le signe d’une sensation non d’une idée ; il est le signe répété d’une sensation qui se répète.

S’il existait une peuplade (mais je crois qu’il n’en existe pas) où tous les mots de la langue eussent ce caractère, cette peuplade ne serait pas supérieure aux animaux supérieurs. Elle aurait à sa disposition la forme d’abstraction des chiens et des éléphants, « l’image générique » ; elle raisonnerait par la « logique des images » et rien de plus. Certaines tribus, sans en être là, en sont presque là, peu au-dessus. Eh ! mon Dieu, nous avons passé par là, n’en doutons point. La nature est continuité.

Un peu plus haut… et ainsi de suite ; car j’aurais plaisir à analyser tout le livre de M. Ribot ; mais il faut être court ; et c’est ainsi que M. Ribot arrive de degré en degré, pas à pas, aux formes supérieures de l’abstraction et de la généralisation chez les peuples très civilisés.

À ce degré, l’abstraction est une espèce d’algèbre des idées, qui a son utilité, ses charmes, ses séductions et ses dangers. Elle consiste, ou elle peut consister, non plus en une logique des images, non plus en une logique des concepts, mais en une logique des signes, où l’on ne raisonne plus que sur des signes détachés des choses signifiées et ne les rappelant plus à l’esprit. Les constructions d’idées ne sont plus alors que des constructions de mots ; un système n’est plus qu’une langue Lien faite, et le raisonnement risque de n’être plus qu’une symétrie. Le signe s’est vidé de la chose, pour s’alléger ; et il en devient plus commode, plus maniable, plus élastique, plus trompeur aussi, dupeur et pipeur, et, à force de n’être plus que l’écorce de quelque chose, très susceptible de devenir l’apparence d’un rien.

Rien ne le montre mieux que ce beau jeu philosophique auquel je vous disais plus haut que M. Ribot s’était longtemps livré, que cette enquête qu’il a poursuivie avec beaucoup de patience, et qui consistait, comme je vous ai dit, à interroger le premier venu de la façon suivante : « Voici un mot. Sous ce mot, au moment où je le prononce, que voyez-vous ou entendez-vous ? Quelle image éveille-t-il en vous ? Consultez les tables sommaires que M. Ribot a dressées. Les mots concrets éveillent toujours quelque chose : « Chien ? = Deux oreilles dressées d’un animal qui court. » — « Un certain chien qui a mordu un des parents de l’interrogé. » Mais les mots abstraits, très souvent, n’éveillent rien, ou n’éveillent que des allégories, c’est-à-dire non pas l’image d’où est sortie peu à peu l’idée abstraite ; mais l’image dont les hommes se sont amusés après coup à revêtir l’idée abstraite : « Temps ? = Saturne avec sa faux. » — « Infini ? = Un trou noir. » — « Loi ? = Un juge en robe rouge. » — « Infini = Rien. » Ce Rien revient souvent, et nous-mêmes, nous y reviendrons.

Très souvent, à ce point que M. Ribot fait de ceux qui lui ont répondu ainsi un groupe, une classe de sensitifs particuliers, en quoi j’hésite à être de son avis, les interrogés répondent : « Je vois le mot imprimé ». Ce sont les « visuels typographiques » comme les autres sont des « visuels concrets » ou ceux qui, à propos du mot, entendent quelque chose des « auditifs ». Je crois bien que ceux qui, sur le mot prononcé, le voient imprimé, doivent être tout simplement rangés avec ceux qui répondent : « rien ». Le mot prononcé n’évoque en eux aucune image, aucun objet réel. Il est un mot. Ils le voient, soit, mais comme un mot. Ils le voient comme dans un dictionnaire. Il n’est donc qu’un mot pour eux. Ils le voient à la place où résident souvent les mots, sur du papier. Il n’est donc qu’un mot pour eux. Ils disent : « Je le vois imprimé », comme ils diraient : « Je l’entends prononcé par vous. » Id est un mot, rien de plus ; égal rien. Entre eux et ceux qui répondent : « rien », la différence me semble insensible.

On voit comme les idées abstraites, à force de se détacher de la tige réelle où on les a primitivement cueillies, ont fini par flotter en l’air comme une poudre impalpable et ne peuvent plus revenir se rattacher à leur premier support ; désormais, donc, pâture vaine et trompeuse de l’esprit.

Cependant n’allons pas si vite. Ce rien de tout à l’heure est encore quelque chose. Oui, sans doute, à jeter à la figure d’un passant le mot infini, on pourra bien avoir pour réponse : « Un trou noir » ou : « rien » ; mais si le mot n’a pas de sens dans le « conscient » de notre homme, il en a un dans son « inconscient ». Le travail prolongé par lequel l’humanité est arrivée à l’idée abstraite de cause, de force, de but, d’infini réside à l’état latent, réside enveloppé et sourd, dans l’intellect de cet homme que vous interrogez et sans qu’il sache (voilà le conscient) ce que c’est qu’une cause, une force, une cause finale, l’infini ; sans, surtout, qu’il puisse le dire (voilà le conscient réfléchi et analytique) ; cependant il raisonne et agit sans cesse d’après ces notions, très fidèle à ces notions, invinciblement attaché à ces notions, et absolument incapable d’en être détaché. Il ne verra rien sans le rattacher à une cause ; il supposera une force à l’origine de tout mouvement ; il lui sera impossible de comprendre un mouvement sans but ; et impossible d’imaginer, au-delà de tout ce qu’il voit, ou suppose, un je ne sais quoi qui soit rien. Toutes les idées les plus formidablement abstraites, il les a comme à la racine de toutes ses pensées les plus ordinaires, les plus quotidiennes, si je puis dire ainsi, et il est un prodigieux métaphysicien sans le savoir.

Voilà le rôle de l’inconscient dans la faculté abstractive et généralisante, et ce n’est pas le plus mince service rendu par le nouveau livre de M. Ribot d’avoir mis ce rôle en sa vraie et pleine lumière. Il s’en rend compte et dit très bien : « Une grande partie de l’obscurité et des dissentiments qui règnent sur la nature des concepts, vient de ce que le rôle de l’activité inconsciente a été, pendant des siècles, méconnu et oublié, et tandis que son influence est universellement admise aujourd’hui par toutes les autres manifestations de la vie de l’esprit : instincts, perceptions, sentiments, volitions, etc., elle reste encore exclue du domaine des concepts. Tout ce qui précède est un essai pour l’y réintégrer. »

Il n’en reste pas moins qu’on voit assez de quel péril peut être pour la vie intellectuelle un signe qui n’est plus qu’un signe et qui n’a communication lointaine avec la chose signifiée que dans les limbes au fond desquels notre conscience intellectuelle ne pénètre plus. Le jeu des abstractions est dangereux parce qu’il est facile et parce qu’il est délicieux. Il finit par être cette « conversation entre les différents lobes d’un cerveau » dont parlait Renan, en supposant des lobes qui ne contiendraient plus rien. Il finit par être un jeu de l’esprit avec lui-même. Plus de réalité là-dedans et plus de vie, ou une vie factice. « Tout savant sent le cadavre », a dit joliment quelqu’un dont M. Ribot a oublié le nom. « L’abstrait aussi est un cadavre, un squelette, la charpente osseuse des phénomènes. » Prenons toujours garde de jouer aux osselets avec les débris du squelette.

De « l’image générique » qui est sa première ébauche, l’abstraction, en se subtilisant toujours davantage, devient un simple signe qui ne contient plus de réalité, ou qui ne rappelle plus à l’esprit assez de réalité, ou qui ne lui rappelle plus suffisamment la réalité. Il en est de son évolution comme, de celle de l’échange dans l’ordre économique : « Au plus bas degré, toute transaction commerciale se réduit au troc, à l’échange en nature. On donne du concret ; c’est le procédé des peuples primitifs. À ce procédé élémentaire succéda l’emploi des métaux précieux… Puis à l’or et à l’argent se substituent la lettre de change, le billet de banque, etc. ; en sorte qu’une feuille de papier devient le signe, le symbole de millions et de milliards. Simplification toujours croissante, substitutions à degrés ascendants. Et de même que le papier-symbole, s’il n’est finalement convertible en objets de consommation, est un pur néant qu’on peut entasser dans sa caisse, sans rien posséder que des apparences ; de même, si les plus hauts symboles de l’abstraction ne sont pas réductibles aux données de l’expérience, on peut entasser, échafauder des concepts et être en état de banqueroute intellectuelle permanente. »

Et ce n’est pas pour écrire une bien jolie page, et ce n’est pas pour nous suggérer que Law était un métaphysicien intempérant, et qu’il y a en métaphysique plus d’un système de Law, que M. Ribot nous dit cela ; c’est pour justifier son livre, s’il avait besoin d’être justifié. Précisément pour nous prémunir contre les dangers de l’abstraction, il est bon de nous en donner la genèse, de nous montrer d’où elle est partie, de nous faire mesurer combien elle est loin de son point de départ, et de nous inviter par là, non pas, certes, à l’y ramener, mais à la comparer sans cesse à ses origines, pour la contraindre doucement à conserver sa communication avec la réalité qu’elle représente en la simplifiant.

Mais je n’ai esquissé en vague raccourci qu’une partie du livre si substantiel de M. Ribot. S’il a saisi l’évolution de l’abstraction considérée en sa généralité, l’évolution de la faculté abstractive, il a fait plus, plus intéressant peut-être encore. À titre d’exemples, il a pris quatre ou cinq idées générales très répandues, universelles, l’idée de nombre, l’idée d’espace, l’idée de temps, l’idée de cause, l’idée de loi, l’idée d’espèce, et de chacune il a tracé l’origine, le développement, l’évolution dans l’esprit des hommes, et même des animaux. Rien de plus curieux. Savez-vous, par exemple, que le chien a l’idée de cause ? Sans aucun doute. Le chien de M. Romanès avait peur du tonnerre. On déchargeait des pommes dans un cellier voisin. Signes d’effroi du chien qui croit à un orage lointain. On le mène au cellier. Il réfléchit ; toute terreur l’abandonne presque aussitôt et il écoute ensuite le grondement avec une parfaite quiétude. Ce chien a certainement une idée rudimentaire de cause et effet. — Je voudrais savoir si, inversement, à partir de ce moment, il n’a plus eu peur du tonnerre. C’est très probable.

Et ainsi, pour chaque grande idée générale, M. Ribot va de son premier balbutiement à son développement le plus audacieux…

Mais je n’en finirais point. Je n’ai voulu, bien entendu, que vous donner l’envie de lire M. Ribot. Mais, vous l’aviez lu déjà. Encore un article inutile. Mettons que je l’aie écrit surtout par gratitude envers un des philosophes les plus instructifs et les plus limpides que nous possédions. On ne saurait avoir et montrer trop de reconnaissance pour ces philosophes-là.

Sur l’éloquence politique §

I. M. Pellisson : Les Orateurs politiques en France de 1830 à nos jours. — II. Ernest Charles : Science sociale et politiciens ; — Le même : Les Praticiens politiques.

Plusieurs volumes, soit strictement documentaires, soit de vive polémique et de rude esprit satirique, — et dont le plus utile et concluant, comme il arrive, est peut-être le plus modeste, — ont été consacrés ces derniers temps à l’éloquence politique en France, et nous n’avons pas regret au regard d’ensemble qu’ils nous ont amenés à jeter sur ce genre littéraire, en vérité tout nouveau chez nous.

Il est, en effet, presque strictement vrai, que, si l’éloquence de la chaire est, à le bien prendre, ou du moins c’est notre avis, la partie qui reste la plus belle de toute notre littérature classique en prose ; que, si l’éloquence judiciaire a eu chez nous, avec les L’Hospital, les Pasquier et les Patru, des représentants singulièrement glorieux et dignes de l’être ; l’éloquence politique, sauf quelques harangues des États généraux de 1614, sauf, aussi, quelques discours, plus écrits que parlés, de L’Hospital encore et de Pasquier, ne date chez nous que d’un peu plus d’un siècle et est véritablement un genre tout récent, dont l’évolution n’en est encore, en somme, qu’à ses commencements, et dont les destinées générales ne peuvent être encore que soupçonnées.

Dans l’avant-propos qu’un historien un peu austère a mis en avant du livre de M. Pellisson sur les orateurs politiques contemporains, je lis ces lignes, qui devraient donner à cet « avant-propos » le titre « d’avertissement » : « Choisir les morceaux les plus beaux, soit dans le genre émouvant, soit dans le genre satirique, comparer les discours et les orateurs, en noter les mérites, avec le “bon goût” pour critérium, c’eût été une entreprise vaine, toute de rhétorique, et d’inutile rhétorique. »

C’est précisément, m’exposant, autant que je m’y résigne, aux mépris des esprits sérieux, cette entreprise vaine, toute de rhétorique et de rhétorique inutile, que je me propose ici ; et ce sont les différents aspects qu’a revêtus successivement notre éloquence politique depuis 1830 et les changements principaux qui sont arrivés dans son état, que, brièvement, sans m’occuper, pour aujourd’hui, du fond des choses, je voudrais examiner, en simple rhéteur, ou plutôt en lecteur qui feuillette le moderne De claris oratoribus dont on veut bien nous enrichir.

I §

Il est remarquable comme l’éloquence politique d’avant 1830, et surtout d’après 1830 pendant une dizaine d’années, est pénétrée et comme animée tout entière de philosophie politique. On sent ici l’influence de Royer-Collard, laquelle fut immense et du reste très salutaire, ou plutôt qui eût été aussi salutaire qu’elle fut profonde, si tous ceux qui la subissaient eussent possédé un esprit philosophique de la même force, ou approchant, que leur illustre chef. Jamais, jusque vers 1840, jamais Guizot, plus historien pourtant que philosophe, maniant l’abstraction politique avec la force qu’il avait en tout, mais avec une certaine raideur où l’on sent l’effort, jamais Guizot ne prononça un discours politique sans le rattacher solidement et comme rudement à une grande idée générale. Guizot veut-il défendre l’institution de la pairie héréditaire ? Royer-Collard vient de parler ; il semble que c’est Royer-Collard qui continue :

« … Les Italiens ont un proverbe qui dit : “Le monde va de lui-même” ; et bien lui en prend ; car, s’il n’avait pour aller que les lois que les hommes prétendent lui donner, il se détraquerait plus souvent que cela ne lui arrive, et pourrait même quelquefois s’arrêter tout à fait. Le monde va de lui-même ; c’est-à-dire que le monde va en vertu de certaines lois naturelles, de certains principes primitifs et universels et, grâce à Dieu, il n’est pas au pouvoir des hommes de l’empêcher d’aller. Eh bien, parmi ces principes, il y en a deux qui me frappent comme les plus puissants, comme invincibles : l’hérédité, et l’activité individuelle ou la personnalité. Par l’hérédité, chaque individu, chaque génération reçoit de ses prédécesseurs une certaine existence déterminée… Après cette situation toute faite, ainsi reçue de ses prédécesseurs, chaque homme, chaque génération, par sa propre force, modifie, change cette situation, cette existence, se fait soi-même à son tour après avoir été fait par ses prédécesseurs. En sorte que nous sommes tous, et les générations et les individus, le résultat de deux éléments : l’un de tradition, qui est l’œuvre des temps, l’autre de création, qui est notre propre ouvrage… »

Voyez-vous bien qu’il faut, dans l’art oratoire du temps, une mesure ne pouvant être que l’application particulière d’un principe général, qu’un discours soit une partie d’un système et soit nettement situé dans ce système comme un paragraphe dans un livre ? De la sorte, tout discours est une leçon, et tout orateur un professeur qui semble, quand il monte à la tribune, poursuivre un cours qu’il a commencé, il y a quelques années, et dont il a pour premier soin, comme c’est son devoir, de rappeler le point de départ et les axiomes initiaux. Ne croyez pas que ce soit le seul Guizot, qui, après et d’après Royer-Collard, procède ainsi. Ils procèdent tous de cette sorte, Thiers, à cette époque, tout comme les autres. Même question de l’hérédité des pairs. Thiers est plus vif, se jette plus rapidement en dehors des considérations générales ; mais il commence par elles, lui aussi ; il leur rend hommage au début ; il passe devant leur autel, un peu vite, mais il le salue :

« … Il y a dans la société mille intérêts ; ils se généralisent et arrivent à être deux : le premier, c’est l’intérêt du progrès ; oui, toutes les sociétés avancent et doivent avancer ; le progrès est la plus noble des croyances des modernes… Mais tout changement, pour être avantageux, doit n’être ni trop brusque ni trop considérable ; c’est le second intérêt, celui de la stabilité. Si on ne le consulte pas, si, sans s’assurer qu’un changement est bon et n’est pas trop complet, on l’adopte… Il faut donc ce double intérêt et de stabilité et de progrès… »

Tous suivent cette méthode. Elle est comme de règle ou elle est comme de protocole.

Elle a un inconvénient. C’est que les discours des différents orateurs se ressemblent trop. Ils se ressemblent au moins tous par leurs débuts. Ce n’est que vers le deuxième tiers du discours que la personnalité de l’orateur apparaît, ou même sa pensée propre, très différente souvent, comme on peut croire, de la pensée du précédent. Les exordes appartiennent tous à une littérature éminemment impersonnelle.

Il y a des conséquences assez curieuses de cette manière. Par exemple, les orateurs de cette époque sont sensibles à la « beauté » d’une idée, et adoptent ou affectent d’adopter une idée et la recommandent, pour sa beauté. Assez sottement, à mon avis, une grande partie de la Chambre de 1874 rit de tout son cœur de ce mot de Beulé : « Nous possédons le système parlementaire dans toute sa beauté » ; et toute la France suivit, ou à peu près. Personne ne songea à sourire, et au contraire je lis : « marques d’approbation », quand Thiers dit en 1831 : « Ici peuvent se produire avec plus de régularité, moins de désordre, toutes les scènes de la liberté antique. Les hommes doivent venir à cette tribune, déployer raison, éloquence, présence d’esprit, tout ce qui sert à gouverner les autres hommes. Personne ne conteste la beauté de cette conception. » — Et c’était exactement la même idée, à très peu près dans les mêmes termes. On peut mesurer le chemin parcouru.

Il était tout naturel que ces hommes fussent séduits ou affectassent de l’être par la beauté d’une idée, puisqu’ils étaient ou affectaient d’être philosophes. Ce qui recommande une « conception » au philosophe, c’est précisément ce qu’elle présente d’harmonieux dans l’ensemble et dans la combinaison de ses éléments, et la beauté sévère, mais imposante, qui en résulte. Les orateurs de 1830 étaient si philosophes qu’ils en étaient esthéticiens. Il y avait de l’esthétique politique dans leur affaire. Au point de vue de l’art, cette disposition d’esprit a contribué à nous donner de très belles œuvres, qu’on peut lire encore avec plaisir, — ce qui est rare des ouvrages politiques.

II §

Très peu fréquent et presque insensible dans les discours politiques de 1830 et de 1840, je vois devenir très apparent vers 1840 un élément d’intérêt un peu plus vulgaire, mais très puissant, et que je n’ai le courage ni de blâmer ni d’approuver. Est-ce un effet éloigné et tardif du romantisme ? Il se pourrait ; mais je n’en mets rien en gage. L’orateur intervient de sa personne, de ses émotions, de sa sensibilité, dans ses discours. Il dit « je », « moi » avec complaisance, en entourant ces mots de formules diverses de modestie, mais sans garder la forme de modestie qu’il observait auparavant et qui consistait à ne pas les employer. Sur ce point, Guizot, Thiers, Berryer, n’ont rien à se reprocher les uns aux autres. Guizot (7 janvier 1839), en un très beau langage, du reste :

« Messieurs, pendant un temps, j’ai été accusé d’être ennemi de la liberté, de l’attaquer violemment ; aujourd’hui, je suis accusé d’attaquer le pouvoir. Je suis fort accoutumé à toutes ces accusations. Je voudrais que vous pussiez voir avec quelle sérénité intérieure j’entends bourdonner autour de moi toutes ces calomnies, je vois passer devant moi toutes ces colères, réelles ou feintes. Non, Messieurs, toute ma vie, et ce n’est pas pour moi seul que je parle, je parle pour mes amis politiques comme pour moi, j’ai aimé et servi la liberté, j’ai aimé et servi le pouvoir, la liberté légale, le pouvoir légal. On parle d’ambition personnelle. Je ne puis que redire ici ce que j’ai déjà eu l’honneur de dire devant cette Chambre : si par là on entend le désir de servir ma cause, de faire triompher mes idées, on a raison ; j’ai de l’ambition et sans limites. Si l’on entend, au contraire, cette misérable ambition personnelle qui consiste à être ou à n’être pas ministre, à s’asseoir ici plutôt que là, si c’est de celle-là qu’on parle, je n’ai pas besoin de répondre. »

Berryer de même, avec cette ardeur de passion, cette fougue, cet élan de l’orateur né orateur et qui était prédisposé par sa nature à s’épancher dans le sein de l’auditeur, quelque auditeur qu’il eût pu avoir, en une plénitude de confiance et de confidence. Le geste de Berryer (je l’ai vu et entendu) était de prendre sa poitrine des deux mains et de les écarter ensuite comme s’il eût répandu son cœur sur le monde, et, de fait, ce n’était rien de moins, ou à peu près. Aussi parlait-il de cette sorte :

« … Quant à moi, Messieurs, j’ai cet avantage de position que j’ai combattu tous les ministres aujourd’hui divisés. J’ai combattu contre tous les cabinets depuis huit ans ; je suis décidé, en cette grave matière, sur cette grande question des rapports de la France avec l’étranger, à m’expliquer avec une entière franchise ; et ce n’est pas tout que la franchise ; il faut une entière indépendance, indépendance à l’égard de ses amis politiques comme indépendance à l’égard de ses adversaires. Cette indépendance, je l’aurai… Je sépare donc complètement, complètement au fond de mon cœur et toujours (car j’ai compris que c’était là le devoir d’un bon citoyen), tout ce qui est relatif à la position de la France à l’égard de l’étranger. En tout temps et sous tous les régimes, je crois que, par la nature dont Dieu m’a fait, je n’aurais pas eu un autre sentiment ; et si je disais toute ma pensée… »

Il paraît qu’il ne l’avait pas dite encore tout entière, ni dévoilé entièrement le fond de son cœur. Il est certain que, dix ans auparavant, un orateur parlant de la nature dont Dieu l’aurait fait, aurait peut-être été supporté, car tout dépend de l’autorité que donne ou le caractère ou le talent, mais aurait paru un peu étrange, et qu’il aurait fallu le prestige ou de Royer-Collard, ou du général Foy, ou de Constant, pour faire passer pareils procédés oratoires ; et que c’est précisément ceux de qui on aurait pu les tolérer qui n’auraient pas songé à se les permettre.

Et je n’ai pas besoin de dire aux gens d’un certain âge que, de tous, c’est Thiers qui se laissa aller à cette pente sans songer un instant à enrayer. Il était, infiniment rusé et adroit, capable de toutes les habiletés, et la modestie et discrétion en est une, et il savait parfaitement en user ; mais encore est-il qu’il était méridional, et que le méridional est un personnage éloquent et familier, et qu’il était impossible à M. Thiers de n’être pas éloquent, et qu’il lui était au moins difficile de se retenir très longtemps d’être familier, toutes convenances gardées, du reste, tant mondaines qu’oratoires.

Et, après tout, il avait raison, en ce sens que le propre d’un médiocre est de faire de ses qualités des défauts, et que l’art d’un homme très intelligent est de faire de ses défauts des qualités, au moins de pratique et de commerce. Thiers parlait de lui, parce qu’il lui était malaisé de n’en point parler, et aussi parce qu’il s’était aperçu qu’à en parler comme il savait faire, il établissait entre son auditoire et lui ce courant ininterrompu qui est la moitié, sinon plus, de la force, je ne dis pas du talent, de la force et de la vertu oratoire. Il ne faut pas un public très délicat pour que ceci même soit une force ; et aussi, même avec un auditoire un peu vulgaire, parler de soi avec indiscrétion, c’est-à-dire avec une double indiscrétion, puisque seulement en parler en est déjà une, se mettre en scène avec étalage, est extrêmement dangereux ; mais enfin « il y a la manière », et M. Thiers s’était avisé qu’il l’avait.

Il l’avait, et elle consistait dans un art remarquable, et très naturel du reste, des transitions. Thiers arrivait à parler de lui tout naturellement, dans tous les sens du mot, car d’abord rien ne lui était plus naturel ; et ensuite parce que l’on ne s’avisait qu’il parlait de lui que quand il en parlait déjà depuis un quart d’heure. Sa personnalité s’était mêlée à la question traitée par interventions insensibles et doses progressivement ménagées. C’était en douceur. Toujours est-il qu’il se racontait sans se ménager : « Je croyais en 1830 et, je la crois encore aujourd’hui… J’ai cru et je le crois encore… Voilà ce que je croyais en 1830 et, permettez-moi de le dire, ce qui s’est passé depuis n’a pas contribué à me faire changer d’opinion… Mais je me suis promis à toutes les époques de ma vie, et j’espère que je tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir, quel qu’il fût, et de marcher toujours le front haut, comme doit faire un homme qui a toujours eu le courage de… »

Ceci en 1842. En 1864, dans l’admirable discours sur les « libertés nécessaires », c’est, bien entendu, le même ton et avec quelque chose d’un attendrissement où décidément le lyrisme se fait sentir. Un poète lyrique, du moins au xixe siècle, est en son fond un monsieur qui vous parle de lui ; et, mon Dieu, Thiers en parle bien :

« Quant à moi (permettez-moi de déchirer encore un dernier voile), j’ai connu une auguste famille aujourd’hui dans le malheur. Je lui dois le respect qu’on ne saurait refuser à de grandes infortunes noblement supportées ; je lui dois l’affection qu’on ne peut pas manquer de ressentir pour ceux avec qui l’on a passé la meilleure partie de sa vie. Il y a quelque chose que je ne lui dois pas et qu’elle ne me demande pas, mais que la fierté de mon âme lui donne volontiers, c’est de vivre dans la retraite et de ne pas lui montrer ses anciens serviteurs recherchant l’éclat du pouvoir quand elle est dans la tristesse et dans l’exil. Mais il y a quelque chose que, j’en atteste le ciel, elle ne me demande pas… »

Et l’on eût été un peu étonné en 1830 d’un orateur faisant à la tribune son examen de conscience, et se demandant ce que sa fidélité demandait à son patriotisme et ne lui demandait point, et ce que son patriotisme demandait, sans trop lui demander, à sa fidélité, qui demandait elle-même quelque chose sans pousser trop loin ses demandes. Mais je ne suis pas sûr que ce passage du discours sur les « libertés » n’ait pas été le plus admiré en 1864, et, en tout cas, je me rappelle bien qu’il a été le plus cité.

Plus tard, cela devint chez M. Thiers une petite monomanie, désobligeante même pour ses amis et qui les embarrassait pour l’applaudir. Mais encore une fois c’était toujours, art ou naturel, bien amené et c’était toujours comme adouci par la bonne grâce. — Toujours est-il que voilà un trait nouveau dans le caractère de notre éloquence politique, et que ce trait, ce n’est guère qu’à partir de 1840 qu’on le voit distinctement apparaître.

III §

À la grande école oratoire de 1830, procédant par idées générales, partant des idées générales et daignant descendre aux faits en discussion comme à des détails d’application, on peut, si l’on veut, rattacher Lamartine ; mais un bon « rhéteur », faisant consciencieusement œuvre d’inutile rhétorique, devrait ne pas s’y tromper et établir une distinction qui est essentielle. Lamartine ne descend pas de l’idée générale au fait particulier ; il remonte du fait particulier à l’idée générale. C’est qu’il est homme d’imagination, non d’abstraction et de dialectique. D’abord se présente à lui l’impression qu’il a à propos d’un fait, puis cette impression devient une idée, puis cette idée s’étend, s’amplifie, se déploie jusqu’à pouvoir embrasser et à embrasser en effet toute une période de l’histoire de France. C’est la généralisation poétique, c’est le procédé d’élargissement, si connu, et du reste si beau souvent, que l’on observe dans les odes et de Lamartine et de Victor Hugo. Voyez le discours de Lamartine sur le projet de loi de Régence (1842) après la mort du duc d’Orléans. Il s’agit, ou de réserver, en cas de mort du roi, la régence à la duchesse d’Orléans, ou de la réserver au prince le plus proche du trône dans l’ordre de succession établi par la charte. Lamartine est du premier avis, et je crois qu’il avait raison. Mais voyez, d’abord, combien son argumentation est d’une logique douteuse, ensuite comme il s’empresse de plonger, pour ainsi parler, la Question particulière dans une question infiniment générale où son éloquence aura tout son jeu jet pourra avoir toute son ampleur.

Il commence par dire qu’il « ne conteste pas la nécessité de donner de la force à la dynastie ». Mais il « affirme qu’à ses yeux, il y a plus de force dans une régence de femme avec un enfant, se livrant aux pouvoirs nationaux avec confiance, que dans la régence d’un prince jeune, actif, militaire… ». — Et puis il reproche à ceux qui veulent réserver la régence à un prince de tout sacrifier à la « force dynastique », de tout faire pour elle, de « nous jeter trop loin dans le régime de force dynastique ».

D’abord il y a contradiction ; et, « s’il y a plus de force dans une régence de femme que dans une régence de prince », c’est contre la régence de femme que Lamartine devrait être. Ensuite, dès que cette idée de force dynastique, progressivement accrue, se présente à la pensée de Lamartine, il ne voit plus qu’elle, et c’est à toutes les mesures d’intérêt dynastique ou supposées telles, lois de septembre, fortifications de Paris, etc., qu’il fait le procès, et c’est aux « cinquante ans de révolutions » qu’il fait appel pour se demander à quoi elles ont abouti, et il en arrive à dire : « Oui, il y a une fatale, une aveugle tendance à empiéter, à prendre toujours plus de force jusqu’à ce que la nation se demande : “Mais, y a-t-il eu des révolutions ?” »

Je ne dirai pas : le procédé est visible ; c’est la démarche naturelle de l’esprit qui est visible. Elle consiste à s’élancer d’un fait particulier vers tous ceux qui lui ressemblent ou ne lui ressemblent pas, mais qu’on peut considérer un instant comme lui étant semblables, et, une fois qu’on les domine tous, à planer sur eux, à les contempler dans l’ensemble qu’ils font ou qu’on veut qu’ils fassent, et à les caractériser d’une grande définition générale qui les honore ou qui les flétrit. Il est rare qu’un discours de Lamartine ne soit pas conçu ainsi. À propos de chaque événement sur quoi il avait son avis à dire, il a fait l’histoire de France, à un point de vue, puis à un autre.

Cette « manière des poètes » a été celle de Victor Hugo, dont on n’a pas assez remarqué à quel point il a été l’élève de Lamartine aussi bien pour ses discours que pour La Légende des siècles. Elle a été celle de Louis Blanc, essentiellement. Elle a été celle de Bancel surabondamment. Je n’ai pas besoin de dire que, chez Lamartine, elle est, du reste, admirable. Lamartine était tellement né orateur que sa parole était comme une action, dans le sens propre du mot.

Elle vous remuait, vous enlevait et vous transportait, et toutes ces métaphores reprenaient, quand c’était lui, leur sens littéral. Il fallait faire effort pour s’empêcher d’être en sa main, comme il fallait faire effort, au dire de Saint-Simon, pour s’empêcher de regarder Fénelon. Et c’est cela qui ne s’analyse point et qui se sent. C’est le charme. Il en reste, et infiniment, même dans les discours imprimés de Lamartine, qu’il n’est plus là pour soutenir. On peut reprocher à M. Pellisson d’avoir fait la part un peu petite à Lamartine dans son volume. Il aurait pu la lui faire plus large, en sacrifiant, au besoin, un peu de Ledru-Rollin.

IV §

Et peu à peu, assez vite même, en face de ces grands orateurs un peu « asiatiques », pour reprendre les classifications de Cicéron, s’élevait une école peu préoccupée d’idées générales, ou plutôt peu soucieuse de s’appuyer sur elles, très éprise de logique serrée, de dialectique sûre, de discussion précise et directe. Et cette école a eu, sur ceux mêmes qui n’en avaient pas été d’abord, sur ceux que nous venons de nommer, une très grande influence, jusqu’à les modifier, si bien que les noms de Guizot et de Thiers vont revenir nécessairement à la fin de ce paragraphe où nous commençons par nous écarter d’eux. Dufaure, Duvergier de Hauranne, Molé, de Broglie, peuvent être considérés comme les représentants les plus en lumière de cette école de dialecticiens et de debaters.

Ils avaient pour trait commun qu’ils ne sortaient pas de la question. Saint-Évremond disait : « Dans toute affaire il n’y a que deux ou trois bonnes raisons à donner pour et contre. Quand on les a données, il faut s’arrêter, parce qu’ensuite on ne dit plus que des sottises. » Les Dufaure, les Duvergier, les Molé, les de Broglie étaient très convaincus de cette vérité. Prendre le fait qui était en question, l’examiner en lui-même, ne l’éclairer que par les faits évidemment et strictement connexes, aller pas à pas de la « position de la question » à une conclusion rigoureusement tirée de tous les arguments employés et ne les dépassant pas, telle était leur méthode commune. En somme, pour eux, un discours était l’analyse d’un fait, ou tout au plus d’une situation.

Dufaure surtout se bornait à cela avec une sorte de rigueur jalouse et d’intransigeance hautaine. Quand il commença à parler, en 1835, il fit une espèce de révolution dans l’art oratoire. Proprement, il transporta à la tribune l’éloquence judiciaire, comme il est arrivé à d’autres de transporter au barreau l’éloquence politique. Chaque question, pour lui, était un procès, et, dans chaque procès, le point le plus important, le plus difficile à élucider, et qui n’était jamais assez éclairci, était le point de fait.

Au fond, ces différences se ramènent à être des différences d’objectif, d’objet regardé, littéralement. Les Royer-Collard, les Guizot et les Thiers à leurs débuts (et pourquoi M. Pellisson n’a-t-il pas consacré une page ou une note à Mauguin, qui caractérise très bien ce groupe en ce qu’il en est un peu la caricature ?) regardaient l’auditoire, tout l’auditoire, et cherchaient à l’envelopper dans une idée, une doctrine ou une théorie assez vaste pour le contenir. Les Dufaure, Duvergier, Molé, de Broglie, celui-ci avec plus de rudesse et de force d’étreinte, celui-ci avec plus de bonne grâce, celui-ci avec quelque nonchalance, celui-ci avec plus d’élégances académiques et classiques, regardaient l’adversaire et ne le quittaient pas des yeux, et ils cherchaient, d’abord à le ramener à la question telle qu’ils la comprenaient, ensuite à l’y renfermer, ensuite à le faire passer par les chemins étroits d’une discussion impérieuse, pour le conduire à une conclusion contraignante.

Il y eut une émulation de logique et de clarté entre ces différents hommes, qui dénouèrent et allégèrent l’éloquence parlementaire et lui donnèrent comme une démarche ferme, sûre, prompte, directe, un peu militaire.

À part, quoique ayant avec eux un parentage encore étroit, se montra Tocqueville, qui eut pour trait distinctif d’être un penseur, mais plus curieux de mœurs que d’idées. Ses discours étaient des discours de moraliste et même de moraliste un peu chagrin, car personne jamais ne fut plus mécontent de tout le monde, sans trop s’excepter ; mais, en tout cas, c’étaient discours de moraliste. Ce qu’il apportait à la tribune, c’étaient des analyses et des tableaux de l’état moral du pays. Il y montrait une grande finesse, des vertus de perspicacité, de pénétration et même de divination bien remarquables. Mais les discours de moraliste sont toujours de peu d’effet. Ils n’apportent pas leurs preuves avec eux, n’en ayant point d’autres que des observations qu’il faudrait que l’auditoire eût faites lui-même, et qu’il n’a point faites, ou dont, selon sa passion, il convient trop ou il ne convient pas, toujours suspect à en convenir trop, toujours libre de n’en pas convenir du tout, sans que rien l’y puisse contraindre. La tribune sera toujours le domaine, ou de ceux qui affirment des idées avec force, ou de ceux qui prouvent. Les observateurs doivent faire des livres, qui peut-être ont quelque influence sur le public, et même sur les assemblées délibérantes par infiltration.

Et puis Tocqueville était triste. La tribune est faite pour les allègres, pour les majestueux, pour les doux, pour les violents, et il n’y a guère que pour les tristes qu’elle ne soit pas faite. Tocqueville était triste sans violence. Il était écouté avec tristesse et sans émotion. Avec admiration, du reste ; car il avait un grand talent de forme, une sorte de chaleur aussi, que j’appellerai une chaleur d’angoisse, qui, très couverte et presque latente, se faisait pourtant sentir et remuait le fond des cœurs, non d’une émotion, mais d’une sourde inquiétude, et, enfin, ce qu’il laissait dans l’atmosphère en descendant de la tribune, c’était comme un grand charme de mélancolie un peu douloureuse.

Et, comme je l’ai dit, ces nouvelles mœurs oratoires avaient leur influence sur les Guizot et sur les Thiers. À partir de 1840, ils se modifiaient. Guizot, dans son long ministère, eut une manière presque nouvelle. Il gouverna, du moins à la tribune, avec les allures d’un chef d’opposition. Il se défendit en attaquant. Il eut l’audace, la vigueur, l’accent d’indignation et quelquefois de colère, toutes les démarches de l’assaillant. Il fut superbe dans ce rôle, du reste. Tous les contemporains, même adversaires, reconnaissent que son éloquence grandit de jour en jour jusqu’à sa chute. Si je ne voulais pas parler exclusivement en « rhéteur », je dirais qu’on n’a jamais perdu plus éloquemment un royaume. Mais, cela, je l’ai dit ailleurs.

C’est que le fond de sa nature était certainement la combativité, c’est-à-dire le courage. Personne n’a méprisé à ce point l’impopularité. Il l’a méprisée jusqu’à la chérir. Personne n’a tant aimé avoir en face de lui une armée, à la défier, à la provoquer, à la combattre et à la vaincre, mais ceci moins encore que cela ; et, comme le joueur qui assure qu’au jeu il y a deux plaisirs, dont le premier est de gagner et l’autre de perdre, Guizot aurait dit qu’il y a deux plaisirs dans la lutte, dont l’un encore est d’être vaincu. La force et vigueur d’assaut était chez lui incomparable et les phrases s’élançaient en avant comme des bataillons. Cette fougue, réglée et sûre, reste un admirable modèle.

Modifié, lui aussi, Thiers, n’avait ni cette manière-là, ni, non plus, sa première manière à lui. Il devenait et il est resté jusqu’à la fin, ce pourquoi je ne reviendrai plus à lui dans cet article, un orateur historien et une manière d’orateur dramatique.

Il ne faisait plus de son discours une leçon de philosophie et il avait définitivement rompu avec la manière de Royer-Collard ; il en faisait une leçon d’histoire. Il prouvait en racontant et par la manière de raconter. La narration probante, qu’il me semble que je vois rarement dans Démosthène, que je vois si souvent dans Cicéron, était le procédé continuel de Thiers. Il remontait au fait initial de toute question et, patiemment, passait par tous les faits suivants, sans jamais les caractériser d’une manière apparente, sans jamais les tirer d’une façon visible vers une conclusion montrée d’avance, semblant bien ne les raconter que pour les faire connaître, dans tous leurs détails, bien entendu les racontant de telle sorte que la conclusion voulue fût suggérée à tout moment, à chaque stade du récit, et que, quand elle arrivait, elle fût déjà à l’état, latent et vaguement conscient dans tous les esprits.

Nulle manière plus forte en sa douceur insinuante. C’est comme une invasion lente d’une idée dans les esprits sous le couvert des faits. Les hommes aiment tant qu’on leur raconte quelque chose, qu’ils accordent comme par surcroît sa conclusion à celui qui a bien raconté. « Le conte fait passer sa doctrine après lui. » Ils aiment surtout qu’on n’ait pas la prétention de les convaincre, et, à prendre insensiblement une idée au travers des faits qu’on leur décrit, ils se persuadent qu’ils se sont convaincus eux-mêmes. Or, le grand point de toute dialectique et de toute éloquence, c’est de faire croire aux hommes qu’ils se décident par eux-mêmes, qu’ils se dirigent par eux-mêmes, et que l’idée qu’on vient de leur donner était celle qu’ils avaient depuis leur enfance. Le comble de l’art de l’influence, c’est de persuader à ceux qu’on dirige qu’on n’a sur eux aucune influence. Les femmes connaissent ce secret ; il y a des hommes qui ne l’ignorent pas.

À cette méthode d’orateur historien, où il était maître passé, Thiers mêlait un procédé de quasi-auteur dramatique. C’est lui qui a plus qu’un autre introduit, autorisé plutôt, ces façons vives et représentatives de discuter : « On me dit là-dessus… On est venu, et on nous a dit… Mais alors nous nous retournons vers ceux qui nous parlent ainsi et nous leur disons… Les uns, de ce côté, viennent nous dire… Les autres se lèvent et nous disent… À quoi, Messieurs, nous tournant vers ceux-là, nous répondons… et, nous tournant vers ceux-ci, nous faisons cette confession sincère… »

Il semblait, par ces façons vives et familières, que, dans un discours de Thiers, la mêlée des partis apparût elle-même, dans tout son mouvement et dans toute son étendue et dans toute son activité vivante, et qu’elle jouait la pièce devant l’auditoire, et qu’un discours de Thiers était l’histoire contemporaine du pays, dans le ramassé vigoureux d’une œuvre dramatique. Et cela était intéressant, réveillant, passionnant, forçait l’attention ; mais cela surtout étant probant, emportait la preuve. Car sous chacune de ces scènes on sentait l’orateur disant : « N’est-ce point cela ? N’est-ce point vous ? Ne vous reconnaissez-vous pas ? N’entendez-vous point vos paroles ? Ne reconnaissez-vous point vos idées ? S’il en est ainsi… »

Et enfin, dernière qualité, essentiellement pratique, que Thiers poussa si loin, vers la fin, qu’il ne fut pas très loin de la porter jusqu’au défaut. M. Thiers, surtout dans les dernières années de sa vie, plus personnel que jamais au sens moral du mot, et volontaire à souhait, s’appliquait, comme orateur, à se dépersonnaliser autant que la chose était humainement possible. Ce qu’il eût voulu, c’est que toutes les façons de penser et de sentir de son auditoire eussent été exprimées par lui au cours du discours qu’il faisait, et que toutes les pensées de ceux de ses auditeurs qui étaient capables d’en avoir une eussent été exprimées par lui avec plus de netteté que ceux qui les avaient n’étaient capables de leur en donner. Il semblait dire : « Je vous comprends tous, et je suis frappé de ce qu’il y a d’intelligent, d’élevé et de profond dans tout ce que vous pensez tous. Vous, par exemple, vous pensez ceci, n’est-ce pas ? Or, rien n’est plus juste. Seulement… Et vous, vous pensez cela. C’est bien cela ? Vous voyez si je vous entends ! Eh bien, c’est une idée admirable. Seulement… » Et de là la longueur de ses discours de 1871 à 1873. Ils étaient en proportion du nombre des membres de l’Assemblée nationale, puisqu’il fallait que la pensée de chacun de ces membres eût un écho précis et agrandi et flatteur dans le discours de M. Thiers.

Il est vrai que cela allonge singulièrement les discours et peut fatiguer. Il est vrai aussi que, quelque maîtrise souveraine que gardât M. Thiers, et quelque soin qu’il mît à ne donner à chaque incident de son discours que la proportion juste, cela met toujours dans une exposition quelque flottement. À l’époque dont je parle, Thiers et Dufaure alternaient à la tribune. Le discours de Thiers était une ligne sinueuse, le discours de Dufaure une ligne droite. L’un était un méandre et l’autre un chemin de fer. J’ai dit les raisons qu’avait le méandre d’être ce qu’il était. Il y a cependant des gens qui aiment arriver vite d’un point à un autre. M. Thiers exprimait dans chacun de ses discours la pensée de tous les membres de l’Assemblée, excepté celle des gens pressés.

V §

Les orateurs du second Empire et de la troisième République (comme M. Pellisson, je ne parlerai que des morts) furent très loin d’être sans mérite. L’éloquence parlementaire, avec les grands maîtres qu’elle avait eus, s’était constituée en quelque sorte et avait pris connaissance de ses lois constitutives. Et, par exemple, les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Lamartine, et combien d’autres, avaient appris aux orateurs à improviser, ce qui était inconnu de tous les orateurs de la Révolution française, à en excepter Barnave, et de tous les orateurs de la Restauration, sans aucune exception, je crois. Et aussi, pendant tout l’Empire, n’y eut-il aux Chambres aucun discours lu, si ce n’est, je crois, ceux du prince Napoléon et de Sainte-Beuve au Sénat.

Il faut bien dire pourtant que l’Empire ne fut pas une circonstance très heureuse pour l’art oratoire. Il est nécessaire à l’orateur d’avoir quelque chance de convaincre. C’est à cette seule condition que toutes ses facultés sont mises en jeu. C’est pour cela que rien ne prépare mal à l’éloquence parlementaire comme la conférence. La conférence est un discours sans contradiction prévue de la part d’un adversaire, sans contradiction prévue même de la part de l’auditoire. Rien n’énerve autant que cela l’éloquence naturelle la plus authentique. Un discours n’a pas de flamme s’il n’est pas un duel. Ce qui inspire l’orateur, et ce qui tire de lui tout ce qu’il a en lui, c’est ce que va dire l’adversaire, et ce qu’on redoute qu’il ne dise.

C’est pour cela que les conférenciers nés orateurs, — et il n’y en a guère, — glissent naturellement vers le paradoxe, ou vers une opinion qui, très sensée et juste, n’en a pas moins ceci de paradoxal qu’elle n’est pas celle qu’on peut supposer qu’aura l’auditoire. C’est un signe infaillible. Quand vous voyez un conférencier qui vient vous dire, si habilement que ce soit, ce qu’il est à prévoir que vous pensez vous-même, dites-vous que vous avez affaire à un conférencier né conférencier. C’en est la marque et c’en est presque la complète définition. — Quand vous voyez un conférencier qui vous choque, dès l’abord premier, et heurte vos idées, dites-vous que vous avez affaire à un conférencier né orateur et fait pour une autre tribune que la table verte. S’il vous contredit, c’est d’abord, sans doute, qu’il a d’autres idées que les vôtres ; c’est surtout parce que, inconsciemment, il a besoin d’en avoir d’autres, pour avoir des accents. L’adversaire dont l’orateur a besoin pour déployer son éloquence, votre conférencier se le crée à lui-même, en indisposant son auditoire par ses positions et sa thèse, et il fait de l’auditoire même l’adversaire qui lui est indispensable. Dès lors, il a quelqu’un à convaincre et non à divertir ; il est orateur, quoique conférencier par circonstance ; il est rentré dans sa nature ; il s’est réintégré ; il peut parler, il parlera bien.

Or les orateurs du second Empire n’avaient personne à convaincre. Selon le parti, ils étaient cinq, un peu plus tard une vingtaine, qui n’avaient aucune illusion sur la possibilité de convaincre trois cents collègues adverses ; ou ils étaient ministres, ne songeant nullement à convaincre les cinq ou les vingt opposants, et n’ayant nul besoin de convaincre les trois cents satisfaits, suffisamment convaincus par destination. Il en résultait que les uns et les autres étaient des conférenciers, qui parlaient, non pour enlever un vote, non pour convaincre un adversaire ou un hésitant, mais pour faire plaisir à leurs amis : les uns au pouvoir et à ses adhérents, les autres à leurs partisans du dehors répandus dans toute la France.

Dès lors beaucoup de talent, mais vraiment très peu d’éloquence proprement parlementaire ; et les discours de l’opposition étaient des pamphlets ; et les discours ministériels étaient des panégyriques. Et ni les uns ni les autres n’avaient le ton ; ils avaient comme un ton faux ; ils avaient ce ton qu’on a quand on parle à quelqu’un prétendument, avec l’intention de se faire entendre d’un autre. Ils avaient l’air comme déplacé. C’étaient des articles de revue d’opposition ou de revue officieuse qui auraient pris la forme de discours. Et, pour y revenir, c’étaient des conférences, c’étaient des discours auxquels manquait un public vivant. De grands orateurs ont épuisé ainsi un bien grand talent. On aurait pu dire d’eux que rien ne leur manquait que le Forum. Mais l’éloquence du plus grand orateur a deux sources, dont l’une est le Forum et l’autre lui-même. « Moi seul », ce n’était pas assez.

VI §

Des orateurs dont le nom est resté plus spécialement attaché à la troisième République, les plus illustres furent Gambetta et Ferry, et, comme ils sont morts, M. Pellisson leur a donné place dans son ouvrage, et, quoiqu’ils soient morts et qu’il aime surtout exercer sa verve sur les vivants, M. Ernest-Charles leur a consacré de nombreuses pages dans ses Praticiens politiques.

Ils sont certainement très dignes tous les deux d’attention. Ils ont leur originalité. Il est remarquable qu’ils ne sont élèves d’aucun maître immédiat. Je ne dis pas pour cela qu’ils soient des hommes extraordinaires, mais enfin ils ne sont élèves d’aucun maître qu’ils aient entendu. Il est incontestable que les orateurs illustres du second Empire étaient, talent naturel mis à part, les disciples des grands orateurs de l’époque précédente. Jules Favre avait beaucoup de Guizot et l’avait certainement étudié de près, sans se borner à n’étudier que lui ; et Lamartine avait certainement un disciple très éloquent sur les bancs du Corps législatif de 1863 à 1869, tandis qu’il serait assez difficile de « rattacher » soit Gambetta soit Jules Ferry à quelque maître de l’époque qui les précéda.

Gambetta procède directement des orateurs de la première Révolution. Moins les métaphores, car il est notable que la parole de Gambetta n’était nullement imagée et ni il n’usait guère des métaphores traditionnelles, ni il n’en inventait de neuves ; moins donc les métaphores, il a la façon de parler qui était usitée vers 1790 et rappelle tantôt Barnave, tantôt Danton, tantôt Robespierre. Il rappelle Mirabeau, que je crois qu’il pratiqua, et dont il a tous les défauts. Enfin il représente assez bien la moyenne, prise un peu haut, de l’éloquence révolutionnaire.

Pompe continue ; fastuosité de développements ; accumulations de synonymes ; style périodique perpétuel ; enflure et renflements successifs de la phrase qui jamais ne s’achève et qui toujours s’élargit ; période traversée d’incises qui la percent pour ainsi dire en chemin et qu’elle emporte comme le taureau les banderilles ; vastes écroulements d’énormes substantifs abstraits en nombre illimité, entraînant chacun dans sa chute un cortège d’adjectifs abstraits aussi et longs eux-mêmes ; le tout, à vrai dire, emporté dans un mouvement assez rapide et sauvé par lui : c’est l’aspect extérieur de la plupart des discours de Gambetta, et il faut dire que, dans la plupart aussi, il n’y a rien de plus que l’aspect extérieur.

Dans ceux de ces discours qui ont un peu plus de substance, on remarque un caractère essentiel encore de l’éloquence révolutionnaire : manœuvrer avec subtilité dans des abstractions. Son discours sur le plébiscite en 1870, qui est celui de tous ses ouvrages qu’il a évidemment le plus travaillé, est très remarquable à cet égard. Deux abstractions : le droit parlementaire, le droit populaire ; le sénatus-consulte, le plébiscite ; la volonté délibérée du parlement, la volonté instinctive du peuple. Ces deux abstractions, les analyser, les ouvrir, montrer ce qu’elles contiennent, en caractériser les éléments constitutifs et distinctifs : voilà la première affaire. Ces deux abstractions, ensuite, ne pas les opposer, ce qu’il n’était pas dans l’intérêt de la thèse de faire, mais s’ingénier à montrer qu’elles devraient se soutenir en se conciliant, et, en appuyant l’une sur l’autre, montrer que la seconde ne vaut que si la première vaut elle-même, et que la délibération, libre, réfléchie, prolongée, détaillée, entière et pleine dans les assemblées parlementaires, est la préparation indispensable d’un plébiscite, sans laquelle le plébiscite est un expédient, s’il n’est pas une fantasmagorie et un leurre : voilà la seconde affaire.

Tout le discours se meut ainsi, non sans force, non sans contrainte aussi et non sans gêne, dans ces abstractions, auxquelles le tort de l’orateur est de ne pas donner assez de vie ou tout au moins assez de lumière :

« … Le pouvoir constituant sanctionnateur est dans le peuple et pas ailleurs… Mais il est de jurisprudence constante depuis la Révolution française que le peuple n’intervient qu’après délibérations, qu’après publicité dans les débats organiques et constitutionnels adoptés par l’assemblée des représentants du pays… Alors, et seulement alors, vous avez réalisé la véritable procédure à l’aide de laquelle le plébiscite devient véritablement le principe, la sanction et la légitimité… S’il en est ainsi, est-ce que vous ne pouvez pas vous honorer, vous, pouvoir parlementaire, devant le suffrage universel, et puiser dans la nécessité actuelle cette force, cette virilité suffisante pour dire au gouvernement : “Nous voulons, pour nous et nos successeurs, reprendre le droit inaliénable de la nation d’élaborer directement et par elle-même le plébiscite…” Qu’est-ce que c’est qu’un plébiscite ? C’est un jugement, c’est un arrêt rendu, les parties contractantes entendues, par le peuple tenant ses assises. Est-ce que le bon sens, les règles ordinaires de la raison ne vont pas s’appliquer à cette hypothèse politique et sociale comme elles s’appliquent aux hypothèses du droit civil ordinaire ? Est-ce que ce jugement pourra échapper lui-même à une procédure particulière, spéciale, tirée de la nature des choses et qui donnera l’assurance aux intéressés, c’est-à-dire à chacun de nous tous, que le droit sera respecté, qu’il n’y aura pas d’équivoque, de pression, de surprise, et qu’on ne transformera pas un verdict rendu par la servitude en un instrument d’usurpation et de dictature ? »

Avec plus de mots encore, et des périodes plus embarrassées, plus surchargées, toujours soutenues par un certain souffle et entraînées et allégées par un certain mouvement oratoire, Gambetta a toujours fait ainsi. Analyser des abstractions en style abstrait et retentissant ; les heurter les unes contre les autres, ou en heurter les uns contre les autres les éléments, avec un certain fracas imposant, et non sans une certaine adresse de subtilité rude et lourde ; constituer ainsi des harangues qui ne résisteraient pas à une discussion un peu serrée, mais qui étonnent un peu par un certain air philosophique et qui écrasent un peu par la fougue verbale et la masse verbale ; c’était le talent, peu distingué, mais aussi non pas donné à tous, de cet homme, dont ce que j’admire le plus, et après tout c’est marque d’une bonne tête, est qu’il ne se perdît pas dans la forêt touffue des abstractions qui naissaient, poussaient et se répandaient autour de lui en frondaisons luxuriantes, et qu’il y retrouvât assez sûrement son chemin. C’était la forêt de Birnam. Il était un peu aveuglé par elle en marchant derrière elle ; mais elle marchait, et lui aussi ; car il la portait.

De Jules Ferry considéré comme orateur, je dirai peu de chose, et même rien, sinon que je comprends peu l’admiration que M. Ernest-Charles a manifestée pour lui. C’est une si grande chose que de savoir vouloir et en même temps de savoir ce qu’on veut, qu’il n’est nullement étonnant que Jules Ferry ait eu une place dans l’histoire de son pays ; mais je n’admets guère qu’il en ait une dans l’histoire littéraire. Chez lui la langue, sauf quelques formules vigoureuses une fois trouvées et qu’il répétait toujours, en les plaçant assez bien, est plus incorrecte encore que chez Gambetta et devient tout à fait une langue de conversation très négligée. La phrase, moins surabondante, touffue et feuillue que celle de Gambetta, peut agréer mieux ; mais elle est plate, rampante, sans organisme, et ne paraît ni celle d’un orateur, ni celle d’un écrivain, ni faite pour être parlée, ni faite pour être écrite. Elle dit assez clairement ce qu’elle veut dire, et c’est tout ce qu’il y a à en dire.

Quant à l’argumentation, elle est presque continuellement sophistique et il est peu de ses raisonnements qui ne soient extrêmement faibles une fois désarmés d’une certaine raideur d’affirmation énergique et entêtée, qui a pu imposer, mais qui ne prouvait que la conviction de l’orateur. Dire par exemple à ceux qui ne voulaient plus pour la France qu’une politique exclusivement continentale : « Alors, allez jusqu’au bout de cette théorie et faites ce que comporte la logique de cette politique : débarrassez-vous de ce gros budget de la marine qui impose à notre trésor tant de sacrifices » ; n’est-ce pas l’argument sophistique par excellence, celui qui consiste à attribuer à l’adversaire une pensée qui est à celle qu’il a comme cent à dix, pour triompher facilement de l’énormité de cette doctrine ou de ce dessein ?

Très souvent, Ferry n’était pas plus difficile que cela sur le choix de son argumentation, non pas, certes, qu’il fût sophiste réellement, personnellement ; mais où Thiers était trop arrivé, si je puis dire, c’est-à-dire à se dépersonnaliser de manière à penser à son gré ce que pensait l’adversaire, plus exactement que l’adversaire même, c’était où Ferry ne pouvait pas atteindre même un peu, même une fois dans sa vie, étant incapable de bien des choses, mais plus incapable que de tout de sortir, fût-ce une seconde, de sa personnalité fermée, cadenassée et bastionnée de toutes parts. — L’impression qui reste de lui est celle d’un solide, vigoureux, agressif et incorrect affirmateur.

L’éloquence parlementaire actuelle, chez quelques-uns adroite et habile, chez d’autres très énergique et assez puissante, ne donnera pas aux « rhéteurs » de l’avenir de régals pareils à ceux que l’ancienne lui a donnés. Toujours pressées et impatientes, les assemblées modernes veulent des discours très brefs, et, pour cette cause, ni le discours par théories générales, ni le discours par historique de la question n’est admis, et ce sont ces deux formes de harangues qui donnent à l’éloquence tout son jeu. Aussi c’est comme en marge de la politique, c’est dans les discussions relatives aux théories socialistes, que le grand orateur socialiste et son redoutable adversaire ont ramené les grands jours de l’ancienne éloquence parlementaire. Il y a encore là de bonnes leçons d’art oratoire à prendre. Mais ce sera l’affaire des futurs « rhéteurs » de les démêler, et, en tout cas, ce n’est pas ce que je me proposais pour aujourd’hui.

La tristesse contemporaine §

Dans un travail très solide, très consciencieux, surtout d’une admirable sincérité, où l’on sent à chaque ligne un cœur qui s’épanche, et où, si l’on s’attendait à trouver un auteur, on est surpris en trouvant un homme, M. Fiérens-Gevaert, bien connu déjà par ses études d’art, couronnées par l’Académie française, étudie les divers éléments et les diverses formes de la Tristesse contemporaine. Il parcourt ce sujet, hélas ! trop vaste, en examinant la tristesse générale sous la plupart des aspects qu’elle a revêtus de nos jours.

Il reprend la question de la « faillite de la science » en faisant remarquer, ce qui est incontestable, que s’il est erroné de dire que la science a fait des promesses qu’elle n’a pas tenues, il est exact qu’elle a fait concevoir des espérances qui n’ont pas été réalisées. Et qu’elle n’en soit pas responsable, il est très possible ; mais que le fait existe et qu’il en résulte une manière de lassitude comme une façon de déception, il faut savoir le reconnaître. Les hommes ne savent pas voir s’élever quelque chose de considérable, sans se demander immédiatement : « En résultera-t-il pour nous un plus grand bonheur ? » Ils ont vu la science prendre un admirable développement, ils s’en sont promis une augmentation de bonheur ; ils se sont aperçus ensuite qu’ils n’étaient pas plus heureux qu’auparavant, et ils ont été déçus. Ce n’est pas la faillite de la science ; c’est la faillite de ceux qui ont pris des actions dans la science en comptant sur des dividendes de bonheur. La science peut répondre qu’ils ont pris des actions qui n’avaient jamais été émises.

M. Fiérens-Gevaert étudie ensuite la Révolution française comme « crise d’optimisme », et l’évanouissement aussi des grands espoirs qu’elle avait suscités ; et ici ses récriminations sont plus justes, ou au moins plus précises, car la Révolution n’a pas seulement suggéré des espérances, elle a fait des promesses formelles, qui ne se sont que très partiellement réalisées.

Puis M. Fiérens-Gevaert envisage « le mal du siècle » sous ses différentes formes à partir du moment où il s’est décidément déclaré ; et romantisme, pessimisme de Leopardi, pessimisme de Schopenhauer, positivisme d’Auguste Comte, — c’eût été plutôt celui de Taine, beaucoup plus empreint de pessimisme, qu’il eût convenu de scruter, — nihilisme et anarchisme, surtout individualisme en ses différentes manifestations, passent successivement sous nos yeux.

Tout cela, trop brièvement étudié, mais fortement, avec lucidité et avec pénétration parfois, surtout avec une espèce d’angoisse qui donne un intérêt dramatique à ce petit livre, — est singulièrement prenant et maîtrisant ; un peu sombre, et l’on peut dire que M. Fiérens-Gevaert a parlé de la tristesse de façon non à en guérir, mais au contraire, et qu’il était un peu trop plein de son sujet ; mais enfin il a, d’une plume solide et incisive, écrit un chapitre de notre histoire morale qui peut et doit nous faire réfléchir, ce qui n’a jamais que de bons effets.

Quand on a lu tout entier ce petit volume très rempli et presque dense, quoique toujours clair, le souvenir revient de cet autre petit livre, celui de sir John Lubbock, Le Bonheur de vivre, qui est plein, comme vous savez, d’un si candide optimisme et qui fait avec celui de M. Fiérens un si parfait contraste. Vous vous le rappelez, ce fantastique credo du bonheur de sir J. Lubbock : « Comment peut-on se plaindre de n’être pas propriétaire ? Mais tout ce que nous regardons est à nous. Le paysage appartient à qui a des yeux. Il n’y a que les aveugles qui ne possèdent pas. » Et encore : « Comment peut-on se plaindre de ses semblables ? J’ai entendu parler maintes fois de l’égoïsme et de l’ingratitude des hommes. Je n’ai jamais éprouvé ni l’un ni l’autre de ces cruels fléaux. » À la bonne heure ! Voilà de l’optimisme.

Eh bien ! il y a quelque chose de plus fabuleux qu’un livre tout composé d’aphorismes de ce genre très sérieusement exprimés ; c’est son succès. Il a eu en Angleterre soixante-dix-sept éditions. Qu’est-ce à dire ? Qu’il répondait au sentiment unanime de la race pour laquelle il a été écrit ; car les hommes aiment qu’on ne leur dise que ce qu’ils pensent. Cette race est optimiste, profondément, radicalement ; et c’est donc à elle qu’il faut demander le secret du bonheur, ou de la croyance au bonheur, c’est-à-dire du bonheur bien entendu ; car l’homme heureux, c’est celui qui croit l’être. Le bonheur c’est le cheerfulness, et certes il n’y a jamais eu depuis Démocrite une manifestation plus nette de cheerfulness radicale que le credo optimiste de sir John Lubbock.

Or M. Demolins l’a fait remarquer très judicieusement, voyez un peu en quoi, évidemment, consiste le bonheur pour sir J. Lubbock : « Parmi les peines de la vie, je ne compte pas, naturellement, la nécessité de travailler. » — « Naturellement. » Cela lui paraît aller de soi, n’avoir pas besoin d’un commencement même de démonstration ; et pour mon compte, je lui donne parfaitement raison.

Mais voyez, à l’autre bout de l’Europe, Tolstoï qui nous dit, avec âpreté et même une sorte de colère : « Le travail n’est pas un élément de bonheur ; car je ne compte pas comme élément de bonheur, mais au contraire, ce qui rend méchant. »

Voilà des conceptions de la vie un peu différentes ; et sir J. Lubbock doit avoir devant la sentence de Tolstoï une stupéfaction d’ahurissement qui n’a d’égal que l’accablement de stupeur de Tolstoï devant la prétérition de Lubbock.

Ce n’est pas que je sois fanatique de la méthode de conciliation ; mais je serais assez porté à ne donner complètement raison ni à l’un ni à l’autre. J’ai écrit ailleurs que ce n’est pas une erreur complète que de dire qu’avec l’action on tue l’ennui, qui est le plus grand ennemi de l’homme, mais que cependant ce n’est pas tout à fait une vérité. L’ennui est plus fort que cela, et ne se laisse pas tuer si facilement. Il se glisse parfaitement dans la vie la plus active et fait sentir sa présence douloureuse au milieu même du travail le plus intense. Ce serait vraiment trop commode d’en avoir raison à si bon marché et le fait est qu’il n’en est rien, ou du moins qu’il en est peu de chose. La préoccupation sait fort bien se mêler à l’occupation, et si le travail chasse le souci, le souci empoisonne très bien le travail et ils sont à deux de jeu.

C’est pour cela que vous quittez souvent votre travail, quand vous vous ennuyez, en sachant que vous allez vous ennuyer davantage. Vous vous dites : « Oh ! si c’est comme ça ; j’aime mieux m’ennuyer en ne faisant rien. Tout au moins, c’est moins complexe. » Le raisonnement n’est pas très bon ; mais on le l’ait ; et qu’on le fasse, c’est la marque que l’ennui se glisse très bien dans l’action, et non pas seulement dans les interstices de l’action ; mais comme dans ses œuvres vives.

Et, parbleu ! voici la preuve. Si l’ennui se glisse dans les plaisirs, surgit amari aliquid…, c’est qu’il se glisse dans l’action ; car les plaisirs humains sont des travaux, quelquefois rudes, que s’imposent, pour fuir l’ennui, les hommes qui n’ont rien à faire. Disraeli disait : « La vie serait supportable, n’étaient les plaisirs. » Qu’est-ce que la vie du mondain ? Une vie effroyablement occupée à des choses inutiles. Les plaisirs peuvent se définir des travaux inutiles, libres et incoordonnés. Il n’y a entre eux et les travaux proprement dits pas d’autres différences que ces trois-là.

On voit donc que si les plaisirs n’ont jamais réussi à exterminer l’ennui, le travail n’y peut pas réussir davantage. Ce n’est donc pas l’action qui est le vrai remède à la tristesse ; et ce n’est pas l’amour de l’action qui est le vrai contraire de la tristesse.

La vraie source de la tristesse c’est la haine de la vie ; et le vrai remède de la tristesse, ou plutôt ce qui l’exclut, c’est l’amour de la vie, de la vie tout entière, et non pas seulement de la vie active. L’homme heureux est celui qui aime la vie et dans son labeur et dans son repos et dans ses batailles et dans ses trêves et dans la lutte et dans la victoire et dans les difficultés à vaincre et dans les difficultés vaincues. Le véritable pessimiste, au vrai, n’aime rien de tout cela. Il n’aime ni l’action ni l’inaction, et ne s’accommode pas plus de l’une que de l’autre, et s’il passe de l’une à l’autre, généralement, d’une allure si capricieuse, c’est qu’il n’est pas plus satisfait de celle-ci que de celle-là.

J’ajoute que ce qui exclut la tristesse, décidément, c’est l’amour de la vie tout entière et telle qu’elle est, et maintenant ma formule est complète. Le propre de l’homme né pour être heureux, contrairement à l’opinion commune, c’est de ne pas espérer. On croit communément que l’espérance est un grand bien, à ce point qu’on a appelé désespoir l’état le plus malheureux où un homme puisse être. C’est une erreur. À la vérité l’état d’un homme qui n’espère plus après avoir espéré toute sa vie est très triste ; mais si n’espérer plus est un malheur, le vrai bonheur est de n’espérer pas. Il faudrait créer un mot et dire que si le désespoir est un malheur, l’inespérance est un bien inestimable. L’espérance est toujours une souffrance, puisqu’elle est le signe d’un manque ; elle n’est, en son fond, que se plaindre qu’il nous manque quelque chose que nous aimons fort. Le vrai bonheur est précisément de ne sentir le besoin de rien de plus. En d’autres termes, comme je l’ai dit souvent, la vie est heureuse à la simple condition qu’on en ait éliminé la recherche du bonheur.

Aimer la vie, l’aimer tout entière, l’aimer telle qu’elle est : voilà le secret.

Je n’ai pas besoin de dire que ce que je viens d’analyser, c’est l’optimisme de sir John Lubbock et le bon pantagruélisme de notre cher Rabelais. La « tristesse du siècle » vient de ce qu’on ne lit plus Rabelais… Hélas ! non, elle vient de ce qu’on n’est plus capable de le lire. Le pantagruélisme, c’est précisément un système d’inespérance appliqué à toutes les choses auxquelles s’applique communément l’espoir.

Remarquez, en effet, ce qui n’est pas difficile, que l’espérance s’applique à tout ce qui ne dépend pas de nous et ne s’applique pas à autre chose. On ne dit pas : « J’espère que je deviendrai laborieux ; j’espère que je deviendrai bon ; j’espère que je deviendrai sage », parce qu’on croit que ces choses dépendent de nous et que nous n’avons qu’à vouloir pour être tout cela. Mais on dit : « J’espère être en bonne santé ; j’espère être riche ; j’espère arriver aux honneurs, etc. »

Or le pantagruélisme, en son essence, est « le mépris des fortuits ».

Ce qui est fortuit, ce qui dépend du sort, en bon pantagruélisme, doit être tenu pour n’existant pas, et non seulement pour nul et non avenu, mais pour nul et non à venir. Il n’y a qu’une chose à en faire, c’est de n’y songer jamais. Détruire radicalement l’espérance, c’est donc l’essence même du pantagruélisme, et accepter la vie et l’aimer tout entière et telle qu’elle est, c’en est la définition même.

Doctrine vénérable et d’une haute moralité, s’il vous plaît ; car qui est fortuit ? Tout au monde, excepté notre volonté, excepté notre âme. Fortuite la santé, fortuite la richesse, fortuits les succès, fortuits les honneurs. Tout cela est loterie. Le bon pantagruéliste ne prend jamais de billet. Fortuite toute chose, excepté notre être intérieur. Et donc, en définitive, le pantagruélisme, c’est ne tenir compte de rien, excepté de notre conscience.

Eh bien, notre siècle n’a pas été pantagruéliste pour une obole. Voilà son tort. Il faudrait revenir à Rabelais sous la forme, si vous voulez, de Lubbock, à quoi du reste je ne tiens pas, car Rabelais est plus gai ; mais il n’importe.

Mais avec tout cela, me dira M. Fiérens-Gevaert, qui est un esprit religieux et qui a quelques très belles pages de sentiment religieux, ou, si je puis dire, de sensation religieuse, que faites-vous des religions, dont il me semble que l’affaiblissement a été pour beaucoup dans la « tristesse contemporaine » ? Les religions sont à base pessimiste, du moins les religions modernes, les seules, sans doute, dont nous nous occupions. Elles sont le remède de la tristesse, en commençant par la reconnaître et par l’estimer légitime. Elles croient la vie mauvaise et la donnent comme une épreuve, et, par suite, veulent qu’on espère et font de l’espérance une vertu et un devoir.

Ou on couperait comme la racine à dire et à croire que la vie est bonne et qu’il faut l’accepter tout entière et telle qu’elle est.

Rien de plus vrai ; mais je ne fais ici que la psychologie de l’homme heureux et en même temps de son contraire. Je dis que l’homme heureux a pour fond de complexion l’amour de la vie tout entière et l’inespérance, et que l’homme triste a pour fond constitutionnel la défiance de la vie, mêlée d’un espoir toujours renaissant et de ce que Joubert appelait « l’insupportable recherche du bonheur » ; et voilà tout ce que je veux dire.

Mais encore, l’homme né pour le bonheur, l’optimiste, le pantagruéliste, si l’on veut, est-il incapable de sentiment religieux et sa nature y répugne-t-elle ? — Point du tout. Pour de tels hommes, la religion, c’est le fonds de réserve. Ils trouvent la vie bonne, le monde bon, l’humanité charmante et absolument étrangère, comme vous avez vu, à l’égoïsme et à l’ingratitude. Mais ils aiment la religion comme suprême ressource, précisément, de leur optimisme, ressource dont ils sentent bien, malgré tout, qu’ils peuvent, à un moment donné, avoir besoin.

Quand le système, qui fait leur force, quand leur conception générale de la vie, qui fait leur belle santé morale, se trouve en défaut, ils savent se dire : « Et, après tout, lorsque cette vie, si acceptable, devient un peu dure, songeons qu’elle n’est qu’un exercice de notre vertu, et qu’il y a mieux » ; de sorte que le sentiment religieux, à l’ordinaire, ne contrarie pas leur optimisme ; et, à un moment donné, juste au bon moment, le complète.

Je suis assez porté à croire qu’ils n’y ont pas très souvent recours, qu’il ne se présente pas très fréquemment à leur esprit d’une façon nette. Les vrais esprits religieux seront toujours des hommes meurtris par le monde et qui s’y trouvent exilés, et Dieu sait si les optimistes se trouvent exilés dans le monde ; mais encore la religion est pour eux la consolation et le réconfort des jours et des heures exceptionnels.

Après tout, est-ce si mauvais ? Une philosophie pratique très saine, qui suffit pour l’ordinaire et le tous-les-jours, qui est prête à se déclarer insuffisante aux jours de grand orage et de rudes épreuves, et qui laisse ainsi à la religion une certaine majesté imposante de consolatrice exceptionnelle, souveraine, suprême ; c’est d’assez bon sens et cela ne constitue pas une tête mal faite.

Toujours est-il que le siècle qui va finir, au moins dans notre Occident latin, n’aura guère pratiqué cette philosophie-là et aura plutôt donné beaucoup d’exemples de tristesse et d’inhabileté à la vie. Par tout ce qui précède on voit assez que ce ne sont pas les systèmes philosophiques qui en sont cause, mais que c’est cette tristesse même qui a engendré les systèmes philosophiques, lesquels en sont les signes. La tristesse étant une certaine hostilité à la vie, la tristesse n’est qu’une lassitude.

Toutefois, prenons garde de ne pas nous laisser trop aller à la tristesse que donne le spectacle de la tristesse. Il faut songer, et j’aurais voulu une conclusion dans ce sens de M. Fiérens-Gevaert ; il faut songer que la « tristesse contemporaine » est l’état d’âme d’un nombre infinitésimal de personnes, à considérer l’ensemble d’une nation. « Misères de grands seigneurs », de grands seigneurs de la fortune, ou de grands seigneurs de la pensée. Je ne vois dans la masse de l’humanité ni désespérance si marquée, ni excès d’espérance, mal non moindre, comme je l’ai indiqué, si marquée non plus. La masse de l’humanité aime la vie, la trouve acceptable, et espère un peu, sans espérer jusqu’à souffrir d’espérer toujours. Elle me semble encore dans la normale.

Au fond, je l’ai pensé bien souvent, les classes supérieures à un certain point de vue sorti un déchet de l’humanité. Elles ont des maladies intellectuelles et morales qui sont la rançon de leur supériorité même, et elles en pâtissent et elles en meurent. Et elles sont remplacées par d’autres et il n’y a pas là un si grand malheur. Tant que la tristesse n’aura pas gagné le fond même de notre race, il n’y a pas même un demi-mal. Si nous sommes malades, « le plus court est de mourir », comme disait La Bruyère à Irène ; et que ceux qui montent nous remplacent, et « par-dessus nos tombeaux en avant » !

En attendant, bien entendu, soyons malades le moins possible. Il y a une hygiène ; et le livre de M. Fiérens, malgré sa mélancolie, est encore une bonne consultation à cet égard.

La « Sophie » de Rousseau §

Je ne voudrais que parcourir avec vous la Sophie de Rousseau, en démêler le sens général et me demander à quoi elle peut nous servir dans l’état actuel de nos nécessités et de nos mœurs.

I §

Quand on lit la Sophie de Rousseau au sortir de tout le bavardage moderne sur le « féminisme », ce qui frappe d’abord, c’est à quel point le grand novateur est misonéiste et antiféministe par excellence. À la vérité, Rousseau ne veut pas qu’Émile soit fort instruit ; mais il veut que Sophie ne le soit point du tout. L’homme qui a dit le plus de mal des femmes savantes n’est pas Molière, c’est Rousseau. Il a attaqué le « féminisme » formellement, en thèse générale, et puis il l’a poursuivi dans tout son développement et dans tout son détail.

En thèse générale il dit : « La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme. Partout où elle fait valoir ses droits, elle a l’avantage ; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous… Cultiver dans les femmes les qualités de l’homme et négliger celles qui leur sont propres, c’est donc travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être dupes : en tâchant d’usurper nos avantages, elles n’abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu’ils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre et perdent la moitié de leur prix. »

Et voilà le « féminisme » parfaitement percé à jour, déjoué en ses roueries, pénétré en sa pensée de derrière la tête et à fort peu près réfuté.

Mais Rousseau insiste. Il n’hésite pas à dire que, si les mœurs publiques étaient très simples et très saines, « il ne blâmerait pas qu’une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe et qu’on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste ».

Mais étant donné l’état de civilisation où en est le monde de son temps, il consent qu’on développe chez elle… Quoi ? C’est diffus et assez confus ; mais on peut résumer les dix ou douze pages où il répond à cette question par ceci : Il faut développer en elle l’esprit de discernement et d’observation psychologique. Rien de plus. Quant à l’instruction proprement dite, elle doit se réduire à presque rien. D’idées générales, point : « Tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes. »

De sciences exactes, point : « La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes, les dépasse… et elles n’ont pas assez de justesse et d’attention pour réussir aux sciences exactes. » D’œuvres de génie, point : « Les ouvrages de génie passent leur portée. »

Quoi donc ? Je relis, je cherche. Beaucoup de déclamation et de verbiage éloquent, comme toujours ; mais rien de précis que ceci : qu’une femme doit avoir l’esprit exercé à démêler les caractères et à s’y connaître en hommes ; et, ainsi munie, elle doit observer le monde : « Le monde est le livre des femmes. » Mais comment lui a-t-on appris à y lire ? C’est ce qu’en bien cherchant je ne trouve point.

En revanche, l’horreur pour la femme savante éclate à chaque ligne, plus vive encore que chez Molière, et elle s’étale définitivement dans le fameux passage qui est un des airs de bravoure de Rousseau : « J’aimerais cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée qu’une fille savante et bel esprit qui viendrait établir dans ma maison une tribune de littérature dont elle serait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son génie elle dédaigne tous les devoirs de femme et commence toujours par se faire homme à la manière de Mlle de L’Enclos… Toutes ces femmes à grands talents n’en imposent jamais qu’aux sots. Toute cette charlatanerie est indigne d’une honnête femme. Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d’être ignorée… Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, quand il n’y aura que des hommes sensés sur la terre. »

Quæris cur nolim te ducere, Galla ? diserta es.

Et remarquez que Sophie répond parfaitement à cette définition négative. Rousseau dit quelque part qu’elle n’a lu en tout que deux livres : Barrême et le Télémaque. Encore le Télémaque était de trop ; car Rousseau a connu une autre jeune fille que le Télémaque a rendue folle. Il y a des cerveaux fragiles.

Mais encore, de quoi donc se composera l’éducation d’une jeune fille ? De leçons de vertu — de dressage à la docilité et à la douceur — d’arts d’agrément. Le résumé est complet, sauf oubli, et je ne crois pas que j’oublie rien.

Pour ce qui est de la vertu, Rousseau y insiste jusqu’à l’obstination. Sophie à vingt ans sera aussi saturée de sermons et de dissertations morales qu’un lecteur de La Nouvelle Héloïse. Rien à dire, du reste, sur ce point, si ce n’est qu’il y a quelque danger à trop parler de vertu aux enfants qui finissent par en avoir horreur comme de tout ce qui les ennuie. Mais, je le répète, rien à dire, vraiment, parce que Rousseau a insisté aussi sur cette idée que c’est par l’exemple surtout qu’on donne le goût de la vertu, de l’honnêteté, de la probité, de la délicatesse et du scrupule, et sur ce point Rousseau est tellement dans le vrai que l’on ne peut que le remercier et lui applaudir. Je fais seulement cette remarque. Il faut éviter le sermon autant que Rousseau semble y incliner. À l’église, à l’école, le sermon a du bon : en famille, où l’exemple doit le remplacer, il est inutile ou peut-être même nuisible, en ce qu’il ne va pas sans atténuer l’effet de l’exemple. Vous êtes très vertueux et, à propos de telle démarche, qui est d’un honnête homme, vous faites un sermon à votre enfant. Ce n’est pas sans danger. L’enfant peut croire que vous n’avez agi que pour pouvoir parler, que pour trouver une occasion de le sermonner. Voilà l’exemple un peu déconsidéré et l’effet de l’exemple un peu altéré. L’enfant peut croire aussi que vous vous complaisez dans votre vertu et que vous l’étalez avec bien de la complaisance et que vous êtes orgueilleux ou vain. Voilà l’exemple qui perd de son autorité.

Et pourtant je reconnais qu’il n’est peut-être pas tout à fait suffisant de donner un bon exemple, et qu’une vie vertueuse est un texte qui ne laisse pas d’avoir besoin de quelque commentaire pour être bien compris. Je m’arrêterai à ce moyen terme : expliquez brièvement vos actions sans avoir l’air d’en faire l’éloge ni d’en faire un texte de prédication, sans même recommander à votre enfant de les imiter. Expliquez-les comme pour vous en rendre compte à vous-même : « Je n’ai pas voulu faire ceci, parce qu’il m’a semblé que c’était une platitude. J’ai fait ceci, qui était bien un peu contre moi, mais qui était dans l’intérêt général. Il faut bien faire quelque chose pour les autres. » Pas plus. Ainsi présenté, le précepte fait partie de l’exemple. Vous n’avez pas prêché. Vous avez agi en raisonnant votre action avec vous-même. Il ne faut jamais prêcher en famille. Vous ne l’avez pas fait. Vous avez agi en parlant tout haut, ce qui est naturel, et votre enfant a recueilli votre parole en même temps que votre action. Vous n’avez pas agi sur sa conscience ; vous l’avez fait vivre dans la vôtre. Sainte communion, je vous ai connue, et mon âme en est restée parfumée, et si elle est restée médiocre, c’est bien de sa faute, et, sans cette pénétration en elle du plus pur des cœurs, elle serait exécrable. Qu’on m’excuse du ton que je me laisse aller à prendre : je viens de lire du Jean-Jacques Rousseau.

Voilà pour la vertu en général. Les vertus particulières que Rousseau veut qu’on inculque dans l’âme de Sophie sont, comme je l’ai dit, la douceur et la docilité. La femme est faite pour obéir. Elle obéira à un homme ; elle obéira au monde ; elle obéira à l’opinion. Il faut qu’elle soit docile à plusieurs et douce envers tous. « Les femmes ont besoin de docilité toute leur vie, puisqu’elles ne cessent jamais d’être assujetties à un homme ou au jugement des hommes et qu’il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur. Faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme, souvent si plein de vices et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice et à supporter les torts d’un mari sans se plaindre. Ce n’est pas pour lui, c’est pour elle qu’elle doit être douce. L’aigreur et l’opiniâtreté des femmes ne font jamais qu’augmenter leurs maux et les mauvais procédés de leurs maris. Ils sentent que ce n’est pas avec ces armes-là qu’elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit pas insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres… Elles ont souvent raison de se plaindre ; elles ont toujours tort de gronder. »

Rien de plus juste et je ne ferai qu’une remarque, c’est que Rousseau a toujours assuré que la nature est le grand maître, et qu’il faut toujours la suivre. Or, il devrait bien s’apercevoir que, pour ce coup, il en prend exactement le contrepied. Rien n’est insupportable aux femmes comme la docilité, et rien n’est moins dans leur naturel. Le désir de commander est chez elles à très peu près incoercible. La docilité est chez elles une souffrance de tous les instants. Les ménages les plus heureux sont ceux où la femme commande et est intelligente. Ceux où le mari est le maître, soit parce qu’il est autoritaire de son naturel, soit parce qu’il a senti le besoin de commander, sa femme n’étant pas assez sensée pour exercer le gouvernement, sont très malheureux.

L’homme peut obéir avec quelque tristesse, mais sans douleur ; la femme n’obéit qu’avec une sorte de désespoir. Et pourtant Rousseau a raison : dans l’état actuel des sociétés les femmes sont forcées le plus souvent d’obéir à leurs maris, au monde, à l’opinion. Donc l’éducation est forcée, elle aussi, d’aller à l’encontre de la nature et de la redresser énergiquement. Elle n’a pas toujours pour office de l’aider ; elle a souvent pour emploi de lutter contre elle et non sans rudesse. Ceci en passant et sans insister ; car il est trop évident que dans Sophie comme dans l’Émile, tout en se vantant de suivre la nature docilement, Rousseau, comme tous les éducateurs du monde, est mille fois amené à faire de l’éducation quoi qu’il en ait, et à se battre avec la nature.

Enfin, remarquez bien comme Rousseau a de la complaisance pour les arts d’agrément dans l’éducation d’une jeune fille. Il veut qu’elle chante, il veut qu’elle danse, il veut qu’elle sache un peu de musique, très peu, mais encore de manière à soutenir sa voix. Vraiment le voilà mondain. Il s’en aperçoit, redoute l’objection, et y répond par avance avec une extrême vivacité : « Je sais que les sévères instituteurs veulent qu’on n’apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucun des arts agréables. Cela me paraît plaisant. Et à qui veulent-ils donc qu’on les apprenne ? Aux garçons ?… À personne, répondront-ils… Une jeune fille ne doit avoir d’amusement que son travail et la prière. Voilà d’étranges amusements pour un enfant de dix ans. J’ai grand-peur que toutes ces petites saintes qu’on force à passer leur enfance à prier Dieu ne passent leur jeunesse à tout autre chose… On a tant fait pour empêcher les femmes d’être aimables qu’on a rendu les maris indifférents… Les maris, dira-t-on, ne se soucient pas trop de tous ces talents. Vraiment je le crois, quand ces talents, loin d’être employés à leur plaire, ne servent que d’amorce pour attirer chez eux de jeunes impudents. Mais pensez-vous qu’une femme aimable et sage, ornée de pareils talents et qui les consacrerait à l’amusement de son mari, n’ajouterait pas au bonheur de sa vie et ne l’empêcherait pas, sortant de son cabinet la tête épuisée, d’aller chercher des consolations hors de chez lui ? Personne n’a-t-il vu d’heureuses familles ainsi réunies, où chacun sait fournir du sien aux amusements communs ?… »

Donc Sophie sera « agréable ». Elle n’aura jamais rien lu que Barrême et Télémaque ; elle sera très ignorante ; elle ne saura ni histoire, ni géographie, ni langues vivantes, ni législation ; mais elle saura chanter, danser et s’accompagner sur le clavecin.

Dernier trait, qu’on n’a pas, je crois, remarqué. Émile a appris un métier manuel pour se tirer d’affaire si la fortune tourne contre lui. Il est menuisier. Ajoutez qu’il est un peu jardinier et qu’il est tout à fait géomètre. Quand j’ai lu l’Émile pour la première fois, ou la seconde, en marge du passage où Rousseau recommande le métier manuel, j’ai écrit : « Excellent ! Surtout pour Sophie ! » Eh bien ! à Sophie, Rousseau ne fait apprendre aucun métier manuel. Il en fait une ménagère, oui, et encore sauf la cuisine, ce qui est un tort ; mais il ne lui fait apprendre aucun métier avec lequel elle puisse, le cas échéant, gagner sa vie. C’est une lacune étrange. Du reste, je ne crois pas que ce soit un oubli et nous verrons cela plus tard ; mais à coup sûr c’est une absurdité. Plus encore que l’homme, qui peut, dans une foule de petits métiers, se passer d’apprentissage, qui peut obtenir un petit emploi simplement parce qu’il a fait ses études primaires, la femme, à moins d’être sûre d’être toujours riche, à moins d’être sûre de se marier, à moins d’être sûre de n’être jamais veuve, doit se pourvoir d’un métier manuel. C’est son assurance contre les revers, c’est sa garantie morale et ce qui lui permet, mariée à un être indigne, de ne pas se sentir liée et enchaînée à jamais à un malheur et à une honte. Rousseau est d’autant plus répréhensible de n’avoir pas songé au métier manuel pour Sophie qu’il y a songé pour Émile.

Quoi qu’il en soit, voilà les traits principaux de la pédagogie féminine chez Rousseau. Vertueuse, douce, docile, ignorante, sachant danser, chanter, jouer du piano et plaire, sans profession : voilà la jeune fille idéale. Il est très remarquable que, sauf bien entendu le premier point, c’est exactement le contraire de l’idéal du féminisme. Rousseau ici n’a pas été précurseur.

Chose à noter, Fénelon l’est beaucoup plus, infiniment plus. Je n’ai pas besoin de dire que sur un certain nombre de points il se rencontre avec Rousseau. Deux hommes intelligents ont toujours, Dieu merci, quelques points de contact. Comme Rousseau, Fénelon veut que la jeune fille soit exercée à être une bonne ménagère ; comme Rousseau, Fénelon condamne avec sévérité la lecture des romans et des livres frivoles, etc. ; mais Fénelon, d’abord, veut que la jeune fille soit plus qu’une ménagère ; il veut qu’elle soit dans sa maison un véritable ministre de l’intérieur ; qu’elle ait à la fois l’usage et la science de l’administration domestique. Aussi met-il au même rang que l’art du ménage la connaissance au moins sommaire de la législation. Il faut qu’une jeune fille sache connaître « un testament d’avec une donation », aussi bien qu’un pourpoint d’avec un haut-de-chausses. Il faut qu’elle sache « ce que c’est qu’un contrat » (et comme M. Hervieu va dire « oh ! oui ! »), « ce que c’est qu’une substitution, un partage entre cohéritiers ; les principales règles du droit ou des coutumes du pays où l’on est pour rendre ses actes valides ; ce que c’est que propre, ce que c’est que communauté ; ce que c’est que biens meubles ou immeubles. Si elles se marient, toutes leurs principales affaires rouleront là-dessus ».

Nous voilà déjà très loin de Sophie qui est instruite en droit usuel comme une tourterelle. Mais ce n’est pas tout. Fénelon redoute comme la peste la femme savante ou plutôt « la femme bel esprit » ; mais il ne redoute nullement la femme instruite. Il veut que la jeune fille sache lire à haute voix avec intelligence, sache écrire correctement et avec le respect, inconnu alors, de l’orthographe, « sache se servir des termes propres et expliquer ses pensées avec ordre et d’une manière courte et précise ». Il veut qu’elle lise : « Je crois qu’il n’est pas inutile de laisser aux filles, selon leur loisir et la portée de leur esprit ! la lecture des livres profanes qui n’ont rien de dangereux pour les passions, c’est même le moyen de les dégoûter des comédies et des romans. » — Et je n’ai pas besoin de dire que je n’en crois rien du tout ; mais l’intention est bonne.

Il veut qu’elles connaissent l’histoire grecque, l’histoire romaine et l’histoire de France, l’histoire « des pays voisins » et les « relations des pays éloignés ». — « Tout cela sert à agrandir l’esprit. » — Il ne tient ni à l’espagnol ni à l’italien, ce que je regrette. Mais il voudrait que les jeunes filles pussent lire dans le latin, ce que j’approuve pleinement, et il donne pour ses raisons, d’abord qu’il serait bon que les femmes entendissent la langue de l’office divin, ensuite que, même au point de vue des « beautés du discours », on en trouvera « de bien plus parfaites et plus solides dans le latin que dans l’italien et l’espagnol où règnent une liberté et une vivacité d’imagination sans règle ».

Il « permettrait » encore, mais « avec un grand choix », la lecture « des ouvrages d’éloquence et de poésie », si l’on avait reconnu chez la jeune fille « un jugement assez solide pour se borner au véritable usage de ces choses ».

On voit à quel point Fénelon désire que la jeune fille soit instruite. Il la veut plus munie de savoir que ne l’est certainement de nos jours une institutrice de premier degré. Il la veut aussi instruite pour le moins que Mme de La Fayette et Mme de Sévigné. Il est extrêmement moderne à cet égard, quelque admirable sens pratique qu’il ait montré cependant, on le sait assez, pour ce qui est de l’éducation morale de la jeune fille.

Quant aux arts d’agrément, il les méprise évidemment de tout son cœur. C’est tout au plus s’il ne les condamne pas expressément. Lisez tout le passage, qu’il faut peser avec attention. J’en rapporte au moins les principaux traits : « La musique et la peinture ont besoin des mêmes précautions (que la poésie et l’éloquence). Tous ces arts sont du même génie et du même goût. Pour la musique, on sait que les anciens croyaient que rien n’était plus pernicieux à une République bien policée que d’y laisser pénétrer une mélodie efféminée. Elle énerve les hommes ; elle rend les âmes molles et voluptueuses… C’est pourquoi Sparte… C’est pourquoi Platon… Une musique et une poésie chrétiennes seraient le plus grand de tous les secours pour dégoûter des plaisirs profanes ; mais, dans les faux préjugés où est notre nation, le goût de ces arts n’est guère sans danger… La peinture se tourne chez nous plus aisément au bien… Sans elle, les ouvrages des femmes ne peuvent être bien conduits… Elles pourraient se détromper (du faux goût dans les étoffes et dans les modes) en consultant la peinture et par là se mettre en état de faire avec une médiocre dépense et un grand plaisir des ouvrages (dentelles, tapisseries, broderies) d’une noble variété et d’une beauté qui serait au-dessus du caprice irrégulier des modes. »

On voit que les arts d’agrément sont suspects à Fénelon et que le plus sain de tous, il le veut encore tourner surtout en utilité domestique et en talent de mettre du goût dans les habillements et dans les décorations de l’intérieur.

Telle est l’instruction de la jeune fille d’après Fénelon. Elle forme avec celle que rêve et caresse Rousseau un contraste presque complet. Et remarquez que Rousseau a lu Fénelon, a lu le Traité de l’éducation des filles et probablement très peu avant d’écrire Sophie ; car il l’a encore dans la mémoire. Il le cite et très exactement : « On met tout le plaisir d’un côté et tout l’ennui de l’autre ; tout l’ennui dans l’étude, tout le plaisir dans les divertissements. » Donc, il y a à croire que Rousseau n’est pas, dans Sophie, sans vouloir rectifier Fénelon, sinon absolument le contredire. Cela donne aux idées de Rousseau qui sont contraires à celles de Fénelon le caractère de pensées très méditées et auxquelles Rousseau tient essentiellement ; car on sait, du reste, combien il aime Fénelon. Je ne doute pas, par exemple, que l’apostrophe un peu irritée contre les « sévères instituteurs qui ne veulent pas qu’on apprenne aux filles aucun des arts agréables » ne soit à l’adresse de Fénelon.

Donc, immenses différences entre la pédagogie féminine de Fénelon et la pédagogie féminine de Rousseau, et qui vont à ce que Fénelon est beaucoup plus moderne que Rousseau. D’où ces différences peuvent-elles bien venir ?

II §

De ce que Rousseau n’a songé qu’au mari et de ce que Fénelon n’a songé qu’à la famille.

Rousseau est un éternel romanesque ; Rousseau est un éternel amoureux. Il a été amoureux de toutes les femmes, mais plus particulièrement de celles qu’il a mises dans ses livres. Il a été amoureux de Julie ; il a été amoureux de Sophie. Et en écrivant Sophie, ce qu’il s’est demandé, c’est ceci : « Quelle est la jeune fille que je voudrais avoir épousée ? De quel tempérament ? De quel caractère ? Comment élevée ? Comment instruite ? » Et chacun des traits de sa pédagogie n’est qu’une réponse à chacune de ces questions. Il déteste Mme d’Épinay : il ne veut pas d’une femme savante, ni, par outrance, d’une femme instruite. Il n’est pas le maître, on le sait assez, dans son ménage : il le sait aussi, et il veut une femme dressée à la docilité. Il souffre de l’humeur acariâtre de Thérèse, et il souhaite éperdument une femme douce, en quoi je ne dis pas qu’il ait tort. Mais il ne songe absolument qu’à lui, ou, si vous voulez, se détachant autant qu’il le peut de lui-même, c’est-à-dire point du tout, il ne songe absolument qu’au mari.

Il le dit formellement : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. » L’aveu est naïf, et, du reste, c’est une erreur. L’éducation des femmes doit être relative à toutes les fonctions qu’elles peuvent être amenées à exercer, et c’est-à-dire qu’elle doit être relative d’abord à elles-mêmes. Elles peuvent être épouses, elles peuvent être mères, elles peuvent être veuves, elles peuvent être célibataires, elles peuvent être forcées de gagner leur vie : l’éducation des filles doit prévoir tout cela, et celle qui prévoit pas tout cela est incomplète. Mais reprenons le texte pour ne pas être accusé de le détourner de son sens et aussi, je dois le dire, pour reconnaître que Rousseau ne l’a pas écrit dans un sens tout à fait aussi étroit que j’ai dit d’abord :

« Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps et qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on n’aura pas remonté à ce principe, on s’écartera du but et tous les préceptes qu’on leur donnera ne leur serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. »

Sans doute, il est fait allusion ici aux enfants : « les élever jeunes » ; de même que plus haut il a dit qu’il fallait donner aux filles une constitution robuste pour « porter un jour des enfants capables de soutenir les fatigues de la guerre » ; de même que plus bas il dira : « Comment une femme qui n’a nulle habitude de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants ? » Mais ces traits sont infiniment rares dans Sophie, et la préoccupation de la femme-mère y est presque nulle. Voyez tout ce programme : « Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer d’eux, les soigner, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce pour être heureuses et pour les rendre heureux » ; tout cela vise la femme-épouse, tout cela est écrit dans l’intérêt unique des maris ; tout cela n’est guère autre chose qu’un programme de lune de miel. Rousseau n’a presque songé qu’à cela. Comment faut-il élever une jeune fille ? De manière qu’elle soit une jeune épouse très agréable. Voilà Sophie en son entier, ou à bien peu près.

De là cette ignorance recommandée formellement ; car Rousseau a-t-il besoin que sa femme sache quelque chose ? De là cette docilité, cette douceur ; de là ces talents d’agrément si exactement limités et dosés, si je puis dire, de telle sorte qu’ils soient des agréments pour le mari sans être des tentations de briller dans le monde. De là, même, cette coquetterie, dont Rousseau ne veut pas que Sophie soit exempte, et dont il semble désireux qu’elle soit diligemment pourvue.

Il est étonnant, au premier regard, comme il insiste sur ce point : « Les petites filles, presque on naissant, aiment la parure : non contentes d’être jolies, elles veulent qu’on les trouve telles ; on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà… De quelque part que vienne aux filles cette leçon, elle est très bonne… Le même tour d’esprit qui fait exceller une femme du monde dans l’art de tenir sa maison fait exceller une coquette dans l’art d’amuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse… À quoi tient tout cet art, si ce n’est à des observations fines et continuelles qui font voir à la femme, à chaque instant, ce qui se passe dans le cœur des hommes et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret la force qu’il faut pour le suspendre ou l’accélérer ? Or, cet art s’apprend-il ? Non ; il naît avec les femmes ; elles l’ont toutes, et jamais les hommes ne l’ont au même degré. Tel est un des caractères distinctifs de leur sexe… Voilà ce qui est, et l’on a vu pourquoi cela doit être… Ne faut-il pas à la femme un art de communiquer ses penchants sans les découvrir ? De quelle adresse n’a-t-elle pas besoin pour faire qu’on lui dérobe ce qu’elle brûle d’accorder ? Combien ne lui importe-t-il pas d’apprendre à toucher le cœur de l’homme sans paraître songer à lui ? Quel discours charmant n’est-ce pas que la pomme de Galatée et sa fuite maladroite ?… Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir d’art, même avec son mari. Oui, je soutiens qu’en tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie ; on en fait une loi de l’honnêteté. »

Ce magnifique éloge de la coquetterie est une des choses les plus étranges que Rousseau se soit laissé aller à écrire. Mais je ne crois pas que ce soit une incartade. Si la coquetterie est recommandée et vraiment exaltée, comme vous venez de le voir, dans la partie didactique de Sophie, elle reparaît dans la partie narrative. Relisez-la ; car j’ai abusé des citations ; Sophie est coquette, très coquette, et Rousseau l’en admire de tout son cœur. Il ne voit là que l’art innocent de séduire un jeune homme pour le bon motif. On se rappelle que, le lendemain même du mariage, Sophie fait un acte formel et singulier de coquetterie, où Rousseau reconnaît l’effet de ses instructions, tout en lui recommandant de n’aller pas si vite aussi loin. Il faut « tenir la coquetterie dans ses limites » ; mais elle reste « une loi de l’honnêteté ».

C’est bien un système et c’est un système bien lié dans l’esprit de Rousseau.

C’est que Rousseau ne voit qu’une chose : former une jeune fille capable de rendre un homme amoureux. Il ne songe qu’au mari. Il ne songe qu’à la lune de miel qu’il aurait voulu avoir. Eh ! la coquetterie est un piment ! Que Sophie soit vertueuse, mais coquette ; Émile goûtera avec plus de vivacité les plaisirs de l’amour, qui sont ce qu’il y a au monde de plus considérable. Rousseau n’a presque uniquement songé qu’à ceci : dresser une jeune fille à être la maîtresse agréable de son mari, avec assez de principes, du reste, pour être fidèle. Au fond, Sophie est un traité éloquent d’amour conjugal ; c’est un livre érotique et décent ; c’est un art d’aimer honnête et déclamatoire ; mais il ne faut pas s’y tromper, c’est un art d’aimer.

Fénelon, lui, a peu songé à ces choses. On doit reconnaître même qu’il n’y a pas songé du tout et que, par conséquent, il est incomplet ; mais il l’est moins que Rousseau, parce que de tous les devoirs de la femme, il en oublie un sur dix, tandis que Rousseau, sur dix, n’en voit qu’un.

Fénelon part exactement du même principe que Rousseau, parce que, entre gens intelligents, on part presque toujours du même principe. Ce qui dérive des inclinations sentimentales vient après. Fénelon, à peu près comme Rousseau, mais plus nettement, commence par dire : « La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s’instruire par rapport à leurs fonctions. »

Mais quelles sont ces fonctions ? « La femme est chargée de l’éducation de ses enfants, des garçons jusqu’à un certain âge, des filles jusqu’à ce qu’elles se marient ou se fassent religieuses ; de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service ; du détail de la dépense, des moyens de tout faire avec économie et honorablement. »

Voyez-vous bien la lacune ? Fénelon songe à tout. Il n’oublie qu’une chose, et cette chose, c’est le mari. Du pauvre mari, pas de nouvelles. Émile dirait : « Il n’est pas question de moi là-dedans. » Pour Fénelon, la jeune fille est destinée à être une mère et une maîtresse de maison et toute son éducation doit être réglée sur cette fin. Mère, institutrice des enfants, éducatrice des enfants, administrateur de la maison, contremaître des domestiques, directeur de conscience des enfants et des domestiques, ministre de l’intérieur et des finances, voilà les fonctions de la femme. Pour cela il faut peut-être docilité ; il faut certainement douceur ; mais il n’est nul besoin de coquetterie, et en revanche il faut de la fermeté, de la sûreté d’esprit, de l’ordre et de l’instruction. Et voilà pourquoi le programme est essentiellement différent dans Fénelon et dans Rousseau ; et voilà pourquoi aussi Fénelon paraît beaucoup plus moderne que Rousseau, Rousseau ayant tracé un programme très conforme à l’esprit de son siècle et Fénelon ayant tracé un programme beaucoup plus selon notre siècle que selon le sien.

Oserai-je dire que, malgré une omission regrettable, c’est Fénelon qui a raison ? La femme doit se faire aimer de son mari. Certainement. Dans son intérêt même elle doit se faire aimer de son mari. Mais c’est une peste domestique qu’une femme qui ne songe qu’à cela. Fénelon n’aimait pas trop la comédie ; mais il eût applaudi à L’Amoureuse de M. de Porto-Riche. La femme qui ne songe qu’à se faire aimer de son mari lui devient absolument insupportable, parce qu’elle oublie d’être son auxiliaire et son collaborateur dans la tâche de la vie. L’homme aime à être aimé. Il aime surtout à être aidé et il a besoin de l’être. Ministre des affaires étrangères, il a besoin d’un ministre de l’intérieur sûr, expérimenté, assidu, et sur qui il puisse compter. Le mot d’Augier peut se retourner : « La femme doit être la préoccupation et non l’occupation de son mari. » Tout de même le mari doit être la préoccupation et non l’occupation de sa femme.

Ce qui rend une femme agréable à son mari, pendant un an, c’est ce qu’elle est ; pendant quarante ans, c’est ce qu’elle fait. Ce qui rend une femme agréable à son mari, très vite, ce n’est plus elle : c’est la maison bien tenue et les enfants bien élevés. De toutes les fonctions de la femme n’en remplir qu’une, c’est n’en remplir aucune, car c’est rendre celle-là même importune plutôt qu’agréable.

Il n’y a rien de bête comme le mot de la femme querelleuse, acariâtre, jalouse, désordonnée et négligente, répondant aux reproches de son mari par : « Mais je t’aime ! » Il est très usité ; vous le connaissez tous, par ouï-dire.

Au fond, que les femmes ne l’ignorent pas, même si, ce qui est vrai, les hommes ne s’en rendent pas compte : l’homme se marie pour retrouver une mère. Il se marie par souvenir de l’enfance heureuse, de la maison où l’on était bien, de la mère vigilante qui faisait le nid si chaud et si délicieux. Voilà ce qu’il veut retrouver, voilà ce qu’il faut lui rendre si l’on veut qu’il soit heureux et qu’il vous aime, à moins qu’il ne soit une brute, ce qui, du reste, arrive quelquefois. Le mari heureux, le père de famille dont la maison va bien, très souvent se considère comme l’aîné de ses enfants ; il appelle sa femme « maman ». Mot charmant ! Ce n’est pas ce qui m’occupe. Ce mot, c’est un trait de lumière. Ce que l’homme a voulu retrouver, ce qu’il se félicite d’avoir retrouvé, en effet, c’est sa maman.

La lune de miel dure quelque temps et elle est ce qu’elle peut et ce n’est pas aux pédagogues de la préparer ; c’est à tout le reste de la vie qu’il faut songer. Le reste de la vie, c’est la bonne maison et la bonne famille. Voilà ce qui attache l’homme. Voilà donc à quoi l’on doit préparer la femme. « On s’aime trois mois ; on se dispute trois ans ; on se supporte trente ans ; et les enfants recommencent », a dit Taine. Il parlait des bons ménages. Il pourrait y en avoir de meilleurs encore. On s’aime autant qu’on peut, et cela ne dépend pas du tout des pédagogies ; mais on peut, si difficile que cela soit, ne se disputer point et se supporter en se soutenant pendant trente ans, si l’homme est bon et la femme bonne, d’abord ; mais, cela ne suffisant point du tout, si l’homme, rapporte toutes ses pensées à sa femme comme à leur fin ; si la femme ne songe qu’à faire à son mari une famille et une maison agréables. Cela va si loin que même une femme qui n’aimerait pas son mari, mais qui aurait le génie de l’ordre intérieur, serait beaucoup plus aimée qu’une femme qui adorerait son mari et qui ne saurait que l’adorer, l’adorât-elle avec une coquetterie savante.

Et donc, même au point de vue du mari, qu’il semble oublier ou qu’il feint d’omettre, Fénelon a raison. Si on l’accusait d’avoir oublié le mari, il pourrait répondre : « Mais en songeant si bien à tout le reste, je n’ai songé qu’à son bonheur. Je lui conseille de se plaindre ! »

Ces choses sont de bon sens. C’est pour cela que Rousseau s’en est tenu assez éloigné. Mais du chimérique Fénelon et du romanesque Rousseau, c’est le chimérique qui est le plus dans la vérité.

Je n’ajouterai qu’un mot pour disculper un peu Rousseau. J’ai montré qu’il a lu l’Éducation des filles. Il l’a trop lue, trop attentivement. Il a vu la lacune du programme de Fénelon. Elle lui a paru forte. Il se l’est exagérée. Il a dit : « Mais enfin, une femme doit cependant être épouse et l’on ne néglige que ce point » ; et c’est en réaction contre l’Éducation des filles qu’il a écrit Sophie, comme Aristote a écrit si souvent en réaction contre Platon ; car si Platon a été le maître d’Aristote, on voit cent fois par l’Émile et par Sophie que Fénelon a été un des maîtres favoris de Rousseau. Sophie est donc surtout une réplique. Quand vous répliquez, vous dépassez toujours deux pensées, celle de l’adversaire et la vôtre.

C’est sous le bénéfice de cette circonstance atténuante qu’il faut lire Sophie, qui ne laisse pas d’avoir du bon. Il y a des idées de Sophie qu’on peut épouser ; c’est Sophie seulement qu’il vaudrait mieux peut-être n’épouser point.