René Ghil

1923

Les dates et les œuvres. Symbolisme et poésie scientifique

Édition de Anne Gourio
2013
Source : René Ghil, Les Dates et les Œuvres : symbolisme et poésie scientifique. Paris, les éditions G. Crès et Cie, 1923.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (encodage TEI) et Frédéric Glorieux (encodage TEI).

Préface de l’éditeurI §

2012

« Non, Ghil, l’on ne peut se passer d’Eden ». Le mot par lequel Mallarmé répond, en 1888, au jeune auteur du Traité du Verbe est à la fois le point de rupture retentissant entre symbolisme et poésie scientifique, et la clé de voûte des « souvenirs » que Ghil publie en 1923. C’est autour de l’« Eden » mallarméen que s’organisent les chapitres de ce qui semble d’abord une simple chronique de la vie littéraire des 1880 et 1890, mais s’avère bientôt le récit de la confrontation prestigieuse de son auteur aux tenants de l’idéalisme poétique. Sans doute le contexte d’écriture des Dates et les Œuvres permet-il d’en éclairer le véritable l’enjeu. En 1923, René Ghilbert n’a plus que deux années à vivre ; depuis le début du siècle, l’auteur du Traité du Verbe est pour ainsi dire passé dans l’ombre : certes les volumes successifs de L’Œuvre, équivalent ghilien du fameux Livre mallarméen, ont vu peu à peu le jour, certes Ghil a consolidé les fondements de sa théorie (De la Poésie scientifique (1909), La Tradition de poésie scientifique (1920)), il a même eu la satisfaction de voir naître les premiers travaux universitaires issus de sa conception de la poésie (C-A. Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours (1917), M.-A. Chaix, La Correspondance des arts dans la poésie contemporaine (1919)), mais il n’en laisse pas moins derrière lui une bonne part de son éclat : élevé jadis à la hauteur de Verlaine et de Mallarmé, ayant occupé le cœur de la presse littéraire des années 1890, le voici en marge des débats du début de siècle et de l’immédiat après-guerre. Celui qui clamait son « immense désir de sortir des ornières du passé » appartient désormais à un autre temps.

Les Dates et les Œuvres, à travers le portrait d’une époque fait donc celui de son auteur, à travers l’histoire des revues et des multiples courants poétiques reprend les grandes lignes de force d’une théorie, et sous l’apparence d’une chronique s’apparente fort à une autojustification. Tel est le texte à double-fond que René Ghil laisse en héritage à la postérité.

 

1883-1893 : décennie foisonnante, décennie de polémiques, qui va incontestablement ébranler les fondements du genre poétique. C’est d’abord un portrait du monde des lettres de ces dix années que Ghil dresse avec une précision rehaussée de multiples touches d’humour, tableau d’une époque fiévreuse, agitée, bornée par deux dates hautement significatives. 1883 : la chronique s’ouvre au lycée Fontanes (alias Condorcet), et déjà se dessine, à travers le clivage entre « rive gauche » et « rive droite », décadents et symbolistes, l’atmosphère batailleuse de l’époque, tandis qu’à l’arrière-plan se devine la silhouette discrète du Maître de la rue de Rome. 1893 : si deux courants s’opposent à présent nettement, c’est selon René Ghil à l’avantage du groupe « évolutionniste-instrumentiste », qui a su aimanter autour des Ecrits pour l’artII de nombreux poètes, et parmi eux d’anciens symbolistes. L’année 1893 marque ainsi, aux yeux de l’auteur du Traité du Verbe, le crépuscule du mouvement symboliste.

De 1883 à 1893, ce sont donc dix années qui voient émerger, prendre forme et finalement s’imposer un courant contestant les choix de la poétique dominante. Ghil dessine la ligne ondulatoire de cette histoire mouvementée, aux phases nettement marquées : si les prémisses (83-86) sont relativement sereins, l’année de la parution du « fameux Traité du Verbe » (86) laisse deviner la polémique naissante, tandis que se font bientôt sentir les failles (87) puis la rupture nette (1888), suivies d’une recomposition progressive du paysage poétique (89-93). Rien ne rend mieux compte de la complexité des relations entre les deux courants et des multiples ramifications de ces derniers que l’histoire des revues littéraires dont Les Dates et les Œuvres relate la vie foisonnante. On suit ainsi, au fil de la plume de René Ghil, la création du Scapin, de la Revue Indépendante, de la Vogue, du Décadent, et surtout des Ecrits pour l’Art, qui formeront l’espace d’expression privilégié des tenants de l’école « évolutionniste-instrumentiste ». À travers l’histoire des revues, Ghil donne alors à comprendre les relations complexes d’influence et de contestation réciproques entre décadentisme et symbolisme, symbolisme et Parnasse, symbolisme et poésie scientifique. Cette incessante recomposition de l’espace théorique trouve sa manifestation éclatante dans l’évolution de la Revue Indépendante : d’abord nettement affiliée au symbolisme, la revue d’Edouard Dujardin se rapproche peu à peu des Ecrits pour l’art au début des années 90, jusqu’à en attirer les rédacteurs et fustiger bientôt « le fiasco symboliste ».

Si la chronique est rendue si vivante, c’est aussi que Les Dates et les Œuvres se présente comme une mise en échos de textes critiques et d’extraits de la presse de l’époque. Ainsi les « souvenirs » sont-ils « de mémoire scrupuleusement aidée de documents à tout instant ». Cette chambre d’échos, qui a le mérite de faire entendre des voix très diverses, est toutefois gagnée peu à peu par un ton nettement partisan. Tandis que l’auteur du « fameux Traité du Verbe » conteste ainsi que l’émergence du vers libre puisse être l’événement majeur de 1886, il distille par ailleurs au fil de sa chronique les termes d’un conflit latent qui éclate au grand jour en 88 : citant Théodore de Wyzewa reprochant au courant son « appareil doctrinal et intransigeant », Ghil répond par le rejet sarcastique de la « vieille réaction » et de la « saine tradition », dessinant en cela une ligne de fracture politique entre les deux tendances. Mais Ghil, pour autant, sait tenir la polémique à distance par l’humour, et c’est par le « passant sourire de l’anecdote » qu’il détend en permanence la tension du débat. On se plaît à suivre ainsi l’interrogatoire scrupuleux que Zabel Essaïan dut subir, à Constantinople, auprès du Pacha délégué à la Censure, et on savoure le zèle de ce dernier qui s’enquit de situer avec précision la Turquie sur « l’Ellipse ». On s’amuse de l’autodérision qui traverse l’ouvrage et fait écrire à Ghil, rapportant le mot de Francisque Sarcey : « Quand je comprends par-ci, par là, quelques phrases, je me dis : c’est un Décadent. Quand je ne comprends presque rien : il faut, me dis-je, que ce soit un Symboliste. Mais quand je ne comprends rien du tout, comme en les « Ecrits pour l’Art » dont me parle M. René Ghil, je saurai maintenant que c’est un Evolutionniste-instrumentiste ». On goûte enfin sans retenue la saveur des multiples portraits croqués sur le vif, qui font ainsi se croiser au tournant des pages Fénéon le « Méphisto Yankee », et le « vieux chat roux au visage nerveux », Verhaeren.

Pourtant, cette foisonnante galerie de figures, cette vie littéraire aux multiples événements piquants et au rythme tourbillonnant, est aussi surplombée par deux figures atemporelles, que Ghil élève au-dessus de sa chronique et auxquelles il rend un hommage appuyé. Les « Quatre visites à Verlaine » et les deux chapitres consacrés à Mallarmé (II et XIII) encadrant la chronique et l’auréolant du prestige du Maître, rompent ainsi brusquement le fil de la chronologie, Ghil y abandonnant la temporalité fiévreuse de l’actualité pour le temps suspendu de l’évocation poétique. Le premier chapitre sur le maître de Rome est ainsi l’occasion d’une échappée vers Valvins, pour un portrait d’un autre Mallarmé, encore peu connu pour l’époque, celui qui vogue dans son « léger esquif » en quête d’un nouvel idéal poétique. Cette mise en surplomb a certes, pour René Ghil, valeur d’intronisation prestigieuse et de « consécration » par les deux maîtres : n’aura-t-il pas été celui qui a su réunir pour une ultime rencontre, en 1886, les deux poètes restés à distance depuis l’époque du Parnasse ? Toutefois le portrait se fendille peu à peu. Les deux chapitres que Ghil consacre au maître de Rome laissent deviner la courbe d’un affranchissement progressif. Tandis qu’en 1885 Ghil était accueilli avec enthousiasme parmi les « mardistes » et qu’en 1887 il dédiait de « toute son admiration » Le Geste ingénu à Mallarmé, le chapitre de clôture sonne à l’inverse comme un dernier éloge, qui marque l’entrée dans une autre ère de la poésie. Mallarmé est maintenant, en 93, cette « prestigieuse Figure » « terminale » du symbolisme et de la poésie d’inspiration égotiste, pour qui Ghil rassemble, sous la forme inattendue de l’essai, les grandes lignes d’une esthétique qu’il entend désormais mettre à distance.

L’essai consacré à Mallarmé dévoile alors le second enjeu des Dates et les Œuvres : entre les événements de la chronique, entre les médaillons et les hommages rendus aux aînés, Ghil dissémine tous les éléments d’une poétique qui signe l’entrée dans la modernité et qu’il laisse en héritage aux avant-gardes poétiques de ce début du XXe siècle.

 

Suivant le fil des éditions successives du Traité du Verbe, Les Dates et les Œuvres offre la genèse et l’évolution du projet de Ghil, dont l’ampleur et l’ambition vont croissant de 86 (1ère édition) à 91 puis 1904 (quatrième et cinquième éditionsIII). C’est ainsi que, si Ghil reprend l’essentiel de la théorie de L’Instrumentation verbale telle qu’elle est en place à l’époque de « L’Avant-dire » de Mallarmé, il montre ensuite comment le projet, d’essence poétique, devient philosophique, métaphysique et bientôt éthique dans les décennies suivantes, donnant pleinement sens, en cela, à sa conception d’une Synthèse évolutive. « L’Instrumentation verbale », que Ghil rapporte plus volontiers aux théories acoustiques contemporaines de Helmholtz, qu’à l’héritage puisé, par exemple, chez Rimbaud dont il est fait ici à peine mention, se trouve d’abord condensée en quelques pages : relation de nécessité entre timbres vocaux et timbres instrumentaux, coloration des timbres, rapport de ces timbres avec « des séries distinctes de sensations et d’Idées ». Il est alors, au fil de cette chronique des années 90, saisissant de retrouver certaines de ces intuitions dans les poétiques de l’époque : Ghil montre ainsi combien les derniers écrits de Mallarmé (le prélude et le finale d’Hérodiade en particulier) s’inspirent de sa propre « conviction d’une valeur émotive des timbres vocaux ». L’originalité des propositions de Ghil ne se limite pas, toutefois, à l’instrumentation en tant que telle, mais elle tient au système dans lequel bientôt elles prennent place. Dès la troisième édition du Traité du Verbe, rebaptisé En méthode à l’œuvre, la théorie poétique ne constitue plus que la seconde partie (intitulée « Manière d’art ») de l’ouvrage dont l’essentiel repose à présent sur la conception, non sans résonance darwinienne, de « la matière en mouvement, évolutive et transformiste » : proposition décisive en ce qu’elle mène son auteur vers un dépassement du dualisme, fondant ce que Gourmont a pu nommer le « matérialisme mystique » de Ghil. Plus encore, Ghil entend dégager, à partir de ces propositions, une loi métaphysique, la « loi d’amour et d’harmonie » qui, « pressant le devenir », s’offre comme un ordonnancement immanent de la réalité. La « métaphysique émue », au principe de L’Œuvre et dont Ghil égraine quelques propositions dans Les Dates et les Œuvres, innerve alors tous les domaines de la réalité, et on se plaît à en retrouver les effets dans la lutte entre les écoles dont Les Dates et les Œuvres fait son sujet. Ainsi, Ghil conclut savoureusement son dernier ouvrage sur « les rapports harmoniques » naissant de l’« antagonisme » entre les deux Mouvements, Symbolisme et Poésie scientifique.

On pourra alors interroger les multiples incidences se dégageant de la poétique ghilienne. Par son double enjeu (chronique d’une époque, propositions théoriques), Les Dates et les Œuvres est sans doute l’ouvrage de Ghil permettant de saisir avec le plus de clarté possible les répercussions de ses propositions sur l’ensemble de son époque et sur les écoles qui vont ensuite la prolonger. C’est d’abord la double tradition posée dans l’avant-propos — idéalisme poétique, poésie dite « scientifique » — dont Les Dates et les Œuvres amène à réévaluer l’opposition, par le syncrétisme que René Ghil entend promouvoir. En ce sens Ghil parvient à croiser de manière tout à fait inédite deux tendances qui auront parcouru toute l’histoire de la poésie, un lyrisme aux résonances mystiques et un matérialisme que l’on nommera plus tard « de la lettre ». Ce dépassement amène alors à repenser la position du sujet dans l’œuvre : en insistant, ainsi qu’il le fait, sur le lien entre idéalisme et poésie égotiste, Ghil montre comment « L’Idée » symboliste n’est en réalité qu’un avatar du « Moi ». En cela, il met en évidence la continuité entre romantisme et symbolisme, en particulier autour de Baudelaire. On ne pourra toutefois s’empêcher de sourire à la lecture de cet ouvrage qui se présente comme un miroir souvent fort complaisant de son auteur, et qui se plaît à recenser, avec délectation, tous les articles de presse en son honneur… Cette continuité souterraine entre romantisme et symbolisme est prolongée, en outre, par une réflexion sur les rapports entre Parnasse et symbolisme : l’ouvrage propose de fait une réflexion stimulante sur l’emprise de la forme sur le symbolisme, qui tient ce dernier à l’écart des « connaissances et émois modernes » et le replie ainsi sur sa tour d’ivoire. On saisit en cela la ligne de force principale de l’ouvrage, qui entend ouvrir l’espace clos dans lequel l’esprit fin de siècle avait tenu la poésie. Selon une évolution qui n’est pas sans rapport avec celle de Bergson, les théories de Ghil s’emploient à délaisser la chambre de la conscience et à promouvoir ce vitalisme que l’épigraphe de Légendes d’âmes et de sang, empruntée à Zola, portait déjà en germe : « Nous sommes amants de la vie ».

Syncrétisme poétique, mise à distance du moi, de la Forme, ouverture sur la Vie, René Ghil pose ici les bases certaines de la modernité poétique. Leitmotiv de l’ouvrage, le rejet d’un passé suri, « l’immense désir de sortir des ornières du passé », le refus d’une « fatigue » décadente et symboliste que dit si bien la célèbre phrase de Gourmont (« Seule la littérature mystique convenait à notre immense fatigue »), s’accompagnent d’un enthousiasme juvénile pour les rythmes d’une époque nouvelle.

 

René Ghil, nouvel Hésiode ? Les Dates et les Œuvres, image en miroir des Travaux et les Jours ? Tandis que les Travaux et les Jours rythmait le devenir de ses trois âges qui éloignaient un peu plus de l’Idéal perdu, Les Dates et les Œuvres se font l’histoire d’une évolution de la poésie qui conduit par un trajet inverse vers un nouvel « Âge d’Or » à venir. Si celui que l’on a pu appeler un « Whitman non morcelé » est assurément isolé en ces années vingt, si son influence s’exerce avant tout chez les futuristes russes et s’il faut attendre, en France, quelques dissidents du lettrisme — ainsi Francis Dufrêne — pour relancer ses hypothèses poétiques, n’en aura pas moins ouvert décisivement la voie à une poésie nouvelle, qui ose conjuguer l’Être et la lettre.

Avant-propos §

Rapporter ses « Souvenirs », que serait-ce de nécessaire ou d’intéressant, et à nous sauver de vanité, sinon la possible démonstration hors des luttes et des hasards d’une tendance harmonieuse ? Et, s’ils supportent des responsabilités parmi des desseins et des actes devenus généralement historiques, n’importe-t-il pas qu’il s’en déduise en quelle mesure a été réalisée notre luttante unité : elle-même et en ses rapports, en même temps, avec les tensives volontés d’une Epoque — qui s’en doivent naturellement dramatiser d’antagonismes ou de concordances ? En cet évertuement à composer notre énergique unité réside le devoir humain, et en son plus ou moins de réalisation la seule méritoire sanction. Les Souvenirs que l’on va lire parcourent les dix premières années environ d’une Epoque poétique qui, regardée de l’extérieur, pourrait à sa genèse apparaître de caractères désordonnés, ou simplistement le même tumulte à sommités de quelques têtes, d’une Génération montante en qui s’agitait sans doute le sens sacré du Dieu qui détruit pour créer nouvellement.

Or, nous allons dire qu’en l’extraordinaire surrection d’instinct, d’intuition, ou de volonté pour approcher de plus près l’Absolu, dont se caractérise cette Période inspirée, ont coexisté, dès le principe et avec tous leurs éléments vitaux, deux Mouvements qui s’opposaient, tout de suite devaient se heurter et entrer en une lutte d’une valeur d’autant singulière qu’elle était la lutte de deux traditions poétiques qui, séculaires, se rencontraient hostilement au même point du temps, et pleinement, pour la première fois. Mais, idées et techniques mises à part, une expression que nous dirions émotive émane pourtant de tout l’évertuement, et permet de le voir sous un aspect d’unité rendant distincte et délimitant historiquement cette Epoque — qui logiquement ne peut être comprise sous une appellation unique. Peut-être aux temps du Romantisme seulement, mais de la Pléiade surtout et au XVIIIe siècle émerveillé par les horizons qu’entr’ouvre la Science, pareille activité du sentiment et de l’intelligence poétiques travailla et doua de complexités inattendues notre Art. Renouveau surgi de tant de luxuances de la sensitivité (pour ne parler que d’elle alors que nous parlons généralement), que ses détracteurs semblent ne pouvoir même prendre contact avec lui, et que leur incompréhension semble aussi les taxer, sans plus, de précarité. Il apparaîtra vraiment que la génération créatrice d’alors a été de cerveaux devenus précieux d’une matière ainsi que plus impondérable, plus magnétique, communiant plus directement aux ondes d’un plus multiple universel.

Je me sens traverser à nouveau avec des orgueils de lutte cette Aventure spontanée d’esprits comme en évasion et avides vers tous les points de la sensation ou de la connaissance, tendus en aspirations diverses mais, toutes, qui s’exaspèrent à pénétrer le Verbe de toute la passion de notre être. Soit que, pour les uns, le Moi idéaliste prétende, d’analogies en analogies où les apparences s’immatérialisent, délivrer l’Idée pure constructrice d’un univers Symbolique, soit que, pour les autres, le Moi matérialiste demande à la Science les rapports phénoménaux qui lui permettent l’émotion impersonnelle d’une Synthèse : spiritualisme nouveau et réduisant la vieille et prétendue antinomie d’une pensée spiritualiste et matérialiste, possibilité d’une Métaphysique émue recréant en nous l’Universel, le créant le plus conscient et harmonieux, évolutivement, selon le sens même immanent en l’évolution de la Matière. Ainsi que collectivement, pour une minorité d’élite que l’on pourrait dire parvenue tout à coup à une phase supérieure d’évolution, l’aperception devint plus nerveuse, plus apte à la dissociation et l’association rapides au loin des commotions prolongées au Subconscient, et des sens nouveaux parurent germer et palpiter où s’inscrivaient nouvellement de plus subtiles vibrations cosmiques. La genèse et le processus de cette Période poétique se situent ainsi généralement ; d’un temps de sensitivité singulière et d’adéquation multipliée aux phénomènes saisis par quelques-uns en une compréhension redevenue comme primitive et sacrée. Pour presque tous, consciemment ou inconsciemment, le Verbe et l’Idée reprenaient une énergie essentielle dans la valeur musicale de la langue, tandis qu’ils étaient retrempés dans la phonalité et l’idéogramme d’origine mêmes, associés de nouveau, par la technique expressive de la « Poésie Scientifique ». Et cette dernière conception poétique, osait-elle vouloir Verbe et Idée participants des ondes scandées d’énergies de la Matière, en disant l’expression et la substance d’art valables seulement, si elles tâchaient — en sorte de polymorphe Symphonie — à évoquer ou suggérer l’Etre humain continuement en relation avec le trismégiste Univers et ses lois.

Or, nous disions que les deux Mouvements antagonistes, en plus de leur valeur intrinsèque, se présentent d’une ampleur singulière, et comme synthétique, d’être la rencontre en immédiate hostilité de deux concepts séculaires, des deux concepts de la Poésie non seulement à travers notre Histoire, mais dans les Ages, depuis que le chant égotiste prit une place de sentiment et de méditation individuels sous le grand poème sacré, dont l’auteur était en même temps le savant, le poète et le prêtre. J’ai traité la question dans mon volume, La Tradition de poésie scientifique.1 Mais lorsque, comme nous le verrons, l’un des premiers parmi l’Ecole Symboliste reconnaît que le Symbolisme a été moins une innovation que « la résultante du Romantisme en son évolution », et donc, du Parnasse  et un autre, que « le mouvement Symboliste est un mouvement de forme, plutôt que d’idée » : l’un et l’autre remontent leur tradition — plus de Forme que d’Idée, il est vrai. L’Histoire littéraire en France, et de la Poésie particulièrement, doit être admirée par surcroît, de se présenter conservatrice de toute intense volonté. Rien ne se perd, si continuellement elle crée. Et, après des éclipses momentanées plus ou moins longues selon que trop incomplètes ou non réceptibles tout de suite les tendances qu’apportent les pensées créatrices, des tendances de même nature reparaissent en valeurs précisées, s’accomplissent de plus en plus, arrivent à leur intégralité, pénètrent la pensée poétique générale.

Bien que les historiens de notre Poésie ne l’aient vu ou n’aient voulu le mettre en lumière, le grand, tenace et logique apport séculaire est nettement double — comme d’ailleurs, avons-nous dit, en la tradition poétique de toute l’Humanité. Il. est « scientifique » avec sa résultante de pensée philosophique (toutes réserves apportées selon les temps, sur les sources du Savoir et les possibilités dangereuses de s’évader du dogme religieux)  scientifique : c’est-à-dire, en première qualité, de sens universel et prenant thème en la connaissance d’alors : si nous parcourons de rappels hâtés cette tradition, nous trouvons dès le xiiie Gauthier de Metz2 et Brunetto Latini3 (poète « scientifique », souligne avec intention Gustave Lanson, en son Histoire de la Littérature), puis Jean de Meung qui, dans le passage où il évoque l’éternelle activité de la Nature, son énergie de création et de destruction d’où résulte son éternelle survivance, est le précurseur le plus près de la Poésie scientifique, telle que nous l’avons entendue. Nous dirons Du Bartas, puis au xviiie, Delille, malgré son didactisme, Népomucène Lemercier malgré ses imaginations étranges, et André Chénier. Les poètes philosophes, mais, par leur pessimisme, en contradiction avec la Science et somme toute restant poètes égotistes : de Vigny, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme Strada spiritualistes en dehors de la Science. Il sied dire l’immense et tentaculaire Hugo à qui rien n’a été étranger, et le Lamartine des Fragments du livre primitif.

J’ai donc exposé ailleurs en quoi ces grands Précurseurs en lignée traditionnelle, s’en rapprochant et s’en éloignant soutiennent ma pensée — elle qui n’est point la sorte de compendium de toutes connaissances que nous trouvons généralement du XIIIe au XVIIIe siècle, ni, au siècle dernier, une apologie de la science et de ses merveilles, non plus que les raisons philosophiques d’un sentiment personnel — en général spiritualistes et autant religieusement que philosophiquement, et presque généralement pessimistes — issues de l’égocentrique considération de l’univers. Toutes raisons qui ainsi se dénoncent incompréhensives du sens de l’Evolution, et que nous avons repoussées…

D’autre part, et part quantitativement dominante, c’est la tradition de poésie personnelle où le Moi se tient pour mesure et raison du Tout et le doue de sa propre sensibilité, de ses propres pré-conceptions, Symbolistes avant la lettre  ces poètes ont regardé l’univers et l’ont à leur gré dissocié pour en lui se trouver soi : pour tâcher de pénétrer et capter et d’exprimer d’images analogiques, en le temps et l’espace, le plus de matière en prolongement de leur douleur, leur doute et leur plaisir — où se multiplier leur Moi. En même principe, l’inspiration, telle d’un Hugo, s’élargit aussi aux sentiments généraux, et aux idées générales qui ne sont encore qu’un mode de sentir d’une époque.

Le « Symbolisme »  s’il est l’extrême développement du Romantisme et du Parnasse, l’est nécessairement à travers Baudelaire disant paradoxalement et en haine précisément de la Science : « L’imagination est la plus scientifique des facultés, parce qu’elle comprend l’analogie universelle, ou cc qu’une religion mystique appelle la correspondance. »4 Si nous supprimons la contradiction : imagination et science (à moins que l’imagination vaille en ce sens, en étant promotrice d’hypothèses), et si répondons qu’analogie n’est point rapport, nous avons là toute la doctrine Symboliste, et comprises ses tendances mystiques : l’imagination personnelle créant des analogies ou correspondances, et les exprimant par séries ordonnées d’images. Mais, par son spiritualisme qui s’en va religieux, qui, philosophique, se précise surtout négativement d’un sentiment contempteur des réalités, par ses thèmes non rénovés et qui empruntent très souvent aux époques passées  il et aussi, plus loin que Romantisme et Parnasse, un merveilleux épanouissement de sensitivité de toute la tradition égocentriste. Et, disons, par exemple, que Verlaine peut être vu accomplissant délicieusement Villon et Rutebeuf. Même, ne serait-on séduit par un rapprochement assez plein de suggestion, entre tels sonnets et proses de dernière manière de Mallarmé et les Jeux d’inanité non point même sonore des « poètes Rhétoriqueurs » du XVe siècle ?…

Que si maintenant nous assentons à ce que « le mouvement Symboliste soit un mouvement de forme, plutôt que d’idée », nous le trouvons là aussi dans la tradition Romantique dont la gloire la plus immédiate est d’avoir, d’une prodigieuse impulsion, rendu à la langue poétique, précaire depuis le xviie, puis dépouillée plus encore de ses éléments concrets et devenue un instrument rationnel et direct de description et d’abstraction, sa vie sensitive et son énergie émotive. Le Verbe est alors renouvelé, modernement, en un tumulte de couleurs et de sonorités, en tous les modes de la métrique, en la plus intense spontanéité du Rythme  avec une puissance qu’on n’avait pas connue et dont le verbe seul de Du Bartas, que connaissait Hugo, me semble contenir des prémisses. En ce sens, du Parnasse par Banville et Gautier tient encore le Symbolisme. Mais voici que l’on peut voir les desseins d’intelligence si hardie de la Pléiade, resurgir en contact avec certains éléments de mon « Instrumentation verbale ». Que l’on se rappelle, de Ronsard et Du Bellay, leur travail de la langue poursuivi méthodiquement selon les lois mêmes d’évolution du langage, leur attention à la valeur musicale du Verbe, à la valeur des sons en leur essence phonétique, etc. Or, puisque ma théorie « d’Instrumentation » a priorité de date sur toutes autres techniques et que son action, les orientant, s’est à l’origine exercée nécessairement sur elles, ainsi que nous en rencontrerons l’assertion de la plume même de poètes et critiques Symbolistes, l’on peut prétendre que le mouvement de la Pléiade repart avec une intensité et une science plus multiples et subtiles en le mouvement Symboliste qui, tout ainsi que la Pléiade, est « de forme plutôt que d’idée ».

Nous devons remarquer qu’établie sur de mêmes données de science que les principes générateurs de l’Œuvre5 dont le plan s’indiquait en même temps, mon expression technique est donc partie intégrante de cette œuvre. Et alors que partout les Précurseurs manquent de l’Expression poétique appropriée à leur poème tendant à l’universel, et que pour une part (mais avec quelle puissance même outrancière qui réalise plus qu’aucun d’alors) Du Bartas l’emprunte à la poésie personnelle : la « Poésie scientifique » nôtre, ainsi crée inséparablement et son Idée et sa Forme  tandis que de cette Forme, à son tour elle impressionne la poésie de tradition égocentriste, représentée par le mouvement Symboliste Les simples aperçus que nous venons de produire, aideront sans doute le Lecteur, et sans doute lui apparaîtront valables. Amassant détail à détail leurs composantes et leurs énergies de concentration et d’expansion (selon la loi à double action il laquelle il me paraît devoir ramener les phénomènes de tous ordres), deux Mouvements vont à s’accomplir, chacun en son unité propre, mais en même temps l’un et l’autre, évolutivement, est la progression d’une unité historique. Nous n’avons pour l’instant à présumer de quels plus nécessaires Demains l’un et l’autre sont en puissance.

De mémoire scrupuleusement aidée de document à tout instant, tels seront mes Souvenirs — où le tout s’allégera aussi du passant sourire de l’Anecdote, mais complémentaire d’états d’âme — et ainsi, avec quelques lettres rares et quelques extraits devenus assez amusants de la presse d’alors, que les « Dates et les Œuvres » prouvent par elles-mêmes, de véracité et de suggestion.

I — (1883-1884)

D’une rive à l’autre — La Pleiade de « Fontanes » — La « Nouvelle Rive Gauche » et « Lutece » — « Lutece » retrouve Paul Verlaine §

En ce temps-là, les deux Rives de Seine n’avaient point de pont spirituel par où s’entre-pénétrer d’inquiétudes pareilles, mêler et élucider l’éveil de pressentiments poétiques et de velléités latentes en l’Inconscient énergique de quelques-uns. Elles s’ignoraient  et nous de la Rive droite nous n’avions guère passé sur l’autre que pour aller quérir nos glorieux et inutiles parchemins. Nous étions une petite Pléiade, qui de même promotion, sortions de « Fontanes » (depuis, Condorcet) : Pierre Quillard, de nous tous le meilleur élève, Ephraïm Mikhaël, Stuart Merrill, André Fontainas, Ferdinand Hérold, Georges Vanor et Charles-Eudes Bonin. En philosophie, nous avions eu, premier du genre sans doute, un petit Bulletin poétique, créé par Pierre Quillard, lithographié, et qui se nommait on ne sait pourquoi, « le Fou ». De durée éphémère, André Fontainas est probablement le seul à en posséder encore les quelques numéros, je n’en garde pas souvenir révolutionnaire  et pourtant, un matin triomphant, il exista : un quotidien notoire reproduisait et éreintait un sonnet truculent de Stuart Merrill, au nom du vieux goût et de la non moins vieille clarté ! Peut-être l’intelligente épithète de « décadent » a-t-elle été trouvée là et à ce propos, reprise plus tard et l’on sait avec quelle redondance !

La nécessité de hautes études, universitaires, Ecole des Chartes, nous sépara sans nous désunir. D’aucuns, presque toutes les après-midi du Vendredi nous nous retrouvions à la maison, rue Montaigne, nous disant nos premiers poèmes. Si nous ne hantions pas le Quartier-Latin, nous n’évaguions non plus vers Montmartre… Nous discutions, en admiration, des grands Maîtres du Romantisme et du Parnasse, mais nous ignorions Verlaine, et de Mallarmé savions seulement qu’à « Fontanes », tout près de nous, enseignait l’anglais (tous, nous avions été en classe d’allemand), un poète peu, connu et assez étrange, qui tout le temps de son cours s’interrompait, lointain et sourd au sournois chahut, pour noter hâtivement quelques secrètes pensées sur de petits carrés de papier tirés de sa poche… Rollinat passait alors, porté par une tueuse réclame : nous ne l’aimions généralement pas, mais par lui et à travers lui nous était révélé Baudelaire. Nous étions en 1883, 1884.

Dès lors, nos esprits allaient divergeant. Formels avant tout, Pierre Quillard et Ephraïm Mikhaël allaient vers Leconte de Lisle et Mendès, tandis que, tout en se montrant inquiet de l’apport Science au principe de mon œuvre (cette œuvre préconçue en unité dont l’insolite leur inspirait à tous un respect ami, mais quelque trouble). Stuart Merrill se sentait naturellement acquis à mes recherches de Verbe musical  Son premier lire : Les Gammes, paru en 1887, devait en témoigner par son extraordinaire variété vraiment instrumentale, et par sa dédicace… Quant à moi, sans prendre alors conscience de la grande tradition à laquelle allait se relier ma volonté poétique, elle prétendait arrivée à son suprême développement et inopérante en demain la Poésie égotiste et spiritualiste au sens étroit, et ses généralités anthropocentristes. Sur les données évolutives, et immédiatement requises, non par les poètes mais par les prosateurs Naturalistes qu’elle élargissait d’universel, elle tendait à communier à la Vie totale et en rapporter une Synthèse.

J’avais terminé mon premier livre, Légende d’âmes et de sangs, poèmes en essai passant par quelques parties de mon plan d’alors, rudimentaire encore. J’en écrivais l’Introduction, d’où (« mon seul guide sera la Science ») se devaient susciter tant de luttes et de négations vaines  quand nous apprîmes qu’à la Salle des Capucines, Catulle Mendès parlerait ses souvenirs du Parnasse… presque tous de la petite Pléiade de « Fontanes », nous étions présents : Pierre Quillard, calme à l’habitude, raisonneur et trapu, quelque peu doctoral  Ephraïm Mikhaël, grêle et long, sa tête rousse et petite, le visage taché de rousseurs, souriant, un peu dansant de timidité et pourtant tenace  Stuart Merriill, grand et svelte, en qui l’hérédité Américaine n’avait point encore triomphé de l’apport Français par sa mère, timide aussi mais partant en grands rires comme puérils, doux et sûr, épris d’heureuse entente.

Mendès, sans inquiétude et sans mauvais pressentiment — en novembre 1884 — nous contait la « Légende du Parnasse »6, et de sa voix aux savantes sonorités nous lisait avec amour ses poètes. Quand vint Léon Dierx, et son nostalgique poème de « l’Automne » aux insistants retours d’une sorte de leit-motiv, nous applaudîmes de toute notre admiration. Egalement pour Verlaine, pour qui Mendès pourtant ne se passionnait pas, plein de réticences. Sa voix ne se nuançait plus de persuasion, et peut-être moins encore pour Stéphane Mallarmé qu’il parut presque nous présenter à titre de curiosité. Verlaine et Mallarmé n’étaient-ils point quelque peu des dissidents, des Parnassiens, soit ! mais qui avaient mal tourné. Et « l’Après-midi d’un Faune » n’avait-il point paru si indésirable qu’il ne trouva place en le Parnasse contemporain devant l’autoritaire menace de s’en retirer lui-même, de Sully-Prudhomme.

Mais il nous lut de Mallarmé les premiers poèmes, et, avec quelques précautions, cet « Après-midi d’un Faune ». Je me rappelle notre émotion commune et soudaine : nous aurions voulu crier et nous multiplier, d’un coup nous sentîmes que quelque chose d’inconnu et qui nous hantait était là en puissance : notre unanime applaudissement éclata, se prolongea, et d’on ne sait quelle énergie de protestation, voire même de provocation ! Mendès tourna vers nous, qui n’étions pas très loin de lui, un visage surpris et son sourire peut-être indulgent. Nous n’aimâmes pas non plus la manière dont il parla de Villiers de l’Isle-Adam et il est un mot mauvais qu’il prononça, là, « demi-génie », qui, il m’en souvient, attristait et indignait grandement Mallarmé… Vieille antipathie, peut-être. Le grand Villiers, cette pure et altière sensitivité sous des dehors d’ironie implacable, s’en vengeait en s’en amusant par des trouvailles qui rappelaient un peu de l’énorme déception qui se rit philosophiquement, des Contes cruels… Je le revois certain Mardi soir de la rue de Rome, tout à coup repoussant du geste habituel, vers la tempe, la longue mèche retombante :

  • — Dis-moi, Mallarmé ? Je lisais tantôt un récit des exploits du sieur Carrier, représentant du peuple, et proconsul à Nantes. Ses « mariages républicains »7 m’ont inspiré une idée… Vous savez ce qu’il en était ? On liait solidement, poitrine à poitrine, lèvre à lèvre, deux personnes au complet état de nudité, et on les précipitait ainsi dans la Loire. Atroce, n’est-ce pas ? Et cependant  mourir de cette mort, mais lié à Mendès !…

Et Villiers, alors, riait de notre rire !

De cette première audition de poèmes de Mallarmé, l’enthousiaste émotion s’inscrivit immédiatement en mon Introduction, datée elle-même de Novembre… J’avais écrit : « Dans une phrase passera la musique de la Vie : musique de saveurs, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs »  et ouvris alors une parenthèse pour protester « qu’un seul poète, un grand poète, avait des vers pareils », en exaltant du « Faune » un sens « réaliste », et m’en excusant : car mon impression, qui demeure la même, ne s’opposait-elle point aux intentions d’un Mallarmé si inopinément révélé ? Deux mois après parut mon livre, qui me valut de passer son seuil  avec quel cœur oppressé !…

Mais que se passait-il aux mêmes temps sur la Rive Gauche ?… Quelque chose d’épars, mais une sorte d’innervation, pourtant : vie amorphe où peu à peu s’allaient préciser des souvenirs livresques à travers quoi l’on trouverait prétexte à poésie  comme entre rêve et veille, où l’on ne se souvient pas assez pour surgir à l’unitive sensation du passé et du présent, et en déterminer une limite.

Le ciel est gris, très gris, l’humidité vous glace,

monologue piètrement un Moréas qui peut-être a lu sans en rien entendre Baudelaire et Verlaine. Et qu’il est loin du Symbolisme  et comme l’on sent qu’il n’eût point passé par là si Mallarmé n’avait pas existé ! De même qu’un Charles Morice qui tour à tour se souvient de Lamartine et de Musset, et dans tel « Soir de Lune » va de Coppée

Et ça ne manque pas d’un grand air romantique

à Mallarmé : chantant lui aussi la course ravisseuse des « Faunes » à qui n’échappe la déesse « craintive » :

Ils la prennent, riant de leur rire hardi,
Et dans la nuit des Bois ils l’emportent captive.

Ainsi s’exprimaient-ils innocemment en la « Nouvelle Rive Gauche ». Journal hebdomadaire, et seule représentative de quelque remuement littéraire impatient de quelque chose, cette publication reprenait le titre d’une « Rive Gauche » morte depuis longtemps, littéraire également mais d’intention politique, Républicaine, où entre autres, s’étaient produits Flourens, Vallès, Léon Cladel, Delescluze, Edgar Quinet, Paul Meurice, Louis-Xavier de Ricard, luttant contre l’Empire… « La Nouvelle Rive » datait de Novembre 1882, littéraire à la recherche évidemment « d’une chose inconnue », telle l’Hérodiade de Mallarmé que l’on ignorait, littéraire et, au surplus, désinvolte à la manière Quartier-Latin. Mais, dit l’un de ses rédacteurs, elle a « constaté le néant de la politique ».

En cette lenteur travaillant presque à vide, s’évertuent pourtant des gestes truculents, comme de parade sur des tréteaux de Bas-romantisme s’assimilant en procédés tout extérieurs en même temps le Richepin de la CHANSON DES GUEUX8 et des aspects réalistes des Fleurs du mal… En 1883, un Groupe éphémère se dénomme les « Zutistes », et un autre s’instaure, qui aura plus de durée et réussira plus de tapage  mais sur place, sans retentissement au dehors : les « Hirsutes ». Existence par avance périmée, ils se dénoncent inadaptables dès lors aux vagues presciences et aux occultes préparations de l’Heure. Ils ont noms, pour ne rappeler que de moins disparus : Emile Goudeau, disant aux Soirées Hirsutes ses Fleurs de bitume, Eugène Godin qui publie les Chants du bellulaire, Fernand Icres, Marsolleaux. D’autres pousseront la porte close, et survivront à titres divers : Haraucourt qui donne en 83, sa Légende des sexes que regrettera son extrême assagissement ! Georges d’Esparbès9, Félicien Champsaur  et le plus notoire d’entre eux et dont leurs trépidantes réunions s’honoraient, Maurice Rollinat10, porté à la gloire par le malsain caprice des Salons et Sarah Bernhardt, pour ne retomber, hélas ! que de plus haut… Issu seulement de ce que détiennent, sous l’expression puissamment réaliste, de spiritualisme chrétien ennemi et possédé de la Chair et, tel, comme démoniaque, les Fleurs du mal, Maurice Rollinat cependant méritait mieux qu’être une victime. Mais quasi tous, talents de grossière matière, dépourvus même d’un sens de recréation des inspirations antérieures dont ils saisissaient impulsivement d’immédiats aspects, ils devaient être annihilés, et sans qu’on s’en aperçut, dès la prime émotion tumultueuse du grand Mouvement poétique tout à coup en puissance, en 1885.

Or, aux premiers numéros, la « Nouvelle Rive Gauche » ne paraît point avertie, ni pressentir les voies. Le poème encore inédit, « Art poétique » de Paul Verlaine, vient d’être donné à titre de curiosité par le « Paris-Moderne », et le 1er décembre 1883 elle publie, ironisant sur Boileau-Verlaine, un article virulent signé Karl Mohr : « Mais en prose qu’est-ce que cela veut dire ? Cette haine de l’éloquence et du Rêve ? Qu’est ce monsieur qui attaque la rime ? Comme si la rime n’était pas dans le vers la grande harmonie. En somme, c’est l’obscurité voulue. J’espère donc qu’il n’aura pas de disciples et que cette poésie n’est pas celle de l’avenir. Une seule chose lui reste, malgré lui peut-être, c’est l’harmonie. Mais ne lui demandons pas davantage. » Et Karl Mohr n’était autre que Charles Morice. Après quoi, viennent des vers d’Eugène Godin, Bibliques selon Hugo. Une Nouvelle de Coppée, une lettre de Cladel, suivent… Mais, en un mois, que s’est-il passé ? que du volume qui ne paraîtra que dans un an, Jadis et naguère, deux extraits apparaissent soudain, voisinant avec un poème de Laurent Tailhade nouveau venu : « Automn’s Flower » :

Hélas ! Je t’ai cueillie, Ô Fleur du désespoir,
Et triste comme toi, sentant venir le soir,
J’exhale avec orgueil un suprême cantique !

Doit-on voir là corrélation, et Tailhade est-il intervenu pour apprendre aux rédacteurs de la « Rive Gauche » qui est Verlaine ? Ou l’auteur des Poèmes saturniens, des Fêtes galantes, de la Bonne chanson, des Romances sans paroles et de la récenteSagesse (1881), lui-même a-t-il été rencontré au Quartier  car alors il enseigne à Boulogne— sur-Seine ? Des vers alternent, de Coppée, Bourget, Haraucourt, Moréas, Morice, Emile Michelet, mélodieux et mélancolique. Et, en avril, la « Nouvelle Rive » prend le titre de « Lutèce », sous lequel elle ira à préciser un premier groupement d’admiration autour de Verlaine. Dès 84, autour de lui, l’on voit Moréas, Morice, Adolphe Retté, Tailhade, Cazals, Vicaire, Rachilde… Il tient ses assises aux Brasseries du Quartier, et il paraît aux Soirées de « Lutèce » et du « Procope » (Verlaine était rentré à Paris en octobre 81. Il le quitte à nouveau en Octobre 84, et revient en Mars 85).

Entre temps, Emile Goudeau11, passant sur la Rive droite, avait créé le « Chat noir » que devait mener à des destins somptueux et incohérents le gentilhomme Rodolphe Salis !… Or, « Lutèce » avait ses Samedis, où l’on discutait, où l’on disputait, avant tout, de prosodie : car ainsi commencent les mouvements poétiques, et trop souvent ils s’en tiennent là ! Et par exemple, le 2 février 84, une grave discussion entre Moréas et d’Esparbès agite la réunion. Moréas vient d’écrire le vers, que de sa voix métallique il déclame en orgueil de trouvaille :

Aucun éclair n’illumine ton cerveau mort !
  • — Faux, votre vers ! Déclare d’Esparbès.
  • — Non. Vers ternare ! Proteste Moréas, avec quelque supérieur dédain.

« Nous sommes alors, on le voit, encore loin des vers de seize pieds, et surtout d’une autre Ecole qui se lèvera sous peu, avec des vers qui, tout en gardant l’alexandrin, ne se comporteront plus que d’après des Rythmes — soumis à la pensée, et selon une méthode qui sera nommée « l’Instrumentation verbale » : lisons-nous dans le petit volume Notes sur le symbolisme(parues premièrement au « Voltaire ») dont l’auteur, Etienne Bellot, tenait de moi, par interview et résumé copieux, une partie documentaire assez serrée que malheureusement il reproduisit avec erreurs et désordre (1908). Journaliste pressé, poète socialiste, et pamphlétaire, spontané et tellement du Midi ! il sied de citer son nom en passant, et me rappeler de quel air de négligence apprêtée il présentait sa canne : « La canne de Zola, té .. Il la laissa un soir à la maison… »

Oui, l’on était loin de « l’Instrumentation verbale ». Mais le plus étrange était que l’on pût ignorer à tel point et tels vers ternaires de Hugo et lePetit traité de poésie de Théodore de Banville et ses vers de onze pieds, qu’avait médités Verlaine recommandant de « préférer l’Impair » !

Maintenant à « Lutèce », passent maints poèmes de Jadis et naguère qui s’appelle un temps CHOSES DE Jadis et naguère. Une agitation agressive élargit des ondes, sans prise de conscience encore, incohérente  d’autre part s’était ouverte à la Galerie Vivienne, en octobre 1883, une Exposition des Arts Incohérents, idée première peut être du Salon des Indépendants que devaient illustrer les « Impressionnistes » et plus tard, du Salon des Humoristes… Puis Verlaine donne des Poètes maudits qui paraîtront en 1884, les Etudes sur Mallarmé, Corbière, Rimbaud, et des vers de Tristan Corbière ont suivi… L’on sent venir une lutte, une opposition se décèle : des Etudiants ont prévenu la tenancière d’un kiosque qu’ils lui retireront leur clientèle, si elle continue à recevoir « Lutèce » !

Au numéro de mars 1884, à noter un poème qui paraît nouvellement s’inspirer de Mallarmé, participer à son atmosphère :

… J’ai vécu mille ans en vingt années.
Je suis l’humanité vieillarde, étant né d’hier !

« Lutèce » a des ennemis. Mais Aurélien Scholl12 a écrit d’elle : « Rédigée avec talent et conscience », et Francis Enne : « ils ont compris qu’il était un poète oublié : Paul Verlaine… »

… Il en était ainsi, sur les deux Rives, en l’année 1884.

II — (1884-1880)

Départ de la « Poésie scientifique »  — Mon premier livre et Mallarmé — Première visite rue de Rome — Souvenir de Valvins — Lettres et paroles. §

En Janvier de l’année 1885, parut mon premier livre : Légende d’âmes et de sangs, avec cette épigraphe d’Emile Zola : « Nous sommes amants de la vie. » (Frinzine et Cie, éditeurs, 1, rue Bonaparte). Pourquoi cet éditeur ? Sans doute parce que là, l’on me demanda moins cher, simplement. J’avais vingt-deux ans. Il me souvient que l’Editeur, homme vieillissant, charmant et paternel, un peu interloqué peut-être par ce livre hors de la norme, me présenta à Armand Silvestre13. Bedonnant un peu, accueillant et gai, mais poète, se passionnant à parler poésie, Silvestre me donna son livre de contes Le Dessus du panier  en s’excusant ! Et peut-être était-il très malheureux, à cet instant. De Légende, son exposition d’idées et de plan d’une Œuvre-une, œuvre d’une vie, nous avons dit quelques mots. Après avoir relaté véridiquement que dès son apparition, « la Préface en est discutée passionnément », M. G. Walch14 dans son Anthologie des poètes français en expose succinctement les volontés nouvelles rompant avec hier et le présent, insolites et inquiétantes : « C’était comme un salut adorateur à la vie à sa synthèse  à la science. Mais c’était, en quelque sorte, à travers Zola que M. René Ghil sentait se développer, exploser soudain la pensée poétique latente en lui, tandis que, pour la pensée directrice, la théorie transformiste l’avait profondément remué, et vivifié. Il en ressort que chez lui, l’idée poétique ne fut pas, même dans les débuts, séparée de la théorie scientifique  comme vraie base de l’émotion devant la nature et la vie. Il saluait Balzac, Zola, Flaubert, Goncourt. Il les saluait à la manière antique, en les admirant. Après avoir donné le plan, élargi depuis, des livres qu’il devait produire pour harmoniser une Œuvre-une, il répudiait les « recueils de vers », pour n’admettre que l’œuvre capitale de l’artiste.

« Au moment de cette publication, M. René Ghil était des plus inconnus, n’étant point des cénacles qui existaient alors à Montmartre et sur la Rive gauche… ». « Dès l’apparition de son livre, reprend-il, on le discuta avec passion ».

  • — « Son livre de débuts, dit de son côté M. Van Bever15, qui révélait un poète ne procédant d’aucun maître, et dont la Préface, où il donnait les grandes lignes de l’œuvre qu’il méditait, laissait pressentir les théories de musique verbale que le Traité du verbe devait répandre avec éclat, d’un coup attira sur lui l’attention ». Et il rappelle le mot d’Edouard Rod16 rendant compte de Légende : « M. René Ghil ne sera jamais banal ».

Il sied, pour avérer ces dires, et situer ce livre à l’origine d’un Mouvement qui traversera le Symbolisme, sans autre contact que d’exercer une action déterminante d’expression musicale sur toute la génération montante, sur quasi tous les poètes du divers Symbole  de préciser les principes et la matière qu’il apportait au domaine poétique. Encore que ma pensée et mon plan d’œuvre s’avouassent rudimentaires : « Dans ma pensé, ce livre n’est qu’un programme ».

Je disais partir de données de la science, des données Evolutives. Base de connaissance, d’où doit se dégager la seule émotion poétique réelle, parce qu’ainsi de sens universel.

Les trois Parties distinctes mais s’entrepénétrant (évolution de l’être et ses phénomènes de tous ordres, du Passé au Présent et au Futur), qui composent mon œuvre, dès lors s’inscrivaient. Une première, « exhumant les temps de l’homme animal, les visions de la Préhistoire ». La troisième, où « donner vie aux idées modernes, selon la science, sur l’avenir des mondes et de la Vie » : donc, philosophique et sociologique. La seconde, s’ouvrant du poème « de l’œuvre sourde de la Vie qui s’organise », puis qui évoquera les énergies modernes, les Activités exaspérées, « le Travail représenté par ses Usines et les roulements de l’Or », le Train emportant vers les Villes dès maintenant « tentaculaires » l’Homme des champs :

… et du sang de la Ville qui grouille
Tape aux prés les rumeurs, son pouls rapide et dur.

Et l’opposition des classes sociales  et « les Hôpitaux et les Assises, les deux grandes maladies ».

Quant à l’expression : au lieu du Mot qui narre, sera le Mot qui impressionne, disions-nous  c’est-à-dire la sensation et le mouvement directs, en énergies de Rythmes. J’expliquais, et c’était l’association et la dissociation des sensations, leur entre-pénétration multiple, leurs correspondances. Je rappelle la note décisive : « Dans une phrase passera la musique de la Vie : musique de saveurs, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs. » Oui, tout ce qui devait être, était là, en gestation ou en premières réalisations : l’Instrumentation verbale orchestrant le poème  la genèse cosmique, la pré-histoire et les Humanités dansant les rites, en montée vers leur être conscient, la Vie s’organisant à nouveau au ventre maternel et reproduisant l’évolution du monde et de l’homme antérieur, l’évocation de nos Modernités mécaniques et créatrices d’inassouvis Besoins, pour prophétiser la grande Guerre  et ce que les résultantes peuvent me permettre de supputation de Demain et des lois émues à harmoniser l’Humain et l’Universel. Je souris, et rêve. Si loin que soient, hélas ! des volontés créatrices, les réalisations, comme, d’un occulte travail, amassant et transmuant les matériaux ma pensée s’élargit et multiplia depuis ce premier livre ! Et pourtant c’était assez, paraît-il, pour une luttante agitation autour de lui, de surprise, d’enthousiasmes, de discussions, et de violentes dénégations. En mars me vint la lettre de Stéphane Mallarmé répondant à mon envoi.

« Paris, 89 rue de Rome

Cher Monsieur,

Votre livre est bien intéressant ! Il me rappelle des époques de moi-même, au point que cela tient du miracle ; et j’y retrouve aussi certaines préoccupations actuelles, qui me semblent respirables aux poumons subtils, dans notre air. Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant. Ce que je loue avant tout, ce que fera quelqu’un, qui ? vous peut-être, c’est cette tentative de poser dès le début de la vie la première assise d’un travail dont l’architecture est sue dès aujourd’hui de vous, et de ne point produire (fût-ce de merveilles) au hasard.

Passant de la préface, où vous me montrez une sympathie trop fervente pour le peu que j’ai fait, mais je ne vous en remercie pas moins, à votre suite de morceaux (je parle comme à un musicien), il y a lieu de s’intéresser énormément à votre effort d’orchestration écrite. Je vous blâmerai d’une seule chose : c’est que dans cet acte de juste restitution, qui doit être le nôtre, de tout reprendre à la musique, ses rythmes qui ne font que ceux de la raison et ses colorations mêmes qui sont celles de nos passions évoquées par la rêverie, vous laissiez un peu s’évanouir le vieux dogme du Vers. Oh ! plus nous étendons la somme de nos impressions et les raréfions, que d’autre part., avec une vigoureuse synthèse d’esprit, nous groupions tout cela dans des vers marqués fort, tangibles et inoubliables. Vous phrasez en compositeur, plutôt qu’en écrivain : je saisis bien votre désir exquis, ayant passé par là, pour en revenir comme vous le ferez peut-être de vous-même ! Tout ceci dit pour causer, comme je voudrais le faire, du reste, de vive voix avec vous. Je suis à la maison pour quelques amis, dont vous êtes, le Mardi soir ; mais j’aimerais vous voir auparavant une fois seul. Seriez-vous libre Lundi de onze heures à midi ; alors, la « Légende d’Ames et de Sangs » en mains, nous penserons tout haut, moi comme un camarade plus vieux, mais avec toute la sympathie que j’éprouve pour un de ceux de qui certainement. notre Art doit beaucoup attendre. Vous me verrez pénétré de certaines beautés vraiment extraordinaires que contient ce premier recueil de vos poèmes.

Bien à vous,

Stéphane Mallarmé17

Lettre merveilleuse ! dont il me parut émaner une vertu de consécration, lettre pénétrante qui, insistant sur les qualités harmoniques, verbalement orchestrales de « ma suite de morceaux », m’indiquait à moi-même que l’intuition en moi avait dès lors réalisé en cette voie plus que n’annonçait ma Préface. Cette lettre, d’un coup précipita à mon entendement des choses encore latentes, et c’est en parlant de cet instant certainement qu’il me plut de dire plus tard à Verlaine, qui l’a rapporté en l’alerte et enthousiaste Etude qu’il écrivit sur moi en 1887, au n° 338 des Hommes d’aujourd’hui  que « Mallarmé m’avait ainsi mis dans la voie, ma voie, selon un sens harmonique très développé en moi, écrivant en compositeur plus qu’en littérateur »  « D’ailleurs, continuait Verlaine, ce Système, cette « voie », Ghil les a magistralement expliqués dans un libelle qui produisit un bruit du diable et campa superbement l’auteur en plein terrain à conquérir. J’entends parler de ce fameux Traité du verbe, autorisé par un avant-dire de Stéphane Mallarmé, où vinrent durant plusieurs mois de l’année dernière s’exercer les dents des loups en herbe du Journalisme « littéraire » quotidien et de l’autre. C’en devint amusant ! René Ghil doit être considéré comme le premier — ou alors l’un des tout premiers des Jeunes, et en tout état de cause le plus affirmé d’entre eux, le plus en dehors, le plus visible pour le sérieux, pour le grave, pour le poids et l’imposant de sa tentative … ». Je ne pus (par quelle impossibilité ? sans doute un retard de la poste) me trouver au rendez-vous de onze heures. Il dut être remis à un soir très prochain, dans la même semaine, vers 5 heures.

Je me trouvai devant sa porte. Et là, prêt à sonner, quelle était mon angoisse soudaine où ne semblaient plus vivre que les heurts de mon cœur !… Mallarmé vint ouvrir lui-même, me tendit la main, du geste simple qu’on a à la redonner à l’ami que l’on quittait hier. Il me demanda de me recevoir dans sa chambre où, des papiers épars sur la table, il travaillait  Fumez-vous ? Oui ? Il me tendait le pot à tabac, le papier à cigarettes. Lui-même avait aux doigts une courte pipe d’écume, qu’il maniait et caressait de négligence légère, et qui semblait le complément de son geste sobre et significatif, parfait. Mallarmé avait alors quarante-trois ans. De taille ordinaire, cambrée, il était demeuré svelte sans maigreur, avec une sorte de correction et de grâce nette et mesurée de tous les mouvements du corps. Aucune lourdeur n’était en lui. De son visage, la spiritualité était singulièrement intense  intense et calme, et aérée d’élégance. Front sans orages sous une onde à peine accentuée de la chevelure châtain qui grisonnait aux tempes, c’était là, la large et rectangulaire source d’une clarté tranquille, délicatement ombrée au coup de pouce nuancé des sinus. Et cette lumière de sérénité, en douceurs exquises, s’avivait aux rides compliquées qui irradiaient du coin de l’œil, mordoré et délicatement encastré en l’arcade sourcilière, — tandis que, par la double dépression musculaire soulignant expressivement l’os malaire, elle dévalait en la barbe courtement taillée en pointe çà et là argentée, se perdait au sourire discret sous la moustache mousseuse. Le nez s’accusait droit et mince, aux ailes sans passions.

La tête, ronde, s’enlevait peu volumineuse, mais l’on sentait le cerveau précieusement dense, harmonieusement organisé et discipliné d’une volonté composant à tout moment l’unité de la pensée et de la vie. Un seul trait étrange en ce masque si intellectualisé : le poète de l’Après-midi d’un faune avait les oreilles légèrement pointues  et cette particularité aiguisait l’aspect général d’une note curieuse de subtile alacrité… Jouvence : c’est ce qui émanait de tout Mallarmé, mais subtile, pondérée d’espoir et d’assurance tout intérieurs irradié autour de sa personne, au charme persuasif. Tel il m’apparut, tandis qu’assis, le buste serré au veston d’appartement, en pose allongée et les pieds croisés légèrement, il me parlait de moi avec un plaisir évident. A propos de mon plan d’œuvre il se laissait aller à parler de lui, de l’Œuvre qui lui-même méditait, depuis longtemps. Elle occupait constamment sa pensée, me dit-il, ses parties s’harmonisaient en son esprit, lentement : mais il ne se sentait assez de loisirs, ni, avouait-il avec une si simple modestie, assez de certitude encore en tout son art, pour se mettre à l’écriture du premier livre. Il en préparait cependant, à toute heure, des matériaux, qui consistaient en la mise en notes, sur de petits carrés de papier, de toutes pensées surgissant valables et propres et prendre place en quelque endroit de cette Œuvre à venir. Il avait, me dit-il, une armoire, qu’il me désigna, pleine de ces petits papiers alourdis à tout instant d’un thème de méditation. Il prenait ces notes partout, en causant, dans la rue, pendant son cours (nous l’avons dit, et qu’il enseignait l’anglais à Condorcet  alors Fontanes), à table même… Je devais, l’été de l’année suivante, avoir l’honneur d’être son hôte en sa petite maison de campagne de Valvins, près Fontainebleau. Je le vis là, tout naturellement, pendant le repas, tirer de sa poche l’un des petits papiers et écrire rapidement, tandis qu’indulgemment Mme et Mlle Mallarmé se récriaient doucement : — Tu t’oublies ! Nous ne sommes pas seuls   Ghil comprend cela, dit-il, avec un sourire qui me rendait complice. Je devais plus tard savoir un peu plus de cette Œuvre dont il ne parlait pas, et encore c’est peu. Ni moi ni d’autres n’avons connu l’idée générale qui la devait commander, ni son plan. Le doute demeure même qu’il l’ait poussée, en ses méditations, à une conception aussi développée. Nous étions là, en cette petite chambre si simplement meublée, où une sorte de lit de camp s’allongeait non loin de la table de travail. Fenêtre ouverte, du quatrième étage la vue s’en allait en plein ciel au-dessus de la rue de Home et de la vaste tranchée par où la gare Saint-Lazare donne issue à la trépidation presque ininterrompue de ses trains. Le soir était doux, un peu humide de la nouvelle mollesse d’atomes au printemps venant. Le ciel, montueux de nuages sur la mort (le soleil, était une merveille solennelle. Jeune dans leurs glorieux reflets, et plus encore peut-être à cause de ses tempes grises un peu, Mallarmé n’entendait pas les trains passer et me parlait maintenant de l’orgueil de comprendre autrement que tous, le spectacle du monde : il parlait, comme un prêtre suprêmement initié, du « Symbole ». A ce moment on eût pu lui appliquer à lui-même le premier ver de son immortel Sonnet du Cygne :

Le vierge, le vivace et le bel Aujourd ’hui, tant sa voix au timbre musical naturellement scandée semblait annonciatrice de délivrance attendue ! Sonnet, il est vrai, qui n’était pas écrit encore, mais la pensée qui le soulève n’est-elle point partout présente, d’un grand coup d’aile entravée, en son œuvre qui ne put réaliser une unité…

Son regard, un instant, s’arrêta sur l’harmonieux incendie du couchant, ses douleurs intenses mais de vibrations contenues et comme se consumant en soi. Une grande émotion passa par son visage :

  • — Et puis, mon cher poète, dit-il doucement, lointainement, tout se résume dans un beau soir comme celui-ci. Nous regardions. Il me parut que le Maître déterminait ainsi son art propre — dont presque tout m’était encore inconnu. Il avait ainsi élu, comme expression de son concept esthétique, le spectacle concentré du soir, ainsi que des quatre saisons il aimait exclusivement l’automne alors que « des torches consument, dans une haute garde, tous rêves antérieurs à leur éclat ! »18

Je cherchai plus tard à me préciser, hors de trop d’émotions, le sens de cette conclusion, alors que des années plus tard aussi, Mallarmé eût précisé lui-même en un sens philosophique ses premières conceptions, tout esthétiques disions-nous, du Symbole  Symboliquement, pouvions-nous désormais en entendre, les divers agrégats du Monde doivent être l’intensive représentation de nos sensations et de nos idées (et celles-ci le créent, dit sa philosophie émanée de la doctrine de Fichte, si l’on veut — ou Platonicienne ou spiritualiste du spiritualisme Indou). Et selon l’esthétique Mallarméenne l’univers morcelé mais harmonique devient un thème par quoi le Moi humain, d’analogies en analogies s’élève à sa plus pure unité selon son rêve  rêve proposé a priori par le Moi créateur qui ainsi se donne comme norme spirituelle.

Evidemment, lui, à suivre le développement de ma pensée philosophique, moi à mieux connaître la sienne, devions-nous par la suite nous trouver aux deux extrêmes. Incidemment, à cause d’À Reboursil m’avait demandé si mon livre avait été adressé à Huysmans ? Je n’avais pas encore sa réponse alors, et la communiquai plus tard à Mallarmé. Elle doit nécessairement intéresser, et la voici :

Mon cher Confrère, Je viens de lire la Légende d’âmes et de sangs, que vous avez bien voulu m’envoyer. Ce livre singulièrement suggestif vaudrait qu’on en causât longuement. Ce qui me frappe avant tout, c’est la recherche de la mélodie, la hantise d’expressions revenant de pièces en pièces, avec une allure d’incantation. C’est de la musique surtout, et une musique dorlotée, rompue ça et là par la rauque dissonance de vers qui ont la bizarrerie voulue et le rocailleux aigu qu’a aussi cherchés Corbière.

Il y a une belle pièce « La Terre nue », et d’autres vraiment pavées de mots pittoresques (pour me servir d’un adjectif éculé, mais qu’on a à peine remplacé!), les « os en épieux », par exemple, et des vers à belles lignes :

… Et pâle au vide ovaire,
Grande elle va venir, et le sein exigu…

Mais en dehors de la curiosité que décèlent ces vers étranges, un peu abstrus, mais éclatants et berceurs, je vous en veux un peu de certaines rimes un peu mendiantes. Je ne suis pas pour le Parnasse proprement dit, c’est-à-dire pour l’écorce délicatement ciselée mais sans sève aucune dedans, mais je crois que si l’on peut espérer une poésie plus médullaire, plus vivante, plus aiguë, il faut garder la conquête qu’il a faite, la rime impeccable, le veston riche. Le Parnasse a au moins rendu ce service, dans sa débilité d’idées qui l’a frappé de mort.

Mais ce sont là des chicanes très discutables  ce qui est certain, mon cher Confrère, c’est que le livre en particulier, ce qui n’est pas peu dire par les temps que nous traversons. Je vais le serrer dans ma Bibliothèque, près de Corbière et de Verlaine et de Mallarmé, des poètes pour lesquels mon affection artistique est grande.

Bien à vous, mon cher Confrère, et merci aussi de la sympathie que témoigne votre Préface pour votre dévoué.

J.K. Huysmans

… Mallarmé me reconduisait en traversant la salle à manger, là où commençaient à se tenir les « Mardis de Mallarmé ». De ces Mardis l’on a parlé souvent : l’ampleur évocatoire ou l’ingéniosité des causeries du Maître qu’entourait notre silence heureux, leur charme, alors que debout, ou mi-assis sur son rocking-chair près de la cheminée, il nous avait sous son emprise persuasive. Au-dessus de sa tête, son portrait par Manet reproduisait son habituelle attitude : un cigare (au lieu de la pipe d’à présent) à la main droite, et la gauche à moitié dans la poche du veston. Et la tête s’immobilisait ainsi, parfois — comme en une atmosphère de rêve, méditative, les paupières un instant baissées sur la genèse du rêve intérieur…

Mais il est un Mallarmé à la campagne, en tenue de canotier, que l’on ne connaît guère, ou pas. C’était à un quart d’heure environ et à l’opposé de Fontainebleau. Du train l’on descend par une route à la lisière de la Forêt, et, le pont traversé, c’est Valvins  et tout de suite la maison du poète, sur la rive d’une Seine large et calme comme un lac avec des îlots de grands roseaux. De l’autre côté monte en amphithéâtre la massive végétation d’été, et là-bas l’assoupissement ensoleillé de villages se morcèle. Valvins ! Emotion poignante pour qui a vu vivre là le Maître si simple, car c’est là qu’il mourut, emporté en soudaineté terrible, d’un spasme de la gorge.

Je devins, un matin de l’été 1886, l’hôte de Valvins… Mallarmé m’attendait à la gare, avec une coquette charrette anglaise attelée d’un petit cheval.

Une porte campagnarde, et la cour, d’où parmi de rosiers monte l’escalier de pierre haut et rustique. Tout de suite, une grande pièce, qui est le Cabinet de travail : aux murs des Japonaiseries, le sourire aux rondes pommettes de doux masques. Bureau ancien, et la pendule de Sèvres inspiratrice de l’exquis poème en prose que l’on sait : « Frisson d’hiver ». Puis, des livres  Là se prend aussi le repas.

A Valvins, Mallarmé travaillait presque toute la matinée sans mettre le pied dehors, de peur, me dit-il, de la Nature, cette grande séductrice dont il craint l’attirance. Mais, qu’un ami soit attendu, plus de travail : le petit cheval et la coquette charrette l’amènent. Mallarmé alors quittait un semblant de toilette, revêtait un tricot marin, sur la tête un vaste chapeau de paille mangé de vent et de pluie. Si une ride sur la rivière, vite au voilier : et, coude au gouvernail, il manœuvrait avec maîtrise tandis que, couché sur des peaux, le visiteur se laisse inciter au tranquille rêver, le visage au Bleu. Et c’est alors une de ces ingénieuses conversations des Mardis d’hiver, que l’on poursuit coupée de mes silences.

L’après-midi, promenade par la Forêt. Et le soir vient, un calme sur l’eau. Au crépuscule le lent dîner, puis la nuit et les paroles rares et douces. Et, à regret, le départ, vers dix heures.

J’ai passé ainsi quarante-huit heures, légères comme le Bonheur, dans l’intimité du Maître alors qu’avant les Ecoles poétiques, avant les luttes qui séparèrent un temps, car la volonté des Idées nous était impérieuse ! un grand élan de toutes les énergies encore tumultueuses le haussait comme sur un unanime pavois de guerre et de triomphe. Je me suis assis sous la voile qu’il manœuvrait de geste aisé et sûr, soumise et rondissante telle me semblait-il, que les strophes souplement calculées d’un de ses impeccables sonnets. Et certes (notons ceci, car n’est inutile, qui se rapporte à Mallarmé) Il était de son talent à manoeuvrer cette voile, évidemment heureux, alors que poète cependant, en même temps que marin attesté par le tricot de lame d’azur passé, cette voile ventrée de vent il semblait l’apprivoiser ainsi qu’un grand oiseau !

Je me suis assis sous la voile du léger esquif, voguant parmi les suggestions de paroles simples et ares, si ce n’était pas vers le même Vouloir, du moins en toute communion avec lui quant à un art de longue et irréductible tâche, au cours de laquelle l’on n’atterrit point à des ports intermédiaires.

III — (1885)

Etat d’ame. Idealisme, réaction contre le naturalisme et la science : « Le symbolisme sera un succédané de l’idéalisme »
Première version du « Traité du Verbe » : L’instrumentation verbale, et le plan premier de mon œuvre
Aux « mardis de Mallarmé » §

Il était à remarquer en la « Nlle Rive-Gauche », et encore un temps sous son nouveau titre de « Lutèce »19, une attitude d’admiration envers l’œuvre d’Emile Zola  admiration qui va en même temps à Claudel, Coppée, Bourget, Barbey d’Aurevilly. L’on disait par exemple, du roman Au Bonheur des dames en avril 1883 : « Cette œuvre est de celles auxquelles l’on ne doit toucher que pour les étudier avec soin. » Mais en 1885, l’on en remarque d’autant mieux le reniement qu’encourt la récente publication du roman L’Œuvre et de Léon Cladel, Mi-diableZola se meurt, Cladel est mort ! Écrit-on.

Or, rappelons que depuis 83, Paul Verlaine a trouvé grâce devant « Lutèce », qu’il en est devenu le personnage prépondérant, qu’il a donné à cette Revue en les révélant, de premières études de ses « Poètes maudits » que l’éditeur Vanier publiait en 84. Notons qu’autour de Verlaine, à l’imprimerie « de Lutèce » (ses directeurs, Léo Trézenik et Georges Rall, l’impriment eux-mêmes, là-haut, du côté de la Halle aux vins) là ou aux Brasseries, se rencontrent maintenant, en émoi encore amorphe d’âmes chercheuses de soi-même des poètes avides d’autre chose qui sont entre autres : Jean Moréas, Henri de Régnier, Rodolphe Darzens, Laurent Tailhade, Stuart Merrill, Francis Viélé-Griffin, Ephraïm Mikhaël, Louis Le Cardonnel, Charles Vignier, Ernest Raynaud  ceux-là que la Presse vaguement en éveil avait les premiers stigmatisés du nom de « Décadents ».

D’eux tous, seuls avaient publié : Tailhade, en 1881, alors vers sa trentième année, deux petits volumes de poèmes passés inaperçus et Moréas, en 84, à vingt-huit ans, sa plaquette « Syrtes »  petits poèmes gracieux, de thème amoureux et languide, vers réguliers et simplistement mélodiques, évidemment impressionnés de Verlaine, et manquant de personnalité même latente. Mais si les indices manquent, de personnalité caractérisée par quelque propre apport de pensée ou d’expression parmi les premiers essais des poètes tout à l’heure nommés  ces essais, quand pourtant on les serre et les rapproche, quand ensuite l’on suppute le sens de pareille impulsion vers le poète retrouvé des Romandes sans paroles et de Sagesse, l’on sait pourquoi le Maître naturaliste doit être délaissé, et pourquoi il sera honni… Il apparaît qu’une partie de la génération poétique qui monte est travaillée d’un presque inconscient appétit d’Idéalisme qui, à la première heure, lui donnera apparence de cohésion. Idéalisme qui, se révélant à lui-même par la suite, ira d’une part, par courte et particulière déviation à travers le Baudelaire hante de la peur attirante du péché dont le damne la Beauté, et à travers Sagesse, à un vague et déprimant Mysticisme — et, d’autre part, à travers le Baudelaire des « correspondances » et Mallarmé qui hérite de la négation Baudelairienne de la Science à qui elle oppose l’Imagination : idéalisme qui évoluera à une manière d’art spiritualiste, peut-on dire, plus qu’au concept philosophique nettement déterminé. Jeux suprêmes, si l’on veut, de l’Idée créatrice des vaines Apparences sous lesquelles il sied d’analogies la retrouver éternelle  par un a priori d’intuition du Moi participant d’elle.

Aux premiers mois de 1885, les poète que l’on nomme « Décadents » autour de Verlaine, et de même autour de Mallarmé, en attendant que du précepte Mallarméen s’impose sur tous l’appellation valable de « Symbolistes »  ainsi peuvent s’apparenter d’un même esprit d’instinctive réaction contre le Naturalisme, et, partant, contre la Science. Mais la Science ne se targuait-elle pas alors, il est vrai, d’un matérialisme sans grandeur, incompréhensive d’un sens nouvellement philosophique et comme religieux au sens de vérités naturelles, que ma Poétique précisément trouvait en elle et allait développer de principes et d’œuvre. Les mêmes Nouveaux-venus sentaient aussi, plus qu’ils ne la discernaient encore, une sorte de délivrance leur venir de Verlaine. Un vers de son petit poème « Art poétique », un vers presque négligemment et gaminement lancé en conclusion, me semble avoir été une parole attendue : « Et tout le reste est littérature ! » Par ce vers qui pourrait tenir sa théorie simpliste, Verlaine, spontanément était l’avertisseur du retour à l’exacte notion : qu’il n’est rien en l’esprit qui ne soit premièrement en les sens. Et cette notion, de contrôler la vieille pensée ataviquement littéraire par une neuve sincérité de sensation, délivrait la poésie de la stérilisante mémoire livresque… Saisie consciemment, elle eût pu, d’ailleurs, mener la génération vers le sens des réalités de la Vie — tandis que, nous venons de dire sous quelle action, toute réalité et toute connaissance de valeur expérimentale devaient être répudiées au principe par la généralité « Symboliste ».

Mais, le plus immédiatement  et nous en avons par un exemple entre Moréas et d’Esparbès, relevé de précaires discussions  l’on était préoccupé de prosodie, de technique poétique, de la « Forme » : même recommencement de la vieille erreur, que l’on puisse séparer Idée et Forme, et que celle-ci puisse être conçue autrement qu’expression des énergies de la première régissant mesure et Rythme. Or sinon en Tristan Corbière, c’est alors en Verlaine et son enseignement d’user des mètres impairs que l’on trouve de premières possibilités de déséquilibrer pour une part l’illogisme de l’ancienne métrique : puisque, avons-nous dit, l’on ne se rappelle pas les hardiesses de Théodore de Banville, Retenons cette préoccupation primant tout et pour longtemps (si ce n’est tout le temps pour maints et maints) de délivrantes tentatives de prosodie, et aussi de musicalité mélodique : « De la musique encore », avait aussi prononcé Verlaine…

 

… Stéphane Mallarmé m’avait donné place à ses « Mardis » dont la sûre attirance commençait. Mallarmé, qui avait publié l’Après-midi d’un faune, Herodiade, ses poèmes premières manière de Baudelaire tributaires et quelques poèmes en prose, avait été révélé à la nouvelle génération, disions-nous, par la publications des Poètes maudits — mais son nom ignoré était allé également au public, cette même année 1884, par le roman de retentissante surprise : À rebours, dont le héros, Jean des Esseintes, se récitait, séduit comme par un sortilège, l’Hérodiade de Stéphane Mallarmé dont il aimait d’ailleurs toutes les œuvres, pour ce « qu’il vivait à l’écart des lettres, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle »  « Il semble que ce livre surtout, a écrit Van Bever, décida de la gloire du poète ».

Je trouvai là, de mardi en mardi, arrivés avant moi à la parole du Maître : Félix Fénéon et son allure de Méphisto Yankee, secret et réserve, qui devait le premier, en une étude qui eut grand retentissement, exposer les théories des peintres Impressionnistes  Théodor de Wizewa, Maurice Barrès qui allait lui tout seul rédiger sa petite revue « Les taches d’encre »20, distant, contracté, semblant attendre au passage l’heure qui serait la meilleure, d’ailleurs épris d’un devenir en même temps littéraire et politique, hanté par la mémoire de l’homme d’Etat anglais Disraeli, et comme lui se promettant peut-être « qu’on l’entendrait ! »  Charles Vignier, d’autres sans doute, et Edouard Dujardin. Préludant à de multiples activités, mais toutes choses supputées et ordonnées, ce dernier n’était point sûrement remarquable par la somptuosité de ses gilets admirés de Mallarmé lui-même, non point du rouge romantique, mais exquisement nuancés : très artiste, possédant une sérieuse culture philosophique et musicale. Il venait à l’instant de créer une Revue, la « Revue Wagnérienne », qui tout de suite eut une action opportune sur le Mouvement naissant, en général, mais essentielle pour la gestation et l’élucidation à soi-même de l’idée Symboliste — qui même en le Mallarmé de 1885-86 n’a pas les précisions à tendances philosophiques que sa pensée acquiert progressivement.

La « Revue Wagnérienne » propagea les doctrines de Schopenhauer. Par là, elle remua tout l’idéalisme Allemand, variantes Platoniciennes : Fichte, Schilling, et Hegel dont est imprégné l’Axel de Villiers de l’Isle Adam. Au temps du Parnasse même, la philosophie de l’Idée pure par Villiers, et le Wagnérisme par Mendès, avaient dû impressionner la pensé très réceptive de Mallarmé.

Quoi qu’il en soit, en 86, et après, ce qui constitue l’essence du « Symbole » pour Mallarmé, c’est : ne point nommer ce qu’on a en vue, mais le suggérer.21 Suggérer, voilà le rêve, dira-t-il encore lors de l’Enquête Huret, en 1891. Bonheur de deviner peu à peu ! Evoquer petit à petit une chose matérielle pour montrer un état d’âme, ou inversement en choisir une, et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements. Il parlait de même en l’Avant-dire qu’il me demanda d’écrire pour la première édition de mon Traité du verbe, en 86 : « A quoi bon la merveille de transposer un Fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le Jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêner d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets. » Je ne vis et ne vois encore là, qu’un enseignement délicieusement exprimé de procéder, non point descriptivement qui n’est pas du domaine poétique, mais par suggestion : encore que pour moi ce mot doive s’entendre d’une expression des choses par le plus de leurs qualités et de leurs rapports rendue émotive, synthétiquement… Quand, au moment voulu, nous étudierons l’évolution de Mallarmé, son Œuvre réalisée et ce que l’on peut sincèrement présumer d’une œuvre rêvée et dont il ne dit que peu, nous verrons qu’ainsi que nous le prétendons, l’on doit tenir pour singulièrement élargissants et utiles à son orientation les apports des trois années de la Revue d’Edouard Dujardin  nous souvenant de plus que c’est le directeur de la « Revue Wagnérienne » qui mena Mallarmé aux Concerts Lamoureux, et avec lui quasi toute la génération nouvelle ! De ce dire nous trouvons témoignage en la Revue elle-même, qui, à un an de sa parution, en Janvier 86, publiait en « hommage à Wagner » une série de huit sonnets : de Mallarmé, Verlaine, René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Théodor de Wizenin et Edouard Dujardin.

Mélange de noms qui indique que la question : Ecole n’apparaissait point encore. Publication collective où l’on pouvait cependant discerner de la plupart, des tendances idéalistes  alors qu’avec moi Stuart Merrill s’avérait ne dédier à Wagner qu’un sonnant triomphe de valeurs timbrales : ce qui, de ma série d’articles à la « Basoche » de Bruxelles (printemps et été de 1885), précédant mon Traité du verbe, était dès lors acquis sous l’appellation « d’Instrumentation verbale ». Si les tendances philosophiques de la « Revue Wagnérienne » ne pouvaient avoir prise sur moi matérialiste, évolutionniste, ne sachant que la Matière et son énergie conçue également matérielle (mais cependant, pour un concept nouvellement spiritualiste réducteur de la stérile antinomie Matérialisme et Spiritualisme au vieux sens, dont ma pensée n’était pas mûre encore)  en 1885, par contre, ses commentaires de l’Œuvre de Wagner et l’audition saturante de cette prodigieuse vie sonore m’ont aidé sûrement, qui selon le dire de Mallarmé « phrasais en compositeur plutôt qu’en littérateur » : Aide puissante, quant aux valeurs des timbres dans « l’Instrumentation verbale », à la genèse et la conduite du leitmotiv, la construction orchestrale et l’harmonisation générale, l’entre-pénétration des parties, l’évoluant équilibre de mesure et de rythme.

Fait de haute importance, donc, que la création de cette Revue. Un autre allait suivre, une publication qui devait donner originellement matière à l’activité pressentante, mais non encore déterminée de toute la génération, quant à un renouveau de l’Expression poétique.

J’avais, ces premiers mois de 85, mené des recherches en vue d’une technique du Vers et de la phrase harmonique aptes à exprimer nouvellement la matière et la pensée nouvelles, sommairement présentées par ma Légende d’âmes et de sangs. Je partais de la manière harmonique, non plus mélodique, de ses poèmes que nous disions d’essai, et du passage de l’Avant-propos que résumait la phrase : « Dans une phrase passera la musique de la Vie : musique de saveurs, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs ». Je voulais ainsi une langue poétique multiplement sensitive — verbe, musique, couleur, plastique, le tout en mouvement mesuré  qui mûe des énergies diverses de l’idée génératrice, se présentât, de tous les modes d’art entrepénétrés, comme une expressive synthèse.

Il est assez de dire que me guidèrent des aperçus sur le langage, de Renan, Max Muller22, Schleicher23, Hovelacque24, G. Darwin et d’autres, pour me porter aux travaux de Helmholtz25 sur les Harmoniques dont s’avérait mon intuition. L’Audition colorée, alors peu connue, me requit aussi et, à son propos, le Sonnet d’Arthur Rimbaud. Fantaisie d’ailleurs, tout inconsciente, notant seulement de hasardeuses correspondances de sensations  de ce Sonnet tant reproduit et qui servit longtemps aux critiques à dénaturer, par ignorance ou malin plaisir, le vrai sens de « l’Instrumentation verbale », Gustave Kahn, entre autres, a déduit comme moi que Rimbaud pouvait être « au courant des phénomènes d’audition colorée » que l’on avait un peu étudiés en Angleterre, et dit qu’on ne doit voir là qu’un « amusant paradoxe ». (La même opinion est exprimée dans la thèse de Doctorat de Marie-Antoinette Chaix : La Correspondance des arts dans la poésie contemporaine, 1919, dont nous aurons à reparler).

A ce moment, vers Mai 85, de Bruxelles où mon livre avait pénétré les milieux littéraires en suscitant grand émoi, une Revue qui paraissait depuis novembre 84, « la Basoche », me demanda l’exposition de mes théories que l’on me savait en train de développer. Je lui adressai alors à mesure de parution en cinq numéros, de Juin à Octobre une série d’Articles où, taisant le travail de documentation d’ailleurs encore incomplet et lacunaire c’est en sorte de poèmes en prose et en sa genèse intuitive et spontanée que se proposait ce premier exposé de Méthode, avec le titre général : « Sous mon Cachet »26 : il est nécessaire de relater, pour l’historique général, les points principaux, ou nouveaux ou repris et développés de la Légende d’âmes et de sangs, dont traitait cette suite d’Articles. Le plan de l’Œuvre-une prenait plus d’ampleur, s’orientait vers la conception décisive. Deux parties étaient virtuellement délimitées : poèmes de l’Individu, poèmes de l’Humanité selon la science, selon la théorie évolutionniste, « de l’initial tressaillement du prime plasma à l’extase de l’Homme ». Poèmes du Cosmos : « Sans visage et sans âme, aux énormités du Rien encore, d’une palpitation advient le désir seul d’être et de multiplier : et parmi les époques de végétations en rut, de vagues et montueux amours accomplissent la loi d’où sort le Mieux. »

Puis : « Une musique des Vers », chapitre dédié au Faune de Mallarmé : « Je gravis désormais la voix droite et solitaire, disant : qu’elle multipliera ses Instruments, l’Instrumentation… Assez patients, austères et studieux, nous n’avons pas hanté la Nature rythmique  et vers l’autre, sa sœur au geste parvenue, elle ne nous mena pas vers la Vie toute ! qui dans son ventre tient le Dieu. » « L’Unité », répudiant le livre de poèmes sans liens, exigeant une idée si ample et si haute que de toutes les œuvres de notre œuvre elle soit la génératrice  « Wagnérisme », où il est dit : « Pour une Œuvre-une, en une poésie instrumentale unir et perdre les poésies éloquente, plastique, picturale et musicale, toutes encore au hasard c’est mon rêve. » Le quatrième Article exposait la théorie de l’Instrumentation verbale : assimilation aux timbres instrumentaux, il l’aide des valeurs harmoniques, des timbres vocaux groupant autour d’eux les diphtongues et les consonnes adéquatement sériées  coloration des timbres et groupements, en un rapprochement des trois éléments  et premières recherches de rapports de cette Instrumentation verbale avec des séries distinctes de sensations et d’idées.

« Le Poème, ainsi, devient un vrai morceau de musique suggestive et s’instrumentant seul : musique de mots évocateurs d’images-colorées, sans dommage pour les Idées », puisqu’au contraire, ce sont les idées et les sensations d’où elles vinrent qui appellent et régissent les séries timbrales, et leurs nuances propres à les exprimer émotivement. Quant au Rythme  « tout : attitudes, gestes, sensations et idées se réduisent à lui qui ressort de la valeur diaprée des timbres ». La théorie était posée, qui, par la suite, ne devait que s’assurer par l’apport de sa documentation science, et en tirer de plus larges possibilités. En plus d’une erreur ou deux de détail, le seul tort (venu de mon sincère souci de donner, disions-nous, la genèse intuitive et spontanée), avait été de donner une importance qui pouvait paraître excessive, au lieu que très secondaire, aux correspondances de couleur  Il n’était parlé qu’en passant et les mots couverts d’un « livre dernier », celui-là « qui donnerait vie aux idées modernes sur l’avenir des Mondes et de la Vie », avions-nous dit en la Légende d’âmes et de sangs : c’est-à-dire ma pensée philosophique. Je m’en sentais trop peu en possession pour en parler alors, et ce n’est qu’en la troisième édition du Traité du verbecomplètement remanié, en 1888, que trouvèrent place ses premiers principes. J’avais donc, en admiration pour Mallarmé, consacré quelques pages au « Symbole »  non point Mallarméen cependant, mais qui, pour moi demandant du Poète une évocation de la Vie toute, représentait la leçon philosophique, la vérité essentielle à amener hors des mille éléments de cette Vie, soit une idée de Synthèse. Dès les premiers Articles, les discussions soulevées naguère par la Légende, trouvent là matière à plus d’âpreté encore. A la « Basoche » publient leurs premiers vers, Mikhaël, André Fontainas, Pierre Quillard, Darzens et Stuart Merrill (le groupe de Fontanes-Condorcet), mais elle compte aussi Emile Goudeau, Demblon, d’Esparbès, Théo Hannon, de Guaita, Emile Michelet. Et son enthousiaste directeur, Henri de Tombeur, m’écrit : « Deux partis, pour et contre votre poétique, se sont ardemment créés ici. Il en est qui me somment de cesser la publication de vos articles : continuez ! Nous sommes avec vous, nous vous soutiendrons ! » — « Mais la victoire était certaine (écrivait, en rappelant cette époque et cette lettre, le critique Belge Paul André dans une remarquable Etude rétrospective à la « Belgique artistique et littéraire » de Bruxelles, Juillet 1912), et M. Marius-Ary Leblond27 a pu déclarer avec raison dans son livre L’idéal au xixe siècle, que : Les poèmes de M. René Ghil ont convaincu la nouvelle Ecole de la nécessité d’enrichir de science l’inspiration littéraire… » Il est probable que d’alors datent une première orientation (après les Flamandes, et, en 85, lesMoines rétrogradant au Parnasse) de l’inspiration hésitante d’Emile Verhaeren vers mon apport de matière poétique et de technique, une attention compréhensive de Max Elskamp et de George Knopff  et la longue opiniâtreté satirique de la « Jeune Belgique » dévouée aux poètes de réaction parnassienne, comme Valère Gille, Albert Giraud et Ivan Gilkin…

… Durant ce temps, aux Mardis de Mallarmé étaient venus deux poètes nouveaux, en qui tout de suite quelque chose de discret et de presque distant, artiste, avertissait de particulière valeur : Henri de Régnier et Francis Viélé-Griffin. Ils venaient de la Rive Gauche, connaissaient l’impassible Leconte de Lisle et avaient écouté au Quartier les discours avisés, délicats, grandiloquents et argotiques de Verlaine, et ils cherchaient selon quel mode extérioriser les puissances latentes en eux. Mallarmé deviendrait leur Maître, et sa pensée les révélerait à eux-mêmes : de Régnier gardant davantage l’empreinte, mais l’art et l’enseignement Mallarméen devant singulièrement s’élargir en le possédé de l’esprit de Vie qu’était Viélé-Griffin. Fin et long, d’un doux penchement des roseaux qu’il aimait en ses vers parmi le miroir des eaux, charmant de l’exquis esseulement des choses anciennes, chaudement pâle, le sourcil légèrement crispé sur le monocle et davantage de la rumeur et de l’agitation modernes, Henri de Régnier apportait son premier recueil de poèmes, Les Lendemains. La nostalgie, désir, regret, de temps et de toutes choses qu’il aime d’être le passé que l’on peut rêver selon soi-même, comme intacts hors de l’aheurtante et complexe vibration de vie, ces premiers poèmes tenaient latent tout le devenir d’art lointainement évocateur du pur poète des Poèmes anciens et romanesques, de Tel qu’on songe, des Jeux rustiques et divins, des Médailles d’argile, pour ne dire que les témoignages de sa plus impeccable gloire. Une sorte d’idéo-naturisme où des aspects restreints et le moins matériels de la nature et des êtres ne lui sont que prétextes à1 émouvoir de personnels états d’âmes s’évadant des réalités, de nuance en nuance annihilées. Et certes, Henri de Régnier venait-il tout naturellement à Mallarmé et pour être le plus près de lui : le Symbolisme, dira R. de Gourmont, en son livre le Chemin de velours, 1902 n’étant, après tout, qu’un succédané de l’Idéalisme. Francis Viélé-Griffin ne devait donner que l’année suivante sa Cueille d’avril, simple plaquette où tandis que des poèmes attestaient le souvenir de Hugo et un tempérament peut-être encore romantique, d’aucuns, reliés entre eux et préoccupés de construction unitive, étaient en puissance des amples Récits légendaires et dramatiques de demain En cette année 1885, avec son ami de Régnier., il commençait à donner ses premiers vers à « Lutèce » : laissant là la peinture qui l’avait premièrement séduit, à laquelle il reviendra pourtant de temps à autre pour son plaisir, ainsi qu’à de vieilles amours.

Je ne rappelle pas vraiment des dons très sûrs pour la peinture et le modelé : c’est, les rappelant, noter une constante caractéristique de la grande Œuvre qu’allaient constituer les poèmes dramatiques, d’Ancoeus aux poèmes d’Ionie… musicale certes, mais plus visuelle qu’auditive, son inspiration. Si de Verhaeren, très visuel également, mais procédant de moi, comme on l’a dit, le poème tend partout et s’évertue à se composer plus musicalement que plastiquement, en Viélé-Griffin une naturelle transposition plastique s’opère, qui enlie et relie et équilibre harmonieusement l’ordonnance générale et toutes ses parties  mais, en même temps, c’est là une plastique en mouvement, une composition qui est en acte…

IV — Quatre visites à Verlaine

Le verre de vin de VERLAINE — Verlaine en prière — Le mauvais double de Verlaine — Première entrevue de Mallarmé et Verlaine, depuis le Parnasse §

Je ne savais de Verlaine que ses livres, ne le connaissais pas personnellement. Brasseries littéraires et cénacles ne m’attiraient pas, qui tenais pour dangereuses les parlottes : car dans la parole qui explose et discute se détend pour l’œuvre l’énergie de la pensée. J’ignorais même ce que Verlaine pouvait penser de mon livre à l’envoi duquel il n’avait pas répondu. Quand, presque un an après sa parution, en Novembre, me vint cette lettre :

Paris, le 1 Novembre 85.

Monsieur,

Vous avez certainement pardonné mon manque d’accusé de réception de votre volume, ne l’attribuant qu’à des causes impérieuses, et vous ne vous êtes pas trompé. Aujourd’hui qu’une maladie non dangereuse mais tyrannique et qui n’en finit pas, fait mine de m’être moins amèrement gênante, je commence, avant de vous en parler, à relire « Légendes d’Âmes et de Sangs » qui m’avaient fort impressionné lors de la première révélation, il y a bien des mois de cela. Un énorme intérêt m’attache à ce livre que je veux savoir par cœur. Recevez cette assurance en attendant que je puisse m’expliquer au long.

M. Vanier m’apprend qu’un livre de vous où m’est dédié un long morceau va paraître. Agréez mon chaud remerciement. Je me propose fermement de vous voir dès qu’il me sera possible, mais quand ? de sortir du lit (je suis rhumatisant !), Mais je suis visible — hélas ! à toute heure et en un seul lieu qui est 6, Cour Saint-François, rue Moreau (tout près des Quinze-Vingts). Avec mes meilleures sympathies,

Paul Verlaine28

Le livre en question était le Traité du verbe, reprise des Articles qui venaient de paraître à la « Basoche », qu’édita non Vanier, mais Giraud, en 86. Je l’allai voir un après-midi, par un temps glacé et sombre. Je conterai cette première visite, puis trois autres en décembre et janvier, évoquant l’Homme en les aspects véhéments et contradictoires sous lesquels il m’apparut alors. Je crois avoir éprouvé là toute l’âme sincère, illogique, mal coordonnée et, dirons-nous, un peu monstrueuse, de ce grand et inégal poète, qui, à travers ses erreurs et les sautes de passion de quelque Double qui le posséda occultement, aura été pourtant une aspiration douloureuse vers la pureté et l’ordre ! Or, à l’adresse que me donnait le poète des Fêtes galantes, c’était — une hésitation longuement me retint dans la rue — un hôtel meublé de louche aspect, dont, à part la porte étroite, tout le rez-de-chaussée peint violemment de rouge était occupé par un presque inquiétant « mastroquet ». J’avais cependant vagué par le couloir resserré, aux murs comme gluants de nuits humides. Rien… Force m’était de pénétrer, avec quelque ennui, dans l’Assommoir, une grande salle tout en pénombre où quelques clients maniant des cartes, à mon entrée tournèrent la tête, étonnés.

Derrière son comptoir où les brocs de vin épandaient un arôme âcre et lourd  les manches retroussées, le « patron » me regardait, interrogateur. Je demandai :

  • Monsieur Paul Verlaine habite ici ?
  • Monsieur Paul ?
  • Paul Verlaine ?
  • Eh ! oui ! Monsieur Paul ! Certainement. Il doit être dans sa chambre : il était là à l’instant  Je vais vous conduire, si vous voulez prendre la peine…

Il ouvrir alors une porte sur le couloir, et tout de suite donna du doigt contre une autre demeurée pour moi invisible, tout à l’heure.

  • Entrez ! dit une voix grave, et rauque un peu.

Le patron tourna la clé, et m’annonça :

  • C’est une visite pour vous, Monsieur Paul !… la chambre unique était petite, peu haute, très sommairement meublée, éclairée sur la rue d’une seule croisée, grillée de l’extérieur… Verlaine était levé… Boitant légèrement, le genou pris de rhumatisme, il venait à moi, l’œil bridé et scrutateur, et sous le vaste crâne entièrement dénudé le visage court et mangé de barbe se tourmentai, comme de défiance froncé, tandis que le buste demeurait droit.

Je me nommai. Il me tendit une main nerveuse et molle en même temps et se mit à causer, à discourir ensuite : la phrase était curieuse, incorrecte, sans rythme  peu à peu triviale et crue, mêlée d’expressions argotiques. Et cependant c’était une sorte d’éloquence où sombrait et reparaissait tour à tour une docte attitude, où une gaminerie saltait par la rue, où se vautraient des vocables et des accents de mauvais lieux.

Le sourcil sourd et sauvage sur la caverne de l’œil, l’os malaire assez sailli, la moustache humide, épaisse et longue à se perdre parmi la barbe inculte, il parlait en allant et venant, vêtu sans soin, un cache-nez autour du cou : et tout à coup, il s’arrêtait en une attestation presque brutale du torse bombé, de la tête haussée, comme en geste de lutte.

Le crâne dénudé et luisant, surtout, captivait mon attention et ma surprise. Je sais que l’on a dit de ce crâne qu’il était « divin » : à la manière des demi-dieux de la Fable parmi l’horreur sacrée des forêts, si l’on veut… Mais l’extraordinaire et la poignante caractéristique de la tête de Paul Verlaine résidait en ceci : que la partie vraiment frontale  relativement peu élevée  venait en sorte de protubérance ovoïde se resserrer en s’aplatissant, s’étrangler, entre les arcades sourcilières très proéminentes. Là était le point inquiétant de ce masque singulier, très visiblement asymétrique  alors que les muscles semblaient comme attirer en torsion violente la rondeur nue et la lumière de la partie supérieure de la voûte crânienne d’une apparence compacte, lourdement osseuse. Ainsi, à l’intersection de cette masse musclée et du nez court, évasé, sensuel et comme animal, l’on eût dit qu’un orage passionnel couvait éternellement ses puissances !…

Il me souvient que Verlaine me parla, sans compréhension générale d’ailleurs, des vers à pieds impairs. C’était un commentaire amusant, à grands gestes terribles soudain, de son poème : « Art Poétique », qu’il me parut comprendre lui-même, surtout comme un acte d’irrévérence, à peine de révolte, envers le Parnasse pour lequel il eut de dures expressions. Puis il s’emporta, l’orage monta la monstrueuse face, et il invectiva Mendès de qui le succès l’énervait, il se compara à François Coppée et le railla amèrement.

Et tout à coup, gamin, il endossa son pardessus, prit sa canne et son chapeau mou, malmené :

  • Maintenant, on va prendre quelque chose, me dit-il malgré mes dénégations, il m’entraînait devant le comptoir et, quand il m’eût présenté au « patron » : « jeune poète, vous savez ! », il commanda du vin :
  • Et pas du broc, hein ! ponctua-t-il d’un coup de poing retentissant. Du vin de la bouteille !

Il remarqua, hélas ! mon verre resté plus qu’à demi plein — et le vider me sauva seulement de sa colère !

Beaucoup plus tard, vers 1910 peut-être, cet incident du verre de vin mal goûté me valut d’ailleurs un autre reproche du pète Constantin Balmont29 promoteur en Russie des nouveaux destins poétiques, concurremment avec le passionné et concentré Valère Brussov30 surnommé le « tyran de Moscop. ». De passage à Paris, Balmont était venu me voir, et tout à coup au cours de l’entretien, il me déclarait de sa voix chantante et voilée un peu :

  • Je dois vous dire, si vous le permettez. Je vous en ai voulu longtemps   Oh ! Et pourquoi   Parce que vous n’aviez pas accepté de vin de Verlaine !

Dans son intéressant livre de Souvenirs, La Mêlée symboliste31, Ernest Raynaud parle avec verve et enthousiasme d’une soirée passée auprès de Verlaine de nouveau alité, où vinrent Forain, puis Louis Le Cardonnel qu’amenait Germain Nouveau dès lors atteint de la neurasthénie aiguë qui s’aggraverait en manie mystique… Ce dut être ma seconde visite à Verlaine et le souvenir ne m’en demeure pas précis, cependant qu’Ernest Raynaud trace non seulement mon portrait d’alors : « impression de vigueur, la parole brève, le geste sobre, le teint mat, les cheveux drus et noirs, relevés, mais se rappelle ma lecture d’un poème de la Légende d’âmes et de sangs.

Je trouvai Verlaine, un nouvel après-midi, et sur les indications du « patron », à l’église. Je le découvris en une posture humble, adorante et comme puérile, devant l’autel de la Vierge. Je pus le considérer, il priait candidement du cœur et des lèvres, et, quand ma main toucha son épaule, certes son visage pâle, aux traits détendus et amatis d’une sorte de luminosité lointaine, son visage de pauvre pécheur remettant son poids de misères aux pieds de la Mère des Puretés, m’apparut touchant infiniment. Je viens, me dit-il, le regard comme aveugle, laissez-moi terminer ma prière. Nous sortîmes, allant à l’aventure. Frappant de sa canne, le genou malade, il marchait péniblement, et tout à coup il s’arrêta, me regarda : — Ça vous épate ? Oui, voilà. Vous m’avez vu en train de prier. Et puis après ? Je témoignai de tout mon respect, de mon admiration, pour le poète de « Sagesse ». Mais quelque chose de mauvais venait de resurgir en lui : — Non ! vous ne comprenez pas… Ah ! à propos (le ton devenait gouailleur), vous écrivez une œuvre, une Œuvre, tout un plan, quelque chose de composé, de coordonné ! C’est une leçon pour nous tous, paraît-il ? Eh bien ! moi aussi ! Moi aussi, une œuvre, et sur un plan, et c’est plus simple ! Nous avons en nous, tous les hommes, deux êtres qui se tiennent ; et pourtant sont en désaccord, oh ! combien   un ange, et un porc ! Parfaitement ! J’ai écrit « la Bonne Chanson » et « Sagesse », en effet ça, c’est l’Ange   J’écrirai maintenant un livre qui s’appellera : « Parallèlement », parce qu’il convient de donner aussi la parole à la Bête ! D’autres livres ainsi viendront, à leur tour, et ce sera ainsi, « parallèlement ». Voilà mon plan !

Ce plan simpliste si pittoresquement exposé, on le trouve, il est vrai, dans l’œuvre de Verlaine. Non point en produit de sa volonté, mais en expression de la sincérité de sa sensibilité, en développement, lit parallèle de la Fatalité double qui domina son organisme même…

Nous allions nous quitter (non sans « prendre quelque chose »), quand il me demanda soudainement :

  • — Mallarmé ? Pensez-vous qu’il voudrait venir me voir ? Je voudrais le revoir : nous nous sommes connus, au temps du Parnasse, des amis nous étions… Puis pas aller chez lui, moi. Il habite aux Batignolles, au quatrième, m’a-t-on dit ? Impossible, avec mon genou. Puis, il est marié, Mallarmé, il a une fille. Il est rangé, quoi ! alors, moi, dites donc ? J’ai pas « des manières et des pelures »… Vous pourriez arranger ça, vous ? Vous viendriez avec lui. Puis, c’est pas tout ça. Brusquement, à son habitude, il s’était arrêté. Une anxiété passa sur son visage, trembla dans sa voix rauque :
  • — Mallarmé ? Il enseigne l’anglais à Condorcet, est-ce pas ? Or, mon « gosse », vous savez, mon gosse, on m’a dit qu’il est à Condorcet, demi-pensionnaire. Je ne dois pas le voir, c’est entendu, parce que des torts, oui ! qu’on eût pu pardonner, peut-être ? Alors, si Mallarmé voulait ? Nous prendrions rendez-vous, et il me l’amènerait dans la cour, lui restant présent, le temps de le voir, lui parler, qu’il apprenne quel est son père, et un honnête homme, en outre !…

Mallarmé, très ému, vint avec moi, et cette entrevue m’est restée un souvenir précieux, en sa grandeur simple  Mais (parce que nous avons dit vouloir rappeler tous les aspects sous lesquels il m’apparut), à quelque temps de là devait m’être révélé un Verlaine tragique, mauvais d’orages amassés : alors qu’il ne parlait de rien moins que supprimer de son revolver « d’aucuns » que nous retrouvâmes exécutés moins terriblement dans le volume des Invectives.

Il parlait, violent, démonté, et soudain, en conclusion à ses vengeances, l’Echafaud hanta son cerveau et comme son regard même ! Je le vis alors, col nu, les mains liées au dos, et, près d’éclater, les veines de son crâne surplombant  claudicant et prodigieux, mimer autour de la chambre sa marche à l’Echafaud ! Certes, halluciné, et presque autant moi-même en proie à sa suggestion, il devait voir là-bas l’acier bleui d’aube du couperet : et sa poitrine et sa tête gonflaient un suprême défi. Ainsi, avérait-il la part trouble et subconsciente remontée de lointains âges dont il semblait avoir eu la presciente sensation quand, en tête des Poèmes saturniens, il écrivait de soi-même que chez les êtres de son espèce, le plan de vie est dessiné ligne à ligne par la logique d’une influence maligne ».32

Envers cette heure triste, c’est assez d’évoquer l’entrevue, première depuis le Parnasse, des deux Maîtres qu’allait reconnaître particulièrement, demain, le naissant « Symbolisme ». Verlaine, le poète attendri, intense et gracile, conscient de son art, de cet art qui, en tous les désordres, demeurait cependant son amour et son orgueil, le Verlaine que nous aimons, tout à coup ramené à l’enthousiasme de ses premières années littéraires et contemplant en Mallarmé sa propre gloire, alors devint vraiment poète des Fêtes galantes, de la Bonne chanson, des Romances sans paroles

Prévenu par moi, il avait mis de l’ordre dans sa chambre, soigné sa mise — et son sourire était si heureux quand il mit ses mains dans les deux mains tendues de Mallarmé ! Malgré les années écoulées sans se revoir, tous deux avaient repris naturellement le tutoiement. Ils causaient du Parnasse, de leurs débuts  et aussi du nouveau mouvement dont ils étaient acclamés.

Je constatai cependant une sorte de timidité, d’humilité même, de Verlaine à l’égard de Mallarmé. Verlaine allait avoir quarante-deux ans et le poète de l’Après-midi d’un Faune n’était son aîné que de deux années. Mais c’est avec cette nuance charmante d’hommage que Verlaine, comme s’excusant en même temps, constata leur égalité dans l’admiration du nouvel Age poétique :

  • Eh ! mais, nous voici célèbres, maintenant, Mallarmé ! Des chefs d’Ecole, quoi !
  • Oui. Qui eût dit cela ? répondit Mallarmé, amusé, avec son délicat sourire des paupières.

Ils goûtèrent un instant de silence, le sourire s’éteignant, heureux et émus certes de se retrouver ainsi tous deux, se rappelant peut-être que tous deux, et Mallarmé surtout, avaient été des dédaignés du Parnasse. Mais que l’on songe à l’émotion et à l’orgueil qui m’emplirent  lorsque Mallarmé avec sa grâce si simple et grave, se détourna vers moi qui me tenais à l’écart :

  • Mais voici aussi notre ami René Ghil, de qui le premier livre et la poétique, n’est-ce pas, ouvrent une voie…

Il me parut vraiment, tant il émanait de prestige de ces deux hommes en cette petite et pauvre chambre, qu’une consécration s’imposait sur ma tête. Et cet instant ne donnait-il point, par avance, pleine approbation à l’indication avertie d’Auguste Marcade33, en 86, touchant les trois promoteurs du Mouvement général.

J’ai pleinement vécu cette heure en sa simplicité glorieuse, et c’est là un souvenir dont l’émoi demeure en moi. Les deux Maîtres s’étaient montrés devant moi aussi grands l’un que l’autre, dignes pareillement de susciter tant d’ardents espoirs qui se pressaient vers eux…

V — (1886)

Le « Traite du Verbe » Evenement poetique de 86 — Une premiere variante du symbolisme : L’article de Moreas au « Figaro » — Extraits de la presse —
Les revues : « La Pleiade » de Quillard, Darzens et Mikhael — La « Vogue » de Gustave Kahn — La « Revue Wagnerienne » et les Sonnets à Wagner — Le « Scapin », le « Decadent » — Indices de lutte — Article du Figaro : Les trois chefs du mouvement §

Vers Novembre de 85, vint ou plutôt revint aux Mardis de Mallarmé un poète éloigné de Paris depuis cinq années mais qui, doué d’une activité assimilatrice très artiste, sut tout de suite reconnaître l’heure : Gustave Kahn. Il avait été le premier à rendre visite à un Mallarmé totalement inconnu qu’il avait alors intéressé par quelques essais de poèmes en prose, avant 1880 où il s’était lié aussi avec Jules Laforgue. Son service militaire l’avait appelé en Algérie d’où il arrivait maintenant, petit et trapu d’épaules, intéressant d’un masque presque mongol plutôt que sémite, sachant écouter et mieux discuter avec tendance à écarter les points gênants  au surplus procédant assez par l’égocentrique affirmation. Gustave Kahn avait alors vingt-six ans : sans histoire, on le sentait passionnément désireux de rattraper le temps perdu, de prendre grande place, sinon la première. Tel il apparut encore vers 89, quand il sortit de la « Revue Indépendante », à J.-H. Rosny34 qui note un souvenir amusant en ses Torches et lumignons, 1921.

Fin 1890, de retour également d’un exil, (il avait été quatre années en Amérique), Stuart Merrill, raconte lui aussi un Gustave Kahn supprimant tout autour de soi ! Kahn recevait des amis ce soir-là, tout autour d’une longue table où traînaient des poignards ! Bouteille à lourde panse pleine de rhum, parmi des verres. Mais Stuart Mertill se demandait pourquoi tant d’entailles et d’encoches en cette table ? Il en eut l’explication au premier nom de littérateur que prononça un imprudent admirateur : « Faut lui crever la panse ! » dit simplement l’auteur des Palais nomades tout en plantant devant lui l’un des poignards. Et à chaque nom qui intervint, le même geste ponctua un même verdict, ou quelque chose d’approchant ! « Je me tus, terrorisé ! » dit plaisamment le doux poète des Gammes. Je n’étais pas encore l’un de ceux, sans doute, promis aux supplices, quand à un Mardi, Novembre ou Décembre 85, il me demanda de le venir voir un soir. Le rhum emplissait un grand pot de grès, mais il n’était pas alors de poignards. Fumant sa pipe, d’une voix un peu monotone, il me parla et de moi et de lui : de la Légende et des Articles parus à la « Basoche » que Mallarmé à ses Mardis avait commentés, de l’Instrumentation verbale qui le séduisait. Il rêvait aussi d’une expression poétique délivrant la personnalité poétique asservie aux mètres et césures classiques, mais sans la déterminer encore. Pour l’instant le poème en prose surtout le tenait méditant, Une hésitation s’attardait en lui : il me lut des vers rapportés d’Algérie dont le mode n’avait rien de nouveau et qu’il n’aimait guère d’ailleurs : certes très loin du « Vers-libre ». Il avait et me lut aussi quelques poèmes inédits de Jules Laforgue — alors en Allemagne, qui prendraient place en l’Imitation de Notre-Dame la lune. Mais les Complaintes étaient parues : prémisses de cette désespérance latente de ne pouvoir être en puissance de vivre, et tant aimer la Vie ! que c’est d’un rire dont se casse, contre notre cœur qui comprend, le sanglot. Frère se chantant en mineur de l’âpre Tristan Corbière en qui il s’était complu, peut-être d’un même pressentiment qui dévore l’être ; de mourir tôt…

Gustave Kahn partit ensuite pour une randonnée en Allemagne, Leipzig, Dresde, Dux en Bohême. Il m’écrit qu’il vient de lire À rebours qui ne l’enchante pas, cependant que (hanté, disions-nous, d’un mode plus adéquat à l’émotion personnelle qu’il voit alors davantage en le poème en prose), « il excepte de la malédiction une antienne en prose sur les pluies parisiennes. » — « Je vous lirai au retour des choses plus ou moins ramollies », m’annonce-t-il en passant.

La série des Sonnets à Wagner du numéro de janvier 86 de la très notoire « Revue Wagnérienne » avait soulevé du scandale : retentissement énorme, rappelle Edouard Dujardin Et la Presse se les passa, avec de décisives ironies ou de graves amertumes ! Du moins lui était-il permis d’user tour à tour du terme : Décadents ou Déliquescents ! depuis la parution récente du petit livre de parodiesLes Déliquescences d’Adoré Floupette dont les auteurs étaient Henri Beauclair et Gabriel Vicaire, et que d’aucuns avaient pris très au sérieux. A ce propos, en l’article en sorte d’introduction qu’il place en tête de son volume, recueil d’Articles écrits à divers temps (Symbolistes et Décadents, 1902), Gustave Kahn note assez étrangement que parmi ces poèmes d’Adoré Floupette il n’est pas d’allusion au Vers-libre « alors non divulgué ». Non seulement non divulgué, mais non existant en tant qu’appellation et chose. Non-existence qui se prolonge au long des années 86-87, puisque les Palais nomades sont de 87, et qu’en 1888 seulement, à la « Revue Indépendante », il émet de premières et succinctes vues sur le Vers — composé d’unités qui se présentent en arrêts simultanés du sens et de la phrase (mesure, au lieu de phrase, serait mieux), d’où rythme. « L’Instrumentation verbale » dès 85 (Articles en la « Basoche » et les éditions du Traité du verbe 86, 87, et, en tous développements, de 88, démontraient qu’il est d’autres complexités dans le Rythme et dans l’accord de ses énergies avec la Mesure, de même qu’en la texture, non plus de la strophe, mais de la période. Il est donc de Kahn, une autre erreur que l’on ne comprend pas : de dire en le même volume Symbolistes et Décadents, que ce qui se détache en résultat tangible de l’année 1886, c’est l’instauration du Vers-libre. Force m’est de protester que l’événement poétique de 86 a été la parution en août du Traité du verbe, ainsi que nous le verrons : ceci dit, simplement pour que tout soit en sa place et son temps. Fondateur en avril de cette année 86, de la délicate petite Revue hebdomadaire, « la Vogue », Gustave Kahn précisément donnait là, durant la trentaine de numéros qu’elle compta, de premiers poèmes que l’on retrouvera en les Palais nomades qui, s’ils ne laissaient apercevoir encore de particulières théories, accusaient une personnalité poétique très distincte. Flexueuse, d’ondes mineures, sorte de mélopées suggestives de nostalgie imprécisée d’où émane une émotion comme un arôme s’épand, si certainement un peu d’Henri Heine, certainement aussi quelque chose de la déserte langueur d’Orient La « Vogue » a été parmi les plus intéressantes Revues d’alors, qui publia les « Moralités Légendaires » de Jules Laforgue, et de Félix Fénéon de premières et pénétrantes études sur les peintres Impressionnistes. Elle publia de moi deux des six ou sept Sonnets qu’il m’amusa d’écrire à cette époque, un peu pour le plaisir de Mallarmé, de la manière de qui ils étaient d’ailleurs quelque peu tributaires. Les autres parurent au « Scapin »,35 cette même année, pour le plus ample plaisir de la Presse qui les reproduisait sans retard, et avec quels commentaires amènes ! On les retrouvait partout.

Le mois précédent, en mars, avait paru par les soins de Rodolphe Darzens, Pierre Quillard et Mikhaël, une autre Revue, la « Pléiade », qui de Quillard et Mikhaël empruntait comme un air de sagesse et d’impeccabilité quasi-classiques, quant au vers. « Une des plus remarquables des revues disparues, en a écrit Stuart Merrill. Elle publia la plupart des poèmes en prose de Mikhaël, le fameux Traité du verbe de René Ghil, « la Fille aux mains coupées » de Quillard, le « Massacre des Innocents » de Maeterlinck, des vers de Van Lerberghe.36 Sa rédaction comptait aussi Emile Michelet, Saint-Paul Roux, Grégoire le Roy, Jean Ajalbert. Par cette Revue nous arrivons donc à la parution du « fameux Traité du verbe », pour parler comme Stuart Merrill et Verlaine. J’avais repris, retravaillé et développé quelque peu, au printemps de 86, mes Articles de la « Basoche » (Sous mon Cachet), et tels, sous nouveau titre : Traité du verbe, ils devaient être publiés dans la Revue la « Pléiade », puis, la composition en étant gardée, paraître immédiatement en volume, Giraud, éditeur. Alors, m’honorant d’une attention particulièrement délicate, le Maître Stéphane Mallarmé me demanda s’il me plairait qu’il « épinglât à ces pages qu’il aimait quelques mots d’Avant-dire ». Il écrivit donc cet, « Avant-dire » précieux et si souvent rappelé, où en quelques lignes il résumait sa pensée et son art du Symbole. Il avait tardé quelque peu, et ce n’est qu’à Juillet et Août que la « Pléiade » donna le Traité du verbe. Fin Août il parut. Qui peut prévoir le sort d’un livre ! « Tantôt louangeuse et tantôt railleuse, toute la presse Européenne s’occupa de cet ouvrage dont deux nouvelles éditions en 1887 et 88 achevèrent de révéler M. René Ghil et ses théories instrumentistes, écrit Van Bever en son Anthologie. Et d’autre côté, dans les Poètes français contemporains que G. Walch, il est dit : « L’apparition du Traité du verbe suscita dans la presse Française des appréciations diverses : railleries, insultes, mais aussi des louanges, des enthousiasmes. Beaucoup s’alarmèrent de voir menacer la simplicité et la clarté de la langue. Mais une notable partie de la Jeunesse d’alors acclama M. René Ghil, et dans un élan d’enthousiasme, le prit comme un drapeau de révolution. Toute la presse européenne d’ailleurs s’occupa de l’ouvrage, et discuta avec intérêt la théorie de l’auteur. » Nous tairons les enthousiasmes. Mais de l’incohérent ramas des indignations d’alors, tirons au hasard quelques exemples de spirituelle véhémence de quelques gardiens de la « saine tradition ». Par quelque coquetterie peut-être, mais pour montrer de quels grossiers à peu près de compréhension se contenta la critique, dénonçant en même temps des étonnements si simplistes qu’on hésite à les croire sincères.

Ainsi, les Décadents préconisent l’emploi de mots rares, précieux, qu’on va extraire à grand peine dans des vocabulaires de mots disparus de la circulation. Les voyelles, les syllabes ont des nuances, les consonnes des formes — et le tout doit éveiller l’idée, mais non être l’idée elle-même. Quant à la prétendue couleur que représente une lettre, et la pseudo-ressemblance entre le son et la nuance, les Parnassiens avaient inventé cet enfantillage.

C’est dans un livre qui vient de paraître, le « Traité du Verbe, de. M. René Ghil, qu’on trouve exposées ces prétentieuses et vaines combinaisons, qui ont l’air d’une gageure contre le plus élémentaire bon sens. Quelques lignes suffiront pour l’apprécier. Quelque respect que l’on ait pour ce qui est effort et labeur, on ne peut que sourire en lisant cette prose qui, par un étrange assemblage de mots très français, atteint le sublime du baroque (Sutter Laumann, la « Justice », 20 Sept. 86). « Moins un écrivain est compris de ses lecteurs, plus grand est son génie. Ce doit être, en ce cas, un puissant génie que l’auteur des lignes suivantes. Ce passage que le « Décadent » donne comme un modèle du genre est extrait du « Traité du Verbe », dont l’auteur et M. René Ghil, un des Maîtres du Décadisme. M. Stéphane Mallarmé étant d’après le « Scapin », autre organe de publicité des Décadents, le plus étonnant artiste de l’Ecole, on sera peut-être heureux d’en avoir une idée. En voici un échantillon, emprunté à l’avant-dire — les Décadents ne disent pas avant-propos ou préface, mais avant-dire, de même qu’ils ne disent pas : poèmes en prose, mais prose en poèmes — mis par M. Mallarmé au « Traité du Verbe » de M. René Ghil.

Est-ce du Français ? Est-ce du volapuk ? On ne saurait trop le dire (« Le Temps », 20 Sept. 86.)

— « Les Décadents commencent à faire figure. Y a-t-il seulement deux années que ces nouveaux champignons littéraires sont éclos ? Ils n’ont pas perdu leur temps. A l’heure qu’il est, on les rencontre partout sur son chemin, et la Décadence pullule. Jusqu’à nouvel ordre, ils ont l’air convaincu, et le mal qu’ils se donnent semblerait prouver qu’en effet la conviction leur est venue peu à peu.

Il est de ces plaisanteries dont on devient dupe ou, esclave soi-même, après les avoir lancées, et qui finissent par se changer en religions. Le fait est que les Décadents tournent aux pontifes. Ils prétendent avoir créé, par leur seul génie, une école, l’école décadente, qui a en elle de quoi régénérer notre pauvre littérature épuisée. Après les classiques, les romantiques ; après les romantiques, les éclectiques du juste milieu et du bon sens ; après les éclectiques, les décadents. Comme « chaque nouvelle phase évolutive de l’art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l’inéluctable fin de l’école immédiatement antérieure », il était écrit que M. Paul Verlaine, remplacerait avantageusement Racine, Victor Hugo, et M. Emile Augier. La savante obscurité d’une phrase inintelligible au commun des mortels les remplit d’une sorte de béatitude qu’ils savourent avec des mines et des transports d’initiés. C’est ce qui résulte du « Traité du Verbe » dont l’auteur est M. René Ghil, un des dignitaires de cette franc-maçonnerie. J’en emprunte un extrait au « Temps ». Tout ce que j’ai saisi, dans ce marécage, c’est que les Décadents aiment les majuscules. Quant au génie de M. Paul Verlaine, il m’a vraiment été impossible de m’en faire la moindre idée. Je n’ai pas du tout pénétré dans l’Arcane, et je dois confesser que, suivant une expression chère à l’école, la critique de M. René Ghil est terriblement absconse. J’ajoute qu’elle l’est volontairement. On démêle assez bien — il faut que les Décadents en prennent leur parti — « la manière dont ils procèdent pour s’élever, à ces mystérieuses hauteurs, et les innocentes roueries qu’ils emploient. Pour peu qu’on ait l’habitude d’écrire, on aperçoit, presque du premier coup, les petits trucs de leur facture. Ils tournent d’abord leur phrase comme tout le monde, en langage français et chrétien. Puis, à une seconde reprise, ils y ajoutent pièce à pièce, en pignochant, par un travail de pointillé tout à fait méritoire, les ténèbres qui constituent leur principale originalité. » (Quisait, « Gaulois », 22 Sept. 86.)

« Nous avons parlé de ces mauvais plaisants qui ont inventé la littérature décadente, la Symbolique et la Quintescente — et qui, après avoir fourni de la copie aux Journalistes, s’en vont finir bientôt dans les couplets des revues de fin d’année. Un des premiers parmi les décadents est un jeune homme, M. René Ghil, qui a publié un livre appelé : le Traité du verbe. Ce livre est tellement étrange, que beaucoup de journaux, pourtant avares de réclame, en ont parlé comme ils auraient raconté un acte de folie accompli sur la voie publique.

Cette publicité faite à M. René Ghil et à ses camarades du Décadentisme, de la Quintescence et du Symbolisme, semble les avoir grisés. En ces deux semaines, il a paru deux journaux décadents nouveaux. L’un de ces journaux a pour collaborateur le célèbre M. René Ghil. C’est un article de ce jeune prêtre du symbolisme qui a attiré notre attention.

M. René Ghil a l’air d’être sur une pente funeste, au bas de laquelle il y a des appareils de douches et des camisoles de force ». (Mermeix, « la France », 24 Oct. 86).

Mais, en la « France » du 1er sept., voici de Francisque Sarcey37, — de qui, aux premiers mois de 83, la « Nouvelle Rive Gauche », probablement alors à propos de Zola, avait écrit : « Montrez-lui un aigle ; il vous dira hardiment : Ça ? c’est un pierrot ! » :

— « Je saute par-dessus l’avant-dire. C’est que Stéphane Mallarmé, je le connais ! J’ai lu de ses vers et n’en ai pas compris un traître mot. J’arrive donc tout de suite au premier chapitre du livre de M. René Ghil. Et ça continue de la sorte pendant trente pages in-quarto  Ces messieurs sont des fumistes solennels et tristes,

(déclare-t-il, après une digression sur les règles de « l’amphigouri » cultivé par Collé et Désaugiers, qui « ont laissé quelques amphigouris charmants »  certes, et mieux à sa portée que les poèmes de Mallarmé ).

Wagner est leur dieu. Quand ils écrivent son nom, c’est en gros caractères, en le détachant par deux tirets du reste de la phrase. Je souhaite pour ce grand homme qu’il soit plus facile à comprendre en allemand que ses adorateurs ne le sont en Français. Tout ce que j’ai pu entendre de la théorie exposée par M. René Ghil, c’est que le son peut se traduire en couleur, et réciproquement la couleur en son : A éveille l’idée des orgues, E de la harpe, I des violons, O des cuivres, U des flûtes.

J’imagine que cela veut dire, en langue humaine, que si l’écrivain veut faire un effet qui dans sa pensée corresponde au son des harpes, qui sont blanches, il va chercher des mots où se rencontrent beaucoup d’A, cette lettre évoquant l’idée du blanc.

(Il s’agissait non de A, mais de E. A quelques lignes de distance le sagace critique ne se le rappelait plus. Il continue :

— Mais pourquoi diantre A est-il blanc, tandis qu’U est jaune ? C’est cela que je voudrais savoir, et André Ghil ne le dit pas. Il est vrai que s’il le disait, ce serait dans son volapük.

Plus loin encore, il écrit et répète : André Ghil. De même qu’il entre-mêle les sons et les couleurs, il ne distingue guère mieux, tout à coup, les deux noms : André Gill et René Ghil  l’explication en étant, que, sans souci du son « Gh », il devait prononcer « Gil » le mien. Il se promet, en terminant sa danse quelque peu ursine à travers les palettes et l’orchestre, de « ne plus me prêter le collet ». Il ne tint pas parole ! Quant à Henri Fouquier38, autre grand préposé à l’entretien de la « clarté » sainte, de me croire de la même génération que Mallarmé et Verlaine, s’indignait-il de voir un « homme d’âge mûr s’appliquer à tel galimatias inquiétant à bon droit les familles ! » « xixe siècle », 2 Octobre 86). Or, en ce pot-pourri représentant assez alors et pour des années, l’intelligence, la conscience et l’esprit de la Critique, nous avons relevé les titres de deux Revues dont il n’a pas été parlé encore : le « Décadent », et le « Scapin ». Le « Scapin », revue mensuelle, paraissait depuis un an et demi selon un éclectisme très averti, avec tendance progressive vers les poètes nouveaux venus. Elle compta les noms de Coppée, Cladel, Villiers de l’Isle Adam, Bourget, Louis Le Cardonnel, Moréas, Jean Lorrain, Verlaine, Mallarmé, René Ghil, Alfred Vallette, Gaston Dubedat, critique musical ardemment dévoué au Wagnérisme  et aussi Rachilde  Rachilde vers sa vingtième année, pleine de talent et d’audace, passionnée des luttes qu’elle sentait venir, primesautière et spirituelle terriblement, charmante en sa pâleur mate et exotique, et telle qu’elle est demeurée. Bien que n’en étant pas le directeur, la Revue semblait surtout inspirée par Léo d’Orfer39 — qui signait aussi « Vir » des Articles d’excellente mise au point : l’un d’eux, du 1er Septembre 86, repoussant les appellations de Décadents, Déliquescents, revendiquait pour la généralité le mot « Symboliste » : « l’Ecole actuelle, celle du Symbole, qui, malgré quelques singes inqualifiables, compte quelques suprêmes artistes d’une valeur superbe. » Il nomme Mallarmé, Verlaine, Villiers de l’Isle Adam, René Ghil, Moréas, Jules Laforgue. En même temps il dénonce violemment les suiveurs, sans talent, posant à la décadence et l’étant vraiment. Il avait raison : autour de Verlaine, au Quartier, c’était une étrange Bohême. Le « Scapin » a marqué nécessairement sa place. Journal hebdomadaire, le « Décadent », qui parut en mars ou avril de 86, avait pour directeur et imprimeur un homme singulier, Anatole Baju. L’on contait qu’instituteur dans la Creuse il avait eu vent du mouvement poétique qui se préparait à Paris, et, tenant pour trop peu de lire et d’expliquer à ses élèves les Fleurs du mal, il nous arrivait, nommé, paraît-il, à Saint-Denis ! Il eut une vieille presse et des caractères d’occasion, et mit le « Décadent » au service de la Poésie nouvelle. Mallarmé et moi en même temps avions été sollicités de vers ou de prose, et nous hésitions, certes : le titre n’était point pour nous plaire ! Mais, qu’importe ! disaient d’aucuns, ne devions-nous point reprendre mot lancé en insulte, pareils aux Gueux de Hollande ? J’allais voir… Le « Décadent » s’imprimait en une mansarde, rue des Victoires, et c’est le compositeur en main que me reçut, pénétré à la manière chinoise de son indignité, Anatole Baju. Il pouvait avoir vingt-cinq ans peut-être : petit homme encore près de la terre, le geste court, une tête l’onde, le visage un peu rougeaud, touchant d’une naïveté qui s’émerveille. Hélas ! la Presse le gâta : il vit si souvent à cette époque trouble son nom voisiner tout simplement avec ceux de Mallarmé, de Verlaine, et d’autres, qu’il crut que c’était arrivé ! Le « Décadent » disparu avec l’année 86, son directeur écrivit, il me semble, une petite plaquette sur la Décadence ou le Symbolisme, voulut créer une « Ecole » à lui, puis se présenta aux élections dans la Creuse : sans succès il est vrai, et quel dommage !

Le « Décadent » cependant eut son heure. Il publia vers et prose de presque tous ceux d’alors, et quand parut le Traité du verbe, il sortit capitales et caractères gras et en toute sincérité lui donna une redondante publicité. Un incident en survint même, prélude d’antagonismes latents, où Rachilde droitement attaqua. Dans une lettre ouverte parue le 3 Oct. à « Lutèce », avec impétuosité et verve elle dénonçait une petite manœuvre diplomatique pour capter le directeur du « Décadent », et sans aménité reprochait à Gustave Kahn d’avoir tenté, avec Moréas, Paul Adam et d’autres, de prendre la place d’une rédaction qui comprenait Mallarmé, Verlaine, moi, pour la poésie  et Barbey d’Aurevilly, Rachilde, Jean Lorrain, Méténier, etc. Il est vrai, le numéro du 25 Sept. accusait la réussite, de courte durée, puisque Rachilde, « le plus tranquille et le plus modeste des garçons de lettres », pouvait assurer que le « Décadent », allant de concert avec le « Scapin », ne s’ouvrirait plus à Gustave Kahn ni à ses amis : Grandes petites choses ! non existantes depuis longtemps, mais, rappelées, qui ne sont inutiles à situer de premiers points de particulières impatiences vers une indépendance plus ou moins probante. Ainsi doit se comprendre le retentissant article d’exposition d’un personnel « Symbolisme », qu’au même temps publiait Jean Moréas, au « Figaro » du 18 Sept. 1886. Gustave Kahn raconte avec une pointe d’humeur, que Moréas et Paul Adam eurent d’Auguste Marcade cette insertion, et leur reproche à son tour d’avoir tenté de s’approprier égoïstement la maîtrise du « Symbolisme », de se constituer de leur propre mandat, chefs d’Ecole ! Visiblement vexé, il se rattrape sur Auguste Marcade qui, ignorant, prétend-il, de toute matière littéraire, s’en remettait aux lumières de ceux qui l’allaient voir. Assertion toute gratuite, car à quelque temps de là, Marcade qui était dur d’oreille, nous dit encore Gustave Kahn, montra qu’il savait du moins voir clair en les origines indéniables du Mouvement.

C’est d’autre manière qu’il sied de protester. Protester que de Stéphane Mallarmé seul prit existence, à travers une prime emprise de Baudelaire sur lui, l’Art Symbolique  alors que de poètes s’avérant de premier plan seront apportées de subtiles ou puissantes variantes selon les énergies de personnalité : de Gustave Kahn, Régnier, Viélé-Griffin, et, plus tard, d’Edouard Dujardin. Emile Verhaeren, nous le verrons, n’appartient pas à cette Ecole. Moréas n’en dépend pas davantage, dira précisément Edouard Dujardin  mais lui, non point parce que d’autres prédominants caractères l’en séparent puissamment, mais parce que, d’avatars en avatars dénonçant un manque primordial de volonté et de vues directrices, il n’a été qu’un imitateur de tous nos styles. »…

Dans un Ensemble tel que se présentait et allait sous peu se développer la méthode dite de « Poésie scientifique » (substratum constitué de données orientées par l’idée Evolutionniste pour, de rapports en rapports, pouvoir des vérités de sens universel et en dégager une émotion de vertu impersonnelle et cosmique, en Synthèse), ce n’est point la pensée génératrice, intangible de par sa propre origine Science, qui à travers les intelligences et les sensitivités diverses des tempéraments créateurs doive varier et se dissocier. Mais, sur le vaste thème qui de sa propre nature évolue et se renouvelle en demeurant essentiellement le même, les variations, les caractères personnellement nouveaux sont valeureusement apportés par la puissance d’intelligence à unir de nouveaux et plus multiples rapports et en proposer des hypothèses, et par les qualités d’émotion que suscite en le poète la recréation consciente de l’Univers en lui. Pour la doctrine Mallarméenne du Symbole, l’idéalisme, où le Moi par intuition et par la seule valeur de son activité s’entend créateur de l’Univers, idéal et seul vrai sous les apparences : il en est autrement. Nous avons là un art qui, suggérant et évoquant d’images de plus en plus spiritualisées et de seules valeurs analogiques telles pensées proposées par de premières associations émotives, dérive du thème général de la Poésie individuelle : en suprême épanouissement, Poésie égotiste. Il est naturel alors que l’Idée Symboliste — de par son essence tout émotive — se soit nuancée, dissociée et scindée en autant de modes que lui imposaient de particuliers tempéraments, leurs « Moi » reliés pourtant ; moins par une pensée, générale que par une même manière de penser poétique.

Or, si l’on relève, hors du développement verbaliste, les principales assertions de Moréas en cet Article sensationnel du « Figaro »40, et qu’on les rapproche de l’enseignement de Mallarmé, elles n’apparaissent que le périphraser, sans apports nouveaux. « L’idée ne doit point se laisser voir privée des analogies extérieures, car le caractère essentiel de l’art Symbolique consiste à ne pas aller à la conception de l’idée en soi », dit-il, par exemple. La première proposition est purement Mallarméenne, quand Mallarmé veut : évoquer petit à petit une chose matérielle pour montrer un état d’âme, ou inversement, en choisir une, en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements, c’est-à-dire : hors du concours logique d’analogies de plus en plus proches évoquer, créer sensiblement l’état d’âme ou l’idée.

Quant à la seconde proposition : « ne pas aller à la conception de l’idée en soi »  le contraire serait sortir simplement de la Poésie en général, pour entrer au domaine purement philosophique. Ce qui était personnel cependant à Moréas, c’était, après nous vanter de grandiloquence naïve, « l’ellipse et le trop hardi et l’anacoluthe en suspens », demander sans rire pour l’expression nouvelle « une langue instaurée et modernisée, la langue de Rabelais, Commines, Villon, Ruteboeuf » !

Pour la prosodie, il désirait « l’ancienne métrique avivée, un désordre savamment ordonné, la rime illucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles, l’emploi de certains nombres impairs ». Et là n’était encore que démarquage de Verlaine et Banville. J’ai dit que l’Article eut du retentissement : la Presse s’en empara en même temps que du Traité du verbe, tantôt opposant l’un à l’autre, tantôt, ô trop de malchance ! pour ne voir en Moréas qu’un porte-parole. Tel, ce mal renseigné :

— … Ces victorieux, poussant leur succès, ont éprouvé le besoin de donner au public quelques explications supplémentaires. Cette nouvelle profession de foi a paru samedi dernier sous une signature qui m’était absolument inconnue. M. Jean Moréas a pris la plume de M. René Ghil et de Stéphane Mallarmé pour recommander leur littérature. Pourtant ils renoncent à leur première cocarde. Les Décadents s’appelleront désormais les Symboliques ! (Quisait le « Gaulois », 22 Sept. 86).

Gustave Kahn trouvait le procédé un peu désinvolte, disions-nous. D’autres, pour d’autres raisons, se montrèrent de même avis. De nouveau la Revue « le Scapin » protesta, et data ainsi une nouvelle et plus précise entrée en lutte :

— M. Jean Moréas publiait, samedi dernier, au « Figaro », un soi disant « manifeste littéraire » de l’Ecole Symbolique. M. Moréas n’est guère taillé pour être un chef d’Ecole. L’enseigne de la littérature nouvelle serait bien plutôt M. René Ghil, l’auteur si attaqué de Légende de rêves et de sangs, qui nous donnait hier cet étrange Traité du verbe, le plus sincère et le plus vrai manifeste des poètes de demain. M. Ghil a d’abord l’allure d’un sous-lieutenant porte-drapeau, il en a toute la bravoure et toute l’audace. M. Ghil est jeune, et, de tous les poètes qui font du bruit en cette époque, il nous paraît, sans conteste, le plus doué, le plus original, et, certainement celui que l’avenir peut s’apprêter à irradier. (Léo D’Orfer ; 1er Oct. 86).

L’on ne saurait prétendre pourtant que le signataire de cet Echo aperçût là, en le poète dont il détachait ainsi le nom, le promoteur d’un mouvement poétique qui lui était propre et qui s’était opposé de premiers et très nets principes au mouvement nouvellement dit Symboliste. Non : la dissociation n’est point encore opérée, la lutte demeure en puissance et ne révèle point ses signes précurseurs au regard qui ne ressent encore qu’une unique commotion, et encore enveloppe le tout sous la persistante appellation d’Ecole Décadente, où se comprend le Symbole.

Le retard à percevoir les caractères antagonistes s’explique d’ailleurs de ce que nous disions, en insistant : dans la génération nouvelle, une préoccupation, primant tout et pour longtemps, de seules tentatives de prosodie, de seules recherches techniques de l’expression, l’Idée demeurait au second plan, par cette erreur, avons-nous remarqué aussi, de ne voir commandée et énergiée par l’Idée, sa résultante Forme. Aussi, quand, pressé sans doute par ses lecteurs ainsi qu’il paraît, le « Figaro », en son supplément du 27 Novembre 1886 et par la plume d’Auguste Marcade, mentionne pour le grand public, en seul esprit documentaire, les Revues principales où s’expriment les poètes nouveaux, généralise-t-il sous le terme « Décadents », et dit-il uniment : l’Ecole nouvelle.

Il est tant parlé de Décadents et de Déliquescents, que le grand public pourrait souhaiter d’avoir sous les yeux les pièces de ce procès littéraire de la fin du XIXe siècle et de juger en connaissance de cause.

Voici donc le dénombrement des principales publications où se formulent et sont pratiquées les théories de la nouvelle et remuante Ecole dont les prophètes sont : MM. Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et René Ghil.

Le Scapin, petite revue bi-mensuelle, couverture vert-tendre, fort bien imprimée chez Jouaust et Sigaux, paraît être le plus ancien des organes des néo-révolutionnaires. Le Scapin est à sa deuxième année. Bureaux : 14, rue Littré. Directeur : E.G. Raymond.

La Revue indépendante végétait depuis quelques années. Transformée maintenant, elle paraît le 1er de chaque mois, en un petit volume à couverture saumon, et contenant 180 pages de texte. Bureaux, rue Blanche, 79. Directeur : Edouard Dujardin qui est aussi à la tête de la Revue wagnérienne. Rédacteur en chef : Félix Fénéon.

La Vogue.Sept mois d’existence, rue Lougier. Rédacteur en chef : Gustave Kahn. Même format que Le Scapin. Ainsi que son aîné La Vogue réunit tous les trois mois ses livraisons en un petit volume, commode pour ceux qui auront à étudier cette inquiétante tournure d’esprit à notre époque.

Le petit volume trimestriel coûte 6 francs ; sur papier Japon, 60 francs.

Le Scapin offre aussi aux amateurs sa collection imprimée avec le même luxe.

On voit que l’Ecole, objet de tant de débats, possède quelque vitalité et qu’elle tend à s’organiser pour le mieux.

Maintenant, il semble, à l’inspection des sommaires, que ce soit le même essaim qui va alvéoler à ces trois ruches principales :

MM. J.-K. Huysmans, Henri Céard, Jean Moréas, Paul Adam, Léo d’Orfer, Jules Laforgue, Théodore de Wyzéwa Jean Lorrain, Louis le Cardonnel, Maurice de Faramond, Arthur Rimbaud, celui-ci un des plus farouches décadents, en forment l’Etat-major, à peu près immuable.

VI — (1887)

Moreas et Baudelaire — La revue « ECRITS pour l’Art » : son fondateur, Gaston Dubedat — Un premier groupement mixte aux « Ecrits » — Une visite de Sully-Prudhomme
LES livres marquants : les « Gammes » de Stuart Merrill — Les « Soirs » de Verhaeren — Les « Cygnes » de Viele-Griffin, et les « Palais nomades » de Gustave Kahn — La question du vers-libre — La seconde edition du « Traite du Verbe » et le « Geste ingenu » — Le « Parlement des poetes » de l’editeur Vanier §

Donc, l’année 86 se termine sur l’agitation produite parmi les poètes et la presse par la parution du Traité du verbe et de Moréas, l’Article manifeste.

Je n’ai connu Moréas que d’une seule rencontre au Quartier Latin, en 86, avant l’article en question. Non en quelque Brasserie — où quotidiennement il pérorait devant d’authentiques ou de vagues littérateurs, sans dédaigner pourtant l’admirative stupeur des philistins à qui il laissait l’honneur, en partant, de solder sa pile de soucoupes : mais simplement vers la place Saint Michel… Faisant les cent pas, il se mit à me réciter de sa terrible voix métallique un poème des Cantilènes, puis, péremptoire, m’en énuméra les puissances. Il m’entraîna ensuite par les petites rues voisines, et soudain, s’arrêtant avec l’allure de son aïeul « le navarque Tombazis qui terrorisa l’Armada du Sultan » devant l’étalage odorant d’une marchande de pommes de terre frites  il en acheta en un cornet de papier pour deux sous. Il m’expliqua qu’il agissait ainsi en mémoire de Baudelaire ! C’était le temps où tirant sa droite moustache noire, il résumait tout, de dire « Baudelaire et Moi ! ». Tour à tour il devait prononcer : « Ronsard et Moi ! » et « Racine et Moi ! » Il me conta alors cette anecdote : Baudelaire venait, vers ce même endroit, et par nécessité peut-être, d’opérer même achat et s’en allait en grignotant, quand, à un tournant, il se trouva en présence de deux grandes Dames de sa connaissance qui, de leur voiture découverte, l’appelaient de la main. Froid, élégant et gracieux, Baudelaire s’approcha et dans un salut de haut ton, ainsi qu’il eût présenté un drageoir, il invita les Belles à picorer en son cornet quelque peu graisseux !…

Je crois que Moréas, encore plus que commémorer l’acte de Baudelaire, avait voulu « m’épater » d’un geste insolite : car son « Moi » aux aisées et incohérentes transmutations d’un tempérament certes superbement poétique, était aussi d’une naïveté triomphante !

 

J’ai parlé incidemment de Gaston Dubedat, alors critique au « Scapin ». Wagnérien, d’une culture musicale et littéraire très proche, il assistait avec une attention passionnée quoique presque silencieuse à toute la renaissance poétique en tumulte. Il était de Bordeaux, et, possédant quelques revenus, il habitait à Paris, étudiant, suivant les Concerts  habitué surtout des Concerts Lamoureux… Il avait alors vingt-trois ans. Front musicien, presque silencieux disions-nous, modeste et empressé, on le rencontrait surtout à la Rédaction du « Scapin », de mise très soignée, portant constamment la redingote.

En novembre 86 il me vint me dire son désir de créer une Revue qu’il mettait exclusivement au service de mes théories, et des poètes qui voudraient se grouper autour d’elles. Le premier numéro en parut le 7 janvier 1887… Je ne saurais mieux rappeler ce moment qu’en reproduisant mon adieu douloureux à cet ami si spontanément venu à moi  car il mourait à trois ans de là, le 4 mai 1890 :

— A la mémoire de Jean-Halem-Gaston Dubedat.

La page précédente lue, hommage de nous tous, qu’on m’en permette un plus personnel à celui qui a été mon ami tant dévoué, qui un seul instant, depuis que pour le soutien et la propagande de mon vouloir philosophique et poétique il créa les « Ecrits pour l’Art », n’a cessé de croire ardemment et indulgemment…

Je le connus en 86 : et il me disait une simple admiration pour mon Traité du Verbe, cependant à la première édition, et où la théorie seule de l’Instrumentation verbale qu’il saisit immédiatement, lui, musicien théorique d’un rare et large savoir. Ses conseils m’ont été précieux, quand la seconde édition avéra par les données de Helmholtz, cette théorie, en 87 : et il voulut, cette seconde édition, qu’elle parût aux dépens des « Ecrits pour l’Art » qu’il publiait cette année depuis Janvier. J’ai, malgré lui, consacré ce don aux pages de cette Edition.

Je lui avais exposé, dès lors, mon principe de Philosophie évolutive qui ne parut qu’en l’édition du TRAITS de 88, et les détails et la portée et poétique, philosophique et sociocratique de mon Œuvre. Je lui montrai en même temps la lutte longue qui était réservée et à moi et à ceux qui ne craindraient pas d’adopter mes vues. Il me répondait par la création des « Ecrits pour l’Art », cette Revue au titre hautain qu’il avait trouvé  qu’il voulait mienne, me dit-il, et en laquelle il ne permit à personne d’équivoquer, gardant intégralement le programme qu’il avait adopté, selon ses convictions. Je pourrais donner de Gaston Dubedal, par ses lettres, de délicates et trop modestes pages où éclate son intime et passionnée compréhension de la Poésie et de la Musique, son dévouement qui ne se contentait pas, non seulement pour moi, mais pour tous ceux qui devenaient mes amis et qui devenaient les siens, son intransigeance douce, sans phrases : toutes exquisités d’esprit et de cœur comme voilées sous la plus naturellement exquise délicatesse de termes. La maladie, traîtresse et cruelle de cet hiver le prit, des troubles cardiaques s’en suivirent. Fin avril il m’écrivait d’une écriture indécise, mais il voulait m’écrire lui-même que la santé serait longue à revenir, trois ou quatre mois, disait-il, et il espérait en le soleil. Faite de toutes les qualités qu’il avait, et, pour son dévouement, de toute ma reconnaissance, grande est ma douleur et grands nos regrets de n’avoir pu en nul cas lui témoigner autrement qu’en mots de gratitude qu’il ne voulait même pas publique, cette reconnaissance qui, non, et qui l’eût pu croire, ne devait pas s’éplorer ainsi : à la mémoire de Gaston Dubedat, mort à vingt-six ans. » (« Ecrits pour l’Art », Mai 1890)

… Je l’avais donc exposé, non seulement la théorie instrumentale se complétant et se précisant par les travaux de Helmholtz, mais les principes philosophiques tirés de la théorie d’Evolution qui devaient être la pensée génératrice de l’œuvre une proposée en son plan rudimentaire par mon premier livre. Gaston Dubedat souhaitait du programme de la Revue, qu’il comprit les deux parties, inséparables il est vrai. Mais, pour moi, la partie philosphique n’était pas assez mûre, pas assez explicite en mon esprit, et ma règle étant d’aller lentement et d’empreintes solides, nous adoptâmes un mode transitoire, pour quelque temps puisque Moréas et d’aucuns paraissaient innocemment découvrir tout à coup l’art du Symbole, nous mettrions pour une part la Revue sous l’autorité de Stéphane Mallarmé, mais la technique expressive reconnue serait « l’Instrumentation verbale ».

Comme nous l’avons vu, le Symbolisme n’existant pas encore en tant qu’Ecole ; la demi-mesure se pouvait. Pour d’intelligents et probes regards ouverts sur les agitations de poètes en les derniers mois de l’année 1886, énonçait la Direction, par leur amour de l’Art et leurs visées exemptes d’imprudence et de puérilité vers un progrès respectueux du passé, quelques esprits s’imposent : un Groupe que l’on dénommera le « groupe Symbolique et Instrumentiste »… Il veut : en des livres composés, en des œuvres composées  par des poèmes, de vers classiques, harmoniés et instrumentés selon l’emploi savant et sur des mots, les mots usuels de la langue pris en leur sens originel, chercher, induisant de Symbole en Symbole, la raison de la Nature et de la Vie. »

En même temps que « d’Avant-dire » de Mallarmé, le premier numéro publiait un article rappelant l’Instrumentation et quelques points du Traité du verbe, précisait une seconde partie de « l’Œuvre » dans laquelle « la raison cherchée de l’être humain s’élargirait en la raison cherchée de l’Humanité, où l’auteur donnera sa philosophie et sa religion. »

Les « Ecrits pour l’Art » paraissaient mensuellement, à seize pages seulement : les Revues d’alors surtout destinées à des expositions d’idées rapides et de lutte, n’étaient point volumineuses, et le puissant « Mercure de France » lui-même commença par des numéros de trente-deux pages. La couverture des « Ecrits », gris perle, ne portant que titre et date, impressionnait de sa simplicité !… Là eut lieu le premier Groupement  sous un programme précis, quoique mixte, qui devait être préalablement accepté par ses rédacteurs. Jalousement cependant, la personnalité de chacun se gardait, et, à propos du premier livre de Stuart Merrill, Les Gammes, paru en février 87, un passage de mon étude était à retenir : « Naguère le poète de si exquis et lointain talent, M. Henri de Régnier, s’enquérait auprès de moi de ceci : Un danger n’est-il pas latent, pour qui n’est pas le trouveur, à se plier aux règles de « l’Instrumentation » ? Nous convînmes : non. La seule indispensable théorie est émise, née de la grande loi de vibration universelle et par cela, incomparablement plus large que tout essai de quantités imposées aux Syllabes. Et elle laisse aux œuvres, c’est-à-dire au Moi des plus, divers tempéraments, le soin de la pousser selon qu’elles le pourront, sans limites. Les « Ecrits » s’illustrèrent des portraits de Stéphane, Mallarmé, René Ghil, Villiers de l’Isle-Adam, Stuart Merrill, Henri de Régnier et Francis Vielé-Griffin, et publièrent d’eux et d’Emile Verhaeren, Georges Knopff, et d’autres, poèmes et prose. Puisqu’il cédait, à regret, sur le programme, leur Directeur se réserva de publier au premier numéro mon portait. « J’ai l’intention, m’écrit-il le 28 Nov. 86, de publier un portrait de vous dans le premier numéro. M. Léon d’Orfer me fait remarquer que le clan Kahn et Cie, vous « oubliera » probablement dans le « Salon de la Revue Moderne ! »… J’acceptai, en en demandant quelques autres en les numéros suivants.

 

A la date du premier numéro, le 7, Dubedat nous avait conviés, de Régnier, Vielé-Griffin et moi, à agiter les destins de la Revue autour d’un menu délicatement composé, en un petit salon du Grand-Hôtel. L’après-midi était très avancé quand nous quittâmes, et, rentrant à la maison, l’on m’apprit la visite inattendue certes, et qui m’honorait, de Sully-Prudhomme !

Je l’allai remercier dès le lendemain, au 82 du Saint-Honoré. Quand on m’introduisit au très doucement éclairé, restreint de pénombre, centre seul lumineux où s’apâlissait sa tête pensive une dame étrangère, Suédoise il me semble, aussi d’arriver, qui très émue lui apportait son tribut d’admiration. Elle resta peu de temps, un quart d’heure peut-être, mais au moment de partir elle lui présenta, le priant de l’agréer, un papier qu’elle ouvrit de doigts un peu tremblants : elle s’était permis, dit-elle, de traduire en sa langue en vers, le « Vase brisé ».41

« Le vase où meurt cette verveine »… Le Maître grave et séduisant eut un sourire qui me parut un peu contraint et exprima sa gratitude quand il revint de la reconduire :

  • -cette dame est charmante, me dit-il. Mais donc ne parlera-t-on plus de ce Vase brisé ! J’ai pourtant écrit d’autres choses, depuis. Je lui parlai, moi, des Solitudes, des Destins, de Justice. Mais tout de suite il me demanda des explications sur le Traité du verbedont la partie technique l’inquiétait. Naturellement il se montrait d’accord avec moi pour l’union de la Science et la Poésie, mais ne concevait pas que cette Poésie devint, selon ma pensée, une émotion philosophique née de la Connaissance, de rapports universels saisis en Synthèse. En son esprit, comme en Œuvre  « poésie-scientifique » malgré tout, n’était que traduire en vers les plus résultats de l’investigation moderne. Mais selon lui la tentative d’approprier la littéraire à l’expression de la science était vaine. (Et inutile, dirons-nous, si l’on s’en tient à sa conception de simple traduction.) Quant à « l’Instrumentation verbale » il m’accordait aussi qu’il une correspondance réelle entre les sensations diverses espèces, et par là, entre les sensations et les sentiments. Mais il ne comprenait point pour l’expression de relations entre sentiments, la langue poétique ou le Vers envisagé sous le point de vue de valeurs timbrales valeurs vibratoires des sons, essentielle composante de la Mesure et que l’Instrumentation révélait… Il avait cru — presque comme Sarcey ! À une prétention d’exprimer par des sons, quasi indépendamment du sens des mots…

Je lui parlai aussi de la strophe, déliée, placée par la période selon l’évolution de la pensée qui, de ses énergies, mesurait le Rythme, de la rime à distances variables, etc. : le poème, le livre, l’Œuvre, devront se présenter en sorte orchestrale, en vaste et multisonnante Symphonie. Je le revis. Son esprit achoppait aux mêmes points, et d’ailleurs surtout en tourment de la Forme qui avait été son intime tourment, lui qui s’écria, qu’il n’avait pu trouver l’expression adéquate à sa pensée philosophique : « Ah ! que n’ai-je d’un langage approprié à ce genre ! Je ne croupirais pas dans la poésie personnelle ! »

Il se lassa par la suite, renonça. Il m’écrivait : « Votre art présente à mon intelligence des difficultés jusqu’à présent invincibles, et je suis trop vieux pour changer les habitudes de mon oreille de ma pensée. Place aux Jeunes ! » : Mais ce dénonce qu’il avait compris plus qu’il le voulait dire alors  c’est dans ses RÉFLEXIONS sur L’ART DES VERS, de 189242, de l’exacte reproduction de ma théorie des timbres, précisément, les travaux rappelés, que l’on trouve un peu des pages 28 à 40. Il se souvient de mon insistance sur la valeur vibratoire spécialement variable de l’E muet. Il ne me nomme d’ailleurs pas  et non plus Gustave Kahn et Francis Viélé-Griffin, alors qu’aux mêmes pages, mêlant les questions, il argumente évidemment contre leur « vers-libre ».

Bientôt il s’irritera étrangement, et tentera en des articles qui ne sont que dialectique plus ou moins habile, de susciter une réaction, souhaitant avec âpreté « régénérer l’inspiration languissante pour lutter contre les entreprises des novateurs ! ». De ces novateurs auxquels il empruntait pour lutter contre eux, de leurs propres idées  qu’il arrangeait à son usage, il est vrai.

Reconnaissons qu’il voulut savoir — et qu’il comprit tout en niant en même temps. Il n’en pouvait être autrement, puisque ne concluait-il pas que : « la mesure du Vers est prescrite par la loi du moindre effort », et qu’il avait « lieu de penser que la technique du vers est achevée » ? Tout en déclarant contradictoirement quelques lignes plus haut que « la poétique est perfectible ». (« Testament poétique », 1901, et Préface à L’anthologie de G. Walch).

 

L’année 1887 vit la parution de livres probants de talent et de nouveauté, et presque en même temps Viélé-Griffin et Gustave Kahn apportèrent du Vers qui devait être dit « Vers libre », des exemples que leur sûre personnalité dès maintenant empreint. De New-York où il se trouvait alors, mon très cher ami Stuart Merrill avait commis à mes soins l’impression de son premier volume, Les Gammes qui parut en Février. Recueil de poèmes non relié par la pensée, mais acquérant une véritable unité par la multiple continuité d’une musicalité véritablement instrumentale, allègrement évocatrice de nature au printemps, tintante d’allitérations spontanées — cependant que l’angoisse latente de l’univers trop vaste et de l’homme perdu en lui passe et s’épand, comme d’un chant entrecoupé d’orgue et violoncelle. Les Gammes connurent un succès de surprise charmée parmi la génération attentive, et les quelques plaisanteries habituelles de la presse. Elles m’étaient dédiées : « A René Ghil. Maître de la musique du Verbe. » Dédicace en souvenir de nos années de classe, à Fontanes et sans doute de cet instant particulier rappelé ensuite en un passage d’une lettre qu’il voulut instamment reproduit en un Article des « Ecrits pour l’Art ». (Février 87).

 

Je le rapporte donc ici, à sa mémoire et pour l’honorer : car toute son âme, impérieusement sincère et simplement noble, est là :

Le maître nous avait permis de traiter en vers un apologue, et tu avais écrit « Les deux Grands que tu lus devant la classe. Le jour baissait ; c’était l’heure trouble du gaz. Je voyais de ma place ta tête à large chevelure, de profil contre le fond glauque d’une vitre, et dans le silence vibrèrent ces vers sonores et un peu vagues, modulés par ta voix toute tremblante, ces vers que j’ai encore. Cette heure décida de mon avenir. J’osai te montrer des vers, le « Faucon et la Colombe, que tu trouvas convenables, et je pense parfois qu’une malicieuse critique, qu’un rire ou qu’une moquerie de toi aurait pu écraser à jamais en mon cœur la fleur de poésie qui, timidement, s’épanouissait.

 

A l’émoi que suscitent ces lignes, les mots, de ma propre émotion seraient inutiles…

En mars, Francis Viélé-Griffin donnait son second livre : Les Cygnes, qui était une reprise de Cueille D’avril sous nouveau titre.

Il est curieux de rapporter ici des passages de l’étude que consacra alors à ce volume Henri de Régnier, en les « Ecrits pour l’Art ». Après avoir sur l’intention d’unité des poèmes « répartis plusieurs groupes non arbitraires », et décrit le thème de chaque partie, il dit :

Dans une brève et insidieuse Préface, M. Viélé-Griffin appuie sa revendication de la complète liberté des vers sur une phrase écrite par Théodore de Banville, vœu du noble poète des Exilés réalisé par Paul Verlaine, qui préféra pourtant au vieil alexandrin par lui délivré, le déséquilibre et le risque charmant des nombres impairs et dissonnants. Mais l’emploi du vers ainsi émancipé est, chez Paul Verlaine, tout successif et mélodique. Restait donc à créer, de ces vers, une strophe les associant harmoniquement et les faisant concourir à une unité d’effet : c’est ce que fit parallèlement Stéphane Mallarmé, dès les jours du Parnasse, et qu’il accomplit depuis avec une absolue suprématie. (C’est aussi cette association harmonique du vers que réalise M. René Ghil par son très complet système  l’Instrumentation poétique).

C’est de là que dérive la forme dont est maître M. Francis Viélé-Griffin, et qu’il a douée d’un mouvement ondulatoire très particulier donnant à l’oreille une sensation analogue à celle qu’éprouve l’œil à voir, sous la peau, le jeu remuant des muscles.

 

Sagacement trouvée, était cette image. Elle deviendra plus vraie à mesure de l’Œuvre s’accentuant, de Viélé-Griffin  alors que nous verrons comme de détentes d’énergie musculaire, son Rythme.

Henri de Régnier ensuite, constate avec un secret plaisir, que Viélé-Griffin « s’est éloigné à dessein de toute vision directe du monde ; c’est dire que le Moderne tient peu de place en ses vers où pourtant s’ouvre une concise vision des choses d’à présent, parfois. » — « Il se réfugie volontiers aux sites des campagnes et aux horizons des mers où sa native barbaie peut s’exalter au faste des couleurs et à l’évocation de mythiques visions et de lointains spectacles : car le mérite de M. Francis Viélé-Griffin est d’être parmi nous un Barbare, ce qui dote sa poésie d’une saveur spécialise et unique. Il excelle à la trouvaille du détail barbare… ». Et il demande :

« N’est-il pas là une consanguinité du talent (qu’explique d’ailleurs une identité de race) avec le poète anglais Charles Algernon Swinburne, un barbare sublime dont M. Viélé-Griffin nous donnera certainement une traduction qu’il peut seul ? » (« Ecrits pour l’Art », mars 87)

Mais, c’est au second semestre de 1887 que de Gustave Kahn les Palais Nomades apportèrent de plus approchantes épreuves du Vers-libre. Jusque-là si un livre de vers-libres n’avait pas été donné de lui, a dit Gustave Kahn, c’est surtout qu’il n’avait pas trouvé le thème intéressant qu’ils exprimeraient. Les thèmes des Palais Nomades, s’ils ne présentaient pas d’unité, s’ils n’étaient que de valeur communément égotiste en recueil de poèmes au gré de l’heure inspirée, cependant se modulaient en une même tonalité de sentiment mélancolisé, tel de mélopée, avons-nous dit, et de légendes populairement contées, délicieusement vieillies et comme usées en les mémoires. Nous avons dit aussi quelque chose d’Henri Heine et de la dolence sans amertume d’Orient. En dehors de toute question de technique du Vers, ce livre impose le nom de son auteur, et sa parution demeure une date…

Se pose la question de priorité, quant à l’apport du « Vers-libre », mot, d’ailleurs, non prononcé encore (nous entendons par Vers-libre, et ainsi qu’il sied, le mode qui détruit la mesure générale de l’alexandrin, et où le poète procède par coupures rythmiques — qu’il rend sensibles à l’œil, en les portant continûment à la ligne).

Il a été écrit là-dessus une remarquable étude pleine de documentation serrée, par Edouard Dujardin (parue en volume en 1922).43 Or, en 87, les deux Maîtres de demain du Vers-libre, Gustave Kahn et Francis Viélé-Griffin se trouvent premièrement en présence : Viélé-Griffin en tête de son volume marque sa volonté de délivrance du Vers et paraît partir de Banville, en qui il a vu le Briseur d’entraves qui se réalise surtout en telles de ses Comédies. Mais Henri de Régnier parle de Swinburne (« épris du Rythme, poète d’épopée, plein du grec », a dit Maupassant en ses notes précédant la traduction de Gabriel Mourey44 — et très intuitivement il dénonce en leurs prémisses les thèmes l’inspiration de plus en plus consciente et prépondérante de Viélé-Griffin, plein aussi du souffle grec : évocation de spectacles lointains et de visions mythiques…

Faut-il à son propos parler de Swinburne, d’autres de Walt Whitman, plus tard ? Il m’agrée de répéter plutôt l’intéressante explication de évolution vers le Vers-libre, que me donnait récemment Viélé-Griffin ; au collège Stanislas, il pratiqua avec goût le vers latin, allant de Virgile aux Proses de l’Eglise  et, me dit-il, il n’en agit pas autrement en partant de notre Vers classique.

Gustave Kahn, lui, n’a et n’aura point même ampleur d’inspiration : il reste, somme toute, poète égotiste. Et il n’énonce pas encore de théorie expressive. Mais si, dès 88 et 89, avec le poème dramatique Ancoeus et les poèmes de Joies, Viélé-Griffin outrepasse victorieusement les Palais Nomade dans ses réalisations toutes personnelles du Vers)libre, en 87, le poète artiste des Palaisentre plus avant dans la voie dont tous deux ont même souci. J’en attesterai simplement le délicieux « lied du Rouet », cependant qu’il convient de remarquer que Gustave Kahn n’en est encore qu’à des mélanges de mètres pairs et impairs ordonnés selon presque des équidistances préconçues en dehors des seules énergies génératrices du divers Rythme. Nombre de poèmes retiennent d’ailleurs l’alexandrin pur. La strophe s’équilibre en résultante euphonique.

Et il me paraît que le Vers-libre de Kahn à cette heure, soit une venue méditée, consciente, de Verlaine, et de même désir que de Jules Laforgue — lui-même impressionné sans doute par Tristan Corbière. Je verrais en même temps une action directe ou sub-consciente de Henri Heine et, généralement, de la Ballade Allemande…

 

En 87 encore, vient le Recueil des poèmes Les Soirs d’Emile Verhaeren : premier de cette sorte de trilogie (Soirs, Débâcles, Flambeaux noirs) exprimant les états d’une crise en même temps morale et esthétique par où passa presque névropathiquement le poète des Moines… Il m’en avait écrit, en Janvier, en même temps qu’il donnait son adhésion et celle de George Knopff45 aux « Ecrits pour l’Art » :

Je travaille à une œuvre longuement adornée dans mon esprit, où je voudrais, pour me forcer le tempérament, apporter la patience d’un Chinois et faire une attention infinie aux détails. Ce serait intitulé « Se torturer savamment », et cela deviendrait un problème à résoudre, car c’est chose atrocement difficile, que de se martyriser soi-même, par dilettantisme de courage et de volonté. Le corps regimbe, l’instinct regimbe, c’est une pure victoire d’esprit  Et voilà à quelle sottise se passe mon temps.

Ma santé va beaucoup mieux, mais au fur et à mesure que je me guéris, je regrette ma maladie. J’y avais pris goût et je me dorlotais, et je me maniaquais si gentiment. Je rêvais déjà d’être un vieux chat malade, sans cesse étiré sur des coussins et des tapis et grignotant d’heure en heure une bouchée de nourriture et léchant de temps en temps un peu de lait dans une tasse frêle. On trouve un idéal en tout !…

 

J’ai de la trilogie dont il est question en cette lettre très curieuse, et amusante (Verhaeren, un peu émacié et voûté d’épaules, avec ses longues moustaches, était un peu alors ce vieux chat roux au visage nerveux), dit qu’elle était l’expression d’une crise esthétique autant que morale. Que l’on voie le hiatus énorme entre les Moiness’attardant au Parnasse et les poèmes des SOIRS : avec tourment, en tourmente de son grand tempérament romantique extraordinairement récepteur, Verhaeren est alors en train d’assimiler de Mallarmé l’idée de Symbole, et de moi-même l’apport d’Instrumentation verbale qui le pénétrera durablement. Symboliste, il ne le sera que durant ces poèmes de la trilogie où il s’évertue à un « dilettantisme de courage et de volonté » tentant de dompter son tempérament romantique. Mais mon dessein est de consacrer quelques pages à part à ce poète puissant et complexe, entièrement personnel quand il dit l’épopée des Flandres, empruntant de moi son inspiration quand il exalte en Barbare émerveillé le monde moderne et ses Activités, et connaissant, ensuite l’action de Viélé-Griffin, au temps de ses Vers-libres, ses Heures claires, et d’Hélène de Sparte. Je passerai donc outre, pour le moment… En Février 87, avait été publié mon Geste ingénu « vingt-huit poèmes précédés et suivis d’une Ouverture et d’un Finale, disait la Note qui relatait sa parution (« Ecrits pour de l’Art » de Mars), mais strictement liés par la montée du sens et de la musique de manière que ce livre ne soit « qu’un » poème, en une œuvre-une. Bien que le poète n’ait pu encore en ce livre essentiellement doux et simple donner l’essor à toutes les puissances instrumentales et harmoniques, ce sont l’Orgue, les Harpes, les Violons, les Cuivres et les Flûtes qui passent les et repassent là, parmi les stricts et logiques et variés dessins harmoniques, avec les leitmotivs rigoureux et visibles ».

En dernière page, le Geste ingénudéterminait avec précision l’Œuvre qui serait de ma vie : ses trois parties, et les titres dont d’aucuns ont été gardés. Le premier livre : Le Meilleur Devenirétait annoncé en préparation  mais le second, le Geste se présentait maintenant encore en tant qu’essai. (Je le remaniai complètement, le rendis plus concret en quelque sorte, quand il reparut à sa place à la suite du Meilleur Devenirqui vint en 89). AprèsLe Meilleur Devenirpoème de la Genèse selon les données évolutionnistes, le Geste ingénuse présentait en sorte d’Intermède avant la partie de l’Œuvre dévolue à la vision du Monde moderne et sa Synthèse : évocation à peine située de quelque lieu universel et légendaire où se suggèrent des états d’âme d’un Couple humain, Adolescence pourtant de sensitivité moderne  en supposant, en rêvant un instant qu’ils puissent être exempts du poids des hérédités et du poids des avenirs.

Livre tout en nuances sensitives, se déroulant très doux, d’à peine d’angoisse et d’appréhension, ainsi qu’une pastorale Symphonie. Il était dédié, de toute mon admiration, à Stéphane Mallarmé. Et certes et trop, il était tributaire de son art de suggestion par le Verbe et au détriment de la précision matérielle du terme  s’il est vrai que le thème comme en dehors d’immédiates réalités me devait mener aux emprises Mallarméennes. D’ailleurs les premiers poèmes du Meilleur Devenirétaient écrits, qui sonnaient en ma tonalité propre, celle de la Légendes d’âmes et de sangs et scandaient, mêlée aux évolutions et aux heurts des Forces, l’énergie des rythmes… mais il est remarquable qu’avec une attentive largeur de vues Mallarmé lui-même me voulut avertir d’un danger à me laisser peut-être séduire :

Dimanche, 13 mars 1887

Mon cher Ghil,

Je ferme le livre.

Voilà :

Jusqu’ici certainement aucun poème n’a de si près approché ce qu’il y a lieu de faire. Avec une intuition rare, attendu que nos causeries n’eussent point suffi à vous le faire concevoir, vous avez entrevu l’art qui sera. Je me figure que ce n’est qu’à travers de longs rêves ou des ans d’étude et point dès l’éclair révélateur qu’on le peut traiter définitivement, mais vos indications ont ceci d’être neuves. Evidemment il y a à souhaiter une suite plus accusée dans le motif général qu’on appelle à tort Sujet, et que vous sentez très bien n’en devoir être que le semblant. Le vers aussi n’est pas toujours suffisamment un joyau significatif à manier sous le regard et faisant poids dans la main, vous me comprenez. Nous avions vu cela cet été, mais combien tout a gagné depuis !

L’œuvre est de transition, vous la jugerez ainsi plus tard, mais point sans fierté de la bravoure qui vous a fait aller droit sans se dégager encore, que je crois exceptionnelle. Si j’étais de vous, je pousserais cela, dans le prochain effort, jusqu’à la pensée et au chant, sauf à reprendre mais alors maîtrisé votre jeu complexe et en effet symphonique. Vous avez besoin, en restant où vous êtes, de faire un mouvement d’un autre côté, vers quelque chose de simplement tangible, et de l’amener à votre art.

Vous trouverez bon que je vous cause ainsi en Bonhomme d’une certaine expérience à cause du millier de tentatives que j’ai mises à l’écart, dans des tiroirs, plutôt que de ne pas atteindre, même tard, comme d’emblée à l’évidence, et aussi, en tant que très fort votre ami.

Stéphane Mallarmé

Lettre très précieuse, non seulement à mon propos, mais d’avouer l’éternel tourment de Mallarmé vers un Absolu d’art qui recule à mesure des recherches. Elle nous dit aussi sa conception inéluctable du Vers : alors que, pour moi, la mesure alexandrine n’est qu’en sorte d’accompagnement en laquelle les Rythmes, en évoluant sous l’énergie de l’idée propulsive, inscrivent leurs évoluantes et diverses mesures : alors que pour Kahn et Viélé-Griffin, disparaît cette mesure fondamentale, et le vers n’est plus, plus ou moins long, qu’une coupe : pour Mallarmé le Vers demeure en vers par vers et tel, disait-il, qu’une phrase complète par soi-même, et tel qu’un seul Mot à dire, en étudiant à part l’Œuvre et l’évolution de Mallarmé, qu’il me semble nécessaire à tout poète nouveau-venu de passer par l’enseignement du Maître, au point de vue de la langue, ses valeurs de suggestion par l’emploi réciproque du concret et de l’abstrait, sa grammaire et sa syntaxe. Je le répète souvent, parce que pour moi, tel passage, attesté par le premier GESTE, m’a subtilement servi  comme à tous de cette époque, d’ailleurs. Mais, de Mallarmé, il sied de sortir à temps…

A peine remise de l’émoi éprouvé à la lecture de Traité du Verbe, la Presse repartit en plaisanteries et sarcasmes et de nouveau promit une prime au lecteur qui comprendrait ! cependant qu’au n° du 19 Mars du « Chat Noir » nous relevons une spirituelle, originale — et compréhensive — parodie signée de Pierre Mille46, à ses débuts. De l’Etranger, des études intéressantes et patientes, souvent très pénétrantes : telles en Italie, de Pepitone Fédérico, à la « Nuova Gazzetta di Palermo », en Avril, requis aussi par l’œuvre en préparation, « épopée dont il perçoit le sens « Universel ». Mais la plus grave et subtile vint d’Emile Verhaeren (« Art Moderne », Bruxelles, 24 avril 87) où le poète qui venait de terminer les SOIRS en se montrant en pleine possession de la théorie instrumentale admettait le poème ainsi qu’un « orchestre large, précis et subtil auquel l’idée commandait », et en saisissait toutes les intentions. Et il concluait par cette prophétie d’âpre louange, souvent rappelée depuis : « M. Ghil entre dans sa période de lutte. Il en a pour vingt ans à subir la huée ».

Le divers émoi se résuma en douceur par une caricature de Draner47. Le « Charivari » (31 Mars) après avoir consulté une somnambule extra-lucide se trouvait en mesure de révéler à ses lecteurs les événements sensationnels du lendemain 1er Avril, et Draner silhouetta un très vieil Académicien couronnant un poète  lyre au dos et genou en terre : devant lui un livre, qui était Le Geste ingénu !…

Ce livre avait été édité par Léon Vanier, qui allait renouveler Lemerre, qui l’eût pu davantage s’il ne s’était attardé en de souriantes prudences. Le « Mercure de France » sut mieux que lui saisir l’heure. Fier de ses édités, un peu étonné d’eux, peut-être, petit homme remuant et cordial — qui exagérait encore son mouvement quand il se sentait trop pressé par le porteur de manuscrit — Léon Vanier, allait, trop petit marchand, par ce Magasin si connu où lui a succédé le discret et très accueillant Albert Messein. en qui se retrouve le Libraire d’antan, cultivé, aimant les livres et aimant à en parler.

Vanier ne domina pas la complexité du moment, évidemment. Et d’ailleurs, racontons-le, assez perplexe par la suite et ne sachant trop comment se reconnaître parmi les Ecoles en lutte, il avait eu cette idée, m’apprit-il lui-même : tous ses édités et les autres, les constituer en son esprit en partis poétiques sous les dénominations en usage au Parlement ! La Droite : tous ceux dont on ne parlait pas, les attardés de la poétique d’hier. Et l’intérêt commençait avec les poètes du Centre devenant vite Centre-gauche, s’accroissait avec la Gauche : Verlaine, Mallarmé, Régnier, Merrill, Moréas, Griffin, Laforgue, Kahn, etc. J’avais, quant à moi, l’honneur d’être à moi tout seul l’inquiétante Extrême-Gauche !

Mais sans doute Henri de Régnier se tenait-il à égale distance du centre et de la gauche, de qui, nous disions tous, dès 87, que seul de nous il pénétrerait sous la Coupole, alors que vraiment parlementaire, lui, Maurice Barrès se rêvait Ministre, et sait-on quoi de plus !

En Mai, par les soins des « Écrits pour l’Art » parut la seconde édition du Traité du Verbe. Le texte principal en demeurait le même : mais tout au long du livre des Notes dégageaient ou rendaient plus explicites mes volontés philosophiques prêtes à se pouvoir énoncer en principes qui pénétraient toute l’œuvre qui les développerait, œuvre maintenant arrêtée en ses trois parties. La première qui évoquerait l’Individu social, la seconde l’Humanité, la troisième, « saisissant et levant les leçons latentes au cours des volumes antérieurs, découvrirait que le Tout repose sur des propriétés géométriques philosophiquement considérées de l’Ellipse, et soumettrait à l’entendement et à l’émotion de naturelles religions. »

Je réservais ainsi l’énonciation complète de partie philosophique, ne la voulant précisément émettre que serrée et complète et ne la tenant encore à mon gré : la troisième édition la donna l’année suivante. Mais, en Appendice, la théorie de l’Instrumentation verbale se démontrait avérée du point de vue scientifique  selon les travaux de Helmoltz. « Tout instrument a ses harmoniques propres, commençait l’exposé, d’où son timbre. Et les Voyelles — désormais, se doivent assimiler Instruments : l’instrument de la voix humaine une anche à note variable, complétée d’un résonnateur à résonance variable. » Le départ s’exprimait ainsi nettement, et la plus mauvaise volonté ne pouvait plus le voir ou le supposer en l’Audition colorée. Je laissais pourtant subsister secondairement, pour des raisons qui demeurent valables et réelles, les rapports couleur et timbre, en prévenant que nous précédions et escomptions des expériences souhaitables : depuis, l’expérimentation ne m’a pas contredit, ni, d’autre part, l’étude ultérieurement entreprise de la Phonétique. Nous le verrons.

Reconnue mon erreur d’hier quant à la quantité vibratoire de la lettre A, et disposées d’après leur nombre et leur qualité harmoniques, Diphtongues et Voyelles  rapprochées d’elles les Consonnes sériées et assimilées par leurs mêmes sons spirants, stridents, vibrants, martelants, etc. aux Bruits provenant du mode spécial de production du son instrumental : une suite de tableaux déterminant progressivement les rapports amenait à de distincts groupements, où timbres vocaux et instrumentaux inscrivaient leurs correspondances.

En derniers rapports, ici d’entendement musical mais d’ordre affectif  à tels et tels groupements verbaux se reliaient les séries le plus généralement génératrices, des sentiments et idées. Ainsi, nous rendions méthodiquement à la langue idéographique ses valeurs phonétiques originelles et la ressaisissions ses complexes source idéogéniques, tandis que nous la comprenions ainsi qu’une vivante et multiple matière orchestrale à ordonner selon les puissances poétiques et le tempérament de tout poète.

Quant au Vers lui-même : Pour « sa merveilleuse mathématique harmonique ou inharmonique, le vers alexandrin est gardé, mais dompté et déroulé de manière qu’en lui et qu’en la strophe, sans la puérilité de Vers de lignes plus ou moins longues, point de vue d’imprimeur (il s’agit du vers dit Vers-libre), l’on sente la mer entière des durées euphoniques. Comme pour le Vers dont sont multipliés les hauteurs, les longueurs et les dessins d’ondes, pour la Strophe l’on doit s’arroger le droit d’interligner plus ou moins selon le plan des idées, et de rompre, les éloignant, les rapprochant, l’ordre des rimes, et de ne commencer les vers par l’ordinaire capitale. Et ainsi qu’un livre ne se peut esseuler de l’Œuvre, un poème du livre, nulle strophe ne se peut citer hors du poème, et nul vers hors de la strophe. ».

De ceci, il est évident que le mot strophe est là, impropre, et qu’on lui devait substituer le mot : période  menée, en leitmotiv de la pensée et ses dérivés, par des rythmes divers et strictement mesurés : dans une multiplicité d’ondes qu’on n’énumère si l’on songe que chaque instrument, donc chaque Voix ou timbre, distingué par ses harmoniques particuliers, suit de plus un propre Rythme. »

C’était dire que la Vers n’est point régi simplistement par la seule mesure métrique, même coupée et recoupée autant qu’on le voudra, mais qu’il a pour composantes : le Rythme, la Mesure, et le Nombre vibratoire des timbres vocaux nuancés par les consonnes, le tout s’équilibrant en la période résultante…

Cette seconde édition accrût et hâta encore l’action du Traité du Verbe sur la génération poétique. De là partirent évidemment la plupart des recherches d’alors et de demain en matière d’expression musicale et rythmique. Aux temps moins passionnés et plus lucides des luttes terminées, nous en tiendrons d’ailleurs témoignage de deux critiques d’autant autorisés qu’ils appartiennent aux Symbolisme. Pierrre Quillard parlant de Louis Le Cardonnel dira : « Il paraît bien aussi que, comme M. Emile Verhaeren, Stuart Merrill, Albert Mockel et d’autres, il a été touché par les théories instrumentales de M. René Ghil » (« Mercure de France », juillet 1904). Et Jean de Gourmont constatera à son tour : « M. René Ghil a eu une réelle influence sur le Symbolisme, plus par ses théories instrumentistes que par son œuvre réalisée, et qu’il continue à réaliser méthodiquement » (« Mercure de France », mars 1905) — En correction à cette restriction, c’est encore Pierre Quillard qui en sa grande probité amie d’ironie protestait d’une plus large emprise même sur les négateurs : « Tandis qu’avec une volonté obstinée, sans entendre les rires parfois stupides de ses critiques officiels, sans se préoccuper non plus des objections amicales, M. René Ghil poursuivait sans labeur, quelques-unes de ses idées faisaient fortune, et d’aucuns, plus adroits, les transmuaient et déformaient à l’usage de la Bourgeoisie Française » (« Mercure de France », mars 1907)

Mais n’anticipons pas, et tenons-nous à l’époque où, les divers éléments se groupant et allant à des résistances d’Ecoles, va commencer le duel multiple  alors que contre elle les unira toutes en sorte d’union dès lors « sacrée » qui n’exclut pas la vieille réaction, la « Poésie scientifique ».

VII — (1887)

Une hostilité se précise entre les deux mouvements — Interruption des « Ecrits pour l’art » — La « Vallonie »
Aux mardis de Mallarmé : Henri Becque, Leon Dierx, Villiers de l’isle Adam §

Autour de Mallarmé même, les « Ecrits pour l’Art » avaient suscité des irritations, puis des attaques. La première vint sans doute de Théodor de Wizewa, rédacteur en chef de la « Revue Indépendante » reparue en Novembre 86 sous la direction d’Edouard Dujardin. (Elle avait eu une première existence naturaliste en 84, dirigée par Félix Fénéon). Ridiculisant à outrance, disant les « Ecrits » à la gloire de M. Ghil (Avril et Mai 87) la tactique semblait être d’amener le départ de la Revue, entre autres, de Stuart Merrill, Henri de Régnier, Viélé-Griffin.

Après Mai, il est vrai, Régnier se retira, et avant lui, venu avec lui, Viélé-Griffin. Régnier avait accepté d’être des « Ecrits » sans doute pour la partie « Symbole » qui appartenait à Stéphane Mallarmé, mais il m’avait écrit quant à la partie Traité du Verbe : « Vous connaissez mes vers, et vous savez à peu près quel est mon vœu littéraire et combien je souhaite l’unité du Poème, du Livre, et de chaque poème en particulier  et combien je crois à une « Instrumentation » possible : par cela je suis partisan de vos théories, mais je m’en sépare encore sur quelques points, peu importants, décidé à chercher la réalisation de cette théorie par des moyens autres peut-être que les vôtres ». (Novembre 1886). Aussi, se retirait-il sur une autre question, reprochant à la Revue d’accueillir des « apprentis «. Or, elle était ouverte ; certes, en la pensée de Gaston Dubedat et la mienne, à toutes sincérités nouvelles vers notre particulier entendement poétique. Puis qui donc dira qu’il cesse d’être un apprenti ! Mais, rapporte Marcel Batilliat48, Henri de Régnier avait, depuis, protesté que, « semblable en ceci à M. Francis Viélé-Griffin, il n’est pas un théoricien. Il juge que le poète doit être un intuitif, il n’a confiance, pour ce qui est de son art, qu’en son oreille modulatrice et sa créatrice imagination. »

C’était là, évidemment, penser selon l’art Symboliste : en s’éloignant ils agissaient logiquement. D’ailleurs la parution des « Ecrits » à leur sixième numéro, dut être suspendue. Faisant l’historique de ces six numéros en la publication collective « l’Idée évolutive », parue en 1893, Marcel Batilliat attribue cette disparition momentanée à ce que Gaston Dubedat et moi comprîmes que n’était plus possible l’association à ma technique poétique et ma pensée philosophique, de l’idée étrangère du Symbole alors que, de la voir tendre à une doctrine d’Ecole, nous ne pouvions plus la considérer comme, simplement, une généralisation de l’essentielle et primitive aptitude de la pensée et de la langue à la poésie, de sorte que de tout temps et en toute poésie vraie existât un Symbolisme.

J’avais d’ailleurs commis une erreur en détournant Gaston Dubedat de consacrer les « Ecrits » à mes seules volontés d’art. Marcel Batilliat le remarquait ; « L’hétérogénéité des éléments en la Revue créa une équivoque qui nuisit longtemps à l’Ecole scientifique, et que cherchent encore à exploiter contre elle certains adversaires de mauvaise foi. »

Une interruption s’imposait, il est vrai, et nous l’envisagions  quand le destin prononça. Subitement, Gaston Dubedat éprouva une très sensible diminution de revenus, dut rentrer à Bordeaux et, tristement, renoncer à la Revue, pour longtemps peut-être  En l’occurrence, un geste de solidarité immédiatement généreux et délicat se produisit, de la Revue la « Wallonie », de Liège, qui ouvre ses pages à la rédaction des « Écrits », avec, naturellement, la restriction que, « n’étant pas d’une Ecole ou d’un Groupe, elle entend rester elle-même et que le programme des « Ecrits » ne deviendra pas le sien ». Ainsi, elle invitera en même temps Henri de Régnier et Viélé-Griffin. Elle s’excuse aussi ’de la place restreinte (26 Juillet 87).

La « Wallonie », dirigée avec un éclectisme très artiste par Albert Mockel et Pierre M. Olin, paraissait depuis près de deux ans, publiant et les Aînés et les nouveaux Poètes, attentive au mouvement qui venait de Paris. Nous eûmes donc là une place relativement large et, pour ma part, toute latitude pour l’exposition de points de ma pensée générale. Bellement, un article d’Ernest Mahaim avait présenté aux lecteurs les poètes des « Ecrits ». Durant un an et demi environ, temps où nous publiâmes plus assidûment à la « Wallonie », elle connut à notre propos les mêmes attaques supportées allègrement naguère par la « Basoche » : en tête, avec Albert Giraud, la « Jeune Belgique » parnassienne, naturellement. Il est à remarquer que, sans que l’on puisse discerner son vrai sentiment, Mallarmé exprime de l’entente avec la « Wallonie » quelque mécontentement. Et m’écrit-il peut-être ironiquement me plaignant « d’un exil en d’obscurs charbonnages. » !…

En Février 88, la « Wallonie » annonçait que l’éditeur Deman, de Bruxelles, qui s’était auparavant recommandé par les artistes soins apportés au superbe livre de Verhaeren, les SOIRS, venait de traiter avec moi pour la publication de toute mon « Œuvre », à mesure qu’en seraient prêts les livres. Il allait commencer par une troisième édition, entièrement remaniée du Traité du Verbe. (J’avais vu longuement Emile Verhaeren en mai 87 à Paris, et c’est lui qui avait été l’intermédiaire entre Deman et moi).

Nous devrons reparler de cette Edition qui comportait toute ma méthode : le manuscrit remis à l’éditeur en Mars 88. Le volume ne parut pourtant qu’à l’hiver  Raison d’ailleurs, et l’autre, de tirage de luxe, pour lesquelles il me parut meilleur de demander à M. Deman de rompre alors notre accord. (Je rachetai les exemplaires restants du « Traité » dont Vanier devint acquéreur en 89)…

En 1887 cependant, l’antagonisme des deux pensées, des deux Ecoles si l’on veut (Symboliste, et Scientifique), n’est point encore tellement sorti de l’état latent ; et ne sont point non plus assez distinctes les personnelles interprétations du Symbole, telles de l’entier Viélé-Griffin, de Gustave Kahn ou d’Edouard Dujardin, que l’on ne puisse se retrouver aux Mardis de la Rue de Rome. Un peu de gêne peut-être, sous le ton de plus stricte courtoisie. Les habitués sont encore de Régnier et Viélé-Griffin, certainement les plus chers au Maître, Fénéon, de Wizewa, Charles Morice, Gustave Kahn un peu plus rare, mais qui, cet hiver, amène Jules Laforgue revenu d’Allemagne, Albert Mockel, Charles Vignier, Tailhade, Edouard Dujardin, etc. Mallarmé a parlé incidemment d’un livre qui ne requiert pas notre attention : Tête d’or, de Paul Claudel. Intempérences d’images et de métaphores romantiques revues par le Mallarmisme.

Il est aussi des Aînés : Henri Becque49, d’une vie sanguine, causeur gai et mordant, apportant quelque chose d’insolite et comme de Boulevardier en le milieu de rare atmosphère, Léon Dierx, silencieux, ne comprenant pas trop sans doute, mais heureux d’être parmi nous qui l’entourions de notre respect  et Villiers de l’Ilsle-Adam de qui l’ironie suprême venait de Donner L’Eve Future et Tribulat Bonhomet.

Les « Ecrits pour l’Art » avaient publié de lui, avec des pages inédites sur Wagner, un portrait d’une heureuse vérité. Tel, nous aimions le voir arriver, grand, les épaules un peu lasses, mais sa tête anciennement souveraine, aux longs cheveux grisonnants dont une mèche souple sans cesse retombait sur le large front — si ample qu’il semblait une nudité d’espace ! Sa tête et son long visage aminci, comme détachés d’un passé profond dont il entraînait en allant, l’inquiétant mystère…

Des soirs, parlant peu, comme absent, possédé de soi-même, tout à quelque création ou hanté de quelque idée dont il s’imprégnait longuement, et là, comme s’il ruminait de l’infini  L’un de ces soirs, il s’était assis près de moi, et, après quelques instants, il me dit :

  • — Ecoutez le son de ces mots : « Non possumus ! » (Il prononçait : non poussoumous). Je me les répétais en venant : c’est la parole des chrétiens pressés de présenter l’encens aux autels des Dieux de Romes… Non possumus ! Vous comprenez, vous : cela s’oppose et s’enracine avec un poids d’éternité en travers du monde… Non possumus !

Et il le répéta à plusieurs reprises, lointainement. Je comprenais non seulement la valeur lourde et inéluctable des sons — mais sa pensée universellement élargie : l’impossibilité d’avilir son âme, d’incliner un seul instant de soi devant les matérielles puissances modernes. Lui, suprêmement, ne « pouvait pas ! » Et en cette impossibilité, tous antagonismes, toutes luttes mises à part, l’on peut dire que notre génération tout entière a mérité l’honneur d’avoir pour Maître Villiers de l’Isle Adam.

Mais de plus, d’un idéalisme qui tient en même temps de l’idée Platonicienne, de l’idéalisme Allemand, de la sensibilité chrétienne et de l’attirance des sciences magiques (en quoi, plus que Mallarmé, il apparaît le donneur d’âme du Symbolisme — qui eut ses évagations occultistes et religieusement, ses Mystiques), Villiers, hanté de Sapience et de Beauté en soi, ne « pouvait pas » apercevoir le monde des réalités autrement qu’incohérent et laid ; mais avec une ironie comme désespérément saltante ! De tout méditer du point de vue de cet Absolu, a surgi en son Œuvre cette particulière cruauté philosophique qui est comme du dieu qui danse dans sa destruction, et qui est le génie de Villiers de L’Isle-Adam.

Il aimait, avant de les écrire, éprouver en quelque sorte sur des auditeurs ses contes ou tels passages de ses livres. Il épiait les impressions, gardait ou remaniait d’après elles. Et ainsi, certain Mardi, l’avions-nous entendu, et vu, nous raconter la scène où son placide et monstrueux Tribulat Bonhomet étrangle nuitamment les Cygnes — pour ouïr leur· dernier chant ! Basse la voix qui contait, sa mimique détail à détail développait une suggestion intense : récit et geste, tout était simple, mais ce qu’ils exprimaient, c’était l’inconscient épouvantable de la Bêtise, de l’Ignorance, de la Duplicité, la haine native de la Beauté  et de quelle énormité contrastée, alors que Bonhomet, resserrant lentement ses mains tueuses sur le cou de l’oiseau idéal, s’attardait d’âme poétique ! à son chant suprême.

Un autre soir, il nous disait « l’Etna chez soi » : l’Anarchiste qui d’un sixième, précautionneusement, avec un appareil d’une extrême simplicité et qu’on peut si aisément dissimuler, lance sur tout un quartier une matière explosible — terrible, et si peu volumineuse n’est-ce pas ? Il mimait, il était l’Anarchiste aux gestes méthodiques, puis qui démonte l’appareil et tranquillement, sans traces, s’en va. Et c’était, en ses prunelles visionnaires, la quotidienneté stupide dominée à son tour par l’idéal Inconnu.

 

Cette ironie non pareille, en l’expression d’une sorte d’admiration à terrible rire latent, du néant de la Science, venait par Eve Futurede se complaire en ses multiples puissances altérées du seul et pur irréel, de l’Incréé.

VIII — (1888)

La troisieme edition du « Traite du Verbe » : rupture entre l’« Ecole symboliste » et la « Poesie scientifique » — On ne peut se passer d’Eden, dit Mallarme
Les nouveeaux « Ecrits pour l’Art » — La « Revue independante » de Gustave Kahn passe a Francois de Nion : eclectique, mais tendances « scientifiques » avec J.H. Rosny et Rene Ghil §

Je donnai à l’éditeur, en Mars 88, le manuscrit du troisième Traité du verbe, qui, disions-nous, de retard en retard, ne parut qu’en décembre. Ecartée la complaisante digression des quelques pages d’hier sur le Symbole  puisqu’il devenait — une « doctrine Symboliste » qui ne m’apparaissait qu’un mode de penser poétique nécessairement aussi vieux que la Poésie elle-même, qu’elle voulût ou non se rattacher aux philosophies périmées de l’Homme comme mesure du Monde : d’une rédaction entièrement nouvelle, ce Traitése reliait directement aux propositions émises dans Légende d’âmes et de sangs dont la partie Expression seule, avait eu son développement. Dans les deux précédentes éditions, et surtout en la seconde. Une Note disait : « Du livre présent, mûr et définitif, et pour servir d’Avant-propos à l’Œuvre, deux essais progressifs mais loin d’intégrité furent donnés sous le même titre, en 1886 et 87. Toute part en eux de vérité et d’utilité reproduite, ils sont évidemment annulés et n’ont plus que valeur documentaire. ».

Après l’hommage, respectueux de ne vouloir le rapetisser d’imitation, au Passé glorieux qui accomplit son devoir : après le procès des divers modes poétiques pratiqués à l’heure présente sans se dégager de l’inspiration de ce Passé, ne s’en dégageant techniquement que par une destruction du vers alexandrin — qui ne perd sa monotonie que pour des allongements ou des diminutions de mesure qui ne sont qu’une des composantes, et non l’essentielle, du Rythme : après le reproche général aux créations de l’heure de manquer d’idées génératrices d’unité et de l’aptitude aux Synthèses : le traité disait ma même volonté. Baser la Poésie sur la Science, avec l’idée d’évolution élargissant tout à l’universel : mais de ce substratum, le dominant, construire une philosophie, en Synthèse — et en une langue adéquate, concentrant les expressions d’art avec prédominance musicale.

D’où une œuvre « quoi soit en une adéquate parole la philosophie de la Matière en mouvement, évolutive et transformiste — et qui s’avère de l’universelle harmonie la vraie synthèse. » Exposant essentiellement l’idée et l’expression de cette œuvre, le trait présentait deux parties : Méthode, et Manière d’Art.

Je résumerai le principe, en quelques lignes… Le concept est matérialiste. Matière générant une énergie elle-même matérielle qui la doue de mouvement et de la perpétuelle diversité transmutatrice qui est son mode phénoménale. La Matière n’est donc pas à un moment : elle devient éternellement en étant autre, travaillée par son énergie qui la spiritualise progressivement.

Philosophiquement, il n’est ni matérialisme ni spiritualisme — et les deux antinomies se réduisent : éternellement, l’Esprit, la conscience prise de l’Univers, émane de la Matière en évolution. Tout évolue selon un dessin elliptique : l’ellipse en mouvement, seule, de pouvoir se raccourcir au cercle, étant représentative du progrès discontinu.

Métaphysiquement  une loi d’amour, d’harmonie, presse le devenir : la lutte pour la vie n’est pas une Fin  c’est un mode de l’énergie, destruction pour création, vers cette harmonie. La Matière énergique va, à travers sa phénoménale diversité, à se savoir et par là vers une progressive prise de conscience de Soi-même, vers son Unité-consciente…

Il n’était qu’une allusion à l’Ethique, dont, individuelle et sociale, après divers Articles à ce propos, parlait l’édition de 1891 : édition où le Traité du Verbe prendrait le titre dernier d’En Méthode l’œuvre… D’ailleurs, toute la Méthode, idée génératrice et son expression, ne se présentait qu’en Argument à l’œuvre, pour ce qu’elles avaient été conçues en même temps et inséparablement — l’œuvre devant développer toute la matière en puissance.

La seconde partie : Manière d’Art, traitait à nouveau de « l’Instrumentation verbale » selon le texte de l’Appendice de l’édition de 87. Seulement, il était montré plus serrément comme l’Instrumentation (« manière d’art qui est elle-même mouvement ») se reliait adéquatement au concept de Matière et de Vie en mouvement dont elle était l’expression plurale… La strophe, est-il précisé, devient la période, résultante d’un équilibre de Rythmes : la mesure de l’Alexandrin étant gardée en laquelle se mesurent les divers Rythmes — par lesquels la Pensée énumère et phrase ses valeurs. Evoluant à travers l’alexandrine mesure et à travers la période « Rythme-évoluant », les diverses énergies Rythmiques se scandent sur les diverses Mesures générées par les nombres deux et trois qui, additionnés ou multipliés entre eux, produisent les modes dissonants ou les Eurythmies. Les rimes ne sont plus astreintes à des équidistances ordonnées, mais, régies par la pensée et le son, se répondent en vue de suggestion accrue, de rappels d’idées, etc. et deviennent aussi partie d’un organisme vivant et logique ; Je précisais aussi le rapport, à l’origine, entre la sensation, l’émotion, puis le sentiment et la pensée ; et l’émotionnel rudiment modulé du langage  montrant la parole évoluée essentiellement liée, et quant à ses sonorités, à l’idée, et à la sensation et au sentiment par l’idée donc, phonétique et idéographique.

Ainsi, disions-nous, l’Instrumentation verbale se présentait en valeur d’expression d’art apportant des modes d’art une complète et transposée Synthèse. Elle était Parole, et la reconstituait en son intégrité phonétique et idéographique  Elle était plastique, par le dessin nombreux de la mesure et du Rythme, et l’ordre prémédité du poème, du livre et de l’Œuvre, en unité. (Le Rythme avait désormais pour composantes : ses diverses énergies sous l’impulsion de l’idée et son émotion, la Mesure, et les valeurs vibratoires des Sons-timbraux modalisés par les consonnes.) Elle était picturale, par le moins de hasard lumineux attribué aux mots  elle était musique verbale, avons-nous dit. Et lors, la technique poétique, le Vers évoluant en toutes nuances d’énergie émotive était mouvement par quoi s’exprime le mouvement de la Matière pensante, la Vie…

 

Des extraits de cette partie Méthode avaient paru, et aussi du livre I de Œuvre, Le Meilleur Devenir, qui, après une Ouverture comme en sensation d’éternel où vont se conditionner l’un l’autre le Temps et l’Espace, allait évoquer la Genèse de notre monde, des Etres et leur processus, selon les données évolutionnistes… Il devint évident qu’aux Mardis de Mallarmé, autour du Maître pour qui mon admiration n’entamait pas mes volontés premières, s’opérait envers moi comme tacitement un resserrement des éléments Symbolistes. Et ainsi que silencieusement la rupture décisive apparut.

C’est de ce moment précis, au premier semestre de 1888, que peut prendre valeur documentaire la constatation de Gustave Kahn : « Mais parmi les poètes, de ceux qu’on rencontrait chez Mallarmé, nous soulevâmes un adversaire, M. René Ghil » (Symbolistes et Décadents)50. Seulement, pour la vérité, une correction s’impose et ressort naturellement de l’historique des années antérieures. C’est que la concentration près d’être une École, du Symbolisme  ne soulevait pas un adversaire : puisque, avec ses origines propres, son départ sur des données science et ses directions philosophiques (« poète ne procédant d’aucun maître », selon le dire de Van Bever), cet Adversaire existait en progressant depuis la Légende d’âmes et de sangs (janvier 1885), et donc, avant un mouvement Symboliste qui commençait seulement vers ce 87-88 à prendre conscience de soi  mais me devait dès lors, nous l’avons vu de l’aveu même de Symbolistes, une première détermination de ses propres recherches de musicalité et de rythmique.

D’ailleurs, cette rupture — qui n’était que la visibilité es deux Mouvements d’une époque poétique dont l’antagonisme latent dès le principe devait nécessairement surgir à mesure que chacun d’eux s’incorporait des éléments distincts  Mallarmé lui-même en prononça le mot. Un mardi d’avril, il me semble, discourant de l’Idée comme seule représentative de la vérité du Monde, il se tourna vers moi, et, avec quelque tristesse peut-être, mais une intention très nette, il me dit :

  • — Non, Ghil, l’on ne peut se passer d’Eden !

Je répondis doucement, mais nettement aussi :

  • -je crois que si, cher Maître…

 

Dans son très important ouvrage documentaire : Histoire contemporaine des lettres françaises(1914), Florian-Parmentier51, le poète de Par les routes humaineset de l’épique Ouragan, se demande pourquoi alors « presque toute la Jeunesse me quitta pour se rallier à Mallarmé ». Il invoque d’abord pour Mallarmé le prestige de l’âge — mais après un résumé rapide de ma pensée poétique, il complète ainsi impartialement :

« Je ne puis dissimuler qu’il a fallu faire le sacrifice de nombre de détails essentiels, dans cette trop succincte analyse. Peut-être néanmoins suffira-t-elle à faire comprendre la vastitude d’une conception qui embrasse à la fois une cosmogonie, une métaphysique, une éthique et une esthétique. On remarquera, en tous cas, qu’il s’agit ici d’un Système nettement défini  et c’est là, nous n’en pouvons douter, ce qui a éloigné peu à peu les poètes de M. René Ghil… suivre le maître de la Poésie scientifique, c’était s’enfermer dans les limites d’un appareil doctrinal et intransigeant. Au contraire, les théories de Mallarmé donnaient libre champ à l’imagination et leur tissu était assez lâche pour laisser filtrer les rêves les plus capricieux du dehors. On ne doit donc pas s’étonner que Mallarmé ait réuni autour de lui beaucoup plus de disciples que M. René Ghil.

D’autre part, il faut convenir que la discipline de l’Ecole Scientifique était faite pour décourager les poètes à l’inspiration mobile et impulsive, tout autant que les écrivains paresseux ou sans envergure. Le maître n’avait-il pas répudié l’égotisme poétique et le « recueil de vers », pour poser en principe la nécessité de la vaste synthèse, de l’œuvre unique aux parties cohérentes, de la vision d’ensemble dès avant la première étape ! Lui-même donnait l’exemple par le plan d’une œuvre à laquelle il allait consacrer sa vie entière…

Certes, on ne peut n’être pas partisan du tout des idées de M. René Ghil, mais il serait difficile de n’être point saisi de respect, à la vue de l’œuvre gigantesque qu’il poursuit depuis vingt-cinq ans. L’Instrumentation verbale a marqué de son empreinte toute une période littéraire. La pensée, sinon la forme, de la « Poésie scientifique », après avoir exercé une influence latente, s’est propagée jusqu’à la diffusion. Le résultat cherché est donc atteint ».

D’autre part, d’une remarquable Etude du poète et critique John. L. Charpentier52, en l’Anthologie Toutes les lyres (1909), nous relevons encore ceci :

« Si la nouvelle génération tout entière subissait l’influence des théories de M. René Ghil  surtout de sa théorie de musique verbale  partie se rebutait de ses affirmations nettement scientifiques, et allait au « Symbolisme », trouvant là une discipline d’art moins rigoureuse, une plus grande matière à variations personnelles.

« Des deux grands courants suscités par le mouvement littéraire de ces vingt-cinq dernière années, M. René Ghil devait poursuivre à peu près seul celui auquel son Traité du Verbe avait donné l’impulsion. Si, derrière Mallarmé, nombre de Jeunes persévérèrent dans le Symbolisme, peu — directement du moins — se réclamèrent de M. René Ghil. Il ne laissa pourtant pas d’exercer sur tous l’influence la plus décisive. Outre que ses théories orientèrent vers des recherches de musique verbale la plupart d’entre eux, son idéal d’une « œuvre-une » eut pour effet de les éveiller au souci de composer et d’unifier leurs recueils de poèmes… son influence est manifeste, lente et sûre. Déjà elle a pénétré la pensée à l’étranger.

« Dominée par un merveilleux rêve scientifique, servie par toutes les formes de l’art, la poésie de M. René Ghil a probablement ses défauts, mais ils sont de la nature de ses qualités : ils portent la marque de l’originalité et de la grandeur. Un immense souffle de lyrisme relève son Œuvre et l’emporte, trépidante et multiple, ers un idéal dont la sublimité nous échappe encore, mais qui sera le culte des âmes de demain »…

Judicieuses sont toutes ces raisons, mais John Charpentier, très averti de toute cette époque, appuie avec perspicacité sur l’une des principales : avant tout, une grande partie de la nouvelle génération était rebutée par mes affirmations nettement scientifiques… nous l’avons dit précédemment : en grande partie idéaliste, c’est-à-dire pour elle, contemptrice de réalité et d’action, d’un spiritualisme imprégné de christianisme qui à travers Baudelaire lui venait du Romantisme et déviait à un magisme de décadence, par Mallarmé elle héritait de la dénégation Baudelairienne envers une possibilité d’inspiration poétique de la Science. Fondamentale erreur, en son esprit qui s’était tout d’abord irrité de réaction contre Zola et le Naturalisme, le mot Science évoquait un Matérialisme pesant et exact et tuait tout rêve, à leur avis. Et ainsi, des deux mouvements poétiques la lutte peut-elle se voir livrée, à l’horizon nouveau où mon concept l’amenait, entre la Sensibilité spiritualiste du « Symbolisme » et la pensée matérialiste de la « Poésie scientifique »  Matérialisme qui, sans se départir de soi-même et de la donnée Science, allait cependant, en réduisant la vieille antinomie, à la plus extrême conséquence spiritualiste, puisqu’il arrive à cette proposition dernière que la Matière tend éternellement à se toute spiritualiser, se toute penser et comprendre…

… Or, en Mai, il est question de reprendre la publication des « Ecrits pour l’Art », Gaston Dubedat en restant le directeur, et un nouveau Groupement, de ceux qui demeurent d’hier et de nouveaux-venus, apportant sa quote-part. En même temps Dubedat m’avise qu’il a reçu la lettre de Merrill qui sera de retour l’an prochain et propose pour alors son concours pécuniaire à la reprise de la Revue. Il donne donc à composer notre Programme pour qu’il le puisse au préalable communiquer à tous les adhérents, et en Juin paraît un unique numéro annonçant qu’à partir de Novembre les « Ecrits » reparaîtront régulièrement : d’accord avec Stuart Merrill qui désire que son apport reste secret, complété par Dubedat et moi si nécessaire. L’on sent que tous se sont maintenant reconnus, et que l’on a pris position des deux côtés. Le Programme, qui sera reproduit au premier numéro de Novembre, est d’une netteté intransigeante. Il est utile d’en extraire quelques passages, venant après une déclaration hostile au Symbolisme « vieux comme le geste et le langage eux-mêmes » en tant que doctrine et Ecole :

« Nous admirons de notre pleine admiration le passé poétique : mais ce passé, nous disons qu’il ne faut le perpétuer instruits par notre regard arrêté sur le grand et douloureux tourment moderne de « savoir »… Quand ce mot est paraphrasé : amour  nous voulons que le frémissement en soit propagé des entrailles universelles ! Nous voulons, des faits synthétisés de l’Histoire donner les lois aidantes à l’avenir meilleur. Quant aux dogmes de tous âges, ils sont morts, et nous voulons le dogme scientifique. Nous avons appris la Science, et, poètes, nous la voulons poétiquement synthétiser. En des œuvres de logique unité dont le plan dès l’entrée en l’art est pensé et assuré en l’esprit, notre poésie donne à la Poésie le droit perpétuel d’exister…

Ce programme qui en la suite des livraisons sera développé et commenté est uniquement et intégralement le Traité du verbe (édition dernière, 1888). Aux poètes qui en lui estimèrent présents la seule nécessité d’art et les vouloirs latents agités en eux-mêmes, et se rallièrent à l’auteur, se dénommant : Groupe philosophique-instrumentiste  dogmatiques et militants sont voués les « Ecrits pour l’Art ».

Par quel programme : car elles se perdent en l’égotisme originel ou s’exilent-en d’inutiles rêveries, nous disons vaines ou dangereuses toutes spéculations philosophiques prioristes et de raison pure, matérialistes ou idéalistes. Et nous admettons, exprimée en partant des théories transformistes, une philosophie évolutive rigoureusement scientifique : idéaliste, mais d’un idéalisme de toute éternité immanent, inconsciemment, à la Matière, et qui s’en dégage conscient par évolution, de plus, en plus, pour le Mieux. De cette philosophie nous nous servons, pour les raisons à déterminer de la Vie…

Et nous admettons, mode nouveau rationnellement synthétique de tous modes d’art, l’Instrumentation verbale. Les œuvres du Groupe philosophique-instrumentiste prouvent par leur diversité évidente en l’universalité évidente, que tel programme n’est pas pour l’avilissement et la mort des personnalités, mais pour une vie hardie et nouvelle. »

Au sommaire, les noms principaux de Stuart Merrill, Emile Verhaeren, Albert Mockel, Georges Knopff, Mario Varvara.

De l’autre côté : reprise par Edouard Dujardin  la « Revue Indépendante » a donné en 87 une édition superbe, photogravures, sur le manuscrit, des Poésies complètes de Stéphane Mallarmé, et aussi une réédition de l’Après-midi d’un faune. De Henri de Régnier paraissent les Sites en 87, etEpisodes en 88, où, tel qu’il sera avec plus encore de la pure impeccabilité de la langue et du vers qu’il tient de Mallarmé, le plus avéré Symboliste (si l’on entend de là, comme de vrai, l’art subtil de l’allusion et des correspondances idéales par analogies d’images nuancées), le délicat poète suggérait son imprécise mélancolie, sa nostalgie d’âme éprise de rêve et de somptuosité passée  écho immatérialisé par l’espace ouvert, d’une vie, harmonieuse qui se serait tue.

Mais Francis Vielé-Griffin en 87 avait édité son poème Ancoeus, premier d’une série dramatique dont, de puissance de Vie précipitée au moule antique de la Légende et du Mythe, éclaterait l’étroitesse précieuse et stérilisante et égotiste du Symbole. Nous aurons à voir que, seul parmi le « Symbolisme » (Verhaeren mis à part), il possède le sens de la Vie et l’émotivité directe de la nature. C’est l’année suivante que viendra son recueil intitulé Joies (cette Joie émanée de la nature et des musculatures en mouvement de la vie qui, philosophique plus tard, deviendra l’une des propriétés de son talent), mais dès 88, des Revues en publient des poèmes. Dans Ancoeus et là, en ces poèmes d’allégresse des choses et de son âme s’inspirant de thèmes de la vieille chanson populaire, est nettement acquis le Vers-libre, que nous avons morphologiquement caractérisé : la visibilité, par retours à la ligne, de la succession des divers Rythmes… je dirai : plus nettement qu’en les Palais-Nomades  car à Viélé-Griffin dès ce moment l’on ne pouvait le reproche qu’adresse à Gustave Kahn le critique de Propos de Littérature (1894), Albert Mockel, disant qu’aux vers de son premier livre, « manquait un peu de forces rythmiques, à telles places, et une harmonie sonore plus ferme et plus continue ». Flottantes et molles, manquant d’énergie vibratoire et d’ampleur, demeureront d’ailleurs en Gustave Kahn, la sonorité et la rythmique. Mockel trouvait compensation en une heureuse harmonie des tons lumineux » et surtout, à mon avis, en d’heureuses nuances mélodiques.

Fin de cette année 88, Gustave Kahn — devenu rédacteur en chef de la Revue Indépendante encore dirigée par Edouard Dujardin  expose de premiers rudiments de sa théorie prosodique dans un article-réponse à Brunetière qui ; dit-il ; dans la « Revue des Deux-Mondes » avait parlé du Symbolisme, « sans clarté mais avec sympathie  encore que par haine du Naturalisme et du Parnasse. » Brièvement, Kahn démontrait que le vers classique, de Racine par exemple, peut se partager indépendamment de césures, en mesures ou groupes de mesures sur un arrêt motivé simultanément par le sens et l’oreille. Toute coupe représente ainsi ce qu’il appelle « l’unité vraie » du Vers, qui n’est plus le nombre conventionnel : cette unité peut se dire « Un fragment le plus court possible tombant sur un arrêt de voix et un arrêt de sens ».

Pour réunir ces « unités » et leur donner cohésion du vers, il les « apparente par des allitérations, soit : union de Voyelles similaires par des consonnes parentes ». Sans voir nécessaire l’allitération continue qu’il propose, nous comprenons que Gustave Kahn veut simplement scander le plus souple, le plus onduleux possible  Il « apparente » ensuite les vers entre eux « par la construction logique de la strophe se constituant d’après les mesures intérieures et extérieures du vers qui, dans cette strophe, contient la pensée principal ou le point essentiel de la pensée »  « L’importance de cette technique nouvelle sera de permettre à tout vrai poète, disait-il, de concevoir en lui son vers ou plutôt sa strophe originale, et d’écrire individuellement son rythme. »

Gustave Kahn ne devait exposer complètement cette théorie dite ensuite du « Vers libre » qu’en tête de la réédition de ses Premiers Poèmes, en 1897. En 1891, cependant, lors de la notoire Enquête de Jules Huret, il reproduit son principe technique de 88, avec quelques détails nouveaux  cependant que l’Enquêteur n’est pas sans remarquer des rapports eu plusieurs points avec « l’instrumentation verbale ». Il est vrai. Le Rythme non conditionné par le « nombre conventionnel » : c’était là l’un et le premier des trois éléments que l’Instrumentation avait vus dans le rythme.

« L’évolution de l’idée génératrice de la strophe, disait Kahn, crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers. Nous avions dit même chose, parlant du leit-motiv, mais, de plus, que l’idée doit parcourir son évolution en tout le livre et, de livre en livre, en toute l’œuvre. Evidemment, L’instrumentation ne lui était pas étrangère, et par la suite il l’exagérait en un sens prosodique en voulant aller impossiblement à des valeurs prévues de demi-tons, de quart de tons et à la gamme ! Mais il en divergeait en supprimant la mesure de l’alexandrin que, tout en créant une évoluante Rythmique, nous l’avons vu, ma théorie gardait en tant que présence continue d’une mesure comme d’accompagnement sonnant les rimes. Telle, et parce qu’elle ne comporte pas les valeurs vibratoires des timbres, et, au principe Rythmique, l’énergie émotive de l’idée, la théorie du Vers-libre si nuancée soit-elle, n’appartient encore qu’à l’ancien domaine métrique où le Rythme dépend essentiellement du nombre de temps accentués. Mais, avec sa science prosodique très avertie, Gustave Kahn poussait à l’extrême, et en poète suavement mélodique, les recherches de Becq de Fouquières53 en ce sens. (Dans le même sens, et partant de Vielé Griffin et de Gustave Kahn, Robert de Souza54 (dans son volume Questions de Métrique, 1892), devait, consacrer au Vers-libre d’explicites, et de durables apports. Et de même, mais en proposant du Symbole, en même temps, une conception personnelle dont nous parlerons, Edouard Dujardin.)

 

… Pendant l’année 88, avec Gustave Kahn en tête de sa Rédaction, l’« Indépendante » devint, réellement la Revue militante et presque unitive du « Symbolisme »  et aussi « en tenant compte, écrit Gustave Kahn, ainsi qu’il me paraissait nécessaire, d’efforts intéressants de romanciers comme les Rosny. »

Mais, presqu’au temps où les « Ecrits pour l’Art » reparaissaient (Novembre 88), la « Revue Indépendante » passait aux mains de l’Editeur Albert Savine et François de Nion en avait la rédaction en chef. Immédiatement il reprenait à Gustave Kahn l’Etude mensuelle des livres pour en prier à sa place J.-H. Rosny, — qui en ses Torches et Lumignons a conté avec verve l’incident, qui émut grandement le poète des Palais nomades. Ensuite, de Nion entendit que la Revue reprît un haut éclectisme et qu’on la vît représentative de tout le mouvement d’avant-garde, tant de la poésie que du roman. Et il m’écrivait pour me demander d’en être désormais. De l’artiste romancier de qui la pensée philosophique du miracle de la Vie tremble d’émoi à de précieuses psychologies, nous transcrirons cette lettre du 2 Février 1889, indicatrice en sa délicate sincérité des directions nouvelles de la Revue :

« Je vous remercie infiniment des vers que vous nous avez adressés, et de ce que vous me mandez de vos amis. Je serai très heureux de me « mettre en rapport » avec eux.

Je suis assez embarrassé pour insérer la petite note que vous mettez au bas de vos vers : la Revue a l’intention de justifier — beaucoup plus que par le passé — son nom « d’indépendante » et se doit d’être ouverte à tous ceux qui, comme vous, ont un nom dans la littérature d’avant-garde, mais elle ne saurait sans abdiquer sa personnalité, se faire le porte-parole de personne.

« D’ailleurs, mon cher Confrère, vos opinions, vos principes, sont assez connus du public et des lettrés pour que vous n’ayez vraiment pas besoin de les affirmer et de vous dégager des groupes que vous répudiez. Un nom comme le vôtre est un drapeau et parle de lui-même. Veuillez agréer, etc. (François De Nion.)

En cet esprit, la « Revue Indépendante » connut plus de quatre années de multiple et d’expansive vitalité  avec tendance accrue à élargir la place de la « Poésie scientifique » : tendance qui deviendra prépondérante à partir de 1891, quand François de Nion55 passera à George Bonnamour, secrétaire de rédaction, la Rédaction en chef, cependant que parallèlement à ma pensée poétique, la Revue saluait en un même sens dans le « roman social et scientifique », l’unique puissance créatrice de J.-H. Rosny.

IX — (1889-1890)

Extraits de la presse — La presse et mes reponses — Deux anecdotes : les « Ecrits » inquietent la police secrete — L’ellipse et le pacha §

La reprise des « Ecrits pour l’Art », la parution du nouveau Traité du verbedont, en même temps que du livre 1 de Œuvre (Le Meilleur Devenir), les » Ecrits », la « Wallonie », « l’Indépendante », avaient publié des Fragments : voilà de quoi remettre en gaîté ou indigner la Presse qui me demeurait vraiment très attentive ! Il commence pourtant à entrer en les esprits que la « Poésie scientifique. » n’est pas le Symbolisme : comment et pourquoi c’est trop demander. Pour le reste, tout se passe comme hier. A « l’Echo de Paris », Nestor (Henri Fouquier)56 cite six ou sept vers d’un poète des « Ecrits » et déclare que « l’esthétique du Groupe philosophique-instrumentiste paraît être qu’on pense par les sons ! » Bonhomme, Francisque Sarcey parle de « l’Ecole philosophique instrumentif » en produisant également quelques vers : « Du diable si l’on voit ombre de philosophie dans ces vers ! Ils sont peut-être instrumentifs car je ne sais pas au juste ce que c’est que d’être instrumentif. J’ai comme une idée que ce mot ne veut rien dire du tout ! » (Petit Marseillais, déc. 88)

Un autre, au « Gil Blas », s’écrie : « Plus de piano ni d’harmonica : demandez le Verbophone de M. René Ghil, spécialement recommandé pour soirées et réunions de société ! »… Les uns et les autres, par des extraits pris au hasard et mêlant les questions de tous ordres, s’ingénient avec superbe et malveillance à donner des explications (si l’on peut dire !) de la théorie générale. D’aucuns, quand ils ne signent pas, passent aisément pour conclure, du sarcasme supérieur à de non moins supérieures insultes. Ainsi, d’un article non signe des « Débats » : « Sans attendre l’avis des exégètes qui ne manqueront pas à l’œuvre de M. Ghil, je crois deviner que le Meilleur Devenirest le développement du Tout à l’Ellipse. Quant au Geste ingénu, ingénument, je confesse ne découvrir que l’ingénuité de l’auteur. Car, ce qui est à la fois attendrissant et intéressant chez M. Ghil, c’est son grand sérieux, son exquise candeur. C’est par là qu’il mérite la compassion des honnêtes gens et la sollicitude des aliénistes » (Débats, 7 mars 1890).

Quant à Brunetière, Article de la Revue des Deux Mondes, déc. 88, à propos de quoi Gustave Kahn donna ses premiers aperçus sur le Vers libre que nous avons signalés, il a tellement étudié la question, remettant tout pêle-mêle sous la dénomination : Symbolisme, qu’il parle des « Ecrits pour l’Art » comme d’un livre de moi !

Naturellement la presse parisienne recueillait avec une allégresse de danse du scalp les passages caractéristiques des « grandes critiques », et la presse provinciale suivait le tour de France d’un sensationnel article de « Nestor » n’était point terminé, qu’en repartait un autre, d’Edmond Deschaumes, à « l’Echo de Paris », d’Adolphe Brisson aux « Annales », ou de nouveau, du pas méchant Sarcey !… Je dois d’ailleurs dire que mes « Réponses » à d’aucuns étaient tout aussitôt insérées et qu’elles prenaient, elles aussi, les voies de la plus large publicité : car, si les « Ecrits pour l’Art » et les Revues amies étaient à ma disposition, il me paraissait plus intéressant — et plus ironique, disons-le  de répondre là où s’était produite l’attaque : Jeune, « sérieux et d’exquise candeur », comme disait l’autre, mes réponses avait le tort d’être un tantinet solennelles et désireuses de tout exposer : n’importe. Elles commençaient généralement par l’assertion, très vraie, que l’opinion de l’auteur de l’article en question ne m’importait pas, qu’il m’importait seulement de relever les erreurs, voulues ou non, et de mettre de l’ordre. Je demandai, au surplus, le nom de l’auteur quand il manquait, et la liste de ses ouvrages quand ce nom était trop outrecuidamment inconnu. Auquel cas, il n’arrivait pas ’que l’on contentât mon indiscrète curiosité. Mais l’on ne pense pas à tout. Et les réponses se multipliant, et mes dénégations à l’encontre du titre de « Maître de l’Ecole philosophique, ou évolutive-instrumentiste » prodigué pompeusement et sournoisement pour être désagréable et à moi et à mes amis : avec des pudeurs et des pitiés et des révoltes, l’on s’écria alors à une immodestie anormale de ma part, à quelque mégalomanie, tout simplement !… Comme riposte, ce n’était pas mal trouvé, et par exemple, la sage « Jeune Belgique » qui ne dédaignait pas les pirouettes sut s’en servir longuement.

Au surplus, reproduisons cet amusant Echo rappelant une réponse adressée par mépris à Ch. Mki (Charles Merki) tandis que l’attaque venait de Ch. Mr (Camille Mauclair) au « Mercure de France » : il est presque impossible d’ouvrir une Revue dont les numéros aient paru entre 1890 et 1900, sans trouver une chronique ou un écho contre René Ghil, le Fondateur de l’Ecole évolutive. Chronique, écho auxquels René Ghil ne manquait pas de répondre d’une encre abondante… Et n’oublions pas ce qu’écrivait Paul Masson dans la « Plume » du 15 février 1893 : M. René Ghil a par devers lui une source de revenus intarissable. Le moindre de ses autographes doit prendre aussitôt la valeur d’un papier timbré » (Paris-Midi, 16 août 1912)

Pareille mise en vedette, avec agrément de sarcasmes, d’insultes exaspérées et même haineuses, et le plus hilarant pataugis sous prétexte de donner connaissance au public de mes théories, eut le résultat inattendu de nos adversaires de susciter progressivement vers moi, de Paris et de tous points de la Province, un approchement de nouveaux poètes de qui la sincérité venait, simple et désintéressée, à moi qui ne leur promettais, il est vrai, que la lutte, et très longue : c’est toute l’histoire de notre Revue, les « Ecrits pour l’Art ».

Autour des « Ecrits » mêmes, le tapage alarmé de la Presse eut d’autres résultats  en incidents pareils à celui, par exemple, qu’a conté Stuart Merrill, sans le situer exactement — Gaston Dubedat, directeur des « Ecrits » et habitant de nouveau Bordeaux, au cours de l’année 1889 est convoqué soudainement par le commissaire de police de son quartier ! Froid, correct, mais amène à son habitude, Dubedat se présenta. M. le Commissaire tenait ouverts sur sa table quelques numéros des « Ecrits », et, sans explication, le pria de lui exposer les desseins de sa Revue. Fronçant le sourcil, M. le Commissaire l’écoutait parler de littérature.

  • — Oui. Mais il est question de politique aussi, là-dedans, de sociologie ? Je note des tendances socialistes, humanitaires, Monsieur   Une partie de la pensée philosophique de M. René Ghil va à la sociologie, il est vrai, dit Gaston Dubedat. Certains articles, de M. Eugène Thebault par exemple, marquent de pareilles tendances. Mais tout demeure dans le domaine philosophique : nous ne nous occupons pas de politique  Bien. Mais, vous avez plusieurs étrangers parmi vous, si ce sont de vrais noms : Verhaeren, Stuart Merrill, Knopff ? Voulez-vous me renseigner sur eux ? Gaston Dubedal le renseigna amplement, et comprit que, mis en éveil par la presse, inquiet de certain hermétisme verbal et de l’allure qui lui paraissait étrange de quelques noms, le zélé gardien de la tranquillité publique avait été tout près de soupçonner notre Revue de n’être qu’un organe dangereusement internationaliste ! L’anecdote m’en rappelle une autre où intervient aussi la vigilance du pouvoir, quelques années plus tard  et à Constantinople ! Une Etude de mes théories et de mon œuvre alors en partie parue avait été présentée au préalable à la Censure, selon l’usage, par son auteur, Mme Zabel Essaïan. (Jeune, mais de nom dès lors notoire en la littérature Arménienne, Mme Zabel Essaïan s’est depuis acquis une grandissante renommée dans le Roman, en même temps qu’elle date particulièrement son action, d’avoir, pour les Lettres Arméniennes, harmonieusement équilibré en unité décisive la vieille langue et ses variations plus ou moins hasardeuses. D’elle désormais, la moderne langue littéraire est le plus sûrement déterminée).

Elle attendait donc le visa, quand elle reçut convocation du Pacha délégué à la Censure. Il la reçu le plus gracieusement du monde, avec respect et compliments, et en vint à la question. Les nouveautés de ce poète Français l’avaient vivement intéressé, mais surtout sa conception du développement de l’univers matériel vers une spiritualité éternellement accrue. Et tout à coup, préoccupé visiblement d’une pensée intime, il dit à Mme Zabel Essaïan :

  • — Mais, s’il vous plaît, cette Ellipse ?… je crois comprendre que c’est là un signe irréel, un dessin géométrique selon quoi le poète rend saisissable le mouvement du Monde, son développement vers le progrès, avec cependant des arrêts et des régressions de ce progrès ?
  • — Votre excellence a merveilleusement compris.
  • — Bien. Mais, ce dessin géométrique vaut également pour le développement de chaque être humain ?
  • -certainement. Pour M. René Ghil la loi est la même.
  • — Et la même pour les peuples, sans doute ?
  • — La même, Excellence.

L’Excellence s’interrompit un instant :

  • -vous connaissez peut-être M. René Ghil ?
  • -je l’ai connu à Paris, oui, et longtemps…
  • — Alors, dites-moi, aime-t-il l’Orient ?
  • — Des passages mêmes de mon article répondent à la question. Bien que partant de la Science occidentale, sa pensée philosophique s’apparente aux philosophies orientales, et tel de ses livres prédit même et évoque un lent mais immense réveil des contrées d’Orient.
  • — Alors, il nous aime ?
  • -certainement, Excellence.
  • -vous pourriez donc me dire à quel point de l’Ellipse il place la Turquie ? Demanda-t-il avec presque de l’anxiété.
  • — Voici, Excellence, là, presqu’à l’extrémité, assura-t-elle avec aplomb…

Le Pacha eut un sourire d’aise et d’approbation et séance tenante apposa le visa ! L’Article parut en la Revue « Dzaghik » (la Fleur) du 20 mars 1904.

X — (1890-1891)

Autres revues : la « Plume », les « Entretiens politiques et littéraires », le « Mercure de France » — Intellectualité, anarchie et idées sociales — Les poètes ésotériques
L’incident Sarcey-René Ghil et la presse : article d’Arsène Alexandre, Lecon à Sarcey §

Pour le numéro de Mars 89 de la « Revue indépendante », François de Nion, désireux de soumettre à ses lecteurs des théories sur lesquelles la précédente Direction avait gardé le silence m’avait demandé un Article étendu, commentaire à l’édition de 88 du Traité du verbe. Il reparut le mois suivant en une Brochure à couverture rose, et connut nombreusement à son tour les appréciations diverses de la Presse quotidienne qui, par habitude, se hérissa devant cette écriture soi-disant « hermétique »  pourtant voulument simple et courante. Mais d’aucuns admirèrent le rose de la couverture ! Tel passage en eût pu plaire, qui rendait hommage à Sully-Prudhomme : mais en tant que précurseur d’une poésie philosophique se souciant de la Science, tout en s’en écartant immédiatement vers des rêveries spiritualistes. Et il ne plut ni aux Parnassiens, ni aux Symbolistes — qui au même temps déniaient même du talent à l’auteur du noble et tendre poème Bonheur, qui venait de paraître. L’Article de « l’Indépendante », réduit en des parties, augmenté en d’autres selon les nécessités d’actualité et à mesure de parution des premiers livres de l’Œuvre, me devint ainsi qu’un thème général à répondre aux demandes de Résumés particuliers de mes théories, qui durant deux ou trois années produisirent de province et de l’Etranger…

 

Nous entrions en la grande lutte. L’heure était superbe, d’activité et d’orgueil. L’on a vu que durant ces années, l’attaque me pressait de tous côtés et incessamment surgissante : il me semblait que m’animât une vie multiple et allègre. « J’ai le temps, et mon temps viendra ! » se terminait l’Article en question. Et cette assurance, par endroits troublait cependant le sarcasme et les négations. Qu’entendions-nous par là ? J’en trouve la précision en une Réponse à un article de la « Pléiade » de Bruxelles qui ne laissait de parler de mon « avidité de gloire ou de tam-tam », tout en prédisant : « A notre avis il ne laissera guère de trace dans la poésie de ce temps, sinon pour avoir pressenti certains procédés secondaires que d’autres — après les avoir polis — appliqueront peut-être. » Je répondais : « Quant à la gloire ! Je ne l’attends pas. Mais en cet avenir de devoir, rationnel, moral, mon vœu serait qu’il fût dit que j’ai fait pour le Mieux. Je travaille pour ces temps (15 Mai 1890).

Je précisais encore cette parole orgueilleuse — et si humble par devant moi  en allusion aux regrets de Rémy de Gourmont (Livre des masques) assurant qu’au prix de quelques concessions, de quelque renoncement, la plus grande renommée m’eût été acquise avec la plus vite action. Je disais en le volume de vulgarisation : De la Poésie scientifique, en 1909 : « Je me suis simplement appliqué à moi-même la règle morale qui ressort de cette doctrine, d’avoir tendu selon toutes les puissances, accrues de culture, qui étaient en moi, à l’art le plus complexe et le plus complet lié en la plus solide unité qui m’était possible, en le plus de volonté, en le plus d’effort… J’ai donc lutté, non en vain, pour lutter encore : car le développement de mon œuvre qui est loin encore de son terme, est un développement de lutte. »

Or, il me semble que c’est du sentiment que l’on avait plus ou moins conscience de cette volonté personnellement désintéressée mais implacablement dévouée aux idées qu’elle apportait  que se montra si âpre la lutte. Et du même sentiment, peu à peu par la suite, vint le respect, propice au silence où se peut ouïr la parole d’Alfred de Vigny : « les esprits paresseux et routiniers aiment à entendre ce qu’ils entendaient hier, même idée, mêmes expressions, mêmes sons : tout ce qui est nouveau leur semble ridicule, tout ce qui est inusité, barbare. »57

 

… Jetée en la mêlée sans desseins préconçus, cette année 89 parut la Revue la « Plume », qui, vaille que vaille, d’un éclectisme capricant et pour ce même, représentative du meilleur et du pire selon le hasard ou ses intérêts immédiats, dépassa l’intelligence assez courte quoique rusée de son directeur, Léon Deschamps. En vertu de cette incohérence à raisons multiples, « la Plume » tour à tour me répudia (ainsi commença-t-elle) ou me prôna une lettre de Mars 90, par exemple, son directeur m’annonçait qu’il publiait mon portrait avec une Etude de Stuart Merrill, « étude qu’il compléterait, s’il était nécessaire » ! Et pour m’assurer sans doute qu’il en était très capable, il protestait que ma « théorie était absolument claire, et qu’il se chargerait, en vingt-cinq lignes, de la mettre à la portée de tous » ! Fort heureusement, le superbe Article que me consacra Stuart Merrill et qui souvent a été rappelé, se passa des vingt-cinq lignes de Léon Deschamps. Lettre vraiment curieuse, Deschamps me parle de son « Œuvre future »   « Je pense, somme toute, comme vous, concède-t-il : seule, me trouble votre forme. D’ailleurs, d’ici quelques mois, mon intention est de publier un Manifeste dans lequel vous trouverez nombre de points se rapprochant de votre Méthode si hautement littéraire. » (Demain ne nous apporta de Manifeste : et l’Œuvre resta future : étant donnés « les nombreux points se rapprochant de ma Méthode », il m’était à craindre sans doute un pillage nombreux !) Il terminait sur une note d’un autre ordre, me parlant du livre de Verlaine, Dédicaces, qu’éditait par souscriptions la Revue…

« Dédicaces est, non pas un succès, mais un triomphe pour notre Revue, la seule qui tienne actuellement la Bannière littéraire de la Jeunesse ! Sur les 350 exemplaires, 280 sont souscrits : les 20 et les 5 francs sont épuisés, il ne reste plus que des 3 francs  ce qui veut dire que d’ici deux semaines Dédicaces sera introuvable. Avec ce simple livre édité par la « Plume », Verlaine a touché plus qu’avec toutes ses œuvres passées !! Aussi nous allons continuer la série : Mallarmé, Rimbaud, Louis Dumur, Charles Morice, Edouard Dubus, vont suivre  sans compter les œuvres complètes de Verlaine. Il fait une noce effroyable, l’auteur de Sagesse.Je lui ai donné en une semaine six cents francs : il a tout mangé. Je vais serrer la vis ! » Deschamps pouvait-il publier les œuvres complètes de Verlaine ? En tout cas, Verlaine, pour Dédicaces, passait au moins sur la reconnaissance qu’il devait à son éditeur Vanier qui ne dit rien mais, n’en pensait pas moins, et à qui en cette lettre, le Directeur de la « Plume » donnait encore en passant un coup de patte très immérité. Hélas ! en Septembre, Deschamps, quoique « pensant comme moi », consacrait un numéro spécial aux « Décadents » (s’étant promu chef d’Ecole le candide instituteur d’antan, Anatole Baju) où de haut me donnait des leçons et me rendait au, néant celui que Laurent Tailhade nommait « cet Anatole, si Baju » ! Puis tout se rompit en 91, alors qu’en une polémique entre George Bonnamour et le directeur de la « Plume » il me parut équitable de prendre parti pour le premier. Or, disons que, pourvu que l’on soit averti d’autre part pour se reconnaître en tel désordre où l’art voisine avec l’arrivisme, et aussi le mercantilisme, la collection de la « Plume » de Deschamps demeure très intéressante surtout en plusieurs de ses numéros spéciaux. Encore que la vraie trouvaille de réclame aient été les Banquets de la « Plume », enthousiastes ou houleux, que tour à tour présidaient des Aînés plus ou moins reconnus, tels François Coppée et Hérédia, ou quelque Moréas — que présida après des hésitations réitérées Emile Zola lui-même, qui avait dit que « le Symbolisme est le dernier coup de queue de l’Idéal ».58 En quoi d’ailleurs, nous l’avons vu, il était d’accord sous une directe et irrévérencieuse image avec l’auteur du Chemin de velours Rémy de Gourmont)…

Le directeur de la « Plume » se montrait très osé de dire qu’en l’année 1890, sa Revue, « seule, tenait la Bannière littéraire » ! Rappelons que les « Ecrits pour l’Art » reparaissaient depuis novembre 88, leur existence attestée par les attaques qui les attendaient mensuellement ! Et la « Revue Indépendante » sous la direction Savine-François de Nion depuis plus d’un an mène rationnellement une action critique qui démontre se réduire à des éléments épars d’idéalisme et de mal néo-mystique — en haine et en impuissance de la vie et d’un monde nouveau d’idées et d’aspirations — tout ce qui s’enrêve et se dupe soi-même très souvent, sous le mot Symbolisme.

Il sied de relever que là, l’on sait en même temps le devoir de solidarité, même à l’égard de l’adversaire. Et si, au numéro d’Août 91, Abel Pelletier59 apprécie sévèrement le mot étrange mais où l’état d’âme du pessimisme idéaliste se dénonce » : L’immoralité absolue, c’est la joie de vivre » (Rémy de Gourmont)  précédemment, en tête de la revue, George Bonnamour ardemment avait protesté contre la mesure qui privait de son emploi au Ministère de la Guerre, de Gourmont, pour avoir écrit qu’il ne sacrifierait pas à l’idée de patrie son petit doigt gauche… D’ailleurs, l’année précédente, en Décembre 89, le même souci de proclamer l’indépendance de l’écrivain avait opéré une même et plus large union lorsque le Ministre de la Guerre encore, demanda des poursuites contre le livre de Lucien Descaves60, Sous-offs  « Depuis vingt ans, disait la protestation (Figaro, 25 Déc.), nous avons pris l’habitude de la liberté. Au nom de l’indépendance de l’écrivain, nous nous élevons énergiquement contre toutes poursuites attentatoires à la libre expression de la presse écrite. Solidaires, lorsque l’art est en cause, nous prions le Gouvernement de réfléchir. » Et, parmi la cinquantaine de signatures, l’on trouvait les noms de Daudet, Zola, Goncourt, Ohnet, Bergerat, Richepin, Becque, Bourget, Banville, de Porto-Riche, J.-H. Rosny, René Ghil, Barrès, François de Nion, Abel Hermant, Céard, Bauer, Jean Ajalbert, Gustave Geffroy, etc. (Il est à noter cependant que, Barrès excepté, manquaient les noms du « Symbolisme. ») Et deux nouvelles Revues paraissaient cette même année : les « Entretiens politiques et littéraires »61, avec Francis Viélé-Griffin, Paul Adam, Henri de Régnier, et aussi Bernard Lazare, et le « Mercure de France », qui seul de toutes les Revues de cette époque allait survivre à la période des luttes en évoluant et s’élargissant vers un éclectisme de grande Revue, de Magazine même, mais sans se départir de sa haute tenue d’art. Au premier numéro des « Entretiens » Viélé-Griffin exposait à son tour sa conception du Vers libre qui, ne s’éloignant guère des aperçus donnés par Kahn en 88, se résume en la substitution aux arrêts de mesure et de césure classiques, d’une multiple accentuation Rythmique  avec, également, visibilité de ces accentuations au gré de la sensibilité du poète, par des retours à la ligne. Somme toute, en les deux maîtres du Vers-libre, le précepte continuellement mis en pratique désormais, de Théodore de Banville : « Le Poète coupe son vers comme il l’entend. » Les « Entretiens » étaient aussi politiques. J’avais, dès mon premier livre, puis aux éditions successives du Traité du verbe(devenu En méthode A L’Œuvre en 1891), et en traitant de la matière de cette œuvre revendiqué pour la poésie la nécessité d’entrer au domaine sociologique. Aux « Ecrits pour l’art » la tendance est d’une sociocratie améliorante par voie d’évolution intellectuelle et morale, et c’est également sur l’évolution que s’appuie le concept social à la « Revue Indépendante ». Les « Entretiens » venus a de mêmes préoccupations, mais dédaigneux de ces « naïfs qui aiment à dire que la morale et les sentiments progressent » (Paul Adam), s’en vont plutôt vers quelque prédilection d’aristocratique Anarchie. « L’Anarchie au nom de l’Idée pure », dira à quelque temps de là Camille Mauclair.

Flottante, évidemment, cette idée Anarchique, et mêlée d’éléments très disparates. C’est ainsi qu’en Juillet 1891, Paul Adam, excipant de ce que « tout les vingt ans une saignée est nécessaire », demandait la Guerre, « immédiate, acharnée, définitive… » Ses déductions étaient surprenantes. Il espérait que, vu l’énorme matériel de tuerie (ce qui n’était que raison à le contredire), une Puissance l’emporterait sur toutes les autres, et alors, imposerait-elle le désarmement général, mais auparavant « ce peuple vainqueur aurait l’énergie d’utiliser ses armes contre l’oligarchie Bourgeoise, et l’Argent » ! Raisonnement certes trop simpliste : les peuples ·victorieux ne se révoltent pas contre ceux qui leur ont donné le vieil orgueil de la victoire, et la Puissance qui a dompté l’ennemi ne songe qu’à se tenir prête à dompter les revanches. Et il me semble qu’en tout ceci, il était plus d’inconsciente réaction et de nationalisme au sens politiquement étroit de demain, que de révolution et d’idéal anarchique. Il était logique, d’ailleurs, que, s’il vint à se soucier des idées sociologiques qui s’agitaient généralement alors, « le Symbolisme » — de sentiment individualiste, disions-nous, et de sensibilité mystique tout naturellement s’éprît du rêve anarchiste qu’il pouvait interpréter selon son vague et verbaliste idéalisme, et vraiment « au nom de l’Idée pure ». La « Revue Blanche » marquait de pareilles tendances tandis que « l’Art social » qui parut également en 1891, se dénonçait socialiste, tendait à mettre l’art à la porte du peuple. De là partit peut-être l’idée réalisée plus tard sans résultats, appréciables, des Instituts populaires, et nous en relevons un premier essai, dont parle la « France moderne » :

« La Société du Progrès social continue la série de ses Conférences. Elle a successivement donné à ses auditeurs des causeries sur la « la Femme et l’Enfant dans l’industrie » (Mme Aline Valette), « Interventionnistes et Economistes » (Eugène Fournière) », le véritable Jésus-Christ » (E. Lasigne), « Néo-panthéisme » (Marc Amanieux), et tout récemment deux nouvelles causeries de Robert Bernier sur l’Art social.

Prochainement MM. Tabarant, L. Xavier de Ricard prendront la parole.

Ces conférences gratuites, publiques et contradictoires, commencent à forcer l’attention, et le nombre des auditeurs va sans cesse en augmentant.

Nous avons surtout goûté Robert Bernier qui, devant un nombreux auditoire, a parlé des écrivains et des poètes socialistes de la génération actuelle. Le conférencier a lu des passages des œuvres en prose de Descaves, Fèvre, Rosny, Jean Lombard, Xavier de Ricard, et des vers de Devoluy, l’auteur de Flumen Emmanuel Saïf, Jean Lombard, Jules Jouy, René Ghil, toute notre lyre enfin, si pleine de pitié pour les pauvres ». (5 mars 91)…

Journal hebdomadaire, « littéraire indépendant » et lui aussi anarchiste : « l’En dehors », de Zo d’Axa62. Assez littéraire pour avoir produit un ou deux Articles du lointain Henri de Regnier, par exemple, assez anarchiste pour avoir eu, en les personnes de son directeur et de deux rédacteurs attitrés, tout simplement, les Honneurs de la Cour d’assises ! Les Pouvoirs publics prirent-ils vraiment inquiétude de cette orientation de l’Intellectualité à une heure où les masses étaient travaillées politiquement par des idées avancées ? Joua-t-on d’intimidation, ou simplement la comédie de la providence qui sauve la Société occultement menacée ! Mais à un an de là environ, nous avions le « procès des Trente » où pêle-mêle avec des anarchistes plus ou moins avérés, des Intellectuels véritables vinrent répondre d’ignorés agissements qui, paraît-il, nous mettaient en péril ! Je ne retrouve plus les noms, excepté, présent en toutes les mémoires, du critique artiste de l’Impressionnisme, Félix Fénéon.

Je crois que tout le monde se retira indemne : ils étaient trop !… Mais le « Gaulois » avec des intentions peut-être moins innocentes que de reportage sensationnel, avait saisi l’occasion d’exposer en sa Salle des Dépêches les portraits de la plupart d’entre nous (de la collection des Hommes du jour) et, ainsi unis en une plaisante et inattendue communion, de les présenter aux sourcilleuses méditations des Bourgeois sous l’épithète collective : Les Intellectuels de l’Anarchie ! Là voisinaient Viélé-Griffin, Henry de Régnier, Gustave Kahn, Verhaeren, Moréas trop occupé à découvrir Ronsard pour politiquer, moi-même et d’autres…

Le procès de « l’En Dehors » par contre, emporta de légères condamnations. J’assistai à la représentation… Prévenu libre, Zo d’Axa était en retard et l’on avait donné lecture de l’acte d’accusation qui visait excitation à l’on ne sait plus quoi, quand il arriva. Barbe en pointe et cheveux d’un roux doré, grand, très élégant, d’allure Mousquetaire, il s’excusa en termes exquis tout en retirant ses gants gris perle, et, à son aise ainsi qu’en un salon, pria que l’on continuât. Il ne discuta d’ailleurs pas, avec l’air de dire qu’il était trop poli et respectueux de la Magistrature, pour contredire le Président, qui monologuait. Son avocat plaida  puis le Ministère public tonna, dénonçant cet homme cultivé et Bourgeois, oui, Messieurs ! Comme particulièrement dangereux… « Et savez-vous, Messieurs les Jurés, comment on vous appelle couramment dans cet « En dehors », s’écria tout à coupl’éloquent Avocat général ? On vous appelle les douze potirons ! ».

Zo d’Axa se leva alors avec un sourire, et malgré le Président, interrompit :

  • -je goûte autant que vous-mêmes, Messieurs les Jurés, la généreuse éloquence de M. l’Avocat général : cependant il sied de rendre à César ce qui est à César… Vous pourriez parcourir toute la collection de « l’En Dehors » sans trouver l’expression que l’on dit être tirée de nos pages : elle ne nous appartient pas  et c’est donc M. l’Avocat général lui-même qui vient à l’instant de l’inventer. Spirituelle saillie, dont nous sommes certainement incapables ! Et il se rassit, tranquille parmi l’émoi. Une heure après il prenait le train pour Bruxelles.

 

Le 1er Janvier 1890, c’était le « Mercure de France ». Fondateurs : Albert Aurier, Jean Court, Louis Denize, Edouard Dubus, Louis Dumur, Remy de Gourmont, Julien Leclerq, Ernest Raynaud, Jules Renard, Albert Samain  et Alfred Vallette, à qui étaient dévolues Direction et Administration. Le « Mercure », ainsi qu’il était dit au premier numéro prenait la suite de la « Pléiade », deuxième série, et dans la pensée de Vallette devait en haut éclectisme devenir la Revue représentative de toute l’actuelle littérature.

J’avais connu Vallette au « Scapin », en 1886, tel qu’il demeure : le plus cordial des hommes, aimant passionnément les lettres sous les apparences d’un optimiste scepticisme, pince-sans-rire, grave et méticuleux même, mais de vision large avec de lentes prudences. Et c’est pourquoi il sut diriger et littérairement et administrativement le « Mercure » de telle manière, que, disions-nous, le « Mercure » survécut à l’heure où toutes les autres Revues de lutte n’eurent plus qu’à disparaître. Manoeuvre de main de maître, se délestant à temps du poids d’Ecole, il parvint sans presque d’aheurts à son destin de grande Revue, de publication générale. Le « Mercure de France ». C’est le génie patient d’Alfred Vallette.

En 86, Valette songeait encore à la littérature pour lui-même. Il avait un Roman, d’étude plutôt naturaliste, (Monsieur Babylas, qui parut plus tard. sous le titre Le Vierge) : une Revue, puis une seconde (le « Scapin », il me semble) l’une et l’autre moururent avant qu’en terminer la publication ! Mais dès lors il méditait quelque chose, et peut-être me parla-t-il à ce moment d’une reprise possible du titre si précieusement désuet du vieux « Mercure de France ». Or, Valette n’était pas homme à partir à la légère, il sut attendre.

Au départ, en 90, les directions de la Revue sont encore très, vagues, mais elle est certainement de sens idéaliste, et, avec le Gourmont d’alors, peut-on dire de tendance mystique. Au surplus, Aurier, comme Charles Morice, se décèle Lamartinien, Dubus tient de son admiration pour Verlaine et Baudelaire. Dumur qui dans son Recueil de poèmes La Neva propose curieusement une prosodie où il tente de traiter selon la Grecque et la Latine notre métrique, s’en va vers le Roman. En critique, Gourmont parle très mal de Maupassant, plus mal encore parle de Zola le poète des Cornes du faune, Ernest Raynaud : « Zola, c’est Nana, dit-il ; c’est le symbole de sa vie publique, à cette courtisane, de lettres ! ».C’est le temps, d’ailleurs, où le « Mercure » ne rend pas compte de la Bête humaine, parce que « personne. n’a eu le courage de lire le livre ». Ernest Raynaud, poète « roman » avant la lettre, exalte d’autre part Maurice du Plessys de qui l’on connaît trois ou quatre sonnets, mais qui publiera plus tard un Premier Livre pastoral dans le goût de la Pléiade et ainsi dédicacé: « A Homère, à Pindare, à Méléagre, à Virgile, à Stace, à Naugérius, à Ronsard, à La Fontaine, à Vigny  en la personne de Jean Moréas, poète Français ! ».Nous étions à l’heure où Moréas, revenu de Hugo et de Baudelaire, disait : Pindare et Moi ! en attendant Ronsard et Racine : ce « pélerin passionné » découvrait successivement toutes les littératures et tous les temps — et sans se rencontrer soi-même. En ce qui me concerne, le «.Mercure » avait pris position dès son n° d’Avril, par quelques lignes de Vallette à propos du Meilleur Deveniret du Geste ingénu : « Où l’ombre d’une poésie à extraire de là (la Matière en perpétuel devenir) ? demande-t-il. Je ne parle que d’après le concept de l’œuvre, car l’œuvre elle-même m’échappe. Même intelligible aux lettrés la poésie philosophique de M. René Ghil ne saurait être qu’un long et lassant ressassement des origines de l’homme, de ses transformations accomplies et devant s’accomplir. Quant à l’Instrumentation, l’auteur connaît mon avis sur ce point : nier les correspondances de l’idée, du sentiment, de la sensation ou de la chose même, au son, serait aussi puéril et vain que de tenter en donner les lois. » Là est le thème à l’égard de la Poésie scientifique, qui sera repris, développé, arrangé, très souvent avec moins de courtoisie, par les uns ou les autres du « Mercure », à mesure qu’il deviendra l’organe militant du Symbolisme. En dehors du point de vue littéraire, les souvenirs amis entre Vallette et moi perduraient. Je lui adressais personnellement toutes Réponses qui me paraissaient nécessaires aux attaques trop erronées ou trop vives  réponses également trop vives que sans délai insérait-il. J’ai ainsi appartenu moi aussi à la rédaction du « Mercure de France » ! Fidèle m’était également le poète de grande sincérité, qui ne paraîtra instable en ses directions que pour avoir eu souci de multiples aspects de la Beauté à mesure qu’ils se révélaient à lui et qu’en était admirativement entraîné son talent tout de spontanéité, Ernest Raynaud. Je lui avais écrit mon plaisir de la lecture de son délicat, naturiste et musical volume Les Cornes du faune qu’il m’avait adressé, et il prenait prétexte pour une lettre vraiment adorable. « Je vous soupçonnais (pourquoi ? mais la vie est-elle logique ?) hostile. Vos diatribes vigoureuses contre les gens qui m’entouraient ne pouvaient que me tenir en mes erreurs. Je saisis cette occasion de vous exprimer mes sympathies, et que vous sachiez que de son obscurité, une âme vous suivait et vous aimait. » En une autre lettre de Février 91, il me parle « d’inimitiés encourues » à mon propos, proteste qu’il a écrit au « Mercure » sur mon intensité musicale, et qu’aussi il a recueilli en ses vers, dans les poèmes dont quatre ont paru au même « Mercure », quelques-unes de mes attitudes. Il m’annonce une Etude sur moi et qu’il va avoir à parler de mes livres en cette Revue, « non sans la dévotion qui sied ». Il termine : « Ne vous inquiétez pas des quelques insultes de l’« Ermitage « et d’ailleurs, les vraies âmes vous sont acquises. » (A l’« Ermitage », revue idéaliste naturellement, un Saint-Antoine avait simplement assuré ceci : « La personnalité de M. Ghil, pour encombrante qu’elle soit, ne tient aucune place en art. »)

 

J’ai transcrit ces lignes pour situer le plus du « Mercure « des deux premières années au regard de la « Poésie scientifique »  mais aussi pour montrer, par un exemple précieux de quelle matière vibrante, de quelle vertu d’art, de quelle capacité de modestie et de dévouement étaient nombre de talents d’alors. Mais d’autre part, les « Ecrits pour l’Art » en apportaient une preuve émouvante, et continue…

Parti avec ces noms qui s’inscriraient aux pages de l’Histoire de cette époque : Remy de Gourmont, Ernest Raynaud, Jules Renard, Albert Samain, Louis Dumur »  le « Mercure de France » de par les éléments idéalistes qui sont en lui, tout naturellement attirera à lui tous les poètes du Symbolisme : c’est Pierre Quillard, Ferdinand Hérold, André Fontainas  Fontainas issu de l’art Mallarméen qu’il paraphrasera ainsi : « L’homme est le créateur unique de l’univers splendide », peut-être impressionné par Verhaeren, mais d’une vibrance émotive qui lui est propre, contenue, dont l’ampleur mollit de mélancolie et de la vanité du désir : cependant que plus tard il surgira, vivre pour vivre, au puissant attrait universel de la lumière qui lève le monde. (Récifs au soleil (1922)… Malgré l’idéalisme Symboliste, peut-être s’apparente-t-il à Verhaeren par la vision, la sensation naturiste des choses. Mais, pour dire que naturellement il sent ainsi, il est curieux — étant donnée la suprême négation de tout le « Symbolisme » — de citer sur Zola un passage de la lettre que m’écrivait André Fontainas à propos de ma Légende d’âmes et de sangs, 1885 : « Vos vers tourmentent le cerveau, ils chantent, ils frémissent, ils hantent. Ils vivent !… Vous dite superbement votre Programme — et fort justement — dans votre Préface… Que vous avez donc raison aussi de donner à Zola, à Goncourt, et surtout à Mallarmé cet éblouissant inconnu dédaigneusement délaissé, la place qu’ils doivent occuper ! Plusieurs fois aussi, j’avais songé ainsi. Et combien vous donne encore raison cet exubérant Germinal que nous venons de voir paraître. Zola, un prosateur vulgaire et terre à terre, allons donc ! Ils ne l’ont donc pas lu, et qu’est-ce alors ce riche débordement de sève nouvelle dans les veines de ses déshérités ? »

Viennent ensuite Stuart Merrill, le vivant Paul N. Roinard, et ; lorsque les « Entretiens politiques et littéraires » ne seront plus, en 1893, Henri de Régnier et Viélé-Griffin, les deux gloires du « Mercure de France » qui l’année suivante se monte en Société en participation, et, avec les noms nouveaux de Mauclair, Mockel, André Gide, Pierre Louys, Adolphe Retté, de Souza, Gabriel Mourey, Henri Albert, révélateur de Nietzsche, et d’autres, représentera le thème et toutes variantes de l’Ecole Symboliste. Mais d’un particulier et presque éphémère remous parmi le « Symbolisme », voici d’une genèse de poètes et d’écrivains ésotériques  mages et occultistes. Genèse qui n’avait rien de spontané, et que nous avions prévue des éléments de sensibilité qui constituaient l’incompressible Idée Symboliste : spiritualistes, sataniquement chrétiens, dirions-nous, et imprécisément mystiques  évasion vers on ne sait quel au-delà. Lassitude à porter la Vie, « immense fatigue »63 ! avait dit Remy de Gourmont. Cet état d’âme s’était créé de Baudelaire, de l’Axel de Villiers d’où autant que de Barbey d’Aurevilly sortait Joséphin Péladan, le Sâr Péladan, Mage sans prestiges, mais nombreusement et superbe écrivain. Stanislas de Guaita, ami de Barrès, sera l’initiateur. Il avait publié en 83 et 85 deux volumes de vers imprégnés de Baudelaire, quand le Vice suprême de Péladan, raconte Ernest Raynaud (la Mêlée symboliste) lui révéla sa vocation : « Le voilà possédé du démon de l’occultisme. » Il va tenter de retrouver la vraie Doctrine hermétique. Les adeptes se pressent autour de lui, et naît l’Ordre de la Rose-Croix (qui aura même son Salon de peinture). De Guaita en est le Grand-Maître. Les principaux poètes et écrivains ésotériques sont Albert Jhounet, Victor Emile Michelet, Péladan, Jules Bois, Léon Bazalgette, de Braisne, Quellien, Joachim Gasquet : leur Revue est « Psyché », que dirige Michelet. « Ce que veut être la Revue, lit-on au premier numéro, le dessin de son Frontispice l’indique : Sur les flancs du taureau ailé, elle va des mystères antiques aux mystères modernes, vers l’île de la Seine élue pour contenir la fatidique Arche d’Isis » Nov. 1891).

 

Des matinées sont organisées : l’élément mondain se pâme à la parole des Mages. Quant à la Presse, ce lui est nouvelle occasion de· patauger dans l’incohérence  Par exemple, elle annonce : « Nos Mages ! Une matinée originale ! Elle est organisée par Mme Augusta Holmès64, avec le concours de Sarah Bernhard, pour une Revue spéciale qui traite des sciences occultes. Le programme annonce des causeries par des Mages, pendant les entractes. Le Sar Péladan Mage… uscule de première classe exhibera sans doute son auguste et phénoménale entité ? Il égrènera pontificalement des paroles-perles, dans le goût asiatique. Voici pour votre gouverne un avant-goût du régal promis. J’emprunte cet échantillon au maître des maîtres, à celui qui regarde de haut Joséphin lui-même. J’ai nommé M. René Ghil. L’apôtre, en une vision, suit les phases de l’évolution poétique-scientifique de lui procédant : il aperçoit les philosophes, les poètes de l’ère nouvelle, et dit… ». Suit un extrait d’Article sur le devoir social du poète, qui naturellement n’a rien à voir avec le Magisme. Et l’on conclut : « Après cela, peut-être est-ce montrer de la naïveté que de vous prendre au sérieux. Certains vous regardent, sans respect, comme des bonzes pédantesques, des augures se retenant de rire, héritiers directs des mille et mille poseurs de lapins que révèle l’histoire des religions. » (Le « Soir », 17 avril 90).

D’autre part, l’on écrit que Paul Adam est le maître de l’Ecole mystique…

Mais, puisque de temps à autre nous relevons l’état d’esprit de la Presse et montrons son scrupule de documentation, donnons un extrait d’un quotidien de Province, au hasard des petits papiers élégants. Du « Petit Bourguignon », si l’on veut, du 30 Mars 1891 :

« Vous reconnaissez-vous au milieu des cent écoles littéraires qui, depuis quelques années, se disputent la bonne place au soleil ? Victor Hugo mort, les Parnassiens à l’Académie, les petits se sont mis à danser la ronde de la délivrance.

Moréas, en pèlerin passionné, rénove les verbes anciens, extirpés de Montaigne ou d’Agrippa d’Aubigné. Pour le comprendre, il faut une clef : quelques méchantes langues prétendent que le poète prête la sienne, qui est une clef de Garangeot. Verlaine déambule de l’hôpital au café François Ier : dans le trajet, il fait des helminthes dont quelques-uns sont, à la vérité, très beaux. Moréas se dit « SYMBOLISTE ». Verlaine accepte le titre de « DÉCADENT ». René Ghil, lui, cumule : il est « Evolutif instrumentiste ». Ne croyez pas qu’il joue du trombone dans les bals du dimanche, non, son instrument est le dictionnaire, avec ses marges. Il complète Larousse et tripatouille Littré. —

Charles Morice affirme que son ami Moréas est un excellent écrivain, auquel il ne manque que des idées. Péladan a fait le tour de toutes celles qui existent : il a pénétré le sens abscons des Pentacubes de Salomon et du livre de Jamblic. A ceux qui s’étonnent de cette puissance cérébrale, il répond, avec une désinvolture adorable, qu’il est mage, et que pour être mage, il faut, au minimum, du génie, du caractère, de l’indépendance. P. Adam a écrit Chair molle, où il s’agit d’un couvent spécial, aux contrevents verts  le rêve de Jean-Jacques. Puis il a brisé la courge naturaliste sur laquelle il tapait et a pris un luth aux cordes tressées avec des fils de la Vierge. Encore, Maurice Barrès qui cultive son Moi  avant de le toucher  Mallarmé et Baju, Arthur Rimbaux, Mostrailles, (?) Lafforgue, Stuart Mérill… J’en passe et des moindres ! Tout ce monde grouille, en secouant des castagnettes et des banderoles, le coup d’œil est pittoresque. C’est la foire des mots et des pseudo grands hommes »…

Nous eûmes propagé par les multiples Gazettes de France un plus grand émoi : la grande colère de Sarcey !

« Hier soir, commence Victor de Cottens65, « Voltaire » 16 Février 1891), dans les tavernes où s’échafaudent les gloires modernes et les piles de soucoupes, dans les fumées de l’encens et la fumée des pipes, la grande colère de M. Sarcey motivait des conversations animées et suggestives. C’est l’événement du jour, un événement bien parisien. ». De quoi s’agit-il ? Fernand Xau66 va nous l’apprendre qui, dès, la prime rumeur, est allé interwiever le grave critique :

« Or, hier matin, passant vers onze heures devant le n° D9 de la rue de pouai, je m’avisai de sonner.

— M. Sarcey est là?

— Oui, monsieur…

Pendant que mon nom lancé du vestibule, dans un acoustiqu, va frapper au deuxième étage l’attentif tympan du maître, je monte les escaliers. Preste comme un rat, un petit bonhomme, de cinq ans peut-être, passe en flèche entre mes jambes et, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf ! il est là-haut, dans la bibliothèque. Je l’entends crier mon nom avec une très amusante netteté. Au moment où j’entre, M. Sarcey, de la bonhomie plein les traits, enfle sa voix en tonnerre et profère comiquement, le bras étendu :

— Comment ! petit malheureux ! c’est dans pareille tenue que tu entres ici ! Mais tu es le déshonneur de tes parents ! Le petit malheureux » est, en effet, assez sommairement vêtu d’un pantalon dont les bretelles se croisent sur une chemise de flanelle. Mais l’objurgation ne l’a pas ému, et c’est en souriant qu’il tourne vers moi une large face embuée d’un sang visiblement riche et dans laquelle le front, les yeux, le nez et tous les traits crient puissamment : « Je suis de la famille, vous savez, vous ! »

— Veux-tu bien te sauver !… Asseyez-vous donc, monsieur, et veuillez me dire ce qui vous amène.

— Voici, cher maître. Vous ignorez probablement — si bien informé que vous soyez à l’habitude que quelques jeunes gens, pour faire la pige à Antoine, ont monté une entreprise dramatique et officient bien loin, bien loin, dans les champs, au-delà la rive gauche — Ah ! oui. Je sais. Continuez, je vous prie — Peut-être ignorez-vous que ces jeunes seïdes de l’art dramatique out nourri et nourrissent encore le projet de vous… hum

— De me… ?

— De vous embêter   Je vous passe le mot.

— Grand merci.

— En quoi faisant ?

— En montant une pièce qui est de vous. Ils espèrent, en la jouant, vous jouer en même temps un mauvais tour.

-je vous avouerai que je ne comprends pas très bien. Et d’abord, je n’ai jamais fait de théâtre. Pardon, cher maître, et Risette, s’il vous plaît ?

— Risette ? Quelle Risette ? Mais l’unique Risette ! Risette, ou Les Millions de la mansarde  Mais cette pièce est d’About

-elle est d’About, d’accord ; mais n’est-elle pas aussi de vous un peu ? L’on aurait découvert une édition sur laquelle votre nom s’étale  Ces jeunes gens mentent, et voilà tout. Pourquoi eussé-je signé ? About était connu. Je ne l’étais aucunement. Je venais d’arriver à Paris. J’avais, il est vrai, tout comme un autre, en cartons, des projets dramatiques. J’avais même des projets de romans, toutes sortes de projets. J’en ai des monceaux : chez moi. Et je n’en fis jamais rien, parce que je trouvai,. sans guère tarder, mon chemin de Damas, qui était de faire de la chronique et de la critique de théâtre.

— C’est fort bien, mais on se fait une véritable fête de mettre votre nom sur le programme. Cependant, on craint que vous ne vous y opposiez.

— Et pourquoi donc ! Si cela les amuse, je n’y vois, pour ma part, aucun obstacle, et tout cela m’est bien égal ! Oui, mais, le projet s’aggraverait de cette circonstance : Risette serait donnée avec un prologue ÉCRIT PAR M. RENÉ GRIL !!!

— Encore un coup, qu’est-ce que ça pourrait bien me faire ? Ces jeunes fumistes espèrent-ils que je sortirai de mon calme pour si peu de chose ? »

Puisque j’avais ramené l’attention de M. Sarcey sur l’attitude des « Jeunes » à son encontre, je me plus à en causer un peu avec lui, et, en quatre paroles, aussi dépourvues d’amertume que pleines de jovialité, il me résuma son sentiment sur la question : Mais en quoi voulez-vous donc qu’ils me touchent, ces jeunes-là ? Dites-leur bien, à tous ces morveux de l’écritoire, qu’ils sont vraiment par trop outrecuidants, s’ils pensent que j’ai l’oreille à leurs sifflements de vipère. Pour parler carrément de tout ce qu’ils peuvent imaginer contre moi, vous entendez bien, je m’en fous — oui, je m’en fous ! (« Echo de Paris », 15 Février 91.)

Jovialité, soit ! « Vivacité et rigueur de langage surprenantes », appréciait un autre. Et de vrai, « notre Oncle » ainsi qu’on l’appelait en certaines Revues et qu’on l’interpellait pendant les entractes du Théâtre d’Art de Paul Fort, notre Oncle sans le vouloir paraître était exaspéré. La preuve en est, que le lendemain il se donnait la peine de revenir sur l’interview de Xau, et de préciser ses paroles :

« — Mon interviewer me demanda si je ne m’opposerais point à ce que mon nom parût sur l’affiche, si je ne répondrais point au prologue qui devait, me disait-il, être écrit par M. RENÉ GHIL :

-moi, m’écriai-je, répondre à René Ghil allons donc ! ce serait grêler sur le persil. Je veux bien croiser la, plume avec Emile Zola, avec Daudet, avec Henri Becque ! Mais là, vraiment, perdre mon encre à des polémiques avec d’illustres inconnus, pas si sot. Et puis je ne leur en veux pas, du tout. Je vous avouerai même que c’est toujours un plaisir nouveau pour moi, quand j’ouvre une de leurs revues, de m’y voir traité de vieux crétin ou de triple idiot. C’est une politesse à laquelle ils ne manquent guère. Quand je les vois si enragés, je me dis avec une joie intime : Allons ! petit bonhomme n’est pas mort ! Le jour où ils cesseraient de m’injurier, le jour où je passerais Bouddha, ce jour-là, ce me serait un avertissement de faire mes paquets. Je ferai tout mon possible pour les enterrer, ce sera bien plus drôle. Je lui dis tout cela et beaucoup d’autres choses encore, mais toujours riant, blaguant, avec cette robustesse de bonne humeur dont m’a gratifié l’indulgente nature. Le lendemain, on m’apporte l’interview qui avait paru dans le journal où écrit M. Fernand Xau. Que voulez-vous ? C’était cela, et ce n’était pas cela. J’avais dit, ou à peu près, tout ce que M. Xau me mettait dans la bouche : mais l’accent n’y était plus. J’avais l’air, dans ce compte rendu, d’un auteur piqué et furieux, qui piétinait rageusement ses ennemis. Exact, si vous y tenez, mais vrai, non pas.

Je ne retrouvais dans cette conversation ni mon tour d’esprit, ni mes formes de phrases, ni ma gaieté, ni surtout mon indifférence » (« xixe siècle » 17 février).

Bien entendu, Chroniques et Echos recueillirent avec allégresse l’expressive exclamation, d’ailleurs très pittoresque : Répondre à M. René Ghil ! ce serait grêler sur le persil ! Absent de Paris en ce moment, c’est par la presse, des lettres ensuite, que m’arriva la nouvelle. Je ne goûtai pas mieux la plaisanterie saugrenue : car, et on l’avait également escompté, rien ne pouvait m’être plus désagréable que paraître user d’impolitesse et agir indirectement contre un adversaire. Et vraiment, l’irritation de Sarcey, loin de m’irriter moi-même, me peinait. Je télégraphiai à Victor de Cottens qui reproduisit immédiatement : « Prière démentir prologue entre Sarcey. Invention sans doute de tristes Décadents symbolistes  de polissons sûrement. Merci. »

« Mais que vont dire les Symbolistes ainsi malmenés par M. René Ghil ? » se demandait de Cottens. Je ne crois pas que quelqu’un protesta. Mais, somme toute, l’on ne sut exactement d’où provenait l’histoire. Il est inutile de dire qu’en mon esprit, n’était en cause aucun des grands « Symbolistes ».

J’avais écrit en même temps à Sarcey. Je l’assurai de mon innocence et de mes regrets. Je saisissais l’occasion de le prier de comprendre ce que moi et mes amis représentions : « Les poètes des « Ecrits pour l’Art », parce qu’ils travaillent, eux, sont incapables d’écrire un prologue tendant à ridiculiser un homme qui ne pense pas comme eux, c’est vrai, mais qu’ils n’insulteront jamais, et personne. Insultes et sarcasmes sont raisons de vaincus.

« Bref, je suis au regret, monsieur, et indigné contre les ratés, quels qu’ils soient, qui ont lancé cette nouvelle. Je ne les connais pas car je ne vois pas cette prétendue Jeunesse, qu’on rencontre au quartier ou à Montmartre. Je travaille avec patience et conscience, et crois en notre avenir de poésie rationnelle. »

Désinvolte et certainement content, il me répondit par retour de courrier : « Je n’ai pas cru un mot de cette histoire. (Et la grêle sur le persil, alors ?) Votre lettre est charmante. Je la publierai comme réponse aux imbéciles. A vous. ». Il la publia, — mais par habitude m’éreinta largement, tout en en retenant ceci : « Quand je comprends par-ci, par-là, quelques phrases, je me dis : c’est un Décadent. Quand je ne comprends presque rien : il faut, me dis-je, que ce soit un Symboliste. Mais quand je ne comprends rien du tout, comme en les « Ecrits pour l’Art » dont me parle M. René Ghil, je saurai maintenant que c’est un Evolutionniste-instrumentiste. » (xixe siècle, 20 Février).

 

Mais si Risette ne comporta pas de « prologue », l’histoire eut un épilogue, certes inattendu de Sarcey  d’un Article d’Arsène Alexandre67. J’en reproduirai les principaux passages, qui répondent, en la personne de Sarcey, à la plupart des critiques d’alors :

Interrogé par Fernand Xau, M. Sarcey prit la mouche, répondit avec la bonne humeur dont il est si fier, qu’il valait mieux avoir fait des pièces comme Risette et s’être arrêté, que de faire des vers comme les Symbolistes, et continuer. Il disait encore toutes sortes de choses très spirituelles qu’il n’est pas indispensable de rappeler. En passant pourtant, M. Sarcey se comparait à l’éminent critique musical Scudo, qui connut des scies analogues pour la seule romance qu’il eût écrite de sa vie : le Fil de la vierge. »

M. René Ghil a répondu simplement que cette prétendue exhumation de Risette n’était qu’une mystification. La lettre était en somme fort convenable. M. Ghil parlait un peu en détail du but poétique qu’il vise, mais quel artiste ne succombe pas à la tentation de revenir sans cesse à l’objet de ses travaux ? M. Sarcey là-dessus traite M. Ghil et ses adeptes de fumistes. Nous savons que c’est un mot que le critique applique volontiers : il a déjà servi pour M. Renan, le docteur Koch, d’autres encore. De même que certains ont la monomanie de la persécution, M. Sarcey à celle de la fumisterie. Ce qu’il ne comprend qu’avec peine lui semble une sorte de poisson d’avril perpétuel, une farce à froid. Un artiste très sincère, qui tente de se frayer un chemin nouveau, qui recherche des effets inédits, est, du moment que le public ne l’a pas compris du coup, un mauvais plaisant qui a voulu mystifier son monde. L’incident de Risette n’a en lui-même qu’une mince importance, et il y aurait peu d’intérêt à le commenter si M. Sarcey lui-même ne nous fournissait pas une excellente occasion de dire deux mots de la critique en général, et de la sienne en particulier. C’est « l’éminent critique musical Scudo », que nous n’avons pas pu digérer. Cet éminent est un des hommes qui avec Fétis et Félix Clément aient écrit le plus d’âneries sur l’art des sons, il y a une quarantaine d’années. Encore Fétis se sauvait-il par une érudition incontestable. Mais Scudo fut bien le bavard le plus prétentieux, le plus tranchant pédant, le pion le plus injuste qui ait été appelé à juger les plus grands artistes de ce siècle. M. Sarcey le représente, comme n’ayant jamais composé qu’une seule romance. Or, Scudo en composa des masses toutes plus, insipides les unes que les autres. Ce n’est de la part de M. Sarcey qu’une légère inexactitude ; mais le détail a quelque importance, car c’est ce bagage qui donna à Scudo assez de confiance en lui-même pour, rendre quelques arrêts qui valent la peine d’être conservés. De Wagner, « l’éminent critique musical » a écrit :

« Si toute sa musique ressemble à l’ouverture du Tannhauser, nous comprenons le besoin qu’il a eu d’abriter sa pauvreté d’invention sous ses fausses théories. Cette ouverture d’une incommensurable longueur, mal dessinée et qui forme une succession infinie de combinaisons sonores, dont il est bien difficile d’expliquer le sens… »

De Berlioz, « l’éminent critique musical écrivit ceci :

« L’auteur de la Symphonie fantastiqueest la dupe de son procédé : il se pipe lui-même ; il s’enivre de bruit ; il croit avoir fait merveille parce qu’il fait attaquer par vingt trombones un dessin de basses des plus médiocres, mais il n’a qu’à faire jouer, par deux cents instruments l’air « J’ai du bon tabac », ou entonner par deux cents choristes le plus indigne Pont-Neuf, il obtiendra des effets analogues…

« M. Berlioz est peut-être le compositeur le plus dépourvu d’idées mélodiques qui ait jamais existé mais encore quand une idée lui arrive, il ne sait pas la traiter parce qu’il ne sait pas écrire. De Schumann, enfin, un des plus grands artistes de ce siècle, « l’éminent critique » a encore écrit ces lignes : « L’instrumentation de M. Schuman, touffue comme celle de Mendelssohn, se rapproche par les défauts des mauvaises tendances de la troisième manière de Beethoven. On voit que M. Schumann se donne une peine infinie pour paraître original et profond. Après beaucoup d’efforts, il n’arrive qu’à la confusion et à la bizarrerie. » Voilà. Il faut remercier M. Sarcey de nous avoir donné cette occasion de montrer ce que l’on doit penser des éminents critiques. Mais une chose ne nous frappe-t-elle pas ? L’analogie entre les procédés de Scudo et les siens propres, la tendance à condamner d’un gros mot ce qu’on ne comprend pas. M. Sarcey a aussi vite fait de dire de tels ou tels poètes, chercheurs d’harmonies subtiles, de pensées non défraîchies : « Ce sont des fumistes, ce sont des farceurs », que Scudo, naguère, de traiter Berlioz de fou, Wagner d’impuissant, et Schuman de baroque.

Pour nous, nous n’admettrons jamais qu’un critique puisse ainsi juger sans appel une tentative neuve. Nous n’admettrons point davantage qu’on puisse considérer comme un mystificateur un artiste, de quelque âge qu’il soit et de quelque talent, qui vient d’accomplir cette dure besogne de passer plusieurs mois à mettre tout son effort dans un livre, puis de lui trouver un éditeur et de l’accompagner jusque devant le public. De pareilles farces coûteraient bien cher au farceur, et l’amusement, ce semble, ne vaudrait pas la peine.

« Il faut avoir le courage de leur dire très nettement leur fait » dit M. Sarcey, en parlant des poètes de la Jeune-Ecole. Il ne nous paraît pas qu’il y ait aucun courage à accabler des chercheurs (nous ne discutons pas s’ils ont ou non trouvé) dont le public n’est déjà que trop disposé à rire, sans faire un effort pour comprendre. « Insultes et sarcasmes sont raisons de vaincus », dit de son côté M. Ghil dans sa lettre à M. Sarcey. Ceci nous paraît plus noble et mieux pensé. Et il se trouvera que ce piètre incident a une moralité assez haute. » (« Paris », 2l Février 91, et « le Clairon », 22 Février, 91).

Moralité assez haute, vraiment tirée par un critique de haute probité : et c’est pourquoi nous avons retenu cet incident Sarcey-Risette.

XI — (1891-1892)

Le « Pèlerin passionné » et le banquet Moréas : apothéose du symbolisme — Symbolisme et Parnasse tendent au rapprochement — Le banquet Mendès ou l’union intéressée — L’enquête Huret.
La lutte entre les deux mouvements poétiques — La « Revue indépendante » : ses études sur la « Poésie-scientifique ». §

Jovialement donc, dans le même Article qui allait lui devoir la leçon d’Arsène Alexandre, Sarcey s’en prenait aussi à Moréas. Il concluait : «. M. René Ghil aura beau s’égosiller, on ne tournera la tête à ses vers, non plus qu’à ceux de MM. Moréas et Mallarmé, qu’il méprise, et qui, sans doute, le lui rendent. On a beau banqueter en chœur, comme l’ont fait les admirateurs de M. Moréas. On a beau emplir les journaux du bruit de ce Banquet et mettre en première page les toasts dont le repas a été copieusement arrosé, le public n’en lira pas davantage le Le Pèlerin passionné, par l’excellente raison que c’est un livre parfaitement illisible, l’auteur l’ayant voulu tel et ayant fort bien réussi dans ce qu’il voulait. Ce bon public,

Il a pour Moréas les yeux de René Ghil ;
Il a pour René Ghil les yeux de Moréas

comme tout Paris, autrefois, avait pour Rodrigue les yeux de Chimène. » (xixe siècle, 20 Février).

Boutade, en allusion tout simplement à une heure solennelle — et diversement interprétable du « Symbolisme ». Après les deux plaquettes de vers (Syrtes, et les Cantilènes 84 et 86), et deux Romans avec Paul Adam  en Janvier 91 Moréas publiait son nouveau recueil : Le Pèlerin passionné, et sa Préface… Vers et préface dénoncent que Moréas qui, avons-nous dit, semble successivement apprendre avec émerveillement notre Littérature plutôt que la connaître, est désormais en pleine possession de la Pléiade. Désormais ce sera : « Ronsard et moi ! » Et de moi il a même appris à ne pas dédaigner Du Bartas que, malgré la louange de Goethe, avait décisivement couvert de son incompréhension Sainte-Beuve.

Moréas aggravait simplement l’incohérence de son Manifeste du « Figaro »  « Je poursuis, dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du Moyen-Age Français et de la Renaissance Française, fondus et transfigurés en le principe de l’Ame moderne » ! Et encore, prétend-il qu’il va enrichir la langue, lui rendre verdeur et originalité, la délivrer d’imitations étrangères ! Et il la retrempera aux sources « romanes », reprendra les archaïsmes, les vieux tours de langue, usera de mots composés ainsi que Ronsard et Du Bartas : c’est tout ce qu’il a vu en le poète de la Création en effet…

Je n’aurai point la sévérité d’Edouard Dujardin  disant « qu’il suffisait d’ouïr à la Brasserie comment Moréas prononçait notre langue, pour comprendre à quel point cet imitateur de tous nos styles est resté parmi nous, avec son indéniable talent, un étranger. » Je retiendrai un « indéniable talent », un tempérament poétique requis par l’extériorité de prétextes divers à user de ses dons de sonorités verbales et de Jeux de syntaxe  et nierai, avec le poète d’Antonia et de Mari magno, que Moréas ait été Symboliste… Or, c’est pourtant à l’occasion de la parution du Pèlerin passionné qui, dès lors, annonçait le nouvel avatar « roman », que le 3 février se réunissaient en un Banquet d’allégresse et de triomphe autour de son auteur, les grands noms du « Symbolisme »  mais aussi d’autres qu’on ne s’attendrait point à voir là ! Stéphane Mallarmé présidait — avec, à ses côtés, Catulle Mendès, Anatole France, Mirbeau, Clovis Hugues, Barrès, Henri de Régnier, Viélé-Griffin, Chabrier, Vallette  et Raynaud, du Plessys, de la Tailhède, de l’« Ecole romane » de demain C’était le « Symbolisme » qu’on acclamait en Moréas, et c’en était comme l’apothéose, a dit Ernest Raynaud : avec cette restriction· maligne que la roche Tarpéienne est près du Capitole, et que sonna comme un défi roman le toast de Maurice du Plessys — averti que Moréas était sur le point de rompre avec « l’Ecole Symboliste » ! Peu de temps après le Banquet, il est vrai, Moréas instaurait l’« Ecole Romane », avec une superbe inconscience égale à son manque de sens critique, Moréas délaissait « le Symbolisme — que j’ai « quelque peu inventé » déclarait-il ! Et Mallarmé, président du Banquet d’hier, ne pouvait vraiment s’en plaindre. Non point, comme le veut dire Ernest Raynaud, que le désaveu de Moréas ait porté un coup au « Symbolisme » : Moréas n’en était pas, et il avait imité de là comme d’ailleurs. Son départ ne mettait qu’en plus vraie lumière les Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Gustave Kahn, Stuart Merrill, Edouard Dujardin, etc. Mais ce qui me paraît le plus symbolique — en ces agapes de triomphe Symboliste c’est la présence autour de Mallarmé, de Mendès et d’Anatole France, hier encore irréductibles en leur passé Parnassien. (Notons que les Banquets allaient se suivre en l’honneur de Mallarmé, digne hommage et qui eût dû être le premier, de Verlaine par les soins de la « Plume ». En Février 95, Banquet Gustave Kahn, impliquant la reconnaissance de la technique du Vers-libre. Partout, les Parnassiens s’assoient auprès des Symbolistes. Mais en Avril 97, nous avons une dernière tablée plus et trop significative  qui autour de Catulle Mendès demeuré comme l’incarnation du Parnasse et sous le patronage de Mallarmé, Coppée, Hérédia et Sully-Prudhomme, réunit toutes les têtes marquantes et toute la suite du Symbole ! Ainsi, alors que la plupart recueillaient leurs Recueils pour l’édition « ne varietur », ce que d’aucuns publièrent ensuite n’étant guère que mouture nouvelle des premières œuvres caractérisées, quand ce n’est point pas en arrière (Je mets à part naturellement, Vielé-Griffin et Emile Verhaeren et aussi Edouard Dujardin  qui demeureront en action, et en progression), alors que plusieurs parmi eux s’en allaient vers le Roman, et qu’en somme la sensation était donnée que le « Symbolisme » avait développé toute sa vitalité : n’était-il point étrange de retrouver groupés en solennité autour du Parnasse, voire du Romantisme, les poètes qui avaient voulu en être la négation et qui, entre eux, hier encore luttaient et se niaient ?

Ici, se représente la parole de Gustave Kahn qui, s’il revendique avec raison pour grand apport du Symbolisme, le Vers-libre, avouera que ce mouvement a été moins une innovation qu’un achèvement, un épanouissement du Romantisme et du Parnasse. Et, de Mauclair, le dire que ce même mouvement « est un mouvement de forme, plutôt que d’idées ». Rappelons encore, après Ernest Raynaud, que « Jules Laforgue estime que Mallarmé ne relève que de la conscience Parnassien ne dont il est l’apothéose », et qu’André Gide exprime le même avis, « entendant par là qu’il ne le considère pas comme un initiateur, mais le sommet et la consommation du mouvement Parnassien. » Or, voici ce que d’autre part disait en 1892, l’un de la première heure Parnassienne, Xavier de Ricard68 : « Les Parnassiens furent surtout des Fantaisistes cosmopolites allant d’un siècle à l’autre, d’une nation à une autre, sans conviction et sans nécessité, non pas même au gré de leurs· impressions, mais au hasard de leurs caprices  caprices nullement spontanés d’ailleurs. Ni une esthétique, ni une poétique, ni une doctrine. ». (« Revue indépendante », Juin 1892.)

 

De Forme plutôt que d’Idées, sans doctrine précise, inspiration allant aussi d’un siècle à l’autre en le domaine de rêverie légendaire du Passé, sans autre nécessité que le dédain ou la peur, l’incompréhension des temps modernes et de leurs aspirations : points de rapprochement évidents, cependant que se hâter de proclamer, du Symbolisme, une ardente conviction, une recherche Unanime de Beauté — si elle demeure généralement dans le sens égotiste et spiritualiste d’hier  et l’amour d’une langue poétique nouvelle retravaillée dans la préoccupation musicale, de plus en plus mélodique. Sans parvenir aux constructions harmoniques, au développement symphonique. (Exception encore pour d’aucuns des grands poèmes dramatiques de Francis Vielé-Griffin.)

Rapprochements, opinions d’intéressés eux-mêmes, qui expliquent comment le « Symbolisme », presque au terme de son œuvre principale, put en enfant à peine révolté, en enfant à peine prodigue, être reçu aux étreintes presque sincères de plus d’un glorieux survivant du Parnasse. Et c’est que, préoccupé presque exclusivement d’une esthétique d’expression, de « Forme », de métrique, de rythme pour le rythme, il lui manqua, comme au Parnasse, la valeur rénovatrice d’une « Idée » instaurant une Poésie vraiment nouvelle, c’est-à-dire adéquate aux connaissances, aux aspirations, aux émois, des modernes Humanités : pour, de sens universel, les synthétiser — en même temps que re-placer par l’Hypothèse destructrice et créatrice ; la Rêverie ancienne qui a livré tout son Sublime égocentriste…

Embrassement « presque sincère » en ce Banquet à Mendès, venons-nous de supposer ? C’est que me revient en mémoire un passage du livre d’Ernest Raynaud, d’où ressort que vers 1892, Mendès ne montrait guère de propension à l’attendrissement général ! C’était au « Napolitain », et, après avoir vanté le seul Parnasse et protesté que de tous les poètes vivants le plus digue d’admiration était Armand Silvestre Mendès disait : « Les Symbolistes nous font rire. Ils n’ont rien inventé. Le Symbole est vieux comme le monde, et de qui se réclament-ils ? De Baudelaire, un Satan élégiaque. Les maîtres qu’ils revendiquent sont des Parnassiens qui ont mal tourné ». Passant en revue les Jeunes, il leur dénia toute originalité : « Selon lui, Henri de Régnier était contenu dans Banville et dans Hugo, le Hugo du groupe des « Idylles ». Pour Francis Viélé-Griffin, il se déclara incompétent : « J’aime mieux croire qu’il m’échappe ; car s’il n’est chez lui que ce que j’ai compris, il n’est pas grand chose »… Il avait dit de Verlaine : « un Desbordes-Valmore en pantalon », et de Mallarmé : « C’est, comme disait Cros, un Baudelaire cassé dont les morceaux n’ont pas pu se recoller !… »

Soucieux d’avérer les propos qu’il rapporte, Ernest Raynaud prend soin d’avertir qu’on les retrouve en le Rapport qu’avait demandé à Mendès le Ministre de l’Instruction publique, en 1900 : Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 (Edition Fasquelle, 1903) Il est vrai, tout est pareil ou presque pareil  mais les restrictions sont devenues souples et subtiles, presque restrictions mentales. Mais pourtant ! Passant l’éloge des Parnassiens parmi lesquels, pour Mendès, le plus grand est encore Armand Silvestre ! Voici qu’en Mallarmé il goûte « les images vives et fines, la justesse d’expression, le si personnel, le si perspicace sentiment du lointain et de l’inconnu »  en Verlaine « cette fraîcheur d’innocence, cette ingénuité infantile, charme frêle et impérissable de son œuvre, bouquet du mois de Marie, qui ne se fanera. ». Mais s’il garde la même et mauvaise rigueur envers Vielé-Griffin, et en mêmes termes, Henri de Régnier trouve maintenant grâce : « Ce très haut artiste ne laissa pas tout d’abord d’être visiblement imbu de plusieurs grands poètes qui le précédaient à peine. » Mais « le titre de son dernier livre (Les médailles d’argile) calomnie cet heureux et durable artiste »  Moréas : « il remonte en deçà de la Renaissance Française, on dirait qu’il la précède. Dans lesStances il exprime selon son seul instinct et selon sa destinée, sa propre âme, et il nous enchante en l’exprimant. » — Mikhaël : « Il est probable qu’il eût continué le Parnasse, s’il n’était mort si jeune »  Paul Fort n’est plus « un faux simpliste » : « A défaut de la simplicité réelle que personne ne saurait avoir, il affirme sincérité, et j’ai talent. » — Rodenbach : « Ame ouverte à toutes les impressions de lointain, artiste à l’art volontaire et sûr ». Il trouvera qu’en Adolphe Retté, « certains nouveaux poèmes réalisent un très fort et très vaste talent »  Saint-Paul Roux, précipite à travers les brumes du Symbole une rutilante orgie romantique Bien qu’il eût ironisé sur « l’esthétique Belge », nous dit encore Ernest Rayuaud  il ne peut pas n’être sensible à ce qu’il est de Hugo sous l’évolution d’Emile Verhaeren : « La force qui demeurera le caractère distinctif de son inspiration et de son art, se rue à travers tout, par-dessus tout, en un débordement irrésistible d’intensité. » — Gustave Kahn : « Un inventeur très divers, très puissant et très délicat ». Mais, parlant du « Vers-libre », il sied, dit-il, de prendre en considération le Livre de Jade de Judith Gautier, et en chercher la théorie et la première pratique précises en l’œuvre de Jules Laforgue et de Gustave Kahn.

Le Banquet de 1897, et les autres comme préparatoires, antérieurement, avaient opéré. Mais, s’il est devenu si amène, ne serait-ce point que quelque chose s’est assagi en son sens ? Moréas le protéique n’est plus même « roman » : il a rencontré Malherbe, et Racine « en qui nous devons chercher les règles du vers et le reste ». Et le sourire de Mendès salue les Stances  Henri de Régnier, avec les Jeux rustiques et divins et Médailles d’argile commence un retour à mi-route du Parnasse. Et Rodenbach en est si peu sorti. Mendès loue d’autant plus qu’il discerne moins d’évasion et que la rupture n’est point décisive. Quand on regarde de près, c’est là son critérium. Et, ne devait-il point, oui, précisant ses intimes espoirs et ce qu’il apercevait, ne devait-il d’une, allégresse presque imprudente, noter lui-même l’assagissement du Symbolisme, s’écriant : « D’ailleurs, tous, tous ! les de Régnier, les Moréas, sont rentrés dans le giron de la poésie orthodoxe ! tous, assagis ! « (Interview, 1904).

Jugements qui pèchent donc d’être intéressés. Mais d’autres dont la malice n’est point sans trouvaille et sans vérité. Francis Jammes : « charme d’étroitesse douce qui presse et n’opprime pas, et de langueur d’enfant pâli de fièvres intermittentes »  Albert Samain : « C’est dans les « sujets » pas énormes, sans orgueil, ressemblances de son âme, qu’il est entièrement admirable »  « Dans les Poèmes d’André Walter, André Gide, il a pas mis le meilleur de lui-même » J’avais écrit dès 1895 : « Des maîtres du Parnasse et leurs amis de la critique protègent, disons à son apogée, ce qu’on nomme le Symbolisme. Il s’agit de savoir où en quel point excentrique hors du passé, se trouve suprêmement tendu son effort. Or, la pierre qui a été lancée du Parnasse est retombée dans le Parnasse à peine déviée de la verticale. » Outrancière image, évidemment, parce qu’elle généralise, couvre, en même temps que de hasardeuses imitations, de hautes exceptions créatrices pour lesquelles on a saisi mon admiration que nous aurons à préciser… Fléchissement de la courbe ; oui, et continu pour d’aucuns.

Quant à Mendès, il est vrai qu’en ces années, de 1895 à 1900 et ensuite, il attirait à lui et des anciens et des nouveaux-venus du Symbole, en même temps que les poètes qui s’essaient à des réactions néo-quelque chose. Il me souvient, d’ailleurs, d’une conversation avec lui, pendant un entr’acte de la pièce de Paul Adam et d’André Picard, Le Cuivre, où tout en rédigeant son compte rendu il me parlait de son dévouement aux jeunes : « Ils ne le savent pas assez, les Jeunes, dites-leur cela. Je les aime, qu’ils viennent me dire leurs pensées, leurs desseins. Je ne demande pas mieux que de les aider, moi. Dites-leur cela. »

Mendès était alors au « Journal » grand dispensateur de la louange ; il me semble qu’il continuait pourtant à incliner vers les Assagis et les Orthodoxes tout en s’écriant : « Quelle admirable France qui ne cesse de produire des poètes, encore des poètes !… »

(Bien qu’il me sut irréductible, il devait pour moi, en son Rapport de 1900, rappelons-le en passant, comme demeurer en expectative, et avec une latente sympathie : « Les théories de M. René Ghil ne manquent ni d’énormité, ni de mystère. Son œuvre poétique choque d’abord ; par l’obscurité qui semble faite exprès, de l’idée, et par les rudes heurts des mots rares. »).

 

Mais, remontons à 1891. Au lendemain du Banquet Moréas où, avons-nous dit, Mallarmé avait à sa droite et à sa gauche Mendès et Anatole France, ce dernier eut la digestion heureuse. Au « Temps » qui l’avait pour critique littéraire, il consacra immédiatement aux « poètes nouveaux », une série de Médaillons qui s’évertuaient à l’aménité. Il dut lui en coûter, certes. Anatole France que certaine presse conservatrice traite maintenant de « Bolchevik » (chacun son tour), alors ne pratiquait point les idées avancées : il conservait le passé Parnassien et le dogme universitaire et s’insurgeait contre les « novateurs » avec peut-être moins d’irritation que Sully-Prudhomme  mais une ironie non encore parvenue au scepticisme !… Il pouvait se sentir quelque peu gêné, car pas plus tard qu’en Novembre (Univers illustré, 29 Nov, 90), après une Réponse de moi à un autre article, il s’excusait de m’avoir compris parmi les Symbolistes, en disant : « Mon erreur vient de ce que, ne comprenant rien, à ce qu’écrivent les décadents et les Symbolistes, et n’entendant pas davantage à ce que M. Ghil compose, j’ai cru qu’ils parlaient la même langue. » Il ironisait ensuite en plusieurs colonnes, sur mon livre récent, La Preuve égoïste, sur l’Instrumentation, « théorie qui a fait quelque bruit », rapportait sans trop de respect l’opinion de Verlaine, etc. et terminait longuement en apercevant d’allure prophétique une humanité lointaine où l’on me commenterait en Sorbonne ! (Et dire que c’est dès maintenant un peu arrivé, comme nous aurons à le voir à propos des Thèses de doctorat de M. C. Fusil, La Poésie scientifique, et de Mlle A. Chaix, La Correspondance des Arts dans la poésie contemporaine. Il est vrai que si, pour les uns, Anatole France est un Bolchevik, pour d’autres il n’est pas loin d’être un apôtre, un saint — et le don prophétique est inclus). Entre les extrêmes, disons-le avec admiration un merveilleux discoureur des choses du temps.

Il était à remarquer en les Médaillons que la louange était dosée selon le même critérium que de Mendès plus tard. Quant au mien, il n’était pas modelé avec amour, s’il m’en souvient. Il disait de Moréas : « Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie, et il semble ne vouloir connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées qu’ils prirent sur les rives de la Seine et de la Loire, au temps où brillait la Pléiade. M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le tiens pour le Ronsard du Symbolisme. » « Ronsard du Symbolisme », ce n’avait aucun sens, d’ailleurs, mais si peut-être : ce diminuait d’autant la valeur de nouveauté de ce mouvement !… La lutte cependant, continuait avec une âpreté accrue entre « la Poésie Scientifique » et « l’Ecole Symboliste ». En même temps que pour rendre son dû au vrai maître du Symbole, elle publiait, une ingénieuse Etude sur Mallarmé du critique italien Vittorio Pica, la « Revue Indépendante » de Février 91 produisait trois articles contre le Pélerin passionné et Moréas, de George Bonnamour, Mme Marie Krysinska, et moi. « On sait que quelques littérateurs ont offert un Banquet à M. Moréas, prôné comme un dieu, écrit Augustin Hamon, le notoire traducteur, depuis, du grand Bernard Shaw : les auteurs des articles en question sapent l’Idole et lui caressent peu agréablement l’épiderme. M. Moréas ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cet excès d’indignité. » (Egalité, 17 mars 91). L’Enquête sur « l’Evolution littéraire » de Jules Huret, commencée le 3 mars à « l’Echo de Paris », dénonça d’ailleurs une lutte tout aussi vive entre les diverses interprétations Symboliques  et que, unies par des questions « de forme plutôt que par des idées », en effet, ce qui leur créait une cohésion apparente, la détruisait en même temps. D’idées génératrices d’œuvre, d’esthétique générale, de plan et de construction philosophique, il n’en est nulle part, et il était caractéristique que Jules Huret, pour moi seul, dût annoncer qu’en ma Réponse il avait à supprimer toute cette partie d’exposition d’idées constructives qui n’était pas dans l’air général de son enquête. Il avait cependant demandé de tous, comme de moi-même », d’exposer leur esthétique personnelle » (Lettre du 9 Mars) Bien intéressante, cette Enquête. Non point que l’historien littéraire puisse en elle recueillir une documentation véridique, mais intéressante par son désordre et son manque de vérité même. Les réponses sont plaisantes de vouloir tout ignorer, telle, de Verlaine, d’autres, de vouloir tout ignorer de ce qui n’est pas soi-même  et alors il arrive que l’Enquêteur s’amuse un peu de l’Enquêté : ainsi remarquera-t-il doucement, après avoir écouté Gustave Kahn, que sa théorie du « Vers-Libre » lui semble se présenter très parente de l’instrumentation verbale… Quelle erreur ! proteste violemment Kahn  Bon, entendu, et Huret continue d’écouter. Mais probablement Moréas l’a-t-il particulièrement agacé: « Quand il a dit, avec son ineffable sourire et le geste dont il frise perpétuellement sa moustache : « Moi, j’ai du talent ! », il devient inutile de rien ajouter. Deux choses l’intéressent au monde, deux choses à l’exclusion de toutes autres : ses vers et lui, lui et ses vers. Il prononce les « e » muets comme les « é », et il dit : « Jé m’en fiche », et « tu né comprends pas ! »

Les plus dignes réponses vinrent naturellement des plus Grands de l’heure : Mallarmé, de Régnier, Viélé-Griffin, Gustave Kahn, Dujardin. De l’auteur de la Littérature de tout-à-l’heure, et qui, par surcroît de ridicule annonçait les Vingt-huit jours d’un poète ! de Charles Morice, quel outrecuidant résumé de sa solennelle et verbaliste pauvreté d’idées et de talent ! « Celui-là, commence Huret, c’est, dit-on, le cerveau du Symbolisme. » Le plus étrange est que les Symbolistes qui avaient ouï de Mallarmé les causeries prenantes, graves, subtiles, paradoxales aussi, mais si artistement  aient pu eux-mêmes s’attarder au délaiement maladroit et terne, plagié de ces délicieuses « évagations », et augmenté de pénibles idéalités de songe-creux. Voici, par exemple, comme d’après Mallarmé, il parle à Huret — du Symbole : « Le Symbole, c’est le mélange des choses qui ont éveillé nos sentiments et de notre âme, en une fiction, et le moyen, c’est la suggestion. Il s’agit de donner aux gens le souvenir de quelque chose qu’ils n’ont pas vu » ! Je résumerai ainsi Charles Morice : en 1886, lui, tentait de créer une « Ecole Française », au nom du classicisme, et après 1900, au nom du classicisme tentant une sournoise réaction, il rêvait de créer encore une « Ecole Française » ! Entre temps il chercha ce qu’il ne trouva ni auparavant ni après : un peu de talent en soi-même… »

A la « Revue Indépendante » encore, la leçon il tirer de cette consultation « récipient aux ragots de lettres », un Article de virulente ironie de Gaston et Jules Couturat, la met en lumière crue : « le Fiasco Symboliste ». Un nouvel article contre Moréas est annoncé, qui est de Camille Mauclair non encore passé au « Mercure de France ». Absolument sincère, d’ailleurs, « supérieurement intelligent et même surtout intelligent, et par là nous entendons : compréhensif, plutôt que : créateur » (dira Paul Léautaud), disciple tour à tour de Mallarmé, Maeterlinck, Barrès, Paul Adam, il cherche en critique dominé par la sensibilité des voies de Beauté successives où se complaire ses aspirations spiritualistes, philosophiquement nourries de l’idéalisme Allemand. A cette heure, là ne connaissait-il point assez les autres poètes du Symbole, et trop Moréas ? Mais il m’écrivait de sa haine des « négrillons sauteurs dénommés Symbolistes et Romans », et plaisamment me mandait « que ces gens se promettaient de massacrer la rédaction de la « Revue Indépendante », tandis que lui-même, comparé à Henri Fouquier, doit être occis de la propre main du palikare Moréas ! (Août 91).

Et voici un autre article qui, pour être sans violences, n’en mène que plus méthodiquement de remarquables déductions psychologiques : il s’intitule « Littérature de Cénacle », d’Abel Pelletier (Août 91). D’idée scientifique, Abel Pelletier qui donna à « l’Indépendante » et à « l’Art et la Vie » une série d’Etudes pénétrantes était l’auteur de deux plaquettes : Le Poème de la chairetL’amour triomphe, où dans le vers à idées et images très condensées s’inscrivait dès lors la caractéristique des poèmes-un qu’il donnerait plus tard : thème de quelque supérieure crise d’âme développé en sorte de suite psychologique, continuement soutenue de lyrisme. Poétique qui lui est propre. L’un de ces thèmes, ici d’une ampleur tragique où il est de l’antique Fatum, il allait le mettre en œuvre en la première partie (parue en 1896) d’une tétralogie qu’il complètera sans doute, nous le souhaitons : Titane, drame en trois actes.

Un court Avertissement, mais plein et intense, notait les phases du théâtre : « Prométhée, Hamlet, Figaro, Faust, l’Ennemi du peuple, autant d’incarnations d’un souci unique : élargir sa vie, vivre davantage. » Le théâtre modernement, doit encore apporter secours à la révolte humaine contre de nouvelles oppressions, et pour quoi un nouvel héroïsme est nécessaire : « un héroïsme où l’idée triomphe des sens, le savoir de l’ignorance, l’égoïsme rationnel de l’égoïsme instinctif. « D’où, nécessité en Belles Lettres, d’entourer d’un nimbe éclatant, d’une vénération plus compréhensive, plus révélatrice, cette divinité humaine, l’idée »,, considéré comme énergie déterminante, idée-Force… En conséquence de ce concept, Abel Pelletier apportait à son drame une technique toute nouvelle qui traitait les personnages, c’est-à-dire l’idée exprimée par chacun d’eux, selon leur valeur hiérarchique, « selon le niveau de l’esprit où les pensées naissent, dans la masse générale des esprits ». Et ainsi, les personnages dont la passion meut directement le drame s’expriment en vers, d’autres en prose diversement rythmée  d’aucuns en une langue voulûment vulgaire… (Il est utile de rappeler en ces temps-ci de recherches avoisinantes, cette propriété réalisante d’Abel Pelletier)…

 

Mais soucieux de prouver qu’ils ne détruisent point pour détruire, et de dire en leur orgueilleuse sincérité où ils avaient reconnu une puissance de construction, en ce même numéro d’août les deux Couturat (Gaston Moreilhon et George Bonamour) publiaient une Etude de soixante-quinze pages (M. René GHIL) d’une documentation et d’une pénétration incomparables. Tout d’abord, les deux critiques tenaient à situer le concept de la Poésie scientifique, en en désignant des précurseurs et des annonciateurs : « Avant de développer les théories qui mettront en valeur sa pleine originalité, dire avec le passé les attaches de cet écrivain a paru nécessaire, puisqu’il est considéré comme étrangement subversif et impossible : attaches avec le passé par le culte du savoir, la recherche du vrai, la foi au mieux, mais aussi, intransigeante préoccupation d’individualité… Ouvrir à la poésie cette voie rationnelle, scientifique  cela, n’est-ce pas, vaut mieux que pasticher Ruteboeuf, instaurer le vocabulaire du xiiie siècle, noter les doléances de gentils preux, les roucoulades niaises des cours d’amour (telle vouloir de M. Moréas), ou qu’évoquer la légende à l’instar de Wagner, brosser les mêmes somptueux décors et hanter l’ombre des silhouettes châtelaines (tel le vouloir de M. de Régnier). » Ils commençaient :

« Le rêve cosmogonique de M. René Ghil, d’où découle le principe de philosophie qui soutient de sa charpente toute l’Œuvre, s’échafaude avec la splendeur et le charme délicat d’une théogonie Indoue. Perdrait-il, quoique construit avec des matériaux donnés par la science expérimentale et le transformisme, toute valeur de réalité, comme les songeries platoniciennes et la Divine Comédie, il demeurerait haut une délicieuse spéculation d’envolée superbe et d’imaginatif rationalisme, un troublant concept de Kosmos qui n’a d’égal en la littérature contemporaine que le poème « Euréka » du divin Edgar Poe. Si M. Taine a prévu la possibilité d’une Métaphysique moderne, il faut convenir que M. René Ghil, des données évolutives a su tirer une très curieuse hypothèse.

« Libre de ne la considérer que comme un pur poème, élevé avec des éléments scientifiques, à qui cherche avant tout de la poésie en un livre de vers. Le positiviste et le matérialiste y peuvent au contraire voir la concrétisation et l’ingénieuse affabulation d’idées, qui lui sont chères, et de théories qui leur paraissent démontrées. Mais, si Ion admet que les hautes poésies antiques et modernes prirent toujours à tâche de résumer, confusément mêlés aux rêves, aux émotions et aux sensations de l’homme, les conceptions religieuses esthétiques, la théologie, la métaphysique et le savoir de ses diverses phases historiques, on reconnaître que le vaste Système évolutionniste devait être à son tour interprété esthétiquement et que vient à son heure, en tant que conception actuelle du monde, le poème de M. René Ghil. »

Ils étudiaient alors le Traité du verbe, ou plutôt L’En méthode A L’Œuvre qui était le titre ne varietur sous lequel en paraissait une quatrième édition, cette année 1891  exposaient de commentaire prestigieusement relié à de multiples et caractéristiques extraits, le concept philosophique, matérialiste au principe et réduisant l’antinomie matérialiste et spiritualiste ensuite, montraient comment il se sépare de Darwin et Spencer, et en quoi réside mon vouloir sociologique. (Exposition incomplète ici, car ce n’est qu’en la dernière édition D’En méthode en tête de l’édition nouvelle et revue de la Première Partie de Œuvre (Dire du mieux, en cinq volumes, Messein, éditeur, 1904-1909), que s’inscrivaient vraiment les principes sociologiques. Née en même temps que l’aperception de l’Œuvre, avons-nous dit, la Méthode qui la génère et qu’elle développe est allée d’augments en augments à chaque édition, recueillant l’essence des articles commentaires que nous donnions entre temps dans les Revues. Ainsi, n’est-ce qu’en cette dernière édition que nous énoncions la loi que nous avions exprimée par l’Ellipse et à laquelle nous avions ramené les phénomènes de tous ordres : « loi à double action : condensation-expansion ».)

Ils détaillaient ensuite la théorie d’Instrumentation verbale, la montrant soudée à la théorie évolutive et des modes d’art une rationnelle synthèse. Ils terminaient par une nombreuse et re-créante paraphrase des trois livres de l’Œuvre alors parus…

En Novembre 92, à propos du tome II du Vœu de vivre (Livre IV de Dire du mieux) qu’ils étudient, Gaston et Jules Couturat donnaient à la précédente Etude un complément d’une vingtaine de pages : « De la Poésie scientifique ». encore par l’attaque, d’ironiser sur un dire d’Albert Aurier que la littérature de demain sera une rature d’idées expérimentées par des formes : « Idées, disent-ils ! Jamais s’exhorta-t-on à montrer davantage, avec l’insouci parfait savoir où, comment, et quelles trouver ! Puis, en béats gestes de prêtres du grand art, le seul, l’unique, « celui qui a précédé l’esthétique », Kantiens quelconques ou obtus Mystagogues, ils ont cette restriction : « Des idées, oui ! mais non l’Idée scientifique qui est la négation même de la Beauté »… Après une discussion serrée, ils imposaient ce dilemme : « Ou l’idée sera vraie, probable et neuve, (belle surtout et par-dessus le marché) et ce sera une idée scientifique. Ou l’idée sera belle, mais fausse ou banale et alors indifférente en sa valeur d’idée, partant impréférable à la sensation au sentiment, à la passion  Aux classifications arbitraires un groupe de poètes se refuse, qui ne convient pas que le vrai, le démontré, le didactique si l’on veut, échappe à l’esthétique, et qui ne nie avec énergie que le goût habituel et conventionnel, le parti-pris normalien, soit un suffisant critérium du Beau et du Laid. »

Après avoir l’année précédente présenté les lignes générales, disaient-ils, le processus intellectuel, la philosophie, l’esthétique, la manière d’art, ils allaient maintenant en reprendre les traits saillants, dans un ordre plus analytique  selon la marche particulière du nouveau volume. « C’est une évocation par images directes, sans à peu près de comparaison, de métaphore ou de symbolisme : ces barbares et antiques ornements… Drame un et divers de l’Idée qui fait de M. René Ghil le vrai initiateur de la Poésie Scientifique et intellectuelle, et lui a permis de douer de vie, de beauté, d’émotion, les concepts réputés les plus arides. »

Et, insistaient-ils, en ce livre et aux deux précédents, « une autre surprise de M. René Ghil, c’est l’envahissement de la poésie, si conventionnelle, si conservatrice essentielle, par le triomphant Modernisme. Chemin de fer, usine, cités, petites villes provinciales (les campagnes demain), luttes politiques et sociales, rêves de morale et de Bonheur, foules grouillantes dans le fer et la pierre des constructions géantes, en une vie surchauffée et comme à plusieurs atmosphères  cela accuse une beauté puissante et tragique, et l’on pense à un Whitman non morcelé, mais de successions de fresques reliées par la longue théorie des aperçus sociologiques, des espoirs de demain, des stupres du présent, et surtout par cette doctrine évolutive algrébrée par M. René Ghil en une ellipse figurative de la Matière en perpétuel devenir, meilleur veut-on rêver ».

Ils étudient la langue et la syntaxe  et notent : « Le Refrain, aussi, cette très ancienne chose des poésies primitives, à l’instar de Wagner M. Ghil en dota la littérature. Et le leit-motiv par lui hausse son importance, de l’assonance et du sentiment, au rappel philosophique de l’unité, au ressouvenir des concepts-thèmes, au lien serreur des divers livres. » — Mais voici qui apporte témoignage qu’en le « Symbolisme » qu’ils répudient, ils savent et veulent reconnaître une particulière valeur et prendre même sa défense. Après avoir constaté « que, par ce dynamisme amoureux des étendues amples, des puissants rêves, des constructions réfléchies, des spéculations passionnantes et la tendresse contenue et pénétrante, M. Ghil appartient certes à la haute race des artistes du Nord », ils disent encore : « Sienne aussi, cette exquisité d’impression, cette subtilité, ce charme spécial de la trouvaille émotrice qui est la caractéristique des poètes anglo-saxons — et aussi de M. Vielé-Griffin, n’en déplaise au plat prosaïste méridional M. Maurras. »

 

Il était allusion ici, à mes origines Wallones du côté paternel, mais qui sont Françaises par ma mère69 : de la vieille race Poitevine si lointainement complexe. Je retrouve à ce propos ma Réponse à diverses questions que me posait le Docteur Emile Duché (Dordogne), préparant longuement, m’écrivait-il, un ouvrage sur la « Précocité intellectuelle, ses relations avec le génie et le talent, et ses rapports avec l’hérédité et l’éducation. » — Je lui disais alors pouvoir peut-être déterminer l’apport en moi de l’une et l’autre hérédité ou ancestralité. Du côté paternel : Facultés de création avec nécessité de construction harmonieuse et de plan, la tendance philosophique et le recours premiers à la connaissance, à la Science. Du côté maternel : les dons plus spécialement poétiques, de musicalité et de rythme  aux immédiates sources psychophysiques.

Oui. Mais en allant vers le Sud-Ouest Français, ne rencontrons-nous point une singulière, une très caractérisée puissance constructive : Jean de Meung après Guillaume de Lorris, Ronsard épique avec la Franciade, Rabelais, du Barta  et, moderne, Strade, qui était aussi du Poitou ? Et, pour de Meung, Rabelais de qui l’Œuvre n’est qu’un vivant pensant et énorme poème, Du Bartas, et Strada, n’est-ce point de dessein philosophique, et n’est-ce point « poésie Scientifique » ? Si vrai, que nous les avons vus précurseurs de mon propre vouloir. Mais d’autre part, Gaston et Jules Couturat70 relevaient en moi et en mon œuvre une attirance comme atavique vers les pensers et les choses Asiatiques. D’autres, depuis. Et le puissant poète Russe Valère Brussov (en la Revue « Viessi » la Balance  Moscou, 1904) propose une raison de cette prédilection qui, oui, me paraît émaner de quelque passé subconscient, Or, au Poitou à races superposées, il en est une, la plus restreinte, très brune, de taille plutôt petite, et, pour les adolescentes, d’extrémités et d’attaches restées délicates, avec souvent des reviviscences du masque plutôt extrême-oriental. Race silencieuse, tenace et patiente, d’âme primitive sous certains aspects, antireligieuse mais encore très attachée à des superstitions, à des coutumes, où l’on reconnaît la même source  « Toi, tu es de chez nous ! » me disaient, lors de la dernière Exposition, ceux d’Orient et de Java.).

 

Les deux critiques concluaient :

« En résumé, il est incontestable que M. René Ghil offre en son œuvre tout un ensemble de tendances nouvelles de conception et de rendu, un plan haut échafaudé, une forme aux ressources infinies, des milieux et des pensers délaissés, tout un effort vers l’en-dehors, forme et fond, vocabulaire, syntaxe, décor originaux, une poussée vers l’inhabituel et le rare qui a fait dire à M. Merrill que « ce poète ne ressemble à aucun autre ». De là l’immense impression de surprise, de déroutement, de méfiance, chez ceux qui n’ont pas encore appris à le 184 goûter et à l’aimer, qui surtout n’ont pas compris et n’y tâchent en rien comme si l’incompréhension en quoi que ce soit n’était pas inférieure et humiliante. D’ailleurs, il n’importe… De l’école symboliste actuellement en Apogée, il ne restera d’ici peu que des talents individuels et admirés malgré et non pour les théories. A toutes époques, depuis un siècle surtout, auprès des triomphateurs du moment, il s’est toujours trouvé un amoindri, un dédaigné, un moqué même, dont la génération suivante a procédé. C’est Diderot sous le roi Voltaire, et le néo-chrétien Jean-Jacques. C’est Balzac dans le fracas Romantique. C’est Verlaine et Mallarmé parmi les Parnassiens. C’est Villiers chez les Naturalistes. Sait-on si l’école poétique tuera la bêtise idéaliste et sa reviviscence symbolique ne sortira pas de M. Ghil.

A l’heure actuelle, il n’en demeure pas moins le plus complexe, le plus subtil et le plus intellectuel des rénovateurs. Et il comptera demain un des premiers parmi ces artistes qui ne peuvent tarder à venir et qui, philosophes ou critiques, romanciers ou poètes, réalistes ou fantaisistes, se seront résolument dégagés des religions mortes, des scolastiques vaines, des naïvetés subjectives, pour adopter comme base solide de leur foi et méthode sure de leur travail, cette unique certitude moderne, la Scientifisme…

L’on voudra sans doute me pardonner puisque les sarcasmes et les insultes et les négations n’ont pas été tus) de m’être attardé sur les deux Etudes de Gaston Moreilheon et Georges Bonnamour. Ma pensée première est de leur apporter à nouveau le tribut de ma gratitude. Et qu’il me soit ainsi permis de dire que ces pages et leur complément en les Articles que me consacra encore sous sa seule signature Gaston Moreilhon (en la « Vie », en « les Ecrits pour l’Art » de nouvelle série 1905, direction Jean Royère  et en la « Revue de l’Epoque », à propos de Lamartine, poète social, 1922), constituent matière d’un volume et un inattaquable document et la durable expression d’une unique compréhension qui, tout en étant le plus intimement analyste  ramasse le tout en la plus généreuse synthèse.

Mais aussi, puisque 1892, « à l’apogée de l’Ecole Symboliste » et de la lutte des deux Mouvement, les Couturat n’hésitaient point à prévoir les résultantes, non plus n’avons-nous hésité à produire leurs conclusions  pour, aux pages terminales, les mettre en regard de l’immédiat présent poétique et voir en quoi il répond, ou non, à leurs anticipations. Leur responsabilité est la mienne. Maintenant, avant d’évoquer le groupe de Poètes d’âme aussi intrépide et d’une solidarité de pensée non-pareille, qui sans cesse accrus de 88 à 93, aux « Ecrits pour l’Art », apportèrent passionnément à la Poésie scientifique leur neuve volonté, leur talent et leur foi,-nous dirons encore de « la Revue Indépendante » quels étaient ses Jeudis, en l’étroite salle de Rédaction aménagée à l’arrière de la Librairie Savine, rue des Pyramides.

Dès lors, d’ailleurs, les deux Revues avaient de mêmes rédacteurs : Gaston et Jules Couturat, Eugène Thebault, Marcel Batilliat, Albert Lantoine, Mario Varvara, Pierre Devoluy, etc., mais « l’Indépendante » étant avec ses cent vingt-huit pages mensuelles une grande Revue d’avant-garde, de premier plan par son passé divers mais successivement, caractéristique, par son présent de lutte et de spéculations hardies qui allaient de la littérature à la sociologie. Et vraiment elle ne méritait guère le dire de dédain, mais mêlé de rancœur, de Gustave Kahn disant en son livre de Souvenirs que la « Revue Indépendante » n’avait plus connu les heures valeureuses qu’il lui avait values en l’an 1888  lorsqu’il présidait à ses destins.

Et c’est probablement parce qu’en sens inverse elle n’avait pas perdu de sa valeur et s’était douée d’une énergie singulière, qu’en l’autre camp l’on rêvait le « massacre de sa rédaction » ! ainsi qu’en simulait la crainte Camille Mauclair.

XII — (1892-1893)

A la « Revue indépendante » et aux « Ecrits pour l’Art » — D’une « Ecole poétique ». §

Avec l’année 1892, George Bonnamour, secrétaire de la rédaction de « l’Indépendante », en était devenu le Rédacteur en chef. Bien qu’il eût, avec Gaston Moreilhon, dénoncé comme on l’a vu ses prédilections et orienté « la Revue » et vers moi et vers J.-H. Rosny  il ne la maintenait pas moins en expression de haut éclectisme, ainsi qu’en témoignent les noms des principaux rédacteurs n’appartenant pas en même temps aux « Ecrits pour l’Art » : de J.-H. Rosny, Jean Jullien, Georges Lecomte, Victor-Emile Michelet, Abel Pelletier, André Picard, Maurice Beaubourg, Camille Mauclair, Fernand Vanderem, Georges Servières, Charles Saunier.

Aux « Jeudis » de la Rédaction, les discussions d’art s’énervaient donc d’approche d’orage souvent, les plus passionnés étant certainement les deux terribles polémistes Gaston et Jules Couturat et Abel Pelletier entier et méthodique, Mauclair tentant s’échapper en la dialectique ! Mais le calme renaissait avec la présence passagère de Rosny, — discoureur multiple et tenant gravement l’attention, doué d’une culture et d’une mémoire prodigieuses, prononçant sur toutes choses. Front comme soulevant d’énergie prudente l’invisible entrave de l’inconnu, il donnait dès lors l’impression d’une puissance complexe et une, odorant ainsi que primitivement la découverte : les musclés et sagaces humains de la Guerre du feu se tenaient tapis aux occultes amas de son subconscient. Notre aîné, nous l’admirions pour le présent et la certitude que nous avions de son génie nouvellement porteur d’un monde. Il n’avait pourtant point commencé encore sa série préhistorique, mais à côté de ses premiers romans modernes, il avait donné ses Xipehuz, cette première de ses créations étranges mals dont la Science ne peut que se troubler, où, se substituant à l’énergie créatrice elle-même, il produit des êtres que la Nature eût pu ou pourra peut-être produire : dans le même sens où nous avons eu plus tard entre autres les deux livres imposant leur tragique universel, la Force Mystérieuse et la Mort de la terre… Il précéda, comme le génie surplombe l’ingéniosité, le romancier Anglais Weiss. Et, quant au domaine préhistorique dont prenaient possession mes desseins poétiques en 84, mon Meilleur Devenir en 89, et en 91 le Wamireh de Rosny  sourirons-nous encore au souvenir de l’exaltation du directeur, alors, du Museum, Edmond Périer, et d’une Presse également « Bien-pensante » saluant en 1914 l’extraordinaire nouveauté d’un romancier de la préhistoire, d’un littérateur « scientifique »  Edmond Haraucourt71, l’auteur vraiment trop accidentel du pénible, Haa, le premier homme : documentation de la veille pour une littérature improvisant des imaginations assez puériles…

 

De ces après-midi de « l’Indépendante », de ces propos mêlés et rompus qui tout à coup ardaient : tout en protestant qu’il avait inventé et que personne ne se devait reconnaître parmi les dialoguants, George Bonnamour a laissé dans la « Revue Indépendante » (mai 92) un instantané très-vivant, à peine satirique, vivant et « significatif »  et que l’on retrouve en tête de son volume de trois nouvelles : Trois Femmes, 1893. Si, plutôt que les tenir debout et gesticulant autour de sa table de rédaction, il les assied en l’arrière-salle d’un tranquille café  ne donnerons-nous point les noms de Gaston et Jules Couturat (Moreilhon et Bonnamour) aux deux Siamois : « leur froide précision, de la lumière au front haut de l’un d’eux, flegmatique  sur le visage crispé de l’autre, la pâleur d’une colère, l’insolente ironie de sa bouche moqueuse ». Le « Jeune homme blond », ne sera-t-il point, « petit pur-sang, au Sentiment dans ce qu’il a d’éternel ! Ne sera-t-il Camille Mauclair ? « Trapu, têtu, sanguin, l’encolure forte, et dans le regard une tranquille fierté », le Philosophe se nomme certes Abel Pelletier développant le concept des Idées-Forces : « Je fais deux parts du monde : l’élément Force, l’élément Bonté, une théorie scientifique… »

L’on reconnaît encore Georges Lecomte, son regard rieur derrière le lorgnon, Fernand Vanderem et son monocle : « très chic et l’air rosse, celui-là » ! la correction de gelltleman du Wagnérien triste Georges Servières. Le « Mage » était Victor-Emile Michelet72, « sous de longs cheveux bruns un nerveux profil à ligne busquée. Un doux sourire et le geste véhément d’un révolté ». Du « Jeune homme glabre, ton de pince-sans-rire, coupant comme un rasoir anglais. Bon cœur. Diplomatie de courte-échelle », le nom ne me revient pas : « Ce qui nous sépare ? dit celui-ci. Je crois à l’Ame. Je ne mourrai pas tout entier ! » Imprudente parole, vertement rétorquée par les saltants Siamois.

Quant au « Poète », son portrait est tout particulièrement traité : « D’une main forte aux doigts carrés d’homme volontaire il promenait à la ronde un paquet de Richmond. Sur la matité de sa chair serrée et polie au grain dur de marbre, de fines moustaches noires tranchaient  le front casqué d’épais cheveux en brosse, et, derrière le lorgnon, des yeux fiers. Une voix jeune, au timbre clair, argentin, répétant : « Voulez-vous une cigarette ? »… Le « Poète » était moi-même qui n’intervenais au dialogue que pour ainsi répéter : « Voulez-vous une cigarette »  George Bonnamour notant ainsi avec quelque malice amie mon habitude, souriante de tenir pour vains tout impromptu, toute discussion d’art, et de rester à l’écart. Parti-pris de quasi mutisme et de non-lutte en pareille occurrence, qui me valut en ce temps un amusant mot d’étonnement de J.-H. Rosny :

  • — Qui est donc celui-ci ? demanda-t-il à Bonnamour à l’issue d’un de nos Jeudis.
  • — C’est René Ghil.
  • — Ah !… C’est curieux : il n’en a pas l’air…

 

Or, en la scène dialoguée que « n’inventait « que très peu le Rédacteur de la « Revue Indépendante », les terribles « Siamois », ainsi qu’il arrivait souvent, terminaient sur des propos sans aménité pour les idées que représentait le « Jeune homme blond », soutenu par le « Jeune homme glabre » :

  • — Jolis garçons vous êtes, oui-da ! La petite danse de Saint-Guy métaphysique qui secoue une génération sur dix, vous travaille, et vous prenez cela pour un renouveau ? Votre candeur vous excuse. Nous sommes transformistes, simplement. Il n’est de nouveau que la Science et la Vie, et s’il vous faut du Mystère, cherchez-en la dedans, et vous en trouverez ! Le « Poète », imperturbable, avait le dernier mot :
  • — Voulez-vous une cigarette ?…

« Et leur causerie s’acheva coupée de sourires ».

 

De quelques passants à la Revue il me souvient : de Turpin, l’inventeur de la Mélinite, et du socialiste Auguste Chirac73, entre autres. Albert Savine, l’éditeur-propriétaire de « l’Indépendante », homme très doux, lent et songeur, mais d’âme passionnée d’action sous la cendre du rêve, venait d’éditer le livre qui mettait en émoi le Gouvernement et le public : Comment on a vendu la mélinite.Placide parmi le scandale, l’inventeur Turpin74 passait. Forte carrure d’homme simple et simplement droit, il lui arriva de s’asseoir parmi nous, et, ne surmontant pas l’étonnement de son histoire et d’intrigues qui lui apparaissaient extraordinairement ténébreuses, il nous la redisait à voix mesurée, à gestes inhabiles, avec de temps à autre un sursaut indigné d’honnête homme…

Yeux lumineux et comme puérils, corpulent et de souriant optimiste, Auguste Chirac qui avait alors une quarantaine d’années nous entretenait de son grand rêve socialiste, ses mains courtes et potelées semblant adresser par anticipation le Bonheur universel, demain. Et quoiqu’il s’en rapportât à la science pour délivrer l’Humanité, il pouvait vraiment parler devant des poètes, même non « scientifiques »  tant il était d’églogue et d’intimisme en ses promesses ! Ainsi, plus de grandes villes, plus de maisons aux étages superposées, mais spacieusement groupées des maisonnettes, une pour chaque Famille, et la verdure luxuriante tout autour. Toutes les nécessités de vie servies par l’énergie électrique produite par des Usines centrales  usines où, de même qu’aux champs, tout homme valide apporterait sa part de travail, qui devait être de quatre heures !

  • — Mais les intellectuels, disions-nous ?
  • -vous travaillerez vos quatre heures pour la Société. Après quoi, vous emploierez votre temps à votre gré !
  • — Mais si, au moment où la sirène nous appellera nous sommes en train d’un poème, par exemple ? Ou d’une expérience quelconque ? Dites-vous qu’en créant de la Beauté ou en étant sur la voie d’une découverte d’ordre de science, nous ne travaillons pas pour la société, pour l’Humanité ?

Le rêveur au regard bleuté, enlaçant et désenlaçant les doigts marquait quelque hésitation :

  • — Non non ! Comme tout le monde : vos quatre heures avant tout. Vous aurez tellement de temps après ! Quant à Vos travaux, ils auront leur récompense, encore que tout doive être sans sanction : vous serez à l’honneur devant les autres hommes !

Or, en vue de quelque invasion de Barbares  hélas ! à prévoir, Auguste Chirac avait avec une allégresse maligne résolu le problème. Toutes les Frontières seraient délimitées par plusieurs zones dangereuses : multiples enveloppements de matières explosibles mises secrètement en terre, et dont les Pouvoirs seuls connaîtraient les emplacements. Sous les pieds de l’armée ennemie, tout sauterait, et de l’armée, plus rien ! Auguste Chirac qui était un doux homme, n’avait pas prévu le survol assassin des avions, ni le tir à longue portée…

 

Les « Ecrits pour l’Art », eux, n’avaient point de Jour de rédaction. Interrompus seulement de 89 à 91, alors que s’écrivirent sur place, en l’atmosphère même de mes premières années, en mon Poitou, les livres sur les toits, les granges et les terroirs, et l’âme des petites Villes, mes « Vendredis » m’étaient personnels, qui, depuis 1885 ont vu passer tour à tour quasi toutes les neuves sincérités à la recherche de soi-même et non du succès, les survenants représentants de l’attentive élite Etrangère, et en ont retenu de précieuses amitiés de tous âges, solides et claires.

C’est que, si la partie le plus directement active en réside à Paris, les autres adhérents aux « Ecrits », de vingt-cinq à trente vers 1891-1892, sont en Province, au Nord, au Midi, au Sud-Ouest, et en Belgique  voire au Portugal, représenté par le poète Eugenio de Castro. Beaucoup, qui correspondront longtemps, ne se connaîtront pas, et nous eûmes là un état d’âme littéraire unique, une vraie communion en seulement l’Idée, à laquelle tous apportaient un dévouement altier. Ainsi, non une centralisation, mais plutôt s’opérait une décentralisation par l’initiative que déploie chacun autour de soi et sous sa propre responsabilité. J’écris à cette époque de 89 à 93, articles sur articles en des Revues et Journaux : les leurs les précèdent en suscitant la demande des miens, ou les suivent, et en diverse numéros des « Ecrits », le Memento atteste la multiplicité d’une extériorisation de notre pensée, le soin de ne négliger la plus petite revue, la plus tranquille gazette…

D’aucuns créent des Revues. L’un d’eux, Emmanuel Delbousquet75, le précoce talent D’en les Landes, en publie une mince, mais véhémente, alors qu’il n’est encore qu’en rhétorique ou en philosophie !… D’ailleurs nos potaches d’alors se tiennent au courant des luttes des Ecoles, autant que ceux de maintenant le sont des luttes sportives. Et ils se passionnent… J’ai ainsi souvenir (rapportons-le en passant) de deux lettres vraiment virulentes reçues en même temps, en 92, d’un Collège situé en Ile-de-France  lettres d’ailleurs dûment signées. Et cette crânerie me plaisait, autant que la connaissance de Montaigne dont se targuait l’un de mes correspondants, en citant « qu’il devrait être quelque coercition des lois contre les escrivains ineptes et inutiles ». Malheureusement les invectives, en tous deux, se gâtaient en route, et devenaient grossières : ce qui me permettait le désir d’en savoir davantage.

Hélas ! C’est une lettre de M. le Principal qui m’apprit, en me priant d’agréer d’eux une nouvelle lettre, mais d’excuses, que les deux vengeurs de la saine tradition, tels Fouquier ou Sarcey  n’étaient que « deux polissons de quatorze et quinze ans, élèves de seconde et de troisième ». Il m’annonçait en même temps qu’il avait sévi, « d’une punition très sévère ! » A ma prière pourtant, il leva cette punition exemplaire… L’un des deux gentils « polisons », pour avec coquetterie entrer en matière, ne me disait-il pas d’ailleurs « qu’il était musicien et quelque peu poète… »

 

Or (et il sied le retenir, comme planter une première pierre de témoignage sur la route d’un devenir), les poètes qui venaient d’isolée spontanéité se grouper aux « Ecrits pour l’Art », s’ils étaient séduits par la technique de musicalité verbale dont relevait toute la génération d’alors, plus précisément étaient attraits, à six ou sept années de la date de parution de la Légende d’âmes et de sangs et des premiers Traites du verbe, par la partie philosophique de la Poésie Scientifique — que n’avait pas accepté l’idéalisme contempteur de la Vie et de la Science où se complut le Symbolisme.

En leur nom George Bonnamour pouvait répondre à l’aveu « d’immense fatigue » de Rémy de Gourmont : « Nous sommes pleins de vie et nous aimons la vie. Jamais nous n’avons pratiqué ces dilettantismes d’esprit qui lassent, qui stérilisent, qui tuent. Nous avons haine et dégoût de l’impuissance, et elle est partout dans la Jeunesse actuelle et dans les maîtres qu’elle admire et qu’elle imite : M. Mallarmé particulièrement. » (Revue Indépendante, Nov. 1892). Ils sont les premiers d’une autre génération, ils ne s’attardent plus aux stérilisantes distinctions du Moi et du Non-moi, ils sont le réceptacle des réalités dont ils se sentent l’évertuement de conscience, et ils viennent à ce qu’ils aiment de mes principes poétiques pour avoir lu premièrement, en tête de mon, premier livre, l’épigraphe tirée d’Emile Zola : « Nous sommes amants de la Vie ».

Mais « là-dedans, dans la vie et la science, ils voulaient trouver du Mystère », pour rappeler encore un mot de la diatribe de George Bonnamour : et ils en trouvaient la possibilité dans cette communion continue et religieusement émotive de l’Humain avec l’Universel rendu présent en son passé et son futur  dont, avec l’idée évolutive, avait proposé le poème nouveau la Poésie Scientifique. Et de là allaient-ils naturellement aux idées de devoir individuel et sociologique, qu’au nom de la vie tendant à son harmonie à travers le heurt de ses luttes, imposait au poète notre concept du cerveau humain devenant connaissance, équilibre, et émoi du Monde.

Jaloux aussi de garder devers moi la douceur passée et demeurante de leur émouvant enthousiasme, mais parce qu’il ne m’appartient pas de puiser en leurs lettres d’allègre arrivée aux « Ecrits » tant d’expressions d’orgueilleuses volontés et d’humilité aussi devant l’Art le plus ardu et longuement poursuivi, nous les tairons. Pourtant, en détacherons-nous quelques protestations de dévouement, à la pensée générale, quelques constatations heureuses. de l’union sans contrainte qu’opère cette pensée : qu’il en ressorte, avec la générosité d’âme de ceux-là en qui d’aucuns de l’heure actuelle se peuvent reconnaître, que l’on peut être un Groupement strict, une Ecole si l’on veut, sans diminution de la personnalité  Voici, à un instant plus dur et plus trouble de la lutte, Stuart Merrill qui m’écrit : « Tu peux te servir de mon nom dans la discussion d’art, car je répète ici formellement que j’adopte tes théories, tout en les interprétant d’une manière large et personnelle. Et ces mots ici écrits, tu peux t’en servir. Je ne refuse aucune responsabilité d’art, surtout en ces moments de schisme. » (Août 1889. Lettre datée de Bayreuth  et ainsi commencée : « Je me prépare ce matin pour Parsifalcomme pour une communion ».)

De Jean Philibert, qui est de l’Aude : « Les « Ecrits » m’apportent la même et apaisante fièvre d’art, avec la compagnie des charmants, sincères, ou robustes camarades de· toujours, et d’encore. La vraie, la seule vie, oui, existe là : pouvoir être, tâcher d’être, avec d’autres qui sont ou veulent, et se sentir amis de loin, dans cette amitié que crée la même foi qui vraiment soulève les montagnes, mais surtout annule les distances, à se sentir tous proches d’une réelle et constante présence. Ne me restât-il qu’un merci à vous donner, il vous serait acquis, pour cela seulement. Ayons foi, vous le vaillant et le sincère, et nous tous avec vous, qui nous situons volontairement dans l’Avenir, En haine du déplorable présent. » (Mai, 1890.)

Jean Philibert « par prédilection personnelle et aussi reconnaissance envers M. René Ghil, révélateur de Du Bartas » avait publié aux « Ecrits » Nov, 89), un article apologétique très sur le « criminellement dédaigné » le poète de la Création du monde. Nous le retrouvions avec admiration et piété en tant que l’un des précurseurs de la Poésie scientifique  et nous pouvons dire que les « Ecrits » n’ont certainement pas été étranger à l’initiative inattendue qui si tardivement érigea un monument à Du Bartas, en 1890  « Les Félibres s’agitent, lisait-on en la « France Moderne » de Marseille, et Mistral les mène. Bientôt : en voiture, MM. Les Félibres, pour Agen, Montauban, Saint-Sébastien ! Cela va être en Gascogne une fête délirante : on va élever des bustes, entre autres à Salluste du Bartas (applaudissez, M. René Ghil !), à Théophile Gautier (pendez-vous, Swinburne !), et MM. Henri Fouquier, Maurice Faura, Mistral, Sextius Michel, Fernand Mazade, Félix Gras, Félicien Champsaur, Paul Arsène, etc. vont discourir. » (24 juillet 90)

« Si ! Les « Ecrits » sont une Ecole m’écrit du Poitou Eugène Thebault76 qui appartient maintenant à la rédaction du « Temps ». Une Ecole où l’on peut apprendre d’abord à parler avec ampleur ensuite à ne copier personne. » Joachim Gasquet77, avant que devenir néo-classique, avait été des nôtres : « J’estime, et ce sont vos théories et l’exemple que vous donnez qui m’ont davantage ancré en cette idée, que le Poète doit être un savant aussi… Mon rêve depuis longtemps est celui-ci : écrire des vers assez beaux pour que les « Ecrits pour l’Art », la « Revue Indépendante » et le « Mercure de France » les impriment. C’est à votre porte, la première, que je suis allé frapper  sentant que les plus grands sont les meilleurs. Je m’en suis bien trouvé : vous m’avez compris. » (Aix-en-Provence, novembre 90)

  • — Savez-vous que vous avez publié un article magnifique, dans la « Revue Indépendant » ? et que de telles pages sont pour montrer la hauteur de vues de notre Groupe — raillé par d’aucuns non par méchanceté souvent, mais par ignorance… La lutte pour les idées ne peut, comme vous le dites, qu’affirmer une œuvre. Et tous, nous devons défendre ce que nous estimons vrai, de toutes nos force, et nettement, sans donner prise à des interprétations fausses. » (Albert Lantoine, février 92)
  • — Du pur évocateur des réalités quotidiennes en tels prolongements de suggestion et de rêve, de Max Elskamp : « Dans le bon combat pour lequel vous combattez, avec des forces accrues, je voudrais vers votre but, être parmi ceux de bonne volonté qui marchent vers lui pour l’atteindre. Mais, mon heure est à cette heure, de résignation… N’importe, un jour ou un soir, je viendrai — plus sûr qu’aujourd’hui de moi-même  de tout mon vouloir vers vous et à vous. (Anvers, juin 91).

Du poète de Flumen et de Bois ton sang, Pierre Devoluy78 (qui ensuite se voue uniquement à la langue d’Oc, méritant la dignité de capoulié). Il parle d’attaques de la « Plume » : « Je tiens à ce propos, à vous adresser l’expression de mon dévouement, à reconnaître qu’en aucun temps vous n’exigeâtes de nous la moindre formule d’inféodation  laissant au contraire à chacun sa pleine indépendance. C’est même, malgré ma sympathie pour vos doctrines et votre œuvre, ce qui m’incita à désirer comme hautement honorable la collaboration aux « Ecrits ». (Montpellier, Octobre 90) — Louis Le Cardonnel vient à nous « amené par les méditations de la vie à une poésie plus large, où l’on soit poète au sens antique — et prochain — du titre, de chanter ce qui sera. » (Valence, avril 90)

Ils viennent tous (et cet allant et clair Marcel Batilliat, aux « Ecrits » l’exquis poète musical et rythmique — et qui le demeurera, lorsque, d’une conception renouvelante qui lui appartient en propre, il comprendra le roman moderne en signifiante « Synthèse décorative de la vie » et en tiendra une maîtrise  Marcel Batilliat à dix-huit ans, qui adorablement m’écrivait : « C’est un grand honneur que vous me faites, à moi, un Jeune, mais qui ai du moins, à défaut de talent, la passion de l’art et une foi absolue en lui ! ») (Janvier 91) : ils viennent tous, d’une résolution émouvante avons-nous dit, comme vinrent, encore que possédant une place de premier plan à la notoire « Revue indépendante », Gaston et Jules Couturat : « Nous sommes allés à vous, librement, par choix, par ce que vous ayant lu, ce que ne prennent pas la peine de faire la plupart de vos détracteurs ! nous vous avons goûté, parce que vous paraissez le plus personnel parmi les Jeunes, parce qu’enfin, la plupart sont injustes pour vous. » (Février 90.) Comme nous l’avons vu, l’action des Couturat (Gaston Moreilhon. et Georges Bonnamour) a été prépondérante dans la lutte que dut en même temps contre les éléments réactionnaires et Symbolistes soutenir la Poésie scientifique. Quant à leur œuvre, il est aux « Ecrits pour l’Art » de Mai 1891 un exposé de leurs desseins unis qui par lui-même. Est d’une surprenante, d’une attachante grandeur. Cette œuvre devait être théâtrale — mais résolument, vu sa complexité, écrite pour le livre  et ne compter moins de cinquante pièces : Synthèse de la Vie moderne, évocations de l’Histoire de l’Humanité et Anticipations, construction philosophique où résumer leur « Vision de la Terre ». Théâtre en vers, au rire d’Aristophane et de Rabelais, découvrant constamment l’Idée. Fantaisie énorme, à laquelle se parallèliserait une « Féerie poétique » tenant du drame Wagnérien : le tout emporté, en toutes ressources instrumentales du verbe, d’une énergie nouvellement épique. « Notre conception dramatique se rattache ainsi disaient-ils, à la philosophie de MM. J. H. Rosny et H. Fèvre, si nettement utilitaire et humanitaire, dans le Roman, et à celle de M. René Ghil dans la Poésie. » Leur vouloir suprême : « Augmenter la Science du cœur et de l’imagination de l’Homme, comme l’Expérimentation augmente la somme des connaissances, et la Philosophie synthétise les idées. » A la partie Aristophanesque de ce plan aussi organisé que vaste appartint le poème A Winter Night’s Dream (Le Songe d’une nuit d’hiver), que nous dirons également Shakespearien par le lyrisme  paru aux éditions de la « Plume » en 1890, réédité par Savine l’année suivante. Autre côté de la Force, le rire, sain, mais voletant et comme empenné, cruel ’un peu, et tout à coup puissant et large de l’idée qui se déploie. Tandis que dépend plutôt de la « Féerie poétique » le nouveau poème que donnait seul et seulement maintenant, Gaston Moreilhon : LA VISION DU PETIT HOMME (Editions de « Rythme et Synthèse », 1922). Fantaisie imaginative d’un magique poète pouvant tous les modes, qui commence en sorte de conte pour des touts-petits et va, d’un caprice merveilleux à susciter une vision des Ages remontée à la harde préhistorique, pour en laisser émaner une haute leçon philosophique et sociale !

Le plan audacieusement complexe n’a pas été exécuté : les Deux se séparèrent littérairement sans nous surprendre, par diversité de tempéraments dès lors évidente. Georges Bonnamour a produit la série de romans que l’on sait où triomphent sans doute les pénétrantes et poétiques études : Trois femmes, Trois hommes, Le vent emporte la poussière. Il se donna aussi, comme Barrès, hanté par elle dès notre temps, à l’aventure politique… Les devoirs de la vie, hélas ! Trop souvent à primer les desseins d’art,, requirent de même que son ami Abel Pelletier, Gaston Moreilhon. L’un et l’autre n’ont point délaissé leur idéal, nous l’avons dit du premier que nous avons vu de temps à autre resurgir même en les luttes nouvelles, lui aussi, au nom du même idéal : notamment aux « Ecrits pour l’Art », nouvelle série (année 1905), où il exposait les principes très originaux d’une Critique scientifique.

La même activité perdure en Moreilhon, et le poète de qui imprègne continuellement l’inspiration une rare culture biologique et philosophique, n’a sans doute point perdu de vue des parties du plan d’œuvre hier — dont les composantes plus directement spéculatives lui appartenaient certainement. Ne le savons-nous pas travaillant à une évocation de Rabelais, Panurge, Jean des Entommeures, Gargantua  poème à grands éclairs de pensée en le sens universel sous les images truculentes et pressées. Et en la Revue « Rythme et Synthèse » (juillet, 1921) ne lisions-nous pas un extrait, en vers chanteurs comme voix d’oiseaux à l’aurore, de sa Glose bouddhique occidentale, alors que le Boddhisattva épouse Gopa…

 

  • — Les « Ecrits pour l’Art », aidés ensuite par la « Revue Indépendante », présentent l’historique vivant, tenace, intransigeant, de notre lutte contre une hostilité générale qui ne cèderait que peu à peu : contre la vieille réaction insolente ou sournoise, contre le Symbolisme — et mêlés à lui les éléments décadents  son spiritualisme négateur de la réalité du monde et qui s’en allait au délaissement de soi-même en la persuasion du mal de penser et d’œuvrer, de l’anémie Mystique… Fortement encore, ils dénonçaient cette « sensibilité chrétienne » qui, de Baudelaire et Verlaine, et du Romantisme héritée, nous apparaissait d’autant dangereuse que demain ce ne serait qu’elle qui, pour d’habiles à circonvenir de neuves générations, sacreraient telles et telles œuvres proposées comme résumant l’Epoque  une époque restreinte dont alors on organiserait ainsi l’admiration. Dès ce temps d’ailleurs, en 1892, un petit livre, signé d’homme d’Eglise, La Littérature néo-chrétienne, ne revendiquait-il point l’idéalisme Symbolisme  plein d’indulgence et mettant en lui d’invitants espoirs…

Sans nous attarder : quant au sens de direction le plus général, le plus essentiel, qu’en les principes de la Poésie-scientifique trouvaient à les unir les poètes des « Ecrits », il est mieux de l’avoir de quelques extraits de leurs Articles, en dehors de ceux précédemment cités :

 

  • — « Il était temps vraiment que se trouvât, en déductions des lois qui gouvernent l’évolution générale et plus notamment l’évolution humaine, un principe d’Art disciplinant les vagues aspirations éparses, et ne demandant aux divers tempéraements que leur participation isolément consentie, pour de plus en plus en organiser la marche, en mieux groupe les efforts. Mais une loi, telle que celle affirmée par L’en méthode à l’œuvre, ne pouvait, dans son application au processus intellectuel, négliger le parallèle processus social, en conséquence l’un et l’autre du principe d’évolution vers le Mieux. Là seulement devait se résoudre la doctrine, se trouver sa raison d’être toute. Cela s’imposait donc, proscrire l’égotisme de l’œuvre d’art, n’admettre au lieu du Moi stérile et précaire, aux gestes courts et imprécis, que le ministère plus probe de l’Esprit, apte aux larges Synthèses  dédaigneux de se localiser dans les sentiers suivis par les coupables ou les inconscients qui s’isolèrent de l’Humanité » (Jean Philibert, « Ecrits », Août 91).
  • — « On nous a dit qu’un art purement humain et positif est la négation de tout Art. Nous ne le pensons pas, trouvant preuve du contraire dans les chefs d’œuvre de la pensée. On peut se passer d’Eden, quoi qu’en dise M. Mallarmé. Pour nous la quantité d’Absolu que comporte l’idée d’Humanité et de Morale humaine altruiste, nous est assez. En espérant l’heure, lointaine sans doute de l’équilibre harmonique, nous devons combattre les sophistes, ne pas permettre qu’une littérature d’ataviques détraqués puisse détourner l’Humanité de son évolution ascendante vers le Mieux… Notre idéal apparaîtra en l’avenir autrement beau qu’un certain culte infécond de l’Inconnaissable, ou que la stérile contemplation d’un Moi illusoire » (Pierre Devoluy, « Ecrits », mars 1891)
  • — La situation est ce qu’elle était quand Hugo leva le drapeau romantique. Les Jeunes, hésitants, cherchent une Formule, neuve et féconde. Le Traité du verbe la donne. L’idée servie par la musique  la Science remplaçant l’incertitude d’inspiration  et, logiquement expliquée, l’universelle nécessité de Synthèse, l’immense désir de sortir des ornières du passé  ce principe posé que l’Art vit de transformations, devenant, comme la Matière : voilà ce que nous avons vu dans l’œuvre didactique et critique de M. René Ghil »  « Sûrement les collaborateurs des « Ecrits » gardent intactes leurs préférences, leurs personnelles visions d’art et de choses. J’affirmerais toutefois, sans crainte de démenti, que ce qui les unit, c’est le commun désir de substituer partout la Synthèse à l’Anecdote. C’est notre vouloir d’exiger des poètes de l’avenir un thème longuement pensé, sur lequel se déroulera l’œuvre ». (Eugène Thebault, « Ecrits », (Décembre 89 et Janvier 90)…

 

Or, il n’est pas inutile de rappeler maintenant quelles séduisantes sanctions à leur dévouement à notre art, ceux qui parlaient ainsi s’entendaient promettre de moi. Les voici : « Souvenez-vous, la lutte sera longue : quand les idées pour lesquelles nous combattons et combattrons envers et contre tout et tous, triompheront  nos tombes seront fermées. Mais nous aurons peut-être assisté à l’aurore du Jour. Et quand le Jour luira plein, l’on se souviendra avec vénération de nous la première heure. L’immortalité, c’est vivre dans la reconnaissance d’autrui… La gloire, la seule gloire à vouloir, c’est, novateur, d’être digne du salut respectueux et reconnaissant des novateurs qui se lèvent. (« Revue Indépendante, mars 92, et « Ecrits », décembre 92).

Avec décembre 1892, les « Ecrits pour l’Art » cessèrent leur publication. Fondés pour notre lutte, ils n’avaient plus raison d’être alors que virtuellement elle se terminait — laissant chacun à son œuvre propre, désormais détaché de la volonté collective, ou que la vie a pris en ses nécessités hostiles de l’art, ceux-là même ont gardé au secret de leur esprit l’énergique vibration de ce temps enthousiaste et sévère, et leur certitude du meilleur Devenir. Plusieurs années après, l’un d’eux qui s’est tû, inopinément m’écrivait pour me le dire  avec cette parole qui serait assez pour ma récompense : « Vous avez été notre éducateur passionné ».

Eux tous, qui m’apportèrent aussi leur passion d’art, leur élan si ardemment désintéressé, leur talent, leur soutien et leur amitié, qu’ils agréent ma gratitude  et qu’ils regardent que du moins ma Pensée, à laquelle ils crurent, n’a point dévié et qu’elle ira au terme qu’elle s’est assigné, dont elle approche…

 

J’ai eu à noter antérieurement, à propos de Gaston Moreilhon, et Abel Pelletier, une réapparition des « Ecrits pour l’Art » en mars 1905. J’en avais remis le titre sur sa demande amie, et pour une année, au poète de verbe si délicatement musical et de pensée philosophique, Jean Royère… Je relèverai au troisième livre de l’Anthologiede G. Walch, le passage qui a trait à cette seconde série des « Ecrits » :

« Mallarmé, cultivé ensuite avec ferveur, et René Ghil, révélèrent sa voie à M. Jean Royères. Par une plaquette, Eurythmies, parue en 1904, il se révéla lui-même poète original, pénétrant, d’un rythme étrangement musical et nouveau… Les « Ecrits pour l’Art » reparurent en mars 1905, et M. Jean Royère en reçut la direction. Dès ses premiers numéros, la revue ressuscitée montra qu’elle reprenait en l’élargissant sa tradition d’une poésie et d’un art fondés sur la science, expressifs de la vie, c’est-à-dire de l’Etre conçu dans sa totalité et son action ;

En ce qui le concerne, la Rédacteur en chef des « Ecrits » publia des poèmes d’une forme pleine, fluide, d’une plastique vraiment nouvelle, et des articles d’esthétique où il tentait de renouveler l’esthétique en la basant sur la métaphysique. »

 

Avec ardeur, un éclectisme plein de tact tout en maintenant la pensée de la Revue, il la mena superbement : cette année des « Ecrits » constitue un recueil de haute tenue marquant un point d’évolution de la Poésie scientifique  et qui demeure. Autour des plus caractéristiques de la première Rédaction, se groupaient les noms nouveaux de Robert Randau, John-Antoine Nau, Marinetti — de qui le « Futurisme » tant empruntera de nous), Edgar Baès, en Belgique, Sadia Lévy. Y arrivaient, aux derniers numéros, les poètes d’un groupement nouveau qui devait ensuite se dissocier, plus prosateur que poète : René Arcos, Georges Duhamel, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac. Groupe qui tentait le « maximum d’effort pour la plus grande affirmation de l’être », et voulait l’art « en rapport avec l’évolution latente des choses » (René Arcos, La Tragédie des espaces, 1906).

« Nettement scientifiques, dira d’eux Georges Jamati en la Revue « Rythme et Synthèse », avril 1920  ils ne manquaient d’ailleurs pas d’affirmer la filiation de leur pensée avec celle de M. René Ghil, dont M. Georges Duhamel citait cette phrase (en l’avant-propos de son volume Des Légendes, Des Batailles, 1907) : « L’essence de la poésie doit être une Métaphysique émue de l’homme et de l’universel en rapports connus par la Science, et le poète un poète de la Science »… C’est en tant que « poète scientifique »  qu’en sa thèse la Poésie scientifique (1918) parlera de René Arcos, M. C. Fusil. Et, louant de Georges Duhamel la Possession du monde et les Entretiens dans le tumulte Georges Jamati79 remarquera « que se retrouve là, plus peut-être que ne le veut croire M. Duhamel, l’enseignement de la Poésie scientifique  mais amputé des préoccupations cosmiques, transposé dans le domaine du cœur, et par là plus accessible. » Transposition dans le domaine du cœur : termes que nous appliquerons par excellence et plus amplement à l’œuvre d’Alexandre Mercereau80, et surtout à ses surhaussantes Paroles devant la vie lui, demeuré en prose un poète et que sacre une ardeur tendre et droite d’apostolat de vie en universelle Beauté. Dès 1891, en « l’Eclair », Georges Montorgueil, indice d’un premier revirement d’opinion, avait écrit : « Les « Ecrits pour l’Art », revue de haut style, par des artistes de lettres et pour des artistes. A la tête de cette publication, que l’observateur du mouvement littéraire n’a pas le droit d’ignorer, se trouve M. René Ghil, dont la curieuse influence sur la poésie moderne est indéniable ». Mais en 1905, leur réapparition est reçue avec respect et généralement avec empressement : « Il est vraiment quelque chose de changé, dit au « Mercure » l’averti critique et l’artiste écrivain Charles-Henri Hirsch, les « Ecrits pour l’Art » reparaissent ! ».

 

Maintenant le moment est venu d’étudier en leur essentiel, dépouillées des interprétations dont on les imprécisa souvent en des vouloirs trop grandis, révolution, les réalisations et les » divagations » du Maître du Symbole  Stéphane Mallarmé. De cette Etude nous saurons mieux encore en quoi a été un achèvement en prestigieuse Beauté, le Symbolisme. Et sera-t-il permis de voir ensuite que, par deux poètes surtout, a été vaincue, alors qu’ils demeurent pourtant en l’Art Mallarméen, son inaptitude à une évolution dans le sens de l’Evolution générale  et qu’ainsi, l’un d’eux surtout est la vraie et puissante gloire du « Symbolisme ». Tout naturellement en le développement, s’éprouveront en même temps les caractères par où s’oppose la « Poésie scientifique ».

XIII — Stéphane Mallarmé

L’Œuvre première — La seconde Œuvre — L’Œuvre rêvée. §

Lui-même, le souriant Mallarmé des Mardis de la rue de Rome, aimait rappeler que vers la douzième année il n’avait d’autre souhait que devenir Evêque. Aussi, un autre vœu l’occupe secrètement : remplacer dans l’admiration publique Béranger, le vieux Béranger chantre de sa Lisette et de l’Homme à la redingote grise qui « s’était assis là, grand-mère ! » Il l’avait vu en quelque maison amie : un grand poète ! lui avait-on dit. Le premier souhait était, dirons-nous, la vraie et instinctive expression de son âme. Et c’est vraiment quelque chose comme le représentant suprêmement épiscopal d’un Art occulte qu’il devint, le regard pris en la contemplation de la large et magique pierre violette enchassée en l’anneau sacré:

Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée…81

Si les premiers poèmes que donna Mallarmé durant une dizaine d’année, de 1862 à 73 environ, dénoncent un poète doué extraordinairement, de qui le Verbe a des sonorités insolites et les images présentent souvent une rareté concise et logique qui lui est propre, sa personnalité princière est cependant loin d’être élucidée encore  Quant aux sonorités nuancées du vers. Rappelons ce qu’écrivait des Fleurs du mal Leconte de Lisle : « Tout concorde à l’effet produit, laissant dans l’oreille exercée comme une vibration multiple savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux, de splendides couleurs ». Il disait encore que le livre de Baudelaire « laissait dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses. » (Revue Européenne, 1861.)

Or, du Vers de Mallarmé persistait une vibration de métaux plus précieux encore, si l’on ne peut dire qu’elle était dès lors, comme plus tard, ainsi qu’une immatérialité vibratile de cristal ! Ses couleurs n’ont point l’intensité lumineuse dont éclate Baudelaire : moins distinctes, elles se nuancent davantage, vont, concurremment avec le Verbe moins pleinement sonore, à une musicalité mélodieuse. Que l’on entende chanter, par exemple, le doux poême « Apparition » :

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles…

Mais en Mallarmé ne se retrouvaient point les visions de noir et d’inquiétant tourment dont s’émeut l’impassibilité de Leconte de Lisle. Visions impossibles au tempérament serein de qui la rêverie s’approfondit tout au plus d’un frisson de trop de chasteté  en ronde du miroir de solitude où s’apparaît Hérodiade : « cette singulière enfant ! », nous disait d’elle en hochant la tête son créateur nu regard calme !

Je m’apparus en toi comme une onde lointaine
Mais, horreur ! des soirs dans ta sévère fontaine
J’ai de mon rêve épars connu la nudité.82

A dessein certes, nous traçons dès les premières lignes un parallèle entre Baudelaire et le Mallarmé de la première heure. En tous les poèmes de cette époque, l’ascendant souverain du poète des Fleurs du mal est évident. Mais, disions-nous, l’étrange, la violence, l’orage de l’âme et le blasphème, sont incompatibles avec la nature de Mallarmé : or, l’emprise est alors telle, qu’il nourrit son inspiration à travers Baudelaire contre sa propre nature ! De cette inspiration relèvent des poèmes comme les « Fenêtres », « l’Azur », le « Guignon » (qui n’est presque pas de lui-même), et peut-être le « Don du poème » où il est quelque chose de ce que l’on nomme le Satanisme de Baudelaire. Nous pouvons relever de directes réminiscences, qui s’imposent au poète. Par exemple, ce vers de « l’Azur » :

Où le bétail heureux des hommes est couché,

vers qui dénonce évidemment la hantise du vers des « Femmes damnées » : Comme un bétail pensif …

Mallarmé se montre alors tout impressionné de l’art d’extériorisation de Baudelaire. Et n’est-ce point extraordinaire encore, lorsque l’on considère l’art de méditation et de re-création intérieures auquel il parviendra en sa période de suprême personnalité ? L’on peut dire cependant, que, soit acquis, soit naturel à l’esprit de Mallarmé, le soin de donner pour substratum aux plus pures et lointaines nuances analogiques de l’Idée, quelques traits de réalité nettement extériorisés, demeure en presque toute son œuvre  là même où les quelques traits réels sont, hors de leur transposition illusoire, voulûment à deviner. Je crois donc à une pré-disposition innée de Mallarmé à assurer sa méditation sur du spectacle tangible, sur des traits quelconques de Nature, à quoi son Moi se réservera, devenu philosophique, d’attribuer valeurs idéales à son gré. Disposition spontanée qui, d’une part, apparaît en rude valeur alors que son art n’a pas encore acquis sa complexité subtile  et, d’autre part, s’exagère par le commerce passionné avec l’art de Baudelaire dont la commotion est en lui toute puissante. Si puissante ! que, disons-nous, il prendra de Baudelaire de mêmes thèmes d’inspiration, imités même, tel le poème du « Guignon », et que, dans la « Brise marine », c’est l’exotisme de « l’Invitation au Voyage », qui à son tour requiert l’admiration éparsement vibrante de Mallarmé hanté des mâtures en les ports des îles entrevues ! Le « spleen « de Baudelaire, aussi le gagne. Mais, dans des poèmes comme les « Fenêtres », « l’Azur », le « Guignon », une tendance Baudelairienne — et du Romantisme — est à remarquer : l’emploi d’images et de vocables violemment extériorisés, en raccourcis étonnants souvent, empreints même d’une sorte de trivialité rendue tragique. Lorsque tout le Parnasse tend au soin noble et précieux du mot et de l’image, en quoi d’ailleurs il perd contact avec la réalité et la vie, Baudelaire, lui, entre avec passion dans la vie qu’il veut étrange et pantelante. Mais encore, il admet en son poème le spectacle quotidien de l’existence. Le premier, par échappées, il a eu intuition d’associer à l’homme moderne son milieu le plus habituel, le plus humble : il a vu les rues des villes, les quais, les squares, les toits. D’où un vocabulaire approprié et nouveau. Et avec lui, comme avec Hugo et plus émotivement, tous les mots voulus, quels qu’ils soient, deviennent du domaine poétique. Le tout est de les produire avec art, et l’art de Baudelaire en tel sens est d’extraordinaire et d’impeccable habileté, ou plutôt d’un circonspect travail mené d’un attentionné sentiment de l’harmonie.

 

De cette introduction artiste en poésie, introduction de parti-pris et comme insolente à l’entour, du mot et de l’image vulgaires, Mallarmé est alors séduit. Mais, tout naturellement, il manque, lui, de cet art d’admirable équilibre, produit d’un long essai, d’une longue patience. Et il exagérera, sous la hantise du Modèle au sourire retors et subtil ! D’où, par exemple, écrira-t-il ce qu’il répudierait plus tard, parce que tout geste et toute évocation en violence seront devenus ennemis à sa vraie nature désensorcelée :

Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure
Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
Mangent, et qui s’entête à chercher cette ordure83
Pour l’offrir à la femme allaitant ses petits,
Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l’Azur !…

Or, lorsque Mallarmé aura acquis l’art d’un Baudelaire, et un art d’une sûreté et d’une pureté plus constantes que les siennes, la séduction pourtant demeurera, du paradoxal emploi des mots habituels, communs, du commerce quotidien. Mots qu’il s’agira pour lui (et l’excès de ce souci devenant procédé, le vaincra) de douer d’une âme, d’une âme qui les rendra désormais étrangers à la multitude qui pourtant s’en sert quotidiennement  « Les mots ont une âme, dit Maupassant en son Etude sur Flaubert. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue. »84

Jusqu’au paradoxe, oui, (comme souvent, car le paradoxe est un Jeu, et Mallarmé a compris souvent la poésie comme un Jeu qui se complaît en soi-même), allait cet amour de l’emploi des mots les plus ordinaires dans le poème le plus hermétique. Il me souvient, à ce propos, de ce qu’il me disait à Valvins, tout en me promenant sous l’angulaire voile de sa barque. Il me reprochait un peu l’emploi de mots savants ou pris plutôt à leur premier sens, de valeur originelle : « Pourquoi ? Non, et son sourire s’amusait, il convient de nous servir des mots de tout le monde, dans le sens que tout le monde croit comprendre ! Je n’emploie que ceux-là. Ce sont les mots mêmes que le Bourgeois lit tous les matins, les mêmes ! Mais, voilà (et ici son sourire s’accentuait), s’il lui arrive de les retrouver en tel mien poème, il ne les comprend plus ! C’est qu’ils ont été récrits par un poète ». Je sais, parce que le Maître lui-même me le dit aussi au moment de leur composition, que ce précepte a été plus notamment mis en pratique en trois de ses Sonnets sans titres, dont le premier vers est respectivement :

Tout Orgueil, fume-t-il du soir…
Surgi de la croupe et du bond…
Une dentelle s’abolit…

Au premier sonnet il s’agit, en une chambre déserte, où l’âtre agonise comme d’un soir fumeux de soleil et de torche étouffée, d’un meuble, d’une « console » qui concentre toute la lueur, en une solitude, sous le marbre plat et de tombeau  Au second, c’est un vase léger ; verre précieux peu à peu suggéré. Verre où des lèvres n’ont bu, qui pas même n’évoque d’un baiser le parfum — en l’haleine expirante d’une rose : il est vide… Au troisième, sachons que voici un « rideau » (non point d’un lit, comme d’aucuns l’ont interprété, car si ce rideau doit suggérer un lit, le lit n’existe pas, réellement), et voici en même temps une guitare, une « mandore ». Et le dit le vers,

Dans le doute du Jeu suprême

le poète peu à peu amène une analogie entre le lit absent, lieu des enfantements  et la rondeur ventrale de l’instrument : ventre d’où « Filial, ou aurait pu naître. »

 

Ces trois Sonnets, on le sait, sont de la dernière manière de Mallarmé. Ils sont d’un art « d’allusion » qui vraiment l’enchantait  à laisser croire que le Symbole, ce n’était que cela ! Ils ne sont même que de l’art et, oui encore, un Jeu poétique. Leur compréhension est ardue, et certes, l’on doit tout de même s’avouer déçu, alors que l’on a compris, saisi le sens de la devinette. Ne nous étonnons pas : en Mallarmé le génie esthéticien se mêle souvent d’ingéniosité, exercée à la rare perception et au travail de l’analogie primitive  Reprenons. Nous avons vu en Mallarmé une singulière aptitude d’esprit à l’art Baudelairien, encore que cette aptitude, naturelle ou acquise, s’exagère immédiatement par une prise de possession presque entière de son sentiment poétique à la lecture que l’on dirait exclusive, des Fleurs du mal. Nous avons vu aussi que l’ascendant est tel que l’inspiration de Mallarmé arrive à en être dirigée, que certains poèmes se présentent nettement en réplique à tels et tels de Baudelaire, et d’autres, sous l’emprise de l’admiration unique, sont, de concept et de sentiment, en opposition avec son tempérament même.

D’ailleurs, oriente-t-il alors son activité poétique à l’imitation exacte de Baudelaire : comme lui il se partage entre le Poème et le petit poème en prose. Il est, comme lui, épris d’Edgar Poe et le traduit : et c’est, semble-t-il, à travers le traducteur de Poe que Mallarmé s’attache au poète du « Corbeau ». Là encore il semble qu’il subisse pour tout le temps la si captieuse personnalité, car il n’est point entre Poe et Mallarmé de réels points de contact. Il n’en avait point été de même pour Baudelaire qui certainement avait dû sentir en l’auteur des Histoires Extraordinairesun génie proche du sien, complémentaire de certains côtés imprécis de son être poétique. Il est malaisé de déterminer, peut-on même déterminer en quoi la rencontre a été nécessaire ou simplement heureuse, et peut-être est-il plus exact de dire que par Edgard Poe Baudelaire s’est trouvé éclairé sur lui-même ? La prestigieuse intellectualité philosophique du poète d’Euréka n’est saisie en somme que par le grand Villiers de l’Isle-Adam, tandis que l’esprit romantique de Baudelaire est surtout touché par le tourment étrange de sa pensée extériorisant une atmosphère lourde d’occulte où se meuvent des visions spiritualisées  Or, de quelle préoccupation en l’esprit avide des poètes nouveaux d’alors dut être Baudelaire, qui s’imposait lui-même et imposait encore ses prédilections littéraires ! Paul Verlaine, Baudelairien aussi à l’époque des Poèmes saturniens avait d’un Article enthousiaste salué au nom de la pléiade nouvelle le poète en qui ils reconnaissaient leur Maître. De cet article l’on trouve mention en une des Lettres de Baudelaire (Editions du Mercure, 1907) : le poète, d’un air léger car, n’est-ce pas, il serait déplorable d’avouer son âme  s’étonne de cet enthousiasme qu’il déclare « excessif » : cependant qu’on l’en sent intérieurement très heureux, peut-être très ému. Mais personne ne sentit, ne comprit aussi complètement que Stéphane Mallarmé l’apport poétique du poète des Fleurs du mal ses poèmes de dix années le prouvent, mais le mode d’art et de penser dont il poussera à l’extrême les possibilités et dont il se sacrera, le Symbole  il l’a reçu et conçu de Baudelaire. Je rappellerai, extrait d’une de ces mêmes lettres publiées en 1907, le passage où Baudelaire, incidemment, exprime que l’Imagination, supérieure à la Science exécrée, d’établir entre les éléments du Tout des « concordances mystiques » — crée une harmonie universelle. (Faisons remarquer à nouveau, devant cette assertion, son erreur, qui a été l’erreur de Mallarmé et du « Symbolisme ». L’Imagination, exercice du Moi, ne peut établir que des concordances relatives : ce Moi qui alors, composera analogiquement un univers à l’image seulement de sa sensibilité imaginative. L’apport expérimental des sciences uniquement, peut permettre de se créer une harmonie universelle, en donnant aux concordances une valeur réelle et impersonnelle de rapports entre les éléments et de l’Humain avec l’Universel en évolution  interdisant en même temps quelle latente survie de religiosité atavique que, nous le savons, pour Baudelaire et les Symbolistes recèle cette épithète de sens trouble : mystique.)

Baudelaire a-t-il ailleurs qu’en cette lettre résumé aussi heureusement son essentielle esthétique ? Mais l’expression de cette Esthétique qui déterminait un concept artistique des relations émotives du Moi et du monde extérieur, concept non entièrement explicite et conscient, Mallarmé et les autres ne la trouvaient-ils point superbement en le poème tant rappelé depuis : « Concordances ».

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la mort et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent…

En ces vers était latente toute la théorie symboliste : en les développant selon le vœu spiritualiste enclos en eux elle allait trouver toute la gamme des Analogies que Mallarmé nuancerait et immatérialiserait à désincorporiser l’Idée, à la priver de tout signe, si possible   Or, Verlaine malgré son enthousiasme n’a pas été véritablement impressionné par l’esthétique Baudelairienne, pas plus que n’en portent l’empreinte les divers poètes Parnassiens. L’empreinte, si nous la trouvons si nette et durable en Mallarmé, c’est que Mallarmé seul était alors apte à s’assimiler l’entière et l’intime pensée de cet Art qui, comme toute expression de pensée vraiment neuve et nécessaire, dépassait la sensibilité et l’entendement de la génération.

Alors est-il tout indiqué d’admettre que Stéphane Mallarmé portait dès lors en lui, en énergie plus ou moins latente, plusieurs des vertus poétiques de Baudelaire, et tout particulièrement et en prime tendance le don de suggestion et d’analogie — ou Symbolisme, entendu tel que privé de ses intentions philosophiques plus tard mises au point, ou empruntées. Nous comprenons qu’il se produisit tout naturellement, de Mallarmé non encore en possession d’une volonté soutenante, vers Baudelaire aux puissances tant concentrées, un transport passionné ! Par l’impulsion complémentaire reçue, les qualités poétiques de Mallarmé vont premièrement à s’exagérer, à se troubler même, à s’adultérer. Et cette période de « première œuvre » de dix à douze années, disions-nous, doit, il me semble, se voir un temps de recherche d’équilibre de sa personnalité violemment et intimement travaillée, accrue de conscience et d’éléments d’expression poétique au contact de l’Œuvre du premier Maitre  Or, par quel processus, comment, de quel évertuement, ou sous quelle autre action extérieure  le Mallarmé de première période devint-il le poète d’HÉRODIADE et de l’Après-midi d’un faune ? Le poète aussi du « Pître châtié » ou du « Tombeau d’Edgar Poe » ? Poèmes qui sont à l’aurore radieuse de sa « seconde Œuvre », que nous caractériserons d’en dire : que désormais le Verbe de Mallarmé s’est assez soudainement allégé de la densité du verbe Baudelairien, qu’il s’est apuré de l’atmosphère comme sourdement magnétique des Fleurs du mal, qu’il crée autour de lui une atmosphère propre, subtilement vibratile, sereine, et suggestive de quel optimisme désert — en dehors des vibrations de l’entour en volontés et en acte : « La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive »87 avait écrit Baudelaire. Dès cette époque, et le souci en est surtout sensible en l’Après-midi, sa poésie « se contente d’allusion à la réalité des choses ou de distraire leur qualité pour incorporer quelque idée. A cette condition s’élance le chant qui soit la Joie d’être allégé » (Divagations)88 Allégé  c’est le mot qui se présente naturellement. Le concret qui, nous l’avons dit, existe partout, même aux poèmes les plus « allusionnistes », pour servir de support aux analogies que crée le poète, de plus en plus va à perdre ses contours : et c’est une abstraction qui transparaît au travers, suggestive par son vague même, L’image idéale de la chose se substitue à la chose réelle et vue. S’il dit : une Fleur  ce qu’il veut montrer, c’est « l’absente de tout bouquet », c’est-à-dire son souvenir suggéré et comme hors du regard, idée pure, dépouillée du signe.

 

Or, il semble que ses poèmes en prose, de la première période, dénoncent, plus que les vers écrits au même temps, cette tendance qui est la dominante de l’art Mallarméen. Peut-on voir là une action venue des poèmes de Poe ?… Mais, d’autre part, à propos de ce premier allègement verbal et syntaxique  il est singulier que la prose poétique de Mallarmé soit, à toute période de son art, plus abstraite grammaticalement et de concept et de discours plus contournés et aheurtés que ses vers mêmes. Nous en verrions la preuve en ses Divagations et, dans cet étrange poème en prose du « Coup de dé » qui a été sa dernière page.

Quoi qu’il en soit de cette remarque, il me paraît intéressant de la noter. Elle semble indiquer qu’à un moment la spontanéité première de Mallarmé à écrire le Vers a été volontairement pliée à un atermoiement, un arrêt avant une écriture qu’il voulait de toute pureté selon des règles qu’il impose et outre continuement. Et la préparation de cette écriture en vers n’eût-elle pu s’opérer ainsi, à travers des essais en prose poétique dont, par éliminations successives, par suppression de détails et par ellipses, il aurait extrait la pure expression diamantaire, qu’il désirait sans cesse plus pure, plus immatérielle ?… Mais sans insister, que Mallarmé de plus en plus ait tué l’élan spontané de l’inspiration, est indéniable. Là, d’ailleurs, il alla encore au paradoxe. A moi, à d’autres, il a complaisamment dévoilés que d’aucuns de ses Sonnets dernière manière ont été composés selon le procédé des Bouts-rimés : c’est-à-dire qu’il avait choisi ses rimes, écrit les quatorze mots terminaux, puis rempli le sonnet ! Ainsi par exemple, du Sonnet commençant par

« Ses purs ongles très hauts dédiant leur onyx »

et, me dit-il à moi-même, comme il lui manquait un mot en la série YX, il en avait inventé un, le mot : ptyx  auquel il donna le sens de vase, d’urne, et dont il exprime la non-existence par le vers immédiat :

« Aboli bibelot d’inanité sonore » !…

  • — Mais la vraie, l’évidente déterminante du passage du poète à sa seconde manière, à sa seconde œuvre (mais sans que son concept d’art désormais acquis en soit dévié), il sied la voir en l’action de l’Œuvre de Théodore de Banville : Banville, le seul à qui l’auteur de l’Après-midi d’un faune donnât et continuât de donner le nom de Maître.

LA SECONDE OEUVRE

Les deux œuvres nettement caractérisées où tout premièrement Mallarmé se dégage de l’emprise de Baudelaire sont certainement les poèmes Hérodiade et l’Après-midi d’un faune. Poèmes qui parmi sa rare production, demeurent d’une valeur capitale, d’une souveraine durée.

Or, disions-nous, pour moi c’est l’étude et l’admiration de certaines œuvres de Banville qui assez soudainement avaient apporté à Mallarmé de nouveaux éléments d’évolution et, en quelque sorte, l’avaient délivré de l’ascendant de l’auteur des Fleurs du mal. Il est vrai qu’elle apparaît encore une « Fleur » étrange et comme d’ardeur glaciale, cette Hérodiade dont le poète évoque la volupté comprimée sous les pierreries d’orgueilleux ennui. Elle est du mode Baudelairien encore, un peu, de s’écrier :

        … L’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes
Et je déteste, moi, le bel azur !

Elle en procède encore « d’aimer l’horreur d’être vierge », et de hanter la solitude de palais et de parcs ou les miroirs et les eaux mortes se contemplent, où le décor, adéquat à Hérodiade elle-même, revêt une splendeur impassible de métaux et de pierres précieuses. Mais, quelle souplesse mélodieuse du vers toute nouvelle, quelle science nouvelle aussi de la coupe de tel vers, de manière à le rendre comme dramatique suivant l’action de la pensée ! Et encore, en tout le poème, quelle élévation de l’accent poétique, quel hiératisme somptueux. J’ai dit : dramatique. Si des poèmes dialogués tels que Déïdamia ou Diane au bois89 emprunte de scandantes qualités techniques, le poème Hérodiade est en même temps une scène dramatique il la manière de pureté d’un Racine : une action dont le geste est tout intellectualisé. Même pureté en les poèmes dramatiques de Banville : aussi, pré ci ·sons que c’est du Banville dramatique qu’alors procéda Mallarmé.

Que l’on se reporte à l’adorable pièce : Diane au bois, en donnant toute l’attention au personnage de Gniphon, le Satyre. Brillant d’amour voleur du vin de Silène, halluciné par les visions des suivantes de Diane-chasseresse au soleil des clairières ce Gniphon de qui les gracieuses et les cruelle s’amusent, cependant se leurre lui-même. Son désir incessant et exaspéré lui crée un rêve monstrueusement heureux, et il arrive à croire un peu qu’il les a domptées en ses étreintes ! Il hésite entre deux d’entre elles, et ne se peut décider : « Eh bien ! oui, toutes les deux, tant pis ! » « J’en tiens une, courons ! » s’écrie en son emportement le Chèvre-pied… Et Mélite l’une des poursuivies, après s’être moquée, lui lancera son rire sans pitié : « Adieu, lys ! »

Or, le thème du Satyre, en Banville est on le voit, celui-là même que développe Mallarmé en l’Après-midi d’un faune. Incontestablement il l’a repris tout entier, il a amassé l’épisode en une sorte de long monologue mouvementé des gestes du Faune haletant, précipité en poursuites. Tout au plus a-t-il exagéré l’ivresse hallucinée du demi-dieu, qui se demande si son triomphe ne s’est point leurré d’énormes touffes de roses seulement sur son poitrail enserrées ! C’est un couple également que poursuit le Faune la Brune et la Blonde, les deux sœurs. Des mouvements de vers, des expressions caractéristiques du poème de Banville sont retenues. Ainsi le «. Adieu, lys ! »  le voici replacé en évident réminiscence, en ces trois vers d’un pur délire :

« Alors, m’éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité. »

Si, par surcroît, l’on sait que l’églogue du Faune avait été écrite sur la demande même de Banville pour être récitée par Coquelin (récitation qui n’eut pas lieu, d’ailleurs) nul doute : Mallarmé est si séduit par l’art de son Aîné et son amitié attentive et dévouée, qu’il va même à s’inspirer d’une de ses inventions poétiques  comme hier il s’inspirait tout aussi entièrement de l’œuvre de Baudelaire. Le Banville des poèmes dramatiques surtout le captive. Faut-il voir là peut-être le principe encore vague des tendances de Mallarmé à vouloir s’exprimer par le Théâtre ? tendances que devait plus tard élargir singulièrement la pensée Wagnérienne qui sûrement, détermine le rêve du Théâtre idéal dont les conversations de l’auteur des Divagations, et le livre lui-même, nous ont dit un peu. A travers Banville donc, il arrive à l’art merveilleux de l’Après-midi d’un faune : il n’en est pas moins vrai que c’est en ce poème qu’il acquiert sa personnalité toute. La caractéristique en est que l’image ne se présente plus seule, nette et nue en soi-même  mais est-elle amenée, ainsi qu’elle le sera désormais en tous poèmes et sonnets qui vont suivre, par une série nuancée d’analogies. L’image est un composé d’images analogiques devenant de plus en plus intellectualisées, pour dégager en la dominante l’idée que le poète a eu en vue, qui ne doit naître que d’un total d’allusions. C’est là, et rien d’autre, en somme, ce que Mallarmé entendit par l’art du Symbole : ce qu’il exprime encore lors de l’Enquête Huret, nous l’avons vu.

En même temps le poète s’est astreint à ne se plus laisser aller aux grands mouvements, aux envolées verbales (considérés comme du geste extérieur), que nous trouvions en sa première manière, romantique à travers Baudelaire. Il retient toute spontanéité, se replie sur soi, condense sa pensée, et, au lieu de l’exprimer d’un coup dans l’émotion du rythme — il la dilue en quelque sorte, la décompose en éléments analogiques pour lui recréer en l’assagissement du cerveau tout spirituel. Son Verbe a perdu les sonorités pleines, logiquement, étant donné son mode nouveau de concevoir. Jouant les unes sur les autres, à intervalles très rapprochés, ces sonorités alors ont donné au vers une intensité mélodique attentivement continue et contenue, encore inconnue en notre poésie. Syntaxe et grammaire se rapprochent du latin Virgilien, et de plus en plus la langue tendra, heureusement pour un temps, à une qualité comme agglutinante. Cet art devenu superbement personnel de l’Après-midi d’un faune, nous en verrons la sûreté souveraine et l’exemplaire synthèse, en le sonnet du « Cygne ». Je sais, l’on peut voir en ce Cygne, captif de la glace du lac « pour n’avoir pas chanté la région ou vivre », une réplique de « l’Albatros » de Baudelaire. Qu’importe. L’idée est la même, mais cette similitude même marque la distance qui sépare les deux arts. Jamais peut-être plus pure sensation n’a été donnée, de l’orgueil suprêmement intellectualisé :

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie !

Mais quelle maîtrise a présidé à toute l’ordonnance du poème où tout : vocables, musicalité, couleur, ligne et mouvements, concourt à cette candeur rigide de l’oiseau et du « stérile hiver où resplendit l’ennui », tandis que les rimes où domine la lettre « i » ou vibrante à l’aigu ou adoucie de consonnes appropriées, viennent, en outre, comme produire une acuité de gel et de délaissement. Ce souci, spécial ici, dénonce l’attention qu’avait apportée Mallarmé à la théorie de « l’Instrumentation verbale ». Le « Sonnet à Wagner » également montre qu’il tendit un temps à l’appliquer : là, la trame seulement mélodique partout ailleurs, devient harmonique, et il produit de remploi des mots en leur valeur émotive de timbres vocaux une saisissante et somptueuse impression  Rien d’étonnant à ce que sa nature impressionnable et réceptive ait continué à être en éveil d’apports nouveaux, et d’ailleurs si directement adaptables à son art. Quelque temps avant sa mort, nous dit Camille Mauclair, Mallarmé travaillait à terminer Hérodiade. Il ne dit pas comment et en quoi il le reprenait. Mais, dès 1887 le Maître m’avait parlé de ce travail auquel il s’était mis et qui comportait alors l’écriture d’un Prélude et d’un Finale. Le Prélude, il m’en lut alors une soixantaine de vers peut-être. Ils étaient selon la théorie « instrumentale », conçus symphoniquement  et c’est pourquoi il m’en donnait connaissance. Avait-il persisté selon la même méthode ? Non sans doute : car ce Prélude, peut-être non achevé, n’a pas paru, nul ne semble l’avoir connu après moi. Et quant au « Finale » qui serait, si l’on veut, le Poème de Saint Jean, écrit très postérieurement

et placé à la suite d’Hérodiade, il est purement dans la manière Mallarméenne. Je crois donc qu’il détruisit cet essai par quelque rancune pardonnable envers la Poésie scientifique. De cette rancune serait un indice, quand en les Divagations il parle des diverses techniques, le silence qu’il garde sur la première par la date et l’action générale, nous l’avons vu : l’Instrumentation verbale, précisément.

 

Dans l’Art en silence90, Mauclair insiste que « le procédé de l’allusion, de l’allégorie, de la fiction, apparaissait à Mallarmé le seul logique. « Nous l’avons dit la caractéristique de son art. Mais, en dehors de tout Symbolisme — ce procédé comporte en résultante simple une vertu générale de « suggestion » : art d’évoquer supprimant désormais, tant il l’appliqua inéluctablement, la narration, la description et l’éloquence. Désormais, qui ne sait pas naturellement évoquer ou suggérer au lieu de dire et montrer, n’est pas un poète. En cette vertu — que possédèrent d’ailleurs tous les grands poètes, mais dont lui plus que nul autre concentra les puissances  en elle surtout, apport énorme qui assure à l’œuvre de Mallarmé si rare soit-elle, une renaissance d’enseignement pour toute nouvelle génération poétique, réside une action qui a été totale, nous le répétons, en dehors du seul Symbolisme. Malheureusement cet art dévolu au Symbole  le poète des dernières œuvres (la « Prose à des Esseintes «, la plupart des Sonnets, et le « Coup de Dé ») ne sut pas l’appliquer amplement, ni même à des idées. Si, comme le dit encore Camille Mauclair, le Drame multiple que rêvait Mallarmé devait être « la confrontation de l’être humain doué de conscience, avec la nature », la moindre réalisation n’en apparaît. A partir de la « Prose pour des Esseintes «, présentée comme la suprême manière, qu’est-ce partout, et nous en avons noté des exemples ? Jeux d’allusion aux plus minimes réalités, « l’idée » si l’on peut dire, apparaissant le contentement d’arriver à évoquer cette réalité (commode, rideau, vase ou guitare) sans la nommer ! Jeux, hélas ! ressuscitant l’art des Rhétoriqueurs…

En même temps les analogies ameneuses d’images deviennent de plus en plus subtiles, éloignés les unes des autres. Il procède par continuelles ellipses, agrandies, supprimant outrement les transitions. De manière qu’entre les strophes, qu’entre le phrases, presque tous liens sont coupés : Il va à l’outrance plus que périlleuse de ses qualités, il les perdra en les élevant au grammatical, au verbal Absolu qui le hante. Là est « l’obscurité de Mallarmé » : non point en les idées qui sont simples, simplistes même, quasi non-existantes en certains cas. Mais ne serait-ce point là une seconde cause d’obscurité : alors que l’on s’évertue à trouver autre chose — que si peu ? « Langue de dialecticien », excuse peut-être Mauclair. Oui, pour ses derniers écrits. Souci de grammairien passionné qui perdit la mesure, pris du vertige du Verbe à saisir en son essence même, alors qu’il voulait de plus en plus « exclure les clichés, trouver un moule propre à chaque phrase et pratiquer le purisme », dit-il lui-même en les Divagations.

«. Au terme de sa vie, dit aussi Mauclair, il essaie une sorte de compromis entre le vers et la prose, dont il publia un exemple (Un coup de dé jamais n’abolira le hasard). Essai de remplacer la ponctuation par des gradations dans la grandeur ou l’exiguïté des caractères d’imprimerie, selon l’importance des membres de phrases. » Voilà donc la suprême préoccupation ! Quant au sens, à l’idée de cet essai, Mauclair pas plus que Mockel et d’autres d’alors, ne tente de la déterminer. Mieux encore, pour Mauclair, c’est un compromis entre le vers et la prose : or, Gustave Kahn prétend, de son côté, que ce sont des « vers libres » ! et que sa persuasion n’est pas étrangère à cette conversion tardive du Mallarmé dont toute l’œuvre est de technique classique, qui considérait chaque vers comme « un seul mot » solide, et nous disait sa répulsion instinctive à le césurer autrement traditionnellement.

Quant au souci principal révélé par Mauclair d’exprimer la valeur des phrases selon l’emploi de lettres de divers corps, il dénonce simplement que Mallarmé en arrivait alors à n’avoir en vue que des recherches de Forme — qui, examinées, semblent nier la valeur en elle-même et du verbe et de la pensée. Rappelons-nous : « Le mouvement Symboliste est un mouvement de Forme, plutôt que d’idées ». (Art en silence.)

Je sais oui, le tourment de vouloir la tensive angoisse d’extérioriser dans l’écriture tout notre entendement des choses, toute leur vibration complexe  non point que les mots soient les signes seulement à représenter l’énergie et le travail du cerveau, mais qu’ils deviennent ainsi qu’une substance vivante, et ainsi qu’un acte même !… J’ai voulu, quant à moi, que le Verbe exprimât la pensée par tous les modes d’art auxquels il doit et puisse suppléer, voulu qu’il exprimât en même temps l’Idée en sa conscience la plus compréhensive et le processus des sensations multiples et variées qui donnent naissance à l’Idée et à son Emotion  en vivante et universelle Synthèse. Mais il sied d’accepter de se détacher de notre œuvre alors que nous sentons en nous le désespoir de l’impossible : le mot, qu’on le sente et le scrute aussi près que l’on puisse de l’origine psycho-physique  le mot n’est point de même essence que la pensée. Il est en quelque sorte plus matériel, son instrument, qui ne peut lui être entièrement adéquat. Pour n’avoir pas senti ainsi, pour avoir à l’excès sublimé le sens du mot (et c’est le signe même qu’il voudrait arriver à supprimer), pour, dans sa syntaxe  avoir réséqué trop de liens du discours, d’où susciter la nudité d’une phrase en aridité abstraite, Mallarmé a succombé, halluciné de la seule Forme : sa victime sacrée, mais d’exemple dangereux. N’importe. Et c’est encore de cette préoccupation qui l’emporte lui-même, que l’on a pu dire de lui qu’il est par excellence un Latin, et un auteur de pure tradition Française. Il est vrai. Il a été à l’extrême dans le sens de toute une partie de la Poésie, il a poussé aux limites dernières la préoccupation irrésistible du grand nombre : la préoccupation de « Forme « — dont relève avant tout le « Symbolisme ».

 

(Faisant exception de nouveau pour quelques-uns de cette Ecole dont nous parlerons, et surtout pour Francis Vielé-Griffin). « Mais, avoue Mauclair, Mallarmé n’a pour ainsi dire rien publié conformément à son Système. Les quelques sonnets qu’il donnait de loin en loin sont des essais. »  Or, du « Système » dont parle Mauclair, les principes se trouveraient inclus dans le recueil d’articles des Divagations, et en ce qu’il nous dit lui-même de l’Œuvre rêvée de Mallarmé : sorte de grand et multiple Drame comme moderne ment sacré, alliant la mimique, la danse, la musique, et le poème dramatique. Nous allons donc voir rapidement ce que pouvait comporter ce rêve d’art  en rappelant aussi mes souvenirs personnels, et alors que Mallarmé n’avait pas encore assimilé quelques éléments de volontés d’art extérieures dont on retrouve traces en les Divagations, et sans, disions-nous, toutes les intentions philosophiques que lui prêtent Camille Mauclair et Albert Mockel et d’autres à leur suite, comme désireux presque inconsciemment de doter de quelque esprit de construction, qu’il n’eût certes pas, l’Idéalisme Symboliste. Mais protestons qu’il n’est pas exact de dire que Mallarmé n’appliqua pas son système car, sans recourir à une Œuvre qui n’exista pas, rêvée et à peine, sa pensée est et n’est que le « Symbolisme » : et, malgré les erreurs où il alla, là est sa durable et précieuse gloire…

L’ŒUVRE RÊVÉE

Nous avons vu l’évolution poétique de Stéphane Mallarmé redevable au principe, puis, pour parvenir à plus de lui-même, à des réalisations d’art venues à lui de l’extérieur. Plus tard, nous avons relevé une attention à l’« Instrumentation verbale », attestée par des sonnets et des passages des Divagations, où souvent revient le mot : instrumentation, en le sens littéraire qu’il prit de moi. Le mode d’art, et la pensée ou plutôt le mode de penser, qui constituent le concept Symbolique  nous les vîmes peu à peu se préciser en se concentrant en des poèmes de moindre étendue, dans le seul sonnet ensuite. Jeux d’analogies en images de plus en plus comme stérilisées de tout concret, pour l’expression d’une idée comme dépouillée de tout signe, mais dont le simplisme souvent déconcerte  si l’art qui l’évoque, qui la suggère, est d’une subtilité de plus en plus surprenante. Cette manière Symbolique  dès lors maîtrisée — nous la pouvons dater du sonnet au « Tombeau d’Edgar Poe » (1877), qui semble comme une version plus intense du « Toast Funèbre à Théophile Gautier » (1873). Or, nulle part en l’œuvre antérieure ou postérieure, l’on ne découvre un lien de pensée générale, directrice, entre les divers poèmes et sonnets, un indice révélateur nous donnant à supposer cette œuvre secrète qui nous était promise par le Maître et à laquelle il devait travailler. « On doit attribuer à deux causes sa si limitée production », écrivait le critique italien Vittorio Pica dans une large Etude : « la première est qu’il travaille continuellement à un drame poétique destiné à l’incarnation suprême de son vouloir artistique. » (Revue Indépendante, Mars 1891)… Il est plus qu’évident que pas une page parmi sa publication poétique, n’a trait à cette œuvre elle-même.

Nous devons donc en parler en recueillant le peu qu’il en a dit à moi-même, et à quelques-uns en ses soirées du Mardi. Je rapporterai quelques indications par moi retenue et qui n’ont pas été sues ou rappelées par d’autres :

L’Œuvre, il me semble, devait se composer de vingt volumes. Quatre, de propositions génératrices de la série, devaient, strictement liés entre eux, représenter ainsi que le centre irradiant de sa pensée. Et chacun des quatre livres en commandait quatre autres qui en dérivaient directement. Le tout créerait une philosophie du Monde  Or, il ne me révéla (en 87) que d’un seul des quatre livres-thème l’Idée dont il serait le développement : « Moi n’étant pas, rien ne serait. » Mallarmé ne me donna aucun détail de composition, de matière du livre.

Rien de personnel, donc. Nous avons lieu de croire que cette œuvre si elle eût pu être construire et écrite, eût peut-être construite et écrite, eût reproduit en son essence philosophique un idéalisme à notion du Moi incarnant l’Idée créatrice du Monde — où l’on eût retrouvé Platon, Fichte, Hegel, Schelling.

 

Vittorio Pica, Mauclair, Mockel, d’autres après et d’après eux, ont parlé d’un drame poétique. Un Drame devait-il venir ainsi qu’en couronnement synthétique ? Ou se développait-il, en la pensée de Mallarmé, par les vingt volumes que comporterait le plan ? Il est impossible de le dire, puisque lui-même s’en est tû. L’Œuvre, admettons-le pour la totalité si l’on veut, devait donc, parties par parties, s’exprimer par le Théâtre en même temps que par le Livre. Or, voici quelques indications encore, quant à la manière dont Mallarmé entendait disposer les volumes :

Le volume serait un in-12  et le pliage du papier intervenait dans l’expression de la pensée, Le livre étant vierge, non coupé : le lecteur connaîtrait simplement les pages ainsi visibles au long du volume. De cette première lecture il acquerrait le « sens ésotérique » de l’œuvre. Ainsi préparé, il pourrait alors couper les pages premièrement inviolées où il trouverait le « sens ésotérique », et complet ! (J’ai dit qu’en Mallarmé existe un sens de génie, mais aussi une ingéniosité et une propension au paradoxe qui le gâtent. En voilà un exemple singulier. Et, quant à moi, cette nécessité d’un tel pliage apportée à l’expression de la pensée, me donna les plus grands doutes sur la grandeur de l’Œuvre promise, De même que la promesse continue m’en irrita plus tard, et pareillement irrita Vielé-Griffin  ainsi que le relève avec quelque malice Ernest Raynaud.)

Peut-être Mauclair essaie-t-il d’atténuer cette étrangeté quand il dit, lui aussi très dialecticien : « Par livre, Mallarmé entendait, comme Edgar Poe, une condensation de pensée et d’émotion restreinte, une sorte de vade mecum, spirituel, éblouissant, profond et bref  dont le symbolisme très concentré contînt une série de motifs de méditation sur lesquels pût s’exercer le travail personnel du lecteur  (L’art en silence, 1901)… Si nous traduisons, et d’ailleurs selon la pensée même de Mallarmé souvent à demi-avouée, c’est prétendre que chaque lecteur peut et doit de la même lecture tirer le sens qui lui agrée personnellement, et même à telle ou telle heure de son humeur. Mais Mauclair se rappelait-il aussi ce soir, où Mallarmé prétextant que le Livre était encore trop explicite pour le résultat « éblouissant, profond et bref »  rêvait d’une « sorte de montre dont le cadran porterait de simples signes diversement disposés et colorés. » Montre, qui tirée de la poche parlerait assez par ces signes, mobiles et que l’on pourrait manœuvrer de diverses manières, pour immédiatement suggérer toute une méditation sur l’homme et l’univers  au gré du « Moi » porteur du précieux petit instrument, Moulin à prière d’autre sorte !

Puisqu’il s’agit d’épuiser tous les renseignements sur l’Œuvre rêvée (dont le rêve ne présente guère plus de coordination que la plupart des rêves), rappelons de mes propres souvenirs encore ceci : sur la nature de l’un des Personnages qui devait à un moment solennel apparaître sur la scène. Un personnage apparaîtrait, hiératique, imberbe, tout enveloppé de tissus précieusement blancs, sans gestes  en tête la tiare papale, dômale et également blanche, ceinte des trois couronnes gemmées de toutes pierreries : et ce serait, ce suprême Pontife — une symbolisation Phallique, autour de quoi eussent évolué sans doute, comme l’entendait Mallarmé, les danseuses rituelles.

Je crois, hélas ! Que de la Foule, cette Foule idéale « qui tout à coup a besoin, écrit-il, de se trouver face à face avec l’Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots », serait partie une ruée de rires et d’interpellations moins pures, et certainement indicibles !… Des mots, des images, sous lesquels on91 ne met rien. Et quant à la Figuration dont un personnage nous a donc été présenté rien que des aspects allégoriques où se retrouve le procédé analogique, sans que nous puissions saisir une venue d’idée nouvelle, grande et émotive universellement…

 

Mais ne remarquons-nous point, maintenant, la disproportion qui existe entre ce vaste plan d’une œuvre voulue complexement philosophique, et la manière d’art stérilisée à ne plus contenir presque d’idée, où l’idée n’est plus que prétexte à recherche d’expression verbale, pour le Verbe, exaspéré à se contenter en soi-même ? Où, suprême contradiction, il niera même toutes valeurs non seulement de l’Idée mais du Verbe en soi, quand, dans le « Coup de dé », il s’ingéniera pour les distinguer à des arrangements qui nécessitent de puiser en toutes les casses de l’imprimeur.

Disproportion, contradiction, qui ne peut être mise en doute. C’est que l’impulsion épanouissante vers le rêve d’une pareille œuvre a été donnée à Mallarmé, évidemment, par le génie énergique de Wagner. Peut-être du temps du Parnasse avait-il gardé une première préoccupation de la pensée de Wagner : Mendès n’a-t-il pas été en France son premier et ardent apologiste. (Dès ce temps aussi il dut sans doute assentir à l’idéalisme Régelien que dut alors commenter Villiers de l’Isle-Adam). Mais, c’est vers 1885 qu’eut lieu l’intervention Wagnérienne : les orchestres sonnèrent souverainement de Wagner  et quasi nul concert sans la présence méditative de Mallarmé. L’armoire secrète dont nous avons parlé, il est vrai, existait auparavant, qui recevait les petits papiers où Mallarmé à toute heure inscrivait les pensées qui lui venaient de sa préparation à la grande Œuvre. Mais l’on peut se demander si avant les années 85-86 et suivantes, son plan était le même ? Je suis tenté de croire qu’alors seulement, en entendant à satiété la musique de Wagner et en la pénétrant davantage, il développa l’image d’un grand Drame poétique, d’une nouvelle Trétralogie. Telle qu’il en parla, il avait vu son œuvre à travers l’œuvre Wagnérienne : c’est d’ailleurs à partir de 86 qu’il en parle le plus souvent, sans pourtant devenir explicite, comme s’il était en train d’en méditer des détails. En août 1885, la « Revue Wagnérienne » publiait de lui un article caractéristique92. Richard Wagner, méditation superbe d’un poète qui reçoit une inspiration qu’il raisonne et retravaille en même temps ..

Si nous reportons maintenant à ce que Mauclair a érépété très exactement des paroles mêmes de Mallarmé, touchant son œuvre scénique et sa Symbolisation  l’on verra que le rêve du poète se présente en variante littéraire de solennelle allure du Drame Wagnérien.

« La Fusion de la parole, du geste, du décor, du Ballet et de l’expression musicale, était indispensable. Le Vers était le mode élocutoire de l’individu pensant, de l’Homme : les idées du drame s’énonçaient par lui. Et, comme toute idée est une constatation du divin et par conséquent d’essence religieuse, le Vers l’exprimait, musical et rythmé.

La Symphonie représentait l’élément passionnel, sensitif. Le Geste était, par les intentions de la mimique, l’élément actif… Le Ballet était l’élément animé du décor. Il représentait ce qui, de la nature, prenait part aux émotions de l’individu : soit que rangé au dernier plan de la scène, il semblât incarner ce décor, soit que, détachant une ou plusieurs Ballerines, le poète les vit comme des sensations voltigeantes autour du principal.

De la sorte, l’Homme énonçant une idée, le Mime exécutait le geste commandé par ses paroles, le Ballet intervenait pour exprimer le résult de ces actes en la nature, et la musique les sentiments généraux du drame — un peu selon le rôle du chœur Grec. La tonalité du vers et son rythme — élément central — réglaient l’orchestre et les récitatifs. »

C’est la scénique même du drame Wagnérien, excepté que le rôle prépondérant est dévolu au personnage. L’autre variante et capitale, où veut se particulariser Mallarmé — c’est qu’il n’admet point de Légende existante : il créerait, lui, des thèmes propres, littéraires et idéologiques à grandes généralisations symboliques.

« Entre le héros et la nature assistant à ses pensées le Ballet allait et venait selon le double échange. Tout, dit Mallarmé, agit au théâtre par réciprocités, et relativement à une seule Figure ». La Danseuse était de première importance dans la pensée du Maître Symboliste : il revient souvent à elle. Elle n’est point un corps humain qui évolue mais pour lui, une métaphore : glaive, coupe, fleur  une écriture corporelle, des signes, des images, animation d’hiéroglyphes…

Si l’on examine de près ces propositions d’art scénique — scénique seulement, car d’idées génératrices, il n’en est question  l’on trouve au résumé les divers aspects du Théâtre légendaire occidental, Grec et Wagnérien, avec prépondérance de nécessité Symbolique : l’évocation et la suggestion qui sont l’art propre de Mallarmé. De plus, et tout au principe il me semble, il a été hanté (ne connaissant point, par exemple, les représentations religieuses très supérieures des temples du Thibet) par le cérémonial émouvant du culte catholique, tel qu’il se pratiquait sous les lueurs des verrières de nos cathédrales, quand l’âme de la Foule communiait à l’âme de l’Officiant au Moyen Age  et que, par les répons aux paroles du prêtre à l’autel, s’établissait entre eux un dialogue prenant et mystique… Il est à ce propos deux ou trois pages pleines de grandeur suggestive, malgré la prose compliquée, dans le volume des Divagations93. Evidemment, la Figure centrale du drame Mallarméen, l’Homme, c’est le prêtre responsable du Divin, et opérant avec le Divin l’union de la Multitude. L’art scénique de Mallarmé rêvait de célébrer des Vêpres intellectuelles et de pensée universelle.

Mais nous n’avons là qu’une description incomplète, morcelée, grandiose par endroits, de l’extériorité seule du Drame. Quels sont les thèmes nouveaux, capables d’universelle émotion, qui, de cette complexe et simultanée Figuration, doivent produire une communion nouvelle ? Le poète ne l’a pas dit. Ils ne devaient être d’aucun temps, d’aucun lieu, ne correspondre à rien d’existant, même pas de personnalité légendaire. Donc, c’est qu’ils devaient être philosophiques : des états d’âme généraux et d’émotion universelle exprimés en Symbole. « Fait spirituel », dit Mallarmé avec l’irritant laconisme dont il use devant ces questions, non résolues en son esprit certainement. Et ces Symboles, dit-il encore, « doivent ne synthétiser rien autre chose que les délicatesses et les magnificences, immortelles, innées, qui sont à l’insu de tous dans le concours d’une muette assemblée. » ! Mais encore, quels sont-ils ?

Nous apercevons donc que son Héros principal est encore le Moi — de tous les « moi » assistants devenus synthétique… J’ai rapporté le mot résumant de Mauclair : « Confrontation de l’être humain, doué de conscience, avec la nature », sans que l’on puisse savoir si c’est là mot de Mallarmé lui-même. En tout cas, comme il pourrait sembler s’apparenter à quelqu’une de mes propositions et que nous aimons la netteté, il sied de l’expliquer au sens de Mallarmé.

Mallarmé ne pouvait entendre ceci comme moi, au sens évolutionniste, lui qui ne pouvait se passer d’Eden. Il ne veut pas dire que l’Homme conscient par le plus de connaissance émotive des rapports universels, que lui donne la Science, recréer en lui cet univers devenu ainsi conscient et ému de soi, en son cerveau. Non. Mais le « Moi » conscient par introspection des idées « immortelles et innées » les rappelle et les rapporte à soi hors du monde d’apparences matérielles — qui ne sont que Symboles : les thèmes qu’eût pu concevoir Mallarmé se seraient donc essentiellement rattachés (nous l’avons vu par le seul qu’il ait accidentellement indiqué) à la pensée Platonicienne — l’Idée archétype de toutes choses… Funeste concept à heureuse destinée en la philosophie grecque et par elle en les spéculations occidentales, du millénaire Système Indou du philosophe Vyasa94  tandis que de son antagoniste, que l’on pourrait dire « évolutionniste », Kapila95, la doctrine puissante n’apparaît qu’en les Ioniens sachant la mutabilité des choses, et ne s’est avérée qu’hier — encore sournoisement attaquée ou adultérée).

Nous ne savons don rien de sûr de la pensée intérieure de « l’Œuvre rêvée ». S’il avait amassé des matériaux, il n’a pas construit, et ne nous a pas même révélé le plan de cette construction. Il nous a dit les acteurs permanents de son drame, et non ce qu’ils devaient exprimer. Le poète que d’aucuns nous donnent comme réalisant l’Idée en son essence, et constamment muet sur les idées… Autant que nous en apercevions, sa pensée philosophique n’apportait rien de personnel, rien de nouveau… Son rêve scénique, lui, relève de l’esthétique énorme de Wagner. Et, le secret de non-création de cette œuvre demeurée une hantise que nous dirons cependant grandiosement chimérique, c’est qu’ici l’action subie par Mallarmé n’était pas en rapport avec son tempérament, et pas davantage avec son esthétique qui, si elle est de suggestion et d’un art incomparable du Symbole, ne l’est qu’en subtilité. Il n’est rien en lui d’énorme et de surplombant, rien d’un esprit capable de Synthèse.

J’ai dit que nulle page en son œuvre éparse n’a rapport à cette grande œuvre. Et ce ne sont que des mots dépourvus de sens véritable, quand Albert Mockel dit quand même : « Ses poèmes restent comme des statues dispersées qui marquent la place du grand édifice absent96. » ! Des mots encore, s’il parle lui aussi du dernier poème : un Coup de Dé. Imprudemment donne-t-il ce poème « hermétique et fascinant » comme « l’essai surprenant d’une méthode dont le poète n’avait pu pénétrer encore les ressources, ni tous les inconvénients »  méthode qui (vraiment tard) devait servir à l’expression de l’Œuvre rêvée.

Le poème du « coup de dé », dernière et illusoire recherche de Mallarmé dans l’absolu de la Forme qui ici prime toute idée, dénonce pour moi, précisément, cette disproportion pénible entre son grand rêve et sa technique poétique propre surtout à du détail de l’inspiration égoïste et hasardeuse dont il n’est pas sorti. Je crois donc dangereux pour Mallarmé, parce que ce peut être irritant — de vouloir lui prêter des grandeurs qu’il ne possède pas, tandis qu’il en a d’autre part qui vainquent la durée… « Il a mêlé l’individualisme au Mysticisme, dit Camille Mauclair. Très peu d’hommes ont pris cette direction »  Je pense qu’au contraire la plupart ont eu cette direction de poésie égotiste, de poésie du « Moi » exalté en norme anthropocentrique, mesure de l’Univers. En quoi John Charpentier a raison de ne voir en Mallarmé « qu’un rameau élancé du grand massif Baudelairien », comme Gustave Kahn de considérer en conséquence que le Romantisme et le Parnasse s’accomplissent suprêmement en le Symbolisme. En prenant pour appui le rêve si imprécis d’une Œuvre avortée, en voulant passer sur le caractère, éminemment morcelé de l’œuvre publiée, sans unité et tellement sous l’action successive du dehors, c’est outrepasser une admiration sanctionnée et ainsi presque lui nuire, que de dire de Mallarmé : « Il a le caractère du constructeur de Système, la fusion de la raison pure et de la raison pratique, l’aisance à se mouvoir dans l’abstraction comme dans la vie, sans cesser d’être soi-même dans l’une et dans l’autre. » ! Jugement que rétorque l’œuvre même. Il n’a pas le caractère du constructeur  tout simplement pour ceci : le constructeur intellectuel, en la moindre de ses productions est inévitablement ramené à l’unité, en ce que les Fragments, par l’évocation et la suggestion des rapports, vont nécessairement se rattacher à un tout : les Fragments, si éloignés soient-ils, représenteront cette Unité, en eux-mêmes et en leur réunion. Là est la marque du génie constructeur…

 

Je me rapprocherais donc de l’appréciation mesurée, admirative certes, qu’émet en son Anthologie des poètes français, G. Walch, quand ainsi qu’à regret son impartialité prononce :

« Cependant, l’on est bien obligé de le constater, Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le dessein d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’y a rien publié, rien écrit, ni même qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou permit de s’en faire une idée. Malgré cette apparente défaillance du chef de l’Ecole Symboliste, on ne peut qu’admirer sa noble tentative pour « consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, dei à-peul — près de la prose ”, au-dessus de la brutale netteté du verbe, pour en créer un langage d’essence surhumaine qui permit à quelques élus ou moins de communier avec les di eux, sous lei espèces de l’universel Symbole ».

De l’auteur de L’Anthologie c’est ainsi une admirative reconnaissance d’une suprême consécration du mode de penser Symbolique, et du prestigieux évertuement de Mallarmé à la quintessence du Verbe : ce pourquoi, tout en retenant la « défaillance » — on la doit cependant excuser en la regrettant et peut-on ne la dire qu’apparente… Je prétends davantage. Il me semble que ce puisse être de reports précis à plusieurs des préoccupations scéniques de cette œuvre rêvée que demain tende à renaître un théâtre poétique, digne, par-dessus la décadence innommable du spectacle contemporain de la Pensée Française. Je sais des poètes actuels qui de cette éparse Rêverie qui ne put être astreinte à des contours parce qu’elle manqua d’idée centralisatrice, ont recueilli, sinon une inspiration, du moins complément de certitudes d’art. Ils croient nécessaire eux aussi, l’apport discret et nuancé et de la parole généralisée du chœur  autour de l’Action qu’ils veulent, eux, à la manière éternelle d’un Eschyle : pour, en émotion de la connaissance et du sens universel qui les relient en le temps et l’espace, d’humaines et nouvellement religieuses Synthèses…

 

Mais parmi l’Ecole Symboliste : tributaire du romantisme et du réalisme en même temps, tandis que, se situant dans la vie et épris de spéculations sur le devenir humain, de par encore son souci de construction, il se rapprocherait de nous, le nom de Paul-Napoléon Roinard97 ne s’impose-t-il point en tant que réalisateur d’un peu du rêve dramatique de Mallarmé ? Le poète à la grande âme et au grand verbe du Miroir et de Tous les amours, avec le sens puissant des réalités mais leur grandissement à de spirituelles transmutations ainsi qu’attesté par son masque à la Flaubert, a senti de l’épandu rêve Mallarméen ce qui était désirable. Il a saisi cette part, tout en sortant comme naturellement pour la réaliser, du trop étroit, du trop précieux mode d’art Symboliste. Selon des vues modernes, Roinard a retrouvé et recréé la vieille Allégorie. Naturiste, et philosophe travaillant de l’humain dans une haute émotion sociologique, outrepassant les régressions il voit éternelles les énergies d’amour et de devenir : et cette Allégorie qui n’est point un verbal apparat, il l’a rendue complexe, « tous les Amours », du drame du cœur et de l’esprit. Et de l’esprit : car, en Roinard, ainsi qu’en l’auteur de Titane, Abel Pelletier, se développe le même hautain dessein reconnu vitale ment nécessaire, d’élever suprêmement en la hiérarchie humaine la pensée et les porteurs de pensée. Mais encore, rattachant son œuvre aux encore occultes prestiges de la Matière, ainsi l’élargit-il à un Universel tout pantelant de Mystère — où se concentre l’émotion qui sait et pressent. L’Œuvre de Paul Roinard mérite ainsi un hommage particulier, et sa vie littéraire passionnément vouée à un art sans concessions Si, contrairement à l’assertion de Mauclair qui lui a souvent tant prêté, Mallarmé ne se meut pas dans la Vie (ni lui, ni le Symbolisme  et là est la raison première pourquoi Demain emporté d’évolution les admirera en devant se retourner), il s’est « mû dans l’Abstraction » il est vrai. Mais c’est en celle du Verbe qu’il est allé le plus loin qu’il soit presque témérairement possible. Après Baudelaire et dans le même sens, capitale est son innovation Syntaxique. « L’innovation syntaxique est très rare, remarque Camille Mauclair, elle sort de pair un écrivain. »

Mallarmé réalise donc son originalité la plus singulière, non vraiment dans l’épithète rare, et non dans le Rythme — qu’il contraint le plus souvent à la mesure strictement classique  mais dans les dispositions réciproques des termes du discours : c’est un dessin complexe, compliqué, où la place des mots correspond le plus subtilement, le plus méthodiquement, à la coordination de toutes nuances de la volonté artiste opérant par images sériées. Joint à cette science de texture, que le son des mots à telle et telle place et même voulùment insolite à tel endroit, vient en surcroît du sens, apportant une expression émotionnelle, soudaine et presque inexplicable  Toutes qualités, il est vrai que l’on trouve en tout vrai et grand poète : mais avec des intensités, des intentions, des réitérations diverses, Mallarmé a porté ces qualités au plus haut point dans la recherche expressive Ainsi, l’on a eu raison de dire qu’il est un « grammairien de génie. » — Le Verbe le domine et le mène, de plus en plus surmonte l’émotion et l’idée tue la spontanéité. Synthétique en ce sens, il ’va à user ultimement de l’ellipse, de l’élision des rapports qui unissent strophes et phrases entre elles : comme si vraiment l’idée devait pouvoir surgir plutôt en les intervalles ! Il a supprimé quasi tous termes de transition. Avec une volupté d’initié suprême, tel un Platon, Apollodore ou Aristote, on le voit subtiliser tous les modes du discours : transpositions de mots soudain déséquilibrant la période, emploi du mot en même temps pour le propre et le détourné, le littéral et le spirituel, attribut attaché de loin à d’autres termes que logiquement selon la grammaire, toutes les applications métaphoriques. « Joie d’être allégé ! » tel est le principe de son chant. Jeu suprême de décomposition du discours et qui entraîne la décomposition surprenante des idées réduites à parcelles spirituelles, auxquelles redonnera cohésion à son gré artiste le périlleux Logicien !

Idées qu’il choisit pour « guider le sens des Images », dît Albert Mockel, qui remarque en même temps avec sans doute quelque suspensive appréhension : « C’est un peu leur en imposer un a priori. » (Albert Mockel — « Stéphane Mallarmé »). Il n’est rien de plus vrai que d’assurer, par toute l’œuvre et les dires de Mallarmé, que cet à priorisme de l’idée à « guider le sens des images » qui pour lui importent davantage, est l’art même de Mallarmé et sa philosophie. Ainsi, comme nous l’avons vu, demeure-t-il dans la Poésie d’ordre égotiste, et dans le spiritualisme qui donne au Monde le sens qui réside en le « Moi » impeccable d’être partie de l’Idée qui le produisit…

 

Stéphane Mallarmé est une prestigieuse figure terminale. Du Symbolisme — qui a été l’âme de presque toute la poésie antérieure depuis les siècles, et dès primitivement alors qu’elle cela le Savoir interdit et son émotion sous le Symbole  Mallarmé a été la suprême subtilité. De la Poésie à inspiration égotiste, inspiration déterminée par l’émotion et le sentiment individuels ou la reprise par l’individu d’idées générales devenus lieux communs et philosophiquement, prolongement du « Moi » en modelant le Monde à ses images émotives  Mallarmé a été la qualité la plus intellectualisée, mais en stérilisant, en éperdant l’Idée dans l’expression verbale à la recherche de laquelle l’idée n’est quasi plus que prétexte. Le Moi est l’Idée, l’Idée est le Verbe  n’est que du Verbe, cérébralisé à une impossibilité devenue mystique…

Tel que nous venons de l’étudier selon toute ma pensée et mon admiration consciente de sa haute action non seulement en tant que créatrice du « Symbolisme »  mais énergique en toute la Poésie d’un temps : de par la décisive maîtrise qu’il exerce en l’art d’évocation et de suggestion, et pour sa part en l’évolution syntaxique  Stéphane Mallarmé, répétons-le, s’élève, si elle est terminale, comme une prestigieuse et unique Figure.

J’ai résolument remis sous la vérité et la valeur des Faits, les interprétations trop souvent marquées de l’imagination et de la pensée propre des interprétateurs, quelques emprunts inconscients ou intéressés aux théories adverses, et les suppositions et les conclusions hasardées ou démenties par l’œuvre réelle du poète, auxquelles ont pu donner lieu le trop peu que l’on sait de l’Œuvre non existante. J’ai alors démontré que nous ne trouvions point en présence d’un esprit constructeur, capable de Synthèse  mais non plus d’un véritable créateur, car au principe et à deux reprises au moins nous avons vu son évolution péremptoirement déterminée par l’action et l’emprise du dehors… Fondée sur l’Œuvre réelle, ma conclusion ne s’en trouve pas moins pénétrée de sa splendide Beauté  inscrivant le nom de Mallarmé parmi ceux des Poètes prédestinés de qui l’existence est une nécessité historique.

XIV

D’une évolution dans le Symbolisme : Edouard Dujardin — Francis Vielé-Griffin — Entre le Symbolisme et la Poesie scientifique : Emile Verhaeren — Robert d’Humières. §

De l’étude de l’Œuvre réalisée de Stéphane Mallarmé et des aperçus de son œuvre rêvée dont le concept eût été le même, tout en apportant le témoignage d’autorisés et d’intéressés commentateurs nous avons serré de plus près encore les composantes de l’art Symboliste : co-existantes partout, mais qui de prédominer, l’une ou l’autre, selon les tempéraments poétiques, ont varié son principe sans le transmuer, Dans la ligne Romantique et Parnassienne, et ne s’évadant pas de la poésie égotiste, le « Symbolisme » cependant a doué le « Moi » poétique d’une valeur nouvelle, qui tend à lui donner une unité philosophique. Fragment d’un Moi total, de l’Idée incréée et créatrice de l’univers des apparences, tout Moi particulier, dès qu’il s’exprime lui-même, exprime par intuition les idées innées qui le rattachent à l’Idée-une. (Rien autre que l’Idéalisme connu dont le point de départ est, avons-nous dit, en le même concept Indou). Première et dominante composante qui presque à elle seule détermine l’art et l’œuvre dernièrement personnelle de Mallarmé, si l’on arrive à cet extrême que l’Idée ne soit plus que le Verbe.

Or, tout droit ramené au dire Baudelairien que l’Imagination (supérieure à la Science), seule établit entre les éléments du Tout des correspondances mystiques — à créer une harmonie universelle : ce premier concept d’où sort l’art du Symbole, loin de contredire à cet état d’âme Spiritualiste imprécis et d’autant généralisé que détenait le Romantisme, le précisait heureusement pour cette partie d’une génération qui avait mépris, mais crainte, de la Vie et de la connaissance, et dont ne se pouvait passer d’Eden « l’immense fatigue ».

Non seulement l’Esprit se séparait de la Matière et lui était pré-existant, mais la Matière n’en était qu’apparences et images  magie des Formes, auxquelles l’art poétique devait s’évertuer à donner le sens spirituel suscité par l’imaginative du Moi n’entendant que de ses sensibilités mystiques…

De cette pensée, de cet art spiritualiste qui n’est d’« allusion » aux réalités d’autant que nécessaire à les nier, dépendent principales et secondaires, toutes les œuvres Symbolistes : là est la raison unitive… Mais le spiritualisme qui veut capter l’Essence aux analogies du Symbole  n’est point en vain un héritage du Romantisme, et passé par le tourment du divin et du satanique en lutte d’un Baudelaire, la candeur à genoux devant Dieu d’un Verlaine qui lui demande pardon de l’autre part mécréante de lui-même, et la Foi si impérieuse d’un Villiers de l’Isle Adam qu’elle va à l’attitude de l’ange révolté ! Nous avons noté en la trouvant et la retrouvant, cette « sensibilité chrétienne » nostalgique de « l’Eden » Mallarméen, atavique imprégnatrice du sub-conscient  soit douce et presque inconsciemment tenace, comme une odeur d’encens autour des autels même désertés  soit inquiète, et inquiétante et remueuse d’occultes pénombres, ainsi que des cires ardant dans la ténèbre sainte. Telle imprégnation, telle assurance en émanant que les puissances de destruction et de reconstruction ne couvent et n’agissent point là, que dès 1892, nous l’avons vu, une attention indulgente et intéressée s’aventure à ne méconnaître point ce qu’elle nomme : La littérature néo-chrétienne. Hardiesse, et qui plus tard s’enhardira davantage, et non sans apparence de succès. Mais le prétexte à saisir, il est vrai, existait…98

Je crois que l’on puisse des trois composantes que nous venons de dire et leurs nuances qui en atténuent la rigueur de délimitation, voir résulter une unité de l’Ecole Symboliste : la prédominance de chacune sériant cependant les noms de la glorieuse nomenclature présente à tout lettré : Stéphane Mallarmé  Tristan Corbière, Rimbaud, Jules Laforgue, Tailhade, Henri de Régnier, Gustave Kahn, Mikaël, Pierre Quillard, André Fontainas, Ferdinand Hérold, Mauclair, Albert Mockel, Maeterlinck, Max Elskamp, Van Lerberghe, Rodenbach, André Gide, Robert de Sonza, S.-Ch. Leconte, Paul Valéry  Paul Verlaine, Louis Le Cardonnel, Albert Samain, Ch. Guérin, Georges Knopff, Retté, Signoret  Victor-Emile Michelet, Saint-Pol Roux, Stanislas de Guaita, Et si nous disons le « néo-Symbolisme » (retour romantique ou classique, ou directive d’esprit « chrétien ») : Fernand Gregh, Paul Claudel, Francis Jammes…

Or, l’art du Symbole — qui est, avons-nous dit, un mode de penser comme méthodisé, mais non une Idée nouvelle entraînant les thèmes nouveaux à la développer  ne put qu’attester ses origines immédiatement romantiques et parnassiennes et généralement de toute la poésie « égotiste », de reprendre les mêmes thèmes exprimant les états d’âme particuliers. Le « moi » pris comme principe ne peut imaginer hors de soi, malgré qu’en ait prétendu Baudelaire.

C’est en ses thèmes que se dénonce immédiatement un prolongement en soi-même du Romantisme et du Parnasse, le mouvement Symboliste. Encore que la sensation de ressassement en soit à peine perceptible, tant le prestige est merveilleux de la technique prosodique nouvelle persuasive, tant s’impose surtout, suprêmement illusionniste et comme unique raison d’être, une extra-ordinaire et générale sensibilité à pratiquer nouvellement le Verbe et le Rythme !… Si véritable cette magie de la « Forme » que, lorsque d’aucuns se voudront attirer des mérites d’assagir et de restreindre cet art d’expression multi-sensible, et que d’autres presque sectairement soutenus par les éléments du passé, prétendront à un « mouvement de réaction », c’est-à-dire ne seront plus aptes non seulement à produire mais à sentir les vertus du sortilège Verbal  alors, dépouillés, verra-t-on que les thèmes sur lesquels s’était exercé l’art de suggestion Mallarméen, sont cependant les mêmes que de toute l’inspiration égotiste, disions-nous : et passant par la transition « néo-Symboliste »  pouvaient-ils revenir au « néo-Romantisme ».

La matière poétique n’a donc été renouvelée en rien par le Symbolisme. Il n’en pouvait être qu’ainsi puisqu’il termine en leur épanouissement de spiritualisme et de sensitivité verbale les périodes romantique et parnassienne. Et devons-nous également accepter de Gustave Kahn venant à préciser l’aveu de Camille Mauclair (Le Symbolisme est un mouvement de Forme plutôt que d’idée), son dire que : le principal apport de Symbolisme est le Vers-libre.

 

Mais dans la liste victorieuse donnée tout à l’heure l’on a remarqué que manquent des noms, sur lesquels la malignité elle-même ne pourrait le silence. De Stuart Merrill : parce que  s’il se rattache au Symbolisme  a-t-il protesté de dépendance partielle de la Poésie scientifique, tant pour la technique de musicialité verbale que pour certaines de ses données. Il emprunte à la Vie pour en exprimer ce qu’il est d’éternel en elle. Mais encore descend-il parmi la vie avec un cœur universellement humain, et le sens de la mission du Poète nouveau d’assumer philosophiquement des pré-conceptions sociales. Pour de mêmes raisons nous avions dès auparavant mis à part Paul-Napoléon Roinard… Tenant de grandeurs et du verbe de Leconte de Lisle assouplis de passer par le Symbolisme, Charles-Sébastien Leconte 98 en direction plus nette encore d’une seconde inspiration s’évade. Et après des indications dans la Tentation de l’homme (1903), aux pages préliminaires du Sang de Méduse (1905) apportait-il son assentiment et son haut talent à la Poésie qui relève de la science et en détient le chant de l’évolution : « cette poésie devenue désormais du domaine public », m’écrivait-il alors.

Nous avons là des exemples de sortie caractérisée hors du Symbolisme (tel, de Leconte), ou de mise en œuvre de préoccupations esthétiques et morales qui lui sont étrangères. Nous les pourrions multiplier… Mais, au point où nous en sommes, l’intérêt est autre : savoir si, dans la doctrine même, sans en répudier ni adultérer les principes et surtout du Dualisme philosophique, s’est produite une évolution ? Pour répondre que cette évolution a eu lieu nous avons réservé les noms de Francis Vielé-Griffin et d’Edouard Dujardin.

 

Nous dûmes presque attendre la presque récente publication de son révélateur petit volume : De Stéphane Mallarmé au Prophète Ezechiel, pour tenir du poète d’Antonia, des Epoux d’Heur-Le-Port et de Mari Magno lui-même, les nécessités de son processus poétique… Le premier livre d’Edouard Dujardin — les Hantises (1886) — portait cette épigraphe : « Seule vit notre âme », et ainsi, comme de penser avec Mallarmé : que les choses ne comptent que par leur sens Symbolique, dépend-il de la conception spiritualiste et du mode d’art où s’exerce le Symbole.

De cette époque de la pleine action Mallarméenne sur sa pensée éprise d’idéalité, date la légende d’Antonia (1891-93), où se meut dans l’Abstrait une lutte de l’Amour et du péché entendus en un sens que l’on peut dire chrétien  de ce que l’Amour s’oppose au Péché en tant qu’agi par l’esprit de sacrifice… Mais demandons-nous si, quand un long temps de méditation aura amené le poète à ne comprendre leçons que des Réalités, la volonté d’art à laquelle il arrive nouvellement de « délivrer les Hommes du servage des intérêts égoïstes, puis les élever à une conception sociale, c’est-à-dire à une conception supérieure du monde », n’est point dès lors latente en cet Amour se sacrant de sacrifice ?

Or, parce qu’il n’est de développement qui ne soit premièrement en tendance même lointaine, n’est-il point permis de voir en les Poèmes divers recueillis en volume en 1913, une naturelle propension au contact avec la nature et la vie, avec les réalités saisies par une sensibilité particulièrement voluptueuse, exprimée d’une instinctive sûreté de musicalité et de Rythme  encore qu’il n’en soit rapporté alors aucun sens philosophique ou généralement humain ? Joie de la vie, exaltation de l’être égotiste… Quoi qu’il en soit, c’est de l’étude de la Bible en tant qu’œuvre littéraire que surgit à sa seconde mais logique personnalité poétique, Edouard Dujardin  ainsi que lui-même s’en explique, alors qu’après 1913 il avait cru ne s’adonner plus qu’à des travaux d’exégèse et d’histoire des religions.

De l’étude de Schopenhauer qui, nous l’avons vu, l’occupa dès le temps de la « Revue Wagnérienne », lui vint le désir d’idées précises sur le christianisme : nouvelle étude qui le mena à la Bible et aux religions primitives. Et, dit-il, l’incantation Biblique peu à peu opéra en lui, et là il trouva « peu à peu l’expression de l’idéal poétique que portait son inconscient ». De sa méditation sur le Livre durant qu’en même temps retravaillait son être la multitude d’émotions et d’idées suscitées par la Guerre, alors « prit-il conscience de la grande nécessité morale qui du divin Mallarmé le ramène à la très humaine Bible. Mallarmé, par son œuvre et par sa vie, aura été le premier éducateur, la Bible est le suprême exemple qui enseigne aux poètes comment on peut aller au Symbole par le chemin du Réel. » (De Stéphane Mallarmé au Prophète Ezéchiel.) Donc, sans pouvoir suivre le poète en le développement serré de sa pensée, l’expression d’art où il est arrivé et de « réalisme Symbolique ». Dans l’art tel qu’il le conçoit désormais « tout est image, mais image concrète, image réelle, image réalisable, c’est-à-dire image que l’esprit puisse se représenter d’un coup, visible, vivante, réelle. Et en même temps Symbolique. Pas d’esprit, là où il n’est pas de corps, pas d’idée où il n’est pas de matière. Le réel est la terre grasse où pousse le Symbole. Plus l’image sera concrète, réelle, réalisable, « mieux l’idée s’en dégagera ». Idée-symbole, donc ? Mais, de quelle valeur cette idée ? dirons-nous. Une phrase paraît nous répondre, donnant un exemple : « Réalité matérielle  le Parthénon, les statues antiques qui sont au Louvre, le vers d’Homère, pour que s’en dégage la pensée grecque ». L’on en peut, l’on en doit déduire, il me semble, que du concours de réalités harmoniées, composées (car le poète requiert en première qualité de l’œuvre, la « composition »), l’idée surgis sante n’aura de valeur qu’autant qu’elle sera le plus représentative d’humain et probablement de cosmique, le plus synthétique.

Pour l’expression : les mots au sens propre, concret, réel, expression directe. Suppression ou du moins restriction de la métaphore qui n’est « qu’un détournement du sens des mots », mais il reprend le mot « comme », la comparaison par Mallarmé supprimée. Et, parti dès 87 du vers qui sera dit « Vers libre », il conclut maintenant à Une prosodie mixte : « Forme qui puisse, selon le mouvement intérieur, s’allonger en quasi-prose ou se serrer en vers nettement rythmés. » — Non plus des vers : des « alinéas », dit-il, et se groupant en Versets, tels que de la Bible. Non point de la prose, puisque le poète suit les règles de la pensée poétique, et qu’elle se « serre lorsqu’il est nécessaire » en les précisions de Rythme. « Et c’est peut-être dans le drame qu’elle a son meilleur emploi… »

(Tenant présentes en notre esprit toutes les œuvres à leurs dates qui exprimèrent des volontés d’art personnelles  c’est le lieu de rappeler qu’en le drame d’Abel Pelletier (Titane, premier d’une tétralogie, 1896) a été proposée et réalisée cette conception de l’expression mixte selon le mouvement et la montée de l’action et la spiritualité des personnages : langage vulgaire, prose mesurée, vers lyrique).

Reprenons quelques-unes, et les principales, des propositions d’Edouard Dujardin : Pas d’esprit où il n’est pas de corps, as d’idée où il n’est pas de matière. De la réalité, du concret, et par expression directe et concrète en l’œuvre « composée » en vue d’harmonie qui demeure réelle et réaliste, doit se dégager l’idée, l’idée qui a évidemment un sens plus ou moins large de générale conscience… Et voici qui va plus qu’à se paralléliser à des données de pensée et de technique de la « Poésie scientifique ».

« Pas d’esprit où il n’est pas de matière » : n’est-ce pas la répudiation totale, ruineuse, du concept Mallarméen et généralement Symboliste  en même temps que laisser surgir ma propre proposition de réduction de l’antinomie Spiritualisme et Matérialisme, qui voit l’Esprit émaner d’éternel évertuement de la Matière-énergie ? Non, cependant : « Je reste Symboliste, prononce Edouard Dujardin  sauf que les Symbolistes n’ont pas vu que l’expression directe était la véritable expression du Symbole… Le réel, mais le Symbole par le réel, c’est le point central où nous revenons. » Il accepte, donc du Symbolisme — l’essentielle pensée du « Moi » se donnant comme critère de la vérité du monde, et l’interprète en son sens par intuition. à travers les « correspondances » où suggèrent le spirituel les matérielles réalités. Le dualisme persiste, et tout est ramené encore à Baudelaire, et à l’aveu d’Albert Mockel à propos de Mallarmé « choisissant les idées pour guider le sens des images » : ce qui est un peu « leur en imposer un a priori »…

Basée sur la valeur intuitive et la sensibilité du Moi, et non sur les rapports entre elles des réalités, et de l’Humain aux réalités dans l’éternel processus, que peut seule donner la connaissance elle, même évoluante : demeure donc de valeur égotiste la pensée d’Edouard Dujardin. Mais, puisque ainsi procéder du Symbolisme, est imposer aux images, si concrètes soient-elles, un sens a priori, tout dépend de la valeur de préconception du poète.

Cette pré-conception d’Edouard Dujardin  du poète de complexe et d’unitive intelligence transposée dans le sentiment le plus activement humain, nous l’avons donnée plus haut, résumée par lui-même : « Délivrer les Hommes du servage des intérêts égoïstes, puis les élever à une conception sociale, c’est-à-dire à une conception supérieure du monde. » La Leçon émane en plénitude d’émotion de son drame les Epoux d’Heur-Le-Port, avec quelque chose de religieux. De religieux au sens peut-être chrétien (comme l’a senti l’auteur d’une attentive et pénétrante Etude sur l’Œuvre d’Edouard Dujardin  Jacques Duvaldizier, à la « Revue de l’Epoque » de juin 22), mais aussi, à notre sens, de communion ainsi qu’entre-cosmique… Elle émane, humaine, si humainement pantelante, mais surhumaine à la manière des prophètes, de ce dernier livre de poèmes conçus selon l’art où il est arrivé : Mari Magno, poèmes écrits de 1917 à 20, « non pas même dans les larmes, dans l’indignation » !…

Demeurant Symboliste  logique ainsi avec lui-même et conscient de son unité  c’est dans le Symbolisme même que pour sa part a opéré une évolution élargissante, Edouard Dujardin… Il nous est heureux de remarquer qu’ainsi en plusieurs points et en le devoir qu’il assigne à la Poésie, le méditant et l’émouvant poète en est venu à se rapprocher de la Poésie-scientifique  à la limite où nous sépare l’irréductible.

… L’autre poète aux puissances capaces plus encore de l’éclatement en la Vie, de la splendide Abstraction : nous avons nommé Francis Vielé-Griffin.

Fondé pour tout le « Symbolisme » (aux quelques exceptions près que nous avons dites), le reproche à ses œuvres de se présenter comme des illustrations de seules recherches en la prosodie et l’analogie Symbolique, et de manquer du sens général, et moderne plus encore, de la Vie  le reproche tombe entièrement devant ce grand poète… Le sens de la nature et de la Vie dès lors aperçu sous l’aspect d’âme généralisée par la Légende, l’émotivité de son premier livre (Cueille d’avril. Les Cygnes, 1886-87) s’en montre soutenue. Nous avons précédemment daté la part de sa spontanéité en la théorie de « Vers libre »  théorie qu’ensuite il élucide davantage et dont il énergie et assouplit le vers ainsi que « musculairement » selon l’heureuse expression d’Henri de Régnier.

Instinctivement ému pour se grandir peu à peu et du concept philosophique tout en gardant le souple et le pittoresque très personnels de son verbe  or, Vielé-Griffin ne sortira pas seulement du sens égotiste pour s’exprimer d’états d’âmes le plus généralisés. Mais, en demeurant lui aussi Symboliste  sa pensée ira à supputer de la vie universelle des Significations : cependant que son art poétique, qu’il le veuille ou non, apparaîtra possédé d’une latente pensée de la donnée évolutionniste, pour ce qu’il parcourt et unit les durées  de renouveler de sentiment et d’interprétation modernes les anciens Mythes.

Symboliste, oui  mais qui tôt, ne put contenir son intensité en la gangue individualiste où se devaient restreindre les autres. « Je ne pense pas, dit le poète Paul Jamati99, qu’on puisse écarter sans examen l’influence de Mallarmé, poète et dialecticien, sur l’art de Vielé-Griffin… Certes, le démon des correspondances dormait en lui. Mais ce qui lui appartient en propre, c’est la qualité particulière de son idéalisme dont les aspects successifs conditionnent l’enchaînement de ses livres » (« Revue de l’Epoque », mars 1922). Et de cette personnelle pensée idéaliste il voit deux pole, entre lesquels oscille anxieusement la conception de la vie : le Paganisme et son ivresse Dionysiaque  le sentiment chrétien et ses aspirations au-delà d’une Matière en laquelle le poète ne veut, par la connaissance, trouver certitude et émoi d’un autre Au-delà spirituel, qui ne se sépare pas d’elle et naît de son devenir.

Cet idéalisme aux propensions contraires, l’auteur de l’Etude à laquelle nous empruntons le suit s’éperdant au sens palpitant de la Vie, et sa Joie : dès ses premiers livres son chant s’éleva, dit-il, plein de nature, « et ne sombra-t-il pas aux tristesses incurables des premiers accents de MM. Henri de Régnier et Gustave Kahn »… Mais ne sera-ce d’une valeur plus singulière, de tout simplement prendre apports de cette Etude et d’un important passage d’Article qu’en la « Revue d’Epoque », et la revue « Rythme et Synthèse », Mars 1921, consacre à l’Œuvre du Grand Poète, Paul Jamati  l’un des mieux sachant et des plus gravement œuvrant de la plus présente génération. Il sied d’entendre des appréciations des plus récemment venus à l’Art, entendre ce qu’ils avèrent ou rétorquent des espoirs anticipés, quels noms des Aînés ils proclament en allant  décelant ainsi leur âme et leurs propres valeurs…

 

Si Francis Vielé-Griffin est trop essentiellement lyrique — dit Paul Jamati — pour concevoir une œuvre unique et qui reflétât une vision Synthétique de l’univers, s’il ne cessa de se dire soi-même en ses multiples chants, assez vastes sont son émoi et la pensée enclose aux impressions qu’il ressent, pour qu’il donne vie en ses. œuvres à la vie du Monde. « Seulement, si Francis Vielé-Griffin communie avec l’univers, c’est parce qu’il le trouve en lui : et c’est par là qu’il se rattache au Symbole. Les vérités qu’il veut dégager sont des vérités intérieures : sa connaissance est intuitive. » Judicieusement, tout au principe, l’étude de l’Œuvre aperçoit le poète se dégager de l’inspiration uniquement personnelle et préluder dès lors à la proche et lointaine création de son dramatisme légendaire et sa vivante recomposition des Mythes  quand il emprunte de la vieille chanson populaire (née, en vérité, d’un et de tous) et quand il la transpose pour la prolonger de rêve. Mais, non ! le thème n’est pas là à sa mesure, et il ne peut s’impersonnaliser qu’en des grandeurs que son âme emplira.

« Il veut l’expression des idées, le multiple chatoiement de la vie. Faces de deuil et d’allégresse innombrablement entremêlées. Il va recréer, modernement, une Forme ancienne, et sera retrouvé le Mythe. De partout et de tous les âges, de l’histoire et de la légende, parmi les héros ou les dieux, il fait surgir des personnages : il les groupe, il leur prête des voix, ordonne drames et récits. D’abord il ne demande à sa culture que le cadre où situer les êtres qu’il imagine : telle Yeldis, et sa suite de paladins, tel Phocas le Jardinier, tel Wieland le Forgeron. Mais bientôt les héros du passé, dont chacun connaît les visages, surgissent, revifs, et chantent : et c’est Pindare, et c’est Sapho, c’est Bellérophon, c’est Tantale, Ulysse, Dédale, Pénélope.

Revifs, pas tout à rait. Car le poète les réinvente. Ils ne sont plus les Mythes anciens, évocateurs d’âges révolus, interprètes des grands Mystères  porte-paroles métaphysiques. Ils sont devenus des mythes modernes, c’est-à-dire psychologiques.

S’ils restent cependant cosmiques, c’est à la manière des mortels, non plus à celle des dieux. Ils ressentent la misère du monde, la lassitude, l’ennui, l’angoisse, autant que la Joie ou la paix.

Plus grands que s’ils traduisaient simplement les variables moments émotifs du poète qui les éveilla, ils ne sont pourtant plus à la mesure des aèdes-prêtres qui peuplèrent d’eux l’effroi sacré des peuplades devant l’impénétrable nature. Mais ils sont beaux, plus humblement d’humanité, d’héroïsme voilé de luttes, d’acquiescement mêlé de révoltes, de sérénité troublée de douleurs. Et ils sont beaux, par-dessus tout, de refléter ainsi la vie, au sein d’un univers agi de Forces inconnues. Ainsi M. Vielé-Griffin  qu’il laisse son chant module les phases de sa propre vie, ou qu’il s’amuse à des chansons propres à supporter son rêve, ou qu’il s’élève et qu’il s’exalte aux cimes du Mythe  atteint à travers son émoi, comme intellectualisé, au sens général et cosmique. Sous les trois formes, qu’il traita parallèlement, le poète demeure le même : celui que l’enthousiasme emporte, selon l’acception grecque, jusqu’à retrouver le dieu en lui, image du tout. »

Mais de toute sincérité est l’ardente admiration de Paul Jamati :

« Je ne formulerai qu’un regret, dit-il. De la persistance de l’attitude exclusivement lyrique  l’individu, en M. Francis Vielé-Griffin, conserve la prédominance, en sorte que l’évolution commencée reste en chemin. Elle ne parvient pas, en effet, à faire du poète, identifié à la matière même de son chant, la conscience vivante du Tout. »

Et encore dit-il :

« Si M. Vielé-Griffin a su pétrir les antiques Mythes pour de nouvelles Figures où coule sa propre expression, il n’échappe pas au danger que présente l’utilisation des formes scellées par le passé sur les concepts pour quoi elles ont été créées  gaine vivante d’émotion qui, par leur accumulation, provoquèrent peu à peu la naissance de la pensée. Pour l’antique, le concept du monde trouvait son expression naturelle dans le Mythe, qu’il découvrait  mais qui ne se pouvait pas plus séparer du phénomène ou de l’ensemble des phénomènes d’où il sortait, que de la notion ouranienne ou naturiste vers quoi il tendait… »

Et, après « récuser la distinction entre l’intelligence et la sensibilité, au même titre que la dualisme qui sépare esprit et matière », et protester que pour le Moderne, la pensée du poète doit partir de la connaissance, de la science continuement en devenir d’Hypothèse  de sorte que « le tout inexprimé se délivre, de rapports en rapports »  Paul Jamati conclut, comme par un chant émouvant :

« Mais ces remarques n’ont valeur de critique. Je dois écrire pour ceux d’aujourd’hui, et dégager de l’œuvre de M. Francis Vielé-Griffin la leçon, et toutes les leçons, que ma personnelle méditation, ma façon de comprendre la vie, ma conception de la Beauté, me dictent impérieusement.

Mon admiration n’en est pas lésée.

Elle s’élève, au contraire, jeune et entière, vers le poète qui sut allier au Symbolisme, qu’il dépassa, le souci continu de vivre, accordé aux amplitudes d’éternité  vers le seul maître du « vers-libre », vers le créateur de ces figures que l’avenir n’oubliera pas : Sapho, Tantale, Wieland.

Elle s’élève vers celui à qui son destin et son génie avaient donné de faire pousser une essence d’arbre nouvelle dans la forêt abâtardie du vieux Romantisme.

Je veux entendre, avant tout, par romantisme, cette tendance qui incite l’artiste à replonger aux couleurs de son « moi » toute vision qui lui apparaît, qu’elle ébranle d’ailleurs son esprit ou son cœur ou seulement sa chair, ou qu’elle touche l’ensemble de sa sensibilité.

Et mon admiration s’élève vers le poète qui inscrivit, en tête du premier poème de son premier livre, ce vers, dont rien dans sa vie ni dans son œuvre ne vint embrumer, même légèrement, la ferveur :

« La poésie impérieuse est mon amante. »

J’ai donné la parole à l’un des nouveaux poètes que groupe à leur tour vers l’interprétation que lui donnera leur personnalité, cette mission du poète désormais, de multiplier « le lien qui manquait entre l’être humain et le cosmos ». Ainsi, c’est le présent, puissant de demain, qui se prononce sur Francis Vielé-Griffin. Qu’est devenu de Mendès le dédain léger et mauvais ?… Je n’ai qu’à assentir à l’admiration exprimée par le poète Paul Jamati   Et aussi à ses restrictions qui ne sont que du principe qui sépare du Symbolisme, la Poésie scientifique. Mais, rappelant spécialement, de cette Œuvre magistrale, les Voix d’Ionie, et, d’entre elles qui pour moi sont le chant sur la cime, le poème de « Galatée » : où donc, en est arrivé là le second Maître du Symbolisme, si Mallarmé en reste le premier d’avoir été l’initiateur nécessaire ? Selon l’antique Fable, Galathée s’éveille à la vie par les puissances d’amour et la garde en son étreinte son créateur et son amant. Mais que devient en Vielé-Griffin, la merveilleuse histoire ?

Galathée animée de corps, ingénue et étrangère en l’ignorance lumineuse de son ennui, là-bas, parmi l’azur, a vu passer curieusement de lisses éphèbes. Et son désir vers eux lui apprend la souplesse de ses premiers gestes et les primes palpitations de son cœur : l’Œuvre ne s’anime vraiment que lorsqu’elle s’éloigne, lorsqu’elle s’est séparée de son créateur pour se donner à l’Avenir. Belle et intense, la conception, mais davantage : car voici, l’acceptation de Pygmalion en un chant de grandeur émotive ment incomparable. Pas à pas, comme entraînée par la lumière d’amour de ses lèvres, que s’en aille vers la Vie renaissante Galathée avidement et sereinement inconsciente comme la Nature, du passé qu’elle meurtrit et détruit en s’en allant au devenir de soi-même qui importe à l’univers !…

 

… J’appris au main cette mort désespérante d’Emile Verhaeren  le silence de mes larmes sous les paupières, les mains ainsi que vides. J’ai alors senti passer près de moi l’aveugle roue de la Fatalité que Quelques-uns de ruse et de proie ont osé pousser de leur misérable volonté  et qu’ils ne purent plus arrêter ! Et la Force-mécanique dont cet Occident a l’orgueil en signe de progrès, sournoisement avait dû happer encore l’un des Grands d’entre nous : Verhaeren, que nous aimions, et, quoiqu’il n’eût qu’une dizaine d’années de plus que nous, que nous vénérions sous notre sourire ami.

Je sais, cependant : la Roue n’est point aveugle, habitée de Shiva qui crée en détruisant. L’humble certitude en le Devenir meilleur qui parcourt le monde selon ses lois, au-dessus de la douleur, redresse le regard qui veut Demain. Mais, qu’il est lourd d’être en même temps une pensée et un cœur d’homme.

 

Disons d’Emile Verhaeren, en en déterminant les composantes principales. L’Œuvre impérissable.

Elle se présente, quoique d’unité par le tempérament, le sentiment et le verbe essentiellement romantiques qui la génèrent, d’inspiration double : Flamande, et la plus impulsive de son génie  et Française, en emprunts comme d’aperception irresponsable, d’idées et de techniques qu’il incorpore aux énergies romantiques, disons-nous, de son tempérament.

Verhaeren est durablement le grand poète de la patrie Flamande : parce qu’il amasse en lui, d’innéité et puissamment, l’âme tumultueuse et pourtant irrésistante aux apports extérieurs, de sa race  parce qu’il en détient toute la qualité de Rêve mêlé de religiosité naïve ou sombre, plein d’aspirations élargissantes mais démesurées d’imprécisions d’Au-delà, ou alourdies de destinations très immédiates. Il est la plus directe expression du génie Flamand, et l’on serait tenté de dire non seulement son grand, mais son unique poète, n’étaient près de lui trois autres : Maeterlinck, oui, mais Hodenbach, Van Lerberghe et surtout Max Elskamp, pour exprimer aussi cette âme nationale mais sans en soulever les masses sensitives : en douceurs et mélancolies, en hantises d’Au-delà selon la sensibilité religieuse des simples.

Mystique, Emile Verhaeren l’est autrement et ainsi que malgré lui, parce qu’il est sa Race, et plus peut-être que lui-même ! Mystique de cette noire ardeur, tourmentée, extériorisée et qui s’allégorise en ces possédés d’une Foi impulsivement comprise qui, dans les églises de Flandre priaient, bras en croix, durant des heures, avec une haleine ardente et barbare ! Or, souvent Verhaeren a été dit un « Barbare », de tempérament et d’art : Léon Bazalgette le répéta après que Francis Vielé-Griffin l’eût salué de ce vocable — qui lui était appliqué à lui-même par Henri de Régnier, en 87. Un Barbare il est vrai, tout à coup surgi d’un complexe Nord solide et pourtant travaillé de nervosismes, parmi des choses et des idées dont il reçoit un choc éparrant qu’il perçoit, qu’il amasse d’une hâte violente, énormément, sans vouloir, sans pouvoir les pénétrer et les concevoir par leurs éléments dissociés. L’expression est heureuse, pour rendre de ce poète l’impulsion pathétique, l’opulence en puissants raccourcis, et en même temps sa naturelle et comme inconsciente propension à assimiler, d’autres créations proches, tout ce qui convient à son tempérament, avec une sorte d’instinct premier. Pour cela, pour une part et surtout dans le domaine de la spéculation, il sied peut-être voir en Verhaeren un sens de réceptivité plus opérant que le sens même de vraie création qui ne veut, pour les douer de conscience et d’émotion, que les matériaux vierges, par lui-même et par lui seul réunis, ordonnés, pénétrés et possédés. Mais, disions-nous, il est remarquable comme Verhaeren avec sûreté sait transmuer ses acquis d’où qu’ils viennent, les adapter à son originelle personnalité. Tempérament romantique, certes, il s’apparente par cette adaptation à large enveloppement à Hugo lui-même. Mais il me paraît que l’on doive dire de Verhaeren : un Barbare mystique  empreint d’une sorte de religiosité atavique devenue hagarde et immémoriale, si intensément agissante en lui, cependant, qu’elle soumet et trouble en la douant d’énormité sa propre clarté de regard, et quasi l’hallucine ! Les êtres et les choses ne lui apparaissent pas seulement, il en est habité. Il me souvient d’une conversation avec Verhaeren, en 88 ou l’année suivante, qui nous éclaire singulièrement sur l’être intime du grand poète. Nous suivions une après-midi les rives de la Seine, hors Paris. Et tout à coup il me dit avec une sorte de mélancolie d’aveu : qu’il concevait et admettait les données de science de ma poétique, le principe philosophique qui s’en trouvait déduit, qu’en ce qui regardait l’Expression il avait retravaillé son verbe selon l’Instrumentation  mais qu’il sentait que « son art demeurerait pourtant en dehors et à côté de sa conviction philosophique, retenu qu’il était, par une puissance obscure de très vieux sentiment religieux, qui du loin de la race le dominait. » (L’on peut remarquer pourtant que, dans la série de ses volumes qui mettent en œuvre les Activités modernes et prennent directe inspiration et matériaux et thèmes en les livres de première Partie de mon œuvre, des poèmes de la Multiple splendeur attestent qu’il s’est même approché par endroits, d’un plus complexe « sens universel » exprimant les rapports de l’Humain et de l’Univers sur données évolutive.

Verhaeren sut ne point lutter contre son génie propre. Et c’est ainsi que cette sorte, d’atavique emprise dont un instant il lui semblait se trouver gêné, doue son œuvre d’émoi sans pareil. Que, par, cette, nécessité de Son regard de « Barbare » et de Mystique, d’étreindre énormément les choses, de les voir et les sentir transpirantes d’une atmosphère comme volitive qui va à doubler la réalité d’apparences et de gestes anthropomorphes écartelés d’angoisse  que Verhaeren ait été empêché de pénétrer philosophiquement la contexture complexe de l’acte universel, c’est là attendu. Il perçoit tout comme en choc d’éclairs, immensément, et, le rend en son verbe immédiatement vibrant. Son art, pour si, ample qu’il soit, n’est donc point à proprement parler, de Synthèse  car il agit par masses d’intuitions, non en recomposition de dissociation des éléments. L’ordonnance de ses livres ne se présente non plus comme préconçue, mais plutôt les poèmes en sont, donnés tels à peu près qu’il les rencontre l’un après l’autre, sensitivement et dans une générale tonalité sensitive. Mais son art, c’est avec cette ampleur, à, secousses d’éclair successives, une série d’extériorisations en plastique (par quoi il s’apparenterait à Vielé-Griffin) ; en plastiques anthropomorphiquement vivantes et à halo tout vibrant de suggestion, de démesure, à la manière d’Hugo.

 

De cette vision et cette expression par masses qui de très haut peut trahir la, réalité des choses, et des idées, car elle ne rend point leur complexité et, par là, leurs rapports réels, l’erreur dommageable apparaîtrait surtout sensible là, où avec son sens assimilateur très averti, Verhaeren me suivit. Et ici, nous trouvons la première action de pensée Française sur son Œuvre et ses directions, et qui devait être en lui tant expansive.

« Il paraît bien, écrit Pierre Quillard à propos de Louis le Cardonnel, que comme Emile Verhaeren, Stuart Merrill, et d’autres, il a été touché par les théories instrumentales de M. René Ghil. » — « Si la critique se croit le droit d’admirer le talent d’Emile Verhaeren, et parfois de Mallarmé, de Gustave Kahn, de Vielé-Griffin, et d’autres, dont la technique a subi l’influence de René Ghil, faudrait-il se détourner de ce dernier parce que son intensité est plus grande, et son but scientiste plus élevé ? » (Edgar Baës, « Fédération artistique », Bruxelles, Février 1907.)

« Verhaeren brise son vers, qui s’alourdissait des disciplines anciennes, et retrempe son inspiration au matérialisme, à la c’croyance en l’idéal scientifique, et en la nécessité de l’effort. Manifestement, c’est à M. René Ghil qu’il est ici redevable…

A l’Œuvre de M. René Ghil qui exalte optimistement la science, Verhaeren a dû d’éprouver — à travers son tempérament farouche et son imagination héroïque et tragique — tout ce qu’il pouvait se retrouver de beauté à célébrer l’orgueil humain, en départ de conquête au-devant des inconnus menaçants, et à le célébrer en rythmes indépendants et souples. Telle est du moins, l’impression qu’on tire de son livreLes Forces tumultueuses (1902), que je ne crains pas de déclarer, sinon le meilleur, du moins le plus significatif de tous ceux qu’il a donnés » (John L. Charpentier. « Les Temps Nouveaux », Avril 1908).

… « Comprend-on à ces seules et très courtes citations (il s’agit de mon Vœu de vivre) que René Ghil ait pu écrire quelque part : « Mais mon heur ne serait-il assez grand, alors que je faisais entrer dans la poésie l’Homme-social, les milieux d’activités humaines, les usines, les ateliers, les travaux aux âmes mécaniques, l’œuvre des champs, les trains, les Banques, d’en avoir impressionné entre autres, le grand talent romantique et mystique d’un Verhaeren et ses Villes tentaculaires ». Mais on va le percevoir mieux encore tout à l’heure… Les Villages aussi subiront le contact indirect de la grand’Ville qui tue la Vie. C’est l’exode des campagnes  Pour comparer avec Verhaeren. » (Marcello-Fabri, « la Revue de l’Epoque », juin 1920)

Sans qu’il soit nécessaire de multiplier des citations de toutes dates à montrer une partie centrale de l’Œuvre de Verhaeren dépendre de l’inspiration qu’il puisa en la Méthode de Poésie scientifique  mais des matériaux mêmes de mes livres retravaillés en son tempérament romantique : nous en produirons cependant encore une Parce qu’en même temps qu’elle témoigne, avec une perspicacité irritée elle dénonce d’hier une duplicité latente envers les Lettres Françaises. Il s’agit de la grosse et lourde apologie de Verhaeren par l’Allemand Zweig, traduite en Français (1910) — et il s’agit de l’ironique et méprisante protestation qu’éleva en sa revue la « Phalange », le poète Jean Royère. (Après avoir repris une année les « Ecrits pour l’Art », il avait, en 1906, créé cette Revue de haut éclectisme mais avec prédominance d’art Symboliste — où par tempérament, par sa philosophie spiritualiste, et d’ailleurs pour de si délicates expressions de son pur talent, il était naturellement ramené).

Jean Royère immédiatement mettait à nu « en ce gros livre dont il ne reste pas grand chose si l’on en retire les épithètes », le dessin de son auteur : Verhaeren n’est compris vraiment ni en France, ni en Belgique, mais seulement en Allemagne ! Explication aisée : c’est que le poète des Villes tentaculaires n’a de Français que la langue, il est un Flamand, de race et d’esprit germaniques  Verhaeren est un Allemand ! M. Zweig prétend en même temps que pour comprendre Verhaeren, il sied de comprendre Whitman : Verhaeren, allemand, est aussi un Whitman français, parce que Whitman est germanique.

(Ah ! Les a-t-on assez découverts, le rude poète Américain et son « Chant d’Exposition », depuis M. Zweig, et Léon Bazalgette, qui donna dans le même travers ! Mais dès 1887, Vielé-Griffin en avait traduit et publié quelques poèmes, Merrill, les Couturat, Georges Knopff, en avaient parlé incidemment, et pourtant les livres de Verhaeren sur le moderne spectacle industriel ne partent que de 1893-95 : nous avons dit pourquoi, et tout à l’heure les dates avèreront. Verhaeren regardait du côté de la France.)

Les assertions énormes du critique allemand sont relevées par Jean Royère : « Verhaeren est un homme prédestiné, le créateur de son époque. Tout le présent de la planète, les prodiges de l’industrie et l’action des démocraties, tel qu’il résulte de l’émancipation philosophique et religieuse du nouveau monde, c’est Verhaeren ! Le premier il comprit qu’à un univers nouveau devait correspondre un art nouveau. Tandis que les autres artistes s’attardaient encore dans un art conventionnel, à ne voir que laideur dans le spectacle industriel et scientifique, Verhaeren a senti cette beauté. Verhaeren est devenu le philosophe de l’humanité dont il a pénétré la loi. Ses poèmes en sont l’éthique, la philosophie révélée lyriquement. Plus grand philosophe que Nietzsche et poète supérieur à, Goethe dont il surpasse le panthéisme par sa conception idéaliste de la vie, Verhaeren réunit toutes les merveilles du génie humain ! » « L’admiration même désordonnée d’Emile Verhaeren n’a rien qui puisse me choquer, sourit Jean Royère  mais toute seule elle ne m’instruit pas ! » Et il termine, par cette toute petite remarque en douceur, que l’on pouvait attendre d’un poète très averti et sans arrière-pensée :

« La seule pensée de M. Zweig est que Verhaeren est le poète de la vie, de l’énergie moderne. Il en fait le créateur d’un art tout nouveau, d’une poésie fondée sur la Science. Or, il oublie de citer René Ghil, qui a pourtant plus de droit qu’Emile Verhaeren au titre de poète scientifique. » (« La Phalange », 20 Mai 1910)

Ainsi revenons-nous en France, à la vérité, et à la gloire vraie de Verhaeren…

 

Or, en 83, Verhaeren avait donné Les Flamandes  comme au sommet de son œuvre il donnera Toute la Flandre : c’est-à-dire qu’il œuvre là sous l’impulsion pure de son génie de Race. (Dans les œuvres à développement selon des directions diverses, successives, l’on pourrait peut-être ainsi remarquer que les premiers et les derniers ivres souvent décèlent comme inconsciemment l’inspiration le plus immédiatement représentative de l’âme propre, non adultérée d’apports extérieurs. Toute la personnalité neuve a surgi, et, au-dessus des acquis, ensuite, elle retourne à soi-même)… En 85, Les Moines sont une régression parnassienne, et comme imprégnée de cet atavisme qu’il accusait  De 87 à 91, paraissent les trois volumes en sorte de trilogie expressive d’une crise d’âme, du tempérament aussi, et aussi d’esthétique : Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux Noirs.

La lettre est curieuse et émouvante, que le poète m’écrit à propos des Débâcles, en 88 : curieuse du point de départ de sa délivrance :

« Vous avez compris ce livre, loin de tout autre, loin même des modes du moment, livre crispé en contradictions, où des heurts et des craquements ci et là fendent des murs de raison. Livre d’un être à bout de soi et des autres, et né pour vouloir et voulant à l’encontre de lui-même. Ah ! Si quelqu’un comprenait  comme vous — mais plus explicitement encore, que loin d’être un livre de rêve, les Débâcles brûlent d’être un livre d’action et de mouvement, et le sont autant qu’elles peuvent l’être. Philosophie plutôt stoïcienne que pessimiste certes, et avant tout, comme vous dites, évolutive. »

Donc, attrait à ma pensée, comme nous venons d’en entendre, à l’idée évolutive qui n’admet le pessimisme mais peut une pensée stoïcienne  nul doute que c’est en la série de mes livres sur le monde des Activités moderne qu’il saisira la matière à développer lui-même la sourde nécessité « d’action » dont il était en tourment. Là, il prit la possibilité de « vouloir, et de vouloir à l’encontre de lui-même », se délivrant du vieil atavisme religieux, et en même temps se délivrant esthétiquement.

A mesure de la parution de la première Partie de mon « Œuvre » et quasi livre à livre retravaillé en son sens extériorisant et verbal, et tant soi peu éloquent même, il donnera lui-même cette suite moderne — et qui prendra ainsi une sorte d’unité de ma propre unité préconçue : Les Campagnes Hallucinées (1893), annonciatrices des Villages illusoires (95), Les Villes tentaculaires (1895), Les Visages de la Vie (99), Les Forces tumultueuses (1902), La Multiple Splendeur.

Livres, ainsi qu’en réplique à mon premier volume, Légende d’âmes et de sangs (1885), mais à la Preuve égoïste (1890), aux trois volumes du Vœu de vivre (1891, 92, 93), et, passim, l’Ordre altruiste (94, 95, 97), avec quoi était entré en une partie du Poème nouveau de mes volontés — et dans le domaine de la Poésie pour la première date — le poème des énergies nouvelles et leurs résultantes sociales : le monstrueux et l’intelligent mécanisme industriel, le monde ouvrier, les transports électriques  la lutte de vie de l’homme et de la machine, de l’ouvrier et du capital  les Banques et les Bourses, tout l’occulte entre-lacs du travail et de l’Or internationalisés. Puis « les petites Villes » réduites à l’inactivité, taries par les « grandes Villes »  et les campagnes également se visant à leur attrait complexe, tandis que socialement les âmes sur les terroirs se troublent et s’inquiètent et s’appauvrissent de race…

Cette matière nouvelle venant exalter son vœu d’action et son tempérament nombreux, Verhaeren la départagera en thèmes à limites précises selon le mode romantique, en sa superbe et impérieuse expression romantique. Car, nous le disions, il n’entre point en sa manière de procéder par Synthèses, laissant transparaître la suite des déductions d’où ressort elle-même, de rapports en rapports, une unité de concept philosophique : suggestion totale d’un état d’âme social, puis généralement humain, de valeur le plus universelle possible d’être reliée à l’évolution générale.

Et si l’on prend pour ses conclusions la Multiple splendeur (exaltation de l’Occident industriel et trouveur de la Fiction mondiale de l’or, exaltation de la pensée et de la science en tant que servant utilitairement l’Humanité), l’on doit dire et l’événement a prouvé qu’emporté par son rêve de progrès à la Hugo, il ne discerne pas en cette multitude splendeur qui l’aveugle, l’inquiétude des individualismes, puis des diverses collectivités, puis des peuples et leur détraquement moral. Il n’a pas doublé de méditation à regard d’universelle sentiment d’admiration éprouvé de cette Activité qui ne connaît de poids ni de distance  mais dont la propulsion non réglée économiquement, non internationalement, menait à un égoïsme sans normes, donc à de contagieuses amoralités, des convoitises et du guet-apens. Et, en résultante, à une chute morale, à un mépris de la Pensée et de la Science pures, et, de là, des droits des individus, des peuples, et de l’Humanité générale.

Ainsi, partie de la mienne, son inspiration ne la suit-elle en somme que de l’extérieur : alors que ma pensée critique et philosophique avait vu sous cette « splendeur » non un progrès véritable ; mais une déviation par pléthore d’organismes matériels, hors de l’évolution normale et harmonieuse. Jugement qui se présentait tel, de ce que le sens intellectuel et moral n’avait pas progressé en rapport de l’expansion de cet Industrialisme créateur et assouvisseur continu d’inassouvis Besoins qu’il crée en même temps : d’où misère matérielle du désir, misère morale, tendance à l’asservissement ou à l’annihilation des idéals humains. Et, d’à travers les états d’âmes individuels et sociaux mes Synthèses (en 1894) m’imposaient en résultante le Poème anticipé, dans l’Ordre altruiste, où éclatait de ses lointaines et complexes causes et s’évoquait la Guerre, la Guerre qui serait longue et mondiale, suivie de son retentissement prolongé : les révolutions, les remuements en Asie et du côté de la terre noire, une menace planant vers le Pacifique. Tout le déséquilibre aux oscillations comme simisques  Faillite de la conscience moderne et d’une phase humaine.

… « C’est ainsi que de la Poésie Scientifique, le romantisme de Verhaeren, et peut-être une certaine crainte d’affirmer l’idée, l’empêchèrent de prendre autre chose que l’introduction du monde moderne dans la matière poétique. Encore son ivresse d’exalter le conduisit-elle à admirer le Progrès sous toutes ses formes, application souvent néfaste des résultats de la science à l’amélioration du bien-être de quelques-uns et à l’augmentation des besoins de tous. Comme il n’était point soutenu par le culte de la science en soi, pure recherche désintéressée, sans autre but que de connaître, il subit son tempérament et méconnut le point de vue critique dans la peinture des usines, de la bourse et des banques, irradiant les produits et l’or sur la terre entière dominée, et présageant à ses yeux l’aurore d’un avenir de lumière et d’universelle Fraternité. Il exalta tous les efforts. Il chanta l’idée, maîtresse de l’homme, maîtresse du monde. Il montra le savant domptant la matière et pliant les Forces obscures aux besoins des peuples. Il associa dans un accord, malheureusement chimérique, le travailleur de la pensée et l’exploiteur des découvertes.

Aussi lorsque survint la guerre, fut-il déconcerté de comprendre que toutes ces énergies, dépensées  avait-il cru  pour l’amour des hommes, n’avaient déchaîné que la haine. Ainsi s’expliquent les derniers volumes, écrits avec douleur, à la veille d’une mort tragique, et le parti qu’en surent tirer quelques officiels avisés.

Le plus pur Verhaeren n’est pas là !

Il réside dans les Flamandes et surtout dans Toute la Flandre… Là, le souffle cosmique anime l’ardeur Dionysiaque du poème…

Donc, en marge du Symbolisme, en marge de la Poésie Scientifique, suivant une évolution bien personnelle, Emile Verhaeren demeure lui-même. Il est poète de la vie, sans calcul, car il est la vie. Unilatéral et sans nuances, son art, fatalement incomplet, loin des visions constructives, s’impose, non sans quelque excessive éloquence, par sa force et sa Jeunesse. » (Paul Jamati. « Rythme et Synthèse », Mars 1921)

En sa thèse, C. Fusil voit pourtant l’œuvre de Verhaeren dépendre de la « Poésie Scientifique »  mais, dit-il, « Verhaeren revient à l’attitude de Hugo, il contemple la science dans ses contours, superficiellement »… En même temps remarque-t-il que de Hugo qui le tenait du xviiie siècle, il a gardé le concept erroné du Progrès continu : d’où, tout en exprimant son admiration d’une œuvre tant imposante, conclut-il à sa grandeur en soi et dans l’époque, en lui déniant pour ces deux principales raisons, une action de direction sur les proches et logiques destins de la poésie…

Pour ces deux mêmes raisons caractéristiques, plutôt de Verhaeren que de moi-même paraîtraient tenir les inspirations qui s’ouvrirent depuis à la vision d’un nouveau monde servi de pensée et de science appliquées, exaltant « l’Homme qui devient dieu » : expression qui me vient du titre du premier livre de Marcello-Fabri (1912)100. Presque partout, non dégagés d’imitation, les poèmes qui en résultent son précaires, morcelés, et assez souvent retournent à la description périmée, voire à l’éloquence. Mais il a été trois exceptions remarquables :

Maurice Magre101, avec La Chanson des Hommes (1898), lui, plus peut-être que Verhaeren même est conscient de ma pensée : « Que le poète aille dans les campagnes et les villes, partout où des êtres s’agitent et pensent, et que les tragédies humaines animent son œuvre. Que ce soit parmi les rudes travaux des champs ou devant l’amer labeur des usines, son esprit deviendra plus vigoureux et plus pur au sein de la vie… Assez longtemps le poète a rêvé loin des hommes ». Jeune et prématurément ému du grand amour de l’humanité, livre tout ardent du don de soi, n’était-il pas la réalisation du rêve qui sourdait en son auteur, lorsque, étudiant encore, il m’écrivait : « C’est, votre œuvre, une œuvre vraie, qui éclairera la marche ascendante des Jeunes dans la voie du Beau. Votre livre m’a été l’ami qui donne le courage. Je veux vous suivre désormais en tout ». Jeunes paroles d’un être qui sent ses puissances…

De Marcello-Fabri aussi, le premier livre au superbe titre : L’Homme qui devient Dieu, est un chant moderne des Travaux et des Jours… Je ne rappelle Marcello-Fabri à cette place qui n’est point la sienne, puisque la sienne propre il l’a amplement déterminée depuis, que pour noter son premier pas.

J’ai rappelé, de dire son évolution, La Folie de l’homme, poème-Féerie dont le dramatisme ose l’idée comme sur trois plans concentriques s’entrepénétrant (individuel, social, philosophique), pour le total d’une Synthèse — où la science se sublime d’émoi métaphysique.

J’ai nommé ensuite le récent Inconnu sur les villes, roman des Foules modernes, mais poème, et épopée — hagarde comme les Multitudes et leur instinct, et, à dessous de devenir, immense comme l’intelligence sourde de leur instinct…

 

Le plus près de Verhaeren, au sens dont nous parlons, et aussi par l’ampleur évocatoire et verbale de son talent aux énergies renouvelantes, a été et demeure évidemment Nicolas Beauduin102, l’un des poètes marquants de l’heure présente. Nous trouvons succinctement rappelée cette œuvre d’hier, en même temps que sur son évolution des appréciations à retenir, précieuses d’émaner d’un Jeune —— et qui plus qu’aucun autre s’est prononcé méthodiquement sur l’œuvre et l’action des Aînés : Paul Jamati. Il s’agit du dernier poème de Nicolas Beauduin, L’homme cosmogonique (1922) dont est grande la valeur lyrique  si pas plus que son critique, nous n’en admettons des inventions techniques d’expression visuelle, relevant en somme du « Dé » de Mallarmé :

« M. Nicolas Beauduin a retrouvé sa véritable inspiration, issue de celle du grand Verhaeren. Le bruit des machines, les détentes de la vapeur, les bobines, la T. S. F., les hautes tensions des courants sortis des dynamos puissantes, le travail exacerbé de l’homme, qui semble emporter sa planète au galop fulgurant, de ses forges et de ses moteurs  voilà les thèmes qui conviennent à l’imagination et au verbe de M. Nicolas Beauduin. Je sais bien que si le poète avait fui avec horreur les Dynamismes qu’il exaltait si ardemment avant la guerre, c’était pour avoir vu en eux la cause profonde de tous les massacres. Mais échappe-t-on à sa nature ? Or, M. Nicolas Beauduin n’allie pas le sens critique à l’évocation directe. Il ne peut faire le procès de notre aveugle et sanglant progrès par sa seule représentation dans l’œuvre d’art. Il faut qu’il chante, qu’il célèbre. Certes, on sent, dans le livre nouveau, où quelques éléments anciens sont fort adroitement repris, que la foi du poète en l’avenir mécanique fut ébranlée. On sent qu’il a vu que du sang imprégnait les rouages de nos machines. Il le dit et il le déplore. Il montre les aspirations des foules. Il sait que la lutte ne va pas sans victimes. Il sait que le bonheur qu’il veut prédire sera le prix de mille douleurs. Mais son chant repousse l’inquiétude. Il est la lyrique expansion d’une Joie toute extérieure de mouvement, de vitesse, d’immédiate puissance. Son enthousiasme est une ivresse, l’orgueil démesuré du Titan qui compte escalader le ciel, c’est-à-dire, puisqu’il s’agit du monde moderne  gouverner l’univers, influer sur le cours des choses, diriger la machine cosmique. Quant à la science, sa place est mince dans le poème. Les savants de M. Nicolas Beauduin sont avant tout des ingénieurs. Pourtant les réalisations industrielles, si belles qu’elles soient, l’effort des techniciens utilitaires ne sauraient être confondus avec la recherche passionnée, mais désintéressée, de qui veut, en scrutant la vie, accroître la conscience humaine. C’est ce que M. Nicolas Beauduin n’a dit nulle part. Mais laissons là ces discussions. Et sachons gré à M. Nicolas Beauduin qui ne cesse d’évoluer, de s’écrier dans son enthousiasme cosmique et modernement Dionysiaque :

« Je suis l’Homme cosmogonique
en qui s’incarne l’Univers. »

… Or, reprenons. D’autre part, Emile Verhaeren est-il donc tributaire aussi du mode d’art Symboliste ? On le peut dire par la trilogie des Soirs des Débâcles, des Flambeaux Noirs, pour ce qu’elle est l’expression de personnels, de singuliers états d’âme ; et las et pessimistes, auxquels le naturisme apporte ses images analogiques soumises aux sensibilités du Moi. Mais, s’il tient du Symbolisme  c’est surtout par les modes nouveaux qu’apporta ensuite à l’art et à l’inspiration de Verhaeren, la persuasion de Francis Vielé-Griffin.

Nous l’avons dit en passant, le poète des Flamandes et des Moines, dès le volume des Soirs, retravailla son verbe et de plus en plus, selon l’Instrumentation verbale. Mais on le voit sortir du « Rythme évoluant » — qui ne détruit pas la mesure alexandrine  et se délier en « Vers-libre », mais si près de Vielé-Griffin qu’il n’est de doute que ce soit de son Œuvre que vient la détermination, cependant qu’en naturelle conséquence il participe de sa directe, plastique, vivante Rythmique. (Il est à remarquer pourtant quand les Héros de Toute la FlandreVerhaeren reviendra à ses grandes périodes massives de vers alexandrins mesurés selon les énergies de l’idée propulsant le Rythme). Mais encore à l’action du splendide poète de la Lumière de Grèce nus avons dû, il me semble, la lointaineHélène de Sparte inspiration qui autrement ne s’explique guère en l’Œuvre de Verhaeren. Et aussi, à telles amples douceurs nostalgiques, mais à telles sensitivités en émois vierges parmi la Nature, du même complexe poète, s’apparentent peut-être les mélodieuses Heures Claires, leur suavité du plus adorant chant d’amour…

 

Or, entendons et répétons que les idées, les thèmes et les modes d’expression dont s’inspira Emile Verhaeren sont une chose  mais l’Œuvre qu’il en crée personnellement en son tempérament énorme, en est une autre ! Seulement, notant avec vérité et non unilatéralement son évolution, en avons-nous déduit que, pour une part importante appartient aux Lettres Françaises, pour leur honneur, le poète national de la Belgique.

Poète national : c’est sous ce vocable, grand quand il sacre un Verhaeren et qu’il s’en sacre, que la piété de sa patrie et du monde l’a étendu tranquille de gloire… Se reliant au volume des Flamandes, par-dessus la partie d’œuvre dont nous venons de parler, l’épopée de Toute la Flandre : en cette suite de grands poèmes nous trouvons à son apogée peut-être la personnalité du poète. Il est là tout lui-même, lui seulement, tel et plus puissant encore en l’irruant développement de son tempérament emportant sa terre et son peuple avec lui : poètes-Forces, et partout poète d’énormité de la Vie que sait-il comme dédoubler qu’on ne sait quelle atmosphère d’ondes et d’émois occultes, poète d’une œuvre qui est un grand accomplissement…

 

Mais, où placerons-nous un poète de qui le nom n’est point assez prononcé : Robert d’Humières, le poète duDésir aux destinées, impeccable et profond.

Beaucoup qui louent le traducteur de Kipling ne se souviennent pas du sonnet terminal, « Envoi », la prière à ses « Frères de demain » de parler de lui à la Beauté,

Afin qu’en entendant mon nom que l’oubli mord,
Elle se presse, heureuse, à ma lèvre future.

Sans doute malgré que le domine le chant du « Désir sacré », du Désir aux destinées ne détient pas tout le concept du poète, s’il en décèle l’essentielle émotion. Quelque livre nouveau l’eût-il rendu plus explicitement, nous l’ignorerons. (L’on sait que Robert d’Humières103 qui avait appartenu à l’armée, quand vint la Guerre reprit du service, à quarante-six ans  et ne revint pas !). Mais sa conception philosophique il l’exprima et nous la trouvons succinctement en l’Anthologie de Walch :

« M. d’Humières se montre partisan du monisme évolutif… La science lui a permis de suivre le vœu de durer qui se manifeste dans la Substance unique « depuis ses origines encore ténébreuses où il méditait dans les profondeurs du minéral jusqu’au moment où il se transmue en la plus audacieuse conception d’immortalité. » L’Œuvre constitue pour l’individu, selon ses dons de réalisation possible, sa virtualité, c’est-à-dire son devoir et sa destinée en même temps. Par elle il sert l’espèce en travaillant à augmenter la conscience qu’elle prend de l’envers, conscience nécessaire à sa conservation. L’évolution procède par essais et tâtonnements. Toute œuvre humaine est périssable, mais aucun effort n’est perdu. »

Du Désir aux destinées parut en 1902  Si l’art d’appeler les images pourrait être dit Symboliste, si le verbe et la métrique sonnent Mallarméen, il est évident — en les rapprochant point par point — que la pensée du poète telle qu’elle s’exprime en l’Anthologie, s’est entièrement accordée aux principes tant philosophiques qu’éthiques et sociaux de la « Poésie-scientifique. » En dehors d’ailleurs de toute préoccupation séparative, il sied de voir en Robert d’Humières malgré son œuvre restreinte, un poète de haut évertuement, qui ne périra pas.

XV

Du double mouvement — Les résultantes. §

A l’Ecole des Hautes-Etudes sociales, le 27 Mai 1901  se tint une Assemblée des poètes. Et même usa-t-on de l’appellation quelque peu pompeuse de Congrès !

La presse avait publié la nouvelle, le programme dont les tendances apparaissaient comme innocemment réactives, donné le nom du président d’honneur, Sully-Prudhomme  nom qui n’était point pour atténuer l’impression ressentie du programme. Mais Léon Dierx avait accepté la présidence et diverses personnalités en vue, entre autres Gustave Kahn, devaient, disait-on, prendre la parole. Quant aux organisateurs et à leurs amis, c’étaient, à la trentième année, d’honnêtes poètes de peu d’œuvres encore.

La première séance s’ouvrit à deux heures de l’après-midi, la salle plus que pleine. Dans l’assistance, le Parnasse était représenté par Catulle Mendès et Albert Mérat. Puis : Emile Faguet qui vient d’entrer à l’Académie, Dorchain, Fernand Gregh, P.-N. Roinard, Bouhélier, Maurice Magre et son groupe de poètes du Midi, etc. Parmi la Presse, Emile Berr et Serge Basset, du « Figaro », Xavier de Carvalho et des représentants de la presse Hollandaise. Fatigué, Léon Dierx passait la présidence à Mendès.

Des discours, des « motions ». Mais en illustration du point qui semblait le plus intéresser les organisateurs : « Convient-il de concéder aux Ecoles nouvelles ? Le vers classique résistera-t-il, au moins dans sa contexture essentielle ? » — on nous lut l’exposé d’une technique évidemment très nouvelle : le « Vers-libéré ». Non ! pas le « Vers-libéré »   mais le Vers libre tout de même, quoique le Vers libre ; Quelque chose d’assez normand ; et d’ailleurs un poète de terroir Normand tout à l’heure n’allait-il point reprocher à certains de nous une hérédité, mi-partie étrangère, de n’être pas Français !

Gustave Kahn cependant n’avait pas donné suite à son intention de prendre la parole ; n’était point là. Il eût pu répondre avec seulement de l’ironie à la proposition de ce « vers libéré », qui, disait-on en empiétant imprudemment sur demain, « semble devoir continuer le vers classique allégé des illogismes prosodiques, mais non atteint dans sa contexture intime » !

Il était proposé, il est vrai, d’étudier « l’impulsion donnée par Verlaine à la poésie contemporaine », mais l’on demeure muet sur Mallarmé, et naturellement sur la pensée et la poétique « Scientifiques »… Pourtant un paragraphe du programme m’avait paru présenter des propositions, mi peu trop enveloppées, telles qu’on ne discernait guère s’il était allusion à des volontés existantes, réalisées, où si on les proposait nouvellement : « La poésie contemporaine. La poésie de l’avenir. L’Humanité et la Beauté sont-elles incompatibles ? Le poète peut-il se croire au-dessus de l’intérêt général, a-t-il le droit d’exempter son esprit de toute action sur ses contemporains et d’isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social ? Tendances humanitaires. »

Je demandai alors la parole, et prononçai les pages liminaires d’un long discours et qui d’ailleurs parut entièrement au « Bulletin du Congrès »  discours, il est vrai, soigneusement écrit en réponse totale à la plupart des articles du programme. Et la vingtaine de pages d’introduction amassaient précisément les preuves et les conclusions. « Fièrement, en un discours sensationnel, dit G. Walch en son Anthologie, M. René Ghil revendiqua la genèse et le développement en son œuvre, de quasi toutes les préoccupations poétiques inscrites au programme. »

Il est vrai qu’il produisit sensation et déconcerta les petites intentions : « Ce n’est point ici un vain désir de convaincre, terminions-nous. Je crois seulement que tout homme qui exerce un art a encouru des responsabilités. Je les viens toutes revendiquer. »

L’heure du dîner approchait. Mendès leva la séance, s’excusait de ne pouvoir présider le soir  mais, gracieusement, protestant que plutôt s’indiquait à la présidence le poète qui venait de parler. A huit heures et demie, quand s’ouvrit la seconde séance, l’acclamation un tant soit peu tumultueuse m’élut président. Une minorité cependant tenait pour un nom que d’aucuns, paraît-il connaissaient  Emile Boissier104. Je priai simplement M. Boissier, qui était mon aîné, de s’asseoir à ma gauche : ce qu’il accepta avec un plaisir évident… Sous ma ou notre présidence, rien de remarquable ne se produisit davantage. Les uns revinrent parler de prosodie, de hardiesse, telles qu’accepter l’hiatus, et de multiplier les césures ! D’autres découvraient que le vers devait désormais être « musical ! » L’on parla de la mission du poète, et aussi de « décentralisation poétique, réaction contre Paris, tête trop grosse pour le petit corps Français, contre Paris et son demi-million d’étrangers » !

Puis, à propos de lectures poétiques qui avaient eu lieu à l’Odéon sur l’initiative de Mendès et de Kahn, ne voilà-t-il pas que l’on présentait une « motion de protestation énergique » contre la partialité surtout de Gustave Kahn. Des voix s’élevèrent :

  • -nous voulons la tête de Gustave Kahn !

J’appelai discrètement les sanguinaires, les adoucissant, sans trop de peine d’ailleurs  et c’est ainsi que Gustave Kahn me doit d’avoir encore la tête sur les épaules !

Mais l’air devenait orageux. Mes amis Paul Roinard, Magre et son Ecole de Toulouse, d’autres, s’énervaient et hachaient d’interruptions motions et discours préparant en sourdine la grande pensée de demain : l’Ecole Française ! Et il me parut heureux de lever la séance… Elle se leva au chant, peut-être insolite, de l’Internationale ! Mais, paroles mises à part, il me parut pourtant que ce chant avait un sens en cette circonstance même : car, ne venions-nous pas d’assister à un essai d’organisation de cette poétique sans orgueil et sans talent qui, durant quelques années, allait s’évertuer plus ou moins adroitement et protégée par tous les éléments, à s’approprier des éléments les plus extérieurs des idées et des techniques d’hier, et selon le mot de Pierre Quillard, « les transmuer et transformer à l’usage de la Bourgeoisie Française » !…

 

Nous eûmes donc à quelque temps de là une « Ecole Française » (et de trois, avec les deux de Charles Morice !), en qui crut sans doute Sully-Prudhomme avoir trouvé les poètes nouveaux, mais non pas d’âge, qu’il enverrait « à l’assaut des Novateurs » haïs… Les années précédentes il avait d’ailleurs controversé avec eux, l’un d’eux surtout : on trouve ainsi qu’un résumé de ses articles d’alors  dialectique prolixe qui se veut habile à s’atténuer, à morceler, à disperser les techniques de Poésie Scientifique et du Symbolisme  dans l’introduction de M. Walch eut l’imprudente modestie de lui demander pour son Anthologie (1907), introduction tant en désharmonie avec cette œuvre d’impartialité et de haute pensée évolutive, inspirée de cette notion, dit M. Walch lui-même, que « la Beauté universelle se manifeste en toute œuvre sincère ».

J’ai dit mon admiration à l’œuvre du Sully-Prudhomme — alors qu’il était de mode en notre génération de la tenir pour prosaïque et quasi non existante. Je l’ai salué en tant qu’un des précurseurs de la Poésie scientifique  son étrange spiritualisme mis à part, et avec la restriction qu’il ne comprend poétiquement la Science que de l’extérieur, et pour des thèmes d’une inspiration qui ne va plus loin que de Delille ou d’André Chenier…

Mais que dire de l’attitude rancunière et médiocre de ses dernières années  rappelant d’ailleurs le temps où il se prononçait avec intransigeance contre L’Après-midi d’un faune.

Dans cette introduction à l’Anthologie : « La littérature poétique n’évolue pas, déclare-t-il, les œuvres originales se succèdent par à-coup. » Ce qu’il relève d’apport valable dans le Romantisme, c’est seulement le vers ternaire, et il loue le Parnasse de l’avoir accepté. Quand, vaguement, il parle des techniques modernes (sans appellations, comme en ses Réflexions sur l’art des vers et son Testament poétique), le voici qui ne voit en elles que des licences, quant à l’hiatus, à l’emploi des rimes du singulier et du pluriel, à leur ancienne alternance ! Et avec quelque détour, il déclare d’ailleurs, presque accepter ces « licences ». Mais il parlait pour « l’Ecole Française ».

Cette même petitesse, elle s’exprime assez audacieuse à l’égard de la « Poésie scientifique »… Il remarque, « sans s’en plaindre, le peu d’action exercée sur l’inspiration des poètes par les prodigieuses conquêtes de la Science : « cela n’a pas pénétré dans la sphère de l’inspiration poétique, sauf par de rares effractions », dit-il tranquillement !

Que, dit-il encore   « Les mots ne sont point des signes naturels, parce qu’il n’est aucun caractère commun aux mots et aux choses qu’ils signifient » ! Alors ? il ignore la triple action qui présida à l’origine du langage : action émotive, d’où phonétique, puis de figuration et de signification. Quasi tout, et ceci, est d’ailleurs en contradiction avec les idées qu’il émit dans la conversation que nous avions eue en 1887  et qu’il reproduisit longuement en une lettre écrite en 1892 à l’un des poètes des « Ecrits pour l’Art », lettre demeurée en mes mains. D’ailleurs d’une page à l’autre de cette Introduction même, se contredit-il, perdant notion, entraîné à se prononcer quand même en le sens d’une sorte de haine — et de rancœur « d’avoir croupi dans la poésie personnelle », ainsi, disait-il : ce qui d’ailleurs n’est point vrai. Et il conclut, pour avoir raison et donner raison aux « Ecoles Françaises » de l’avenir, que « la mesure du vers est régie par la loi du moindre effort » ! N’insistons plus, et attachons-nous à ce qui demeure, retournant au poète tourmenté et grand des Destinées, de Bonheur et de Justice  Nous eûmes « l’Ecole Française ». Elle est sans, doute la première en tête de la liste des Ecoles généralement en « isme », dont Florian-Parmentier nous, a sauvé les appellations en son Histoire contemporaine des lettres françaises, inscrites durant plus de six années sur la pierre tombale des non-Viabilités qui se succédèrent en une réaction qui ne sut guère qu’emprunts au passé ou démarquages des poètes immédiats : car l’on ne peut construire de quelques pierres ou de quelques ornements détachés des monuments d’hier, eux assis par une méditante patience, et liés par le plus de volonté.

 

Jusqu’à la Guerre et davantage, inter-règne de grande poésie, pouvons-nous dire. Mais, si les essais d’Ecoles avortent, il surgit en ce laps de temps de très intéressants talents qui donneront leur mesure  d’aucuns se précisant ou partant en une évolution plus intéressante encore, par la suite et parmi le renouveau inquiet de l’heure présente.

Selon son dessein, mon Historique se termine devant cette période… Mais il me serait pénible de ne point noter du moins quelques personnalités qui doivent être particulièrement distinguées, outre les noms de même époque qui au long des pages vinrent par nécessité sous ma plume.

Bien qu’appartenant tous deux à l’époque Mallarméenne et poète en dehors du Vers et sa propre rythmique : Paul Fort, qui a trouvé tout personnellement l’art d’un Trouvère moderne tout épars de souple et tendre sensitivité parmi les natures et les villes qui verdoient  et Paul Claudel (mais avant lui, Villiers et Saint-Paul Roux), verbe et images de grande puissance, si le tout manque d’ordre et d’harmonie, de se vouloir plus personnel et étrange qu’il n’est, peut-être.

Saint-Georges de Bouhélier de qui le talent non sans envergure s’est avéré en l’œuvre dramatique  Jules Romains, son « unanimisme » qui n’est qu’un mot ou un procédé sans issue, à moins que ce ne soit, ainsi qu’on l’a dit, qu’une petite dépendance du « sens universel » selon la Poésie scientifique. Mais deux livres de valeur datante : la Vie unanime, malgré tant du mode prosaïque qui présageait un poète mourant tôt pour passer à la prose où il donna le roman : la Mort de quelqu’un, de très heureuse psychique  Fernand Gregh qui se pourrait rapprocher d’Albert Samain pour avoir su assimiler selon son tempérament intimiste des valeurs de ses grands Devanciers  Francis James105, de charme de nature malgré la petitesse d’inspiration, l’apprêté souvent, qui se veut ingénu  Fernand Divoire106, ses dons artistes très sincèrement tourmentés de recherche en l’expression, et qui me paraît se réaliser surtout en son très haut livre récent, Orphée(1922)  Georges Périn, hier disparu de sa vie de poète pure et discrète : un poète de qui le nom sera retenu, d’une sensibilité et d’un art ainsi que de multiplicité tactilement émue, parmi les vies, où il se mêle en éperdue adoration de la Vie en devenir.

Nous dirons John-Antoine Nau et ses nostalgiques Hiers bleus, Robert Randau, Theo Varlet et Paul Castiaux et Pierre J. Jouve  Louis Mandin, André Salmon, Marcel Martinet, Ivanhoé Ramboson, André Ibels, Henri Muchart, et ses Fleurs de l’arbre de science — André Spire, et Henri Hertz et Henri Strentz.

Mais nous dirons alors d’une émouvante Pléiade de poétesses, sœurs de Desbordes-Valmore, en qui la poésie exprima une forme d’ivresse sacrée de la sensation et du verbe multiples. Inspiration de chair sacrée, voluptueusement égotiste, mais aussi, qui atteint pour quelques-unes une généralisation qui dépasse leur personnalité », a dit Jean de Gourmont (Les Muses d’aujourd’hui 1910) — Avec admiration nous dirons Jeanne Perdriel Vaissière, Lucie Delarue-Mardrus, Marie Dauguet, de Noailles, Cécile Périn, Jane Catulle Mendès, Cécome sauvage, généralisation qui dépasse la personnalité, étant vrai surtout pour les trois premières et leur emportement d’universel…

 

… J’ai tendu à rapporter souvenirs et documents de manière qu’à mesure de l’Historique double qu’ils allaient, apparussent en même temps les immédiates résultantes. Mais il sied les préciser maintenant, et en entendant tout à l’heure la plus présente génération poétique supputer les valeurs d’avenir que pour elle détient l’un ou l’autre Mouvement, et dire les directions qu’elle en accepte au départ de son propre évertuement à être. A être davantage : orgueil au sens de vie et d’évolution en quoi nous reconnaîtrons sa propre valeur.

J’ai dit du Symbolisme  surtout en étudiant l’Œuvre de Stéphane Mallarmé et en ramenant à lui, qui est le principe, l’art diversement sensible du Symbole, — que sa pensée, qui se ramène à un mode de penser et d’exprimer, « mouvement plus de Forme, que d’idée », a été vitalement d’élever à la suprême et complexe puissance l’art de l’Evocation et de la Suggestion. Là est la caractéristique de l’art Mallarméen, mais, en lui donnant son unité, de toute l’Œuvre somptueuse et diaprée, ou puissante ou délicate à l’extrême, que nombreusement ont signée les noms assurés de mémoire dont nous avons exalté les plus immédiats, de l’Ecole symboliste. S’il est vrai que, au lieu de dire et de décrire, cet art d’évoquer et de suggérer qui tient et de la musicalité verbale et de l’emploi savamment interverti tour à tour, du concret et de l’abstrait, depuis les temps se trouve en la poésie vraie  c’est à Mallarmé que l’on doit qu’il soit devenu continu et ainsi que méthodique. Et répéterons-nous que cet apport ainsi généralisé dépasse le Symbolisme  il a exercé une action totale. Il est devenu nécessité poétique et valeur première, norme même du sens de Poésie.

(Quant au Symbole  l’on sait que nous nions toute prétention de pensée et d’art nouveaux sur une expression aussi ancienne que la primitivité du poème, tandis que dans la poésie Extrême-orientale, Japonaise, Chinoise, Malaie, elle arrive à des délicatesses analogiques, à des subtilités et des largeurs de suggestion. que n’a point atteintes l’esprit occidental.).

L’apport du Vers-libre, « qui est peut-être l’apport le plus important du Symbolisme », dit Gustave Kahn  moins important pour moi que l’expansion totalisante de « l’art de suggestion », pourtant caractérise en même temps que lui le mouvement Symboliste : Presque partout, continuement ou en essai il en a usé, mais le Vers-libre devint ensuite le plus communément requis par de nouveaux venus. Que sortant des mains de Maîtres tels que Vielé-Griffin, Gustave Kahn, de Régnier ou Verhaeren, il ait dénoncé ce que nous avions dit voir en lui : une tendance à l’indétermination Rythmique, et qu’il soit devenu de plus en plus, lui aussi, un produit de « moindre effort »  là n’est pas la question : nous constatons, seulement son existence superbe, et sa survivance nombreuse. Mais encore, le « Symbolisme » — pour sa part, a eu puissance de susciter de l’Etranger l’admiration et l’émulation. Que d’Etudes minutieuses et graves parues sur la doctrine Mallarméenne et les principaux poètes qui en dépendent, que de traductions parues en Italie, en Allemagne, en Russie, au Portugal, au Brésil, en Angleterre  tandis que de parallèles Ecoles poétiques en naissaient un peu en toutes langues : le mouvement le plus important se produisant en Russie.

Et voici que se rappelle à moi de nouveau, la mauvaise pensée de Sully-Prudhomme… Nous avons vu de quelle manière il entendit la vérité en les pages d’ouverture qu’il écrivit pour l’Anthologie de Walch : or, aggravant son acte, ne se targuait-il point de vouloir « apporter des éclaircissements pour l’Etranger » ! Ignorait-il vraiment qu’à l’Etranger, en 1907 et depuis vingt ans, l’on était mieux renseigné que lui-même ? Ou crut-il que le poids mort de ses dires allait peser pour quelque chose ?…

 

Ainsi, de par ses deux apports essentiels, dont l’un s’est généralisé à tel point qu’il est désormais nécessité première de toute Poésie, le Symbolisme — pour me servir de l’heureuse expression de Florian-Parmentier à l’égard de ma propre pensée  est aussi « arrivée à la diffusion ».

Mais, résulter en diffusion — non plus pour Florian-Parmentier — n’implique pas une splendide cessation d’action, mais au contraire une pénétration plus intime et multipliée de l’énergie… Or, nous avons vous, en dissociant les éléments de cette énergie, pour le « Symbolisme »  qu’ils sont « de Forme plus que d’idée ». Et nous avons vu, que la précaire part d’idées qui va à unir le tout en la lévitation sacrée d’une sensibilité spiritualiste, au-dessus de la Vie, n’est, reprenant les mêmes thèmes mais les recréant d’un verbe musical qui crée illusion, que de la matière Romantique et Parnassienne se présentant à l’épuisement de sa Beauté. Beauté inadaptable à l’esprit et à l’émotion nouvelle, à l’inspiration nouvelle où nous induit le moderne évertuement à la connaissance du Monde et de la Vie, et à leur raison en soi-même sacrée.

Jugements semblables, de diverses sources et de diverses dates, nous les avons apportés. Nous avons eu l’aveu d’intéressés eux-mêmes, d’une sorte de merveilleuse terminaison romantique et parnassienne par le prestigieux Symbolisme… Et lors, si c’est un soir, un soir glorieux  ne me revient-elle pour lui donner un sens qui consacre du Maître l’inspiration génératrice de telles inspirations, la parole de Mallarmé : alors qu’à ma première visite rue de Rome, en me montrant, en m’évoquant le soir de pourpres et d’or irradiants il prononçait : « Et tout se résume en un soir pareil ».

 

Si nous passons à l’autre Mouvement…
Je reprendrai donc pour moi-même le passage de L’Histoire de lettres antérieurement cité, où Florian-Parmentier constatait dès lors pour la Poésie-scientifique — l’arrivée au point de « diffusion ».

Du contexte s’assurait qu’il entendait par là en voir la pensée plus ou moins intégrale pénétrer multiplement et ainsi qu’aux dessous de silence l’Inspiration générale. D’accord ainsi avec les assertions anticipées dont nous avons retenu les plus nettes à dates diverses, de Gaston et Jules Couturat à John L. Carpentier, par exemple, lorsque déterminant la valeur évolutive des deux Mouvements, le dernier disait que : l’inspiration poétique s’est tarie, après Mallarmé, devant Jean Moréas et Gustave Kahn, tandis qu’elle se renouvelle derrière M. René Ghil (Temps Nouveaux, 31 Mai 1909).

Mais, d’autre part, puisqu’André Fontainas sans d’ailleurs vouloir en rien la diminuer, était d’avis (au « Mercure de France », 1921), que la doctrine de poétique Scientifique, principes, matière et expression, n’est propre qu’à moi-même, est aux autres « incommunicable » : est-il nécessaire de laisser la parole à un poète de la nouvelle génération, de qui soient appréciées parmi elle œuvre et attention critique, et la Revue où il parle :

« L’influence de la théorie instrumentale de Ghil fut, dès le Traité du verbe, indiscutablement, considérable. Sans aller jusqu’à affirmer, ce que d’aucuns déclarèrent, que le vers-libre de M. Gustave Kahn, directement, était issu du ghilisme  il apparaît certain aux yeux mêmes des Jeunes d’à présent que des poètes de la plus belle valeur furent influencés par « l’instrumentation verbale » : (Albert Mockel, Stuart Merril, Louis Le Cardonnel, Emile Verhaeren). Dans un numéro du Mercure de France, datant d’une quinzaine d’années, M. Jean de Gourmont signalait la répercussion des théories « instrumentistes » sur le Symbolisme.

Presque tous les représentants du Groupe unanimiste, M. Jules Romains, peut-être, excepté (Duhamel, Arcos, Vildrac), furent, au moins pour une période de leur vie littéraire, les féaux du ghilisme. Georges Duhamel et René Arcos l’ont d’ailleurs proclamé  à leurs débuts.

S’il fallait citer, aujourd’hui, les poètes teintés ou nuancés de ghilisme, à peu près tout ce qui a une valeur dans les littératures de langue Française, devrait être nommé. Les écrivains Belges-Français particulièrement. Mais en France même quelle gerbe l’on pourrait glaner, de noms talentueux qui, ;\ un moment donné tout au moins, furent impressionnés, soit par les théories d’instrumentation verbale soit par celles de la poésie scientifique.

(Suit une liste d’une trentaine de noms, d’ailleurs les mêmes à peu près qu’en même témoignage avait aussi donnés Florian-Parmentier, dans son Histoire de lettres.)

« En voici assez pour, sommairement, indiquer quelle fut l’influence du poète et de ses théories  quand j’aurai ajouté que René Ghil, dès 1886, était salué, en même temps que Verlaine et Mallarmé, pourtant plus âgés que lui de plusieurs lustres, ainsi qu’un chef d’école ». (Marcello-Fabri  « Revue de l’Epoque », Juin 1920).

Or, puisqu’il sied non seulement de démontrer « communicable » le total ou le partiel de la « Poésie scientifique »  mais de donner appui aux témoignages : n’est-il ironiquement intéressant de noter par exemple, qu’en 1904, dans la même interview où il triomphait de « l’assagissement » des Symbolistes  Mendès s’écriait imperturbablement : « Le poète doit être universel ! Il doit s’élever du général à l’universel ! Il doit s’élever du général, à l’universel » Parole et enseignement certes nouveaux, de Mendès ! mais qui rendaient, singulièrement présent à l’interview l’auteur de l’En méthode… Tandis qu’en 1907, à l’Académie et à propos du Prix de Poésie, le Rapport (dû, paraît-il, à un « Maître », qu’il ne nommait pas) prônait des qualités poétiques qui manquaient d’ailleurs au livre retenu, mais dont l’éloge était là inhabituel : « Ce n’est point un recueil de morceaux divers rapportés artificiellement : on trouve unité de composition, en somme harmonieuse. On trouve aussi un sentiment très direct, et partout présent, de la nature et de la vie universelle »

Et si l’on se reportait à la nouvelle enquête littéraire de Georges Le Cardonnel107, La littérature contemporaine(1905) : en dehors de la réponse de Verhaeren qui semble comme sortie de l’En méthode ou de l’un de mes articles, ne trouverait-on pas maintes exhortations à douer la poésie du sens de vie universelle, à tendre à son unité et à l’unité de son expression, à la Synthèse ? Avec quelques enveloppements, certes !… Mais à cette Enquête de qui est cette réponse : « S’il est une tendance qui s’affirme de notre temps, c’est celle de comprendre que l’homme n’est pas la mesure de toutes choses, mais qu’au contraire il n’est rien qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point dans l’espace »   Elle est de Brunetière. Brunetière qui, après avoir repoussé doctoralement l’Evolutionnisme, à un an ou deux de là, en 1893, demandait avec désinvolture une poésie qui relevât de Darwin et Haeckel ! En même temps que moi, Arsène Alexandre lui apprenait ou plutôt lui rappelait l’existence de cette Poésie — sur laquelle avait antérieurement phrasé l’homme de la « Revue des Deux-Mondes »…

Quant à la pénétration à l’Etranger de ma pensée : nous serons sans doute dispensés de répéter avec des témoignages que, première, elle suscita l’attention et l’étude et la discussion passionnée hors Frontières, surtout et comme en Frane au point de vue de sa technique poétique. Mais, quoique l’Instrumentation verbale demeure agissante, doit-on noter ensuite une montée prépondérante de l’idéalisme Symboliste : prépondérance qui plus tard le cèdera à une progressive compréhension de l’En méthode et de mon œuvre à mesure qu’on en percevra les valeurs de Synthèse. Nulle part plus qu’en Russie ne se présente en netteté cette évolution, que récemment rappelait en une saisissante étude sur les « Poètes dans la tourmente Russe » Armen Ohanian108, l’auteur de la nostalgique, suave et grave aventure en Occident de la petite Danseuse de Shamarka :

« C’était l’époque où les Symbolistes russes, venus de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé, en sortant, commençaient à se modeler sur les théories de René Ghil.

La poésie russe, toujours grande par l’inspiration et profonde en ses recherches, fatiguée à ce moment du vague du Symbolisme, trouvait de nouvelles routes et de nouvelles formes dans la « Poésie Scientifique » du poète Français. Valère Brussoff, premier interprète des théories de René Ghil en Russie indiquait vigoureusement la parenté des aspirations de René Ghil avec celles des Russes. En 1904, dans la revue des nouveaux poètes « Viessy », parut son Etude sur la Poésie Scientifique. Insistant sur la possibilité d’origines lointainement asiatiques de René Ghil, la Gaule ayant été envahie par les Pinks sous les Césars, V. Brussoff écrit :

« La métaphysique de René Ghil, rappelle les idées fondamentales des théories orientales ; il aime les symboles primitifs d’Egypte et des Indes, il est des couleurs de l’Orient dans ses images et dans les expressions de ses vers. »

Et — ajoutons nous-mêmes — dans ses dons prophétiques.

Certains poèmes de René Ghil semblent être sortis des lèvres austères d’un de nos grands solitaires des désert, dont les exhortations ou les délires savants terrassaient les foules humbles, courbées sous une crainte mystique.

Souvenons-nous de son poème : « Dans des Temps » qui remonte à 1894. Un visionnaire seul pouvait entrevoir vingt ans d’avance la Terre entière en guerre…

Dans ces visions prophétiques de René Ghil ; dans ses théories et ses œuvres, les Russes reconnurent facilement l’apôtre de l’évolution humaine, l’être qui hantait toujours leur esprit avide de larges horizons. Les thèmes et la poésie de René Ghil, les drames sociaux, les drames cosmiques, la négation du monde moderne industrialisé à outrance, trouvèrent écho chez les poètes. Ils saisirent en lui, facilement, ce qui les relie à Dante, à Goethe, à Milton…

« René Ghil, écrivait Valère Broussof, a saisi parmi les moments de l’Univers plusieurs moments fondamentaux, restés inaccessibles à l’attention des poètes et des auteurs des livres sacrés du passé. Il arrêta en plusieurs lieux les torrents des Instants et des millénaires qui s’effondrent sans cesse. Il donna la possibilité à nous autres, humains, de nous arrêter d’un pied terme sur de nouveaux points de vue d’où nous pouvons percevoir l’Incommensurable… »

Reconnaissants à René Ghil de ses appels vers les sphères ouraniennes de l’Intellect, les poètes russes commençaient à lutter contre l’Inconscient, le spontané, et l’égotisme. La Vérité et le Savoir, proclamés par lui comme supérieurs au « doute et à la négation venant de l’erreur ou du rêve des vagues intuitions. » étaient adoptés comme principe par les Jeunes. Mais l’enseignement de René Ghil de « re-créer en soi l’Univers et ses Rythmes, au lieu de n’être que la survie dégénérée des rhapsodes du plaisir et de la douleur et ses philosophies qui ne peuvent se passer d’Eden », n’était pas facile à réaliser là, où les stagnantes marais de la vie Russe ne laissaient entrevoir aux poètes ni l’Univers, ni ses Rythmes ! Si l’aîné des Symbolistes russes, Balmont, connaissant sans doute les théories de « l’Instrumentation » arriva à recréer phonétiquement et idéographiquement la parole, et vainquit la monotonie de la langue classique russe, ses cadets, Valère Brussof, Théodore Sologoub, Siatcheslave, Ivanoff, Alexandre Blok, ne se sentirent pas satisfaits par cette tâche et restèrent de longues années tourmentées, en appréhension d’un avenir orageux qui devait décharger l’atmosphère où la poésie étouffait lentement »… (« Revue de l’Epoque, mai 1922)

C’est ému également de ce sens universel qui requiert le grand et volontaire poète Russe, Valère Brussov, qu’en Angleterre un poète qui avait œuvré avec talent en le mode ordinaire, John Davidson, à son tour proclama des principes de Poésie scientifique, « désormais seule admissible »  concluant, en termes identiques aux miens : « La poésie doit être le poème complexe et essentiel de l’Univers conscient de soi » (J. Davidson  The Theotrocrat. Londres, 1905  Une étude de Laurence Jérold aux « Ecrits pour l’Art », Janvier 1906)…

… Mais André Fontainas écrit aussi (au « Mercure » du 1er sept. 1920) : « A l’heure de ses débuts, il s’est, après de profondes réflexions, après s’être nettement défini le caractère futur de son œuvre et ses moyens et son but admirable, dirigé dans la voie choisie, sans un instant de doute, de recul, d’effroi. Et cependant s’il est un homme à qui n’ont point été ménagées les plus sottes plaisanteries, les injures, peut-être les menaces sur qui une foncière incompréhension et l’ignorance se sont spécialement acharnée, certes c’est M. René Ghil. Quelle force de caractère il lui a fallu pour n’être point détourné, quelle certitude magnifique ! »  Alors, l’excès même de la sottise et de l’insulte ne peut-il me permettre encore de porter à l’attention que c’est de la date de parution du Traité du verbe (1885-1886) que part, en le domaine science même, toute une série de travaux évidemment suscités par « l’Instrumentation verbale ». Série de recherches qui présentent trois phrases.

La première correspond à la première édition du Traité où, de par les interprétations incompréhensives de la presse, l’on put croire que ma technique poétique prenait point de départ en l’Audition colorée. Tandis qu’avant le Traitéet ses éditions successives, l’on ne compte que quelques études ou volumes, traitant de l’audition colorée (et l’on semblait n’avoir nul souvenir du premier et du plus net essai en la matière, du P. Castel, 1725-35), aussitôt après et avec continuité de 87 à maintenant, le phénomène est étudié un peu partout.

Entre temps  seconde phase  il a été compris que « l’Instrumentation verbale » partait, non de la couleur des sons, mais de la valeur phonétique, des valeurs des timbres vocaux. Et que, de par les éléments du langage à l’origine (dont l’émotion a été la nécessité première à l’expression phonétique elle-même imitative des phénomène extérieurs, ainsi rapportés à la conscience en images idéographiques), cette Expression d’art, représentative de l’université sensitive, émotive et idéique en même temps, constitue de tous les modes d’art en correspondance une expression Synthétique.

C’est sans doute plus d’un quarantaine de livres et d’études en les Revues spéciales qui paraissent sur la question, durant une quinzaine d’années. On en trouve la liste, avec discussion des principales idées émises, en le volume de Mlle M.-Antoinete Chaix : La Correspondance des arts dans la poésie contemporaine, Paris 1919). La Littérature, mais la Poésie surtout passa tel qu’un phénomène inconnu sous le regard étonné et étonnamment prompt à se prononcer, de la Médecine et de la Psychologie. Jugement rapide autant que simpliste : cas pathologique, névropathie. « Dégénérescence », dira Max Nordau (1894) travaillant sur le livre retentissant de Lombroso : L’homme de génie(1889). Avec Nordau, nous étions tous plus. ou moins des « dégénérés »109 mais c’était là un titre vraiment à envier, car, Hugo aussi, et Zola, et Flaubert, et Balzac, et tous, et Shakespeare, il me semble, selon Goethe ! J’étais même quelque peu humilié d’apparaître à Nordau moi un peu plus sain  parce que constructeur philosophique à données de science. (Max Nordau revint-il par la suite sur plusieurs de ses verdicts ? En tout cas, lorsque de 1904 à 1909 parut l’édition revue de la première Partie de mon œuvre, en deux lettres il me louait « de rester le fier héraut d’une doctrine à laquelle il ne se convertit pas », me disant ensuite : « Vous avez écrit à vous seul une page de l’Histoire de la Littérature »).

Les critiques littéraires étaient en allégresse : « L’avenir est au Symbolisme  ironise Anatole France qui également met le tout sous le même vocable — si la névrose qui l’a produit se généralise ». Et quant à la Psychologie : Ribot, en 1900 encore, voit aussi, « sans insister », que ces expressions de l’imagination créatrice sont plutôt du ressort de la pathologie !

Sans insister non plus, allons a la thèse de doctorat de l’Université de Mlle M.-A. Chaix, pour dire que son livre apporta la mise au point et les conclusions décisives. De la discussion documentée et serrée ressort qu’il n’est là rien de pathologique, point de névrose, et tout le processus va avérer que « la correspondance des arts devait provenir d’une manière de penser, d’une conduite de l’esprit et non point d’un mode particulier de sensibilité. »…

Retrouvant le point de départ de cette « conduite de l’esprit », en mes théories d’Instrumentation, avec un sens très artiste. elle parcourt les œuvres Symbolistes  et revient, pour l’exemple le plus probant de sa démonstration aux mêmes théories. « Dans la correspondance des Arts, érigée en procédé artistique par les poètes contemporains, démontrer une activité volontaire et considérable », tel était son dessein. Et l’auteur divise les poètes, sur cette conclusion, en trois groupes :

1° — « Ceux pour qui la Correspondance des Arts se réduit à un procédé nouveau, dû à des emprunts divers aux arts voisins. Nous rangeons ici, à une extrémité, Gautier avec la « Symphonie en blanc majeur », à l’autre Fernand Gregh, avec les « Variations sur le Carnaval de Schumann ». Ceux-là procèdent par transpositions.

2° — Ceux qui présentent la Correspondance comme un fait de sensibilité et un champ nouveau pour le poète. Là, Baudelaire est le grand maître. C’est ce que nous appellerons Correspondances proprement dites.

3° — Ceux qui construisent des théories des Correspondances, les rattachant à des ensembles philosophiques, et codifiant leurs emplois. Wagner en est un exemple typique, et M. René Ghil en est un autre. Il s’agit là de systèmes artistiques englobant la correspondance des Arts. »

  • — La somme des expressions d’art, la Synthèse, est plus complète en M. René Ghil qu’en Wagner », remarqua dans la discussion de ce point central, M. Lacroix, qui présidait la soutenance.

Le livre de Mlle Chaix sort du domaine spécial où se restreignent d’ordinaire les thèses, et vient en document important dans l’historique de la Poésie moderne.

En troisième phase, l’on doit également voir inspirées a prinipe par l’apport dans la poétique de la notion de valeurs phonétiques de la langue et particulièrement de timbres vocaux, concurremment avec le Rythme  les études de graphophonie en reprise des travaux de Helmholtz où depuis une vingtaine d’années ont excellé les Rousselot, Marage, Marichelle. Tandis qu’à l’éminent Ferdinand Brunot110 doit l’institution précieuse à plusieurs titres des « Archives de la Parole » à la Sorbonne.

Mais si le livre de Mlle M.-A. Chaix intéresse l’histoire poétique de nos temps, il en est un autre, dont la parution marque une date : La Poésie scientifique. Thèse de Doctorat ex-lettres, de C. Fusil (Paris, 1918). Avec une hauteur de vues qui s’accorde aux plus minutieuses recherches documentaires du xviiie siècle à maintenant, l’auteur a écrit magistralement une histoire des Précurseurs de la « poésie scientifique »  gêné cependant quant à la dernière partie par l’exclusion pour les thèses, de partie « d’actualité » concernant, des auteurs encore vivants. Ses conclusions ne s’enlèvent pas moins, d’enthousiasme grave, ainsi qu’un chant à cette inspiration dont il doit à présent étudier la tradition dès notre xiiie siècle.

Mais encore, entendons-le reprendre le thème de son adhésion à cette poésie « qui consiste à chanter l’homme comme la mémoire du passé, la conscience du présent, et la divination de l’avenir », (en la revue « Rythme et Synthèse », Mars 1921) :

« La science ne cesse de croître ; elle risque des hypothèses audacieuses et profondes, dont les racines secrètes plongent dans la lointaine antiquité. Et voici que commence à se révéler un sens, ou, si l’on veut, une faculté à peu près nouvelle dans notre littérature et particulièrement dans notre poésie, et c’est cette faculté que nous appelons Panesthésie.

L’homme n’est pas un atome isolé, perdu dans l’abîme des choses ; il est une parcelle vivante et intégrante d’un tout organisé sensible et vivant ; il a sa vie à lui, effroyablement bornée, transitoire et éphémère. Mais cette vie se rattache à la vie totale des choses ; dans le macrocosme il est un microcosme, qu’il en prend conscience et qu’il la traduit dans son langage. Il tient donc en lui, momentanément, le monde tout entier : tel un tout petit cercle comprend autant de degrés et de rayons qu’un cercle au diamètre immense…

« A lire les épopées primitives de l’Inde ou du Mexique, il nous semble qu’ils aient été doués de cette panesthésie. Facilement, naïvement, instinctivement, ils associaient leur vie à celle des êtres et des choses qui les entouraient ; non seulement tout avait une âme, mais cette âme ils la reconnaissaient en eux-mêmes, ils lui trouvaient des affinités avec toutes les autres âmes répandues autour d’eux, vibrantes au même rythme que leur âme, éprouvant les mêmes joies, les mêmes mirages et les mêmes effarements. Ceux-là, d’instinct, opéraient une synthèse maladroite, étrange, et quelquefois merveilleusement savante et émouvante. A nous de revenir, après des siècles d’analyse, et plus avertis que les poètes primitifs, à ce sens Universel et Synthétique : à nous de retrouver l’âme du monde, dont nous sommes un instant comme le centre nerveux, vibrant, intelligent et chantant ! »

XVI — Devant le présent

Les directions — Les volontés §

Où en sommes-nous donc  que l’un des plus en vue de la présente génération, Marcello-Fabri, de qui nous eûmes à parler précédemment, ait pu poser en sa Revue la question saisissante : Sommes-nous en décadence ? » (Revue de l’Epoque, Janvier 1922).

Le ton de l’Article est haut, âpre, empreint de virile tristesse et peut-être de quelque honte qui lui vient du manquement à la gravité de pensée qui sied au temps présent, d’une partie de cette génération poétique  Or, malgré la voir si troublée, si dispersée, si incohérente, d’une lassitude si agitée : malgré qu’en la même Revue l’un des esprits le plus sûrs et autorisés du moment eût dit aussi : « Ils sont d’une époque qui est : vitesse, mécanisme, sens pratique, trépidation, instabilité, publicité, luxe, précipitation. La poésie à la mode reflète tout cela  et c’est là son orgueil. On s’imaginait, naguère encore, que la poésie était une sorte d’esprit religieux du monde ! » (Gaston Sauvebois  Nov. 21) : malgré tout, Marcello nie que l’on puisse prétendre à une décadence.

Il est vrai qu’il a en vue en même temps et d’autre part une tendance énergique à une Pensée collective, où demeurer le sens : que la poésie soit « un esprit religieux du monde », pensée dès maintenant nouvellement centrée en puissances attractives. Mais dans l’inquiète agitation même en dehors de sa propension comme de loi naturelle à produire à la périphérie, en s’en épurant, ses éléments tarés et non viables  Marcello-Fabri aperçoit un signe de vitalité, le signe d’un travail de transition. Le mal présent provient pour lui d’une rupture d’équilibre entre l’intelligence et la sensibilité, l’intelligence la dominant de son aridité spéculative à vide : ainsi est entravé le sens de construction, où l’apport des deux éléments est nécessaire. (Entendons du mot « intelligence », n’est-ce pas, une activité ingénieuse de l’esprit s’exerçant à réaliser des concepts en soi, hors de la réalité sensitive. Mallarmé surtout, et essentiellement en ses dernières productions, nous l’avons vu, procède de cette intelligence poétique : Jeux de mentales images.) L’auteur de L’inconnu sur les villes accuse aussi en la plupart, même en les meilleurs, un manque de foi en soi-même, et par là, en l’effort. Manque de passion, de caractère : d’où attitude de scepticisme, d’une sorte de nihilisme. Aussi, déperdition du sentiment de la responsabilité, par suite de cette attitude, par inconscience, ou crainte ou honte de son poids. Tout examiné, il conclut cependant à une phase « transitoire », si l’on veut, mais d’où, en concentration peut-être proche d’un plus grand nombre de volontés averties et orgueilleuses, doit sortir et s’harmoniser une époque de « construction ».

Les mêmes conclusions dans un sens de construction philosophique par matériaux de Vie, dans un sens de Synthèse — nous les relevons en la revue « Rythme et Synthèse », d’une série d’études poétiques immédiatement actuelles aussi, de Paul et de Georges Jamati, et d’articles de Gabriel Brunet, Noël Bureau, Alexis de Holstein, N.. Berthonneau…

 

Mais, suivons Marcello Fabri à qui appartient donc de situer sur des lignes de direction l’inquiétude diverse et adverse, que dénonçait son sensationnel article. Ses lecteurs habituels cependant, savaient de quoi il retournait depuis l’Etude qu’il m’avait consacrée en la « Revue de l’Epoque » (Juin 1920). Etude qui, à presque trente ans de distance, donnait une suite aux Etudes des Couturat et de Gaston Moreilhon dont nous avons parlé, et par sa valeur, et de venir apporter témoignage que leurs anticipations n’étaient pas aventurées quant aux levains de Demain que détenait pour eux la Méthode poétique-scientifique.

… « Nous arrivons à l’époque où il va falloir, à nouveau, décider entre Stéphane Mallarmé et René Ghil », prononçait Marcella-Fabri. Alors que mai 21, dans un périodique de Liège dirigé par Arthur Pétronio (de qui les desseins d’art universaliste se parallélisent aux volontés de la « Revue de l’Epoque » et de « Rythme et Synthèse »), il accentuait ; « René Ghil — que le passé déjà, en face de Mallarmé dressa comme un égal  apparaîtra sans doute aux poètes qui se soucient de réaliser en puissance l’art de leur époque, ainsi que le seul Précurseur où aller chercher, chacun avec sa personnalité et sa forme, un exemple de santé, de tendresse et de forte verdeur »…

Tout recommencerait donc   Non : ce n’est point selon le cercle qu’évolue en tous ses ordres le phénomène universel, mais, il m’a paru, selon un dessin elliptique — qui accuse régressions ou progressions. Mais il est, qu’à l’heure présente les deux Mouvements d’hier (et tous deux traditionnels, l’avons-nous montré aux pages préliminaires) se retrouvent en présence et en antagonisme sur les deux mêmes noms qui hier divisèrent. Je ne supputerai pas moi même, et laisserai à distinguer peut-être, où se dénoncerait une régression, où mouvementerait une action progressive ?

 

La totale activité du présent poétique : agitation à tâcher de s’expliquer, sûres destinations de soi, tendances mêlées et appréhension en d’aucuns devant une décision  ainsi se réduit-elle donc pour qui sait négliger l’accidentel, l’émulation dans la gageure, la latente habitude romantique et classique, à un passionnant départ de possibilités nouvelles en deux directions essentielles dont seraient énergiques des Œuvres d’hier. Dans la direction Mallarméenne — où, au même titre de Précurseur, l’on revendique l’Arthur Rimbaud des Illuminations ce n’est qu’après maints essais de quelque chose qui soit à tout prix étonnant et quelques œuvrettes éditées à grand luxe et grand mélange de caractères à graduer les idées, que des théories tendant à trouver plus qu’à donner une raison d’être du tout, ont été émises cette année 22 : paraissant émaner d’un groupement. Est-ce un groupement ? Ou un point plus condensé de tendances qui cherchent leur être ?

L’état d’âme qui est principe de ces théories est premièrement intéressant de reproduire — avec aggravation — la constatation « d’immense fatigue « devant la Vie qu’avouait pour la génération Symboliste, Rémy de Gourmont : à quoi la « Revue Indépendante » répondait : « Nous, nous sommes pleins de vie et nous aimons la vie. Nous ne sommes épuisés ni par des essais informes, ni par de puérils bavardages, ni par de vaines compilations. » Les disciples nouveaux de Mallarmé, à leur tour, avouent pour eux-mêmes un état chronique plus ou moins accusé de fatigue. — Mais, cet état chronique devient le point de départ de leur théorie d’art, et là est la nouveauté: « Fatigue éminemment propre à émanciper le Sub-conscient de la tutelle où le tient la raison, s’écrient-ils. Le débordement du sub-conscient sur toutes les données de la raison, que la fatigue favorise ainsi, est un débordement sentimental, puisque le subconscient est domaine essentiellement affectif. »

Si rien de Mallarmé ou de Rimbaud ne transparaît ici  du moins reconnaissons-nous sans peine les plus que contestables théories de Freud récemment vulgarisées en France : quant à ses composantes affectives « refoulées «, et surgissant à compenser toute insuffisance des besoins — et surtout de volupté. (Sur ce dernier point nous avons d’ailleurs indication de source d’inspiration par quelques petits poèmes). Mais, après Freud, voici la philosophie Kabbaliste. Il n’est point nécessaire des données de la raison, puisque supplée le Subconscient, « domaine essentiellement affectif »  puisque la connaissance, selon la Kabbale, est simultanément sentimentale et raisonnable. Sentir avant de comprendre, c’est très ordinaire. Sentir et comprendre simultanément, voilà ! »… La théorie me paraît peu heureusement mêler les vocables et leur sens. Sentir, prouve la sensation, est agent de compréhension. Mais sentiment, c’est-à-dire émotion, est une résultante de la sensation — et, supérieurement, de la compréhension, de la connaissance. Or, unir connaissance et émotion, et en créer une Poétique, et puis, n’est-ce pas dans l’émotion de la connaissance, en émotion de la conscience humaine vouloir que se recrée l’Univers émotivement Synthétique : que ce serait donc nouveau si n’existait pas la « Poésie-scientifique ».

Au surplus, l’apport du Subconscient, il sied de le noter, n’a point été inaperçu ni négligé par nous. Et rapportons donc quelques lignes du passage (résumé d’articles antérieurs), qui en mon petit volume de commentaires, De la poésie scientifique (1909), soulève la question :

« Et qu’est donc l’Intuition, sinon le point d’une Synthèse si rapide que l’esprit n’a pu en saisir les immédiats termes analytiques. Du secours d’une méditation intense dont l’intensité vibratoire éveille d’onde en onde d’autres vibrations associées, tout à coup accrues en diverses localisations du cerveau  soudain, par la seule énergie coordinatrice, les résultantes se sont précipitées produisant comme ce coup d’éclairs dont toutes notre cérébralité retentit !

Mais, plus avant encore nous dirons maintenant que l’énergie, de plus en plus tendue et motrice, de notre pensée consciente, a pénétré en cette énorme partie d’ombre prolongeant notre Moi réalisé, qu’est le Sub-conscient. Et soudain seront mises en co-vibration les potentielles accumulations d’obscures perceptions qui, de proche en proche, selon le heurt déterminant, s’ordonneront en une aperception à large et surprenante commotion…

De quoi dirons-nous le produit, cette Sub-conscience ?

D’abord (et en voici la partie la plus voisine de notre moi aggloméré), parmi toutes les sensations qui continuement nous assaillent, toutes celles qui depuis notre venue à la vie individuelle nous ont pénétrés et nous relient harmonieusement à l’univers qui nous couve  n’est-elle point précaire, toute criblée de lacunes, la part que nous percevons, qui est devenue consciente en nous ?

Cependant, ces lacunes innombrables n’existent pas : tout heurt de l’extérieur a marqué en nous son empreinte, ssi légère soit-elle. Et en notre cerveau, de l’inconscient au conscient, par association tout se tient et se continue… donc, à l’instant de pensée intense où toute la sensibilité et tout l’intellectualisé de l’être concourent, toute idée (produite de sensations perçues et réfléchies) peut, par simple mécanisme d’associations, éveiller les éléments de même ordre que nous ignorons exister et évoluer aux prolongements obscurs de notre Moi, et nous révéler davantage de ce Moi. Et, comme il est, tout entier, et conscient et inconscient, en communion avec le Tout, davantage du Tout sera donc en même temps porté à notre connaissance.

Mais  d’une part plus ténébreuse, quoique plus vertigineusement vitale et universelle, notre Sub-conscient est encore la survie d’hérédités et d’atavismes, la somme d’innombrables « moi » dont le peuple obscur, résistant, descend animalement à l’origine instinctive  Et, nous l’avons dit, tout se tient et se continue et s’associe et s’appelle : notre Moi est une unité-qui-devient. Or, notre énergie « intuitive », de vibrations en vibrations en la texture de nos présents et des passés qui nous habitent obscurément, peut énormément rapporter de la certitude de l’Instinct — certitude devenue hautement cérébrale, d’avoir touché tout à coup à quelque point de l’être essentiel des choses.

Mais, disions-nous, l’Intuition ne nous peut cependant contenter, ainsi, en ses aperceptions soudaines et espacées : car, si elle éclate à un cri éperdu de possession, elle ne peut ainsi posséder la vérité essentielle de l’univers que par Fragments, seulement. Or, la mission que nous avons voulu assigner à la Poésie, est de re-créer consciemment une harmonie émue de cet univers. Et c’est ici que nous avons demandé l’intervention, l’aide nécessaire et épanouissante de la Science. »

Et on le voit, nous n’émancipons pas le Subconscient de la tutelle de la pensée !…

 

… La théorie du Subconscient comme principe d’art ne mène naturellement pas à des œuvres constructives, de Synthèse. Non. Ils sont poètes du détail — mais pas de l’analyse  du détail, du spontanéissant en images rapides : « saisir les Images du monde sans vouloir les re-créer en la vision, rien n’étant vrai que l’éphémère. (« Ils sont d’une époque qui est : vitesse, mécanique, trépidation, etc. » dit Gaston Souvebois)111… Inutile l’évertuement à l’unité constructive et aux Synthèses, puisque leur Subconscient non opprimé de raison, est simultanément sentimental et raisonnable, et tout ce qui en provient est raison supérieure et à soi-même suffisante.

Or, voici : de cet art poétique sont les Précurseurs Mallarmé et Rimbaud, seuls d’hier trouvant grâce  et pourtant Paul Claudel, il me semble.

Qu’ils se soient reconnus issus des Illuminations et de la Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, n’est point pour surprendre. Jeune prodige qui avait tout dit avant de prendre et sans doute de pouvoir prendre conscience lui-même, mais qui demeure, pour son poème d’évocation vastement, superbement étrange, « le Bateau ivre », Rimbaud apparaît plutôt en poésie comme un accident. Tempérament poétique, romantique, d’une précocité étonnante (trop précoce pour la durée), tempérament aventureux, curieux de lectures de science peut-être, où il puisa des suggestions, il se caractérise de spontanéité désordonnée, d’aperceptions telles qu’halllucinées, de sursauts hagards et tels que tressaillis, il est vrai, hors du Subconscient. Il est en lui-même, tel, désordonné et incomplet. Il n’appartient pas à une évolution logique et générale  et c’est, dès lors, une erreur première de voir un précurseur en un esprit qui n’est qu’un produit spontané de sensibilité et d’une sensibilité toute particulière, et certainement névropathe. Mais Mallarmé ? Quel Mallarmé est par eux revendiqué ? Non, ce n’est point le Maître du Symbole, ce n’est davantage le poète de l’incomparable verbe mélodique de l’Après-midi d’un faune et D’Hérodiade, et de Sonnets où s’exalte plus encore d’être astreinte à une suprême pureté, une occulte Beauté. Non : le Mallarmé qu’ils ont élu est celui qui écrivit ce dernier poème, est-ce prose, est-ce vers-libre ? le « Coup de Dé », dont on doute si l’on a compris, tant en est pauvre le thème parmi l’entrelacs du dessin. Figuration comme imitative à l’aide d’alinéas et de caractères de corps divers. Pourtant, comment peut se concilier cette double prédilection : Rimbaud, spontané, désordonné, traversé pourtant d’éclairs surprenants, et Mallarmé suprêmement intelligent et pesant méticuleusement toute chose, « grammairien de génie »   Les poètes qui les ont élus se proposent d’exprimer le détail, l’éphémère, tel qu’au seul gré non point même d’associations d’idées, mais de surgissements d’images seulement, le leur apporte leur sensibilité. Mallarmé proédant par ellipses, de plus en plus supprimant transitions et relations, dans le poème du « Coup de dé » arrive à l’extrême, à l’impossible du procédé. Le lien logique, s’il existe, n’apparaît plus. Juxtaposés, mais comme à distance dans le vide les alinéas, les phrases ont l’air de surgir indépendamment. Par là évidemment, malgré qu’en Mallarmé tout soit voulu et prémédité longuement, nos poètes ne regardant que le résultat ont donc voulu voir en sa dernière manière l’initiation à leur art du Subconscient. Et d’autre part, pourquoi pas ? Leur concept kabbaliste que la connaissance est simultanément sentimentale et raisonnable, leur heureuse émotion à se sentir aller à délivrance du contrôle de la raison pour les certitudes d’un Subconscient, qui, malgré les précautions, n’est que d’essence mystique  n’est-ce point là la notion Mallarméenne de la sorte d’innéité intuitive du Moi le mettant en tout détail, en correspondance avec l’essentiel vérité du Monde, par le Verbe tel que médiateur ? Or, entre cette théorie du Subconscient à contenu mystique, entre cette connaissance de même qualité, « simultanément sentimentale et raisonnable », et les déclarations récentes d’écrivains porte-parole d’un autre groupement, me paraît exister une vraie connexité: avec de plus amples vues et plus habiles ici. Je répéterai : est-ce un groupement ? Ou un appel à un groupement ? Ou, de ce côté  tout se tient-il sous une impulsion qui amasserait et organiserait le presque amorphe, a si déterminés contours ?

Quoi qu’il en soit, un livre à plusieurs signataires introduit nettement le « procès de l’Intelligence », au nom de la pensée chrétienne, catholique, qui est amour en même temps. Nous retrouvons donc, mais nette, mais montée à la pensée et à l’action, cette sensibilité chrétienne que nous vîmes, héritée du romantisme, latente en le Symbolisme : ou nostalgie d’Eden, sensualité à attrait et horreur du péché, évagation satanique parmi les sciences occultes. Nul doute : ce contre quoi l’on veut mettre en garde l’Intelligence, c’est la Raison, « séduisante idole », avec ses avantages appréciés « de qui se sent gêné par les reproches et les appels amoureux du Dieu chrétien ». La Raison qui, paraît-il, n’a pour mission que le mal « de réduire l’inconnu au connu, de substituer l’immobilité géométrique à la vie mouvante et changeante, remplacer la vie, et en particulier la vie spirituelle, par l’image ou par l’équivalent algébrique de la vie » ! La Raison, c’est, n’est-ce pas, la Science et sa philosophie, haïe hier, haïe continuement  Donc, comme nos poètes tout à l’heure, supprimer le « contrôle de la raison ». Et nous aurons la « véritable Intelligence », qui, par l’affinité, la divination sympathique  la contemplation et l’amour (simultanéité du sentiment et de la raison), dépasse la connaissance discursive, rationnelle, notionnelle, conceptuelle, des intellectualités proprement dites, et nous met au cœur des choses, au cœur même de la réalité. La véritable intelligence et la véritable intuition, loin de s’opposer, ont le même sens (Paul Claudel aussi, dans son Art poétique, s’entend à donner le même sens aux mots diamétralement opposés et à tourner la science). Par elles, l’on pénètre au cœur du réel  Et M. Bergson a rendu d’éminents services à la « réalité spirituelle » qui caractérise la religion chrétienne. Mais encore, la raison étudie comme phénomènes anormaux par excellence les états mystiques « ligature, extase », et non point en tant « qu’épanouissement suprême mais normal de la vie surnaturelle intérieure, conséquence de la prière et de l’ascétisme »… Alors, nous semble-t-il revenir par l’ascétisme et avec l’épanouissement suprême, à l’heureuse « Fatigue » qui rend à toutes ses puissances le Subconscient recéleur de la « réalité spirituelle « ? De lui proviendrait tout naturellement, ligature, lévitation et extase : et de cette théorie pourquoi même ne dépendraient point les communications médiumniques avec l’Au-delà où se spécialisent quelques savants mêmes  avec un succès qui d’ailleurs permet un diagnostic sur l’état de santé corporel et mental de l’instant.

 

De l’autre côté… Donc, d’aucuns ont voulu trouver en l’En méthode à l’œuvre, en les données de la « Poésie scientifique », et l’OEuvre qui s’en est développée et poursuit encore sa publication non arrivée à son terme, des principes généraux qui, en même temps que reliés à une grande tradition, peuvent être immédiatement déterminants pour une nouvelle Inspiration poétique les retravaillant selon ses tempéraments et son évertuement à plus être…

« Que de nos jours, on la ratifie ou non, mon opinion est que l’année 1885 ouvre une ère poétique nouvelle : et c’est de l’ère Ghilienne — s’il doit enfin se faire jour au travers du trouble actuel — que datera le vrai Renouveau dont se fleurir notre avenir. » (Marcello Fabri. Revue de l’Epoque.)

« Aboutissement d’une lignée de primitifs aèdes et de tâtonnants lyriques, il s’avère, de par son Œuvre et la place qu’elle tient pour nous désormais, qui vivons un âge de science, et de pensée retrempées au chaos des tueries sanglantes, le point de départ assigné à nos efforts ! Ainsi, non seulement M. René Ghil appartient à une tradition, mais encore a-t-il renoué à tout jamais  en l’énormité de son œuvre aux innombrables correspondances, aussi émue des nuances de la douceur que de la puissance des colères, et toujours possédée d’infini  la tradition de ce qui fut, est et sera l’unique et totale Poésie : multiplement religieuse et anxieusement universelle (Paul Jamati  « La Vie des Lettres », Févr. 22).

Je situerai premièrement les deux points principaux d’où partent ces paroles, et d’autres de même sens que précédemment nous avons dû citer  qui, avons-nous noté, viennent en réplique à de pareilles assertions par anticipation au cours des trente années et plus que nous avons parcourues. Elles partent de deux périodiques : « La Revue de l’Epoque », de Marcello-Fabri,-et, sous la direction de Paul Jamati, « Rythme et Synthèse ». Or, tout de suite cette particularité, qui ne paraîtra point sans doute de mauvaise augure : avec l’empreinte d’évolution, une prise de possession nouvelle des temps et des œuvres, des interprétations de tempérament nouveau, des aspects aperçus avec prédilection ou divination, des poussées s’accusant en tel ou tel sens de personnalité, les deux Revues semblent ainsi que continuer respectivement, et la « Revue Indépendante » dans sa dernière période de 89 à 93, et les « Ecrits pour l’Art ».

Fondée en 1918, à l’heure où au sortir de la Guerre s’allait révéler la mondiale débâcle matérielle et morale qui danse dans l’inconscience  aventurée parmi l’amorphe et l’incohérence par un homme passionné de son art qui trouvait ses volontés, la « Revue de l’Epoque » s’élucidant elle-même peu à peu en recherchant les éléments valables d’une harmonie, a été la première revue d’avant-garde. De vraie « Avant-garde », qui n’est point gageure d’excentricités  mais là où l’on discerne dans le sens de l’évolution générale les relations énergiques, nécessaires, entre les directions exprimées ou latentes émanant de l’œuvre de tels et tels Devanciers, et les aspirations et les puissances d’une génération nouvelle. Et c’est ainsi que Marcello-Fabri est arrivé à donner à sa revue valeur de saine Revue de la pensée littéraire et artistique la plus en avant en un esprit de haut et restreint éclectisme qui disions-nous rappelle « l’Indépendante »  cependant que la similitude se resserre encore de voir la valeur la plus représentative de directives générales ou de méditation à trouver les voies nouvelles, en les deux mêmes noms qui s’accordent : René Ghil, pour la poésie, et pour le Roman J.-H. Rosny. Tendance de prédilection qui, immédiatement, se démontre non entravante. Dans le Roman : nous avons dit précédemment l’apport logiquement audacieux de Marcello-Fabri qui, avec son Inconnu sur les villes, a instauré avec retentissement le « roman des Foules », le roman des collectivités humaines de l’instinct à l’intelligence avec, comme puissance unitive du phénomène dans le temps et l’espace, son apport de la notion « Synchronisme » : mot-méthode qui lui appartient en propre (si depuis d’aucuns en usent comme innocemment !) La Revue, d’autre part, rend attentive la génération montante à l’œuvre et l’art si particuliers de Beauté, de Marcel Batilliat, le créateur du roman comme « Synthèse décorative de la vie ». Formule, (« l’une des plus originales de ce temps », a dit l’auteur d’une très compréhensive, très sensitive étude sur lui (René Pichard du Page) qui réalisée en partie en une série préconçue de Romans dont la publication se va continuer, vaut également en directive. « Dégager de la vie quotidienne tout ce qu’elle peut présenter d’éléments de Beauté », sur ce principe Marcel Batilliat conçut son œuvre dont les trois parties, quoique se superposant, peuvent avoir pour titres : le Règne de la Beauté, de l’Action et de la Sagesse, l’Action n’étant que de la Beauté en mouvement, la Sagesse le tempérament apporté à l’action trop impétueuse, trop idéalement dégagée des réalités. Il a créé — en marge du roman social et du roman lyrique — un mode nouveau qui tient de l’un et de l’autre, et s’universalise de synthèse. « Le roman, a-t-il dit, demeure une interprétation décorative et lyrique  éternelle et renouvelée, de la vie des Races et de la Beauté du monde. » (« Revue de l’Epoque », Avril 1922). Un troisième mode du Roman est représenté parmi les prédilections de la « Revue de l’Epoque » par le « roman d’expression symphonique Il de Paul-Emile Cadilhac112. Avec un art surprenant, de toute largeur ou de toutes délicatesses, en pleine vie, en pleine réalité envisagée philosophiquement et en toute nuance psychique  une vaste et précise orchestration, une multiple « instrumentation » évoquant et mouvementant les masses, menant à travers le tout, le dialogue… Il appartenait certes à la « Revue de l’Epoque » d’insister sur cet apport d’originalité et de valeur très grandes…

 

Quant à la Poésie : sans insister, donnons de Marcello-Fabri, un passage qui peut résumer :

« Baudelaire, Stéphane Mallarmé, René Ghil, voilà les sommets du triangle. S’il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce qu’apporta le premier, et si le second a pénétré en le Royaume serein où cessent les discussions stériles, le troisième, qui au regard de ce siècle apparaîtra sans doute le plus puissant sinon le plus artiste, peut, encore qu’il soit, devant, par sa vie de recueillement intense et son œuvre silencieuse, faciliter le nécessaire recul qui permettra à ceux dont Demain espère, de recueillir dès à présent le fruit mûr de son enseignement.

Car, loin d’être, ainsi que d’autres, déjà dans le passé, René Ghil comme tous les vrais vivants, entrai ne par avance l’avenir dans le sillage de son œuvre » (Juin 1920)

Mais, dirigée, avons-nous dit, en esprit de haut et restreint éclectisme, et pour apercevoir d’admiration raisonnée les rapports qu’ont avec les aspirations et les volontés nouvelles, d’autres Aînés de grande action qui, eux aussi, continuent à se produire  la « Revue de l’Epoque » publie méthodiquement sur eux de probes et persuasives Etudes. Il en a été sur Francis Viélé-Griffin, de Paul Jamati à qui nous empruntâmes citations, de Jacques Duvaldizier sur Sébastien-Charles Leconte, Alexandre Mercereau, Edouard Dujardin  Marcello-Fabri rendit hommage à l’œuvre d’Han Ryner  tandis que l’étude sur Gustave Kahn était signée d’Antoine Orliac, Antoine Orliac, poète intense, pathétique, parmi la poésie nouvelle. Il a en 22, donné le premier livre d’une trilogie (L’Evasion spirituelle, le Printemps mystique, la Conquête du silence) : trilogie d’ailleurs entièrement écrite. Dans l’Evasion, si toute la pensée, si toute son expression, ne sont point encore arrivées à elles-mêmes (car « l’unité de l’individu a produit l’unité de l’OEuvre »), elles assurent dès lors leur devenir. Et nous savons par des extraits des livres suivants publiés aux Revues et par le poème « Métabolisme ») paru à part hors de la Conquête du silence ; à quelle sensation d’éternel, dirions-nous, doit atteindre ce poète qui « s’évade », mais de qui la philosophie spiritualiste cependant, nous semble dépendre du long temps consacré avec pénétration et émoi à l’étude des sciences. Ainsi qu’une suite des « Ecrits pour l’Art » se présenterait la Revue « Rythme et Synthèse », avec ce détail, par surcroît, qu’elle sort des presses de E. Goussard, de Melle, l’imprimeur dévoué des « Ecrits » qui veuille agréer mon amitié et ma gratitude. Elle est de Groupement nettement déterminé sur un départ raisonnant et les directions aperçues et ses propres valeurs, hors de la Poésie scientifique.

Groupement sur des principes généraux, mais non dogmatisme. Dans la remarquable série d’Articles publiés par Paul Jamati pour exprimer autant ses propres interprétations que du Groupe entier, il s’en explique :

« Assurer l’œuvre synthétique. Sans que l’égare le détail de tel ou tel domaine spécial, que, selon ses tendances personnelles, le poète conçoive l’image du tout. Loin d’être un dogme, elle établira cependant entre l’Homme et l’Univers le lien nouveau que l’avenir appelle. Diverses, comme les pensées qu’elle suscitera, apparaîtront les Formes d’une telle poésie. Le multiple jeu des tempéraments en déterminera les caractères. Lorsque la diaprure du monde s’offre à leurs recherches émues, comment d’avance cataloguer les milles réflexes de Beauté qu’elle animera chez le poète ? Il est probable cependant que ceux qu’un vœu rapide presse de réaliser l’enthousiasme, garderont l’apparence extérieure du vieux lyrisme, et diront l’ivresse d’éprouver à travers soi la présence de la vie qui passe. D’autres, plus réfléchis peut-être, ou plus enclins aux idées, exigeront de l’artiste un effort plus conscient et plus complet. Ils s’attacheront à des thèses, dont ils élargiront d’envolée les conséquences métaphysiques. Ils éclaireront de leur rêve les ressorts cachés de la vie. Ils construiront le grand système que chaque époque semble attendre pour que la suivante le brise. D’autres enfin, plus pénétrés du doute et pourtant avides d’unité, arrêteront au seuil des hypothèses l’élan de leurs vœux vers l’infini. Objectifs et naturalistes, au même titre que les précédents, ils émettront une vision d’universel, où, dans l’œuvre plongeant au Mystère, l’inconnaissable aura sa place.

Mais à tous, au cours de la réalisation de Beauté, il appartiendra également de suggérer des solutions aux problèmes de l’éthique et de la politique, posés du point de vue de l’action. Les poètes ne sont-ils pas les constructeurs ? Qui construit ne peut éloigner la réponse aux mille questions qui se groupent en faisceau ardent. Les poètes sont dorénavant les hommes de toutes les synthèses, parce que la poésie est la Synthèse par excellence. A eux de projeter sur le monde la vision coordonnée des futurs. A eux d’accorder l’homme à l’homme, comme au tout vivant qui le contient. » (R. et S.  Juin 21). Et dit et généralise Georges Jamati :

Nous avons voulu démontrer que notre religion de la science se confond avec la religion de la Beauté, et que pour nous, tout art était cultuel dès que d’essence panthéiste, il s’efforçait d’enclore une Synthèse dans le Rythme  deux mots sous l’évocation desquels nous avons placé cette Revue. Une recréation de l’Univers en soi et dans ses rapports avec nous, c’est ce que ne s’enhardit pas à tenter l’artiste qui se contente d’exprimer ses sentiments personnels et de traduire sa propre vision. Les naturalistes et Ibsen, Lafcadio Hearn et M. J.-H. Rosny ont pressenti le rôle de la science, mais ce restera la gloire de M.René Ghil d’avoir compris qu’une poésie ambitieuse d’évoquer, à travers l’émoi de l’homme, la totalité et l’unité du Monde tel qu’il nous apparaît et tel que nous le connaissons aujourd’hui, devait reposer sur la science contemporaine, héritière des religions d’autrefois. »

De novembre 1919, date « Rythme et Synthèse »  qui, sûre d’elle-même dès la première heure, « petite revue », mais de plein intérêt d’être surtout sous un angle nouveau une revue d’exposition d’idées en les domaines poétique, philosophique et social, s’est maintenant imposée. Imposée autant par son émouvant orgueil à continuement remonter à la doctrine qui la détermina, que par la démonstration des énergies transmuantes qu’elle développe progressivement, selon la personnalité accrue de ses adhérents. Frères aussi de talent, un talent qui sourd de l’être, de même sensation et de même pensée, d’être agis par l’univers et de l’agir, Paul et Georges Jamati ont avec leurs amis créé là un centre d’attraction qui lentement tourne à soi des éléments ou nouveaux ou hésitants.

Je dirai de quelques-uns des poètes et écrivains de ce Groupe qui tend, il me semble, à l’heureuse dénomination de « Poésie cosmique » : heureuse à mon sens, de relier à l’origine, selon leur désir, le mode nouveau et extérieur à elle, de son évolution. De Paul Jamati : une première et valeureuse réalisation, le livre-poème du Vent de guerre, paru non encore à sa place (par nécessité de prise de date et d’actualité) dans une grande « suite Symphonique » qui doit comporter quatre volumes évoquant l’Homme depuis la conception, en tant qu’individu, être social, et de valeur cosmique — ou sa valeur de re-création sensible et consciente de l’Univers. Sans insister sur l’ampleur et l’unité de construction de cette œuvre dont ont paru d’ailleurs divers Fragments, nous remarquerons que, ainsi qu’alexis de Holstein de qui nous allons parler, le poète du Vent de guerre, des poèmes de l’enfance et d’amour, compose son vers et son livre selon le « Rythme évoluant », tandis qu’au travers de ses développements secondaires progresse le leit-motiv. Ses études d’esthétique et de critique, nous les avons souvent signalées. Après s’être, lui aussi, exprimé en ses « Considérations esthétiques », Georges Jamati est également entré en sa réalisation — qui est d’expression dramatique  par une première pièce où se noue, avec suspension d’un dénouement particulier d’où les résultantes ont la nécessité de nouvelle action, une action génératrice dont les leçons successives vont par cinq autres parties à une suprême Synthèse. Théâtre d’une technique personnelle dont nous dirons seulement qu’il se caractérise d’exprimer la Vie en même temps sous l’aspect égotiste et social, en même temps en pleine réalité et sur le plan philosophique. Poète, Gabriel Brunet113 se double d’un critique de qui le nom est dès maintenant retenu. S’il sait en la Revue s’astreindre au peu de pages tout en ne laissant rien perdre de sa pensée, c’est au Mercure de France surtout que, depuis trois ans, il signa les Etudes très remarquées que sous peu sans doute nous retrouverons en volume : un premier volume d’une série littéraire et philosophique qui, pouvons-nous dire, apportera révision des valeurs. De Gabriel Brunet, le critère, dépendant de la donnée évolutionniste interprétée par un esprit singulièrement élargissant, tout simplement renouent la Critique  mais voulons-nous dire par là qu’il lui donne son véritable sens, sa raison d’être en une valeur agissante. En un article au « Mercure » et qui sera sans doute l’Avant-propos à son premier volume, nous avons eu ses vues sur la mission du critique. « Le critique est avant tout un homme qui plonge à plein dans la vie de son temps, et prend conscience de ses besoins les plus vrais et les plus profonds. Mais son regard reste en même temps fixé sur les œuvres du passé qui recèlent les plus capitales expériences de l’humanité. Le critique serait donc, le médiateur entre l’Œuvre d’autrefois et la vie d’aujourd’hui. » (Mercure, mai 22).

Il ne s’agit donc — mais, n’est-ce pas, avec la capacité de tenir présents en l’esprit tout un moderne état d’âme social et l’Œuvre à étudier, elle-même représentative de la sensibilité et de la mentalité d’une époque  il ne s’agit que de voir et démontrer en quoi cette Œuvre correspond peu ou prou, ou non, aux aspirations évoluées. Ainsi, sa survie est-elle, dans le temps et l’espace, en rapport avec la somme de vérité et d’émotion qu’elle continue à détenir. Principe dont la simplicité n’a d’égale que son envergure. Si, d’autre part, Gabriel Brunet parle de la Poésie, il dit : « Le poète est par excellence l’esprit philosophique et l’homme religieux. Peut-être l’esprit philosophique n’est-il en dernière analyse — que le sens du général dans le particulier. Plus philosophe encore est le poète, puisqu’il est essentiellement l’homme qui, par une vivante intuition, saisit « l’universel » dans le particulier. Remarquons-le, d’ailleurs, toute philosophie qui s’élève au sens de l’universel se transmue en poème, l’émotion poétique étant en définitive, la montée d’extase en l’esprit qui sent fIuer sous sa vie individuelle, le torrent de la vie universelle. La poésie telle que nous la comprenons unit non seulement l’homme à l’homme, elle unit l’homme à tout ce qui est, dans un grand hymne de ferveur pour l’Univers. (R. et S.  Mars 1920.)

Si dans le Vers, s’extérioriserait plutôt, de Noël Bureau114, une sensibilité douloureuse de violer elle-même sous l’emprise du dieu les pudiques retraites d’une âme tout amour  c’est en ses Contes, ou mieux ses poèmes en prose d’une inspiration et d’une technique qui lui sont propres comme en une voix humaine l’âme et ses contours muants, que le poète s’est tout entier révélé. Il s’est dit lui-même en le Marcheur d’un de ces Contes, qui sont comme autant d’étreintes de la Vie et des réalités pour en tirer des mots de l’éternel en fluence : « Il embrassa de son regard aigu la largeur du monde, et, d’un haussement d’épaules, il tua en lui les derniers doutes. Il avait adopté une morale spéciale, dictée par son coeur, et ratifiée par sa raison  Chemin faisant, son âme s’infusait l’essence infinie des Phénomènes observés. Il marchait fermement, le regard élevé à la hauteur du But à atteindre, fixant avec tendresse un immense mirage qui s’enfuyait » Et dans un autre poème parmi les plus saisissants, qui semble comme en contact serein avec le Mystère  ainsi nous avertit-il que la raison du Monde s’exprime hors du silence entrepénétré de l’univers et de l’homme le méditant : « Celui-là sera seul qui pourra se cacher derrière ses paupières, qui arrêta dans sa gorge les paroles pensées, et qui saura ne pas entendre  D’ailleurs, la pierre venue du ciel bruit-elle en tombant dans la solitude de la plaine immense ? ». Nous dirons encore Alexis de Holstein, le plus « Jeune » : poète à suggestions concentrées se détendant aux nuances d’un verbe naturellement apte aux variations musicales, et qui « tend se mains vers la nuit aux cent réponses »  qui put supputer les théories d’Einstein, et, tout se tient, qui, étudiant la nature du Rythme, conclut : « Comme en la conque étroite s’emprisonne l’immense écho des mers, en le Mètre constamment comparable à lui-même, vibrera le Rythme : écho du monde. Et le frêle Nombre que calcula l’homme contiendra un instant l’univers entier ». Permanents ou passants les noms principaux de : René Morand, George Hain, J. Van Dooren, H. de Steiger  Marcel Batilliat, Gaston MoreiThon, Marcello-Fabri, Antoine Orliac, C. Fusil, N. Berthonneau, Amen Rihani, Edmond Rocher, t. M. Mustoxidi, l’auteur d’un ouvrage de premier ordre, un Historique de l’esthétique en France, préparant un second volume où l’auteur exposera ses principes d’une Esthétique selon des vues scientifiques.

Nous relevons le nom de l’étranger, de Constantantin Balmont et l’admiration particulière à Valère Brussov. Des traductions de poèmes du grand poète Grec Costi Palamas  et du poète Serbe Sibe Militchich, de qui la pensée et l’œuvre d’unité valent une attention toute spéciale : Sibe Militchich étant en Serbie le promoteur en pleine lutte d’une poésie « cosmique » d’inspiration également scientifique  avec prédominance d’émoi ouranien et d’expression lyrique.

Or, « unité d’oeuvre, unité de composition, construction, Synthèse » : mots emplis de choses à tout instant prononcés par la « Poésie scientifique. ». Avec A. Schneeberger, poète, et le méthodique mais très sensible critique artistique de la « Revue de l’Epoque », Marcello Fabri avait tout premièrement insisté sur leur même constatation : que l’Art pictural le plus consciemment actuel se présente pressé par cette même nécessité que poétique, de « construction, de composition et de Synthèse ». Il est là, il est vrai, un parallélisme évident. La peinture, en sa partie de recherches vivace et puissante, dénonce un retour immédiat à la ligne, au volume et à la composition. Mais son dessin constructeur, contraignant pour la lumière coruscante le muscle et la pulpe, ainsi que l’on peindrait de l’intérieur vers l’extérieur, dit à propos de Marcel Gromaire, A. Schneeherger  en même temps s’assure nouveau et traditionnel, d’être le pantellement de la Vie amassée : une Synthèse, d’où émanent émotion et spiritualité.

« Période de recherches, pense Marcel Gromaire115 de qui, puissances de don et de pensée patiente, l’avis est précieux : période d’analyse  non, comme hier, d’analyse pour elle-même  mais d’Analyse pour la Synthèse. Demain, période de substance. »

Et parlant excellemment du peintre aux denses et sensibles harmonies Marcel Roche, Noël Bureau se résume ainsi au numéro de novembre 21, de « Rythme et Synthèse » :

« Le véritable effort de Marcel Roche s’affirme dans des compositions où il condense ses études. Là, la nécessité de synthèse n’élimine pas le respect de la vie. L’œuvre est pensée, mesurée avec sa cadence, ses rythmes réunis en un unique rythme : l’essentiel, seul, est retenu. C’est là la voie de la génération montante, là est venue s’affirmer la préoccupation des constructeurs : condenser l’effort vers une réalisation complète, émue, à l’armature solide mais cachée, vers une synthèse qui s’appuie sur la Vie  la véritable Ecole de l’Art classique ! »

Je ne veux m’appesantir, mais encore, n’est-il permis de voir solidaires de la même pensée les artistes de qui se présentent naturellement les noms évocateurs : les Segonzac et les Sabbagh, le sculpteur Loutchansky  Francisco Durrio alliant de puissante tradition la statuaire à l’architecture. Et dans le Bois gravé, le « peintre à la ligne noire » Antoine Gallien, et Pierre Menon…

Je dirais que la peinture va, elle aussi à un sens religieux de la Vie-en-énergie. Et voici qu’à la « Revue de l’Epoque » encore, un article de grave ardeur conclut en mêmes termes :

« Il faut tendre son être vers la compréhension de l’Unité et élargir sa perception à la synthèse cosmique…

Nous voulons un art-synthèse des connaissances, un art qui soit scientifique — et religieux. Scientifique par la précision des lois qui l’organisent et le dirigent, et religieux par la foi pure et simple qui l’anime. (Jacques Poisson  Janvier 22)

 

… Maintenant, à l’avant dernier numéro de la troisième année les Poètes de « Rythme et Synthèse » — pour se situer plus exactement encore devant l’incompréhension peut-être ou la mauvaise intention — ont tenu à des précisions dernières : et sur la « nature de l’enseignement qu’ils ont cru pouvoir dégager de l’Œuvre de M. René Ghil », et sur leurs directions propres. Je dois donc, par quelques passages rapportés pour répondre le mieux possible à leurs vœux, donner acte de cette Déclaration argumentée due à Georges Jamati : les reproduire aux dernières pages de cet Historique d’une époque qui a été nôtre  dernières pages mais en même temps les premières de l’histoire d’une époque nouvelle qui, pour une part dont leur œuvre donnera le poids et sera la leur.

« A quel critérium de la connaissance allait donc recourir M. René Ghil, préoccupé au contraire, sinon d’atteindre à une objectivité absolue, du moins de remettre à leur place ses propres impressions, ses propres sentiments en leur assignant la mission de synthétiser la Vie universelle. Les grands poètes, religieux des antiquités de l’Ancien et du Nouveau Monde obéissaient à des dogmes et développaient des mythologies, mais les révélations ne satisfont plus aujourd’hui le plupart d’entre nous. La Science, au contraire, résultat d’expériences contrôlées et de raisonnements s’impose et, à ce titre, mérite d’être considérée comme l’héritière des religions. M. René Ghil, logiquement, se trouvait donc entraîné à tenter une poésie scientifique, c’est-à-dire une poésie qui, vivifiée par l’inspiration et la sensibilité individuelle, emprunterait à la science sa vision du monde. Son Œuvre est là pour montrer qu’il a réalisé son programme sans jamais tomber dans l’abstraction sèche, dans la versification didactique.

Il a construit. Il a rejeté toute métaphysique dogmatique ou imaginative, mais il a cru pouvoir en esquisser une autre, très générale et très large, qui n’est au total qu’une hypothèse prolongeant et complétant les données du transformisme. D’où vient la Vie ? A quoi tend-elle ? Questions auxquelles il ne se croit pas autorisé à répondre. Il préfère les formuler ainsi : sous quel aspect se présente la Vie ? Quel peut être notre rôle vis-à-vis d’elle ? Et il répond : elle devient, elle se transforme sans cesse, l’Esprit naissant perpétuellement de la Matière et chaque forme tendant, après mille régressions temporaires, à se dégager de l’inertie passive afin d’être, c’est-à-dire de connaître.

En corollaire se déduit une Ethique qui, considérant que l’homme a pour fonction de prendre conscience du monde, lui commande de confronter son être intelligent et sensible avec l’Univers, de placer celui-là au service de celui-ci et de se méfier du prétendu progrès matériel et industriel pour ne viser qu’au mieux moral, soit à plus d’ordre, plus d’amour, plus de compréhension. Au poète, comme au savant, comme à l’artiste, échoit le rôle sacré d’aider à cette prise de conscience. Prêtre il se fera de son sacerdoce une grave conception, et osera tenter de travailler à l’élaboration de vastes monuments qui soient à la fois des bibles et des rituels. Il ne s’agit pas de prêcher mais de se souvenir que toute œuvre d’art est une prière et une incantation.

Incantatoire et religieuse, la poésie scientifique l’est plus qu’aucune autre. C’est que, répudiant les distinctions arbitraires entre le fond et la forme, M. René Ghil, prestigieux musicien, a su conférer à ses vers une valeur comme magique et exprimer par un style synthétique recréant la langue pour de nouvelles fins, par un jeu subtil de sons et des rythmes, comme tout le mystère, tout l’impondérable qui prolonge notre savoir et notre ignorance jusqu’aux horizons de l’Infini…

Des bases solides et une orientation, voilà ce que nous devons à M. René Ghil, et c’est la souplesse même de ses conceptions qui leur donne une valeur éducative.

La poésie, grosse d’évocations universelles, doit établir un lien entre l’homme et la nature. Elle est d’essence religieuse et sociale. Elle est par essence une morale. Elle a sa fin en soi, qui est la Beauté  celle-ci n’étant en définitive que la compréhension et la pénétration de la Vie, ce vers qui nous tendons de millénaire en millénaire. La poésie est le verbe, c’est-à-dire la pensée traduite mais suggérée aussi, la conscience et l’intuition. Elle est là la fois la philosophie et la musique.

Ce programme, après notre maître, nous le faisons nôtre.

Qu’importe, si vous l’admettez, que vous vous fassiez de la science une conception ou une autre, que vous laissiez dans vos œuvres une plus ou moins grande place à ses propositions, que vous rejetiez toute métaphysique ou que vous en acceptiez une quelconque soit à titre d’hypothèse, soit comme une certitude. Qu’importe que vous vous exprimiez par cris rapides, par chants impulsifs, sanglots ou rires, ou que vous rêviez d’un audacieux ensemble, que vous écriviez en vers ou en prose, que vous soyez lyrique ou épique, romancier ou dramaturge, vous n’en êtes pas moins des nôtres, vous appartenez au grand mouvement d’art cosmique dont M. René Ghil, poète scientifique, s’avère l’initiateur » (R. et S.  juin 22)

Avec les Dates et les Œuvres les témoignages, les anticipations de sanction qui sont des paroles de silence glacées ou que d’ardentes voix nouvelles à nouveau envoient à Demain : avec, quand il a été indispensable à la précision des apports divers et à soutenir le témoignage, le rappel des théories adverses et des responsabilités prises : nous avons de nos Souvenirs qui sont une vie d’homme intimement mêlée à la totale action, évoqué toute une Epoque de Poésie. Peut-être apparaîtra d’elle désormais une plus directe, une plus nette et vraie aperception. De la détermination des deux Mouvements qui la tranchent, et leur antagonisme de haute passion, de là vraiment, s’ordonne une harmonie : les rapports harmoniques naissant de leur antagonisme même.

Mais, de la passion et de l’orgueil de notre Art, du don de nous tous au dieu dont nous spiritualisons le Monde, à nous tous nous avons amassé une Unité, pourtant : l’unité d’une grande Epoque.