Alphonse de Lamartine

1860

Cours familier de littérature [X]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome X, Paris : chez l’auteur, 1860, 464 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Alexane Lepoan (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

LVe entretien.
L’Arioste (1re partie) §

I §

{p. 5}Sortons un moment de l’art sérieux pour donner quelques heures d’attention à l’art du badinage ; c’est le même art au fond, mais appliqué à l’amusement de l’esprit au lieu de s’appliquer à l’émotion de l’âme. Il faut s’amuser après tout, dit Voltaire ; nous pensons, à cet égard, comme lui. Il faut avoir du plaisir, le plaisir est une des fonctions de l’homme ; ce n’est pas {p. 6}en vain que la nature a donné le sourire à nos lèvres : seulement il faut que le plaisir soit innocent, délicat, spirituel, gracieux, et qu’on ne rougisse pas d’avoir joui. Après avoir souri avec un grand poète comme Arioste, on rit avec un grand comique comme Molière. En d’autres termes, s’il faut s’enivrer de temps en temps, il ne faut s’enivrer que de bon vin et non pas de vil et dégoûtant breuvage. En d’autres termes encore, il faut lire l’Arioste et non pas l’Arétin ; il faut lire le Roland furieux et non la Pucelle.

Ouvrons donc ensemble ce poème inimitable, œuvre badine d’un homme qui n’a point eu d’égal dans l’antiquité, point d’émule dans les temps modernes : le divin Arioste.

II §

C’est un privilège unique de l’Italie entre toutes les nations d’avoir eu deux jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n’en ont qu’une : quand elles sont vieilles, {p. 7}c’est pour toujours ; quand elles sont mortes, c’est pour jamais. Malgré les théories plus chimériques que réelles de ce soi-disant progrès indéfini et continu, qui conduit les peuples, par des degrés toujours ascendants, à je ne sais quel apogée, indéfini aussi, de la nature humaine, l’histoire religieuse, l’histoire militaire, l’histoire politique, l’histoire littéraire, l’histoire artistique, ne nous montrent pas un seul peuple qui, après la perfection, ne soit tombé dans la décadence. Hélas ! ajoutons, ce qui est plus juste, qu’elles ne nous en montrent presque aucun qui, de la décadence, soit remonté à la perfection. Les résurrections sont d’immortelles espérances pour l’autre monde ; mais, pour celui-ci, on n’y ressuscite pas.

Il n’y a, disons-nous, qu’une exception unique à cette loi de l’irrémédiable décadence des lettres et des arts : c’est la seconde jeunesse et la seconde littérature de l’Italie au quinzième et au seizième siècles, après quatorze ou quinze cents ans de dégradation. C’est un phénomène qu’on n’a pas assez étudié, et qui ne s’explique, selon nous, que par deux causes : d’abord la prodigieuse fécondité morale de la race italienne ; ensuite la sève nouvelle, vigoureuse, {p. 8}étrange, que les lettres grecques et latines, renaissantes et greffées sur la chevalerie chrétienne, donnèrent à cette époque à l’esprit humain en Italie.

Quoi qu’il en soit, on s’extasie de surprise et d’admiration quand on voit une terre qui a perdu l’empire du monde, puis sa propre liberté, puis ses dieux, puis sa langue même ; une terre qui avait produit Cicéron, Horace, Virgile, reproduire tout à coup, dans une autre langue, mais dans un même génie, Dante, Arioste, Pétrarque, le Tasse et Machiavel.

Nous avons parlé de Dante, de Machiavel ; nous vous parlerons bientôt de Pétrarque, du Tasse. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que de l’Arioste, l’Homère du badinage.

III §

Nous sommes allé une fois à Ferrare, uniquement pour visiter la terre où l’Arioste chanta et la maison qu’il construisit du prix de ses chants ; plus sage ou plus heureux que le Tasse, {p. 9}qui ne se construisit, dans la même ville, qu’une loge dans un hôpital de fous !

Cette maison d’Arioste est encore vide aujourd’hui, comme par respect pour sa mémoire : excepté une veuve ou un fils, qui oserait habiter la demeure d’un homme surhumain ?

Elle est petite, étroite et basse, cette maison ; sa façade en briques, percée d’une porte et de deux fenêtres, ouvre sur une longue rue solitaire et silencieuse, pareille aux rues désertes, quoique élégamment bâties, des quartiers ecclésiastiques de Rome. On dirait d’un long cloître de chanoines dans les environs d’une cathédrale. Un corridor fait face à la porte de la rue ; une chambre à droite, une autre à gauche, forment tout le rez-de-chaussée ; un petit escalier de pierre conduit par peu de marches au premier et seul étage de la maison. Là étaient la chambre et le cabinet de travail du poète ; les fenêtres prennent jour sur un petit jardin carré entouré d’un mur de briques et entrecoupé de plates-bandes d’œillets. Ce jardin, quoique un peu plus grand, est tout à fait semblable aux petits parterres encaissés de hauts murs, qui sont attenants à chaque {p. 10}cellule de chartreux dans les vastes chartreuses d’Italie ou de France. Il y a autant d’herbes parasites sur le gravier des petites allées, autant de toiles d’araignées filées sur les arbres et sur les murs, autant de silence ; seulement il y a plus de rayons de soleil pour égayer les passereaux gazouillant sur les tuiles rouges, et pour réchauffer le poète, quand il y descendait dans le frisson de la composition.

Arioste était très fier d’avoir pu construire avec une certaine élégance architecturale cet édifice pour ses vieux jours, du prix de ses vers. On le juge à l’inscription en lettres romaines qui surmonte la porte :

Parva, sed apta mihi,
sed nulli obnoxia,
sed non sordida, parta
meo sed tamen ære
domus !

inscription qu’on peut traduire ainsi en vulgaire français :

« Maison petite, mais construite à ma convenance, mais n’enlevant le soleil à personne, mais d’une propreté élégante, et cependant {p. 11}bâtie tout entière de mes deniers personnels ! »

Nous y restâmes plusieurs heures accoudé, tantôt à la fenêtre de la rue, tantôt à la fenêtre du jardin, nous faisant à nous-même la charmante illusion qu’Arioste allait rentrer, et que nous allions jouir d’une soirée d’entretien avec ce bon sens exquis, avec cette philosophie souriante et avec cette poésie fantasque qui s’appelèrent autrefois l’Arioste.

L’Angelus qui sonnait en carillon dans les nombreux clochers de Ferrare et dans la tour carrée du palais des princes de la maison d’Este, nous arracha à cette illusion et nous rappela à l’hôtellerie.

IV §

Louis Arioste était né à Reggio, dans le duché de Modène, le 8 septembre 1474. Sa famille était noble ; son père servait le duc Hercule d’Este dans l’administration et dans la magistrature ; ses fonctions l’appelèrent à Ferrare, où il finit ses jours dans la faveur du prince. {p. 12}Il avait dix enfants ; le poète était l’aîné de cette belle et nombreuse famille, comme si la Providence l’avait prédestiné à être le patron et le second père de tant de sœurs et de tant de frères. Il se montra de bonne heure digne de cette tutelle sur sa famille par la sagesse de sa conduite, le bon sens de son esprit, la gravité précoce de ses mœurs, l’élégance de ses manières à la cour des princes de la maison d’Este. Cette cour ressemblait à une colonie de la cour d’Auguste, de Léon X ou des Médicis, transplantée dans la basse Italie ; des princes lettrés, des princesses héroïnes d’amour, de poésie ou de romans, des cardinaux aspirant à la papauté, des érudits, des artistes, des poètes moitié chevaliers moitié bardes, s’y réunissaient tous les soirs dans les salles somptueuses d’Hercule d’Este à la ville et à la campagne. Ferrare était le salon de l’Italie ; la noblesse, la jeunesse, la beauté, la modestie d’Arioste, le rendaient, comme le Tasse le fut bientôt après lui, l’ornement et le favori des hommes et des femmes de cette cour. La poésie était née avec lui : il ne tarda pas à laisser échapper sous toutes les formes les chefs-d’œuvre {p. 13}légers de son imagination ; des odes, des sonnets, des bergeries, des pièces de théâtre composées à la requête d’Hercule d’Este ou de son frère le cardinal Hippolyte d’Este, répandirent son nom jusqu’à Florence et à Venise. Il ne négligeait pas cependant les fonctions plus graves qu’il remplissait comme administrateur à Ferrare ou dans les provinces ; c’était un de ces esprits multiples, mais précis, qui disposent à volonté de leurs facultés diverses, et qui savent tantôt se servir de leur imagination, tantôt la dompter pour la réduire à son rôle dans la vie : le charme, l’ornement ou l’amusement de l’existence.

Mais il se sentait trop riche d’imagination et de poésie pour en gaspiller les trésors en menue monnaie de cour et de fêtes, dans une capitale de province. Il résolut, vers l’âge de quarante ans, de construire un monument épique dans un style sans modèle dans l’antiquité, qu’on pourrait appeler un badinage immortel.

L’esprit de son temps était moins à l’héroïsme qu’aux aventures. L’Italie tout entière, après avoir combattu, s’amusait ; le roman avait naturellement succédé au poème ; les légendes, {p. 14}moitié héroïques, moitié amoureuses, du moyen âge et de la chevalerie, étaient dans la mémoire et dans la bouche des cours et du peuple. Cette héroïque folie de l’esprit humain n’avait pas eu encore son expression complète dans une épopée. Le chroniqueur Turpin, archevêque de Reims, avait fourni par ses écrits appelés romans une immense matière aux poètes. C’était l’Hérodote des temps de Charlemagne.

C’était en France que le roman était né ; les troubadours provinciaux, poètes nomades et populaires, avaient donné le nom de leur langue, roman, à ce genre de composition. Ces romans, dans lesquels Arioste allait puiser les fables et les merveilles de ses chants, rappelaient plus encore la Perse et l’Arabie que la France. C’étaient des espèces de Mille et Une Nuits occidentales, récits merveilleux de l’imagination des harems, des cours et des camps, auxquels on ne demandait aucune vraisemblance, mais de la galanterie, de l’héroïsme, de l’imprévu et du prodige ; les héros, les chevaliers, les enchanteurs, les fées, les femmes, en étaient les acteurs {p. 15}obligés ; on rattachait ces aventures à quelques traditions historiques du temps de Charlemagne et de sa Table Ronde, ou bien au temps de l’invasion des Sarrasins en Espagne et en France. On prenait ces récits tantôt au sérieux dans le peuple, tantôt en plaisanterie dans les cours ; de ce mélange indécis de sérieux chez les ignorants, de plaisanterie chez les lettrés, était né le germe d’épopée héroï-comique qui florissait alors en Italie. Nous n’en ferons pas l’histoire. Le poème de Pulci, premier type de don Quichotte et source inépuisable où puisa Arioste, le grotesque cieco da Ferrara ; le Roland amoureux de Boïardo, merveilleuse débauche de verve de ce poète, dans lequel Arioste n’eut qu’à prendre tous ses personnages, déjà familiers à la multitude de son temps ; tous ces poèmes héroï-comiques et beaucoup d’autres moins célèbres ouvraient la voie à Arioste : il n’avait qu’à y marcher mieux que ses devanciers. Il allait se jeter dans des chemins déjà frayés à travers des aventures déjà populaires, et faire mouvoir des personnages historiques ou romanesques déjà familiers à l’esprit du siècle : seulement il pouvait {p. 16}à son gré prendre ces personnages au sérieux, comme le Dante ou le Tasse, ou les prendre en bouffonnerie comme le Pulci ou le Boïardo, ou enfin les prendre en bonne et gracieuse plaisanterie héroïque, comme il le fit lui-même. La nature attique et délicate de son imagination, la nature élégante et raffinée de la cour de Ferrare, ne lui permettaient pas d’hésiter ; il prit son sujet en grâce, en folie, en ironie légère, tel qu’il convenait à un grand poète qui voulait badiner et non corrompre.

V §

Cela fait, il employa les dix plus fortes années de sa vie studieuse et solitaire à écrire le Roland furieux, le dernier mot de l’imagination humaine !

Nous avons partagé longtemps l’espèce de dédain que les esprits sérieux et tristes éprouvent par prévention contre ce miraculeux badinage. On n’est pas toujours d’humeur de s’amuser ou de plaisanter, même avec le plus beau génie des temps modernes. Un homme {p. 17}bien supérieur à nous, Voltaire lui-même, quoique coupable d’une débauche d’esprit bien autrement cynique et bien autrement répréhensible dans son poème de la Pucelle, avait commencé, comme nous, par mépriser l’Arioste sur parole ; mais quand il eut vieilli, quand il eut essayé vainement lui-même d’imiter et d’égaler cet inimitable modèle de plaisanterie poétique, il changea d’avis ; il se reconnut vaincu, il écrivit les lignes suivantes en humiliation et en réparation de ses torts :

« Le roman de l’Arioste, dit-il dans son examen des épopées immortelles, est si plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé plusieurs fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ?… Ce qui m’a surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage, c’est que l’Arioste, toujours au-dessus de sa matière, la traite en badinant ; il dit les choses les plus sublimes sans effort, et il les conclut souvent par un trait de plaisanterie, qui n’est ni déplacé ni recherché. Ce poème est à la fois l’Iliade, l’Odyssée et le Don Quichotte  {p. 18}; car son principal héros devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus : on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à Don Quichotte, qui n’est représenté dans Cervantès que comme un insensé à qui on fait continuellement de mauvais tours....… Il y a dans le Roland furieux un mérite inconnu à toute l’antiquité, ce sont les exordes de ses chants ; chaque chant est comme un palais enchanté dont le vestibule est toujours dans un goût différent : tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque ; c’est de la morale, de la gaieté, de la galanterie et toujours du naturel et de la vérité. » (Ici Voltaire traduit en vers, mais traduit faiblement, quelques-uns des délicieux exordes que j’essayerai, à mon tour, de vous traduire en prose.)

« Il a été donné au seul Arioste, continue-t-il, d’aller et de revenir des descriptions les plus terribles aux peintures les plus gracieuses, et de ces peintures, à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a, dans son poème, presque {p. 19}autant d’événements pathétiques qu’il y en a de grotesques. Arioste fut le maître et le modèle du Tasse ; l’Armide est d’après l’Alcine.… Je n’avais pas osé autrefois le compter parmi les poètes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des comiques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très humblement réparation. Le pape Léon X publia une bulle en faveur de ce poème et déclara excommuniés ceux qui en diraient du mal. Je ne veux pas encourir cette excommunication. »

Nous savons, en effet, que deux souverains pontifes firent à l’Arioste l’honneur de louer dans des bulles l’innocente et ravissante plaisanterie du poète de Ferrare, malgré les stances un peu trop lestes dont quelques-uns de ses chants sont un peu trop diaprés. Mais nous ne tenons pas pour avérée l’excommunication mentionnée par Voltaire. Ces légèretés du style de l’Arioste, au reste, étaient dans les mœurs de son pays et de son temps.

À ces observations de Voltaire il faut en ajouter une, qui donne seule le secret de la composition de l’Arioste et du succès de cette œuvre {p. 20}en Italie. Ce secret, c’est le caractère national des Italiens, c’est le génie du lieu et du peuple.

L’Italien est le seul peuple antique ou moderne qui ait à la fois assez d’imagination pour s’enthousiasmer du merveilleux, et assez d’esprit pour se moquer de son propre enthousiasme. C’est de cette double faculté qu’est né le genre héroï-comique ; ce genre a besoin, pour être cultivé et senti, d’une dose égale d’enthousiasme dans le cœur et de raillerie dans l’esprit. C’est précisément là le caractère de l’Italien moderne : il imagine, et il rit de ses propres imaginations ; c’est aussi le caractère de la vieillesse dans les nations et dans les individus. Quand l’Italie commença à vieillir, elle produisit les poèmes facétieux du Morgante, du Roland amoureux, du Roland furieux ; quand l’Espagne toucha à sa sénilité, elle produisit le Don Quichotte ; quand la France sentit les atteintes de l’âge après son dix-septième siècle, elle produisit Voltaire et la Pucelle ; quand l’Angleterre eut passé son âge de raison pour arriver à son âge de désillusion littéraire, elle produisit le Don Juan de Byron, ce poème de l’ironie de toute chose, {p. 21}même de l’amour et de la poésie. Aussi tous ces ouvrages et tous ces poèmes, où l’écrivain ou le poète se moquent un peu d’eux-mêmes et de leurs lecteurs, ne peuvent être lus avec agrément qu’à deux époques de la vie : ou quand on est très jeune et qu’on n’a pas encore pleuré ; ou quand on est très mûr et qu’on ne pleure plus. Très jeune, on a ce franc rire de l’enfance qui n’a point de remords ou de retour sur les tristesses de la vie encore en fleur ; très vieux, on a ce rire un peu amer des derniers jours, où l’esprit, trop expérimenté des illusions de la vie, se moque du cœur qui s’est refroidi dans les poitrines. Nous ne conseillerons donc jamais à un homme dans la maturité active de la vie, de lire l’Arioste ; à l’âge où les passions sont sérieuses, on ne comprendrait pas ce badinage avec l’héroïsme ou l’amour. Le livre, quoique délicieux, tomberait des mains. Il faut le lire avant l’âge des passions : c’est ainsi que nous l’avons lu la première fois nous-même, avant notre vingtième printemps ; c’est ainsi que nous le relisons aujourd’hui après notre soixantième hiver.

J’aime à me retracer avec vous le lieu, l’époque, {p. 22}les personnes, au milieu desquels je lus ou j’entendis lire pour la première fois cette féerie du cœur et de l’imagination qu’on appelle le Roland furieux. Le lieu, la saison, les personnes, étaient admirablement adaptés par le hasard à cette ravissante lecture. Laissez-moi recomposer la scène et le tableau.

VI §

C’était en Italie. J’avais dix-neuf ans ; le printemps de la nature correspondait au printemps de mes sensations. Sur une des collines légèrement boisées d’oliviers, de mûriers et de myrtes, qui dominent non loin de Venise la mer Adriatique, et qu’on appelle les collines euganéennes, s’élève un vaste château de plaisance, ou plutôt une de ces villas de luxe, dans lesquelles les familles italiennes des villes voisines s’établissent au printemps et en automne pour la villegiatura, c’est-à-dire pour prendre du bon temps et du bon air dans un voluptueux loisir, après les lassitudes du carnaval.

{p. 23}La villa était flanquée du côté du nord par une muraille végétale de hauts et noirs cyprès qui la garantissaient du souffle des Alpes allemandes ; du côté du midi et de l’orient, elle était entourée de belles terrasses enchâssées de caisses d’orangers qui formaient voûte de feuilles sur la terre, et, quand le vent de mer les secouait, tapis de fleurs blanches sous les pieds. Deux grands bassins encadrés de marbre noirci par les années clapotaient doucement au milieu des terrasses ; chacun de ces bassins avait au milieu de l’eau un groupe de sculpture vernissé de mousses, où des Neptunes, des Naïades, des dauphins, vomissaient de leurs gueules, ou distillaient de leurs cheveux, ou faisaient jaillir de leurs tridents des jets d’eau en léger gazouillement, qui répandaient un son d’harmonica dans les jardins et jusque dans les salles de la demeure. À l’angle extérieur d’une de ces terrasses on descendait par une voûte souterraine en cailloutage dans une grotte rustique d’où l’on voyait glisser, comme des cygnes sur une pièce d’eau, les voiles de la mer Adriatique. Quand le vent de Libecio agitait les vagues, on voyait frissonner la mer et courir {p. 24}l’écume avec ce sentiment de gaieté et d’immortalité que donne au regard cette surabondante vie et cette renaissante jeunesse des éléments qui semblent vivre et qui vivent en effet d’une nouvelle vie tous les matins. L’eau qui découlait des bassins par une rigole de marbre, traversait la grotte avec un léger gazouillement entre des joncs. Des bancs de marbre régnaient tout autour de la grotte ; elle était tapissée de fleurs grimpantes renouvelées, à mesure qu’elles se fanaient, par les jardiniers. Une pente rapide de gazon, comme un glacis de forteresse, descendait de là vers la plaine ; un bois de pins maritimes s’étendait plus bas entre le glacis et la plaine ; ses troncs penchés par le vent, ses rameaux cuivrés par le soleil et les légers parasols de ses cimes laissaient entrevoir la mer entre les branches et par-dessus la tête des arbres. Leurs légers frémissements à la moindre brise d’été remplissaient l’air et la grotte d’harmonies fugitives, semblables à des plaintes d’eau ou à des chuchotements de voix humaines qui se parlent tout bas.

C’était là qu’on passait les heures brûlantes du jour.

VII §

{p. 25}J’avais été conduit, par une coïncidence très naturelle de hasard et de relations de famille, dans ce charmant séjour de villégiature.

La jeune comtesse Héléna G***, fille du prince G*** des États-Romains, était veuve d’un officier supérieur des armées italiennes, mort de ses blessures en Espagne. Ce général était allié à ma famille ; il avait amené sa femme en France pendant une de ses campagnes, et il l’avait confiée à l’amitié d’une de mes proches parentes, chez laquelle j’avais eu occasion de la voir souvent quelques années avant mes voyages. Il était naturel qu’elle m’accueillît comme un enfant de la maison, quand mes parents, pour achever mon éducation, m’envoyèrent séjourner dans le pays qu’elle habitait maintenant elle-même ; aussi me reçut-elle avec le plus gracieux accueil à la ville dès que je me fus présenté à elle, à titre d’ancienne connaissance et d’ancienne familiarité en France. Elle partait le lendemain pour s’établir avec sa société de printemps dans sa villa des collines euganéennes ; {p. 26}elle me proposa, d’un ton qui ne permit pas même l’hésitation, de m’emmener avec elle, et de passer la saison des grandes chaleurs dans ses jardins tempérés par le vent de l’Adriatique.

Il aurait fallu un autre cœur que le mien pour refuser une si agréable hospitalité, à une époque de première jeunesse et de première impression où l’on croit aimer tout ce qu’on admire.

Dieu ! qu’elle me parut embellie et épanouie par les trois années d’absence et de veuvage qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais vue pour la première fois ! Le ciel d’Italie a des rayons qui font fleurir deux fois les femmes comme les citronniers de cette terre ; elles ont autant de printemps que d’années, jusqu’à l’âge où il n’y a plus de printemps que dans le ciel ; c’est alors qu’elles disparaissent du monde et qu’on ne revoit plus leurs charmants fantômes que dans les corridors des monastères ou sous les colonnades de leurs églises ; de là leurs rêves montent pieusement au paradis, qui n’est encore pour elles qu’une dernière floraison de leur éternelle jeunesse.

{p. 27}La comtesse Héléna pouvait avoir trente ou trente-quatre ans à cette époque : encore ne pouvait-on lui donner ce nombre d’années que par réflexion, et en voyant à côté d’elle grandir au niveau de sa tête une charmante fille unique de quinze ans, qu’on appelait Thérésina : mince, svelte, élancée, et pour ainsi dire diaphane.

La beauté de la comtesse Héléna, ou, comme on l’appelait parmi ses amies, par abréviation familière, Léna, ne pouvait se peindre : les mots et les couleurs, quelque nuancés qu’ils soient, ont des limites que le talent même de l’Arioste ou de Corrège ne peut dépasser ; la beauté féminine n’en a pas, de limites. On aurait plutôt pu la chanter en musique qu’on n’aurait pu la décrire en paroles ou la représenter en couleurs. Il y a telle mélodie de Rossini, entendue dans une barque portant deux fiancés sur une mer lumineuse, par une belle lune d’été, dans le golfe de Naples, qui m’a fait revoir mille fois plus vraie dans l’imagination la comtesse Léna, que tous les portraits et toutes les descriptions du monde. Moi-même j’ai essayé vingt fois dans ma vie, à tête reposée, de décrire {p. 28}sur une page en vers ou en prose cette indescriptible figure avec tous les détails des traits, des yeux, de la bouche, des cheveux, de l’attitude, sans avoir jamais pu y réussir. Je déchirais la page après l’avoir écrite ; je jetais la prose ou les vers au vent, comme un peintre jette son pinceau impuissant sur sa toile. On ne décrit pas l’ivresse, on ne peint pas la verve ; la beauté est la verve de la nature ; la sienne semblait enivrer l’air qui l’enveloppait et qui devenait lumineux et tiède en la touchant ; elle marchait, comme les héroïnes surnaturelles de l’Arioste, dans un limbe d’attraits et de fascination auquel on n’essayait même pas d’échapper.

Ce n’était cependant ni sa taille, plutôt harmonieuse qu’élancée, ni ses cheveux blonds, dorés comme les régimes de mais suspendus aux toits des chaumières de ses collines, ni ses yeux bleus, plus foncés que les eaux de sa mer Adriatique, ni sa bouche souriante, ni ses dents de nacre, ni sa tête ondoyante sur son cou de marbre un peu long, comme la tête légère de la jument arabe sur son encolure, ni sa démarche un peu traînante et un peu serpentante, {p. 29}comme celle de la femme turque accoutumée au divan, et qui traîne ses pieds nus dans ses babouches au bord de ses fontaines ; ce n’était pas même le timbre enchanteur de sa voix, où tintait un rire sonore et léger sur une basse de mélancolie douce et tendre ; non, ce n’était rien de tout cela qui pouvait donner le trait dominant à ce portrait d’Italienne du Nord. Il n’y a qu’un mot qui me la représente, et ce mot est étrange à force de vérité : c’était une âme à fleur de peau ! Sa beauté était une transparence ; on voyait au fond de son cœur, et tout ce qu’on y voyait était si bon, si tendre, si intelligent, si serein, si souriant et si compatissant à la fois, qu’on ne savait plus, en la regardant, si c’était l’enveloppe ou la personne qu’on admirait involontairement et unanimement en elle ; ou, pour mieux dire, on ne pensait plus à admirer, on s’attendrissait : l’attendrissement est la vraie forme, la forme pathétique de l’admiration. Et puis cependant elle était si gaie et si jeune d’esprit que cet attendrissement, sans cesse dévié par son sourire, n’allait pas jusqu’à la passion et s’arrêtait au charme ; le charme est {p. 30}ce crépuscule et ce pressentiment de l’amour, où l’amour devrait s’arrêter éternellement, pour n’arriver jamais jusqu’au feu, jusqu’à l’amertume et jusqu’aux larmes.

Telle était la comtesse Léna ; je n’ai connu que madame Malibran, sa compatriote, qui me l’ait rappelée, non pour la beauté, mais pour l’attraction de l’âme. Hélas ! elles ne sont plus, ni l’une ni l’autre, sur cette terre ; elles sont remontées à ces régions inconnues d’où les belles matinées se lèvent derrière les montagnes de leur pays, et où les beaux soirs s’éteignent dans leur belle mer Adriatique. Quelques vagues, attardées comme nos cœurs, gardent leurs derniers reflets et les roulent jusqu’à la nuit, d’un rivage à l’autre, avec des lueurs et des soupirs qui donnent leur mélancolie même aux éléments.

VIII §

La société très restreinte que la comtesse Léna emmenait avec elle à la campagne pour passer la villegiatura se composait, outre sa fille, d’un vieil oncle de son mari. On l’appelait {p. 31}le canonico. Ce nom de chanoine lui venait sans doute d’un prieuré ou d’un canonicat qu’il possédait aux environs de Padoue. C’était une de ces figures semi-joviales et semi-sérieuses, comme il y en a tant parmi les membres les plus irréprochables du haut clergé séculier en Italie. Quoique très exemplaire dans ses mœurs et très pieux dans ses pratiques, le canonico n’avait rien du rigoriste dans ses plaisirs d’esprit ; il avait un tel fond d’innocence dans le cœur, qu’il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation autour de lui. La pruderie n’est pas la meilleure preuve de bonne conscience. Il n’avait aucune pruderie ; le fin rire et la douce piété s’accordaient parfaitement sur ses lèvres ; il n’entendait mal à rien ; son bréviaire sous le bras en sortant de la chapelle, rien ne lui paraissait plus naturel que de prendre un Arioste dans son autre main et de nous en lire quelques stances, qui finissaient souvent par un éclat de rire. Les Italiens n’ont pas, sur ces badinages d’esprit, le rigorisme des Français, et surtout des Anglais. Ce qui badine est rarement coupable à leurs yeux indulgents. Le vice est sérieux, le plaisir est folâtre ; la bonne intention {p. 32}et la belle poésie purifient tout à leurs yeux dans l’Arioste : seulement, quand la strophe était un peu trop nue, le canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. Cet excellent homme adorait sa nièce, et surtout sa petite-nièce ; il gouvernait la fortune et servait tout à la fois de père spirituel et de père temporel à la maison.

Un professeur de belles-lettres à l’université de Padoue, vieil ami du canonico et de la comtesse, et qui n’avait pas d’autre nom que celui de signor professore, complétait tous les ans la réunion. C’était un homme d’une belle figure, entre cinquante et soixante ans, d’une voix pleine et sonore, accoutumé à remplir les vastes salles de l’université à Padoue. Il portait le front haut comme le verbe ; son geste, majestueux et presque héroïque, accompagnait toutes ses paroles, comme s’il eût voulu les sculpter indélébilement dans la mémoire de ses auditeurs. L’habitude de professer donne souvent un pédantisme à la parole et une impériosité au geste, qui révoltent au premier abord ; l’homme n’aime pas à vivre avec les oracles. Mais le professore {p. 33}n’avait de l’oracle que l’extérieur ; à son attitude près, c’était le plus modeste et le plus conciliant des hommes. Il avait pour fonction unique, dans la société, de rendre une espèce de culte, uniquement poétique, à la comtesse Léna, et de composer sur chacun de ses attraits, sur chacun de ses pas, sur chacun de ses sourires, des milliers de sonnets, qu’on imprimait sur papier rose, qui se distribuaient aux amis de la famille. On a dit plaisamment de ces sonnets lombards ou vénitiens :

Les sonnets que Turin voit éclore en un an
Pourraient près de Ferrare engorger l’Éridan.

Le professeur avait, en outre, pour fonction, celle de lecteur dans la maison de Léna. Contempteur né de la poésie moderne, et partisan fanatique des écrivains et des poètes du seizième siècle en Italie, Dante était sa divinité, Arioste était sa monomanie. Il en avait une édition dans toutes ses poches ; ces éditions étaient surchargées de notes sur toutes les marges ; il écrivait depuis dix ans des commentaires qui devaient élucider toutes les allusions du poète de Ferrare. C’est par lui que j’appris que l’Arioste, dans un voyage qu’il fit à Florence, {p. 34}vers l’âge de quarante-cinq ans, conçut un amour sérieux et durable pour une charmante veuve florentine à laquelle il adressait mentalement toutes les louanges qu’il donne aux femmes belles et vertueuses, et dont il retraçait quelques souvenirs dans chacun des délicieux portraits de femmes dont son poème est illustré.

Le canonico et le professore me prirent assez vite en amitié, par indulgence d’abord pour ma jeunesse, par complaisance ensuite pour la comtesse Léna, qui me traitait en frère plus qu’en étranger, et enfin pour ma prédilection de novice en faveur de la langue et de la poésie italiennes : seulement ils se hâtèrent de me prémunir contre mes enthousiasmes juvéniles et inexpérimentés pour la Jérusalem délivrée et pour le Tasse. « Poème et poète de décadence, d’afféterie et de boudoir, me disaient-ils tous les deux, avec une moue de mépris sur les lèvres. Jeune homme, ne donnez pas dans ce travers, ajoutaient-ils souvent. L’Italie n’a que trois poètes : l’un pour le surnaturel, Dante ; l’autre pour le naturel, l’Arioste ; le troisième pour l’amour, Pétrarque ! Défiez-vous des autres : {p. 35}ils ne sont pas du bon temps ni de la bonne langue.

— Je parierais que vous ne connaissez pas l’Arioste ! » me dit un jour, avec un air de supériorité un peu dédaigneux, le professeur. J’avouai modestement que je ne l’avais pas lu encore.

« Il ne faut pas le lui faire lire, dit le canonico : il est trop jeune, il y a trop d’amourettes, trop d’Alcine, trop de Zerbin, trop d’Angélique, trop de Médor.

— Oui, mais il y a des Ginevra, dit en rougissant un peu la comtesse, il y a des héros et des femmes adorables qui sont de bien bonne compagnie pour une imagination poétique de dix-neuf ans ; pourquoi les lui interdire ? On se modèle sur ce qu’on aime : laissez-lui aimer les belles choses, les belles aventures et les beaux vers ; peut-être que, plus vieux, il aura eu des chagrins et il aura trop de larmes dans les yeux pour lire ces divins badinages à travers ses pleurs.

— Elle a raison, reprit le canonico, qui jamais ne contredisait sa belle nièce, et je me charge, si vous voulez, de tout concilier. Prêtez-moi {p. 36}votre divin poème, mon cher professeur, ajouta-t-il en se tournant vers son ami le rhétoricien érudit de Padoue, je me charge de mettre le sinet aux pages avant la lecture, de telle façon que le jeune étranger, la comtesse et même ma petite-nièce Thérésina, pourront tout lire ou tout écouter sans qu’il monte une image scabreuse à l’imagination du jeune homme, ou une rougeur au front de l’innocente. Je me piquerai peut-être un peu les doigts en émondant ce rosier à quarante-cinq feuilles qui enivre depuis trois siècles notre Italie ; mais, à mon âge et avec mon caractère, on a la main callée et la peau dure ; on peut jouer avec les feux follets de l’Arioste sans craindre de se brûler les doigts ou les yeux.

— Bravo ! cher canonico, s’écrièrent en battant des mains la belle comtesse Léna, sa charmante fille, le professeur et moi ; nous pourrons lire, et, si nous lisons une stance de trop, nous mettrons tous nos péchés sur la conscience du chanoine. »

Ainsi fut convenu ; après souper nous nous endormîmes tous avec la perspective amusante des enchantements, des tournois, des aventures, {p. 37}des amours, des chevaleries, des héroïsmes et des poétiques folies du plus inventif et du plus gracieux des poètes.

IX §

La vie que l’on menait pendant la villégiature, dans la villa de la comtesse Léna et de toutes les familles élégantes d’Italie, était éminemment adaptée à ces longues lectures en commun qui sont l’occupation des longues paresses d’esprit. La villa, immense et paisible, composée de vastes salles tapissées de vieux tableaux, et de quelques chambres hautes sous les toits, ouvrant sur les cours de marbre de l’édifice, ou sur les longues avenues de myrtes et de lauriers taillés en murailles, était généralement silencieuse comme un cloître. On n’y entendait guère que le pas lourd et régulier du vieux majordome de la maison, qui parcourait les corridors pour porter des cruches d’eau aux portes des chambres des hôtes, et le jaillissement monotone des jets d’eau retombant en notes argentines dans les bassins de la cour intérieure. Tous ces édifices, dont l’architecte {p. 38}éloigne avec scrupule les fermes, les basses-cours, les écuries, les cuisines, les logements des serviteurs, semblent avoir été construits surtout pour la sieste, ce sommeil diurne qui occupe un tiers de la journée des Italiens. Les hôtes eux-mêmes se réunissaient et se rencontraient peu dans la maison et dans les jardins, excepté à l’heure du dîner et après la sieste, qui se prolongeait jusqu’au penchant du soleil sur l’horizon de l’Adriatique. Le reste du temps appartenait à la solitude ; par moment le bruit d’une fenêtre qui s’entrouvrait en battant mélancoliquement contre la muraille, et le bras blanc de la comtesse Léna ou de sa fille qui écartait doucement le rideau pour laisser rentrer le demi-jour dans leur chambre, appelaient l’attention : un petit bâillement sonore qui s’échappait à haute voix de leurs lèvres au réveil, un doux et tendre oïmè ! exclamation langoureuse qui accompagne un million de fois par heure, en Italie, le geste de la femme entrouvrant ses persiennes après la sieste ; c’était là le seul bruit qu’on entendait autour de la villa.

Ce dernier bruit surtout me charmait ; j’avais {p. 39}soin de m’éveiller le premier, j’aimais à m’accouder sur ma fenêtre, qui était au-dessus de la fenêtre de la belle veuve, pour recueillir ce doux oïmè ! et pour regarder cette blanche main qui se retirait sous sa manche de soie noire, après avoir écarté le contrevent.

Il n’y avait point de déjeuner en famille ; chacun jouissait de sa première matinée à sa guise et sans rendre aucun compte de ses heures jusqu’après midi. À sept heures du matin, le vieux, majordome apportait à chacun, sur un petit plateau de vieux laque de Chine, sa mousse de chocolat dans une tasse de Saxe, accompagnée de cinq ou six grissins de Turin, petites flûtes de pain durci au four jusqu’à la moelle, et d’un grand verre de Bohême rempli d’eau à la glace : seul déjeuner des peuples sobres nourris par le soleil, comme les Espagnols, les Italiens, les Portugais, les Américains du Sud.

Après ce frugal repas, on restait ou on sortait, à son caprice. La belle veuve et sa fille s’occupaient dans leur intérieur de quelques détails de ménage avec l’intendant, le majordome et les fermiers de la terre ; le chanoine {p. 40}disait sa messe ou lisait son office à l’ombre des longues allées de charmille du parterre ; le professeur annotait pour la centième fois son Arioste dans la bibliothèque, pavée de manuscrits. Je prenais un chien au chenil ou un cheval dans les écuries, et j’allais chasser ou chevaucher pendant quelques heures, dans les bouquets de pin ou dans les sentiers de sable de ces collines, à demi vêtues de chaumes ou de bois d’oliviers. Le son de la cloche de l’Angelus dans la tour carrée du village nous rappelait tous au dîner.

On dînait alors en Italie au milieu du jour. Ce repas, chez la comtesse Léna comme partout ailleurs, était sobre et court ; une soupe de pâte d’Italie saupoudrée de fromage de Parmesan râpé, du riz, des oeufs, des légumes, quelques poules de la basse-cour ou quelque gibier de la colline ; un vin noir, épais et sucré, qui tachait le verre ; des figues et des olives du domaine, étaient tout le luxe de ces tables, même dans les plus opulentes villas.

Après le dîner, chacun se retirait de nouveau dans sa chambre pour la sieste ; on dormait ou on rêvait, jusqu’à quatre heures. On redescendait {p. 41}alors pour se rencontrer sur les terrasses, et pour commencer nonchalamment une seconde matinée, jusqu’à l’heure où le soleil touchait presque à la mer, où la première rosée du soir mouillait l’herbe, et où l’on annonçait que la calèche était attelée pour la promenade du soir, aussi régulière que le coucher du soleil.

C’étaient ces heures nonchalantes de l’avant-soirée entre la sieste et la promenade du soir, que nous passions dans la grotte de rocaille à respirer l’air de la mer, à causer sans suite, à rêver tout haut, à jouer de la main avec l’eau courante qui scintillait et chantait dans la rigole de marbre à nos pieds. Ce furent celles aussi que nous décidâmes de consacrer tous les jours à la lecture de l’Arioste.

Le canonico avait fait scrupuleusement sa tâche. Après son bréviaire dit pendant la matinée, il nous apporta tout radieux un volume poudreux d’une vieille édition de Venise, en faisant retentir les deux couvertures du volume entre ses grosses mains. Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu’il y en a ordinairement dans un livre d’église à demi couché sur le pupitre à gauche de {p. 42}l’autel. « Voilà vos limites, dit-il avec un sourire grave au professeur, à la comtesse Léna, à Thérésina et à moi ; vous ne les franchirez pas : mais, entre ces limites, vous pourrez vous promener à votre aise à travers les plus riants paysages, les plus merveilleuses aventures et les plus poétiques badinages qui soient jamais sortis de l’imagination d’une créature de Dieu. »

Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du repos : le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la grotte, et qu’on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une sieste commode dans les jours de canicule ; le professeur sur une espèce de chaise de marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l’écume verdâtre de l’eau courante ; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux divan de paille qu’on transportait {p. 43}en été du salon dans la grotte, les pieds sur le torse d’une des nymphes qui lui servait de tabouret, le coude posé sur le bras du canapé, la tête appuyée sur sa main ; sa fille Thérésina à côté d’elle, laissant incliner sa charmante joue d’enfant sur l’épaule demi-nue de sa mère ; moi couché aux pieds des deux femmes, à l’ouverture de la grotte, sur le gazon jauni par le soleil, le bras passé autour du cou de la seconde nymphe et le front élevé vers le professeur, pour que ni parole, ni physionomie, ni geste, n’échappassent à mon application. Boccace aurait fait une description de cette lecture au bout d’un jardin ; Boucher en aurait fait un tableau : mais ni Boccace ni Boucher n’auraient pu en égaler le charme, à moins que la comtesse Léna et sa jeune image, répercutée en ébauche dans le visage de sa fille Thérésina, n’eussent posé devant eux, comme elles posaient en ce moment devant nous.

X §

Le professeur ouvrit le livre ; mais il ne regarda même pas la première page, tant il savait {p. 44}par cœur l’exorde chevaleresque du poème ; et, d’une voix magistrale, qui faisait résonner l’antre comme un instrument à vent, il nous récita les premières stances :

Le donne, i cavalier, l’arme, gli amori
Le cortesie, l’audaci imprese io canto, etc.

c’est-à-dire en style littéral, le seul qui rende l’intention et le génie local du poète :

« Les femmes, les chevaliers, les combats, les amours, les galanteries, les aventures héroïques je chante, qui furent au temps où les Maures d’Afrique passèrent la mer et ravagèrent si cruellement la France, etc., etc.

« Je me propose de dire, par la même occasion, de Roland, des choses qui n’ont jamais été dites encore ni en prose ni en rimes ; d’homme si sensé et si estimé qu’il était au commencement, il devint, par amour, insensé et furieux. Je dirai ces choses, si toutefois celle qui m’a rendu presque aussi fou que lui, et qui m’enlève de jour en jour davantage le peu de sens que j’avais, m’en laisse assez pour accomplir ici ce que j’entreprends !

{p. 45}« Ô généreux descendant d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, Hippolyte (d’Este), puissiez-vous accueillir le peu que votre humble serviteur veut ainsi vous offrir ; ce que je vous dois, je peux essayer de le payer en paroles et en ouvrage d’encre, et, si je vous donne si peu, ne me l’imputez pas à ingratitude, puisque tout ce que je peux donner, je le donne à vous ! »

— Voyez, dit le professeur en s’arrêtant après ces deux premières stances, quelle sobre exposition et quelle invocation à la fois modeste et touchante à l’amitié de ce prince. Hélas ! le pauvre poète, ajouta-t-il, il n’avait pas besoin d’enfler sa voix pour célébrer la générosité de ses souverains, qui ne le payèrent presque jamais qu’en applaudissements et en familiarité. À l’exception d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV, les princes et les nations semblent s’être réservé le privilège d’ingratitude envers ceux qui les illustrent. Le Tasse, après Arioste, devait en être un mémorable exemple, à la même cour de Ferrare.

— Que voulez-vous, dit le canonico, on ne peut pas recevoir deux fois sa récompense, {p. 46}quelque bon ouvrier qu’on soit ; les immortels sont payés par l’immortalité. — Ah ! si j’avais été une Lucrèce Borgia ou une Éléonore d’Este, s’écria la comtesse Léna, j’aurais voulu donner à ces deux divins poètes la moitié de mon revenu pour que l’un me fît pleurer le matin et que l’autre me fît sourire le soir ! — Vous dites mieux que vous ne pensez, reprit le professeur en disant sourire, car vous allez voir que l’Arioste ne déride jamais son génie jusqu’à la bouffonnerie, ce défaut de ses prédécesseurs dans la poésie héroï-comique, mais seulement jusqu’à la légère plaisanterie. Il est badin et jamais cynique ; sa poésie est de la fantaisie toujours, de la sensibilité quelquefois, de la crapule ou de la grimace jamais. L’imagination ne se salit pas avec lui, elle s’enjoue, si le seigneur français me permet cette mauvaise expression dans sa langue. Ce n’était pas un homme de l’espèce de votre curé de Meudon : c’était un homme de bonne compagnie, d’une éducation achevée, d’une figure aussi belle et aussi noble que son génie ; vivant le matin dans sa bibliothèque, rêvant le jour dans les bois et dans les jardins des environs de Ferrare, récitant {p. 47}le soir aux dames et aux courtisans d’une cour oisive et élégante les charmantes badineries de sa plume, et nourrissant comme une foi terrestre, dans son cœur, un amour délicat et respectueux pour sa charmante veuve de Florence ; culte intime qui l’aurait empêché jamais de profaner dans la femme l’idole féminine dont il était l’adorateur. — Et pourquoi ne l’épousa-t-il pas ? dit la belle veuve Léna en faisant des lèvres une petite moue d’impatience. Si j’avais été d’elle, j’aurais préféré l’amour d’un tel cavaliere à la main du premier prince d’Italie ! — Cette charmante veuve, répondit le professeur, était de la riche famille des Amerighi de Florence dont un membre, Amerighi Vespuzio, donna son nom au nouveau monde. Sans doute la médiocrité de fortune d’Arioste fut l’obstacle qui s’opposa à leur union, car elle l’aimait et elle pressentait sa gloire. Il allait la revoir à Florence toutes les fois qu’il traversait la Toscane pour aller à Rome ou pour en revenir, dans les ambassades dont il fut honoré par les princes de Ferrare auprès des papes et surtout de Jules II et de Léon X. Cette belle personne se nommait Geneviève, {p. 48}Ginevra : il lui adressait mentalement des élégies, des odes et des sonnets d’une perfection au moins égale à celle de son poème ; vous allez voir tout à l’heure que ce nom chéri occupait sans cesse sa pensée et qu’il l’encadra dans son poème, en faisant de Ginevra l’épisode le plus touchant et le plus enchanteur d’un de ses chants. Mais il ne divulgua jamais son amour, par une discrétion inséparable du véritable culte. Continuons. »

Le professeur nous lut alors, sans l’interrompre, tout le premier chant ; on y voit avec plus de charme que de clarté comment Charlemagne, à la tête de l’armée d’Occident, attendait au pied des Pyrénées l’armée des Sarrasins commandée par Agramant ; comment le paladin Roland, neveu de Charlemagne et revenant des Indes avec Angélique, reine du Cathay, dont il était amoureux jusqu’au délire, arriva au camp de Charlemagne pour lui prêter son invincible épée ; comment Charlemagne, craignant que la passion de Roland pour Angélique ne lui fît oublier ses devoirs de chevalier et de chrétien, lui enleva Angélique, dont Renaud de Montauban, son autre neveu, {p. 49}était également épris ; comment Angélique fut confiée par Charlemagne au vieux duc de Bavière, afin de la donner comme prix de la valeur à celui de ses deux neveux qui aurait combattu avec le plus d’héroïsme ; comment les chrétiens sont défaits par les Sarrasins ; comment Angélique s’évade pendant la bataille à travers la forêt ; comment elle y aperçoit Renaud courant à pied après son cheval Bayard, qui s’était échappé ; comment Angélique, qui a Renaud en aversion alors, s’éloigne de lui à toute bride ; comment, arrivée au bord d’une rivière, elle est aperçue par le chevalier sarrasin Ferragus qui a laissé tomber son casque au fond de l’eau en buvant au courant du fleuve ; comment Ferragus, enflammé à l’instant par la merveilleuse beauté d’Angélique, tire l’épée pour la défendre contre Renaud ; comment Angélique profite de leur combat pour échapper à l’un et à l’autre ; comment Renaud et Ferragus, s’apercevant trop tard de sa fuite, montent sur le même cheval pour la poursuivre, l’un en selle, l’autre en croupe ; comment ils se séparent à un carrefour de la forêt pour chercher chacun de leur côté la {p. 50}trace d’Angélique ; comment Renaud retrouve son bon cheval ; comment Angélique, après une course effrénée de trois jours, descend de cheval dans une clairière obscure de la forêt.

Ici le poète se complaît à décrire une des scènes pastorales de cette nature dont les imaginations poétiques sont le miroir complaisant, et qui rafraîchissent également le lecteur. Que ne puis-je vous la reproduire dans sa langue, qui n’est composée que de notes et de couleurs ! Voltaire l’a essayé en vers et n’a pas réussi ; il y faudrait la touche d’un Claude Lorrain.

« Angélique s’arrête à la fin dans un délicieux bocage dont une brise légère fait frissonner les feuilles ; deux clairs ruisseaux murmurent à son ombre ; leur onde fraîche y fait verdoyer en tout temps des herbes tendres et nouvelles ; les petits cailloux dont leur courant était ralenti leur faisaient rendre une suave harmonie qui charmait l’oreille.

« Là, se croyant en pleine sécurité et éloignée de mille lieues de Renaud, lasse de la course et de l’ardeur du soleil d’été qui la brûle, elle prend la confiance de se reposer un moment ; elle descend de son coursier sur cette {p. 51}herbe en fleurs et laisse le palefroi débridé aller à son gré paître l’herbe tendre ; celui-ci erre en liberté autour des ruisseaux limpides qui ravivaient d’une verdure appétissante leurs bords humides.

« Voilà que, tout auprès, elle aperçoit une belle touffe de broussailles, d’épines en fleurs et de vermeils églantiers, qui se mire comme dans un miroir dans cette eau courante, et que des chênes touffus et élevés garantissent des rayons du soleil. Ce bosquet était vide au milieu et laissait une fraîche salle enfoncée sous une obscurité plus épaisse ; les feuilles et les branches y étaient entrelacées tellement que les regards n’y pouvaient pas plus pénétrer que les rayons.

« Des herbes fines et molles y tapissaient à l’intérieur un lit qui invitait à s’y étendre ; la belle fugitive se glisse au milieu, s’y couche et s’y endort. Elle ne tarde pas à être réveillée par le pas d’un cheval qui s’approche, elle se lève en sursaut et sans bruit, elle regarde entre les feuilles, et elle voit un chevalier couvert de ses armes.

« S’il est ami ou ennemi, elle ne le sait pas ; {p. 52}la terreur et l’espérance agitent son cœur serré par le doute ; elle attend, immobile, la fin de cette aventure, sans ébranler de sa respiration l’air qui l’environne ; le chevalier se couche à demi sur le bord incliné du ruisseau, passe un de ses bras sous sa tête où s’appuie sa joue, et s’abîme tellement dans une profonde rêverie qu’il paraît transformé en une insensible pierre.

Il resta ainsi plus d’une heure la tête dans ses mains, Mesdames, ce chevalier mélancolique, etc., etc. Puis il se plaint à haute voix, dans des strophes aussi pathétiques qu’amoureuses, d’avoir été abandonné et trahi, pour un autre amant, par la beauté qu’il adore. C’est dans cette élégie épique que se trouvent ces deux stances immortelles et si souvent reproduites et imitées depuis, même par le Tasse, sur la fleur de jeunesse et d’innocence qui donne seule son prix à la beauté :

« La verginella è simile alla rosa, etc. »

« La jeune fille est semblable à la rose, qui, dans un riant jardin, sur l’épine où elle est {p. 53}née, pendant que seule et intacte elle repose, ne voit s’approcher d’elle pour la cueillir ni la dent du troupeau ni la main du berger ; le zéphyr caressant, la rosée humide, la terre et l’onde se disputent à qui lui prodiguera le plus de sollicitude. Les beaux adolescents et les femmes amoureuses ambitionnent d’en parer leur sein ou leurs cheveux.

« Mais non pas plutôt du rameau maternel ou de son buisson épineux elle est détachée, que tout ce qu’elle avait de faveur du ciel, de la terre et des hommes, tendresse, admiration, beauté, tout elle perd à la fois ; la jeune fille, qui de cette fleur d’innocence doit avoir plus de soin que de ses yeux et de sa vie, laisse cueillir le trésor, perd à l’instant, dans le cœur de tous ses autres admirateurs, tout le prix qu’elle avait avant à leurs yeux !

« Qu’elle soit désormais vile pour tout le monde, et chère seulement à celui auquel elle s’abandonne ! etc. »

Le guerrier qui soupire ainsi sur l’infidélité de son amante est Sacripant, roi de Circassie, éperdument épris d’Angélique, et qui l’avait suivie du fond des Indes jusqu’aux Pyrénées. {p. 54}Une série d’aventures moitié plaisantes, moitié sérieuses, toutes féeriques, poursuivent la belle Angélique obsédée par une foule de chevaliers de chant en chant ; Renaud, Bradamante, Roger, Pinabel, et vingt autres guerriers ou guerrières apparaissent, disparaissent, combattent, adorent, s’évanouissent pour reparaître encore comme des fantômes de l’imagination dans une nuit semée de feux follets, mais tous dans des aventures pittoresques décrites en vers, tantôt épiques, tantôt comiques, qui embarrassent quelquefois la mémoire du lecteur, sans lasser sa curiosité et son admiration.

C’est là cependant le défaut de l’œuvre ; le fil multiplié et embrouillé des aventures se rompt trop souvent, pour se renouer et se rompre encore. L’Arioste abuse de la complaisance de l’imagination qui le possède, et risque d’impatienter la complaisance de son lecteur. Au moment où le cœur se passionne pour un de ses paladins ou pour une de ses paladines, il rompt lui-même le charme qu’il vient de créer, il ajourne à un autre chant la fin de l’aventure, il prend un autre fil de sa vaste trame, et il l’embrouille encore dans un autre épisode. Il {p. 55}n’y a pas d’intérêt qui puisse résister à un tel éparpillement du sujet : il n’y a que la mémoire des Muses elles-mêmes qui soit capable de retenir l’innombrable multitude d’événements et de héros qui fourmillent dans son épopée. Aussi l’intérêt et l’attendrissement, qui sont fréquents dans chaque épisode, sont-ils nuls dans l’ensemble ; il n’y a que des pages, il n’y a pas de livre.

Infelix operis summa !

Jusque-là cependant, grâce à la curiosité toujours plus fraîche au commencement d’une lecture qu’à la fin, la comtesse Léna, la candide Thérésina sa fille, le chanoine, le professeur et moi-même, nous nous laissions délicieusement promener sur le courant capricieux de la verve d’Arioste, au bruit de ses stances aussi limpides que mélodieuses. Le rivage changeait avec le fleuve, mais tous les aspects étaient ravissants.

Le jour qui baissait, et la voix du professeur qui baissait avec le jour, nous firent remettre au jour suivant la lecture du poème. Mais, au lieu de laisser dans notre entretien {p. 56}de la soirée cette mélancolie pensive que laisse la lecture d’un livre passionné dans l’esprit d’une société de lecteurs, notre entretien, plus gai et plus souriant qu’à l’ordinaire, se ressentit de la folie et de la verve du poète : la villa, les jardins, les bois de lauriers, les vallées de l’horizon, la mer et le ciel nous parurent pleins de paladins, d’enchanteurs et de belles aventurières poursuivies par leurs persécuteurs ou poursuivant leurs héros à travers le monde. Nous nous couchâmes le soir sur un lit de songes, dont l’Arioste semblait avoir rembourré l’oreiller des deux maîtresses et des trois hôtes de la maison.

« Ne faites pas plus d’attention qu’il ne faut à tous ces héros et à toutes ces héroïnes secondaires du poème, nous dit le professeur au déjeuner ; tout cela n’est que le cadre plus ou moins bien ciselé des tableaux de la galerie infinie de mon poète : mais attachons-nous seulement à cinq ou six médaillons qui priment tout le reste. Nous voici arrivés au cinquième chant ; c’est, selon, moi le chef-d’œuvre de l’imagination de l’Arioste.

— Pourquoi cela ? dit la belle comtesse. —  {p. 57}Parce que le cœur s’y mêle, répondit le professeur, parce qu’il a été pensé avec la sensibilité et non avec la fantaisie, parce qu’il a été écrit avec des larmes. Un éclair de plaisanterie légère brille encore sans doute à travers ces larmes, comme un rayon de soleil sur la pointe de ces herbes mouillées par l’écume de ce jet d’eau ; mais, toutes brillantes que soient ces gouttes, ce sont des larmes. Il n’y a ni sourire ni fou rire qui ait le prix d’une de ces gouttes tièdes du cœur. — Oh ! oui, s’écria naïvement l’innocente Thérésina, lisez, lisez, caro professore ; j’aimerai bien le livre s’il me fait pleurer. »

Alors le professeur commença la lecture des aventures de Ginevra ; mais, pour les rendre plus distinctes de cette nuée d’aventures dans lesquelles elles sont intercalées comme un fil d’or dans une trame mêlée de l’Orient, il les cribla pour ainsi dire de tout leur alliage et il en fit un tout non interrompu de vaine digression. Écoutons-le un moment :

« Renaud, cherchant aventure en Écosse, arrive dans un monastère, monté sur son cheval Bayard, cheval infatigable, machine d’opéra nécessaire à transporter ce paladin {p. 58}d’un pôle à l’autre. Il demande aux moines, en soupant avec eux, s’il n’y a pas quelque exploit à accomplir en faveur de l’innocence et de l’oppression dans leur contrée. L’abbé lui répond que jamais la Providence ne l’a conduit plus à propos pour le salut de plus d’infortunes. La fille de notre roi, lui racontent-ils, accusée justement ou injustement d’un commerce clandestin avec un étranger, est condamnée par la loi sévère du pays à mourir, à moins que, dans l’espace d’un mois entre le crime et le supplice, un chevalier secourable et vainqueur ne vienne, les armes à la main, prendre sa défense et faire mentir son accusateur. Renaud maudit une loi si féroce qui punit de mort une faute de cœur ; il excuse l’entraînement de l’amour dans des vers pleins de l’indignation du héros et de l’indulgence de l’amant. Il monte Bayard, et, sous la conduite d’un guide, il chevauche à travers les chemins de traverse de la forêt vers la ville où Ginevra attend vainement un libérateur. Des cris de détresse poussés par une voix de femme dans l’épaisseur du bois l’attirent, l’épée à la main, de ce côté. À son aspect, des assassins, prêts à {p. 59}immoler une jeune et belle victime, s’enfuient en laissant leur crime inachevé. Interrogée par Renaud, elle lui raconte par quelle série de trahisons elle allait périr, sans lui, sous les coups de ces assassins.

« Apprends d’abord, lui dit-elle, qu’à la première fleur de mes années enfantines, je fus admise au service de la fille du roi, dont, en grandissant avec elle, je devins la compagne et l’amie plus que la suivante. Le cruel amour, envieux de mon bonheur, me fit paraître plus belle que toutes les autres belles de la cour aux yeux du duc d’Albanie.

« Imprudente, ajoute-t-elle, je le recevais en secret dans l’appartement le plus secret de ma maîtresse, où elle renfermait ses atours les plus précieux, et où quelquefois même elle venait dormir. C’est du balcon de cette chambre que je laissais glisser quelquefois une échelle de corde pour introduire le prince qui m’aimait. »

Ici le chanoine avait mis un sinet, sans doute pour préserver l’innocence de Thérésina ; nous le respectâmes. Le professeur nous dit seulement en prose, et sans nous expliquer la cause {p. 60}de ce caprice, que la belle Olinde, par complaisance pour le prince, revêtait quelquefois les habits de la fille du roi pendant le sommeil de la princesse, et causait sur le balcon au clair de lune dans ce costume royal. Elle fit plus ; triomphant de l’amour qu’elle ressentait pour l’ingrat duc d’Albanie, Olinde servit l’amour ambitieux qu’il avait conçu pour la princesse. Ses efforts furent vains, ses pensées perdues : la princesse rejeta avec dédain ses déclarations. Elle aimait secrètement un jeune chevalier italien accompli, venu à la cour de son père avec son frère, et comblé de faveurs par la famille royale d’Écosse. Cet étranger se nommait Ariodant.

« L’amour, dit la stance, qu’elle entretenait pour lui d’un cœur sincère et d’une fidélité vertueuse, se changea en aversion contre son odieux rival, le duc d’Albanie. Ce scélérat imagina de jeter le soupçon dans l’âme d’Ariodant, l’infamie sur l’innocence de Ginevra. Il se vanta à Ariodant de son intimité nocturne avec Ginevra, et, pour l’en convaincre par ses propres yeux, il le fit cacher dans des masures inhabitées qui couvraient le glacis du palais au pied du balcon de la princesse. Ariodant, {p. 61}suivi de son frère, se cache en effet une nuit derrière les murs abandonnés de ce précipice.

« J’apparus au balcon comme à l’ordinaire, vêtue de la robe de Ginevra ; ma parure blanche éclatait au loin sous les reflets de la lune ; ma taille et mon visage, qui ressemblaient à la taille et au visage de ma maîtresse, me faisaient confondre avec elle ; l’astucieux duc d’Albanie s’approche à pas furtifs, saisit l’échelle que je lui jette et monte sur le balcon. »

— Passez une stance inutile, dit le chanoine au professeur ; elle ne méritait pas un sinet, mais un silence. » Le professeur omit la stance et poursuivit.

« L’infortuné Ariodant et son frère furent témoins de cette entrevue au balcon. Sans le secours de son frère, Ariodant se serait percé le cœur dans son désespoir. — “Frère insensé, lui crie-t-il en lui arrachant l’épée des mains, peux-tu bien avoir perdu à ce point la raison que tu t’immoles pour une femme ? Puissent-elles s’en aller toutes de nos pensées comme la nue au vent !…” » Ariodant renonce en apparence à se tuer ; mais le lendemain matin il disparut, au grand étonnement du roi et de la cour, sans qu’on entendît plus parler de lui en {p. 62}Écosse. Un mendiant vint huit jours après raconter à Ginevra qu’il l’avait vu se jeter volontairement dans la mer du haut d’un écueil du rivage. Le désespoir de Ginevra est gémi en vers qui arrachent l’âme ; le bruit se répandit à la cour et dans tout le royaume qu’Ariodant s’était tué pour avoir trop vu. Le frère d’Ariodant accrédita ces bruits par son témoignage. « Ta fille est seule coupable de la mort de mon frère, dit-il un jour au roi, devant toute la cour ; la preuve de son impudicité, qu’il a vue de ses propres yeux, lui a transpercé le cœur, lui qui aimait Ginevra plus qu’on aime la vie. »

Alors il raconta la scène nocturne et trompeuse du balcon. Le roi, consterné d’entendre accuser sa fille chérie, ne peut refuser aux lois d’Écosse la satisfaction qui leur était due pour un pareil crime ; l’infortunée Ginevra fut vouée à la mort, après l’intervalle d’un mois, si un chevalier ne venait prendre sa cause, démentir le frère d’Ariodant, et triompher du calomniateur en champ clos.

Les hérauts du malheureux roi parcourent l’Écosse et les contrées voisines en publiant en son nom que tout paladin qui veut venger une {p. 63}princesse innocente et belle, l’obtenir pour épouse et conquérir une dot royale avec elle n’a qu’à se présenter. Nul ne se présente par doute de la vertu de Ginevra et par crainte du glaive de Lurcins : c’est le nom du frère d’Ariodant, accusateur de la princesse.

Le malheur veut, continue la suivante Olinde, que Zerbin, le frère de Ginevra, ne soit pas en ce moment en Écosse. Il adore sa sœur, et il combattrait triomphalement pour elle, à qui sa vertu n’est pas suspecte.

« Cependant, ajoute Olinde, le prince perfide qui a abusé de mon amour pour perdre, par son subterfuge, Ginevra, craignant que je ne révèle son crime et l’innocence de ma maîtresse, m’a livrée à ces assassins qui, sans vous, allaient m’arracher la vie. »

Renaud fait monter Olinde, voilée, à cheval, et entre avec elle dans la capitale. Le peuple s’assemblait déjà pour assister à l’épreuve du tournoi. Un chevalier inconnu, arrivé la veille, allait combattre Lurcins dans une prairie voisine transformée en lice ; le féroce duc d’Albanie, en qualité de connétable, présidait en champ clos. Monté sur un puissant coursier, {p. 64}il se réjouissait malignement en secret du péril de Ginevra et du succès de sa perfidie.

Renaud, s’avançant vers le roi, lui dit d’interrompre le combat entre Lurcins et le chevalier inconnu. « Car l’un, ajouta-t-il, croit combattre pour la vertu, et combat pour la calomnie ; l’autre ignore s’il est dans le vrai ou dans le faux, et combat, par une magnanime générosité, pour arracher à la flétrissure et à la mort une si parfaite beauté. Moi, j’apporte le salut à l’innocence, j’apporte le démenti à qui a ourdi le mensonge. »

On suspend le combat ; Renaud explique devant le roi et devant sa cour toute la trame de Polinesso. Il défie le perfide calomniateur. Le roi et le peuple font des vœux pour Renaud. Les deux chevaliers courent l’un contre l’autre ; Renaud traverse du fer de sa lance le corps de Polinesso ; le vaincu demande la vie. Renaud descend de son cheval, délace la cuirasse et le casque de Polinesso, qui confesse son subterfuge et son mensonge devant le roi et devant le peuple ; le scélérat meurt en rendant l’innocence et la vie à Ginevra. Des acclamations de joie et de triomphe s’élèvent de la bouche du roi et du peuple {p. 65}autour de Renaud. On prie le chevalier inconnu qui n’a pas eu la gloire, mais le mérite de prendre la cause de Ginevra, de se découvrir : son casque, qui tombe, laisse reconnaître Ariodant, l’amant de Ginevra ; tout en la croyant coupable, il avait voulu vaincre pour elle ou mourir pour elle. Il s’était, en effet, précipité de désespoir du haut d’un rocher dans la mer, et le pèlerin auteur de cette rumeur n’avait pas menti ; mais il s’était repenti de mourir sans que sa mort fût au moins utile à sa maîtresse, quoique infidèle, et il avait regagné la rive à la nage. Un ermite chez lequel il s’était réfugié pour sécher ses vêtements lui avait appris la condamnation de Ginevra et son péril de mort ; il avait pris la résolution de combattre contre son propre frère pour l’innocence de son amante. Il avait revêtu d’autres armes, monté un autre coursier, arboré un écu noir en signe du deuil de son cœur. Renaud, le roi, la cour, le peuple, touchés de sa générosité et de sa constance, avaient supplié Ginevra de récompenser tant d’amour par le don de sa main. Elle lui avait déjà donné et gardé son cœur.

{p. 66}L’aventure finit par le mariage d’Ariodant et de Ginevra.

XI §

L’attention, qui était restée flottante et distraite sur toutes les physionomies jusqu’à cet épisode ingénieux et pathétique de Ginevra, s’était recueillie, concentrée, et comme pétrifiée sur toutes les figures, depuis qu’il se déroulait en stances cadencées sur les lèvres du lecteur. On respirait à peine ; on n’entendait d’autre bruit dans la grotte que celui de la rigole qui accompagnait, comme une basse continue, la musique des vers. Le visage de la candide Thérésina reflétait chaque sensation et chaque stance ; il y avait tantôt de la rougeur, tantôt de la pâleur sur ses joues, tantôt du sourire fugitif, tantôt des larmes superficielles dans ses beaux yeux. C’était la première fois qu’un grand poète jouait, pour ainsi dire, de son âme neuve et de son imagination encore endormie ; à lui seul ce visage était un poème.

Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée ; elle recueillait son plaisir {p. 67}intérieur sous ses longs cils fermés sur ses yeux ; mais, pendant que le haut du visage gardait ainsi la gravité de l’attention, ses lèvres souriaient par moments comme en rêve.

Le chanoine même était attendri :

« Vous voyez, dit-il à la comtesse Léna, que l’épisode n’a rien perdu de son charme par les cinq ou six stances, non licencieuses, mais un peu étourdies, que j’ai retranchées. Et maintenant que le livre est fermé, que pensez-vous du chant de Ginevra et du génie d’Arioste ?

— Je pense, dit la comtesse Léna, que, si l’Arioste avait écrit beaucoup de chants comme celui-là, il ne serait pas seulement l’Arioste, il serait tout à la fois l’Arioste et le Tasse. Quel homme, à qui le sentiment sied aussi bien que le badinage ! Ah ! pourquoi badine-t-il trop souvent et ne s’est-il pas complu davantage à nous faire rêver et pleurer, lui qui a le don des douces larmes autant que celui du fou rire ?

— Vous oubliez, belle Léna, dit gravement le professeur, qu’alors il ne serait plus l’Arioste, car le caractère de son génie est précisément de nager entre deux eaux, comme on dit en français, d’être un poète amphibie, si {p. 68}vous aimez mieux, et de passer du rire aux larmes ou de l’esprit au cœur, comme le parfait musicien passe d’une gamme à l’autre sur le même instrument : c’est le caractère du souverain artiste. — C’est vrai, répondit Léna, il serait moins artiste peut-être ainsi, mais il serait plus homme et par cela même plus pathétique ; et tenez, voulez-vous que je vous dise pourquoi son chant de Ginevra nous touche et nous ravit plus que toutes les amusantes folies que nous avons lues jusque-là ? C’est qu’il y est plus homme, plus lui-même, plus sensible que dans le reste du livre. Et voulez-vous que je vous dise plus ? C’est qu’à mon sens, il a écrit ce chant sous l’influence vive et personnelle de l’amour malheureux qu’il éprouvait pour une autre Ginevra. Car remarquez qu’il a donné à son héroïne le nom de la tendre veuve de Florence, dont il fut l’adorateur pendant son âge mûr et jusque dans ses jours avancés. Ce nom l’a inspiré, c’est l’amour qui a tenu sa plume ici, ce n’est plus seulement sa belle imagination. Et voulez-vous que j’achève toute ma pensée ? Je soupçonne que la belle veuve florentine, sa {p. 69}Ginevra à lui, avait été, comme celle d’Écosse, la victime de quelque calomnie féminine où les apparences étaient contre elle, et où l’Arioste avait fait triompher son innocence. Car Ariodant, c’est évidemment l’Arioste ; le poète n’a pu trouver que dans son cœur ce magnanime dévouement ignoré même de celle pour laquelle on se dévoue, et qui ne demande sa récompense qu’au mystère et à sa conscience d’amant. Les poètes, selon moi, portent le modèle de leur héros en eux-mêmes ; ils ne peignent jamais bien que ce qu’ils ont eux-mêmes éprouvé. Cette Ginevra florentine devait être adorable en effet, puisqu’elle a pu inspirer à son amant un des plus beaux chants qui soit dans la mémoire des hommes. Ah ! vous aurez beau faire, ajouta-t-elle en souriant, vous ne ferez jamais rien de sublime ou de charmant qu’en pensant à Dieu là-haut ou aux femmes ici-bas. »

Le professeur et le chanoine lui-même convinrent qu’elle avait raison. « Et vous, signor Alfonso, me dit à son tour la belle Léna, qu’est-ce que vous pensez de ce chant de Ginevra ? Je ne le demande pas à Thérésina : son cœur a {p. 70}compris, puisqu’elle a pleuré ; mais elle ne sait pas encore pourquoi elle pleure. Ce sont les belles larmes, ajouta-t-elle encore en badinant et en passant, pour les étancher, un flocon de ses beaux cheveux blonds et souples sur les yeux humides de Thérésina.

— Je pense, dis-je alors modestement et en regardant avec timidité le professeur, le chanoine et Léna, je pense qu’il n’y a dans aucun poème connu un épisode plus amoureux, plus chevaleresque et plus dramatique que le chant de Ginevra. L’Arioste a inventé là aussi beau que nature ; l’invention poétique ne va pas plus loin, et tout est naturel dans ce merveilleux : c’est le merveilleux du cœur ici ; ce n’est pas le merveilleux de la fable ou de la féerie. Aussi ce chant de Ginevra, transformé en drame, serait-il aussi pathétique sur la scène qu’il est charmant à lire dans ce jardin. Une fille de roi, aimée d’un paladin de la cour de son père ; une amitié tendre entre cette princesse et sa suivante, devenue en grandissant avec elle son amie ; la séduction de cette Olinde par un débauché qui abuse de son innocence, cette ruse infernale de l’échange des {p. 71}vêtements sur le balcon, qui donne l’apparence du crime à l’innocence endormie ; le désespoir de ce fidèle amant, témoin de la fausse infidélité de celle qu’il respecte et qu’il adore, le silence qu’il s’impose, et la mort qu’il essaye de se donner pour ne pas flétrir celle qui lui perce le cœur ; ce Renaud, étranger à tous ces intérêts d’innocence, d’amour ou de crime, qui vient, par le pieux culte de la femme et de la justice, se jeter l’épée à la main dans cette mêlée comme la Providence ; ce vieux roi, qui pleure sa fille et qui la livre à sa condamnation à mort par respect pour les mœurs féroces de son peuple ; cet Ariodant, qui se revêt chez l’ermite de son armure de deuil, et qui va combattre masqué contre son propre frère pour le salut de celle dont le crime apparent le fait mourir deux fois ; ce repentir et cette confidence de la suivante Olinde dans la forêt, retrouvée comme la vérité au fond du sépulcre ; ce Renaud, qui interrompt heureusement le combat fratricide entre Ariodant et Lurcin, qui tue Polinesso et qui lui arrache la confession de l’amour de Ginevra ; ces deux amants qui se retrouvent, l’une dans son innocence, {p. 72}l’autre dans son dévouement, et qui s’unissent dans les bras du vieux roi aux acclamations du peuple ! J’avoue que je ne connais rien au-delà de cette conception de l’Arioste. Quel sujet de tragédie sous la main de Shakespeare ! Quel pendant de Roméo et Juliette ! Et comment Shakespeare l’a-t-il méconnu ou l’a-t-il oublié ? et comment un poète tragique moderne ne s’en empare-t-il pas pour faire trembler, frémir, applaudir tout un peuple ?...

— Je vous arrête, jeune homme, me dit le professeur ; vous oubliez qu’un poète de votre propre pays l’a fait. Ce poète, c’est Voltaire ; Voltaire, l’adorateur et souvent le plagiaire heureux ou malheureux de l’Arioste. Sa tragédie de Tancrède n’est au fond que l’épisode de Ginevra, sous un autre nom. La magnifique invention du sujet, qui appartient tout à l’Arioste, a donné à cette tragédie de Voltaire un effet théâtral immense : mais Voltaire fait déclamer pompeusement la passion dans sa tragédie, et Arioste la fait chanter, raconter et pleurer comme la nature ; il n’y a pas un homme de goût, dans aucun pays, qui puisse comparer de bonne foi les vers sonores et faibles de la {p. 73}tragédie avec les stances simples et pleines du poème. Ajoutons, à l’honneur de Voltaire, qu’il reconnaissait le premier l’inaccessible supériorité de son modèle. C’est que Voltaire écrivait en grand artiste, et qu’Arioste chantait l’amour en grand amoureux.

— Amoureux ou non, c’est un grand amuseur, dit le chanoine. — Amuseur, oui, dit la comtesse, mais dans le chant de Ginevra il est bien plus.... — Tu veux dire, maman, que c’est un grand enchanteur, ajouta vivement Thérésina. Jamais aucun des livres que tu m’as laissé lire jusqu’ici ne m’a fait paraître l’heure plus courte, ne m’a fait tant frémir, tant pleurer, et ne m’a tant consolée aussi par la belle aventure qui fait éclater l’innocence de Ginevra et qui récompense la générosité d’Ariodant ! Oh ! quand me laisseras-tu lire seule et à ma satiété toutes ces belles aventures ! Maman, est-ce qu’il y a beaucoup d’Ariodant, beaucoup de Renaud et beaucoup de Ginevra dans le vrai monde ?

— Ce livre en est tout plein, Mademoiselle, dit le professeur ; mais en voilà assez pour aujourd’hui. Le soleil baisse, le livre nous a fait oublier l’heure de la promenade en voiture ; {p. 74}notre esprit s’est promené sur des sites et sur des scènes plus enchantés encore que ceux de ces belles collines et de cette belle mer. Il faut vous laisser ces charmants bocages et ces charmants fantômes dans l’imagination pour enchanter cette nuit vos rêves de quinze ans ! »

Le professeur ferma le livre et alla le renfermer à clef dans la bibliothèque. Le chanoine nous quitta tout pensif pour aller dire ses vêpres dans la longue allée de lauriers ; la comtesse fit dételer les chevaux et descendit avec sa fille et moi de la terrasse vers une pente d’herbes en fleurs d’où l’on voyait plus librement la mer Adriatique traversée çà et là de quelques voiles latines blanches ou peintes en ocre, semblables à des oiseaux à divers plumages. Un vaste pin d’Italie, qu’on appelle pin-parasol, s’élevait solitaire au milieu de cette pelouse ; sa tige rugueuse, sur laquelle on entendait courir les lézards et bourdonner les mouches à miel qui aimaient le suintement sucré de sa résine, s’élevait de cent palmes avant d’ouvrir ses grands bras pour porter le ciel comme une cariatide végétale. Le jour, il faisait une large tache d’ombre sur la colline ; {p. 75}le soir, il rendait, en frissonnant au vent de mer, des frissons mélodieux qui faisaient chanter l’âme à l’unisson de ses branches dans la poitrine. Nous nous assîmes tous trois sur ses racines veloutées par les nombreux duvets de ses feuilles qui tombent tout l’été des rameaux : les deux femmes, adossées à l’arbre, et moi, un peu plus bas à leurs pieds. Je vivrais cent mille ans, que le groupe charmant que je contemplais en élevant mes yeux vers l’arbre ne s’effacerait pas de ma mémoire.

La lecture de Ginevra avait laissé une légère teinte de gravité douce sur le visage de la comtesse Léna, et quelques folles larmes sur le fond d’azur des yeux de Thérésina. « Allons, allons, dit la mère à la fille, tout cela n’est que songe, folie, badinage d’esprit ; ne vas-tu pas te faire du chagrin pour cette Ginevra imaginaire et pour cet Ariodant fantastique ? Si tu prends ainsi ces fantaisies de cœur, je ne te laisserai plus assister à la lecture après la sieste. — Oh ! maman, maman, ne me fais pas cette menace, répondit la jeune fille en joignant les mains, puis en les passant au cou de sa mère et en lui fermant la bouche par un long baiser !

{p. 76}— Eh bien alors, reprit avec un fol enjouement Léna, laisse sécher tes yeux au vent de mer et ne songeons plus qu’à faire des bouquets. »

En parlant ainsi, elle prit à deux mains la tête de la belle enfant, la posa de force à la renverse sur ses genoux, et, découvrant le front des tresses blondes qui tombaient sur les yeux de sa fille, elle lui tourna le visage vers le ciel bleu au-dessus de l’arbre, et vers la mer, plus bleue que le ciel ; puis, agitant légèrement l’air avec son éventail de papier vert, elle étancha en riant les larmes de l’enfant avec le double vent de la mer et de l’éventail.

Thérésina, qui se trouvait bien sur cette couche de tendresse, ne cherchait pas à se relever ; elle étendit un de ses bras à demi nu sous sa tête, comme pour se faire un oreiller ; elle passa l’autre autour du cou de sa jeune mère comme pour s’y suspendre ou pour attirer vers le sien le visage de la comtesse. Leurs longs cheveux, presque pareils et d’une égale souplesse, se confondaient pour les voiler à demi ; elles restèrent ainsi, moitié riantes, moitié attendries, laissant sortir deux visages d’une seule chevelure, comme deux roses sous une seule feuille.

{p. 77}Je ne savais en vérité laquelle admirer davantage des deux :

Thérésina, qui n’avait encore de formé que le corps, égalait Léna de taille et de stature ; mais elle était loin de l’égaler encore en charme et en maturité de physionomie. Léna, qui était encore dans la fleur de la seconde jeunesse, quoique ayant porté déjà ce fruit de printemps, dans cette enfant, aurait pu lutter de candeur et de fraîcheur avec Thérésina ; en sorte que la fille, par sa précocité, atteignait la mère, et que la mère, par sa lenteur à prendre les années, attendait la fille pour ne former, pour ainsi dire, à elles deux qu’une image de ravissante beauté, répétée dans deux visages, et pour enivrer deux fois le regard.

Elles continuèrent à jouer ainsi l’une avec l’autre devant moi, comme une jeune brebis avec son agneau devant un enfant qui les contemple. Leurs légers éclats de rire retentissaient sous la forêt.

Quant à moi, je ne riais plus : j’admirais, et je n’aurais demandé qu’à adorer, sans bien savoir si j’aurais adoré la mère plus que la fille ou la fille plus que la mère, tant ces deux {p. 78}charmes étaient inséparables et confondus.

Ce sont là de ces soirées qu’on n’oublie plus, et qui fixent dans la pensée l’heure où l’on a lu pour la première fois un livre désormais incorporé à nos souvenirs. Est-ce le livre, est-ce la scène, est-ce la personne, qui s’incruste ainsi dans notre âme, de manière à en faire partie éternellement ? Je crois que le livre ne serait pas si identifié à nous, sans la personne et sans le site ; et que le site et la personne ne seraient pas si fascinateurs sur notre souvenir, sans le livre. Il y a des sites, des heures de la vie, des personnes, des lectures, qui se complètent les uns les autres par une certaine consonance de nos sens avec notre âme ; de telle sorte que, quand on pense au livre, on revoit la personne et le site, et que, quand on revoit dans sa pensée la personne ou le site, on croit relire le livre. Ainsi, dans cette circonstance de ma vie poétique, la belle villa des collines euganéennes, les bois de lauriers sous nos pieds au penchant de la pelouse, le pin murmurant sur nos têtes, la mer Adriatique à l’horizon, le tintement du petit jet d’eau des terrasses qui venait jusqu’à nous sur les tièdes bouffées du {p. 79}vent du soir, ces deux charmantes figures de femme, l’une dans le septembre encore fleuri, l’autre dans l’avril à peine fleurissant de leurs années ; cette tendresse égale, mais diverse, qui se peignait dans leurs yeux bleus en se regardant avec leur jeune amour, l’un de mère, l’autre de fille ; le groupe enchanteur qu’elles formaient sans y penser en folâtrant ensemble dans des attitudes langoureuses ou enfantines, sous mes yeux ; les joyeux éclats de rire innocents qui retentissaient dans leurs jeux, entre leurs dents sonores, tout cela me faisait une telle illusion et se confondait tellement dans mes yeux et dans mon imagination avec les stances de l’Arioste, encore vibrantes à mes oreilles, qu’il me semblait voir en réalité une Ginevra dans la mère, une Angélique dans la fille, et que, si on m’avait demandé : Êtes-vous dans le poème ? êtes-vous sur la terre ? je n’aurais su que répondre, tant le poème et la terre se ressemblaient dans ces doux moments !

Ô souvenir ! puissance mystérieuse qui se réveille et qui s’attendrit en moi après tant d’années, comme par un contact électrique, {p. 80}chaque fois que j’ouvre un volume poudreux de l’Arioste dans ma solitude ! comment êtes-vous resté vivant et immortel, et comme adhérent à ces vieilles pages jaunies, où je vous retrouve comme une fleur entre deux feuillets ?

Hélas ! je vous retrouve pour pleurer : car, peu de jours après que j’eus quitté les collines euganéennes pour retraverser les Alpes, une maladie rapide comme celles des enfants, un vent glacé, tombant des Alpes sur la villa, emporta Thérésina au séjour des plus beaux fantômes, et il y a peu de jours qu’une lettre d’un inconnu, à cachet noir, m’apprit la mort de la comtesse Léna, qui s’était souvenue jusqu’au tombeau de nos belles jeunesses. La mémoire est un vase où la vie s’égoutte, et qui se remplit de larmes secrètes jusqu’à ce qu’il déborde dans l’abîme de l’éternité.

Mais poursuivons les lectures de l’Arioste : on comprend maintenant pourquoi je l’ai tant aimé.

Lamartine.

LVIe entretien.
L’Arioste (2e partie) §

I §

{p. 81}Nous continuâmes ainsi quelques jours la lecture du Roland furieux ; mais, quoique marchant d’aventures en enchantements, nous ne retrouvâmes pas l’émotion profonde et douce que nous avions savourée dans les chants de Ginevra. Le récit se brisait trop souvent {p. 82}sous la main capricieuse de l’Homère de Ferrare pour que l’intérêt, constamment réveillé, constamment éteint, nous conduisît sans fatigue jusqu’au terme de quarante-cinq chants. La petite Thérésina bâillait quelquefois de la cantilène monotone du professeur, qui lisait toujours ; la comtesse Léna avait des distractions en passant ses longs doigts dans les boucles cendrées de sa fille ; j’en avais moi-même en regardant plus complaisamment ces deux ravissantes figures de femmes que les fantômes du poème flottant dans la brume de l’âme sous mes yeux ; enfin le chanoine frappait de temps en temps du pied les dalles sonores de la grotte, comme un homme qui s’impatiente d’un entretien trop prolongé. Le professeur seul ne démordait pas de la page, admirant toujours, et avec raison, le divin style naturel de son poète, même quand les récits produisaient la satiété.

Quand nous fûmes arrivés ainsi au sixième chant, il nous fit remarquer l’apparition d’un chevalier moins fou que Roland, plus héroïque que Renaud, plus beau qu’Ariodant : Roger, l’ancêtre des ducs de Ferrare, la souche de la {p. 83}maison d’Este. Depuis ce moment jusqu’à la fin du poème, c’est presque toujours Roger qui est le véritable héros de ses chants. Ce paladin aime Bradamante, aussi guerrière, aussi belle, mais plus chaste et plus fidèle qu’Angélique. Roger et Bradamante, comme Angélique et Roland, ne cessent de se chercher, de se rencontrer, de se perdre et de se retrouver dans le monde. Roger monte à son tour l’hippogriffe, cheval ailé qui le transporte avec l’indocilité du caprice et avec la rapidité de la pensée d’un pays à l’autre ; l’hippogriffe s’abat en Sicile, dans une délicieuse vallée plantée de myrtes. Le professeur nous lut avec plus de complaisance les stances dans lesquelles l’Arioste décrit ici la nature. On voit que ce poète, comme tous les vrais poètes, adorait la campagne et la peignait comme il l’aimait.

« Plaines cultivées, collines arrondies, ondes limpides, rives ombreuses, molles prairies, bosquets de jeunes tiges de lauriers-roses, cèdres, palmiers, orangers chargés de fruits et de fleurs, groupés et entrelacés en formes diverses, mais toutes gracieuses, faisaient un dais contre les ardeurs de l’été avec leurs épaisses {p. 84}ombrelles, et parmi les branches s’abritaient en pleine sécurité, chantaient et voletaient les rossignols…

« Près de là, auprès d’une fraîche source entourée de cèdres et de palmiers féconds, Roger dépose son bouclier, découvre son front de son casque, et, tantôt vers la plage de la mer, tantôt vers la montagne, il tourne son visage pour se faire caresser les joues par les brises fraîches et embaumées qui, sur les hautes cimes, font frissonner avec de gais murmures les feuilles des hêtres et des chênes.

« Il trempe alors dans l’eau claire et glacée ses lèvres sèches, et il agite l’eau courante avec ses mains pour faire évaporer l’ardeur de ses veines, etc... »

La forêt enchantée du Tasse, imitée de cette aventure de l’Arioste et d’abord imitée de Virgile, se rencontre merveilleusement racontée ici pour la première fois en italien moderne. La branche d’un myrte auquel Roger a attaché par la bride l’hippogriffe, et dont le cheval cherche à se dégager, pousse une plainte humaine ; l’écorce sue de douleur et de honte comme une peau humaine. Ce {p. 85}myrte prend une voix : il raconte à Roger qu’il est Astolphe, autre paladin, cousin de Roland, et qu’il a été transformé en myrte par les enchantements de la magicienne Alcine. Alcine est une copie des sirènes antiques. Astolphe raconte la puissance et les merveilles de ses enchantements : après l’avoir aimé deux mois, Alcine se dégoûte de lui par un nouveau caprice ; pour se débarrasser de lui, elle l’a changé en arbre dans cette forêt, toute peuplée de ses amants, métamorphosés comme lui.

Roger déplore le sort d’Astolphe, parce que Astolphe est cousin de cette Bradamante qu’il adore. Il a l’imprudence, à travers mille aventures, d’entrer dans le palais d’Alcine pour y tenter la délivrance d’Astolphe. Cette témérité le perd : il est fasciné lui-même par la beauté surhumaine de la magicienne. La description de cette beauté égale ou surpasse tout ce que l’Albane ou le Corrège ont de plus suave et de plus velouté dans le pinceau. La peinture de leurs amours doit être aussi vive, car le chanoine avait mis le sinet sur cinq ou six stances. L’Arioste n’y avilit pas la poésie jusqu’au libertinage, mais il l’amollit jusqu’à la volupté ; {p. 86}le feu de sa jeunesse coule dans ses stances.

Pendant cet oubli fatal de Roger dans les jardins d’Alcine, sa vertueuse amante Bradamante s’informe partout de lui ; elle s’évanouit de douleur et de jalousie en apprenant qu’il est dans les bras d’Alcine. Mélisse porte à Roger l’anneau qui fait disparaître tous les enchantements de la magie ; dès que Roger a passé à son doigt l’anneau, Alcine lui apparaît sous sa forme hideuse d’une vieille magicienne, faisant horreur et dégoût. Il se revêt de ses armes, monte Rubicon, le cheval d’Astolphe, et s’évade du palais.

II §

Ici on perd de vue Roger. On revient à Angélique, l’amante de Roland. Elle est jetée par une suite de prodiges dans une île déserte ; des corsaires l’enlèvent ; elle est condamnée à être dévorée par un monstre marin. Roland, qui est occupé au siège de Paris, près de son oncle Charlemagne, gémit nuit et jour sur la destinée {p. 87}inconnue d’Angélique. Un songe l’avertit confusément des périls qu’elle court ; il s’évade du camp, couvert d’une armure noire, pour la chercher dans tout l’univers. Charlemagne, indigné de ce lâche amour qui fait déserter l’armée à son neveu, envoie à sa poursuite Brandimont, ami de Roland. Brandimont est suivi par Fiordalisa, sa maîtresse, qui le poursuit à son tour de contrée en contrée. Cette chasse aux amants et aux maîtresses à travers le monde est une des conceptions héroï-comiques les plus habituelles à l’Arioste dans son poème.

Roland, en courant après Angélique, traverse la Hollande ; il y accomplit des exploits fabuleux en faveur de la belle Olympe, à laquelle il rend un trône. Instruit qu’Angélique va être dévorée par le monstre marin dans l’île d’Ébude, une des îles de la Zélande, il s’embarque pour cette île ; mais il est prévenu par Roger. Roger a recouvré l’hippogriffe, ce Pégase de la chevalerie ; il fend les airs sur ce coursier ; il arrive à la plage de la mer où Angélique, enchaînée nue au rocher, attend le monstre marin qui va la dévorer. La description {p. 88}de la chaste nudité d’Angélique rappelle les plus belles statues de Vénus, vêtues de leur seule pudeur, et qui n’inspirent qu’une admiration aussi chaste que le marbre dont elles sont formées. « Ses larmes seules, dit le poète, baignant les roses et les lis de son beau corps, attestaient qu’elle était animée. » Roger, à l’aspect de ces yeux éplorés, se souvient de sa chère Bradamante ; son coursier replie ses ailes ; Roger parle avec une respectueuse compassion, mêlée d’une galanterie chevaleresque, à Angélique : « Ô beauté céleste, faite pour porter seulement les fers avec lesquels l’amour mène ceux qu’il a enchaînés ! quel est le misérable qui a pu flétrir de l’empreinte livide de ces anneaux de fer l’ivoire de ces bras et de ces mains ? »

Angélique se colore à ces mots d’une couleur pudique ; elle aurait couvert son visage rougissant de ses mains, si elles n’étaient rivées au dur rocher par des anneaux de fer ; mais ses larmes, qui au moins pouvaient couler librement, tombèrent de ses yeux et voilèrent son visage, qu’elle s’efforça de cacher en le baissant sur sa poitrine. Elle commençait à {p. 89}chercher pour répondre des paroles entrecoupées à travers ses sanglots, mais elle ne put achever… Le monstre s’avançait à grand bruit des flots sur la mer, etc., etc.

Roger le foudroie en découvrant son écu magique, qui a la puissance d’éblouir et d’atterrer tout ce qui est frappé de son éclat ; profitant de l’éblouissement du monstre engourdi, Roger déchaîne Angélique, la fait monter en croupe sur l’hippogriffe, part à travers les airs et ne peut s’empêcher de se retourner souvent pour admirer trop amoureusement celle qu’il a sauvée. Il fait abattre l’hippogriffe dans une clairière des forêts de chênes de la Bretagne française, prend Angélique dans ses bras et la dépose mollement sur l’herbe.

Angélique, exposée à d’autres dangers que ceux auxquels elle vient d’échapper, aperçoit heureusement au doigt de Roger l’anneau enchanté qui lui a été ravi jadis à elle-même. Cet anneau a la vertu de faire disparaître celui qui le met dans sa bouche. Elle le fait glisser subrepticement du doigt de Roger, distrait par son amour ; elle le porte à ses lèvres, et elle s’évanouit aux regards pétrifiés du chevalier. Il {p. 90}parcourt à tâtons le bocage, croyant ressaisir la fugitive ; il n’embrasse que l’air : Angélique était déjà loin de lui. Roger veut remonter au moins son cheval ; mais l’hippogriffe a profité de sa liberté pour s’envoler on ne sait où. Ainsi, par cette fatale et coupable distraction, Roger a perdu à la fois son cheval, son anneau et sa maîtresse.

La description de l’asile qu’Angélique trouve chez un pasteur du voisinage est égale ou supérieure à la même scène décrite par le Tasse, quand Herminie se réfugie chez les bergers. On voit combien ces poètes s’enviaient les uns aux autres ces poétiques inventions. Mais l’Arioste est le premier, et son tableau surpasse en sérénité et en fraîcheur toutes les pastorales du temps. Nous allons vous en traduire quelques stances ; elles sont du nombre de celles que Thérésina elle-même pouvait entendre sans que la délicate pudeur de sa mère s’en alarmât pour son enfant.

III §

{p. 91}« Là habitait un vieux pasteur, qui gardait un grand troupeau de cavales ; les juments et leurs petits paissaient çà et là, dans la vallée, les herbes tendres à l’entour des frais ruisseaux. Il y avait de distance en distance, autour de la cabane, des abris en planches où elles se réfugiaient contre les ardeurs du milieu du jour. Angélique chercha en ce moment un refuge contre sa nudité dans un de ces hangars, et y resta longtemps sans être aperçue de personne.

« Et vers l’heure du soir, après qu’elle se fut rafraîchie et qu’elle se sentit suffisamment reposée, elle s’enveloppa de quelques vieux et rudes haillons abandonnés dans cette hutte, vêtements trop contrastants avec les étoffes de luxe, vertes, jaunes, perses, bleues et pourpres, qui la paraient ordinairement ; mais, quelle que fût leur sordidité, des habits si humbles ne pouvaient déguiser ni la beauté ni la noblesse de la jeune fille.

{p. 92}« Qu’on cesse de parler de Phyllis, de Néère, d’Amaryllis, ou de la fugitive Galatée, dont la beauté ne put jamais rivaliser avec tant de charme, etc., etc. »

Elle choisit dans le troupeau la plus rapide des juments et songe à reprendre la route de l’Orient.

Le poète ici l’abandonne ; il revient à Roland dont il chante de nouveaux exploits de chevalier en faveur des dames. Roland trouve Isabelle enchaînée dans une caverne par des brigands ; il les assomme. Elle lui raconte ses peines ; l’histoire est naïve autant que pathétique :

« Je suis Isabelle, fille de l’infortuné roi de Gallicie, ou plutôt je fus fille de ce roi, car je ne suis plus maintenant que fille de la douleur, de l’infortune et des larmes ! Ce fut la faute de l’amour !… Je vivais heureuse de mon sort, aimée, jeune, riche, honnête et belle ; je suis maintenant avilie, misérable, malheureuse… Mon père allait assister à quelque tournoi dans la ville de Bayonne ; parmi les chevaliers qui venaient pour y figurer, soit qu’Amour me le fît ainsi apparaître, soit que sa valeur éclatât d’elle-même en lui, le seul Zerbin me sembla {p. 93}digne de louange ; c’était le fils du grand roi d’Écosse,

« Pour lequel, après qu’il eut donné dans la lice des preuves merveilleuses de sa chevalerie, je me sentis prise d’amour, et je ne m’aperçus que trop tard que je n’étais plus à moi-même ; et, malgré tout ce que je souffre pour lui, je ne puis m’arracher de l’esprit que je n’avais pas mal placé mon cœur, mais que je l’avais donné au plus digne et au plus beau des paladins qui soit sur la terre. »

Elle raconte comment ils s’aimèrent. « Puis, hélas ! dit-elle, après les grandes fêtes qui suivirent les combats, mon cher Zerbin retourna en Écosse ; je restai seule, pensant à lui le jour et la nuit. Je ne doute pas qu’il ne cherchât de son côté les moyens de s’unir à moi ; mais la différence de nos religions, puisqu’il est chrétien et moi sarrasine, l’empêchait de m’obtenir de mon père. Il songea à m’enlever, en abordant, au moyen d’un navire, sur la plage d’un beau jardin que mon père avait au bord de la mer. »

Complice de cet enlèvement, Isabelle fuit à toutes voiles de sa terre natale. « Avec quelle joie, s’écrie-t-elle, je ne puis le dire, espérant {p. 94}avant peu jouir de mon amour avec mon Zerbin. » Une tempête les jette sur un rivage inhabité. Zerbin s’éloigne afin d’aller chercher des chevaux pour Isabelle à la Rochelle. Pendant son absence, un des deux amis qu’il a laissés auprès d’Isabelle s’éprend d’un perfide amour pour elle. Odorie, c’est le nom de ce traître, veut entraîner dans son crime son compagnon Coribe ; celui-ci résiste. Les deux gardiens d’Isabelle se livrent un combat acharné : l’un pour la défendre, l’autre pour la ravir à Zerbin. Pendant le combat, elle prend la fuite ; Odorie abandonne le combat, la poursuit, l’atteint, veut lui faire violence ; elle pousse des cris qui sont entendus par une bande de brigands, qui la retiennent captive depuis neuf mois dans cette caverne pour la vendre ensuite aux pirates de la côte.

Roland la console et l’emmène avec lui.

Le lecteur, incertain du sort d’Isabelle, de Zerbin, de Bradamante, de Roger, d’Angélique, est transporté au siège de Paris. Ce siège est raconté dans deux chants héroïques, en stances dignes d’Homère au siège de Troie, du Tasse au siège de Jérusalem. La guerre {p. 95}n’inspira jamais mieux aucun barde ; le sang coule de la plume d’Arioste avec autant de verve que l’amour et la plaisanterie.

Les aventures héroï-comiques de Griffon, qui poursuit une maîtresse infidèle en Palestine, diversifient heureusement ces longs combats. La comédie n’a rien de plus plaisant que les tours perfides joués à Griffon par sa maîtresse, et par son lâche mais spirituel rival, à Damas. Ce rival est un Scapin chevaleresque, et la maîtresse de Griffon est une Colombine, qui transportent dans un poème épique les scènes grotesques du théâtre italien. Arioste siffle comme il chante : c’est Molière et Homère dans le même homme. Au dix-huitième chant il égale Virgile en tendresse, dans l’admirable épisode de Nisus et Euryale. Arrêtons-nous pour pleurer avec lui sur l’héroïsme de l’amitié entre Médor et Cloridan.

Une grande bataille a été livrée entre Charlemagne et les Sarrasins ; ceux-ci ont perdu leurs principaux combattants. Dardinel, leur roi, a été tué par Renaud ; son corps est resté sur le champ de bataille. Pour aller relever le cadavre de Dardinel du champ de bataille, il {p. 96}faut traverser le camp de Charlemagne ; il est nuit. Écoutez l’Arioste :

« Deux jeunes Sarrasins, entre autres, veillaient dans le camp ; tous deux d’origine obscure, nés dans la Ptolémaïde, desquels l’aventure, comme un rare exemple d’attachement, mérite d’être racontée. Ils se nommaient Cloridan et Médor ; dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, ils avaient aimé également leur prince Dardinel, et maintenant ils avaient passé la mer pour venir combattre en France avec lui.

« Cloridan, intrépide chasseur toute sa vie, était de robuste stature et d’une rare légèreté à la course ; Médor, à la fleur de ses années, avait encore les joues colorées, blanches et fraîches de l’adolescence, les yeux noirs, les cheveux dorés et bouclés ; il ressemblait à un ange du chœur le plus élevé du ciel.

« Ils étaient ensemble sur les remparts à regarder, en soupirant, le ciel de leurs yeux chargés de sommeil ; Médor, dans toutes les paroles qui lui échappaient, ne pouvait s’empêcher de se rappeler sans cesse son maître et son seigneur Dardinel d’Almonte, et de pleurer {p. 97}en pensant que ses restes allaient rester sans sépulture sur la terre. Se retournant vers son camarade : “Ô Cloridan, lui dit-il, je ne puis te dire combien le cœur me fend de ce que mon maître gît ainsi sur la terre nue, exposé à devenir la proie des loups et des corbeaux, lui qui fut toujours pour moi si tendre et si généreux : il me semble que, quand je donnerais ma vie pour préserver son corps de cet outrage, ce ne serait pas encore assez pour payer tout ce que je lui dois d’affection et de reconnaissance.

« Je suis décidé à aller, pour qu’il ne reste pas sans sépulture, le chercher et le retrouver sur le champ de bataille, et peut-être Dieu permettra-t-il que je traverse inaperçu le camp endormi de Charlemagne. Toi, demeure ici, afin que, s’il est écrit dans le ciel que je doive mourir, tu puisses raconter ma mort...”

« Cloridan reste confondu que tant de courage, tant d’amour, tant de fidélité, se révèlent dans un enfant. Il s’efforce, tant il lui porte de tendresse, de le faire renoncer à cette entreprise ; mais Médor était déterminé ou à mourir ou à recouvrir d’un peu de terre {p. 98}la tombe de son seigneur. Voyant que rien ne peut ni fléchir ni effrayer Médor, Cloridan lui répond : “Eh bien ! j’irai aussi, car quelle joie me resterait-il sur la terre, ô mon cher Médor, si j’y restais sans toi ? Il vaut mille fois mieux mourir les armes à la main avec toi, que de mourir de mon chagrin si tu étais enlevé à mon amitié ! ”

Ils traversent heureusement dans la nuit le camp ennemi.

Pendant que Médor cherche parmi les cadavres le corps de son maître, Cloridan se charge de lui ouvrir une large voie pour le retour à travers le camp ennemi. Il fond sur les chrétiens assoupis, il immole une foule de guerriers, choisissant les plus illustres. Le poète décrit en traits sanglants et pathétiques leurs divers trépas. Une stance attendrie décrit la mort d’un duc d’Albret, surpris dans son sommeil, avec son épouse qui l’accompagnait à la guerre. L’Arioste, dans cette stance digne de Pétrarque ou du poète de Françoise de Rimini, laisse échapper de son cœur un cri de pitié ou d’envie qui révèle toute une âme amoureuse de Virgile :

{p. 99}« Cloridan était parvenu jusqu’à la tente où le duc d’Albret dormait dans les bras de sa femme, tellement rapprochés l’un de l’autre que l’air lui-même n’aurait pas pu passer entre eux. Médor leur tranche les deux têtes à la fois d’un seul coup ! Ô heureuse mort ! ô destinée si douce, qu’unis comme l’étaient leurs corps, je ne doute pas que leurs âmes, également enlacées, s’en allèrent ensemble au même ciel ! »

Médor, distrait de ce carnage par l’impatience de retrouver le corps de son roi, adresse une invocation ardente à la lune pour qu’elle lui découvre enfin le cadavre. La lune l’exauce, le nuage qui la couvrait se dissipe ; Médor court en pleurant à l’endroit où gît Dardinel ; il le reconnaît à ses armes, il s’agenouille, il baigne son visage inanimé de ses larmes amères, dont un double ruisseau coulait sous ses cils ; son attitude était si pieuse, ses gémissements si tendres, que les vents eux-mêmes se seraient arrêtés pour les entendre.

Il les réprime toutefois, non pas par crainte d’être entendu des ennemis et par aucun soin de sa propre vie, dont il lui serait plus doux {p. 100}d’être délivré, mais par peur qu’on ne l’empêche d’accomplir l’œuvre pieuse pour laquelle il s’est dévoué. Les deux jeunes guerriers chargent le cadavre sur leurs épaules, afin d’en partager ainsi le poids.

Ils marchaient en silence sous ce fardeau sacré, et déjà les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel, l’ombre à s’éclaircir sur la terre, quand ils rencontrent Zerbin, qui rentrait au camp des chrétiens après avoir employé le commencement de la nuit à la poursuite des Sarrasins… Cloridan, à l’aspect de Zerbin et de son groupe de guerriers, supplie Médor d’abandonner sa charge, lui représentant qu’il serait trop insensé de perdre deux vivants pour sauver un mort.

En parlant ainsi, Cloridan jette son fardeau à terre, pensant que Médor va en faire autant ; mais cet enfant, qui aimait son maître mort plus que sa vie, le recharge seul sur ses épaules. Son ami, croyant qu’il est suivi par Médor, fuyait à toute course ; car, s’il avait su qu’il l’abandonnait ainsi à son sort, il aurait affronté mille morts au lieu d’une.

{p. 101}Les cavaliers de Zerbin les enveloppent, mais un bois ténébreux offre un asile impénétrable aux deux amis ; ils s’y jettent, on les suit. Cloridan est tué en voulant secourir Médor. Médor, toujours le corps de Dardinel dans ses bras, cherche à ravir cette chère dépouille aux ennemis en se dérobant derrière les arbres, pareil à une ourse qui défend ses petits. À la fin, Médor est vaincu. Médor, blessé, est relevé de terre par ses beaux cheveux blonds. Zerbin le couche sur l’herbe, en attendant qu’il revienne étancher généreusement le sang de sa blessure ; il s’éloigne un moment pour punir le féroce soldat qui a frappé cet enfant. Pendant cette absence du magnanime Zerbin, une jeune fille, d’un aspect royal et d’un visage éclatant de beauté, s’approche de Médor ; ses humbles vêtements sont ceux d’une bergère, mais l’élégance de sa démarche et la délicatesse de ses traits la trahissent...

C’est Angélique, l’amante ingrate de Roland, la superbe fille du roi des Indes. Depuis qu’elle avait recouvré son anneau enlevé au doigt de Roger, elle voyageait seule et sans crainte, sûre de se rendre invisible à volonté. {p. 102}L’amour qu’elle avait si longtemps bravé l’attendait dans ce bocage.

Il n’y a rien d’égal à cette scène de pitié, d’admiration et d’amour naissant entre Angélique et Médor, dans aucun poème, excepté peut-être le chant d’Haïdée dans lord Byron. Mais Haïdée est évidemment calquée sur Angélique. Or la gloire doit remonter toujours de l’imitateur au modèle. Écoutez quelques stances de ce chant des vrais amants. Le souvenir de la passion malheureuse de Roland pour Angélique y mêle au charme de la scène on ne sait quel grain de sel comique qui ajoute encore, s’il se peut, à la délicieuse saveur du sujet. C’est l’ombre du satyre portée sur le corps de Galatée dans un tableau du Titien.

Après qu’Angélique a compati par tous ses sens et par toute son âme à la beauté, à la blessure et au généreux dévouement de Médor, elle remonte sur son coursier pour aller chercher dans les prés voisins les simples dont elle connaît la vertu, afin de panser la blessure du jeune Sarrasin. Elle rencontre un vieux pasteur qui doit l’assister dans son pansement. Lisons : nous ne lirons rien de plus frais dans {p. 103}aucun poète, à moins de remonter au poème unique, mais en prose grecque, de Daphnis et Chloé.

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IV §

Mais le jour même où nous devions continuer la lecture des amours d’Angélique et de Médor, nous quittâmes avec regret la villa des collines euganéennes. Une grande fête religieuse d’été, fête pour laquelle les seigneurs italiens reviennent toujours à la ville, força la comtesse Léna à rentrer pour quelques semaines dans son palais de Venise. Le chanoine, le professeur et moi, nous fûmes de la partie.

J’aurais dû naturellement profiter de ce déplacement de la comtesse Léna et de sa maison pour continuer mon voyage vers Rome, par Pesaro et le littoral de l’Adriatique ; mais {p. 104}je ne sais quel sortilège ou quel enchantement, tout semblable aux sortilèges et aux enchantements de l’Arioste, ne me laissa même pas délibérer. Je suivis Léna et Thérésina comme si j’avais fait partie de la maison, sans savoir au juste si la magie qui m’entraînait résidait pour moi dans la mère ou dans la fille. Le charme dont je ne me rendais pas compte était le même, quoique différent. Ce tourbillon de beauté, de grâce, de bonté, de familiarité charmante dans lequel j’avais vécu quelques semaines à la villa, m’enlevait sans résistance de ma part, sans effort de la part de Léna, comme une feuille de ses jardins enlevée sous ses pas par le vent de mer.

Son palais de Venise, baigné jusqu’au vestibule par le grand canal, était trop vaste pour la fortune de la comtesse. On y sentait le vide des temps disparus. Le portique, assez vaste pour contenir une foule de clients ; l’escalier de marbre blanc à rampes moulées ; la salle des gardes, presque aussi longue et aussi large que le palais lui-même ; la tribune haute qui régnait sous les corniches ; les fresques poudreuses qui décoraient le sombre plafond ; les statues de {p. 105}nobles Vénitiens sous leur armure, qui contemplaient les passants du fond de leurs niches autour de la salle ; le parvis négligé et humide de cette salle ; les volées de colombes qui s’y abattaient librement par les fenêtres ouvertes ; le vent de mer qui faisait tinter ces vitres, mal attachées aux châssis de plomb ; enfin le léger et mélancolique clapotement des petites vagues du canal contre les marches extérieures de l’escalier : tout cela donnait au palais de Léna une apparence et comme une odeur de sépulcre, qui imposait à tous les sens une certaine langueur molle, le caractère de la ville et des habitants. Il ne fallait rien moins que tant de jeunesse, de vie et de beauté dans les hôtesses de ce palais, pour qu’un tel séjour n’assombrît pas notre société de plaisir. Mais la jeunesse et la beauté rajeunissent et embellissent jusqu’aux ruines : les fleurs les plus odorantes que le pèlerin cueille, pour respirer des souvenirs avec leur odeur dans les pages de son journal de voyage, sont celles qui croissent sur des tombeaux.

Léna et sa fille entrèrent dans une enfilade d’appartements, dont on apercevait à peine le {p. 106}fond à travers une longue avenue de portes en drap vert, toutes ouvertes. Le chanoine, le professeur et moi, on nous logea au sommet de l’édifice, dans de petites chambres à peine meublées, qui prenaient entrée sur la galerie à jour servant de corniche à la salle d’armes. Les délices de ces appartements élevés, c’étaient le soleil, la solitude, le silence : on n’y entendait d’autre bruit, le jour, que le pas boiteux du vieux majordome, traversant la salle d’armes pour aller à l’appartement de ses jeunes maîtresses, et le bruit alternatif des rames du gondolier sur le canal ; le matin, quelques roucoulements de pigeons dans les combles, et le tintement lointain des petites cloches des couvents, appelant les religieuses à l’office. Ces impressions m’étaient neuves, consonantes à l’âme et douces ; je les savourais avec autant de délices que les impressions champêtres de la villa. D’ailleurs, n’étions-nous pas sous le même toit que ces ravissantes hôtesses, qui auraient embelli pour nous même la cabane du pasteur d’Angélique ?

Après les fêtes passées, nous reprîmes nos lectures à Venise aussi régulièrement qu’à la {p. 107}villa. Le professeur n’était pas homme à démordre ; il avait apporté avec lui son Arioste aussi ponctuellement que le chanoine avait apporté son bréviaire. Seulement nous n’étions plus mollement accoudés, pour l’entendre, sous une grotte sonore rafraîchie par un jet d’eau : mais le soir, à l’heure où la gondole remplace la calèche dans les lagunes de Venise, nous laissions le gondolier louvoyer à son caprice entre les îles, aux dômes dorés par le soleil couchant, qui se détachent comme des faubourgs à l’ancre de la ville, à l’embouchure de la vaste mer ; et, à demi couchés sur les bancs, au branle de la barque, nous demandions au professeur un chant de poète pour compléter toute cette poésie du soir à Venise.

V §

« Où en étions-nous ? dit le chanoine. — Ah ! je le sais bien, moi, dit Thérésina : nous en étions à ce chant, si malheureusement interrompu {p. 108}par notre voyage, où le beau Médor, ce jeune Sarrasin, si tendre et si courageux de cœur pour sauver le corps de son maître mort, est blessé par les féroces Écossais de Zerbin, et où la belle Angélique, touchée de sa jeunesse et de sa beauté, va cueillir des simples dans les prés pour guérir ce charmant païen. »

Léna sourit légèrement en admirant la mémoire heureuse de la jeune fille : « Qu’aurait-elle pu retenir de plus analogue à son âge et à son imagination d’enfant ? dit-elle, Eh bien, lisons avec confiance, ajouta-t-elle, si le canonico n’a pas mis trop de sinets à ce chant de jeunesse. — C’est une pastorale, dit le professeur, une pastorale dans une épopée. Ne craignez rien : cela rafraîchit, cela ne brûle pas l’âme. N’avez-vous pas dans la galerie du palais de charmants tableaux de bergeries et de nymphes, entremêlés à vos tableaux de religion ou de batailles ? Ce qui est dangereux pour ces jeunes âmes, ce ne sont pas les beautés de l’imagination, ce sont ses laideurs. Des scènes de bonheur sont les perspectives de la vie : vous en faites peindre sur les murs de vos villas et de vos palais ; ne craignez pas d’en peindre sur {p. 109}la toile vivante de l’imagination fraîche et chaste de la jeunesse. Ces perspectives du cœur sont les beaux rêves de la vie : rêver beau, c’est le bonheur. — Et c’est aussi la vertu, dit le chanoine. — Rêvons donc », dit Léna.

Alors le professeur rouvrit le livre, juste à la stance si bien remémorée par la naïve Thérésina.

VI §

« Angélique rencontre un pasteur parcourant à cheval le bocage à la recherche d’une jeune cavale qui s’était échappée déjà depuis deux jours de l’enceinte où elle était parquée avec le troupeau ; elle emmène avec elle le berger à la place où Médor, perdant toute sa vigueur avec le sang qui coulait de sa poitrine, en teignait l’herbe à l’entour et paraissait prêt à défaillir pour toujours.

« Angélique descend de son coursier et fait descendre comme elle le pasteur ; elle pile à l’aide d’une pierre les simples, en fait découler {p. 110}le suc entre ses blanches mains ; elle le distille et l’étend sur le sein, sur les flancs et sur les hanches du blessé ; la salutaire liqueur arrête le sang et rend la vie à Médor.

« Il reprit assez de force pour qu’elle pût le faire monter sur la jument du berger ; mais Médor se refuse à s’éloigner tant qu’il n’a pas recouvert de la terre de la sépulture le corps de son roi et celui de Cloridan. Après ces pieux devoirs accomplis, il suit Angélique où il lui plaît de le mener ; elle le conduit par compassion dans l’humble cabane du berger resté auprès d’elle.

« Elle ne consent pas à le laisser repartir tant qu’il n’est pas rétabli en parfaite santé, tant la tendre pitié qu’elle a éprouvée à son premier aspect, étendu sur la terre, puis, après le premier étonnement, tant sa beauté, sa grâce, ses manières, lui mordent le cœur d’une lime invisible : elle sent cette lime lui ronger peu à peu le cœur, qui se consume enfin tout entier d’une flamme amoureuse.

« L’habitation du berger, assez commode et assez belle pour une chaumière, était située dans un petit vallon en plaine entre deux {p. 111}montagnes ; il l’habitait avec sa femme et ses petits enfants. Construite par lui tout nouvellement, tout y était neuf et propre de fraîcheur. C’est là que Médor fut promptement rétabli par les soins de la jeune fille ; mais, en moins de temps encore, elle sentit qu’elle avait au cœur une blessure plus profonde que celle qu’elle venait de guérir.

« Plus l’une se referme et se rassainit, plus l’autre s’élargit et s’envenime. Le beau jeune homme se remet à vue d’œil ; elle, au contraire, tantôt glacée, tantôt brûlante, languit d’une incurable fièvre. De jour en jour, la beauté de Médor fleurit ; de jour en jour, la malheureuse sent la sienne se flétrir, comme une neige tombée après la saison, que les rayons du soleil fondent dans un lieu sauvage.

« Si elle ne veut pas mourir de son amour, il est temps qu’elle prenne sur elle de le révéler, car il n’est pas à espérer que Médor ose l’encourager à un tel aveu.

« Elle demande enfin pitié à celui qui l’a percée d’un tel coup sans le savoir. »

Ici le poète, par une apostrophe tragi-comique, qui sort d’elle-même du sujet, tourne sa {p. 112}pensée vers Roland, l’amant obstiné et toujours malheureux d’Angélique.

« Ô comte Roland ! ô roi de Circassie ! votre éclatante valeur, dites-moi, à quoi vous sert-elle ? » Il en adresse autant aux autres héros adorateurs d’Angélique : Agrican et Ferragus.

Puis il reprend la note sérieuse et tendre pour raconter la félicité des deux amants dans la solitude :

« Angélique laissa cueillir à Médor la première rose d’un sentiment qui n’avait encore été respiré par personne. Jamais jeune fille ne savoura une telle ivresse que celle qu’elle trouva dans ce jardin où se cachait et où se légitimait son amour. Les saintes cérémonies consacrèrent ce mariage, où elle eut pour marraine la femme du berger sous les auspices du tendre amour.

« L’humble cabane vit célébrer ces noces mystérieuses avec la solennité rustique qu’une telle solitude comportait. Les deux amants y séjournèrent plusieurs mois, pour en savourer seul à seule les délices. »

Bien que la description de cette retraite {p. 113}conjugale soit irréprochable, le chanoine avait mis le sinet sur quelques stances. Nous ne les traduisons pas, par le scrupule, peut-être excessif, d’une langue plus réservée que l’italien ; mais le doux loisir des deux nouveaux époux, dans un lieu enchanté et solitaire, égale tout ce que les églogues de Virgile et les pastorales du Tasse ont de plus langoureux.

Si Angélique s’asseyait à l’ombre ou si elle s’éloignait de la cabane, le jour, la nuit, elle avait le beau jeune homme à ses côtés, le matin et le soir ; tantôt cette rive du ruisseau, tantôt un antre elle allait cherchant, ou bien quelque prairie verdoyante ; au milieu du jour, une grotte les couvrait de son ombre.

« Dans ces doux entretiens, partout où un jeune arbre à la tige droite et élancée croissait au bord d’une source ou sur la rive d’un courant d’eau limpide, son écorce était à l’instant gravée avec l’aiguille d’Angélique ou avec le couteau de Médor. De même, s’ils venaient à découvrir un rocher d’un grain moins dur que les autres, et en dehors de la cabane, et dedans contre les murailles, les noms d’Angélique et de Médor, enlacés l’un dans l’autre par {p. 114}différents dessins, se lisaient en lettres intarissables. »

Enfin ils s’éloignent à regret, après un long séjour, de la cabane ; Angélique, pour récompenser le pasteur et sa famille, leur laisse un bijou sans prix qu’elle a reçu de Roland. Elle s’achemine avec son jeune époux vers les Indes, où elle va faire couronner Médor roi du Cathay.

VII §

Ici le poète s’amuse de nouveau à éluder la curiosité de son lecteur par une autre curiosité. Il se complaît, pendant deux mille vers, à raconter vingt aventures épisodiques de Marphise, de Bradamante, de Roger, de Griffon, de paladins, d’amazones, de fées, d’enchanteurs.

Ce n’est qu’au vingt-troisième chant que l’on revient à Roland, le véritable héros, mais le héros toujours oublié du poème. L’aventure qui le ramène sur la scène n’est plus héroïque {p. 115}et n’est pas même comique : car on ne rit pas d’une infirmité physique et morale, telle que la folie, surtout quand c’est une passion tendre qui enlève la raison à un héros.

La scène où Roland perd la raison en trouvant des preuves trop convaincantes de l’infidélité d’Angélique est admirablement inventée, et racontée avec autant de perfection de détails que la scène des amours d’Angélique et de Médor.

Roland, en courant une de ses aventures, arrive au vallon naguère habité par Angélique et Médor, sans se douter que ce beau lieu a été le théâtre de son infortune amoureuse.

« Il arrive, dit la stance, au bord d’un ruisseau qui semblait rouler des lames de cristal ; une riante prairie fleurissait sur ses rives, prairie émaillée de couleurs, les plus fraîches et les plus flatteuses à l’œil, parsemée de bouquets d’arbres élégants et majestueux.

« C’était l’heure où l’ardeur du jour fait chercher l’ombre des grottes aux rudes troupeaux et au pasteur dépouillé du poids de ses vêtements. Les armes et l’écu de Roland pesaient à ses membres brûlants ; il entra pour {p. 116}se délasser un moment dans la grotte. Mais il y trouva un terrible et cruel refuge, et l’heure la plus funeste et la plus malheureuse de sa vie.

« En parcourant des pas et du regard les alentours de la grotte, il vit des caractères gravés sur l’écorce de tous les arbrisseaux qui croissaient auprès de la source, et aussitôt qu’il y eut attaché les yeux avec attention, il fut trop convaincu que ces caractères étaient gravés par la main de sa divinité terrestre ; cet antre et cette source étaient un des sites que j’ai décrits plus haut, que la belle reine du Cathay avec son cher Médor fréquentaient le plus souvent, parce que c’était le lieu de repos le plus voisin de la cabane du berger.

« Il lit de tous côtés les noms d’Angélique et de Médor, enlacés ensemble dans des nœuds d’amour ; autant de lettres, autant de clous acérés qui lui transpercent le cœur. Il s’efforce de croire qu’il se trompe, et qu’une autre main que celle d’Angélique a écrit son nom sur ces écorces ; puis il se dit : “Ah ! je connais trop ces caractères, je les ai tant vus et tant lus dans un autre temps ! Mais peut-être qu’elle {p. 117}s’est figuré un autre Médor imaginaire pour se faire illusion à elle-même, et qu’elle pense à moi en me donnant ce surnom dans son cœur !…” En cherchant ainsi à se tromper lui-même, Roland arrive à l’endroit où les deux collines, en se recourbant, enclosent la belle fontaine… Là les noms plus nombreux encore sur les troncs des hêtres, et des inscriptions commémoratives sur les rochers de l’antre, ne lui laissent plus de doute et enfoncent mille pointes de poignards dans son cœur. Médor, dans des vers tendres et amoureux, y remerciait les arbrisseaux, les gazons verts, les ondes limpides, la caverne obscure, les ombres rafraîchissantes, des douces heures qu’il avait passées avec l’incomparable Angélique, fille de Galafron. Il y suppliait tous les amants, chevaliers, demoiselles, que le hasard amènerait dans ces lieux, de bénir ces gazons, ces ombres, ces antres, ces ruisseaux, ces arbustes, et de demander pour eux au ciel ou aux nymphes les douces influences du soleil et de la lune.

« Une main glacée lui serre le cœur, son désespoir muet ne peut s’échapper ni en paroles, ni en cris : comme un vase à large circonférence {p. 118}et au cou étroit, quand on le renverse de sa base à son orifice, ne peut laisser écouler son contenu, car la liqueur pressée de sortir se hâte vers l’ouverture, et, se faisant obstacle à elle-même, ne peut s’écouler que goutte à goutte sous son propre poids. »

Enfin il arrive, espérant encore, jusqu’à la cabane du berger. Le berger et sa famille lui racontent innocemment le séjour d’Angélique et de Médor dans leur cabane, leur union, leur félicité, leur départ pour les Indes ; ils lui montrent avec orgueil le bracelet précieux qu’Angélique leur a laissé en mémoire de son séjour ici.

Ce fut le coup de hache qui trancha sa raison avec son espoir ; cette couche, cette cabane de berger, ce vallon, lui deviennent si odieux que, sans attendre ni le lever de la lune ni celui de l’aube, il prend ses armes, il remonte sur son cheval, il s’enfonce dans le plus épais du bois, et, quand il se sent enfin seul, il répand en cris et en hurlements sa douleur !… Au lever du jour, il croit voir sa honte et les railleries de Médor gravées sur les montagnes et sur toute la nature. Enfin, après des transports {p. 119}qui fendraient les rochers, il devient fou. La hideuse description de sa folie, vantée comme un prodige de force poétique par les critiques italiens et même français, est selon nous une plaisanterie déplacée, plus propre à contrister le rire sur les lèvres qu’à le provoquer ; ce qui dégoûte cesse de charmer. La folie même de don Quichotte est moins répugnante ; elle est une manie ridicule, et non une démence furieuse. Mais Arioste, transportant son lecteur dans une loge de fou, et se complaisant à montrer son héros dans la sordide nudité d’une bête féroce, privée même de son instinct, nous paraît avoir commis une faute non-seulement contre le sentiment, mais contre le goût. Nous ne citerons donc rien ici de cette frénésie hideuse sur laquelle roule toute la machine du poème pendant plusieurs chants.

VIII §

L’Arioste retrouve toute sa délicatesse de pinceau et tout le pathétique de son âme dans {p. 120}l’épisode d’Isabelle et de Zerbin, une des plus touchantes compositions de toutes les langues. L’amour et la vertu l’inspirent mieux que la démence et le ridicule. On peut badiner avec l’esprit, mais il ne faut pas badiner avec l’amour. L’Arioste se montre dans cet épisode aussi tendre amant que grand poète.

Zerbin et Isabelle, deux amants dont nous avons déjà parlé dans le commencement des aventures de Roger, arrivent ensemble dans le beau lieu où Roland a perdu le sens et jeté ses armes. Zerbin, par une respectueuse pitié pour le héros, élève un trophée de ces armes ; il ne veut pas que l’épée de Roland soit profanée par une main étrangère. Mandricaud veut s’emparer de l’épée, Zerbin la défend contre ce féroce profanateur en combat singulier. Isabelle, tremblante, assiste au combat ; Zerbin a sa cuirasse fendue de la tête au cœur par l’épée de Mandricaud ; mais ce premier coup, dit le poète, ne pénètre qu’à peine au-dessous de la peau de Zerbin ; son sang tiède dessine en coulant une longue ligne de pourpre sur sa cuirasse éclatante. « Ainsi j’ai vu quelquefois, dit le poète, qui revient en esprit au souvenir {p. 121}de la belle veuve florentine qu’il adore ; ainsi j’ai vu une ligne de pourpre partager une belle toile d’argent sous cette blanche main qui déchire également en deux mon cœur ! »

Zerbin succombe sous un coup plus mortel ; couché sur l’herbe dans son sang, ses derniers adieux à Isabelle, et ses derniers soupirs recueillis par les lèvres de cette amante sont des sanglots écrits pour l’éternelle consonance des cœurs aimants séparés par la mort. Tibulle n’a pas écrit en larmes plus tièdes les transes et les épanchements de l’amour malheureux. On voit que la sensibilité était le fond de ce génie de l’Arioste. Un ermite aide l’amante désespérée à relever le corps de Zerbin pour l’emporter jusqu’à son ermitage ; Isabelle est décidée à ne jamais s’en séparer. L’ermite la console par les espérances célestes, les seules capables de rattacher Isabelle à la vie. Il lui propose de l’accompagner jusqu’à une abbaye de Provence, où elle fera ensevelir Zerbin et où elle restera gardienne pieuse de sa relique si chère. Ils ensevelissent ensemble le corps embaumé de Zerbin dans un riche cercueil ; ils le chargent sur {p. 122}le cheval du jeune guerrier, et voyagent ensemble à pied derrière le cercueil.

IX §

Rodomont, le roi d’Alger, les rencontre malheureusement dans un sentier de la forêt où il s’est retiré non loin de cette abbaye de Provence. Les charmes d’Isabelle, quoique pâlis par les larmes, lui ravissent le cœur ; il terrasse l’ermite, il le lance dans la mer ; il menace Isabelle d’attenter à sa douleur et à sa pureté. La fidèle amante conçoit subitement l’idée d’une ruse pieuse qui sauvera sa vertu en sacrifiant sa vie. Elle feint de se rendre à ses désirs, mais elle veut, dit-elle, lui faire avant un présent plus précieux pour un guerrier que le cœur de toutes les princesses de la terre. Je connais, lui dit-elle, et j’aperçois près d’ici une herbe miraculeuse ; elle a la vertu de rendre invulnérable le chevalier qui s’est une fois baigné dans un bain où cette plante a été bouillie. {p. 123}Rodomont pourra, ajoute Isabelle, en faire l’épreuve sur elle-même, avant d’éprouver la vertu de cette plante. Le roi d’Alger consent, à ce prix, à ajourner ses violences. Isabelle cueille çà et là toutes les herbes qu’elle feint de choisir pour son expérience ; elle se baigne dans la source où elle a jeté les herbes. Puis elle présente sa belle tête, ce front pur, ce cou d’ivoire au glaive de Rodomont. Le Sarrasin, trompé par l’assurance de la victime, tombe dans ce piége de vertu ; du revers de son épée il frappe le cou de la jeune fille, croyant que son épée se brisera dans sa main, mais la charmante tête d’Isabelle roule à ses pieds dans l’herbe et bondit trois fois en balbutiant encore le nom de Zerbin !… Ainsi la jeune martyre de l’amour, de la chasteté et de la religion avait échappé à la fois à l’infidélité, à la profanation et au suicide en se faisant immoler par son tyran.

« Volez heureuse dans l’éternel séjour, âme fidèle et tendre, s’écrie en finissant l’Arioste ; puissent mes faibles chants immortaliser en vous le modèle des chastes amants ! » Puis, en l’honneur de la victime, il fait décréter dans {p. 124}le ciel que toutes celles qui porteront sur la terre le nom d’Isabelle seront douées des mêmes charmes et des mêmes vertus. Adulation prophétique soit aux princesses de la maison de Ferrare, soit à la dame de Florence qui portait ce nom cher au poète.

On ne peut assez admirer dans cet épisode une des plus touchantes conceptions de ce martyrologe de la vertu ou de cette épopée de l’amour. La chevalerie seule fournit de pareils textes de poésie aux trouvères du moyen âge chrétien. Cette admirable aventure est malheureusement coupée par le poète en trois tronçons que nous avons rassemblés, épars dans le poème, pour la présenter dans son ensemble à vos yeux.

Revenons :

X §

L’histoire de Richardet, frère de Bradamante, amante de Roger, et de Fiordalisa, amante de Richardet, est dans un genre opposé {p. 125}une des plus ravissantes débauches d’imagination d’Arioste ; mais le chanoine y avait mis avec raison le sinet fatal qui nous en interdisait la lecture. Ces images trop licencieuses ne pouvaient effleurer seulement l’imagination de Thérésina, ni même de sa mère. La gaieté des aventures n’en sauvait pas assez la légèreté. On ne conçoit guère aujourd’hui comment la pudeur des princesses et des dames de la cour de Ferrare tolérait de tels écrits lus à haute voix pendant les soirées au palais. On conçoit moins encore comment la cour de Rome, gardienne des mœurs, autorisait par trois brefs l’impression de telles jovialités. Mais les temps ont leur innocence.

Le chant qui contient l’histoire de Joconde ne forme plus seulement disparate, mais scandale dans le poème ; il devrait être déchiré de toute édition populaire de l’Arioste. La Fontaine l’a imité à sa manière dans le volume ordurier de ses Contes ; mais ce volume, feuilleté par le seul libertinage, est soigneusement écarté des yeux de l’enfance et de la jeunesse. La Fontaine, au reste, a la main bien moins légère et bien moins délicate dans Joconde que l’Arioste ; {p. 126}l’un est badin, l’autre est lubrique : c’est qu’Arioste écrivait pour un âge d’innocence, et la Fontaine pour un âge de corruption. Il n’y a que de la jeunesse et de la gaieté dans Arioste, il y a de la vieillesse et du cynisme dans les Contes de la Fontaine.

XI §

Tout à coup Arioste redevient grave en faisant parcourir à Bradamante la galerie d’un château enchanté dans lequel des tableaux prophétiques font apparaître d’avance à ses yeux toute l’histoire de la maison d’Este, mêlée à l’histoire de l’Europe moderne ; il s’élance de là à la suite d’Astolphe monté sur l’hippogriffe, et qui jetait du haut des airs un coup d’œil géographique sur l’univers. Astolphe s’abat sur le paradis terrestre où saint Jean l’Évangéliste lui enseigne les moyens de faire retrouver à Roland son bon sens. Saint Jean conduit Astolphe dans la lune. Ici, dans une revue satirique très plaisante de toutes les folies {p. 127}de l’espèce humaine, l’Arioste énumère les inanités de ce bas monde et les illusions dont se composent nos passions ; des montagnes de sottises s’élèvent sous ses yeux.

Il vit aussi, parmi tant de choses perdues, ce qu’il croyait et ce que nous croyons tous posséder en si grande abondance que jamais nous ne prions le ciel de nous l’accorder, hélas ! c’est le bon sens. Oh ! que le vallon en contenait ! Il y en avait une montagne, qui occupait plus d’espace que tout le reste ensemble. Le bon sens y paraissait sous la forme d’une liqueur très subtile et très prompte à s’évaporer ; il était, en conséquence, renfermé dans une multitude de petites bouteilles, plus ou moins grandes. Toutes étaient hermétiquement fermées. La plus grande de toutes fut facile à reconnaître : elle renfermait le bon sens du malheureux comte d’Angers ; elle en était pleine en entier, et de plus il était écrit dessus : Bon sens du paladin Roland.

Vous êtes transporté de la lune sous les murs d’Arles, que les Sarrasins et les chrétiens se disputent. La belle guerrière Marphise, sœur de Roger, mais que Roger ne connaît {p. 128}pas, vit dans le camp avec ce héros et semble lui faire oublier Bradamante. Celle-ci, avertie par des bruits calomnieux de l’amour de Marphise pour Roger, arrive au camp, combat celle qu’elle croit sa rivale, combat Roger lui-même, triomphe partout ; le fantôme d’Atlant, envoyé du ciel, dévoile enfin aux trois combattants leur malentendu. Roger reconnaît sa sœur dans Marphise ; Bradamante embrasse son amie dans sa rivale ; Roger, suivi de sa sœur Marphise et de sa fiancée Bradamante, tous trois armés, partent à la recherche d’autres aventures. Ils en rencontrent d’aussi merveilleuses qu’elles sont pathétiques ; mais on s’épuiserait à relever tout ce qu’il y a d’inépuisable dans cette féconde imagination. Ce poème suffirait à fournir les matériaux de cent poèmes.

XII §

Astolphe rencontre Roland au bord de la mer ; il lui fait respirer son bon sens avec la {p. 129}liqueur qu’il a apportée de la lune. À l’instant où il recouvre sa raison, le héros déteste la perfide Angélique.

Roger, pendant ces événements, fait naufrage et se sauve seul à la nage dans une île déserte ; il y trouve un ermite qui l’instruit dans la foi chrétienne. L’ermite avait bâti de ses mains une petite chapelle, tournée vers l’Orient, qu’il avait ornée avec soin des coquillages et des dépouilles que la mer jetait sur la côte. Le flanc opposé de la montagne offrait un aspect bien plus agréable et était bien différent de celui que Roger avait été forcé de gravir. Un petit bois descendait en pente douce jusqu’à la mer ; le laurier, le myrte, le genièvre, le palmier chargé de dattes, et des arbres fruitiers, y croissaient sans culture, et leur fraîcheur était entretenue par une fontaine pure qui, du haut du rocher, se distribuait en filets et tombait en petites cascades entre ces arbres féconds.

L’ermite habitait depuis quarante ans cet ermitage, qu’il semblait que le ciel eût choisi pour l’entretenir sans cesse dans la prière et la contemplation. La vie frugale et saine qu’il y {p. 130}menait l’avait fait parvenir à quatre-vingts ans, sans les infirmités qui tourmentent les faibles mortels.

L’ermite alluma promptement du feu, couvrit la table de dattes et des fruits de la saison. Roger sécha ses habits, reprit des forces, et prêta de toute son âme une oreille attentive aux grandes vérités de notre sainte loi. L’ermite, touché de ses dispositions, n’hésita pas à lui conférer, dès le lendemain, le sacrement du baptême.

Roger, s’accommodant assez bien de cette habitation de l’ermite et d’une chère frugale, passa plusieurs jours avec le saint anachorète, qui, non-seulement lui parlait de tout ce qui tient à la religion, mais l’instruisait aussi sur son départ prochain, et même sur la postérité que le ciel lui destinait. Tout cet épisode respire la sérieuse piété du Tasse et de Milton.

On passe de là, avec une surprise que les mœurs seules du temps expliquent, à un chant rempli tout entier par l’histoire du petit chien qui sème les perles, conte de fées dont les détails égalent Boccace en grâce et le surpassent en poésie. Quoi de plus charmant que la description {p. 131}des gentillesses du petit chien, conduit par l’amant déguisé en ménétrier mendiant ?

Adonis s’arrêta près de quelques cabanes voisines du château, jouant d’une petite flûte, au son de laquelle le petit chien se mit à danser. Le bruit des tours, de la danse et de la beauté de ce petit animal parvint bientôt jusqu’à la belle Argie : elle fit appeler le pèlerin dans sa cour, et c’est ainsi que commença l’aventure que le destin réservait au vieux sénateur.

Le pèlerin se mit aussitôt à jouer plusieurs airs différents, et le petit chien, ajustant ses sauts à la mesure, exécuta des danses variées de tous les pays, et parut obéir à son maître avec tant d’intelligence que tous ceux qui le regardaient ne prenaient pas le temps de cligner les yeux et osaient à peine respirer.

Argie sentit le plus ardent désir de posséder un petit chien si charmant, et envoya sa nourrice pour parler au pèlerin, auquel elle fit offrir un prix considérable. L’adroit pèlerin se mit à sourire : « Ah ! vraiment, quand vous auriez autant de trésors {p. 132}qu’en pourrait désirer une femme intéressée, vous n’auriez pas de quoi payer seulement une des petites pattes de mon chien, et pour vous prouver que je dis la vérité, venez au moins avec moi », dit-il à la nourrice en la tirant à part. Il pria l’épagneul de faire présent d’une belle pièce d’or à cette bonne dame. Le petit chien ne fit que se secouer, la pièce tomba sur-le-champ. Le pèlerin la fit accepter à la nourrice, en lui disant : « Vous voyez de quelle utilité ce charmant petit animal m’est sans cesse ; je ne lui demande jamais rien qu’il ne me le donne à l’instant. Bagues, joyaux, diamants, perles, riches habillements même, il me fournit tout ce que je veux. Vous pouvez donc dire à votre belle maîtresse que mon chien peut passer en sa puissance, mais il n’est aucun trésor qui le puisse payer. »

XIII §

La fin de ce récit, quoique ingénieuse, est cynique ; on regrette que la plume presque incontaminée {p. 133}de l’Arioste s’y soit salie d’une image plus qu’obscène. Le chanoine n’avait pas seulement mis un sinet ici, il avait déchiré la page tout entière. À cela près, ce conte de fées est une des plus légères arabesques dont un poète héroï-comique ait jamais égayé son récit.

XIV §

Après avoir déridé ainsi ses lecteurs, l’Arioste revient à Roger ; il le conduit à Paris, auprès de Charlemagne. Roger demande Bradamante en mariage ; Charlemagne la lui refuse : il la réserve pour Léon, fils de l’empereur de Constantinople. Bradamante s’indigne ; elle obtient de n’épouser que le chevalier par qui elle aura été vaincue dans un combat singulier. Elle quitte furtivement la cour, elle est captive dans un château fort. Roger part de son côté pour aller tuer son rival Léon dans l’empire de Constantinople. Il combat à la tête des Bulgares contre Constantin et Léon, son {p. 134}fils ; il fait triompher les Bulgares. Surpris par trahison pendant son sommeil par un traître, il est conduit à Constantinople et livré à Théodora dont il a tué le fils dans la bataille. Enfermé par Théodora dans une tour obscure, on le fait languir de faim et de soif pour prolonger son agonie.

Cependant on publie, dans Constantinople, que Bradamante sera le prix de celui qui triomphera d’elle. Le généreux Léon, indigné de la lâche vengeance de Théodora sa tante, étrangle le geôlier de Roger, le délivre du cachot, lui rend son cheval et ses armes. Ignorant que ce captif délivré par lui soit un rival, mais témoin de ses exploits incomparables dans la bataille contre les Grecs, Léon, aussi modeste qu’il est amoureux, propose à Roger de prendre son casque, sa cuirasse, son cheval, et de combattre à sa place contre Bradamante. Charlemagne, sa cour, Bradamante elle-même, croiront que c’est lui, Léon, qui a conquis ainsi l’héroïque beauté que les chevaliers se disputent. Roger est forcé, par sa reconnaissance envers Léon son libérateur, de se prêter à ce subterfuge ; mais il gémit tout bas des coups qu’il {p. 135}sera obligé de porter à celle qu’il adore. Il se déguise à tous les yeux ; il combat à pied de peur que son cheval Frontin, si souvent caressé par Bradamante, ne la reconnaisse ; il prend une lance du bois le plus fragile, il en émousse la pointe ; il revêt la cotte de mailles de Léon. La description du combat est plus homérique encore que chevaleresque. L’Arioste y prodigue les plus majestueuses et les plus terribles images de la nature. Bradamante, après un combat qui dure d’un soleil à la nuit, s’irrite de plus en plus de son impuissance. « Ô malheureuse Bradamante ! s’écrie le poète, si tu savais que celui dont ta colère et ta honte te font désirer la mort est ce Roger qui t’est plus cher que ta propre vie, c’est contre ton sein que tu tournerais ce fer que tu fais tomber sur sa tête ! » On sépare les combattants sans que Roger ait fait ou reçu une blessure. Les pairs de Charlemagne décident qu’après un si rude assaut supporté sans défaite par le prétendu Léon, Bradamante doit être le prix légitime de sa valeur.

Pendant la nuit, Roger, à qui Léon a rendu son armure véritable, s’éloigne furtivement du {p. 136}camp, monté sur Frontin et marchant au hasard où son cheval le mène ; ses pleurs lui voilaient le chemin. Il se résout à mourir de sa propre main dans la forêt ; il desselle Frontin et l’abandonne à lui-même, après l’avoir embrassé comme ayant été si cher à sa Bradamante.

Bradamante, de son côté, ne poussait pas des gémissements moins douloureux. Mais la guerrière Marphise, sœur de Roger, se présente à Charlemagne au moment où ce roi des chrétiens va livrer Bradamante à Léon. Elle déclare que cette belle héroïne est déjà l’épouse de son frère Roger. On interroge Bradamante ; elle baisse les yeux et se tait, ne voulant ni mentir ni déjouer la bonne intention de Marphise. Roland et Renaud, neveux de Charlemagne, se réjouissent de ce que la fleur des héroïnes de leur armée ne deviendra pas la dépouille d’un prince grec ; les pairs décident que Roger et Léon combattront l’un contre l’autre, et que le sort des armes prononcera entre eux de la possession de Bradamante. Léon y consent, décidé à se laisser vaincre et tuer plutôt que d’attenter aux jours et au bonheur {p. 137}de son ami Roger. Mais Roger a disparu et ne revient pas.

Le généreux Léon le cherche partout, parvient à le découvrir, l’arrache à son désespoir, le ramène au camp, avoue à Charlemagne la ruse du travestissement, obtient Bradamante pour son ami. Le mariage des deux amants s’accomplit au milieu des fêtes dans la cour de Charlemagne. Roger, toujours héros au milieu de son bonheur, tue le jour même de ses noces le féroce Rodomont. Ainsi finit par un démasquement général ce poème rempli de travestissements et d’imbroglios tantôt héroïques, tantôt comiques ; les derniers chants qui rendent à chacun et à chacune son nom, sa gloire, son amant, son amante, ressemblent à ce dernier jour du carnaval de Venise, et à ce premier jour de pénitence où tous les masques tombent à la fois de tous les visages, et où les costumes de fantaisie et les déguisements des saturnales font place à la vérité des figures et au bon sens. Mais on sort de cette lecture comme d’un long bal masqué avec le tourbillon dans la tête, la confusion dans l’esprit, l’ivresse dans l’imagination {p. 138}, le vide dans le cœur. On s’est amusé, mais on s’est peu intéressé ; le plaisir trop long devient lassitude. En résumant notre impression, cette lassitude devient le véritable jugement de ce poème : il est charmant, mais il est trop long ; c’est là son seul défaut, mais c’est le défaut du plaisir : la satiété !

XV §

Cependant ce défaut est encore la gloire de l’Arioste ; car, s’il fatigue le lecteur, il ne se fatigue jamais lui-même. Il a chanté pendant vingt ans le Roland furieux, et, si l’homme était éternel, on voit qu’il chanterait avec la même verve pendant l’éternité.

Le dernier soir de notre lecture en commun dans la gondole fut aussi le dernier soir de notre séjour à Venise. Le chanoine n’écoutait plus : il lisait pieusement son bréviaire à l’avant de la barque. Le professeur, toujours enthousiaste de son poète favori, s’efforçait en vain depuis quelques jours de rappeler notre {p. 139}attention par ses inflexions de voix étudiées sur les délicatesses de style des derniers chants. Thérésina, les yeux couverts par les tresses dénouées de ses fins cheveux blonds, dormait au branle de la gondole sur le bras de marbre de sa mère. Léna tantôt souriait par complaisance pour le professeur, tantôt paraissait rêveuse suivre de l’œil sur la mer les fantômes du poète ou d’autres fantômes de son propre cœur. Quant à moi, je ne riais déjà plus des facétieuses fantaisies de l’Arioste ; l’ombre de la prochaine séparation pesait évidemment sur l’esprit de tous.

Notre bonheur, bonheur vague, indéterminé, indécis comme l’horizon du soir sur l’Adriatique, allait finir avec le volume. Était-ce la mère, était-ce la fille dont j’allais regretter le plus douloureusement la présence et promener le plus loin l’image ? Je ne le savais pas, je ne cherchais pas à le savoir ; mais c’était l’ensemble de cette situation, c’était ce groupe aimable, naïf, accompli, dont chaque figure était nécessaire à l’autre, et dont on ne pouvait en détacher une sans que le charme fût anéanti.

{p. 140}La souriante Léna semblait préoccupée des mêmes pensées que moi, sans se rendre compte davantage de la nature de ses impressions. Cette longue lecture de l’Arioste et les milliers d’imaginations tendres et chimériques que cette lecture fait flotter dans l’esprit paraissaient avoir pris un corps et une âme dans sa pensée, mais quel corps et quelle âme ? nous n’osions pas le lui demander, et elle-même ne se le disait peut-être pas encore. Quoi qu’il en fût, ce livre, commencé dans la gaieté, se terminait dans la mélancolie ; l’imagination, à dix-neuf ans et à vingt-sept ans, est une puissance qu’il ne faut pas solliciter trop vivement, même par des badinages ; les feux follets de l’Arioste ont pu allumer quelquefois des volcans du cœur.

« Eh bien ! que pensez-vous de tout cela ? me dit Léna à la fin de la soirée, en s’efforçant de provoquer un sourire de mes lèvres par un demi-sourire de son beau visage. — Moi, dis-je, je n’y pense déjà plus ; mais je penserai éternellement à la scène et à la société où j’ai écouté ces badinages d’un grand poète ! Un grand poète cependant est-il fait pour badiner {p. 141}toujours ? Demandez-le à Thérésina ; est-ce que vingt fois, pendant la lecture, au moment où les touchantes aventures de Ginevra, d’Angélique, de Médor, d’Isabelle, suspendaient sa respiration et faisaient nager ses yeux dans une rosée de larmes, elle n’a pas frappé du pied avec impatience le pavé de la grotte ou le plancher de la gondole en maudissant le poète ? Pourquoi ? parce qu’il se remettait à badiner au milieu d’une scène pathétique, et qu’il se plaisait à changer les larmes en rire. Or, quand le visage passe ainsi sans cesse du rire aux larmes et des larmes au rire, qu’arrive-t-il ? C’est que le visage grimace au lieu d’être attendri, c’est qu’il y a une perpétuelle convulsion sur les traits comme dans le cœur, par suite de l’impression contradictoire et du changement brusque de température que le poète donne ainsi à l’âme en soufflant le chaud et le froid. — Ah ! c’est bien cela, s’écria la charmante enfant, en applaudissant à ma critique ; il me semblait à chaque instant que le poète, en se moquant de lui et de moi, me jetait de l’eau tiède et de l’eau glacée dans le cœur ! Voilà pourquoi, malgré tout le plaisir que j’ai {p. 142}éprouvé en écoutant les belles histoires de Ginevra et d’Isabelle, je ne l’aime pas, votre poète ; il a trop l’air de se moquer de moi.

— Vous le voyez, dis-je à la comtesse, voilà la critique de la nature ; c’est aussi la mienne, c’est aussi la vôtre, j’en suis sûr. »

Elle fit un signe d’assentiment. « Mais ce n’est pas la mienne, dit avec une certaine supériorité de ton le professeur : ce que vous appelez un défaut, vous autres jeunes cœurs et jeunes esprits, c’est précisément la qualité exquise et véritablement philosophique de l’Arioste. Il sait jouer avec la vie ; il effleure la nature, il ne l’épuise pas ; il sait que le cœur humain est un instrument à deux cordes dont l’une est tristesse, l’autre gaieté, et, en touchant ces deux cordes tour à tour, il produit une harmonie tempérée et douce qui est précisément l’équilibre vrai de cette vie, mêlée de gémissements et d’éclats de rire. Quand vous aurez pris plus d’années, vous lui rendrez plus de justice, et, tout en reconnaissant en lui le plus amusant des poètes, vous y reconnaîtrez le plus agréable des philosophes. Son épopée est l’épopée du bon sens. — Cela peut bien être, {p. 143}répondis-je au professeur ; mais alors, pour le juger, il faut attendre que nous ayons soixante ans.

— Précisément, reprit-il : ce n’est pas le poète de l’adolescence ni de la jeunesse, c’est le poète du soir de la vie. Quand on est à votre âge, on ne se moque ni de ses passions ni de son imagination : on en est le jouet ou la victime. Mais quand il n’y a plus, comme à notre âge, ni volcan dans le cœur, ni larmes dans les yeux, pour avoir trop brûlé et trop pleuré peut-être, oh ! alors l’Arioste est le véritable poète de la vieillesse !

— Oui, mais pourquoi cela encore ? dit Léna. Parce que la vieillesse devient indifférente et que l’Arioste est le poète de l’indifférence. Eh bien ! selon moi, c’est justement sa condamnation que vous venez de prononcer au lieu de son éloge ; car qu’est-ce que l’indifférence, si ce n’est le désenchantement de tout et de soi-même ? Croyez-vous que ce soit là un bel état de l’âme ?

— C’est de l’égoïsme aussi, maman, dit avec une précoce justesse de sens la petite Thérésina. — Oui, mon enfant, dit la mère ; c’est {p. 144}de l’égoïsme d’esprit. Conserver son sang-froid comme l’Arioste, entre le rire et les larmes, entre l’enthousiasme et la moquerie, c’est prouver qu’on ne s’intéresse assez ni aux amours, ni aux héroïsmes, ni aux infortunes, ni aux déceptions du cœur humain ; c’est prendre la vie gaiement. Mais est-ce que la vie est une bouffonnerie de la nature ? Cette prétendue philosophie n’est donc pas vraie, puisqu’elle est le contrepied de la nature.

— Ah ! je vous arrête, répondit le professeur ; est-ce que vous prenez l’Arioste pour un bouffon ? Passe pour Cervantès, dans sa spirituelle bouffonnerie de Don Quichotte ; mais l’Arioste, ah ! vous lui faites injure ! Où avez-vous vu l’ombre d’une bouffonnerie dans ces quarante-six chants, excepté peut-être dans la folie de Roland et dans son bon sens rapporté de la lune ? Mais partout ailleurs c’est une fine et délicate plaisanterie, qui s’allie partout à la grâce et souvent à la plus exquise sensibilité !

— Eh bien ! dis-je à mon tour, remercions le professeur de nous avoir tantôt attendris, tantôt amusés, tantôt assoupis pendant ces longs jours d’été au doux murmure de ces {p. 145}stances. Nous avons joui ; attendons pour juger que nous ayons l’âge où l’on dit que l’amour et l’enthousiasme, ces deux huiles parfumées de la lampe de la vie, soient taris ou évaporés dans nos âmes.

— Vous attendrez longtemps, dit Léna en rougissant, car il y a encore bien de la lueur sous vos paupières.

— Eh bien ! oui, alors, poursuivis-je sans lui répondre, de peur de rougir à mon tour, quand ce qui est flamme en nous sera cendre, quand la vie nous aura dit tout ce qu’elle a à nous dire ; quand les hommes, les choses, les passions ne seront plus pour nous, comme pour l’aimable et pieux chanoine, qu’un spectacle auquel nous continuerons d’assister sans en attendre d’autre dénouement que dans le ciel ; quand nous serons retirés dans quelque solitude champêtre, les pieds sur nos chenets et ne songeant plus qu’à faire l’heure, far l’ora, comme vous dites en Italie : alors ayons l’Arioste sur notre cheminée, et lisons-en de temps en temps quelques pages pour poétiser nos souvenirs et pour dépoétiser notre expérience, j’y consens. Je ne dis pas que je ne me {p. 146}donnerai pas quelquefois ce passe-temps moi-même, ne fût-ce, ajoutai-je en regardant Léna, Thérésina, le chanoine et le professeur, que pour me rappeler en hiver ces belles soirées d’été auxquelles j’ai eu le bonheur d’être admis dans cette gondole ou sur les riantes collines euganéennes. »

Les visages s’attristèrent, car cette réflexion faisait allusion à un prochain départ. Le professeur ferma le livre.

XVI §

Ce fut peu de jours après notre retour à la villa de la comtesse Léna que je pris définitivement congé de ce lieu de délices, pour reprendre mon voyage vers Rome. Je partis en pleine nuit, une nuit d’été en Italie, accompagné par un vieux paysan de la ferme ; il portait ma valise et il devait me servir de guide jusqu’à la mer, pour aller m’embarquer sur une felouque d’Ancône qui faisait le cabotage sur le littoral {p. 147}des États romains. Une lune aussi resplendissante que celle où Astolphe était allé chercher la raison de Roland, illuminait de jour la ville et les collines. Hélas ! je laissais dans ce beau lieu une partie de la mienne, mais je ne désirais pas qu’on me la rendît jamais.

Quand je fus à moitié chemin de la descente qui menait de la grotte en rocailles au groupe de pins d’Italie sous lesquels nous avions lu pour la première fois Ginevra, je me retournai pour jeter un long et dernier regard à ce délicieux édifice où je laissais je ne sais quoi de moi-même ; je ne sais pas bien, en effet, si c’était mon imagination ou mon cœur.

La lune ruisselait du ciel à travers une chaude brume transparente comme une écume de l’air sur les toits, sur les balustrades, sur les pilastres, sur les cariatides de marbre de la façade ; le vent emportait à chaque bouffée les fleurs embaumées des orangers en caisse qui encadraient d’une sombre verdure les parterres au bas du perron ; les jets d’eau chantaient comme des oiseaux sans sommeil ; leurs légères colonnes d’eau, transpercées par les rayons nocturnes, {p. 148}s’inclinaient et se redressaient sous la brise comme des tiges de girandoles chargées de grappes de cristaux ; les blanches statues des terrasses ressemblaient aux fantômes pétrifiés d’une population de marbre ; la grotte, vide désormais, ouvrait au-dessus de moi son antre sombre, d’où suintait la petite rigole qui avait tant mêlé son gazouillement monotone aux stances du poète ; tout nageait dans un éther fluide et vague qui grandissait les objets et qui les faisait pyramider vers le firmament, comme s’ils avaient flotté entre ciel et terre ; enfin, pour comble d’illusion, un rideau blanc, agité par le vent à la fenêtre ouverte de Thérésina et de sa mère, jouait à longs plis sur le mur et ressemblait à la figure de Ginevra apparaissant à son amant sur le fatal balcon du palais de son père.

Tout cet édifice, tous ces jardins, toutes ces eaux, tous ces murmures, rappelaient tellement les demeures enchantées où l’Arioste avait égaré nos imaginations depuis un mois de merveille en merveille, d’amour en amour, qu’en vérité je ne savais pas bien si j’étais dans le songe ou dans la réalité. « Adieu ! m’écriai-je {p. 149}tout bas, belle halte de ma jeunesse, où j’ai fait plus de rêves impossibles qu’il n’y a de stances dans le poète de Ferrare, d’étoiles dans cette voie lactée, de fleurs sur les orangers de la terrasse, de gouttes jaillissantes dans le bassin des trois jets d’eau ! Puisse cet adieu n’être pas éternel ! Puisse cette séparation ressembler à celles de l’Arioste, où, après mille traverses héroïques, un enchanteur, un ermite ou un bon génie, sous la figure d’une Léna ou d’une Thérésina, ramène le héros au lieu et aux félicités qu’il regrette ! Ah ! si nous étions encore au temps des miracles de l’imagination chantés par l’Arioste, je trouverais au pied de la colline un cheval tout sellé, une amazone, un nain, une tour, une beauté captive, une aventure qui ferait à la fois le miracle, la gloire, le bonheur de ma vie !… et je reviendrais d’où je viens ! »

Je regardai machinalement autour de moi : je ne vis que le vieux paysan boiteux qui portait ma maigre valise, et la felouque chargée de sacs de maïs et de ballots de soie qui balançait son unique mât sur les lames de la plage en attendant le vent de terre.

XVII §

{p. 150}C’est ainsi que je lus pour la première fois l’Arioste. Depuis ce séjour dans la villa de la belle veuve de Venise, je le relis presque tous les ans en automne ; mais j’avoue que ce qui me charme le plus dans ces aventures, ce sont moins les légers fantômes d’Angélique, d’Isabelle, de Ginevra, que les fantômes aussi charmants, hélas ! et plus réels, de la comtesse Léna et de sa fille.

Et c’est ainsi qu’il faut lire les poètes, à deux, pour qu’un écho du cœur se répercute sur un autre cœur, et pour qu’une impression soit en même temps un souvenir.

Lamartine.

Rectification au dernier entretien sur Machiavel. §

{p. 151}Nous avons commis une erreur, faute d’avoir ici le Moniteur sous les yeux, en attribuant au gouvernement du général Cavaignac la première pensée de l’intervention armée à Rome. J’avais pris l’embarquement des troupes du général Mollière pour un commencement d’intervention à Rome. La {p. 152}lettre suivante de M. Bastide me démontre que ce n’était qu’une protection personnelle et une escorte d’honneur et de sûreté offertes au souverain pontife. Je retire donc loyalement mon erreur, et je me fais un devoir de restituer au général Cavaignac et à son ministre M. Bastide, en ce qui concerne l’affaire de Rome, une bonne intention, une bonne conduite de cette affaire et une bonne politique.

Voici la juste réclamation de M. Bastide, ministre des affaires étrangères à cette époque :

Lettre de M. Jules Bastide à M. de Lamartine.

Monsieur,

Je viens de lire dans votre cinquante-troisième Entretien, pages 336 et 337, le passage suivant, dans lequel se trouvent quelques erreurs que je suis, à mon grand regret, forcé de vous signaler.

{p. 153}Vous dites : « Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

« La république romaine, ou plutôt la république municipale, fut proclamée.

« La république française, gouvernée alors par un dictateur à vues droites, mais courtes, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape.

« La révolution romaine fut prise d’assaut dans Rome par l’armée française. »

Le paragraphe suivant commence ainsi : « Sous un autre président de la république, etc. » C’est donc bien le général Cavaignac et son gouvernement que, dans ces quelques lignes, vous accusez d’être intervenu à main armée en faveur du pouvoir temporel ; ce serait l’armée du dictateur Cavaignac qui aurait pris d’assaut la république romaine.

Permettez-moi de reprendre une à une vos expressions :

« Le pape s’évada et s’enferma à Gaëte. » Quel jour ? Le 25 novembre. La nouvelle de cet événement parvint à Paris deux jours plus tard. Le 10 décembre suivant, Napoléon Bonaparte fut nommé {p. 154}président. Il ne s’est donc écoulé que quinze jours au plus entre la fuite du pape et la fin du gouvernement du général Cavaignac.

Pendant ces quinze jours, que s’est-il passé ? À Rome, la république fut-elle proclamée ? Non. La république romaine fut proclamée le 19 février 1849, c’est-à-dire deux mois après que le général Cavaignac et ses ministres avaient déposé leurs pouvoirs.

« La révolution romaine fut prise d’assaut par l’armée française. »

À quelle époque et par qui ? au mois de juin 1849, par le général Oudinot, plus de six mois après que Napoléon Bonaparte avait été élevé à la présidence.

Il y a donc erreur matérielle à dire que le gouvernement du général ait renversé la république romaine : c’est comme si on reprochait au comité de salut public d’avoir signé le traité de Campo-Formio.

Mais, « au lieu de se borner à offrir au pape un asile sûr et respectueux », ce gouvernement, pendant les dernières heures de sa durée, s’est-il rendu coupable d’intervention en faveur de la souveraineté temporelle ?

{p. 155}Voici, Monsieur, à cet égard, les actes officiels sur lesquels nous demandons qu’on nous juge :

* * *

Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.

« Vous n’êtes autorisé à intervenir dans aucune des questions politiques qui s’agitent à Rome. Il appartient à l’Assemblée nationale seule de déterminer la part qu’elle voudra faire prendre à la République dans les mesures qui devront concourir au rétablissement d’une situation régulière dans les États de l’Église. Pour le moment, vous avez, au nom du gouvernement qui vous envoie, et qui en cela reste dans les limites des pouvoirs qui lui ont été confiés, à assurer la liberté et la personne du pape.

« Je ne saurais trop insister pour vous faire bien comprendre que votre mission n’a et ne peut avoir pour le moment d’autre but que d’assurer la sécurité personnelle du saint-père, et, dans un cas extrême, sa retraite momentanée sur le territoire de la République. Vous aurez soin de proclamer hautement que vous n’avez à intervenir à aucun titre dans les dissentiments qui séparent aujourd’hui le saint-père du peuple qu’il gouverne.

{p. 156}« Je dois aussi insister sur l’emploi que vous pourrez avoir à faire des troupes qui sont confiées à votre direction supérieure. Leur débarquement ne doit être opéré qu’autant que, dans le rayon très court où il leur sera possible d’agir, elles pourraient concourir au seul résultat que vous ayez à atteindre : la liberté du pape.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

NOTE CIRCULAIRE.

Le ministre des affaires étrangères à MM. Delacour, ministre à Vienne, Rayneval à Naples, Bois-le-Comte à Turin.

« Dans les instructions données à M. de Corcelles, il lui est prescrit de se borner à protéger la personne du pape. Il devra soigneusement s’abstenir de prendre part aux querelles intérieures du gouvernement et du peuple romain.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *
{p. 157}

Le ministre des affaires étrangères à M. Forbin-Janson, secrétaire d’ambassade à Rome.

« Tant que durera l’absence de M. d’Harcourt, vous devrez continuer à m’informer le plus fréquemment qu’il vous sera possible de tous les événements qui vous paraîtront mériter de fixer l’attention de la République. Vous devrez également veiller aux intérêts de nos nationaux et leur accorder dans l’occasion la protection nécessaire. Mais il est bien entendu que vous n’interviendrez en aucune façon dans la question politique et dans les affaires intérieures du gouvernement romain.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

Le ministre des affaires étrangères à M. de Corcelles.

« Si le pape s’est embarqué, votre mission étant évidemment terminée, je n’ai pas besoin de vous dire que vous aurez {p. 158}à contremander l’expédition qui avait pour but de l’appuyer. Quant aux éventualités que peut faire naître le départ de Rome du souverain-pontife et son arrivée en France, je puis d’autant moins vous en entretenir en ce moment, qu’avant de rien arrêter sur une matière aussi grave, nous aurions à prendre les ordres de l’Assemblée nationale.

« Signé : Jules Bastide. »

* * *

De ce que vous venez de lire, il résulte que le gouvernement du général Cavaignac n’a point voulu intervenir, et n’est intervenu en aucune façon dans les affaires intérieures, non pas de la république romaine, qui n’exista que deux mois plus tard, mais dans les affaires de l’État romain.

Il résulte que nous nous sommes bornés à faire précisément ce que vous nous reprochez de n’avoir point fait : à offrir au pape un asile.

Il résulte qu’aussitôt l’évasion du pape connue, ordre fut donné à M. de Corcelles de considérer sa mission comme terminée, à la brigade réunie à Marseille de ne point s’embarquer. J’ajoute que cette brigade, placée dans un tout autre but, et depuis longtemps {p. 159}sous la direction du général Mollière, ne quitta pas la France, et que pas un soldat ne fut embarqué.

Il résulte encore que le général Cavaignac n’était point un dictateur, comme on l’a répété trop souvent. Un dictateur n’aurait point laissé écrire par son ministre qu’à l’Assemblée nationale seule il appartient de déterminer la ligne politique à suivre, et qu’avant de rien statuer, il aura à prendre les ordres de l’Assemblée.

Je suis affligé, Monsieur, d’avoir eu à rectifier quelque chose dans des lignes écrites par vous, qui êtes une des gloires de la France. Votre cœur comprend de reste le sentiment qui m’oblige à le faire, puisqu’il s’agit d’un ami qui n’est plus là pour se défendre, d’un homme que ses adversaires ont pu accuser d’étroitesse d’esprit, parce qu’il se tenait renfermé dans la stricte limite du devoir, mais à qui il n’a manqué qu’un vice, l’ambition, pour qu’on le plaçât parmi les grands génies.

Nos ennemis communs, vous ne le savez que trop, ont pour tactique de déverser la calomnie sur les hommes de 1848. Ils ont été assez habiles pour tromper un esprit aussi éclairé, aussi généreux que le vôtre.

Je vous remercie de l’occasion que vous m’avez {p. 160}offerte de repousser encore une fois un de leurs mensonges.

J’ose espérer, Monsieur, que vous voudrez bien insérer cette réponse dans votre plus prochain Entretien.

Veuillez agréer, avec l’expression de mes regrets, l’assurance de ma haute considération.

Jules Bastide.

LVIIe entretien.
Trois heureuses journées littéraires §

I §

{p. 161}J’ai sur ma table aujourd’hui deux livres que je viens de lire avec un grand charme, et qui me convient, par ce charme même, à me distraire un moment de l’antiquité avec mes lecteurs, pour donner un regard à la jeune France poétique d’aujourd’hui. Ces deux livres {p. 162}sont les poésies lyriques, philosophiques et religieuses de M. de Laprade, et un autre dont je vais vous parler après.

Mais avant de parler de ce dernier poème que j’ai reçu hier, que j’ai lu d’une seule haleine cette nuit, rappelons-nous deux heureuses journées déjà loin de nous, qui nous feront connaître Laprade. La mémoire, c’est la lampe du soir de la vie : quand la nuit tombe autour de nous, quand les beaux soleils du printemps et de l’été se sont couchés derrière un horizon chargé de nuages, l’homme rallume en lui cette lampe nocturne de la mémoire ; il la porte d’une main tremblante tout autour des années aujourd’hui sombres qui composèrent son existence ; il en promène pieusement la lueur sur tous les jours, sur tous les lieux, sur tous les objets qui furent les dates de ses félicités du cœur ou de l’esprit dans de meilleurs temps, et il se console de vivre encore par le bonheur d’avoir vécu.

II §

{p. 163}On peut dire que cette résurrection des jours, des choses, des amitiés éteintes, à la lueur de cette lampe de la mémoire, est d’autant plus douce que le présent est plus amer. On se réfugie dans ses souvenirs pour échapper à ses angoisses. À quoi servirait la mémoire si ce n’était qu’à pleurer ? Elle sert aussi à jouir ; par un don de la Providence, elle perpétue le plaisir comme elle éternise la douleur. Tant qu’un homme se souvient, il revit. C’est encore vivre.

III §

Vous souvient-il de ces délicieuses pages de Boccace, un des esprits les plus optimistes, les plus souriants, les plus causeurs, de toutes les littératures, pages dans lesquelles il raconte {p. 164}comment d’un désastre universel naquit le Décaméron, qui amusera le monde tant qu’il restera un sourire sur les lèvres de l’humanité ?

La peste décimait Florence ; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts ; les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo se taisaient, faute de voix pour gémir ; les tombereaux précédés d’une clochette pour annoncer leur passage aux survivants s’arrêtaient le matin de porte en porte, pour emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait fait tomber de tous les étages pendant la nuit ; on ne se fiait pas même pour une heure à l’amitié ou à l’amour ; on n’était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu’on laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible ; le moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n’existait plus, l’avenir était mort avec tant de morts.

IV §

{p. 165}Cependant la jeunesse et l’amour florissaient et jouissaient jusque parmi ces tombes. Boccace raconte comment quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, se rencontrant un matin sous les cloîtres lugubres de Santa Maria del Fiore, se groupèrent comme un essaim de colombes sous un coup de vent, s’entretinrent, se concertèrent, se convièrent à quitter ensemble la ville infestée, et à se réunir, en dépit de la mort, dans une de ces délicieuses villas qui blanchissent au milieu des pins, des oliviers, des cyprès et des cascades de marbre sur les collines de Florence. On sait la vie qu’ils y menèrent, et quels charmants contes pour rire et pour aimer naquirent de leurs loisirs d’été à l’ombre des arbres, au gazouillement des eaux et aux roucoulements des colombes. Je n’ai jamais pu lire ce ravissant exorde en récit du Décaméron de Boccace, sans y voir une fidèle image des bienfaits de la {p. 166}mémoire. Elle nous sépare des temps où nous vivons et nous reporte aux temps où nous voudrions revivre. Je veux me donner aujourd’hui cette délectation de cœur et d’esprit, en me rappelant minutieusement les lieux et les jours où je connus pour la première fois ce poète ami, Victor de Laprade, auteur digne d’être nommé à côté de Boccace et de Pétrarque, digne d’avoir vécu à Florence dans le temps des néo-platoniciens d’Italie, avec lesquels il a tant de ressemblance.

V §

Permettez-moi d’imiter ici Boccace, et de décrire à plaisir le site où je rencontrai ce poète. C’était dans l’été de l’année 1844, une de ces années pleines et triples de ma vie, où les hivers étaient remplis par la politique et la tribune, les printemps par la poésie et l’agriculture, les automnes par des voyages, beaux coups d’aile vers l’Orient, vers les Pyrénées, {p. 167}vers les Alpes, vers les îles de Naples, vers l’Adriatique et vers Venise. Mon imagination revenait s’abattre, aux approches de l’hiver, sur les tourelles natales et sur les prairies argentées de leur premier givre, à Saint-Point.

VI §

Nous étions dans cette vallée de Saint-Point en nombreuse famille, prêts à partir pour Ischia et pour Venise ; nous jouissions de ces journées splendides qui précèdent un prochain départ. Quel que soit le plaisir qu’on se promette d’un grand voyage, il y a toujours dans le paysage qu’on va quitter une voix prudente et un peu triste qui semble vous dire par chaque rayon de soleil, par chaque ombre d’arbre, par chaque rayon du soir qui se couche : « Pourquoi me quitter ? Est-ce que je ne brille pas bien dans ce ciel bleu ? Est-ce que je ne répands pas bien mon ombre sur tes pas ? Est-ce que je ne fleuris pas {p. 168}bien à ma place sous ta fenêtre ? Est-ce que je n’embaume pas bien l’air que tu respires en ouvrant tes volets au lever du jour ? Est-ce que je ne fais pas bien chanter mes gouttes d’eau dans mon bassin de mousse, pour attirer le rossignol nocturne, qui vient boire ce ses mélodies dans ma source, sous les pervenches du jardin ? »

Le cœur se serre à ces justes et tendres reproches du paysage et de la maison qu’on va quitter, à ses plus beaux jours d’été, et l’on se dit avec une certaine hésitation intérieure : Trouverai-je mieux ailleurs ? Et suis-je bien sage en effet d’aller chercher si loin ce que j’ai sous mes pas, et ce que j’ai avec ce bien inestimable que je n’aurai pas ailleurs : la douce habitude, l’ombre du toit paternel sur ma tête, les tendres souvenirs de l’enfance et de la famille autour de moi ?

VII §

{p. 169}Donc, c’était un de ces jours qui précèdent un départ volontaire, et où l’on savoure avec un certain remords intérieur, semblable à un reproche de la belle nature dans votre âme, les charmes d’un splendide paysage et d’un cher horizon. La vallée de Saint-Point était plus recueillie dans son ombre, plus caressante à l’œil qu’à l’ordinaire. Son aspect faisait monter les larmes de nos yeux en la regardant. Cette oasis d’été enfouie derrière les montagnes qui encadrent le bassin de la Saône, du Charolais jusqu’aux Alpes, mérite en été un coup de crayon d’un paysagiste.

Cette vallée se glisse, tantôt élargie par des golfes de prairies au confluent des ravines, tantôt rétrécie par des caps de roches teintées de violet sous leurs bruyères, entre deux chaînes de hautes montagnes. Au milieu de la vallée, un monticule, détaché des deux chaînes {p. 170}latérales, se renfle pour porter le château et l’église. Le clocher, en flèche aiguë de granit bruni et moussu par les siècles, porte sa date de 1300 dans ses ogives. Les grosses tours décapitées du château, crénelées seulement de nids d’hirondelles, s’élèvent lourdement sous leurs tuiles plates aux deux extrémités d’un massif de murs surbaissés, percés de rares ouvertures à croisillons, inégales d’étages.

Une galerie extérieure en pierres de taille, bordée d’une balustrade à trèfles, unit les grosses tours entre elles et sert de communication aux appartements. Les lierres, les sureaux, les figuiers, les lilas, croissent en fouillis au pied de cette galerie, en cachent aux yeux les arcades, et débordent comme une écume de végétation sur les parapets. Les paons familiers, perchés dès l’aurore sur ces parapets pour attendre le réveil des habitants du château, jettent par intervalles leurs cris rauques et sauvages pour demander les miettes de pain qu’on leur jette du haut des fenêtres ; les hennissements des poulains dans le pré, les gloussements des poules dans les basses-cours, les joyeux aboiements {p. 171}des chiens enchaînés dans leurs niches aux deux côtés du seuil, leur répondent. Le grincement des roues des charrues, qui fendent la glèbe fumante des champs au penchant des collines ; les mugissements des troupeaux sortant des étables ; le sifflet des bergers enfants, qui gazouille à l’orée des bois ; la clochette qui tinte au cou des chèvres sur les rochers ; les branles sonores de la cloche, qui appellent les femmes du hameau à l’église ; le roulis des sabots de bois des paysannes sur la roche vive des sentiers qui descendent des deux flancs de montagnes vers le cimetière ; la fumée du feu du matin, qui s’élève çà et là à travers les châtaigniers, comme autant de drapeaux bleuâtres arborés par les toits disséminés des chaumières ; les ombres et les éclats du jour, qui se combattent, se déplient et se replient alternativement, au gré des légers brouillards de rosée, depuis le faîte des sapins noyés dans l’aurore jusqu’au creux des prairies noyé dans la brume blanche du matin : voilà les bruits et les aspects qui tintent à l’oreille ou qui éclaboussent les yeux des hôtes, au réveil du château. On voit successivement s’ouvrir une fenêtre, {p. 172}puis une autre, comme pour entendre ces bruits et pour respirer cet air matinal embaumé par la nuit ; on aperçoit, entre les rideaux blancs des fenêtres flottant au souffle des bois, quelques charmantes têtes de jeunes filles, ou de beaux enfants qui regardent les pigeons fuyards ou les hirondelles voleter autour des corniches, dans les rayons transparents du jour.

VIII §

À l’exception d’un vieux portique de colonnettes accouplées en faisceaux, qui déborde le seuil de la galerie extérieure portée par des arcades massives, et d’une tourelle à flèche aiguë qui fend le ciel à un angle occidental du vieux château, rien n’y rappelle à l’œil une construction de luxe : c’est l’aspect d’une large ferme creusée pour des usages rustiques dans le bloc épais d’un manoir abandonné. La paille et le foin débordent çà et là des lucarnes pleines de fourrages ; les portes des étables, des fenils, des basses-cours, s’ouvrent sur le gazon autour du {p. 173}puits ; à côté de la porte des maîtres, les chars de récoltes se chargent et se déchargent sous les fenêtres des chambres hautes ; des sacs d’orge, de blé, de pommes de terre, se tassent sur les marches en spirale du large escalier aux dalles usées par les souliers ferrés des laboureurs ; les vaches paissent sous les groupes de vieux arbres écorcés dans les vergers ; on voit les jardiniers, les bergers, les jeunes vachères, tirer les seaux du puits, emporter les arrosoirs, accoupler leurs bœufs, traire leurs vaches dans la cour qui sert de pelouse à l’habitation ; on y est en pleine rusticité, comme en pleine nature.

Le seul charme de ce séjour, c’est son site : de quelque côté qu’on porte ses regards, aux quatre horizons de ce monticule, on s’égare, depuis le fond de la vallée jusqu’au ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières, de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers, d’eaux écumantes, d’écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs cuivrés, de blé noir, d’épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons {p. 174}et de chevriers, à peine discernables du rocher au dernier sommet des montagnes, habitations qui ne se révèlent que par leur fumée. Les inflexions de la ligne des monts sur le bleu du ciel, les plis et les contreplis du sol, les profondeurs des ravines, les saillies des caps, les lits des torrents ; les plateaux arides, où la terre éboulée laisse percer le sable rouge ; les maisonnettes ensevelies sous les feuilles de leurs vergers séculaires ; les arbres penchés avec leurs grands bras en avant sur les abîmes, comme pour se parer contre leur chute : tous ces horizons variés, dont chaque nuage ou chaque rayon qui traverse le firmament diversifie l’aspect et la couleur, et semble faire onduler le paysage comme une peinture mobile, ne laissent pas un regard indifférent ou uniforme dans les yeux. Tout semble se mouvoir au mouvement de la pensée elle-même ; c’est une terre en action, quoiqu’en repos ; on y assiste à une création quotidienne ; toutes les heures du jour et de la nuit y donnent en passant un coup de pinceau, une teinte, un caractère, une physionomie. Dieu a dessiné : son soleil colore.

IX §

{p. 175}À un millier de pas du château, on va ordinairement, après le repas du matin, chercher l’ombre d’un grand bois. Cette ombre tiède descend jusqu’à une vaste prairie en pente, où paissent les juments, les poulains et les vaches des étables. Un chemin rude, pavé de cailloux roulants, bordé d’épines, d’orties, de ronces, encaissé entre deux buissons, conduit à ce bois. En se confondant par petits bouquets avec les prairies à mi-côte, il forme une espèce de golfe herbeux, où la pente naturelle amène et recueille ses eaux. Une source intarissable y tombe, avec un suintement sonore et mélancolique, dans un bassin bordé de frênes et de coudriers.

On s’y arrête un moment pour respirer la fraîcheur humide du bassin, et pour contempler les belles images renversées des frênes qui se peignent dans son miroir noirâtre, et {p. 176}pour voir les beaux insectes ailés appelés dans le pays demoiselles des lacs, patiner dans les rayons tremblotants de soleil sur la surface, semblable à l’acier, bleue et liquide, de l’étang.

Mais l’extrême fraîcheur de ces feuilles, éternellement trempées dans le froid et dans l’eau de cette grotte d’ombre, empêche de s’y arrêter longtemps ; un petit sentier humide conduit en quelques pas à une halte, aussi ombragée, mais moins ténébreuse.

C’est un bouquet de chênes de haute futaie, épargnés jusqu’à ce jour par la hache des anciens propriétaires du domaine. Les arbres, clair-semés sur un gazon grisâtre perpétuellement tondu par les moutons, penchent leurs troncs maigres dans des attitudes diverses, comme des mâts de barques de pêcheurs battus des vents sur une mer houleuse. Ce bois comptait alors trois cents pieds de chênes de cent ou de deux cents ans. J’espérais les respecter toujours et les réserver à d’autres générations pour la grâce du paysage : hélas ! la nécessité cruelle en a abattu sous la cognée le plus grand nombre ; ils sont {p. 177}tombés en gémissant, moins que mon cœur, de leur chute anticipée ; un beau nuage d’ombre a été balayé avec eux de ce mamelon aux flancs de la vallée. En 1848, j’en avais conservé soixante des plus beaux, comme une réserve de paix et d’obscurité pour les jours d’été ; cette année, j’ai été contraint de sacrifier le reste à la nécessité, plus exigeante encore. Je n’en ai conservé que treize, en mémoire des treize poiriers de Laërte dans Homère. Parmi ces treize chênes, se trouve celui qu’on appelle dans le pays l’arbre de Jocelyn, parce que c’est sous ses feuilles et assis sur ses racines que j’ai écrit ce poème, au murmure du vent d’automne dans ses rameaux. Le chêne tombera encore, et le poète aussi. La France est inexorable : « Tu t’es mis en servitude pour ton pays, répond-elle à ceux qui lui palpent en vain le cœur ; tant mieux pour moi, tant pis pour toi ! Paye ta rançon avec la sève de tes arbres et avec le sang de tes veines. Que nous importe qu’il y ait une tuile sur ta tête, une ombre sur ton front, un seuil sous tes pieds ? Nous n’avons besoin ni de civisme, ni de harangues, ni de poèmes ; va où va la feuille {p. 178}morte de tes anciens chênes, à tous les vents, chauds ou froids, que m’importe ? Dieu ne m’a pas chargé de tes loisirs ! »

Et c’est vrai. Je n’ai rien à y redire.

X §

Mais alors ces beaux arbres existaient encore ; et, quand le soleil de midi repliait l’ombre perpendiculaire sur leur racine, c’est là que nous nous abritions du soleil pendant les heures brillantes de la journée. On y portait ses livres, ses journaux, ses crayons, ses causeries ; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de turquoise sur leur brin d’herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. Les chiens dormaient, leurs têtes sous nos pieds, leurs yeux dans nos yeux. C’étaient les {p. 179}plus douces heures muettes de la journée d’été.

Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des hôtes des bois. Ils nous connaissaient ; chacun d’eux portait le nom d’un des habitants familiers du château. La famille, en effet, s’étend bien plus loin que le seuil, pour qui sait comprendre les animaux, les arbres, les plantes, avec lesquels on cohabite depuis son enfance. Jamais je ne pardonnerai à mon pays de m’avoir forcé, par sa dureté de cœur, à vendre, en pleurant sur sa crinière, mon dernier cheval de selle, nourri, élevé, dressé par ma main, pour payer de quelques pièces d’or, or à mes yeux sacrilége, une dette que j’aurais préféré payer de quelques onces de mon sang ! Pays de Shylocks, qui laisse vendre la chair de l’homme, que les malédictions de ceux qui aiment la nature animée retombent à jamais sur toi ! Quand je vois ce cher et fier animal passer par hasard sous son possesseur inconnu dans l’avenue des Champs-Élysées, je détourne la tête, je pâlis ; et, si l’on me dit : Qu’avez-vous ? je réponds : « Ce que {p. 180}j’ai ? Je viens de voir passer une portion de mon cœur détachée de ma poitrine. Maudite soit la France, qui s’arrêterait tout entière pour arracher une épine du pied nu d’un passant, mais qui ne se détournerait pas de son sentier pour arracher une épine morale du cœur d’un homme sensible, puni d’avoir trop aimé ! »

Et toi aussi, tu seras punie ; je le pressens, l’heure approche : mais tu seras punie pour avoir resserré ton cœur, comme je le suis pour avoir trop élargi le mien.

XI §

Mais alors il ne s’agissait pas de ces misères. Tout était serein dans mon horizon, comme dans le ciel d’été de cette belle vallée ; je ne prévoyais pas que j’en serais bientôt déraciné par un coup de vent comme ces chênes paternels, et que les vils insectes de l’envie, de la malignité et de la haine, se réjouiraient en rampant sur mes débris, comme ces fourmis, en {p. 181}suçant la sève sur les troncs dépouillés d’écorce de ces rois de la forêt !

XII §

Ce jour-là, nous reposions, paisiblement adossés aux arbres, la tête à l’ombre, les pieds au soleil, les cheveux au vent, dans les poses des jeunes poètes et des jeunes femmes de Boccace, épars à l’abri des pins parasols et des cyprès de Florence dans les tableaux du Décaméron.

Par un heureux hasard, qui groupe de temps en temps les hommes comme les chênes, deux grands et charmants artistes dans des arts divers étaient en ce moment en visite ou plutôt en villégiature avec nous, sous ce même toit, sous ces mêmes chênes qui avaient abrité ensemble autrefois le génie adolescent de Victor Hugo et l’esprit péripatéticien et discinctus de Charles Nodier.

L’un de ces artistes était le jeune Allemand {p. 182}Liszt, ce Beethoven du piano, pour qui la plume du premier Beethoven était trop lente, et qui jetait à plein doigté ses symphonies irréfléchies et surnaturelles au vent, comme un ciel des nuits sereines d’été jette ses éclairs d’électricité sans les avoir recueillis dans la moindre nuée.

La brise seule aurait pu écrire ses improvisations vagabondes, échevelées comme la belle tête blonde de l’Hoffmann de la musique. Mais ce télégraphe électrique de l’oreille qui fixera un jour ces fugitivités de l’inspiration des Liszt ou des Paganini, n’était pas encore inventé ; ces notes ne se fixaient qu’à l’état d’impression dans nos âmes, quand l’artiste improvisait pendant des heures sur le piano du salon, aux clartés de la lune, les fenêtres ouvertes, les rideaux flottants, les bougies éteintes, et que les bouffées des haleines nocturnes des prés emportaient ces mélodies aériennes aux échos étonnés des bois et des eaux.

Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient de dormir, {p. 183}et croyaient que toute la vallée s’était transformée en un orgue d’église, où les anges jouaient des airs du paradis pendant le sommeil des vivants.

XIII §

L’autre de ces artistes était le sensible et infortuné Decaisne, peintre digne de Rubens par ses aspirations à renouveler l’école de ce grand maître, son compatriote et son modèle. Hélas ! ces aspirations l’ont tué avant l’âge ; il est mort de la mort de Léopold Robert, de la mort de ceux qui ont trop aspiré. Decaisne était las de mesurer l’infranchissable distance qui sépare la main de l’artiste de la réalisation de sa pensée ; il était dégoûté d’un monde qui a pour les artistes des engouements ou des aversions, et point de jugement juste et impartial. Saisi d’une fièvre chaude, il a frappé avec colère la terre du pied ; il s’est précipité dans l’éternité par {p. 184}dégoût du temps. Qu’il lui jette la première pierre, celui qui n’a jamais désespéré de ce triste monde, et qui n’a jamais replié son manteau pour partir avant l’heure, en emportant ailleurs son œuvre méconnue ici, et en disant à ses contemporains : « Je vous méprise, adieu ; voilà mon œuvre, jugez-moi ! »

Cette humeur du talent méconnu, cette impatience de la justice, quand elles vont jusqu’à la mort, sont un crime sans doute ; mais, dans le délire, où est le crime ? Il n’est plus dans l’homme, il est dans la maladie. Son désespoir ne fut qu’un accès de souffrance : ce n’est pas lui, c’est la fièvre qui fut coupable. Il était bon, spirituel, lettré, tendre jusqu’au dévouement pour ceux qu’il aimait, courageux contre l’iniquité, laborieux comme la charité filiale qui gagne le pain d’autrui avec plus d’assiduité que son propre pain. Que le Dieu du pardon le rémunère ! Si l’artiste ami regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d’un homme qui a tant souffert du sien, qu’il jette un de ses regards sur cette demeure muette de Saint-Point, vide aujourd’hui de ceux qu’il aima tant, et qui ne cesseront {p. 185}de l’aimer eux-mêmes qu’en cessant de se souvenir.

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XIV §

Un chien aboya tout à coup, et deux autres chiens, couchés à nos pieds, se levèrent en sursaut, et traversèrent à grands bonds le ravin sous le bois pour aller voir quel nouveau venu du château faisait aboyer leur chef de meute. Leurs voix firent résonner la voûte des chênes et frémir les feuilles sur nos fronts. Deux têtes d’hommes vêtus de noir apparurent derrière un rideau bas de noisetiers de l’autre côté du ravin. Ces visiteurs ne connaissaient pas les lieux ; ils prirent, sur la piste des chiens, le sentier des chèvres qui descend dans {p. 186}le fond du pré, et qui remonte vers le bois où nous étions assis. Chacun de nous se releva un peu sur son coude, pour voir le nouvel hôte qu’un hôte déjà reconnu de nous amenait avec lui sous ces lambris de feuilles.

XV §

Ce nouvel hôte montait d’un pas timide et hésitant vers notre groupe de famille.

Je me levai de ma racine pour aller au-devant de lui. Son compagnon me le nomma : c’était M. de Laprade.

Sa seule physionomie me l’aurait nommé ; il était jeune, grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette {p. 187}expression, c’est-à-dire la physionomie d’un jeune solitaire qui écoute des voix célestes entendues de lui seul, et dont la pensée, consumée du feu doux de l’encensoir, monte habituellement en haut plus qu’elle ne se répand sur les choses visibles d’ici-bas.

Ce visage inspirait tant de sécurité et tant de paix par sa franchise et par son recueillement qu’on se sentait en amitié dès la première parole. Cette voix lente, grave, timbrée d’émotion, résonnait comme le puits où le passant jette une pierre du chemin pour mesurer par la lenteur de l’écho la profondeur de l’abîme. Son accent remontait ainsi du fond de sa poitrine ; il faisait involontairement penser : « Ce jeune homme a un grand abîme en lui ; le creux de son âme ne peut être comblé par les pierres du chemin : il y faudra jeter l’infini, Dieu, l’amour, la poésie, ces trois choses sans mesure ! »

XVI §

{p. 188}Après les quelques mots d’accueil rapidement échangés, tout fut dit entre nous ; on ne pouvait être longtemps banal avec ce jeune homme. Nous nous serrâmes les deux mains, qui ne se desserrèrent jamais plus. Laprade, désormais fils et frère de la maison, s’assit avec nous ; et la conversation familière continua, tant que le soleil nous fit rechercher l’ombre, comme si un convive seulement de plus était venu serrer les rangs autour de la table.

Laprade connaissait Liszt : ces deux génies se convenaient par le goût du surnaturel. Car Liszt est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et Beethoven : il chante plus de symphonies du ciel que de mélodies de la terre ; il n’a point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses ; il a plus de verve que de sensibilité : {p. 189}c’est le Boccace de la musique. Laprade est en poésie ce que Beethoven et Liszt sont en musique : ce sont des esprits aériens. Rossini est plus homme : ils sont plus anges.

XVII §

Longue fut la journée par les heures, brève par les entretiens à cœur ouvert qui nous l’abrégèrent.

Je connaissais, par des fragments recueillis déjà dans des recueils ou dans la mémoire des amis communs, beaucoup des vers de Laprade. Ces vers, pensés dans le ciel et écrits sur la terre, m’avaient transporté en idée au cap Sunium. C’est là que Platon méditait à haute voix, en prose, sur la nature, sur l’immortalité, sur le Dieu unique, incarné en esprit et en vérité, dont les divinités sensuelles et successives de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce, n’étaient que les symboles adorés par {p. 190}les sens, ces trompeurs de la raison humaine.

Les vers de Laprade m’avaient semblé avoir la transparence sereine, profonde, étoilée, des songes de Platon. Ils m’avaient rappelé aussi Phidias, le sculpteur en marbre de Paros de la frise du Parthénon ; ces vers, solides et splendides comme le bloc taillé et poli par le ciseau de Phidias, avaient à mes yeux la forme et l’éclat des marbres du Pentélique, et un peu aussi de l’immobilité et de la majesté de ces marbres. La muse de Laprade était la plus divine des statues, mais une statue ; le poète était le grand statuaire de notre siècle, un Canova en vers, taillant la pensée en strophes, un sculpteur d’idées. C’était un assez beau partage dans un siècle où tant de poètes avaient voulu chercher la perfection dans l’art, au lieu de la chercher dans son élément éternel, le beau ! Il s’est bien animé depuis.

XVIII §

{p. 191}Nous causâmes longtemps, avec l’abandon d’une amitié préexistante dans nos deux natures, de ces qualités admirables et de ces défauts inhérents à la poésie philosophique. Laprade rougissait des enthousiasmes : il ne s’offensait pas des réserves. Je cherchais à lui faire comprendre cette vérité, difficile à admettre pour un poète penseur comme lui : c’est que le rôle de poète penseur était un rôle ingrat, que la poésie était faite pour exprimer des sentiments et non des idées, et que, le cœur étant le foyer de toute chaleur dans l’homme, de même que l’esprit était le foyer de toute lumière, le poète de sentiment incendiait le monde, tandis que le poète penseur ne pouvait que l’illuminer et l’éblouir.

« Que voulez-vous ! me disait-il, c’est ma nature. Je ne cherche ni à incendier ni à éblouir : je cherche à adorer, à travers la nature {p. 192}et la foi (car je suis chrétien par le lait de ma mère), je cherche à adorer l’Auteur infini de cette nature ; ma poésie n’est que ma prière, mon enthousiasme n’est que mon encens.

— Je l’ai compris dès vos premiers vers, lui dis-je : vous n’êtes pas un poète comme nous ; vous êtes plus que poète, vous êtes un prêtre de la parole chantée. Vous n’avez pas assez d’humain en vous pour la foule, vous serez mieux compris des anges que des hommes, vous sacrifierez sur les hauts lieux. La piété qui vous caractérise est le plus sublime des sentiments ; mais c’est un sentiment abstrait, c’est la confidence de l’âme à son Dieu. Qu’importe que la généralité des hommes soit distraite, pourvu que votre Dieu vous écoute ? C’est sa gloire que vous voulez, ce n’est pas la vôtre ; mais il y aura toujours assez d’âmes mystiques autour du sanctuaire où vous chantez vos mélancolies et vos adorations pour les entendre à travers les murs, et pour les retenir dans leur mémoire comme des brises de l’âme, exhalant solitairement à l’oreille de Dieu les mélodies sans paroles de la création. Et puis le cœur s’amollit avec l’âge, vous aimerez un père, une {p. 193}mère, une amante, une femme, des enfants. Ces amours moins vagues et moins éthérés, quoique aussi purs, vous feront découvrir dans votre cœur des fibres plus émues et plus consonantes au cœur humain ; vous descendrez des généralités idéales aux personnalités passionnées de la vie humaine, et, après avoir été un poète d’autel, vous deviendrez un poète de foyer. La piété vous isolait : l’amour et la douleur vous populariseront. Voyez Hugo ! on lui reprochait, dans sa jeunesse, de n’avoir que des cordes de métal à son instrument lyrique : il a aimé, il a mûri, il a été amant, époux et père comme nous ; il n’arrachait que des applaudissements, il arrache maintenant des larmes ; l’émotion de son cœur, jusqu’alors trop impassible, a passé dans ses vers ; l’artiste s’est fait homme, et l’homme a grandi l’artiste. Ainsi en sera-t-il plus tard de vous ! »

XIX §

{p. 194}Liszt, attentif à cette conversation entre deux poètes, poète lui-même autant et plus que nous, donnait son assentiment à ces paroles. Les jeunes femmes et les jeunes filles, assises en silence autour du groupe de chênes voisins, ne goûtaient pas ces froides dissertations ; elles exprimaient, par des gestes d’impatience et par des chuchotements dont je comprenais le sens, le vif désir d’entendre, de la bouche de ce jeune et pâle poète, quelques-uns de ces vers qu’elles ne connaissaient encore que par mon admiration :

« Vous voyez ? dis-je à Laprade, on brûle du désir de vous entendre sous ces mêmes chênes ; ils ont inspiré tant de vers que leurs échos, s’ils pouvaient parler, parleraient en strophes et murmureraient en rythmes.

— Eh bien, je n’ai rien à refuser, dit-il en {p. 195}rougissant, à un si charmant auditoire ; moi aussi, j’aime les chênes et je les ai célébrés dans un saint enthousiasme pour leurs ombres inspiratrices. Les chênes de ce bouquet d’arbres de Saint-Point ne s’étonneront pas d’entendre les bénédictions d’un étranger sur leur tête et sur leurs racines. »

Comme pour lui répondre, les arbres frémirent par hasard d’un coup de vent du midi qui passait sur leurs feuilles. Les beaux cheveux du poète s’agitèrent comme deux ailes d’inspiration sur son front. On eût dit d’un Ossian jeune, avant que l’âge eût blanchi sa barbe et aveuglé ses yeux inspirés. La voix du barde divin résonnait grave comme un souffle d’hiver à travers les troncs caverneux d’une forêt de Calédonie.

Laprade récita d’abord froidement, puis en s’animant peu à peu aux sons de sa propre voix, l’élégie sylvestre sur la mort d’un chêne :

Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

{p. 196}Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ;
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

L’onde triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et, quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel :

Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
{p. 197}Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.

La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois :
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront !

Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ?
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?

Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté !

{p. 198}Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles,
Je porte haut ma tête et chante au moindre vent.

Il faudrait citer quatre cents vers exquis, si je citais ici les trois ou quatre élégies viriles et pensives que le poète amant des forêts nous récita sur la mort et la renaissance de ces jalons de l’éternité sur la terre qu’on nomme les cèdres ou les chênes. Laprade professe, dans ces vers comme dans mille autres, la doctrine antique et évidente que le Créateur a doué d’une âme tous les êtres. Partout où Laprade voit la vie, il voit l’âme ; partout où il voit l’action, il voit la pensée. Cette doctrine, qui ne contredit aucune de ses doctrines chrétiennes, et qui agrandit le Créateur en agrandissant son œuvre, est une vérité vieille comme le monde, et qui ressemble à une audace, tant le monde moderne semble l’avoir oubliée. Cette parenté de l’homme par l’âme, commune avec tous les êtres animés de la nature, est une charité poétique qui caractérise ses poèmes et qui donne à ses descriptions {p. 199}la double vie du temps et de l’éternité. Elle lui donne ainsi le droit d’aimer tout ce qui respire, tout ce qui se meut dans le firmament ou sur la terre. Élargir l’amour en élargissant la sphère de la nature, c’est sa religion, c’est la nôtre ; ce sera la religion du ciel, où l’on verra tout du point de vue divin :

Plus il fait jour, mieux on voit Dieu !

XX §

C’est ce sentiment qui inspira à Laprade ce poème grec et symbolique de Psyché. Il voulut bien en réciter les premiers vers, dignes de Théocrite ou d’André Chénier :

Le matin, rougissant dans sa fraîcheur première,
Change les pleurs de l’aube en gouttes de lumière ;
Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs,
Exhale, à son réveil, ses humides senteurs.
{p. 200}La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée,
Et sourit au soleil sous la brume envolée.

Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l’eau,
S’anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ;
Et, baigné des vapeurs d’un sommeil qui s’achève,
Son regard luit pourtant comme après un doux rêve.
La terre avec amour porte la blonde enfant ;
Des rameaux par la brise agités doucement
Le murmure et l’odeur s’épanchent sur sa couche ;
Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche.
D’une main supportant son corps demi-penché,
Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché
Écarte l’herbe haute et les fleurs autour d’elle,
Respire, et sent la vie, et voit la terre belle ;
Et, blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,
Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.

XXI §

Ce poème, publié en entier depuis, est, selon nous, le chef-d’œuvre de la poésie métaphysique en France et en Angleterre ; son seul défaut est d’être métaphysique, c’est-à-dire {p. 201}condamné à n’être jamais populaire. Mais on en extraira à foison des pages aussi achevées de pensée et de style que des pages de Virgile dans ses Églogues. Ces pages de Psyché seront comme ces statues de marbre de Paros enlevées à un monument païen écroulé pour décorer à jamais les musées ou les temples du christianisme. Ces chefs-d’œuvre sont divins, mais ils sont abstraits ; ils ne peuvent servir à peupler le temple, ils le décorent : ce sont les bas-reliefs de l’âme. Ce poème, fait pour le petit nombre, place Laprade au premier rang des philosophes en vers. Si Psyché eût été de chair au lieu d’être de marbre, elle aurait fait palpiter le cœur humain ; elle ne fait qu’illustrer le génie du poète.

XXII §

Laprade feuilleta encore à haute voix sa mémoire ; il nous récita quelques fragments de ses poèmes évangéliques, qui s’épanchaient {p. 202}déjà goutte à goutte de son cœur trop plein. Ces poèmes ont paru en entier depuis.

Klopstock avait eu la même inspiration en Allemagne, il y a soixante ans. La Messiade est le poème épique du christianisme surnaturel et miraculeux. Les poèmes évangéliques de Laprade sont le poème bucolique du christianisme, ou, pour mieux dire, c’est l’Évangile lui-même traduit en poésie. Selon nous, l’idée était fausse ; l’Évangile, qui est une réforme sévère et rationnelle de la Bible, n’est pas poétique pour le vulgaire.

C’est un enseignement, et non une fable. La morale a tout à y recueillir, l’imagination n’a rien à y colorier ; les passions humaines, cette âme de l’épopée, en sont exclues ; les prédications d’un homme né dans la cabane d’un artisan et suivi de village en village par douze pauvres pêcheurs de Galilée ne sont un poème que pour les philosophes qui étudient à loisir la semence et la germination des vérités divines. Les paraboles mêmes, ces apologues évangéliques qui ne font rejaillir la vérité que sous la forme ingénieuse de l’allusion, sont froides comme les images répercutées dans {p. 203}le miroir lumineux mais impassible de la pure intelligence. La charité est la seule passion qui palpite dans l’Évangile ; mais c’est une passion divine, collective, métaphysique, abstraite, qui généralise et qui n’individualise pas le sentiment. L’individualité seule produit l’intérêt dans un poème : une doctrine ne personnifie qu’une vérité.

XXIII §

Ce fut donc, selon nous, une idée fausse chez M. de Laprade que de consacrer son talent à une traduction poétique de l’Évangile. Veut-on lire ces récits dans leur candeur, on les lira dans les évangélistes. Veut-on les lire dans leur morale, on les lira dans l’Imitation de Jésus-Christ, par Gerson ; l’Imitation, le plus sublime commentaire qui ait jamais été écrit sur un texte humain ou sur un texte divin depuis que le monde est monde. Le vrai poème de l’âme évangélique, c’est l’Imitation.

{p. 204}Et cependant, en se trompant de sujet, M. de Laprade ne se trompe pas de talent. Il fut, dans ses poèmes sacrés, égal aux difficultés de son entreprise, mais le christianisme ne comportait pas un Ovide. Il y a dans ce volume des poèmes évangéliques des pages raciniennes qui semblent détachées d’Esther ou d’Athalie. Nous retînmes des pages entières, qui résonnent dans notre mémoire comme les marbres de Memphis sous le rayon du soleil d’Égypte. Lisez seulement ces vers, pleins des mêmes parfums dont Madeleine brisait le vase aux pieds de son Sauveur :

Dans l’urne aux blancs contours que de fleurs ont pleuré
Pour l’emplir jusqu’au bord d’un encens épuré !
Oh ! que tout soit pour lui : donnez, ô Madeleine,
Versez, sur ses pieds nus, votre âme toute pleine ;
Versez le fond du vase et les parfums cachés,
Les regrets, les espoirs, tout, jusqu’à vos péchés !
Versez les chastes jours et les nuits profanées,
Et l’asphodèle vierge et les roses fanées ;
Versez votre douleur, versez votre beauté.
Tout en vous est parfum, et tout sera compté !
Brisez aux pieds du Christ ce cœur doux et fragile.
Ce que la loi rejette est pris par l’Évangile,
{p. 205}Des épis oubliés sa moisson s’enrichit ;
À lui tout ce qui pleure et tout ce qui fléchit ;
À lui la pénitente obscure et méprisée ;
À lui le nid sans mère, et la branche brisée ;
À lui tout ce qui vit sans filer ni semer ;
À lui le lis des champs qui ne sait qu’embaumer,
L’oiseau qui vole au ciel, insoucieux, et chante ;
À lui la beauté frêle, et l’enfance touchante,
Et ces hommes rêveurs qui sont toujours enfants.
Tous ceux sur qui le fort met ses pieds triomphants ;
Les faibles sont les siens, sa force les relève ;
Il porte dans ses mains la grâce et non le glaive.

Une eau mystérieuse a baigné vos genoux !
Le ciel même, ô Seigneur ! a-t-il rien de plus doux ?
À ces flots onctueux, fumant d’un double arôme,
L’homme a fourni les pleurs et la terre le baume :
Tous les deux vous offrant leurs présents les meilleurs,
La nature, ses fleurs, et l’âme, ses douleurs ;
Puis versant tous les deux sur vos traces sereines
Ce que vous avez mis de plus pur dans leurs veines !

XXIV §

{p. 206}En relisant ces poèmes, nous rencontrons à chaque parabole ou à chaque récit des pages de cette perfection de langue et de cette onction d’âme. Si quelqu’un pouvait faire une épopée évangélique par la foi et par le talent, c’était M. de Laprade ; mais nul ne peut faire qu’une doctrine soit une poésie, ou qu’une morale soit un drame.

XXV §

La vraie poésie de Laprade, c’est la poésie de ce temps, c’est la nature. Il y reviendra, il y revient déjà dans le dernier volume qu’il vient de publier, les Idylles héroïques. On sent partout dans ces idylles ce retour à la nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poètes, {p. 207}les poètes de sentiment. Les montagnes du Forez, cette Auvergne du Midi, berceau de son enfance, les scènes de la vie agricole, vrai cadre de toute poésie, les fenaisons, les moissons, les vendanges, les semailles, les mille impressions douces, fortes, tendres, tristes, rêveuses, qui montent au cœur de l’homme agreste dont le goût n’est pas encore blasé par la vie artificielle des cités, tous ces évangiles des saisons qui chantent Dieu par ses œuvres dans le firmament comme dans l’hysope, sont les textes de ces délicieuses compositions. C’est la terre réfléchie dans une âme pure et transparente comme l’onde du Lignon cher à d’Urfé, du Lignon qui dort sous l’ombre des rochers de son cher Forez après avoir écumé en grondant du haut de ses montagnes.

Cher pays de Forez, je te dois une offrande !
Terre où, dans mon berceau, les chênes m’ont parlé,
Ta sève et ton murmure en ma veine ont coulé ;
Il faut qu’un cri d’amour aujourd’hui te les rende.

C’est toi qui la première, au sentier du désert,
Fis marcher pas à pas mon enfance inquiète,
{p. 208}Qui m’as nourri d’un miel dans les bois découvert,
Et, dans l’eau du torrent, m’as baptisé poète.

C’est ton doigt maternel qui dirigea mes yeux
Sur l’alphabet sacré des couleurs et des formes,
Et, dans l’accent divers des sapins ou des ormes,
M’apprit à pénétrer des mots mystérieux.

Par toi, dans l’ombre sainte, enfant des vieux Druides,
J’ai connu des grands bois le sublime frisson ;
Poursuivant l’infini des horizons fluides,
Par toi, des hauts sommets je fus le nourrisson.

Mon aile s’est ouverte au vent que tu déchaînes ;
Enivré de ton souffle, à l’odeur des prés verts,
J’ai senti circuler, de mon sang à mes vers,
L’esprit qui fait mugir les taureaux et les chênes.

Près d’une eau qui frémit sur son lit de gravier,
Sous l’aune où le geai siffle, où se rit la linotte,
De l’hymne universel m’enseignant chaque note,
Tu conduisis mes doigts sur ton vaste clavier.

J’appris des laboureurs et des batteurs de grain
Ce rythme indéfini qui dans l’écho s’achève ;
Que de soirs, j’ai trouvé, dans ce vague refrain,
Enfant, un doux sommeil, jeune homme, un plus doux rêve !

{p. 209}Le foyer et le champ, les récits de l’aïeul,
Tout ce qui pour le cœur compose la patrie,
Tous ces trésors que j’aime avec idolâtrie,
Cher pays de Forez, je les tiens de toi seul.

Tous mes fruits ont germé sur tes douces collines ;
Ma sève ne sort pas d’une immonde cité ;
Si je fleuris au sol où je fus transplanté,
C’est que je garde encor ta terre à mes racines.
………………………………………………………
………………………………………………………
………………………………………………………
………………………………………………………

XXVI §

Mais, à la fin du volume, l’idylle se transforme en épopée, et le Pétrarque moderne devient, dans deux ou trois belles ébauches héroïques, le Dante du Forez. Plus heureux que le Dante toscan, on sent le bonheur intime à travers ses rugissements de poète indigné ; car {p. 210}Laprade n’a connu ni les odieuses vengeances des partis politiques, ni l’exil, ni le veuvage du cœur ; heureux fils, heureux amant, heureux père ! S’il a une Béatrix dans le ciel, il en a une sur la terre ! Que Dieu lui conserve tous ces bonheurs : il les mérite par son caractère, de la même trempe que son génie ; car, au milieu de cette cohue de talents sceptiques, railleurs, ironiques, oiseaux siffleurs qui profanent depuis dix ans la poésie par des indécences ou des persiflages, et qui font descendre comme Heine le feu du ciel pour allumer leur cigare, Laprade, lui, conserve son honnêteté à la haute littérature. Ils sont les poètes de la fantaisie : il est le poète de l’honnêteté. Ce caractère de l’honnête dans le beau n’est pas seulement un signe de vertu dans l’homme, il est un gage d’immortalité dans le poète ; car on peut corrompre son siècle, mais la postérité est incorruptible, et, si le vice peut donner quelquefois l’engouement, il ne donne jamais la gloire. La gloire est honnête, quoi qu’on en dise. Un scandale éclatant, ce n’est pas la gloire : c’est un éternel mépris. Les poésies de Laprade seront recueillies dans les familles {p. 211}honnêtes des champs, sur ces tablettes de la chambre à coucher auxquelles on laisse atteindre sans crainte les mains des enfants de la maison, et qui portent les livres de piété qu’on feuillette le dimanche en allant au temple. Ces poésies sont des Heures de l’âme poétique ; ces vers sentent l’encens.

XXVII §

Mais, pendant que je lisais ces Heures précieuses de Laprade, une nouvelle note éclatait très inattendue sur son mélodieux instrument : c’était la note politique.

Nous avons, comme un autre, les passions nobles et collectives du temps où nous vivons ; nous aimons avec une sainte ardeur la liberté régulière, le patriotisme honnête renfermé dans les bornes du droit public, la grandeur irréprochable de notre pays, pourvu que cette grandeur de la patrie ne soit pas l’abaissement des autres nations, qui ont le même droit que nous de vivre {p. 212}grandes sur le sol et sous les lois que le temps a légitimées pour tous les peuples. Nous détestons les servitudes militaires, qui font prévaloir par la conquête la force sur le droit ; la gloire corruptrice, qui fait adorer au bas peuple des victoires au lieu de vertus, nous dégoûte : ces grands homicides d’armées qu’on appelle des batailles ne nous paraissent que d’illustres crimes, quand ces batailles ne sont que des jeux de l’ambition. Nous gémissons sur ces éblouissements stupides des peuples qui déifient ceux qui jouent le mieux avec le sang, et qui semblent mesurer leur adoration au mal qu’on leur a fait. Mais, malgré cela, nous n’aimons pas la poésie politique : c’est aux grands philosophes et aux grands orateurs d’exprimer ces vérités dans leurs livres ou dans leurs harangues ; la poésie n’y doit pas toucher, ou elle ne doit y toucher que bien rarement.

Elle ne doit pas se mêler de politique en vers, pour plusieurs raisons : d’abord, parce que la poésie ne parle pas aux masses, excepté dans quelques chants de Tyrtée, aussi fugitifs que la bataille ; ensuite parce que, la poésie étant {p. 213}la langue de l’immortalité, et la prose étant la langue du temps, ces deux langues ne doivent pas se confondre. La poésie est absolue, et ne doit chanter que les choses absolues comme elle ; la politique est relative, passagère, locale, nationale, circonstancielle. C’est à la prose de parler de ce qui passe ; c’est à la poésie de parler de ce qui est éternel. Le vers se rabaisse en descendant du ciel ou du cœur aux misères fugitives du moment.

XXVIII §

Enfin la poésie est l’expression de l’idéal ; or le beau idéal, c’est l’amour enthousiaste, la prière, la miséricorde, la charité du genre humain, comme dit Cicéron. Voilà le thème des poètes. Quand ces poètes politiques, fussent-ils, comme Juvénal ou Gilbert, les suprêmes satiristes, passent du beau idéal au laid idéal, objet de leur satire, ils sortent de leur vraie nature et faillissent à leur vraie mission. Ils font haïr : {p. 214}c’est le contraire de faire aimer. La haine est un sentiment pénible, qui s’associe mal à cette mélodieuse ambroisie des beaux vers. Il en reste une amertume sur les lèvres, au lieu de cet arrière-goût délicieux que les chants des poètes doivent laisser sur la bouche et dans le cœur des hommes. Voilà pourquoi, hors quelques exceptions très rares, nous regrettons de voir de grands lyriques prêter, même dans un intérêt de vertu, leurs sublimes indignations chantées à la politique.

XXIX §

Ces répugnances que nous éprouvons pour cette transformation de la lyre divine en fouet sanglant est peut-être un tort de notre goût personnel ; nous regrettons que des Virgiles et des Pindares daignent rivaliser avec des Juvénals et des Gilberts, qui ne sont pas dignes de toucher à leurs ailes, et qui rasent la terre au lieu de se perdre dans le firmament. Mais cette {p. 215}préférence pour les poètes d’enthousiasme sur les poètes d’indignation (facit indignatio versum) ne nous empêche pas d’admirer profondément des vers tels que ceux-ci, que Laprade vient de jeter au temps qui court du haut de son immortalité.

Ces vers sont intitulés : Pro aris et focis. C’est la vengeance du spiritualisme indigné contre le matérialisme qui déborde un peu notre époque.

On voit, dès les premiers vers de cette éloquente inspiration contre son siècle, que le grand poète partage au fond notre répugnance à employer la grande poésie aux petits usages de la vie civile. Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d’abaisser ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités. — Mais, si je n’en dis rien, s’écrie-t-il, c’est que j’aime mieux chanter la nature chaste et éternelle ; car,

Si rêveur qu’on m’ait dit, j’ai les yeux bien ouverts,
Et pourrais, au besoin, mettre mon siècle en vers.
Mais, reniant alors le vrai beau qui m’attire,
Je devrais, après l’ode, épouser la satire ;
{p. 216}C’est la muse qu’il faut à ce monde vénal,
Et l’ère des Césars attend son Juvénal.

Peut-être est-il venu ! Là-bas, où tout est sombre,
Peut-être un fouet vengeur siffle déjà dans l’ombre,
Et la haine au front rouge y chauffe longuement
Le fer qui doit marquer chaque nom infamant.
Voyez-vous défiler le troupeau de nos hontes ?
L’avenir les attend et va régler nos comptes.
Passez, tribuns d’hier, orateurs des banquets ;
Passez, la bouche close, en habits de laquais ;
Passez, nobles de race, admis à la curée,
Par amour du galon prêts à toute livrée ;
Prétoriens, bourgeois à barbe de sapeur,
Qui sauvez votre caisse et gardez votre peur ;
Passez, tous les forfaits et tous les ridicules…
Vous n’esquiverez pas le glaive ou les férules ;
Je vous laisse en pâture au lion irrité.
Moi, j’ai besoin d’amour et de sérénité...

Aussi, après quelques fortes pages contre la bassesse et l’hypocrisie de certains portraits auxquels le peintre ne met du moins pas les noms, voyez avec quelle hâte et avec quel charme le poète, vite fatigué de mépriser et de haïr, nous ouvre son foyer de vertu et {p. 217}d’amour. C’est le contraste ici qui fait la satire :

Dans ces bois où j’allais écouter l’infini,
Comme l’oiseau chanteur j’ai su bâtir mon nid ;
Mon cœur, dans la retraite où sa fierté l’enchaîne,
Répond à d’autres voix qu’à celle du grand chêne,
Et les fleurs du désert, les torrents, le ciel bleu,
Les lacs, ne sont pas seuls à me parler de Dieu :
De plus chères amours peuplent ma solitude.
Le soir, lorsque je sors de la chambre d’étude,
Quand je reviens des bois, rapportant des moissons
De rameaux ou de vers cueillis sur les buissons,
Devant l’âtre joyeux où le sarment pétille,
Près de l’auguste aïeul se groupe la famille ;
Non loin de ses genoux chargés de mes enfants,
S’assied la jeune mère aux regards triomphants ;
Tandis qu’avec les fleurs, butin de la journée,
Ma sœur comme un autel orne la cheminée.
Le portrait de ma mère est là qui nous sourit ;
Je sens autour de nous rayonner son esprit ;
Durant les entretiens, les jeux de la soirée,
Je consulte du cœur cette image adorée,
Sachant bien qu’elle assiste et protège ici-bas
Le père en ses travaux, les fils en leurs ébats.
Dans ces plaisirs naïfs que j’excite moi-même,
Je leur montre à s’aimer entre eux comme on les aime ;
Et, sans trop me hâter, dans leur folle saison,
{p. 218}Je sème, en quelques mots, le grain de la raison.
L’aïeul, à leurs propos, s’égaye et nous contemple :
En mes leçons, toujours, je le prends pour exemple ;
Mon récit en appelle à ses récits anciens ;
Il parle, et de mes bras on vole dans les siens ;
Avec des cris joyeux on l’entoure, on le presse ;
À toute question répond une caresse ;
Vers leurs lèvres son front se penche avec douceur…
Et moi ! tous ces baisers, je les sens dans mon cœur.
Ah ! prenez de l’aïeul notre âme héréditaire,
Enfants, gardez-la bien sans que rien ne l’altère ;
Au sang qu’il me donna je n’ai rien ajouté,
Mais je vous ai transmis sa ferme loyauté.
Vous saurez, comme nous, malgré la loi commune,
Porter le cœur toujours plus haut que la fortune,
Un cœur qui dans sa foi jamais ne se dément ;
Et, de votre œuvre, à vous, quel que soit l’instrument,
Ou le fer, ou la plume à mes doigts échappée,
Tout sera dans vos mains noble comme l’épée.

C’est ainsi que je rêve ! et par le droit chemin,
À mon chaste foyer j’apprends le cœur humain ;
Et je lis mieux que vous dans ses pages suprêmes.
Écrivez vos romans, je reste à mes poèmes.

Quel tableau de famille !

Moi qui connais l’aïeul, l’épouse et les enfants {p. 219}, je puis attester que l’idéal apparent de ces doux vers n’est que la plus exacte réalité. De telles familles il ne peut sortir que des saints, des héros ou des poètes.

XXX §

On est déjà bien loin des mâles imprécations des premières pages. Le poète essaye d’y revenir en finissant : on le regrette. Le fouet sied mal à cette main, qui tient mieux l’encensoir. On voit seulement que, si Laprade voulait, il serait Gilbert ; mais il aime mieux remonter bien vite dans sa sphère montagneuse de paix, d’amour, de religion, et il a raison. Cependant lisez encore cette dernière page :

Gardons, ainsi, gardons nos chastes solitudes :
Le terme en est divin, si les sentiers sont rudes.
Au moins nous y marchons libres et frémissants,
Et jamais coudoyés par d’indignes passants.
Qu’à ces autels nouveaux notre encens se refuse :
L’édifice est construit de bassesse et de ruse.
{p. 220}Passons, pleurant ces jours si tristement vécus ;
Poètes et penseurs, nous sommes les vaincus.
Nos dieux s’en vont ! Eh bien, fiers de notre défaite,
Suivons-les au désert sans détourner la tête ;
Dans le camp des vainqueurs, surpris de nos dédains,
Les Muses n’entrent pas...Qu’il s’ouvre aux baladins ;
Une vengeance est prête, elle peut nous suffire.
Voyez-vous cette foule essayer de sourire,
Ivre de ces faux biens dont vous ne voulez pas ?
Vous êtes le remords qui les suit pas à pas ;
De leurs fausses grandeurs démasquant l’imposture,
Vos paisibles mépris font déjà leur torture ;
Vous avez pour troubler leur magique festin
Cet invincible espoir qui commande au destin.
« Épargne, ô vieux Caton, tes stoïques entrailles,
Survis, et tu vaincras, fallût-il cent batailles ;
Survis, et tu rendras par ta seule fierté
Des autels à nos dieux, à nous la liberté ! »

Ce sont là de ces vers vertueux qui retrempent les jeunes âmes dans le goût de l’honnête, de l’antique, du beau moral, sans leur donner le vertige des illusions, des perfectionnements indéfinis, qui sont du ciel, mais pas de cette terre, où tout est fini et borné. La liberté qu’il aime n’est que la dignité de l’homme social : elle n’est ni son délire ni sa fureur. Sa religion, {p. 221}c’est Dieu libre et agissant librement dans les âmes ; sa république, c’est la règle de l’ordre moral et politique imposée à tous par tous pour qu’il n’y ait place à aucune tyrannie, pas même à celle du peuple, la pire de toutes, parce qu’elle est sans règle, sans responsabilité et sans vengeur. Aussi ses beaux vers, que nous n’avons pu citer ici, sont-ils aussi inflexibles contre la multitude qu’ils sont implacables contre les fauteurs de servitude. C’est ce qui nous fait honorer et chérir l’homme dans le poète, comme nous honorons et nous chérissons le poète dans le citoyen. Heureuse la France d’avoir encore de tels enfants ! Spes altera Romæ !

Lamartine.

LVIIIe entretien §

I §

{p. 223}C’est vers ce même arbre du ravin de Saint-Point que nous vîmes s’avancer, quelque temps après, un autre jeune poète, encore inconnu à lui-même et aux autres. Il vient de publier il y a peu de jours un de ces timides aveux de talent qui ressemblent à une première confidence d’amour confessé en rougissant, à demi-voix et dans le demi-jour, à l’oreille de la {p. 224}première personne aimée. C’est ainsi que le modeste et mélancolique Xavier de Maistre, toujours doutant de lui et toujours ajournant sa gloire, publiait à un petit nombre d’exemplaires, pour quelques amis de régiment et pour quelques voisins de campagne, le Lépreux de la cité d’Aoste, cet évangile des infirmes, ce manuel des lits de douleur, la plus chaude larme qui soit tombée dans la nuit du cœur désespéré et résigné d’un misérable, pour arracher des ruisseaux d’autres larmes sympathiques aux yeux des hommes sensibles dans ce siècle.

Nous avions entrevu, plusieurs années avant cette époque, ce jeune homme, qui n’était encore qu’un bel adolescent, marqué au front de ce double cachet du génie futur : la tristesse et l’enthousiasme. Son père nous l’avait amené un jour à Paris : bien que nous fussions resté plusieurs années sans le revoir, sa figure nous était demeurée gravée dans la mémoire de l’œil, comme un de ces songes qui passent devant notre esprit dans la nuit, et qu’on ne peut chasser de ses yeux après de longs jours écoulés.

{p. 225}Il avait dix-huit ans à peu près au calendrier de sa vie légale, mais il en avait soixante à la gravité des traits. On eût dit que cet enfant avait deviné le sérieux et les tristesses de l’existence, et que son ange gardien, comme on disait autrefois, ou son étoile, comme on dit aujourd’hui, lui avait déchiré dès le berceau le voile qui dérobe l’horizon humain à tout homme destiné à vivre dans ce monde fantastique en écartant des fantômes pour marcher à des ombres.

Il était grand et mince comme ceux qui ne tiennent au sol que par l’extrémité inférieure, les pieds, et qui semblent prêts à s’élever dans l’atmosphère ; il ne lui manquait de l’esprit pur que les ailes ; sa tête oblongue avait l’organe du spiritualisme pieux, une proéminence visible au sommet du crâne, cette coupole intérieure où les spiritualistes contemplent et adorent d’instinct la divinité de leur pensée.

Cette tête était ornée par derrière et voilée par-devant d’une belle chevelure indécise entre le brun et le blond, qui ruisselait jusque sur ses épaules, et d’où sortait, au mouvement {p. 226}de sa main, un front limpide, mais déjà plein de je ne sais quoi, pensées ou rêves, poésie future ou sagesse prématurée.

Cette chevelure n’avait jamais senti, non plus que cette âme, la froide lame des ciseaux ou le froid tranchant des déceptions ; deux larges yeux bleus, comme la mer de la Bretagne, sa patrie, rêvaient dans la sérénité sous l’ombre de ces cheveux. L’ovale des traits était sans inflexion irrégulière du moule ; la nature, sûre de ses lignes, avait modelé cette tête : le nez grec d’une statue de Phidias, la bouche aux lèvres gracieuses, mais un peu saillantes, comme celles des bustes éthiopiens dans le musée du Vatican à Rome ; le menton ferme et proéminent d’un des élèves studieux de Platon dans le tableau de l’École d’Athènes, de Raphaël. C’est le signe de l’étude, donné par la nature ou par l’habitude, à tous ceux dont la vocation est de penser ; malheur à ceux dont le menton manque ou fuit en arrière ! la base manque à la main qui veut appuyer le visage. Ceux-là ont la légèreté de l’oiseau ; ils ne se posent pas, ils ne ruminent rien, ils effleurent tout avec les ailes, figures sans contrepoids, {p. 227}qui manquent de balancier pour se tenir en équilibre sur le vide de leurs facultés. La pensée a besoin de méditation pour mûrir ; le caractère a besoin de force pour résister : où est la réflexion, où est le caractère, dans une tête qui ne peut s’appuyer sur la main ?

II §

L’attitude de cet adolescent était conforme à cette stature et à ce visage ; un silence attentif, qui se laissait arracher des réponses justes et brèves, silence presque toujours révélateur de sérieuses puissances d’esprit : les amphores les plus hermétiquement fermées ne sont-elles pas celles qui contiennent les plus précieux parfums ? Une convenance naturelle ; ce bon ton inné, qui n’est que le rapport juste de l’homme avec tout homme ou avec toute chose ; un langage sonore, cadencé et grave, quoique gracieux dans ses inflexions un peu lentes ; un recueillement {p. 228}respectueux, mais nullement bas ou servile, devant ceux qu’il écoutait ; la dignité d’un cœur libre dans la déférence d’un disciple ou d’un fils : voilà ce rare jeune homme.

Il devait plus tard faire partie de notre intérieur de famille pendant quelques années ; compagnon volontaire de mes travaux et de mes tribulations intimes à la ville et à la campagne, mais compagnon sans intérêt, auxiliaire sans solde, payé en amitié comme il assistait en tendresse, génie familier et serviable du foyer, genius loci, comme Cicéron l’écrit d’un de ses secrétaires à qui il enseignait l’éloquence, et qui polissait ses harangues à Tusculum.

Ce jeune homme, aussi heureusement doué des dons de la famille et de la fortune que des dons de la nature, s’appelait Alexandre. Il a donné, depuis, son nom et son cœur à une jeune femme accomplie de beauté, d’éducation et de vertu, fille d’une famille d’élite de mon voisinage en Mâconnais. Il y vit aimé, indépendant, studieux, dans ce délicieux loisir des jeunes années, repos d’une union formée {p. 229}par le cœur, lune de miel prolongée de l’existence, où la destinée bien rare verse du jour sans ombre, des joies sans lie et des douceurs sans mélange d’amertume à ses favoris. Puisse-t-il savourer jusqu’au terme une coupe qu’aucun coup du sort ne brise jamais entre ses lèvres ! Il est doux, même pour les misérables, de contempler ces félicités complètes ; elles leur prouvent que, si le bonheur est rare, au moins il est possible en ce triste monde, et que, parmi tant de mauvais rêves, il y a aussi de phénoménales réalités.

Cependant la pensée fait partie du bonheur. Même au sein des loisirs, de l’amour, de la famille, l’âme ne perd pas son activité ; seulement son activité est volontaire. Le génie et la fantaisie se tiennent par la main pour rêver et chanter ensemble à leur heure, ou bien pour (comme dit Virgile, connaisseur en indolence).

Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ.

Dans un tel état de l’âme en équilibre sur son bonheur, on aimerait assez la gloire, autant {p. 230}qu’elle pourrait s’associer au repos et à l’amour : ce serait une décoration domestique qui ornerait le fronton du foyer, comme ces plantes grimpantes et aromatiques qui festonnent l’humble toit de chaume ou d’ardoise, qui font pénétrer leurs bouffées enivrantes par les fenêtres de la chambre à coucher et qui font envier au passant cette paix.

Mais, si la gloire a quelques inconvénients inséparables des retentissements souvent importuns qu’elle donne au nom du poète, alors on n’en veut plus, ou bien on n’en veut qu’à sa mesure, c’est-à-dire une gloire commode, silencieuse, intime, pour ainsi dire, chuchotée à l’oreille de quelques amis et qui fait dire au coin du feu de la famille : « Tenez, lisez, jugez, jouissez ; mais ne faites pas de bruit de peur d’éveiller l’enfant et la mère, et surtout de peur d’éveiller la jalousie des rivaux. Qu’il vous suffise de savoir que, moi aussi, je serais célèbre si je ne dédaignais pas la célébrité. Mais je ne veux être qu’amateur, dilettante, selon le mot des Italiens : c’est le meilleur rôle dans tous les arts, et même dans toutes les carrières de la {p. 231}vie civile ; on goûte, on jouit, on juge, on s’essaye, et on ne se compromet pas ; on a, en un mot, des admirateurs, et on n’a point d’ennemis. »

III §

C’est à ce double sentiment d’instinct de la gloire et de peur du bruit dans ces hommes délicats et exquis, appelés amateurs ou dilettanti, qu’on doit ces petits volumes diminutifs du génie, sourdines de la gloire, qui se publient de temps en temps à un si petit nombre de pages et à un si petit nombre d’exemplaires qu’on ne les affiche pas sur les étalages de libraires, mais qu’on les glisse seulement de la main à la main entre quelques amis discrets, comme une confidence du talent échappée à l’imprudence du poète.

Mais il faut y prendre garde cependant : quand cette confidence mérite d’être divulguée {p. 232}par les lecteurs d’élite, étonnés et charmés de ce qu’ils découvrent d’inattendu dans ces pages, la confidence ne reste pas longtemps un secret entre l’auteur et ses amis ; le public écoute aux portes, l’admiration passe du dedans au dehors par les trous de la serrure, et la France se dit avant qu’on y ait pensé : « J’ai un vrai poète de plus. »

IV §

J’ai subi moi-même cet inconvénient de publicité éclose en une nuit, dans ma jeunesse : complétement inconnu la veille, j’étais célèbre le lendemain. Voici comment cela m’arriva, je ne dirai pas sans le vouloir (l’amour-propre n’a pas de ces hypocrisies), mais je dirai sans m’y attendre.

J’avais remis à M. Gosselin, le premier de mes patrons typographiques, homme de cœur, de goût et d’initiative, quelques pages poétiques {p. 233}recueillies en une très mince brochure, fasciculus relié en papier jaune et intitulé : Méditations.

Je n’y avais pas mis mon nom. Avant de l’inscrire, ce nom, il fallait le faire : il n’était pas fait.

Je ne désirais pas même que mon petit essai problématique de poésie nouvelle parût si tôt ; je sollicitais ardemment du gouvernement de la Restauration un emploi diplomatique qui m’ouvrît l’accès à la haute politique, ma véritable et constante passion.

C’était M. Pasquier, encore vivant et vivant tout entier aujourd’hui, qui distribuait alors ces faveurs en qualité de ministre des affaires étrangères de Louis XVIII : homme de goût, de cour, de tribune, de congrès, de grande société européenne. J’étais protégé auprès de lui par quelques-uns de ses amis, entre autres par les deux maîtres de notre diplomatie française, M. de Reyneval et M. d’Hauterive, l’un jurisconsulte, l’autre la tradition vivante et la science de notre cabinet national depuis Louis XVI jusqu’à Louis XVIII, en passant par la République, le Directoire et Napoléon.

{p. 234}M. Pasquier, alors ministre, n’avait pas peur de la poésie ni de l’éloquence, à supposer que je vinsse à développer un peu de ces avantages dans la diplomatie ; mais j’avais dès lors, comme par instinct, la conviction du danger qu’il y a en France pour un homme à développer plus d’une faculté à la fois. Le préjugé français des hommes spéciaux, c’est-à-dire des hommes qui ne savent faire qu’une seule chose, ce préjugé, la plus grande bêtise nationale de ce temps-ci, ce préjugé inventé par la médiocrité pour s’en faire un rempart contre la concurrence du talent multiple, ce préjugé, émané de l’École polytechnique, qui produit d’excellents outils et peu d’hommes complets, ce préjugé, dis-je, qui m’était déjà connu, qui règne encore à l’heure où j’écris, et qui sera un jour relégué parmi les mémorables inepties de notre siècle, ce préjugé, je le répète, me faisait craindre qu’un peu de célébrité poétique, répandu mal à propos sur mon jeune nom, ne me fît rejeter comme un intrus de toute candidature diplomatique, carrière que je préférais mille fois à quelques battements de mains ou à quelques battements de cœur des {p. 235}poètes ou des femmes des salons de mon temps.

J’aurais donc désiré que les presses de M. Gosselin fussent plus lentes à jeter mes vers au public, et qu’ils ne parussent qu’après ma nomination, encore indécise, au poste que je sollicitais. J’avais bien raison ; car, si je n’avais pas publié alors quelques vers passables, dont on s’est malheureusement souvenu toujours contre moi, ou si je n’en avais publié que de médiocres ou de ridicules, oubliés comme ceux de quelques grands hommes politiques de nos jours, j’aurais pu espérer, comme eux, de passer pour une capacité politique de second ou de troisième ordre dans les fastes de l’heureuse et prosaïque médiocrité.

V §

Mais tant d’ambition ne me sera jamais permis dans mon pays, et j’y serai éternellement {p. 236}puni par l’ostracisme de Platon pour le crime impardonné et impardonnable d’avoir soupiré quelques bons vers, poèmes lyriques ou amoureux, dans le temps de la jeunesse, de l’enthousiasme et de l’amour.

Admirable logique de l’impuissance et de l’envie ! — « Tu as rêvé quelques beaux vers dans ta jeunesse, quand tu n’avais rien autre chose à faire qu’à rêver, à prier, à aimer : donc tu ne seras qu’un rêveur, un mystique et un amant pendant tout le reste de ta vie. C’est la loi du pays, c’est de ce qu’ils appellent la spécialité : retire-toi de notre soleil, chante quand il faut parler, cache-toi quand il faut combattre, et fais l’amour en cheveux blancs ! »

Non, je n’aurai jamais, comme les Romains et les Grecs, assez de mépris pour cette mutilation de l’homme, pour cette castration de mon pays, la spécialité. L’antiquité disait, au contraire, comme dit la nature : Timeo hominem unius libri ! De là viennent ces hommes qui n’ont qu’une faculté et qui ne voient les choses humaines que d’un seul point de vue. L’envie et l’impuissance s’étant accouplées {p. 237}comme le Péché et la Mort dans Milton, il en est sorti ce monstre de décomposition humaine, ce Polyphème qui n’a qu’un œil et des mains, l’homme spécial. Je ne m’étonne pas que les tyrans s’en accommodent : ils ont besoin d’instruments ingénieux, architectes, mécaniciens, artilleurs, hommes de chiffres, machines à calculer, machines à bâtir, machines à tuer, machines à servitude. Le chiffre n’a pas d’âme : l’âme a une force à millions de chevaux, comme on dit, qui soulèverait plus de poids que la vapeur ; ils se défient de cette force, ils dévirilisent l’humanité pour la dompter ; l’homme spécial ne leur refuse rien, l’homme universel leur fait peur ; il sent et il pense ; la conscience et la pensée sont les deux ennemies divines de la servitude, Némésis de la tyrannie ; l’antiquité n’en avait qu’une, nous en avons deux.

Mais la colère contre ce préjugé de la spécialité m’emporte ; revenons.

VI §

{p. 238}Donc je craignais l’apparition de mon petit livre, quoique anonyme, de peur d’être écrasé dans l’œuf par une chute, et encore plus par un succès. Voilà cependant que la jolie fille de mon concierge, enfant de douze à quatorze ans, ouvre la porte de ma chambre au premier rayon d’un mois de printemps, avant l’heure ordinaire où elle m’apportait le journal matinal ; elle jette sur mon lit en souriant une petite lettre cachetée d’un énorme sceau de cire rouge avec une empreinte d’armoiries qui devaient être illustres, car elles étaient indéchiffrables. « Pourquoi riez-vous ainsi finement, Lucy ? dis-je à l’enfant tout en rompant le cachet et en déchirant l’enveloppe. — C’est que maman m’a dit que la lettre avait été apportée de grand matin par un chasseur tout galonné d’or, avec un beau plumet à {p. 239}son chapeau, et qu’il avait bien recommandé de vous remettre ce billet à votre réveil, parce que sa princesse lui avait dit : Allez vite, il ne faut pas retarder la joie et peut-être la fortune de ce jeune homme. »

Et deux billets séparés, et d’écritures diverses, tombèrent de l’enveloppe sur mon lit.

Le premier billet, d’une main évidemment féminine, était de la princesse polonaise T..., sœur, je crois, du prince Poniatowski, le héros malheureux de la Pologne, noyé dans la déroute de Leipsik.

VII §

Cette femme illustre et lettrée était l’amie de M. de Talleyrand. Je ne connaissais pas la princesse ; son billet ne m’était pas adressé ; elle l’avait écrit avant le jour à un de mes plus chers amis, M. Alain, médecin et commensal du prince de Talleyrand pendant dix ans, aussi tendre et aussi vertueux que savant.

{p. 240}Je le voyais tous les jours ; il donnait, par pur intérêt de cœur, à ma santé encore frêle les soins d’une mère plus que d’un médecin. Hélas ! je l’ai vu mourir avant son malade, à la fleur de ses années, d’une maladie de trois ans, tête à tête avec un crucifix d’ivoire suspendu par un chapelet de femme au bois de son lit. J’ai su le nom de la femme que lui rappelait le crucifix et le chapelet de noyaux d’olives : je ne le dirai pas. Le pauvre malade mourait d’amour contenu, pour ne pas faillir à l’amitié et à la vertu ; que l’éternité lui soit douce ! Il avait ajourné son bonheur au ciel. C’était un de ces hommes qui donnent la certitude d’une autre vie ; car, si Dieu trompait de telles espérances et de telles privations par un leurre éternel, ce ne serait pas seulement le monde interverti, ce serait la Divinité renversée. Le seul hommage dû à un tel Dieu serait le blasphème : il ne mériterait que cela.

VIII §

{p. 241}Donc la princesse T… écrivait à M. Alain : « Le prince de Talleyrand m’envoie à mon réveil le billet ci-joint ; je vous l’adresse pour votre jeune ami, afin que le plaisir que cette impression du grand juge vous fera soit double. Communiquez le billet du prince au jeune homme, et remerciez-moi du plaisir que je vous donne, car je sais que votre seule joie est dans la joie de ceux que vous aimez. »

J’ouvris le second billet ; il était écrit d’une main évidemment précipitée et lasse d’insomnie, sur un chiffon de papier large comme cinq doigts et taché de gouttes d’encre. Ce billet disait en cinq ou six lignes : « Je vous renvoie, Princesse, avant de m’endormir, le petit volume que vous m’avez prêté, hier soir. Qu’il {p. 242}vous suffise de savoir que je n’ai pas dormi, et que j’ai lu jusqu’à quatre heures du matin, pour relire encore. »

Le reste du billet était une prophétie de succès en termes brefs, mais si exagérés que je ne voudrais pas les transcrire ici. Cette âme de vieillard, qu’on disait de glace, avait brûlé toute une nuit d’un enthousiasme de vingt ans, et ce feu avait été rallumé par quelques pages de vers imparfaits, mais de vers d’amour.

IX §

Je relus vingt fois le billet du prince de Talleyrand, et je dis à la jeune fille qui attendait, en me regardant lire et relire, toute rouge de l’émotion qu’elle lisait de même sur mon visage sans le comprendre : « Viens que je t’embrasse, ma petite Lucy ! Tu ne porteras jamais un pareil message ; à la loterie de la gloire, ce {p. 243}sont les enfants qui tirent les bons lots. Dis à ta mère que tu m’as apporté un quine. »

C’était alors le langage compris des concierges, institution du hasard qui tenait toujours ouverte à la fortune la loge du portier. C’est peut-être dommage de leur avoir enlevé, à ces honnêtes affranchis des grandes maisons, cette loterie, illusion renaissante de la semaine ; ils rêvaient au moins de beaux rêves sur leur lit de servitude. La moitié de leur vie était heureuse : portiers le jour, ils étaient rois la nuit.

X §

Je ne m’informai pas même, dans la matinée, du succès de mes vers. Le billet du prince de Talleyrand, ce grand flaireur infaillible de toutes les choses humaines, me suffisait pour augure. Je savais qu’un tel homme ne se trompait pas plus aux vers qu’à la prose. Quel intérêt {p. 244}avait-il à me flatter ? Il était prince, il était puissant, il était l’oracle du monde politique, il avait été l’ami et le disciple de Mirabeau sans se tromper à son génie, le plus juste et le plus vaste du dix-huitième siècle. Et moi, qu’étais-je ? un solliciteur inconnu sous un toit de Paris. Je me confiai donc à la fortune ; elle s’appelait pour moi du nom du prince de Talleyrand. Je raconterai, dans mes prochains Entretiens sur la littérature diplomatique, comment ce même homme d’État, quinze ans plus tard, me prédit une autre fortune plus difficile à discerner dans mon avenir d’orateur, fortune alors très lointaine et très voilée pour tout le monde, excepté pour lui et pour moi. On verra l’œil du lynx sous cette lourde paupière du vieillard. Mais n’anticipons pas.

XI §

{p. 245}Un quart d’heure après, la petite Lucy remonta dans ma chambre et m’apporta une autre lettre à grande enveloppe officielle et à large cachet : c’était ma nomination au poste diplomatique que j’ambitionnais, signée de M. Pasquier, ministre des affaires étrangères.

À la lecture de cette lettre, je sautai en bas de mon lit et j’éprouvai ce qu’éprouve le coursier entravé à qui on ouvre la carrière. J’avais peu de souci de la gloire des vers : j’en avais un immense de la politique. Je dévorais déjà de l’œil les longues années qui me séparaient encore de la tribune et des hautes affaires d’État, ma vraie et entière vocation, quoi que mes amis en pensent et que mes ennemis en disent. Je ne me sentais pas la puissante organisation créatrice qui fait les grands {p. 246}poètes : tout mon talent n’était que du cœur. Mais je me sentais une justesse de bon sens, une éloquence de raison, une énergie d’honnêteté, qui font les hommes d’État ; j’avais du Mirabeau dans l’arrière-pensée de ma vie. La fortune et la France en ont décidé autrement. Mais la nature en sait plus long que la fortune et la France : l’une est aveugle, l’autre est jalouse.

Je m’en console à présent que ma destinée n’est plus de ce monde. Nous verrons ailleurs si nous sommes appelés à monter d’échelon en échelon dans une vie continue, jusqu’à une autre planète, la planète du bon sens.

XII §

C’est ainsi que le jeune poète dont je parle vient de faire sa modeste apparition dans le demi-jour. Ignoré la veille, on se demande {p. 247}aujourd’hui : Qui est-il ? Digito monstrari et dici hic est.

Quel poète est-il ? Je n’en sais rien : qui peut dire où l’emportera le souffle qu’il a dans la poitrine, quand il aura pris confiance dans son talent et qu’il chantera à pleine haleine ce qu’il gazouille aujourd’hui à demi-voix ? Avez-vous entendu un oiseau chanteur à peine emplumé, sur le barreau de sa cage, dans votre chambre, à l’aube de son premier printemps ? L’avez-vous entendu à son réveil, ou plutôt dans son rêve d’oiseau, avant d’être tout à fait réveillé, essayer son instinct musical dans de courtes notes à demi-voix, si imperceptibles à l’oreille qu’il faut se pencher vers son nid pour les entendre ? On dirait qu’il écoute lui-même, en dedans de lui, un invisible musicien qui lui note l’air, et qu’il répète timidement, en s’effrayant, en se relevant, en se reprenant lui-même, le solfège que la nature lui fait épeler ! J’ai été bien souvent témoin, dans les couvées de rossignols ou de fauvettes, de cet apprentissage mélodieux des petits, qui gazouillent à la sourdine le matin ce que les mères chantent à grande voix dans le plein soleil. Ce nouveau {p. 248}venu de la couvée de nos poètes commence, comme ces oiseaux jaseurs, à chanter comme s’il avait peur de sa voix. Sur quel mode fera-t-il plus tard éclater sa voix ? Dieu le sait, il n’est pas encore dans l’été de sa vie ; mais, si mon jugement ne me trompe pas, il fera ce que nous appelons de notre temps un poète intime, c’est-à-dire un de ces poètes rassasiés de la pompeuse déclamation rimée dont nos oreilles sont obsédées dans nos écoles classiques ou dans nos théâtres redondants et ronflants d’emphase ; il sera un de ces poètes nés d’eux-mêmes, originaux parce qu’ils sont individuels ; un de ces poètes qui n’ont pour lyres (comme on dit) que les cordes émues de leur propre cœur, et qui font, dans la poésie moderne, cette révolution que J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont faite dans la prose. Il sera de plus un poète sérieux, ayant le respect de ceux qui l’écoutent, et non un de ces poètes moqueurs et siffleurs, tels que nous venons d’en voir vivre et mourir deux ou trois, qui mêlent le fifre au concert des anges, et qui soufflent la froide ironie dans l’âme de la jeunesse, au lieu du saint enthousiasme, {p. 249}seul thème véritable des chants immortels !

XIII §

Son petit livre rappelle au premier coup d’œil ces poètes condensés en sonnets d’or et d’ivoire qui, tels que Pétrarque, Michel-Ange, Filicaïa, Monti, incrustent une idée forte, un sentiment patriotique, une larme amoureuse dans un petit nombre de vers robustes, gracieux ou tendres, vers polis comme l’ivoire, que ces poètes miniaturistes façonnent non pour le temps, mais pour l’éternité. Y a-t-il eu depuis Pétrarque un poème plus immortel qu’un de ses sonnets ? Heureux ce jeune homme s’il peut un jour rendre un Pétrarque aux philosophes, aux poètes, aux amants ! Ce serait un grand don en un petit volume. Nous le lui souhaitons, ce don, comme je me le serais souhaité à moi-même, à l’époque d’adolescence où {p. 250}j’aurais donné ma vie pour un sonnet de l’amant de Laure.

XIV §

Ce jeune homme aura évidemment un autre don de la poésie moderne, le don de rendre en vers familiers quoique expressifs les choses et les sentiments que l’orgueil emphatique de la poésie du dix-huitième siècle avait relégués dans le domaine de la prose, comme si le vers était incapable de dire juste et vrai, comme si la poésie n’était pas, par excellence, le langage du cœur !

Assez d’autres, jusqu’ici, avaient fait marcher le vers sur des échasses académiques : il faut enfin le déchausser de son cothurne et de ses sandales à bandelettes d’or et de pourpre, de ses ailes aux talons ; il faut le déshabituer de ses pas en trois temps sur des planches, comme les pas de nos tragédiennes sur le théâtre, {p. 251}pour le faire marcher pieds nus sur la terre nue comme vous et moi, au pas naturel, musa pedestris, selon la définition si juste d’Horace.

Cette poésie qui marche à pied, qui ne se drape pas à l’antique, qui ne se met ni blanc ni rouge sur la joue, qui ne porte ni masque tragique ni masque comique à la main, mais qui a le visage véridique de ses sentiments, et qui parle la langue familière du foyer, cette poésie qui semble une nouveauté parce qu’elle est la nature retrouvée de nos jours sous les oripeaux de la déclamation et de la rhétorique en vers, sera la poésie de ce nouveau venu dans la famille qui chante.

C’est surtout dans ce genre en dehors de tous les genres, puisqu’il est le naturel, que M. Alexandre nous paraît devoir exceller. Il écrit, à ce que disent ses amis, un poème épique familier dont la vie privée, sans aventures et sans merveilleux, sera le sujet, poème qui ne prendra son intérêt que dans les lieux, les choses, les impressions qui nous enveloppent tous et tous les jours : l’épopée du coin du feu. Cela doit être d’autant {p. 252}plus poétique que la poésie a négligé davantage jusqu’ici ces trésors de descriptions, de sensibilité, de naturel, de passions douces, enfouis à notre insu sous la pierre du foyer domestique, dans le jardin, dans le verger, dans la prairie, dans la vigne, dans la montagne qui borne le court horizon, dans le coin de ciel en vue de la fenêtre où se couche le soleil, où se lève l’étoile, dans l’enfant à la mamelle, dans la mère souriante, dans le père sérieux, dans l’aïeul prévoyant, dans le fils docile, dans la jeune fille rêveuse, dans la servante attachée à l’âtre, seconde mère des enfants, et jusque dans le chien nourri d’affection, qui cherche aussi souvent la tendresse dans les yeux que le pain sous la table. Ajoutez à cela les simples accidents ordinaires de la vie privée, la mort de l’aïeule, la naissance d’un nouveau-né, le départ du fils pour l’inconnu de sa destinée, hors du nid et du pays, les amours, le mariage de la sœur aînée, les fêtes du foyer, la religion introduisant l’infini des espérances et la sainteté des amours dans ce petit monde qui s’étend de la cheminée à la fenêtre, et du seuil au cimetière : voilà l’épopée {p. 253}de famille, sujet dont le drame s’agite sous quelques tuiles, et qui ne se dénoue que dans l’éternité, ce rendez-vous de tout ce qui s’aime ; voilà ce qu’il se chante tout bas à lui-même, ce jeune Homère de l’Iliade du cœur ! Quel sujet pour qui sait voir, sentir et aimer : « Ah ! si je n’avais que soixante et quinze ans, écrivait Voltaire à quatre-vingts ans passés, je leur ferais voir ce que c’est qu’un poète ! »

Je me dis, comme Voltaire, quand je contemple la fécondité d’un pareil sujet : « Ah ! si je n’avais que quarante ans, je voudrais consumer vingt ans de ma vie à ce poème épique de la famille ! » Mais je laisse avec confiance une si belle épopée à ce jeune espoir des poètes. Il a le cœur, l’imagination et la main capables d’une telle œuvre ; je n’en voudrais pour preuve qu’une promenade d’automne écrite, ou plutôt causée en vers, en montant, il y a quelques années, à Saint-Point, masure pittoresque que j’habite dans un pli de haute montagne boisée, à quelques lieues de la plaine habitée par le jeune poète breton. Je demande pardon au lecteur {p. 254}de ces vers de les insérer pour son plaisir dans ces pages. Ces vers parlent malheureusement de moi ; ils en parlent avec cette exagération d’affection qui exagère aussi démesurément le nom de l’hôte chez lequel on va souper le soir d’un beau jour : c’est la politesse des poètes. Souvenez-vous d’Homère suspendant une guirlande fleurie au seuil de la demeure où il avait passé la nuit, et de l’hymne qu’il chantait devant la porte avant de la quitter. On a recueilli quelques-uns de ces hymnes, salut et adieu du poète errant à ces hospitalités d’un soir. Cela n’est pas sérieux, mais cela est touchant. Qu’on oublie donc que ces vers parlent de moi ; qu’au lieu de moi, retiré depuis longtemps de la lice, et qui n’ai fait que toucher superficiellement et avec distraction la lyre jalouse qui veut tout l’homme, on suppose un nom véritablement et légitimement immortel ; qu’on se figure, par exemple, que Solon, poète d’abord, et poète élégiaque dans sa jeunesse, puis restaurateur, législateur et orateur de la république athénienne, puis banni de la république renversée par l’inconstance mobile des Athéniens, puis rentré obscurément dans {p. 255}sa patrie, par l’insouciance du maître, y végète pauvre et négligé du peuple sur une des montagnes de l’Attique ; qu’on se représente en même temps un jeune poète d’Athènes, moins oublieux que ses compatriotes, bouclant sa ceinture de voyage, chaussant ses sandales, et partant seul du Parthénon pour venir visiter bien loin son maître en poésie, relique vivante de la liberté civique ; que Solon reçoive bien ce jeune homme, partage avec lui son miel d’Hymette, ses raisins de Corinthe, ses olives de l’Attique ; que le disciple, revenu à Athènes après une si bonne réception, raconte en vers familiers à ses amis son voyage pédestre, ses entretiens intimes avec le vétéran évanoui de la scène et se survivant, mutilé, à lui-même et à tous dans un coin des montagnes natales.

XV §

{p. 256}À l’aide de toutes ces suppositions, et avec ces conditions de grandeur, de vertu, d’ostracisme et d’infortune réunies, on aura un motif de poésie conforme à ce poème. Mais, en ce qui me concerne moi-même (je le dis sans fausse modestie), on n’aura rien qu’un homme incomplet, un poète tel quel, un citoyen honnête, trompé dans son ambition désintéressée pour son pays, une fortune en ruines, une vieillesse onéreuse, une âme sans regrets mais sans illusion pour sa patrie.

Les beaux vers qu’on va lire ne me font donc aucune vanité en ce qui me touche ; quiconque se juge est incapable de se glorifier. Mais, je le répète, mettez un autre nom à la place du mien : Washington dans la détresse, relégué à Mont-Vernon, par exemple, ou Jefferson, second président des États-Unis, forcé {p. 257}par la misère domestique à mettre en loterie le toit et le champ de ses pères, et mourant sans avoir pu placer ses lots parmi ses concitoyens ; et alors qu’on lise le petit poème lyrique intitulé les Vendanges :

À un ami.

Ami ! je poursuis seul notre pèlerinage
Aux grands maîtres vivants ou morts que nous aimons ;
Guidé par un poète, un ami de mon âge,
J’ai pris l’âpre chemin des pâtres sur les monts.
C’est un des vrais amis de cette idole à terre,
Qui, de son vieux perron, aime à le voir venir,
Du fond de l’avenue aujourd’hui solitaire,
Dans l’abandon de tous porter son souvenir.

Nous gravîmes Milly, cet aride village,
Par un chemin à pic, de buis tout tacheté,
{p. 258}Sur des coteaux pierreux où, sous l’or du feuillage,
S’azuraient les raisins embrasés par l’été.
La vendange joyeuse enivrait la montagne ;
Hommes, femmes, enfants, chantant dans la campagne,
Cueillaient les raisins mûrs sur les vieux ceps tordus,
Ou prenaient leurs repas dans la vigne étendus.
Puis les bœufs lents traînaient les chars aux lourdes tonnes,
Et le sang des raisins ruisselait du pressoir ;
Fêtes des derniers jours, allégresses d’automnes,
Vous êtes un adieu comme l’azur du soir !

La fête disparut derrière un cap de roche,
Comme soudain la vie au tournant de la mort.
Quelques chèvres en paix, sans craindre notre approche,
Rongeaient dans les ravins les broussailles du bord.
Nous montâmes plus haut faire aussi nos vendanges
De rêves purs à l’âme et d’air sain aux poumons ;
C’est que la poésie est une vigne d’anges,
Qui mûrit et qu’on cueille à la cime des monts.
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Il allait, il montait, le chemin en spirale,
D’imprévus horizons en ravissant les yeux,
Des vignes aux sapins, sauvage cathédrale,
De la foule au désert, des abîmes aux cieux.
{p. 259}Les vendangeurs, épars dans les vignes fécondes,
Au vent de la montagne exhalaient leur gaieté ;
Et les amis rêveurs montaient entre deux mondes,
En haut la solitude, en bas l’humanité...

Le poète et son guide font halte au sommet, puis commencent à descendre vers la vallée du château.

Le sentier ruisselait de verdure et d’eau vive,
Tournait autour des houx que l’eau froide ravive ;
Leurs grains rouges semblaient des grappes de corail.
Le clair-obscur des bois aux teintes de vitrail
Recueillait le regard et baignait l’âme d’ombre.
Cet escalier tournant qui descendait plus sombre,
Les chants de ce bouvreuil dans ce bois effeuillé,
Les eaux vives courant sur le caillou mouillé,
Cette gorge sonore où la brise apaisée
Accompagnait si bien le rêve ou la pensée,
Cette marche en avant comme un pas aux combats,
Ce haut isolement des tumultes d’en bas,
Ce grand cloître des bois propice à la lecture
Et la libre amitié dans la libre nature...

Ici le poète change de ton, et, saisi de ces {p. 260}frissons lyriques qui sortent des sources et des bois sur les hauts lieux, il fait chanter un hymne à son cœur de philosophe de l’espérance. L’hymne évaporé, il descend plus bas, d’un pied plus rapide, et il aperçoit de loin les tours démantelées du château de Saint-Point,

Où le barde muet, ce moderne brahmane,
Vit entouré d’oiseaux et de chiens pour amis.

Là finit le premier chant de ce poème pédestre. Il reprend le lendemain, au lever du jour, aux sons du cor des jeunes chasseurs réveillés pour courir le renard ou le loup dans la forêt :

Aux aboiements des chiens, aux fanfares du cor,
Notre hôte aussi parut, à cheval, mâle encor.
L’automne est la saison de Saint-Point. L’eau qui pleure.
La cloche plus sonore au loin lançant mieux l’heure,
Le vent d’automne humain aussi comme nos voix,
Les arbres nus pleurant leur jeunesse effeuillée,
{p. 261}Les sapins balançant leur deuil sur la vallée,
Les grands brouillards rêveurs flottant le long des bois,
Le ciel bleuâtre ainsi que des veines pâlies,
Les feuilles gémissant sous le rythme des pas,
Couvrent tout de mystère et de mélancolie ;
La vallée attendrit et ne désole pas.
Les chants du rouge-gorge errant dans l’avenue,
Des doux morts envolés adoucissent l’adieu,
Et le soleil, glissant des larmes de la nue,
Ouvre dans le nuage une échappée en Dieu.

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Mais il n’écoutait plus la voix de son génie,
Ni l’ami, ni l’oiseau, ni le vent dans les bois ;
Il sonnait le tocsin de sa vie aux abois.
La saison et sa peine étaient en harmonie ;
Sa demeure en débris et les feuilles tombaient ;
Les bois tristes, les cœurs sans espoir, succombaient.
Sur sa noire jument, à la tête étoilée,
Il allait, en causant, sous la nuit de l’allée,
Comme sa sombre vie au fond de l’inconnu ;
Il n’avait plus d’étoile, et son ciel était nu.
Au retour, un autre homme apparut ; la nature,
{p. 262}Les amis revenus, les haltes ici, là,
La paix du soir avaient apaisé sa torture.

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Après une soirée consacrée à la lecture en commun, chacun se retira dans quelques recoins des vieilles tours du château, presque ouvert aux vents. Les livres et les tableaux ont suivi ceux de Walter-Scott à l’encan des commissaires-priseurs de Londres et de Paris. Avant le jour suivant, les deux pèlerins, à pas muets, font le tour du château pour découvrir la lueur mourante de la lampe de nuit, à travers les vitres, de leur hôte. Ils savent que je suis à l’étude avant le soleil : ils cherchent à me voir sans être vus. Lisez cet inventaire prosaïque, et pourtant poétique, de ma tour de travail :

{p. 263}Tout dort dans le château plein d’ombre et de silence.
Sous un cintre voûté, seul, un homme s’avance :
Au sillon de la plume, avant son laboureur,
Le poète est debout, et marche à son labeur.

L’antre de la sibylle a la nuit du mystère ;
La grotte du poète est sombre, nue, austère.
Sa mère et son enfant sont tout près, chers tombeaux,
Deux portraits devant lui, de son cœur deux flambeaux !
Il écrit, le front haut, sur des feuilles sans nombre,
Sans courber comme nous sa taille sous l’effort,
Dans l’œuvre de l’esprit attitude du fort.
La lune du foyer, la lampe, luit dans l’ombre ;
La flamme du sarment l’enivre de chaleur,
Et le feu, la lumière, harmonieux mélange,
Éclairant le poète avec un jour étrange,
De leur chaude auréole enflamment sa pâleur ;
D’un geste familier sa main gauche caresse
Ses deux blancs lévriers, amis et fils d’amis,
Dans l’épaisse fourrure à ses pieds endormis.
L’hôte est bon : je l’ai vu veiller avec tendresse,
Nuit et jour, sur son lit un pauvre chien mourant !
À qui sait compatir tout ce qui souffre est grand !

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{p. 264}Mais le phare du jour déchire les ténèbres
Qui dorment sous l’église et les arceaux funèbres
Où sont les morts, si chers qu’on ne les nomme pas !
À cette heure où tout vit, qu’est-ce que le trépas ?
Chaque matin pour l’homme est une renaissance !
À l’appel du soleil on se lève soudain ;
Le corps prend sa fraîcheur, l’âme son innocence,
Dans cet air transparent et vierge du jardin.
Oh ! la fraîcheur de l’aube ! oh ! comme elle réveille
Et chasse de la nuit la lourde volupté !
Comme on rouvre son cœur oppressé par la veille,
À ce vent de jeunesse et d’immortalité !

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Mais voici, du matin humant la fraîche haleine,
Comme un marin serré dans sa veste de laine,
Devant le cimetière et le sombre inconnu,
Debout sur son balcon, qu’un homme, le cou nu,
Jette aux oiseaux du pain ; ils viennent par volées,
Du faîte de la tour et du fond des allées.
Lui, fixe on ne sait quoi là-bas à l’horizon,
Comme pour voir au ciel l’enfant de sa maison.
{p. 265}La chapelle des morts, l’église du village
Montent devant ses yeux, au-dessus du feuillage.
Avec ses lévriers sur son balcon de bois,
Il me salue au loin du geste et de la voix ;
Et son salut sonore, envoyé dans l’espace,
Vient vibrer jusqu’à moi, puis se prolonge et passe.

Auprès des jeunes fleurs souriant aux vieux murs
Des beaux livres rangés ainsi que des fruits mûrs,
Des oiseaux voletant dans leur cage fleurie,
La femme du poète aussi travaille et prie.
Artiste matinale, elle écrit du pinceau
Des poèmes de fleurs au bruit des chants d’oiseau.
C’est charmant ! tu connais ces arches de corolles
Où le poète, heureux aux jours de liberté,
Chantait, et pour ses vers trouvait des auréoles :
La poésie et l’art enlaçaient leur beauté.

Ô vers, ô jeunes fleurs, qui mêlaient leur couronne !
Idéale union, pourquoi, pourquoi mourir ?
L’âme, comme la terre, a donc des vents d’automne
Qui l’effeuillent aussi, pour mieux la refleurir !

Les mains lourdes de dons, le poète avec grâce
Descend vers les oiseaux et les chiens de la cour ;
{p. 266}Au pas aimé du maître alors la bande accourt,
Bondit, aboie, et vole, et chante sur sa trace.
Il porte sur le poing, comme un cheik du Liban,
Son perroquet splendide à l’amitié jalouse,
Et, près de lui, les paons errant sur la pelouse
Ouvrent leur arc-en-ciel et perchent sur le banc.
Poète en action, il rassemble et convie
Autour de son foyer d’un éclat tout vermeil,
Tous les bruits, les rayons, la fête de la vie ;
Il aime la splendeur, comme un fils du soleil.

Il part pour la montagne, et son cheval l’enlève :
Vivent les monts ! l’esprit avec les pas s’élève.
Et le maître, emporté par des souffles divins,
S’en va, poète équestre, au-dessus des ravins,
Au galop, dans le vent, selon sa fantaisie,
Humer, à pleins poumons, l’air et la poésie.

XVI §

Ici le jeune pèlerin de Saint-Point se souvient d’une petite anecdote de village, dont {p. 267}il me fait ressouvenir aussi en souriant.

C’était en 1857. Le vieux manoir réunissait une nombreuse tribu de famille et d’amis de la famille, plusieurs jeunes nièces avec leurs petits enfants. Par un beau soir d’octobre, toute cette société, les jeunes gens à pied, les femmes à cheval, les enfants sur des ânes, partit pour visiter les plus hauts sommets des montagnes qui séparent le bassin de la Loire du bassin de la Saône. Cette chaîne, boisée d’épaisses bruyères et de rares châtaigniers, est un amphithéâtre d’où l’on a pour spectacle, d’un côté, les neiges dentelées des Alpes, de l’autre, la vallée creuse et verte de Saint-Point, avec ses tours dorées par le soleil des soirs : site solennel, quand on s’y assied en regardant le mont Blanc ; site modeste et recueilli, quand on s’y retourne pour regarder la vallée sombre et la vieille ruine du château.

XVII §

{p. 268}Ce jour-là, j’avais eu affaire dans le Mâconnais ; j’avais promis à mes hôtes de revenir par les sentiers de chèvres qui abrègent la distance et de les rencontrer au sommet de la chaîne sous des châtaigniers convenus.

Ces sites déserts ne sont fréquentés que par des bergers, enfants des chaumières isolées de la montagne, qui y mènent paître les chevreaux et les moutons. Ces enfants se réunissent par groupes de cinq ou six têtes blondes pour jouer ou pour cueillir les mûres ou les noisettes au bord des sentiers ; ils sont tous petits, et se cachent au moindre bruit sous les taillis, parmi les fougères, jusqu’à ce que le bruit des passants disparus les laisse revenir à la place qu’ils ont quittée. Quelquefois ils sont si pressés de s’enfuir qu’ils n’ont pas le temps de reprendre leurs sabots, et qu’ils {p. 269}se sauvent pieds nus en abandonnant leur chaussure de bois sur le chemin.

Il en était arrivé ainsi ce soir-là. Un essaim de petits bergers, étonnés et effrayés du bruit des conversations animées entre tant de personnes qui s’exclamaient à chaque pas sur les beautés du site, s’étaient enfuis bien loin et cachés dans les hautes fougères pour voir sans être vus. Ils avaient laissé huit ou dix paires de sabots très petits sur la place : la petitesse des sabots disait l’âge des enfants par la mesure des pieds qu’ils avaient chaussés. Les visiteurs et les enfants du château s’ingéniaient à chercher des yeux, à appeler de la voix ces petits bergers invisibles, et qui se gardaient bien de se montrer, quand j’arrivai moi-même au rendez-vous par le sentier opposé de la montagne.

Je mis pied à terre, et j’attachai mon cheval à un noisetier, pour m’asseoir sur la mousse avec mes convives. Le jeune poète se trouvait apparemment là, et voilà comment il raconte la petite niche que nous fîmes aux petits bergers de la montagne, plus enfants qu’eux sous des cheveux gris ou sous nos fronts chauves.

{p. 270}………………………… Le poète,
En mettant pied à terre au sommet du plateau
Aperçut des sabots près d’une cendre grise ;
Les enfants avaient fui, saisis par la surprise,
Effrayés des grands yeux des dames du château,
Leurs chèvres mordillant en paix l’herbe des cimes.
Et là, comme au désert les Arabes conteurs,
Autour de notre Antar en rond nous nous assîmes.
Écoutez le beau conte éclos sur ces hauteurs :
Antar prend les sabots, sans rien dire ; il y glisse
Un trésor, des gâteaux, de l’argent qui reluit ;
Puis, les posant, sourit de l’heureuse malice.
Ces malices du cœur sont ses gaietés, à lui !
Quand tu veux, quel fuseau de bonheur tu dévides,
Ô cœur ! — Chacun joua le jeu de charité.
Quand on partit, riant de ce tour de bonté,
Les sabots étaient pleins : les bourses étaient vides.

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Le lendemain venaient dans la cour du château
De frais petits enfants à la joue en fossettes,
Offrant ce qu’ils avaient, des paniers de noisettes ;
C’était le tour aussi des bergers du plateau :
{p. 271}Ils avaient deviné la main dans le cadeau ;
Leur mère, en leur mettant leur chemise de fêtes,
Leur avait dit : « Tu vas au clocher, fais-toi beau !
Quand on voit jusqu’ici monter les robes blanches,
Notre semaine, enfants, a toujours deux dimanches ! »

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Un jour la parabole apparaîtra plus grande,
Au fond du clair-obscur doré d’une légende,
Des souvenirs confus dans le cœur des petits,
Comme au fond des ravins de bleus myosotis.
D’autres bergers peut-être, ainsi qu’au moyen âge,
Sur la montagne iront faire un pèlerinage,
Et quelque vieille femme en indiquant le lieu,
Leur dira : C’est ici que le miracle eut lieu !
Un conte amusera la chaumière idolâtre ;
Les enfants, dans l’espoir du don miraculeux,
Porteront leur sabot le soir au coin de l’âtre,
Dans leur berceau dès l’aube ouvriront leurs doux yeux,
Et, tout joyeux, croiront à ces douces chimères,
En trouvant les présents cachés là par leurs mères !

{p. 272}La poésie grecque des temps intermédiaires entre l’épopée et le chant klephte populaire a-t-elle rien de plus domestique, de plus gracieux, de plus paysannesque, de plus terre à terre et de plus aérien à la fois que ce petit poème ? L’hirondelle aussi rase quelquefois le sol, et c’est alors justement qu’elle montre le mieux qu’elle a des ailes !

XVIII §

Il y a dans ce petit volume des pages exquises comme celles-là ; mais quelquefois aussi ces pages sont de bronze, et rendent l’accent du métal par leur profondeur et leur solidité. Nous l’admirons et nous le regrettons. Que le jeune poète ne s’y trompe pas : ce qu’il faut aux vers, ce n’est pas l’éloquence : c’est le charme. Il a reçu ce don des dons : qu’il ne s’égare pas sur les traces des poètes politiques, systématiques, empiriques, métaphysiciens, logiciens, {p. 273}sectaires, que sais-je ? qui pullulent maintenant à la suite de telles ou telles factions, et surtout de celle qu’on appela la faction de l’avenir. Deux de ces poètes, amis de M. Alexandre, sont pleins de vertu, de patriotisme et de vrai talent ; mais, selon nous, ils se trompent d’instrument en entrant dans ce grand concert des âmes qui accorde ses lyres pour remuer le siècle nouveau ; ils veulent nous faire penser, il s’agit de nous faire jouir. Plaire est le seul système en poésie ; or il n’y a rien de moins plaisant qu’un syllogisme, fût-il en beaux vers.

Que leur jeune ami, M. Alexandre, sache bien qu’une opinion, quelle qu’elle soit, n’est point du domaine des poètes. Pourquoi ? parce que l’opinion est transitoire, et que le charme est immortel. Le plus grand patriote de l’Europe peut être un détestable poète, quoiqu’il soit excellent citoyen, et le premier poète de Rome a pu être un très mauvais citoyen (nous voulons dire ici Horace). Qui s’avisera jamais de demander si Homère était royaliste ou républicain, démocrate ou aristocrate ? Il était Homère, et c’est {p. 274}assez ; le cœur et l’imagination, voilà tout ce qu’il faut aux poètes ! Soyez charmant, et pensez ce que vous voudrez ! M. Alexandre a le charme : qu’il se garde bien de chercher mieux ; qu’il se garde de vouloir, à l’exemple de ses amis, planer plus haut que nature dans le vague espace des abstractions. Au sommet de toutes les montagnes, on trouve le glacier !

XIX §

Nous eûmes une de ces belles heures, oasis des vies inquiètes comme la nôtre, le jour où nous rencontrâmes à Marseille, prêt à repartir pour l’Orient, un autre homme dont nous vous entretiendrons bientôt avec l’admiration grave du poète et avec la tendresse de l’amitié. C’est Joseph Autran, qui depuis a pris tant et de si larges et de si hautes places dans la littérature poétique de nos jours. Il me semble {p. 275}encore entendre sa voix de poitrine, résonnante comme une vague d’Ionie dans un creux de rocher des Phocéens, la première fois qu’il adressa, comme un vrai Horace à un faux Virgile, les adieux du poète sédentaire au poète errant ! J’analyserai avant peu de mois sous les yeux du lecteur ces poèmes maritimes, ruraux et guerriers, où l’on retrouve tant d’échos d’Homère, de Théocrite ou de Tyrtée. Joseph Autran est un Grec mal francisé (heureusement pour lui et pour nous), qui, ayant abordé sur quelques débris de l’antique Phocée aux bords de la Provence, comme Reboul, Mistral, Méry, Barthélemy et cent autres, n’a pas pu se défaire encore de l’accent natal : il est de cette colonie grecque qui, avec des images grecques et une harmonie ionienne, reconstruit une poésie française plus colorée, plus harmonieuse et plus chaude surtout que la poésie du Nord ! Nous les feuillèterons tous à leur heure ici. Quand on compose laborieusement le diadème littéraire de son siècle pour les princes de l’art en tout genre, il ne faut pas laisser de telles perles orientales éparses sur les rivages {p. 276}de notre mer du Midi, sans les ramasser et sans les enchâsser dans la mémoire.

XX §

Je parlerai surtout bientôt d’un autre hasard ou plutôt d’un autre bonheur de génie, dans une rencontre qui nous a donné et qui donnera probablement à l’Angleterre, à la France, à l’Europe, d’étranges étonnements et de vives admirations quand l’heure sera venue. Voici comment ce miracle de la nature nous fut révélé, comme il le sera à tout ce qui lit.

XXI §

C’était par une sombre matinée de novembre, à Paris, quelques années après la révolution {p. 277}de 1848, qui m’avait rejeté seul, meurtri et nu, sur le rivage, après ce grand naufrage où j’avais été moi-même aussi naufragé que pilote.

Je travaillais, comme je fais aujourd’hui, d’un labeur mercenaire pour soutenir sur l’eau ceux qui périssaient de ma perte. J’écrivais le Conseiller du peuple, journal à cinquante mille abonnés, dans lequel je m’efforçais de modérer les esprits impatients à qui l’élan exagéré allait faire traverser la liberté ; je le voyais, je le disais. La sueur du travail et du patriotisme ruisselait dès l’aube du jour sur mon front.

On m’annonça une jeune fille parlant le français avec un accent étranger et demandant à m’entretenir ; j’ordonnai de la faire entrer. Je passai une main dans mes cheveux, soulevés par l’inspiration, pour présenter un front décent à l’étrangère, et je jetai ma plume fatiguée sur le guéridon qui portait, à côté de moi, le monceau de pages écrites à la lampe et au soleil levant depuis cinq heures du matin. Je ne m’attendais pas à un rafraîchissement d’esprit si charmant, mais j’en avais besoin : {p. 278}« Ce n’était pas la saison des roses », comme dit le poète persan Saadi.

XXII §

Je vis entrer une rose pourtant ; mais une rose pâle, une rose du Nord, une jeune fille, presque une enfant, dont les traits, à peine indiqués par la nature, étaient plutôt, comme la Psyché de Gérard, une ébauche de la beauté, une esquisse de la grâce, qu’une beauté palpable, qu’une grâce éclose.

Elle grandissait encore ; aucune de ses formes, presque aériennes, ne se dessinait sous le cachemire des Indes qui l’enveloppait des plis perpendiculaires de la statue. On eût dit que ce corps si léger n’aurait pas eu besoin de ses pieds pour le porter ; ce n’était qu’une âme habillée. Je crus voir marcher, ou plutôt glisser sur le tapis, l’Inspiration.

{p. 279}Son visage, dont tous les délinéaments étaient nets, purs, minces, transparents comme un camée, avait la délicatesse d’une miniature ; mais il était sévère comme une pensée. Avez-vous vu un buste de lord Byron adolescent ? Cette jeune fille lui ressemblait, comme une sœur plus jeune à son frère : elle, aussi belle que lui, lui, moins éthéré qu’elle, tant ce visage était d’un enfant ; mais les yeux étaient d’un être qui a fini sa croissance. C’est que le cœur dormait encore dans cette jeune fille, et que la pensée était déjà tout éveillée ; ou bien peut-être la pensée n’avait-elle jamais dormi en elle, et cette créature surnaturelle était née en pensant.

Quoi qu’il en soit, ses grands yeux, d’un bleu sombre où l’azur et la nuit luttaient, sous de très longs cils, comme l’ombre du bord et le bleu du large sur la mer pour en nuancer l’éclat et la profondeur ; ses grands yeux, dis-je, ne pouvaient plus rien acquérir de plus achevé par les années (que des larmes peut-être) ; ils luisaient comme deux étoiles de première eau sous l’arc d’un front proéminent ; leur seule impression, c’était {p. 280}le génie. Or l’expression du génie, dans des yeux de femme, savez-vous ce que c’est ? C’est ce qu’on appelle le surnaturel, autrement dit ce qu’on n’a jamais vu dans un autre regard, et par conséquent ce qu’on n’a pu comparer à rien. Je renoncerai donc à vous définir ce regard.

XXIII §

J’étais, je le confesse, intimidé par cette véritable apparition de lumière dans mes ténèbres. Je l’interrogeai avec le respect presque tremblant d’un homme qui ne craint aucun homme, mais qui tremble devant tous les anges.

J’appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise, d’une famille aristocratique et opulente dans l’île d’Émeraude ; qu’elle était fille unique d’une mère veuve qui la faisait voyager pour que l’univers {p. 281}fût son livre d’éducation, et qu’elle épelât le monde vivant et en relief sous ses yeux, au lieu d’épeler les alphabets morts des bibliothèques ; qu’elle cherchait à connaître dans toutes les nations les hommes dont le nom, prononcé par hasard à ses oreilles, avait retenti un peu plus profond que les autres noms dans son âme d’enfant ; que le mien, à tort ou à raison, était du nombre ; que j’avais parlé, à mon insu, à son imagination naissante ; qu’enfant, elle avait balbutié mes poèmes ; que, plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations ; que, debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues et inexaucées pour moi ; que, renversé et foulé aux pieds, elle m’avait voué des larmes.… les larmes, seule justice du cœur qu’il soit donné à une femme de rendre à ce qu’elle ne peut venger ; qu’elle était poète malgré elle ; que ses émotions coulaient de ses lèvres en rythmes mélodieux et en images colorées. Elle m’en récita quelques-uns, dont j’étais moi-même l’objet. Ces vers semblaient avoir été pensés par Tacite et écrits par André Chénier ; quoique {p. 282}composés par elle dans une langue étrangère (le français), ils n’avaient ni l’embarras de construction d’une main novice à nos rythmes, ni la mollesse, ni la chair flasque des essais poétiques de l’enfance ou de l’imitation sous une jeune main ; ils étaient tout nerfs, tout émotion, tout concert de fibres humaines ; ils jaillissaient du cœur et des lèvres comme des flèches de l’arc intérieur allant au but d’un seul jet, et portant un coup droit au cœur sans se balancer sur un éther artificiellement sonore : Je sonne en tombant, non parce qu’on m’a mis une cloche aux ailes, mais parce que je suis d’or. Ces vers ne chantaient pas, ils frémissaient : leur seule musique était leur vibration en touchant l’âme. J’étais confondu d’entendre une voix plus virile que celle de Talma, plus tragique que celle de Rachel. Je méditais, les yeux baissés, en silence, mon étonnement, bien plus étonné encore lorsqu’en relevant les yeux je me trouvais en face d’une enfant de seize ans, pâle comme un spasme, calme comme l’héroïsme, belle comme l’idéal traversant la sombre réalité du temps.

{p. 283}Je ne fis ni geste ni exclamation : les compliments étaient hors de saison devant un miracle. Tout était sérieux dans ce génie, austère dans cette grâce ; je compris que j’étais en face d’une sœur du jeune Pic de la Mirandole, quand cette intelligence surnaturelle, incarnée dans un bel adolescent, comparut devant le pape, les cardinaux et le congrès de tous les érudits d’Italie, pour répondre sur toutes les matières et dans toutes les langues à ce cénacle de l’intelligence humaine. De question en question j’arrachai à cette jeune fille, modeste autant qu’universelle, le secret de tout ce qu’elle savait à l’âge où l’on ignore tout. Elle écrivait avec la même facilité en anglais, en allemand, en français, en italien, en grec, en hébreu, éloquente et poète sur dix instruments antiques ou modernes, sans distinction et presque sans préférence ; musicienne qui joue avec tous les claviers. Un seul homme en Italie, Mezzofanti, un seul homme en France, le comte de Circourt, ont offert au monde ce phénomène de l’universalité des langues et des connaissances humaines ; mais ces deux hommes étaient deux miracles d’organisation intellectuelle {p. 284}achevés par les années et par les études. La jeune fille avait seize ans, et de plus elle était un grand poète. Tant de sciences chez elle n’étaient que les jouets de son enfance et les outils de son génie. Quel rayonnement ne sortira pas d’une telle étoile ? Le siècle le saura plus tard, et je vous le dirai moi-même bientôt.

Je la reconduisis tout ébloui d’intelligence jusque sur le palier de ma petite maison ; elle marchait devant moi dans le soleil, et j’avoue qu’au lieu d’une trace d’ombre derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu’elle avait foulées en se retirant.

Le monde l’appelait miss Blake ; je ne sais quel nom lui donnera la poésie, mais elle en aura un.

XXIV §

{p. 285}Et ce fut aussi un de mes beaux jours littéraires, les uns à Paris, les autres à Saint-Point.

Hélas ! ils deviennent rares dans cette dernière et précaire demeure de nos bonnes années. Sur cette clairière jaunissante où Laprade et tant d’autres étaient venus se transfigurer depuis Hugo, comme sur un humble Thabor des poètes, les chênes ont été abattus, pour convertir en une poignée d’or nécessaire les rêves mille fois plus dorés qui tombaient avec leur ombre de leurs cimes ; les sentiers battus par les pieds d’amis s’effacent, le château est désert ; le cheval Saphir, qui me portait, dans les grandes journées de feu de Paris, à la défense des foyers et des familles, et que la popularité honnête soulevait quelquefois des pavés sur les bras du peuple, erre seul aujourd’hui dans {p. 286}le pré sous ma fenêtre, paissant en liberté l’herbe d’automne ; de temps en temps je le vois relever la tête, regarder par-dessus le buisson, écouter les chars lointains, et hennir au vent, croyant toujours que ce sont ses maîtres qui reviennent le seller et le monter pour le conduire à la victoire ; puis, détrompé par l’attente vaine, il retourne tristement brouter près des bœufs roux et des vaches blanches, à la lisière des bois qui lui versent l’ombre !

Malédiction, ô cher compagnon de mes jours de fatigues, à ceux qui t’ont laissé dix ans brouter déferré sur cette herbe sèche, et moi languir inutile dans cette masure presque démolie sur ma tête, pendant que le sang généreux de la force et de la liberté coulait encore, inutile, dans nos vieilles veines !

Rien n’est de ce qui devrait être, dit le proverbe des hommes ; tout est bien, dit la résignation, le proverbe de Dieu !

Ce n’est pas sur moi que je pleure, pauvre animal ! c’est sur toi. Qui sait si demain j’aurai encore le droit de te laisser tondre l’herbe dans ce pré, où je t’ai donné l’hospitalité à vie {p. 287}à côté de l’âne et des vaches, et si un dur acquéreur de Saint-Point ne trouvera pas que ce cheval invalide est un luxe de cœur qui dîme l’herbe, et ne t’enverra pas à l’équarisseur du village voisin pour avoir ta peau et ta corne, toi qui fus pourtant un jour le signe de ralliement d’une nation ! Si je demandais à ce peuple pour toi une botte de foin à vie, je ne l’aurais pas ! Honte et misère ! Finissons !

Lamartine.

LIXe entretien.
La littérature diplomatique.
Le prince de Talleyrand. — État actuel de l’Europe §

I §

{p. 289}Qu’est-ce que la diplomatie ?

C’est la bonne ou mauvaise conduite de ces grandes individualités qu’on appelle des nations.

Cette bonne ou mauvaise conduite est inspirée aux nations par leurs hommes d’État, pratiquée par leurs cabinets, exprimée par leurs diplomates, promulguée par leurs manifestes, {p. 290}leurs notes, leurs dépêches, portée dans les cours ou dans les congrès par leurs ambassadeurs.

La diplomatie de chaque nation est l’expression de son caractère :

Égoïste, superbe, religieuse, humanitaire et philosophique, en Angleterre ;

Héroïque, généreuse et versatile, en France ;

Immorale, cauteleuse et improbe, en Prusse ;

Modeste, honnête et intéressée, en Hollande ;

Ombrageuse et amphibie, en Belgique ;

Persévérante, longanime, sans scrupule, mais non sans honnêteté, en Autriche ;

Vaine, chevaleresque et loyale, en Espagne ;

Grecque, habile, à petits manèges et à grandes vues, en Russie ;

Consommée, universelle, sachant toutes les langues des cabinets, à Rome, Rome, la grande école de la diplomatie moderne, puissance qui ne vit que de politique sur la terre, d’empire sur les consciences, de ménagements avec les cours, de résistance derrière ce qui résiste, d’abandon de ce qui tombe, d’acquiescement aux faits accomplis ;

Dépendante et adulatrice, dans les petites {p. 291}cours d’Allemagne et d’Italie, clientes de la force et de la victoire ;

Hardie, inquiète, insatiable, en Piémont ; prompte à tout recevoir, quelle que soit la main qui donne ; prête à tout prendre, quelle que soit la main qui laisse envahir ;

Alpestre, rude, pastorale, probe, mais intéressée, en Suisse ; non dépourvue d’une sorte d’habileté villageoise, se faisant appuyer par tout le monde, mais n’appuyant elle-même personne contre la fortune ;

Enfin, simple et franche en Turquie, jouissance arriérée dans la voie de la corruption des cabinets européens ; puissance de bonne foi, dont la candeur est à la fois la vertu et la faiblesse ; puissance naïve qui n’a jamais eu de diplomatie que la ligne droite ; puissance qui a toujours cru à toutes les paroles, et qui n’a jamais manqué à la sienne ; puissance, enfin, destinée à être la grande et éternelle dupe de tous les cabinets, dupeurs de son ignorance et de sa loyauté.

Voilà les caractères dominants des nations qui ont une diplomatie : leur diplomatie est à leur image.

II §

{p. 292}Or ces diplomaties parlent et écrivent ; leurs manifestes, leurs protocoles, leurs dépêches, leurs notes, sont leur littérature : grande littérature en action des rois, des assemblées, des peuples, qui bouleverse ou reconstruit les nations ; qui fait droit aux faibles, résistance aux oppresseurs ; qui lance la guerre, justice de la mort, ou qui maintient la paix, la paix, première propriété de l’espèce humaine, puisque c’est la propriété de la vie.

III §

Les bibliothèques de ces actes de la littérature diplomatique sont les archives de nos ministères des affaires étrangères. Ces archives recueillent ces actes comme les titres des nations ; là sont enregistrés leurs droits et leurs limites. C’est dans les congrès, tribunaux suprêmes de la société internationale, que {p. 293}sont débattus, rejetés ou admis ces titres. Ils font la loi des nations entre elles tant qu’un grand criminel d’État ne vient pas les déchirer à la face de Dieu et des hommes. Pendant cet interrègne de la violence et de la conquête, le droit se tait, la fortune seule juge, le monde légal cesse d’exister pendant une période d’attentats heureux ou malheureux ; puis les armes tombent, par lassitude, des mains de l’Europe. La diplomatie arrive, envisage ces débris, examine tous les droits, même ceux de la conquête, sanctionne, compense, indemnise, refait la carte légale du monde et rend la paix aux peuples.

Puis vient en dernier lieu l’histoire, l’histoire, qui, telle que celle du Consulat et de l’Empire, de M. Thiers, par exemple, compulse toutes les négociations et tous les actes de ces diplomaties diverses, et les étale sous les yeux des siècles pour l’instruction des diplomates présents et futurs, de façon que chaque nation reconnaisse sa pensée, bonne ou mauvaise, dans les actes de son gouvernement, et qu’un nouveau droit public devienne la loi pacifique des nations.

{p. 294}C’est cette conclusion des grandes crises perturbatrices du genre humain qui devient la géographie légale du globe, en d’autres termes, le droit public, la légitimité des nations.

IV §

Ce droit public, ce droit des gens, a ses règles écrites, aussi inviolables, aussi sacrées que le droit privé entre les individus. Celui qui les viole est hors la loi ; tout le monde a le droit de guerre contre lui ; c’est le grand anarchiste de la société internationale, c’est l’insurgé contre la civilisation : car le droit public, c’est la civilisation. Les diplomates sont les légistes des peuples civilisés.

Une Europe qui ne reconnaîtrait pas de droit public, ou qui ne le ferait pas respecter, serait une barbarie universelle ; le monde y serait joué aux dés tous les jours. Tous les peuples ont le droit ou le devoir de courir sus à celui qui s’insurge contre le droit public : car ce droit public n’appartient pas {p. 295}seulement à une nation, il appartient à toutes.

C’est ici que le mystère de ce qu’on appelle le droit d’intervention s’explique très logiquement, malgré ses obscurités et ses contradictions.

L’intervention d’une puissance chez une autre est illicite quand il s’agit de s’immiscer dans les intérêts purement nationaux et intérieurs d’un peuple, libre de ses volontés et de son mode de gouvernement ou de dynastie chez lui-même.

L’intervention est licite et obligatoire toutes les fois qu’un pays franchit ses limites, ses droits personnels, ses conventions, ses traités, sa géographie, et porte atteinte, les armes à la main, au droit public, propriété commune de l’Europe, et que l’Europe garantit à la civilisation générale.

C’est le beau phénomène de la solidarité du genre humain. Liberté chez vous, inviolabilité de chacun, répression d’un seul par tous quand un seul veut se substituer par ambition au droit de tous : tel est le droit public, Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, l’ont rédigé ; mais il est écrit mieux encore dans le bon sens {p. 296}et dans la conscience, ces deux législations divines de la civilisation. C’est là la religion internationale et universelle des nations : les congrès en sont les synodes. Anathème sur le roi, le peuple ou le conquérant qui ne reconnaît pas le droit public : qu’il soit l’excommunié de la civilisation !

V §

Voilà le code de la diplomatie dans les temps réguliers et dans l’Europe honnête.

Mais, en dehors de cette sphère plus ou moins régulière et plus ou moins morale de la diplomatie, il y a la sphère des passions, des cours, des républiques, des cabinets, des conquérants ; sphère où se meut une diplomatie plus ou moins intéressée, égoïste, ambitieuse, immorale, quelquefois perverse, qui laisse un libre jeu aux diplomates, selon que leurs caractères, leurs pensées, leurs vues, se proposent des succès plus légitimes ou plus illégitimes, par des moyens plus consciencieux ou {p. 297}plus coupables. C’est dans cette large sphère des affaires nationales ou européennes que les grandes individualités diplomatiques dessinent leurs figures pour l’admiration ou pour la réprobation de l’histoire. C’est là que les ministres véritablement historiques, tels que Richelieu, Mazarin, le duc de Choiseul, les deux Pitt, Metternich, Talleyrand, posent devant nous, et laissent la postérité prononcer à distance sur la valeur, sur la vertu, sur les vices, sur la justice, sur l’habileté, sur la moralité enfin de leurs négociations, à la honte, à la gloire ou à la perte de leur pays.

VI §

Cette étude, souverainement intéressante et souverainement morale, serait une admirable histoire de l’Europe par sa diplomatie, si je pouvais, sans fatiguer l’attention du lecteur, la faire remonter jusqu’aux premières transactions diplomatiques connues entre les grands cabinets et les grands ministres de l’Europe ; {p. 298}ce serait un livre, vous ne me permettez qu’un entretien. Je m’abstiens donc à regret de ces développements dans le passé ; je ne sortirai pas de notre siècle. La diplomatie du vieux monde a fini son ère le jour où la révolution française a commencé la sienne. L’ancienne diplomatie était entièrement dynastique ; elle se résumait dans les intérêts, l’ambition, la grandeur des familles royales occupant les trônes ; elle se composait des rivalités entre ces maisons royales ; des mariages, des hérédités, des pactes de famille, nouaient ou dénouaient cette diplomatie. En 1789, tout change, tout s’élargit à la proportion des intérêts des nations, prenant la place des intérêts individuels. La diplomatie féodale, matérielle ou domestique disparaît : la diplomatie intellectuelle commence.

VII §

C’est donc là aussi que nous devons commencer. Or l’homme qui a le premier et le {p. 299}plus longtemps manié cette diplomatie nouvelle qu’on peut appeler du nom de la révolution française, la diplomatie moderne, la diplomatie de la France, c’est le prince de Talleyrand ; il l’a inspirée, maniée ou gouvernée presque constamment, soit comme membre des comités diplomatiques, en 1789 et 1790, soit comme envoyé secret à Londres, en 1791, jusqu’au 10 août, soit comme ministre des relations extérieures sous la république régularisée du Directoire, soit comme ministre du Consulat, soit comme membre du premier Empire, soit comme ministre de sa propre pensée, ayant pris, de sa pleine audace et de sa propre autorité, la France sous sa responsabilité en 1814, dans le gouvernement provisoire, gouvernement jeté entre la France vaincue et l’Europe armée pour restaurer à la fois la patrie envahie et la monarchie constitutionnelle des Bourbons, soit comme ministre plénipotentiaire et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, soit comme ministre de Louis XVIII à Vienne, à Gand et à Paris, après la seconde restauration des Bourbons, en 1815, soit comme ambassadeur de la royauté d’Orléans en Angleterre, {p. 300}après 1830, soit comme membre principal de la conférence de Londres, en 1831, pour se jeter une dernière fois entre la guerre européenne et la France après la révolution de la Belgique, soit enfin comme membre de la chambre haute et comme oracle consulté et obéi de la diplomatie française, régnant encore du sein de son repos majestueux sur les affaires du monde jusqu’à plus de quatre-vingts ans, soit même encore comme ministre honoraire à son dernier soupir, quand le souverain de la France vint recueillir, une heure avant sa mort, ce dernier soupir comme le secret de la Providence diplomatique, les rideaux fermés, la foule écartée, seul à seul avec l’homme du mystère.

C’est donc évidemment dans la pensée, dans les négociations, dans les transactions de ce grand homme d’État, dont la vie se confond avec deux siècles et dix gouvernements de la France, qu’il convient le mieux, selon nous, d’étudier littérairement la conduite des affaires diplomatiques dans le système moderne de l’Europe.

Nos successeurs, plus heureux que nous, {p. 301}auront pour cette étude des lumières non pas plus impartiales, mais plus éclatantes que les nôtres : car M. de Talleyrand a écrit, dans les dernières années de sa vie, ses Mémoires ; mais, avec cette souveraine sagacité qui ne lui fit jamais défaut ni dans sa vie ni dans sa mort, il a, par son testament, ajourné la publication de ces Mémoires à trente ans après son décès. Il n’a point été impatient de justice ; il ne l’a pas attendue, cette justice, de ses contemporains ; il a jugé que ni les républicains ardents et sectaires, ni les royalistes absolus et irrités, ni les hommes religieux implacables contre sa répudiation du sacerdoce, même sanctionnée par le souverain pontife, ni les démocrates jaloux de toute antiquité de race dans ceux-là même qui les adoptent, ni les démagogues furieux contre ceux qui conservent le sang-froid et la mesure aux révolutions, ni les bonapartistes survivants du premier Empire, qui ne pardonnent pas à l’homme de 1814 d’avoir préféré la patrie à un homme, et prévenu par la déchéance de Napoléon le suicide de la France, ni les apôtres turbulents de {p. 302}la guerre, qui ont toujours trouvé entre eux et leurs mers de sang, dans les ministères, dans les ambassades, dans les congrès, l’homme de la paix, personnifié par le grand diplomate, ni les légitimistes de 1830, qui n’excusent pas ce vieillard monarchique d’avoir conseillé deux Bourbons sur le même trône, ni toutes les médiocrités, enfin, que la longue fortune et la supériorité exaspère contre tout nom historique, il n’a pas jugé, disons-nous, qu’aucun de ces partis contemporains fût assez impartial pour l’écouter, même du fond de sa tombe ; il a su attendre, et il a bien fait. Voyez, en effet, avec quelle animosité, indigne d’un si beau génie, M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires, traîne complaisamment sur la claie le nom de M. de Talleyrand, souillé et marqué par de petites furies qui ne vivent que l’espace d’une petite colère !

Quant à nous, que l’âge, la retraite, la distance, l’isolement des partis rendent, non indifférent, mais impartial, prenons hardiment cet homme supérieur à deux siècles pour type de la littérature diplomatique ; feuilletons à la fois sa vie et ses pensées sur les intérêts permanents {p. 303}de la France sous tous ces gouvernements transitoires.

Une pensée, il faut le reconnaître, une pensée honnête les domine toutes et les relie toutes dans leur incohérence. Cette pensée, c’est la paix. C’est cette pensée honnête, persévérante, patriotique et européenne, la paix, qui surnage sur la tombe de M. de Talleyrand ; elle donne une signification véritablement morale à une vie grosse de petites immoralités, mais pure de crimes ; elle fait extraire, avec un respect au moins politique, le nom de M. de Talleyrand de la gémonie des vices où M. de Chateaubriand l’avait enseveli sous ses invectives.

VIII §

M. de Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu’il a maniées, nouées, dénouées depuis, sans interruption, pendant plus d’un demi-siècle, et qu’il n’a résignées qu’à sa mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et fine révélait, dans ses yeux bleus, une intelligence {p. 304}lumineuse, mais froide, dont les agitations de l’âme ne troublaient jamais la clairvoyance. L’élégance de sa taille élevée était à peine altérée par une difformité corporelle : il boitait. Mais cette infirmité ressemblait à une hésitation volontaire de sa contenance : son adresse savait changer en grâces jusqu’aux défauts de la nature. Ce vice de conformation l’avait seul empêché d’entrer dans la carrière des armes, à laquelle sa haute naissance l’appelait. Son esprit était la seule arme qu’il lui fût permis d’employer pour faire jour à son nom dans le monde. Il l’avait enrichi, poli, aiguisé pour les combats de l’ambition ou pour les conquêtes de l’intelligence. Sa voix était grave, douce, timbrée comme l’émotion voilée d’une confidence. On sentait en l’écoutant que c’était l’homme qui parlerait le mieux à l’oreille de toutes les puissances, peuples, tribuns, femmes, empereurs, rois. Quelque chose de sardonique dans son sourire se mêlait, sur ses lèvres, à un désir visible de séduction ; ce sourire semblait indiquer en lui l’arrière-pensée de se jouer des hommes en les charmant ou en les gouvernant.

{p. 305}Né d’une race qui avait été souveraine d’une province de France avant l’unité du royaume, et qui maintenant décorait la royauté, M. de Talleyrand avait été jeté dans l’Église, comme un rebut indigne de la cour, pour y attendre les plus hautes dignités de l’épiscopat et du cardinalat. Évêque d’Autun, débris de ville romaine caché dans les forêts de la Bourgogne, le jeune prélat dédaignait son siège épiscopal, répugnait à l’autel, et vivait à Paris au sein de la dissipation et des plaisirs, dans lesquels la plupart des ecclésiastiques de son âge et de son rang consumaient les immenses dotations de leurs églises. Lié avec tous les philosophes, ami de Mirabeau, pressentant de près une révolution dont les premières secousses feraient écrouler la religion dont il était le prélat, il étudiait la politique, qui allait appeler toutes les hautes intelligences à détruire et à réédifier les empires.

Élu membre de l’Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec ménagement, les opinions et les croyances ruinées, pour passer au parti de la force et de l’avenir. Il avait senti qu’un nom aristocratique et des {p. 306}opinions populaires étaient une double puissance qu’il fallait habilement combiner dans sa personne, afin d’imposer aux uns par son rang, aux autres par sa popularité. Il avait dépouillé son sacerdoce comme un souvenir importun et comme un habit gênant. Il cherchait à entrer dans la révolution par quelque porte détournée. La mesure et la réserve un peu timide de son esprit, qui n’avait d’audace que dans le cabinet et pour la conception des patients desseins, lui interdisaient la tribune. La grande parole y régnait alors. M. de Talleyrand s’était tourné vers la diplomatie, où l’habileté et le manège devaient régner toujours. L’amitié de Mirabeau mourant avait jeté sur M. de Talleyrand un de ces reflets posthumes que les grandes renommées laissent après elles sur ce qui les a seulement approchées. Son silence, plein de réflexion et de mystère comme le silence de Sieyès, imprimait un certain prestige sur sa personne à l’Assemblée. C’est la puissance de l’inconnu, c’est l’attrait de l’énigme pour les hommes, qui aiment à deviner. M. de Talleyrand savait admirablement exploiter ce prestige. Sa parole n’entrouvrait {p. 307}que par quelques éclairs rares et courts l’horizon voilé de son esprit. Il en paraissait plus profond. Les demi-mots sont l’éloquence de la réticence : c’était celle de M. de Talleyrand.

Ses opinions n’étaient souvent que ses situations ; ses vérités n’étaient que les points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l’a prouvé, à la royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des institutions des peuples, au droit ou au fait des gouvernements, les gouvernements n’étaient, à ses yeux, que des formes mobiles que prend tour à tour l’esprit du temps ou le génie national des sociétés, pour accomplir telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées populaires, Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de dynasties, n’étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se dévouait pas à ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se préparait, dans sa pensée, le rôle de serviteur heureux des événements. Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il méprisait les maladroits, il {p. 308}abandonnait les malheureux. Cette théorie l’a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines. Ce système a une apparence d’indifférence surnaturelle qui place l’homme d’État au-dessus de l’inconstance des événements et qui lui donne l’attitude de dominer ce qui le soulève. Ce n’est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d’esprit. Cette apparente dérision des événements doit commencer par l’abdication de soi-même ; car, pour affecter et pour soutenir ce rôle d’impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l’homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de l’intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions, c’est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir toutes les idées, c’est attester qu’on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom d’idées ? sa propre ambition. On paraît à la tête des choses : on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs et non les auxiliaires de la Providence. Cependant M. de  {p. 309}Talleyrand devina, dès l’aurore de la révolution, que la paix était la première des véritables idées révolutionnaires, et fut fidèle à cette pensée jusqu’à son dernier jour.

IX §

L’instant où M. de Talleyrand entrait, avec les préliminaires d’une telle nature, d’un tel caractère et d’une telle aptitude, dans la politique extérieure de la France, ouvrait une carrière neuve et sans limites à son intelligence et à la diplomatie. La politique du cardinal de Richelieu (l’abaissement de la maison d’Autriche) n’avait plus le sens qu’elle avait eu pendant tant d’années. Il ne s’agissait plus de combattre la monarchie universelle de Charles-Quint et de Philippe II. Louis XIV avait assis la maison de Bourbon sur le trône d’Espagne ; l’Angleterre avait anéanti la puissance navale des Espagnols ; la Hollande était redevenue indépendante ; les Pays-Bas n’étaient plus qu’une colonie politique presque {p. 310}détachée de l’empire ; la Prusse avait scindé l’Allemagne en deux influences hostiles l’une à l’autre ; Frédéric II avait emporté la Silésie, une partie de la Pologne et de grands lambeaux de l’Allemagne du Nord dans sa tombe ; la Russie, agrandie des trois quarts de la Pologne et d’immenses provinces en Orient, comptait soixante et dix millions de sujets, presque tous belliqueux, prêts à peser sur Vienne du même poids que les Ottomans y avaient pesé jadis ; l’Italie méridionale appartenait, avec Naples et l’Espagne, à la maison de Bourbon ; Venise, Gênes et la maison de Savoie possédaient les provinces les plus militaires et les plus maritimes de l’Italie du Nord ; le Tyrol et le Milanais étaient seuls restés annexés à l’Autriche, plutôt comme des têtes de pont sur les plaines lombardes que comme des possessions irrévocables et solidement incorporées à la monarchie autrichienne ; les petites puissances allemandes limitrophes du Rhin étaient une confédération molle et inoffensive qui donnait autant d’embarras que de poids à la cour de Vienne. L’ombre de la monarchie universelle s’était évanouie avec l’unité de l’Allemagne, {p. 311}de l’Italie, de l’Espagne et de la Belgique.

Une politique de secte, contre nature et contre bon sens, ne rêvait pas alors, comme aujourd’hui, de refaire l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne. L’unité de l’Allemagne serait la crise incessante et le danger de mort perpétuel de la France. Ce patriotisme contre la patrie n’avait pas encore été inventé par des publicistes français. Quatre-vingts millions d’Allemands unis en une seule nationalité militaire contre trente millions de Français, quelle perspective de sécurité et de grandeur à offrir à la France ! En vérité, ces rêves d’unité italienne ou germanique ne ressembleraient-ils pas à des trahisons, s’ils n’étaient pas les inepties du patriotisme ? La sécurité de la France est dans la division de ses ennemis. C’est la confédération de l’Allemagne et de l’Italie qui maintient la paix. Trente millions d’Italiens dans la seule main d’une maison de Savoie, quatre-vingts millions d’Allemands sous le seul sceptre de la maison de Lorraine, je défie les ennemis les plus acharnés de la France de construire contre nous de plus redoutables machines de guerre. Ah ! qu’un grand diplomate {p. 312}nous serait nécessaire dans nos aberrations du moment !

X §

Cette vérité avait frappé déjà, quelques années avant la révolution, un diplomate éminent. Le génie léger, mais prompt, du duc de Choiseul avait compris, comme le cardinal de Bernis, que l’Autriche n’était plus, par nature, l’ennemie mortelle de la France ; que la Prusse, alliée de haine contre nous avec l’Angleterre, et avant-garde de cet immense empire moscovite qui venait de surgir, et qui avait besoin d’une tête de pont sur l’Allemagne pour atteindre jusqu’au cœur de la France, était désormais le nœud des triples coalitions contre nous ; qu’une guerre de la France avec la Prusse serait toujours triple ; qu’une guerre avec l’Autriche pouvait être presque toujours isolée et par conséquent bien moins dangereuse à la vitalité française. Le duc de Choiseul avait donc {p. 313}penché vers l’alliance autrichienne ; il avait fait plus, il avait prémédité et accompli une union plus intime entre la maison de Lorraine et la maison de Bourbon par le mariage du Dauphin, depuis Louis XVI, avec une fille de l’impératrice Marie-Thérèse, mariage conseillé alors par une grande politique, quoique tranché depuis par la hache d’une révolution.

Napoléon, conseillé plus tard par le prince de Talleyrand, comprit la politique occidentale comme le duc de Choiseul, et s’allia lui-même avec l’Autriche par son mariage avec Marie-Louise. On a sottement depuis accusé ces deux mariages politiques des catastrophes qui suivirent.

C’est une superstition hébétée du peuple, digne des aruspices de Rome au temps des augures. Certes, ce ne fut pas l’Autriche qui formula la révolution française et qui dressa l’échafaud de sa propre maison ; ce ne fut pas l’Autriche qui poussa Napoléon à la folie de Moscou ; ce ne fut pas M. de Metternich qui poussa Napoléon à refuser toute paix acceptable au congrès de Prague et à poser obstinément ainsi la question {p. 314}européenne entre le monde et la France : l’asservissement du monde à un homme, ou l’anéantissement de la France pour la gloire d’un homme. Qu’on lise les négociations de la France et de l’Autriche la veille de la bataille de Leipsick : on se convaincra que l’Autriche ne trahit ni la vérité, ni l’alliance de famille entre la France et elle en ce moment, et que, si Napoléon avait permis à quelqu’un de le sauver de sa propre immodération, c’est son mariage avec la fille de l’Autriche qui l’aurait sauvé de la coalition de l’univers.

Le duc de Choiseul, le prince de Talleyrand, Napoléon lui-même, tant qu’il écouta quelque chose et quelqu’un dans ses intérêts et dans l’intérêt de la France, penchèrent donc, depuis l’agrandissement de la Prusse et de la Russie, vers l’alliance avec l’Autriche.

Cette vérité neuve se faisait pressentir plus clairement aux esprits nets, à l’époque où M. de Talleyrand touchait aux questions diplomatiques de son pays, c’est-à-dire en 1790 et en 1791. Voici pourquoi :

XI §

{p. 315}Le règne si moral de l’infortuné Louis XVI avait fait, par suite des mauvais conseils d’un vieux ministre, une grande faute de moralité et une offense mortelle à l’Angleterre : cette faute était d’avoir pris en main la cause de l’insurrection civile des colonies anglaises de l’Amérique du Nord contre la mère patrie ; c’était d’avoir pris en main cette cause en pleine paix, c’est-à-dire déloyalement et en contravention avec le droit des gens, politique indigne d’un roi honnête homme et d’une nation qui se respecte dans sa parole, politique qui déclare de bouche la paix à la nation britannique, et qui attise d’une main cachée la plus malfaisante des guerres, la guerre civile, la guerre d’insurrection, la guerre filiale contre la nation avec laquelle on simule la loyauté et la paix. Les secours déguisés, les incitations perfides, les subsides incendiaires, les armes et les volontaires français, {p. 316}prêtés sous main aux insurgés américains par Louis XVI, sont une page néfaste qu’on voudrait pouvoir arracher de sa vie.

XII §

Cet acte répréhensible de son ministre des affaires étrangères a fait sans doute quelque mal à l’Angleterre alors ; mais, comme tous les actes réprouvés par la conscience, il a fait plus de mal à Louis XVI et à la France.

La France, d’abord, quel avantage réel en a-t-elle retiré ? si ce n’est l’ingratitude et souvent l’hostilité de cette république égoïste des États-Unis, qui a aboli de ses lois la reconnaissance comme une vertu improductive pour ce peuple de caboteurs, d’agioteurs et de négriers, qui a fondé sa législation politique sur un vice et sur un crime à la fois, l’anarchie et l’esclavage, qui a fait à la France la guerre navale des transports au profit de l’Angleterre et à la ruine de nos ports ; qui, pour comble d’impudeur, après la paix, nous a demandé, sous peine de guerre, le remboursement des {p. 317}sommes qu’elle n’avait pas assez gagnées sur nous dans nos calamités nationales, l’indemnité de la rapacité américaine ! l’usure d’un monde sur un autre monde ! Juste récompense du sang et de l’or français, bravement mais déshonnêtement prodigués à une guerre illicite.

Louis XVI, ensuite, qu’en a-t-il recueilli ?

Le ressentiment légitime et implacable de l’Angleterre, la contagion de l’esprit d’insurrection contre lui-même, la glorification de la guerre civile, l’esprit d’insurrection importé d’Amérique dans sa monarchie ébranlée, les engouements de la France pour les idoles de Boston, la popularité de la licence, et enfin les applaudissements de Payne et de ses compatriotes de la Convention aux préludes de la mort du roi leur bienfaiteur !

XIII §

De plus, ce ressentiment très fondé de l’Angleterre contre Louis XVI et contre la France, en 1790, menaçait de compliquer la révolution {p. 318}et de diviser la cause des peuples libres en Europe, en divisant la France et l’Angleterre.

XIV §

Or il y avait alors, comme il y a encore en France, deux esprits révolutionnaires très distincts et très opposés : l’esprit philosophique de la révolution, et l’esprit turbulent de la guerre.

L’un était l’esprit des hautes classes, y compris le club des Jacobins, les hommes de paroles, de systèmes, d’utopies, de réformes, de liberté, d’égalité pratiques : ceux-là regardant la paix et la fraternité entre les peuples comme le premier bienfait de la révolution ; les autres, passions populaires et soldatesques plus qu’intelligentes, vociférant la guerre universelle à grands cris, et surtout la guerre à l’Angleterre, par ce vieux ressentiment hébété qui fait partout appel à son bras, ne pouvant pas faire appel à sa tête, brutalité des places publiques et des casernes, qui n’a pour diplomatie {p. 319}que des vociférations et pour traités que des levées en masse.

Les assemblées, les journaux et les clubs voyaient lutter dans leurs feuilles, dans leurs harangues, ces deux esprits. La guerre à tout le monde, et, avant tout le monde, à l’Angleterre, était le texte délirant des sociétés les plus populaires, à l’exception des supériorités de ce parti, assez hommes d’État pour comprendre que la guerre dévorerait, au premier coup de tambour, la liberté et la révolution.

XV §

La paix avec les nations inoffensives, et surtout la paix avec l’Angleterre, étaient la politique transcendante des révolutionnaires hommes d’État.

L’oracle infaillible et universel de l’assemblée constituante, Mirabeau, voulait la paix.

M. de Talleyrand donne le premier signe {p. 320}de son génie diplomatique en flairant le premier le génie de Mirabeau et en s’attachant, corps et âme, à ce grand homme. Le disciple n’avait pas les mêmes puissances de persuasion sur l’esprit public, puisque Mirabeau était la souveraine éloquence, et que M. de Talleyrand, son disciple, n’était que la souveraine sagacité ; mais l’un pensait ce que proclamait l’autre.

M. de Talleyrand, aussi organisateur et aussi monarchique que son maître, avait pris dans l’Assemblée le rôle de la pensée, le rapport, au lieu du rôle de la parole, l’improvisation. Finances, liberté des cultes, éducation publique, diplomatie, telles étaient ses larges sphères d’action dans l’Assemblée. En matière de culte, de finances, d’éducation publique, d’administration départementale, de distribution géographique du territoire, M. de Talleyrand exprimait, par système, la majorité. Trop habile pour la devancer, trop souple pour lui résister, il se laissait emporter par le courant des innovations, sans excès de zèle, sans fanatisme, mais sans scrupule envers ses préjugés de naissance, de rang, de société ou {p. 321}de profession. Il avait brûlé ses vaisseaux en passant de l’ancien au nouveau régime ; mais il voulait faire apprécier bien haut ses services seulement par le parti législatif de la révolution. Il ne se précipitait point dans le parti passionné et anarchique ; il voulait bien servir les idées dominantes, mais il ne voulait périr avec personne.

Il ne dépassa jamais la ligne de Mirabeau ; car il avait compris tout de suite qu’en deçà de Mirabeau on était timide, et qu’au-delà on était perdu.

Mirabeau, en mourant, voulut, pour ainsi dire, se perpétuer au sein de l’Assemblée dans la personne de son disciple, et le consacrer par sa mémoire, répandue sur lui comme le manteau d’Élie, à l’attention et au respect de l’Europe.

Ce fut M. de Talleyrand que Mirabeau chargea de lire, après sa mort, son discours posthume à l’Assemblée : c’était le désigner pour son successeur. Mais déjà Mirabeau était dépassé ; on se hâta d’ensevelir sa mémoire sous l’amas des couronnes civiques et de l’oublier.

{p. 322}M. de Talleyrand, homme de cabinet et nullement de place publique ou de tribune, manquait du grand souffle qui soulève ou qui abat les tempêtes populaires.

Les orateurs secondaires constitutionnels, jacobins, girondins, terroristes, tels que les Condorcet, les Barnave, les Lameth, les Vergniaud, les Guadet, les Danton, les Robespierre, se partagèrent l’empire de Mirabeau à la tribune. M. de la Fayette, qui était à Mirabeau ce que l’engouement de la bourgeoisie est à l’estime de l’Europe, était devenu, par un reflet de Washington, le régulateur et l’instrument tour à tour de la révolution. Pris comme drapeau par la garde nationale, la Fayette marquait le vent à la multitude, il ne le dirigeait pas : ce n’était, aux yeux de M. de Talleyrand, qu’un Pétion de cour, très habile dans le manège d’une popularité amphibie, mais livrant la cour au peuple par complaisance, et le peuple à ses discordes par faiblesse. Quant à la politique étrangère de la France à cette époque, M. de la Fayette n’avait pour toute politique que la monomanie de la république américaine, sorte de mirage fantastique {p. 323}qui ne pouvait s’appliquer en rien à une monarchie tombant de vétusté dans une anarchie. Ce qu’il fallait à la France pour le dedans comme pour le dehors à cette époque, c’était un dictateur, seul remède héroïque des révolutions qui ne veulent tomber ni dans l’invasion ni dans le crime. M. de la Fayette n’avait d’un dictateur que l’apparence. Un décret de l’Assemblée, après le 10 août, le détrôna, à la tête de ses troupes, à sa première velléité de royalisme. L’émigration en pays ennemi sauva seule de la mort l’antagoniste de l’émigration.

M. de Talleyrand était en ce moment à Londres. Les hommes du dernier ministère de Louis XVI avaient envoyé à Londres M. de Chauvelin, jeune et ardent révolutionnaire, fils d’un favori de cour, dont le seul titre était sa défection à la cour.

Ce jeune homme, novice et inexpérimenté en diplomatie, n’était accrédité que par son titre auprès des hommes d’État du cabinet de Saint-James ; il passait pour être l’envoyé secret et actif du jacobinisme français auprès des factions anarchistes de Londres ; {p. 324}plutôt que l’ambassadeur loyal de Louis XVI auprès des ministres de la Grande-Bretagne. M. de Talleyrand lui fut, dit-on, adjoint comme une espèce de tuteur politique à Londres, pour modérer son zèle de propagande et pour diriger son inexpérience des négociations. Soit que le jeune ambassadeur des girondins, emporté par son ardeur de propagande jacobine à Londres, donnât des ombrages fondés au cabinet anglais, soit qu’il dédaignât de se conformer aux sages prescriptions de son mentor, M. de Chauvelin, décrédité de fait par l’événement du 10 août, échoua dans ses tentatives de négociations avec le gouvernement anglais ; il fut même obligé de quitter l’Angleterre, suspect d’y fomenter l’esprit révolutionnaire au-delà des limites de la constitution. Toutes ces transactions sont restées inexpliquées et louches : les Mémoires de M. de Talleyrand en donnent sans doute le vrai mot.

Cet homme d’État, accrédité ou non, caché ou non derrière ce jeune apprenti négociateur, encourut les suspicions et les répugnances que M. de Chauvelin inspira à Londres.

{p. 325}Ne voulant pas rentrer à Paris après la déchéance du roi, au service d’une faction qui débutait par un assaut au palais et par un emprisonnement du monarque, ne voulant pas non plus rester en Angleterre, en butte aux animadversions suscitées par M. de Chauvelin, M. de Talleyrand, diplomate pour son propre compte, passa aux États-Unis d’Amérique.

Il comprit tout de suite que ce n’était plus le temps des affaires, mais des violences, dans sa patrie ; que ses opinions constitutionnelles et novatrices, son amitié avec Mirabeau, ne rachèteraient pas, aux yeux des girondins embarrassés de leur victoire, des jacobins exaltés, des cordeliers sanguinaires, les torts de sa naissance, de son état, de ses mœurs aristocratiques, de ses talents incriminés. Il savait qu’il y a des années où les hommes qui ne se sentent pas trempés pour la lutte doivent disparaître des révolutions, sous peine d’y périr inutiles à eux-mêmes et à leur patrie. L’éloignement alors est la seule innocence.

Mais il savait aussi que les colères du peuple sont aussi transitoires que ses faveurs, et que {p. 326}les réactions sont aussi régulières que les marées sur la mer des opinions françaises. Il alla attendre une de ces marées au-delà de l’Atlantique. Il n’y emportait aucune fortune, à peine le nécessaire pour quelques années d’exil ; mais il y emportait ses prodigieux talents de diplomate, son don d’à-propos, son aptitude à choisir l’heure juste des retours, sa résolution à ne rien laisser échapper des moindres avances de la meilleure fortune. Cela seul était une fortune ; il se confia à sa nature, comme César à son génie.

XVI §

Il ne se trompa point en attendant beaucoup de la versatilité de la France. Les fureurs de la révolution démagogique, bien longues pour ses victimes, furent courtes pour l’histoire. La Terreur se dévora elle-même ; la république se concentra dans le Directoire, ébauche de dictature collective, prélude de dictature militaire, prélude elle-même de monarchie {p. 327}absolue. Il n’y avait plus de danger à revoir sa patrie ; il y avait de grands rôles à y tenter à travers des régimes novices en politique, qui avaient besoin qu’on leur prêtât des noms, des idées, des talents, que l’exil et la mort avaient décimés à la tête du peuple. La France de 1789 était décapitée ; lui rapporter une tête, c’était s’illustrer par un service.

XVII §

M. de Talleyrand avait passé ses années d’obscurité volontaire en Amérique, pauvre, solitaire, errant, sans agir, sans écrire, sans faire retentir son nom en Europe par aucune voix de la renommée. Sa seule consolation avait été d’y rencontrer çà et là quelques rares compagnons d’infortune, membres, comme lui, de l’Assemblée constituante, fuyant l’échafaud, naufragés sur ce nouveau monde, cultivant avec leur famille les steppes de l’Amérique du Nord. Il faut lire, dans les Mémoires {p. 328}de M. de Ségur, la rencontre de M. de Talleyrand dans le marché aux légumes de New-York avec la belle madame de la Tour du Pin, devenue fermière dans le voisinage, assise sur son âne, en costume de paysanne, et apportant ses légumes et ses fruits à vendre aux citadins d’une république.

Nous avons entendu nous-même ce récit, à la fois pastoral et romain, du temps des proscriptions, de la bouche de cette belle matrone française, devenue, après la restauration, ambassadrice de France auprès d’une grande cour de famille.

XVIII §

M. de Talleyrand touchait à l’indigence quand, en lisant avec assiduité les journaux de sa patrie au-delà de l’Atlantique, il comprit que l’heure juste de son retour en Europe sonnait pour lui. La république représentative et gouvernementale avait succédé à l’accès de démagogie, de fanatisme, de tyrannie {p. 329}et d’homicide dont la multitude avait souillé le nom de république.

On lavait partout le sang des échafauds ; on cherchait, en tâtonnant parmi les débris, l’ordre à l’intérieur, la réconciliation avec l’étranger. Le Directoire, qui représentait confusément cette résipiscence après le délire, avait besoin de noms, autour de lui, qui rappelassent 89 au lieu de 93. Il lui fallait des réparateurs pris parmi les proscrits ; il fallait, de plus, que ces réparateurs fussent assez compromis dans la révolution philosophique pour que la réparation n’allât pas dans leurs mains jusqu’au royalisme.

M. de Talleyrand, reflet de Mirabeau, portait précisément dans son nom cette nuance et cette garantie. Peu compromis avec la monarchie, il l’était beaucoup avec l’Église ; or la répudiation qu’il avait faite de son caractère épiscopal le séparait radicalement de l’ancien régime ; de plus, ses votes antiféodaux à l’Assemblée constituante ne le séparaient pas moins de l’ancienne noblesse.

Et cependant son grand nom parmi cette noblesse de la France lui laissait ce que l’aristocratie {p. 330}a de plus puissant et de plus inaliénable dans l’esprit même de ceux qui la nient, l’illustration. De tels noms sont les conquêtes dont la démocratie est le plus fière. On l’avait vu à Athènes, à Sparte, à Rome, à Paris, partout : les révolutions populaires les plus éclatantes avaient toutes été faites par l’aristocratie tendant la main au peuple ; partout les Solon, les Gracques, les César, les Russell, les Sidney, les d’Orléans, les Mirabeau, les la Rochefoucauld, les Clermont-Tonnerre, les Lauzun, les Talleyrand, les Sieyès, les la Fayette, tribuns du peuple ou tribuns des armées, avaient été nécessaires à la démocratie pour lui donner l’idée, la parole, le mouvement, la force, la popularité des révolutions. À ce titre aussi, M. de Talleyrand pouvait s’offrir au Directoire comme une célébrité utile à l’autorité de la république épurée.

XIX §

Ces considérations étaient trop justes pour échapper à ce diplomate inné, décidé à se rendre {p. 331}nécessaire à tous les gouvernements acceptables de sa patrie. Il se hâta de s’embarquer, sans autre ressource que la somme indispensable à payer sa place sur la planche qui portait en lui toute sa fortune. En arrivant à Paris, il trouva dans le cœur et dans la bourse de ses amis les premiers vingt-cinq louis, base d’une fortune princière.

Cette opulence fut plusieurs fois renversée par des prodigalités et par des opérations hasardeuses ; plusieurs fois elle fut reconstruite par son esprit d’affaires appliqué avec bonheur a ses intérêts domestiques. Grand joueur, accoutumé à tout perdre ou à tout gagner avec les événements, il les fit entrer toujours comme enjeu dans sa fortune. De malversations, jamais : il savait trop combien la probité est un prestige dans l’homme d’État. De scrupules, pas davantage : il savait trop combien la prodigalité est utile à coïntéresser beaucoup de cupidités ou d’ambitions à sa grandeur. N’est-ce pas à ses dettes que César avait dû l’empire ? N’est-ce pas à sa pauvreté que Mirabeau avait dû ses vices, sa vénalité, sa déchéance dans l’opinion ? Supposez Mirabeau assez riche pour avoir les dettes {p. 332}de César, ou assez homme d’affaires pour avoir l’opulence de M. de Talleyrand, Mirabeau, intact de manèges avec la cour, et investi d’une clientèle bien solide dans l’opinion, pouvait devenir le dictateur de la France, au lieu de rester le législateur d’une anarchie.

L’opulence, pour M. de Talleyrand, était donc une politique autant qu’une élégance de sa vie. La source de cette opulence, peu scrupuleuse alors, mais licite pourtant dans les usages de l’ancienne diplomatie, cette source fut dans les présents diplomatiques que les négociations conduites à leur fin et les traités conclus permettaient aux négociateurs de revendiquer, comme des étrennes de paix, et d’accepter, comme des reconnaissances honorifiques, des cours étrangères. L’usage blessait peut-être le désintéressement, mais il n’offensait pas la probité. Les présents faits par l’empereur d’Autriche au général Bonaparte après le traité et après la paix de Campo-Formio ne furent jamais imputés à crime au général négociateur et au premier magistrat de la république.

XX §

{p. 333}À son arrivée à Paris, M. de Talleyrand, toujours et justement favori des femmes célèbres par leur goût pour l’élégance d’esprit, par leur beauté ou par leur génie, retrouva dans madame de Staël une amie capable d’apprécier son charme et son talent.

Fille de M. Necker, épouse du ministre de Suède en France, écrivain sublime, orateur de salon, publiciste passionné, femme du monde, femme politique bercée au branle de la révolution, émigrée, proscrite opulente, puis rappelée dans cette capitale dont elle avait fait sa patrie, elle y exerçait un ascendant dominateur sur le Directoire. Sa seule présence à Paris était une réaction ; elle y symbolisait le retour à l’aristocratie révolutionnaire, à la liberté intellectuelle, à la paix possible entre la république et l’Europe. Elle aimait dans M. de Talleyrand tout à la fois l’aristocratie réhabilitée par {p. 334}la république, le talent remis à sa place par la liberté, le charme personnel de la grâce des mœurs et de la politesse d’esprit réinstallé dans la société par ce débris si jeune encore de l’ancien régime, recueilli et relevé par son influence.

M. de Talleyrand était pour elle un autre chevalier de Narbonne, mais un Narbonne aussi solide que l’autre était léger. La grâce était égale. Mais la grâce de M. de Narbonne, premier favori de madame de Staël, n’avait que de la surface ; celle de M. de Talleyrand avait de la profondeur. Son goût pour le premier n’était que de l’engouement ; son goût pour le second était de la politique. Il lui convenait de jeter ses favoris dans les affaires, afin de gouverner l’Europe par les hommes dont elle gouvernait le cœur et l’esprit.

Elle persuada aisément aux principaux membres du Directoire, et surtout à Barras, le Périclès des Aspasies de ce temps, que M. de Talleyrand était le seul homme, capable de traiter de niveau avec l’aristocratie diplomatique européenne ; que les généraux de la république suffisaient assez pour la faire {p. 335}respecter sous les armes, mais qu’il lui fallait des ancêtres pour la faire considérer dans les salons et dans les chancelleries. M. de Talleyrand, ainsi annoncé et présenté par elle, n’eut qu’à parler pour tout fasciner. Son charme souverain était surtout un charme confidentiel ; aussitôt qu’on lui prêtait l’oreille dans un entretien secret, il enlevait l’estime et l’attrait de ses interlocuteurs. Plus il s’ouvrait, plus il laissait entrevoir de ressources d’esprit sous la grâce nonchalante et grave des paroles ; l’intimité en lui était irrésistible. Le Directoire fut conquis en quelques entretiens ; M. de Talleyrand fut promu au poste de ministre des relations extérieures. La France se sentit honorée, l’Europe rassurée. Il prit, avec sa dextérité souveraine et avec sa convenance innée, l’attitude, les manières, le ton d’un ministre supérieur à son poste, et qui, en acceptant la direction extérieure de la république, semblait autant la protéger que la servir.

XXI §

{p. 336}La guerre de la république avec l’Europe en ce moment était plutôt une sorte d’habitude et d’impulsion continuée qu’une guerre d’intérêt ou de passion. La pensée de la république n’avait jamais été la conquête, mais la défense. La pensée de l’Europe, depuis la campagne des Prussiens en 1792, depuis le supplice de Louis XVI et la fin de la Terreur, n’avait jamais été de contester à la France le droit de se constituer en république régulière, mais de limiter à la fois son anarchie, sa propagande armée et son ambition.

M. Pitt, le ministre de génie que la Providence avait donné à l’Angleterre pour lui faire traverser les plus grandes crises intérieures et extérieures de son pays, avait été lent à rompre irrévocablement avec la France révolutionnaire, même après le 10 août. Ce ministre, plus philosophe et plus libéral qu’on ne le peint généralement {p. 337}aux préjugés populaires de la France, négociait encore secrètement en Hollande avec Danton pour atermoyer la rupture à mort entre les deux peuples modernes qui représentaient la liberté européenne. L’histoire, à cet égard, est à refaire. Si Danton n’avait pas souillé son génie d’homme d’État dans le crime irrémissible de septembre, il aurait pu être le successeur de Mirabeau. Presque aussi orateur et plus homme d’action que son maître, Danton, sans aucune utopie sociale et sans aucun fanatisme républicain, n’avait au fond que le geste frénétique et la voix tonnante du démagogue enchérisseur de popularité sur ses rivaux de clubs et de tribunes ; mais il avait autant que Mirabeau ce qu’on peut appeler le coup d’œil de l’Europe. Il ne croyait nullement que des levées en masse indisciplinées, et dont le courage n’était que des accès, pussent faire face sur des champs de bataille de terre ou de mer aux armées et aux flottes d’une coalition universelle. Il voulait un système diplomatique à la république autant que Mirabeau en voulait un à la monarchie. Mirabeau lui {p. 338}avait laissé en mourant, comme à Sieyès et à Talleyrand, le système de l’alliance anglaise. Il savait qu’une coalition mortelle à la France n’était pas possible si la Grande-Bretagne retirait sa main aux coalisés. Il ne rêvait point cette conquête universelle du continent par les armes qui devait plus tard humilier, ravager, asservir ou soulever le monde européen contre nous, et déclarer l’incompatibilité de la France victorieuse avec la dignité et la sécurité de tous les peuples. Mirabeau, Danton, Sieyès, Dumouriez, Talleyrand, pensaient, au contraire, qu’il fallait, pour faire accepter la révolution et la liberté française à l’Europe, la montrer inoffensive à tous ceux qui ne l’offenseraient pas dans son territoire ou dans son indépendance. Ce que ces diplomates (voyez les Confidences de Dumouriez, leur général) aspiraient à fonder, c’était la neutralité de l’Espagne, la faveur de la Prusse, l’alliance de l’Angleterre. Ces traditions de 1789 formaient alors le fond de la diplomatie de M. de Talleyrand : c’était celle du Directoire. En désavouant la Terreur au dedans, il désavouait la guerre systématique au dehors.

{p. 339}M. de Talleyrand, lié de jeunesse avec les diplomates des grands cabinets en lutte avec la France anarchiste, était l’interprète le plus propre à faire entendre à ces cabinets, lassés d’efforts, de défaites, et même de victoires, des insinuations de paix. Tel fut le caractère du cabinet directorial ; la fureur révolutionnaire en sortit, la conciliation y rentra. Des négociations patentes ou secrètes se renouèrent partout, et furent conclues dans quelques cours. Naples, la Toscane, le Piémont, l’Espagne, rentrèrent dans la neutralité ou dans l’alliance de la France. La Russie, l’Autriche et l’Angleterre continuèrent seules le duel à mort contre les armées et les escadres de la république. M. de Talleyrand ne cessa d’incliner le Directoire et les cours à la paix, jusqu’au moment où une réaction violente contre la modération au dedans et contre la conciliation au dehors le contraignit en fructidor à quitter un poste où il devenait suspect aux exaltés du gouvernement.

XXII §

{p. 340}Le 18 brumaire ne tarda pas à le rappeler à la direction du cabinet français. Il avait pressenti Bonaparte avec le même tact qui lui avait fait pressentir Mirabeau et Barras. Avant même que le jeune général d’Italie et d’Égypte eût déclaré son ambition de dictateur civil et militaire à ses confidents, M. de Talleyrand s’était insinué résolument dans sa pensée, et lui avait montré en perspective un coup d’État facile, un abandon certain de la France à toute usurpation de puissance qui lui promettrait la paix, la réconciliation avec l’Europe, la reconstruction d’un ordre civil personnifié dans un héros.

Le lendemain de brumaire, Bonaparte, ébloui par la lucidité d’esprit et séduit par l’admiration de M. de Talleyrand, le rapprocha de lui en l’élevant de nouveau au poste de ministre des affaires étrangères.

{p. 341}Ce jeune maître de la France ignorait les cours ; ses entretiens de toutes les heures avec M. de Talleyrand lui apprirent sur les hommes, les choses, les négociations, les intérêts réciproques des puissances, tout ce qu’un grand diplomate pouvait enseigner à un grand homme de guerre. Bonaparte voulait très sincèrement, à cette époque, donner la paix à la France ; car la paix était la grande popularité à mériter d’un pays épuisé de crimes sur les échafauds, d’or et de sang sur les champs de bataille. Bonaparte livra donc le monde à pacifier à son ministre, devenu son oracle. Bonaparte, très aristocrate d’esprit et très antidémagogue de caractère, trouvait dans M. de Talleyrand un charme de plus, un parfum de hauts lieux, un écho de grands noms ; qui épuraient, à ses yeux, la république de ces subalternités vulgaires et de ces séides sanguinaires dont la présence lui répugnait dans ses conseils et dont il rougissait devant l’Europe. Le nom, le ton, l’élégance de son ministre des affaires étrangères, donnaient à son campement militaire et consulaire aux Tuileries l’apparence d’une cour. En s’entretenant {p. 342}avec un si illustre courtisan, il se croyait d’avance sur un trône.

XXIII §

Mais, pour que ce trône imaginaire devînt une réalité, il fallait que le sol de l’Europe fût raffermi sous tous les trônes, et que le sol de la France pût porter le sien. Liquider les guerres de la république et remettre le gouvernement consulaire en société diplomatique avec l’Europe entière, c’était donc la nécessité habile du premier consul, comme c’était l’instinct traditionnel de M. de Talleyrand. L’intérêt du consul et la pensée du ministre travaillaient dans un parfait accord à cette œuvre préliminaire de toute reconstitution d’une monarchie. Aussi ces premières années du consulat, fécondes en négociations, en congrès, en traités de paix, en alliances provisoires au moins avec toute l’Europe, furent-elles les plus laborieuses et les plus prospères de la vie du prince de Talleyrand. C’est dans ces {p. 343}négociations incessantes, discutées dans le cabinet avec le premier consul, élaborées en conférences, en notes ou en dépêches avec les cours et les ministres, conclues avec les puissances, exposées devant les corps délibérants, que M. de Talleyrand fonda la haute autorité de son génie diplomatique. C’est de ce moment que son autorité politique se consacra aussi en Europe ; c’est de ces succès multipliés en affaires européennes que le nom de la diplomatie et le nom du grand diplomate ne furent pour ainsi dire qu’un seul nom.

XXIV §

Il faut contempler, dans l’admirable histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, l’annaliste le plus scrupuleux et le plus complet des temps modernes, il faut contempler le tableau vivant avec les portraits historiques de toutes ces négociations du consulat. C’est le dictionnaire universel en action de la diplomatie de deux siècles ; ce sont les archives {p. 344}de la France exhumées et sortant avec leurs mystères et leurs interprétations vraies de ces cartons, catacombes révélatrices de nos affaires étrangères. Sous ce rapport, le grand historien français est à la diplomatie savante ce que Champollion fut aux hiéroglyphes de l’Égypte. En relisant ce chef-d’œuvre d’exposition historique dont nous avons déjà entretenu nos lecteurs, nous ne nous reprochons qu’une chose, c’est de ne l’avoir pas assez admiré. Ce livre sera le Carmen sæculare de notre époque.

Nous ne lui reprochons que d’avoir sacrifié, dans M. de Talleyrand, l’homme d’État au grand général, M. de Talleyrand à Bonaparte : mais M. Thiers a le culte du sabre plus que le culte de l’esprit ; il immole tout à la bataille gagnée, même la paix, seule liquidation des batailles.

XXV §

On voit, on sent, on respire, on lit le génie restaurateur de M. de Talleyrand dans toutes {p. 345}les transactions diplomatiques du Consulat, seule époque où il y eut une diplomatie dans les conseils de Bonaparte ; plus tard, il n’y eut que des ordres du jour à son armée, des injonctions au Moniteur, des proclamations dictatoriales à l’univers, et de temps en temps, dans le Moniteur, des insultes aux ministres, et des apostrophes outrageuses aux rois et aux reines qui disputaient leurs trônes ou leurs peuples à l’absolutisme de la victoire et de l’usurpation.

Mais, tant que l’inspiration du cabinet consulaire vint de M. de Talleyrand, la diplomatie du Consulat fut aussi grandiose que la victoire, mais en même temps aussi modérée que la paix. Tout reprit sa dignité, les vaincus comme les vainqueurs. Les notes et les dépêches de la main de M. de Talleyrand, retouchées seulement par le consul, ont un accent d’héroïsme tempéré par un accent de philosophie. On sent, en les lisant, que l’esprit de l’Assemblée constituante est rentré dans les conseils de la république, et que l’âme de Mirabeau respire encore dans son disciple.

Ce fut pendant ces courtes et belles années {p. 346}que la France diplomatique, interprétée au dehors par l’esprit de la civilisation pacifique, recueillit sans violence de mains ou de paroles tous les résultats légitimes des exploits de la république, du Directoire, et du vainqueur d’Italie.

XXVI §

Voici ces actes, exprimés en paroles dignes de leur grandeur :

Les honneurs de la sépulture rendus à l’infortuné souverain pontife Pie VI, mort dans la captivité en France, et resté jusque-là sans sépulture royale ou pontificale à Valence : « Il est de la dignité de la nation française et conforme à son caractère de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers rangs sur la terre, des honneurs funèbres et un monument conforme au caractère du prince enseveli sans décrets. »

Des envoyés dans toutes les cours où ils peuvent être reçus avec dignité sont nommés {p. 347}pour saisir et renouer les fils rompus des relations internationales : le général Bournonville à Berlin, M. Alquier en Espagne, M. de Sémonville en Hollande, M. de Bourgoing en Danemark.

Un présent diplomatique, signe d’attention particulier, est offert au prince de la Paix, qui tient à Madrid le cœur et la politique de cette branche de la maison de Bourbon.

Une lettre fière et pressante pour le cabinet de Londres est adressée par le chef du gouvernement au roi d’Angleterre pour le convier à la paix.

Un appel à l’armistice et aux négociations est adressé de même à l’empereur d’Allemagne. M. de Talleyrand offre à l’empereur les bases du traité de Campo-Formio, et des possessions notables en Italie pour indemniser l’empereur de celles que la dernière guerre lui a enlevées en Allemagne.

Il provoque le cabinet de Berlin à se porter médiateur armé pour contraindre l’Angleterre et l’Autriche à la pacification.

Il institue la république Cisalpine, barrière vivante contre l’Autriche, sous le protectorat {p. 348}obligé de la France. Ce premier germe de fédérations libres en Italie atteste la sagesse du consul et du ministre ; ils savent par l’histoire que ces fédérations ne peuvent jamais être offensives, et qu’elles sont de leur nature toujours défensives. La France, leur voisine, a donc tout à en attendre et rien à en redouter. Il dénoue avec la main d’un arbitre équitable le nœud si embrouillé de la distribution des territoires germaniques, après la sécularisation des souverainetés ecclésiastiques de ce pays morcelé par les évêques devenus électeurs des rois. Il balance les influences rivales entre l’Autriche et la Prusse. Il met un obstacle invincible à l’unité de l’Allemagne, qui serait la décadence ou l’état de guerre perpétuel de la France pour son propre sol.

Les rêves des publicistes d’aujourd’hui ne trouvent pas d’accès dans ces deux têtes d’hommes d’État, l’une tout expérimentale, l’autre toute militaire. M. de Talleyrand modère dans le consul le vain orgueil qui le porterait à enclaver l’Helvétie dans ses frontières. Il croit la liberté un meilleur gardien des frontières de la France que l’annexion. Il inspire {p. 349}la médiation de la Suisse à Bonaparte : cet acte, parallèle à la création de la république Cisalpine, est empreint du génie d’un Washington européen. Le cabinet français devient le législateur des nationalités, le tribunal des limites des peuples. Quel temps que celui où la force des révolutions était dirigée, sous la main de M. de Talleyrand, par l’esprit conservateur des traditions de l’Europe ! Par quelle injustice de l’histoire n’en a-t-il pas recueilli l’honneur avec le premier consul ? Cet honneur, au moins, devrait-il être partagé entre l’exécuteur et l’inspirateur de cette sagesse.

XXVII §

Mais cette sagesse devait baisser dans le cabinet à mesure que l’esprit des camps y pénétrait avec la brutalité des triomphes. Bonaparte aspirait à l’empire ; la fortune l’autorisait à tout espérer, l’audace à tout prétendre. L’esprit monarchique de M. de Talleyrand ne résistait certainement pas au rétablissement {p. 350}du trône ; au contraire, tout atteste que le ministre trouvait le consul trop lent ou trop timide à se saisir du pouvoir dynastique : « La paix n’est solide, disait-il, qu’entre puissances qui ont les mêmes formes et les mêmes mœurs. L’Europe n’a que des cours : soyez roi ou empereur. Votre force s’augmentera dans le présent de toute la foi que le pouvoir héréditaire inspirera au monde dans votre avenir. »

M. de Talleyrand, pilote plus exercé aussi aux pronostics de l’opinion publique en France, croyait plus que Bonaparte lui-même à la prostration facile des hommes et des choses ; il savait combien la France politique est complaisante aux événements, et combien le lendemain d’un coup d’État ressemble peu à la veille. Son juste dédain pour le caractère civique des peuples était une preuve de sa sagacité.

Bonaparte voulait laisser mûrir la versatilité publique ; M. de Talleyrand la croyait mûre tous les jours pour qui oserait en arracher le fruit. Les frères de Bonaparte, particulièrement Lucien, pensaient comme M. de Talleyrand ; {p. 351}ils avaient raison. Le trône était prêt, le monarque seul manquait pour y monter.

XXVIII §

Mais voilà qui étonne :

À mesure que le premier consul s’approche du trône, l’influence pacifique du grand diplomate baisse. La politique de la violence succède à celle de la paix. M. de Talleyrand n’est plus que le ministre officiel d’une diplomatie passionnée et menaçante qui porte encore son nom, mais qui n’est plus sienne ; il continue à tort de la servir sans pouvoir la tempérer. Cette diplomatie d’état-major n’a plus besoin de cabinet ; ses notes sont des boutades aux Tuileries, des victoires sur terre, des défaites sur mer. L’Angleterre elle-même, déjà lasse de la paix d’Amiens, revient à M. Pitt, et donne cette fois de sérieux motifs à la rupture de cette paix. La guerre à mort est désormais la seule diplomatie entre les deux peuples. L’alliance libérale rêvée en 1789 par Mirabeau, M. de  {p. 352}Talleyrand et les grands patriotes anglais, pour l’expansion de la philosophie et de la liberté dans le monde, est noyée dans des ressentiments implacables ; Bonaparte les résume dans son nom. Le camp menaçant de Boulogne est sa seule négociation à l’extérieur ; il voit partout des complots britanniques et des assassins soldés contre lui par l’or de l’Angleterre. Pichegru, George, Moreau, l’un transfuge de la république, l’autre séide de la royauté, le dernier héros dépaysé dans une intrigue, lui semblent des instruments de crime façonnés par le cabinet de Londres pour substituer le poignard à la guerre loyale. Il se trompe : un gouvernement de publicité ne solde pas d’attentats. L’enlèvement du duc d’Enghien et le meurtre de ce malheureux et innocent jeune homme répondent par un crime réel à ces crimes supposés de M. Pitt.

Les historiens et les pamphlétaires bonapartistes ont voulu rejeter ce sang sur le prince de Talleyrand pour en laver la main de leur idole : atroce et lâche calomnie que la postérité n’acceptera jamais.

Que M. de Talleyrand ait été interrogé par {p. 353}le premier consul pour savoir si l’enlèvement d’une poignée de conspirateurs inconnus sur le territoire de Bade, à quelques pas de la frontière française, entraînerait une guerre générale de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche contre la France, et que le ministre des affaires étrangères ait répondu au premier consul qu’un si grand incendie ne serait pas allumé par une si faible étincelle, voilà le vraisemblable, et, selon toute apparence, voilà le vrai.

Mais que M. de Talleyrand ait suggéré l’enlèvement, contre le droit des nations, d’un prince de la maison de Bourbon, dont il ne connaissait pas même le nom et l’existence à Ettenheim ; qu’il ait fait plus, qu’il ait conseillé au premier consul le meurtre, sans phrase et sans sursis, de cette victime de la précipitation et de l’ambition : voilà la calomnie.

De tels crimes ne se conseillent pas, ils s’improvisent sous l’empire d’une passion ou d’une peur. Il faut un intérêt brûlant et implacable comme le crime lui-même pour le concevoir et pour l’exécuter. Où était l’intérêt de M. de Talleyrand au meurtre d’un prince de la {p. 354}maison de Bourbon, contre laquelle il n’avait ni ressentiment ni haine ? Où était la férocité de caractère d’un homme doux, et à qui on a pu reprocher des vices, des intrigues, mais du sang, jamais ? Où était pour un tel homme, courtisan et grand seigneur prévoyant par excellence, la nécessité de jeter ce sang de Bourbon entre l’avenir et lui, et de se rendre à jamais impardonnable par une dynastie dont le retour possible était plus probable alors que jamais ? Non, M. de Talleyrand a pu être souvent le conseiller d’une politique, jamais le conseiller d’un meurtre. Les seuls complices de ce meurtre furent les exécuteurs ; et ce sont précisément ces exécuteurs qui en ont accusé sa main pour masquer leur main : mais ce sang, qu’on s’efforce vainement de laver sur leurs noms, s’y attachera comme une éternelle vengeance. Ils sont trois qui ont prêté leur déplorable complaisance à l’attentat : qu’ils en portent le poids devant Dieu et devant les hommes ! Ils en ont reçu la récompense de leur vivant : qu’ils en reçoivent le salaire dans la postérité. Je n’ai pas besoin de les lui nommer : elle les sait.

XXIX §

{p. 355}Nous venons de voir que le système de M. de Talleyrand était la pacification de l’Europe, la réconciliation avec l’Autriche, l’armistice éternel avec l’Angleterre, les ménagements avec la Russie dans une perspective plus ou moins lointaine. La meilleure preuve que ce ministre ne fut pas l’instigateur du meurtre de Vincennes, c’est qu’à l’instant même où ce meurtre retentit en Europe, l’Angleterre déclara toute alliance incompatible avec le gouvernement coupable de tels défis à l’Europe, au droit des gens et à l’humanité. La Prusse, déjà presque liée avec nous, retira sa main avec horreur de la nôtre. Lisez, dans les Mémoires de madame de Staël alors à Berlin, la lugubre matinée où la cour de Prusse se souleva d’abord d’incrédulité, puis d’indignation contenue contre ce coup de foudre.

La Russie éclata de réprobation ; l’Autriche se tut d’horreur : mais le frémissement irrité {p. 356}de tous les cabinets rompit tous les liens déjà formés du système diplomatique français dans toute l’Europe. La guerre, pour être sourde et immobile, n’en fut que plus inévitable.

M. de Talleyrand, interrompu dans son travail de reconstitution de l’ordre européen, n’eut qu’à pallier, à gémir ou à se taire. Ce coup tranchait sa pensée entière, et on voudrait qu’il l’eût conseillé ! C’eût été le suicide de son œuvre. Six mois après, un plan de coalition générale contre la France est formé par la Russie, revu et approuvé par M. Pitt, alors ministre, signé par toutes les cours, à l’exception de l’Espagne. Qu’on juge du bouleversement des idées de M. de Talleyrand. L’empire était proclamé, et la guerre sous-entendue avec l’empire.

XXX §

De ce jour, ce n’est plus la diplomatie qui pense, c’est la passion qui veut. Napoléon, devenu {p. 357}empereur et décidé à ne borner son empire qu’aux bornes de son ambition, c’est-à-dire à la monarchie universelle, ne consulte plus M. de Talleyrand, dont la sagesse l’importune ; il se contente de l’appeler de temps en temps à lui, pour rédiger en traités les décisions de la victoire. Le ministre des affaires étrangères voyage dans le bagage des armées.

C’est ainsi que Napoléon l’appelle après Austerlitz, pour rédiger le traité de Presbourg, traité qui impose trop d’humiliation à l’Autriche en Italie pour être autre chose qu’une pierre d’attente de guerre nouvelle.

C’est ainsi qu’après la déroute de la Prusse, à Iéna, il appelle M. de Talleyrand en Pologne, pour déchirer la carte de la Prusse, en laissant trop de territoire encore pour l’anéantir, trop peu pour la concilier à ses intérêts. Les traités, pour être sûrs, ne doivent jamais être implacables. Effacer la Prusse valait mieux que la mutiler.

C’est ainsi qu’il appelle encore M. de Talleyrand en Pologne, pour promettre une patrie indépendante aux Polonais et pour ne faire de la Pologne qu’un champ de bataille : faute {p. 358}égale des deux côtés, faute de promettre l’impossible, faute de manquer à ce qu’on a promis.

M. de Talleyrand lui objecte en vain le danger de ces promesses : « La Pologne est de la chevalerie peut-être, lui dit-il, mais ce ne peut plus être une puissance ; c’est le plus triste, mais le plus réel des faits accomplis. Pour la reconstruire, il faudrait anéantir les trois plus grandes puissances de l’Europe, et, quand vous l’auriez reconstruite, il faudrait la soutenir tous les jours. Or ce peuple, héroïque dans ses camps, est la plus inconstante des anarchies dans ses gouvernements. » Napoléon, convaincu, mais cachant ses desseins, flatte les Polonais pour en être flatté, et les sacrifie sans scrupule aux conférences de Tilsitt avec l’empereur de Russie.

M. de Talleyrand ne lui sert qu’à donner de la grandeur, de la grâce, de la décoration à la conférence.

L’empereur de Russie en sort enivré, la Prusse irritée, l’Autriche ombrageuse, M. de Talleyrand plein de sinistres pressentiments sur la folie de livrer l’Orient aux Russes. Il {p. 359}médite d’échapper le plus tôt possible à la responsabilité d’une diplomatie qui méconnaît les intérêts permanents de la France pour des intérêts transitoires qu’une bataille crée et qu’une autre bataille détruit. « Ce n’est plus un ministre qu’il faut à l’empereur, dit-il, ce sont des commis. » À travers la victoire, il voit la perte de tout système français, en Turquie comme en Allemagne. Il se laisse nommer à une dignité inamovible, celle de grand électeur, afin de colorer sa sortie du ministère par une situation neutre dans le gouvernement des affaires européennes. Napoléon craint d’aliéner une pensée si vaste et si profonde de son gouvernement ; il la décore en l’éloignant. L’humeur du soldat et du diplomate couvent et s’enveniment sous les apparences d’une satisfaction mutuelle. M. de Champagny prend le ministère, c’est-à-dire que Napoléon le retient à lui seul.

XXXI §

{p. 360}Le traité de Tilsitt porte ses fruits dans l’année même. L’Autriche arme ; la Russie, à laquelle on permet tout, se complète par la Finlande, concession intéressée et ingrate de Napoléon sur la Suède, alliée fidèle de la France. L’empereur Alexandre débat avec M. de Caulaincourt, plus favori qu’ambassadeur de Napoléon, le partage de l’empire ottoman. À ce prix, la Russie livre le Portugal et l’Espagne à sa convoitise de trônes napoléoniens.

XXXII §

Ici la diplomatie de M. de Talleyrand reprend un moment son rôle, non dans le cabinet, mais dans le conseil de Napoléon. Les adulateurs du maître du monde ont rejeté sur {p. 361}ce ministre la réprobation universelle qui s’est attachée à la conception et à la conduite de l’affaire d’Espagne. Les documents historiques les plus irrécusables limitent l’intervention de M. de Talleyrand, dans cette iniquité diplomatique, au traité de Fontainebleau. Le traité de Fontainebleau était précisément le moyen d’allier indissolublement la France à la monarchie espagnole, sans porter atteinte au trône de la maison de Bourbon, et sans jeter entre l’Espagne et nous l’éternelle antipathie dynastique.

XXXIII §

Qu’était-ce que le traité de Fontainebleau, dans lequel en effet M. de Talleyrand mit sa main, non officielle, mais officieuse, de grand diplomate ? Le plan de ce traité secret entre le premier ministre d’Espagne Godoy et le gouvernement français consistait à s’emparer du Portugal, devenu vassal de l’Angleterre, au moyen d’une armée {p. 362}combinée, moitié française, moitié espagnole ; à donner à l’Espagne, pour prix de ce concours, deux principautés souveraines formées du démembrement du Portugal : l’une pour Marie-Louise, fille du roi d’Espagne, en indemnité du royaume d’Étrurie (la Toscane), dont Napoléon voulait doter sa sœur Élisa Bonaparte ; l’autre pour Manuel Godoy lui-même, premier ministre et favori de la reine d’Espagne ; enfin on réserva Lisbonne et ses provinces limitrophes à la France, pour y instituer un trône de famille française.

En retour de ces deux souverainetés, la France recevait en toute possession les provinces pyrénéennes espagnoles, jusqu’à l’Èbre, soit pour dominer de là et de plus près la fidélité de l’alliance espagnole, soit pour voler plus vite au secours de l’Espagne, si cette monarchie venait à être attaquée par l’Angleterre. Un mariage de Ferdinand, héritier de la couronne d’Espagne, avec une princesse française de la maison de l’empereur, devait compléter et cimenter cette seconde alliance de famille. Le roi d’Espagne prendrait, en outre, le titre d’empereur des Amériques.

{p. 363}Voilà le traité de Fontainebleau, voilà la transaction que M. de Talleyrand avait conçue, d’accord avec Godoy, premier ministre, ministre presque souverain d’Espagne, et ensuite avec la passion de Napoléon de jeter un de ses frères sur ce trône, au risque d’aliéner à jamais de la France cette grande nation espagnole, alliée naturelle de la monarchie ou de la république française.

C’est en vertu de ce traité, conseillé en effet comme une transaction pacifique par M. de Talleyrand, qu’on a imputé à ce diplomate quoi ? précisément le contraire de cette pensée, c’est-à-dire l’invasion de l’Espagne, l’expulsion de sa vieille dynastie, l’usurpation purement vaniteuse d’une dynastie napoléonienne sur le trône de Charles-Quint et de Louis XIV ; la trahison de Bayonne, où toute une dynastie est prise au piège prémédité d’une fausse conciliation entre le père et le fils ; enfin une guerre de conquête dynastique qui coûte à la France un million de ses meilleurs soldats, à l’Espagne des flots de sang, et à notre alliance un empire.

XXXIV §

{p. 364}Nous ne louons pas le grand diplomate d’avoir mis la main, même par contrainte, dans le traité de Fontainebleau, quoique ce traité, réduit à ces proportions, fût une immense atténuation de la diplomatie napoléonienne en Espagne. Cette diplomatie, qui troque des provinces et qui solde les différences avec les dépouilles d’un tiers sacrifié à la convenance de deux contractants, manque d’honnêteté, et par conséquent de cette probité en plein jour qui fait la sûreté des contrats, parce qu’elle fait la conscience des nations.

Mais, si le traité de Fontainebleau manquait d’honnêteté, du moins ne manquait-il pas d’honneur et de vue. Il ne trahissait personne ; il conservait à l’Espagne sa dynastie et ses droits de nation ; il épargnait des torrents de sang ; il assurait à Napoléon l’alliance de la famille de Louis XIV. C’était une paix mal assise, mais enfin c’était la paix du Midi.

{p. 365}L’opposition de M. de Talleyrand fut si forte et si péremptoire au détrônement des Bourbons d’Espagne et à la trahison de Bayonne, que ce fut la cause de la rupture définitive entre l’empereur et le diplomate. Napoléon tira de cette opposition une puérile vengeance, en ordonnant à M. de Talleyrand de recevoir les princes espagnols prisonniers dans son château de Valencay, changé en prison royale, comme pour compromettre par là son ministre dans la mesure qu’il avait le plus réprouvée, en donnant à ce ministre l’apparence du rôle de geôlier de la dynastie des Bourbons.

XXXV §

De ce jour le prince de Talleyrand se replia dans une respectueuse humeur contre la diplomatie inique de Bayonne ; il ménagea même si peu les termes de son opposition que Napoléon s’emporta jusqu’aux invectives contre lui en plein conseil, lui reprochant quoi ? de lui avoir conseillé la politique de Louis XIV {p. 366}en Espagne, comme si la continuation de la politique de Louis XIV en Espagne avait pu être le détrônement de la race des Bourbons !

Une telle accusation de Napoléon n’était-elle pas la pleine justification de la diplomatie de M. de Talleyrand dans cette affaire ? La colère égarait Napoléon dans cette scène ; il voulait prouver à M. de Talleyrand qu’il avait été son complice à Bayonne, et il prouvait qu’il avait été son antagoniste dans ce détrônement de Madrid. M. Thiers, dans cette circonstance, est hors de la vérité, complètement partial contre M. de Talleyrand, par sa partialité habituelle pour Napoléon.

XXXVI §

La répugnance vengeresse de l’Europe entière contre l’événement de Bayonne fit ce que l’horreur du meurtre du duc d’Enghien avait fait à une autre époque. Les cours et les peuples frémirent, se turent, tremblèrent pour {p. 367}eux-mêmes, et se préparèrent à la ligue solidaire contre l’ennemi commun. Des victoires et des défaites, depuis ce jour, furent les seuls actes diplomatiques de Napoléon. Essling fut son premier revers militaire, masqué sous un semblant de victoire ; cette bataille, bien combattue, mais mal donnée, prouva à l’Europe qu’il pouvait être vaincu. Wagram effaça cette défaite, mais à condition de se hâter d’en tirer une paix douteuse. L’Espagne dévorait quatre cent mille de ses soldats et discréditait ses lieutenants par des capitulations et des retraites. Moscou anéantissait huit cent mille hommes pour conquérir un monceau de cendres. Dresde et Leipsick le punissaient d’avoir refusé la paix au monde et à lui-même. Il rentrait presque seul à Paris de ces deux campagnes.

XXXVII §

Des ministres inhabiles, ou trop compromis dans sa cause, n’avaient ni les vues supérieures, {p. 368}ni l’autorité européenne, ni le caractère indépendant nécessaires pour imposer à leur maître et à l’Europe. La diplomatie de Maret n’était que la foi d’un sectaire ; la diplomatie de Caulaincourt n’était que l’horreur de voir remonter les Bourbons sur le trône de France : l’un défiait toujours au nom de son maître à demi vaincu ; l’autre concédait tout, pourvu que le trône impérial restât debout sur les ruines de la France. On ne comprend pas que M. Thiers ait donné à ce favori de Napoléon la qualification de grand citoyen, de profond négociateur, d’homme d’État. C’est abuser des plus grands mots de la langue politique ; c’est décréditer l’estime et la reconnaissance des peuples que de décerner de pareils titres à des instruments, qui n’ont eu d’autre diplomatie que l’excès de confiance dans la bonne fortune, et l’excès d’abnégation dans la mauvaise. Le silence est plus juste que l’éloge quand il s’agit d’hommes qu’on ne peut louer et qu’on ne veut pas accuser. M. Maret, en diplomatie, ne fut qu’un secrétaire de cabinet ; M. de Caulaincourt ne fut qu’un parlementaire entre deux camps. {p. 369}Napoléon les employait, mais ne les consultait pas. Quand Napoléon voulait penser, et non brutaliser l’Europe, il appelait encore de temps en temps Talleyrand, le seul homme qui portât dans sa tête une tradition, un système, un avenir.

XXXVIII §

Napoléon voulut fonder un système à l’époque de son divorce avec Joséphine. Il eut à se prononcer alors entre un mariage russe et un mariage autrichien. M. de Talleyrand, presque seul parmi les conseillers appelés à délibérer devant Napoléon sur ce choix entre deux alliances de famille, n’hésita pas à se prononcer pour le mariage autrichien ; il le fit en termes d’oracle qui n’explique pas ses arrêts, mais qui les promulgue. C’était, en effet, l’oracle de la destinée pour la dynastie de Napoléon et pour celle de la France, si Napoléon n’eût pas rêvé au lieu de réfléchir, et si l’expédition d’Alexandre le Grand chez les Scythes {p. 370}ne l’eût pas emporté à une campagne d’imagination à Moscou qui déconcertait jusqu’à son étoile. Nous dirons tout à l’heure par quels motifs admirablement analysés M. de Talleyrand, en se déclarant pour le mariage autrichien, faisait acte de justesse de vues, de génie pratique et de philosophie de la paix dans un même avis.

XXXIX §

Cet avis porta des fruits de paix deux ans après ; il aurait fondé un équilibre européen dont la France et l’Autriche auraient tenu les poids dans leurs mains réunies, si Napoléon avait pu être jamais lui-même un homme d’équilibre. Où penchait sa volonté il fallait que penchât le monde : le monde ou lui ne pouvaient manquer d’être bientôt brisés.

XL §

{p. 371}M. de Talleyrand, après ce dernier conseil vraiment diplomatique donné loyalement à Napoléon, disparut de la scène d’action.

On ne peut lui demander compte du délire d’un grand homme, ni des négociations désespérées et contradictoires. Le monde diplomatique, depuis son absence, était livré au favoritisme et à l’incapacité : Quos vult perdere dementat ! Les armées de Napoléon étaient détruites ; la France n’en avait plus dans sa population tarie de sang ; le Rhin était franchi par la coalition du Nord ; les Pyrénées, par les Anglais et les Espagnols ; 1814 se levait comme le jour du jugement sur l’univers politique. Napoléon errait, coupé de sa capitale, avec trente ou quarante mille généreux soldats, débris de tant de millions d’hommes, objet de pitié, d’admiration, mais non de ralliement.

La France ne se levait pas à sa voix : {p. 372}elle le regardait comme on regarde un gladiateur bien lutter et bien mourir ; mais elle avait séparé sa fortune de la sienne. Le ressort même du patriotisme s’était affaissé sous sa main ; pourquoi ? C’est que derrière tant de sacrifices on ne voyait plus de système ; toute diplomatie était morte pour la France avec les armées si mal employées de Napoléon. La France, en promenant ses regards sur ses hommes politiques, n’en voyait plus qu’un qui pût s’interposer entre elle et les cours étrangères, et cet homme était dans la disgrâce et dans l’isolement ; mais, quand un homme de génie redevient nécessaire à un peuple, quelque disgracié et quelque isolé que cet homme soit dans son obscurité, la pensée publique le replace vite en évidence, et le regard involontaire de toute une nation, en se portant sur lui, l’illumine comme un phare sur l’écueil où la patrie va sombrer. Tel fut, au moment suprême, le sort de M. de Talleyrand.

XLI §

{p. 373}Ce n’était plus un guerrier qu’il fallait à la France, puisqu’elle n’avait plus d’armes à lui fournir : c’était un politique.

M. de Talleyrand se montra, et tout convergea vers lui : son intervention fut le salut de son pays. On l’a nié, comme l’esprit de parti nie tout, même le patriotisme. La moindre équité et le moindre bon sens lui rendront la justice qui lui est due par l’histoire. Sa diplomatie couvrit la patrie, qu’une épée napoléonienne ne pouvait plus couvrir, puisque cette épée, brisée à Moscou, à Dresde, à Leipsick, sur le Rhin, n’était plus qu’un glorieux tronçon qui avait laissé violer jusqu’à sa capitale. Que pouvait faire M. de Talleyrand contre le monde et contre le sort ?

Il n’avait point trahi Napoléon, quoiqu’il désespérât de lui depuis la guerre d’Espagne, depuis la campagne de Russie, depuis le refus de la médiation de l’Autriche dans la campagne {p. 374}obstinée de Leipsick ; la preuve qu’il ne le trahissait pas, c’est qu’il avait fortement insisté, dans le dernier conseil du gouvernement où il fut appelé par les frères de Napoléon, pour que l’impératrice Marie-Louise et le roi de Rome ne sortissent pas de Paris, malgré les avis contraires. Cette fille de l’Autriche, sur le trône de France, défiant son père de la détrôner, et s’offrant comme un gage de paix entre Napoléon et l’Europe, lui paraissait un dernier expédient de négociation qu’il fallait garder pour le jour suprême. Les frères de Napoléon et Napoléon lui-même ayant voulu enlever Marie-Louise à la capitale et en disposer seuls comme d’un gage personnel de transaction, M. de Talleyrand, dépourvu de tout prétexte de négociation avec l’Europe, n’eut plus qu’à se prononcer entre un homme et la patrie.

XLII §

{p. 375}Que pouvait-il proposer à l’Europe vengeresse de tant d’injures, d’invasions, d’usurpations, de défaites, d’oppression, d’humiliations, et aujourd’hui triomphante dans les murs de Paris ?

L’évacuation sans condition du territoire français ? Mais où était le million de soldats français pour faire accepter à la pointe des baïonnettes une telle évacuation à l’Europe ?

Une régence de l’épouse de Napoléon ?

Mais l’impératrice n’était déjà plus en sa puissance : elle ne s’était pas jetée à propos entre les armées de son père et le détrônement de son fils ; elle était, à demi captive, entraînée aux extrémités de la France par les frères de Napoléon, sans armée, sans gouvernement, sans liberté et déjà sans couronne. Le moment était passé ; ce n’était plus le cœur de l’empereur d’Autriche qui allait prononcer : c’était sa raison, c’était son cabinet, c’était son armée. Or {p. 376}la raison, le cabinet, l’armée de l’Autriche, pouvaient-ils oublier leur capitale deux fois envahie, et rétablir, sous le nom d’une jeune princesse de vingt ans, une régence napoléonienne, qui n’eût été qu’un second règne masqué de Napoléon ? L’Autriche l’eût-elle proposé, l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Espagne, l’univers, pouvaient-ils y consentir ?

XLIII §

M. de Talleyrand pouvait-il proposer à cette Europe monarchique la résurrection d’une république nationale en France comme gage de paix et de sécurité ?

Mais, outre que M. de Talleyrand, quoique ayant servi la république par nécessité et par diplomatie alors, n’était pas républicain, quel gage à offrir à l’Europe monarchique armée, victorieuse, campée sur la place de la Révolution, autour des traces de l’échafaud de Louis XVI et de toute une famille royale, {p. 377}qu’une république le pied sur la tête d’un roi décapité ?

Il n’y avait donc aucune option pour un homme d’État aussi clairvoyant que M. de Talleyrand alors : ou la ruine de sa patrie, ou la dynastie des Bourbons rapportant à la fois, d’un long exil, la conciliation avec l’Europe, l’amnistie de tous les actes et de toutes les opinions de la révolution, et la liberté constitutionnelle garantie à la France par la monarchie représentative.

C’est ce que M. de Talleyrand, redevenu en une heure l’oracle de la France et de l’Europe, définit admirablement dans le conseil des rois : « La république est une impossibilité ; la régence, c’est Napoléon continué, avec le ressentiment de sa déchéance et l’inimitié de l’Europe ; Bernadotte (candidat alors de la Russie), c’est une intrigue : la légitimité seule est un principe. »

Cette note verbale était l’expression exacte et forte de la France, de l’Europe et du temps ; elle portait en peu de mots un sens souverain et irréfutable. C’était l’axiome de la diplomatie ; il forçait la conviction des puissances : une {p. 378}acclamation l’adopta. M. de Talleyrand, maître par ce seul mot des convictions au dedans et au dehors, n’eut qu’à ménager, par son habileté, la transition de la révolution à la légitimité, de l’invasion à la paix, du despotisme à la liberté représentative. Les Bourbons furent rappelés : la France fut sauvée.

Premier ministre et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, M. de Talleyrand domina, quoique vaincu, les vainqueurs ; les Bourbons rentrèrent de plain-pied, et avec la France ancienne tout entière, dans la société des rois et des peuples. M. de Talleyrand fut véritablement arbitre de l’univers au congrès des rois ; il ne dut cette autorité personnelle qu’à son génie de diplomate, et non à son titre de plénipotentiaire. Ce fut sa personne qui négocia ; il portait dans sa tête ses instructions : un signe de ses sourcils faisait taire les ennemis de la France.

XLIV §

{p. 379}Le second retour de Bonaparte, évadé de l’île d’Elbe, interrompit le congrès où M. de Talleyrand reconstituait l’Europe.

Le rôle du grand diplomate alors, nous le reconnaissons, fut délicat aux yeux de ceux qui reconnaissent uniquement la France dans le sol. Rallier les souverains contre Napoléon, c’était rallier les armées de l’Europe contre les armées de la France : c’était une œuvre de Thémistocle. En la considérant sous un aspect purement militaire, peut-être M. de Talleyrand, plus scrupuleux, aurait-il dû alors se récuser, comme Français, de toute intervention au congrès comme diplomate des Bourbons, et se retirer dans la triste neutralité du citoyen qui gémit sur l’erreur de son pays, mais qui n’arme pas contre sa patrie l’étranger.

Nous pensons ainsi. Mais nous reconnaissons cependant que M. de Talleyrand pouvait se dire que Napoléon n’était plus le souverain {p. 380}légal de la France ; qu’il avait violé, en rentrant à main armée en France, sa propre abdication ; que son seul titre désormais était son invasion ; que la France n’était plus qu’un pays conquis par sa propre armée sous la conduite d’un envahisseur héroïque, et que la vaincre, c’était la délivrer.

Il pensa ainsi ; il agit, non en citoyen, mais en ministre des Bourbons ; il parvint, à force de volonté, de résolution, d’habileté, de promptitude, à renouer une coalition déjà dissoute et à faire marcher d’un seul pas l’Europe entière au secours des Bourbons. Ce fut un miracle de diplomatie, mais ce miracle était une coalition contre la France. Que d’autres l’exaltent comme diplomate et comme homme d’État ; nous le plaignons : une telle intrépidité, nous ne nous en sentirions pas capable.

XLV §

Après le second retour des Bourbons, l’œuvre de la diplomatie était accomplie ; l’œuvre {p. 381}de l’homme d’État, dans un pays libre et déchiré par les partis en lutte, commençait. C’était l’œuvre des orateurs et des tribuns, des hommes de caractère et de paroles. Soulever et calmer les tempêtes de tribune, de presse, de place publique, ou les apaiser du geste et de la voix, était un rôle qui n’allait pas au souverain diplomate. La nature ne l’avait pas taillé dans les grandes proportions que l’on donne aux Chatham, aux Pitt, aux Mirabeau, aux Danton, aux Vergniaud, ces foudres d’éloquence. Sa force était de tout comprendre, mais non de tout dominer, même le peuple ; c’était une intelligence suprême, mais une intelligence à demi-voix ; il ne parlait qu’à l’oreille, comme la persuasion ; il n’écrivait même bien qu’avec réflexion, lenteur et clarté, mais sans chaleur. C’était un résumeur infaillible et divinatoire ; les résumeurs sont admirables dans les salons, jamais dans les foules ; les improvisateurs seuls sont les maîtres du moment ; la sagacité froide n’improvise pas, elle juge. Tel était ce caractère, toujours recueilli dans son silence, et qui ne laissait échapper son grand sens que dans des mots qui donnaient {p. 382}à réfléchir, parce qu’ils étaient eux-mêmes profondément réfléchis. L’axiome spirituel et imprévu était la forme de son esprit ; c’est la forme de la vérité, quand elle veut se faire remarquer par la surprise et se faire accepter par la grâce.

XLVI §

Les quinze ans de la Restauration laissèrent, non sans importance et sans dignité, M. de Talleyrand dans une sorte de négligence. Il n’y fut pas frondeur, mais indépendant ; il y fréquentait de jeunes talents, tels que MM. Thiers, Mignet, Villemain, auxquels il donnait le goût des grandes vues et le ton des grandes élégances : magister elegantiarum, portant son aristocratie naturelle dans ces jeunes aristocraties de nature. M. Thiers, à en juger par ce qu’il en dit dans son Histoire de l’Empire, ne nous paraît pas avoir compris la supériorité de ce modèle, pas plus que la supériorité de M. Pitt ; il parle avec légèreté de ces deux hommes d’État, {p. 383}seuls peut-être au niveau de leur siècle et au niveau l’un de l’autre. C’est une faute de goût autant que de point de vue : il faut savoir admirer.

XLVII §

M. de Talleyrand voyait souvent le duc d’Orléans, sans être néanmoins de sa faction. Ce prince, d’une habileté très inférieure à celle du ministre, était l’héritier présomptif des fautes ou des malheurs de la Restauration : héritier très légitime, s’il avait su attendre et recevoir de l’avenir ce que la nature des choses lui promettait ; héritier très équivoque, si sa dynastie prématurée expulsait du trône deux générations de sa famille et un enfant innocent de ses calamités.

Le duc d’Orléans, parvenu au trône, eut le mérite de résister à la folle impulsion du prétendu libéralisme soldatesque qui poussait la révolution de Juillet à la guerre. Tout ce qui bouillonne tend à s’extravaser ; le {p. 384}patriotisme antibourbonien de 1830 n’avait d’autre politique que le ressentiment des deux invasions ; il oubliait que l’Europe, elle aussi, avait dix invasions de la France à venger.

Les Français ont-ils donc seuls le privilège de l’orgueil national ? « Qu’en pense le prince de Talleyrand ? » demanda le nouveau roi à ses confidents avant de prendre un parti sur les affaires étrangères.

M. de Talleyrand, fidèle au principe de toute sa vie, démontra au roi, dans une longue conférence, la nécessité de la paix pour asseoir son gouvernement sur les sympathies de l’Europe. Malgré l’impopularité acharnée dont le parti de la guerre révolutionnaire, dans les journaux et dans la chambre, poursuivait le ministre de 1815, inventeur de la légitimité et de la paix pour sauver la nationalité, le duc d’Orléans, devenu roi, eut le courage d’avouer M. de Talleyrand pour son conseil intime devant la tribune belligérante et devant la presse injurieuse. M. de Talleyrand lui-même, qui ne manquait point de l’héroïsme du diplomate dans le cabinet, eut le courage de braver l’opposition, la tribune, {p. 385}la presse, et d’accepter l’ambassade d’Angleterre, au risque de toutes les invectives et de toutes les menaces dont les patriotes de caserne écrasaient son nom.

Sans doute, il devait lui en coûter de paraître apostasier son principe, la légitimité, pour aller représenter le principe de l’illégitimité dynastique à Londres ; mais peu lui importait cette inconséquence apparente, pourvu qu’il sauvât son principe supérieur, la paix.

À l’âge de quatre-vingts ans, rassasié de fortune, de dignité, de renommée, ce n’était certes pas une ambition vulgaire qui pouvait le porter à sortir de son repos pour exposer sa personne et son nom aux outrages des partis bonapartistes, des partis royalistes, des partis républicains et des partis perturbateurs du monde, en défendant contre eux tous la paix, contre laquelle tous alors semblaient conspirer. Il y a des moments où ce qui paraît une ambition insatiable est un dévouement pénible à l’idée qu’on croit nécessaire au salut de son pays. Selon nous, M. de Talleyrand eut un de ces dévouements très {p. 386}méritoires en acceptant l’ambassade publique de Londres et la direction secrète de toute la diplomatie européenne du gouvernement de Louis-Philippe.

XLVIII §

La paix ou la guerre ne tenait, en ce moment, qu’à un fil. Entre des mains moins délicates et moins expérimentées, ce fil pouvait se rompre, on peut même dire qu’il était déjà rompu par la révolution de Belgique, contrecoup de la révolution de Paris. Or la question qui venait de se poser devant les cabinets de France et d’Europe était celle-ci :

En 1815, on avait reconstitué l’Europe à peu près telle qu’elle était géographiquement constituée avant 1790. Cependant l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Autriche, étaient tombées d’accord qu’il fallait unir la Hollande et la Belgique en une seule monarchie sous la royauté du prince d’Orange. Cette annexion de la Belgique catholique à une royauté étrangère {p. 387}et protestante blessait l’orgueil et la conscience des Belges. Le lendemain de la révolution de Juillet, les Belges, soulevés par le contrecoup, avaient rompu l’unité avec la Hollande et chassé le roi. Or le royaume-uni hollando-belge, on ne le cachait pas, était un rempart élevé par l’Angleterre et la Prusse contre des invasions éventuelles de la France, champ de bataille fortifié, que les Anglais avaient le droit de surveiller et d’occuper en cas de guerre.

La révolution de Belgique démantelait donc l’Angleterre et les puissances du Nord de leurs principales fortifications contre les ambitions de la France. L’Angleterre et l’Europe se refusaient naturellement à reconnaître ce déchirement de la Belgique et de la Hollande en deux parts ; on menaçait de les contraindre par la force à l’unité, qui leur répugnait comme la mort. La Hollande invoquait à son secours l’Angleterre et les Prussiens du Nord pour l’aider à contraindre les Belges à l’annexion. La Belgique invoquait la France, et lui offrait même sa couronne pour la coïntéresser à son indépendance.

{p. 388}Les Belges, longtemps Français, révolutionnaires de tradition, catholiques de religion, libéraux de circonstance, avaient d’immenses sympathies dans tous les partis de l’opposition en France. Refuser de les secourir, c’était une lâcheté, selon l’opposition ; les adopter, c’était la guerre universelle. Négocier à Londres, dans un congrès européen, entre le refus et l’acceptation, c’était un chef-d’œuvre de difficultés à vaincre.

Ce chef-d’œuvre donc, M. de Talleyrand était chargé de l’accomplir ; il serait trop long de raconter comment il l’accomplit en deux ans de sagesse, d’habileté, de poids et de contrepoids maniés avec la dextérité d’un instrumentiste dont l’Europe aurait été le clavier. Grâce à son zèle véritable, et on pourrait dire instinctif, pour la paix du monde, il sortit vainqueur, triomphant, honoré, de sa longue lutte de vieillard contre l’esprit de désordre, de violence, de discorde européenne ; et, après la signature du dernier protocole des conférences de Londres, il put dire : « J’ai vaincu le monde, et je l’ai vaincu par la raison. J’ai été le Napoléon de la paix ; il n’y a pas une {p. 389}existence en Europe qui ne me doive une indulgence ou une bénédiction : j’ai été l’instrument de la Providence pour épargner le sang d’une génération ! »

XLIX §

Le hasard m’avait conduit à Londres dans ce temps-là. Je puis attester que le vétéran de la diplomatie avait la conscience de l’œuvre honnête qu’il accomplissait, et j’ajoute, la joie intime de la conscience satisfaite.

Jamais je n’oublierai certaines matinées sombres du mois de novembre, où les brouillards froids et épais de Londres empêchaient de distinguer le jour de la nuit, et forçaient le diplomate matinal à écrire ses dépêches à la lampe, sur un petit guéridon au pied de son lit. Le prince de Talleyrand ne donnait que peu d’heures au sommeil ; il passait une moitié de sa nuit dans les salons aristocratiques de Londres ; il y semait ou il y recueillait négligemment ces mots qui deviennent le lendemain des {p. 390}indices ou des actes. C’était le moment où les conférences de Londres tenaient en suspens tous les jours la guerre ou la paix ; tous les jours aussi il écrivait un compte rendu de la séance à M. Casimir Périer, qui contenait à Paris la turbulence du parti de la guerre, que le prince de Talleyrand contenait à Londres, « Connaissez-vous M. Casimir Périer ? me dit un jour M. de Talleyrand. — Non, mon prince, répondis-je ; vous savez que je ne veux pas servir deux maîtres, et que je ne vais point à la cour du nouveau roi tout en faisant des vœux pour que son gouvernement résiste à cet entraînement posthume qui porte le parti napoléonien aux champs de bataille. — Eh bien, reprit-il, priez la Providence de conserver M. Casimir Périer à la France. M. Casimir Périer, en ce moment, poursuivit-il, c’est l’homme nécessaire entre tous les hommes, c’est l’axe du monde ; je ne suis ici que son porte-voix ; son esprit et le mien soufflent sur les mêmes tempêtes pour les apaiser, lui sur la France, moi sur l’Europe. Que la Providence nous assiste ; en tout temps, voyez-vous, les choses se personnifient {p. 391}dans un homme ; et cet homme n’est plus un homme : il devient une puissance divine de destruction ou de conservation pour tout un monde. Qu’était-ce que M. Casimir Périer il y a six mois ? Eh bien, c’est aujourd’hui le destin de l’Europe. Que le courrier de la France nous apporte aujourd’hui la nouvelle du renvoi ou de la mort de M. Casimir Périer, et, moi-même, je ne suis plus rien ici ; car c’est sa force pacifique au conseil du roi de France qui me donne ma force ici pour rassurer, intimider ou contenir les passions de l’Europe. » Et, en reprenant sa plume pour continuer, de sa fine écriture, sa dépêche à M. Casimir Périer, il laissait voir sur son visage, pâle, ridé, et cependant toujours gracieux, de vieux diplomate, une auréole de satisfaction honnête et puissante, qui semblait dire : Cette diplomatie, tant calomniée par l’ignorance du vulgaire, a aussi sa foi ; car elle a aussi sa vertu.

L §

{p. 392}J’avoue que le spectacle de ce diplomate, de si équivoque renommée dans sa vie privée, usant ses dernières forces, sans intérêt d’ambition et sans autre rétribution que les injures des journalistes et des tribunes en France, à retenir le monde sur la pente des catastrophes, m’inspira pour ce vieillard un respect qu’il n’avait pas mérité toujours, mais qu’il méritait au soir de sa vie.

Peu de temps après, il se retira pour toujours des affaires actives, se bornant, dans son magnifique loisir, à rechercher le commerce des hautes intelligences de tous les temps, à mépriser, avec une légitime insolence, la foule incapable de le comprendre, et à donner gratuitement des conseils aux rois, quand ils lui en demandaient.

Il fut diplomate jusque dans son dernier soupir. Soit ressouvenir de son premier état, soit regret du scandale qu’il avait donné aux {p. 393}hommes religieux en sortant du sanctuaire, quoique affranchi de ses liens sacerdotaux par le souverain pontife, soit désir de laisser une mémoire en paix avec tout le monde, il négociait secrètement, depuis quelques années, une réconciliation consciencieuse ou politique avec l’Église, par l’intermédiaire de l’archevêque de Paris : il voulait une sépulture chrétienne en terre chrétienne. Elle était au prix d’une réhabilitation et d’une profession de foi qu’il avait rédigée de sa main prudente jusque dans le protocole de la mort ; mais ce protocole, il avait résolu de ne le livrer à l’autorité ecclésiastique que posthume. Les pieux ministres du repentir et de la réconciliation suprême attendaient, dans un appartement de son palais, l’heure d’être appelés au chevet du mourant ; lui-même, il épiait pour ainsi dire son dernier soupir, ne voulant ni avancer ni reculer d’une minute la signature de son traité de conscience avec ce monde et avec l’éternité ; ultimatum des vivants et des morts, sur lequel il ne voulait pas avoir à revenir.

Le roi Louis-Philippe sortit à pied de son palais, et vint recueillir en ce moment son {p. 394}avant-dernier mot. Le roi, encore valide, et le vieux diplomate expirant, s’enfermèrent sous le rideau du lit pour que personne n’entendît leur entretien. Quelle alliance conseilla M. de Talleyrand ? quelle politique adopta le roi ? quel legs diplomatique pour la France fut légué par le grand esprit ? quel legs fut accepté par le roi dans ce testament ? Nul ne le sait, nul ne le saura tant que les papiers de ce roi, qui écrivait tant, ne seront pas révélés à l’histoire.

LI §

Immédiatement après le départ du roi : « Il est temps, dit le mourant à sa nièce, faites entrer le ministre du ciel. » Et il lui remit la rétractation de sa vie épiscopale.

Grâce à cet acte, il fut enseveli dans toutes les dignités du sépulcre.

LII §

{p. 395}Six jours avant, j’avais dîné chez lui, pour la seconde fois, presque en famille, dernier convive de ceux qu’il aimait à réunir toutes les semaines à sa table. J’assistai, par respect pour la haute intelligence humaine, à sa sépulture. Son hôtel, ou plutôt son palais, était plein, depuis l’atrium jusqu’au salon, d’une foule immense et somptueuse, dans tous les costumes, sous toutes les décorations de toutes les époques où il avait joué les grands rôles de la vie sociale, et rendu des services publics ou des services personnels à cette multitude de clients. C’étaient les ministres de la religion, avec lesquels sa dernière signature l’avait réconcilié quelques jours auparavant, et qui venaient constater tardivement sa résipiscence ; les ambassadeurs de toutes les cours, avec lesquelles il avait négocié depuis Louis XVI, le Directoire, la République, l’Empire, les deux Restaurations, la monarchie légitime et illégitime, qui lui devaient les mêmes honneurs ; les anciens {p. 396}sénateurs, les nouveaux pairs de France, les membres de l’Institut, fiers d’avoir compté dans leurs rangs l’art de négocier comme le premier des arts de la paix ; les employés du ministère des affaires étrangères sous tous les régimes, qui tous avaient eu à se louer de sa bonté et à profiter de ses leçons ; enfin quelques vieux survivants de son cabinet intime, rouages inconnus de la grande machine européenne, rédacteurs consommés de ses hautes pensées, qui l’avaient d’autant plus admiré qu’ils avaient, pour ainsi dire, plus vécu à son ombre ou dans sa sphère. Ceux-là étaient sortis, en simple habit noir, de leur retraite, non pour être remarqués, mais pour se rendre à eux-mêmes le témoignage de la fidélité de leur mémoire et de leur reconnaissance au-delà du tombeau.

Les marches du grand escalier étaient bordées d’une domesticité depuis longtemps rentrée dans la retraite, mais dont les larmes attestaient l’attachement qu’ils portaient au plus indulgent et au plus libéral des maîtres. Cette foule rappelait les jours de 1814, où, dans un congrès intime entre l’empereur de Russie, le {p. 397}roi de Prusse, les ministres de toute l’Europe et le souverain diplomate, ce même palais d’un particulier avait vu disposer du sort de l’Europe, et la paix sortir de la guerre dans cette même capitale dont la guerre était tant de fois sortie pour le malheur de tous et pour la gloire d’un seul ! Princes de l’Église, débris vivants de l’Assemblée constituante, amis encore vivants de Mirabeau, survivants des échafauds de la Convention, émigrés compagnons de sa proscription d’Amérique, membres dépaysés aujourd’hui du Directoire, dignitaires, maréchaux, généraux, ministres de l’Empire, royalistes de 1814, auxquels un mot de ce mort avait rendu le trône et la cour de deux rois ; courtisans de l’illégitimité d’Orléans, dont il avait ratifié l’avènement à la couronne pour franchir un abîme par un expédient ; plénipotentiaires de toutes les puissances, qui venaient honorer, dans ce plénipotentiaire de la nation et de la paix, cette diplomatie reine des rois, souveraineté de la raison, providence invisible des peuples qui régit le monde en le pondérant : tout cela, disons-nous, donnait à cette sépulture l’aspect d’un congrès plus que d’un {p. 398}cortège funèbre ; congrès posthume auquel il ne manquait que l’âme de tous les congrès de ce siècle. Mais que disons-nous ? le grand diplomate, quoique muet et inanimé, n’y manquait pas. Sa mémoire négociait encore, du fond de ce cercueil, avec tous les partis, compensant les offenses par des services, les injures par des éloges, les vengeances par des honneurs, et reconnaissant tous, au moins, ainsi par leur présence, que quelque chose de grand venait de s’évanouir des conseils de l’Europe, et que la sagesse de ce monde venait de baisser d’un grand poids !

Quant à moi, sans honorer, dans le prince de Talleyrand, des personnalités peu honorables et des versatilités de services qui diminuent immensément la dignité de la vie et le prix même de ces services, je n’ai pu m’empêcher de professer toujours la plus haute estime pour le diplomate de la vraie révolution de 89, le diplomate de la paix, le pondérateur de l’équilibre, le conservateur économe de la vie des peuples au milieu de ces prodigues du sang d’autrui, qu’on appelle les gagneurs de batailles ; et, toutes les fois qu’il y a eu, depuis {p. 399}les obsèques de ce grand négociateur, une de ces crises européennes que les ambitions dénouent avec des alliances ou tranchent avec l’épée, je n’ai pu m’empêcher de me demander curieusement à moi-même : Qu’aurait conseillé à son pays, dans cette circonstance, M. de Talleyrand ?

Ce sont ces conseils présumés de M. de Talleyrand dans les circonstances où s’est trouvée et où se trouve aujourd’hui la France, qui vont faire le sujet de ce second entretien sur la littérature diplomatique.

Lamartine.

LXe entretien.
Suite de la littérature diplomatique §

I §

{p. 401}Je vous disais, en finissant le dernier Entretien, qu’à chaque crise ou même à chaque question diplomatique posée par les événements depuis la mort du suprême diplomate, je m’étais toujours involontairement demandé : « Qu’aurait conseillé ici à la France M. de Talleyrand ? »

Je vais mettre en scène ce dialogue du mort {p. 402}avec les vivants, et faire parler cet oracle du fond de son sépulcre, autant du moins que ma faible intelligence et ma sagesse bornée peuvent interpréter les pensées présumées de cette forte tête et de cette grande vue sur les affaires humaines.

II §

Toute diplomatie avait cessé d’exister pour M. de Talleyrand du jour où Napoléon, promu à l’empire par sa propre volonté et par les victoires de ses armées, avait résolu de substituer les conquêtes aux alliances, et de détruire au profit de la France tout l’équilibre européen.

Qu’est-il besoin d’alliance à qui veut régner partout ?

Qu’est-il besoin d’équilibre à qui ne peut souffrir d’indépendance ?

Qu’est-il besoin de paix à qui est résolu de ne faire de pacte qu’avec la victoire ?

Aussi, de ce jour-là, M. de Talleyrand se retira dans son inutilité et dans sa prévision {p. 403}des catastrophes : « À quoi servirais-je désormais ? dit-il à Napoléon : vous êtes la guerre et l’omnipotence, je suis la transaction et la paix ; le moindre de vos soldats est un plus grand diplomate que moi ; vos congrès sont des champs de bataille ; entre le monde et vous il n’y a d’arbitre que le destin : vous êtes un dieu de la force, je ne suis qu’un homme de pondération : allez où va le hasard, je me récuse et je m’efface. »

III §

Madrid, Lisbonne, Bellune, Essling, Wagram, Moscou, Dresde, Leipsick, Paris, l’île d’Elbe, Waterloo, Sainte-Hélène, victoires, conquêtes, retours, défaites, déroutes, double invasion de la France en une seule année, exil, proscription, coalition universelle contre nous, furent les résultats de la diplomatie de Napoléon. De cette immense ruine, M. de Talleyrand sauva la France et l’équilibre de l’Europe. Les deux diplomaties furent jugées.

IV §

{p. 404}On a vu comment, sous la monarchie de Juillet, M. de Talleyrand sauva la paix aux conférences de Londres.

Une fois M. de Talleyrand mort, nul de nos hommes d’État, quoique éminents, n’avait sur le roi Louis-Philippe et sur les cabinets européens l’ascendant, l’expérience et l’autorité acquise nécessaires pour diriger d’une main magistrale le système extérieur de la France. La diplomatie errait comme un aveugle, à tâtons, d’un pôle à l’autre ; le roi seul avait une volonté fixe, la paix, non parce qu’elle est la paix, mais parce qu’elle est l’immobilité.

Cette volonté diplomatique du roi Louis-Philippe était sans cesse contrariée et contrainte par les cabales parlementaires, qui reprochaient à ce gouvernement sa seule vertu, et qui lui remettaient sans cesse sous les yeux, comme un contraste, les grandeurs de Napoléon, sans parler jamais des catastrophes et des expiations de ce génie qui avait dépensé deux {p. 405}fois la France pour payer sa gloire personnelle.

Tantôt on poussait la diplomatie de Louis-Philippe à la restauration chimérique de la Pologne, restauration que Napoléon lui-même, à la tête de sept cent mille hommes et campé à Varsovie, n’avait pas osé tenter.

Tantôt on la poussait à humilier ou à coaliser l’Allemagne au nom des limites du Rhin ; tantôt à braver l’Angleterre, qui ne pouvait que s’en réjouir, en conquérant en Afrique un onéreux empire dont la France aurait la charge et dont l’Angleterre nous couperait la route en cas de guerre par de nouveaux Trafalgars et par d’autres Aboukirs.

L’Algérie était certainement un bras de la France engagé à perpétuité avec cent millions et cent mille hommes de l’autre côté d’une mer qui n’est pas à nous ; diminution immense de nos forces actives, de nos budgets, de nos soldats, gage de dépendance donné à l’Angleterre toujours prête à nous dire : « Ou la paix servile, ou l’Algérie perdue, comme l’Égypte sous Napoléon, grâce à nos escadres et aux Arabes soulevés par nous contre votre naissante colonie ! »

V §

{p. 406}Tantôt on la poussait, par je ne sais quel engouement contre nature, à s’armer pour le démembrement de l’empire ottoman en faveur d’un pacha d’Égypte, ci-devant marchand de tabac à Salonique, ami des Anglais, révolté contre le sultan son maître ; à donner ainsi, aux dépens de la Turquie, notre alliée naturelle, un empire arabe aux Anglais, pour doubler ainsi leur empire des Indes, et à livrer, d’un autre côté, l’empire ottoman, affaibli d’autant, à la Russie ; politique à contresens de tous les intérêts de la France, que M. Thiers eut l’inconcevable tort d’adopter un moment, je ne sais par quelle concession de bon sens aux nécessités de tribune, mais dont sa justesse d’esprit ne tarda pas à apercevoir le vide, et qu’il jeta à la mer en se retirant du ministère, comme on noie ses poudres avant de rendre son pavillon.

VI §

{p. 407}Certes M. de Talleyrand n’aurait pas eu assez de sourires de dédain pour de tels renversements de toute diplomatie sensée dans le cabinet des Tuileries, sous les ministres parlementaires de Louis-Philippe. Engager la guerre générale avec l’Europe pour qu’un pacha factieux du Kaire fumât sa pipe à Damas, à Alep, à Constantinople, cela ressemblait tout à fait à la diplomatie prêchée aujourd’hui à la France par les publicistes garibaldiens, poussant la France à risquer ses trésors de paix, de sécurité, d’or et de sang français, pour qu’un duc de Savoie, brave, aventureux et ambitieux de chimères, fasse des entrées capitoliennes à Florence, à Rome et à Naples !

C’est à l’Angleterre seule de se féliciter du démembrement de l’empire ottoman par Méhémet-Ali, ou de la promenade monarchique du roi de Piémont en Italie pour y lever une armée de quatre cent mille hommes concentrés {p. 408}dans la main d’un client obligé des Anglais.

Louis-Philippe, convaincu par son bon sens à courte vue du danger de ces politiques guerroyantes, chercha à s’affermir par des alliances.

Or savez-vous quel système lui conseillèrent les ministres de ce qu’on appelait alors le tiers-parti dans les chambres, ministère d’honnêtes et discrets légistes, ministère jaloux qui dissertait agréablement aux oreilles de la médiocrité, et qui n’inspirait de la jalousie à personne ? Ils inventèrent pour la France ce qui n’avait jamais été inventé avant eux en diplomatie, l’alliance avec les petites puissances, c’est-à-dire l’alliance de la force avec la faiblesse, l’alliance de la grandeur avec la petitesse, l’alliance de quarante millions d’hommes avec des puissances de trois ou quatre cent mille sujets, l’alliance d’un budget d’un milliard avec des indigents et des nécessiteux qui ont à peine de quoi solder la sentinelle veillant à leur porte ; alliance qui compromet sans cesse les grands États dans la cause des petits, sans que les petits États aient d’autres secours à porter aux grands que leur faiblesse et leur insignifiance ; alliance qui donne {p. 409}pour ennemis éventuels à la France l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Autriche, et qui lui donne pour amis Bade ou Turin ! Le nom justement respecté de l’honnête homme qui inventa cette sublimité diplomatique est sur mes lèvres ; mais je ne le nommerai pas, par considération pour sa probité politique digne de meilleures inspirations. Cette grotesque invention du monde renversé prouve seulement que l’éloquence n’est pas de la diplomatie, et qu’entre le barreau et la tribune il y a la distance des affaires privées aux affaires publiques.

VII §

Un autre ministre, dont le seul défaut était de ne douter jamais de lui-même, conseilla au roi de chercher le prestige de sa maison dans des alliances matrimoniales en Espagne. L’ombre de Louis XIV apparut dans le cabinet révolutionnaire des Tuileries. L’Espagne se prêta à cette illusion ; tout le parti orléaniste s’écria {p. 410}unanimement que la monarchie illégitime était pour jamais légitimée par cet acte de foi de la cour d’Espagne dans la solidité du trône de Juillet.

Je me souviens du jour et de l’heure où le ministre de la maison d’Orléans tira le rideau qui voilait cette négociation et cette alliance, et où le pays jeta un cri d’admiration irréfléchie à l’aspect de ce chef-d’œuvre.

Il y avait une nombreuse réunion d’hommes politiques de toutes nuances, encore vivants, chez moi ce jour-là. « Eh bien, qu’en dites-vous ? » me disaient quelques-uns d’entre eux avec un air de triomphe. « Écrivez, leur répondis-je, que d’ici à six mois la maison d’Orléans aura cessé de régner en France. »

Ils sourirent d’incrédulité, comme on sourit à un paradoxe. J’eus quelque peine à leur faire comprendre qu’un pacte de famille était un contresens diplomatique à une monarchie élective et révolutionnaire en France, que la nation se soulèverait inévitablement à cette nouvelle, comme à une déclaration de guerre au principe révolutionnaire de Juillet, et que des défis d’opinions répondraient promptement {p. 411}au dedans à ce défi diplomatique de la couronne.

Quant au dehors, il me fut moins difficile de leur démontrer que l’Angleterre considérerait immédiatement ce pacte de famille en Espagne comme une déclaration de guerre à ses influences à Madrid ; que Louis-Philippe lui paraîtrait un transfuge de son alliance dans une alliance dynastique indépendante de l’Angleterre, et qu’à partir de cet acte (prise de possession de l’avenir en Espagne, pierre d’attente de l’union des deux monarchies, la France et l’Espagne), le cabinet de Londres abandonnerait le cabinet d’Orléans à l’animadversion des puissances du Nord, animadversion que l’Angleterre seule avait contenue jusqu’à ce jour.

VIII §

Ces six mois écoulés, la monarchie d’Orléans n’existait plus.

Jamais une prévision si simple aurait-elle {p. 412}échappé à M. de Talleyrand ? et, s’il eût vécu alors, n’aurait-il pas dévoilé à Louis-Philippe la ruine qui se cachait sous cette apparente consolidation de son trône ?

IX §

La république de 1848, étonnement soudain de l’Europe et de ceux-là même qui la saisirent pour la diriger, eut à délibérer inopinément, le lendemain d’une révolution complète, sur la diplomatie qu’elle adopterait à la face de la France et du monde.

Appelé par le hasard à formuler et à motiver en une seule nuit cette diplomatie, dont tous les liens et toutes les traditions venaient de se briser en un seul jour, je ne manquai pas d’évoquer en silence l’esprit de l’Assemblée constituante, qui avait toujours été l’âme de M. de Talleyrand tant que Napoléon avait souffert la sagesse dans ses conseils, et je me demandai, avant d’écrire le manifeste de la république {p. 413}au dehors, quel serait dans ce cabinet, plein de ses souvenirs et de sa supériorité, l’avis de ce grand héritier du cardinal de Richelieu, du duc de Choiseul et de Mirabeau. Voici ce que je me répondis, en croyant véritablement entendre la voix creuse et impassible, la voix lapidaire de l’oracle des cabinets :

X §

« Il y a deux partis à prendre, quand on est maître absolu de ses décisions, le lendemain d’un événement qui a fait table rase en Europe, quand on est la France de 1848 et qu’on s’appelle république : on peut se placer en idée sur le terrain des ambitions napoléoniennes, des ressentiments de Waterloo, des vengeances militaires, des humiliations populaires, des propagandes insurrectionnelles, des appels des peuples contre tous les trônes ; on peut faire appel à toutes les turbulences soldatesques ou populaires ; jeter au vent tous {p. 414}les traités, toutes les cartes géographiques qui limitent les nations ; lever, au chant d’une Marseillaise agressive, un million de soldats lassés de la charrue ou de l’atelier ; les lancer, comme des proclamations vivantes, par toutes les routes de la France, sur toutes les routes de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne, de la Belgique, de la Hollande, et promener ces quatorze armées révolutionnaires avec le drapeau de l’insurrection universelle des peuples contre les rois, la grande Jacquerie moderne, le rêve de tous les démagogues et de tous les forcenés de gloire, contre toutes les bases sociales, contre tous les pouvoirs et contre toutes les paix du continent.

« Rien de plus facile à exécuter ; je dis même rien de plus difficile à contenir dans un moment où l’effervescence d’une révolution sans gouvernement donne de l’air à tous les soupiraux de Paris et de l’Europe.

« En six semaines, les frontières de tous les peuples voisins de la France seront franchies, les populaces debout, les soldats étonnés sous les armes, les uns se ralliant à la voix et aux amorces de l’insurrection soldatesque, les autres {p. 415}se pressant autour de leurs souverains pour les défendre ; ceux-ci abandonnant leurs rois pour un autre, comme nous le voyons en ce moment en Italie ; ceux-là arborant le lendemain le drapeau qu’ils défendaient la veille ; l’enthousiasme, la terreur, l’indiscipline, l’anarchie soldatesque partout, le règne transitoire de cinq ou six cents Marius de caserne faisant ou défaisant des républiques ou des démagogies partout ; la France pendant quelques jours triomphante, comme coryphée de ces saturnales de la guerre, sur toute la ligne de ses frontières débordées.

XI §

« Mais qu’arrivera-t-il aussitôt après cette première ébullition de l’esprit militaire tombée ?

« Il arrivera que les peuples, les vrais peuples, ceux qui ont l’orgueil de leur indépendance, la vertu de leur patriotisme, le zèle sacré de leur famille, de leur propriété, de leur gouvernement, monarchie ou république, commenceront {p. 416}à s’étonner, puis à s’alarmer, puis à s’irriter de cette invasion de la France, et à se demander si la liberté apportée à la pointe des baïonnettes ou des piques étrangères est bien la liberté ou la servitude.

« Ce million d’apôtres armés vomis par la république française leur paraîtront une insulte plus qu’un secours à leur patrie ; le patriotisme éternel se révoltera contre la propagande révolutionnaire ; ils se rangeront autour de leurs gouvernements, un moment abandonnés, pour défendre le pays, le foyer, l’honneur national, en ajournant une liberté conquérante, flétrissante ; les armées refréneront les populaces, elles s’entrechoqueront bientôt avec les envahisseurs français ; victoire ici, défaite là, mêlée partout ; coalition certaine des peuples et des rois contre ce débordement des baïonnettes françaises ; refoulement inévitable de la France sur toute la ligne.

« Et qu’arrivera-t-il à l’intérieur ? Enivrement si on est vainqueur, et proclamation du premier général populaire et victorieux comme dictateur de la république, c’est-à-dire recommencement d’un Napoléon de génie ou {p. 417}sans génie, et destruction de la liberté dans son propre foyer. Si, au contraire, on est vaincu, démoralisation générale, mesures de terreur pour arracher l’or et le sang dévorés par la guerre universelle, résistance du peuple à livrer son or et ses enfants, accusations de trahison, spoliations, emprisonnements, échafauds, fin de la terreur par l’horreur du monde, ajournement à un autre siècle de la liberté. Voilà, en quelques mots, le résultat logique de cette diplomatie de la démence !

XII §

« Il y a un autre parti à prendre par le cabinet de la république : c’est de déclarer la paix à toutes les puissances qui ne se déclareront pas en guerre avec elle ; c’est de respecter les limites, l’existence, la forme, quelle qu’elle soit, de tous les gouvernements adoptés par tous les peuples ; c’est de déclarer la république française compatible avec toutes ces formes de gouvernement, dont elle n’a pas le droit de {p. 418}discuter la convenance avec d’autres idées, d’autres mœurs, d’autres intérêts, d’autres nationalités ; c’est de la déclarer héritière de tous les traités de limites établis, même contre elle, à d’autres époques, et de promettre au monde qu’elle ne revendiquera des rectifications éventuelles à cette géographie des puissances que de concert commun avec tous les autres peuples, lorsque des événements imprévus viendraient à motiver, en congrès général, le remaniement européen, en ajoutant que, ce qu’elle accepte pour la France, elle l’exige naturellement pour les autres, et qu’elle prendra fait et cause, si cela lui convient, pour toute nation qu’une puissance étrangère voudrait contraindre ou opprimer dans son libre développement d’institutions. »

Ce fut cette diplomatie, unanimement adoptée par le gouvernement de 1848, qui jeta sur les matières incendiaires de l’Europe la poignée de cendre qui rassura et pacifia la France et l’Europe.

Le peuple, il faut le reconnaître, fut aussi éclairé que le gouvernement ; les partis même, et les plus exaltés, applaudirent à cette répudiation {p. 419}de la guerre pour la guerre ; l’esprit de liberté étouffa l’esprit de conquête. Ce fut le jour de la plus haute sagesse de la France depuis 1789 : ce jour prouva que l’expérience profite aussi même aux révolutions.

Je n’eus que l’honneur d’avoir pris, avec tous mes collègues, l’initiative d’une pensée juste qui était dans la raison publique. Et qu’arriva-t-il ?

XIII §

Il arriva ceci : c’est que tous les cabinets européens sans exception, les plus hostiles à la France, et surtout à la France sous la dénomination de république, eurent la bouche fermée et la main désarmée par cette déclaration d’inviolabilité de tous les territoires, de tous les gouvernements et de tous les traités, même les plus onéreux pour la France ; c’est qu’aucun gouvernement, monarchique, représentatif ou républicain, n’eut le prétexte d’appeler ses peuples aux armes contre une république qui respectait {p. 420}chez les autres les inviolabilités inoffensives qu’elle revendiquait pour elle ; c’est que les peuples, au lieu de s’indigner et de se lever contre une France conquérante ou menaçante de leurs foyers, conçurent une partialité bienveillante pour une France respectueuse envers tous les territoires et envers toutes les formes d’institutions nationales des autres contrées ; c’est que cette loyauté équitable de la France popularisa à l’instant le nom de la nouvelle république dans toute l’Europe, et prédisposa, sans aucune immixtion propagandiste du cabinet républicain, tous les peuples voisins à se donner des institutions représentatives modelées de plus ou moins près sur la France ; c’est que Berlin, Vienne, Turin, Milan, Naples, Rome, Florence, Londres même et Dublin s’émurent d’une sympathie spontanée pour la France ; c’est que, bien loin de pouvoir penser à former des coalitions nationales contre nous, les princes et les gouvernements eurent assez à faire pour se préserver eux-mêmes du contrecoup de notre sagesse ; c’est qu’enfin, après trois mois seulement d’une telle diplomatie pratiquée religieusement dans le cabinet {p. 421}français, la France n’avait qu’à choisir entre tous les systèmes d’alliances qu’il lui conviendrait d’adopter. Je pus dire à la tribune, sans être contredit par personne en Europe, le jour où la France, debout dans sa représentation souveraine, eut à nous demander compte de sa diplomatie : « Nous nous présentons à vous avec la paix conservée et avec les mains pleines d’alliances ; vous choisirez ! »

XIV §

Il n’y eut que trois tentatives folles, coupables et insignifiantes de propagande armée contre les gouvernements voisins par des bandes furtives et désavouées du gouvernement français, une incursion d’une poignée de Parisiens en Belgique, une incursion d’une poignée d’Alsaciens sur le territoire de Bade, une incursion d’une poignée de Savoyards et d’ouvriers lyonnais à Chambéry.

L’incursion en Belgique fut avortée aussitôt {p. 422}que conçue, par l’entente loyale entre les deux gouvernements.

L’invasion de Chambéry fut réprimée par le commissaire de la république à Lyon, le jeune Arago, qui se hâta de m’informer de cette violation de territoire.

J’offris moi-même au gouvernement sarde de prêter les soldats de la France au gouverneur de Chambéry, si ses carabiniers ne suffisaient pas pour expulser les envahisseurs.

L’invasion dans l’État de Bade fut dissoute immédiatement par les agents de la république envoyés par moi dans les États de Bade.

Aucun de ces gouvernements étrangers n’eut à accuser la république de ces fuites de gaz démagogique échappées de France par les fissures de notre territoire en ébullition.

Notre système diplomatique d’inviolabilité des peuples et des trônes en fut confirmé au lieu d’en être altéré ; au lieu de demander une réparation, le cabinet républicain n’eut à recevoir que des remerciements. Il en fut de même à Londres, où la grande manifestation radicale des trois cent mille chartistes, qui était venue nous demander le concours de deux ou trois {p. 423}cent mille ouvriers français, ne reçut de nous que le refus le plus sévère de prêter un seul Français à des excitations de guerre civile contre un gouvernement avec lequel nous étions en paix.

Il en fut de même à Dublin, quand les fauteurs de l’insurrection irlandaise vinrent, par l’organe de leur chef, me sommer publiquement à l’hôtel de ville, à la tête d’un rassemblement populaire, d’appuyer l’insurrection de l’Irlande contre l’Angleterre. Ma réponse, publique aussi, fut la réprobation la plus éclatante de toute intervention de la république française dans les insurrections intestines d’une partie de la Grande-Bretagne contre la mère-patrie.

L’Angleterre devrait s’en souvenir aujourd’hui, où elle intervient à haute voix à Naples et ailleurs par les incitations de ses ministres dans leurs harangues, et par la présence de ses volontaires devant Gaëte, contre des princes avec lesquels elle est en paix ; intervention insurrectionnelle qui est le droit public de la guerre civile et le droit des gens de l’insurrection.

{p. 424}La guerre est déplorable sans doute ; mais elle est respectable quand elle est purement nationale, c’est-à-dire quand elle est le soulèvement spontané et quelquefois héroïque des opprimés contre les oppresseurs. La guerre civile, au contraire, portée, formulée, encouragée par un gouvernement étranger contre des gouvernements avec lesquels ce gouvernement étranger n’est pas en guerre, cette guerre civile-là n’a pas eu de nom jusqu’ici dans la langue de la diplomatie, dans le vocabulaire du droit public ; elle en aurait un désormais, elle s’appellerait la guerre britannique. Malheur aux ministres qui trempent leurs noms, jusque-là honorables, dans le sang de cette diplomatie de l’insurrection par fantaisie, et de la guerre civile par volontaires !

XV §

Il en fut de même, enfin, pour la Pologne, quand, à la tête d’une émeute de trente mille vociférateurs recrutés dans les rues de Paris, {p. 425}les Polonais voulurent nous imposer la folie d’une déclaration de guerre au continent tout entier pour la cause malheureusement trois fois jugée de la Pologne. Je leur répondis que la France ne se laisserait jamais dicter sa politique par des étrangers, et que c’était aux Polonais de ressusciter la Pologne. Ils s’en vengèrent quelques jours après en venant, dans un tumulte nocturne, me menacer dans mon foyer d’une émeute irrésistible pour me contraindre à leur obéir : ils tinrent parole. Le 15 mai suivant, l’émeute, aux cris de : Vive la Pologne ! vint envahir une assemblée souveraine française, et donner à Paris le spectacle des anarchies de Varsovie. Paris tout entier se leva pour réprimer cet outrage à sa représentation, et pour désavouer cette diplomatie en haillons qui jetait des cris sans les comprendre. Il ne fut pas donné à une diplomatie d’émigrés de dicter des lois à la nation française.

Cette diplomatie provisoire ne démentit pas, dans la tempête, la diplomatie de la France dans les temps réguliers ; elle n’eut que le mérite des gouvernements de transition, {p. 426}elle ne compromit rien de l’avenir. L’esprit de M. de Talleyrand, de Mirabeau, de l’Assemblée constituante, l’esprit qui a pour objet la conquête des idées, au lieu de la conquête des territoires, était resté dans le cabinet des Tuileries.

XVI §

Maintenant un autre gouvernement a surgi ; mais la France est toujours la France, la vérité diplomatique est toujours la vérité. Examinons l’état de l’Europe à la minute juste où le temps et les événements nous ont porté. L’aiguille change de chiffre sur le cadran des temps, mais c’est toujours le même cadran.

XVII §

La première chose à rechercher pour un grand diplomate, c’est un principe, un principe {p. 427}dirigeant de toute diplomatie théorique ou pratique pour son pays et pour tous les pays du globe constitués en nations. Les nations, ces individualités, agissent diplomatiquement les unes sur les autres par cette pression mutuelle qui s’exerce dans la guerre, dans la paix, dans les négociations, dans les congrès, dans les traités d’un bout du monde à l’autre.

Si la diplomatie civilisée n’a point ce principe dirigeant dans ses conseils, ce n’est plus la diplomatie : c’est la barbarie, la violence, l’astuce, l’ambition, l’égoïsme national, bouleversant partout et sans cesse les sociétés humaines, et ne reconnaissant de juste que son intérêt, de morale que la victoire. Nous en avons vu et nous en voyons en ce moment même sous nos yeux des exemples dans des contrées voisines. Cet athéisme à ce qu’on appelle le droit public, ce défi à la conscience du genre humain, ce mépris de l’honnêteté en diplomatie, cette lâcheté devant ce qui est fort, cette oppression de ce qui est faible, ce Væ victis jeté impudemment à tous les droits, ce Sauve qui peut de tous les traités, cette déroute {p. 428}de toute diplomatie, ont un succès de scandale pour un jour, et amassent des charbons dévorants sur les cabinets qui les osent. C’est une diplomatie qui réussit quelquefois aux grand Frédéric, aux Napoléon Ier, aux colosses d’ambition et de talent, mais qui ne va qu’à eux. Les grands crimes ne siéent pas aux petits moyens. Ces enjambées du monde veulent des géants, et encore ces géants trébuchent-ils tôt ou tard dans leur carrière ; mais les pygmées !… qu’en sera-t-il ?

Donc il faut un principe fondamental permanent ; nous ajoutons honnête, de diplomatie à tout cabinet national. Où trouver ce principe ? On en a inventé des centaines jadis et aujourd’hui, chez nous et ailleurs, selon les besoins de la circonstance et selon l’engouement passager et ignorant des masses populaires auxquelles on jetait en pâture ces soi-disant principes diplomatiques afin de donner un air de science à la perversité, et de profondeur au vide.

On a préconisé longtemps le principe dit machiavélique, c’est-à-dire le principe de l’utile, sans considération des moyens d’astuce, {p. 429}de mensonge et de violence qui feraient pendre un scélérat, et qui glorifieraient un diplomate. On a osé s’écrier, comme Mirabeau dans une fanfaronnade d’éloquence et de dépravation : la petite morale tue la grande. Comme s’il y avait deux morales et deux consciences dans le ciel et sur la terre ! comme si la politique était hors la loi de Dieu ! comme si la moralité ou l’immoralité diplomatique était autre chose que du crime ou de la vertu à plus grandes proportions que le crime ou la vertu à petites proportions du scélérat ou de l’honnête homme ! Et à quelle mesure, dirons-nous aux partisans nombreux de ce sophisme, à quel degré du thermomètre moral reconnaîtrez-vous que l’immoralité change de nature, et que ce qui était crime dans le petit nombre devient moralité dans le grand nombre ? Qui est-ce qui graduera cette échelle de la justice ou de la perversité diplomatique ? Qui est-ce qui osera dire, le doigt sur l’échelon : Ici finit le crime, là commence la vertu ; ce fourbe, au-dessous du chiffre convenu, est un fourbe ; au-dessus, c’est un Richelieu ou un Mazarin ; ce meurtrier, qui ne tue qu’un de ses semblables, {p. 430}est meurtrier ; ce souverain, qui a cent mille baïonnettes à sa suite et qui égorge une nation, est un honnête homme ? Un tel principe n’a duré pour les hommes pensants que le temps de l’analyser et de le maudire. Malheureusement il dure encore pour les multitudes : mais les multitudes sont nées pour être la proie des sophismes ; voilà pourquoi elles sont éternellement esclaves. N’en parlons pas.

XVIII §

On a inventé plus tard le principe de l’ambition toujours légitime des cabinets, pourvu que cette ambition per fas aut nefas eût pour objet et pour résultat l’agrandissement de la puissance, ou dynastique ou nationale, des États ; le principe de l’accroissement illimité et toujours légitime des peuples ou des rois, faux principe qui ne se résume que dans ce qu’on a appelé la monarchie universelle, principe qui a été porté à son apogée par les Grecs sous {p. 431}Alexandre le Grand, par les Romains sous les consuls et les Césars, par les Barbares sous Charlemagne, par les Arabes sous Mahomet, par les Espagnols et les Germains sous Charles-Quint et sous Napoléon, principe qui a été chaque fois démenti par le soulèvement du genre humain contre ces ambitions du monde, qui, non contentes d’aspirer à le fondre dans l’unité de la servitude, aspiraient encore à assujettir d’autres planètes pour que l’infini de leur orgueil remplît l’infini de l’espace ! La Providence a soufflé pour toujours sur ce principe de l’accroissement indéfini des peuples, et il n’en est resté qu’un peu de noms et beaucoup de cendres. L’unité de l’univers dans la servitude est le rêve de l’homme ; la diversité dans l’indépendance est la loi de Dieu.

XIX §

On a inventé et on cherche encore à réchauffer aujourd’hui le principe de la diplomatie {p. 432}par conformité de religions entre les peuples. L’Europe aventureuse briserait à la fois l’Europe, l’Afrique et l’Asie, si elle écoutait ces publicistes de fantaisie ; qui, déistes à Paris, se proclament chrétiens en Chine, en Cochinchine, en Australie, en Syrie, à Constantinople, à Ispahan, à Calcutta, et qui mettent hors la loi de la diplomatie et de l’indépendance un grand tiers du globe, sous le prétexte d’un christianisme diplomatique qu’ils ne professent que dans leurs protocoles.

Si ce principe de l’unité de civilisation chrétienne par les armes sur tout le globe était vrai en Asie et en Afrique, il serait vrai, sans doute, en Europe ; s’il était vrai contre les peuples qui ne sont pas chrétiens, il serait vrai contre les peuples qui ne sont pas orthodoxes ; la guerre et l’extermination seraient de droit divin entre les catholiques et les schismatiques ; un symbole de foi serait inscrit sur tous les drapeaux opposés des cultes qui se partagent le continent ; les catholiques ne reconnaîtraient que des catholiques pour nationalités légitimes et indépendantes, les grecs que des grecs, les anglicans que des anglicans, les luthériens {p. 433}que des luthériens, les calvinistes que des calvinistes ; Russes, Prussiens, Anglais, Irlandais, Hollandais, Belges, Français, Espagnols, Italiens, seraient dans un antagonisme permanent et universel ; la terre ne serait qu’une sanguinaire anarchie au nom du ciel. Un tel principe de diplomatie, que des fanatiques hors de sens cherchent à exhumer des croisades de Mahomet, ne laisserait ni une conscience libre ni une race indépendante sur le globe. La moitié de l’humanité serait éternellement occupée à massacrer l’autre moitié ; et, ces moitiés de croyants se divisant de nouveau en sectes antipathiques, l’humanité tout entière finirait par être immolée au dernier croyant ! Ce principe d’exclusion du droit public pour cause de non-conformité religieuse peut être la diplomatie des derviches et des fakirs, mais ne pourra jamais être la diplomatie des hommes d’État.

XX §

{p. 434}Enfin on vient tout récemment de découvrir un autre principe de diplomatie, à Paris, à Turin, à Londres, pour la convenance d’un petit prince des Alpes, qui éprouvait le besoin de devenir une grande puissance, et de peser du poids de trente millions de sujets et d’une armée de cinq cent mille hommes à côté de la France, et, qui sait ? peut-être un jour sur la France !

Ce principe, c’est ce qu’on appelle en ce moment le principe sacré, supérieur et absolu des nationalités. Les publicistes quotidiens de Paris et de Londres l’ont adopté avec l’enthousiasme des nouvelles découvertes et des généreux patriotismes ; c’est un beau cri de guerre, mais est-ce un principe ? Examinons de sang-froid.

XXI §

{p. 435}Qu’est-ce qu’un principe ? C’est une vérité qui s’applique d’une manière absolue partout et toujours, et sans se démentir jamais, à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les circonstances. S’il n’est pas principe partout, il n’est principe nulle part ; s’il est faux ici, il n’est pas vrai là ; s’il est absurde en Angleterre et en France, il ne peut être absolu nulle part ; ce n’est plus un principe, c’est une convenance, une utilité peut-être, une fantaisie ici, un sophisme là, un intérêt ailleurs, un mensonge partout.

Or, ce que ces écrivains bien inspirés par leur cœur, mais illusionnés par leurs nobles inspirations même, appellent le principe des nationalités, s’applique-t-il en effet partout et toujours, en tous les temps et en tous les lieux, en toutes les circonstances à tous les actes internationaux du monde politique, de manière à constituer {p. 436}un droit des gens, un droit public, et à servir de guide à la diplomatie des nations ? Demandez-le seulement à ceux qui le proclament ; demandez à la maison de Savoie si elle reconnaîtrait le droit des Piémontais conquis, des Sardes asservis, des Lombards donnés, des Génois usurpés d’hier, de s’insurger contre la maison de Savoie au nom de ce principe des nationalités, en vertu duquel la maison de Savoie insurge en ce moment des Siciliens, des Campaniens, des Samnites, des Napolitains contre leur roi, des Romagnols contre leur pape, plus Italien cent fois qu’un Piémontais, des Étrusques et des Toscans contre leur propre souveraineté grand-ducale ou républicaine, des Vénètes contre leur république, tantôt conquérante, tantôt conquise, mais toujours vénitienne de nation quand elle est libre de disposer d’elle-même.

Que vous répondra la maison de Savoie ? Si elle répondait par le principe des nationalités, on lui répliquerait par un sourire ; il n’y a pas un de ses appels aux nationalités qui ne soit une dérision de ce qu’elle invoque contre ce qu’elle a fait depuis qu’elle existe et contre {p. 437}ce qu’elle fait en ce moment les armes à la main, le sophisme sur les lèvres.

Demandez à l’Angleterre, qui professe avec un front qui ne rougit plus le principe des nationalités, parce que ce principe va peser cruellement et prochainement sur la France au-delà des Alpes ; demandez-lui si elle reconnaît le principe de la nationalité espagnole à Gibraltar, enclavé et retenu dans les serres de l’omnipotence cosmopolite de l’Angleterre par deux mille griffes de bronze sur ses batteries dont elle ouvre et ferme à son gré deux mers. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités gréco-italiennes à Corfou et dans cet archipel ionien où ses vaisseaux, ses garnisons, ses forteresses et ses proconsuls arrachent à ces îles leur indépendance et à l’Italie ses archipels. Demandez-lui si elle reconnaît le principe des nationalités sur ce rocher moitié arabe, moitié italien et tout catholique de Malte, où elle règne à la portée de ses canons sur la Méditerranée, et où elle a usurpé des ports tout creusés par des puissances catholiques, pour en faire des ports et des arsenaux protestants plus anglais que Portsmouth. Demandez-lui {p. 438}si elle reconnaît le principe des nationalités à Parga, où elle traque des populations grecques comme des troupeaux, avec des pasteurs musulmans. Demandez-lui si elle reconnaît le principe de nationalité à Canton, à Shang-haï en Chine, où elle enclave des comptoirs anglais dans des garnisons britanniques ; où elle proclame, au lieu du droit public des nations, le droit d’empoisonner les peuples de la Chine, avec impunité et privilège, au moyen de cet opium qui leur donne l’ivresse, la stupidité, la mort, et qui enrichit les Anglais du salaire de cet empoisonnement national. Demandez-lui enfin si elle reconnaît le principe sacré des nationalités dans ces trois cent millions d’Indous arrachés à leurs nationalités légitimes et inoffensives, martyrisés quand ils résistent à la conquête, martyrisés quand ils se soumettent, martyrisés quand ils se révoltent contre l’oppression, et qu’ils protestent par des assassinats nationaux contre les dominateurs britanniques.

L’Angleterre ne vous répondra pas, parce qu’il n’y a rien à répondre, et ses publicistes continueront à déclamer, selon le degré de {p. 439}latitude, dans leurs colonnes, incendiaires en Europe, terroristes en Asie, des encouragements au principe insurrectionnel des nationalités !

Demandez à tous les États constitués de l’Europe s’ils reconnaissent ce principe des nationalités dans ces innombrables annexions de nations ou de fragments de nations qui, de gré ou de force, ont composé, avec le laps du temps, la puissance dont ces nationalités forment aujourd’hui le bloc national ; demandez-le à l’Écosse, demandez-le à l’Irlande, demandez-le à la Pologne, à la Galicie, à la Silésie, à la Hongrie, à l’Ukraine, à la Crimée, à tous ces démembrements de races, de tribus, de provinces, de peuplades, de familles humaines agglomérées aux noyaux des grands empires, des grandes républiques, des grandes monarchies.

Passez les mers, et demandez à l’Amérique anglo-saxonne du Nord de reconnaître le principe des nationalités latines, espagnoles, portugaises, dans ces tronçons du Mexique et des républiques espagnoles de l’Amérique du Sud, par cette fédération envahissante des États-Unis, qui ne reconnaissent {p. 440}d’autres droits et d’autres origines que leur caprice. Enfin demandez à ces publicistes de Paris qui semblent emboucher chaque matin les trompettes du jugement dernier, dans un Josaphat européen, pour dire à toutes les nationalités de se lever et de se reconnaître dans cette vallée des morts, pour protester contre leur annexion à des races étrangères, demandez-leur s’ils trouveraient bon que Bretons, Normands, Francs-Comtois, Alsaciens, Flamands, Basques, Aquitains, se prévalussent de ce droit de nationalité originel pour revendiquer leur indépendance et pour décomposer la patrie désormais commune. Tous ces peuples, d’après vous, en auraient le droit, et cependant la France périrait. Or tout droit qui ne peut servir qu’à entraîner l’anéantissement de la France serait-il un droit ? Non ! ce serait un suicide. Proclamez donc, si vous l’osez, le droit du suicide !

Ce prétendu droit de nationalité imprescriptible n’est donc pas plus un principe de diplomatie au-delà de la Manche, au-delà du Rhin, au-delà de la Vistule, au-delà de l’Éridan, au-delà de l’Arno, que chez vous. Ce qui {p. 441}est vrai est vrai partout. La France et l’Angleterre n’ont pas le privilége de la vérité. Il faut donc chercher un principe absolu de diplomatie ailleurs que dans ce principe de l’insurrection universelle.

Ce principe, il n’y en a qu’un, c’est la paix ; la paix, le bien suprême et commun à tous les États constitués sur la terre. Voilà le but.

Et pour moyen, l’équilibre ;

L’équilibre, maintenu, autant que possible, par la force relative propre, ou par la force des alliances qui mettent le poids des petits États à côté des grands pour égaliser les systèmes.

La paix et l’équilibre, voilà le principe ; voilà le mot d’ordre ; voilà l’honnêteté, l’honneur, la vertu, la sainteté de la diplomatie.

XXII §

Or, pour assurer aux sociétés politiques la paix, et pour établir, autant que possible, l’équilibre, {p. 442}garantie de la paix, quels sont les moyens ?

Il y en a deux : premièrement, la force nationale, qui donne aux États les conditions défensives de leur nationalité par les armes ; car nous ne sommes pas de ces béats de la paix universelle qui croient supprimer la guerre entre les peuples, comme si l’on pouvait supprimer jamais l’injustice, la cupidité, l’ambition, l’oppression, l’égoïsme, les passions, qui forment malheureusement la moitié de la nature des individus ou des peuples ! Ne pouvant pas les supprimer, il faut les contenir ; il faut se préserver soi-même, les armes de l’indépendance à la main, contre les armes de la conquête, de l’ambition, de l’oppression des contempteurs du monde.

Les armées sont les remparts vivants des peuples : offensives, elles sont de vils instruments de tyrannie ; défensives, elles sont le droit armé des nations. Nous ne connaissons rien de plus beau dans l’organisation sociale qu’une armée donnant son sang pour la patrie. L’armée, ainsi comprise, c’est la paix sous les armes. Gloire aux armées !

{p. 443}Le second moyen de paix, c’est le système des alliances adopté par un État avec d’autres États pour se garantir mutuellement et se secourir, en réunissant leurs forces contre l’omnipotence, l’usurpation, l’oppression des autres États ; une assurance réciproque contre les périls communs. C’est ainsi que l’Europe, vaincue, attaquée, opprimée depuis Madrid jusqu’à Moscou par Napoléon, de 1806 à 1813, finit par s’allier tout entière contre la France, instrument de gloire dans la main d’un César français, par trouver son salut dans cette alliance de tous contre un, et par dicter deux fois la paix dans la capitale de la guerre.

XXIII §

Or ces systèmes d’alliances sont-ils (comme on le dit si mal à propos) naturels, éternels, permanents entre les mêmes peuples ? — Non ! il faudrait pour cela que le monde fût immobile, et le monde change à tout instant. Il n’y a donc point de système d’alliance naturel et {p. 444}permanent pour un peuple ; les alliances sont dépendantes des circonstances, des avantages, des dangers, des groupements de forces qui résultent pour les nations alliées de la situation des choses en Europe.

Prenons pour exemple la France, et, sans remonter trop haut et sans utilité dans le vague de l’histoire, examinons quel était le système de ses alliances avant la révolution, et quel système d’alliance lui serait réellement le plus profitable aujourd’hui, dans l’état tout différent où se trouve maintenant l’Europe. Nous allons scandaliser les faibles et dérouter les engouements et les préjugés populaires ; n’importe : Vitam impendere vero ! Ce ne sont pas les multitudes qui dictent les arrêts de la sagesse des nations ; les diplomates ne sont pas la foule. Les conseils où les États méditent leur diplomatie se nomment des cabinets, pour indiquer le petit nombre, le recueillement, le silence, le secret dans lequel doit s’élaborer la diplomatie, ce mystère de la vie des peuples : Odi profanum vulgus et arceo.

XXIV §

{p. 445}Le cardinal de Richelieu fut le Cromwell français de la nationalité, de la monarchie et de l’Église ; le cardinal Mazarin fut le second Machiavel prêté à la France par l’Italie. Aussi doux qu’habile, ce ministre cacha une volonté virile sous des séductions féminines. C’est, selon moi, avant M. de Talleyrand, le plus grand diplomate des temps modernes.

Jusqu’à ces deux hommes d’État, et après eux longtemps encore, la diplomatie française ne fut que la résistance traditionnelle à la prépondérance de la maison d’Autriche, héritière, en Allemagne, en Espagne et dans les Pays-Bas, de la monarchie universelle de Charles-Quint. Les alliances très secondaires de la France, même celle de Louis XIV avec Cromwell, ne furent que des positions prises en Angleterre, en Hollande, en Bavière, en Russie, {p. 446}en Suède, sur le Rhin, contre la domination autrichienne. C’était naturel : les effets, en diplomatie comme en mécanisme, subsistent longtemps après la cause ; les traditions sont les idées de ceux qui n’en ont pas dans les négociations et dans les cabinets.

Pendant qu’on se prémunissait à Paris contre la maison d’Autriche, on ne s’apercevait pas que l’Angleterre s’inféodait l’univers insulaire et maritime, et affectait la monarchie universelle des flots, plus vaste trois fois que la monarchie universelle des continents. On ne s’apercevait pas que la Prusse rongeait, comme un champignon vénéneux, l’Allemagne du Nord, en s’alliant de génération en génération avec l’Angleterre, son soutien. On ne supposait pas que l’Espagne échappait elle-même à la maison d’Autriche, par déshérence et par adoption de la maison de Bourbon. On ne s’apercevait pas que le protestantisme, en s’étendant en Allemagne, y formait une ligue religieuse, la plus envenimée des ligues, contre l’Autriche, vieille catholique d’habitudes espagnoles sous Philippe II et le duc d’Albe ; on ne s’apercevait pas, enfin, qu’un empire mystérieux {p. 447}et immense était né en Moscovie, grandissait en Orient et au Nord, et allait bientôt demander un espace proportionné à sa croissance en Pologne, dans la Turquie d’Europe et dans la haute Allemagne.

XXV §

Le duc de Choiseul, celui qu’on appelait le cocher de l’Europe, était ministre presque absolu de Louis XV. C’était un homme léger de ton, étourdi d’allure ; mais il avait du génie dans le coup d’œil, de la promptitude dans la conception, de la résolution dans la main.

Le duc de Choiseul fut le premier qui s’aperçut que le cabinet français s’obstinait, par routine, à combattre des fantômes évanouis, en combattant la maison d’Autriche, dont la monarchie universelle était ensevelie depuis longtemps dans le tombeau de Charles-Quint. Le grand Frédéric de Prusse, l’impératrice Catherine II de Russie, l’Angleterre, implacable quoique caressante, lui parurent avec raison {p. 448}bien autrement hostiles à la grandeur de la France que l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, veuve héroïque, à demi dépouillée de ses États, et défendant, par la main de ses fidèles Hongrois, son trône et l’héritage de ses enfants contre le démembrement de l’Allemagne.

L’Espagne, autrefois si militaire, si navale, si terrible par son infanterie et par ses flottes, n’existait plus, comme Espagne, qu’en Amérique ; en Europe, elle était notre alliée à tout prix contre la maison d’Autriche dépossédée du midi ; les Pays-Bas autrichiens n’étaient pour ainsi dire qu’une colonie continentale, trop séparée de l’Autriche pour tenir longtemps à l’Empire ; les Italiens des papes étaient les ennemis naturels et invétérés de l’Autriche, vieux Italiens de souche, détestant le joug des Germains, toujours pour eux des barbares ; le beau royaume de Naples et de la Sicile était devenu espagnol bourbonien, et par conséquent français ; la Toscane appartenait encore à un dernier des Médicis, Parme à l’Espagne, Venise et Gênes s’appartenaient à elles-mêmes ; le Piémont, puissance alors insignifiante, oscillait {p. 449}entre l’Autriche et nous, toujours plus entraîné vers le plus fort. L’Autriche n’y possédait donc en propre que la grande Lombardie, ferme opulente de la maison impériale plutôt que royaume. Une telle situation de l’Autriche dans la distribution géographique des puissances n’avait donc plus rien de menaçant en Europe, soit pour l’équilibre, soit contre nous.

Le duc de Choiseul le comprit, et le fit comprendre au cabinet des Tuileries. Cet habile négociateur jugea, au contraire, qu’il était de l’intérêt bien entendu de la France de s’allier avec la maison d’Autriche pour empêcher la Russie de déborder trop irrésistiblement sur l’Occident, et pour empêcher la Prusse de créer à son profit cette unité ambitieuse de l’Allemagne qui étoufferait sous sa masse toute influence française sur le Rhin et au-delà du Rhin. Il prépara, en conséquence, le mariage tout politique de Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse, avec le Dauphin, qui fut plus tard l’infortunée victime d’une révolution tout intérieure. Ce mariage était évidemment une œuvre d’excellente diplomatie ; il {p. 450}fortifiait l’Occident contre la Russie, il réprimait la Prusse, il divisait l’Allemagne, il déroutait l’Angleterre, il donnait un allié de cinq cent mille soldats à la France en cas de guerre avec le reste de l’Europe. Quoi de plus indiqué par l’état réel du reste du monde ? Le duc de Choiseul pouvait-il prévoir qu’au lieu d’un trône Marie-Antoinette trouverait en France un échafaud ? Le destin a ses énigmes, même pour le génie. Mais la main autrichienne ne fut pour rien dans la révolution qui couvait en France sous la philosophie moderne, et nullement sous la diplomatie française.

XXVI §

Tant que la Révolution fut philosophique, théorique, monarchique, libérale, elle eut dans l’esprit de Mirabeau et de M. de Talleyrand, lumières de l’Assemblée constituante, l’alliance anglaise pour principe ; c’était le génie de la Révolution. La Révolution n’avait pas pour objet et pour but un accroissement {p. 451}de limites pour la France. Il ne s’agissait pas pour elle de conquérir du territoire, mais des idées. On se groupait par similitude d’idées, et non par similitude d’ambitions. On prévoyait que l’Allemagne, monarchique, ecclésiastique, absolue dans ses éléments, serait promptement en antipathie et bientôt en hostilité avec une nation libre, démocratique, peut-être républicaine ; on devait donc chercher ses alliés dans la libre et représentative Angleterre. On y tendit résolument ; M. Pitt y inclinait lui-même. La Révolution, devenue radicale, militaire, terroriste, conquérante, brouilla toute diplomatie. L’Angleterre elle-même retira sa main de la main de M. de Talleyrand, de Danton, de Dumouriez. Il n’y eut plus de diplomatie entre les rois et entre les peuples. Les tempêtes n’ont plus de boussoles : on va où elles veulent ; on échoue ou on aborde où l’on peut.

Ce ne fut pas l’Autriche qui attaqua la première la république : ce fut la Prusse. L’Autriche patienta autant qu’elle put : il lui répugnait de combattre la France, dont la {p. 452}ruine ne pouvait profiter qu’à la Prusse et à l’Angleterre ; et, quand elle fut obligée de suivre le mouvement allemand dans les Pays-Bas, l’Autriche nous combattit mollement et comme à regret. Elle ne combattit avec toutes ses forces que pour l’Italie et en Italie. Vaincue et victorieuse tour à tour, puis expulsée enfin de la Lombardie par Bonaparte, elle eut un tort de caractère ineffaçable, c’est d’accepter Venise des mains de Bonaparte comme prix de la paix, complice ainsi et recéleuse d’un État indépendant qu’elle n’avait pas conquis, qu’elle n’avait pas droit de conquérir et dont elle ne pouvait accuser l’usurpation, puisqu’elle consentait à en faire l’objet d’un trafic avec Bonaparte. Voyez comme tout s’expie, en diplomatie comme en morale, par ce qui se passe en ce moment ! Embarrassée de la possession de Venise, elle n’ose ni la répudier ni la défendre. La France, de son côté, n’ose ni enclaver Venise dans sa paix ni l’en exclure. Le temps est lent, mais il est juste. Les deux diplomaties de Campo-Formio s’expient par cet embarras mutuel.

XXVII §

{p. 453}La diplomatie de l’empire, tant qu’elle fut éclairée par le génie pacifique de 1789 personnifié dans M. de Talleyrand, n’abandonna jamais l’idée mère du duc de Choiseul, l’alliance autrichienne comme pivot solide de l’équilibre continental.

M. de Talleyrand (on l’a vu), même après Austerlitz, Wagram et le traité léonin de Presbourg, se hâta de saisir la première circonstance décisive et la première lueur de haute raison dans Napoléon pour renouer, par un lien indissoluble, le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, l’alliance entre les deux monarchies.

Sans le crime diplomatique de Bayonne et sans l’extravagance militaire de Moscou, les deux monarchies réunies étaient à jamais arbitres du continent pacifié ; leur influence irrésistible excluait l’Angleterre, dominait la {p. 454}Russie, régentait la Prusse, pacifiait l’Italie et l’Espagne. C’étaient là les vues de M. de Talleyrand ; c’était l’intérêt de Napoléon, non plus conquérant, mais fondateur de dynastie. Ces vues étaient si justes que l’Autriche se trouva entraînée à nous suivre en Russie, même dans notre folie : à plus forte raison nous eût-elle suivis dans notre raison et dans notre droit. Ce fut encore cette alliance qui nous offrit obstinément à Dresde, après nos catastrophes de Russie, une paix acceptable et glorieuse sous la médiation autrichienne. M. de Metternich ne renonça à nous sauver que quand nous voulûmes obstinément nous perdre : il ne quitta Dresde que découragé par les injures personnelles de Napoléon.

Au congrès de Châtillon, et le Rhin franchi par sept cent mille hommes, M. de Metternich tentait encore de négocier pour qu’on offrît des conditions plus tolérables au vaincu de Leipsick (lisez les correspondances diplomatiques entre Napoléon et ses plénipotentiaires au congrès de Châtillon ; elles sont écrites du champ de bataille ; elles varient de la nuit au jour, selon la défaite ou la victoire). {p. 455}L’Autriche ne désespère de Napoléon que quand il s’abandonne lui-même au hasard, qui livre sa capitale aux alliés et sa dynastie à l’abdication.

XXVIII §

Cette ténacité de l’Autriche à préserver l’empire napoléonien, même après toute espérance perdue, éclate encore en mauvaise humeur évidente contre les Bourbons, après l’abdication et après la réinstallation de Louis XVIII sur le trône. Tous les efforts de M. de Talleyrand au congrès de Vienne ne tendent qu’à neutraliser cette mauvaise humeur de l’Autriche. Cette mauvaise humeur du cabinet de Vienne précipite même M. de Talleyrand dans la seule grosse faute d’habileté diplomatique qu’il ait jamais commise dans sa carrière de négociateur. Nous voulons parler de son traité secret et séparé, pendant une négociation commune, en faveur de la Saxe ; traité téméraire divulgué par l’indiscrétion {p. 456}des contractants, et propre à donner défiance et jalousie à la Russie contre nous.

Aussi tout le temps que la Restauration règne en France, l’Autriche, irritée d’avoir perdu notre alliance exclusive, se montre-t-elle partout et en toute occasion l’alliée la plus difficile, la plus susceptible, la plus envieuse, disons le mot, la plus hostile contre nous : colère d’une puissance qui ne nous pardonne pas de caresser d’autres alliances que la sienne. Elle ne manque pas, en Italie, en Espagne, en Afrique, au congrès de Vérone, au congrès de Laybach et ailleurs, l’occasion d’un froissement avec nous : libérale quand nous sommes absolutistes, jésuitique quand nous sommes libéraux, papale quand nous sommes tolérants, piémontaise quand le Piémont nous donne des ombrages, napolitaine sans concession quand nous désirons concilier à Naples le gouvernement représentatif avec la maison de Bourbon, illibérale et tracassière en Toscane quand le gouvernement toscan se popularise par l’esprit de Léopold et de la France ; antagonisme systématique et perpétuel qui prouve plus d’animosité {p. 457}contre les Bourbons que de monarchisme dans M. de Metternich, le Talleyrand autrichien. Ce ressentiment de M. de Metternich avait la même cause, la douleur chagrine de ne pas posséder seul pour sa monarchie l’alliance du cabinet des Tuileries.

XXIX §

Le règne de Louis-Philippe ne pouvait pas, par sa nature, renouer cette alliance avec le cabinet de Vienne. M. de Metternich se borna à ne pas donner de sujets de guerre au monde, déjà trop agité, selon lui, en heurtant la France. La seule alliance possible de l’usurpation de famille en France était l’alliance anglaise. Le roi de la branche cadette des Bourbons n’avait pas le choix : il fallait être Anglais ou être seul.

Une neutralité polie, mais malveillante, était la seule diplomatie possible des souverains du continent avec la monarchie de Louis-Philippe. Aussi ses ministres n’eurent-ils point d’alliance, mais des pourparlers de quinze {p. 458}ans. La seule tentative d’une alliance avec l’Espagne fit crouler son trône : M. de Talleyrand n’était plus là pour l’équilibrer.

XXX §

La république de 1848, mieux placée que la royauté à deux visages de Juillet, n’eut pas le temps d’avoir un système d’alliance. Préserver la paix du monde était assez pour elle ; elle la préserva : « Ne préjugeons rien », dis-je à l’ambassadeur d’Autriche, le loyal comte Appony, que j’honorais de la plus juste estime depuis longues années ; « dites à votre cour que nous ne lui demandons pas la paix, ce serait une lâcheté indigne de la France ; que nous ne lui déclarons pas d’hostilité préconçue, ce serait une provocation funeste à l’Europe ; que nous ne sommes avec elle ni en guerre ni en paix, mais en expectative inoffensive ; que c’est à votre cour à faire elle-même sa situation envers nous et notre situation envers {p. 459}elle ; que la république légitime, qui n’a point d’intérêt dynastique, est compatible avec toutes les monarchies légitimes, et que rien n’empêche de nouer, au besoin, entre la république et l’Autriche, l’alliance des rois et des peuples qui se respectent dans leurs droits réciproques. Un pas de vous en Italie pourrait nous y faire descendre. Nous nous préparons aux événements, non par ambition, mais par devoir. Nous ne soulèverons ni l’Italie ni la Hongrie ; nous ne prendrons pas la responsabilité du chaos. Les soulèvements spontanés des peuples conquis sont des droits, les soulèvements artificiels par l’étranger sont des crimes : nous ne ferons jamais la diplomatie des crimes. »

J’envoyai, peu de temps après cette conversation, un diplomate confidentiel en observation à Vienne pour y tenir le même langage, et, sans la guerre d’agression du roi de Piémont à l’Autriche, un système d’alliance, fondé sur des concessions libérales et nationales en Italie, pouvait s’ébaucher entre la république et l’Autriche. Les bases en étaient déjà éventuellement posées : elles {p. 460}étaient des bornes très reculées de l’Allemagne en Italie ; mais elles n’étaient pas un empire de trente millions d’hommes, improvisé au profit d’un roi guerrier et d’un pays militaire contre l’Allemagne et contre la France.

XXXI §

Toutes ces questions ont été ravivées, il y a deux ans, par la seconde guerre du second roi de Piémont contre l’Autriche et par la situation tout à fait critique où les extensions de cette guerre ont placé la France et l’Europe. Cette situation est telle que le moindre faux coup de gouvernail imprimé par le télégraphe du fond du cabinet des Tuileries peut jeter l’Europe dans une nouvelle guerre de Trente ans ou la faire rentrer dans un puissant équilibre. Supposons M. de Talleyrand appelé au conseil secret de son pays, et tâchons d’arracher à son sépulcre ce qu’il aurait dit de son vivant.

XXXII §

{p. 461}Il aurait commencé, sans doute, selon sa puissante méthode analytique, par considérer d’un coup d’œil et par caractériser sans illusion l’état de l’Europe, afin d’y faire prendre à la France la position juste, forte et pacifique, sur ce champ de manœuvre de la diplomatie ; il aurait cherché, en méprisant les préjugés populaires et les forfanteries soldatesques, quel était et où était le système d’alliance actuel le plus propre à assurer l’existence, la durée, la prépondérance légitime de la France, tout en maintenant le plus longtemps possible à l’Europe l’inappréciable bienfait de la paix.

Or voici, selon nous, comment la géographie diplomatique de l’Europe se serait dessinée à ses yeux exercés, et comment il aurait, de ce coup d’œil de haut sur les choses, conclu au système le plus actuel d’alliance, soit pour la guerre, soit pour la paix, convenable {p. 462}à son pays. Il faut être très hardi pour oser le dire ; mais, du fond du sépulcre ou du fond de la retraite, hors des choses humaines, on est très hardi. Permettez-moi donc de prêter à cette grande ombre la parole très pâle d’un de ses disciples :

XXXIII §

« Déroulez-moi sur cette table la carte actuelle de l’Europe et de l’Asie, aurait-il dit à ses auditeurs, et suivez mon doigt sur ces continents, ces îles, ces mers, qui sont chacun une lettre de cet alphabet diplomatique de puissances, et qui forment en se combinant la langue politique et les systèmes de guerre ou de paix de tout l’univers. Il y a beaucoup de morts, beaucoup de cadavres de puissances dans tout cela ; nous vous en parlerons bientôt à leur place, mais nous vous parlons d’abord des vivants.

« Voici d’abord l’Angleterre, la plus bornée par l’espace insulaire de son domaine, la plus {p. 463}répandue, et on pourrait dire la plus universelle de toutes les puissances politiques (à l’exception de la Chine) qui ont jamais occupée une part du globe. Quelle que soit l’antipathie plus ou moins jalouse que l’on puisse porter comme Français à l’Angleterre, il suffit d’être homme pour s’enorgueillir, comme homme, d’une puissance de civilisation, de richesse, de commerce, d’intelligence, de navigation, d’armées de mer et d’armées de terre, capable d’avoir créé, dans cette poignée d’Anglo-Saxons, sinon les maîtres, du moins les modèles des peuples civilisés. »

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

FIN DU TOME DIXIÈME.