Alphonse de Lamartine

1861

Cours familier de littérature [XII]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XII, Paris : chez l’auteur, 1861, 430 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Sara Stipcevich (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

LXVIIe entretien.
J.-J. Rousseau.
Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie) §

I §

{p. 5}Finissons-en avec les théories imaginaires de ces législateurs des rêves, qui, en plaçant le but hors de portée parce qu’il est hors de la vérité, consument le peuple en vains efforts pour l’atteindre, font perdre le temps à l’humanité, finissent par l’irriter de son impuissance et par la jeter dans des fureurs suicides, au lieu de la guider sous le doigt de Dieu vers des améliorations salutaires à l’avenir des sociétés.

{p. 6}Rousseau et ses disciples en politique n’ont pas jeté au peuple moins de fausses définitions de la liberté politique que de l’égalité sociale.

Qu’est-ce que la liberté, selon ces hommes qui ne définissent jamais, afin de pouvoir tromper toujours l’esprit des peuples ?

La liberté de J.-J. Rousseau, c’est le droit de se gouverner soi-même, sans considération de la liberté d’autrui, dans une association dont on revendique pour soi tous les bénéfices sans en accepter les charges.

C’est-à-dire que cette liberté est la souveraine injustice ; c’est la liberté abusive des quakers, qui veulent que la société armée les défende, mais qui refusent de s’armer eux-mêmes pour défendre leur sol et leurs frères. En un mot, c’est l’anarchie dans l’individu réclamant l’ordre dans la nation. Voilà la liberté sans limites et sans réciprocité des sectaires de Rousseau.

Qu’est-ce au contraire que la liberté ? Selon nous, métaphysiquement parlant, cette liberté bien définie, c’est la révolte naturelle de l’égoïsme individuel contre la volonté générale de la société ou de la nation. Or, si cette révolte {p. 7}de la nature irréfléchie, de l’égoïsme individuel dont ces philosophes font un prétendu droit dans ce qu’ils appellent les droits de l’homme, existait, la société cesserait à l’instant d’exister, car la société ne se maintient que par la toute-puissance et la toute légitimité de la volonté générale sur la volonté égoïste de l’individu. Cette révolte instinctive de l’égoïsme individuel qu’on appelle la liberté sans limites est donc un crime et une anarchie. Ce droit est le droit de périr soi-même en faisant périr l’État.

Cette liberté au fond n’est donc qu’un vain mot ; le sauvage seul peut dire : « Je suis libre », mais à condition d’être sauvage et d’être seul, c’est-à-dire esclave de sa misère et des éléments.

Non, la liberté de J.-J. Rousseau et de ses émules n’existe pas ; c’est le nom d’une chose qui ne peut pas être, une fiction à l’aide de laquelle on trompe l’ignorance des peuples et on justifie la révolte de l’individu contre l’ensemble social.

Le vrai nom de la société, c’est commandement et obéissance.

Commandement dans l’État, qu’il soit monarchie ou république.

{p. 8}Obéissance dans l’individu, qu’il soit sujet ou citoyen.

Or, entre ces deux noms sacramentels de toute société politique, commandement et obéissance, trouvez-moi place pour le nom de liberté. Il n’y en a pas, ou bien il n’y en a pas d’autre que le mot par lequel je vous l’ai définie tout à l’heure : révolte de l’égoïsme individuel contre la volonté de l’ensemble.

Ne parlons donc plus de liberté dans le sens que Rousseau et sa secte de 1791, et même la secte de La Fayette en 1792, et la secte parlementaire de 1830, et la secte radicale des polémistes de 1848, l’ont entendue. Ce sens s’est évanoui dès qu’on a voulu le toucher du doigt.

II §

La seule chose que l’on puisse appeler, encore improprement, de ce nom, par habitude plus que par logique, c’est la petite part d’égoïsme individuel que le commandement social de l’État (monarchie ou république) puisse négliger sans inconvénient dans l’obéissance {p. 9}obligatoire de chacun à la volonté de tous. Cette petite part n’est pas même un droit, selon l’expression de La Fayette, le philosophe de l’émeute : L’insurrection est le plus saint des devoirs.

Cette part de liberté n’est pas possédée, elle est concédée et révocable par la société, républicaine ou monarchique, qui la laisse à l’individu politique.

C’est une frontière indécise entre l’ordre social et l’anarchie individuelle que le commandement laisse à l’obéissance ; terrain vague, où le commandement n’a pas besoin de s’exercer, et où l’obéissance peut désobéir sans porter atteinte à l’État, c’est-à-dire à l’intérêt de tous.

Mais encore ce qu’on appelle liberté n’est que tolérance de la société générale, et le commandement social peut l’enchaîner ou la restreindre selon les nécessités, les lieux, les temps, les circonstances, si les nécessités, les lieux, les temps, les circonstances exigent que tout soit commandement et obéissance, et obéissance partout et en tout dans la société absolue. Je vous défie de nier ces faits et ces principes, si vous réfléchissez à la nature de la société politique.

{p. 10}Où donc est ce qu’on appelle liberté ? Et pourquoi tant parler d’une chose qui n’existe que dans les mots ?

III §

Mais comme il faut cependant se servir de la langue reçue, il y a une autre chose qu’on nomme très mal à propos liberté.

Cette chose, qui n’est nullement la liberté, mais qui est dignité morale dans le jeu du commandement et de l’obéissance dont se compose tout gouvernement, c’est la participation plus ou moins grande que chaque individu, esclave, sujet ou citoyen, apporte à la formation du gouvernement et des lois ; c’est le concours plus ou moins complet, plus ou moins direct de beaucoup ou de toutes les volontés individuelles dans la volonté générale, à laquelle on donne le droit du commandement et le devoir d’obéissance.

Le plus ou le moins de cette participation formelle du peuple à son gouvernement est ce qu’on nomme très improprement liberté. C’est {p. 11}bien plus que liberté, c’est commandement, commandement sur soi-même et sur les autres.

Ce commandement, sous le despotisme, est attribué à un seul, sous les autocraties à une caste, sous les théocraties à un sacerdoce souverain, sous les républiques à une élite élective de citoyens et de magistrats, sous les démocraties absolues à la multitude, sous les démagogies, comme à Athènes, à des tribuns privilégiés, et renversés par les faveurs mobiles de la plèbe sur la place publique. Les plus populaires de ces gouvernements ne réalisent pas plus de liberté que les autres ; ils commandent et ils obéissent à des titres différents, mais ils commandent l’obéissance avec la même obligation d’obéir ; dans aucun il n’y a place pour ce qu’on appelle liberté dans la langue de J.-J. Rousseau et des publicistes modernes, c’est-à-dire pour l’égoïsme individuel contre le dévouement et contre l’intérêt général. S’il y avait liberté dans cette acception du mot, il n’y aurait plus gouvernement ni société ; il y aurait anarchie, révolte de chacun et de tous contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris est donc un sophisme : la liberté de chacun serait l’esclavage de tous.

IV §

{p. 12}Mais si on entend par ce mot de liberté la participation d’un plus grand nombre de sujets ou de citoyens au gouvernement, soit par la pensée exprimée au moyen de la presse ou dans les conseils, soit dans les élections, soit dans les délibérations, soit dans les magistrats, aucun doute alors que cet exercice du commandement social attribué par les constitutions au peuple, ne soit, quand le peuple en est capable par ses vertus et par ses lumières, une excellente condition de progrès moral, de dignité et de grandeur humaine.

Obéir à soi-même, c’est la vertu ; obéir aux autres, c’est la servitude. Qui peut douter que le commandement, quand il est moral, ne soit supérieur à l’obéissance, quand elle est servile ? Et qui peut nier ainsi que, plus il y a de force raisonnée dans le commandement, et d’assentiment dévoué dans l’obéissance, plus il y a perfection dans le gouvernement ? Faisons donc peu de cas de ce qu’on appelle liberté {p. 13}égoïste dans le sens que J.-J. Rousseau attribue à ce mot, faisons-en beaucoup de ce qu’il y a de participation volontaire du peuple au commandement social ; moins il y a de cette révolte individuelle dans l’individu soi-disant libre, plus il est libre en effet, car il ne veut alors que ce qu’il doit vouloir, et il n’obéit qu’à ce qu’il veut dans l’intérêt de tous, qui est en réalité son premier intérêt.

V §

Mais est-ce donc en vertu d’un misérable contrat impossible même à concevoir (car pour contracter il faut être, et avant d’être la prétendue association locale n’était pas, ou elle n’était qu’en penchant et en germe dans les instincts naturels de l’homme), est-ce donc en vertu d’une misérable convention que la société s’est constituée en gouvernement ? Est-ce en vertu d’un vil intérêt purement matériel et dans le but seulement d’un plus grand bien physique, que ce contrat purement brutal a été rêvé, délibéré, signé, et qu’il a pu se maintenir {p. 14}en se perfectionnant d’âge en âge ? Est-ce ainsi qu’il est devenu droit, qu’il est devenu devoir, et qu’il a pu appeler Dieu et les hommes à le protéger, à le défendre, à le venger contre les atteintes que l’égoïsme individuel, la révolte des intérêts particuliers, l’injustice personnelle, l’ambition, l’usurpation, la ruse, la violence, l’impiété des conquérants, la spoliation du plus fort, la tyrannie du plus scélérat peuvent lui porter tous les jours ? Évidemment non.

La faim et la soif, la satisfaction charnelle des besoins physiques, la part plus ou moins grosse de grain ou de chair dans cette crèche humaine où ce bétail humain broute sa gerbe ou dévore sa ration de sang des animaux, la lutte incessante de force brutale contre force brutale, force mesurée, non à la justice divine, mais à l’équilibre arithmétique entre les convoitises et les résistances de l’individu à l’individu, de nation à nation, toutes ces clauses notariées par de prétendus législateurs constituants, toutes ces garanties nominales des hommes contractants contre des hommes sans cesse intéressés à violer ou à déchirer le contrat social, tout cela n’a ni sacrement, ni sanction, ni {p. 15}raison d’être, ni raison de durer, ni raison d’autorité, ni raison d’obéissance, ni raison de respect, ni raison de commandement ; tout le monde peut dire tous les jours : Je n’accepte pas ce contrat chimérique imposé au faible par le fort, ou je ne l’accepte que de force, c’est-à-dire par la plus vile des sujétions. Dans ce système, la société n’est qu’un vice, le plus lâche des vices, la peur !

Mais où est le devoir ? Mais où est la vertu ? Mais où est la divinité de l’ordre social ? Mais où est la dignité de l’espèce humaine dans ce troupeau d’esclaves involontaires qui n’obéissent que sous la verge de fer de la nécessité, ou ne se révoltent pas que parce qu’ils ont peur de se révolter ?

C’est là cependant exactement la conclusion formelle de J.-J. Rousseau que nous vous avons citée tout à l’heure : « Tout homme qui peut secouer le joug sans danger a le droit de le faire. » C’est aussi la conclusion de La Fayette copiée de Rousseau : « L’insurrection est le plus saint des devoirs. »

Est-ce une société qu’une réunion d’hommes fondée sur ces deux axiomes parfaitement logiques dans le système de ce contrat, axiomes dont {p. 16}le premier avilit toute nation qui ne secoue pas tous les jours le joug social, et dont le second ensanglante tous les jours la société ? Société de boue ou société de sang, voilà le contrat de J.-J. Rousseau ; les théories matérialistes de la philosophie de l’intérêt ne peuvent aboutir qu’à la proclamation de droits aussi antisociaux, le droit de tuer ou le droit de mourir.

Les théories spiritualistes de la société, qui sont les nôtres, aboutissent au commandement et à l’obéissance, qui sont, dans ceux qui commandent comme dans ceux qui obéissent, des devoirs, c’est-à-dire des libertés individuelles volontairement sacrifiées à la souveraineté générale dans ceux qui obéissent, et des autorités morales légitimement exercées dans ceux qui commandent.

Vos théories de société répondent aux corps, les nôtres répondent à l’âme de la société. Vous supposez un contrat révocable à chaque respiration de l’individu ; nous voyons, nous, dans la société, une religion politique qui ennoblit à la fois le commandement et l’obéissance. Cette religion politique sanctifie la société politique en lui donnant pour autorité suprême la souveraineté de la nature, c’est-à-dire la {p. 17}souveraineté de Dieu, auteur et législateur des instincts qui forcent l’homme à être sociable.

Cette souveraineté de Dieu ou de la nature a promulgué ses lois sociales par les instincts de tout homme venant à la vie.

Le premier de ces instincts, d’abord physique, lui commande de se rapprocher de sa mère sous peine de mort ; il crée la famille, cette sainte unité de l’ordre social.

L’instinct de la mère et du père, celui-là tout moral, l’instinct de la compassion et de la bonté, leur commande de soigner, d’allaiter, d’élever l’enfant ; il crée la continuité de l’espèce, il dépasse déjà la loi d’égoïsme de l’individu, il devient sans le savoir dévouement spiritualiste.

L’instinct de la justice apprend à l’enfant à chérir sa mère et son père, il devient devoir ; c’est déjà l’âme qui se révèle, ce n’est plus de l’instinct seulement.

L’instinct de l’amour créateur emporte l’homme et la femme l’un vers l’autre ; mais, une fois l’enfant conçu, ce même instinct, devenu paternité, porte les deux êtres générateurs à perpétuer leur union dans l’intérêt de l’enfant, ce troisième être qui les confond et {p. 18}les réunit par une union permanente et sainte, sanctionnée par les autres hommes et par Dieu. Le mariage, sous une forme ou sous une autre, selon les lieux ou les temps, ce n’est plus l’instinct de l’amour seulement, c’est le devoir réciproque, spiritualisme qui d’un attrait fait un lien. De là les lois sur la génération pure de l’espèce, sur l’autorité paternelle, sur la piété filiale ; instincts changés en devoirs de tous les côtés ; spiritualisme de cette trinité plus morale que charnelle ; sollicitude pour l’enfant, assistance dans l’âge mûr, tendresse et culte pour la vieillesse, le plus doux des devoirs, la justice en action, la reconnaissance, mille vertus en un seul devoir !

L’instinct dit à ce groupe humain à peine formé : « Réunis-toi à d’autres groupes pareils pour te protéger contre les éléments comme corps, contre les agressions et les injustices des hommes iniques et forts, comme être moral et libre. » De là l’association fondée alors sur la réciprocité des services : tu me sers, je te sers ; tu me défends, je te défends ; tes ennemis sont mes ennemis ; tes amis sont mes amis. Voilà la société élémentaire, elle n’est plus vil intérêt seulement, elle est déjà réciprocité, {p. 19}c’est-à-dire mutualité, réciprocité qui n’est que la justice des actes, moralité, devoir, vertu.

Un autre instinct porte d’autres groupes à s’unir, pour être plus solides, aux premiers groupes.

La nation se fonde ; elle féconde une terre, elle sème, elle moissonne, elle bâtit, elle multiplie ; elle se choisit une place permanente au soleil, elle se dit : « Il fait bon là, nous avons besoin que cette place féconde et fécondée soit à nous, et non à d’autres, pour y nourrir ceux qui descendront de nous ; nos sueurs ont animalisé de nous cette terre, il y a parenté désormais entre elle et nous ; marquons-la de notre nom, de notre droit de priorité. »

À l’instant voilà la possession accidentelle et passagère qui se transforme en fait, en droit, en permanence, en patriotisme moral enfin.

Spiritualisme, moralité, vertu. Le devoir de défendre la patrie, de vivre et de mourir au besoin pour elle, pour ceux même qui ne sont pas encore nés, dignifie, sanctifie en passion désintéressée, en dévouement sublime, {p. 20}en sacrifice méritoire, en vertu glorieuse sur la terre, en mérite immortel dans la patrie future, ce devoir patriotique.

VI §

La nation fondée et défendue, un instinct qui s’élargit la pousse à se civiliser chaque jour davantage. Elle sent la nécessité de l’autorité politique qui donne à tous ces instincts épars l’unité de volonté par laquelle chacun a la force de tous, et tous ont le droit de chacun. C’est ce qu’on appelle gouvernement. Les formes de ce gouvernement sont aussi diverses que les âges des peuples, les lieux, les temps, les caractères de ces groupes humains formés en nations.

L’autorité dérivée de la nature y repose d’abord dans le père, ou patriarche, par droit d’antiquité ; l’hérédité la consacre dans le fils après le père.

Elle s’étend de là aux vieillards de la tribu, supposés les plus sages par droit d’expérience : c’est l’origine des sénats, seniores, qui {p. 21}assistent, éclairent, limitent le pouvoir patriarcal et souverain.

Le pouvoir aristocratique s’y constitue : gouvernement de castes.

L’autorité concentrée y devient facilement injuste et oppressive ; le peuple y demande sa place et l’obtient : gouvernement pondéré, monarchie, aristocratie, démocratie, trinité d’Aristote, gouvernements modernes des trois pouvoirs diversement représentés.

L’autorité conquise sur la monarchie et sur l’aristocratie par le nombre seul, par la démocratie absolue, c’est la souveraineté de la multitude, sans pondération, sans fixité, sans corps modérateur ; elle dégénère bientôt en oppression mutuelle et en anarchie : gouvernement condamné par l’instinct de la hiérarchie légale, qui est la loi de tout ce qui dure, la loi de tout ce qui commande et de tout ce qui obéit sur la terre.

VII §

L’instinct de justice absolue et celui de hiérarchie nécessaire, combinés légalement ensemble, {p. 22}fondent et maintiennent les républiques à plusieurs pouvoirs ; elles sont agitées, mais le mouvement même y prévient longtemps la corruption, la tyrannie, la décadence.

Elles supposent plus de spiritualisme, plus de devoir, plus de vertu dans le peuple que les autres gouvernements ; c’est ce qui fait qu’elles sont l’idéal des peuples et des sages.

Elles ont l’unique et immense mérite d’élever l’âme, les lumières, et le sentiment de justice du peuple, à la hauteur de sa souveraineté.

Mais si le peuple ne possède ni assez de lumières ni assez de vertus, il n’y faut pas penser encore, ou bien il n’y faut plus penser du tout : un brillant esclavage militaire, de la gloire, et point de liberté, suffit à ce peuple ; on peut l’éblouir, on ne peut l’éclairer. Ses vertus sont toutes soldatesques : des dictatures et des victoires, voilà tout ce qu’il lui faut. Le spiritualisme, c’est-à-dire le sentiment moral de ce qu’il doit à Dieu, aux autres peuples et à lui-même, y baisse à mesure que la fausse gloire y resplendit davantage. Il marche à la tyrannie chez lui-même en allant porter sa propre tyrannie dans le monde ; bientôt il ne saura plus où {p. 23}retrouver le principe de l’autorité des gouvernements légitimes, c’est-à-dire naturels, de la société politique, trop vieux et trop irrespectueux pour le gouvernement patriarcal, trop égalitaire pour le gouvernement des castes, trop sceptique pour le gouvernement théocratique, trop ardent en nouveautés pour le gouvernement des coutumes et des dynasties, trop agité pour le gouvernement constitutionnel et l’équilibre des pouvoirs, trop turbulent pour le gouvernement des républiques, et trop impie envers ses propres droits pour les défendre soit contre l’oppression d’en haut, soit contre l’oppression d’en bas. Peuple du vent et du mouvement perpétuel, emporté à tous les abîmes par le tourbillon même qu’il crée et accélère sans cesse en lui et autour de lui !

Peuple de beaux instincts, mais de peu de moralité politique, toujours ivre de lui-même, enivrant les autres peuples de son génie et de son exemple ; mais ne tenant pas plus à ses vérités qu’à ses rêves, et créé pour lancer le monde, plutôt que pour le diriger vers le bien.

À de tels peuples le gouvernement du hasard ! Ils ne savent ni fonder ni conserver, ils ne savent que détruire et changer sur la terre ; ils sont le {p. 24}vent qui balaye le passé. Qu’ils balayent donc le monde politique : ils sont le balai de la Providence, comme Attila fut le fléau de Dieu.

VIII §

De toutes ces natures de gouvernement inspirées à l’humanité par cette souveraineté de la nature qui parle dans nos instincts, aucun ne nous semble plus voisin de la perfection que le gouvernement créé ou réformé par le législateur rationnel de l’extrême Orient, le divin philosophe politique Confutzée, dans cet empire de la Chine, plus vaste que l’Europe, plus antique que notre antiquité, plus peuplé que deux de nos continents, plus sage que nos jeunes sagesses.

Confucius résume en lui toutes les lumières, toutes les vertus et toutes les expériences du vieux monde indien ; il résume, de plus, selon toute apparence, le vieux univers antédiluvien, si les révélations, les monuments et les traditions antédiluviennes vivent encore dans la mémoire des hommes. Confucius semble {p. 25}avoir été illuminé divinement par un reflet, par un crépuscule de cette divine révélation sociale qui précéda le siècle des grandes eaux. Ministre de cette souveraineté de la nature dont on retrouve le texte syllabe par syllabe dans nos instincts natifs, Confucius institue dans sa législation, et ensuite dans le gouvernement, toutes les lois et toutes les formes politiques qui dérivent de notre nature physique et de notre nature morale ; spiritualisme et loi civile, politique et vertu, temps et éternité, religion et civisme, ne sont pour lui qu’un même mot. Aussi voyez comme cela civilise, comme cela dure, comme cela multiplie la vie et l’ordre dans l’espèce humaine ! À l’exception des arts barbares de la guerre qu’un excès de philosophie fait tomber en mépris et en désuétude chez ses disciples, voyez la population : cette contre-épreuve de la bonne administration : quatre cents millions d’hommes traversant en ordre et en unité vingt-cinq siècles ; jamais l’esprit législatif a-t-il créé et régi une telle masse humaine en une seule nation ? C’est une impiété à l’Europe d’aller briser à coups de canon anglais cette merveilleuse Babel d’une seule langue en Orient. Étudiez ce gouvernement {p. 26}et rougissez de ces assauts que vous donnez à ces palais et à ces temples de la civilisation primitive, toute spiritualiste, au nom d’une civilisation de trafic, d’or et de plomb. Analysez le gouvernement de Confucius : vous y retrouvez tout l’homme moral et toute la politique de la nature dans le mécanisme accompli du gouvernement.

IX §

Le gouvernement paternel demeure dans le monarque une hérédité inviolable, personnifiant l’autorité divine, invisible dans l’abstraction visible de la nation souveraine et immortelle, spiritualisme monarchique qui consacre le commandement et qui moralise l’obéissance. Point de force sans droit, voilà la monarchie de Confucius.

L’aristocratie intellectuelle et morale dans le conseil de l’empire, spiritualisme raisonné qui signifie : point de souveraineté sans lumière.

La démocratie complète dans les mandarins de tout ordre choisis dans toutes les classes {p. 27}par l’élection dans les examens publics, ce qui veut dire égalité de tous, mais à condition de capacité constatée par tous, et de vertu reconnue par tous.

Gradation ascendante et descendante dans les rangs et les fonctions des magistrats chargés de l’administration de la justice ou de l’administration des intérêts populaires de l’empire ; spiritualisme qui personnifie la conscience et la providence dans une hiérarchie sans laquelle il n’y a ni autorité distributive, ni ordre, ni stabilité dans les institutions.

L’ubiquité de l’autorité monarchique, partout présente et partout active, dans le dernier hameau comme dans la première capitale de province : spiritualisme de la présence et de l’intervention souveraine dans tous les rapports de l’homme avec l’homme pour légitimer tous les actes de la vie civile.

Autorité paternelle absolue, mais surveillée dans la famille pour que le commandement y soit respecté, et que l’obéissance y soit religieuse : spiritualisme légal qui fait du père un magistrat de la nature, et qui fait du fils un sujet du sentiment !

Culte des ancêtres perpétuant la mémoire et {p. 28}sanctifiant la filiation humaine en reportant sans cesse l’humanité à sa source par la reconnaissance : spiritualisme filial, qui va rechercher la vie pour la bénir et la tradition pour la vénérer.

Anoblissement des pères par les actes héroïques ou vertueux des enfants, dans les générations les plus reculées : spiritualisme profond dans ce législateur qui personnifie la solidarité de race, la responsabilité paternelle, le rémunérateur filial dans l’unité morale de la famille, continuité de l’être moral descendant et remontant du père à Dieu, du père aux fils, des fils aux pères, et qui rend la vertu aussi héréditaire de bas en haut que de haut en bas ! Quel plus beau dogme ! Quel plus fort lien entre les générations, mortelles par les années, immortelles par leurs vertus !

Et ainsi de suite. Pas un dogme législatif qui ne soit un dogme spiritualiste ; pas une prescription sociale qui n’ait Dieu à sa base et Dieu à son sommet ; pas une institution civile qui ne soit calquée sur un devoir moral ; la chaîne des devoirs moraux relie partout l’individu à la société et la société à l’individu ; la loi n’est qu’un commentaire de la nature.

{p. 29}Concluons : je suis contre J.-J. Rousseau pour Confucius, malgré la prétendue loi du progrès indéfini, progrès dérisoire qui descend souvent, au lieu de monter, du spiritualisme social de Confucius au matérialisme égoïste du Contrat social.

X §

Le vrai contrat social n’a pas été délibéré entre des hordes humaines faisant la métaphysique des prétendus droits de l’homme, et la théorie des sociétés avant l’existence de la société.

La société n’est pas d’invention humaine, mais d’inspiration divine.

Dieu l’a déposée dans les instincts des premiers-nés de la terre appelés hommes, et même dans les instincts organiques des animaux. Elle est née toute faite, et chacun de nos instincts contenait en germe une loi ; une loi, non pas seulement physique, donnant pour but à la société politique la satisfaction brutale des besoins du corps, mais une loi morale et religieuse, donnant à la société civile un {p. 30}but intellectuel, moral et divin de civilisation des âmes, c’est-à-dire de vertu et de divinisation de notre être par des devoirs réciproques découverts et accomplis.

Voilà la fin de la société politique, voilà le plan de Dieu, voilà l’œuvre de la législation, voilà la dignité de l’homme ; voilà le spectacle que la Divinité créatrice se donne à elle-même, depuis qu’elle a daigné créer l’homme jusqu’à la consommation des temps.

Ce serait un pauvre spectacle, aux yeux de cette adorable Divinité, de qui tout émane et à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui n’est qu’âme, c’est-à-dire intelligence, volonté, force et perfection, que le spectacle de populations plus ou moins nombreuses broutant la terre dans un ordre plus ou moins régulier, comme celui du troupeau devant le chien, sans autre fin que de se partager plus ou moins équitablement l’herbe qui nourrit leur race, jusqu’au jour où leurs cadavres iront engraisser à leur tour le fumier vivant tiré du fumier mort, et destiné à devenir à son tour un autre fumier !

Voilà cependant le Contrat social de J.-J. Rousseau ; voilà les droits de l’homme ! Ce sont aussi les droits du pourceau d’Épicure. {p. 31}Si l’égalité alimentaire de Platon, de J.-J. Rousseau, des économistes, des tribuns du peuple, des démagogues de 1793, des saint-simoniens de 1820, des fouriéristes de 1830, des socialistes de 1840, des communistes de 1848, n’a pas d’autres utopies à présenter aux sociétés modernes, en vérité, de si vils et de si grossiers intérêts valent-ils la stérile agitation des utopistes qui les inventent, des populations prolétaires qui les rêvent, des législateurs qui les pulvérisent ? Des râteliers toujours pleins, dans cette vaste étable de l’humanité, changent-ils la nature de cette bête de somme plus ou moins repue qu’ils appellent la société humaine ? Leurs droits de l’homme se pèsent-ils donc à la livre, ou se mesurent-ils à la ration ? Grasse ou maigre, une telle société en serait-elle moins une société de brutes ? On a pitié de telles utopies, pitié de tels contrats sociaux, pitié de telles dégradations de notre nature !

Le vrai contrat social ne s’appelle pas droit, il s’appelle devoir ; il n’a pas été scellé entre l’homme et l’homme, il a été scellé entre l’homme et Dieu.

Le véritable contrat social n’a pas pour but {p. 32}seulement le corps de l’homme, il a pour but aussi et surtout l’âme humaine, il est spiritualiste plus que matériel ; car le corps ne vit qu’un jour de pain, et l’esprit vit éternellement de vérité, de devoir et de vertu. Voilà pourquoi la doctrine qui ne fait que proclamer les droits de l’homme est courte et fausse, et ne peut aboutir qu’à la révolte perpétuelle, doctrine insensée, Contrat social ; voilà pourquoi toute société qui se fonde sur le devoir est vraie, durable, toujours perfectible, et aboutit directement à Dieu, c’est-à-dire à la perfection et à l’éternité.

XI §

Devoir d’adoration envers le Créateur, qui a daigné tirer l’être du néant pour sa gloire ; devoir qui oblige l’homme à se conformer en tout aux volontés du souverain législateur, volontés manifestées à l’homme par ses instincts ; organe de la véritable souveraineté de la nature ; devoir facile, satisfait par son accomplissement, même quand il est douloureux {p. 33}aux sens ; devoir qui donne à l’homme obéissant à son souverain Maître cette joie lyrique de la vie et de la conscience, joie de la vie et de la conscience qui éclate dans tout être vivant comme un cantique de la terre, et que tous les êtres vivants, depuis l’insecte, l’oiseau, jusqu’à l’homme, entonnent en chœur au soleil levant comme une respiration en Dieu !

Devoir de l’époux et de l’épouse, qui, au lieu de s’accoupler comme des brutes, se lient par un lien moral ensemble pour spiritualiser leur union, souvent pénible, au bénéfice de l’enfant, né d’un instinct, mais vivant d’un devoir.

Devoir du père et de la mère de protéger, d’élever, de moraliser l’enfant par un dévouement qui s’immole à sa postérité.

Devoir du fils, qui, au lieu de se séparer selon J.-J. Rousseau, dès qu’il n’a plus besoin de tutelle physique, adhère par justice et reconnaissance au sein qui l’a nourri, à la main qui le protège dans sa faiblesse, et leur rend ce culte filial, image du culte que tout être émané doit à tout être dont il émane.

Devoir de cette trinité humaine : le père, la mère, les enfants, de se grouper dans une unité défensive de tendresse et de mutualité sainte {p. 34}qu’on appelle famille, première patrie des cœurs qui impose le premier patriotisme du sang, et qui sanctifie la source de l’âme comme la source de la population.

Devoir du commandement adouci par l’amour dans le père, pour que l’ordre, qui ne peut se fonder sans hiérarchie, du moment que les volontés peuvent se heurter entre des êtres nécessairement inégaux, pour que cet ordre, disons-nous, se fonde sur une autorité et sur une subordination incontestées ; autorité et subordination qui sont un phénomène social, nullement physique, mais tout moral.

Devoir de l’obéissance dans les enfants, même quand ils sont devenus, par le nombre et par la force, plus forts que le père et la mère ; devoir d’autant plus moral, d’autant plus spiritualiste, d’autant plus vertueux, qu’il est volontaire, et que la force matérielle dans les enfants se soumet plus saintement à la force spiritualiste dans le père.

Devoir de ce premier groupe de la famille de reconnaître et de respecter, dans les autres groupes semblables à elle, le même droit divin de vivre et de multiplier sur la terre, domaine commun de la race humaine ; de ne point la {p. 35}tuer, de ne point lui dérober sa place au soleil et au festin nourricier du sillon ; mais de reconnaître, d’assister, d’aimer les autres hommes ses semblables, et de leur appliquer cet instinct tout spiritualiste et tout moral de la justice législative incréée, qui invente et qui sanctionne toute société par une force morale mille fois plus forte que la force législative, la conscience, et dont toute violation est crime, dont toute observation est vertu !

Devoir de donner la vie de chacun pour la défense et le salut de tous dans cette société de familles associées devenues patries par cette loi spiritualiste du dévouement si contraire à la loi de l’égoïsme des législateurs athées ; devoir du sacrifice de la vie même à ceux de ses semblables qui ne sont pas encore nés ; devoir surnaturel que les hommes appellent héroïsme, et que Dieu appelle sainteté !

Voyez comme vous êtes déjà loin de la société utilitaire et du contrat social de la chair avec la chair de J.-J. Rousseau, et des droits de l’homme ! Voyez comme le spiritualisme social se dégage déjà de la matière, et comme le véritable contrat social de la nature se spiritualise et se divinise en découvrant, non {p. 36}pas dans le corps humain, mais dans l’âme humaine, l’origine, le titre, l’objet, et la fin de la société politique !

Un devoir social, au lieu d’un droit brutal, sort de chacun des instincts primitifs de l’homme social, à mesure qu’il a besoin de lois plus nombreuses et plus morales pour ses rapports plus multipliés avec les autres hommes ; au lieu d’être un droit, chacune de ces lois s’appelle un devoir.

Devoir de l’ordre qui lui fait personnifier l’autorité divine de la nature, ici dans une monarchie, ici dans une république, ici dans une magistrature élective, ici dans des pouvoirs héréditaires, ici dans ces différentes forces combinées, mais toutes imposant un même devoir de commander et d’obéir pour le bien de tous, sauf la tyrannie et l’usurpation de l’ambition et du crime dans un seul ou dans le nombre, qui sont la violation de la loi spiritualiste et du devoir, punie par l’anarchie et la servitude.

Devoir d’obéir aux lois promulguées par l’autorité législative même quand ces lois nous commandent de mourir pour la société civile ou politique !

{p. 37}Devoir d’accomplir en conscience toutes les prescriptions du gouvernement de la nation à mesure que le gouvernement chargé du droit de commander par tous et pour tous, a besoin de promulguer des lois nouvelles pour des besoins nouveaux de la société personnifiée en lui.

XII §

Quel que soit le rang que l’on occupe dans la hiérarchie sociale, devoir de respecter dans tous ses semblables en haut l’autorité, inégalité légale, en bas la dignité de l’âme de tous, égalité divine.

Partout la fraternité en action imposant aux forts la tutelle des faibles, aux riches la responsabilité des pauvres par l’assistance, obligatoire quoique volontaire, du travail et de la charité.

L’énumération de tous ces devoirs sociaux dont le Contrat social selon l’esprit a fait des devoirs ne finirait pas ; je m’arrête.

Je m’engagerais à parcourir ainsi avec vous, un à un, tous les instincts en apparence les plus physiques de l’homme venant en ce {p. 38}monde, et de vous amener à découvrir avec une évidence solaire, dans chacun de ces instincts élémentaires, la source, le titre divin, la révélation irréfutable du vrai contrat social : souveraineté divine manifestée par la souveraineté de la nature, et imposant aux hommes de tous les âges et de tous les pays le contrat social de la moralité et de la vertu, la politique du devoir au lieu de la politique du droit, le gouvernement pour l’âme au lieu du gouvernement pour les besoins, le progrès aboutissant à l’immortalité et à Dieu par la vertu au lieu du progrès partant de la chair et aboutissant à la chair.

Le droit de l’homme est bien plus haut placé ; ce n’est pas seulement le droit à l’égalité et à sa part de vie ici-bas, c’est le droit à la vertu et à sa part d’immortalité dans l’immortalité de la race, qui n’est mortelle qu’ici-bas.

Voilà le contrat social du spiritualisme. Les publicistes qui donnent des définitions orgueilleuses et abjectes du droit de l’homme, n’ont oublié que ceux-là : le droit d’accomplir des devoirs, le droit d’être vertueux, le droit d’être immortel.

{p. 39}Relevons nos fronts trop humiliés : nous valons mieux que cela.

XIII §

Cessons de rechercher le faux principe de la société politique dans la souveraineté des trônes, despotisme ; dans la souveraineté des castes, aristocratie ; dans la souveraineté du peuple, anarchie et tyrannie à la fois. Ce ne sont ni les despotes, ni les aristocrates, ni les démocrates, qui ont créé le divin phénomène de la société politique ; ce ne sont ni les dynasties, ni les théocraties, ni les autocraties, ni les démocraties, qui peuvent sanctifier en elles le titre au commandement humain, divin, aristocratique ou populaire, à la souveraineté, à l’organisation, à la conservation, au perfectionnement de la société politique. La société politique est organique, elle naît avec l’homme, elle a sa révélation dans nos instincts, elle procède d’une seule souveraineté, la souveraineté de notre nature. Elle n’a pas pour objet seulement la perpétuation de l’espèce humaine {p. 40}par la vile satisfaction des besoins du corps humain sur cette terre ; mais elle a pour but surhumain la grandeur et la glorification de l’âme humaine par la vertu.

Le travail de l’homme terrestre pour le pain du jour, c’est la vertu du corps humain ; le travail de la société politique en vue de Dieu et de l’immortalité, c’est la vertu de l’âme humaine.

Ce double travail, également nécessaire, quoique inégalement rétribué, Dieu l’exige de l’homme comme être corporel, et de la société politique comme être moral.

Et pourquoi l’exige-t-il ?

Parce que la société politique ne se compose pas seulement de corps qui produisent, qui consomment, qui vivent et qui meurent ensevelis dans le sillon qui les a nourris ; mais parce que la société morale se compose avant tout d’une âme immortelle dont la destinée immortelle est de rendre gloire à son Créateur en se perfectionnant et en se sanctifiant éternellement devant lui.

Les sens corporels révèlent forcément à l’homme les besoins corporels que la société civile l’aide à satisfaire ici-bas.

{p. 41}La conscience, ce sens invisible, mais absolu, de la vertu et de la moralité, révèle aussi forcément à l’homme intellectuel les besoins de son âme pour satisfaire à ses aspirations divines de perfectionnement moral et d’immortalité. La société politique ne peut pas, sans s’avilir, se borner à aider l’homme à vivre dans son corps : elle doit l’aider surtout à perfectionner son âme, à renaître plus parfait par une vie plus sainte, à vivre de devoirs et à revivre éternellement de félicité.

Voilà pourquoi toute loi qui n’est pas vertu n’est pas loi. Dieu ne sanctionne que ce qui est divin. Il n’y a point de souveraineté dans la force, le commandement est tyrannique et l’obéissance est lâcheté ; ce contrat social entre l’iniquité et la servitude, même quand il produit l’ordre apparent, n’est que le désordre suprême. Dieu ne peut être appelé en témoignage pour le ratifier ; la moitié meilleure de ce qui fait l’homme y manque : son âme n’y est pas ! c’est la société politique de la hache et du billot. Le Contrat social de J.-J. Rousseau mène directement à ces emblèmes ; le commandement est le crime, et l’obéissance est la mort.

Honte et exécration sur un tel contrat social ! {p. 42}honte parce qu’il est servile, exécration parce qu’il est odieux.

XIV §

Et pitié aussi, parce qu’il est sophisme et qu’il borne la société politique à une sorte d’association commerciale pour cette courte vie, où le gouvernement, purement mécanique et industriel, n’a qu’à surveiller les parts de subsistances et de bien-être entre des hommes qui ne vivent qu’à demi et qui meurent tout entiers. De ces deux moitiés de l’homme, ils ont, dans leur acte de société, oublié la principale : l’âme, et sa destinée immortelle et infinie.

Combien le véritable contrat social est supérieur, en vérités et en dignité morale, à ce pacte de la chair avec les sens !

XV §

Ce pacte de la société vraie, le voici : Dieu a créé l’homme corps et âme, à la fois ; Corps, pour s’exercer ici-bas comme un {p. 43}apprenti de la vie terrestre à la vie céleste, qui sera dégagée des sens et des temps.

Il a donné à l’homme, en le créant, les instincts innés qui le forcent à vivre en société politique, parce que la société politique est le moyen de perfectionner l’individu en élargissant sa sphère par la famille, l’État, l’humanité, cette trinité de devoirs.

Ce perfectionnement de l’homme par la société civile et politique s’accomplit, pour le corps, par le développement des industries matérielles, des moyens, des forces, des découvertes qui ont la vie terrestre pour fin. C’est la civilisation des sens, beau phénomène, mais phénomène court comme le temps, borné comme l’espace, fini comme la poussière organisée, périssable comme la mort.

Il a donné à l’homme une âme pour communiquer par la pensée avec Dieu, son créateur, et pour perfectionner cette âme par la vertu, travail surhumain de l’humanité mortelle dont la vie immortelle est le salaire dans un temps qui ne finit pas, c’est-à-dire dans l’éternité rémunératrice.

La société politique et civile est le milieu composé de devoirs mutuels dans lequel {p. 44}l’homme trouve à exercer son âme militante et perfectible à cette vertu dont la société vit, mais dont le mérite ne finit pas ici-bas ; c’est la civilisation spiritualiste de l’âme humaine.

Le contrat social matérialiste de J.-J. Rousseau et de ses disciples ne promet à l’humanité que des biens matériels et quelques souffrances égales pour tous, des luttes pour ou contre une souveraineté sans cesse imposée par les tyrans, sans cesse reconquise par les peuples ; des droits qui ne reposent que sur des révoltes de tous contre tous, et qui ne sont contresignées qu’avec du sang, des métiers ou des arts tout manuels ; des lois toutes égalitaires pour consoler au moins le malheur de chacun par le niveau du malheur commun, puis la mort ensevelissant une société de poussière vivante dans une poussière morte. Voilà tout : est-ce là beaucoup plus que le néant ? Le bonheur de vivre vaut-il, pour une pareille société, la peine de mourir ?

XVI §

Notre contrat social, à nous, le contrat social spiritualiste, au contraire, celui qui cherche {p. 45}son titre en Dieu, qui s’incline devant la souveraineté de la nature, celui qui ne se reconnaît d’autre droit que dans ce titre magnifique, et plus noble que toutes les noblesses, de fils de Dieu, égal par sa filiation et par son héritage à tous ses frères de la création, celui qui ne croit pas que tout son héritage soit sur ce petit globe de boue, celui qui ne pense pas que l’empire de quelques millions d’insectes sur leur fourmilière, renversant ou bâtissant d’autres fourmilières, soit le but d’une âme plus vaste que l’espace, et que Dieu seul peut contenir ou rassasier ; celui qui croit, au contraire, à l’efficacité de la moindre vertu exercée envers la moindre des créatures en vue de plaire à son Créateur, celui qui place tous les droits de l’homme en société dans ses devoirs accomplis envers ses frères ; celui qui sait que la société humaine, civile et politique, ne peut vivre, durer, se perfectionner en justice, en égalité, en durée, que par le dévouement volontaire de chacun à tous, dévouement du père au fils, de la femme à l’époux, du fils au père, des enfants à la famille, de la famille à l’État, du sujet au prince, du citoyen à la république, du magistrat à la patrie, du riche au pauvre, du pauvre au riche, {p. 46}du soldat au pays, de tout ce qui obéit à tout ce qui commande, de tout ce qui commande à tout ce qui obéit, et, plus haut encore que cet ordre visible, celui qui conforme, autant qu’il le doit et qu’il le peut, sa volonté religieuse à cet ordre invisible, à ce principe surhumain que la Divinité (quel que soit son nom dans la langue humaine) a gravé dans le code, dans la conscience, table de la loi suprême ; celui qui sait que, sous cette législation des devoirs volontaires qu’on nomme avec raison force ou vertu, il n’y a ni Platon, ni J.-J. Rousseau, ni chimères, ni violences, ni tyrannies, ni multitudes, ni satellites, ni armées, ni bourreaux qui puissent faire prévaloir la société purement matérialiste sur la société spiritualiste, où le commandement est divin, où l’abstention est vertu ; ce contrat social est, disons-nous, indépendamment de ce qu’il est plus vrai, mille fois plus digne du légitime orgueil, du saint orgueil de la race humaine : car il croit fermement (et il a raison de croire) que le contrat social qui commence sur la terre par des individus isolés, sans défense contre les éléments, par des hordes, par des tribus, par des républiques, par des empires, par des révolutions qui brisent {p. 47}ou qui restaurent des nations, n’est ni toute la fin, ni toute la destinée probable de la civilisation divine, ni toute la pensée du Créateur, ni tout le plan infini de Dieu dans sa création de l’homme en société.

Car il croit que Dieu n’a pas borné à ces phénomènes d’agglomération, de révolution, de progrès matériel, de décadence, de dissolution et de disparition, les destinées de cette noble catégorie d’êtres appelés hommes ; que ces êtres ne sont pas bornés dans tous leurs développements par la tombe ; mais que le vrai contrat social, celui dont l’âme de l’humanité est l’élément, celui dont la vertu est le mobile, celui dont le devoir est la législation, celui dont Dieu lui-même est le souverain, le spectateur et la récompense, que ce contrat social, interrompu ici à chaque génération par la mort, ne se résilie pas dans la poussière de ce globe.

Au contraire, il se renoue, se recompose et se développe indéfiniment plus haut de vertu en vertu, de sainteté en sainteté, de grandeur en grandeur, dans une société toujours croissante et toujours multipliante, pour multiplier les adorations par les adorateurs, les forces par les {p. 48}facultés, les vertus par les œuvres, dans cette échelle ascendante par laquelle monta le Jacob symbolique, et qui rapproche du Dieu de vie ses hiérarchiques créations !

En un mot, le vrai contrat social, au lieu de donner pour fin à la société mortelle la mort, donne pour fin à la société spiritualiste sur la terre le sacrifice, et pour fin à la société divinisée après la vie l’immortalité !

Voilà ma foi politique.

Lamartine.

P.-S.

La trop grande étendue que j’ai été obligé de donner à l’Entretien précédent me force à restreindre celui-ci et à m’arrêter là de peur de fatiguer le lecteur de métaphysique sociale. Je reviendrai dans un an sur ces aberrations de J.-J. Rousseau, philosophe social. Quant à sa philosophie religieuse, dont la profession de foi du Vicaire savoyard est le sublime portique, c’est une des plus éloquentes protestations contre l’athéisme ou l’irréligion qui ait jamais été écrite par une main d’homme. Quand nous traiterons de la philosophie {p. 49}(ce que nous ferons l’année prochaine), nous reviendrons sur ce bel exorde de religion dite naturelle. J.-J. Rousseau s’élève, dans cette contemplation lyrique de la Divinité et de la morale, mille fois au-dessus des philosophes impies ou matérialistes du dix-huitième siècle. Le christianisme même lui doit ici de la reconnaissance, car, s’il est dans quelques parties incrédule sur la lettre de ses dogmes, il est croyant à sa sainteté. C’est une aurore boréale de l’Évangile : il ne le voit pas, mais il le répercute. C’est la raison évangélisée.

XVII §

Par une circonstance bien étrange, pendant que je m’entretenais avec vous des erreurs politiques et des essais théologiques de J.-J. Rousseau dans l’Émile, un livre paraissait, un des livres que les curieux de littérature et de philosophie accueillent comme une bonne fortune de bibliothèque, parce qu’il leur révèle comme en confidence les secrets du métier de la littérature.

Ce livre, par un homme de pensée libre, {p. 50}d’instruction variée, de goût sûr, de recherches patientes, M. Sayous, est intitulé : le Dix-huitième Siècle à l’étranger.

C’est une histoire coloniale de l’esprit français dans toute l’Europe, pendant que l’esprit français rayonnait de Paris sur le monde quelques années avant qu’il fît explosion par la révolution française. M. Sayous est là, pour le dire sans l’offenser, un statisticien moral, un fureteur de génie épiant et découvrant le beau et le bon dans tous ces recoins de l’Europe où de petits cénacles littéraires, français de langue et d’esprit, depuis Copenhague, Pétersbourg, Berlin, Dresde, jusqu’à Lausanne, Coppet, Ferney, Genève (il aurait pu y ajouter Turin et Chambéry, colonie des deux frères de Maistre, l’un naturel et arcadien, l’autre emphatique et olympien), devaient bientôt appeler l’attention sur leur nom et sur leurs œuvres.

M. Sayous donc furète avec beaucoup de loyauté et beaucoup de bonheur ces découvertes dans tous ces recoins du monde français, et nous fait des portraits fins, vrais, originaux, critiques de toutes ces figures d’hommes et de femmes qui gravitaient en ce temps-là dans la sphère de l’esprit français, de la {p. 51}langue française et de la philosophie française.

Or savez-vous ce qu’il découvre très inopinément pour nous, à Genève, en recherchant les sources de J.-J. Rousseau, car toute grande individualité a ses sources ? Il découvre une femme, une jeune fille, une belle sibylle des Alpes, une théologienne de vingt ans, une prophétesse de raison et d’instruction qui prophétise à demi-voix et qui prophétise quoi ? La profession de foi du Vicaire savoyard. C’était dans l’air. Rousseau l’écoute, il retient ; il s’inspire, et il écrit. Qui se serait douté de cette Égérie cachée dans les grottes du lac Léman, derrière ce philosophe misanthrope de la rue Plâtrière, à Paris ?

Or voici tout le mystère :

Il y avait à Genève une de ces familles cosmopolites qui apportent, partout où elles vivent, un caractère et une physionomie multiples, saillants, originaux comme l’empreinte des différentes contrées où ces familles ont eu leurs haltes et leur origine. C’était la famille si connue des Huber. Sortis de la noblesse féodale du Tyrol, illustres dans la chevalerie tudesque de la Souabe, ils étaient devenus patriciens de Berne, et s’étaient alliés à Rome avec {p. 52}la maison princière des Ludovisi, démembrée en branches éparses entre Schaffhouse, Lyon, Genève.

Cette famille, de génies divers, avait acquis aussi divers genres de célébrités. La littérature légère, la philosophie éclectique, les sciences naturelles, les arts, la société intime avec Voltaire, Rousseau, plus tard avec les de Maistre de Savoie, avec madame de Staël, avaient encore illustré les Huber. Les mémoires du temps rappellent à toutes les pages leur nom à propos de leur familiarité avec les grandes figures de Genève, de Paris, de Berlin, de Londres, de Coppet ; ils étaient chez eux partout par droit de bienvenue, de bon goût, d’intimité avec les célébrités européennes. Un de leurs descendants, héritier de leur naturalisation universelle, le colonel Huber, à la fois homme de guerre, homme de lettres volontaire, diplomate dans l’occasion, poète quand il se souvient de ses Alpes, romancier quand il se rappelle madame de Montolieu ou madame de Staël, habite encore aujourd’hui tantôt Paris, tantôt une délicieuse retraite philosophique au bord de ce lac Léman, site préféré de cette famille.

XVIII §

{p. 53}Or, de cette famille nomade et féconde en toutes espèces d’originalités inattendues, était née à Lyon, en 1695, Marie Huber. À l’âge de dix-huit ans elle avait à Lyon la célébrité des yeux, la beauté. Tout lui souriait du côté du monde : elle détourna son âme et ne voulut regarder que du côté du ciel. Elle renonça au mariage pour garder toutes ses pensées à Dieu. L’abbé Pernetti, l’historien des célébrités de Lyon, raconte que le peuple de cette ville l’appelait la Sainte.

La solitude rendit son esprit indépendant, effet ordinaire et naturel d’une méditation solitaire. À trente-six ans elle prit la plume et elle écrivit ses pensées sur le sujet qui occupait le plus sa vie, la religion. Elle crut reconnaître que ce qui écartait le plus d’âmes religieuses de la pratique de tel ou tel culte, c’étaient le nombre et la littéralité des dogmes. Elle résolut, non de les nier, mais de les tourner, et de montrer une voie générale de salut, qui fît marcher au ciel par toutes les {p. 54}voies ; elle n’écartait pas le christianisme, elle l’ouvrait plus large à plus de fidèles ; elle considérait le Christ comme l’Homme-Dieu qui, participant à toute la nature humaine pour la réhabiliter en lui, fut affranchi de tout ce que l’humanité a de vicieux, rédempteur dont l’humanité aurait pu se passer si elle avait conservé sa pureté originelle et la religion naturelle bien gravée dans sa conscience. Elle entreprenait donc, conformément à cette idée, de faire luire de nouveau cette sainteté primitive et naturelle dans les cœurs de tous les hommes.

Ce fut là, dit M. Sayous son biographe, l’objet de son livre intitulé la Religion essentielle à tous les hommes, livre dont Voltaire eut connaissance et dont il parle avec estime, livre qui fut communiqué à J.-J. Rousseau, et dont, selon M. Sayous, il tira la doctrine supérieure et conciliatrice de sa profession de foi du Vicaire savoyard.

Ce serait ainsi qu’une femme inspirée, une sainte Thérèse d’une religion pacifique et unanime, aurait à son insu laissé dans l’âme du philosophe sceptique et mobile de Genève la pensée de ce christianisme primitivement révélé par la conscience, encore sans ombre, à {p. 55}l’humanité, et destiné à réconcilier toutes les morales, tous les schismes et tous les cultes de l’esprit dans une lumière, dans une adoration et dans une charité communes.

Nous n’affirmons pas cette filiation de la profession de foi de J.-J. Rousseau ; nous la donnons comme une de ces curiosités littéraires qui ont de la vraisemblance plus qu’elles n’ont de certitude. Mais le génie à tâtons de J.-J. Rousseau, flottant à cette époque entre le christianisme réformé, le catholicisme adopté, puis répudié, le calvinisme de son enfance professé de nouveau, l’illuminisme germanique effleuré, et le scepticisme philosophique si voisin de l’athéisme, longtemps fréquenté à Paris dans l’intimité de Diderot, de d’Holbach, de Grimm, pouvait fort bien se réfugier, pour son repos, dans cet éclectisme chrétien de mademoiselle Huber qui donnait satisfaction aux diverses aspirations de sa nature, et qui lui servait de thème pour cet hymne magnifique de Platon des Alpes connu sous le nom de profession de foi du Vicaire savoyard. Les calvinistes de Genève ne s’élevèrent pas avec moins de fureur contre le traité de paix que leur offrait mademoiselle Huber, que contre le {p. 56}symbole pacificateur que leur proposait J.-J. Rousseau. Les deux livres eurent les mêmes ennemis ; car les schismes en religion n’ont pas seulement besoin de croire, ils ont besoin de combattre ; les pacificateurs sont les premiers persécutés en religion comme en politique. L’Évangile dit : « Heureux les pacifiques ! » le monde dit : « Malheur aux modérés ! »

J.-J. Rousseau, dans ce livre, fut un Girondin de la philosophie.

Lamartine.

LXVIIIe entretien.
Tacite (1re partie) §

I §

{p. 57}L’histoire est de tous les genres de littérature celui qui supporte le plus la médiocrité de l’écrivain, d’abord parce que l’intérêt y est dans le fait plus encore que dans le style : le fait ou le récit se suffit, pour ainsi dire, à lui-même.

{p. 58}Ensuite, parce que les événements que l’histoire raconte ont par eux-mêmes un attrait de curiosité, un intérêt, pour nous exprimer autrement, qui empêche le lecteur de faire attention à l’insuffisance ou à la médiocrité du style. La curiosité est très indulgente, pourvu que l’histoire soit racontée.

Aussi les bibliothèques sont-elles pleines d’histoires médiocres, triviales, sans génie, sans philosophie, sans politique, sans couleur, sans pathétique, sans moralité, écrites par des annalistes de tous les pays ; enregistreurs de dates, de nomenclatures, de faits, ils tiennent la chronologie du monde, l’état civil des nations.

On les lit cependant : car, bien qu’ils ne fassent rien sentir et rien juger, incapables qu’ils sont eux-mêmes de sentir et de juger, ils font connaître. Ce sont les vieillards loquaces de la famille humaine dont parle Homère ; on s’attroupe autour d’eux pour les entendre conter : mais pour eux, comme pour leurs lecteurs, l’histoire n’est que de la chronique.

II §

{p. 59}Les véritables historiens sont très rares au contraire, et, pour tout dire, plus rares peut-être que les grands poètes ; plus rares certainement que les grands hommes d’action.

Cette parcimonie de la nature à créer les grands historiens s’explique d’elle-même, quand on y réfléchit, par le nombre, la diversité et la supériorité des dons naturels et des dons acquis nécessaires pour écrire une histoire digne de ce nom.

Ces dons, ou ces conditions nécessaires pour former un historien immortel, sont presque impossibles à réunir dans un même homme.

III §

{p. 60}D’abord, il faut qu’il soit né poète, c’est-à-dire sensible, coloriste, éloquent de nature ; car comment ferait-il sentir dans son style ce qu’il n’aura pas senti lui-même ?

Comment colorerait-il de nuances convenables ses portraits et ses tableaux, si, au lieu de palette dans l’imagination, il n’a qu’un peu d’encre au bout de sa plume ?

Comment ferait-il parler ses acteurs, s’il ne sait pas lui-même parler ?

Dire, c’est créer. Que créera-t-il, s’il ne sait dire ?

Il faut ensuite qu’il soit philosophe, c’est-à-dire qu’il ne se borne pas à la surface des faits, mais qu’il les creuse et qu’il les interroge pour leur faire rendre le sens caché qui est en eux, ou la sagesse des choses humaines ; car les événements ne sont pas une vaine accumulation {p. 61}de faits et de personnages, passant devant les yeux de Dieu et devant les yeux des hommes, sans autre langage que ce fracas du temps, qui roule tumultueusement dans son cours les religions, les institutions et les empires.

Ces événements, bien vus, bien écoutés, bien compris, ont un langage parfaitement intelligible qui s’appelle l’expérience, la leçon, la moralité, la sagesse, la philosophie des choses. Il faut que l’historien, profondément sage, comprenne ce langage des événements pour l’interpréter aux autres hommes.

Un véritable historien n’est qu’un traducteur, mais c’est le traducteur des desseins de Dieu. Il déchiffre les hiéroglyphes de la Providence.

IV §

{p. 62}Il faut qu’il soit honnête homme, c’est-à-dire probe d’esprit, sincère, véridique : car, s’il trompe, ou s’il dissimule, ou s’il invente, ou s’il ment, plus d’histoire ; il n’est plus que le faussaire des actes de Dieu.

Il faut qu’il soit moraliste, sinon de cœur, au moins d’esprit : car, s’il caresse les perversités dont l’histoire est pleine, s’il donne toujours raison à la fortune, s’il exalte le vainqueur coupable et qu’il écrase le vaincu innocent, s’il foule aux pieds les victimes, s’il ajoute la sanction de sa propre immoralité et l’autorité de son amnistie à tous les scandales d’iniquité qui attristent les annales des peuples, l’historien n’est plus un juge ; c’est un complice abject ou intéressé de la fortune, qui montre sans cesse le droit violé par la force, et la vertu déjouée par le succès.

{p. 63}Un tel historien corrompt plus la moralité de son siècle que tous les crimes heureux ne la corrompent : car on se défie des criminels, on ne se défie pas de l’historien. Son absolution est pire que le forfait lui-même : c’est le forfait rétrospectif, le forfait de sang-froid, le meurtre de la conscience publique, seul refuge que la fortune triomphante laisse ici-bas à la justice et à la vertu ! Le criminel ne viole la justice que pendant un temps : l’historien du succès la viole, autant qu’il est en lui, pendant toute la postérité.

On a dressé des peines contre ceux qui commettent les crimes, on devrait en formuler de pires contre ceux qui les excusent et qui les glorifient. Ils sont les scélérats du lendemain, plus coupables que les scélérats de la veille. Ils justifient l’iniquité : c’est plus atroce que de la commettre.

V §

{p. 64}Il faut que l’historien soit homme d’État : car l’histoire est pleine de politique, et s’il n’a pas l’intelligence de la politique, cette bonne conduite de la vie appliquée en grand aux nations, aux sociétés, aux empires, il écrira au hasard des récits pleins d’ignorance, de contresens et de non-sens.

Il faut qu’il ait pratiqué lui-même les conseils, les assemblées, les négociations, les délibérations, les affaires publiques, afin d’avoir observé de ses propres yeux le jeu des passions, des intérêts, des ambitions, des intrigues, des caractères, des vertus ou des perversités qui s’agitent dans les cours, dans les camps, dans les comices, dans la place publique.

Nul ne connaît les hommes par théorie : {p. 65}pour les connaître, il faut les toucher ; on ne les touche que dans la mêlée.

Un historien qui n’aura vécu que dans les bibliothèques fera des livres, mais jamais une histoire ; ses personnages seront des rôles, jamais des hommes.

VI §

Enfin, il faut que l’historien soit arrivé à la vieillesse, ou du moins à cette maturité des années qui donne, avec le sang-froid de la pensée, le désintéressement de l’ambition, ce loisir studieux où l’écrivain se renferme dans la solitude de son âme pour recueillir, avant sa mort, les événements de son temps, les expériences, les jugements qu’il veut léguer à la postérité.

On voit, à ces principales conditions d’un historien parfait, combien il est rare que toutes ces conditions se trouvent réunies {p. 66}dans un même homme, et combien peu de chefs-d’œuvre historiques doivent exister et surnager sur cet océan d’annales ou de chroniques qui encombrent les archives des nations.

Ajoutons que ces chefs-d’œuvre mêmes ne sont pas absolus, mais relatifs à l’état social et à l’âge plus ou moins avancé des peuples pour lesquels l’historien a écrit son histoire.

VII §

Les peuples enfants veulent des récits merveilleux, mais sans critique, comme ceux d’Hérodote.

Les peuples superstitieux veulent des fables, comme celles des livres théogoniques de l’Orient.

Les peuples barbares veulent des martyrologes, comme ceux des Scandinaves.

{p. 67}Les peuples chevaleresques veulent des aventures, comme celles du Cid ou de Roland.

Les peuples corrompus veulent des crimes politiques admirés et justifiés, comme ils le sont dans l’histoire de Machiavel.

Les peuples artistes veulent des harangues et des réflexions, comme celles de Thucydide.

Les peuples avilis veulent des obscénités, comme celles de Suétone.

Les peuples mûrs et touchant à la décadence veulent des portraits peints en traits de sang, des retours vers la vertu antique, des larmes amères sur la corruption présente, des sentences brèves, mais succulentes, jaillissant de l’événement comme le cri des choses, enfin une philosophie à la fois plaintive et amère, qui consterne et qui relève l’âme par l’honnête et douloureux contraste entre l’image de la vertu antique et le désespoir de la liberté perdue !

Dans ce genre d’histoire parfait, l’historien n’est plus seulement un annaliste : il est citoyen, il est moraliste, il est politique, il est poète, il {p. 68}est peintre, il est législateur, il est apologiste, il est satiriste, il est homme d’État, il est juge, il est instituteur des nations, il est Tacite. L’histoire ne monte pas plus haut : elle est alors le grand poème épique de la vérité.

VIII §

Pour l’époque du monde où nous vivons, Tacite est évidemment l’Homère, le Platon et le Cicéron de l’histoire. Une de ses pages retrace toute une période d’années ; une de ses peintures ressuscite toute une vie ; une de ses maximes fait réfléchir tout un jour.

Rome entière, avec ses grandeurs et ses bassesses, avec sa liberté et sa servitude, avec ses noblesses et ses abjections, avec ses vertus et ses forfaits, s’est résumée dans ce seul homme.

Il a tout vu, tout senti, tout sondé, tout pesé, tout aimé, tout haï, tout peint, tout conclu. {p. 69}C’est le monde romain, ou plutôt c’est le monde humain de son temps, hélas ! et de tous les temps, contracté dans la main puissante d’un homme, et rendant, sous la pression de cette main, son suc, son sens, sa gloire, ses vices, sa honte, ses larmes, son sang, par tous les pores.

IX §

Aussi celui qui a lu Tacite a compris le monde : Tacite est le Newton de l’histoire. Il a dévoilé la machine humaine depuis le premier rouage jusqu’au dernier ; il a monté et démonté le mécanisme des empires, et mis à nu tous les ressorts qui font mouvoir la sublime ou déplorable humanité.

On ne peut lui reprocher qu’une chose : un excès de brièveté dans le récit. Mais cette brièveté aussi est une force : celui qui comprend d’un coup d’œil explique d’un mot. La {p. 70}brièveté est une vertu de la langue, car la langue n’est qu’un signe. La plus parfaite des langues serait celle qui contiendrait le monde dans un mot.

Tacite est l’abréviateur de l’œuvre de Dieu ; il n’écrit pas, il note : mais chaque note ouvre un horizon sans borne à la pensée. Les intelligences lentes ou faibles doivent renoncer à le lire : il n’écrit que pour ses pairs. C’est le pain des forts, c’est l’historien des hommes d’État, des philosophes, des sages, des poètes ; il lui faut, comme à Bossuet, un auditoire de rois de l’intelligence : c’est sa gloire.

J’ai essayé souvent, dans mes notes de jeunesse, de me rendre compte à moi-même des impressions que je recevais de cet historien selon mon cœur. J’en extrais ici quelques fragments et j’en ai refait un tout, en jalonnant ma route de ses plus beaux tronçons de style, comme on reconstruit une ville détruite dans le désert, en marchant d’un débris à un débris et d’un monument à l’autre, à travers la poussière des grandes choses qu’on foule aux pieds.

X §

{p. 71}Huit cent vingt années d’existence ont épuisé la vitalité de Rome. Rome vieillit ; car, malgré les illusions toujours déçues et toujours renaissantes des utopistes, les nations vieillissent comme l’homme, unité mortelle dont elles parcourent toutes les phases avec plus de lenteur, mais avec la même vicissitude de naissance, de jeunesse, de maturité, de caducité et de mort.

L’empire a dévoré la république ; l’armée a subjugué les lois ; la corruption, à son tour, a avili l’armée ; la sédition donne et retire le trône et la vie à des favoris prétoriens d’un camp et d’un jour. Néron, le dernier des empereurs du sang de César, a péri, exécré des uns, regretté par les autres ; car les vices et les crimes eux-mêmes ont leur parti dans les populaces et dans les casernes. On pleure, à {p. 72}Rome et à Lyon, ce bon Néron qui incendiait la capitale pour la rebâtir, qui égorgeait sa mère, mais qui amusait la plèbe. Le vieux Galba, proclamé empereur par les légions, s’avance et tend la main vers le sceptre.

Écoutons Tacite, c’est ainsi qu’il commence son premier livre :

XI §

« J’entreprends une œuvre riche en vicissitudes, atroce en batailles, déchirée en séditions, sinistre même dans la paix :

« Quatre empereurs tranchés successivement par le glaive, trois guerres civiles, plusieurs guerres extérieures, quelques autres tout à la fois civiles et étrangères ;

« Nos armes, prospères en Orient, malheureuses en Occident ; l’Illyrie troublée, les Gaules mobiles, la Grande-Bretagne {p. 73}conquise et perdue presque au même moment ; les races suèves et sarmates se ruant contre nous ; les Daces illustrés par des défaites et par des victoires alternatives ; l’Italie elle-même affligée de calamités nouvelles ou renouvelées des calamités déjà éprouvées par elle dans la série des siècles précédents ; des villes englouties ou secouées par les tremblements de terre sur les confins de la fertile Campanie ; Rome dévastée par les flammes ; nos plus anciens temples consumés ; le Capitole lui-même incendié par la main de ses concitoyens ; nos saintes cérémonies profanées ; des adultères souillant nos plus grandes familles ; les îles de la mer pleines d’exilés ; ses écueils ensanglantés de meurtres ; des atrocités plus sanguinaires encore dans le sein de nos villes ; noblesse, dignités, acceptées ou refusées, imputées à crime ; le supplice devenu le prix inévitable de toute vertu ; l’émulation entre les délateurs, non-seulement pour le prix, mais pour l’horreur de leurs forfaits ; ceux-ci revêtus comme dépouilles des consulats et des sacerdoces, ceux-là de l’administration et de {p. 74}la puissance de l’État dans les provinces, afin qu’elles supportassent tout de leur violence et de leur rapacité ; les esclaves corrompus contre leurs maîtres, les affranchis contre leurs patrons, et ceux à qui il manquait des ennemis pour les perdre, perdus par la trahison de leurs amis. »

XII §

« Toutefois le siècle n’est pas assez tari de toute vertu pour ne pas fournir encore de grands exemples :

« Des mères accompagnant leurs fils poursuivis, dans leur fuite ; des femmes s’exilant volontairement avec leurs maris ; des proches courageux ; des gendres dévoués ; la fidélité des serviteurs résistant même aux tortures ; des hommes illustres bravant les dernières extrémités de l’infortune ; l’indigence elle-même héroïquement supportée ; {p. 75}des sorties volontaires de la vie comparables aux morts les plus louées de nos ancêtres.

« Outre ces nombreuses vicissitudes des choses humaines, des prodiges effrayants dans le ciel et sur la terre, les avertissements de la foudre, les présages des événements futurs, présages heureux, sinistres, ambigus, évidents tour à tour.

« Jamais, en effet, calamités plus terribles et augures plus menaçants ne témoignèrent au peuple romain que les Dieux ne veillaient plus à sa sécurité, mais à leur vengeance. »

XIII §

Après avoir frappé ainsi l’esprit de ses lecteurs de l’impression dont il est frappé lui-même, Tacite entre d’un pas rapide, mais sûr, dans son récit par le tableau du lendemain {p. 76}de la mort de Néron. Il laisse transpirer, plutôt qu’il ne le témoigne, son mépris intérieur contre un peuple assez vil pour regretter son tyran :

« La vile multitude, dit-il, celle qui assiège le cirque et les théâtres gratuits, et la lie des esclaves, et tous ceux qui, ayant dévoré leur patrimoine, vivaient des honteuses munificences de Néron, se montraient tristes et avides de nouvelles.

« Les soldats, voyant qu’ils ne recevaient pas de gratifications de Galba pour récompenser leur défection involontaire et forcée à Néron, et prévoyant que la paix ne leur fournirait pas autant que la guerre d’occasions d’avancements et de récompenses, penchaient vers la sédition. Ils accusaient déjà la vieillesse et la parcimonie de Galba.

« On rappelait un mot de lui, honnête pour la république, dangereux pour lui-même : Je choisis mes soldats, je ne les achète pas.

« L’âge même de Galba était un texte de dérision et d’impopularité pour ceux qui étaient accoutumés à la jeunesse de Néron, {p. 77}et qui, suivant le préjugé du vulgaire, ne jugeaient de leur maître qu’à la beauté et à la grâce du corps. Telles étaient à Rome, ajoute-t-il, les dispositions d’esprit de cette immense multitude. »

Il fait ensuite le tableau des provinces, des légions, le portrait des principaux généraux qui les commandent.

En Espagne, Cluvius Rufus ; dans les Gaules, un successeur peu populaire de Vindex ; en Allemagne, Verginius, encore indécis entre les regrets de Néron et l’adhésion à Galba ; sur le Rhin, un vieillard goutteux, impotent, sans ascendant sur ses troupes ; dans l’Orient encore immobile, Mucien, commandant de la Syrie et de quatre légions.

XIV §

Le portrait de Mucien, tracé en quelques lignes, présage du premier coup d’œil à {p. 78}l’empire des agitations, à Galba des compétiteurs :

« Homme, dit Tacite en parlant de Mucien, déjà aussi célèbre par ses succès que par ses disgrâces ; jeune, il avait ambitieusement caressé des amitiés illustres ; bientôt, ayant dissipé ses richesses, il glissa dans le besoin.

« Suspectant l’inimitié de Claude contre lui, il se confina dans le fond de l’Asie, aussi près de l’exil qu’il le fut plus tard de l’empire ; mélange de luxure, d’intrigue, de popularité, d’insolence, de bonnes et de mauvaises habiletés ; excessif de plaisirs dans le loisir, d’activité dans l’action, sa vie publique méritait des éloges, sa vie privée de la honte. Puissant en influence et en séduction sur ses subordonnés, sur ses proches, sur ses collègues ; homme à qui il était plus facile de décerner l’empire par son crédit que de l’obtenir pour lui-même. »

En Judée, Vespasien et son fils Titus commandaient trois légions ; ils étaient pleins de déférence pour Mucien, leur collègue le {p. 79}plus rapproché, et se concertaient entièrement avec lui.

XV §

Tout à coup un bruit se répand dans Rome. On murmure à demi-voix que les légions de Germanie se sont soulevées et ont proclamé empereur leur commandant Vitellius.

Galba, pour prévenir le seul reproche qu’on fait à son règne, celui de manquer d’un successeur, se hâte d’adopter un jeune Romain de haute noblesse et de grande espérance, Pison. Pison rappelait par ses vertus l’antique république. Son adoption était un retour à la liberté et aux mœurs. Galba le prend par la main en présence du sénat et du peuple :

« Auguste chercha un successeur dans sa famille, lui dit-il ; moi, je le prends dans la république, non que je manque de parents {p. 80}ou de compagnons d’armes, mais pour prouver que je n’ai point brigué l’empire par ambition. Cet acte démontrera à tous que je n’ai consulté, en te choisissant, ni mes propres convenances, ni même les tiennes.

« Tu as un frère, ton égal en noblesse, ton supérieur par l’âge, digne en tout de la haute fortune où je t’appelle, si tu n’en étais plus digne encore toi-même.

« Tu es parvenu à cet âge où l’on a déjà échappé aux passions de la jeunesse ; ta vie est telle que tu n’as aucune indulgence à demander pour ton passé. Tu n’as encore supporté que des fortunes adverses : les prospérités sont des tentations trop stimulantes pour notre âme, parce que les adversités nous apprennent à fléchir et que le bonheur nous corrompt.

« La fidélité, la sincérité, l’attachement, ces premiers biens de l’honnête homme, conserve-les avec une égale constance. On essayera de les altérer en toi par l’obséquiosité. L’adulation, les caresses, l’intérêt personnel, le poison le plus corrupteur de la {p. 81}véritable affection, vont bientôt t’entourer.

« Aujourd’hui, toi et moi, nous nous parlons avec la plus entière franchise ; mais les autres s’adressent plus à notre puissance qu’à nous-mêmes, car persuader à un prince ce qu’il doit faire est une grande tâche : une approbation servile ne prouve aucune affection.

« Si l’immense corps de l’État pouvait subsister et se pondérer seul et sans modérateur, j’étais digne peut-être de recommencer les temps et les institutions de la république ; mais nous en sommes à cette nécessité, que déjà mon âge avancé ne peut plus rien promettre au peuple romain qu’un bon successeur, et ta jeunesse rien autre qu’un bon maître à l’empire.

« Sous Tibère, sous Caïus, sous Claude, nous fûmes comme le patrimoine d’une seule famille ; aujourd’hui, à la place de la liberté, nous aurons du moins l’élection de nos maîtres.

« La maison des Jules César et des Claude étant éteinte, l’adoption découvrira avec intelligence le meilleur des Romains pour {p. 82}succéder à l’empire. Descendre ou naître des princes est un hasard qui ne nous rend digne d’aucune estime ; dans l’adoption, le choix est entier et le jugement libre, et, si l’on veut bien choisir, l’opinion publique vous éclaire.

« Que Néron soit toujours devant tes yeux, lui qui, superbe de sa longue série d’aïeux dans les Césars, ne fut pas renversé par Vindex avec une seule province sans armes, ni par moi avec une seule légion, mais par sa férocité et par sa luxure, qui le précipitèrent du faîte des grandeurs publiques.

« Il n’y avait point cependant jusque-là d’exemple d’un empereur déposé.

« Nous, au contraire, que l’estime publique et les armes ont portés à l’empire, quels que soient nos services, nous y serons poursuivis par la jalousie.

« Toutefois ne t’étonne pas si, dans cette commotion soudaine de tout l’univers, deux légions ne sont pas encore rentrées dans l’obéissance. Moi-même, qui te parle, je ne suis pas parvenu encore à la sécurité ; mais, {p. 83}une fois que je t’aurai adopté, je cesserai de paraître trop vieux, seul reproche qu’on objecte à ma puissance.

« Néron ne cessera pas d’être regretté par les pervers ; c’est à toi, c’est à moi de gouverner avec tant d’intégrité qu’il ne soit pas du moins regretté des gens de bien.

« Ce n’est pas l’heure de te fatiguer de plus longs avis ; tout est dit, tout est fait, si j’ai bien choisi !

« Souviens-toi que tu vas commander ici à des hommes aussi incapables de supporter une entière liberté qu’une entière servitude. »

L’invention d’une telle éloquence dans l’historien ne suppose-t-elle pas dans Tacite toutes les qualités d’homme d’État, de philosophe, de politique consommé, de vieillard expérimenté des choses et des caractères, et enfin d’orateur d’État, qualités que l’historien prête au vieux Galba ?

XVI §

{p. 84}On se perd quand on analyse ce sublime discours d’empire dans les profondeurs de raison, de pénétration, de prévoyance, de connaissance du cœur humain et de l’opinion des différentes classes du peuple qu’il révèle chez le vieux Galba.

Quel autre homme qu’un homme rompu aux affaires publiques, un témoin des écroulements de Rome, un publiciste, un moraliste, un orateur, un vieillard, pouvait le penser et pouvait l’écrire ?

Ôtez une seule de ces conditions d’âge, d’expérience, de pratique des comices et des cours, d’étude des lettres antiques, d’élévation au-dessus des partialités des temps, de puissance de tout comprendre, même la vertu, et ce discours n’existerait pas.

C’est le résumé d’une longue vie publique {p. 85}dans une haute intelligence touchant aux limites de la vie, et jugeant le passé, le présent, l’avenir, avec le calme du soir et le sublime désintéressement du lendemain.

Mais poursuivons l’étude, et, après avoir vu le sage et le politique, voyons le peintre.

XVII §

Pison accepte sans joie, mais sans faiblesse, non comme on accepte une ambition, mais comme on accepte un devoir.

Il se rend au camp avec Galba, puis au sénat, pour se faire reconnaître héritier de l’empire.

Les soldats, refroidis par la parcimonie de Galba, qui les traite en citoyens, non en mercenaires, murmurent sourdement ; le sénat éprouve ou feint d’éprouver de l’enthousiasme : mais les rumeurs de la rébellion des légions de Germanie et de la marche de Vitellius {p. 86}sur l’Italie s’accroissent dans Rome. La restitution au trésor public des sommes perçues par les favoris de Néron aigrit les esprits dans le camp et dans la plèbe.

Un homme populaire par ses intrigues, candidat du vice, comme Pison était candidat de l’honnêteté, Othon, sent chanceler le pouvoir entre les légions qui s’avancent d’Allemagne, et Galba, qui dédaigne de saisir Rome par ses corruptions. Il se fait faire une feinte violence par une émeute de populace et de soldats qui le portent au camp, hors des murs, en apparence malgré lui. Là, vingt-trois soldats le saluent empereur, et vont tenter avec Othon la fidélité des légions indécises.

XVIII §

Le bruit de cette émeute se répand dans le palais de Galba. Pison, son fils adoptif, veut opposer sa popularité d’estime à la popularité {p. 87}démagogique d’Othon ; il rassemble les troupes de garde au palais et les harangue :

« Camarades, leur dit Pison, il n’y a pas encore six jours qu’ignorant ce que nous dérobe l’avenir, et ne sachant s’il fallait désirer ou redouter davantage ce nom d’héritier de Galba, j’ai été adjoint par lui à l’empire.

« Par cet acte, les destinées de la patrie et celles de notre maison ont été placées dans vos mains. Ne croyez pas, je vous le jure par le nom que je porte, ne croyez pas que je tremble ici pour moi-même (pour moi, qui, éprouvé déjà par la mauvaise fortune, sais qu’il y a autant à craindre de la prospérité) ; non ! je vous parle en ce moment au nom de Galba, devenu mon père, du sénat et de l’empire, que je représente devant vous.

« Nous sommes placés dans cette alternative, ou de périr aujourd’hui, si cela est nécessaire à la patrie, ou, ce qui ne serait pas moins funeste, de vaincre en faisant périr des concitoyens.

{p. 88}« Nous avions pour consolation, dans ces derniers événements de Rome, que la capitale n’avait pas été ensanglantée et que le pouvoir avait passé sans choc d’une main dans une autre.

« Par mon adoption, il semblait aussi avoir été pourvu à ce que, même après Galba, il ne pût y avoir de guerre civile à Rome pour l’empire.

« Je ne me vanterai pas ici de la noblesse de mon origine ni de l’irréprochabilité de ma vie. Qu’est-il besoin de parler de vertu quand il s’agit de se comparer à un Othon ? Ses vices, qui sont à ses yeux le seul titre de gloire, ont renversé l’empire, même quand il était la créature et l’ami de l’empereur.

« Serait-ce par son maintien, sa démarche, sa parure efféminée, qu’il briguerait et mériterait l’empire ? Ils se trompent, ceux qui croient que son luxe sera de la libéralité : il saura dissiper, jamais donner. Il ne rêve que prostitution, débauches et orgies de femmes ; il pense que ce sont là les privilèges de la souveraineté, privilèges qui lui assurent {p. 89}pour lui seul la satisfaction de ses caprices et de ses excès, et qui ne laisseront aux autres que la rougeur et l’infamie. Jamais pouvoir acquis par le crime ne fut exercé honnêtement.

« Galba a été promu à l’empire par le consentement de l’univers, et moi par votre consentement.

« Si la république, le sénat, le peuple, ne sont plus aujourd’hui que de vains noms, votre honneur, à vous, camarades, est intéressé du moins à ce que les plus vils des hommes ne vous donnent pas des empereurs !

« On a vu des exemples de légions révoltées contre leurs généraux ; mais votre fidélité et votre renommée, à vous, sont restées jusqu’à ce jour sans souillure. C’est Néron qui vous a manqué, ce n’est pas vous qui avez manqué à Néron !

« Eh quoi ! vingt-trois transfuges et déserteurs, à qui l’on ne permettrait pas de nommer un centurion ou un tribun des soldats, nommeraient impunément un empereur ! Vous admettriez cet exemple, et vous vous {p. 90}approprieriez leur crime en le tolérant par votre inaction ! Cette licence passera bientôt de Rome dans les provinces, et, si nous sommes, Galba et moi, les victimes de ce forfait, vous le serez, vous, des conséquences de ces guerres civiles. L’assassinat de vos empereurs ne vous sera pas plus payé que nous ne payerons, nous, votre innocence, et nous vous donnons, en récompense de votre fidélité, autant que les autres vous promettent pour prix du crime. »

XIX §

Ce discours d’honnête homme émeut les cohortes de garde au palais. Les officiers partent pour aller retenir dans leur devoir les différents corps casernés dans la ville ; mais les partisans d’Othon les ont prévenus. La défection est générale ; quelques chefs sont tués par leurs soldats, d’autres repoussés, le plus grand {p. 91}nombre entraînés. La licence de Néron plaide dans leur âme contre la sévérité de Galba. Les troupes corrompues aiment leurs corrupteurs. Othon ravive la popularité de Néron, dont il fut le complice.

XX §

Galba, presque abandonné dans le palais avec une poignée de gardes et de serviteurs, hésite un moment s’il y défiera l’assaut des prétoriens ou s’il ira au camp disputer l’empire à Othon. Danger pour danger, il préfère le plus honorable ; il se prépare à marcher au camp : Pison l’y devance.

XXI §

{p. 92}Pendant cette hésitation, un bruit se répand dans la ville qu’Othon a été massacré par les prétoriens dans le camp. À ce bruit, le peuple, les sénateurs, les courtisans, la plèbe, qui avaient déjà fui le palais, refluent avec la fortune autour de Galba.

XXII §

Tacite peint en satiriste consommé les jactances et le faux enthousiasme des hommes intéressés que la peur avait dissipés, que la peur ramène. Chacun veut avoir sa part de fidélité {p. 93}et d’héroïsme : il y en a qui vont jusqu’à affirmer qu’Othon a été percé par leur main. L’impassible Galba sourit de pitié et demande à un de ces prétendus meurtriers qui lui a donné ordre de tuer Othon.

XXIII §

Ce bruit était faux. Tacite raconte la sédition des prétoriens à la vue d’Othon, en homme qui a vu les émotions populaires et les défections soldatesques.

On croit relire, à l’homme près, l’entrée de Napoléon à Grenoble au retour de l’île d’Elbe. Citons cette page, que nous avons lue tant de fois nous-même vivante sur les pavés de nos places publiques :

« Les dispositions dans le camp n’étaient déjà plus douteuses, et la passion en faveur d’Othon était déjà si furieuse que les soldats, non contents de le couvrir de leurs {p. 94}corps et de leurs armes, le portent, au milieu des aigles des légions, sur un tertre où s’élevait, quelques moments avant, la statue d’or de Galba, et l’entourent de leurs étendards. Il n’était possible ni aux tribuns ni aux centurions d’en approcher ; le simple soldat recommandait à ses camarades de se défier de ses officiers ; tout retentissait de clameurs, de tumulte, de vociférations échangées entre les groupes, non pas seulement, comme dans une multitude, de vociférations inactives, mais, à chaque nouveau groupe de soldats qui se présentaient, on leur prenait les mains, on les enlaçait d’un cercle d’épées nues, on les poussait vers Othon, on les provoquait à lui prêter le serment, on les préconisait l’un à l’autre, tantôt l’empereur aux soldats, tantôt les soldats à l’empereur.

« Othon ne cessait pas, de son côté, d’étendre les mains vers eux, d’adresser des hommages à cette multitude et de lui jeter des baisers, se dégradant jusqu’à la bassesse pour se relever à la domination ! »

XXIV §

{p. 95}Il harangue avec astuce les soldats ; on court aux armes, on marche confusément vers la ville.

Une charge de cavalerie balaye le forum de la multitude, qui voulait maintenant défendre Galba.

Le porte-drapeau de la cohorte, au milieu de laquelle marchait le vieillard, l’abaisse devant les cavaliers d’Othon. À ce signal de la trahison ou de la peur, la cohorte, jusque-là fidèle, fraternise avec les séditieux.

« À côté du lac Curtius, dit Tacite, le tremblement des porteurs de Galba le fait tomber de sa litière et rouler à terre. On assure qu’il tendit courageusement la gorge aux meurtriers, en leur disant d’agir et de frapper, {p. 96}si c’était pour l’avantage de la république.

« Peu importaient ses paroles à ses assassins.

« Le nom de celui qui le frappa n’est pas suffisamment constaté. Les soldats féroces et cruels déchirèrent en lambeaux ses bras et ses jambes, même après que sa tête eut été séparée du tronc. »

Pison, blessé, qui revenait du camp des prétoriens, se réfugie dans la chambre d’un esclave fidèle ; mais, bientôt découvert, il est traîné sur le seuil et égorgé par les soldats d’Othon.

Sa tête, celle de Galba, celle de Vinius, leur lieutenant, sont portées au bout des piques, au milieu des enseignes des légions, auprès des aigles.

XXV §

{p. 97}« Vous auriez cru voir, ajoute aussitôt Tacite, un autre sénat, un autre peuple. Tous se précipitent, rivalisant de vitesse et d’empressement, vociférant contre Galba, célébrant la justice des soldats, baisant la main d’Othon. Plus les démonstrations sont fausses, plus ils les redoublent.

« Tout se fit ensuite au gré des soldats. Chaque légion envoie un quart de ses légionnaires imposer ou saccager la ville et les campagnes, avec licence de tout faire, pourvu qu’elle rapportât sa part de pillage à ses chefs, et, après cette alternative de licence, de débauches et de misère, chaque soldat rentrait à son corps, indigent, oisif et lâche, de vaillant qu’il avait été.

« Enfin, une succession d’orgies et de dénûment {p. 98}les précipitait dans les séditions et dans les factions militaires, de là dans les guerres civiles.

« Le corps de Galba, longtemps abandonné et devenu le jouet des profanateurs, pendant les ténèbres, fut enfin enseveli par les soins d’Argius, un de ses anciens esclaves, dans les jardins d’un domaine privé que possédait Galba. Sa tête, mutilée et attachée à une pique par les vivandiers et les valets d’armée devant le tombeau de Patrobius, affranchi de Néron, puni par Galba, fut recueillie le jour suivant et réunie aux cendres de son corps déjà brûlé. »

Quelle tragédie ! Et comment n’a-t-elle pas inspiré un Corneille ? — C’est que le sujet dépasse le génie !

XXVI §

Pendant que la sédition militaire fait un empereur à Rome, Tacite nous transporte aussitôt {p. 99}en Germanie, où la sédition militaire en fait surgir un autre dans Vitellius, pour venger Galba.

Valens et Cécina, ses lieutenants, descendent des Alpes en Italie. Vitellius, engourdi par la torpeur du vin et de la table, ivre dès le milieu du jour, les suit lentement, laissant tout faire pour lui à ses soldats.

Othon négocie avec son compétiteur ; il lui offre tout ce qui peut séduire un homme plus avide de jouissances oisives que de pouvoir. Vitellius feint d’écouter ces propositions, puis les deux rivaux s’envoient mutuellement des assassins après les ambassadeurs. Ces assassins, découverts, expient leur mission par la mort.

Othon sent enfin la nécessité de rétablir la discipline dans les troupes de Rome et de réprimer l’anarchie ; il parle aux prétoriens le langage de la raison et de la sévérité :

XXVII §

{p. 100}« Il est des choses dans le gouvernement, leur dit-il, que le soldat doit savoir ; il en est d’autres qu’il doit ignorer.

« L’autorité des chefs, la rigueur de la discipline, exigent que les centurions, les tribuns militaires eux-mêmes, exécutent, sans les examiner, les ordres qu’on leur donne.

« S’il était permis à chacun de ceux qui reçoivent des ordres de s’informer des motifs et de les discuter, l’empire lui-même périrait avec le principe nécessaire de l’obéissance.

« Vous n’avez manqué à la subordination que dans mon intérêt ; mais, dans ces incursions, dans ces ténèbres, dans cette confusion de toutes choses, les occasions contre moi-même {p. 101}peuvent être offertes à mes ennemis. L’armée la plus redoutable dans l’action est celle qui est la plus soumise avant la guerre. À vous les armes et le courage ! à moi le conseil et la direction de votre valeur ! Que jamais armée ne connaisse ces cris que vous avez proférés contre le sénat !

« Quoi ! le sénat, la tête de l’empire, le lustre de toutes nos provinces, demander des supplices contre ses membres ! Ô Dieux ! ces Germains, que Vitellius pousse contre Rome, ne l’auront pas osé eux-mêmes ; et vous, enfants privilégiés de l’Italie, vous, jeunesse vraiment romaine, vous demanderiez le sang et le massacre d’un corps dont la splendeur et la gloire font toute notre supériorité sur la bassesse et l’obscurité des Vitelliens.

« Vitellius a une certaine apparence d’armée avec lui, mais le sénat est avec nous. C’est par là que de notre côté est la république, et contre nous les ennemis de la république.

« Croyez-vous donc que cette ville si majestueuse existe seulement dans ces maisons, {p. 102}ces toits, ces monceaux de pierres ? Ces choses muettes et inanimées peuvent aussi bien se détruire que se relever.

« L’éternité de l’État, le repos des peuples, votre salut à tous, et le mien, résident dans l’intégrité du sénat, qui affermit tout. De même que ce corps, institué sous les auspices des Dieux par le père et le fondateur de Rome, ce corps, continué et immuable depuis nos rois jusqu’à nos Césars, nous a été transmis par nos ancêtres, de même nous devons le transmettre à nos descendants ; car c’est de vous qu’émanent vos sénateurs romains, et c’est de vos sénateurs qu’émanent vos princes. »

XXVIII §

Ce discours assoupit plus qu’il ne calma Rome.

XXIX §

{p. 103}Le tableau tracé ici par Tacite de l’agitation sourde de la ville, de l’oppression latente des soldats, de l’ambiguïté du sénat, tremblant de trop peu faire pour Othon, de trop faire contre Vitellius, est l’étude la plus caractéristique d’un observateur de l’espèce humaine. C’est le Molière grave et politique des peuples en révolution ; le peuple romain pose, non-seulement devant son peintre, mais devant son juge.

Lamartine.

LXIXe entretien.
Tacite (2e partie) §

I §

{p. 105}Continuons :

Othon part avec l’armée et avec une partie de l’aristocratie de Rome et des pouvoirs constitués, pour aller au-devant de Vitellius, aux confins de l’Italie, vers les Gaules.

{p. 106}« C’est la première fois que Rome se déplace ainsi, dit Tacite : car, depuis le divin Auguste, le peuple romain avait combattu au loin pour l’ambition ou la gloire d’un seul homme ; sous Tibère et sous Caligula, on n’avait eu à gémir que des calamités de la paix ; la révolte de Scribonianus contre Claude avait été découverte et étouffée au même instant ; c’étaient des murmures et des paroles qui avaient expulsé Néron, plutôt que les armes. Aujourd’hui des légions et des flottes, et, ce qu’on avait vu plus rarement encore, les prétoriens et les soldats, gardiens de la ville, marchaient au combat. »

II §

Selon l’admirable économie de ses récits, ordonnés comme des poèmes, Tacite profite de la lenteur d’Othon dans sa marche vers les Gaules pour reporter les regards de son lecteur {p. 107}vers une autre région de l’empire où se noue un autre drame militaire pour un troisième dénouement déjà prévu. Il revient à Vespasien, à Mucien, à leurs sept légions réparties en Judée et en Syrie.

Ces légions apprennent que celles de Rome et de Germanie vont s’entrechoquer pour décider à qui des deux armées reviendra le bénéfice de donner un maître à l’empire ; elles s’indignent qu’on en dispose ainsi sans leur aveu ; elles méditent de s’en saisir pour un de leurs généraux, pendant qu’on le dispute pour d’autres.

Vespasien, et Mucien son collègue, résolurent d’attendre que les deux partis de Vitellius et d’Othon, affaiblis par leur lutte, laissassent l’ambition plus libre et le succès plus certain à des armées et à des noms encore entiers.

Ici Tacite reprend le récit de la guerre civile, après avoir ainsi montré en Orient le germe d’un autre règne.

III §

{p. 108}Othon, suivi des corps d’élite, d’éclaireurs, des cohortes et des vétérans du prétoire, nerf des armées impériales, et des nombreuses légions de marine, s’avance jusqu’au pied des Alpes, au-devant du lieutenant de Vitellius, Cécina.

« La marche d’Othon, dit Tacite, n’était ni ralentie ni amollie par le luxe ; mais Othon, revêtu d’une cuirasse de fer, à pied, marchant devant les aigles, souillé de poussière, les cheveux en désordre, contrastait par son apparence avec son ancienne réputation de mollesse.

« Cécina, de son côté, comme s’il avait laissé sur l’autre revers des Alpes la licence et la férocité de son caractère, s’avançait en Italie avec une armée irréprochable dans sa discipline. Les colonies et les municipalités {p. 109}romaines qu’il traversait en entrant en Italie lui reprochaient seulement son orgueil. Vêtu, en effet, d’une saie gauloise de diverses couleurs et de braies, vêtement étranger, il osait donner audience ainsi à des citoyens en toges.

« On ne pouvait tolérer non plus que sa femme Salonina, quoique innocemment, le suivît montée sur un cheval magnifique, enharnaché de pourpre. Telle est la nature humaine, que l’on considère d’un regard malveillant la récente fortune d’autrui. On n’exige de personne autant de modestie que de ceux qui étaient naguère nos égaux. Cependant Valens fait sa jonction avec Cécina. »

IV §

Un conseil de guerre, tenu en présence d’Othon, où l’on délibère sur la bataille à {p. 110}donner ou à ajourner, fournit à l’historien l’occasion d’une magnifique énumération des forces de l’empire. Othon se décide à laisser livrer la bataille par ses lieutenants, et à se tenir lui-même à l’écart en réserve, comme la dernière majesté du peuple romain.

Il se retire à quelque distance avec sa garde. De ce moment sa cause est perdue. Ses troupes, en effet, perdent une première bataille. Ce qui lui reste de légions chancelle dans sa fidélité.

Les négociations s’établissent entre les deux camps ; on se demande pour qui et pourquoi on va verser tant de sang romain par des mains romaines. Cependant les généraux d’Othon le conjurent de tenter encore la fortune. Ici l’ambitieux usurpateur du trône change tout à coup de rôle, d’esprit, de langage, par une de ces révolutions d’esprit qui déconcertent souvent l’histoire. Othon devient le plus résigné des philosophes et le plus désintéressé des citoyens. Ses paroles, admirablement reproduites par Tacite, sont dignes de Sénèque, son ancien maître :

V §

{p. 111}« Exposer à la mort tant de courage et tant de fidélité, dit-il à ses troupes qui lui demandent encore le combat, est un sacrifice bien au-dessus du prix de ma propre vie. Plus vous me montrez de chances de succès, s’il me convenait de vivre, plus beau et plus méritoire, à moi, me sera-t-il de mourir !

« Nous nous sommes souvent éprouvés, la fortune et moi. Ne comptez pas le temps que j’aurais à régner : il est d’autant plus difficile de jouir avec modération de la puissance souveraine, que cette puissance doit avoir moins de durée pour nous.

« La guerre civile n’est venue que de Vitellius, et, si nous avons combattu par les armes pour l’empire, le crime en est à lui seul. C’est à moi du moins qu’on devra ce {p. 112}bienfait, de n’avoir combattu qu’une fois : c’est par là que la postérité estimera Othon.

« Que Vitellius retrouve à Rome son frère, son épouse, ses enfants : quant à moi, je n’ai besoin ni d’être consolé, ni d’être vengé. D’autres auront possédé l’empire plus longtemps, aucun ne l’aura résigné avec plus de stoïcisme.

« Est-ce que je souffrirai que, pour ma cause, tant de belle jeunesse romaine, tant de braves armées, égorgées de nouveau les unes par les autres, soient enlevées à la république ? Que votre affection me suive au tombeau, comme si vous aviez en effet combattu et péri pour moi ; mais survivez-moi, et ne retardons pas plus longtemps, moi, votre salut, vous, mon sacrifice.

« Parler plus longuement à nos derniers moments serait un signe de lâcheté. La meilleure preuve que je puisse vous donner de la liberté réfléchie de ma résolution, c’est que je ne me plains de personne ; car maudire les Dieux ou accuser les hommes, c’est le signe d’un homme qui répugne à mourir et qui voudrait vivre encore. »

{p. 113}Quelle grandeur de civisme, même dans ses vices, étale ce peuple romain ! Othon était un criminel, mais il était Romain ; il parle comme Socrate, il meurt comme un martyr.

VI §

Après cette magnifique et courte allocution, à laquelle la brève et mâle concision de la langue latine prête un accent d’inflexibilité et de supériorité d’âme qu’aucune éloquence ne surpasse, Tacite raconte les derniers soucis d’Othon pour ceux qui devaient lui survivre.

VII §

« Il employait, pour les résoudre à vivre, l’autorité sur les jeunes gens, les supplications {p. 114}avec les vieillards ; serein de visage, intrépide d’accent, se refusant les larmes intempestives.

« Il faisait fournir des barques et des canots à ceux qui voulaient fuir ; il anéantissait les lettres et les notes qui auraient pu servir de témoignage du zèle qu’on avait montré pour lui, des injures qu’on avait proférées contre Vitellius ; il distribuait des gratifications avec mesure, et nullement comme un homme qui n’a rien à ménager après lui ; ensuite il s’appliqua à consoler le fils de son frère, Salvius Coccéianus, enfant en bas âge, qui tremblait et qui pleurait, louant sa tendresse, gourmandant son effroi, l’assurant que le vainqueur ne serait pas assez barbare pour refuser la grâce de ce neveu, à lui, qui avait conservé à Rome toute la famille de Vitellius, et qui allait, par la promptitude de sa propre mort, mériter la clémence de ce rival : car ce n’était point, ajoutait-il, dans une extrémité désespérée, mais à la tête d’une armée demandant à combattre, qu’il épargnait volontairement à la république une calamité nouvelle ; qu’il avait assez de {p. 115}renommée pour lui-même, assez d’illustration pour ses descendants ; que le premier, après les Jules, les Claude, les Servius, il avait porté l’empire dans une nouvelle famille ; que son neveu devait donc accepter la vie avec une noble assurance, sans oublier jamais qu’Othon fut son oncle, et cependant sans trop s’en souvenir. »

VIII §

« Après ces soins donnés aux autres, il prit quelques moments de repos.

« Déjà son esprit ne s’occupait plus que des suprêmes pensées, quand un tumulte soudain vint lui rappeler la consternation et l’anarchie des soldats ; ils menaçaient de mort ceux qui voulaient partir.

« Othon, après avoir sévèrement gourmandé et réprimé les séditieux, revint recevoir les adieux de ses amis et s’assurer qu’ils pussent {p. 116}se retirer avec sécurité. À la chute du jour, il but de l’eau glacée pour apaiser sa soif ; ensuite il se fit apporter deux glaives, et, après les avoir examinés tous les deux, il en plaça un sous sa tête. Après s’être assuré du départ de ses amis, il passa une nuit tranquille, et l’on dit même sans insomnie...

« À la première heure du jour, il se laissa tomber sur le glaive. Aux gémissements du mourant, ses esclaves, ses affranchis et Plotius, préfet du prétoire, entrèrent : il était mort d’un seul coup. »

IX §

« On hâta ses funérailles ; il l’avait recommandé avec instance, de peur que sa tête coupée ne devînt le jouet des vainqueurs.

« Les cohortes prétoriennes portèrent son corps avec des éloges et des larmes, baisant {p. 117}à l’envi sa blessure et ses mains. Quelques-uns des soldats se tuèrent sur son bûcher ; ce ne fut ni par crainte, ni par remords, mais par une certaine émulation d’honneur et d’attachement à leur empereur.

« Ce genre de mort fut imité ensuite par d’autres soldats de ses troupes à Bédriac, à Plaisance, et dans d’autres camps.

« On lui éleva un tombeau modeste, pour qu’il fût durable. »

Quelle vertu, non, jamais assez contemplée par l’histoire !

X §

Rome et le sénat préviennent par leurs versatilités les vœux de Vitellius. Il est salué empereur ; on relève, pour lui complaire, les statues de Néron. La Syrie et la Judée le reconnaissent.

{p. 118}« Cependant, dit Tacite, il tressaillait au nom de Vespasien, qui était déjà dans les vagues rumeurs du peuple. Rassuré un moment sur les dispositions de ce général, ajoute Tacite, Vitellius et son armée, se croyant sans compétiteur, se vautraient à Rome dans tous les excès de cruauté, de pillage et de débauche dont ils avaient rapporté l’habitude de leur long séjour chez les barbares. »

XI §

Pendant ces désordres, Vespasien, mûri par l’âge et par sa sollicitude pour ses deux fils, délibère avec lui-même s’il cédera au vœu de ses légions, qui le provoquent à l’ambition du pouvoir suprême.

« Quel jour, se disait-il, que celui où il livrerait au hasard le fruit de ses combats, ses soixante-deux ans, et deux fils encore si jeunes !

{p. 119}« Il y a un repentir et un retour aux pensées qui ne sortent pas de la sphère de la vie privée, et on peut y livrer impunément plus ou moins de soi-même à la fortune ; mais pour ceux qui tendent à l’empire, il n’y a point de milieu entre le faîte et l’abîme ! »

XII §

Quelle langue et quelle pénétration dans le cœur des choses et des hommes !

Montrez-moi un historien de cette trempe dans les auteurs modernes, fût-ce Bossuet !

XIII §

Mucien, que Vespasien pouvait rencontrer comme rival en Syrie, puisqu’il y commandait {p. 120}plus de légions que lui, le convie lui-même à tout oser. Mucien veut bien consentir au second rang, pourvu que le premier soit occupé par un chef moins ignoble que Vitellius.

Le discours qu’il adresse à Vespasien pour le décider à briguer l’empire, est un cours de politique à l’usage des ambitieux, aussi habile en séductions du pouvoir que le discours d’Othon est magnanime de désintéressement et de philosophie.

Tacite lit dans les conseils des ambitieux comme dans l’âme des sages rassasiés du monde.

XIV §

« Je me place, dans ma pensée, au-dessus de Vitellius, dit Mucien à son collègue, mais je te place au-dessus de moi.

« Il serait peu sensé, à moi, de ne pas céder l’empire à celui dont j’adopterais le {p. 121}fils pour successeur (Titus), si je régnais moi-même ; d’ailleurs notre sécurité même te commande d’accepter. Notre vie, en effet, court maintenant moins de risque dans la guerre ouverte que dans la paix, car ceux qui délibèrent sur la rébellion sont déjà rebelles ! »

Vespasien, encore indécis, est proclamé malgré lui par les légions de Judée, de Syrie, d’Égypte ; celles des bords de l’Adriatique, de l’Espagne, de la basse Italie suivent successivement l’exemple des légions d’Orient.

Vitellius n’était pas encore à Rome, que déjà l’empire lui échappait de tous côtés.

XV §

Son armée, de cent vingt mille hommes, à moitié Germains et Gaulois, était appesantie par une multitude de sénateurs, de populace, {p. 122}de bouffons, de comédiens, d’histrions, de gladiateurs, de conducteurs de chars, familiers habituels de Vitellius ; son entrée à Rome rappelait les triomphes de Bacchus.

Quatre mois d’orgies déshonorent et usent son règne ; ses troupes s’amollissent dans la licence et dans les insubordinations d’une capitale.

La proclamation de Vespasien, longtemps cachée à l’Italie, y éclate enfin.

Cécina, à qui Vitellius doit l’empire, sort de Rome avec une armée pour aller combattre Mucien et Vespasien en Dalmatie ; mais Cécina, tout en embrassant Vitellius avant son départ, médite ou rêve déjà sa défection.

Les séditions travaillent l’armée ; la flotte abandonne la cause de Vitellius. Cécina insurge lui-même son camp pour Vespasien.

Bientôt le remords saisit ses soldats ; ils enchaînent leur corrupteur et rétablissent les images de Vitellius. Enveloppés dans Crémone par les légions des lieutenants de Vespasien, les soldats de Vitellius capitulent, brisent les fers de Cécina, et conjurent ce traître {p. 123}de les protéger maintenant contre la vengeance de l’armée ennemie.

XVI §

L’Italie entière se décompose ; l’armée de Vespasien s’avance jusqu’à Narni, à trois journées de Rome sans rencontrer d’autres ennemis qu’une populace recrutée à la hâte par Vitellius. Cette multitude se disperse au premier choc. Les généraux de Vespasien font offrir des conditions favorables à Vitellius, s’il veut abdiquer l’empire qui s’écroule ; il penche vers ce parti.

XVII §

{p. 124}« Les avis courageux, dit Tacite, n’avaient point d’accès dans son oreille ; son esprit s’écroulait sous les soucis et les angoisses. Il craignait qu’une lutte plus obstinée ne rendît le vainqueur plus inexorable. Il avait une mère affaissée par les années, qui toutefois, par une mort opportune, échappa, peu de jours avant, au spectacle de la catastrophe de sa maison, n’ayant gagné elle-même à la souveraineté de son fils que des chagrins et une estime générale. »

XVIII §

{p. 125}« Le 15 des calendes de janvier, à la nouvelle de la défection des légions et des cohortes à Narni, Vitellius sort de son palais, vêtu de deuil et entouré de sa famille éplorée ; on portait près de lui, dans une petite litière, son fils en bas âge comme dans une pompe funèbre. Les paroles du peuple, à l’aspect de ce cortège, étaient décourageantes et intempestives ; les soldats restaient dans un silence menaçant.

« Nul cependant n’était assez insensible aux vicissitudes des choses humaines pour ne pas s’émouvoir à ce spectacle. Le souverain des Romains, si peu de temps auparavant, le maître de l’univers, abandonnant le siège de sa puissance, sortait de l’empire, à travers son peuple, au milieu de sa capitale.

{p. 126}« Jamais on n’avait rien contemplé, jamais rien entendu de comparable.

« Une conjuration soudaine avait assailli le dictateur Jules César ; des embûches cachées avaient fait trébucher Caligula ; les ténèbres de la nuit et une maison de campagne obscure avaient abrité la fuite de Néron ; Pison et Galba étaient tombés comme sur un champ de bataille ; Vitellius, au contraire dans une assemblée publique, au milieu de ses propres soldats, en présence même des femmes, parla en termes brefs et convenables à la tristesse présente de sa situation. »

XIX §

« Il dit qu’il se retirait par sollicitude pour la paix publique et pour le salut de l’État. Il demanda qu’on lui conservât un souvenir, qu’on prît en pitié son père, sa femme {p. 127}et l’âge innocent de ses enfants. Puis, élevant son fils dans ses bras tendus vers la foule, et le recommandant tantôt à chacun en particulier, tantôt à tous, et interrompu par ses propres sanglots, il détache son épée de sa ceinture et la remet au consul présent, Cécilius Simplex, en témoignage du droit de vie et de mort qu’il abdiquait sur les citoyens.

« Le consul ayant refusé de la recevoir, et les spectateurs l’engageant à la déposer, avec les marques du pouvoir impérial, dans le temple de la Concorde, il se dirigea vers la maison de son frère. Mais une clameur plus obstinée s’oppose à ce qu’il aille demander asile à des pénates privés, et le rappelle forcément au palais. Tout autre chemin lui étant fermé, et n’ayant d’ouvert devant lui que la voie Sacrée, qui y mène, il rentre dans son palais. »

XX §

{p. 128}Pendant la nuit, des rixes sanglantes s’élèvent entre les partisans de Vitellius et ceux de Vespasien. Vitellius, impuissant, ne peut ni prévenir, ni seconder ces mouvements désordonnés du peuple et des soldats.

Le matin, ses troupes attaquent, malgré lui, le sénateur Sabinus, chef du parti de Vespasien, barricadé dans le Capitole ; le Capitole est incendié avec les statues des dieux et des héros, changées par les combattants en armes défensives ou agressives.

Ici, l’histoire de Tacite prend tour à tour l’accent de l’élégie sacrée et celui de l’imprécation :

« Et quelle cause nous armait ? s’écrie l’historien, quelle était la compensation d’une si grande ruine ?

« Était-ce pour la patrie que nous combattions ? {p. 129}Le vieux roi de Rome, Tarquin, avait consacré ce temple pour obtenir la protection des Dieux dans la guerre contre les Sabins ; il en avait jeté les fondements, plutôt dans la vue de notre future grandeur, que dans les proportions encore si modiques du peuple romain ; ensuite Servius Tullius, avec le concours de nos alliés, et Tarquin le Superbe, avec les dépouilles de Suessa, avaient construit ses murailles ; mais la gloire d’élever ce chef-d’œuvre était réservée à la liberté. »

XXI §

Les Vitelliens, vainqueurs au Capitole, égorgent les partisans de Vespasien, surpris dans le temple.

Ils combattent ensuite dans les faubourgs contre les légions de Narni qui cernent la ville.

L’assaut donné à Rome et le combat de {p. 130}rues des deux partis sont peints par Tacite en traits de plume qui découvrent l’abîme de corruption d’un peuple vieilli remué dans sa fange.

« Le peuple, dit-il, assistait en spectateur aux coups des combattants, et, comme dans les jeux du cirque, il les animait tour à tour de ses acclamations et de ses battements de mains.

« Si un des deux partis venait à plier, si les vaincus se cachaient dans les boutiques, ou se glissaient dans quelques maisons, la populace s’ameutait pour qu’on les jetât dehors et qu’on les égorgeât, afin de s’emparer de leurs dépouilles ; car, tandis que le soldat s’acharnait à tuer, le bas peuple s’acharnait au pillage. »

XXII §

« Horrible et difforme était l’aspect de la ville : ici des meurtres et des blessures ; là {p. 131}des tavernes et des bains ; ici des ruisseaux de sang et des monceaux de cadavres ; là des courtisanes et des hommes prostitués comme elles ; tout ce qu’il y a de débauches dans la riche oisiveté de la paix, tout ce qu’il y a de forfaits dans la plus implacable victoire ; en sorte que vous eussiez cru voir la même ville se déchirer et se débaucher à la fois. »

XXIII §

« Déjà, dans deux circonstances, sous Sylla et sous Cinna, des armées s’étaient combattues dans les murs de Rome ; il n’y avait pas eu alors moins d’acharnement, mais il y avait cette fois une plus inhumaine insouciance, tellement que les plaisirs mêmes n’y furent pas interrompus un seul instant. C’était comme un surcroît de volupté ajouté à des fêtes publiques : on exultait, on se délectait. Indifférents à {p. 132}la victoire ou à la défaite des partis, on semblait se réjouir des malheurs publics.

« Rome forcée, Vitellius, s’échappant par les derrières du palais, se fait transporter en litière au mont Aventin, à la maison de sa femme, et on le dépose dans une chambre retirée de la maison. »

XXIV §

« Il espérait, en restant caché le reste du jour dans cette retraite, pouvoir se réfugier la nuit à Terracine, auprès des cohortes et de son frère. Mais bientôt, par cette mobilité de résolution, effet de la peur, qui fait que, parmi les choses qu’on redoute, celles qu’on a sous les yeux paraissent toujours plus redoutables, il revient furtivement dans son palais, qu’il trouve vide et désert, car tous ses serviteurs {p. 133}étaient dispersés ou s’évadaient pour éviter sa rencontre.

« La solitude et le silence du lieu le glacent d’effroi ; il entrouvre des portes, il recule épouvanté du vide des appartements ; fatigué d’errer misérablement ainsi, le tribun militaire, Julius Placidus, le traîne hors du sale réduit où il est découvert, ses deux mains liées derrière le dos, ses habits déchirés : spectacle ignoble !

« On le pousse hors du palais. Beaucoup l’insultaient, aucun ne versait une larme sur son sort : l’ignominie du dénoûment avait détruit toute compassion dans la foule. Un soldat germain, s’élançant vers lui, l’atteignit d’un coup de son épée, soit par colère, soit plutôt pour le dérober à tant de dérisions et d’outrages, soit en cherchant à frapper le tribun ; l’arme trancha l’oreille du tribun, et le soldat fut à l’instant massacré. »

XXV §

{p. 134}« Vitellius, forcé de relever la tête, par la pointe des épées qu’on lui plaçait sous le menton, était contraint, tantôt de présenter son visage aux insultes, tantôt de regarder ses propres statues s’écroulant sous ses yeux, tantôt la tribune aux harangues et la place où l’on avait tué Galba.

« Après cela, on le poussa vers les gémonies, où l’on avait exposé récemment le cadavre de Julius Sabinus. On n’entendit de lui qu’un seul mot, qui attestait encore un reste de fierté dans son âme, lorsqu’aux insultes du tribun militaire il répondit : — Et cependant j’ai été ton empereur ! — Il tombe enfin percé de coups, et la populace l’outrage après sa mort avec la même lâcheté qu’elle l’avait adoré vivant.

« Vitellius mort, la guerre avait plutôt {p. 135}cessé que la paix n’avait commencé dans Rome. »

XXVI §

Ici une horrible peinture du massacre et des proscriptions soldatesques après la victoire des soldats de Vespasien.

Le sénat, dispersé pendant la bataille, rentre dans Rome et ne marchande pas son adhésion. Il décerne le consulat à Vespasien et à son fils Titus ; il donne, en les attendant, la préture et le pouvoir consulaire à Domitien, autre fils de Vespasien, présent à Rome à la révolution qui va couronner son père. « Ensuite, dit Tacite, on pensa aux Dieux ; on voulut bien convenir de réédifier le Capitole. »

XXVII §

{p. 136}Ici, avec un art de composition qui fait contraster la plus pure vertu avec la plus infâme corruption du temps, et qui repose l’esprit lassé de tant de turpitudes, Tacite fait apparaître tout à coup dans le sénat un grand citoyen, un débris de l’antiquité dans l’infamie moderne, Helvidius Priscus ; il se complaît à retracer l’homme et le discours.

Ce portrait n’est pas seulement d’un grand peintre, il est d’un grand moraliste.

Le buste d’un homme de bien réhabilite tout un corps avili, et rend quelque généreuse émulation à toute une époque de décadence. C’est dans ce portrait surtout qu’il faut étudier les véritables opinions de Tacite : on se caractérise par ses amitiés ; on {p. 137}se juge par les jugements qu’on porte sur les autres.

Relisons :

XXVIII §

« Helvidius Priscus était né à Terracine.

« Jeune, il avait appliqué son esprit supérieur aux plus hautes études, non, comme le plus grand nombre, pour parer une molle oisiveté d’une réputation éclatante, mais pour se dévouer à la république avec une âme affermie contre toutes les vicissitudes du sort.

« Il avait choisi pour maîtres de philosophie ces sages qui estiment que le seul bien est l’honnête, le seul mal le vice, et qui ne comptent la noblesse, la puissance, et tout ce qui est en dehors de l’âme, ni parmi les vrais biens, ni parmi les vrais maux.

« Choisi pour gendre par Thraséa, de {p. 138}toutes les vertus de son beau-père, il n’en rechercha aucune autant que l’amour de la liberté.

« Citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, il était égal à tous les devoirs de la vie, dédaigneux des richesses, passionné pour la justice, inaccessible à la crainte.

« Quelques-uns lui reprochaient d’être trop avide de gloire, dernière faiblesse, en effet, dont les plus sages se dépouillent après toutes les autres.

« Exilé avec son beau-père, il était rentré à Rome sous Galba, pour y défendre Thraséa.

« La délibération du sénat sur le parti à prendre après la mort de Vitellius le rappelle à la tribune. Il voulait qu’au lieu de tirer au sort les députés qu’on enverrait à Vespasien pour lui décerner l’empire, on lui envoyât des députés choisis au mérite et aux opinions, parmi les hommes les plus vertueux du sénat, afin, disait-il, que ce choix indiquât à ce prince ceux qu’il devait estimer, ceux qu’il devait éloigner, car, ajoutait-il, il n’y a pas de meilleurs instruments {p. 139}d’un bon gouvernement que des hommes de bien. »

XXIX §

Tacite, après une longue et splendide digression sur la guerre de Civilis en Germanie, revient à Rome.

« Le jour, dit-il, où Domitien entra au sénat, il parla en peu de mots de l’absence de son père et de son frère, et de sa propre jeunesse.

« Son extérieur était gracieux, et la rougeur de son visage semblait un symptôme de timidité modeste. »

XXX §

{p. 140}Le sénat, rassuré par la présence d’un fils de Vespasien, se livre devant lui à un de ces éclats de représailles qui signalent la fin d’une proscription, le commencement d’une autre.

L’invective, dans Tacite, n’est pas moins vengeresse que son jugement n’est impartial dans le récit :

« Un misérable, nommé Régulus, frère de Messala, a brigué sous Néron le rôle de délateur ; il a perdu, par ses délations, d’illustres familles, il s’est engraissé de leurs dépouilles.

« Messala, innocent des crimes de son frère, implore pour le coupable la générosité du sénat.

« Montanus, orateur foudroyant, s’indigne et se lève. Il reproche à Régulus d’avoir {p. 141}donné, après le meurtre de Galba, de l’argent à l’assassin du vertueux Pison, et d’avoir demandé la tête coupée de Pison pour la déchirer de ses morsures.

« À cela du moins, lui dit Montanus avec ironie, tu ne fus point contraint par Néron ; ce n’étaient ni tes dignités ni ta vie que tu rachetais par ces férocités gratuites.

« On peut tolérer, en les méprisant, les excuses de ceux qui aiment mieux perdre les autres que de s’exposer eux-mêmes ; mais toi, l’exil de ton père, le partage de ses biens entre ses créanciers, ta jeunesse, encore inhabile aux fonctions publiques, assuraient ta sécurité. Néron, mort, n’avait rien à exiger de toi ; tu n’avais, toi-même, rien à craindre de lui.

« Ce fut la débauche du sang et l’appétit des dépouilles qui poussèrent ton génie, ignoré et inexpérimenté encore des justifications que tu cherches aujourd’hui, à t’assouvir de ce carnage illustre.

« Dans ces funérailles de la république, après avoir arraché les dépouilles consulaires, gratifié de sept millions de sesterces, {p. 142}resplendissant des insignes du sacerdoce, tu précipitais dans une même ruine des enfants innocents, des vieillards illustres, des femmes vénérées ; tu gourmandais la modération de Néron, parce qu’il se fatiguait, lui et ses délateurs, à poursuivre ses victimes de famille en famille, tandis qu’il pouvait, selon toi, anéantir d’un seul mot le sénat tout entier.

« Conservez précieusement, sénateurs, conservez un homme de conseil si expéditif, afin que chaque génération se forme à de tels exemples, et que, comme nos vieillards imitent Crispus, nos jeunes gens apprennent à imiter Régulus. Le crime trouve des imitateurs, même quand il succombe ; que sera-ce s’il est absous et florissant ?

« Et cet homme que nous n’osons pas poursuivre parce qu’il a été seulement questeur, voyons-le un jour préteur et consul !

« Pensez-vous donc que Néron ait été le dernier des tyrans ?

« Ils avaient cru ainsi, ceux qui survécurent à Tibère, à Caligula, et cependant il {p. 143}s’en est élevé un plus invraisemblable et plus atroce.

« Nous ne craignons pas Vespasien ; son âge, son caractère modéré, nous rassurent : mais les exemples durent plus longtemps que les caractères.

« Nous nous endormons, sénateurs, et déjà nous ne sommes plus ce sénat qui, après le supplice de Néron, poursuivait énergiquement, d’après les traditions de nos pères, les délateurs et les instruments de la tyrannie. Souvenez-vous qu’après la chute d’un méchant prince, le jour le plus heureux, c’est le premier. »

XXXI §

{p. 144}Ici Tacite peint la tribune comme il peint le champ de bataille. On voit la mêlée des orateurs dans les assemblées, on entend les apostrophes et les insultes.

Montanus est approuvé par un applaudissement immense. L’intègre Helvidius Priscus veut profiter de ce mouvement d’indignation pour écraser aussi Marcellus, un délateur signalé par son nom dans l’invective de Montanus. Marcellus sent le sol s’enfoncer sous ses pas ; il s’évade avec Crispus du sénat, et, adressant à l’orateur qui l’en chasse un ironique adieu :

« Nous sortons, lui dit-il, Helvidius, et nous t’abandonnons ton sénat, à toi. Règnes-y, puisque tu oses y régner en présence de César ! »

XXXII §

{p. 145}« Les deux complices, dit Tacite, également frappés, supportaient les opprobres avec une physionomie différente : Marcellus, la menace dans les yeux ; Crispus, un faux sourire sur les lèvres.

« Bientôt ils furent ramenés par leurs partisans. La lutte s’engagea entre les deux partis : d’un côté les hommes de bien, plus nombreux ; de l’autre les méchants, plus agressifs, quoique en petit nombre. Ils éclatèrent en invectives acharnées les uns contre les autres ; ce jour entier fut consumé en harangues et en discorde. »

XXXIII §

{p. 146}Mais le sénat, après avoir voulu ressaisir la liberté, céda au premier obstacle. Mucien, le lieutenant de Vespasien, harangua les sénateurs d’un ton où l’autorité affectait la forme de la prière. Il sévit seulement contre quelques hommes abandonnés par tous les partis, à cause de l’énormité de leurs forfaits ; il épargna les délateurs.

On rendit l’impunité aux persécuteurs, on fit des funérailles publiques aux illustres victimes. Grands témoignages, conclut l’historien, de l’instabilité des choses humaines, qui mêle et confond les sommets et les précipices de la fortune !

XXXIV §

{p. 147}Du sénat, Tacite transporte le récit dans les Gaules et en Judée.

Les mœurs des peuples qu’il décrit interrompent habilement le récit des tragédies romaines, et reposent l’âme pour la préparer à de nouvelles émotions.

Le siège de Jérusalem par Titus, fils de Vespasien, prend, sous la plume de l’historien, la solennité et pour ainsi dire le deuil des grandes funérailles. Les prodiges et les superstitions d’un peuple théocratique s’y mêlent au carnage, à la famine, à l’incendie. « Les portes du temple s’ouvrirent d’elles-mêmes, raconte Tacite, et on entendit une voix, plus forte que toute voix humaine, dire : Les Dieux s’en vont. »

XXXV §

{p. 148}Ici, la page est déchirée, et le livre des histoires, interrompu par la mort de Rome, attend sous quelques monceaux de cendres qu’un heureux hasard rende la parole à la plus grande voix de l’antiquité………………………………………………………………………

XXXVI §

{p. 149}Les Annales de Tacite sont de la même main, mais d’une main plus magistrale encore et plus ferme. On croit sentir plus de loisir dans le travail ; les temps aussi sont plus dramatiques ; le passage de la république à l’empire est plus récent, la tyrannie est plus neuve, les hypocrisies, les forfaits plus effrontés, les avilissements plus bas. L’homme est donné en spectacle, en scandale, en dérision à l’homme. L’historien se venge en racontant ; c’est Némésis qui écrit sous le manteau d’un philosophe.

Quant au peintre, il a les mêmes couleurs : de la bile et du sang.

On remonte avec l’auteur à Néron.

XXXVII §

{p. 150}Quelle tragédie feinte de poète est comparable à ce quatorzième livre des Annales où Néron, en proie aux trois plus fortes passions de l’homme, l’amour, l’ambition de régner et la peur d’être prévenu dans le crime, se précipite, les yeux fermés, dans le parricide pour y trouver à la fois sa maîtresse, le trône et la vie ?

Il aimait Poppée, et il voulait à tout prix l’épouser, contre les vues d’Agrippine, sa mère. Burrhus et Sénèque, ses deux précepteurs, le faisaient rougir de sa subordination à cette mère, qui lui disputait la réalité du pouvoir impérial.

Il tremblait d’être déposé par les intrigues de cette femme, qui se repentait de l’avoir élevé par l’adoption de Claude.

Agrippine, tantôt gourmandant son fils, {p. 151}tantôt le corrompant, pour le dominer, par des complaisances qui faisaient suspecter jusqu’à l’inceste, s’agitait comme sous le pressentiment de sa perte.

XXXVIII §

« Néron évitait depuis quelque temps, dit Tacite, de se trouver seul avec elle. Quand elle parlait de s’éloigner pour aller se retirer dans ses jardins de Tusculum ou dans ses champs d’Antium, il l’encourageait à chercher ces loisirs.

« À la fin, quelque éloignée qu’elle fût, harassé de son image, il résolut de s’en affranchir par le meurtre, indécis seulement sur le moyen : le fer, le poison ou quelque autre mort.

« Il inclina d’abord vers le poison ; mais, si on le donnait à la table de l’empereur, on ne pouvait éviter de réveiller le souvenir du {p. 152}genre de mort de Britannicus, et il paraissait difficile de corrompre les esclaves d’une femme à qui l’habitude de commettre le crime avait appris à se préserver de telles embûches. D’ailleurs elle-même, par l’usage du contrepoison, avait prémuni sa vie contre ce genre de mort. Quant au meurtre et au glaive, comment cacher la main, ou comment trouver un exécuteur assez dévoué pour ne pas faillir à l’ordre d’accomplir un forfait si éclatant ?

« L’affranchi Anicétus offrit son ingénieux ministère ; commandant de la flotte de Misène, précepteur de Néron enfant, il était odieux à Agrippine, et animé contre elle de la haine qu’elle lui portait.

« Il proposa donc à Néron de construire un navire dont une partie, s’entrouvrant tout à coup en pleine mer, engloutirait Agrippine sans soupçon de piège. Rien de si hasardeux que la mer, et, si Agrippine avait disparu dans un naufrage, qui serait jamais assez injuste pour imputer à un crime l’œuvre accomplie par les vents ou les flots ? L’empereur consacrerait à sa mère, après {p. 153}sa mort un temple, des autels, et toutes les autres ostentations de la piété d’un fils.

« L’invention plut ; elle était même servie par l’époque de l’année. Néron célébrait alors à Baïes les fêtes des vingt jours. »

XXXIX §

« Il y attire sa mère, disant avec affectation qu’il fallait savoir supporter les mécontentements des auteurs de ses jours, et étouffer les griefs, afin d’ébruiter ainsi l’idée d’une réconciliation, et qu’Agrippine y crût avec cette crédulité facile aux choses qui les flatte, disposition naturelle aux femmes.

« Néron s’avance jusque sur la grève, à la rencontre de sa mère qui venait d’Antium, la prend par la main, la serre dans ses bras, et la conduit à Baules ; c’est le nom de la {p. 154}maison de délices qui s’élève entre le promontoire de Misène et le golfe de Baïes, formé par une inflexion de la mer.

« Le navire destiné à Agrippine, plus somptueusement décoré que tous les autres, se faisait remarquer au milieu de la flotte, comme si Néron avait voulu préparer cet honneur de plus à sa mère ; car elle avait l’habitude de se promener en trirème et de se servir, pour ses navigations, des rameurs de la flotte.

« En ce moment, on l’avait invitée à un long festin afin que la nuit ajoutât encore son ombre au secret du crime. »

XL §

« On croit généralement qu’il y avait eu un révélateur, ou qu’Agrippine, avertie du péril, mais hésitant à y croire, s’était rendue à Baïes en litière. Mais là, les tendres caresses {p. 155}de son fils, qui l’avait reçue avec tant d’empressement et qui l’avait fait asseoir au-dessus de lui-même dans la salle du festin, avaient dissipé de son cœur toute inquiétude : car, par d’intarissables discours, tantôt empreints d’une familiarité puérile, tantôt mêlés de ces retours de gravité qui semblent associer les choses sérieuses aux badinages, Néron prolongea le festin.

« À son départ, il la reconduisit jusqu’au rivage, couvrant des plus tendres baisers les yeux et le sein d’Agrippine, soit pour achever la dissimulation, soit que le dernier aspect de sa mère, qui allait périr, attendrît son âme toute féroce qu’elle était.

« Les Dieux, comme pour mieux illuminer et convaincre le forfait, lui prêtèrent une nuit resplendissante d’étoiles, et assoupie par le calme complet de la mer. »

XLI §

{p. 156}« Le navire, sur lequel Agrippine n’avait auprès d’elle que deux personnes de sa familiarité, n’était pas encore bien éloigné de la rive : l’une des deux, Crépérius Gallus, se tenait debout à côté du gouvernail ; l’autre, Acéronia, accoudée sur les pieds du lit de repos de sa maîtresse, à demi couchée, l’entretenait avec congratulation du retour de son fils et de sa tendresse qu’elle lui rendait tout entière, lorsqu’à un signal donné, le plafond de la chambre s’écroula tout à coup sous le poids du plomb dont il était alourdi.

« Crépérius, étouffé, expira sur l’heure ; Agrippine et Acéronia survécurent, protégées par les colonnes du lit, assez solides pour porter le poids de l’écroulement.

{p. 157}« Le navire néanmoins ne s’abîmait pas encore, au milieu du trouble de ceux qui le montaient, et parce que le plus grand nombre d’entre eux, ignorant le crime, s’efforçaient de l’empêcher de sombrer.

« On ordonna alors aux rameurs de se porter tous du même côté pour le faire submerger sous leur poids ; mais ils ne se prêtèrent pas tous assez promptement à cet ordre soudain, et une partie d’entre eux, faisant contrepoids, ralentit l’inclinaison et la submersion du navire.

« Cependant Acéronia, assez mal inspirée pour crier qu’elle est Agrippine et qu’on sauve la mère de l’empereur, est écrasée à coups de crocs et de fers de rames et de tous les agrès qui tombent sous la main des meurtriers. Agrippine, muette, et par ce silence même méconnue, ne reçoit qu’une blessure à l’épaule, et, nageant vers la côte au-devant de petites barques qui la recueillirent, est conduite dans le lac Lucrin, d’où elle se fait reporter à sa maison de campagne. »

XLII §

{p. 158}« Là, repassant dans son esprit les lettres astucieuses qui l’ont attirée, les honneurs que lui a prodigués l’empereur, la proximité du rivage, la submersion sans cause du navire, qui n’a été ni incliné par aucun vent, ni jeté sur aucun écueil, mais qui s’est écroulé par le pont comme par une machination préparée à terre ; remarquant de plus le meurtre d’Acéronia et s’apercevant de sa propre blessure, elle conclut que le seul moyen pour elle d’échapper à l’embûche est de paraître ne l’avoir pas soupçonnée.

« Elle envoie son affranchi Agérinus annoncer à son fils que, par la protection des Dieux et par l’heureuse fortune de l’empereur, elle vient d’échapper à un grave accident, et le conjurer en même {p. 159}temps, malgré l’émotion que va lui causer le péril de sa mère, de vouloir bien différer sa visite, ayant elle-même, pour le moment, besoin d’un repos absolu. Puis, avec une sécurité affectée, elle applique un appareil sur sa blessure et des fomentations sur son corps.

« Elle ordonne de chercher le testament d’Acéronia et de faire l’inventaire de ses biens, cela seulement sans dissimulation. »

XLIII §

« Cependant, à Néron, qui attendait avec anxiété les messagers chargés de lui annoncer l’exécution de la trame, on apprend qu’Agrippine, atteinte seulement d’une légère blessure, est sauvée, mais avec assez d’indices sinistres pour qu’elle ne pût douter de l’intention et de l’auteur du complot.

{p. 160}« À cette nouvelle, anéanti par la peur, il croit déjà la voir accourir prompte à la vengeance, soit en armant ses esclaves, soit en enflammant l’indignation de l’armée, soit en étalant devant le sénat et le peuple son naufrage, sa blessure, ses amis immolés. Quel refuge lui reste-t-il contre elle dans cette extrémité, à moins que Burrhus et Sénèque n’avisent et ne lui prêtent le concours de leur expérience ? »

Remarquez qu’à côté de tous les tyrans il y a un sophiste. Combien y en a-t-il à côté du tyran des tyrans, la multitude ! Lisez la terreur : elle dure dix-neuf mois.

« Sénèque et Burrhus avaient été mandés par Néron à la première nouvelle, instruits ou non avant, on l’ignore (quel mot sinistre !). Les deux sophistes restèrent longtemps muets tous les deux, soit de peur de déconseiller vainement une chose résolue, soit qu’ils fussent convaincus que les choses en étaient descendues à cette extrémité que, si Agrippine n’était pas prévenue dans sa vengeance, il ne restait à Néron qu’à périr. »

XLIV §

{p. 161}« Enfin Sénèque, toujours plus soudain dans ses avis, regarde Burrhus et lui demande si l’on peut commander le meurtre aux soldats.

« Burrhus lui répond que les prétoriens sont trop attachés à toute la famille des Césars, et surtout à la mémoire de Germanicus, pour oser se porter à aucun attentat contre sa fille ; que c’était à Anicétus d’accomplir ce qu’il avait promis.

« Celui-ci, sans hésitation et sans délai, assume et réclame la responsabilité du crime. À ces paroles, Néron s’écrie que de ce jour seulement on lui donne véritablement l’empire, et qu’il doit ce présent à un affranchi ! Qu’Anicétus aille donc, qu’il se hâte, et qu’il conduise avec lui les plus résolus à accomplir ses ordres !

{p. 162}« Anicétus, informé, en sortant, de l’arrivée d’Agérinus envoyé par Agrippine au palais, conçoit à l’instant le plan d’un nouveau drame.

« Pendant qu’Agérinus s’acquitte du message dont Agrippine l’a chargé, Anicétus fait glisser un glaive à ses pieds, puis, comme s’il l’eût surpris sur le fait d’un assassinat, il ordonne qu’on le charge de chaînes, afin de pouvoir répandre qu’Agrippine avait tramé le meurtre de l’empereur, et que, de honte de voir son crime découvert, elle s’est elle-même donné la mort. »

XLV §

« Cependant, au bruit du péril auquel venait d’échapper Agrippine, comme si son naufrage n’eût été qu’un hasard, chacun était accouru vers le rivage. Les uns gravissaient le sommet des môles, les autres {p. 163}s’élançaient dans des esquifs, ceux-là s’avançaient dans la mer aussi loin que la hauteur des vagues le permettait, ceux-ci étendaient leurs mains comme pour recueillir les naufragés ; tout le rivage retentissait de lamentations, de vœux adressés au ciel, des clameurs de ceux qui demandaient diverses choses et des réponses à ceux qui répondaient confusément à ces cris.

« Une multitude immense était accourue avec des lumières, et, quand on sut qu’Agrippine était sauvée, cette foule s’agitait et se groupait pour se féliciter mutuellement, quand l’aspect d’une troupe d’hommes armés, marchant dans une attitude menaçante, la dispersa de tous côtés. »

XLVI §

« Anicétus, ayant investi la maison de campagne de sentinelles, et brisé la porte, arrête {p. 164}tous les esclaves qui s’offrent à lui jusqu’à ce qu’il touche à la chambre à coucher d’Agrippine.

« Un petit nombre de serviteurs étaient restés aux abords de l’appartement ; tous les autres s’étaient dispersés sous la terreur des soldats qui forçaient les portes.

« Une faible lampe et une seule esclave veillaient dans sa chambre. »

XLVII §

« Agrippine s’alarmait de plus en plus de ce que personne, pas même son messager Agérinus, ne venait de la part de son fils. L’aspect tout à coup change autour d’elle ; sa solitude, troublée par des tumultes soudains, semblait lui annoncer les derniers malheurs ; enfin, sa dernière esclave s’enfuyant : — Et toi aussi, tu m’abandonnes ? lui dit-elle. En disant ces mots, elle aperçoit Anicétus, {p. 165}suivi du commandant de trirème Herculéius et du centurion de marine Oloaritus. — Si tu viens pour me voir, lui dit-elle, retourne et dis à mon fils que je suis rétablie ; si c’est pour accomplir un forfait.… Mais non ! jamais je ne le croirai de mon fils ; non, il n’a pas commandé le parricide ! »

XLVIII §

« Les exécuteurs entourent son lit ; le commandant de la trirème la frappe le premier à la tête d’un coup de massue. Le centurion, tirant son épée pour l’achever, elle découvre elle-même ses flancs, et, les présentant au glaive : Frappe au ventre, crie-t-elle au meurtrier, et, percée de nombreuses blessures, elle expire. »

XLIX §

{p. 166}« Ces circonstances sont avérées. Que Néron ensuite ait contemplé sa mère morte, et qu’il ait loué les formes de son corps, il y en a qui l’affirment, il y en a qui le nient.

« Agrippine fut brûlée la même nuit sur un lit de festin, sans autre apprêt que pour les plus vulgaires funérailles, et, pendant toute la durée du règne de Néron, on n’éleva pas le moindre monticule de terre, et on n’entoura pas même d’un mur le lieu où les cendres de sa mère étaient répandues. »

« Depuis, par la piété de ses serviteurs, ce lieu fut recouvert d’un petit tombeau, au bord du chemin qui mène à Misène, non loin de cette maison de campagne du dictateur César, qui voit d’en haut les golfes à ses pieds. »

L §

{p. 167}« Un affranchi d’Agrippine, Mnester, se perça de son épée sur son bûcher allumé : on ne sait pas si ce fut par tendresse pour elle ou par terreur d’une funeste fin.

« Agrippine avait, longtemps avant l’événement, prévu et méprisé son genre de mort, car, ayant interrogé les devins de Chaldée sur son fils Néron, alors enfant, les Chaldéens lui avaient répondu qu’il pourrait régner, mais qu’il tuerait sa mère : — Soit, dit-elle, qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! »

LI §

{p. 168}« Mais, à peine le crime était-il accompli, que Néron en comprit la grandeur.

« Tout le reste de la nuit, tantôt plongé dans le silence, tantôt se levant en sursaut d’effroi, et sentant défaillir sa raison, il tremblait de voir reparaître la lumière comme devant éclairer son supplice.

« Les centurions et les tribuns militaires, à l’instigation de Burrhus, furent les premiers qui relevèrent ses esprits par leurs adulations, le prenant par la main et le félicitant d’avoir échappé à un péril si éminent et prévenu le crime de sa mère. Ensuite ses courtisans coururent aux temples, et, l’exemple une fois donné, les villes voisines de la Campanie attestèrent à l’envi leur joie par des adresses à l’empereur, et {p. 169}par des victimes immolées en actions de grâces aux Dieux.

« Quant à lui, par une dissimulation contraire, triste et comme affligé de son propre salut, il affectait de verser des larmes sur la mort de sa mère ; mais, comme la physionomie des lieux ne change pas à volonté comme la physionomie des hommes, que l’aspect pénible de cette mer et de ce rivage importunait ses regards, et qu’on entendait de plus, disait-on, sous les collines de Baïes le son d’une trompette et des gémissements de deuil autour du tombeau de sa mère, il se réfugia à Naples, et il adressa de là des lettres au sénat. »

LII §

« Ces lettres disaient qu’Agérinus, affranchi et confident intime d’Agrippine, avait été surpris le fer à la main pour l’assassiner ; {p. 170}qu’Agrippine s’était fait justice à elle-même en se punissant de la même mort qu’elle avait tramée contre lui. Il ajoutait, à cette accusation, des crimes rappelés depuis contre sa mémoire : qu’elle avait brigué l’association à l’empire, qu’elle aspirait à faire prêter le serment des prétoriens à une femme, et de faire subir au sénat et au peuple romain cette humiliation ; que, déçue dans ses complots, aigrie contre le sénat, l’armée, le peuple, elle avait dissuadé son fils de faire les gratifications et les largesses publiques, et ourdi des trames pour perdre les Romains les plus illustres.

« Combien n’avait-il pas fallu d’efforts à son fils pour l’empêcher de pénétrer dans le conseil, et de venir répondre elle-même aux ambassadeurs des nations étrangères.

« Sa mort a été une providence du peuple romain, ajoutait Néron, car il l’attribuait toujours à un naufrage. Mais que ce naufrage eût été fortuit, quel homme eût été assez crédule pour le croire ? Ou qu’à peine échappée à un tel naufrage, une femme eût envoyé un seul affranchi, avec un seul glaive {p. 171}à la main, pour combattre les armées et les flottes du maître du monde ?

« Aussi l’opinion publique cherchait-elle le coupable, non pas tout déjà dans Néron, dont l’atrocité surpassait d’avance toute indignation et toute plainte, mais dans Sénèque, rédacteur d’un message qui n’était que l’aveu d’un tel forfait.

« Cependant, par une monstrueuse émulation des sénateurs, on vota des prières publiques dans tous les sanctuaires, des jeux annuels, des fêtes à Minerve, en commémoration du jour où le prétendu complot d’Agrippine avait été prévenu, et le jour de la naissance d’Agrippine fut mis au nombre des jours néfastes. »

LIII §

« Pætus Thraséa, qui avait l’habitude de flétrir les bassesses ordinaires de son silence, {p. 172}ou de les laisser passer avec un bref et dédaigneux consentement, sortit alors du sénat, se vouant ainsi lui-même au dernier péril, sans donner aux autres le courage de la liberté. »…

LIV §

Quelle condition du beau dans l’histoire manque dans ce récit de Tacite ?

Est-ce la peinture ?

Voyez la description si sobre du lieu de la scène, du crépuscule sur les collines de Misène, {p. 173}de cette nuit splendide où les astres brillent, où les flots dorment pour fournir aux hommes et aux Dieux des témoins plus irrécusables contre Néron.

LV §

Est-ce de la poésie ?

Voyez le tableau de cette femme couchée sur le lit de repos de sa galère, avec sa confidente accoudée sur ses pieds, qui l’entretient de son bonheur, au moment où les assassins soldés par son fils font écrouler la mort sur sa tête, et chavirer la barque triomphale pour l’engloutir.

Voyez, pendant qu’Agrippine blessée nage vers la côte, le tumulte de toute cette multitude qui sort de toutes les maisons avec des torches, qui s’appelle, qui se répond en cris {p. 174}inintelligibles, qui tend les mains, qui s’avance jusque dans les flots pour recueillir la nageuse dans les ténèbres.

LVI §

Est-ce de la passion ?

Voyez le délire de l’amour de Néron pour Poppée, et ces soupçons d’inceste jetés dans l’ombre pour préparer l’esprit du lecteur à tous les genres de forfaits.

LVII §

Est-ce le drame ?

Voyez l’assassin qui sourit pour donner confiance {p. 175}à sa victime, qui s’avance à sa rencontre, qui l’embrasse sur les yeux et sur le sein.

Voyez cette mère qui s’inquiète et qui se rassure, qui sort heureuse du long festin de réconciliation, et qui monte avec une amie tranquillement sur la barque pour jouir du spectacle de sa dernière nuit.

Voyez renaître son anxiété involontaire à la réflexion des étranges circonstances de ce naufrage en plein calme des vents et des flots.

Voyez son silence prudent quand les matelots l’appellent.

Voyez son étonnement quand aucun message ne revient du palais après la nouvelle de son danger et de son salut.

Voyez son isolement dans cette chambre, éclairée d’une seule lampe avec une seule esclave.

Voyez au même instant, dans le palais voisin, {p. 176}la criminelle angoisse du fils qui tremble d’avoir encouru le châtiment sans avoir même le bénéfice du crime.

Voyez le départ muet d’Anicétus avec sa bande d’assassins.

Voyez la foule qui s’écarte, le glaive du centurion levé sur le lit ; écoutez le dernier mot, le seul mot, le mot qui éclate et qui résume : Ventrem feri ! Frappe au ventre ; ce ventre criminel est justement puni, puisqu’il a enfanté Néron !

LVIII §

Enfin, voyez ces funérailles précipitées, ce lit de festin changé en bûcher funèbre ; cette pincée de cendre, qui fut tout à l’heure Agrippine, laissée sur la place, au vent et à la pluie, sans que la terreur des assassins y jette seulement un peu de terre.

LIX §

{p. 177}Est-ce la politique ?

Voyez le conseil convoqué à la hâte dans l’appartement de l’empereur pour aviser à l’extrémité du péril, au moment où le fils se croit menacé par la mère.

Voyez ces deux prétendus hommes d’État consommés, Burrhus et Sénèque, n’ayant peut-être pas conseillé le premier crime, mais croyant trouver dans l’urgence du danger public la nécessité du second.

Voyez cette honte de deux hommes soi-disant vertueux, contraints de délibérer sur la nécessité d’un parricide.

Voyez leur long silence.

{p. 178}Voyez le plus habile des deux, Sénèque, sommant son collègue de parler le premier.

Voyez ce collègue, rejetant le fardeau sur Sénèque, et éludant la réponse par un renseignement sur l’esprit des troupes trop attachées à la race de Germanicus.

LX §

Voyez enfin l’impatience de l’affranchi qui se propose résolument pour l’exécution et pour le prix du meurtre, et la reconnaissance de Néron, tiré par ce hardi scélérat d’embarras et d’angoisses, et qui s’écrie : « Je ne règne que d’aujourd’hui, et c’est à Anicétus que je dois l’empire. »

LXI §

{p. 179}Est-ce la vertu enfin, la moralité, la flétrissure, qui manquent dans ce récit de Tacite ?

Voyez la première nuit du coupable après le crime, sa terreur de la lumière qui va renaître, son horreur pour les lieux, scène de son forfait, pour cette physionomie de la terre et de la mer qui ne change pas comme le visage des hommes, et qui le force à se sauver à Naples.

LXII §

Voyez enfin l’embarras de l’explication qu’il charge Sénèque de donner par lettre {p. 180}au sénat, puis la bassesse des prétoriens qui le félicitent les premiers, toujours prêts à prostituer l’épée, pourvu que l’épée règne ; puis la vilité des sénateurs, qui feignent de croire à l’impossible pour avoir le prétexte de congratuler ; puis, dans un coin, la figure muette ou indignée du seul honnête homme, de Thraséa, qui sort du sénat, sachant bien à quoi il s’expose, et n’espérant rien de l’exemple pour la liberté, mais faisant seul rougir Néron, Burrhus, Sénèque, et toute l’armée, et tout le sénat, et tout le peuple, parce qu’il représente à lui tout seul plus que l’empire, l’armée, le sénat, le peuple, c’est-à-dire la conscience, la vertu, la postérité.

LXIII §

S’il y avait par siècle un Tacite, l’histoire suffirait pour faire la leçon, l’exemple, la justice au genre humain. Mais il n’y en a qu’un {p. 181}depuis qu’on écrit les annales des peuples, et, en considérant la prodigieuse rencontre de facultés diverses que la nature et la société doivent faire concorder dans un même homme pour faire un Tacite, il n’est pas probable qu’il y en ait deux.

Contentons-nous donc d’un seul : il tient lieu de mille, et replaçons son livre à sa place, à côté d’Homère ; car ces deux hommes sont les deux plus grands poètes du monde écoulé : Homère, le poète de l’imagination ; Tacite, le poète de la vérité.

Lamartine.

P.-S. §

Ces deux Entretiens sont un peu courts, parce que quelques-uns de ceux qui les précèdent sont un peu trop longs pour le {p. 182}volume de 1861. Je vais finir l’année 1861 par une Revue.

J’y travaille.

Deux hommes remarquables sont morts avant le temps dans ces derniers mois.

Je commencerai l’année 1862 par trois Entretiens critiqués, et même injuriés par anticipation dans le journal la Presse ; ils sont intitulés : Critique de l’histoire des Girondins, par l’auteur des Girondins, à vingt-cinq ans de distance.

On verra que je n’apostasie rien que l’erreur dans laquelle je suis une ou deux fois tombé, et quelques expressions mal sonnantes ou mal interprétées par mes nombreux lecteurs ; que j’ai mûri mes idées sur les conditions naturelles du pouvoir ; que j’ai profité de l’expérience et des temps, mais que je suis après ce que j’étais avant, l’homme qui se corrige des moyens sans se détourner du but : la liberté par l’honnêteté, le gouvernement spiritualiste.

Les hommes qui m’invectivent d’avance au nom du progrès, ne croient pas sans doute que la terreur soit progressive, et que l’immoralité {p. 183}des moyens et la violence de la vérité qu’ils préconisent aujourd’hui au profit de leur cause, soient plus vertueux dans les mains du jacobinisme que dans celles de l’inquisition ! Ce sont les inquisiteurs de l’indépendance politique ; ils veulent mettre l’uniforme des carbonari à la libre pensée.

Ils ne méritent pas la liberté, ceux qui ne respectent pas la conscience. — Deux poids et deux mesures, est-ce la justice ? — Les Camille Desmoulins sont de tous les temps ; ils allument le bûcher, et ils sont consumés par la flamme quand le vent change.

Pardonnons-leur et ne les imitons pas ; laissons-leur ainsi le temps de se repentir. Nul n’a le droit d’être libre s’il n’a pas été tolérant.

Nous ne disons pas cela pour le Siècle, journal dont nous différons sur la confédération de l’Italie, préférable, selon nous, à l’unité forcée, chimérique et précaire, de la péninsule. Un de ses rédacteurs nous accuse de palinodie pour cette opinion ; qu’il nous lise : nous n’avons jamais pensé, écrit, agi au sujet de l’Italie que dans le sens d’une confédération unifiée {p. 184}par une diète nationale des États unis italiens, reconnue et garantie par toute l’Europe.

Y a-t-il palinodie de professer après, ce que l’on professait avant ? Le mot est malheureux ; mais le spirituel rédacteur ne nous condamne pas à mort, et cette erreur de fait de sa part n’enlève rien de l’estime et de la reconnaissance que nous portons à la rédaction d’un journal libéral partout ailleurs qu’en Italie, pierre d’attente de la liberté, et qui mérite que la liberté l’attende à son tour.

Lamartine.

LXXe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins §

[Avertissement] §

{p. 185}La critique est une grande et importante partie de toute littérature ; quand elle touche simplement à la forme d’un livre, elle est toutefois secondaire. — Question de grammaire, question de goût ; les esprits stériles seuls s’y adonnent ; elle dénigre beaucoup, elle ne produit rien. — Sous ce rapport, il faut la laisser aux esprits méticuleux et jaloux, qui se consolent de leur impuissance en montrant les imperfections des œuvres d’autrui.

Mais il y a une plus haute critique qui touche {p. 186}à la morale et qui est, pour ainsi dire, la conscience du genre humain ; c’est celle qui s’attache à l’histoire et qui, au lieu d’être une grave controverse de mots, est une sévère correction de principes.

C’est de cette seconde nature de critique dont j’ai voulu donner sur moi-même un exemple aujourd’hui dans cet Entretien et que j’insère dans mes œuvres complètes.

Tous mes lecteurs se souviennent que j’ai écrit, en 1847, un livre qu’il ne m’appartient pas de juger littérairement ; livre qui produisit, lors de son apparition, un effet tellement universel que les critiques du temps ne purent le comparer qu’au mouvement de curiosité de l’Émile de J.-J. Rousseau, ou du Génie du christianisme de Chateaubriand. C’était le génie de la révolution française en action dans une histoire ; c’était en même temps le drame du siècle. À peine les presses de Paris, de Bruxelles, de Londres, de Madrid, suffirent-elles à en multiplier les exemplaires et les traductions pour l’impatience des lecteurs. Si j’avais été susceptible d’ivresse d’amour-propre d’écrivain, je me serais cru plus qu’un {p. 187}homme ; mais dès cette époque je connaissais l’engouement, et je ne me fiais pas à ma popularité d’historien. J’attendis vingt ans les retours de sang-froid ; ils vinrent avec les retours d’accusation, les uns mérités, les autres, selon moi, injustes.

On m’accuse d’avoir fait la révolution de 1848, en réhabilitant les principes honnêtes de la révolution de 1789, tout en flétrissant impitoyablement les crimes de 1793. C’était vrai, et je suis loin de m’en repentir.

Je n’avais pas songé à faire une révolution, mais à éclairer d’un jour véridique celle que nos pères avaient faite ou avaient subie il y a plus d’un demi-siècle. Quand j’y aurais songé, y a-t-il un livre capable de soulever une nation de quarante millions d’hommes et de les faire courir aux armes quand ils se sentent légalement et bien gouvernés ? Est-ce que quelques pages de récit pourraient jamais contenir assez de feu pour répandre l’incendie dans l’Europe ? Non, ce qui a fait la révolution de 1848, c’est la révolution de 1830, c’est la coalition parlementaire de 1846, ce sont les banquets agitateurs de 1847.

{p. 188}J’étais et je voulais être étranger à ces trois mesures de renversement du parti orléaniste, qui, après avoir inauguré sur un faux principe le trône du duc d’Orléans, voulait l’asservir parlementairement à ses caprices et à ses ambitions, et, pour l’asservir, voulait agiter la bourgeoisie jusqu’à la fièvre. La révolution de 1848 fut le suicide de ce parti. Qu’il n’accuse pas les autres, et qu’il ne s’en prenne qu’à lui de sa ruine.

Bien que parfaitement étranger aux manœuvres coupables de la coalition orléaniste, légitimiste, républicaine de 1847, la popularité que m’avaient donnée quinze ans d’attente et l’Histoire des Girondins fit tomber cette monarchie, non par mes bras, mais dans mes bras. Je fus l’héritier des fautes de la coalition et des fautes de la maison d’Orléans.

Je fis la république ; la France l’accepta comme un rempart contre la terreur ; puis elle l’abandonna par inconstance et par faiblesse. Alors on retourna contre le livre des Girondins, et les coalisés de 1847 me dirent : C’est toi qui l’as faite ! — La république, c’est ton livre ! — C’était mon livre, en effet, qui ne {p. 189}l’avait pas faite, mais qui l’avait rendue possible en la rendant innocente. Il est certain que, sans le livre des Girondins, la révolution du 24 février était la terreur. — Voilà tout le vrai de ces accusations, voilà tout mon crime.

Aujourd’hui je le réimprime dans mes œuvres complètes, ce livre, tel qu’il fut publié en 1847.

Mais vingt ans ont passé ; je ne me prétends pas impeccable ; je ne me crois ni sans erreur, ni sans faiblesse ; ces faiblesses ou ces erreurs de jugement sur la révolution de 1789, je les avoue, je les déplore, je les signale moi-même dans le commentaire refroidi qui suit pas à pas cette histoire, et je les publie en entier dans mes œuvres complètes, comme un correctif, comme un désaveu partiel de quelques appréciations erronées du livre.

Je m’y accuse moi-même de quelques erreurs et de quelques sophismes. Je n’accuse nullement la révolution comme tendance, je l’accuse comme moyen. Ce n’est point un acte de contrition, c’est un acte de conscience : on en jugera. Je crois devoir publier, non en entier, {p. 190}mais en partie essentielle, ce commentaire des Girondins dans mes Entretiens littéraires, pour lui donner ainsi une publicité plus étendue, plus juste, plus méritoire et quelquefois plus sévère. Pour que le temps nous fasse grâce, faisons-nous justice : nous y gagnerons tous.

Lamartine.

I §

{p. 191}Les Persans, nos aînés en sagesse comme en années, regardent la vieillesse comme un don céleste qui permet à l’esprit de thésauriser plus d’intelligence et plus de vérités. Les cheveux blanchis leur paraissent un symptôme de maturité : ils ont exprimé cette opinion dans un proverbe. Les proverbes, en Orient, sont les médailles des langues. Après avoir été monnaie des peuples, les proverbes se retrouvent dans les décombres des nations, et se conservent dans leur mémoire comme des axiomes qu’on ne discute plus. À un proverbe, point de réplique ; {p. 192}on dirait qu’un dieu a parlé là ; en un mot, on incline la tête, on accepte sur parole et on se tait.

Or ce proverbe des Persans, qui fut vraisemblablement déjà proverbe avant Zoroastre, le voici :

Agrandissement d’années, élargissement d’intelligence ;

C’est-à-dire, plus vous avez de temps pour voir les choses humaines, et mieux vous les comprenez. Autrement dit, à mérite égal, les hommes mûrs ont plus de sagesse que les jeunes gens. C’est tellement banal qu’on rougit de le discuter. L’âge n’a-t-il pas eu de tout temps l’autorité de la présomption de sagesse ? A-t-on jamais vu une seule nation (excepté les Abdéritains, peuple fou qui voulait rire) mettre sa jeunesse dans son sénat, demander leurs lumières à ceux qui n’ont rien appris, et leur expérience à ceux qui n’ont pas encore vécu !

Non, ce bal masqué de barbes grises allant recevoir les leçons des imberbes, comme disait Henri IV, serait la nature renversée. Que deviendrait le respect, ce grand auxiliaire moral {p. 193}des gouvernements ? Que deviendrait la société politique, enfance éternelle qui condamnerait les peuples à une éternelle étourderie ? Si le passé n’enseignait pas l’avenir, à quoi bon la mémoire ? Le monde recommencerait tous les jours, et cette succession de folies de jeunesse ne serait qu’une succession de catastrophes dans l’histoire des nations.

L’expérience est donc quelque chose, et les années apportent cette expérience aux esprits sincères. Voilà l’explication et la justification du proverbe persan : Agrandissement d’années, élargissement d’intelligence. La vie est une leçon, et toute leçon doit profiter à celui à qui Dieu l’accorde.

II §

Or, en France, où l’on parle si bien, mais où l’on pense trop vite ; en France, où les paradoxes courants prennent si souvent la place des vérités acquises, les partis arriérés ou avancés ont adopté depuis quelques années un {p. 194}proverbe tout contraire, le proverbe du contresens, le proverbe du sophisme. Le sens de ce proverbe est celui-ci : celui qui change d’opinion a tort ; celui qui reçoit les leçons de la vie et qui en profite pour rectifier ou modifier sa pensée est un grand coupable. Malheur et mépris aux esprits progressifs qui s’améliorent, qui se rectifient, qui se corrigent eux-mêmes en vivant ! Ils sont présumés intéressés, versatiles, adulateurs du temps qui court, apostats de leur tradition et d’eux-mêmes. Honneur et respect aux incorrigibles ! Confiance exclusive aux esprits pétrifiés et aux caractères têtus qui, lorsqu’ils ont une fois proféré une erreur ou une sottise, ne s’en dédisent jamais et veulent mourir, comme disait Chateaubriand, ce grand oracle du respect humain dans ce siècle, « non pas conformes à la vérité, mais conformes à eux-mêmes ».

III §

{p. 195}J’avoue que je n’ai jamais compris le sens de cet axiome de l’obstination des partis, quels qu’ils soient, en France : « Tu ne changeras pas. »

Tu ne changeras pas, c’est-à-dire tu vivras des jours sans nombre, tu verras des idées justes prendre la place de préjugés absurdes, des trônes s’écrouler sur des fondements vermoulus, des castes s’effacer devant des nations, des gouvernements légitimes se fonder sur les devoirs réciproques des hommes en société de services et de défense mutuels, des démagogues surgir comme les vices incarnés de la multitude, irriter les passions du peuple, les pousser jusqu’au délire, jusqu’au meurtre, s’armer de ces fureurs populaires pour prendre la hache au lieu de sceptre et pour promener, sur ce peuple lui-même, ce niveau de fer qui trouve toujours une tête plus haute que son envie ; tu verras le sang le plus pur ou le plus scélérat couler à {p. 196}torrents dans les rues de tes villes ; tu verras les partis populaires épuisés céder au parti soldatesque, première forme de la tyrannie ; tu verras un soldat popularisé par la victoire prendre à la fois la place de la liberté, du trône et du peuple par un coup de main ; tu le verras provoquer le monde pour le vaincre, changer l’Europe en un champ de bataille annuel, faucher périodiquement les générations nouvelles, plus vite que la nature ne les fait naître, pour son ambition, en sorte que les vieillards se demandaient s’il y aurait encore une jeunesse et si Dieu ne faisait plus naître les générations que pour mourir à vingt ans au signe de ces pourvoyeurs de la gloire.

Tu verras tomber ce gouvernement, en rendant par sa chute la vie à la jeunesse de son peuple ; et, prodige de démence, tu verras après trente ans les peuples déifier ce consommateur de peuples et lui faire un titre de règne du plus grand abus de sang humain qui ait jamais été fait, depuis César, en Occident !

Tu auras vu envahir deux fois la patrie par le reflux inévitable de l’Europe sur ce nid d’aigles qu’on appelle la France, où le conquérant, {p. 197}conquis à son tour, allait devenir la proie de sa proie.

Tu auras vu que la gloire n’est qu’une fumée de sang humain qui monte au ciel, il est vrai, en fascinant les yeux myopes des peuples, mais qui y monte pour défier sa justice et pour provoquer sa vengeance.

Tu auras vu des rois légitimes, héritiers d’un juste décapité, rappelés de l’exil au trône, rapporter la paix, la liberté, la libération du territoire ; adopter ce qu’il y avait de juste dans la révolution ; rétablir la souveraineté représentative du peuple ; faire prospérer leur pays sous la sauvegarde de tous les droits équitablement pondérés ; y faire fleurir l’éloquence de la tribune et de la presse, cette royauté de l’intelligence de niveau avec la royauté du sang ; présider du haut d’un trône populaire à une véritable renaissance de tous les arts de l’esprit, de toutes les industries de la paix ; tu les auras vus, frappés par les armes mêmes qu’ils avaient remises à la nation, odieusement accusés des désastres que leur présence venait réparer, et chassés du trône, d’exil en exil, par l’ingratitude de la liberté.

IV §

{p. 198}Tu auras vu un schisme de famille s’emparer de ce trône par voie de popularité fondée sur un mauvais souvenir, hérédité qui ne devait pas être un crime dans les fils innocents des fautes du père, mais qui ne devait pas être non plus un titre à la couronne tombée avec la tête d’un martyr de la royauté.

Tu auras vu tomber à son tour, presque sans secousse, ce roi mal assis sur les débris de sa maison, par la versatilité d’un peuple qui ne sait ni haïr ni aimer longtemps.

Tu auras vu la France remise debout par l’effort de citoyens désintéressés, appelée, sans acception de parti ou de caste, à se gouverner elle-même, s’élever pendant quelques mois à une magnanime modération et à une légalité volontaire, chercher en soi-même les conditions de la liberté, sauver l’ordre, la vie des citoyens, la paix du monde, puis abdiquer déplorablement son propre règne et préférer {p. 199}la gloire d’un nom dynastique à sa propre dynastie républicaine, trop fatigante pour sa faiblesse ; semblable à ces souverains détrônés de nos premières races qui, laissant les ciseaux du moine dépouiller leurs fronts chevelus, regardaient du fond d’un cloître régner à leur place l’élu du camp ou le maire du palais.

Tu auras vu ces mêmes multitudes, qui saluaient l’écroulement des trônes, saluer de leurs acclamations la restauration des trônes ; tu auras vu les tribuns les plus démagogues se transformer en courtisans les plus dévoués, sous prétexte de couronner le peuple en couronnant l’armée. L’armée, peuple en effet, peuple héroïque sur les champs de bataille, peuple qui sauve la patrie en uniforme, mais qui marche à tous les tambours, pour ou contre tous les droits du peuple lui-même, pourvu que la gloire militaire lui dore toutes les causes et lui compte au même taux toutes les journées dans des états de services qui vont du 18 brumaire à Marengo, d’Austerlitz à Waterloo, de Waterloo à Alger, d’Alger à l’acclamation de la république, de l’acclamation de la république au 2 décembre, du 2 décembre {p. 200}à Solferino, de Solferino qui sait où.

Tu auras vu tout cela ; tu auras appris pendant un demi-siècle ce que valent les principes les plus contradictoires de gouvernement ; tu auras partagé le fanatisme presque unanime de 1789 pour la régénération d’un royaume sous l’initiative si bien intentionnée d’un roi philosophe et magnanime, qui se dépouillait lui-même de son sceptre pour donner ce sceptre à son peuple ; tu auras partagé trois ans après l’indignation et le remords de la nation contre l’ingratitude de ce peuple conduisant en pompe son bienfaiteur couronné à l’échafaud et enseignant ainsi à l’histoire que la vertu est un crime et que le premier devoir d’un roi, c’est de régner.

V §

Tu auras partagé l’exécration du monde contre ces terroristes de la première république, livrant tous les jours une ration de {p. 201}sang humain à leurs séides, et croyant qu’on bâtit des monuments de liberté sur des fondations de cadavres.

Tu auras partagé l’enthousiasme imprévoyant des armées affamées de gloire et des citoyens affamés d’ordre pour un empire sorti des camps pour expirer sur le sol deux fois conquis de la patrie.

Tu auras accueilli le retour des héritiers de Louis XVI comme une providence, et tu les auras bannis, quelques années après, comme des criminels d’État.

Tu auras eu des hymnes pour une monarchie, dite de Juillet, fondée sur toutes les violations du droit monarchique, et tu auras eu des huées contre elle le lendemain de sa chute.

VI §

Tu auras eu des aspirations romaines pour une république légale et pacifique, réconciliant dans une concorde unanime toutes les classes prêtes à s’entredéchirer ! Tu auras {p. 202}été ivre de sécurité et de joie en voyant cette république, qui se craignait elle-même, abolir courageusement la peine de mort le lendemain de son avènement imprévu, de peur d’abuser jamais des armes que tous les régimes s’étaient transmises jusque-là les uns aux autres pour immoler leurs ennemis ; tu auras frémi d’espérance en voyant cette démocratie philosophique déclarer la paix au monde étonné ; tu auras eu le délire de l’admiration en voyant quelques citoyens obéis par le peuple et pressés par d’innombrables prétoriens de la multitude de perpétuer leur dictature ; tu les auras vus, au contraire, appeler la nation entière à se lever debout dans ses comices afin de remettre plus vite cette dictature à la nation représentant cette légitimité des interrègnes ; et quand la nation, relevée par la main de ces hommes de sauvetage, aura repris son aplomb et son sang-froid, tu n’auras eu pour ces citoyens, victimes émissaires de leur dévouement, que des calomnies, des mépris, des outrages, des abandons, pour décourager les abnégations futures, et pour montrer à l’avenir qu’on ne sauve sa patrie qu’à la condition de se perdre soi-même : {p. 203}mauvais exemple qui ne profitera pas à la nation.

VII §

Tu auras vu tout cela !

Et l’on voudrait que tu fusses resté le même, sans incrédulité quand tout trompe, sans variation quand tout varie, sans modification quand tout change, sans ébranlement quand tout tombe, sans expérience quand tout enseigne autour de toi ! Royaliste en 89, Jacobin modéré en 1790, Girondin en 1791, terroriste en 1793, thermidorien réactionnaire en 1795, bonapartiste en 1798, consulaire, impérialiste en 1805, bourbonien légitimiste en 1815, orléaniste en 1830, républicain en 1848, napoléonien en 1850, impérialiste en 1852, et aujourd’hui, que sais-je ? agitateur de l’Europe à peine calmée, évocateur de guerres en Occident et en Orient, auxiliaire de l’ambition d’un roi des Alpes pour monopoliser les républiques, les trônes et les tiares en Italie ; {p. 204}dupe de l’Angleterre monopolisant à son tour les mers, les montagnes et les péninsules par la main d’un roi, vice-roi des tempêtes !

VIII §

Quoi ! vivre si longtemps ne t’aurait servi qu’à cela ! Tu ne saurais pas aujourd’hui que les plus belles philosophies n’ont que des jours d’explosion et des années de fumée, fumée à travers laquelle on ne reconnaît plus rien que des décombres ; que les peuples, comme des banqueroutiers de la vérité, ne tiennent jamais ce qu’ils promettent ; que les princes les meilleurs ne recueillent que l’assassinat, comme Henri IV, ou le martyre, comme Louis XVI ; que les réformateurs les plus bienfaisants ont pour ennemis les utopistes les plus absurdes ; que les gouvernements héréditaires subissent les dérisions de la nature, qui ne sanctionne pas toujours l’hérédité du génie ou des vertus ; que les gouvernements parlementaires {p. 205}subissent la domination de l’intrigue, la fascination du talent, l’aristocratie de l’avocat, qui prête sa voix à toutes les causes pourvu que l’on applaudisse, et qui est aux assemblées ce que la caste militaire est aux despotes, pourvu qu’ils les payent en grades et en gloire ; que les gouvernements absolus font porter à tous la responsabilité des fautes d’une seule tête ; que les gouvernements à trois pouvoirs sont souvent la lutte de trois factions organisées qui consument le temps des peuples en vaines querelles, qui n’ont d’autre mérite que d’empêcher les grands maux, mais d’empêcher aussi les grandes améliorations, et qui finissent par des Gracques ou par des Césars, ces héritiers naturels des anarchies ou des servitudes ; que les républiques sont la convocation du peuple entier au jour d’écroulement de toute chose pour tout soutenir, le tocsin du salut commun dans l’incendie des révolutions qui menace de consumer l’édifice social ; mais que si ces républiques sauvent tout, elles ne fondent rien, à moins d’une lumière qui n’éclaire pas souvent le fond des masses, d’une capacité qui manque encore au {p. 206}peuple, et d’une vertu publique qui manque plus encore aux classes gouvernementales.

IX §

Que vous ayez eu toutes ces nobles illusions du royalisme, des gouvernements à une tête, des gouvernements à trois têtes, des gouvernements de parole, des dictatures ou des républiques dans votre jeunesse, sur la foi des théories toujours séduisantes comme les mirages de l’esprit humain, cela est naturel, honorable même, aux différentes phases d’une vie qui pense. Les théories sont les beaux songes des hommes de bien ; il est glorieux d’être successivement trompé par elles ; ces déceptions sont les douleurs sans doute, mais non les remords de l’esprit. Et l’on veut qu’après soixante années d’épreuves de toutes ces natures de gouvernement, vous vous imposiez la loi de croire ce que vous ne croyez plus, de dire ce que vous ne pensez plus, d’affecter par vanité de constance dans vos opinions une {p. 207}opiniâtreté de mauvaise foi dans des doctrines qui vous ont menti, déçu, trompé tant de fois !

C’est là une ostentation de fausse sagesse qui n’est que la répugnance de l’orgueil humain à confesser sa faiblesse, ou bien ce n’est qu’une improbité d’esprit donnant au monde une fausse monnaie de conviction pour acheter à ce prix l’estime du vulgaire, qui s’attache à ces immutabilités d’attitude comme à des preuves de force, tandis qu’elles ne sont le plus souvent que des impuissances de l’esprit ou des fanfaronnades du caractère.

Je dirai plus, ces immutabilités d’opinion sont une offense à Celui qui a fait de la vie un enseignement à tous les âges, un refus de prêter l’oreille, l’esprit, le cœur à Celui qui nous éclaire par l’expérience, depuis le premier jour où l’homme pense et doute jusqu’au jour où il cesse de penser et de douter. De toutes les heures de la vie, chacune est chargée de nous apporter une vérité ; aucune de ces heures ne vient à nous les mains vides, et c’est peut-être la dernière heure d’une longue vie qui vous apporte la vérité la plus précieuse {p. 208}en récompense de votre sincérité à la rechercher et de votre patience à l’attendre.

X §

En résumé, la vie est une leçon que le temps est chargé de donner à l’homme en lui faisant épeler, syllabe par syllabe, les événements.

Celui qui n’a pas changé n’a pas vécu, puisqu’il n’a rien appris.

Celui qui prétend avoir tout su le premier jour est un homme qui n’avait ni raison de naître, ni raison de vivre, ni raison de mourir, car il n’avait rien à apprendre en naissant.

Il n’avait rien appris en vivant, il mourait sans emporter ou sans laisser après lui sur la terre le moindre profit de la vie : théorie de l’immobilité qui fait de l’homme immuable la créature du temps perdu.

Une telle théorie insulte à la fois l’homme et Dieu. N’insistons pas : changer, c’est vivre ; vivre, c’est changer.

{p. 209}La vie n’est pas semblable à ces fontaines d’Auvergne, pleines de sédiments impurs, qui pétrifient ce qu’on leur jette, et qui, au lieu d’une fleur ou d’un fruit, vous rendent une pierre. La vie est un courant qui mène à la vérité, c’est-à-dire au bien. Le temps sait tout ; et nous ne pouvons savoir quelque chose qu’en l’associant à nos ignorances et en lui demandant ses secrets.

XI §

Il est donc non-seulement permis de changer en vivant, mais c’est un devoir de conscience. Bien entendu que cette théorie du changement s’applique à l’esprit, mais non au cœur ; que le changement doit être désintéressé et non vénal ; que tout changement qui consiste à abandonner une cause vaincue parce qu’elle est vaincue est une lâcheté ; que tout changement qui consiste à s’allier à une cause victorieuse parce qu’elle est victorieuse est une abjection de caractère ; que changer par {p. 210}ambition, c’est une suspicion légitime de vice ; que changer par cupidité de fortune, est une vénalité du cœur qui déshonore la vérité même ; que changer d’amis quand la fortune les trahit, est une versatilité d’affection qui prouve la courtisanerie de l’âme. Mais que changer d’opinion sans abandonner ses sentiments personnels, ni les vaincus, ni les malheureux, ni les faibles ; changer à ses dépens en s’exposant sciemment, au contraire, aux dénigrements d’intentions, aux colères du respect humain, au mépris des partis et aux souffrances de considération qui suivent ordinairement ces progrès des hommes sincères dans ce qu’ils croient la route des améliorations morales et des vérités progressives, c’est souffrir pour la cause du bien, c’est le martyre d’esprit pour la vérité, martyre que les hommes aggravent par leur fiel et par leur vinaigre, mais que la vérité récompense par les jouissances de la conscience.

Même quand le martyre s’est trompé de cause, il ne s’est pas trompé de vertu !

XII §

{p. 211}Je pense ainsi, et voilà pourquoi je ne me reproche point d’avoir changé quelquefois, dans le cours de mes années, d’opinions ou de marche dans les situations diverses où se sont trouvés notre pays et notre temps. Je me reprocherais plutôt de n’avoir pas assez changé, c’est-à-dire de n’avoir pas assez profité du temps que Dieu m’a laissé vivre pour me transformer davantage encore ; d’avoir peut-être trop sacrifié aux convenances, aux situations antécédentes, au respect humain, à toutes ces considérations personnelles qui empêchent de se démentir plus franchement de ce qu’on a dit étourdiment sur la foi d’autrui dans son âge d’ignorance : toutes choses qui sont louables au point de vue du monde, mais qui sont méprisables au point de vue de Dieu ; freins timides qui retardent la marche de la pensée d’un siècle par la difficulté d’avouer que le vieil homme est mort en vous, {p. 212}qu’on est un nouvel homme, et par le désir naturel, mais coupable, de concilier vaniteusement en vous l’homme d’hier et l’homme d’aujourd’hui.

Dire : « Je me suis trompé », c’est le prosternement de l’orgueil, et cet orgueil, cependant, il faut le fouler aux pieds, si l’on veut être honnête homme jusqu’à la moelle, et mériter l’indulgence du juge futur, en acceptant les sévérités et les humiliations du juge présent.

Et voilà pourquoi je changerais encore sans hésitation si je venais à découvrir que mes opinions actuelles sont des erreurs, et qu’il y a des routes nouvellement découvertes dans lesquelles la marche est plus sûre, le sol plus solide et les vertus sociales plus mûres et plus abondantes pour l’humanité.

XIII §

Est-il donc étonnant que pensant ainsi et qu’ayant le sentiment, je dirai presque le remords, {p. 213}de quelques erreurs de jugement commises par moi dans l’appréciation des actes et des hommes de la première Révolution française (Histoire des Girondins), est-il étonnant, dis-je, que je relise sévèrement ce livre (qui fut un événement, j’en conviens, et qui vit encore d’une forte vie à l’heure où je parle), et que je présente aujourd’hui le curieux phénomène d’un écrivain critique après avoir été historien, et qui juge à vingt ans de distance, en pleine maturité, le livre écrit par lui-même à une autre époque de son siècle et sous d’autres impressions de son esprit ? Un seul exemple de cette critique de soi-même a été donné en France dans l’opuscule intitulé : Rousseau juge de Jean-Jacques. Mais si je n’ai pas reçu de la nature le style et l’éloquence de J.-J. Rousseau, je n’ai pas reçu non plus sa féroce personnalité ; et si le lecteur a quelque excès à craindre de ma plume dans ce jugement sur moi-même, ce n’est pas, à coup sûr, l’excès d’orgueil ; ce serait plutôt l’excès de sévérité. La vie m’a appris à être modeste, et les événements publics, comme les événements privés, qui m’ont écrasé sans m’aplatir, ne me laissent {p. 214}de mes œuvres ou de mes actes qu’une fière humiliation devant les hommes et une humble humilité devant Dieu.

L’humiliation, c’est la peine ; l’humilité, c’est la leçon !

XIV §

Or, quel était l’état des choses en France, et quelles étaient mes propres dispositions d’esprit en 1846, quand j’écrivis cette histoire ?

L’esprit de la France était très troublé, très peu propre par conséquent à jeter un regard d’ensemble et surtout un regard impartial sur la Révolution française, très peu propre aussi à porter un jugement sain et définitif sur les hommes qui avaient été, en bien ou en mal, les grands acteurs de cette révolution.

M. Thiers, dont on ne m’accusera pas de dénigrer les grandes œuvres historiques (voyez mes Entretiens sur l’Histoire de l’Empire, que {p. 215}j’ai appelée, le premier, le livre du siècle), M. Thiers n’était pas encore ce qu’il est ; l’âge et la vie publique pleine de bon sens, de fautes expiées, de leçons terribles, n’avaient pas donné encore à son esprit ce sens de la moralité ou de l’immoralité des événements et des caractères qui est la vertu de l’histoire. Il écrivait au point de vue du succès, non au point de vue de la morale. Il venait d’écrire ainsi sans profondeur, sans philosophie, sans justice, une histoire de la Révolution qui n’était qu’une adulation à la Révolution elle-même. On avait fait à ce livre, très superficiel selon moi, une vogue de circonstance et une popularité de parti. Plus j’ai étudié les faits, les hommes, les événements de la Révolution française, plus ce livre a baissé dans mon esprit ; mais habent sua fata libelli. Cette histoire amnistiait les erreurs, les tyrannies, les sévices même de la Révolution ; elle faisait remonter la colère et le mépris de la nation jusque sur les victimes. Son mérite était précisément d’être fausse. Il fallait des passions et non des principes à la démocratie ; elle avait trouvé un jeune homme de talent, elle lui dit : « Fais mon portrait, {p. 216}mais flatte-moi, et défigure mes ennemis, je te nommerai peintre du peuple. »

Du côté opposé, les historiens de la Révolution dans le parti royaliste, religieux, aristocratique, n’avaient écrit sous le nom d’histoire que le martyrologe des victimes de 1791 à 1794 ; ils avaient barbouillé de sang tous les principes les plus saints et les plus innocents de la philosophie révolutionnaire du dix-huitième siècle. Parce que Danton, Marat, Robespierre, avaient été des meurtriers, il semblait, à les lire, que la liberté modérée, l’égalité devant la loi, la tolérance devant Dieu, la représentation de toutes les classes, de tous les droits, de tous les intérêts devant les institutions, étaient des délires ou des crimes. De telles histoires, pamphlets de la démocratie ou pamphlets de l’aristocratie, n’étaient propres qu’à éterniser la guerre civile des esprits entre les enfants d’un même peuple.

XV §

{p. 217}Une grande histoire est un grand jugement dans ces procès d’opinions. Ce jugement manquait à la France ; c’était une bonne œuvre que d’essayer de le porter selon mes faibles forces. J’y pensais depuis longtemps. J’avais deux mobiles.

Le premier, tout moral, c’était de démontrer historiquement au peuple, et surtout aux hommes d’État, que le crime politique, populaire, démocratique ou aristocratique, déshonorait ou perdait fatalement toutes les causes qui croyaient pouvoir se servir pour leur succès de cette arme à deux tranchants ;

Que la Providence était aussi logique que la conscience ;

Que les événements ne pardonnaient pas plus que Dieu l’emploi des moyens criminels, même pour les causes les plus légitimes, et qu’en commentant avec clairvoyance la Révolution {p. 218}française, le plus vaste et le plus confus des événements modernes, on trouverait toujours infailliblement un excès pour cause d’un revers, et un crime pour cause d’une catastrophe.

En un mot, je voulais, comme le veut la Providence, que l’histoire fût un cours de morale et que l’honnêteté des moyens fût la légitimité des innovations.

Un tel livre eût été le code en action de la politique ; mais il fallait une main divine pour l’écrire : je n’étais qu’un homme de bonne volonté.

Le second mobile qui me sollicitait intérieurement à écrire cette histoire à la fois dramatique et critique de la Révolution française, était, je l’avoue, un mobile humain, une ambition d’artiste, une soif de gloire d’écrivain toute semblable à la pensée d’un peintre qui entreprend une page historique ou un portrait, et qui n’a pas pour objet seulement de faire ressemblant, mais de faire beau, afin que dans le tableau ou dans le portrait on ne voie pas uniquement l’intérêt du sujet, mais qu’on voie aussi le génie du pinceau et la gloire du peintre. {p. 219}Ici, je m’excuse, et il faut m’excuser : Homo sum.

XVI §

Bien jeune encore et lorsque mes premiers succès littéraires m’avaient donné le pressentiment d’une carrière aussi complète, que mes modestes facultés d’amateur plutôt que d’artiste me permettaient de former un plan de vie plus ou moins illustre, je m’étais dit et j’avais dit bien souvent à mes amis de jeunesse : « Si Dieu me seconde, j’emploierai les années qu’il daignera m’accorder à trois grandes choses qui sont, selon moi, les trois missions de l’homme d’élite ici-bas. » (J’aurais dû dire les trois vanités, maintenant que toutes ces vanités sont mortes en moi et que je les expie par autant d’humiliations sur la terre, afin qu’elles me soient pardonnées là-haut.)

« J’emploierai donc, disais-je à ces amis, ma première jeunesse à la poésie, cette rosée de l’aurore au lever d’un sentiment dans l’âme {p. 220}matinale ; je ferai des vers, parce que les vers, langue indécise entre ciel et terre, moitié songe moitié réalité, moitié musique moitié pensée, sont l’idiome de l’espérance qui colore le matin de la vie, de l’amour qui enivre, du bonheur qui enchante, de la douleur qui pleure, de l’enthousiasme qui prie.

« Quand j’aurai chanté en moi-même et pour quelques âmes musicales comme la mienne, qui évaporent ainsi le trop-plein de leur calice avant l’heure des grands soleils, je passerai ma plume rêveuse à d’autres plus jeunes et plus véritablement doués que moi ; je chercherai dans les événements passés ou contemporains un sujet d’histoire, le plus vaste, le plus philosophique, le plus dramatique, le plus tragique de tous les sujets que je pourrai trouver dans le temps, et j’écrirai en prose, plus solide et plus usuelle, cette histoire, dans le style qui se rapprochera le plus, selon mes forces, du style métallique, nerveux, profond, pittoresque, palpitant de sensibilité, plein de sens, éclatant d’images, palpable de relief, sobre mais chaud de couleurs, jamais déclamatoire et toujours pensé ; autant {p. 221}dire, si je le peux, dans le style de Tacite ; de Tacite, ce philosophe, ce poète, ce sculpteur, ce peintre, cet homme d’État des historiens, homme plus grand que l’homme, toujours au niveau de ce qu’il raconte, toujours supérieur à ce qu’il juge, porte-voix de la Providence qui n’affaiblit pas l’accent de la conscience dont il est l’organe, qui ne laisse aucune vertu au-dessus de son admiration, aucun forfait au-dessous de sa colère ; Tacite, le grand justicier du monde romain, qui supplée seul la vengeance des dieux, quand cette justice dort !

« Quand j’aurai écrit ce livre d’histoire, complément de ma célébrité littéraire de jeunesse, si j’ai le hasard de conquérir cette double célébrité du poète et de l’historien, je jetterai de nouveau la plume, la plume, après tout, hochet du talent, instrument trop insuffisant et trop spéculatif de la pensée ; la plume, qui n’est rien devant l’épée. J’entrerai résolument dans l’action, et je consacrerai les années de ma maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature, qui aime à jouer, avec la mort et la gloire, ces grandes parties dont les vaincus {p. 222}sont des victimes, dont les vainqueurs sont des héros.

« Et si la guerre, que je préfère à tout, me manque, je monterai aux tribunes, ces champs de bataille de l’esprit humain où l’on ne meurt pas moins de ses blessures au cœur que l’on ne meurt ailleurs du feu et du fer ; et je tâcherai de me munir, quoique tardivement, d’éloquence, cette action parlée qui confond dans Démosthène, dans Cicéron, dans Mirabeau, dans Vergniaud, dans Chatham, la littérature et la politique, l’homme du discours et l’homme d’État, deux immortalités en une.

« Enfin, s’il m’est accordé de survivre aux révolutions, aux guerres civiles, aux poignards des sicaires, des Catilina, des Clodius, des Octave, des Antoine de mon temps, et de vieillir couché sur mes propres décombres, brisé de cœur, mais sain d’esprit, j’emploierai ces dernières années de grâce à l’œuvre finale de toute intelligence, à la contemplation et l’invocation de mon Créateur ; je ferai, comme Cicéron, le livre éternellement à faire, De natura deorum ; je mêlerai mon grain d’encens à l’encens des siècles. »

XVII §

{p. 223}Voilà quels étaient mes plans de jeunesse.

Ce n’étaient pas les plans de Dieu.

L’orgueil y avait trop de part pour qu’ils fussent ratifiés par ce que les anciens nommaient la destinée, et par cette puissance incorruptible que nous nommons Providence.

Tout a tourné autrement que je ne l’avais orgueilleusement conçu dans mes puériles ambitions d’avenir. En poésie, je n’ai été qu’une main novice qui fait rendre par un attouchement léger quelques accords à un instrument à cordes dont le doigté n’est pas une vraie science, mais une inhabile improvisation de l’âme.

En ambition militaire, l’occasion m’a manqué ; j’ai vécu dans un temps de paix ; il n’y avait guerre que d’idées.

En éloquence politique, je suis arrivé trop tard aux tribunes dites parlementaires, pour {p. 224}développer les forces réelles de l’éloquence raisonnée et passionnée que je sentais véritablement rugir en moi comme des lions muselés entre les barreaux d’une ménagerie.

De plus, ma fausse situation dans les chambres de 1830 à 1848 ne me laissait pas la liberté de mes mouvements ; je n’étais d’aucun parti actif, et, par conséquent, j’étais en suspicion légitime à tous les partis.

L’éclectisme, qui est l’attitude de la vérité dans les philosophes, est la faiblesse des hommes d’État dans les temps de passion.

Sorti de la Restauration avec d’amers regrets de sa chute, adversaire de cœur de la royauté de 1830, ennemi trop honnête cependant pour m’allier avec les factions, ou légitimistes, ou révolutionnaires, qui conspiraient la ruine de cette royauté sans avoir à offrir à sa place qu’une anarchie au pays, je vivais dans le vague et je parlais sans échos. La tribune n’était véritablement pour moi qu’un exercice semblable à celui de Démosthène sur le bord de la mer. Il parlait aux flots qui étouffaient sa voix, et moi aux partis qui cherchaient à étouffer la mienne. La France seule {p. 225}en entendait quelques retentissements dans les journaux indépendants, et voyait croître autour de mon nom une lente popularité qui devait lui être utile un jour.

XVIII §

Mon action politique ne commença que dans une grande tempête imprévue, le jour même d’une chute soudaine de la royauté de Juillet, déjà en fuite avant d’avoir eu le temps de combattre.

Ce jour-là je fus roi d’une heure, c’est vrai. Placé, par mon indépendance des partis, entre tous les partis, les républicains se jetèrent à moi par inquiétude de leur triomphe ; les royalistes, par peur de leur défaite ; les légitimistes, par le sentiment de leur inopportunité et de leur impuissance dans cet anéantissement du trône ; le peuple surtout, par l’intérêt de salut public et par ce besoin d’un chef qui parle plus haut que toutes les théories dans {p. 226}les périls extrêmes des tremblements de tous les foyers.

Ce n’était pas un gouvernement qu’il fallait créer à la minute, il n’en aurait pas duré deux. C’était un sauvetage qu’il fallait organiser sous le nom de république. J’eus le sentiment de cette vérité.

Au lieu de suivre en hésitant un mouvement désordonné qui allait mener de convulsions en convulsions désormais irrésistibles aux derniers abîmes, je fis résolument la république ; je la fis seul, quoi qu’on vous en dise ; j’en assume seul la responsabilité ; je nommai seul les chefs les plus en vue et les plus populaires qui pouvaient lui apporter l’autorité des différentes factions auxquelles ils appartenaient ; je me nommai moi-même, parce que je n’appartenais à aucune, et parce que, soutenu par le peuple, seul je pouvais être arbitre dans ce conseil souverain du gouvernement. La France fut admirable de sagesse et d’héroïsme, on ne le dira jamais assez. Folle la veille, lâche le lendemain, elle fut pendant les quatre mois du danger au niveau d’elle-même ; la république, contre laquelle elle vocifère {p. 227}tant depuis, fut son salut. Un homme d’État renversé, mais qui s’éleva lui-même en ce moment à la hauteur d’un vrai patriotisme, M. Thiers, en trouva sur l’heure la vraie formule. « Gardons la république, car c’est le gouvernement qui nous divise le moins. » C’est la pensée que j’avais exprimée autrement en entrant le jour même à l’hôtel de ville, ces Tuileries du peuple.

XIX §

M. Dupin, dans un volume récent, renouvelle encore contre moi cette accusation irréfléchie de n’avoir pas proclamé la régence, la régence d’une femme intéressante sans doute, mais d’une femme exclue du gouvernement par la loi que le parti d’Orléans venait de se faire à lui-même ; régence aussi illégale par conséquent que la république, une régence déjà tombée dans la rue et ramenée, à travers la révolution et l’armée immobiles, {p. 228}à la porte d’une Chambre dissoute de fait.

Et au nom de quoi aurais-je proclamé cette régence des Orléanistes, moi qui n’avais jamais voulu adhérer au gouvernement, schisme de famille, de 1830 ; moi qui lui avais renvoyé toutes mes places diplomatiques pour ne pas le servir ; moi qui m’étais respectueusement refusé à tout rapport avec cette royauté, par scrupule de fidélité à mes souvenirs ! En vérité, M. Dupin et les Orléanistes auraient bien ri, le lendemain, d’un légitimiste de cœur refaisant après coup une seconde révolution de 1830, et réinstallant une seconde monarchie d’Orléans, pour l’attaquer le surlendemain !

Et quand j’aurais tenté ce contresens à moi-même, l’aurais-je pu accomplir avec l’ombre de succès un peu durable ? Où étaient le peuple, l’armée, les chambres, les ministres, pour sanctionner et soutenir cette régence de hasard sortie d’une insurrection contre la royauté de Juillet, aventure dans une aventure, illégalité dans une illégalité, révolution de 1830 dans une révolution de 1830, belle-fille contre le beau-père, petit-fils contre {p. 229}l’aïeul, belle-sœur contre le beau-frère, neveu contre les oncles, chaos dans un chaos !

Et puisque M. Dupin et les révolutionnaires orléanistes de 1830 pensent qu’une régence était si facile et si simple à faire, et à faire durer huit jours seulement, que ne la faisaient-ils eux-mêmes ? Qui les gênait ?

Certes, c’était à eux, orléanistes, et non à moi, adversaire de la royauté illégitime d’Orléans, de se charger de ce rôle ; logique en eux, il était absurde en moi. M. Dupin n’y a pas pensé. Si l’empire qu’il sert aujourd’hui, comme il a servi la légitimité, la royauté de juillet, la république, avec un zèle qui ne faiblit jamais et avec un talent qui grandit toujours ; si, dis-je, l’empire venait à chanceler dans une journée de février quelconque, que penserait M. Dupin d’un républicain, d’un légitimiste, d’un orléaniste qui viendrait sur le champ de mort de l’empire écroulé, quoi faire ? Proclamer un empire de branche cadette et factieuse ? cela ne serait pas moins ridicule que le rôle que M. Dupin et ses amis me reprochent de n’avoir pas pris le 24 février ! En vérité, si je l’avais pris, ce rôle, {p. 230}je ne saurais pas aujourd’hui où cacher ma honte. Il faut respecter et protéger le malheur d’une dynastie qui s’écroule sur son faux principe, c’est ce que nous avons fait ; mais il ne faut pas relever un faux principe tombé pour servir de base au trône d’une veuve qu’on admire et d’un enfant qu’on plaint. Une veuve n’a pas besoin d’une régence pour se consoler d’un sépulcre, et un enfant, pour être heureux, n’a pas besoin pour hochet d’un sceptre dérobé à un aïeul dans l’escamotage d’une demi-révolution.

XX §

Telles étaient, dès l’année 1844, mes dispositions d’esprit à l’égard de la royauté pseudo-républicaine et pseudo-dynastique de la famille d’Orléans. Je l’aurais vénérée partout ailleurs que sur un trône ; par tradition de famille, du côté de ma mère, je lui devais plus que du respect, je lui devais de la reconnaissance. {p. 231}Cette auguste maison avait eu des patronages, des bienveillances, des générosités princières pour ma famille maternelle. La mère de ma mère était sous-gouvernante de ces enfants, des princes du sang et de la fille du vénérable duc de Penthièvre. Le roi Louis-Philippe et ses frères avaient été, avant l’époque de madame de Genlis, élevés par ma grand’mère ; un de mes proches parents était son intendant des finances. Après la terreur, la duchesse d’Orléans, reléguée en Espagne, avait prié ma grand’mère d’aller chercher madame Adélaïde d’Orléans, sa fille, en Suisse, et de la lui ramener en Espagne. La mission de confiance avait été remplie. Après 1814, ma mère avait retrouvé dans Louis-Philippe et dans madame Adélaïde, sa sœur, des souvenirs d’enfance et d’éducation communs qui les disposaient à toutes les bontés pour la fille de leur gouvernante. J’avais l’honneur d’en être reçu avec distinction dans mon adolescence. La protection du prince et de sa sœur ne me fut néanmoins d’aucun secours, soit dans la carrière littéraire, où l’on n’est protégé que par son talent, si on en a ; soit dans {p. 232}la carrière militaire, où je servais, dans les gardes-nobles de Louis XVIII, une cause très opposée au parti politique déjà dessiné du duc d’Orléans ; soit dans la carrière diplomatique, où je servis fidèlement la politique de la légitimité jusqu’à sa chute. D’ailleurs, mon père, le chevalier de Lamartine, ancien et loyal officier de cavalerie dans le régiment Dauphin au moment de la Révolution, ses frères, royalistes comme lui, quoique constitutionnels de 1789, m’auraient vu avec répugnance devenir le client de la maison d’Orléans. Elle portait à leurs yeux, quoique innocente des antécédents, la responsabilité du prince complice de 1793, puni d’un vote fatal par la hache du même bourreau.

XXI §

Il faut le dire, les opinions politiques sont dans le sang : tel père, tel fils.

Jamais ce mot ne fut plus généralement vrai que dans les temps de vicissitudes soit {p. 233}religieuses, soit nationales, soit dynastiques. J’avais sucé le royalisme loyal et traditionnel pour les Bourbons, frères, enfants ou neveux du vertueux Louis XVI, avec le lait ; je n’aimais pas la maison d’Orléans. Sa popularité révolutionnaire me paraissait une récompense inique d’une participation contre nature du chef de cette maison à l’ingratitude du peuple français envers le plus innocent et le plus dévoué des rois, et au meurtre de ce roi sur l’échafaud de 1793. Ce que ce peuple aujourd’hui semblait aimer dans le nouveau duc d’Orléans, il faut l’avouer, c’était le fils du 21 janvier. Cela révoltait en moi ma conscience de royaliste et d’honnête homme. Sans avoir de haine, j’avais de l’humeur contre la popularité du duc d’Orléans ; elle semblait outrager la justice et la Providence ; les caresses trop subalternes et trop significatives, à sa rentrée de l’émigration, aux survivants de 1791 et aux généraux bonapartistes de 1815 et de l’île d’Elbe, achevaient de me désaffectionner de cette branche de la dynastie. Ces cajoleries et ces sourires d’intelligence aux ennemis de la Restauration, quand on était restauré {p. 234}soi-même et comblé de richesses, de faveurs, d’honneurs, par cette Restauration si clémente au passé, si généreusement imprudente pour l’avenir, tout cela, comme dit Tacite, mal odorait si près du trône. Je voyais encore quelquefois par déférence et assez familièrement le duc d’Orléans ; il me traitait avec distinction ; il m’entretint même avec un rare talent d’élocution une fois très longuement de politique étrangère, sans craindre de dénigrer ouvertement la diplomatie du gouvernement de Charles X, et d’exposer hardiment et savamment la politique étrangère qu’il dessinerait pour son gouvernement, s’il était roi. Mais, tout en se livrant avec une apparente confiance à des épanchements téméraires dans la bouche d’un premier prince du sang, il comblait de toutes ses faveurs, de toutes ses caresses d’intimité les généraux, les pamphlétaires et les orateurs de la faction bonapartiste ou de la faction démagogique survivants du 20 mars 1815 ou de 1791.

Héritier du trône sans doute, mais se posant surtout en héritier éventuel et présomptif des factions contre sa famille ;

{p. 235}Honnête homme dans l’acception privée de ce mot, mais non honnête parent, comme les événements ne l’ont que trop démontré depuis.

Malgré mon respect pour son rang et malgré mon appréciation très haute de son esprit politique, cette attitude ambidextre m’inspirait plus d’éloignement que d’attrait pour ce prince.

Ce fut le motif qui m’empêcha de solliciter de lui la moindre intervention de son crédit auprès des ministres de la Restauration pour mon avancement dans mon humble carrière diplomatique ; il m’eût semblé peu loyal de me servir du crédit d’un prince du sang dont les opinions me répugnaient, pour m’avancer dans un parti royaliste prédestiné à combattre ses intrigues ; ce n’était pas là de la bonne guerre ; je restai donc simplement ce que je devais être dans mes relations de convenance avec cette auguste maison, autrefois protectrice de ma famille, sans empressement, mais sans hostilité, respectueux en dehors, mais désapprobateur en dedans, poli, mais réservé, honorant la personne du prince, mais adversaire de son parti.

{p. 236}Une circonstance accidentelle nous brouilla ouvertement pendant quelques mois, et une réparation, fièrement exigée par moi, nous raccommoda ; voici comment :

XXII §

J’avais écrit, sans aucune provocation de la cour de Charles X, un petit poème politique, libéral et royaliste, intitulé le Sacre.

On le trouvera, si on daigne le relire, tel qu’il fut imprimé alors, dans mes Œuvres complètes, imprimées aujourd’hui. J’y avais inséré, avec bonne intention pour la maison d’Orléans, mais avec maladresse évidente, quelques vers qui faisaient allusion au vote régicide de Philippe-Égalité et à la noble résipiscence de ses fils qui lavait glorieusement cette tache sur l’écusson du père.

Je n’avais fait confidence de ces vers à personne ; j’étais à cent vingt lieues de Paris ; l’imprimeur seul à qui j’avais adressé le manuscrit du poème connaissait ces vers.

{p. 237}J’ignore comment le prince, très attentif apparemment à ce qui pouvait toucher à son nom dans la presse, en eut communication.

Sa colère éclata en termes mal contenus ; il chargea un de mes proches parents, président de son conseil, M. Henrion de Pansey, de m’écrire que ces vers l’avaient affligé, et qu’il me suppliait de les effacer par les justes égards que je devais à sa maison. Ma mère, qui vivait encore à cette époque, appuya par ses larmes la prière du duc d’Orléans. Je n’hésitai pas : les vers et la requête du prince étaient secrets, il n’y avait aucune vile complaisance à moi de sacrifier, aux susceptibilités d’un prince que je n’avais pas eu l’intention de blesser, quelques mauvais vers de circonstance qu’il me priait d’effacer par la voix toute-puissante de ma mère. Je m’empressai d’écrire à mon éditeur dans ce sens, et de lui envoyer une variante qui faisait disparaître toute allusion à ce fâcheux souvenir.

Tout paraissait donc fini. Mais le prince avait dans les journaux ennemis des Bourbons des confidents trop informés et des serviteurs trop complaisants de ses colères. Un {p. 238}article irrité du Constitutionnel, journal anticipé de l’usurpation future, parut le lendemain du jour où j’avais reçu la prière du prince et où j’y avais convenablement condescendu.

Cet article me présentait comme un insulteur de la maison d’Orléans, chargé par la monarchie des Bourbons de raviver à son profit les souvenirs sinistres de 1793. Cet article était aussi calomnieux de fond que de forme ; car Charles X était si loin de m’avoir provoqué à écrire le Chant du Sacre, qu’il se récria violemment, à l’apparition de ce poème, sur le langage très libéral que je lui prêtais dans le dialogue.

Son ministre de la maison du roi lui ayant mis sous les yeux mon poème, au milieu des nombreux écrits en vers ou en prose dont on voulait récompenser les auteurs par quelque faveur de cour, et mon nom ayant été ainsi prononcé devant le roi : « Ah ! pour celui-ci, répondit Charles X, ne m’en parlez pas, il me fait dire trop de sottises ! » Charles X appelait de ce nom tous les sentiments populaires qu’on lui prêtait pour attester son attachement {p. 239}à la charte libérale de Louis XVIII et tout le pacte moderne de la monarchie et de la liberté.

Le même courrier m’apportait une lettre de M. de Pansey, président du conseil du duc d’Orléans, sur un ton différent de celui de la prière à laquelle j’avais accédé. « Dites à M. de Lamartine, me faisait écrire le prince, que, s’il persiste à insérer ce passage dans son poème, il saura ce que c’est que le ressentiment du premier prince du sang. »

XXIII §

À la lecture de l’article du Constitutionnel, et surtout à la lecture de cette injonction comminatoire du président du conseil du duc d’Orléans, je sentis que ma concession de la veille serait une lâcheté, et que, si j’avais dû au duc d’Orléans et aux larmes de ma mère d’obtempérer à l’instant à une demande secrète, je {p. 240}me devais à moi-même de révoquer ma concession confidentielle, et de maintenir contre une menace ce que j’avais effacé devant une prière, du moment surtout où la publicité injurieuse du Constitutionnel, qui ne pouvait venir que du Palais-Royal, avait mis le public dans la confidence.

Je me hâtai donc de révoquer, courrier par courrier, l’autorisation de supprimer les vers concédés, et j’écrivis au prince les motifs qui me faisaient une loi de lui désobéir, à moins de lui sacrifier mon caractère et mon honneur.

À mon retour à Paris, je crus devoir m’abstenir de le voir, malgré de pressantes et nombreuses avances de sa part pour provoquer mon retour au Palais-Royal ; je m’y refusai obstinément pendant plusieurs mois, croyant à mon tour que je pouvais me sentir offensé par le ton et par la divulgation de sa menace. À la fin, une négociation, conduite au nom du prince par madame la comtesse de Dolomieu, première dame d’honneur de la duchesse d’Orléans, aboutit à une réconciliation complète et à un déjeuner de famille au Palais-Royal {p. 241}auquel je fus convié, pendant l’été de 1829.

La fête mémorable que le duc d’Orléans donna à cette même époque au roi de Naples fut une autre occasion de rapprochement. J’y fus prié par le duc d’Orléans, j’y assistai ; mais l’heure de la révolution y sonna pendant la fête par les tumultes populaires et par l’incendie des chaises du jardin sous les fenêtres et sous les yeux du roi.

J’étais dans la salle du banquet, non encore ouverte au public, tout près de Charles X, lorsque l’incendie scandaleux fut allumé comme une illumination anticipée à la révolution orléaniste, et je vis ses premières lueurs se refléter sur le front confiant mais attristé de Charles X. J’étais navré.

Le duc d’Orléans, pendant toute cette fête, me traita avec une froideur publique et affectée presque offensante. Cette froideur contrastait trop avec sa familiarité intime depuis notre réconciliation pour qu’elle ne fût pas remarquée par mon coup d’œil.

J’y vis une intention marquée de s’éloigner de moi royaliste, devant ses amis bonapartistes et révolutionnaires, et je compris trop {p. 242}bien son intention pour ne pas m’éloigner moi-même et sans retour de sa maison.

XXIV §

La révolution de 1830 éclata en effet quelques semaines après cette fête. Je n’étais pas en France, je n’en eus pas les émotions sur place, j’en eus les tristesses réfléchies ; elles furent en moi profondes, elles le sont toujours. Je compris que la France perdait étourdiment la seule et peut-être la dernière occasion de réconcilier le passé monarchique et l’avenir libéral dans une maison royale dont un membre pouvait errer, mais dont la dynastie, innocente d’une erreur sénile, et respectée dans un enfant légitime de la France, pouvait imprimer à la fois à nos destinées nationales et politiques la solidité des traditions et la vigueur des nouveautés. C’était la légitimité du sceptre, oui ; mais c’était aussi la légitimité de la révolution fixée à ses principes vrais et légitimes.

{p. 243}Cette occasion de sagesse perdue, le câble me paraissait rompu, le vaisseau en dérive, la France livrée au hasard de tous les vents, la révolution compromise par ses excès, la royauté engagée contre les royalistes, des règnes courts, des partis au lieu de nation, des républiques précaires, des dictatures militaires comme celles qui précédèrent la décomposition césarienne de la constitution romaine sous les Gracques, les Marius, les Sylla ; enfin une oscillation désordonnée qui brise les institutions politiques et qui donne le vertige aux nations, au lieu du mouvement régulateur qui maintient la vie et qui la modère. Ces pressentiments ne m’ont point trompé jusqu’ici (sauf l’empire, violent d’origine, mais que sa modération dans la force fait vivre) ; la monarchie illégitime du duc d’Orléans ne devait pas avoir même la durée de la vie d’un homme déjà avancé en âge : elle était morte avant son fondateur.

XXV §

{p. 244}Bien que je fusse jeune au moment où Charles X s’écroulait, et bien que l’ardeur de mon sang fît fermenter puissamment en moi l’ambition patriotique de prendre une part platonique aux affaires de mon pays, je ne consultai pas cette ambition, très excusable à mon âge ; je consultai l’honneur, c’est-à-dire cette délicatesse de sentiment, peut-être plus chevaleresque que civique, qui semblait commander à un royaliste de naissance de tomber avec son roi qui tombe, de porter le deuil de sa cause vaincue, et de ne pas passer avec la fortune du camp du vaincu au camp du vainqueur.

Je donnai donc volontairement et avec insistance ma démission de mes fonctions diplomatiques, malgré les instances du ministre du nouveau roi pour m’engager à poursuivre ma carrière, m’offrant même de l’élargir et de l’agrandir devant moi.

Ces instances du nouveau gouvernement {p. 245}furent si vives, que M. Molé, ministre alors des affaires étrangères, se refusa péremptoirement à remettre ma démission au roi, à moins que je n’écrivisse au roi lui-même une lettre explicative de mes motifs.

M. Molé se chargea de remettre ma démission et ma lettre au roi lui-même.

J’écrivis en conséquence cette lettre en termes convenables, mais résolus, au roi.

M. Molé la lui remit en plein conseil. Le roi la lut en silence, puis, la passant à M. Laffitte : « Lisez, lui dit-il, voilà une démission convenablement et noblement donnée ! » M. Laffitte lut à haute voix la lettre à ses collègues ; ils en écoutèrent la lecture avec des marques d’assentiment unanime. « Qu’on appelle mon fils », dit le roi. Le duc d’Orléans entra. « Tiens, dit le roi à son fils, voilà une lettre et une démission honorablement offertes ; lis cela. » Puis, se tournant vers M. Molé : « Dites à M. de Lamartine de ma part que j’accepte en la regrettant sa démission, mais que cela ne changera rien à mes sentiments à son égard, et que je le prie de venir me voir comme avant la révolution. »

{p. 246}C’est M. Molé, chez qui je dînais ce jour-là, qui me transmit littéralement ces détails à la sortie du conseil, et qui m’engagea fortement à aller voir le roi.

« Je n’en ferai rien, répondis-je à M. Molé. Dites au roi que je ne puis pas compromettre mon honneur de royaliste en allant au Palais-Royal ou aux Tuileries ; je n’irais que pour lui confirmer de vive voix mon refus de ses faveurs, et le public, en m’y voyant entrer, croirait que j’y vais pour solliciter ces mêmes faveurs. On pourrait prendre une politesse pour une adhésion à son gouvernement ; je dois respectueusement m’abstenir de paraître où je ne veux ni complimenter ni servir. »

Je partis le lendemain pour l’Angleterre.

XXVI §

L’intègre vieillard M. Dupont (de l’Eure), type d’honneur démocratique, qui était ministre à cette époque, m’a bien souvent rappelé {p. 247}cette lettre et cette démission, qui l’avaient frappé, pendant que nous étions ensemble, et dans un même esprit de résistance aux excès populaires, à la tête de la république, en 1848. Il s’étonnait, en se rappelant les circonstances intimes dont il avait été témoin, des calomnies doctrinaires et orléanistes qui faisaient de moi un courtisan mécontent, renversant une monarchie qui ne lui avait pas ouvert ses rangs pour donner carrière à son ambition. Et voilà comment les pamphlétaires écrivent l’histoire ! Croyez maintenant à ces contre-vérités des partis qu’on appelle l’histoire ! Quant à moi, depuis que j’ai vu l’histoire vraie derrière les rideaux, et que je lis l’histoire travestie dans les récits contemporains, je n’en crois plus un seul mot ; c’est plutôt le réceptacle de toutes les contre-vérités. J’en donnerai d’étranges exemples, en ce qui concerne les événements et les hommes de 1848, dans mes Mémoires politiques. En fait, d’éloge ou d’accusation qu’on a fait admettre comme des vérités reçues à l’égard de certains hommes que les partis voulaient perdre ou grandir par intérêt ou par ignorance, le public {p. 248}aura à déplacer dans ses niches bien des statues et à faire réparation à bien d’autres. Subir en silence pendant de longues années ces fausses popularités et ces fausses dépopularités pour le bien de son pays, c’est un des supplices tes plus méritoires, mais les plus pénibles pour les survivants des révolutions. On dit : la vérité viendra tôt ou tard. Je n’en sais rien ; mais, quand elle viendra, je crains bien qu’elle trouve sa place prise par les préjugés historiques, et que l’opinion trompée ne continue à prendre les idoles de l’intrigue audacieuse pour les héros modestes du salut de la patrie.

Quoi qu’il en soit, à mon retour de Londres, je me présentai hardiment comme candidat indépendant, mais ami de l’ordre, aux électeurs du département du Nord.

J’échouai de peu de voix.

J’aurais soutenu résolument la politique pacifiante et conservatrice de Casimir Périer ; je n’aimais pas l’homme, mais j’aimais son courage. Après avoir saccadé le trône, il se cramponnait et il se buttait d’un pied intrépide contre l’entraînement anarchique qui poussait {p. 249}la France à tous les excès ; il mourut à la peine, mais son cercueil arrêta son pays.

Il mérite certainement la statue que les pays justes élèvent à ceux qui les sauvent par un héroïque repentir, après les avoir compromis par de téméraires agitations.

XXVII §

Déçu dans mon désir de monter derrière Casimir Périer sur la brèche, pour y défendre, non la royauté orléaniste, mais la société européenne assaillie par les partis de la guerre universelle et par les partis de la turbulence anarchique au dedans, je m’absentai pendant deux ans, pour tromper, par de grands voyages dans l’Orient, mon impatience d’action sans emploi possible dans mon pays.

À mon retour, je me trouvai nommé député du Nord par les électeurs de Dunkerque, de Berghes et d’Hondschoote, qui s’étaient souvenus de moi pendant mon absence, grâce {p. 250}à ma sœur et à mon beau-frère, habitant ce cher pays et aux amis indépendants qui m’avaient protégé contre l’oubli dans cette terre de la vraie liberté.

J’entrai à la chambre, libre comme l’air de cette mer du Nord qui souffle où il veut, sans craindre les écueils, mais sans y pousser.

Ma situation était très embarrassante, et je fus presque tenté de me repentir d’avoir affronté la tribune sans appui dans aucun des partis qui lui donnaient l’écho, la popularité et l’autorité dans le pays.

Le parti de la royauté orléaniste ? Je ne voulais pas par honneur m’y affilier ; je voulais lui garder mes rancunes décentes de royaliste tombé avec les regrets de 1830 ; l’attitude me semblait obligée, le nom d’apostat du malheur m’eût déshonoré à mes propres yeux.

Le parti des légitimistes, fourvoyé dans toutes les impasses et dans toutes les coalitions contre nature par des chefs éloquents mais sans vues ?… Il m’était impossible de m’y rallier. La direction que ces hommes de tribune lui imprimaient était le contresens le plus flagrant à la nature de ce grand et noble parti ; {p. 251}il devait, selon moi, représenter avec une digne gravité ce qu’il était lui-même dans le pays, c’est-à-dire le passé rallié au présent par la force des choses et par la raison des esprits, l’aristocratie des souvenirs, la chevalerie des sentiments, le désintéressement du patriotisme, la libéralité des sacrifices, le patronage intelligent et moral du peuple, le génie des campagnes, l’alliance antique et intime du château et de la chaumière, la religion serviable à la misère par la charité de l’opulente noblesse rurale, les intérêts de l’agriculture, l’honneur de l’armée fière des noms militaires antiques confondus avec les noms militaires nouveaux, une abstention complète des emplois et des faveurs de cour, une brigue honnête et utile de tous les services gratuits que le citoyen peut offrir à sa patrie pour que le civisme de ces hautes classes devint insensiblement la base de leur nouvelle illustration, un esprit d’ordre surtout qui ne marchandât jamais ses services contre les factions turbulentes qui portaient le trouble dans la rue, qui prêchaient la guerre pour la guerre au dehors, qui faisaient de la tribune et de la {p. 252}presse deux foyers d’agitation ultra-révolutionnaires, donnant à toute journée parlementaire des accès de fièvre avec redoublement au pays ; voilà la position que ce grand parti devait prendre selon moi, celui de conservateur, indépendant du gouvernement, commençant par conquérir l’estime et finissant par exercer une influence méritée sur le peuple des campagnes, sur les élections, sur le journalisme, sur les chambres ; parti ne voulant rien de la dynastie illégitime pour lui-même, mais lui imposant tout et même l’abdication dans ses mains, par son ascendant sur la nation réconciliée avec ses aristocraties propriétaires du sol, par son alliance avec la bourgeoisie ascendante, suzeraine des capitaux qui nourrissent les prolétaires, et enfin par son utilité aux prolétaires, que l’ordre seul vivifie et que le désordre affame en un jour.

C’est ainsi que j’avais compris, après la révolution de 1830, le rôle qu’un orateur homme d’État et qu’un chef parlementaire (intelligent des grandes crises) aurait dessiné au parti légitimiste dans le parlement, dans {p. 253}l’armée, dans le journalisme, dans les élections, dans les campagnes et dans la rue. Être ce que l’on est, voilà la première force des vrais partis. La nature est la première des politiques. Une restauration de monarchie d’Henri V était possible ainsi, et seulement ainsi ; il fallait se restaurer soi-même par l’estime du pays avant de songer à une restauration d’Henri V par l’éloquence.

XXVIII §

La direction imprimée par un grand orateur de causes privées, illustrant mais illusionnant le parti qui l’applaudissait, fut, à mon sens, précisément le contraire de cette haute politique.

Courir aux succès de tribune au lieu des grands résultats d’opinion, jeter quelques imprécations retentissantes au parti du gouvernement, embarrasser les ministres dans toutes les questions, se coaliser avec tous les partis {p. 254}de la guerre ou de l’anarchie dans la chambre ; se faire applaudir par les factions au lieu de se faire estimer par la nation propriétaire et conservatrice ; ébranler, hors de saison, un gouvernement mal assis, mais qui couvrait momentanément au moins les intérêts les plus sacrés de l’ordre et de la paix ; menacer sans cesse de faire écrouler cette tente tricolore sur la tête de ceux qui s’y étaient abrités ; jouer le rôle d’agitateur au nom des royalistes conservateurs, de tribun populaire au nom des aristocraties, de provocateur de l’Europe au nom d’un pays si intéressé à la paix ; se coaliser tour à tour avec tous les éléments de perturbation qui fermentaient dans la chambre et dans la rue ; harceler le pilote au milieu des écueils et prendre ainsi la responsabilité des naufrages aux yeux d’un pays qui voulait à tout prix être sauvé ; former des alliances avec tel ministre ambitieux, pour l’aider à donner l’assaut à tel autre ministre ; renverser en commun un ministère, sans vouloir soutenir l’autre, et recommencer le lendemain avec tous les assaillants le même jeu contre le cabinet qu’on avait inauguré la {p. 255}veille ; être, en un mot, un instrument de désorganisation perpétuelle, se prêtant à tous les rivaux de pouvoir pour renverser leurs concurrents et triompher subalternement sur des décombres de gouvernement ; danger pour tous, secours pour personne ; condottiere de tribune toujours prêt à l’assaut, mais infidèle à la victoire ; faire du parti légitimiste un appoint de toutes les minorités, même de la minorité démagogique dans le parlement : voilà, selon moi, la direction ou plutôt voilà l’aberration imprimée à ce parti, moelle de la France, qui réduisait les royalistes à ce triste rôle d’être à la fois haïs par la démocratie pour leur supériorité sociale, haïs par les conservateurs industriels pour leur action subversive de tout gouvernement, haïs par les prolétaires honnêtes pour leur participation à tous les désordres qui tuent le travail et tarissent la vie avec le salaire. Le génie de l’homme d’État manquait, selon mes idées politiques, à cette parole. Capable d’orner son parti par ses succès de tribune et par son honnêteté, incapable de le soutenir par ses conseils. Si l’histoire recueille un jour les discours {p. 256}de cet orateur, si glorieux par son éloquence, on s’étonnera bien de ne pas trouver un seul discours de gouvernement en quinze ans dans la bouche du chef naturel des conservateurs en France.

Aussi à quel degré de contradiction avec sa nature et par conséquent de nullité d’influence dans le pays, le parti légitimiste se trouva-t-il à la fin de cette campagne de quinze ans, par la fausse stratégie de ses guides politiques ! Certes, si ce grand parti avait eu une autre attitude pendant les quinze ans que la Providence lui accorda pour se reconstituer, il eût apparu à la France avec une bien autre importance en 1848, et le nom de sa dynastie, restauré par le temps et prononcé dans la tempête, aurait eu des millions d’échos dans le suffrage universel. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas même fait entendre dans ce moment suprême, ce nom ? C’est que la fausse direction imprimée à ce parti lui avait coupé le chemin.

Chose étonnante ! on n’en parla même pas.

Certes, ce grand parti n’avait pas disparu, {p. 257}mais il avait perdu le terrain naturel sur lequel il pouvait manœuvrer, combattre, et sauver la France. Il fut forcé de laisser la république la sauver à sa place, et quand le sauvetage par la république fut accompli, le parti des Bourbons vota la monarchie sous le nom de Bonaparte. L’éloquence ne sauve que les orateurs, la bonne direction seule sauve les dynasties.

Malheur aussi aux partis politiques vaincus qui sont encore assez riches pour payer des flatteurs ! Ils en trouvent dans la presse, ils en trouvent à la tribune ; et ces flatteurs les mènent à leur perte. Telle était la situation du parti royaliste après 1830. Ce parti, en se faisant faction révolutionnaire, avait perdu sa nature nationale ; le pays alarmé, qui avait besoin de se rallier à quelque chose de solide, ne le trouvant plus à sa place, se ralliait à la monarchie bonapartiste ! Je puis m’en étonner, mais m’en affliger, non ! De tous les changements de religion, le pire est un schisme ! Je n’aime pas le bonapartisme, mais je le préfère encore à l’orléanisme. L’un est un parti fort comme un préjugé populaire, l’autre est un {p. 258}parti d’équivoques qui prête le flanc à tous les partis résolus.

XXIX §

Il m’était impossible d’accepter, pour le parti légitimiste libéral mais loyal dont je sortais, le rôle d’auxiliaire de mauvaise foi des factions démagogiques dans la chambre et dans la presse ; cette tactique ne répugnait pas moins à ma loyauté qu’à mon bon sens. Je sentais trop qu’à ce jeu de théâtre, sans autre but que des applaudissements de parterre, les légitimistes perdaient l’honneur et ne gagnaient aucune popularité sérieuse dans le fond du pays. J’aimais mieux être seul et attristé sur mon banc désert, que de m’enrôler sous ce drapeau bigarré de jacobinisme menaçant et de légitimité mécontente pour harceler un gouvernement antipathique mais nécessaire.

XXX §

{p. 259}Il y avait un autre parti : le parti La Fayette. Ce parti s’était laissé très volontairement escamoter la république ; il en portait le drapeau, mais il en avait peur ; il affectait d’avoir été dupe, mais au fond il avait été plus complice que dupe du duc d’Orléans. Royaliste conditionnel le jour de l’événement au Palais-Royal et à l’hôtel de ville, républicain d’attitude après coup afin de regagner un peu de popularité dans les factions extrêmes, ce parti, représenté par cinq ou six orateurs populaires dans la chambre et par autant de journaux dans la rue, demandait à grands cris des institutions ultra-démocratiques, des proscriptions contre les royalistes au dedans et la guerre universelle de propagande au dehors. C’étaient les grognards de 1792 et de l’île d’Elbe conjurés contre la royauté qu’ils venaient d’acclamer quelques mois auparavant. Il n’y avait, {p. 260}pour un jeune royaliste tel que moi et pour un homme de gouvernement quand même, aucune conscience, aucune décence, aucun honneur à se jeter dans ce parti comme dans un asile de vaincu cherché parmi les vainqueurs de 1830. Je n’eus pas même à délibérer. « Où allez-vous vous asseoir dans cette chambre ? me demandèrent mes amis à mon arrivée à Paris. — Au plafond, répondis-je, car je ne vois de place politique pour moi dans aucun de ces partis. »

XXXI §

Je m’assis en effet au sommet de la droite, sur un banc entièrement isolé, regardant d’en haut les luttes, et trop impatient cependant de m’y mêler. J’aurais dû rester en silence, sur cette hauteur, attendant les occasions s’il en survenait ; j’aurais mieux fait mille fois ; mais le caractère prévaut toujours sur la raison dans les natures actives. Le mien m’entraînait à l’action, même hors de propos ; attendre n’était {p. 261}pas mon tempérament. D’ailleurs je voulais m’exercer à l’éloquence parlée, à laquelle je me sentais appelé par l’abondance et la force des pensées qui fermentaient en moi, à chaque discussion que j’entendais d’en haut s’agiter en bas dans la chambre. J’étais comme un de ces instruments à fibres suspendus à la muraille d’une salle de musique, qui vibrent à l’unisson, sans qu’un archet touche leurs cordes, au seul bruit de l’orchestre où ces instruments n’ont pas leur partition écrite dans le concert.

Je croyais de plus, dans mon ignorance des assemblées, qu’il suffisait de monter plein de pensées, de passions et de raison à la tribune, pour y trouver, dans l’inspiration du marbre et du bois, des paroles capables de dominer ou d’enthousiasmer l’auditoire ; je voulais en faire l’épreuve le plus tôt possible, prendre la tribune d’assaut, et fixer mon rang dans l’éloquence, puisque je ne pouvais pas encore fixer ma politique dans les partis.

XXXII §

{p. 262}Je cherchai donc dans cette situation difficile les questions neutres, pour ainsi dire, telles que les questions d’affaires étrangères, de finances, d’humanité, de moralité, d’institutions bienfaisantes pour les classes laborieuses, d’économie politique, de liberté du commerce, d’industrie, de charité, et je pris la parole au milieu d’une très vive attention publique dans quelques-unes de ces discussions.

Cette malheureuse prévention de poésie que je traînais dès cette époque après moi, comme un lambeau de pourpre qu’un roi de théâtre traîne en descendant de la scène dans la foule ébahie d’une place publique, me causait un immense embarras. J’aurais voulu m’en dépouiller à tout prix. Le vulgaire, trop jaloux de sa nature pour reconnaître deux facultés dans un même homme, me jetait sans cesse à la face cette accusation hébétée de poésie. {p. 263}Qu’y répondre ? J’étais incontestablement coupable de quelques vers plus ou moins heureux de jeunesse qui s’étaient fixés dans la mémoire et qui accolaient à mon nom cette épithète flatteuse en littérature, injurieuse en politique, à laquelle je n’avais rien à répliquer qu’un haussement d’épaules, mais qu’il m’a fallu subir toute ma vie et jusqu’à aujourd’hui, comme la proscription de Platon de la république. Platon, le plus chimérique des rhéteurs en politique, excluait les poètes de son utopie, parce qu’ils sont les plus clairvoyants des hommes ; l’envie parlait par sa bouche. Homère, dont la poésie divine n’est que le bon sens en relief, illustré par le génie du langage et de la couleur, aurait évidemment bien gouverné plus de peuples que les rêveries prosaïques de Platon n’en auraient corrompu et anarchisé.

XXXIII §

{p. 264}Cependant, malgré ces dénigrements envieux qui me faisaient écouter avec bien des signes de répugnance, je ne fus pas trop mal accueilli dans mes premières tentatives oratoires par le public du dehors. J’appris laborieusement à improviser ; moins je parlais de mémoire, plus j’étais heureux dans mes répliques. On m’accusait seulement de me tenir trop dans les théories et dans les nuages, de ne pas descendre assez vers la chambre, de l’élever avec moi au lieu de m’abaisser avec elle, de ne prendre aucun parti vif et passionné dans les questions ministérielles, de ne donner aucun gage à la monarchie d’Orléans, dont je me tenais soigneusement écarté, ni au parti conservateur, auquel je restais suspect tout en défendant souvent sa cause, ni au parti de l’opposition radicale, dont je combattais la turbulence et les anarchies, ni au parti légitimiste, {p. 265}que je respectais dans son malheur, mais que je n’approuvais pas dans ses coalitions malséantes avec l’esprit de désordre, de mauvaise foi et de démolition ; en un mot, de me montrer trop homme de gouvernement dans mon indépendance et trop homme d’indépendance dans mon opposition.

XXXIV §

Ces reproches étaient fondés, j’en sentais moi-même tous les inconvénients et tous les déboires ; mon impatience de caractère et mon bouillonnement de verve oratoire en souffraient cruellement, mais j’y étais condamné par la fausse position d’un adversaire de la royauté d’Orléans dans une assemblée d’orléanistes et d’un ennemi de l’anarchie dans une opposition radicale. Tout le monde croyait que c’était chez moi faute de caractère et d’énergie, que je ne saurais jamais prendre un parti, et que, par conséquent, je ne serais bon {p. 266}ni à moi ni aux autres. La chambre et les journaux se trompaient aussi sur moi, sans qu’il fût ni opportun ni possible à moi de les détromper. Toute ma force comprimée consistait donc à attendre ; il m’en fallait cent fois plus pour attendre que pour agir. Je faisais l’heure, comme disent les Italiens, dans leur poétique et populaire langage, far l’ora : user le temps. J’avais le pressentiment que l’heure si lente à couler sonnerait enfin, et que les vices d’origine de la monarchie d’Orléans amèneraient tôt ou tard une de ces crises où les hommes de réserve qui ne sont rien la veille deviennent les hommes nécessaires du lendemain.

Quand on se destine à ce rôle de réserve, de ressource suprême, de salut pour tous les partis au jour des écroulements, qu’a-t-on à faire ? À plaire et à déplaire tour à tour à tous les partis, à conquérir peu à peu l’estime froide et la confiance éventuelle du pays, à donner de temps en temps quelque preuve de résolution et de talent dans les assemblées, puis à rentrer applaudi dans son silence et dans son inaction, comme un soldat assis qui fourbit {p. 267}son arme, afin que le pays se dise : J’ai un bon combattant de plus dans l’occasion, j’ai un nom en réserve dans ma mémoire.

J’étais arrivé à ce demi-succès. On ne me comprenait pas, mais on commençait à me soupçonner d’une utilité future dans les événements que le temps amène avec lui.

Le roi surtout ne s’y trompait pas. Un mot de lui à un de ses confidents, M. Vatout, mot qui me fut rapporté par cet ami de la cour, ne me laissa pas douter des vues du prince sur moi, si j’avais consenti à briguer ou à accepter seulement sa confiance. « Pourquoi, dit un jour à ce prince un des députés orléanistes admis dans les soirées de la famille royale, pourquoi n’offrez-vous pas un ministère à M. de Lamartine, qui vous défend quelquefois si gratuitement à la tribune ? — Non, non, répondit le roi, ne m’en parlez pas encore, son temps viendra ; je ne veux pas l’user avant l’heure : M. de Lamartine, ce n’est pas un ministre, c’est un ministère. »

Le roi et sa sœur, qui se souvenaient du patronage de leur auguste maison sur ma famille et sur ma mère, ne doutaient pas de mon {p. 268}empressement à les servir dans une si haute position, aussitôt qu’ils feraient un appel décisif à mon ambition satisfaite. C’était au moment où les premiers démembrements du parti doctrinaire et orléaniste commençaient à s’opérer dans les chambres et à faire chercher, hors des rangs compactes de ce parti déjà divisé, des ministères qui ne représentaient que des interrègnes et qui ne duraient qu’un jour.

XXXV §

Le roi, très clairvoyant sur les conséquences de cette guerre civile entre ses amis, me fit prier à plusieurs reprises par un ami commun de venir causer secrètement avec lui de la gravité des circonstances. Je répugnais à cette conférence, qui pouvait faire mal interpréter par tous les partis mes relations délicates et confidentielles avec la cour. Je consultai l’oracle des hautes pensées et des hautes convenances, M. Royer-Collard. Son rôle réservé et sa situation {p. 269}de conservateur désintéressé dans l’assemblée étaient précisément les mêmes que les miens. « Que feriez-vous, lui dis-je, et que me conseillez-vous de faire ? — Ce que je ferais moi-même, me répondit-il sans hésiter : j’irais, j’écouterais, je donnerais sincèrement les conseils qui me paraîtraient les meilleurs. On les doit au chef de son pays, pour son pays et non pour lui-même. Je ne réserverais que ma personne, qui ne m’appartient pas, puisqu’elle appartient à la cause de la dynastie légitime et de la liberté conservatrice. — J’irai donc », lui dis-je. Et j’y allai.

J’ai raconté (voir le Conseiller du peuple), dans une réponse aux ignares calomnies de M. Croker, pamphlétaire officieux de Louis-Philippe à Londres depuis son exil à Claremont, les circonstances et les paroles échangées entre le roi et moi dans ce premier entretien aux Tuileries. Le roi vivait encore ; il pouvait me démentir si j’avais dénaturé l’entretien : il n’en fit rien. C’était un roi aigri sans doute par le malheur, mais c’était un honnête homme. Il laissa son ami M. Croker écrasé par mon démenti à ses mensongères {p. 270}accusations d’ambition mécontente, cause, disait-il, de ma conduite en 1848.

XXXVI §

Je ne reviendrai pas sur ce récit de ma première conférence avec le roi. Ce qu’il suffit de savoir, c’est qu’elle fut pressante jusqu’au pathétique du côté du roi ; loyale, respectueuse, mais inflexible de mon côté ; qu’il me déroula pendant trois heures les circonstances atténuantes de son acceptation de la couronne en 1830 ; les concessions nécessaires à l’opinion qui l’avaient forcé de se jeter entre les mains de tels ou tels ministres, nécessités désagréables pour l’homme, indispensables pour la couronne ; les divisions d’amour-propre qui décomposaient ses ministères, la pression contraire de ces ministres ambitieux sur son gouvernement, l’inconciliabilité de leurs prétentions dans les conseils, le danger de leurs brigues dans les chambres, le danger aussi grand {p. 271}de décréditer la couronne en la confiant à des ministères subalternes que ne couvrait rien, pas même leur insuffisance, aux yeux du pays ; enfin sa résolution de se rejeter tout entier sur les hommes de patriotisme, de gouvernement et de talent, qui avaient appartenu au royalisme d’avant 1830, de faire de la monarchie avec des monarchistes, et de la conservation avec des conservateurs ; à ce titre, il me conjura d’abdiquer mes répugnances à servir la monarchie sous un nouveau monarque, à me rallier hautement à sa maison et à sa cause, devenue la cause de l’ordre en Europe, et à servir de noyau à un ministère dans cet esprit de rapatriement des royalistes par sa dynastie.

J’ajoute qu’il me parla avec une éloquence raisonnée et suprême dont je ne le croyais pas susceptible, qu’il éleva cette éloquence du dégoût jusqu’au pathétique ; qu’il s’attendrit lui-même jusqu’à l’émotion qui mouillait ses yeux ; qu’il serrait mes genoux entre ses genoux avec ce geste familier et pressant d’un homme qui veut conquérir un autre homme ; que je restai moi-même souvent sans réplique à ses instances ; que mes refus persistants et mes efforts pour {p. 272}me lever de ma chaise et pour me retirer de sa présence ne le découragèrent pas de me retenir et de recommencer ses instances ; qu’il renvoya deux ou trois fois ses aides de camp, et, entre autres, l’excellent comte d’Houdetot, qui entrouvrait la porte pour lui annoncer tels ou tels survenants et même les ministres ; qu’en sortant, pour aller présider un moment le conseil, il m’enferma à clef dans la salle d’audience, me conjurant en souriant de ne pas profiter de son absence pour m’évader, et de réfléchir jusqu’à son retour ; qu’il revint bientôt après reprendre l’entretien où il l’avait laissé, et qu’enfin, de guerre lasse : « Eh bien, me dit-il, ne vous ai-je donc pas convaincu ? — Votre Majesté, répondis-je avec une vraie douleur de ne pouvoir céder, m’a vivement ému, m’a convaincu de son éloquence ; elle serait aussi élevée à la tribune que sur son trône ; mais l’admiration n’est pas de la conversion, et je la supplie de trouver bon que je sorte de sa présence comme j’y suis entré, nullement hostile, mais libre de tout lien avec sa dynastie. »

Il lâcha le bouton de mon habit, qu’il tenait {p. 273}encore, avec un mouvement saccadé de mécontentement visible sur ses traits, et je sortis triste mais résolu de sa présence.

XXXVII §

La coalition parlementaire, manœuvre déloyale qui ne pouvait aboutir qu’à la chute du trône d’Orléans, sapé maintenant par les chefs orléanistes, à la déception des légitimistes et des libéraux coalisés, avec des vues contraires, dans un acharnement commun contre la royauté de 1830, forma alors autour du trône une circonvallation de plus en plus resserrée, où le roi, menacé à la fois par ses complices de juillet et par ses ennemis avoués, allait être étouffé entre cinq ou six intrigues de parlement, de presse et de trahisons presque domestiques, qui présageaient à tout œil clairvoyant une chute sinon prochaine, du moins inévitable.

Ce prince en ce moment faisait pitié même {p. 274}à ses ennemis. Un parlement séditieux, ameuté contre lui par ses propres ministres, lui portait les défis les plus insolents et les coups les plus mortels. Quelque parti qu’il essayât de prendre, il était perdu. S’adressait-il à l’un de ses anciens ministres pour lui remettre le gouvernement, il trouvait devant lui un autre ministre, rival du premier, qui devenait plus acharné à la curée d’un pouvoir dont il était exclu. Lui proposait-on de se partager ce pouvoir, chacun d’eux le voulait seul et le voulait tout entier. Le roi allait-il vers les légitimistes, il les trouvait inexorables. Allait-il aux républicains, il les trouvait incompatibles avec une royauté, même d’expédient, qu’ils n’avaient adoptée en 1830 qu’à la condition de la honnir et de la désarmer. Allait-il au centre, il n’y trouvait plus qu’un troupeau sans chef, dépourvu de ces supériorités oratoires qui groupent les partis à leur voix, centre prompt à voter, incapable de gouverner, vide d’hommes politiques, foule qui soutient tout par discipline et qui laisse tout crouler par incapacité de génie et de volonté. Enfin le roi cherchait-il un tiers parti dans les chambres, il ne rencontrait que quelques {p. 275}hommes honnêtes et diserts de second ordre, appoint inconsistant de grands partis, convoitant le pouvoir sans avoir l’audace d’y prétendre ni l’énergie de le saisir dans la tempête. Cette période de gouvernement parlementaire était de nature à dégoûter des régimes mixtes de gouvernement ; ce n’était qu’une oscillation sur l’abîme avant d’y tomber. Jamais scandale aussi humiliant pour le caractère des hommes d’État ne fut donné au monde politique. Les fondateurs de cette royauté, descendus dans les rangs de ses agresseurs, leur révélaient les côtés faibles, qu’ils connaissaient mieux que personne, et guidaient les colonnes des coalisés légitimistes, libéraux, radicaux, se lassant de cette couronne à condition qu’ils bafouaient, après l’avoir conseillée et exploitée pendant douze ans.

L’ambition ressemblait tellement à la trahison, qu’on ne pouvait discerner, en les regardant agir et parler, s’ils combattaient pour s’emparer du ministère ou pour livrer la couronne elle-même à la dérision du peuple.

Ces coalisés faisaient leurs conditions tout haut à la tribune.

{p. 276}Je me souviens des scènes, des accents, des physionomies, des gestes, qui jetaient presque tous les jours une lumière véritablement sinistre sur les fissures volcaniques de ces âmes de feu dissimulées sous des visages stoïques.

Un mot surtout me frappa par la signification de l’homme qui le prononça, et par le geste, l’accent et le regard d’intelligence avec lesquels cet homme d’État affirma sa résolution et sa fureur.

Le jeune orateur républicain Garnier-Pagès, ravi mais étonné d’entendre un ancien ministre du roi de juillet proférer les doctrines les plus envenimées et les menaces les plus acerbes contre la couronne, se leva d’enthousiasme de son banc radical, à l’extrémité gauche de l’assemblée, pour crier bravo au ministre conservateur dépaysé dans l’anarchie. « Oui, bravo, bravo, répéta debout le républicain encore incrédule ; mais nous suivrez-vous jusqu’au bout dans cette voie ou vous nous devancez à cette tribune ? — Oui, jusqu’au bout, répondit le ministre défié par cette interrogation, jusqu’au bout ! » Et il appuya sa résolution d’un regard et d’une {p. 277}main qui convainquirent le parti radical et glacèrent d’effroi la majorité.

Or, le bout, c’était évidemment, dans l’esprit de Garnier-Pagès, le renversement du trône et la république. « L’entendez-vous ? dis-je à voix basse à mon voisin, et combien y a-t-il de distance d’un discours semblable à un détrônement ? Comptez les pas d’un 20 juin à un 10 août. — Ce discours, ce geste, cette pâleur, cet accent de haine, me répondit mon voisin, qui vit encore, me rajeunissent de cinquante ans. J’ai vu Danton ! »

Et ce ministre n’était pas M. Thiers !

XXXVIII §

C’est alors que le roi appela M. Molé pour rallier les centres et livrer le dernier combat contre la coalition. M. Molé, homme rompu aux crises de gouvernement, avait par son nom, par sa fortune, par sa haute élégance personnelle, plus de décorum monarchique que {p. 278}de dévouement aux trois monarchies qu’il avait servies dans sa jeunesse. Il décorait une monarchie, plus qu’il n’était capable de la soutenir ou de la relever. Il n’avait ni l’éloquence ni la passion des deux ministres défectionnaires de la couronne, qu’il avait à combattre à la tribune et dans la presse. Mais, comme il n’avait trahi personne, il les dominait du front par l’estime qu’on lui portait même dans les rangs de l’opposition coalisée.

Je le connaissais de longue date, pour l’avoir rencontré dans la société politique de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu. Je n’avais ni communauté d’opinions, ni aucun lien d’idées avec lui ; j’avais simplement du goût pour sa personne. La dignité et la grâce se confondaient sur son beau visage ; c’était la séduction de l’aristocratie compatible avec la liberté moderne. Sa situation si difficile au ministère devant le parti radical, devant le parti légitimiste et devant le parti des deux ministres défectionnaires et acharnés, m’intéressait. Seul contre tous, c’est un beau rôle quand on a la raison avec soi. J’étais si chevaleresquement indigné de la déloyauté de la coalition, {p. 279}que je résolus de la combattre par probité politique seule, et de défendre le ministère et la couronne en volontaire, comme on défend sur un grand chemin, sans le connaître, un homme attaqué par devant et par derrière par des agresseurs conjurés, ou comme on court à un incendie pour porter de l’eau, sans avoir aucun intérêt dans l’édifice qui brûle.

Je le fis avec vigueur et avec succès, ne voulant aucun prix de mes secours que la gloire et le patriotisme satisfaits. J’entrai résolument dans la lice, j’y combattis corps à corps les deux habiles et éloquents ministres défectionnaires de la couronne ; la victoire me resta toujours, sinon dans le scrutin, du moins dans l’opinion. Le public apprit à connaître mon nom. Le parti conservateur s’attacha à moi comme à une espérance.

Le roi, étonné de se voir secouru par un orateur indépendant de qui il n’avait rien à attendre et qui ne voulait rien de la cour, fut profondément touché de cette intervention volontaire, qu’il prit sans doute pour du dévouement. M. Molé et ses collègues cherchèrent comment ils pouvaient me récompenser de tant {p. 280}de services. Le public, inintelligent de mes vrais mobiles, crut bêtement que j’étais passé de mon isolement dans les rangs du parti conservateur orléaniste. Je ne laissai pas longtemps planer sur moi cette fausse interprétation de ma conduite. Dans des réunions des centres, chez M. Delessert, on se demanda devant moi comment on pouvait me payer mon dévouement en honneurs ou en pouvoirs. Je me levai, et, dans un discours sténographié le soir et imprimé le lendemain, je dis catégoriquement aux deux cent vingt députés qui m’ouvraient leurs rangs et leurs cœurs : « Ne me comptez pas avec vous, je n’y suis que par occasion, et comme auxiliaire libre qui vous défend contre une coalition perverse et anarchique ; le jour où cette coalition sera vaincue, je me retirerai de vos rangs pour rentrer dans mon indépendance et peut-être dans une opposition loyale contre vous-mêmes. Votre estime est tout ce que je voulais mériter. Je la perdrais justement si je vous laissais croire que je partage vos principes et votre attachement à la dynastie de 1830. Ce n’est pas le roi de 1830 que je défends, c’est la royauté constitutionnelle indignement {p. 281}attaquée dans les conditions de son indépendance. Je ne dois pas m’engager avec cette royauté et avec vous par une reconnaissance quelconque des honneurs et des pouvoirs que vous voulez bien m’offrir. Sauvons ensemble la constitution parlementaire, et restons ensuite, vous ce que vous êtes, et moi ce que je suis. » Ce discours existe ; on peut le relire à sa date. On pensait alors à m’offrir la présidence de la chambre ; je n’en voulais pas.

XXXIX §

M. Dupin, dans le quatrième volume de ses Mémoires, véritables archives des choses et des hommes de ce temps, se trompe involontairement, je n’en doute pas, sur mes vues et sur mon caractère dans cette circonstance. Il me suppose l’ambition, très avouable si je l’avais eue, de la présidence, et il attribue au déboire que j’aurais eu de ne pas réussir dans cette candidature mon ressentiment contre le {p. 282}roi et contre la majorité, que j’avais accusés d’ingratitude pour leur résistance à mon ambition.

Les Mémoires de M. Dupin sont ici complétement dans l’erreur. Le discours chez M. Delessert subsiste et atteste que je mis moi-même une barrière entre la majorité reconnaissante et moi, et que je ne consentis à briguer ni ministère, ni présidence. À quelques sarcasmes près qui échappaient à la verve épigrammatique de M. Dupin comme des réminiscences de la jovialité gauloise dans un sénat de Rome, M. Dupin avait été nommé par la nature président perpétuel d’un sénat français. On ne pouvait que se subalterniser en lui succédant. C’était sa place. L’électricité de son génie, l’ubiquité de son attention, le poids écrasant de son apostrophe, l’universalité de ses connaissances, le coup mortel de ses reparties et jusqu’au tocsin de sa sonnette impatiente de désordre comme son esprit, commandaient l’ordre aux tumultes et le silence aux vociférations ; c’était le quos ego de Virgile incarné dans ce Cicéron de fauteuil. Je n’avais aucune de ces aptitudes. Je ne voulais {p. 283}pas surtout neutraliser ma pensée ou ma parole dans ce rôle neutre qui fait de l’homme un mécanisme impartial de discussion. Combattre, oui ; présider, non. Étouffer mon opinion sous mon rôle, ce n’était pas ma nature. Je n’y pensai jamais ; j’apportais trop de pensées dans le grand procès politique du temps, pour me réduire au rôle d’arbitre des discussions.

XL §

Après cette longue lutte de M. Molé et du parti conservateur contre les deux ministres devenus chefs de faction, et contre les passions ameutées que ces deux assembleurs de nuages groupèrent dans la chambre et dans la presse contre la couronne qu’ils avaient eux-mêmes forgée en 1830, M. Molé succomba à une ou deux voix de minorité.

C’est là que je vis pour la première fois combien les véritables hommes d’État étaient rares. Certes, le roi était un habile noueur {p. 284}d’intrigues, un manœuvrier consommé des partis dans l’opposition et sur le trône ; certes M. Molé était un homme d’esprit, rompu par l’âge et par l’expérience aux résolutions de gouvernement, aux statistiques de chambres, aux tactiques d’élections, aux bascules d’opinion dans un pays aussi mobile et aussi inattendu que la France. Eh bien ! ces deux hommes consommés creusèrent en une nuit, tête à tête, de leurs propres mains, l’abîme qui allait les engloutir inévitablement tous les deux ; et sept ou huit ministres, capables chacun de bonne administration et de bon conseil, ne trouvèrent ni une parole ni un geste pour se jeter résolument entre le roi et le précipice ouvert devant lui.

Voici une anecdote qui n’a pas été encore connue de l’histoire, et qui éclaire d’un jour sinistre le précipice où la monarchie de Juillet allait se jeter, elle et son trône. J’y fus le principal témoin et le principal acteur. Personne, excepté M. de Montalivet, n’en peut parler plus véridiquement. Voici le fait :

Le lendemain, de très grand matin, du jour où le ministère conservateur tomba en presque {p. 285}minorité dans la chambre, je reçus un mot de M. Molé. Le premier ministre me priait confidentiellement de me rendre chez lui, à huit heures, non au ministère, mais dans son hôtel de famille de la rue de la Ville-l’Évêque, pour assister officieusement à une conférence secrète des ministres sur le parti à conseiller à la couronne dans la décision urgente que le vote de la veille imposait au roi et à ses conseillers responsables.

Faut-il se retirer devant le vote de l’Assemblée ? Faut-il la braver, la dissoudre, et en appeler au pays dans une élection générale ?

XLI §

Je me rendis au rendez-vous chez M. Molé. J’y trouvai les ministres réunis.

« Nous vous avons convoqué, me dit M. Molé, comme un des défenseurs les plus signalés des droits de la couronne et du gouvernement, pour assister aux débats intimes {p. 286}sur la résolution qu’il s’agit de prendre et pour nous éclairer de votre opinion sur les graves circonstances où nous nous trouvons. »

La discussion s’ouvrit. Elle fut solennelle, profonde, pathétique. Il s’agissait du sort de la monarchie, il ne fallait pas se tromper. Une erreur de jugement était la ruine d’un gouvernement et peut-être une anarchie de la France et une combustion de l’Europe.

Le premier ministre posa la question ; il prit la bravade pour le courage, il se posa en homme ferme qui accepte le combat avec l’opinion, qui ne cède rien au temps et aux circonstances, et qui ne veut tomber qu’avec la monarchie.

Cette harangue du premier ministre avait un côté si spécieux, si fier et si chevaleresque, qu’elle subjugua tous les autres ministres, et que les uns, par des discours aussi résolus, les autres, par un silence approbateur, applaudirent à cette énergie et votèrent unanimement pour la dissolution immédiate de la chambre et pour un appel au pays contre les odieuses manœuvres de la coalition, manœuvres qui révoltaient les honnêtes gens et {p. 287}qui révolteraient, on n’en doutait pas, les électeurs, qui ne pouvaient pas manquer de donner raison à la couronne indignement attaquée dans ses prérogatives constitutionnelles, de destituer de leur mandat les députés complices de l’ambition tribunitienne des deux ministres qui avaient groupé autour d’eux tous les ennemis de leur propre royauté, et de renvoyer à leur place des hommes d’ordre et de consolidation.

XLII §

J’étais au coin de la cheminée, muet et consterné de la résolution, selon moi si fatale, conseillée ou acceptée par tous ; mais je n’étais que témoin sans responsabilité officielle dans le débat ; mon visage seul, triste et désapprobateur malgré moi, montrait sans doute que la résolution de dissoudre la chambre en ce moment m’inspirait un trop juste effroi. On me regardait. Après avoir attendu quelque {p. 288}temps que je prisse à mon tour la parole, et voyant que je continuais à me taire, M. Molé m’apostropha enfin avec un ton de reproche :

« Mais enfin, dit-il, qu’en pense M. de Lamartine ? Nous ne l’avons pas appelé pour assister seulement comme un de nos amis à ce débat, mais surtout pour écouter ses impressions personnelles sur le parti à prendre et pour nous éclairer de son opinion ; nous le supplions donc de nous dire nettement sa pensée.

« — Ma pensée, répondis-je en me levant et en prenant le marbre de la cheminée pour le marbre de la tribune, je ne vous la disais pas et je désirais ne pas avoir à vous la dire, parce qu’elle est sinistre d’après la résolution que je vois déjà toute prise dans ce conseil de gouvernement. »

On se récria, on me demanda de m’expliquer ; je le fis franchement, longuement, énergiquement, sans ménagement pour l’avis des membres du cabinet que je venais d’entendre. Le fond de mon discours était celui-ci :

XLIII §

{p. 289}La France est un pays susceptible et passionné d’opposition, qu’il ne faut jamais défier de rien, même du suicide. Elle est capable de se précipiter elle-même de la roche Tarpéienne, pour prouver à un gouvernement qui la défie qu’elle est indomptable et libre. Voilà son caractère, prouvé par vingt actes de fierté plus semblables à la folie qu’au civisme.

Ce caractère bien connu de l’opinion publique en France, qu’allez-vous faire en lui renvoyant ses représentants de la coalition, hommes sans doute très égarés et très coupables en ce moment, mais que vous allez mettre sous la sauvegarde de ceux qui les ont envoyés comme des victimes de leur dévouement au peuple et de leur résistance au despotisme de la couronne et de votre ressentiment à vous ? Vous allez décupler leur popularité de mauvais aloi et en faire une popularité civique, {p. 290}popularité de vengeance contre la couronne et de ressentiment irréfléchi contre vous-mêmes. Vous les renvoyez très embarrassés de leur victoire d’hier ; on vous les renverra triomphants d’un second mandat ; ce mandat sera presque une révolution. La question qui n’est aujourd’hui que ministérielle sera monarchique à leur retour dans la chambre ; elle n’est posée aujourd’hui qu’entre vous et deux ministres, elle sera posée bientôt entre le roi et le peuple ; c’est une lutte corps à corps où le roi et le peuple seront vaincus tout à la fois. Votre loyauté vous commande de vous sacrifier pour sauver au roi et au peuple une pareille épreuve. Sacrifiez-vous à l’instant.

Et ce sacrifice du pouvoir que vous représentez sera-t-il long ? Sera-t-il définitif ? Aura-t-il pour la monarchie le danger que vous lui supposez ? Nullement. À peine aurez-vous porté tout à l’heure votre démission au roi pour obéir respectueusement à la lettre de la constitution qui commande au ministère de se retirer au premier signal de la volonté des chambres, que le pays, indigné de la déloyauté {p. 291}de vos adversaires et effrayé du vide que votre retraite va faire dans le gouvernement, se retournera tout entier contre la coalition victorieuse et lui demandera compte de sa victoire.

Or, quel compte la coalition peut-elle lui rendre de ses motifs en vous renversant ? Quel ministère homogène ou seulement possible présentera-t-elle à la nation et au roi ? Quel concert de vues et d’hommes peut-on établir entre les chefs, tous antipathiques les uns aux autres, de cette incroyable agglomération d’assaillants qui, en vous donnant l’assaut, ont tous un but et un drapeau différents ? Comment les républicains donneront-ils la main aux légitimistes ? Comment les légitimistes prêteront-ils leurs votes implacables aux doctrinaires, conduits par un ministre de 1830, auteur de leur ruine et proscripteur de leur dynastie ? Comment ce ministre lui-même, remonté au gouvernement par la brèche qu’il a ouverte, se réconciliera-t-il avec ces autres ministres du centre gauche, dont la popularité ne repose que sur son antipathie contre les doctrinaires et sur les haines contre les {p. 292}Bourbons de 1815 ? Comment les radicaux de l’extrême gauche se feront-ils royalistes par complaisance pour ce jeune Gracque qui a pris les marches d’un trône pour tribune de ses épigrammes contre son roi ? Quel lien ralliera ces hommes et ces groupes entre eux le jour où, leur hostilité satisfaite, le pays et le roi leur demanderont de leur présenter un ministère et une majorité ? C’est là l’épreuve de l’immoralité et de la perversité des coalitions, c’est que leur seule œuvre est de saper et de ruiner un gouvernement, sans pouvoir en édifier même l’ombre avec les débris de ce qu’elles renversent. Ennemis entre eux, vainqueurs par une haine aveugle, ils ne peuvent le lendemain que s’entredéchirer, déclarer leur impuissance de rien reconstruire, et menacer par cette impuissance le pays d’un long interrègne ou d’une éternelle anarchie.

C’est là la situation de ces cinq ou six chefs de parti qui viennent, malheureusement pour eux, de triompher de vous, sans pouvoir vous remplacer. Il ne leur manquait que cette victoire pour les convaincre aux yeux du pays d’immoralité et de néant dans leur ligue. Hâtez-vous {p. 293}de leur remettre la place vide, de les défier de former un ministère et de construire, soit séparés, soit réunis, une majorité qui les supporte seulement un jour. Ils essayeront vingt combinaisons sans en trouver une.

Une collection de minorités n’est pas une majorité. Cette vérité, sur laquelle le pays a pu se faire illusion pendant la bataille, éclatera à ses yeux dès demain.

L’interrègne de tout ministère durera, au grand dommage de la France, au grand effroi des bons citoyens, jusqu’à ce que les factions de la rue prennent la place des partis parlementaires et que les émeutes proclament à coups de canon la nécessité de reconstituer un pouvoir.

Ce pouvoir démontré introuvable dans la chambre parmi les ligueurs qui vous ont renversés, le pays demandera lui-même à grands cris au roi de dissoudre cette assemblée, cause de son anarchie. Le roi dissoudra alors, par la main de quelques ministres transitoires. Les électeurs indignés laisseront sur le carreau un grand nombre de ces ligueurs convaincus de nuisance, et renverront en masse {p. 294}des hommes de bien, décidés à vous soutenir. Vous remonterez par la main de la nation elle-même au pouvoir dont les factions vous ont précipités, les majorités loyales et patriotiques se disputeront l’honneur de vous soutenir ; la monarchie sera sauvée par les manœuvres mêmes de la coalition qui la menaçait, et tout sera fait constitutionnellement par l’opinion elle-même, sans qu’on puisse accuser ni vous, ni la royauté, d’avoir résisté une heure à l’esprit ou à la lettre de la constitution.

Que si, au contraire, vous conseillez au roi de dissoudre aujourd’hui la chambre, le pays, défié, ou croyant l’être, par la couronne, formera dans les élections la même majorité future que les ambitions ou les factions viennent de former dans la chambre ; il renverra au roi tout ce qu’il trouvera sous sa main de plus hostile à la couronne et à vous. La royauté, défiée à son tour par cette chambre envenimée contre elle, voudra céder ou voudra lutter pour la liberté du choix de ses ministres. Si elle cède, elle passera sous le joug des ministres ligueurs qui lui seront imposés par la nouvelle chambre, et alors ces maires du palais lui {p. 295}imposeront leur politique de guerre à l’étranger et d’agitation au dedans ; la royauté restera humiliée et responsable par son trône des actes de son ministère. Si elle résiste, elle sera conduite à des dissolutions incessantes ou à des coups d’État nécessaires ; les dissolutions l’useront, les coups d’État l’engloutiront, la lutte entre la nation et la couronne commencera ; vous en savez les suites. Je n’achève pas, mais je vous déclare en conscience que, bien qu’étranger et voulant rester étranger personnellement à la cause de la dynastie qui représente en ce moment la royauté, je sors d’ici l’esprit épouvanté pour mon pays des conséquences de la résolution que vous venez de prendre. Une révolution à courte échéance m’apparaît à travers ces actes de défi à la France. Si vous portez ce conseil au roi et si le roi signe, la dynastie d’Orléans a régné en France !

XLIV §

{p. 296}Mon discours, véritablement et à mon insu prophétique, et dont je ne donne ici que la substance, avait produit sur tous les ministres, à l’exception de M. Molé, président du conseil, un effet infiniment plus pathétique que je ne m’y attendais. Je voyais les fronts se plisser, les physionomies se tendre, les yeux s’assombrir, les visages pâlir, le doute et la consternation se succéder sur les traits. M. Molé seul se promenait d’un pas saccadé dans son cabinet et allait frapper du doigt la vitre de ses fenêtres, comme un homme qui s’impatiente et qui cherche à se distraire de l’obsession de ses pensées, témoignant un mécontentement très mal contenu de mes arguments. Les autres semblaient, au contraire, convaincus ; nul ne faisait un geste pour me répliquer.

Enfin le ministre favori, mais honnête homme, {p. 297}qui passait pour avoir l’influence d’un dévouement éprouvé sur le roi, M. de Montalivet, prit la parole, avec le geste et le ton d’un homme sincère qui revient sans fausse pudeur sur l’avis qu’il a imprudemment adopté, et qui ne rougit pas de se démentir, pour sauver sa cause aux dépens de son amour-propre.

« Messieurs, dit-il, j’avoue que j’ai été ému jusqu’au renversement de mes propres pensées par les raisons toutes neuves et, selon moi, toutes-puissantes, que M. de Lamartine vient de nous faire apparaître. Je passe à son opinion, et, quoique le parti de la dissolution ait paru jusqu’ici avoir l’unanimité de nos esprits, je demande qu’on revienne sur la résolution prise, et que nous discutions de nouveau une résolution si grave avant de la présenter au roi. »

XLV §

Tous les autres ministres présents, à l’exception toujours de M. Molé, firent un signe d’assentiment {p. 298}aux paroles de M. de Montalivet et parurent prêts à se ranger avec lui du côté de ma politique. On allait recommencer l’épreuve et voter selon les conclusions de mon discours, quand M. Molé, s’avançant au milieu de la chambre avec la figure bouleversée par l’embarras de sa situation, étendit la main vers ses collègues comme pour prévenir la reprise de la discussion, et s’écria : « Arrêtez, messieurs. Toute discussion est désormais inutile. Il faut que je vous avoue un parti pris, que j’aurais dû peut-être vous déclarer avant de vous réunir. Le roi, sur mon avis, a signé cette nuit la dissolution de la chambre ! »

Un murmure d’étonnement et de douleur courut à cette nouvelle inattendue sur toutes les lèvres.

« À quoi bon nous consulter, puisqu’il est trop tard pour modifier la pensée du roi et du cabinet ? » dirent d’un ton de reproche les collègues un peu humiliés de M. Molé. Chacun se leva et se retira plein de doutes. Je me retirai moi-même avec le pressentiment tragique d’une révolution que je ne désirais {p. 299}nullement pour mon pays ; je préférais, en bon Français, un règne désagréable à une anarchie.

Je n’ai jamais vu sans effroi se briser gratuitement un gouvernement dont les débris écrasent toujours quelque chose dans leur chute. Je rentrai chez moi profondément attristé.

La dissolution fut connue dans la journée. Tout ce que j’avais pressenti se réalisa littéralement en quelques semaines : la coalition, renvoyée devant ses juges, les électeurs, triompha partout ; elle imposa au roi le ministère de M. Thiers, qui mena la France à deux doigts d’une guerre universelle, à propos d’un pacha d’Égypte révolté contre son maître, cause de guerre aussi absurde que celle qu’on a inventée aujourd’hui pour satisfaire la fantaisie d’un roi des Alpes qui veut régner à Florence, à Naples, à Palerme, à Venise, à Rome, sans avoir ni droit ni force pour s’y maintenir sans la France. Tout allait se bouleverser en Europe, quand j’attaquai seul, avec l’énergie d’un désespoir patriotique, le ministère de M. Thiers, dans des lettres politiques qui furent {p. 300}le tocsin de l’incendie européen dans le journal la Presse.

Reproduites dans les trois cents journaux de Paris et des départements, ces lettres rallièrent, la veille de la session, une majorité égarée, muette, mais patriotique, qui renversa M. Thiers, déjà embarrassé et repentant de sa témérité. Il s’arrêta. En s’arrêtant, il préserva l’Europe d’une guerre insensée.

Le ministre, son rival, qui avait consenti à servir, à Londres, la politique de guerre et qui n’avait servi qu’à se rendre acceptable au roi pour remplacer M. Thiers, se hâta d’accourir pour se saisir de ce gouvernement désorienté. On ne comprenait guère pourquoi l’un tombait, pourquoi l’autre s’élevait. Ils avaient renversé ensemble ; à quel titre le démolisseur de la veille se présentait-il comme le conservateur du lendemain ? Mais à titre d’ambition et de talent. La majorité se reconstitua sous la main de cet homme d’État et le suivit, malheureusement pour la couronne, jusqu’à la catastrophe qu’il ne sut ni prévoir, ni conjurer, ni dompter.

Sa ruine fut celle de la monarchie, double {p. 301}expiation de 1830 et de la coalition. Ne sommes-nous pas tous les expiateurs de nos passions ? Qui de nous n’a pas une justice dans ses malheurs, et un repentir dans ses jactances d’infaillibilité ?

Lamartine.

(La suite au mois de décembre et en janvier prochain.)

P.-S. §

Une partie de la jeunesse française ayant rédigé et publié une protestation contre une phrase d’une pièce où j’étais nommé, cette protestation ayant été mentionnée dans le {p. 302}journal l’Opinion nationale, et M. Gozlan ayant eu la délicatesse de venir désavouer toute intention malveillante contre moi dans ce journal, voici la lettre que j’ai cru devoir adresser aux représentants de cette noble jeunesse.

« Monsieur,

L’Opinion nationale, que je remercie dans ses bonnes paroles, ainsi que monsieur Gozlan, m’arrive seulement aujourd’hui ; c’est ce qui a retardé ma réponse.

« Je n’ai pas le droit d’être susceptible ; je ne me suis pas senti insulté cette fois, ni dans le mot, ni dans l’intention de l’auteur. Il n’a certainement pas voulu, lui, homme de lettres, flétrir aucune disgrâce, ni déshonorer la lutte du travail pour l’honneur. D’ailleurs, nous ne sommes plus au temps où les Nuées d’Aristophane tuaient Socrate ; il n’a pas plus songé à imiter Aristophane, que moi à m’assimiler à Socrate. Le parterre de Paris vaut mieux aussi que le parterre {p. 303}d’Athènes : vous en êtes la preuve, vous et vos jeunes amis, puisque la fausse apparence seulement d’une raillerie mal comprise m’a valu, de la part de cette jeunesse si délicate et si généreuse, une protestation qui honore son cœur et relève le mien !

« Dites-lui, Monsieur, combien j’y suis sensible. Si jamais j’avais besoin de chercher des vengeurs de ce rire à contre sens, qui se trompe de but et qui s’attache au revers, je sais où je les trouverais ! La jeunesse a le sens du juste.

« Agréez, Monsieur, pour vous et pour elle, l’expression de ma reconnaissance et celle de ma haute considération.

« Lamartine.

« 3 novembre 1861. »

Les bruits faux relatifs à ma santé et mon incapacité de continuer l’édition de mes Œuvres et de mes Entretiens, s’étant prolongés d’échos en échos dans toutes les provinces, {p. 304}me forcent à réclamer de nouveau avec énergie et persistance. Aucune indisposition de moi n’a donné même prétexte à ce bruit malfaisant ou perfide. Je me porte bien, et, de plus, j’aurai terminé dans huit jours tous les travaux nécessités pour tous les ouvrages que j’ai promis à mes souscripteurs, et dont ma mort même n’interromprait pas les livraisons assurées.

LXXIe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) §

[Avertissement] §

{p. 305}Un grand bruit, un grand étonnement, une grande impression dans le public lisant, ont accueilli le 70e Entretien. On m’avait souvent accusé d’avance d’une lâche palinodie historique. On aurait été heureux de me la voir commettre : il est si doux de déshonorer un ennemi ! {p. 306}Combien n’est-il pas plus doux de le voir se déshonorer lui-même ? On a été trompé. Je n’ai répudié ni la saine révolution de 1789, ni la république nécessaire de 1848. J’ai dit et je redis : Si nous étions dans les mêmes crises, entre un trône subitement écroulé, et un peuple prêt à tomber ou en anarchie ou en fureur, je la referais encore ! Je ne m’en accuse pas, je m’en glorifie ; il y a de ces inspirations qui jaillissent d’une seule voix, mais qui sont le cri du peuple et le salut du moment. Tout le monde répéta ce cri de bonne foi, parce que la réflexion ratifia ce que l’audace inspirée avait osé proposer à la nation chancelant sur le vide et prête à y tomber.

Quant aux vrais principes d’une république unanime appelant toutes les classes et tous les citoyens sans exception à apporter, par le suffrage universel, leur part juste de souveraineté naturelle dans une première assemblée, pour que cette première assemblée dictatoriale régularisât à loisir les degrés divers de ce suffrage universel, pour que la souveraineté brutale du nombre, équilibrée par la souveraineté morale de la lumière et de la raison, donnât la {p. 307}majorité au droit général qui fait de l’intelligence une condition de tout droit humain ; je ne les répudie pas davantage. Si la seconde assemblée eût été aussi sensée, aussi patriotique, aussi bien inspirée que la première, ce noble gouvernement de soi-même par soi-même pouvait durer.

Les coups d’État ont besoin de prétexte, la ridicule Montagne de 1849 le fournit au pouvoir exécutif ; elle fit peur à la France d’elle-même, la France s’enfuit dans une dictature : que la responsabilité de l’occasion perdue retombe à jamais sur ceux qui donnent ces paniques aux peuples, et qui montrent les spoliations et les terreurs comme perspective de la liberté ! — La peur inventa les dieux, a dit le poète : la peur inventa les maîtres des peuples, dit avec plus de raison l’homme d’État. Qu’on daigne relire dans mes Œuvres complètes le dernier avis du Conseiller du peuple, que je me permettais de donner aux républicains provocateurs de l’assemblée, huit jours avant le coup d’État qui releva un trône, on verra que j’en avais le pressentiment et la tristesse anticipés. Les {p. 308}vrais auteurs de ces coups d’État sont ceux qui les rendent possibles et quelquefois inévitables.

Puisque ce premier chapitre sur la critique littéraire des Girondins par l’auteur des Girondins lui-même, à vingt ans de distance, a eu pour mes lecteurs un intérêt littéraire et politique que je ne prévoyais pas, continuons, et donnons-leur, pendant ces deux Entretiens encore, la suite de ces explications. Ils y verront par quelles séries d’événements et de dégoût de la monarchie d’Orléans et du gouvernement à suffrage restreint dit parlementaire, je fus induit à composer cette Histoire des Girondins si violemment et souvent si injustement accusée, et dans quel esprit je la juge, je la justifie ou je la condamne aujourd’hui où l’âge qui apaise tout et où la mort qui n’a plus d’ambition sur la terre laissent parler la conscience de l’écrivain et de l’homme politique, comme la postérité parlera de lui si elle daigne en parler, car nos œuvres et nos livres meurent souvent avant nous.

Voici où j’en étais resté de cette Critique {p. 309}dans le 70e Entretien : reprenons ce que je disais des partis parlementaires que l’on semble tant regretter.

Mais quel est donc votre gouvernement ? me dira-t-on.

Le gouvernement alternatif, répondrai-je ; le gouvernement parlementaire quand on veut penser, le gouvernement dictatorial quand on veut agir, le gouvernement mixte quand on veut à la fois agir et délibérer.

Pourvu que ce gouvernement du suffrage universel émane de tous les citoyens capables, et ne laisse à aucune classe l’oppression des castes sur les âmes, pourvu que ce gouvernement soit l’expression de la justice, qu’importe sa forme, si cette forme est opportune et si elle répond aux besoins de conservation ou de progrès dans la nation ? Les événements le disent assez, la perfection idéale d’un gouvernement est le rêve qui les fait tous tomber, sans parvenir à rien de meilleur. Le vrai cri du temps c’est un gouvernement tel quel ; le temps le changera quand il changera lui-même de nécessité et de mission. Le temps n’est-il pas la logique de Dieu ?

{p. 310}Espérons donc, sans trop croire à nos espérances, et voyons comment le dégoût du gouvernement parlementaire, quand il régnait sur nous, me conduisait à désirer le gouvernement de tous, au lieu du gouvernement des aristocrates de tribune.

Lamartine.

I §

{p. 311}Toutes ces alliances de partis antipathiques, toutes ces audaces de défection dans les favoris de la couronne, toutes ces pressions déloyales sur la royauté que chacun voulait dominer sous prétexte de la servir, toutes ces trahisons après la victoire, toutes ces faiblesses du parlement devant les passions des hommes qui l’ameutaient pour le compromettre dans leurs brigues, toutes ces simonies de l’intérêt public {p. 312}devant les cupidités individuelles du pouvoir, toutes ces agitations sans but, qui faisaient bouillonner sans cesse la France et qui la remplissaient de haines, de factions, de passions, au lieu de la calmer et de l’occuper de ses intérêts urgents et permanents, me dégoûtaient prodigieusement, je l’avoue, de ce qu’on appelle le régime parlementaire.

Si c’était pour arriver à ce gouvernement de vaines paroles et d’odieuses intrigues qu’on avait traversé la mer de sang de 1793, le carnage militaire de quinze ans d’empire, la réaction armée de l’Europe contre la France en 1814, le retour du despotisme soldatesque de l’île d’Elbe en 1815, l’expulsion de trois dynasties en un jour de 1830 et les dix ans de dynastie agitatrice en 1840 ; en vérité, le résultat de tant d’efforts pour arriver à diviser la France en deux camps, comme les verts et les bleus du Bas-Empire à Constantinople, entre des ministres, racoleurs de factions, coureurs de majorité au but des portefeuilles dans le stade de la rue de Bourgogne à Paris, en vérité, me disais-je, ce résultat de tant d’événements n’en vaut ni le temps perdu, ni le {p. 313}sang versé, ni la grande émotion des esprits en 1789 par la pensée du dix-huitième siècle, ni la grande convulsion de la Révolution française en 1791. Il faut que le vrai sens de cette révolution ait été perdu en route et dans son histoire. Ne serait-il pas possible de retrouver ce sens vrai de la Révolution française en remontant à son origine et à ses premiers organes, d’en dégager la juste signification des passions et des crimes à travers lesquels elle a perdu son caractère et son but, et de rappeler ainsi la France de 1840 à la philosophie sociale et politique dont elle fut l’apôtre et la victime pour devenir, quoi ? l’enjeu de quelques rhéteurs au jeu stérile de la tribune et des feuilles publiques jetées tous les matins au feu des animosités civiles, pour alimenter les vaines factions de cour et de rue qui ne produisent que fumée ou lueurs sinistres dans l’esprit des masses découragées ? Un siècle a-t-il été donné aux hommes si intelligents et si énergiques de notre patrie pour en faire un si misérable usage ? Je touche à peine à ma pleine maturité ; j’ai vu de mes yeux d’enfant la première république sans la comprendre et {p. 314}sans me souvenir d’autre chose que des sanglots qu’elle faisait retentir dans les familles décimées par les prisons ou les échafauds ; j’ai vu l’empire sans entendre autre chose que les pas des armées allant se faire mitrailler sur tous les champs de bataille de l’Europe, et les chants de victoire mêlés au deuil de toutes ces familles du peuple qui payaient ces victoires du sang prodigué de leurs enfants ; j’ai vu l’Europe armée venir deux fois, sur les traces de nos armées envahissantes, envahir à son tour notre capitale ; j’ai vu les Bourbons rentrer avec la paix humiliante mais nécessaire à Paris et y retrouver la guerre des partis contre eux au lieu de la guerre étrangère éteinte sous leurs pas ; j’ai vu Louis XVIII tenter la réconciliation générale, dans le contrat de sa charte entre la monarchie et la liberté ; je l’ai vu manœuvrer avec longanimité et sagesse au milieu de ces tempêtes de parlement et d’élection qui ne lui pardonnaient qu’à la condition de mourir ; j’ai vu Charles X, pourchassé par la meute des partis parlementaires, ne trouver de refuge que dans un coup d’État désespéré qui fut à la fois sa faute et sa punition.

{p. 315}Je vois maintenant un prince révolutionnaire demander grâce tour à tour aux royalistes d’être un fils de la Convention, aux républicains d’être un roi sur un trône, aux étrangers d’être l’élu d’une insurrection, aux bonapartistes d’être un Bourbon, à la démocratie d’être un petit-neveu de Louis XIV, à l’aristocratie d’être l’élu d’une démocratie ; je le vois forcé de faire effacer ses armoiries sur les portes de son palais, comme un crime de sa naissance envers un peuple qui ne veut plus d’ancêtres ; forcé de donner à sa nièce, dans les cachots de Blaye, la question de la pudeur sacrée de la femme, de constater le flagrant délit de son sexe pour déconsidérer, par-devant témoins, ses partisans ; supplice que l’antiquité n’avait pas inventé et qu’un parti acharné contre la royauté exige d’elle comme une concession à l’ignobilité de sa haine. Je le vois chercher à tâtons ses ministres parmi les complices de son avènement en 1830, et ne trouver en eux que des dévouements conditionnels, des intelligences avec ses ennemis dans le parlement ou dans la presse. Et enfin je vois des transfuges du pouvoir de 1830, à la tête de toutes les {p. 316}colonnes d’opposition, fomenter dans toute la France une agitation fiévreuse qui commence par des banquets et qui finira inévitablement par des séditions. Est-ce là le gouvernement parlementaire ? ou n’est-ce pas plutôt une petite anarchie d’Œil-de-Bœuf, qui joue aux révolutions de salle à manger, les fenêtres ouvertes, et qui finira par appeler le peuple à faire invasion dans les festins, à renverser les tables et à remplacer les convives ? Ces saturnales d’opposition coalisée à table me répugnaient par leur mauvaise foi comme par leur danger, et je me refusai énergiquement à y prendre part. Je dis hautement les motifs de mon abstention dans une lettre aux journaux qui sera réimprimée dans ce recueil. On verra que je ne m’enrôlai jamais alors, quoi qu’on en ait dit depuis, dans les rangs de cette coalition malséante qui voulait secouer tout sans rien remplacer.

II §

{p. 317}Mais les scandales de ce gouvernement inexpérimenté, qu’on appelait le gouvernement parlementaire, me convainquirent que le pouvoir vraiment national et populaire n’était plus là ; qu’aucune des dynasties rivales tombées, retombées, retombant encore, ne pouvait le reconstituer solidement en elle ; que l’aristocratie y avait renoncé implicitement en donnant un mandat d’éloquence, une procuration d’opinion, au lieu de combattre de sa personne dans ces compétitions d’influence, de popularité et de trône ; que cette classe moyenne exclusive, intéressée, adulée, à qui ses exploitateurs recommandaient de s’adjuger à elle-même le nom et les prétentions d’une aristocratie de second étage, n’était ni assez antique, ni assez enracinée, ni assez large, ni assez populaire, pour affecter le privilège {p. 318}d’un gouvernement national ; qu’elle n’avait rien de permanent, de chevaleresque, de prestigieux, excepté ses industries et ses commerces, aussi mobiles que ses convoitises de monopoles financiers : jalouse en haut, jalousée en bas, menaçante et menacée de toutes parts ; que le dernier mot de la Révolution française ne pouvait être cette petite oligarchie groupée par la peur et par l’orgueil autour d’un roi d’expédient ; que cela allait crouler aux premières lueurs de l’incendie parlementaire allumé par ceux-là même qui l’avaient si mal éteint en 1830 ; qu’il fallait pourvoir d’avance aux catastrophes inévitables de ce gouvernement déjà démoli dans l’opinion des masses, en donnant à ces masses envahissantes une histoire vraie de la Révolution qu’elles auraient bientôt à reprendre en sous-œuvre, afin qu’elles ne s’égarassent pas de nouveau sans plan et sans sagesse dans les démences et dans les crimes qui avaient perdu jusqu’au nom de cette Révolution.

« Il faut, dis-je à mes amis, confidents de ma pensée, il faut écrire pour ce peuple, dans une histoire impartiale, morale et pathétique {p. 319}à la fois, le commentaire vivant de sa première révolution, un Machiavel français, non dans l’esprit du Machiavel italien, mais dans l’esprit d’un Tacite moderne ; il faut prouver, par tous les faits de cette révolution, qu’en histoire, comme en morale, chaque crime, même heureux un jour, est suivi le lendemain d’une véritable expiation ; que les peuples, comme les individus, sont tenus de faire honnêtement les choses honnêtes ; que le but ne justifie pas les moyens, comme le prétendent les scélérats de théorie ou les fanatiques de liberté illimitée et de démagogie populacière ; que les plus justes principes périssent par l’iniquité des actes ; que la conscience ne subit pas d’interrègnes ; que la Providence est toujours là pour la venger, et que, si la Révolution de 1793 a noyé les plus belles pensées philosophiques dans le sang, c’est qu’elle est tombée des lèvres des philosophes dans les mains des tribuns, et des mains des tribuns dans les mains des Sylla et des César, lavant le sang dans le sang, et restaurant facilement la tyrannie, que les sociétés préfèrent justement aux crimes. Une histoire écrite dans cet esprit sera pour le peuple une haute leçon de moralité {p. 320}révolutionnaire, utile à l’instruire et à le contenir la veille d’une prochaine révolution. »

Voilà le but moral que je me proposais en pensant d’avance à ce commentaire en action du crime et de la vertu dans la politique populaire. Je voulais faire un code en action de la république future, si, comme je n’en doutais déjà plus guère, une république, au moins temporaire, devait recevoir prochainement de la nation et de la société françaises le mandat de la nécessité, le devoir de sauver la patrie après l’écroulement de sa monarchie d’expédient sur la tête de ses auteurs ; que la prochaine république fût au moins girondine au lieu d’être jacobine.

Voilà toute la pensée de mon livre !

III §

J’avoue qu’un sentiment plus vain, un mobile profane de gloire personnelle, se mêlait {p. 321}dans ma pensée à ce sentiment tout moral de préparer les masses à répudier les immoralités, les iniquités, les crimes, la guerre même, qui avaient souillé le nom du peuple dans la première république. Ce sentiment était purement littéraire.

Je voulais essayer mon talent, encore douteux pour moi-même, dans une grande œuvre en prose ; l’histoire me paraissait et me paraît encore la première des tragédies, le plus difficile des drames, le chef-d’œuvre de l’intelligence humaine, la poésie du vrai. Je voulais être, si cela m’était possible, le dramaturge du plus vaste événement des temps modernes, le Thucydide d’une autre Athènes, le Tacite d’une autre Rome, le Machiavel d’une autre Italie : je m’en sentais imaginairement la force en moi ; le lyrisme pieux et élégiaque de ma première jeunesse s’était promptement transformé en moi, comme autrefois dans Solon, en une vigueur de réflexion politique qui me passionnait pour les sujets historiques plus que pour les poèmes du cœur et de la pensée. Mes fleurs tombaient et je croyais les sentir remplacées par des fruits d’intelligence. Je me trompais ; {p. 322}mais l’orgueil n’excuse-t-il pas un peu en nous ces flatteries involontaires de l’imagination ? On se croit capable de ce qu’on rêve, et ce que je rêvais n’était-il pas en effet le plus beau drame historique des temps connus ? La France elle-même, actrice et théâtre de ce grand drame, n’avait-elle pas rêvé plus beau qu’elle ?

Une grande pensée, un code de la raison, saisit un peuple intelligent, enthousiaste, aventureux, la France.

Il s’agit de la rénovation presque complète du monde religieux, moral et politique.

Balayer de la scène le moyen âge et installer à sa place un âge de justice, de logique, de vérité, de liberté, de fraternité, conçu d’une seule pièce et jeté d’un seul jet ;

En religion, conserver la belle morale et la sainte piété chrétienne, en détrônant les intolérances ;

En politique, supprimer les féodalités oppressives des peuples, pour les admettre aux droits de famille nationale, et leur laisser la faculté de grandir au niveau de leur droit, de leur travail, de leur activité libre ;

En législation, supprimer les privilèges iniques {p. 323}pour inaugurer les lois communes à tous et à tous utiles ;

En magistrature, remplacer l’hérédité, principe accidentel et brutal d’autorité, par la capacité, principe intelligent, moral et rationnel ;

En autorité législative, remplacer la volonté d’un seul par la délibération publique des supériorités élues, représentant les lumières et les intérêts généraux du peuple tout entier ;

Enfin, en pouvoir exécutif, respecter la monarchie, exception unique à la loi de capacité, pour représenter la durée éternelle d’une autorité sans rivale, sans éclipse, sans interrègne ; honorer cette majesté à perpétuité de la nation, mais la désarmer de tout arbitraire, et n’en faire que la majestueuse personnification de la perpétuité du peuple : voilà la véritable Révolution française, voilà le plan des architectes sages et éloquents des deux siècles.

IV §

{p. 324}Ces dogmes, à peine contredits par quelques intéressés des classes théocratiques et des classes aristocratiques en bien petit nombre, sont acclamés comme une révélation aux états généraux, en présence d’un roi qui les applaudit lui-même généreusement après les avoir provoqués. Les privilèges se nivellent d’eux-mêmes, la tolérance des cultes fait justice à toutes les consciences, les grands se sacrifient, le peuple s’exalte, les vérités encore en théorie pleuvent de chaque bouche au milieu d’une ivresse qui semble unanime ; on dirait l’explosion d’une révélation civile, éclatant de son propre éclat dans toutes les âmes et pulvérisant d’évidence tous les obstacles à la réformation des institutions du moyen âge.

Mais à des vérités si neuves il faut un monde neuf aussi pour les accueillir et pour s’y conformer {p. 325}sans hésitation, sans froissement, sans partialité, sans récrimination dans les dépossédés de l’erreur, sans excès et sans violence dans les nouveaux venus à la liberté.

Ici les passions descendent dans la lice à la place des théories. Le roi, modérateur bien intentionné de la révolution, est méconnu par les uns et par les autres dans ses actes et dans ses intentions ; les grands lui reprochent sa faiblesse pour les novateurs, les novateurs sa partialité pour les grands ; le peuple l’enveloppe de ses soupçons, bientôt de ses menaces, puis de ses fureurs. Le prince appelle ses troupes pour défendre le peu de majesté royale qui lui reste ; le peuple irrité corrompt les troupes et donne de nouveaux assauts au roi jusque dans son palais.

Un dictateur de popularité s’élève sur le flot mouvant de cette multitude d’une capitale. Ce dictateur subit lui-même toutes les lois de cette multitude au lieu d’en dicter ; sa présence légalise toutes les violences du peuple envers la cour ; caressant envers le peuple, poli avec le roi. Ce prince arraché à son palais de Versailles devient le triomphe de la captivité {p. 326}royale. Les Tuileries deviennent la prison décente de la royauté. Le roi tente de s’échapper, on l’y ramène ; La Fayette ne peut plus être que le geôlier national de la couronne.

Cette royauté suspendue sur la tête du roi passe à l’Assemblée constituante ; une constitution règne métaphysiquement à sa place ; l’Assemblée constituante rend un trône presque aboli à ce fantôme de roi captif.

Louis XVI déteste la constitution et l’observe cependant, pour convaincre la nation de son impraticabilité, et pour la faire réviser par ceux mêmes qui l’ont faite. Tout le royaume est en feu, sans roi, sans loi, sans répression possible des désordres d’une anarchie.

La guerre étrangère paraît une heureuse diversion aux hommes d’État ; on impute au roi ses premiers revers. Une seconde Assemblée est nommée par la France sous l’empire de la terreur et de la fureur. Tous les hommes éminents et sages de l’Assemblée constituante en sont malheureusement exclus par une volontaire abdication de leur mandat. Mirabeau lui-même, s’il eût encore vécu, n’aurait pu {p. 327}siéger dans le conseil de la Révolution épuré de tous ses talents.

Les hommes secondaires n’apportent dans cette Assemblée que des mandats de violence ; ils assiègent le roi d’exigences et d’humiliations. Le club des Jacobins règne par ses tribuns sur le peuple ; le peuple règne par ses agitateurs à l’hôtel de ville dans la commune de Paris. Les Girondins, au ministère et dans l’Assemblée, pèsent tantôt sur l’Assemblée par leur éloquence, tantôt sur le roi par leur popularité ; ils essayent le rôle de modérateurs de la Révolution. Les Jacobins et la commune soulèvent contre eux la multitude.

Moitié complices, moitié contraints, les Girondins cèdent, le 20 juin et le 10 août, aux grandes séditions où le trône tombe sous leurs yeux. Ils proclament complaisamment la déchéance et la captivité du roi qu’ils auraient voulu conserver pour personnifier en lui un ordre légal. Une Convention nationale, formée de tous les partis extrêmes, est appelée à leur place par le tocsin du 10 août ; des tribuns forcenés de la commune de Paris veulent les intimider par les massacres de septembre. Les {p. 328}Girondins rejettent cette fois avec horreur et indignation ce sang des assassinats dont ils ne veulent à aucun prix leur part. Danton leur offre encore la paix, s’ils consentent à ne plus reprocher ces forfaits à leurs auteurs. Vergniaud noblement refuse d’amnistier jamais le crime. On leur pose alors, pour les embarrasser, la terrible question du jugement et du supplice du roi. Complices s’ils acceptent, suspects de royauté s’ils refusent, ils commencent par refuser ; ils préparent par des discours sublimes la défense du roi menacé, puis ils cèdent, non par lâcheté, mais par une très fausse et très criminelle politique de parti, qui croit sauver des milliers de têtes en en concédant une à la république.

Cette tête auguste et innocente livrée entraîne leurs propres têtes. On les immole coupables, au lieu de les immoler vertueux. La terreur règne deux ans sur leurs cadavres ; c’est une de ces périodes de la vie d’un peuple sur lesquelles aucun voile, jeté comme un linceul, ne peut cacher le sang des milliers de victimes. Les bourreaux eux-mêmes finissent de tuer, non par remords, mais par {p. 329}lassitude. Le crime aussi a ses défaillances.

Robespierre, qui a eu le fatal honneur de donner son nom à cette sinistre époque, est choisi par ses complices pour couvrir de son nom les holocaustes et les responsabilités de tous. Il tombe par la main de tous et paye pour tous au 9 thermidor et devant la postérité.

L’opinion, légère, inique et intéressée, amnistie ses complices et ses adulateurs. La Révolution, enivrée de ce sang comme une bacchante, ne sait plus ce qu’elle veut ni ce qu’elle fait. Elle marche au hasard à sa propre destruction et passe des bourreaux aux victimes, des intrigants aux idéologues, des idéologues aux soldats, des soldats aux dictateurs, des dictateurs aux despotes. Sa pensée se brouille dans sa tête et la plus grande pensée des siècles aboutit à la guerre et à la servitude. On croit voir les Gracques, les Marins et les Sylla aboutir aux Césars. Paris et Rome se ressemblent ; les temps répètent les temps, et la France, pour avoir laissé ses efforts vers la réforme du monde politique dégénérer en convulsions démagogiques, ne se retrouve plus de force pour {p. 330}faire de sa liberté, modérée par la règle, un gouvernement. Entre l’échafaud des tribuns du peuple et les baïonnettes des dictateurs il n’y a plus que le choix du fer immolant ou asservissant les citoyens.

V §

Quelle leçon morale et quel sujet pathétique d’histoire par un écrivain qui voulait instruire le peuple en moralisant la liberté !

Je n’hésitai plus à choisir ce drame moderne à ce point central et culminant de la Révolution, où l’on voit encore la beauté des principes et où l’on aperçoit déjà l’horreur des excès. Ce point, c’est l’échafaud des Girondins. J’y montai en esprit, pour prendre de là mon panorama historique.

Rien ne me gênait dans ma situation politique parlementaire soit envers le gouvernement, soit envers l’opposition légitimiste, soit envers l’opposition semi-républicaine. Je recueillais {p. 331}dans cette entière liberté d’esprit le fruit de mon indépendance d’engagement avec tous les pouvoirs et tous les partis. Je pouvais donc dire ce qui me semblait la vérité à tous. Dégagé par la catastrophe de 1830 non de l’affection et des respects que je portais à la royauté des Bourbons légitimes exilés, mais dégagé par la fausse attitude des légitimistes dans la chambre de toute solidarité avec eux, excepté de la solidarité d’origine commune ; dégagé de la royauté d’Orléans, dont je ne conspirais pas la chute, mais dont je ne plaignais pas les dangers et les expiations ; plus dégagé encore des coalitions anarchiques que les aristocrates, les démocrates, les légitimistes, nouaient dans le parlement, rien ne m’empêchait d’écrire de la Révolution une histoire qui pût froisser, offenser, irriter même par son impartialité toutes ces opinions et profiter au besoin à la moralisation future d’une seconde république que j’entrevoyais dans l’ombre du lointain, comme une dernière ressource du gouvernement en France, après la chute, certaine selon moi, de la royauté d’Orléans.

{p. 332}Je le répète, mes traditions de famille m’avaient fait une seconde nature de mon attachement à la royauté séculaire de la France, aux vertus si mal récompensées de l’honnête Louis XVI, aux malheurs de sa race, à la haute et sage modération de Louis XVIII, ce roi conciliateur de la royauté et de la liberté par la charte, même au caractère chevaleresque de Charles X, tombé dans une faute, mais laissant après lui un enfant de la couronne innocent par son âge du coup d’État qui lui avait enlevé sa patrie.

Cette royauté des expiations étant impossible à rétablir, la royauté des conspirations étant impossible pour moi à aimer et à servir, cette coalition immorale et déloyale dans le parlement étant impossible à honorer, incapable de fonder, capable seulement de détruire, je n’avais plus de devoir et de lien qu’avec la politique abstraite, idéale, personnelle qui pouvait seule à un jour donné recruter, au profit des principes sainement et honnêtement progressifs, les opinions d’un peuple prêt à retomber dans l’anarchie.

Ces principes, qui étaient ceux de la vraie {p. 333}philosophie politique de l’Assemblée constituante, ceux que les Mirabeau, les Barnave, les Clermont-Tonnerre, les Lally-Tollendal, les Bailly, les Mounier, les Montmorency, les Cazalès, les Vergniaud, avaient si magnifiquement débattus ou formulés dans leur éloquence de raison, me passionnaient encore à distance et me paraissaient le but dépassé, mais le but idéal de la Révolution, auquel il fallait ramener le peuple par l’opinion avant de l’y ramener un jour par le fait, si les événements échappaient à l’ambitieuse et intrigante faction de la fausse révolution et de la royauté d’expédient de 1830.

Le livre des Girondins était donc à mes yeux non pas un levier pour soulever et précipiter un trône, mais une pierre d’attente pour remplacer un édifice écroulé dans ces éventualités de gouvernements qui seraient appelés par le hasard à remplacer le gouvernement menaçant et menacé de 1830.

La république se présentait sans doute à mon esprit, mais elle s’y présentait comme une possibilité improbable plutôt que comme un but arrêté ou même désirable encore ; seulement {p. 334}je voulais, dans le cas où la nation se réfugierait, après le renversement du trône d’Orléans, dans la république, qu’une histoire consciencieusement sévère de la première république eût prémuni le peuple français contre les mauvaises passions, les illusions, les fanatismes, les crimes et les terreurs qui avaient perverti, férocisé et ruiné la première fois le règne du peuple. Je n’avais dans l’esprit aucune des chimères socialistes de Platon, de Jean-Jacques Rousseau, de Mably, de Robespierre, de Saint-Just, qui mènent le peuple droit au crime par la fureur qui succède aux déceptions, et qui tuent bourreaux et victimes par la guerre anticivique de la propriété qui refuse tout et du prolétariat qui anéantit tout.

VI §

La révolution vraie, selon moi, ne s’exprimait que par trois principes ou plutôt par trois {p. 335}tendances légitimes, résultat de mes études et de mes réflexions sur la vraie nature et sur les vrais dogmes de la rénovation française.

Ces trois tendances de l’esprit de la nouvelle civilisation inaugurée sur les ruines de la civilisation féodale, étaient celles-ci :

Déplacement, mais nullement destruction du principe d’autorité, c’est-à-dire, au lieu du despotisme des rois, des cours, des sacerdoces dominants, l’autorité raisonnée, mais absolue ensuite et irrésistible de la volonté représentée du peuple tout entier, confiée à un roi héréditaire ou à des autorités électives. En un mot, une autorité très concentrée, très forte, très obéie, nécessaire à la répression des passions individuelles ou des factions collectives. L’ordre libre, mais l’ordre très prédominant sur ce qu’on appelle la liberté. Car l’autorité est la première nécessité de la société ; la liberté n’en est que la dignité individuelle.

La seconde de ces tendances, c’est la liberté religieuse, longtemps effacée des constitutions civiles de l’Europe, et devant, selon moi, reprendre sa place naturelle, c’est-à-dire la première place, dans les indépendances de {p. 336}l’âme et par l’indépendance des cultes desservis par eux-mêmes, avec indemnité préalable des établissements et des individus consacrés antérieurement au culte de l’État. C’est la plus difficile des libertés à établir consciencieusement, mais c’est la plus sainte et la plus favorable à l’action religieuse sur les sociétés dont l’âme est toujours une foi libre.

La troisième de ces tendances, c’est la concorde organique entre les classes riches ou pauvres de la société par des institutions qui les rapprochent et qui leur inspirent non cette fraternité déclamatoire et métaphysique qui ne consiste qu’en égalité et en communauté de biens impraticables et contre nature, mais par des actes efficaces de patronage et de clientèle entre la propriété du capital et la propriété du travail, entre le propriétaire et le prolétaire, entre le sol et le bras, propriétés aussi sacrées l’une que l’autre et dont l’une ne peut subsister sans l’autre. Dans ce but, je voulais que les classes laborieuses eussent, par un vote proportionné à leur droit de vivre, une part consultative dans la représentation trop privilégiée {p. 337}des classes propriétaires ou industrielles ; je voulais, comme en Angleterre, un impôt de bienfaisance sur le revenu, non pas un impôt progressif qui décime le travail en décimant le capital, mais un impôt proportionnel qui oblige la classe riche à une charité légale qui met du cœur et de la vertu dans les lois.

VII §

Toutes ces tendances exigeaient évidemment, pour être graduellement obéies, un élargissement immense du régime électoral, étroit, privilégié, et par conséquent dangereux à un jour donné pour la société elle-même, qui ne vit que de justice et qui meurt toujours de privilège.

Ces lois étaient certainement républicaines dans le sens moral du mot, mais elles n’étaient nullement antimonarchiques dans le sens politique. Les institutions républicainement spiritualistes {p. 338}peuvent avoir une tête monarchique, sans pour cela cesser d’être populaires.

Une fois les idées progressives admises en pratique dans le gouvernement d’une société bien faite, la monarchie peut être avec logique et avec avantage le lien de ce faisceau d’idées.

J’étais loin de le méconnaître. Aussi je ne me déclarai point républicain, mais populaire, et dans un discours prononcé à un banquet célèbre qui me fut donné à Mâcon par les délégués de trois ou quatre provinces réunies (banquet littéraire qu’il ne faut pas confondre avec les banquets politiques organisés par la coalition parlementaire), dans ce discours, dis-je, qui fit tressaillir la France par la hardiesse des idées et de l’accent, je conclus à dompter la monarchie par la force de l’opinion, et non à la détruire. Ce fut un vigoureux conseil, ce ne fut point une menace. On peut le relire dans mes Œuvres complètes. Les journaux de toutes les nuances en France et en Europe le reproduisirent et lui donnèrent, par leurs commentaires, le retentissement d’une chute anticipée du trône d’Orléans dans les esprits. Ce n’était pas mon intention. Je le rectifiai même {p. 339}dans mon propre département par une lettre énergique contre les banquets parlementaires de la coalition, auxquels je refusai de m’unir.

Mais, libre désormais de tout ménagement envers le ministère de M. Molé, remplacé par un ministère de manœuvre, pris dans la défection d’une partie des coalisés, je montai à la tribune, et pour la première fois je déclarai que j’entrais dans l’opposition.

VIII §

L’opposition m’applaudit à outrance ; le parti conservateur s’étonna et s’affligea, sans toutefois m’injurier.

Seulement on attribua généralement cette déclaration d’hostilité loyale au gouvernement à la rancune personnelle d’une ambition trompée, qui se venge en renversant ce qu’elle a protégé la veille. Cela était bien faux ; car le roi venait pour la seconde fois de me demander {p. 340}une entrevue secrète ; j’y avais consenti par pure déférence respectueuse pour nos anciennes relations. Il m’avait tout offert, avec des instances qui rendaient le refus difficile à un cœur touché de ses embarras ; j’avais tout refusé. Son principal ministre à cette époque, qui sait mieux que personne une partie de la vérité sur cette entrevue et sur les avances du roi, les a démenties récemment, dit-on, en les mettant sur le compte de mon imagination. Le roi lui-même, du fond de sa tombe, dans ses révélations posthumes, démentira, plus pertinemment que moi, son ministre. Aucun roi n’a tant écrit.

Mais remontons de quelques mois, au moment où, en écrivant les Girondins, je faisais ce discours épique, cette discussion en récit qui devait produire et qui produisit une émotion plus grande et plus durable que cent discours de tribune.

IX §

{p. 341}J’ai dit dans quel esprit et dans quelle indépendance complète d’opinion politique j’avais résolu d’écrire cette histoire. Je m’enveloppai, à la campagne entre les sessions et à Paris entre les séances, de tous les documents imprimés, manuscrits, vivants, qui survivaient à cette mémorable époque. Ils étaient nombreux, volumineux, sincères ; flattés de ce qu’une main libre cherchait dans leurs portefeuilles ou dans leur mémoire l’impartiale lumière qui ne luit qu’après que les partis sont morts et que les ressentiments sont éteints. J’avais résolu avant tout d’être véridique envers et contre tous, et au besoin envers moi-même ; je ne négligeai rien pour être bien informé. Quant au style, je ne m’en occupai pas ; j’étais sûr que les événements eux-mêmes m’inspireraient, malgré mon peu d’habitude de la prose, la {p. 342}clarté, l’ordre, la lumière, le naturel et même la seule éloquence de l’histoire, la sensibilité communicative qui mêle du cœur au récit. J’étais né pathétique ; je n’avais qu’à me laisser aller à ma nature. Sentir m’était aisé, savoir était plus difficile ; j’y mis tous mes soins.

Voici, entre mille autres, un exemple de l’attention scrupuleuse et infatigable que j’apportai dans mon travail à être intéressant force d’être vrai. Dans tout ce qu’on me contestera sur la véracité des moindres détails de ce long récit en sept volumes, je suis prêt à donner des preuves par témoignages aussi irrécusables que celles que je vais produire en réponse à M. de Cassagnac, qui calomnie innocemment mon exactitude en histoire. La véracité, c’est la probité de l’histoire. Mentir à la postérité, c’est mentir à Dieu ; car l’histoire est divine.

X §

{p. 343}Un écrivain qui frappe juste, mais qui frappe souvent trop fort, à cause de la vigueur même de son talent, M. de Cassagnac, vient d’écrire à son tour un livre sur les Girondins. Il m’accuse d’avoir non falsifié, mais inventé la fable de la mort et du banquet des Girondins la veille de leur supplice. Ce dernier souper des victimes m’avait paru à moi-même si improbable et si dramatique, que j’avais trouvé là à l’histoire un faux air de poème ou de roman, et que j’avais résolu de le révoquer en doute ou de le réduire aux proportions les plus prosaïques de l’histoire. Cependant, de ce qu’une chose est dramatiquement pittoresque et pathétique il ne s’ensuit pas qu’elle soit fausse. Je voulus m’éclairer consciencieusement avant de la rapporter.

J’avais entendu parler d’un ecclésiastique, {p. 344}nommé l’abbé Lambert, prêtre assermenté, ami de plusieurs Girondins, qui avait communiqué avec eux dans leur prison et assisté à leurs derniers moments jusqu’à l’heure du supplice. Je pris les informations les plus patientes et les plus précises sur cet ecclésiastique et sur ce qu’il était devenu après le 31 mai 1793. J’appris qu’il vivait encore, qu’il s’était réconcilié avec l’Église au temps des rétractations, et qu’il était, depuis longues années, curé de la commune de Bessancourt, dans le département de Seine-et-Oise. Je lui écrivis pour lui demander si les circonstances de sa participation aux événements du 31 mai étaient vraies, et si, dans le cas où ce bruit aurait quelque fondement, il voudrait bien consentir à me recevoir et à me donner sur la mort de ses amis les informations utiles à l’histoire. Il me répondit avec beaucoup de bonté qu’il était étonné que son nom, depuis si longtemps égaré et enseveli dans le coin de terre où il desservait une humble paroisse, fût parvenu jusqu’à moi ; que, son âge et ses infirmités l’empêchant de se déplacer lui-même, il me recevrait dans son pauvre presbytère et me dirait tout ce que sa {p. 345}mémoire lui rappelait de ces tragiques événements.

Je pris la poste, accompagné d’un jeune homme de Mâcon, devenu depuis mon collègue à l’Assemblée constituante de 1848, que je ne crois pas devoir nommer ici sans son autorisation, mais qui attesterait, je n’en doute pas, ce voyage et cette enquête avec moi à Bessancourt.

XI §

Le curé de Bessancourt, encore vert et comme présent à tout ce passé, nous donna tous les renseignements désirés sur les derniers jours, sur les diverses dispositions d’esprit, sur les conversations des condamnés. Nous écrivions les scènes, les portraits, les paroles, à mesure que ses souvenirs, provoqués par nos questions, se retrouvaient et se déroulaient dans la mémoire du vieillard : c’étaient comme les notes du tableau {p. 346}historique et véridique que je me proposais de composer d’ensemble à mon retour. Une journée suffit à peine à recueillir ce témoignage du seul et dernier témoin de ce grand drame. L’interrogatoire du curé de Bessancourt ne fut interrompu que par le déjeuner et le dîner que nous prîmes à sa table frugale. Nous le quittâmes le soir, pleins de reconnaissance pour son accueil et pleins des souvenirs vivants que nous emportions de ses entretiens.

Peu de temps après, je repartis de Paris pour Bessancourt, afin de compléter et d’éclaircir quelques autres circonstances du récit restées obscures dans mon esprit. J’étais accompagné cette fois par un homme de lettres, confident de mes travaux et devenu lui-même l’éminent historien d’une autre époque de notre histoire. Sa parole ne me manquerait pas au besoin pour dissiper les doutes de M. de Cassagnac. Ce second voyage de Bessancourt et les renseignements minutieux de l’abbé Lambert complétèrent ma conviction. Je n’eus qu’à rédiger ses témoignages. Il est sans doute possible qu’après un si long laps de {p. 347}temps le curé de Bessancourt ait commis quelques inadvertances de noms, de dates, de détails sur des personnages si nombreux alors dans les prisons et sur leurs rôles respectifs dans ce drame pathétique de leur dernière heure ; mais il est impossible à qui a entendu ce modeste et sincère témoin de ces scènes de révoquer en doute sa véracité. Il n’avait jamais songé jusque-là à se faire un mérite de ce hasard qui l’avait lié à cette époque avec les Girondins ; il parlait peu ; il n’écrivait rien. Je pense qu’il n’aimait pas à reporter la pensée de ses paroissiens sur sa qualité de prêtre assermenté et constitutionnel dans sa jeunesse, et qu’il était plus importuné qu’empressé d’être cité en témoignage sur ces événements qui lui rappelaient une faute d’orthodoxie sacerdotale, expiée depuis par sa rétractation.

Si ces témoignages de la consciencieuse minutie de mes recherches sur les moindres circonstances historiques de mon Histoire des Girondins ne suffisaient pas pour édifier l’écrivain qui m’attribue l’invention de cette prétendue fable, voici à ce sujet une lettre d’un des principaux habitants de Bessancourt, qui m’arrive {p. 348}aujourd’hui, avec l’autorisation de la reproduire :

« Monsieur,

« Je n’ai pas besoin de remonter plus loin dans mes souvenirs pour attester que le vénérable abbé Lambert a été, pendant de longues années (depuis 1816 jusqu’en 1847, année de sa mort), curé de Bessancourt (Seine-et-Oise) ; que cet ecclésiastique a toujours passé dans la commune pour avoir été l’ami des Girondins et le pieux consolateur de quelques-uns d’entre eux la veille de leur supplice, en 1793 ; et que vous êtes venu, accompagné d’un de vos amis ou collègues dont le nom m’échappe, passer de longues heures chez M. le curé Lambert dans son presbytère de Bessancourt, pour recueillir personnellement, de la bouche de ce vieillard, tous les détails que vous rapportez dans votre Histoire des Girondins. C’est là, {p. 349}Monsieur, que j’eus l’honneur de vous connaître, d’assister à vos entretiens à la table de M. le curé Lambert, et de vous recevoir dans ma maison de Bessancourt dans l’intervalle de ces entretiens.

« Beaucoup d’habitants du village ont conservé comme moi le souvenir de cette enquête et la certifieraient au besoin.

« Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« N. Nalin.

« Bessancourt, le 9 juillet 1861. »

XII §

{p. 350}Voilà donc quatre témoignages d’hommes encore vivants qui, indépendamment des témoignages écrits, ne laissent aucun doute sur la réalité des scènes solennelles et des paroles mémorables qui précédèrent le supplice des Girondins ; sauf ces légendes plus ou moins exactes, plus ou moins amplifiées, qui ne sont point du fait de l’historien, mais du peuple, espèce d’atmosphère ambiante de l’imagination populaire qui enveloppe toujours les grands événements, comme elle enveloppe dans la nature les grands horizons.

Le critique se trompe également en niant l’emprisonnement provisoire, mais assez long, des principaux Girondins dans la prison des Carmes de la rue de Vaugirard avant leur captivité à la Conciergerie. Il se trompe par conséquent en m’attribuant la supposition arbitraire {p. 351}des inscriptions murales des chambres hautes des Carmes aux Girondins détenus dans ces chambres. Je les ai relevées moi-même sur ces murs blanchis à la chaux, où sans doute on peut les vérifier encore. Je n’ai donné que comme conjecture vraisemblable, mais nullement certaine, l’attribution de telle de ces inscriptions à tel ou tel de ces prisonniers. Ce n’est point là de l’histoire, mais de la conjecture morale qui n’a aucune valeur positivement historique, mais qui ne fut jamais interdite aux historiens non pour falsifier, mais pour vivifier leur récit.

C’est ce même scrupule de véracité, quelle que fût la peine prise pour en consulter les sources par des voyages ou par des recherches parmi les familles des principaux acteurs du drame révolutionnaire, dont on retrouvera les preuves toutes les fois qu’on voudra, comme M. de Cassagnac, contester l’exactitude de telle ou telle page de l’Histoire des Girondins.

XIII §

{p. 352}Indépendamment des documents imprimés ou manuscrits recueillis avec tant de soin et de prodigalité dans l’immense et lumineux recueil de MM. Buchez et Roux, qui a été mon manuel historique, toujours ouvert sur ma table pendant les deux années consacrées par moi à écrire cette histoire, je n’ai pas négligé une seule information verbale possible à obtenir des parents ou des amis des personnages, même odieux, dont j’avais à sonder la vie publique ou la vie intime. C’est en approchant de l’homme témoin des événements qu’on approche le plus près de la vérité des actes et des caractères. L’histoire, qui n’est que surface de loin, n’est véridique que dans l’intimité. L’acteur disparaît, l’homme se révèle, l’histoire devient nue comme la vérité.

C’est ainsi que j’ai approché bien près Danton ; {p. 353}Danton, le seul homme d’État de la révolution après Mirabeau, le Jupiter Tonnant de ces orages, le tribun dont on sentait le cœur convulsif palpiter de remords anticipés jusque dans les éclats de voix qui lançaient la peur pour faire fuir les victimes au lieu de les frapper, l’homme qui aurait été le grand factieux des vérités modernes s’il avait eu le courage de ne pas concéder le crime pour arme de la liberté.

La seconde femme de Danton, qu’il avait épousée à l’âge de quinze ans, vivait à l’époque où j’écrivais les Girondins, et vit, je crois, encore aujourd’hui. Elle porte un nom respectable qui cache le nom trop mémorable de son premier mari. Elle fut retrouvée par moi ; elle consentit à déchirer en ma faveur le voile de veuve et le linceul de ses jeunes souvenirs ; elle m’envoya son fils d’un second lit, jeune homme d’un nom sans tache, d’un rang élevé, d’un cœur filial, d’une conversation aussi discrète qu’instructive. Je connus par lui tous les secrets de nature et d’intimité sur le caractère, sur la vie intérieure, sur les sentiments privés, sur la séparation dernière, sur la mort tragique {p. 354}d’un de ces hommes à deux aspects, terribles au dehors, placables au dedans. C’est sur ce vrai modèle, sorti de l’ombre du rideau du lit conjugal, que j’ai modelé le buste de Danton.

XIV §

Ai-je excusé un seul de ses crimes inexcusables, les massacres de septembre1 et la concession de la tête du roi au 21 janvier ? Non. Atténuer l’horreur du crime, c’est le partager gratuitement ; l’excuse même est pire que le crime, car c’est le crime sans la passion qui le fait commettre, c’est le crime à froid.

Mais j’ai fait connaître le vrai coupable, le popularisme jusqu’au sang, et j’ai montré le {p. 355}vrai Danton, noyé dans un forfait dont il se repent, en cherchant vainement à regagner le bord de l’innocence, qu’on ne regagne jamais qu’au ciel, par le repentir et par l’expiation.

C’est ainsi que, voulant restituer à Robespierre son vrai caractère historique de fanatisme systématique et convaincu, d’aberration politique et sociale au commencement et de férocité désespérée à la fin, je recherchai avec soin pendant tout un hiver, à Paris, les moindres fils encore subsistants qui pouvaient se rattacher à cette figure, et dire non la vérité convenue, mais la vérité vraie et occulte sur ce tribun, précipité de sa dictature le 9 thermidor, journée dont Bonaparte, qui avait connu et fréquenté ce tyran du comité de salut public, disait à Sainte-Hélène que : « c’était un procès jugé, mais non instruit ». Mot très hardi, mais très vrai.

XV §

{p. 356}J’appris par hasard qu’une des filles du menuisier Duplay, de la rue Saint-Honoré, existait encore, sous le nom de madame Lebas, dans la rue de Tournon ; qu’elle était la tradition vivante de cette famille qui avait donné à Robespierre une si longue et si intime hospitalité dans son intérieur, depuis son arrivée à Paris, pour siéger à l’Assemblée constituante, jusqu’à sa mort, dans laquelle il avait entraîné Duplay, sa femme et une partie de la famille Duplay.

Je parvins à me faire introduire chez madame Lebas, ce témoin naïf et passionné de vie intime de Robespierre, cette protestation vivante et ardente contre les calomnies (car on calomnie même le crime) des historiens de la Révolution.

Je trouvai dans madame Lebas une femme de la Bible après la dispersion des tribus à {p. 357}Babylone, retirée du commerce des vivants dans le haut étage d’un appartement modique, conversant avec ses souvenirs, entourée des portraits de sa famille décimée au 18 fructidor, de ses sœurs dont Robespierre avait dû épouser la plus belle, de Robespierre lui-même dans tous ces costumes élégants dont il s’enorgueillissait de présenter le contraste sur sa personne avec la veste, le bonnet rouge, les sabots, signes sordides, flatteries ignobles des Jacobins à l’égalité et à la misère des populaces. Un magnifique portrait au pastel, de grandeur naturelle, de Saint-Just, ce Barbaroux des terroristes, cet Antinoüs des Jacobins, s’étalait dans un cadre d’or poudreux contre la muraille entre les rideaux du lit et la porte, objet d’un culte de souvenir de jeune fille pour le plus séduisant des disciples du tribun de la mort.

La jeune fille était devenue femme, mère, veuve ; elle avait vieilli d’années et de visage, sans rappeler par ses traits aucune beauté passée, mais sans aucun signe de vieillesse ou de caducité. Une pensée fixe, triste, mais nullement déconcertée, donnait à ses traits une sorte de pétrification lapidaire dans une seule {p. 358}idée et dans un même sentiment, idée abstraite, sentiment ferme, mais nullement sévère.

Elle m’accueillit avec sécurité, prévenue qu’elle était par le poète Béranger que je n’étais point de sa religion politique, que je ne venais ni pour la flatter ni pour la trahir, mais uniquement pour m’instruire et pour entendre ses témoignages sur le temps, sur les choses, sur les hommes qu’elle avait traversés, connus, fréquentés de si près dans cette intimité quotidienne où les hommes les plus comédiens en public oublient de se masquer, selon leurs rôles, devant les témoins domestiques de toutes les heures secrètes de leur vie.

Je lui répétai ce que lui avait dit à ce sujet Béranger : « Je ne me présente point à vous, lui dis-je, comme un partisan de la terreur et comme un réhabilitateur de la mémoire que vous cultivez. À Dieu ne plaise ! Fils de royaliste, royaliste moi-même de naissance, de tradition, d’éducation, pendant mes jeunes années, si Robespierre n’était pas mort, mon père n’aurait pas vécu, et toute ma famille aurait été victime de son système de rénovation de la France par {p. 359}l’extermination. Mais je veux porter dans l’histoire publique l’honnêteté de la conscience privée, peindre les acteurs non avec les traits du préjugé et de la vengeance, mais avec leurs propres traits. On doit justice même à ce que l’on réprouve, et, s’il y a une vertu mêlée par hasard au crime dans un homme justement abhorré de ses ennemis ou de ses victimes, il ne faut point nier cet amalgame monstrueux, mais souvent réel ; il faut séparer, avec une sincérité loyale, cette vertu du crime, et dire à l’histoire : Ceci était vertu, ceci était crime ; et ceci, crime et vertu, était l’homme. Voilà dans quel esprit de répulsion instinctive contre votre idole et d’impartialité historique dans l’histoire je viens recueillir vos souvenirs. Accordez-les-moi ou refusez-les-moi, selon l’idée que vous vous ferez de moi-même ; je respecterai également votre confiance et votre silence, je reviendrai ou je m’éloignerai sans retour. »

Madame Lebas fut plus sensible à cette franchise qu’elle ne l’aurait été à une adulation intéressée de ses sentiments. Elle m’accorda un libre accès dans sa retraite et me laissa feuilleter à mon aise, et page par page, sa mémoire {p. 360}présente, intarissable et passionnée sur tous les détails intérieurs ou extérieurs de la vie privée et de la vie publique de Robespierre. Tout ce que j’ai rapporté dans les Girondins sur la vie ascétique, retirée, laborieuse, chaste et pour ainsi dire abstraite de l’idole des Jacobins et du peuple, est textuellement la conversation de madame Lebas. Le style et les réflexions seuls sont de moi.

XVI §

Saint-Just aussi jouait un grand rôle dans cette mémoire. Je crois que la jeune fille de l’entrepreneur Duplay, hôte de Robespierre, avait eu la pensée de devenir l’épouse du jeune et beau proconsul, fanatique séide de ce Mahomet d’entresol, quand la révolution que Robespierre croyait accomplir serait enfin close par cette bergerie plébéienne et sentimentale que Saint-Just et son maître croyaient établir à la place des inégalités nivelées et des échafauds abolis.

{p. 361}Car, au fond, c’était là leur pensée. On la retrouve dans tous leurs papiers secrets et dans toutes leurs conversations à portes fermées, à la table de la mère de mesdemoiselles Duplay. Toutes les fois que le nom de Saint-Just revenait dans nos entretiens, l’accent s’amollissait, la physionomie s’attendrissait visiblement dans madame Lebas, et un regard d’enthousiasme rétrospectif s’élevait du portrait vers le plafond, comme un reproche muet au ciel d’avoir tranché quelque douce perspective, par la hache de 1794, avec cette tête d’ange exterminateur sur le buste d’un proscripteur de vingt-sept ans.

XVII §

Je retrouvai avec plus de peine encore une autre source d’informations sur Danton dans M. de Saint-Albin, dont le vaste hôtel de la rue du Temple était un vrai musée de la Terreur. Il y avait échappé lui-même en changeant de nom. Mais ses informations avaient des réticences {p. 362}qui ne permettaient pas de croire à la complète impartialité du confident de Danton. Il ne fallait lui demander que les figures.

J’en découvris une autre bien plus sûre, bien plus précise et bien plus originale dans Souberbielle, vieux et fidèle terroriste, resté jusqu’à quatre-vingts ans fanatique de Robespierre comme au jour de la proclamation de l’Être suprême, et ne cessant pas de déplorer le 9 thermidor et le supplice du tribun-pontife, comme l’holocauste de la vertu.

Souberbielle, qui demeurait presque invisible dans le quartier de la place Royale, avec une vieille servante, me recevait au chevet de son lit avec une joie mal déguisée, comme un mourant reçoit un légataire pour lui confier avant la mort ses chers souvenirs. Il paraissait vivre dans l’aisance, quoique dans la solitude. Son appartement, au premier étage d’une maison décente, était en désordre, mais c’était un désordre de négligence ; les meubles s’y entassaient sur les meubles, les tableaux sur les tableaux, les étoffes sur les étoffes : on eût dit un encan.

Il avait été un des confidents les plus initiés {p. 363}dans les pensées et dans les actes politiques du chef du comité de salut public. Robespierre l’avait nommé médecin en chef et en même temps agent principal de sa confiance à cette École de Mars, corps de jeunes janissaires personnels de Robespierre, logés au Champ de Mars, qui gardaient de loin la Convention et veillaient surtout sur Robespierre lui-même, prêts à voler à son secours dans le cas où ses collègues, fatigués de sa domination, viendraient à lui livrer combat dans l’Assemblée ou dans la capitale. Souberbielle savait tous ses secrets et partageait, même à quarante ans de distance, tout le fanatisme de son maître pour les grandes pensées populaires et vertueuses qu’il lui supposait encore.

Cette apothéose de Robespierre était dure pour moi à supporter. Dans ses accès d’enthousiasme, le sang chaud et méridional de Souberbielle, qui se portait à son front, lui donnait une figure sibyllique d’inspiré de l’échafaud ; ses cheveux blancs se hérissaient avec le frémissement de l’exaltation sur sa tête, et les reflets rouges de ses rideaux de lit cramoisis, transpercés par le soleil du matin et se répercutant {p. 364}sur ce lit de vieillard, semblaient filtrer non de la lueur, mais une teinte de sang. Il n’était pas féroce, mais encore ivre de l’ivresse des champs de bataille du 9 thermidor, où Robespierre, qui n’avait pas voulu combattre, avait préféré mourir désarmé. Cela était juste. Le crime a quelquefois des martyrs, jamais de héros.

C’est à ce soin minutieux et consciencieux de rechercher la vérité aux sources privées les plus rapprochées des acteurs, et par conséquent les plus naturellement partiales pour eux, que j’ai dû le reproche non pas d’avoir flatté, mais trop minutieusement reproduit les portraits les plus odieux des hommes les plus réprouvés parmi les tribuns sanguinaires du comité de salut public, et surtout de Robespierre, cette personnification de la Terreur. Non pas cependant qu’on m’ait attribué aucune complicité de doctrines avec cet homme chimérique d’institutions, philosophe d’échafaud, impassible de meurtre, sans cruauté comme sans pitié dans le cœur, s’il avait un cœur, immolateur par système de tout ce qui résistait au froid délire d’un impossible nivellement {p. 365}sous le niveau de fer de sa guillotine. Le jugement final porté par moi dans les Girondins sur cet homme, sur ses systèmes et sur ses actes, est trop implacable de sévérité pour qu’on puisse m’imputer aucune complicité d’idées ou aucune intention d’atténuation de ses immanités, juste horreur des siècles. Mais l’imagination des lecteurs voit toujours le crime ou la vertu d’une seule pièce ; elle s’irrite quand on lui montre dans un monstre une parcelle de vertu, et dans un homme de bien un atome de faiblesse. La moindre justice dans l’historien lui paraît une complicité, la moindre équité est à ses yeux une connivence.

XVIII §

De plus, et ici je me frappe la poitrine, le public a eu un peu raison contre moi. On a trouvé que le pinceau de l’historien caressait trop les détails intimes de cette figure, et que ce soin même du pinceau accusait une certaine {p. 366}indulgence coupable ou malséante pour le modèle. Ainsi la philosophie ascétique du député d’Arras, la ténacité froide de ses idées d’abord féneloniennes, la patience de ses utopies à attendre l’heure des applications, au milieu des premiers murmures de l’Assemblée constituante contre ses chimères démagogiques, son obstination à acquérir par un travail ingrat l’éloquence qui lui manquait à l’origine et qu’il finit par conquérir à force de veilles, sa pauvreté volontaire, sa vie d’artisan dans une maison d’artisan, sa sobriété, sa séquestration absolue du monde des plaisirs ou des intrigues, en sorte qu’il ne sortait de son entresol, au-dessus d’un atelier, que pour apparaître aux deux tribunes du peuple : tous ces détails vrais du portrait de Robespierre, détails sur lesquels j’ai trop insisté, d’après madame Lebas, n’étaient que de la fidélité et ont paru de la faveur.

Moi, un terroriste ! On l’a bien vu, quand, porté un moment, par le hasard de ma vie et des événements, à la place même où Robespierre avait reçu le coup de pistolet vengeur du sang qu’il avait demandé et qu’il demandait {p. 367}encore, mon premier acte politique a été de proposer au gouvernement de la seconde république, qui partageait mon impatience d’humanité, de porter le décret d’abolition de la peine de mort en politique, et de désarmer, en nous désarmant, le peuple de l’arme des supplices, qui déshonore toutes les causes populaires quand elle ne les tue pas. C’était un commentaire en action sans doute assez explicite, et j’oserai dire en ce moment, assez dévoué, de ma prétendue apothéose de Robespierre.

Mais je n’en avais pas eu moins tort, comme historien, d’avoir donné prétexte à ce reproche, non par mon cœur, mais par mon pinceau. Ces sortes de figures sinistres doivent rester dans l’ombre des tableaux ; la lumière les jette trop en avant sur la scène. Il faut de l’horreur autour des bourreaux, pour qu’il y ait plus d’éclat autour des victimes. Un coup de pinceau, comme un coup de hache, avec une couleur de sang, voilà tout.

Lamartine.

LXXIIe entretien.
Critique de l’Histoire des Girondins (3e partie) §

I §

{p. 369}Encore une fois, c’est là une faute de conception et presque de moralité dans l’Histoire des Girondins. J’en demande pardon comme artiste, mais certes pas comme homme politique. {p. 370}La fidélité du portrait n’est pas la complicité du peintre.

Quand, dans le moyen âge de Rome papale, la belle et infortunée Cinci devint complice de la mort d’un tyran féodal, féroce et incestueux, qui était son père, et quand la juste inflexibilité du pape refusa la grâce d’une coupable, grâce que toute l’Italie demandait à cause de la fatalité, de l’innocence et de la beauté de la victime, un peintre illustre saisit son pinceau et retraça, pendant qu’elle marchait à l’échafaud, la figure angélique et la pâleur livide de la Cinci ; ce portrait rendit à la condamnée une vie immortelle. Qui jamais accusa le peintre du parricide de son modèle ?

II §

Cela dit quant à la véracité et à la sincérité de l’histoire, un mot du style. Le style étant ce qu’on appelle le talent, et le talent étant la {p. 371}partie d’un livre où se réfugie l’amour-propre de l’auteur, il serait malséant et immodeste à moi d’en parler ; j’aurais voulu en avoir davantage pour populariser et immortaliser les récits, les leçons et les moralités de ces mémorables événements.

L’homme a beau se guinder, il ne peut ajouter une ligne à sa taille ; il est ce qu’il est. Je n’ai pas mis de prétention dans mon style, j’y ai mis un peu plus d’attention que dans mes autres écrits, en vers ou en prose, parce que mes autres écrits, surtout en prose, ne s’adressaient qu’au temps, et que l’histoire s’adresse à la postérité. Je respectais plus la postérité que mon temps. Mais le caractère de mon style, étant le mouvement, la chaleur et l’improvisation, ne comporte pas ces perfections élégantes et ce poli des surfaces qui, dans les styles vraiment classiques, sont l’œuvre du temps. Dans l’ordre matériel, comme dans l’ordre littéraire, tout ce qui est poli est froid. Voyez le marbre. Je ne suis pas de marbre, je suis d’argile, je le reconnais. C’est donc au public et non à moi de caractériser le style des Girondins. {p. 372}Je ferai ici une simple observation sur la critique qui a été faite le plus souvent de mon style historique par des historiens mes émules ou mes rivaux. C’est l’abondance et la minutieuse exactitude des portraits de mes personnages historiques. Si c’est un défaut, j’en conviens ; mais j’en conviens sans m’en accuser et sans m’en repentir. Voici pourquoi :

III §

Je n’ai jamais eu d’autre rhétorique et d’autre critique que mon plaisir. Faire l’histoire comme j’aime à la lire, voilà tout mon système d’écrivain. Or les portraits physiques et biographiques des personnages me charment et m’instruisent dans Thucydide, dans Tacite, dans Machiavel, dans Saint-Simon, dans tous les grands historiens anciens ou modernes. L’homme m’explique l’événement, le visage m’explique l’homme, les traits me révèlent le {p. 373}caractère, la vie privée me dévoile les motifs souvent cachés de la vie publique.

Peut-être ce goût pour les portraits tient-il en moi à mon imagination plastique et pittoresque, qui a besoin de se représenter fortement la physionomie des choses et des hommes pendant qu’elle lit le récit des événements où ces hommes sont en scène dans le livre. C’est possible ; mais j’ai toujours cru que la peinture n’était pas un défaut dans ces tableaux écrits qu’on appelle la grande histoire. Un nom seul ne me peint rien, ce n’est qu’une abstraction composée de quelques syllabes. J’ai en dégoût les historiens abstraits ; ils éveillent ma curiosité, ils ne la satisfont pas.

Plutarque pensait évidemment comme moi, mais il plaçait le portrait après l’homme. Je n’ai jamais compris pourquoi les historiens français, anglais, italiens, espagnols, ont imité Plutarque en cela ; cela m’a toujours paru bizarre et absurde. Car quel est l’objet du portrait historique ? C’est évidemment d’appeler et de fixer l’attention et l’intérêt sur la figure d’un personnage que l’on va voir entrer en scène et agir sous vos yeux. C’est donc, selon {p. 374}la logique, le moment où il faut dire au lecteur : Voilà quel était ce personnage, voilà d’où il venait, voilà comment il était sorti de l’obscurité, voilà dans quelles dispositions de famille, de corps, d’esprit, de passion il arrivait pour participer à l’événement. On comprend alors, dès qu’il apparaît, dès qu’il parle, dès qu’il agit, ses premiers mots et ses moindres actes ; on a le pressentiment de sa présence et de son importance dans le drame, on le regarde, on le reconnaît, on s’incorpore, pour ainsi dire, d’avance avec lui. C’est donc avant le rôle et non après la mort du personnage qu’il faut, selon moi, le portrait ; ce n’est pas quand il est mort ou retiré pour jamais de la scène. Ce qu’il faut alors au lecteur, ce n’est pas le portrait, c’est le jugement historique et moral sur le rôle héroïque ou odieux de cet homme, c’est l’épitaphe lapidaire de son nom. Je crois donc que ces historiens antiques ou ces historiens routiniers modernes qui ont imité Plutarque en plaçant le portrait à la fin au lieu de le placer au commencement, se sont trompés de place dans leur système historique ; je le crois d’autant plus que ce n’est pas ainsi que procède la {p. 375}nature, cette grande logicienne, cette grande rhétoricienne de l’école de Dieu.

Quand la nature veut nous intéresser à un événement où figure un homme ou une femme quelconque, que fait-elle ? Elle commence par nous montrer la place où cet événement va se passer, un site, un paysage, une ville, une maison, un palais, un temple, un champ de bataille, une assemblée publique, un peuple en ébullition ou en silence, mêlé ou attentif à un événement : puis elle nous montre un personnage qui arrive sur cette scène pour y figurer au premier plan, son visage, son attitude, sa démarche, sa physionomie calme ou convulsive, son costume même et jusqu’à l’ombre que son corps projette à côté ou derrière lui sur la place ou sur la foule au milieu de laquelle il apparaît. Voilà le procédé de la nature. D’abord le lieu, puis l’homme, puis les accessoires, les indices de l’événement qui va se passer. Quand la nature a jeté ainsi le site et l’homme dans les yeux du spectateur, et que ces yeux ont eu le temps de bien regarder et de bien se figurer le personnage qui doit parler ou agir, elle le fait se mouvoir, elle le {p. 376}fait parler ou agir, elle le fait commettre des actes de vertu, de politique, ou des forfaits d’ambition à travers l’événement qui se déroule. On suit le personnage, on le pressent, on le devine, on se passionne pour ou contre lui, selon qu’on participe soi-même par l’admiration ou par l’horreur à l’héroïsme, au fanatisme, au crime ou à la vertu de l’homme historique ; on vit de sa vie ou l’on meurt de sa mort par l’imagination émue pour ou contre lui ; il disparaît, et l’historien alors reparaît lui ; et, semblable au chœur antique, cet historien prend la parole, prononce un jugement moral, court, nerveux, impartial, favorable ou implacable sur le personnage qu’il vient de représenter à vos yeux. Voilà comment procède la nature. Le style doit-il procéder autrement ? Évidemment non ; le mode naturel est le mode logique. La nature est le Quintilien des bons esprits ; faisons comme elle, et nous serons sûrs de frapper l’œil, de satisfaire l’esprit et de toucher le cœur.

IV §

{p. 377}C’est ainsi que j’ai raisonné, c’est ainsi que j’ai essayé d’écrire, c’est ainsi que j’ai été amené à faire beaucoup de portraits et à placer ces figures avant l’action, comme sur la scène on présente l’acteur avant le rôle, et non pas le rôle avant l’acteur, contresens à la logique de la nature dont Plutarque a donné l’exemple aux pédants de l’histoire.

Ai-je bien ou mal fait d’imiter la nature au lieu d’imiter Plutarque ou Rollin ? Ce n’est pas à moi de le dire. Encore une fois, mon livre est plein de défauts ; mais, malgré ces défauts, c’est de tous les livres historiques publiés en Europe depuis Jean-Jacques Rousseau, dans la fièvre d’engouement qui saisit l’Europe à l’apparition de la Nouvelle Héloïse, c’est celui de tous les livres sérieux qui a été {p. 378}le plus vite et le plus persévéramment dévoré par la curiosité publique depuis son apparition ; c’est celui qu’on a accusé bien à tort d’avoir assez ébranlé les esprits en France et en Europe pour avoir fait une révolution en France et huit ou dix révolutions en Europe.

J’ai prononcé le mot d’engouement tout à l’heure, pour expliquer le succès de la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau au moment de son apparition ; mais remarquez qu’on ne peut expliquer par ce mot d’engouement le succès des Girondins, car l’engouement ne dure pas vingt ans sans rémission et même sans dégoût contre un livre ; or les éditions de l’Histoire des Girondins se succèdent depuis vingt ans sous la presse de Paris, de Londres, de la Belgique, sans que la prodigieuse consommation de ce livre se soit abaissée d’un chiffre ou ralentie d’un jour en France et en Europe. (Consultez à cet égard les libraires.) Donc le mode de composition et de style que j’ai employé à ce livre avait, au milieu de mille imperfections et de mille insuffisances de talent, au moins cet intérêt dû aux portraits {p. 379}mêmes que mes émules en histoire me reprochent.

J’ajoute encore, et je dois ajouter, que, par un acharnement extrême et injuste, la faction orléaniste, la faction démagogique et le haut parti légitimiste2 ont fait de concert tout ce qu’ils ont pu pour décréditer ce livre, et qu’ils n’y sont pas parvenus ; le même nombre d’exemplaires leur glisse tous les ans entre les doigts et se répand dans toutes les bibliothèques du globe. Cela ne prouve pas que ce livre a du style, mais cela fait présumer qu’il a de la vie. La vie aussi est un style ; c’est le cœur des livres : tant que ce cœur bat, le livre n’est {p. 380}pas mort, et il continue à faire battre le cœur de ceux qui le lisent des mêmes sentiments qui animent l’auteur en l’écrivant. J’admets donc que le livre est faiblement écrit ; mais son succès prodigieux et continu me permet de croire qu’il est, malgré ses imperfections, encore vivant et sympathique.

V §

Un autre caractère qui me frappe en le relisant moi-même aujourd’hui, et qui fait, je n’en doute pas, une grande partie de son intérêt, c’est que les hommes y sont beaucoup plus en scène que les choses. J’ai personnifié partout les événements dans les acteurs ; c’est le moyen d’être toujours intéressant, car les hommes vivent et les choses sont mortes, les hommes ont un cœur et les choses n’en ont pas, les choses sont abstraites et les hommes sont réels. Ôtez du livre une centaine d’hommes {p. 381}principaux qui animent tout de leur âme, qui passionnent tout de leurs passions, et le livre n’existerait plus. C’est ainsi qu’ayant à représenter dès le début la Révolution qui va s’ouvrir, je choisis un homme, Mirabeau, et je personnifie en lui toute la Révolution. Sa biographie, plus romanesque qu’un roman, attache tout de suite le lecteur, par toutes les curiosités de l’esprit et par toutes les émotions de l’âme, au drame dont ce grand acteur va remuer la scène.

VI §

« J’entreprends d’écrire l’histoire d’un petit nombre d’hommes qui, jetés par la Providence au centre du plus grand drame des temps modernes, résument en eux les idées, les passions, les vertus, les fautes d’une époque, et dont la vie et la politique, formant, pour ainsi dire, le nœud de la Révolution {p. 382}française, sont tranchées du même coup que les destinées de leur pays.

« Cette histoire pleine de sang et de larmes est pleine aussi d’enseignements pour les peuples. Jamais peut-être autant de tragiques événements ne furent pressés dans un espace de temps aussi court ; jamais non plus cette corrélation mystérieuse qui existe entre les actes et leurs conséquences ne se déroula avec plus de rapidité. Jamais les faiblesses n’engendrèrent plus vite les fautes, les fautes les crimes, les crimes le châtiment. Cette justice rémunératoire que Dieu a placée dans nos actes mêmes comme une conscience plus sainte que la fatalité des anciens ne se manifesta jamais avec plus d’évidence ; jamais la loi morale ne se rendit à elle-même un plus éclatant témoignage et ne se vengea plus impitoyablement. En sorte que le simple récit de ces deux années est le plus lumineux commentaire de toute une grande révolution, et que le sang répandu à flots n’y crie pas seulement terreur et pitié, mais leçon et exemple aux hommes. C’est dans cet esprit que je veux les raconter.

{p. 383}« L’impartialité de l’histoire n’est pas celle du miroir qui reflète seulement les objets, c’est celle du juge qui voit, qui écoute et qui prononce. Des annales ne sont pas de l’histoire : pour qu’elle mérite ce nom, il lui faut une conscience ; car elle devient plus tard celle du genre humain. Le récit vivifié par l’imagination, réfléchi et jugé par la sagesse, voilà l’histoire telle que les anciens l’entendaient, et telle que je voudrais moi-même, si Dieu daignait guider ma plume, en laisser un fragment à mon pays. »

VII §

« Mirabeau venait de mourir. L’instinct du peuple le portait à se presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour demander encore des inspirations à son cercueil ; mais Mirabeau vivant lui-même n’en aurait plus eu à donner. Son génie avait pâli devant celui de la Révolution ; entraîné à un {p. 384}précipice inévitable par le char même qu’il avait lancé, il se cramponnait en vain à la tribune. Les derniers mémoires qu’il adressait au roi, et que l’armoire de fer nous a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l’affaissement et du découragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles, incohérents, presque puérils. Tantôt il arrêtera la Révolution avec un grain de sable. Tantôt il place le salut de la monarchie dans une proclamation de la couronne et dans une cérémonie royale propre à populariser le roi. Tantôt il veut acheter les applaudissements des tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse des moyens de salut contraste avec l’immensité croissante des périls. Le désordre est dans ses idées. On sent qu’il a eu la main forcée par les passions qu’il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trahit, mais sans pouvoir les perdre. Ce grand agitateur n’est plus qu’un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône, et qui, balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté, qui sont dans son rôle, a déjà contracté dans son {p. 385}âme toute la petitesse et toute la vanité des pensées de cour. Le génie fait pitié quand on le voit aux prises avec l’impossible. Mirabeau était le plus fort des hommes de son temps ; mais le plus grand des hommes se débattant contre un élément en fureur ne paraît plus qu’un insensé. La chute n’est majestueuse que quand on tombe avec sa vertu. »

VIII §

Lisez son portrait politique à la suite de son portrait physique et moral ; l’homme personnifie immédiatement en lui non-seulement la pensée, mais, hélas ! aussi les passions et les immoralités que toute révolution fait bouillonner dans toutes ces vastes commotions humaines.

« Dès son entrée dans l’Assemblée nationale, il la remplit ; il y est lui seul le peuple {p. 386}entier. Ses gestes sont des ordres, ses motions sont des coups d’État. Il se met de niveau avec le trône. La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clergé, qui est peuple, et qui veut remettre la démocratie dans l’Église, lui prête sa force pour faire écrouler la double aristocratie de la noblesse et des évêques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait été bâti et cimenté par les siècles. Mirabeau se reconnaît seul au milieu de ces débris. Son rôle de tribun cesse. Celui de l’homme d’État commence. Il y est plus grand encore que dans le premier. Là où tout le monde tâtonne, il touche juste, il marche droit. La Révolution dans sa tête n’est plus une colère, c’est un plan. La philosophie du dix-huitième siècle, modérée par la prudence du politique, découle toute formulée de ses lèvres. Son éloquence, impérative comme la loi, n’est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout. Presque seul dès ce moment, il a le courage de rester seul. Il brave l’envie, la haine et les murmures, appuyé sur le sentiment de {p. 387}sa supériorité. Il congédie avec dédain les passions qui l’ont suivi jusque-là. Il ne veut plus d’elles le jour où sa cause n’en a plus besoin ; il ne parle plus aux hommes qu’au nom de son génie. Ce titre lui suffit pour être obéi. L’assentiment que trouve la vérité dans les âmes est sa puissance. Sa force lui revient par le contrecoup. Il s’élève entre tous les partis et au-dessus d’eux. Tous le détestent, parce qu’il les domine ; et tous le convoitent, parce qu’il peut les perdre ou les servir. Il ne se donne à aucun, il négocie avec tous ; il pose, impassible sur l’élément tumultueux de cette Assemblée, les bases de la constitution réformée : législation, finances, diplomatie, guerre, religion, économie politique, balance des pouvoirs, il aborde et il tranche toutes les questions, non en utopiste, mais en politique. La solution qu’il apporte est toujours la moyenne exacte entre l’idéal et la pratique. Il met la raison à la portée des mœurs, et les institutions en rapport avec les habitudes. Il veut un trône pour appuyer la démocratie, il veut la liberté dans les chambres, et la volonté {p. 388}de la nation, une et irrésistible, dans le gouvernement. Le caractère de son génie, tant défini et tant méconnu, est encore moins l’audace que la justesse. Il a sous la majesté de l’expression l’infaillibilité du bon sens. Ses vices mêmes ne peuvent prévaloir sur la netteté et sur la sincérité de son intelligence. Au pied de la tribune, c’est un homme sans pudeur et sans vertu ; à la tribune, c’est un honnête homme. Livré à ses déportements privés, marchandé par les puissances étrangères, vendu à la cour pour satisfaire ses goûts dispendieux, il garde dans ce trafic honteux de son caractère l’incorruptibilité de son génie. De toutes les forces d’un grand homme sur son siècle, il ne lui manque que l’honnêteté. Le peuple n’est pas une religion pour lui, c’est un instrument ; son dieu, à lui, c’est la gloire ; sa foi, c’est la postérité ; sa conscience n’est que dans son esprit ; le fanatisme de son idée est tout humain ; le froid matérialisme de son siècle enlève à son âme le mobile, la force et le but des choses impérissables. Il meurt en disant : “Enveloppez-moi de parfums et couronnez-moi de fleurs pour entrer dans le {p. 389}sommeil éternel.” Il est tout du temps ; il n’imprime à son œuvre rien d’infini. »

IX §

Ici, je laisse respirer le lecteur et je caractérise l’esprit de la Révolution. Cette caractérisation est pleine d’erreurs, elle est lyrique plus que politique. J’y remarque surtout des théories sociales du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ; il faut lire ces pages avec une extrême précaution de jugement. J’ai lu depuis ce Contrat social de Jean-Jacques Rousseau que je vantais alors sur parole ; j’en ai publié dernièrement l’analyse et la critique raisonnées (Entretiens littéraires, nº 65 à 67). J’engage mes lecteurs à les lire ; on y verra combien j’ai changé d’impression sur ce faux prophète d’une liberté anarchique, d’une liberté sans limites, d’une égalité impraticable. L’histoire et l’expérience m’ont mûri l’esprit ; ce n’est nullement une répudiation de principes, c’est {p. 390}un progrès. La société libre moins que la société tyrannique ne peut se fonder sur des mensonges. Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau et les Droits de l’homme de La Fayette, proclamés en 1789, sont un catalogue de contre-vérités politiques. Ni l’un ni l’autre de ces apologistes des droits de l’homme en société ne comprenaient la portée de ce qu’ils écrivaient ; du moins, ils n’en prévoyaient pas les conséquences. Le peuple votait d’enthousiasme, quoi ? le néant. Combien il serait beau aujourd’hui d’écrire ces vrais droits de l’homme par la main d’un Aristote, d’un Bacon, d’un Montesquieu, d’un Mirabeau ! Car Mirabeau ne donne jamais dans ces métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau ; il les laisse jeter au peuple comme des osselets, mais il s’en moque toujours les portes fermées. S’il n’avait pas la vertu de la probité politique, il avait le génie des réalités.

X §

{p. 391}Le portrait de Louis XVI est vrai, il est respectueux pour le malheur de sa situation.

Voyez ce dernier trait :

« Dans la situation de Louis XVI, et quand on se demande quel est le conseil qui aurait pu le sauver, on cherche et on ne trouve pas. Il y a des circonstances qui enlacent tous les mouvements d’un homme dans un tel piège que, quelque direction qu’il prenne, il tombe dans la fatalité de ses fautes ou dans celle de ses vertus. Louis XVI en était là. Toute la dépopularisation de la royauté en France, toutes les fautes des administrations précédentes, tous les vices des rois, toutes les hontes des cours, tous les griefs du peuple, avaient pour ainsi dire abouti sur sa tête et marqué son front innocent pour l’expiation de plusieurs siècles. Les époques de rénovation ont leurs sacrifices. {p. 392}Quand elles veulent renouveler une institution qui ne leur va plus, elles entassent sur l’homme en qui cette institution se personnifie tout l’odieux et toute la condamnation de l’institution elle-même ; elles font de cet homme une victime qu’elles immolent au temps : Louis XVI était cette victime innocente, mais chargée de toutes les iniquités des trônes, et qui devait être immolée en châtiment de la royauté. Voilà le roi. »

XI §

On m’a beaucoup reproché le portrait de la reine ; lisez pourtant. Quel peintre, même madame Lebrun, a porté plus de grâce et plus d’attendrissement sur cette figure ?

« Cette jeune reine semblait avoir été créée par la nature pour attirer à jamais l’intérêt et la pitié des siècles sur un de ces drames d’État qui ne sont pas complets quand les infortunes d’une femme ne les achèvent pas. Fille de Marie-Thérèse, {p. 393}elle avait commencé sa vie dans les orages de la monarchie autrichienne. Elle était sœur de ces enfants que l’impératrice tenait par la main quand elle se présenta en suppliante devant les fidèles Hongrois, et que ces troupes s’écrièrent : “Mourons pour notre roi Marie-Thérèse ! ” Sa fille aussi avait le cœur d’un roi. À son arrivée en France, sa beauté avait ébloui le royaume : cette beauté était dans tout son éclat. Elle était grande, élancée, souple : une véritable fille du Tyrol. Les deux enfants qu’elle avait donnés au trône, loin de la flétrir, ajoutaient à l’impression de sa personne ce caractère de majesté maternelle qui sied si bien à la mère d’une nation. Le pressentiment de ses malheurs, le souvenir des scènes tragiques de Versailles, les inquiétudes de chaque jour, pâlissaient seulement un peu sa première fraîcheur. La dignité naturelle de son port n’enlevait rien à la grâce de ses mouvements ; son cou, bien détaché des épaules, avait ces magnifiques inflexions qui donnent tant d’expression aux attitudes. On sentait la femme sous la reine, la tendresse du cœur sous la majesté du port. Ses cheveux blond-cendré étaient longs et soyeux ; son front haut et un peu bombé venait se joindre aux tempes par ces courbes qui donnent tant de délicatesse et tant de sensibilité à ce siège de la pensée ou de l’âme chez les femmes ; les yeux de ce bleu clair qui rappelle le ciel du Nord ou l’eau du Danube ; le nez aquilin, les narines bien ouvertes et légèrement renflées, où les émotions palpitaient, signe du courage ; une bouche grande, des dents éclatantes, des lèvres autrichiennes, c’est-à-dire saillantes et découpées ; le tour du visage ovale, la physionomie mobile, expressive, passionnée ; sur l’ensemble de ces traits, cet éclat qui ne se peut décrire, qui jaillit du regard, de l’ombre, des reflets du visage, qui l’enveloppe d’un rayonnement semblable à la vapeur chaude et colorée où nagent les objets frappés du soleil : dernière expression de la beauté qui lui donne l’idéal, qui la rend vivante et qui la change en attrait. Avec tous ces charmes, une âme altérée d’attachement, un cœur facile à émouvoir, mais ne demandant qu’à se fixer ; un sourire pensif et intelligent qui n’avait rien de banal ; des intimités, des préférences, parce qu’elle {p. 395}se sentait digne d’amitiés. Voilà Marie-Antoinette comme femme. C’était assez pour faire la félicité d’un homme et l’ornement d’une cour.

« Pour inspirer un roi indécis et pour faire le salut d’un État dans des circonstances difficiles, il fallait plus : il fallait le génie du gouvernement ; la reine ne l’avait pas. Rien n’avait pu la préparer au maniement des forces désordonnées qui s’agitaient autour d’elle ; le malheur ne lui avait pas donné le temps de la réflexion. Accueillie avec enivrement par une cour orgueilleuse et une nation ardente, elle avait dû croire à l’éternité de ces sentiments. Elle s’était endormie dans les dissipations de Trianon. Elle avait entendu les premiers bouillonnements de la tempête sans croire au danger ; elle s’était fiée à l’amour qu’elle inspirait et qu’elle se sentait dans le cœur. La cour était devenue exigeante, la nation hostile. Instrument des intrigues de la cour sur le cœur du roi, elle avait d’abord favorisé, puis combattu toutes les réformes qui pouvaient prévenir ou ajourner les crises. Sa politique n’était que de l’engouement, son système n’était que son {p. 396}abandon alternatif à tous ceux qui lui promettaient le salut du roi. »

XII §

Tout cela est parfaitement indulgent quoique parfaitement historique ; ce qui suit l’est également :

« On en vint à la redouter dans le parti de la Révolution. On est prompt à calomnier ce qu’on craint. On la peignait dans d’odieux pamphlets sous les traits d’une Messaline ; les bruits les plus infâmes circulaient ; les anecdotes les plus controuvées furent répandues. Le cœur d’une femme, fût-elle reine, a droit à l’inviolabilité ; ses sentiments ne deviennent de l’histoire que quand ils éclatent en publicité. »

Voilà ce qui fit éclater contre moi un cri de profanation de l’image de la reine qui retentit encore. J’avais deux torts, en effet, que je ne cherche point à excuser : le premier, c’était de porter, quoique dans une intention très innocente et même très atténuante, le jour non pas {p. 397}de l’évidence, mais de la conjecture sur l’intérieur d’une femme qui ne doit compte qu’à Dieu et à son mari de la nature de ses intimités et de ses prédilections, intimités et prédilections que l’historien doit toujours présumer irréprochables ; le second, c’était de m’être servi du mot pudeur au lieu du mot convenance dans la dernière phrase de ce paragraphe. Je l’avais mis très innocemment ; il caractérisait dans ma pensée les accusations que je ne voulais pas rappeler. Mais, l’histoire étant à mes yeux toujours un peu monumentale, toutes les fois qu’il se présente à ma plume de ces mots signifiant la même chose, je choisis de préférence le mot le plus classique, le mot à étymologie latine. J’avais fait là ce que je fais toujours, j’avais pris le mot latin pudeur au lieu du mot moderne réserve ou convenance. On affecta de croire que j’avais voulu par ce mot donner un caractère d’impudicité à la conduite de la reine. Rien n’était plus loin de ma pensée. Je changeai le mot dès que je m’aperçus de sa mauvaise interprétation à la seconde édition ; mais il était trop tard pour la susceptibilité des royalistes du parti de la {p. 398}reine. Je ne les accuse pas à mon tour d’avoir pris un lapsus de plume pour une profanation sacrilège. Je reconnais que j’avais été, non pas coupable, mais téméraire et malheureux dans ce regard jeté sur l’intérieur de cette jeune reine. Rien n’autorise à lui imputer un tort de conduite dans ses devoirs d’épouse, de mère et d’amie. Mais, quant à son influence versatile et selon moi funeste sur les conseils de son mari, je persiste, sur la foi de ses amis eux-mêmes, unanimes à déplorer son influence en ce sens, à lui attribuer bien involontairement les conséquences les plus tragiques de ces conseils contradictoires donnés au roi. Ce n’était pas sa faute, sans doute, mais ce fut son malheur ; sa tête charmante mais sans expérience n’avait rien du génie viril de gouvernement que demandait une telle époque. Qu’on lise sans exception tous les mémoires de ses plus intimes courtisans de Versailles ou de Trianon, publiés avant et depuis les Girondins, on se convaincra qu’à cet égard ils sont tous plus sévères même que l’histoire sur l’action politique de la reine ; et qu’on lise dans les Girondins les {p. 399}pages du cinquième volume consacrées par moi aux malheurs et au supplice de cette princesse, dont l’apothéose, juste alors, eut pour piédestal un cachot et un échafaud, certes on ne m’accusera plus d’avoir voulu ternir cette sublime ascension de la victime. J’en ai pour preuve l’indulgente justice et la constante faveur de jugement que sa fille dévouée, madame la duchesse d’Angoulême, en France comme dans l’exil, conserva jusqu’à sa mort à mon nom. Sous la sévérité peut-être exagérée de l’historien de sa mère, cette princesse se plut à reconnaître le cœur toujours ému et toujours respectueux du peintre des malheurs de sa maison royale, le Van Dyck de ces autres Stuarts. J’en suis resté reconnaissant jusqu’à ce jour aussi, et cependant il faut ajouter que madame la duchesse d’Angoulême ne connaissait de moi que mes ouvrages et mon refus de servir une autre royauté que la sienne après 1830. Elle ne se souvenait pas du jeune royaliste inconnu de 1815 qui gardait la porte de son palais ou qui escortait à cheval la fuite nocturne de son oncle sur la route de la Belgique ; mais elle lisait dans les Girondins le {p. 400}10 août, la tour du Temple, le 21 janvier, le cachot de la Conciergerie, le martyre royal de sa mère disculpée et sanctifiée par les larmes de l’Europe, et le peintre qui avait déversé tant d’horreur sur ces supplices, tant de pitié sur ces victimes, ne lui apparaissait pas comme un sacrilége, mais comme un vengeur.

Cependant, je le répète, moins indulgent que cette princesse envers moi-même, je me reproche amèrement d’avoir employé une expression malheureuse, quoique promptement effacée, en parlant d’une reine enivrée de jeunesse, de beauté, de puissance, d’adulations, et qui devait être plus tard l’éternelle victime et l’éternel remords de la Révolution.

XIII §

Après ce portrait de la cour, viennent ceux de l’Assemblée : on les a lus ; Robespierre vient le dernier. On a vu que je me reproche justement aussi d’avoir donné en apparence, {p. 401}comme artiste, trop de vernis à ce portrait. Qu’on en lise cependant le début : on y sent d’avance l’inflexibilité du jugement définitif.

« Dans l’ombre encore, et derrière les chefs de l’Assemblée nationale, un homme presque inconnu commençait à se mouvoir, agité d’une pensée inquiète qui semblait lui interdire le silence et le repos ; il tentait en toute occasion la parole, et s’attaquait indifféremment à tous les orateurs, même à Mirabeau. Précipité de la tribune, il y remontait le lendemain ; humilié par les sarcasmes, étouffé par les murmures, désavoué par tous les partis, disparaissant entre les grands athlètes qui fixaient l’attention publique, il était sans cesse vaincu, jamais lassé. On eût dit qu’un génie intime et prophétique lui révélait d’avance la vanité de tous ces talents, la toute-puissance de la volonté et de la patience, et qu’une voix entendue de lui seul lui disait : “Ces hommes qui te méprisent t’appartiennent ; tous les détours de cette Révolution qui ne veut pas te voir viendront aboutir à toi, car tu t’es placé sur sa route comme l’inévitable excès auquel aboutit {p. 402}toute impulsion ! ” Cet homme, c’était Robespierre.

« Il y a des abîmes qu’on n’ose pas sonder et des caractères qu’on ne veut pas approfondir, de peur d’y trouver trop de ténèbres et trop d’horreur ; mais l’histoire, qui a l’œil impassible du temps, ne doit pas s’arrêter à ces terreurs ; elle doit comprendre ce qu’elle se charge de raconter. »

Ici je ne m’excuse pas, je me justifie. L’accusation d’avoir flatté Robespierre est la calomnie qui a le plus contristé mon cœur.

M’accusera-t-on aussi d’avoir flatté le club des Jacobins, levier de Robespierre ? Qu’on lise.

XIV §

« Le club dominant était celui des Jacobins ; ce club était la centralisation de l’anarchie ; aussitôt qu’une volonté puissante et passionnée {p. 403}remue une nation, cette volonté commune rapproche les hommes, l’individualisme cesse et l’association légale ou illégale organise la passion publique. De toutes les passions du peuple, celle qu’on y flattait le plus, c’était la haine ; on le rendait ombrageux pour l’asservir. Convaincu que tout conspirait contre lui, roi, reine, cour, ministres, le peuple se jetait avec désespoir entre les bras de ses défenseurs ; le plus éloquent à ses yeux était celui qui manifestait le plus de crainte ; il avait soif de dénonciations, on les lui prodiguait. C’était ainsi que Barnave, les Lameth, puis Danton, Brissot, Camille Desmoulins, Pétion, Robespierre, avaient conquis leur autorité sur le peuple ; ces noms avaient monté avec sa colère ; ils entretenaient cette colère pour rester à leur sommet. La représentation nationale n’avait que les lois, le club avait le peuple, la sédition et même l’armée.

« Hélas ! tout était aveugle alors, excepté la Révolution elle-même (c’est-à-dire la réforme et la reconstitution civile, moins ses abus, ses erreurs et ses vices).

« Si chacun des partis ou des hommes mêlés {p. 404}dès le premier jour à ces grands événements eût pris leur vertu au lieu de leur passion pour règle de leurs actes, tous ces désastres, qui les écrasèrent, eussent été sauvés à eux et à leur patrie. Si le roi eût été ferme et intelligent, si le clergé eût été désintéressé des choses temporelles, si l’aristocratie eût été juste, si le peuple eût été modéré, si Mirabeau eût été intègre, si La Fayette eût été décidé, si Robespierre eût été humain, la Révolution se serait déroulée, majestueuse et calme comme une pensée divine, sur la France et de là sur l’Europe ; elle se serait installée comme une philosophie dans les faits, dans les lois, dans les cultes.

« Il devait en être autrement. La pensée la plus sainte, la plus juste et la plus pieuse, quand elle passe par l’imparfaite humanité, n’en sort qu’en lambeaux et en sang. Ceux même qui l’ont conçue ne la reconnaissent plus et la désavouent. Mais il n’est pas donné au crime lui-même de dégrader la vérité ; elle survit à tout, même à ses victimes. Le sang qui souille les hommes ne tache pas l’idée, et, malgré les égoïsmes qui l’avilissent, les lâchetés qui l’entravent, les forfaits qui la déshonorent, la {p. 405}Révolution souillée se purifie, se reconnaît, triomphe et triomphera. »

Le seul devoir de l’écrivain honnête était donc de définir cette Révolution, de ne point la laisser confondre comme on le fait tous les jours, aujourd’hui plus que jamais, avec les excès, les iniquités, les spoliations, les échafauds qui la souillèrent. C’est ce que l’Histoire des Girondins fait, on le reconnaîtra à toutes ses pages. Ce livre est mon témoin. Il a quelques faux principes ; il n’a pas une excuse pour une goutte de sang, aucun démagogue n’y est flatté.

XV §

Les portraits de Camille Desmoulins, de Marat et autres sont des stigmates. Voyez comment ce singe et ce tigre de la Terreur y sont peints ; et cependant, si l’opinion publique a eu quelque faiblesse, même parmi les {p. 406}écrivains royalistes de ce temps, c’est pour Camille Desmoulins, cet enfant gâté de la faveur publique.

« Les Discours de la Lanterne aux Parisiens, transformés plus tard dans les Révolutions de France et de Brabant, étaient l’œuvre de Camille Desmoulins. Ce jeune étudiant, qui s’était improvisé publiciste, sur une chaise du jardin du Palais-Royal, aux premiers mouvements populaires du mois de juillet 1789, avait conservé dans son style, souvent admirable, quelque chose de son premier rôle. C’était le génie sarcastique de Voltaire descendu du salon sur les tréteaux. Nul ne personnifiait mieux en lui la foule que Camille Desmoulins. C’était la foule avec ses mouvements inattendus et tumultueux, sa mobilité, son inconséquence, ses fureurs interrompues par le rire ou soudainement changées en attendrissement et en pitié pour les victimes mêmes qu’elle immolait. Un homme à la fois si ardent et si léger, trivial et si inspiré, si indécis entre le sang et les larmes, si prêt à lapider ce qu’il venait de déifier dans son enthousiasme, devait avoir sur un peuple en révolution d’autant plus {p. 407}d’empire qu’il lui ressemblait davantage. Son rôle, c’était sa nature. Il n’était pas seulement le singe du peuple, il était le peuple lui-même. Son journal, colporté le soir dans les lieux publics et crié avec des sarcasmes dans les rues, n’a pas été balayé avec ces immondices du jour. Il est resté et il restera comme une Satyre Ménippée trempée de sang. C’est le refrain populaire qui menait le peuple aux plus grands mouvements, et qui s’éteignait souvent dans le sifflement de la corde de la lanterne ou dans le coup de hache de la guillotine. Camille Desmoulins était l’enfant cruel de la Révolution. Marat en était la rage ; il avait les soubresauts de la brute dans la pensée, et les grincements dans le style. Son journal, l’Ami du peuple, suait le sang à chaque ligne. »

XVI §

{p. 408}L’accusation d’avoir présenté le parti tour à tour ambitieux et faible des Girondins pour un parti idéal de la Révolution n’est pas moins erronée. Voyez leur entrée en scène, en 1791, après la proclamation de la constitution :

« L’Assemblée était pressée de ressaisir la passion publique, qu’un attendrissement passager lui enlevait. Elle rougissait déjà de sa modération d’un jour, et cherchait à semer de nouveaux ombrages entre le trône et la nation. Un parti nombreux dans son sein voulait pousser les choses à leurs conséquences et tendre la situation jusqu’à ce qu’elle se rompît. Ce parti avait besoin pour cela d’agitation ; le calme ne convenait pas à ses desseins. Il avait des ambitions au-dessus de ses talents, ardentes comme sa jeunesse, impatientes comme sa soif de situation.

{p. 409}« L’Assemblée constituante, composée d’hommes mûrs, assis dans l’État, classés dans la hiérarchie sociale, n’avait eu que l’ambition des idées de la liberté et de la gloire ; l’Assemblée nouvelle avait celle du bruit, de la fortune et du pouvoir. Formée d’hommes obscurs, pauvres et inconnus, elle aspirait à conquérir tout ce qui lui manquait.

« Ce dernier parti, dont Brissot était le publiciste, Pétion la popularité, Vergniaud le génie, les Girondins le corps, entrait en scène avec l’audace et l’unité d’une conjuration. C’était une bourgeoisie triomphante, envieuse, remuante, éloquente, l’aristocratie du talent, voulant conquérir et exploiter à elle seule la liberté, le pouvoir et le peuple. L’Assemblée se composait par portions inégales de trois éléments : les constitutionnels, parti de la liberté et de la monarchie modérée ; les Girondins, parti du mouvement continué jusqu’à ce que la Révolution tombât dans leurs mains ; les Jacobins, parti du peuple et d’une impitoyable utopie. Le premier, transaction et transition ; le second, audace et intrigue ; le {p. 410}troisième, fanatisme et dévouement. De ces deux derniers partis, le plus hostile au roi n’était pas le parti jacobin. L’aristocratie et le clergé détruits, ce parti ne répugnait pas au trône ; il avait à un haut degré l’instinct de l’unité du pouvoir. Ce n’est pas lui qui demanda le premier la guerre et qui prononça le premier le mot de république ; mais il prononça le premier et souvent le mot dictature ; le mot république appartient à Brissot et aux Girondins. Si les Girondins, à leur avènement à l’Assemblée, s’étaient joints au parti constitutionnel pour sauver la constitution en la modérant, et la Révolution en ne la poussant pas à la guerre, ils auraient sauvé leur parti et maintenu le trône. L’honnêteté, qui manquait à leur chef, manqua à leur conduite : l’intrigue les entraîna. Ils se firent les agitateurs d’une assemblée dont ils pouvaient être les hommes d’État. Ils n’avaient pas la foi à la république, ils en simulèrent la conviction. En révolution, les rôles sincères sont les seuls rôles habiles. Il est beau de mourir victime de sa foi, il est triste de mourir dupe de son ambition. »

{p. 411}Est-ce là un apologiste ou un juge ? Parlerais-je aujourd’hui plus sévèrement ?

XVII §

En ce qui concerne à cette date la constitution civile du clergé, sorte de concordat populaire, aussi illogique et aussi oppressif qu’un concordat royal, je n’ai rien à rétracter de mon jugement ; ce fut une des grandes fautes de la Révolution ; en matière de conscience, son salut et son devoir étaient dans un peuple libre et dans une Église libre, se mouvant librement et respectueusement dans deux sphères indépendantes, la sphère civique et la sphère religieuse. Bien que je ne me dissimule rien des difficultés de cette séparation des deux autorités, elle triomphera un jour ; la religion en sera plus pure et plus efficace, plus morale, la conscience plus fière d’elle-même, l’État {p. 412}plus irresponsable des fureurs ou des persécutions des pouvoirs humains.

Le portrait de Vergniaud se dessine dans la question de l’émigration. Le droit de tout faire, excepté ce qui attente à la patrie, est son principe ; il est aussi celui du bon sens. Seulement la confiscation des biens de l’émigré, droit qui punit les enfants et la famille de la faute d’un père, dont ils sont innocents et pour lequel ils sont frappés dans leur existence, est un faux principe en équité comme en politique.

XVIII §

« Vergniaud, né à Limoges et avocat à Bordeaux, n’avait alors que trente-trois ans. Le mouvement l’avait saisi et emporté tout jeune. Ses traits majestueux et calmes annonçaient le sentiment de sa puissance. Aucune tension ne les contractait. La facilité, cette grâce du génie, {p. 413}assouplissait tout en lui, talent, caractère, attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu’il s’oubliait aisément lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il aurait besoin de se recueillir. Son front était serein, son regard assuré, sa bouche grave et un peu triste ; les pensées sévères de l’antiquité se fondaient dans sa physionomie avec les sourires et l’insouciance de la première jeunesse. On l’aimait familièrement au pied de la tribune. On s’étonnait de l’admirer et de le respecter dès qu’il y montait. Son premier regard, son premier mot mettait une distance entre l’homme et l’orateur. C’était un instrument d’enthousiasme qui ne prenait sa valeur et sa place que dans l’inspiration. Cette inspiration, servie par une voix grave et par une élocution intarissable, s’était nourrie des plus purs souvenirs de la tribune antique. Sa phrase avait les images et l’harmonie des plus beaux vers. S’il n’avait pas été l’orateur d’une démocratie, il en eût été le philosophe et le poète. Son génie tout populaire lui défendait de descendre au langage du peuple, même en le flattant. Il n’avait que des passions nobles comme {p. 414}son langage. Il adorait la Révolution comme une philosophie sublime qui devait ennoblir la nation tout entière sans faire d’autres victimes que les préjugés et les tyrannies. Il avait des doctrines et point de haines, des soifs de gloire et point d’ambitions. Le pouvoir même lui semblait quelque chose de trop réel, de trop vulgaire pour y prétendre. Il le dédaignait pour lui-même, et ne le briguait que pour ses idées. La gloire et la postérité étaient les deux seuls buts de sa pensée. Il ne montait à la tribune que pour les voir de plus haut ; plus tard il ne vit qu’elles du haut de l’échafaud, et il s’élança dans l’avenir, jeune, beau, immortel dans la mémoire de la France, avec tout son enthousiasme et quelques taches déjà lavées dans son généreux sang. Tel était l’homme que la nature avait donné aux Girondins pour chef. Il ne daigna pas l’être, bien qu’il eût l’âme et les vues d’un homme d’État ; trop insouciant pour un chef de parti, trop grand pour être le second de personne. Il fut Vergniaud. Plus glorieux qu’utile à ses amis, il ne voulut pas les conduire ; il les immortalisa. »

XIX §

{p. 415}En relisant aujourd’hui le jugement que je portais alors sur l’Assemblée constituante à sa dernière séance, j’y trouve plusieurs éloges plus lyriques que justes, et que je ne ratifierais pas de sang-froid aujourd’hui. Voici le texte, voici les corrections :

« L’Assemblée constituante avait abdiqué dans une tempête.

« Cette Assemblée avait été la plus imposante réunion d’hommes qui eût jamais représenté non pas la France, mais le genre humain. Ce fut en effet le concile œcuménique de la raison et de la philosophie modernes. La nature semblait avoir créé exprès, et les différents ordres de la société avoir mis en réserve pour cette œuvre, les génies, les caractères et même les vices les plus propres à donner à ce foyer des lumières du temps la grandeur, l’éclat {p. 416}et le mouvement d’un incendie destiné à consumer les débris d’une vieille société, et à en éclairer une nouvelle. Il y avait des sages comme Bailly et Mounier, des penseurs comme Sieyès, des factieux comme Barnave, des hommes d’État comme Talleyrand, des hommes époques comme Mirabeau, des hommes principes comme Robespierre. Chaque cause y était personnifiée par ce qu’un parti avait de plus haut ou de plus tranché. Les victimes aussi y étaient illustres. Cazalès, Malouet, Maury, faisaient retentir en éclats de douleur et d’éloquence les chutes successives du trône, de l’aristocratie et du clergé. Ce foyer actif de la pensée d’un siècle fut nourri, pendant toute sa durée, par le vent des plus continuels orages politiques. Pendant qu’on délibérait dedans, le peuple agissait dehors et frappait aux portes. Ces vingt-six mois de conseils ne furent qu’une sédition non interrompue. À peine une institution s’était-elle écroulée à la tribune, que la nation la déblayait pour faire place à l’institution nouvelle. La colère du peuple n’était que son impatience des obstacles, son délire n’était que sa raison passionnée. Jusque dans ses fureurs, {p. 417}c’était toujours une vérité qui l’agitait. Les tribuns ne l’aveuglaient qu’en l’éblouissant. Ce fut le caractère unique de cette Assemblée, que cette passion pour un idéal qu’elle se sentait invinciblement poussée à accomplir. Acte de foi perpétuel dans la raison et dans la justice ; sainte fureur du bien qui la possédait et qui la faisait se dévouer elle-même à son œuvre, comme ce statuaire qui, voyant le feu du fourneau où il fondait son bronze prêt à s’éteindre, jeta ses meubles, le lit de ses enfants, et enfin jusqu’à sa maison dans le foyer, consentant à périr pour que son œuvre ne pérît pas.

« C’est pour cela que la révolution qu’a faite l’Assemblée constituante est devenue une date de l’esprit humain, et non pas seulement un événement de l’histoire d’un peuple. Les hommes de cette Assemblée n’étaient pas des Français, c’étaient des hommes universels. On les méconnaît et on les rapetisse quand on n’y voit que des prêtres, des aristocrates, des plébéiens, des sujets fidèles, des factieux ou des démagogues. Ils étaient et ils se sentaient eux-mêmes mieux que cela : des ouvriers de Dieu, {p. 418}appelés par lui à restaurer la raison sociale de l’humanité, et à rasseoir le droit et la justice par tout l’univers. Aucun d’eux, excepté les opposants à la révolution, ne renfermait sa pensée dans les limites de la France. La déclaration des droits de l’homme le prouve. C’était le décalogue du genre humain dans toutes les langues. La Révolution moderne appelait les Gentils comme les Juifs au partage de la lumière et au règne de la fraternité.

XX §

« Aussi n’y eut-il pas un de ses apôtres qui ne proclamât la paix entre les peuples. Mirabeau, La Fayette, Robespierre lui-même, effacèrent la guerre du symbole qu’ils présentaient à la nation. Ce furent les factieux et les ambitieux qui la demandèrent plus tard ; ce ne furent pas les grands révolutionnaires. Quand la guerre éclata, la Révolution avait dégénéré. {p. 419}L’Assemblée constituante se serait bien gardée de placer aux frontières de la France les bornes de ses vérités et de renfermer l’âme sympathique de la Révolution française dans un étroit patriotisme. La patrie de ses dogmes était le globe. La France n’était que l’atelier où elle travaillait pour tous les peuples. Respectueuse et indifférente à la question des territoires nationaux, dès son premier mot elle s’interdit les conquêtes. Elle ne se réservait que la propriété, ou plutôt l’invention des vérités générales qu’elle mettait en lumière. Universelle comme l’humanité, elle n’eut pas l’égoïsme de s’isoler. Elle voulut donner et non dérober. Elle voulut se répandre par le droit et non par la force. Essentiellement spiritualiste, elle n’affecta d’autre empire pour la France que l’empire volontaire de l’imitation sur l’esprit humain.

« Son œuvre était prodigieuse, ses moyens nuls ; tout ce que l’enthousiasme lui inspire, l’Assemblée l’entreprend et l’achève, sans roi, sans chef militaire, sans dictateur, sans armée, sans autre force que la conviction. Seule au milieu d’un peuple étonné, d’une armée dissoute, {p. 420}d’une aristocratie émigrée, d’un clergé dépouillé, d’une cour hostile, d’une ville séditieuse, de l’Europe en armes, elle fit ce qu’elle avait résolu : tant la volonté est la véritable puissance d’un peuple, tant la vérité est l’irrésistible auxiliaire des hommes qui s’agitent pour elle ! Si jamais l’inspiration fut visible dans le prophète ou dans le législateur antique, on peut dire que l’Assemblée constituante eut deux années d’inspiration continue. La France fut l’inspirée de la civilisation. »

Je dis aujourd’hui :

Cet hymne dépasse en admiration la portée de l’Assemblée constituante. Le mot d’homme principe, qui s’applique à Robespierre, est un scandale de mot qui peut faire douter de mes principes à moi-même. Est-ce que le fanatisme est une lumière ? est-ce que le sophisme est une vérité ? est-ce que le sang est un apostolat ? Il est vrai qu’à ce moment Robespierre n’en avait pas encore versé, et qu’il avait plaidé au contraire contre la peine de mort. C’est ce qui m’excuse de l’avoir qualifié ainsi à ce moment de la Révolution où il était encore éloquent. Mais, comme la vie tout entière d’un homme {p. 421}le résume à toutes les dates de sa vie dans la qualification qu’un historien lui donne, ma plume a été étourdie, sinon coupable, en donnant alors à Robespierre une qualification à double interprétation, capable de fausser l’esprit de la jeunesse sur ce Marius civil, sur ce proscripteur-bourreau de la Révolution. Je m’en repens, et je l’efface.

XXI §

De la situation dégradée du roi au moment où la constitution de 1791 était proclamée, où sa puissance n’existait plus, et où sa responsabilité pesait tous les jours sur sa tête, j’en conclus qu’il eût mieux valu alors pour le roi dégradé et pour la nation exigeante proclamer une république ou une dictature de la nation qui aurait laissé le roi à l’écart et en réserve pendant les essais d’application des principes populaires nouveaux. Je le crois encore, {p. 422}Louis XVI eut tort d’accepter une couronne qui n’était plus qu’une hache suspendue sur sa tête par les factions prêtes à se servir de lui, à le déshonorer, puis le frapper. La nation eut tort de ne pas retirer à elle le pouvoir tout entier, puisqu’elle en rejetait la responsabilité sur un fantôme de roi… Le roi et sa famille n’auraient pas péri, la nation n’aurait eu à accuser qu’elle-même de ses convulsions, la république constitutionnelle se serait établie sans 10 août, sans massacres de septembre, sans 21 janvier, sans terreur ; ou bien la France, convaincue de l’impuissance de la république, aurait rappelé à un trône conservé intact Louis XVI et sa malheureuse famille, à la charge de maintenir les lois civiles sagement réformées en 1789.

Ce que j’ai dit là dans le septième livre des Girondins, je le redis à vingt ans de distance, après deux restaurations, une monarchie schismatique de 1830, une république de salut commun, qui n’a ni versé une goutte de sang, ni proscrit, ni spolié personne, et après une restauration dynastique d’une monarchie napoléonienne qu’il ne m’appartient ni de caractériser {p. 423}ici, ni de louer, ni d’accuser de mon point de vue d’historien, puisque mon point de vue est celui de la seconde république. Mais je dirai toujours qu’une franche république sans proscripteurs et sans proscrits vaut mieux pour un peuple en révolution qu’une fausse monarchie enchaînée et assassinée par les factions de 1791.

Lisez ici l’explication de ma pensée historique. Elle est hardie, mais je la crois plus vraie en 1791 que la timide circonspection des Girondins.

« S’il y eût eu dans l’Assemblée constituante plus d’hommes d’État que de philosophes, elle aurait senti qu’un état intermédiaire était impossible sous la tutelle d’un roi à demi détrôné. On ne remet pas aux vaincus la garde et l’administration des conquêtes. Agir comme elle agit, c’était pousser fatalement le roi ou à la trahison ou à l’échafaud. Un parti absolu est le seul parti sûr dans les grandes crises. Le génie est de savoir prendre ces partis extrêmes à leur minute. Disons-le hardiment, l’histoire à distance le dira un jour comme nous : il vint un moment où l’Assemblée constituante avait {p. 424}le droit de choisir entre la monarchie et la république, et où elle devait choisir la république. Là étaient le salut de la Révolution et sa légitimité. En manquant de résolution elle manqua de prudence.

« Mais, dit-on avec Barnave, la France est monarchique par sa géographie comme par son caractère, et le débat s’élève à l’instant dans les esprits entre la monarchie et la république. Entendons-nous :

« La géographie n’est d’aucun parti : Rome et Carthage n’avaient point de frontières, Gênes et Venise n’avaient point de territoires. Ce n’est pas le sol qui détermine la nature des constitutions des peuples, c’est le temps. L’objection géographique de Barnave est tombée un an après, devant les prodiges de la France en 1792. Elle a montré si une république manquait d’unité et de centralisation pour défendre une nationalité continentale. Les flots et les montagnes sont les frontières des faibles ; les hommes sont les frontières des peuples.

XXII §

{p. 425}« Laissons donc la géographie ! Ce ne sont pas les géomètres qui écrivent les constitutions sociales, ce sont les hommes d’État.

« Or les nations ont deux grands instincts qui leur révèlent la forme qu’elles ont à prendre, selon l’heure de la vie nationale à laquelle elles sont parvenues : l’instinct de leur conservation et l’instinct de leur croissance. Agir ou se reposer, marcher ou s’asseoir, sont deux actes entièrement différents, qui nécessitent chez l’homme des attitudes entièrement diverses. Il en est de même pour les nations. La monarchie ou la république correspondent exactement chez un peuple aux nécessités de ces deux états opposés : le repos ou l’action. Nous entendons ici ces deux mots de repos et d’action dans leur acception la plus absolue ; {p. 426}car il y a aussi repos dans les républiques et action sous les monarchies.

« S’agit-il de se conserver, de se reproduire, de se développer dans cette espèce de végétation lente et insensible que les peuples ont comme les grands végétaux ; s’agit-il de se maintenir en harmonie avec le milieu européen, de garder ses lois et ses mœurs, de préserver ses traditions, de perpétuer les opinions et les cultes, de garantir les propriétés et le bien-être, de prévenir les troubles, les agitations, les factions : la monarchie est évidemment plus propre à cette fonction qu’aucun autre état de société. Elle protége en bas la sécurité qu’elle veut pour elle-même en haut. Elle est l’ordre par égoïsme et par essence. L’ordre est sa vie, la tradition est son dogme, la nation est son héritage, la religion est son alliée, les aristocraties sont ses barrières contre les invasions du peuple. Il faut qu’elle conserve tout cela ou qu’elle périsse. C’est le gouvernement de la prudence, parce que c’est celui de la plus grande responsabilité. Un empire est l’enjeu du monarque. Le trône est partout un gage d’immobilité. Quand on est placé si {p. 427}haut, on craint tout ébranlement, car on n’a qu’à perdre ou qu’à tomber.

« Quand une nation a donc sa place sur un territoire suffisant, ses lois consenties, ses intérêts fixés, ses croyances consacrées, son culte en vigueur, ses classes sociales graduées, son administration organisée, elle est monarchique, en dépit des mers, des fleuves, des montagnes. Elle abdique, et elle charge la monarchie de prévoir, de vouloir et d’agir pour elle. C’est le plus parfait des gouvernements pour cette fonction. Il s’appelle des deux noms de la société elle-même : unité et hérédité.

XXIII §

« Un peuple, au contraire, est-il à une de ces époques où il faut agir dans toute l’intensité de ses forces pour opérer en lui ou en dehors de lui une de ces transformations organiques qui sont aussi nécessaires aux peuples {p. 428}que le courant est nécessaire aux fleuves, ou que l’explosion est nécessaire aux forces comprimées, la république est la forme obligée et fatale d’une nation à un pareil moment. À une action soudaine, irrésistible, convulsive du corps social, il faut les bras et la volonté de tous. Le peuple devient foule, et se porte sans ordre au danger. Lui seul peut suffire à la crise. Quel autre bras que celui du peuple tout entier pourrait remuer ce qu’il a à remuer ? déplacer ce qu’il veut détruire ? installer ce qu’il veut fonder ? La monarchie y briserait mille fois son sceptre. Il faut un levier capable de soulever trente millions de volontés. Ce levier, la nation seule le possède. Elle est elle-même la force motrice, le point d’appui et le levier.

« On ne peut pas demander alors à la loi d’agir contre la loi, à la tradition d’agir contre la tradition, à l’ordre établi d’agir contre l’ordre établi. Ce serait demander la force à la faiblesse et le suicide à la vie. Et d’ailleurs on demanderait en vain au pouvoir monarchique d’accomplir ces changements, où souvent tout périt, et le roi avant tout le monde. Une {p. 429}telle action est le contresens de la monarchie : comment le voudrait-elle ?

« Demander à un roi de détruire l’empire d’une religion qui le sacre, de dépouiller de ses richesses un clergé qui les possède au même titre divin auquel lui-même possède le royaume, d’abaisser une aristocratie qui est le degré élevé de son trône, de bouleverser des hiérarchies sociales dont il est le couronnement, de saper des lois dont il est la plus haute, ce serait demander aux voûtes d’un édifice d’en saper le fondement. Le roi ne le pourrait ni ne le voudrait. En renversant ainsi tout ce qui lui sert d’appui, il sent qu’il porterait sur le vide. Il jouerait son trône et sa dynastie. Il est responsable par sa race. Il est prudent par nature et temporisateur par nécessité. Il faut qu’il complaise, qu’il ménage, qu’il patiente, qu’il transige avec tous les intérêts constitués. Il est le roi du culte, de l’aristocratie, des lois, des mœurs, des abus et des erreurs de l’empire. Les vices mêmes de la constitution font souvent partie de sa force. Les menacer, c’est se perdre. Il peut les haïr, il ne peut les attaquer.

{p. 430}« À de semblables crises la république seule peut suffire. Les nations le sentent et s’y précipitent comme au salut. La volonté publique devient le gouvernement. Elle écarte les timides, elle cherche les audacieux ; elle appelle tout le monde à l’œuvre, elle essaye, elle emploie, elle rejette toutes les forces, tous les dévouements, tous les héroïsmes. C’est la foule au gouvernail. »

Lamartine.

FIN DU TOME DOUZIÈME.