Cours familier de littérature [XX]
CXVIe entretien.
Le Lépreux de la cité
d’Aoste, par M. Xavier de Maistre §
I §
{p. 5}J’entrai au collège des Pères de la foi en 1806 ; les Pères de la foi, pseudonyme des Jésuites, étaient la renaissance d’un ordre religieux, célèbre, qui n’avouait ni ses souvenirs, ni ses prétentions au monopole de l’enseignement {p. 6}de la jeunesse. L’autorité absolue était leur principe, l’obéissance était leur loi ; bien commander, bien obéir, étaient pour eux la société tout entière. C’est ainsi qu’ils comprenaient la politique. Ces principes, vrais quand on commande au nom de Dieu et quand on obéit par humilité volontaire, étaient admirables dans la famille, inapplicables dans la société politique. L’une est obligée de croire ce qu’on lui dit, l’autre est condamnée à examiner ce qu’elle croit. Bonnes ou mauvaises, ces doctrines qui renaissaient sous l’empire despotique de Bonaparte étaient infiniment propres à lui plaire. Aussi les Pères de la foi flattaient-ils l’empereur, et l’empereur favorisait-il les Pères de la foi ; le cardinal Fesch, oncle de Bonaparte et archevêque de Lyon, était l’intermédiaire de cette faveur mutuelle ; mais ce cardinal, homme de peu d’esprit et de beaucoup d’obstination, voyait dans les Pères de la foi des missionnaires du pape prêts à reconstituer la catholicité romaine avec son indépendance et sa suprématie. Bonaparte admettait bien le principe de la suprématie romaine, mais à condition que la suprématie impériale prévaudrait sur tout, et que la véritable {p. 7}église, absolue et universelle, ce serait lui et son empire. De là des dissentiments entre l’empereur et son oncle, qui se terminèrent peu de temps après par l’expulsion des Pères de la foi. L’empereur eut tort dans son intérêt ; les nouveaux Jésuites lui étaient tous dévoués ; ils s’efforçaient de nous élever dans son fanatisme, ils nous faisaient célébrer ses victoires et chanter ses apothéoses. Mais l’esprit de famille et l’esprit de contradiction, qui créent si vite l’esprit d’opposition contre ce qui gouverne, nous rendaient généralement plus hostiles au régime militaire de l’empereur que nous ne l’aurions été sous d’autres maîtres. Nous étions des roseaux, mais des roseaux rebelles ; on voulait nous courber d’un côté, nous nous courbions du côté contraire. Il y avait un esprit public dans ce collège composé de trois cents jeunes gens ; cet esprit public était républicain et royaliste. L’aristocratie de la maison se composait de cinq ou six élèves véritablement supérieurs à la masse indifférente et incapable. Les deux élèves qui primaient sur tout le reste étaient un jeune homme de Chambéry, nommé Louis de Vignet, et moi. J’étais plus disciplinable, de Vignet {p. 8}plus spirituel. À la fin de ma troisième année de rhétorique j’obtins les onze premiers prix de ma classe. De Vignet resta en arrière ; mais ce fut par défaut de caractère plus que par infériorité d’aptitudes. Tout le monde disait : « S’il avait voulu, il l’aurait emporté sur Lamartine et sur tous les autres. » C’était vrai, mais il avait deux ou trois ans de plus que moi, et puis il était naturellement jaloux, et je ne l’étais pas.
II §
Louis de Vignet était par sa mère neveu des quatre de Maistre, gentilshommes savoyards, d’un vrai mérite, mais de mérite très différent. L’un, l’aîné, était le comte Joseph de Maistre, esprit original, paradoxal, superbe, déclamateur, fanatique, qui a laissé une immense réputation à réviser par son parti, homme de phrases magnifiques, mais de livres tantôt équivoques, tantôt scandaleusement faux, grand écrivain, pauvre philosophe. Il était alors ambassadeur {p. 9}de Sardaigne en Russie, espèce d’oracle versatile caché dans les neiges du Nord, tantôt ennemi de Bonaparte, tantôt le déclarant l’homme providentiel, et nouant une intrigue avec son ami le duc de Rovigo (Savary) pour se faire inviter à une entrevue confidentielle avec le chef de la France.
Le second était l’abbé de Maistre, ecclésiastique exemplaire et vénérable, quoique facétieux et spirituel, ami de Mme de Staël, et destiné depuis à être évêque d’une petite ville de Piémont, quand le roi parut à Turin après la restauration.
Le troisième, officier distingué au service du roi de Sardaigne, devait devenir plus tard colonel de la brigade de Savoie, c’est-à-dire général. Il était impossible de joindre plus de loyauté et de bravoure à plus de jovialité et à plus de candeur et d’agrément dans l’esprit.
Le plus jeune enfin, dont nous avons à vous parler, était le chevalier Xavier de
Maistre, homme épisodique dans toute autre famille, homme principal
dans celle-ci. Il servait avant la révolution dans un corps de nobles, à Turin, qu’on
appelait les chevaliers-gardes. Il y menait la vie aimable et dissipée
des gentilshommes {p. 10}oisifs du temps, comme on le voit dans le charmant Voyage autour de ma chambre, son premier délassement littéraire pendant
quinze jours d’arrêt à Turin. Les Français, en 1799, ayant vaincu et chassé les
Piémontais, Xavier de Maistre suivit le roi exilé en Sardaigne ; puis, appelé par son
frère aîné à Pétersbourg, il y entra dans les chevaliers-gardes russes, et s’y maria
avec une princesse russe de la suite de l’impératrice, séduit par sa figure et charmé de
son esprit. Il y était encore à l’heure où je parle. Il devait revenir plus tard à Paris
avec sa femme et sa nièce, et je devais le connaître chez la comtesse de Marcellus, ma
voisine et sa dernière amie. Le connaître et l’aimer, c’était même chose. Je m’attachai
à cet homme qui avait tous les agréments et tous les âges, omnis Aristippum decuit color
. J’avais à peine quarante ans,
il touchait à quatre-vingts ans.
III §
Il n’avait jamais lutté avec la nature ; s’amuser et plaire avait été sa seule loi. Le prodigieux {p. 11}succès de son premier et léger ouvrage, à Turin (le Voyage autour de ma chambre), ne l’avait pas porté à recommencer. Il ne visait point à la gloire : il laissait la prophétie à son frère, la politique aux hommes d’État. Seulement, il avait la sensibilité vive et maladive, et quand une chose l’avait impressionné fortement à une époque quelconque de sa vie, il se souvenait toujours, et il n’avait point de trêve en lui-même tant qu’il n’avait pas fait éprouver aux autres ce qu’il portait perpétuellement en lui. Il ne le faisait point en exagérant l’impression et en ajoutant la rhétorique à la vérité, mais en revoyant en lui-même ce qu’il avait vu et en racontant simplement et candidement ce qu’il avait vu et senti. Son talent n’était qu’une lecture intérieure, une intuition renouvelée, qui faisait éclater le sourire ou couler les larmes quand il avait souri ou quand il avait pleuré. Une fois séparé de sa patrie par les steppes de la Moscovie, il revit en paix ce qu’il avait vu en Savoie, et il écrivit, dans le style de l’Imitation de J.-C., quelques pages incomparables et immortelles, un livre intitulé le Lépreux de la cité d’Aoste. Nous disons livre pour ne pas dire cri ou gémissement.
{p. 12}C’est le livre dont nous allons vous entretenir aujourd’hui. Quand un homme de talent est malheureux, ruiné ou exilé par l’infortune, loin des montagnes ou des ravins qui l’ont vu naître ; quand les lieux, le temps, les personnes se représentent à lui comme des angoisses ou des remords, et qu’il ne les apaise qu’en les exprimant, sa douleur devient du génie, et il sort alors de son âme des cris qui sont l’apogée des tristesses humaines. On dit : Qu’est-ce qui a poussé ce gémissement ? On ne sait pas son nom. Ce n’est pas un homme, c’est quelque chose d’humain.
Tel fut l’effet produit sur les êtres sensibles quand le Lépreux de la cité d’Aoste parut, — l’évangile de la douleur. — Il lui manquait une page que Job lui-même n’avait pas écrite : la suprême douleur de l’isolement dans le martyre.
Xavier de Maistre l’écrivit.
Elle subsistera quand les paradoxes de son frère auront mille fois disparu. Ce n’est pas un homme qui a écrit le Lépreux, c’est la douleur faite homme.
Cette page n’existait pas encore pour le public au moment où je connus Louis de Vignet, neveu de Xavier.
{p. 13}Louis portait quelque chose de la mélancolie du Lépreux sur ses traits de dix-sept ans.
IV §
Il était grand et mince. Mais qu’ai-je besoin de rechercher dans ma mémoire ? Je l’ai ici dans un fidèle et charmant portrait de Mlle Stéphanie de Virieu, la sœur de notre ami commun, Aymon de Virieu, chez qui nous passions l’été en Dauphiné, au pied des monts de la Grande Chartreuse ; cette jeune personne, le Van Dyck à la sépia des femmes, fit son portrait pour moi, et le même pour lui aussi. Je vais le copier. Ce sera plus vrai et plus charmant.
V §
Il avait environ vingt ans ; ses cheveux, secoués sur son front comme par un coup de {p. 14}vent perpétuel, formaient d’un côté de la tête une masse ondoyante et ruisselante le long de sa joue ; la ligne de ce front était longue, droite, renflée seulement par les deux lobes de la pensée. L’arcade sourcilière proéminente encadrait bien le regard ; mais ce regard encaissé était à demi fermé par deux longues paupières chargées de soucis précoces. Son nez était aquilin, la finesse naturelle du demi-Italien s’y révélait sur la bonhomie indécise du montagnard de Savoie ; ses lèvres étaient un peu pincées, mais un pli d’amertume triste en caractérisait fortement les coins ; son menton, trait principal de l’intelligence, était ferme, long, carré, et dessinait avec ses joues maigres et creuses un angle fermement accentué comme chez un vieillard. Il penchait habituellement le visage comme sous le poids de pensées trop lourdes ; sa taille mince et élevée en paraissait amoindrie. En tout, c’était la figure de Werther, amoureux, pensif, désespéré, tel que le capricieux génie de Goethe venait de le jeter dans l’imagination de l’Europe pour y vivre longtemps de ses larmes et de son sang. Jamais la mélancolie maladive n’incarna son image plus complète sur des traits {p. 15}humains que dans cette figure. On ne pouvait rester ni léger ni indifférent en le voyant ; il semblait porter un secret de tristesse.
VI §
Les relations de ses camarades avec lui étaient gênées et souvent épineuses, à cause de ce caractère sombre qui n’y laissait ni sécurité ni égalité. Il fallait le prendre et le laisser selon son heure. Ses maîtres s’en défiaient ; ils le regardaient comme un redoutable génie qui tournerait en bien ou en mal suivant la passion qui le saisirait au passage. Virieu et moi, nous étions souvent en froid avec lui ; il nous était trop supérieur en intelligence et en connaissance du monde pour être notre égal. Nous le considérions trop pour ne pas le craindre. Mais, quand il daignait s’abaisser vers nous pour nous rechercher, nous revenions facilement à lui et nous formions un trio d’intimité redoutable aux maîtres et aux élèves.
VII §
{p. 16}Nos entretiens roulaient en général alors sur nos familles. Vignet surtout nous intéressait vivement en nous parlant de la sienne. Nous l’écoutions avec déférence. Il ne se lassait pas de nous parler avec un ton d’oracle des quatre oncles qui composaient ce cénacle de grands esprits : avant tout de son oncle l’aîné, l’ambassadeur, puis de son oncle le futur évêque, puis de son oncle le colonel, puis enfin de son oncle Xavier, qui avait dans sa famille la réputation du plus léger des écrivains et du plus modeste des hommes.
Nous connaissions le Voyage autour de ma chambre, aimable badinage qui avait paru entre 1795 et 1800 et dont les émigrés avaient fait en France la popularité. Mais nous ne connaissions pas autre chose de ce génie caché. Un soir pourtant il nous aborde avec un assez gros paquet timbré de Chambéry sous son bras. « C’est, nous dit-il, un envoi de ma mère, {p. 17}sœur de Xavier dont vous m’avez entendu parler ; il lui a adressé du fond de la Russie un petit ouvrage pour amuser ses soirées solitaires, intitulé le Lépreux de la cité d’Aoste. C’est, lui dit-il dans sa lettre, la simple histoire d’un pauvre homme malade, relégué du monde par une infirmité contagieuse, qu’on appelle la lèpre, qu’on soignait jadis dans les léproseries qui sont éteintes partout, mais qui subsiste encore aujourd’hui dans nos hautes montagnes. Si vous voulez, nous la lirons ensemble le premier jour de promenade au mont Colombier ; on nous y porte à dîner à cause de la distance, et nous aurons le temps de la lire en liberté et en solitude, entre le dîner et le retour. » Nous acceptâmes le rendez-vous avec joie, et nous attendions avec impatience que le jour de la longue promenade au mont Colombier fût ramené par la saison. Il ne tarda pas plus d’une semaine. C’était au printemps ; l’herbe précoce commençait à poindre sur les glaciers parmi les plus hautes cimes des montagnes du Bugey, voisines des Alpes de Savoie. Cette promenade était une récompense pour les meilleurs élèves du collège ; pour nous la récompense {p. 18}était double, car nous portions tour à tour sous notre habit le manuscrit de Xavier de Maistre dont nous ne soupçonnions pas encore le prix.
VIII §
Ceux des Pères de la foi qui nous accompagnaient avaient divisé la course en deux journées de marche pour qu’elle ne dépassât pas nos forces. Le premier jour, nous allâmes dîner et coucher chez le père d’un de nos camarades, M. Jenin, ancien colonel de gendarmerie, retiré à Virieu-le-Grand, dans une solitude champêtre, où il élevait de beaux étalons, dans ses prés et hautes herbes, pour se rappeler son état, et les vendre aux inspecteurs des haras de l’empire. Un ruisseau d’eau de neige, tantôt troublé par la chute des avalanches, tantôt limpide, pendant l’été, roulait sans bords sur un large lit de cailloux devant la maison, avec un léger bruit d’eau courante sur les pierres rondes. Le village était plus haut, grimpant de {p. 19}pente en pente sur les collines dénudées. La clarté du jour, le murmure des eaux, la course folle des poulains dans les prés, les villageois aux fenêtres ou sur le seuil de leur porte, la gaieté tranquille de cette élite de jeunes gens retrouvant dans cette maison rustique, chez un de leurs camarades, l’image de leur demeure de famille, donnaient au paysage et à la demeure de M. Jenin un air de fête et de sérénité.
IX §
M. Jenin le père nous attendait avec des guides pour le lendemain, et des granges pleines de paille et de foin odorant pour la nuit. Les longues tables, simplement mais abondamment servies, s’étendaient dans toute la maison : fête de la famille dont la nature faisait tous les frais. Après le repas, nous passâmes en revue devant les dames, puis nous allâmes faire la prière du soir dans le verger. On nous distribua ensuite dans les fenils et dans les granges, et nous nous couchâmes, {p. 20}sans quitter nos habits, sur les bottes de paille déliées pour nous. La conversation ne fut pas longue, nous devions nous mettre en route au crépuscule pour atteindre et gravir le mont Colombier, y passer la journée et revenir le soir souper et coucher à Virieu-le-Grand.
La montagne, qui s’élève presque inopinément d’un groupe montueux du haut Bugey, nous offrit peu de spectacles et d’incidents jusqu’au sommet. L’élévation nous opposa quelques petits glaciers, et un grand nombre d’entre nous y fut saisi d’accès de fièvre : les extrêmes ne sont pas bons à l’homme. Nous redescendîmes vite pour nous restaurer et nous répandre sur la pente parmi les sapins. Vignet nous fit signe, à Virieu et à moi, de nous séparer de la foule et de choisir un site écarté pour notre lecture. Nous rencontrâmes facilement une retraite inaccessible à l’œil et à l’oreille de nos compagnons. C’était un rocher à pic, dominant comme un promontoire les abords ombragés de la montagne et ombragé lui-même par derrière de sept à huit gigantesques sapins qui formaient rideau contre les regards curieux.
{p. 21}Le cours à sec d’une avalanche de neige y creusait devant nous un lit large et profond de pierres roulées, de rochers croulants, d’arbres déracinés, d’arbustes couchés à terre, espèce de vallée du Dante qui allait s’engouffrer dans la nuit de la forêt inférieure. À notre gauche un pan de mur à moitié démoli d’une ancienne chapelle du monastère, ou de la cellule d’un ermite, enfoui sous des branches d’arbres verts, s’élevait de quelques pieds seulement au-dessus du sol, et réverbérait sur nous les derniers reflets du soleil du soir.
Cette ruine isolée nous faisait penser à l’asile de ce lépreux dont nous allions lire les tristes aventures. Aucun site ne paraissait mieux choisi pour une pareille lecture.
Louis de Vignet déroula son manuscrit et nous dit avant de lire :
« Il faut que vous sachiez bien comment mon oncle fut amené sans y avoir pensé à écrire autrefois cette histoire. »
X §
{p. 22}« Il commandait, en 1798, un petit détachement de troupes savoyardes, formant la garnison de la cité d’Aoste. La cité d’Aoste, petite ville solitaire et pittoresque, bâtie sur le revers des Alpes piémontaises, pouvait se trouver envahie par quelques colonnes des armées françaises quand elles descendraient vers Novare ou Turin. Elle se trouva en effet sur le chemin de Bonaparte allant plus tard de Genève à Marengo, après la prise du fort de Bar.
« Vous comprenez que les jours d’attente étaient longs pour un jeune officier, désœuvré dans un pareil séjour. Mon oncle s’ennuyait mortellement dans sa garnison voisine des nuages. Quand il eut reproduit avec son crayon et ses pinceaux (car il peignait le paysage comme il écrivait) les plus beaux sites, les plus riches pampres serpentant sur les remparts et les eaux les plus limpides de la vallée d’Aoste, les heures s’écoulaient fastidieusement {p. 23}pour lui. Quelques vieux officiers retirés et quelques chanoines de la cathédrale étaient ses seules ressources de société ; il ne savait comment abréger le temps. Il sondait de l’œil les plus pauvres chaumières, les masures les plus délabrées des fortifications, pour y découvrir quelques distractions à sa solitude.
« Mais je vais le laisser parler lui-même. Écoutons l’auteur avant d’écouter l’histoire. »
Ce préambule, facile à comprendre, nous avait disposés à l’attention et à l’intérêt. Vignet commença sa lecture. Quand nous eûmes entendu vingt pages, nous ne fûmes plus tentés d’interrompre. Les maîtres et les enfants, fatigués de la longue course du matin, s’étaient assoupis, loin de nous, sur le gazon tondu par les moutons de la montagne ; les murmures de la brise du milieu du jour, tamisés par les feuilles de sapin, étaient le seul accompagnement de la voix du lecteur. Quand nous fûmes à la moitié à peu près du manuscrit, Vignet me passa les pages et me pria de continuer ; il n’y eut pas une interruption, on ne connut le changement de lecteur qu’au changement de voix.
Seulement, quelques larmes tombées sur le {p. 24}papier et quelques sanglots mal étouffés dans nos poitrines disaient à la solitude l’émotion de nos silences. Ô silences ! nous n’avons jamais oublié ce que vous disiez à nos jeunes cœurs !…
XI §
Il faut connaître la bonhomie de la société des petites villes de Savoie pour se rendre compte de l’état de l’âme de Xavier de Maistre à la cité d’Aoste.
Je trouve, dans un passage de J.-J. Rousseau, une peinture véridique et naïve de cette société à cette époque ; la voici :
Voilà presque l’unique fois qu’en n’écoutant que mes penchants je n’ai pas vu tromper mon attente. L’accueil aisé, l’esprit liant, l’humeur facile des habitants du pays, me rendit le commerce du monde aimable ; et le goût que j’y pris alors m’a bien prouvé que si je n’aime {p. 25}pas à vivre parmi les hommes, c’est moins ma faute que la leur.
C’est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être serait-ce dommage qu’ils le fussent ; car, tels qu’ils sont, c’est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est Chambéry. La noblesse de la province, qui s’y rassemble, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre ; elle n’en a pas assez pour parvenir ; et, ne pouvant se livrer à l’ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l’être ; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d’en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j’étais disposé à les trouver telles, et l’on peut avoir raison ; mais je n’avais pas besoin d’y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me {p. 26}rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à l’âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu’innocents que j’ai passés auprès d’elles ! La première fut Mlle de Mellarède, ma voisine, sœur de l’élève de M. Gaime. C’était une brune très vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge ; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant, n’avaient pas besoin d’embonpoint pour plaire. J’y allais le matin, et elle était encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelque fleur qu’on mettait à mon arrivée, et qu’on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu’une jolie personne en déshabillé ; je la redouterais cent fois moins parée. Mlle de Menthon, chez qui j’allais l’après-midi, l’était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étaient d’un blond cendré : elle était très mignonne, très timide et très blanche ; une {p. 27}voix nette, juste et flûtée, mais qui n’osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante, qu’un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice. Mlle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite ; grande, belle carrure, de l’embonpoint : elle avait été très bien. Ce n’était plus une beauté, mais c’était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa sœur, Mme de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n’apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse. J’avais à la Visitation une petite demoiselle française, dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste, elle était paresseuse, n’aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, {p. 28}et c’était une faveur qu’elle n’accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons et de négligence qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu ; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisais à mes leçons quand j’y étais, mais je n’aimais pas être obligé de m’y rendre ni que l’heure me commandât : en toute chose la gêne et l’assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine le plaisir même.
J’avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation, dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d’un épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d’une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j’aie jamais vue, s’il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité, allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher ; en lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout de son mieux pour l’émoustiller ; mais cela ne réussit point. {p. 29}Mme Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C’était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très ardents, et un peu rouges, parce qu’elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j’arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème ; et la mère ne manquait jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué, et que par curiosité j’aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’aurait pris. Au reste tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là, les agaceries n’en allaient pas moins leur train. C’était une bonne pâte d’homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait pas, parce qu’il n’en était pas besoin.
Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive Mme Lard ne laissait pas d’être exigeante ; et si dans la journée j’avais passé devant la boutique sans m’arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j’étais pressé, que je {p. 30}prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.
Mme Lard s’occupait trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J’en parlais à maman comme d’une chose sans mystère : et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui faire un secret de quoi que ce fût ne m’eût pas été possible ; mon cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avais vu que des amitiés ; elle jugea que Mme Lard, se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avait trouvé, parviendrait de manière ou d’autre à se faire entendre ; et outre qu’il n’était pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m’exposaient. Dans le même temps on m’en tendit un d’une espèce plus dangereuse, auquel j’échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires {p. 31}tous les préservatifs qu’elle y pouvait apporter.
Mme la comtesse de Menthon, mère d’une de mes écolières, était une femme de beaucoup d’esprit, et passait pour n’avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu’on disait, de bien des brouilleries, et d’une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d’Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaître son caractère : ayant très innocemment inspiré du goût à quelqu’un sur qui Mme de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préférence, quoiqu’elle n’eût été ni recherchée ni acceptée ; et Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comiques par manière d’échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l’aspirant en question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que Mme de Warens n’était qu’une précieuse, qu’elle n’avait point de goût, qu’elle se mettait mal, qu’elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise.
Je n’étais pas un personnage à occuper {p. 32}Mme de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d’elle : cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l’esprit qu’on me supposait, et qui m’eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m’eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis Chambéry sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles ; Mme de Menthon se serait tirée d’affaire en me sacrifiant, et j’aurais été enfermé le reste de mes jours peut-être, pour m’apprendre à faire le Phébus avec les dames.
Heureusement rien de tout cela n’arriva. Mme de Menthon me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n’étais qu’un sot. Je le sentais moi-même, et j’en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j’aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour Mme de Menthon le maître à chanter de sa fille et rien de plus ; mais je {p. 33}vécus tranquille et toujours bien vu dans Chambéry.
XII §
On voit dans ces lignes de confessions quelle pouvait être la vie des jeunes gentilshommes savoyards dans une ville de garnison. L’oisiveté, l’ennui, quelques amours silencieux ou modestes, étaient pour ceux que l’étude n’absorbait pas l’unique distraction à leur monotonie. Telle était la vie de maître Xavier de Maistre. Voyez comme il la décrit :
La partie méridionale de la cité d’Aoste est presque déserte, et paraît n’avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des prairies terminées d’un côté par les remparts antiques que les Romains élevèrent pour lui servir d’enceinte, et de l’autre par les murailles de quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser les voyageurs. Auprès de la porte de la ville, on voit les ruines d’un château, dans lequel, si l’on en {p. 34}croit la tradition populaire, le comte René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son épouse : de là le nom de Bramafan (qui signifie cri de la faim) donné à ce château par les gens du pays.
Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au mur antique, et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu : on l’appelle la Tour de la frayeur, parce que le peuple l’a crue longtemps habitée par des revenants. Les vieilles femmes de la cité d’Aoste se ressouviennent fort bien d’en avoir vu sortir, pendant les nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.
Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du gouvernement et entourée d’une enceinte, pour y loger un lépreux et le séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa triste situation était susceptible. L’hôpital de Saint-Maurice fut chargé de pourvoir à sa subsistance, et on lui fournit quelques meubles, ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. {p. 35}C’est là qu’il vivait depuis longtemps, livré à lui-même, ne voyant jamais personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les secours de la religion, et l’homme qui chaque semaine lui apportait ses provisions de l’hôpital. — Pendant la guerre des Alpes, en l’année 1797, un militaire, se trouvant à la cité d’Aoste, passa un jour, par hasard, auprès du jardin du lépreux, dont la porte était entrouverte, et il eut la curiosité d’y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit l’officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder, s’écria d’une voix triste : Qui est là, et que me veut-on ? Excusez un étranger, répondit le militaire, auquel l’aspect agréable de votre jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut nullement vous troubler. N’avancez pas, répondit l’habitant de la tour en lui faisant signe de la main, n’avancez pas ; vous êtes auprès d’un malheureux attaqué de la lèpre. Quelle que soit votre infortune, répliqua le voyageur, je ne m’éloignerai point ; je n’ai jamais fui les malheureux ; cependant, si ma présence {p. 36}vous importune, je suis prêt à me retirer.
Soyez le bienvenu, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup, et restez, si vous l’osez, après m’avoir regardé. Le militaire fut quelque temps immobile d’étonnement et d’effroi à l’aspect de cet infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. Je resterai volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d’un homme que le hasard conduit ici, mais qu’un vif intérêt y retient.
LE LÉPREUX.
De l’intérêt !… Je n’ai jamais excité que la pitié.
LE MILITAIRE.
Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation.
LE LÉPREUX.
C’en est une grande pour moi de voir des hommes, d’entendre le son de la voix humaine, qui semble me fuir.
LE MILITAIRE.
Permettez-moi donc de converser quelques {p. 37}moments avec vous et de parcourir votre demeure.
LE LÉPREUX.
Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir. (En disant ces mots, le lépreux se couvrit la tête d’un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage.) Passez, ajouta-t-il, ici, au midi. Je cultive un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire ; vous en trouverez d’assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui croissent d’elles-mêmes sur les Alpes, et j’ai tâché de les faire doubler et de les embellir par la culture.
LE MILITAIRE.
En effet, voilà des fleurs dont l’aspect est tout à fait nouveau pour moi.
LE LÉPREUX.
Remarquez ce petit buisson de roses ; c’est le rosier sans épines, qui ne croît que sur les hautes Alpes ; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse des épines à mesure qu’on le cultive et qu’il se multiplie.
{p. 38}LE MILITAIRE.
Il devrait être l’emblème de l’ingratitude.
LE LÉPREUX.
Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur vous. Je les ai semées, j’ai le plaisir de les arroser et de les voir, mais je ne les touche jamais.
LE MILITAIRE.
Pourquoi donc ?
LE LÉPREUX.
Je craindrais de les souiller, et je n’oserais plus les offrir.
LE MILITAIRE.
À qui les destinez-vous ?
LE LÉPREUX.
Les personnes qui m’apportent des provisions de l’hôpital ne craignent pas de s’en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la tour, de peur de les {p. 39}effrayer ou de leur nuire. Je les vois folâtrer de ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu’ils s’en vont, ils lèvent les yeux vers moi : Bonjour, Lépreux, me disent-ils en riant, et cela me réjouit un peu.
LE MILITAIRE.
Vous avez su réunir ici bien des plantes différentes : voilà des vignes et des arbres fruitiers de plusieurs espèces.
LE LÉPREUX.
Les arbres sont encore jeunes : je les ai plantés moi-même, ainsi que cette vigne, que j’ai fait monter jusqu’au-dessus du mur antique que voilà, et dont la largeur me forme un petit promenoir ; c’est ma place favorite… Montez le long de ces pierres ; c’est un escalier dont je suis l’architecte. Tenez-vous au mur.
LE MILITAIRE.
Le charmant réduit ! et comme il est bien fait pour les méditations d’un solitaire !
LE LÉPREUX.
Aussi je l’aime beaucoup ; je vois d’ici la campagne et les laboureurs dans les champs ; {p. 40}je vois tout ce qui se passe dans la prairie, et je ne suis vu de personne.
LE MILITAIRE.
J’admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert.
LE LÉPREUX.
La solitude n’est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L’infortuné est seul partout.
LE MILITAIRE.
Quelle suite d’événements vous amena dans cette retraite ? Ce pays est-il votre patrie ?
LE LÉPREUX.
Je suis né sur les bords de la mer, dans la principauté d’Oneille, et je n’habite ici que depuis quinze ans. Quant à mon histoire, elle n’est qu’une longue et uniforme calamité.
LE MILITAIRE.
Avez-vous toujours vécu seul ?
LE LÉPREUX.
J’ai perdu mes parents dans mon enfance et {p. 41}je ne les connus jamais : une sœur qui me restait est morte depuis deux ans. Je n’ai jamais eu d’ami.
LE MILITAIRE.
Infortuné !
LE LÉPREUX.
Tels sont les desseins de Dieu.
LE MILITAIRE.
Quel est votre nom, je vous prie ?
LE LÉPREUX.
Ah ! mon nom est terrible ! je m’appelle le Lépreux ! On ignore dans le monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m’a donné le jour de ma naissance. Je suis le Lépreux ; voilà le seul titre que j’ai à la bienveillance des hommes. Puissent-ils ignorer éternellement qui je suis !
LE MILITAIRE.
Cette sœur que vous avez perdue vivait-elle avec vous ?
LE LÉPREUX.
Elle a demeuré cinq ans avec moi dans cette même habitation où vous me voyez. {p. 42}Aussi malheureuse que moi, elle partageait mes peines, et je tâchais d’adoucir les siennes.
LE MILITAIRE.
Quelles peuvent être maintenant vos occupations, dans une solitude aussi profonde ?
LE LÉPREUX.
Le détail des occupations d’un solitaire tel que moi ne pourrait être que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans l’activité de la vie sociale.
LE MILITAIRE.
Ah ! vous connaissez peu ce monde, qui ne m’a jamais donné le bonheur. Je suis souvent solitaire par choix, et il y a peut-être plus d’analogie entre nos idées que vous ne le pensez ; cependant, je l’avoue, une solitude éternelle m’épouvante ; j’ai de la peine à la concevoir.
LE LÉPREUX.
Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix. L’Imitation de Jésus-Christ nous l’apprend. Je commence par éprouver la vérité de ces paroles consolantes. Le sentiment de la {p. 43}solitude s’adoucit aussi par le travail. L’homme qui travaille n’est jamais complètement malheureux, et j’en suis la preuve. Pendant la belle saison, la culture de mon jardin et de mon parterre m’occupe suffisamment ; pendant l’hiver, je fais des corbeilles et des nattes ; je travaille à me faire des habits ; je prépare chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu’on m’apporte de l’hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse. Enfin l’année s’écoule, et, lorsqu’elle est passée, elle me paraît encore avoir été bien courte.
LE MILITAIRE.
Elle devrait vous paraître un siècle.
LE LÉPREUX.
Les maux et les chagrins font paraître les heures longues ; mais les années s’envolent toujours avec la même rapidité. Il est d’ailleurs encore, au dernier terme de l’infortune, une jouissance que le commun des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière, c’est celle d’exister et de respirer. Je passe des journées entières de la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de {p. 44}l’air et de la beauté de la nature : toutes mes idées alors sont vagues, indécises ; la tristesse repose dans mon cœur sans l’accabler ; mes regards errent sur cette campagne et sur les rochers qui nous environnent ; ces différents aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu’ils font, pour ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois avec plaisir tous les jours.
LE MILITAIRE.
J’ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin s’appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le mien désire, l’aspect de la nature et des choses inanimées me console ; je m’affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m’a donnés.
LE LÉPREUX.
Vous m’encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi. J’aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes compagnons de vie, et que je vois chaque jour : aussi, tous les soirs, avant de me {p. 45}retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à mes sens : je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces éternelles, sans éprouver un étonnement religieux ; mais, dans ce vaste tableau qui m’entoure, j’ai des sites favoris et que j’aime de préférence ; de ce nombre est l’ermitage que vous voyez là-haut sur la sommité de la montagne de Chaveuse. Isolé au milieu des bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant. Quoique je n’y aie jamais été, j’éprouve un plaisir singulier à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété ; il me semble qu’une réminiscence confuse m’apprend que j’ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et dont la mémoire s’est effacée en moi. J’aime surtout {p. 46}à contempler les montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l’horizon. Ainsi que l’avenir, l’éloignement fait naître en moi le sentiment de l’espérance, mon cœur opprimé croit qu’il existe peut-être une terre bien éloignée, où, à une époque de l’avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire, et qu’un instinct secret me présente sans cesse comme possible.
LE MILITAIRE.
Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien des efforts pour vous résigner à votre destinée, et pour ne pas vous abandonner au désespoir.
LE LÉPREUX.
Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné à mon sort ; je n’ai point atteint cette abnégation de soi-même où quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les affections humaines n’est point encore accompli : ma vie se passe en combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon {p. 47}imagination. Elle m’entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques, qui tous me ramènent vers ce monde dont je n’ai aucune idée, et dont l’image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.
LE MILITAIRE.
Si je pouvais vous faire lire dans mon âme, et vous donner du monde l’idée que j’en ai, tous vos désirs et vos regrets s’évanouiraient à l’instant.
LE LÉPREUX.
En vain quelques livres m’ont instruit de la perversité des hommes et des malheurs inséparables de l’humanité ; mon cœur se refuse à les croire. Je me représente toujours des sociétés d’amis sincères et vertueux ; des époux assortis, que la santé, la jeunesse et la fortune réunies comblent de bonheur. Je crois les voir errants ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m’éclaire, et leur sort me semble plus digne d’envie, à mesure que le mien est plus misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont souffle {p. 48}dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J’éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d’une félicité immense dont je pourrais jouir et qui m’est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j’erre dans la campagne pour respirer plus librement. J’évite d’être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer ; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d’Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d’envie, ses heureux habitants qui me connaissent à peine ; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l’avouerai-je ? j’ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami ! Mais les arbres sont muets ; leur froide écorce me repousse ; elle n’a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite, j’expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme.
{p. 49}LE MILITAIRE.
Ainsi, pauvre malheureux, vous souffrez à la fois tous les maux de l’âme et du corps ?
LE LÉPREUX.
Ces derniers ne sont pas les plus cruels !
LE MILITAIRE.
Ils vous laissent donc quelquefois du relâche ?
LE LÉPREUX.
Tous les mois ils augmentent et diminuent avec le cours de la lune. Lorsqu’elle commence à se montrer, je souffre ordinairement davantage ; la maladie diminue ensuite, et semble changer de nature : ma peau se dessèche et blanchit, et je ne sens presque plus mon mal ; mais il serait toujours supportable sans les insomnies affreuses qu’il me cause.
LE MILITAIRE.
Quoi ! le sommeil même vous abandonne !
LE LÉPREUX.
Ah ! monsieur, les insomnies ! les insomnies ! Vous ne pouvez vous figurer combien est {p. 50}longue et triste une nuit qu’un malheureux passe tout entière sans fermer l’œil, l’esprit fixé sur une situation affreuse et sur un avenir sans espoir. Non ! personne ne peut le comprendre. Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s’avance ; et lorsqu’elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais plus que devenir : mes pensées se brouillent ; j’éprouve un sentiment extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes moments. Tantôt il me semble qu’une force irrésistible m’entraîne dans un gouffre sans fond ; tantôt je vois des taches noires devant mes yeux ; mais, pendant que je les examine, elles se croisent avec la rapidité de l’éclair, elles grossissent en s’approchant de moi, et bientôt ce sont des montagnes qui m’accablent de leur poids. D’autres fois aussi je vois des nuages sortir de la terre autour de moi, comme des flots qui s’enflent, qui s’amoncellent et menacent de m’engloutir ; et lorsque je veux me lever pour me distraire de ces idées, je me sens comme retenu par des liens invisibles qui m’ôtent les forces. Vous croirez peut-être que ce sont des songes ; mais non, je suis bien éveillé. Je revois sans cesse les mêmes objets, et c’est une {p. 51}sensation d’horreur qui surpasse tous mes autres maux.
LE LÉPREUX.
Il est possible que vous ayez la fièvre pendant ces cruelles insomnies, et c’est elle sans doute qui vous cause cette espèce de délire.
LE LÉPREUX.
Vous croyez que cela peut venir de la fièvre ? Ah ! je voudrais bien que vous disiez vrai. J’avais craint jusqu’à présent que ces visions ne fussent un symptôme de folie, et je vous avoue que cela m’inquiétait beaucoup. Plût à Dieu que ce fût en effet la fièvre !
LE MILITAIRE.
Vous m’intéressez vivement. J’avoue que je ne me serais jamais fait l’idée d’une situation semblable à la vôtre. Je pense cependant qu’elle devait être moins triste lorsque votre sœur vivait.
LE LÉPREUX.
Dieu sait lui seul ce que j’ai perdu par la mort de ma sœur. — Mais ne craignez-vous point de vous trouver si près de moi ? Asseyez-vous ici, sur cette pierre ; je me placerai derrière {p. 52}le feuillage, et nous converserons sans nous voir.
LE MILITAIRE.
Pourquoi donc ? Non, vous ne me quitterez point ; placez-vous près de moi. (En disant ces mots, le voyageur fit un mouvement involontaire pour saisir la main du Lépreux, qui la retira avec vivacité.)
LE LÉPREUX.
Imprudent ! vous alliez saisir ma main !
LE MILITAIRE.
Eh bien, je l’aurais serrée de bon cœur.
LE LÉPREUX.
Ce serait la première fois que ce bonheur m’aurait été accordé : ma main n’a jamais été serrée par personne.
LE MILITAIRE.
Quoi donc ! hormis cette sœur dont vous m’avez parlé, vous n’avez jamais eu de liaison, vous n’avez jamais été chéri par aucun de vos semblables ?
LE LÉPREUX.
{p. 53}Heureusement pour l’humanité, je n’ai plus de semblable sur la terre.
LE MILITAIRE.
Vous me faites frémir !
LE LÉPREUX.
Pardonnez, compatissant étranger ! vous savez que les malheureux aiment à parler de leurs infortunes.
LE MILITAIRE.
Parlez, parlez, homme intéressant ! Vous m’avez dit qu’une sœur vivait jadis avec vous, et vous aidait à supporter vos souffrances.
LE LÉPREUX.
C’était le seul lien par lequel je tenais encore au reste des humains ! Il plut à Dieu de le rompre et de me laisser isolé et seul au milieu du monde. Son âme était digne du ciel qui la possède, et son exemple me soutenait contre le découragement qui m’accable souvent depuis sa mort. Nous ne vivions cependant pas dans cette intimité délicieuse dont je me fais une idée, et qui devrait unir des amis malheureux. Le genre de nos maux nous privait de cette consolation. Lors même que nous nous rapprochions pour prier Dieu, nous évitions réciproquement de nous regarder, de {p. 54}peur que le spectacle de nos maux ne troublât nos méditations, et nos regards n’osaient plus se réunir que dans le ciel. Après nos prières, ma sœur se retirait ordinairement dans sa cellule ou sous les noisetiers qui terminent le jardin, et nous vivions presque toujours séparés.
LE MILITAIRE.
Mais pourquoi vous imposer cette dure contrainte ?
LE LÉPREUX.
Lorsque ma sœur fut attaquée par la maladie contagieuse dont toute ma famille a été la victime, et qu’elle vint partager ma retraite, nous ne nous étions jamais vus : son effroi fut extrême en m’apercevant pour la première fois. La crainte de l’affliger, la crainte plus grande encore d’augmenter son mal en l’approchant, m’avait forcé d’adopter ce triste genre de vie. La lèpre n’avait attaqué que sa poitrine, et je conservais encore quelque espoir de la voir guérir. Vous voyez ce reste de treillage que j’ai négligé ; c’était alors une haie de houblon que j’entretenais avec {p. 55}soin et qui partageait le jardin en deux parties. J’avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop nous approcher.
LE MILITAIRE.
On dirait que le ciel se plaisait à empoisonner les tristes jouissances qu’il vous laissait.
LE LÉPREUX.
Mais du moins je n’étais pas seul alors ; la présence de ma sœur rendait cette retraite vivante. J’entendais le bruit de ses pas dans ma solitude. Quand je revenais à l’aube du jour prier Dieu sous ces arbres, la porte de la tour s’ouvrait doucement, et la voix de ma sœur se mêlait insensiblement à la mienne. Le soir, lorsque j’arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des traces de sa présence. Maintenant il ne m’arrive plus de rencontrer sur mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches {p. 56}d’arbrisseau qu’elle y laissait tomber en passant ; je suis seul : il n’y a plus ni mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son bosquet favori disparaît déjà sous l’herbe. Sans paraître s’occuper de moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir. Lorsque je rentrais dans ma chambre, j’étais quelquefois surpris d’y trouver des vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu’elle avait soigné elle-même. Je n’osais pas lui rendre les mêmes services, et je l’avais même priée de ne jamais entrer dans ma chambre ; mais qui peut mettre des bornes à l’affection d’une sœur ? Un seul trait pourra vous donner une idée de sa tendresse pour moi. Je marchais une nuit à grands pas dans ma cellule, tourmenté de douleurs affreuses. Au milieu de la nuit, m’étant assis un instant pour me reposer, j’entendis un bruit léger à l’entrée de ma chambre. J’approche, je prête l’oreille : jugez de mon étonnement ! c’était ma sœur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte. Elle avait entendu mes plaintes. Sa tendresse lui avait fait craindre de me troubler ; mais elle venait pour être à portée de me secourir au besoin. Je l’entendis qui récitait à voix {p. 57}basse le Miserere. Je me mis à genoux près de la porte, et, sans l’interrompre, je suivis mentalement ses paroles. Mes yeux étaient pleins de larmes : qui n’eût été touché d’une telle affection ? Lorsque je crus que sa prière était terminée : Adieu, ma sœur, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux ; que Dieu te bénisse et te récompense de ta piété ! » Elle se retira en silence, et sans doute sa prière fut exaucée, car je dormis enfin quelques heures d’un sommeil tranquille.
LE MILITAIRE.
Combien ont dû vous paraître tristes les premiers jours qui suivirent la mort de cette sœur chérie !
LE LÉPREUX.
Je fus longtemps dans une espèce de stupeur qui m’ôtait la faculté de sentir toute l’étendue de mon infortune ; lorsque enfin je revins à moi, et que je fus à même de juger de ma situation, ma raison fut prête à m’abandonner. Cette époque sera toujours doublement triste pour moi ; elle me rappelle le plus grand de {p. 58}mes malheurs, et le crime qui faillit en être la suite.
LE MILITAIRE.
Un crime ! je ne puis vous en croire capable.
LE LÉPREUX.
Cela n’est que trop vrai, et en vous racontant cette époque de ma vie je sens trop que je perdrai beaucoup dans votre estime ; mais je ne veux pas me peindre meilleur que je ne suis, et vous me plaindrez peut-être en me condamnant. Déjà, dans quelques accès de mélancolie, l’idée de quitter cette vie volontairement s’était présentée à moi : cependant la crainte de Dieu me l’avait toujours fait repousser, lorsque la circonstance la plus simple et la moins faite en apparence pour me troubler pensa me perdre pour l’éternité. Je venais d’éprouver un nouveau chagrin. Depuis quelques années un petit chien s’était donné à nous : ma sœur l’avait aimé, et je vous avoue que depuis qu’elle n’existait plus ce pauvre animal était une véritable consolation pour moi.
Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu’il avait fait de notre demeure pour son {p. 59}refuge. Il avait été rebuté par tout le monde ; mais il était encore un trésor pour la maison du Lépreux. En reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant cet ami, ma sœur l’avait appelé Miracle ; et son nom, qui contrastait avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j’en avais, il s’échappait quelquefois, et je n’avais jamais pensé que cela pût être nuisible à personne. Cependant quelques habitants de la ville s’en alarmèrent, et crurent qu’il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie ; ils se déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel. Ils lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l’entraînèrent. Lorsqu’il fut à la porte du jardin, je ne pus m’empêcher de le regarder encore une fois : je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire ; mais la populace, qui l’attendait en dehors, l’assomma à coups de pierres. J’entendis ses {p. 60}cris, et je rentrai dans ma tour plus mort que vif ; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir : je me jetai sur mon lit dans un état impossible à décrire. Ma douleur ne me permit de voir dans cet ordre juste, mais sévère, qu’une barbarie aussi atroce qu’inutile ; et quoique j’aie honte aujourd’hui du sentiment qui m’animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai toute la journée dans la plus grande agitation. C’était le dernier être vivant qu’on venait d’arracher d’auprès de moi, et ce nouveau coup avait rouvert toutes les plaies de mon cœur.
Telle était ma situation, lorsque le même jour, vers le coucher du soleil, je vins m’asseoir ici, sur cette pierre où vous êtes assis maintenant. J’y réfléchissais depuis quelque temps sur mon triste sort, lorsque là-bas, vers ces deux bouleaux qui terminent la haie, je vis paraître deux jeunes époux qui venaient de s’unir depuis peu. Ils s’avancèrent le long du sentier, à travers la prairie, et passèrent près de moi. La délicieuse tranquillité qu’inspire un bonheur certain était empreinte sur leurs belles physionomies ; ils marchaient lentement ; leurs bras étaient entrelacés. Tout à {p. 61}coup je les vis s’arrêter : la jeune femme pencha la tête sur le sein de son époux, qui la serra dans ses bras avec transport. Je sentis mon cœur se serrer. Vous l’avouerai-je ? l’envie se glissa pour la première fois dans mon cœur : jamais l’image du bonheur ne s’était présentée à moi avec tant de force. Je les suivis des yeux jusqu’au bout de la prairie, et j’allais les perdre de vue dans les arbres, lorsque des cris d’allégresse vinrent frapper mon oreille : c’étaient leurs familles réunies qui venaient à leur rencontre. Des vieillards, des femmes, des enfants, les entouraient ; j’entendais le murmure confus de la joie ; je voyais entre les arbres les couleurs brillantes de leurs vêtements, et ce groupe entier semblait environné d’un nuage de bonheur. Je ne pus supporter ce spectacle ; les tourments de l’enfer étaient entrés dans mon cœur : je détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule. Dieu ! qu’elle me parut déserte, sombre, effroyable ! C’est donc ici, me dis-je, que ma demeure est fixée pour toujours ; c’est donc ici où, traînant une vie déplorable, j’attendrai la fin tardive de mes jours ! L’Éternel a répandu le bonheur, il l’a répandu à torrents {p. 62}sur tout ce qui respire ; et moi, moi seul ! sans aide, sans amis, sans compagne… Quelle affreuse destinée !
Plein de ces tristes pensées, j’oubliai qu’il est un être consolateur, je m’oubliai moi-même. Pourquoi, me disais-je, la lumière me fut-elle accordée ? Pourquoi la nature n’est-elle injuste et marâtre que pour moi ? Semblable à l’enfant déshérité, j’ai sous les yeux le riche patrimoine de la famille humaine, et le ciel avare m’en refuse ma part. Non, non, m’écriai-je enfin dans un accès de rage, il n’est point de bonheur pour toi sur la terre ; meurs, infortuné, meurs ! assez longtemps tu as souillé la terre par ta présence ; puisse-t-elle t’engloutir vivant et ne laisser aucune trace de ton odieuse existence ! Ma fureur insensée s’augmentant par degrés, le désir de me détruire s’empara de moi, et fixa toutes mes pensées. Je conçus enfin la résolution d’incendier ma retraite, et de m’y laisser consumer avec tout ce qui aurait pu laisser quelque souvenir de moi. Agité, furieux, je sortis dans la campagne ; j’errai quelque temps dans l’ombre autour de mon habitation ; des hurlements involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m’effrayaient {p. 63}moi-même dans le silence de la nuit. Je rentrai plein de rage dans ma demeure, en criant : Malheur à toi, Lépreux ! malheur à toi ! Et comme si tout avait dû contribuer à ma perte, j’entendis l’écho qui, du milieu des ruines du château de Bramafan, répéta distinctement : Malheur à toi ! Je m’arrêtai, saisi d’horreur, sur la porte de la tour, et l’écho faible de la montagne répéta longtemps après : Malheur à toi !
Je pris une lampe, et, résolu de mettre le feu à mon habitation, je descendis dans la chambre la plus basse, emportant avec moi des sarments et des branches sèches. C’était la chambre qu’avait habitée ma sœur, et je n’y étais plus rentré depuis sa mort : son fauteuil était encore placé comme lorsque je l’en avais retirée pour la dernière fois ; je sentis un frisson de crainte en voyant son voile et quelques parties de ses vêtements épars dans la chambre : les dernières paroles qu’elle avait prononcées avant d’en sortir se retracèrent à ma pensée : « Je ne t’abandonnerai pas en mourant, me disait-elle ; souviens-toi que je serai présente dans tes angoisses. » En posant la lampe sur la table, j’aperçus le cordon de la croix qu’elle {p. 64}portait à son cou, et qu’elle avait placée elle-même entre deux feuillets de sa Bible. À cet aspect, je reculai plein d’un saint effroi. La profondeur de l’abîme où j’allais me précipiter se présenta tout à coup à mes yeux dessillés ; je m’approchai en tremblant du livre sacré : Voilà, voilà, m’écriai-je, le secours qu’elle m’a promis ! Et comme je retirai la croix du livre, j’y trouvai un écrit cacheté, que ma bonne sœur y avait laissé pour moi. Mes larmes, retenues jusqu’alors par la douleur, s’échappèrent en torrents : tous mes funestes projets s’évanouirent à l’instant. Je pressai longtemps cette lettre précieuse sur mon cœur avant de pouvoir la lire ; et, me jetant à genoux pour implorer la miséricorde divine, je l’ouvris, et j’y lus en sanglotant ces paroles qui seront éternellement gravées dans mon cœur : « Mon frère, je vais bientôt te quitter ; mais je ne t’abandonnerai pas. Du ciel, où j’espère aller, je veillerai sur toi ; je prierai Dieu qu’il te donne le courage de supporter la vie avec résignation, jusqu’à ce qu’il lui plaise de nous réunir dans un autre monde : alors je pourrai te montrer toute mon affection ; rien ne m’empêchera plus de t’approcher, et rien ne pourra nous séparer. Je {p. 65}te laisse la petite croix que j’ai portée toute ma vie ; elle m’a souvent consolée dans mes peines, et mes larmes n’eurent jamais d’autres témoins qu’elle. Rappelle-toi, lorsque tu la verras, que mon dernier vœu fut que tu pusses vivre ou mourir en bon chrétien. » Lettre chérie ! elle ne me quittera jamais : je l’emporterai avec moi dans la tombe ; c’est elle qui m’ouvrira les portes du ciel, que mon crime devait me fermer à jamais. En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout ce que je venais d’éprouver. Je vis un nuage se répandre sur ma vue, et pendant quelque temps je perdis à la fois le souvenir de mes maux et le sentiment de mon existence. Lorsque je revins à moi, la nuit était avancée. À mesure que mes idées s’éclaircissaient, j’éprouvais un sentiment de paix indéfinissable. Tout ce qui s’était passé dans la soirée me paraissait un rêve. Mon premier mouvement fut de lever les yeux vers le ciel pour le remercier de m’avoir préservé du plus grand des malheurs. Jamais le firmament ne m’avait paru si serein et si beau : une étoile brillait devant ma fenêtre ; je la contemplai longtemps avec un plaisir inexprimable, en remerciant Dieu de ce qu’il m’accordait encore {p. 66}le plaisir de la voir, et j’éprouvais une secrète consolation à penser qu’un de ses rayons était cependant destiné pour la triste cellule du Lépreux.
Je remontai chez moi plus tranquille. J’employai le reste de la nuit à lire le livre de Job, et le saint enthousiasme qu’il fit passer dans mon âme finit par dissiper entièrement les noires idées qui m’avaient obsédé. Je n’avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma sœur vivait ; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus calme, et la seule pensée de l’affection qu’elle avait pour moi suffisait pour me consoler et me donner du courage.
Compatissant étranger ! Dieu vous préserve d’être jamais obligé de vivre seul ! Ma sœur, ma compagne n’est plus, mais le ciel m’accordera la force de supporter courageusement la vie ; il me l’accordera, je l’espère, car je le prie dans la sincérité de mon cœur.
LE MILITAIRE.
Quel âge avait votre sœur lorsque vous la perdîtes ?
{p. 67}LE LÉPREUX.
Elle avait à peine vingt-cinq ans ; mais ses souffrances la faisaient paraître plus âgée. Malgré la maladie qui l’a enlevée, et qui avait altéré ses traits, elle eût été belle encore sans une pâleur effrayante qui la déparait : c’était l’image de la mort vivante, et je ne pouvais la voir sans gémir.
LE MILITAIRE.
Vous l’avez perdue bien jeune.
LE LÉPREUX.
Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux réunis : depuis quelque temps, je m’apercevais que sa perte était inévitable, et tel était son triste sort, que j’étais forcé de la désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j’observais avec une joie funeste s’approcher la fin de ses souffrances. Déjà, depuis un mois, sa faiblesse était augmentée ; de fréquents évanouissements menaçaient sa vie d’heure en heure. Un soir (c’était vers le commencement d’août) je la vis {p. 68}si abattue que je ne voulus pas la quitter : elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le lit depuis quelques jours. Je m’assis moi-même auprès d’elle, et, dans l’obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir ; un cruel pressentiment m’agitait. Pourquoi pleures-tu ? me disait-elle ; pourquoi t’affliger ainsi ? je ne te quitterai pas en mourant, et je serai présente dans tes angoisses. »
Quelques instants après, elle me témoigna le désir d’être transportée hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers : c’est là qu’elle passait la plus grande partie de la belle saison. « Je veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel. » Je ne croyais cependant pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l’enlever. « Soutiens-moi seulement, me dit-elle ; j’aurai peut-être encore la force de marcher. » Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers ; je lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu’elle y avait rassemblées elle-même, et, l’ayant couverte d’un voile, afin de la préserver de l’humidité de la nuit, je me plaçai auprès {p. 69}d’elle ; mais elle désira être seule dans sa dernière méditation : je m’éloignai sans la perdre de vue. Je voyais son voile s’élever de temps en temps, et ses mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du bosquet, elle me demanda de l’eau : j’en apportai dans sa coupe ; elle y trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. « Je sens ma fin, me dit-elle en détournant la tête ; ma soif sera bientôt étanchée pour toujours. Soutiens-moi, mon frère ; aide ta sœur à franchir ce passage désiré, mais terrible. Soutiens-moi, récite la prière des agonisants. » Ce furent les dernières paroles qu’elle prononça. J’appuyai sa tête contre mon sein ; je récitai la prière des agonisants : « Passe à l’éternité ! lui disais-je, ma chère sœur ; délivre-toi de la vie ; laisse cette dépouille dans mes bras ! » Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la dernière lutte de la nature ; elle s’éteignit enfin doucement, et son âme se détacha sans effort de la terre.
Le Lépreux, à la fin de ce récit, couvrit son visage de ses mains ; la douleur ôtait la voix au voyageur. Après un instant de silence, le Lépreux se leva. Étranger, dit-il, lorsque le chagrin ou le découragement s’approcheront de {p. 70}vous, pensez au solitaire de la cité d’Aoste ; vous ne lui aurez pas fait une visite inutile.
Ils s’acheminèrent ensemble vers la porte du jardin. Lorsque le militaire fut au moment de sortir, il mit son gant à la main droite : Vous n’avez jamais serré la main de personne, dit-il au Lépreux ; accordez-moi la faveur de serrer la mienne : c’est celle d’un ami qui s’intéresse vivement à votre sort. Le Lépreux recula de quelques pas avec une sorte d’effroi, et levant les yeux et les mains au ciel : Dieu de bonté, s’écria-t-il, comble de tes bénédictions cet homme compatissant !
Accordez-moi donc une autre grâce, reprit le voyageur. Je vais partir ; nous ne nous reverrons peut-être pas de bien longtemps : ne pourrions-nous pas, avec les précautions nécessaires, nous écrire quelquefois ? une semblable relation pourrait vous distraire, et me ferait un grand plaisir à moi-même. Le Lépreux réfléchit quelque temps. Pourquoi, dit-il enfin, chercherais-je à me faire illusion ? Je ne dois avoir d’autre société que moi-même, d’autre ami que Dieu ; nous nous reverrons en lui. Adieu, généreux étranger, soyez heureux… Adieu pour jamais ! Le voyageur sortit. {p. 71}Le Lépreux ferma la porte et en poussa les verrous.
XIII §
Vignet, qui s’était tu après la mort du chien, parce qu’il ne pouvait continuer à lire, me passa le manuscrit et je lus le reste. Le manuscrit s’échappa de mes mains et je n’eus pas la force de le relever. Il était tout mouillé de nos larmes ; nous restâmes longtemps sans parler ; toute réflexion nous aurait semblé une dissonance. Ce ne fut que longtemps après que nous pûmes parler.
— Eh bien, nous dit enfin Vignet, que pensez-vous du talent de mon oncle Xavier ?
— C’est comme si tu nous disais : Que pensez-vous de la nature ? lui répondit Virieu : l’homme qui écrit cela n’est ni un écrivain, ni un poète ; c’est un traducteur de Dieu !
— C’est vrai, dis-je à mon tour. Il n’y a ni à réfléchir, ni à s’extasier ; il n’y a qu’à tomber à genoux devant cet interprète de {p. 72}la douleur suprême, et à verser autant de larmes qu’il y a de mots. — Comment a-t-il pu écrire cette prose de Job, de Job sur son fumier, sans être inspiré par celui qui a fait du cœur humain (dit-on) le clavier de la douleur ? Laisse-nous copier ces pages comme la partition de toutes les plaintes que nous aurons, hélas ! peut-être, à exhaler un jour dans notre vie inconnue.
— Non, dit-il, j’ai promis à ma mère, qui s’est fiée à moi, que je n’en prendrais ni n’en laisserais prendre copie d’une seule syllabe. C’est un secret de famille, qui ne sera révélé au monde que plus tard ; n’anticipons pas le moment.
XIV §
Nous nous levâmes, nous rejoignîmes nos camarades, et nous reprîmes avec eux la descente de Virieu-le-Grand.
Mais cette lecture nous avait mis sur le front et sur les lèvres un sceau de mélancolie {p. 73}et de gravité qui n’était pas de notre âge, et qui distinguait notre groupe de ceux qui nous précédaient et qui nous suivaient.
Nous n’avions jusque-là rien lu de pareil. Nous ne connaissions dans ce genre que l’accent lyrique du prophète, de Job et de Chateaubriand. C’était beau, cela tombait avec bruit sur l’âme ; mais cela n’y pénétrait pas comme une pluie insensible qui amollit les sens et qui fait de la douleur non pas la déclamation de l’écrivain, mais l’impression même de celui qui souffre. Cette différence ne m’échappa pas, tout jeune et tout inexpérimenté que j’étais ; je la fis sentir à mes condisciples et à Vignet lui-même. De nous trois il avait le plus de goût pour un peu de déclamation. Il savait par cœur les Nuits d’Young, et les sublimes passages de Werther, d’Atala et de René.
— Vois donc, lui disais-je, quelle différence ! Comme cela commence et comme cela finit !
D’abord la description la plus simple et la plus triste du site où il place la scène de sa sublime tristesse ! Une tour démantelée et à moitié démolie d’une enceinte de fortifications autour d’une ville, dont les remparts en ruines {p. 74}s’élèvent comme une végétation flétrie de pierres : y a-t-il une plus sinistre image de désolation dans un paysage ? La description n’y ajoute rien ; le mot seul dit tout. On voit les vieux murs blanchir au soleil, les corneilles voler sur le toit, et le vent, du midi au nord, secouer, au milieu de tourbillons de poussière, du pied de la tour les lambeaux de vieille mousse qui tombe, comme les plis d’un manteau, de la cime du donjon. L’ombre immobile de ce spectre s’étend sur le rempart lumineux et muet, et s’allonge à mesure que le soleil baisse dans la vallée.
XV §
Le dialogue commence ; il forme le plus sobre et le plus naturel des discours.
LE MILITAIRE.
J’admire combien cette retraite est tranquille {p. 75}et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert.
LE LÉPREUX.
La solitude n’est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L’infortuné est seul partout !
Et là il raconte sans détails superflus son histoire et celle de sa famille. Il avait
une sœur, il la perd : comme son deuil est profond ! Et comme aussi son âme plus isolée
est prompte à se rattacher et à s’incorporer à la nature ! « Tous les soirs,
avant de me retirer dans ma tour, je viens saluer d’ici les glaciers de Ruifort, les
bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de
Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi
que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes impose cependant
davantage à nos sens. Je ne puis voir ces masses énormes recouvertes de glaces
éternelles sans éprouver un étonnement religieux. Mais dans ce vaste tableau qui
m’entoure {p. 76}j’ai des sites favoris que j’aime de préférence (l’amitié qui se
révèle et s’attache, faute de réciprocité, aux choses inanimées). De ce nombre est
l’ermitage que vous voyez là-haut sur la cime de la montagne de Chaveuse. Isolé sur le
bord du bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil
couchant, etc., etc. »
Et la mort chrétienne et réfléchie de sa sœur ! et jusqu’à la mort du chien Miracle, martyr de son amitié pour lui, a-t-on jamais fouillé le cœur humain si bas pour lui faire exprimer ce qu’il y a de plus instinctif dans la douleur ? Et quel autre qu’un solitaire absolu pouvait comprendre la perte du chien, ce dernier asile de l’affection humaine ? On comprend qu’après ce coup il ait maudit les hommes et leur barbare injustice. C’est pis que la mort, car c’est la mort infligée en punition de l’amour ! Ah ! il faut mourir quand il n’est plus permis d’aimer !
Excepté certaines pages de l’Imitation de Jésus-Christ, avions-nous jamais lu dans les chefs-d’œuvre de l’antiquité rien de comparable ? Oui, peut-être le chien d’Ulysse, dans l’Odyssée. Mais ce n’est pas si tragique, car {p. 77}Ulysse pourrait retrouver un autre chien. Mais lui, le lépreux, où retrouverait-il Miracle ? Cela fend le cœur, et on ne peut parler d’autre chose.
— Quant à moi, dit Virieu, le plus positif et le plus spirituel d’entre nous, ce qui m’étonne toujours, c’est le faible de l’art et la toute-puissance de la nature ! Où est l’art ici ? Il n’y en a point. La nature est tout, c’est elle seule qui pense et qui parle ! Mais non, je me trompe ; elle ne pense pas, elle sent seulement, et elle dit ce qu’elle sent, comme l’enfant dit ce qu’il voit ; elle n’a pas d’autre rhétorique que la vérité ! Aussi je n’aime pas les écrivains de métier ; je les regarde comme des comédiens qui jouent un rôle. Vivent les hommes qui ne pensent pas à ce qu’ils disent ! Il n’y a que ceux-là qui savent le dire, parce que c’est la nature qui parle à leur place. Qu’est-ce donc que penser, concevoir, imaginer et écrire ? C’est faire un effort pour accoucher d’un mensonge. Mais celui qui, comme une harpe éolienne, s’abandonne au vent et ne sait pas d’avance l’effet qu’il veut produire, voilà l’homme qui ne manque jamais son coup, voilà ton oncle, voilà mon écrivain ! Ah ! quand {p. 78}serai-je assez indépendant pour chasser de ma bibliothèque tous ces rhétoriciens dont on nous ennuie au collège, pour n’y donner place qu’aux hommes qui n’ont de rhétorique que le sentiment ! — Amen ! criâmes-nous tous les deux ; heureux le jour où nous pourrons lire pour seul livre : la nature !
XVI §
Nous causâmes ainsi en descendant le mont Colombier, jusqu’à l’heure où la première ombre de la nuit se rembrunissait sur les chaumières de Virieu-le-Grand. Un souper nous attendait chez M. Jenin, servi par ses fils et ses filles. Mais la lassitude et le sommeil fermaient nos paupières et étouffaient nos entretiens. Une paille fraîche nous reçut dans la grange, et nous saluâmes d’un cordial adieu, au lever du jour, l’hospitalière demeure où nous avions été si bien accueillis.
Nous reprîmes, après un frugal repas, la route de Belley, ne cessant de parler à nos {p. 79}compagnons de cette découverte d’une littérature nouvelle et selon nous supérieure à tout ce que nous avions lu jusque-là, contenue dans quelques pages de l’oncle de notre ami, et nous nous promîmes d’en rechercher partout d’autres pages.
L’occasion s’en fit attendre longtemps.
CXVIIe entretien.
Littérature américaine.
Une page
unique d’histoire naturelle, par Audubon (1re partie) §
I §
{p. 81}Audubon est le Buffon de l’Amérique, mais infiniment plus naïf, plus coloré et plus écrivain que Buffon lui-même.
Nous devons dire à son sujet un mot du {p. 82}caractère et de la littérature de son pays ; un homme n’en est jamais indépendant.
L’Amérique est le germe d’un grand peuple : il faut craindre d’en étouffer le germe en parlant trop rudement de ses actes d’hier et d’aujourd’hui. Nous ne sommes point partisans de sa civilisation, que nous regardons comme trop élémentaire et trop brutale : si nous avions vécu du temps de Louis XVI, nous n’aurions pas conseillé à ce prince infortuné de déclarer la guerre aux Anglais pour favoriser à tout prix une nation anglaise d’insurgés contre leurs frères. C’était une guerre civile intentée à la mère patrie, pour une cause purement vénale ; cela n’était ni juste ni noble ; cela ne pouvait produire que beaucoup de mal aux Anglais et beaucoup d’ingratitude pour la France. L’insurrection comme principe devait revenir sur le pays qui l’avait lancée ; cela ne manqua pas. Qui pourrait dire ce que la Fayette et ses amis rapportèrent en France, et combien il y eut de sophismes américains dans l’Assemblée constituante et dans le sang de Louis XVI ?
II §
{p. 83}Il faudrait avoir le regard de Dieu lui-même pour discerner l’Amérique de la France une fois que les causes de ces deux pays furent mêlées pendant et après la guerre d’Amérique ; quoiqu’il en soit, nous n’eûmes pas à nous en féliciter. Aujourd’hui que nous avons à parler à propos d’Audubon de la cause américaine, nous le faisons en tremblant, car nous craindrions également ou d’être injuste envers un grand peuple naissant dans l’Amérique du Nord, ou d’être injuste envers l’autre moitié de ce peuple qui soutient une mauvaise cause dans l’Amérique du Sud.
III §
Ils commencèrent par l’ingratitude. Après le triomphe, ils n’eurent rien de plus pressé
que {p. 84}de se tourner contre l’honnête Washington ; ils le ruinèrent, le
persécutèrent jusqu’à la prison pour dettes ouverte devant lui ; ils le calomnièrent
jusqu’à l’accuser de concussions ignominieuses, et, si quelques braves compagnons
d’armes ne s’étaient pas cotisés pour lui conserver Mont-Vernon, son misérable
patrimoine, il n’aurait pas même eu, comme Scipion, six pieds de terre américaine pour
recouvrir ses os ! — Ne ossa quidem
habebis !
Depuis ce temps, auquel nous touchons encore, la jalousie et la défiance populaires, ces seules vertus de la démocratie américaine, qui la rendent stupide quand elles ne la rendent pas féroce, n’ont pas permis à une seule grande nature de citoyen d’arriver à la présidence de la république américaine ; ils ont craint que leur premier magistrat n’eût des pensées plus élevées qu’eux ; ils n’ont pardonné qu’à une certaine médiocrité du parti bourgeoisement probe et intellectuellement incapable de prévaloir dans les élections et d’exercer pour la forme une autorité centrale sans pouvoir, un certain rôle de grand ressort neutre de leur anarchie réelle, ressort qui obéit au doigt de la constitution démagogique, mais qui n’imprime {p. 85}ni halte ni mouvement. Cette horreur du pouvoir capable, cette folie de l’envie, cette médiocrité des présidents, cette vulgarité des élus dans le congrès et dans les chambres, jointes à une ambition de grandir sans morale et à une vanité de supériorité sans fondement, faisaient prévoir depuis longtemps aux esprits sains de l’Europe et même à Jefferson une catastrophe telle que Rome elle-même n’en avait pas présenté au monde dans ses craquements, une leçon aux peuples trop démocratiques, donnée par Dieu lui-même pour leur apprendre qu’il n’y a point d’avenir pour les nations qui croient à la seule force du nombre et à la brutalité de la conquête !
IV §
Cependant l’Europe leur envoyait tous les ans d’éminents éléments de travail et de désordre dans ces milliers de Français, d’Allemands, d’Écossais, d’Irlandais surtout, aventuriers {p. 86}d’anarchie, qui submergeaient l’Amérique du Nord de leurs hordes cosmopolites.
Leur population s’élevait jusqu’à 28 millions d’individus, leur agriculture s’étendait, leur industrie sentait s’accroître sa fièvre de richesse à tout prix. Leurs banques sans capitaux et sans probité entassaient fictions sur banqueroutes ; l’honneur, ce gardien du crédit public et privé, disparaissait sous la corruption de la mauvaise foi ; un jubilé américain, plus accepté et plus immoral que le jubilé des Hébreux, cette libération sans remboursement, s’établissait de fait entre le créancier et le débiteur ; nul n’avait rien à reprocher à l’autre, puisque aucun ne payait que quand il était utile de payer. Quant aux lois, on n’en respectait aucune que quand on n’était pas assez nombreux pour les violer toutes. Le meurtre par le revolver, toujours sous la main, était devenu le tribunal individuel, et la loi Lynch, celle qui ameute une multitude et qui tue, était la loi des hordes.
Et ils se vantaient de cette civilisation, et ils affectaient contre l’Europe, en y apportant leurs dollars de papier, la supériorité du mépris. L’Europe en était digne, puisqu’elle le {p. 87}souffrait. N’eurent-ils pas l’audace d’exiger de nous, sous peine de brûler nos côtes, vingt-cinq millions d’indemnité, pour n’avoir pas assez piraté à nos dépens pendant leur neutralité prétendue et intéressée sous l’empire ? On croyait alors à leur marine fantastique, à leur alliance tout anglaise, à leur reconnaissance toute punique ; on les leur accorda par pitié, et moi-même je votai pour qu’on les leur jetât par dédain. Combien ne m’en suis-je pas repenti depuis cette époque ! Nous aurions dû leur jeter des boulets de carton sur leur ombre d’escadre ; mais ils appuyaient alors leur insolence sur l’alliance de l’Angleterre, avec laquelle nous voulions rester en paix. La France fut grande, mais elle fut dupe. La Fayette vivait, parlait et votait alors. Nous crûmes soutenir des républicains honnêtes. Ils nous ont trop appris depuis que nous ne faisions qu’accorder une prime à des usuriers de toutes les opinions.
V §
{p. 88}Rassurés sur la toute-puissance du charlatanisme dont ils fascinaient l’Europe, ils se mirent alors à intimider les Espagnols américains du golfe du Mexique, à menacer la Havane de conquérir Mexico, à affecter le militarisme de Napoléon, à imposer des lois à ces nombreux démembrements de la puissance espagnole qui naissaient à la liberté au milieu des orages. Ils proclamèrent la résolution d’entrer en dominateurs dans les affaires de la vieille Europe, qu’ils déclarèrent caduque avec la forfanterie de leur prétendue jeunesse. L’Angleterre, qu’ils osèrent braver, eut la faiblesse qu’on conserve pour ses enfants même rebelles. Elle pouvait les anéantir complètement en une campagne ; elle eut le tort inexplicable de les trop ménager dans un intérêt de coton et de balance de commerce que nous ne comprenons pas bien, et dont nous devons nous défier puisqu’il est britannique ; elle fit la paix. L’orgueil américain {p. 89}ne connut plus de limites. L’Angleterre, la France, la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Espagne, ne leur parurent plus que des comparses laissées par leur outrecuidance, sous condition, au rang des puissances pour applaudir à leurs exploits et pour saluer leur bannière étoilée promenée pendant vingt-cinq ans de port en port sur leur frégate nomade et à peu près unique, la Constitution.
VI §
Quant à la question de l’esclavage, noble bannière de leur guerre actuelle, on sait ce que cette cause signifie chez eux par cette phrase du discours de leur président : M. Lincoln déclare au congrès qu’aucun Américain du Nord ne voudrait reconnaître un noir pour son frère ou pour son parent, que lui-même partage ce glorieux préjugé et que si comme président il fait la guerre pour cette race avilie, comme Américain il la méprise et la répudie avec tous ses compatriotes. Ainsi les noirs, qui seraient tenus hors la loi {p. 90}des marchés à New-York, y subissent et y subiront la loi du mépris, l’ostracisme de la misère, l’extinction de leur race par la faim dans la fédération qui prétend faire la guerre au Sud pour la liberté et l’égalité des noirs ! On connaît leur liberté et leur égalité à leurs œuvres ; ils auront la liberté d’être proscrits de l’État comme six millions de vagabonds sans maître, mais sans feu ni lieu, sans qu’aucun maître ait la responsabilité de leur existence ! La liberté de joncher de leurs cadavres les routes et les steppes, la liberté de périr par un de ces grands meurtres en masse dont l’Amérique a donné tant de fois l’exemple à l’histoire, ou d’être chassés et exterminés comme des nègres marrons dans les forêts où ils iraient chercher leur nourriture ! Et quant à l’égalité, interrogez les voyageurs européens qui ont habité les États de la fédération soi-disant libératrice.
Est-ce l’égalité que d’être traités partout en lépreux de l’espèce humaine ? Est-ce l’égalité que d’être réputés infâmes ? Est-ce l’égalité que de ne pouvoir contracter une alliance avec les familles des Américains sans déshonorer la famille ? Est-ce l’égalité que {p. 91}d’être expulsés des théâtres et des lieux publics ? Est-ce l’égalité que d’être relégués, comme en France les animaux impurs, dans des wagons construits exclusivement à leur usage sur les chemins de fer, et d’être jetés inhumainement sur la route, eux, leurs femmes et leurs enfants, si un blanc vient à se récrier sur un reste de couleur mêlée empreint sur l’ongle dénonciateur d’un de ces malheureux, dont l’haleine empoisonne ou dont le contact flétrit ?
Cependant voilà la seule liberté, la seule égalité que les États du Nord préparent à ce peuple condamné à l’option terrible entre la mort et l’indépendance ! N’est-ce pas vous dire assez que la cause des noirs n’est que le prétexte de la guerre au Sud, mais que le vrai motif est la ruine jalouse du Sud dont le capital noir, la culture du coton, la marine entière et le commerce prospère excitent la jalousie meurtrière de ce peuple du nivellement ? Aussi, voyez ! les six millions de noirs du Sud ne s’y trompent pas : ils n’hésitent pas entre leur servitude nourrie, protégée, achetée par la responsabilité de leurs maîtres, entre la providence intéressée de leurs soi-disant patrons, {p. 92}et la féroce irresponsabilité de leurs apôtres insurrecteurs du Nord !
Ils préfèrent le travail obligatoire, les soins providentiels de leurs exploitateurs du Sud à l’irresponsabilité meurtrière du Nord ! La liberté, à condition de mourir de faim, ne leur sourit pas ! Ils préfèrent les humiliations de la servitude légale aux abandons de la prétendue philanthropie du Nord, et, supplice pour supplice, ils aiment mieux avec raison le supplice de l’esclavage logé, soldé, nourri dans la famille, que le supplice du mépris et de la mort dans les États de l’Union.
VII §
J’ai été longtemps, je le suis encore, un des zélés promoteurs de l’affranchissement avec indemnité des noirs dans nos colonies. J’ai eu le bonheur de signer enfin cet affranchissement, honneur de la République, en 1848 ; mais je ne l’ai signé qu’avec la condition du rachat par l’État de cette nature honteuse de {p. 93}propriété d’une race humaine par une autre race ! Le premier jour, en 1833, où je fus admis dans la Société des amis des noirs, société de vertueux et honnêtes citoyens, je demandai la parole et je démontrai aisément le vice radical de nos réclamations :
« Vous voulez, dis-je le premier à mes collègues, une transformation du travail forcé en travail libre ? Pour que le travail forcé du nègre devienne travail volontaire, il faut d’abord déposséder le blanc de sa propriété ! Quand vous aurez dépossédé sans condition le blanc de sa propriété, que deviendra son revenu, et, le revenu supprimé, que deviendra le salaire du noir ? Tout sera taxé à la fois, et il ne restera qu’à livrer le blanc à la faim du noir ! Le noir égorgera et dévorera le blanc ; c’est la révolution des anthropophages ! Je n’en accepte pas la responsabilité, et, si vous y persévérez, je me retire dès le premier jour.
« Si vous voulez bien comprendre, au contraire, que, l’esclave étant une mauvaise propriété, mais enfin une propriété légale, garantie par l’État comme toutes les autres, vous ne pouvez l’exproprier sans indemnité {p. 94}aux propriétaires, et sans donner en même temps aux propriétaires du sol, par votre indemnité, les moyens de payer un salaire à l’esclave émancipé pour son travail devenu libre, je reste alors et je poursuivrai persévéramment avec vous cette œuvre d’humanité et de civilisation ! »
De ce jour, le principe de l’indemnité aux colons blancs fut admis, et, bien que l’esclavage continuât d’exister jusqu’à la République, la République, grâce à M. Schœlcher et au gouvernement rallié à mes vues, finit par l’abolir ; elle eut seulement le tort de trop économiser sur l’indemnité, mais, malgré cette parcimonie de vertu, elle n’eut qu’à se féliciter de son courage. Pas une goutte de sang, pas un crime contre la propriété, pas une ruine dans nos colonies n’attrista cette belle action de la patrie. La Providence aide une bonne œuvre. Quand l’homme est juste, Dieu est grand !
VIII §
{p. 95}Voilà ce que les Américains si opulents du Nord auraient dû dire aux Américains du Sud : « Émancipez vos esclaves, graduellement, prudemment ; nous allons nous cotiser tous pour former l’indemnité nécessaire aux États dépossédés pour payer le travail libre ! »
IX §
Quel est le droit des Américains du Nord à cette possession universelle de leur continent qu’ils occupent depuis si peu de jours ? Est-ce la conquête ? Mais elle est à Cortez, Espagnol aussi, et à ce petit nombre d’Argonautes, {p. 96}descendus avec quelques compagnons de fanatisme, d’héroïsme et de férocité, sur l’Amérique du Midi pour la donner au roi d’Espagne et à sa religion alors conquérante.
Est-ce le droit des premiers occupants ? Mais les flibustiers cosmopolites, les Danois, les Bretons, les Français, les Portugais, les Espagnols, y ont mis le pied bien avant eux ; témoin la Louisiane, les deux Canadas, les Français, les Anglais, l’immense colonie britannique, dont ils sont eux-mêmes le résidu.
J’ai vu moi-même le premier Napoléon, dans une imprévoyance fatale aujourd’hui à la France, pour quelques millions qui n’équivalaient pas à six mois de revenu, donner la Louisiane et les rives sans bornes de son Nil américain ! Ils n’ont d’autre titre de possession que leur marche en avant.
Ils conquièrent par des emprunts ce qu’ils ne peuvent conquérir par les armes ; ne les avez-vous pas vus, il y a quelques jours, proposer aux Mexicains d’hypothéquer leurs provinces les plus riches pour abuser, comme des usuriers du globe, de leur droit fiscal au {p. 97}jour d’un remboursement impossible, et s’emparer, au nom de la politique, d’un pays trois fois grand comme la France, conquis par le crédit ? Une fois cette main mise sur cette clef de l’Amérique du Sud, qui ne les voit s’avancer sans obstacle sur les Californies, ces sources de l’or ; sur l’Amérique centrale, sur les États de race latine, sur tous les territoires espagnols, devenus des républiques en fusion, Venezuela, la Nouvelle-Grenade, l’Équateur, le Pérou, plus riche encore en or que le Mexique, le Brésil illimité en étendue et en avenir ; sur ses annexes, le Paraguay, l’Uruguay, la Bolivie, la Confédération de la Plata, Guayaquil, jusqu’au cap Horn plus tempétueux que le cap des Tempêtes, et jusqu’à l’océan Austral, cette route d’un cinquième continent, la mystérieuse Australie ? Aucun de ces États, usés sous la forme monarchique, nouveaux sous la forme républicaine, excepté le Brésil, n’est de force à lutter contre l’envahissement, et l’on peut calculer étape par étape le jour fatal d’un envahissement accompli, l’extinction de toutes ces belles races latines, civilisées, civilisantes, nobles de sentiment comme d’ancêtres, qui ont peuplé ces plus beaux climats {p. 98}de l’univers de capitales aussi monumentales que Rome et Madrid, et qui deviendront des bazars de marchands.
X §
Je ne crains pas de le dire hautement, malgré l’opposition naturelle qu’il peut y avoir entre les pensées diplomatiques de la République et les pensées diplomatiques de l’Empire ; contre des intérêts si français, si élevés, si européens, il n’y a pas d’opposition patriotique qui prévale. La pensée de la position à prendre par nous au Mexique est une pensée grandiose, une pensée incomprise (je dirai tout à l’heure pourquoi), une pensée juste comme la nécessité, vaste comme l’Océan, neuve comme l’à-propos, une pensée d’homme d’État, féconde comme l’avenir, une pensée de salut pour l’Amérique et pour le monde.
XI §
{p. 99}Ici il faut s’élever très haut pour en concevoir la portée. Le premier Empire, empire uniquement militaire, et qui vendit la Louisiane pour un morceau de pain de munition à ses armées, n’en eut jamais de pareilles.
XII §
La pensée d’une position hardie et efficace à prendre au Mexique contre l’usurpation des États-Unis d’Amérique est une pensée neuve, mais juste.
L’Europe en a le droit ; la France en prend l’initiative.
Voyons le droit de ce point de vue élevé d’où l’on distingue la légitimité des choses, et partons de ce fait, vrai quoique non radical.
Le globe est la propriété de l’homme ; le {p. 100}nouveau continent, l’Amérique, est la propriété de l’Europe.
Elle n’a pas été donnée en proie et en abus de force aux Américains du Nord, seuls.
XIII §
En partant de ce principe, devenu aujourd’hui un fait, que le continent américain est la propriété collective du genre humain, et non de l’union déchirée d’une seule race sans titre et sans droit, du moins sur l’Amérique espagnole et sur la race latine, mère de toute civilisation, le principe de protection de l’Europe et de son indépendance, du moins dans ses dix-sept États républicains de l’Amérique du Sud, découle évidemment pour nous et pour toutes les puissances de l’ancien monde. Il faut prévoir les événements, il faut protéger la race latine, et, pour protéger, il faut prendre position d’abord sur le point menacé contre les États-Unis. Il le faut, ou bien il faut déclarer que le continent nouveau, possession de l’Europe, {p. 101}appartiendra tout entier, dans vingt-cinq ans peut-être, à ces pionniers armés qui ne reconnaissent pour tout titre de leur usurpation que leur convenance, et qui permettent à leurs citoyens, comme Walker, de lever individuellement des escadres et des armées contre Cuba, pendant que leur général fédéral entre au nom de l’Union dans Mexico, et de là dans toutes les capitales de l’Amérique civilisée du Sud !
XIV §
Or pourquoi l’Europe ou le monde ancien reconnaîtraient-ils ces droits de piraterie sur mer et sur terre aux États-Unis, tandis que dans l’ancien monde, nous reconnaissons non seulement le droit de protéger les propriétés utiles à tous, mais encore le droit d’exproprier avec indemnité les États et les individus de toute propriété de choses dont l’usage est nécessaire à tous ?
Ce principe de protection des intérêts utiles à tous qui s’applique à une commune, s’appliquerait-il {p. 102}donc avec moins de droit à un continent tout entier à protéger dans son indépendance ? Évidemment non ; nous ne disons point : Expropriez les États-Unis de l’Amérique espagnole ; leur propre anarchie organique les expropriera assez ! Mais nous disons : L’Europe a le droit, et nous ajoutons le devoir, de ne pas leur livrer la race latine, l’Amérique espagnole, la moitié qui reste encore libre et indépendante de cette magnifique partie du globe, plus de la moitié du ciel, de la terre et des populations du Nouveau-Monde !
XV §
Quelles sont les possessions collectives, sacrées, les nécessités du genre humain tout entier que la politique de l’ancien monde ne peut et ne doit pas livrer à la merci des États-Unis de l’Amérique anglaise ?
Ces choses sont le capital du monde entier, exploité par quelques-uns, nécessaire à tous, {p. 103}dans notre état de civilisation et dans notre système d’échange, qui nous rend à tous l’or monnayé aussi nécessaire que le pain. Les mines d’or sont là !
En second lieu, l’alimentation de l’ancien monde, le blé, les farines, le maïs, la pomme de terre, dont le peuple vit, et dont la privation dans les années de disette peut entraîner en Europe des calamités et des dépopulations incalculables.
En troisième lieu, les industries qui sont devenues, depuis quelques années surtout, par le salaire qu’elles assurent à au moins quarante millions d’ouvriers industriels des tissus de coton, le véritable et indispensable stipendium du salaire et de la vie.
Enfin le commerce, qui nous nécessite une marine et des matelots, population flottante, incalculable comme nombre d’hommes nourris sous la voile, plus incalculable encore comme élément de notre puissance nationale. Permettre aux États-Unis de renouveler la folie du premier Empire, de mettre le blocus anti-européen, non plus sur leurs ports seulement, mais sur un monde, comme ils viennent de le proclamer, ce n’est plus une lâcheté seulement, {p. 104}c’est accepter les fourches caudines de New-York, c’est abdiquer la navigation, le commerce, le coton, le libre-échange, la marine du vieux monde, c’est ne plus vivre que de la mort de la vie !
XVI §
Or qui ne sait que les blés et les farines de l’Amérique, de la vallée du Mississipi surtout, sont le grenier du monde en cas de disette, comme la Sicile était le grenier des Romains ?
Qui ne sait que le capital monétaire de l’univers est en masses immenses au Mexique, au Pérou, dans la Sonora, et que les mines aujourd’hui enrichies par les eaux et rendues à leur productivité naturelle par un bon système d’épuisement mettront tout le capital or et argent de l’univers entre les mains des États-Unis maîtres des deux Amériques ? Qui ne sait que le maître du capital est le maître de l’intérêt, et que l’Europe, livrée bientôt à ce pays de tous les monopoles, en subirait à jamais la loi ? Qui {p. 105}ne sait que, maîtres des prix de l’argent et de l’or, ils le seraient aussi de nos industries les plus vitales, et que leur coalition déjà ourdie contre l’industrie de la soie, qui fait rivalité à leur industrie du coton, ruinerait Lyon, la capitale des tissus et la seconde capitale de la France ? Qui ne sait qu’en nous privant ou en se privant eux-mêmes par l’extinction du Sud de l’élément de cette industrie en Europe, le coton, ils affameraient, comme ils affament déjà, huit millions d’ouvriers en France, plus en Angleterre, cinq millions en Autriche, et prendraient l’Europe par famine à tout caprice de leur intérêt arbitraire ? Qui ne sait enfin que nos commerces et nos navigations subiraient les mêmes anéantissements que nos produits ?
XVII §
Voilà évidemment la pensée secrète qui aura inspiré l’expédition du Mexique, expédition qui a paru une témérité sans compensation, et {p. 106}derrière laquelle j’ai seul en France pressenti une utilité générale.
La France ne l’a pas comprise, pourquoi ? j’oserai le dire : parce qu’elle ne lui a été au premier moment ni explicable ni expliquée. C’est que cette pensée de prendre position contre les États-Unis au Mexique ne devait pas être exclusivement française, mais européenne ; il fallait se consulter, se concerter, s’entendre franchement avant d’agir ; on ne l’a pas fait. La France, accusée d’arrière-pensée personnelle, a été suspecte à l’Espagne et à l’Angleterre. On a cru qu’elle voulait simplement entraîner ses deux alliés dans une guerre d’intervention uniquement française et monarchique, au lieu de combiner avec Londres et Madrid une démarche armée désintéressée, européenne, et a pour cela été redoutée et abandonnée ; or, de deux choses l’une : ou la France était sincère et elle ne voulait agir que dans l’intérêt commun, et alors il fallait s’expliquer nettement d’avance et n’agir qu’après un concert diplomatique et militaire européen à égal emploi de forces, qui ne donnât motif à aucune plainte de réticence et de défaut de franchise contre son intervention ; ou la France, voulant agir seule, devait {p. 107}agir avec des forces françaises dignes d’elle, et ne pas débuter par planter son drapeau protecteur au Mexique avec une poignée d’hommes héroïques, mais abandonnés de leurs auxiliaires, et insuffisants à l’accomplissement de sa pensée.
XVIII §
Là est le vice de l’entreprise, là est le motif pour lequel la France ne l’a pas comprise, l’Espagne l’a suspectée, l’Angleterre l’a désertée. La France y ramènera par sa loyauté mieux prouvée l’Angleterre et l’Espagne, ou bien elle agira seule avec des forces prépondérantes ; l’Amérique espagnole sera protégée, les États-Unis seront réprimés, l’Espagne et l’Angleterre seront ramenées, et cette grande entreprise sera l’honneur de ce siècle en Europe et l’honneur de la France dans l’Amérique espagnole.
On conçoit aisément que ce peuple n’a {p. 108}encore presque aucune des conditions d’une littérature américaine. Les Mexicains d’avant la conquête, les prétendus sauvages de Montezuma, les Péruviens avec leurs poèmes de quippos, étaient à cet égard bien plus avancés. Les monuments gigantesques des Aztèques ont laissé sur la terre des traces d’intelligence et de force très supérieures jusqu’ici aux édifices exclusivement utilitaires des Américains du Nord. Les pionniers ne construisent pas pour les siècles, les scieurs de long ne savent qu’abattre pour les dépecer ces grands arbres aristocratiques des forêts, qu’ils jouissent de jeter à terre comme les envieux des supériorités de la nature. Leur éloquence est le débat de leur assemblée publique, où ils portent la rudesse de leurs mœurs violentes et où les brutalités du geste et du poing fermé suppléent à ces belles violences morales que les grands orateurs de l’Europe antique ou moderne exercent à l’aide de la persuasion et de la logique sur les hommes d’élite rassemblés pour chercher, en commun, la raison et le droit des choses. Leurs journaux, innombrables parce qu’ils coûtent peu, ne sont que des recueils d’annonces, des charlatanismes recommandés {p. 109}par les Barnum de la presse, des recueils de calomnies et d’invectives jetées quotidiennement aux divers partis pour leur prêter des appellations odieuses ou des accusations triviales propres à se décréditer mutuellement les uns les autres, et s’arracher les abonnés. Leurs salons se tiennent dans les hôtelleries ; leurs cercles d’hommes, qui ne sont tempérés par aucune bienveillance et par aucune politesse féminine, ne sont que des clubs de trafiquants acharnés utilisant leur repos même pour leur fortune à la fin du jour, fiers de ne connaître que ce qui rapporte, et ne s’entretenant que des entreprises réelles ou illusoires où l’on peut centupler son capital. Leur liberté toute personnelle a toujours quelque chose d’hostile à quelqu’un, l’absence de bienveillance leur donne en général le ton et l’attitude de quelqu’un qui craint qu’on ne l’insulte, ou qui cherche à force d’orgueil dans le maintien à prévenir l’insulte qu’on voudrait lui faire. Ils connaissent eux-mêmes le désagrément habituel de leurs mœurs. Un de leurs rares orateurs politiques, le plus éloquent et le plus honnête, que l’envie nationale a toujours {p. 110}empêché de s’élever à la présidence de la république pour crime de supériorité, me disait un jour : « Notre liberté consiste à faire tout ce qui peut être le plus désagréable à nos voisins. » L’art d’être désagréable est leur seconde nature. Plaire est le symptôme d’aimer. Ils n’aiment personne ; personne ne les aime. C’est l’expiation des égoïstes. L’histoire ne présente pas une physionomie de peuple pareil à celui-là ; fierté, froideur, correction des traits, mécanisme des gestes, tabac mâché dans la bouche, crachoir sous les pieds, jambes étendues contre les jambages de la cheminée ou repliées sur la cuisse sans souci des bienséances que l’homme doit à l’homme, accent bref, monotone, impérieux, personnalité dédaigneuse empreinte dans tous les traits : voilà un de ces autocrates de l’or.
XIX §
Sauf les rares exceptions qui tranchent et qui souffrent partout de la pression générale {p. 111}dans une atmosphère inférieure, exceptions d’autant plus respectables qu’elles sont plus nombreuses dans l’individu, voilà l’Américain du Nord, voilà l’air du pays : « l’orgueil de ce qui lui manque ! »
Voilà ce peuple à qui M. Monroë, un de ses flatteurs, disait pour être applaudi : « Le temps est venu où vous ne devez pas souffrir que l’Europe se mêle des affaires de l’Amérique, mais où vous devez désormais affecter votre prépondérance dans les affaires de l’Europe ! »
XX §
Nous avons dit qu’il ne pouvait point y avoir encore de littérature dans un tel pays, exclusivement adonné aux intérêts matériels.
Comment y aurait-il une littérature dans un pays où il n’y a ni spiritualisme, ni philosophie, {p. 112}ni histoire, ni poésie, ni éducation nationale ?
Ce serait un phénomène inexplicable. Ce phénomène est apparu cependant ; c’est de quoi nous voulons vous parler aujourd’hui. Il est vrai que cette ébauche de littérature ne s’est rencontrée que dans une partie de la science utile, l’histoire naturelle ; ici même le pays a prévalu sur l’homme.
Audubon, c’est l’écrivain dont il s’agit, aurait été partout ailleurs un grand philosophe, un grand orateur, un grand poète, un grand homme d’État, un J.-J. Rousseau, un Montesquieu, un Chateaubriand ; là il n’a pu être qu’un naturaliste, un peintre et un descripteur d’oiseaux d’Amérique, un Buffon des États du Nord, mais un Buffon de génie passant sa vie dans les forêts vierges, au lieu de la passer au jardin du roi et autour d’une table à écrire dans sa seigneuriale tour du château de Montbard, un Buffon voyant par ses propres yeux ce qu’il décrit et décrivant d’après nature, un Buffon enfin comprenant l’intelligence et la langue des animaux au lieu de les nier stupidement comme Malebranche, entrant dans leurs amours, dans leurs {p. 113}passions, dans leurs mœurs, et écrivant avec l’enthousiasme de la solitude quelques pages de la grande épopée animale de la création.
XXI §
Il est bien vrai que la littérature des États-Unis avait eu, avant Audubon, quelques essais d’histoire d’un mérite relatif réel, un germe de poète dans un homme distingué mais non original, enfin deux romanciers dans Washington Irving et dans Cooper, dont les ouvrages, imités heureusement de Walter Scott, l’Homère écossais, ont fait sensation il y a vingt-cinq ans en Europe. Mais Washington Irving est fils d’un Écossais et d’une Anglaise ; mais Cooper lui-même est à peine naturalisé Américain par deux générations. Ce sont des importations britanniques toutes récentes de créoles anglais, qui ont encore l’accent et le génie de la mère patrie. Leur talent très divers et très goûté, mais presque exclusivement en Europe, ne {p. 114}fait point partie de l’intellectualité américaine des États-Unis. L’honneur de ces deux noms appartient tout entier à l’esprit de l’Angleterre et de l’Écosse ; la France elle-même réclame Audubon. Un écrivain d’une grande érudition littéraire, méconnu, un de ces hommes presque universels, qui sont poursuivis pendant toute leur vie par je ne sais quelle malignité de la fortune et de la renommée, M. Chasles, découvrit il y a quelques années cet homme des bois, Audubon, dans un salon de curiosités vivantes de Londres. Cet homme le frappa.
Voici le portrait qu’il en fait :
Le costume mesquin et ridicule de l’Europe ne pouvait déguiser entièrement cette dignité simple et presque sauvage, dont le génie prend le caractère au sein de la solitude qui le nourrit. Pendant que les gens de lettres, race vaniteuse et parlière, entraient dans cette arène de la conversation où ils se disputaient le prix de l’épigramme et le laurier du pédantisme, l’homme dont je veux parler restait debout, le front haut, l’œil libre et fier, silencieux, modeste, écoutant d’un air quelquefois dédaigneux, et non caustique, les prouesses esthétiques dont le tumulte semblait l’étonner. {p. 115}S’il prenait quelquefois la parole, c’était dans un intervalle de repos ; il relevait d’un mot une erreur ; il ramenait la discussion à son principe et à son but. Je ne sais quel bon sens sauvage et naïf animait ses discours rares et pleins de justesse, de modération et de feu. De longs cheveux noirs et ondés se partageaient naturellement sur des tempes lisses et blanches, sur un os frontal disposé pour contenir et protéger la flamme de la pensée. Il y avait dans toute sa parure une propreté singulière ; vous auriez dit que l’eau du ruisseau, traversant la forêt vierge et baignant les racines séculaires des chênes vieux comme le monde, lui avait servi de miroir. À sa longue chevelure, à son col découvert, à l’indépendance de ses manières, à la mâle élégance qui le caractérisait, vous n’eussiez pas manqué de dire : Cet homme n’a pas vécu longtemps dans la vieille Europe ; notre civilisation, mère de la politesse affectée qui s’est répandue des cours dans les villes et des villes dans les villages, substituant de vains symboles à des sentiments réels, ne l’a pas marqué de son empreinte vulgaire. Il ne s’est pas effacé sous le poids de l’usage ; il a encore sa valeur et son poids. L’alliage, le mensonge {p. 116}de la société n’entrent pour rien dans son caractère et ses mœurs.
C’est plaisir de rencontrer un tel homme dans ces assemblées loquaces et scientifiques, où tous les talents et toutes les prétentions coalisés aboutissent à un ennui mortel ! Ajoutez aux traits que nous venons d’indiquer une physionomie franche et calme, une coupe de visage hardie, un œil vif, ardent, pénétrant et fixe comme l’œil du faucon, un accent étranger, des expressions insolites, brièvement pittoresques, fortement colorées, spirituelles sans le paraître : vous aurez le portrait à peu près exact de l’historien des oiseaux, de l’Américain Audubon.
Il a quitté son nom et se nomme lui-même « l’homme des bois d’Amérique1 » ; c’est le seul titre qui lui convienne. Ces solitudes ont été son cabinet de travail. Ces grands déserts peuplés d’animaux sauvages, il les a parcourus dans tous les sens. Il y a respiré, avec l’air chargé des émanations de la végétation primitive, ce respect de la dignité, cette conscience de l’énergie humaine qui ne l’ont jamais quitté.
{p. 117}L’amour de la nature a bercé Audubon dès le premier âge. Il a passé les nuits à la belle étoile, au pied de l’arbre qui logeait dans ses rameaux le peuple dont il venait étudier les mœurs et que jamais il n’a perdu de vue. Le sentier où l’oiseau voltigeait est celui qu’il a choisi. Le nid de l’aigle, dont le trône était la cime du rocher le plus inaccessible, ne l’a pas effrayé. La patience d’un bénédictin, la passion d’un artiste, ont été consacrées par lui à cette étude : il a poursuivi son œuvre à travers tous les dangers et l’a recommencée avec une persévérance sans égale. Ses nuits n’avaient que rêves ailés et gazouillements mélodieux ; les images de ses favoris hantaient sa pensée.
N’allez pas vous méprendre ni accuser de singularité cette vocation qu’Audubon avait reçue de Dieu même. Il était ornithologiste à son berceau. Il lui fallait des races ailées à peindre, à observer, à détailler, à aimer ; des concerts à écouter dans les bocages ; des plumes brillantes à reproduire ; des ailes vagabondes à suivre dans leurs courbes et dans leurs spirales. Voici comment il analyse cet instinct d’observation solitaire, ce dévouement à une innocente étude, cette abnégation de tous les {p. 118}soins matériels, cette force intellectuelle d’un homme qui, sans maître, fait toute son éducation d’histoire naturelle au fond des bois, et complète seul une branche de la science, branche importante que l’on désespérait de compléter jamais.
« J’ai reçu, dit-il, la vie et la lumière dans le Nouveau-Monde. Mes aïeux étaient Français et protestants. Avant d’avoir des amis, les objets de la nature matérielle frappèrent mon attention et émurent mon cœur. Avant de connaître et de sentir les rapports de l’homme, je connus et je sentis les rapports de l’homme avec le monde. On me montrait la fleur, l’arbre, le gazon ; et non seulement je m’en amusais comme font les autres enfants, mais je m’attachais à eux. Ce n’étaient pas mes jouets, c’étaient mes camarades. Dans mon ignorance, je leur prêtais une vie supérieure à la mienne ; mon respect, mon amour pour ces choses inanimées datent d’une époque que je puis à peine me rappeler. C’est une singularité trop curieuse pour être tue ; elle a influé sur toutes mes idées, sur tous mes sentiments. Je répétais à peine les premiers mots qu’un enfant bégaye, et qui causent tant de joie à une mère ; je pouvais {p. 119}à peine me soutenir, quand le plaisir que me donnèrent les teintes diverses du feuillage et la nuance profonde du ciel azuré me pénétraient d’une joie enfantine. Mon intimité commençait à se former avec cette nature que j’ai tant aimée, et qui m’a payé mon culte par tant de vives jouissances : intimité qui ne s’est jamais interrompue ni affaiblie, et qui ne cessera que dans mon tombeau. Un observateur clairvoyant l’eût prédit dès cette époque ; et je suis persuadé que ces premières impressions ont ébauché ma carrière et préparé mes travaux.
« Je grandis, et ce besoin de converser pour ainsi dire avec la nature physique ne cessa pas de se développer en moi. Quand je ne voyais ni forêt, ni lac, ni mer aux vastes rivages, j’étais triste et ne jouissais de rien. Je cherchais à me rappeler mes promenades favorites en peuplant ma chambre d’oiseaux ; puis, dès qu’un moment de liberté me rendait à moi-même, je me hâtais d’aller chercher les roches creuses, les grottes couvertes de mousse, bizarres retraites des mouettes et des cormorans aux ailes noires. Je préférais ces abris solitaires aux plafonds dorés et aux alcôves élégantes. Mon {p. 120}père, dont j’étais le seul enfant, servait complaisamment mes goûts ; il aimait à me procurer des œufs, des fleurs, des oiseaux. C’était un homme doué du sentiment religieux et poétique, et qui par ses récits éveillait en moi l’instinct qui l’animait lui-même. Cette perfection des formes, cette délicatesse des détails, cette variété des teintes, me charmaient. Il me présentait la science sous un point de vue coloré et plein d’intérêt, au lieu de la réduire à je ne sais quelle analyse anatomique et morte, qui fait de la nature un squelette.
« Mon père ébauchait aussi l’histoire des oiseaux, de leurs migrations et de leurs amours. Il me faisait remarquer les manifestations extérieures de leurs espérances ou de leurs craintes. Rien ne m’étonnait plus que leur changement de costume ; et dans cet ensemble de faits à peine indiqués je trouvais un roman infiniment varié, toujours nouveau, dont mon esprit suivait attentivement les détails.
« Aussi une joie pure et vive, une sorte de volupté paisible, embellirent-elles les années de ma jeunesse, remplies de ces observations qui préludaient à de plus pénibles travaux, et qui me ravissaient. Pendant des heures entières {p. 121}mon attention charmée se fixait sur les œufs brillants et lustrés des oiseaux, sur le lit de mousse molle qui renfermait et protégeait leurs perles chatoyantes, sur les rameaux qui les soutenaient balancés et suspendus, sur les roches nues et battues des vents qui les préservaient des ardeurs du soleil. Je veillais avec une sorte d’extase secrète sur le développement qui suivait le moment de leur naissance : les uns étaient éclos les yeux ouverts ; les autres ne les ouvraient que plusieurs jours après avoir brisé leur enveloppe. J’attachais mon esprit et mon âme à ces phénomènes dont la variété me surprenait. J’aimais à observer le progrès lent de quelques oiseaux vers la perfection de leur être, et à voir certaines espèces à peine écloses fuir à tire d’aile et secouer en volant les débris de leur coque transparente.
« J’avais dix ans ; cette passion d’histoire naturelle augmentait à mesure que je grandissais. Tout ce que je voyais, j’aurais voulu me l’approprier. Plus ambitieux que les conquérants, je désirais le monde et mes vœux n’avaient pas de bornes. Je me révoltais contre la mort, qui dépouillait de ses formes les plus {p. 122}belles et de ses plus aimables couleurs l’animal ou l’oiseau que j’étais parvenu à saisir. J’inventais mille moyens pour combattre ce monstre, la mort, qui venait rendre tous mes travaux inutiles et détruire les objets de mes affections. J’essayais de lutter contre elle ; et les constantes réparations qu’exigeaient mes oiseaux empaillés, la teinte fauve et terne qui décolorait leur beau plumage prouvaient que la mort était plus forte que moi. Je communiquai à mon excellent père le sujet de mon chagrin : ces essais qui disparaissaient entre mes mains, ces animaux si agiles et si frais pendant leur vie, et livrés après leur mort à une si triste métamorphose. Mon père voulut me consoler et m’apporta un volume de planches coloriées représentant, avec assez d’exactitude, les mêmes oiseaux qui faisaient mes délices, et dont les momies décoraient mon petit appartement.
« Ce fut pour moi une vive et ardente joie. Je retrouvais donc enfin, non il est vrai les êtres que j’aimais, et dont j’avais fait les compagnons de ma première enfance, mais leur image ressemblante. Je pensai que le moyen de m’approprier la nature, c’était de la copier. Me voilà donc, dessinateur imberbe et inexpérimenté, {p. 123}copiant tout ce qui se présentait à mes yeux, et le copiant mal.
« Pendant des années, je fis et je refis des oiseaux. Ces oiseaux ressemblaient tour à tour à des quadrupèdes ou à des poissons. Moi qui avais obstinément blâmé les planches du livre que mon père m’avait donné ; moi dont la critique avait relevé mille défauts dans ces portraits, combien je fus honteux quand mes patients efforts n’aboutirent qu’à des résultats si misérables, qu’à peine pouvais-je reconnaître moi-même l’oiseau que je venais de dessiner ! Mon pinceau, père et créateur d’une race inouïe et disproportionnée, me faisait pitié à moi-même. Loin de me décourager, ce désappointement irrita ma passion. Plus mes oiseaux étaient mal dessinés et mal peints, plus les originaux me semblaient admirables. En copiant et recopiant leurs formes, leur plumage et leurs diverses particularités, je continuais sans le savoir l’étude la plus profonde et la plus minutieuse de l’ornithologie comparée. Tous les détails de l’organisation des oiseaux, je les connaissais d’autant mieux que je cherchais avec une plus laborieuse patience à les reproduire exactement. Telle était l’intensité de {p. 124}cette passion puérile qui n’a pas diminué avec l’âge, que, si l’on m’eût enlevé mes dessins, je crois que l’on m’eût donné la mort. Ce travail occupait mes nuits et mes jours. Chaque année produisait une immense quantité de détestables dessins, que je condamnais au feu, le jour de leur naissance ; et Dieu sait quel incendie ces monceaux de papier barbouillé allumaient dans le foyer paternel !
« Mon père crut découvrir dans ce penchant si vif une aptitude naturelle pour les arts du dessin. À quinze ans, il m’envoya à Paris, où j’étudiai les principes de l’art dans l’atelier de David. Des nez gigantesques, des bouches colossales, des têtes de chevaux antiques sortirent de mon crayon. Je m’ennuyais ; toute cette sculpture que l’on me faisait copier me semblait froide et dénuée d’intérêt. Je revins à mes forêts natales.
« À peine de retour en Amérique, je recommençai à me livrer avec ardeur, mais avec plus de succès, aux études qui avaient tant de charme pour moi.
« Je reçus de mon père un don qui me fut doublement agréable, et par la valeur même du cadeau, et par le charme d’une attention {p. 125}qui flattait mes goûts les plus prononcés. Il me fit présent d’une plantation magnifique située en Pennsylvanie, arrosée par la rivière Schuylkill, et traversée par le ruisseau de Perkyoming. Je me mariai dans ce délicieux séjour, dont les hautes futaies, les champs onduleux, les collines boisées offrent au paysagiste de si pittoresques modèles. Dieu bénit mon union ; les soins du ménage, la tendresse que je ressentais pour ma femme et la naissance de deux enfants ne diminuèrent pas ma passion ornithologique. Mes amis la désapprouvaient.
« Mes recherches et mes études occasionnaient des dépenses assez considérables que rien ne compensait. Des revers de fortune survinrent. Mon enthousiasme me soutenait toujours ; et vingt années d’investigations et d’observations accrurent encore cette flamme secrète qui m’animait. C’était vers les bois antiques du continent américain qu’un invincible attrait me précipitait, malgré les conseils de tous ceux qui me connaissaient. Ils ne pouvaient s’associer à mes pensées, jouir de mon bonheur, ni savoir quelle volupté c’est pour moi d’observer de mes propres yeux les scènes {p. 126}vivantes de la nature. Pour eux j’étais un monomane, inaccessible à toute autre idée qu’à une idée dominante, un fou négligeant ses devoirs et sacrifiant ses intérêts à la folie qui le possède. J’entreprenais seul de longs et périlleux voyages ; je battais les bois, je m’égarais dans les solitudes séculaires ; les rives de nos lacs immenses, nos vastes prairies et les plages de l’Atlantique me voyaient sans cesse errant dans leurs plus secrets asiles. Des années s’écoulèrent ainsi loin de ma famille.
« Lecteur ! ce n’était pas un désir de gloire qui me conduisait dans cet exil. Je voulais seulement jouir de la nature. Enfant, j’avais voulu la posséder tout entière ; homme fait, le même désir, la même ivresse vivaient dans mon cœur. Jamais alors je ne conçus l’espérance de devenir utile à mes semblables. Je ne cherchais que mon amusement et mon plaisir. Le prince de Musignano (Lucien Bonaparte), que je rencontrai à Philadelphie, m’engagea vivement à publier mes essais, et changea le cours de mes idées : c’était le premier encouragement que l’on me donnait. D’ailleurs Philadelphie et New-York, où je reçus un excellent accueil, ne m’offrirent aucun moyen pécuniaire de {p. 127}continuer mon entreprise. Je remontai le large courant de l’Hudson ; ma barque glissa de nouveau sur ces lacs qui semblent des océans, je m’enfonçai de nouveau dans mes solitudes chéries.
« Le nombre de mes dessins augmentait ; ma collection se complétait ; je commençai à rêver la gloire ; le burin d’un graveur européen ne pourrait-il pas éterniser l’œuvre de ma jeunesse, le résultat de ce labeur continu et de ce zèle persévérant ? Ces chimères caressèrent mon imagination, et je sentis mon courage redoubler, mon avenir s’agrandir.
« Après avoir habité pendant plusieurs années le village d’Henderson, dans le Kentucky, sur les rives de l’Ohio, je partis pour Philadelphie. Mes dessins, mon trésor, mon espoir, étaient soigneusement emballés dans une malle que je fermai et que je confiai à l’un de mes parents, non sans le prier de veiller avec le plus grand soin sur ce dépôt si précieux pour moi. Mon absence dura six semaines. Aussitôt après mon retour, je demandai ce qu’était devenue ma malle. On me l’apporta ; je l’ouvris. Jugez de mon désespoir. Il n’y avait plus là que des lambeaux de papier déchiré, morcelé, {p. 128}presque en poussière ; lit commode et doux, sur lequel reposait toute une couvée de rats de Norwége. Un couple de ces animaux avait rongé le bois, s’était introduit dans la boîte et y avait installé sa famille : voilà tout ce qui me restait de mes travaux ; près de deux mille habitants de l’air, dessinés et coloriés de ma main, étaient anéantis. Une flamme poignante traversa mon cerveau comme une flèche de feu ; tous mes nerfs ébranlés frémirent ; j’eus la fièvre pendant plusieurs semaines. Enfin la force physique et la force morale se réveillèrent en moi. Je repris mon fusil, mon album, ma gibecière, mes crayons, et je me replongeai dans mes forêts comme si rien ne fût arrivé. Me voilà recommençant mes dessins, et charmé de voir qu’ils réussissaient mieux qu’auparavant. Il me fallut trois années pour réparer le dommage causé par les rats de Norwége : ce furent trois années de bonheur.
« Plus mon catalogue grossissait, plus les lacunes qui s’y trouvaient encore me causaient de regret et de chagrin : je désirais vivement être en état de le compléter. Seul et sans secours, comment mettre à fin une si vaste entreprise ! Je me promis de ne rien négliger de ce {p. 129}que ma bourse, mon temps et mes peines pourraient accomplir. De jour en jour je m’éloignai davantage des lieux habités par les hommes ; dix-huit mois s’écoulèrent ; ma tâche était remplie ; j’avais exploré toutes les retraites de nos forêts. J’allai visiter ma famille qui habitait alors la Louisiane ; et, emportant avec moi tous les oiseaux du nouveau continent, je fis voile pour le vieux monde.
« Une traversée heureuse me conduisit en Angleterre. À l’aspect de ces côtes blanchissantes, en face de cette ville opulente dont le patronage pouvait me payer de tant de peines, dont l’indifférence pouvait aussi me laisser languir dans l’indigence et l’oubli, je ne pus m’empêcher de ressentir une terreur et une anxiété profondes. Je songeai à ma situation précaire, à mon isolement dans un pays où je n’avais pas un seul ami, à ce désert peuplé d’hommes inconnus, peut-être hostiles. Je regrettai mes bois, la dépense de ce long voyage ; et mon entreprise, qui m’avait paru aventureuse jusqu’à l’héroïsme, me sembla téméraire jusqu’à la démence ; mais Dieu soit loué ! »
XXII §
{p. 130}Il repartit encouragé, et le monument fut achevé ; il poursuivit, accompagné de sa femme et de son enfant, ses pèlerinages grandioses à travers ces régions inexplorées. Son récit les fait revivre de temps en temps comme quand le pèlerin fatigué s’asseoit sur la fin du jour pour contempler plus à loisir l’horizon du soir et du lendemain. Écoutez :
C’était vers la fin d’octobre. L’Ohio, le roi des fleuves, reflétait dans ses eaux paisibles ces belles teintes automnales qui dorent et bronzent les feuillages, à l’approche de l’hiver. Des festons de vignes, étincelantes comme de l’acier bruni, ou rouges comme l’airain frappé du soleil, suspendaient leurs guirlandes aux grands arbres de la rive. Les clartés du jour, frappant les ondes limpides, se réverbéraient sur le feuillage, mi-parti d’une verdure tenace et de cette couleur ardente et safranée, plus {p. 131}prestigieuse peut-être que les couleurs vives et pures du printemps. L’atmosphère était tiède ; le disque du soleil était couleur de feu. Rien ne ridait la surface de l’eau, que notre rame seule agitait. Paisibles et silencieux, nous avancions, contemplant la beauté des scènes qui nous environnaient de leur magnificence sauvage. Quelquefois une foule de petits poissons, poursuivis par le chat aquatique, s’élançaient hors du fleuve, comme des flèches, et retombaient en pluie d’argent ; la perche blanche battait de ses nageoires la quille de notre bateau et nous suivait par troupes bruyantes. J’ai rarement éprouvé une sensation plus délicieusement, plus innocemment profonde. J’avais là tous les objets de mes affections, et cette belle nature nous souriait.
D’un côté de l’Ohio s’élèvent de hautes collines aux croupes élégantes et aux pentes mollement inclinées : sur la gauche, de vastes plaines fertiles et boisées se prolongent jusqu’à l’horizon. Du sein du fleuve des îles de toutes les dimensions surgissent verdoyantes comme des corbeilles. Le fleuve serpente doucement autour de ces îles, dont les sinuosités et les courbes sont si bizarrement onduleuses que {p. 132}souvent vous croiriez voguer sur un grand lac et non sur une rivière. Quelques défrichements commencés sur les rivages s’offrirent à nos regards ; ils menaçaient d’un envahissement prochain la beauté primitive de ces solitudes, et je ne pus les voir sans regret.
À l’approche de la nuit, à mesure que l’ombre s’épandait sur le fleuve, une plus profonde émotion nous saisissait. La clochette des troupeaux tintait au loin : le cornet du batelier, suivant les détours de la rivière, arrivait jusqu’à nous ; le long cri de guerre du grand hibou, le bruit sourd de ses ailes, fendant l’air silencieux ; tous ces bruits devenant plus distincts à mesure que le jour baissait, nous les écoutions avec un intérêt puissant et une curiosité indicible. Le soleil reparaissait enfin ; quelques notes éparses, échappées aux habitants des bois, nous annonçaient l’éveil de la nature ; le daim traversait le courant et nous apprenait que bientôt la neige couvrirait les champs ; çà et là le toit bas et l’habitation isolée du colon révélaient une civilisation naissante. Nous rencontrions de temps à autre quelques bateaux plats, chargés de bois ou de marchandises, et que nous ne tardions pas à {p. 133}dépasser ; d’autres nacelles plus petites étaient chargées d’émigrés de toutes les parties du monde, qui allaient chercher au loin un asile et planter leur tente dans ces solitudes.
Les outardes et les pintades qui abondaient sur ces beaux rivages, et qui venaient sans défiance voltiger autour de nous, servaient à nos repas. D’un coup de fusil nous nous procurions un festin splendide. Nous choisissions pour salle à manger quelque buisson ombreux, tapissé d’une mousse verte et douce ; nous allumions du feu avec des branches sèches ; et je doute en vérité que jamais gastronome ait trouvé dans le luxe de sa table de plus exquises voluptés.
Ces heureux jours s’écoulaient, et chaque moment nous rapprochait du foyer natal. Nous nous trouvions près du ruisseau des Pigeons qui se perd dans l’Ohio, quand un bruit étrange vint nous surprendre. C’étaient les dissonances les plus épouvantables ; des hurlements semblables au whoup ! des Indiens, terrible cri de guerre que nous connaissions trop bien pour ne pas le redouter. Je ramai vigoureusement, pour échapper au péril qui nous menaçait. Il n’y avait pas huit jours que des Peaux-rouges {p. 134}s’étaient répandus dans la campagne, avaient détruit les habitations des colons, massacré les enfants et les femmes, et couvert de sang leurs défrichements commencés. Pendant quelques minutes, une terreur profonde nous saisit. Les cris redoublaient. Enfin nous aperçûmes sous d’épais halliers une troupe d’hommes et de femmes qui, les mains levées au ciel et la tête haute, poussaient en chœur et d’un air frénétique ces gémissements, ces hurlements, ces hourras barbares. C’étaient des méthodistes qui venaient accomplir dans cette solitude, loin des profanes et des sceptiques, leurs rites pieux : le tumulte discordant de leurs voix criardes était l’expression de leur enthousiasme. Nous arrivâmes à Henderson.
Ce voyage de deux cents milles m’a laissé de délicieux souvenirs. Depuis vingt années ces rives désertes et charmantes ont changé de face. Leur grandeur native, leur primitive beauté, se sont effacées. Plus de rameaux épais qui dessinent leur arcade verdoyante au-dessus du fleuve ; les vieux arbres ont disparu, la hache éclaircit tous les jours ces belles forêts, qui décoraient d’un long feston mobile le sommet de tous les coteaux ; le sang des indigènes {p. 135}et des nouveaux habitants s’est mêlé aux ondes du fleuve dont ils se disputaient la possession exclusive. Vous n’y rencontrerez plus ni l’Indien couronné de son diadème de plumes, ni ces troupeaux de buffles et de daims qui se frayaient passage en caravanes bruyantes, à travers les clairières des bois. Des villages, des hameaux et des villes ont envahi ces domaines (en 1825). Le marteau y retentit ; la scie y prépare en criant de nouvelles habitations. Quand les instruments du charpentier et du maçon se reposent et se taisent, l’incendie dévore des forêts tout entières ; et la civilisation s’annonce par des ravages. Le sein calme de l’Ohio est sillonné par une foule de bateaux à vapeur, qui troublent ses ondes et obscurcissent l’air de leur trace de fumée. Le commerce vient s’asseoir sous ces rochers antiques ; et l’Europe nous jette tous les ans le surplus de sa population, comme pour nous aider dans cet envahissement progressif, conquête inévitable.
Les philosophes décideront la question de savoir si ce progrès de la civilisation doit être un objet de joie ou de mélancolie pour le penseur. Je l’ignore ; mais, à force de vivre sous ces ombrages et de diriger mon bateau sur ces {p. 136}rivières, un sentiment de tendresse presque passionné et dont plus d’un lecteur blâmera peut-être l’audace, m’avait incorporé cette nature.
Oh non ! on ne le blâmera pas quand on lira l’histoire des États du Nord pendant cette période de 1825 à 1862. Est-ce qu’une solitude innocente peuplée des œuvres neuves de Dieu n’était pas supérieure en réalité à ces carnages d’hommes altérés du sang de leurs frères et se disputant la prééminence du dollar du Nord sur le dollar du Sud ? Est-ce que le sang, cette séve de la terre, n’y pleut pas des feuilles et des brins d’herbe dont il est la rosée actuelle, plus abondamment en un jour de leurs sanguinaires conflits, que sous le soleil dans les combats du cygne et du vautour dont Audubon nous trace quelques pas plus loin la ravissante et tragique histoire.
Je vais vous la donner :
XXIII §
{p. 137}Lisons d’abord la description du site américain dans Audubon ; il en fut le témoin solitaire près de la crique du Canot :
Je voyageais à cheval, dit-il. Je me trouvais entre Shawancy et la crique du Canot ; le temps était beau ; l’air était doux ; je chevauchais lentement. À peine fus-je entré dans la gorge ou vallée qui sépare la crique du Canot de celle d’Highland, le ciel s’obscurcit ; un brouillard dense simula la nuit la plus obscure. Je m’arrêtai plein d’étonnement, je ressentais une ardente soif que j’étanchai dans le ruisseau voisin. Bientôt un long murmure se fit entendre. Une tache ovale et livide se dessina sur le fond ténébreux du ciel. Les branches supérieures des arbres tressaillirent ; puis ce mouvement se communiqua aux branches inférieures. Je vis bientôt les troncs voler en éclats, se déraciner, s’enlever, fuir devant le souffle du vent et toute la forêt passer devant {p. 138}moi comme un torrent de gigantesques et effrayants fantômes. Ces troncs se heurtaient, se broyaient dans leur route. Au centre du courant tempétueux, les têtes des plus gros arbres se trouvaient forcées de prendre une direction oblique et de fléchir : au-dessous et au-dessus d’eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de poussière soulevée fuyait sous la même impulsion. L’espace occupé naguère par tous ces arbres n’était plus qu’une arène vide, semée de racines et de débris ; vous eussiez dit le lit du Meschacebé mis à nu. Les cataractes du Niagara ne hurlent pas avec plus de violence ; l’impétuosité de leur chute n’est pas plus terrible.
Quand la première fureur de l’ouragan fut épuisée et comme assouvie, des millions de rameaux fracassés volaient encore dans l’air, et la marche de la colonne dense qui signalait le passage de la tempête dura encore quelques heures, comme déterminée par une force d’attraction. Le ciel s’était couvert d’un voile verdâtre et lugubre ; une odeur de soufre très désagréable imprégnait l’atmosphère. J’attendis en silence et dans la stupeur, que la nature bouleversée eût repris, sinon sa forme {p. 139}première, du moins son aspect accoutumé. Mes affaires m’appelaient à Morgantown. J’osai traverser le lit du torrent aérien, conduisant par la bride mon cheval qu’effrayaient tous ces cadavres d’arbres dépouillés et renversés. Les ruines de la forêt détruite étaient entassées sur le sol, où elles formaient un si épais rempart, que, souvent obligé de me frayer un sentier dans ce labyrinthe, et tantôt de me glisser sous les branches enlacées, tantôt de les franchir d’un élan, j’éprouvai, pendant le temps que je consacrai à ce travail, une mortelle fatigue.
Cette bouffée de vent dont la colonne occupait environ un quart de mille emporta des maisons, souleva des toitures, força des troupeaux entiers d’émigrer violemment à travers les airs. On trouva une pauvre vache morte sur la cime d’un sapin où l’avait portée l’aile de l’ouragan. La vallée est encore aujourd’hui un lieu désolé, couvert de mousse et de ronces, inaccessible aux hommes ; les bêtes de proie l’ont choisie pour asile.
Pendant les longues excursions de notre naturaliste, des dangers d’une autre espèce vinrent aussi le menacer ; le récit suivant ne {p. 140}serait pas déplacé dans un des romans de Cooper :
Après avoir parcouru le haut Mississipi, dit-il, je fus obligé de traverser une de ces immenses prairies, steppes de verdure qui ressemblent à des océans de fleurs et de gazon. Le temps était magnifique. Tout était frais, verdoyant, étincelant de rosée autour de moi. Chaussé de bons mocassins2, suivi d’un chien fidèle, armé de mon fusil et chargé de mon havre-sac, je cheminais lentement, ravi de l’éclat des fleurs, admirant les jeux des daims et des faons qui venaient danser devant moi. Je suivais un vieux sentier indien ; le soleil s’abaissa sous l’horizon, sans que j’aperçusse un toit, un abri, un asile que ma lassitude cherchait. Les oiseaux de nuit, attirés par le bourdonnement des insectes dont ils se nourrissent, battaient des ailes au-dessus de ma tête, et me couronnaient de leurs cercles concentriques ; le gémissement des renards, qui parvenait jusqu’à moi, semblait m’annoncer le voisinage des habitations autour desquelles ils rôdent la nuit.
{p. 141}En effet j’entrevis une lumière vers laquelle je me dirigeai. Elle sortait d’une hutte isolée, dont la porte entrouverte laissait pénétrer mon regard jusqu’au foyer allumé ; une figure d’homme ou de femme passait et repassait entre la flamme et moi. C’était une femme. Arrivé à la hutte, je demandai à cette femme si je pourrais trouver sous son toit une retraite pour la nuit.
« Oui », répondit-elle sans me regarder.
« Sa voix était dure et son accent désagréable. Elle était à demi nue. J’entrai, je m’assis sans cérémonie sur un vieil escabeau, près du foyer. Vis-à-vis de moi se trouvait un jeune Indien dont les coudes s’appuyaient sur ses genoux, et dont les mains soutenaient la tête. Selon l’usage des indigènes de l’Amérique, il ne bougea pas à l’approche d’un homme civilisé. Les voyageurs n’ont pas manqué d’interpréter comme indice de paresse, de stupidité, d’apathie, ce silence né de l’orgueil le plus hautain. Un grand arc indien était appuyé contre la muraille ; beaucoup de flèches et des oiseaux morts étaient semés par terre. L’Indien ne remuait pas ; il ne paraissait pas respirer. Je lui adressai la parole en français, idiome dont la plupart des {p. 142}Indiens de ces contrées savent au moins quelques mots. Il leva la tête, me montra du doigt un de ses yeux sorti de son orbite, et le sang ruisselant sur son visage ; puis, de l’œil qui lui restait, il lança sur moi un regard singulièrement significatif. Je sus depuis que, la flèche de son arc s’étant cassée au moment où la corde était tendue, un des morceaux de l’arme brisée était revenu frapper l’œil de l’Indien et l’avait crevé. Il souffrait en silence ; ses traits, malgré la vive douleur qu’il éprouvait, conservaient leur dignité fière ; il était bien fait, agile, dispos ; sa physionomie, intelligente et candide. J’admirais ce courage du sauvage, stoïque du désert et stoïque sans vanité.
Point de lit dans la hutte. Quelques peaux d’ours et de buffles non tannées étaient empilées dans un coin. Je tirai de ma poche une belle montre à répétition, et je dis à cette femme :
— Il est tard, je suis las : j’ai faim, pourriez-vous me donner à manger ? »
Elle jeta sur la montre un regard ardent, avide, et se rapprocha de moi.
— Oui, me dit-elle d’un ton singulier, si vous remuez un peu les cendres, vous y trouverez {p. 143}un gâteau qui doit être cuit ; j’ai aussi de la chair de buffle salée et d’excellente venaison. Je vais vous apporter cela… Mais que votre montre est belle et brillante ! Prêtez-la-moi, je vous prie. »
Je détachai la chaîne d’or qui suspendait la montre à mon col ; elle prit la montre, la tourna, la retourna, l’examina dans tous les sens, et finit par passer la chaîne d’or à son col.
— Je serais bien heureuse, s’écria-t-elle d’un air d’extase, si je possédais une montre pareille ! »
Je fis peu d’attention à ses paroles ; je lui laissai sans défiance le bijou qu’elle semblait admirer si naïvement, et, pressé d’un grand appétit, je me mis à souper ; mon chien me tenait compagnie et partageait mon repas. J’avais souvent parcouru les solitudes américaines sans rencontrer de voleurs, et la vieille femme, malgré sa physionomie dure et sa voix rauque, ne m’inspirait aucun soupçon.
Tout-à-coup l’Indien se lève, passe devant moi, se promène dans la hutte : je crois que sa douleur devenue insupportable cause cette agitation qu’il laisse paraître. Mais il saisit l’instant où la vieille femme nous tourne le {p. 144}dos, s’approche, s’abaisse, fixe sur moi un regard si ardent, si sombre, si profond, que je ne puis m’empêcher de tressaillir. Étonné de ces mouvements et de ces signes, je le suis des yeux. Il me semble qu’il s’irrite de n’être pas compris. Après s’être assis de nouveau, il se lève encore, et, passant tout à côté de moi, il me pince la côte assez vivement pour m’arracher un cri. La femme se retourne : il court reprendre sa place sur l’escabeau, examine son tomahawk3, aiguise sur une pierre son couteau de chasse, en examine la pointe, puis se met à fumer tranquillement, toujours me jetant à la dérobée ses œillades singulières dont l’éclat eût fait baisser le regard le plus hardi.
Enfin j’avais deviné l’avertissement mystérieux que me donnait le sauvage : j’étais en danger. J’échangeai alors des regards d’intelligence avec mon protecteur et redemandai ma montre à l’hôtesse. Elle me la rendit ; je sortis de la cabane sous je ne sais quel prétexte, emportant mon fusil à deux coups. Je le chargeai de quatre balles, j’en examinai la détente, je le mis en état, j’en renouvelai les pierres et {p. 145}je rentrai. L’Indien me suivait de l’œil. Je m’étendis sur une peau de buffle, j’appelai mon chien, plaçai mon fusil près de moi, et, fermant les yeux, je parus me livrer au sommeil le plus profond. L’Indien, appuyé sur son tomahawk, n’avait pas quitté sa place.
Un bruit se fit entendre ; mes paupières s’ouvrirent ; je vis deux jeunes gens, d’une haute taille et d’une grande vigueur, entrer dans la hutte ; ils apportaient un cerf qu’ils venaient de tuer. La vieille femme, leur mère, leur donna de l’eau-de-vie ; ils en burent largement. Puis, jetant les yeux tour à tour sur l’Indien blessé et sur le coin où je reposais, ils demandèrent qui j’étais, et pourquoi ce chien de sauvage était entré dans la hutte. Ils parlaient anglais ; l’Indien ne comprenait pas un mot de cette langue. La mère les attira vers l’extrémité opposée de la hutte, me montra du doigt, et dans une longue conférence discuta sans doute avec ses dignes fils les moyens de se défaire de moi et de s’approprier la montre fatale qui avait tenté sa cupidité. Les jeunes gens recommencèrent à boire ; l’ivresse les gagna ; la vieille buvait avec eux ; j’espérais que ces libations fréquentes ne tarderaient {p. 146}pas à les mettre tous hors de combat. Je frappai doucement du plat de la main le dos de mon chien, et j’armai mon fusil. L’admirable sagacité de cet animal l’avertit du péril que je courais. Il agita sa queue, s’assit l’œil fixé sur mes ennemis, et prêt à s’élancer sur eux. L’Indien immobile avait une main appuyée sur le manche de son couteau de chasse et l’autre sur son tomahawk. C’était une scène fort dramatique, et dont le silence augmentait l’intérêt.
La vieille détacha de la paroi de la hutte un long couteau de cuisine, dont la lame devait m’envoyer dans l’autre monde. Une meule à repasser se trouvait dans un des coins ; elle la fit tourner lentement, aiguisa soigneusement son arme ; je vis l’eau tomber goutte à goutte sur la meule, et ne perdis pas un des mouvements de l’infernale créature ; le foyer à demi éteint éclairait ses traits décharnés, les jeunes gens ses complices chancelaient sur leurs jambes avinées ; le sauvage, toujours calme, restait debout ; sa main qui serrait le tomahawk fatal était prête à abattre le premier assaillant. Le canon de mon fusil était disposé à frapper de mort celui qui s’approcherait de {p. 147}moi ; mon chien regardait alternativement son maître et ses agresseurs. Cette attente dura longtemps ; une sueur froide couvrait mes membres.
— Allons, dit tout bas la meurtrière à ses enfants. Il dort ; je me charge de lui. Dépêchez cet Indien. »
Elle s’avança doucement, d’un pas assuré mais prudent ; son pied touchait à peine la terre. L’Indien s’était levé ; le tomahawk que sa main brandissait allait tomber sur l’un des assassins, et j’allais presser la double détente de mon fusil, quand on entendit frapper à la porte.
Je me levai, j’ouvris. C’était deux voyageurs canadiens, vrais Hercules, dont je bénis l’arrivée. L’Indien, d’un geste éloquent, désigna les deux fils de la mégère, et s’écria en mauvais français à peine intelligible :
— Eux vouloir tuer celui-là, l’homme blanc, et moi, l’homme rouge. Grand-Esprit ! lui !… vous envoyer, hommes blancs ! »
Je confirmai l’accusation du sauvage, et je racontai aux voyageurs, tous deux armés de longues carabines, la scène qui venait de se passer. La vieille femme, stupéfaite, tenait {p. 148}encore en sa main son couteau. Les deux jeunes gens ivres ne nièrent pas leurs intentions d’assassinat ; la vieille s’emporta en imprécations et en vociférations qui ne la sauvèrent pas. Nous garrottâmes les pieds et les mains de ces trois misérables ; l’Indien se mit à exécuter une de ces danses burlesques et triomphales en usage parmi les tribus du désert. Nous passâmes la nuit dans la hutte, et l’aurore reparut vermeille et riante.
Il s’agissait de châtier les assassins. Nous déliâmes leurs pieds, mais nous laissâmes leurs mains garrottées, et nous les forçâmes de nous suivre. Il y a dans ces contrées éloignées une singulière législation établie par les colons, et qui consiste à brûler l’habitation du meurtrier, à l’attacher à un arbre et à le faire passer par les verges ; nous nous conformâmes à ce code, en vigueur aujourd’hui depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux chutes du Niagara. La hutte fut réduite en cendres. Le sauvage reçut pour sa récompense les ustensiles de ménage et le mobilier des coupables ; la vieille et ses enfants furent soumis à cet ignominieux supplice, et, après les avoir détachés, nous continuâmes notre voyage, accompagnés du {p. 149}jeune guerrier indien qui fumait gravement sur la route.
Ce fut le seul danger de ce genre que je courus pendant mes longues tournées. Cependant les solitudes de l’Amérique se peuplent du rebut du monde : vous trouvez, épars dans ces prairies sans limites, des assassins de Vienne et de Leipzick, des escrocs de Paris et de Londres, des aventuriers italiens, des mendiants écossais. Réduits à vivre du travail de leurs mains, leurs vices, qui n’ont plus d’aliments, s’amortissent et leurs mœurs s’améliorent. Quand ils reviennent à leurs penchants criminels, on les chasse, on les refoule dans des solitudes plus éloignées ; on les rejette comme des bêtes fauves, dans d’impénétrables tanières. Des magistrats nommés régulateurs sont chargés de cet office ; voici comment ils procèdent :
Lorsqu’un des membres des nouvelles colonies a violé les lois, commis un meurtre ou un larcin, outragé ouvertement la décence et la probité, les notables de l’endroit choisissent dans leur sein plusieurs personnes chargées d’examiner et de punir le coupable ; ce sont les régulateurs. Un premier délit est puni {p. 150}d’exil. Le criminel doit quitter, dans un laps de temps déterminé, le pays où le crime a eu lieu. S’il ose reparaître dans les environs et y commettre de nouvelles violences, malheur à lui ! Les régulateurs le déclarent hors la loi. On brûle son habitation ; le délinquant, attaché à un arbre, est fouetté sans pitié ; meurtrier avec préméditation, on le fusille, on plante sur un pieu sa tête sanglante détachée du tronc. Cette sévérité, que l’on regardera peut-être comme barbare, est nécessaire à la sécurité de ces établissements naissants. »
XXIV §
Voici la traduction de quelques scènes sauvages de l’Amérique :
À la branche de saule qui pend de sa ceinture, l’amateur de poissons en a déjà accroché une centaine, lorsque, tout à coup, le ciel s’assombrit, et l’orage menace. Il sait très bien qu’en changeant seulement d’amorce et d’hameçon, il pourrait avoir sous peu une ou deux belles {p. 151}anguilles ; mais, en homme prudent, il aime mieux regagner le bord et emporter tranquillement son butin à la maison.
Voilà comment s’y prend le pêcheur à la ligne qui veut procéder méthodiquement et dans les règles ; et certes, il y a du plaisir à le voir, lorsqu’avec aisance et grâce il tend l’appât à l’objet de ses désirs, soit au milieu même des flots turbulents, soit à l’abri sous les basses branches du rivage, partout enfin où s’ébat une multitude de ces petits êtres jouissant en paix de leur trompeuse sécurité. Rarement, entre ses mains, son instrument s’embrouille et se mêle, tandis qu’avec une incomparable dextérité il les tire de l’eau l’un après l’autre.
Cependant il y a bon nombre de pêcheurs qui, par un procédé beaucoup plus simple, savent prendre tout autant de poissons, sans leur laisser même un instant pour se reconnaître. Voyez-moi ces joyeux petits garnements, dont l’un est planté debout sur la rive, pendant que les autres ont bravement enfourché les arbres qui sont tombés en travers de la rivière. Leurs gaules sont tout bonnement des baguettes de noisetier ou de noyer ; {p. 152}une corde leur sert de ligne, et leurs hameçons ne paraissent pas des plus fins. Le premier est porteur d’une calebasse remplie de vers qu’il garde en vie dans de la terre humide ; le second a renfermé dans une bouteille une cinquantaine de sauterelles, également en vie ; le troisième n’a rien du tout pour amorcer, mais il empruntera à son voisin. Et les voilà, mes trois gaillards, qui font tournoyer leurs baguettes en l’air, afin de dérouler les lignes, à l’une desquelles est attachée une plaque de liège, tandis que l’autre n’a qu’un petit morceau de bois léger, et la dernière deux ou trois gros grains de plomb pour la faire couler. Maintenant, les hameçons ont reçu l’appât, et tout est prêt. Chacun jette sa ligne là où il croit qu’il fait le meilleur, ayant eu soin, avant tout, de sonder avec sa baguette la profondeur de l’eau pour s’assurer que la petite bouée pourra se maintenir en place. Toc, toc… le liège file et s’enfonce, le morceau de bois disparaît, le plomb donne des secousses, et au même instant volent en l’air trois de ces pauvres poissons, qui, chemin faisant, se décrochent et vont tomber bien loin parmi les herbes, où ils sautillent et se débattent jusqu’à {p. 153}ce que mort s’ensuive. Mais déjà les hameçons, amorcés de nouveau, sont retournés en chercher d’autres. Le fretin abonde, le temps est propice, la saison délicieuse (on est au mois d’octobre), et les poissons sont devenus si gourmands de vers et de sauterelles qu’une douzaine à la fois sautent après le même appât. Nos jeunes novices, je vous l’assure, s’amusent joliment : en une heure, ils ont presque vidé le trou, et peuvent emporter une fameuse friture à leurs parents et à leurs petites sœurs. Dites-moi, est-ce que ce plaisir-là ne vaut pas celui du premier pêcheur, avec toute son expérience et sa méthode ?
Parfois, après qu’on avait lâché l’écluse d’un moulin, pour des raisons mieux connues du meunier que de moi, je voyais tous ces petits poissons se retirer ensemble dans un ou deux bas-fonds, comme s’ils n’eussent voulu, à aucun prix, abandonner leur retraite favorite. Il y en avait alors tant et tant, qu’on pouvait en prendre à volonté avec la première ligne venue, pourvu qu’il y eût au bout une épingle amorcée de quelque sorte de ver ou d’insecte que ce fût, et même d’un morceau de poisson frais. Puis tout à coup, je ne sais {p. 154}pourquoi, sans aucune cause apparente, ils cessaient de mordre, et il n’y avait ni précaution ni appât qui pût les engager, non plus qu’aucun autre du même trou, à reprendre à l’hameçon.
Pendant les grandes inondations, ce poisson ne veut d’aucune espèce d’amorce ; mais alors on peut le prendre à l’épervier ou à la seine, à condition que le pêcheur ait une parfaite connaissance des lieux. Au contraire, quand l’eau se trouve basse, il n’est pas de trou écarté, pas de remous à l’abri de quelque pierre, pas de place recouverte de bois flotté, où l’on ne puisse se promettre ample capture. Les nègres de quelques contrées du Sud en font d’abondantes pêches à la fin de l’automne. Pour cela, ils choisissent les parties peu profondes des étangs, entrent doucement dans l’eau et placent, de distance en distance, un engin d’osier assez semblable à un petit baril et ouvert aux deux bouts. Du moment que les poissons se sentent retenus dans la partie inférieure qui pose au fond, leur frétillement avertit le pêcheur qui n’a pas alors grand mal à s’en emparer.
Ces poissons, qui excèdent rarement cinq {p. 155}ou six pouces en longueur, n’en ont d’ordinaire que de quatre à cinq, sur un ou deux de large. Leur chair, qui renferme peu d’arêtes, fournit en toute saison un manger excellent. Ayant remarqué que leur couleur changeait suivant les différentes contrées et les rivières, lacs ou étangs qu’ils fréquentent, j’ai été conduit à penser que ce curieux résultat pourrait bien provenir de la différence de coloration des eaux. Ainsi, ceux que j’ai pris dans les eaux profondes de la rivière Verte, au Kentucky, présentaient une teinte olive brun foncé tout autre que la couleur générale de ceux qu’on pêche dans les ondes si claires de l’Ohio ou du Schuylkill ; ceux des eaux rougeâtres des marais, dans la Louisiane, sont d’un cuivre terne, et ceux enfin qui vivent dans les courants qu’ombragent des cèdres ou des pins, se distinguent par une nuance pâle, jaunâtre et blême.
En quelque lieu qu’on la rencontre, cette petite Perche témoigne une préférence décidée pour les lits rocailleux, les bancs de sable et de gravier, et toujours elle évite les fonds bourbeux. Quand vient le moment du frai, cette préférence est encore plus marquée ; on {p. 156}la voit alors passer et repasser sur les endroits où l’eau est basse, cherchant le gravier le plus fin ; un instant elle se balance, puis se laisse aller lentement jusqu’au fond, où, à l’aide de ses nageoires, elle creuse dans le sable une sorte de nid de forme circulaire, et qui peut avoir une étendue de huit à dix pouces. En quelques jours, un petit rebord s’élève à l’entour, et, la place ainsi préparée et rendue bien propre, elle y dépose ses œufs. Si vous regardez attentivement, vous compterez cinquante, soixante ou plus de ces nids, les uns séparés par un intervalle de quelques pieds seulement, d’autres à l’écart, à plusieurs pas. Au lieu d’abandonner son produit, comme ceux de sa famille ont coutume de le faire, ce charmant petit poisson veille dessus avec toute la sollicitude d’un oiseau qui couve ; il se tient immobile au-dessus du nid, observant ce qui se passe aux environs. Qu’une feuille tombée de l’arbre, un morceau de bois ou quelque autre corps étranger vienne à rouler dedans, il le prend avec sa gueule et le rejette très soigneusement de l’autre côté de sa fragile muraille. C’est un fait dont j’ai été plusieurs fois témoin ; et, frappé de la prudence et de la propreté de {p. 157}cet être si mignon, ayant remarqué d’ailleurs qu’à cette même époque il ne voulait mordre à aucune espèce d’appât, je me mis en tête, un beau matin, de tenter plusieurs expériences, afin de voir ce que l’instinct ou la raison le rendraient capable de faire, si on le poussait à bout de patience.
M’étant muni d’une belle ligne et des insectes que je savais le plus de son goût, je gagnai un banc de sable recouvert par un pied d’eau environ, et où j’avais préalablement reconnu plusieurs de ces dépôts d’œufs. Je m’approchai tout près de la rive sans faire de bruit, mis à mon hameçon un ver de terre dont la plus grande partie était laissée libre pour qu’il pût se tortiller tout à son aise, et jetai ma ligne dans l’eau, de façon qu’en passant par-dessus le bord, l’appât vînt se placer au fond. Le poisson m’avait aperçu, et, quand le ver eut envahi son enceinte, il nagea jusqu’au bord opposé, où il resta quelque temps à se balancer ; enfin, se hasardant, il se rapprocha du ver, le prit dans sa gueule et le repoussa de mon côté si gentiment et avec tant de précaution, qu’en vérité c’était à en demeurer confondu. Je répétai l’expérience six ou sept fois, {p. 158}et toujours avec le même résultat. Je changeai d’amorce et mis une jeune sauterelle que je fis flotter dans l’intérieur du nid : l’insecte fut rejeté comme le ver ; et vainement, à deux ou trois reprises, j’essayai de piquer le poisson. Alors je lui présentai l’hameçon nu, en employant la même manœuvre. Il parut d’abord grandement alarmé : il nageait d’un côté, puis de l’autre, sans s’arrêter, et semblait comprendre tout le danger de s’attaquer, cette fois, à un objet aussi suspect. Pourtant il finit encore par s’en approcher, mais petit à petit, le prit délicatement, l’enleva, et l’hameçon, à son tour, fut rejeté hors du nid !
Lecteur, si comme moi vous étudiez la nature pour vous élever l’esprit par la contemplation des phénomènes étonnants qu’elle offre à chaque pas dans son immense domaine, ne resterez-vous pas frappé d’une admiration profonde en voyant ce petit poisson, objet si chétif et si humble, auquel le Créateur a donné des instincts si merveilleux ? Pour moi, je ne cessais de le regarder avec ravissement, et je me demandais comment la Nature avait pu le douer d’un sens aussi réfléchi et d’une telle puissance. Un désir irrésistible d’en apprendre {p. 159}davantage me poussa à continuer mon expérience. Certes, je savais alors manœuvrer un hameçon tout comme un autre ; mais, quelque effort que je fisse, je ne pus jamais parvenir à prendre ce petit poisson, et ce fut de même inutilement que je dressai mes batteries contre plusieurs de ses camarades.
Ainsi j’avais trouvé mon maître ! Je repliai ma ligne, et donnai un grand coup de baguette dans l’eau, de manière à atteindre presque le poisson. D’un élan, il se lança comme un trait à la distance de plusieurs mètres, resta quelque temps à se balancer d’un air tranquille ; puis, dès que ma baguette eut quitté l’eau, revint prendre son poste. Alors, je pus connaître tout le dommage que je lui avais causé, car je l’aperçus qui s’employait de son mieux à nettoyer et lisser son nid ; mais, pour le moment, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin mes expériences.
(La suite au prochain entretien.)
CXVIIIe entretien.
Littérature américaine.
Une page
unique d’histoire naturelle, par Audubon (2e partie) §
I.
La chasse à l’élan §
{p. 161}Bientôt le chasseur entend venir l’élan, qui fait grand bruit ; et, quand il le juge suffisamment près, il choisit une bonne place où le frapper, et le tue. Il n’est pas prudent, tant {p. 162}s’en faut, de se tenir à portée de l’animal, qui dans ce cas ferait certainement à l’agresseur un mauvais parti.
Un mâle, entièrement venu, mesure, dit-on, neuf pieds de haut ; et avec ses immenses andouillers branchus, son aspect est tout à fait formidable. De même que le daim de Virginie et le karibou mâle, ces animaux jettent leur bois chaque année, vers le commencement de décembre ; mais, la première année, ils ne le perdent pas même au printemps4. Quand on les irrite, ils grincent horriblement des dents, hérissent leur crinière, couchent les oreilles et frappent avec violence. S’ils sont inquiétés, ils poussent un lamentable gémissement qui ressemble beaucoup à celui du chameau.
Dans ces régions désolées et sauvages qui ne sont guère fréquentées que par l’Indien, l’espèce du daim commun était extraordinairement abondante. Nous avions beaucoup de mal à retenir nos chiens, qui en rencontraient {p. 163}des troupeaux presque à chaque pas. Ce dernier, par ses mœurs, se rapproche beaucoup de l’élan.
Quant au renne ou karibou, son pied est très large et très plat ; il peut l’étendre sur la neige jusqu’au fanon5, de sorte qu’il court aisément sur une croûte à peine assez solide pour porter un chien. Quand la neige est molle, on les voit en troupes immenses, aux bords des grands lacs sur lesquels ils se retirent dès qu’on les poursuit, parce que la première couche y est bien plus résistante que partout ailleurs ; mais, si la neige vient à durcir, ils se jettent dans les bois. Avec cette facilité qu’ils ont de courir à sa surface, il leur serait inutile de se tracer des sentiers au travers, comme fait l’élan ; aussi, pendant l’hiver, n’ont-ils pas de remise proprement dite. On ne connaît pas bien exactement quelle peut être la vitesse de cet animal, mais je suis convaincu qu’elle dépasse de beaucoup celle du cheval le plus léger. »
II.
Le troglodyte d’hiver §
{p. 164}La grande étendue de pays que parcourt dans ses migrations ce petit oiseau est certainement le fait le plus remarquable de son histoire. À l’approche de l’hiver, il abandonne les lieux où il s’est retiré, bien loin au Nord, peut-être jusqu’au Labrador ou à Terre-Neuve, traverse, sur ses ailes concaves et qui semblent si frêles, les détroits du golfe Saint-Laurent, et gagne de plus chaudes régions, pour y demeurer jusqu’au retour du printemps. C’est comme en se jouant qu’il accomplit ce long voyage ; il s’en va, sautillant d’une racine ou d’une souche à l’autre, voltigeant de branche en branche, hasardant une courte échappée de droite et de gauche ; et cela, sans cesser de chercher sa nourriture, mais toujours sémillant et toujours gai, comme s’il n’avait souci ni du temps ni de la distance. {p. 165}Il arrive au bord de quelque large fleuve ; qui ne connaîtrait ses habitudes pourrait craindre que ce ne fût là pour lui un obstacle insurmontable : point du tout, il déploie ses ailes, s’élance et glisse comme un trait au-dessus du redoutable courant.
J’ai trouvé le troglodyte d’hiver dans les basses parties de la Louisiane et dans les Florides, en décembre et janvier ; mais jamais plus tard que la fin de ce dernier mois. Leur séjour dans ces contrées dépasse rarement trois mois ; ils en emploient deux autres, tant à bâtir leur nid qu’à élever leur couvée ; et, comme ils quittent le Labrador vers le milieu d’août, au plus tard, ils passent probablement plus de la moitié de l’année à voyager. Il serait intéressant de savoir si ceux qui nichent au long de la rivière Colombie, près l’océan Pacifique, visitent nos rivages de l’Atlantique. Mon ami T. Nuttall m’a dit en avoir vu élever leurs petits dans les bois qui bordent nos côtes du Nord-Ouest.
En passant à East-Port dans le Maine, lors de mon voyage au Labrador, j’y trouvai ces oiseaux extrêmement abondants, et en plein chant, bien que l’air fût toujours très froid, {p. 166}et même que des glaçons pendissent encore à chaque rocher (on était au 9 mai). Le 11 juin, ils se montrèrent non moins nombreux sur les îles de la Madeleine, et je ne me rendais pas trop compte de quelle manière ils avaient pu venir jusque-là ; mais les habitants me dirent qu’il n’y en paraissait aucun de tout l’hiver. Le 20 juillet enfin, je les retrouvai au Labrador, en me demandant de nouveau comment ils avaient fait pour atteindre ces rivages perdus et d’un si difficile accès. Était-ce en suivant le cours du Saint-Laurent, ou bien en volant d’une île à l’autre au travers du golfe ? Je les ai rencontrés dans presque tous les États de l’Union, où cependant je n’ai trouvé leur nid que deux fois : l’une près de la rivière Mohauk, dans l’État de New-York ; l’autre dans le grand marais de pins, en Pennsylvanie. Mais ils nichent en grand nombre dans le Maine, et probablement dans le Massachusetts, quoiqu’il y en ait peu qui passent l’hiver, même dans ce dernier État.
Je ne connais aucun oiseau de si petite taille, dont le chant ne le cède à celui du troglodyte d’hiver. Il est vraiment musical, souple, cadencé, énergique, plein de mélodie ; et l’on {p. 167}s’étonne qu’un son si bien soutenu puisse sortir d’un aussi faible organe. Quelle oreille y resterait insensible ? Lorsqu’il se fait entendre, ainsi qu’il arrive souvent, dans la sombre profondeur de quelque funeste marécage, l’âme se laisse aller à son charme puissant, et, par l’effet même du contraste, en éprouve d’autant plus de ravissement et de surprise. Pour moi, j’ai toujours mieux senti, en l’écoutant, la bonté de l’auteur de toutes choses, qui, dans chaque lieu sur la terre, a su placer quelque cause de jouissance et de bien-être pour ses créatures.
Une fois, je traversais la partie la plus obscure et la plus inextricable d’un bois, dans la grande forêt de pins, non loin de Maunchunk, en Pennsylvanie ; et je n’étais attentif qu’à me garantir des reptiles venimeux dont je craignais la rencontre en cet endroit, lorsque soudain les douces notes du troglodyte parvinrent à mon oreille, et produisirent en moi une émotion si délicieuse, qu’oubliant tout danger, je me lançai bravement au plus épais des broussailles, à la poursuite de l’oiseau dont le nid, je l’espérais, ne devait pas être loin. Mais lui, comme pour mieux me {p. 168}narguer, s’en allait tranquillement devant moi, choisissant les buissons les plus épineux, s’y glissant avec une prestesse étonnante, s’arrêtant pour pousser sa petite chanson près de moi, et l’instant d’après dans une direction tout opposée. Je commençais à en avoir assez de ce fatigant exercice, lorsqu’enfin je le vis se poser au pied d’un gros arbre, presque sur les racines, et l’entendis gazouiller quelques notes plus harmonieuses encore que toutes celles qu’il avait jusqu’alors modulées. Tout à coup, un autre troglodyte surgit comme de terre, à ses côtés, et disparut non moins subitement, avec celui que je poursuivais. Je courus à la place où ils venaient de se montrer, sans la perdre une minute de vue, et remarquai une protubérance couverte de mousse et de lichen, assez semblable à ces excroissances qui poussent sur les arbres de nos forêts, sauf cette différence qu’elle présentait une ouverture parfaitement ronde, propre et tout à fait lisse. J’introduisis un doigt dedans et ressentis bientôt quelques coups de bec, accompagnés de cris plaintifs. Plus de doute : j’avais, pour la première fois de ma vie, trouvé le nid de notre troglodyte d’hiver ! Je fis doucement {p. 169}sortir le gentil habitant de sa demeure, et en retirai les œufs à l’aide d’une sorte d’écope que j’avais façonnée pour cela. Je m’attendais à en trouver beaucoup, mais il n’y en avait que six ; et c’est le même nombre encore que je comptai dans l’autre nid de troglodyte sur lequel, plus tard, je parvins à mettre la main. Cependant le pauvre oiseau avait appelé son camarade, et, par leurs clameurs réunies, ils semblaient me supplier de ne pas ravir leur trésor. Plein de compassion, j’allais m’éloigner, lorsqu’une idée me frappa : c’est que je devais avant tout donner une exacte description du nid, et que pareille occasion ne me serait peut-être plus offerte. Croyez-moi, lecteur, quand je me résolus à sacrifier ce nid, c’était autant pour vous que pour moi. — Extérieurement, il mesurait sept pouces de haut sur quatre et demi de large ; l’épaisseur de ses murailles, composées de mousses et de lichen, était de près de deux pouces, de façon qu’à l’extérieur il offrait l’apparence d’une poche étroite dont la paroi était réduite à quelques lignes, du côté où elle se trouvait en contact avec l’écorce de l’arbre. Le bas de la cavité, jusqu’à moitié du nid, était garni de poil de lièvre, et sur le fond, ou {p. 170}nichette, avaient été étendues une demi-douzaine de ces larges plumes duveteuses que notre tétrao commun porte sous le ventre. Les œufs, d’un rouge tendre, rappelant la teinte pâlissante d’une rose dont la corolle commence à se flétrir, étaient marqués de points d’un brun rougeâtre et plus nombreux vers le gros bout.
Quant au second nid, je le trouvai près de Mohauk, et par un pur hasard. Un jour, au commencement de juin, vers midi, me sentant fatigué, je m’étais assis sur un rocher qui surplombait les eaux, et m’amusais, en me reposant, à voir se jouer des troupes de poissons. Le lieu était humide, et bientôt, la fraîcheur me portant au cerveau, je fus pris d’un violent éternuement dont le bruit fit partit un troglodyte de dessous mes pieds. Le nid, que je n’eus pas de peine à découvrir, était collé contre la partie inférieure du roc, et présentait les mêmes particularités de forme et de structure que le précédent ; mais il était plus petit, et les œufs, au nombre de six, renfermaient des fœtus déjà bien développés.
Les mouvements de cet intéressant oiseau sont vifs et décidés. Observez-le quand il {p. 171}cherche sa nourriture, comme il sautille, rampe et se glisse furtivement d’une place à l’autre, semblant indiquer que tout cet exercice n’est pour lui qu’un plaisir. À chaque instant il s’incline, la gorge en bas, de manière à toucher presque l’objet sur lequel il se tient ; puis, étendant tout d’un coup son pied nerveux que seconde l’action de ses ailes concaves et à moitié tombantes, il se redresse et s’élance, en portant sa petite queue constamment retroussée. Tantôt, par le creux d’une souche, il se faufile comme une souris ; tantôt, il s’accroche à la surface avec une singulière mobilité d’attitudes ; puis soudain il a disparu, pour se remontrer, la minute d’après, à côté de vous. Par moments, il prolonge son ramage sur un ton langoureux ; ou bien, une seule note brève et claire éclate en un tshick-tshick sonore, et pour quelques instants il garde le silence ; volontiers il se poste sur la plus haute branche d’un arbrisseau, ou d’un buisson qu’il atteint en sautant légèrement d’un rameau à l’autre ; pendant qu’il monte, il change vingt fois de position et de côté, il se tourne et se retourne sans cesse, et, lorsqu’enfin il a gagné le sommet, il vous salue de sa plus délicate mélodie ; {p. 172}mais une nouvelle fantaisie lui passe par la tête, et sans que vous vous en doutiez, en un clin d’œil, il s’est évanoui. Tel vous le voyez, toujours alerte et se trémoussant, mais surtout dans la saison des amours. En tout temps, néanmoins, lorsqu’il chante, il tient sa queue baissée. En hiver, quand il prend possession de sa pile de bois sur la ferme, non loin de la maisonnette du laboureur, il provoque le chat par ses notes dolentes ; et montrant sa fine tête par le bout des bûches au milieu desquelles il gambade en toute sûreté, le rusé met à l’épreuve la patience de Grimalkin.
Ce troglodyte se nourrit principalement d’araignées, de chenilles, de petits papillons et de larves. En automne, il se contente de baies molles et juteuses.
Ayant, dans ces dernières années, passé un hiver à Charleston, en compagnie de mon digne ami Bachman, je remarquai que ce charmant oiseau faisait son apparition dans cette ville et les faubourgs, au mois de décembre. Le 1er janvier, j’en entendis un en pleine voix, dans le jardin de mon ami, qui me dit qu’il ne se montre pas régulièrement chaque hiver dans ces contrées, et qu’on n’est sûr de l’y rencontrer {p. 173}que durant les saisons extrêmement rigoureuses.
Pour vous mettre mieux à même de comparer ses mœurs avec celles du troglodyte commun d’Europe (les mœurs des oiseaux ayant toujours été, comme vous le savez, le sujet de prédilection de mes études), je vous présente ici les observations que mon savant ami W. Mac Gillivray a faites sur ce dernier, en Angleterre.
« Chez nous, dit-il, le troglodyte n’émigre pas, et se trouve en hiver dans les parties les plus septentrionales de l’île, aussi bien que dans les Hébrides. Son vol consiste en un battement d’ailes rapide et continu, et, par suite, n’est pas onduleux, mais s’effectue en droite ligne. Il n’est pas non plus soutenu, d’ordinaire l’oiseau se contentant de voltiger d’un buisson ou d’une pierre à l’autre. Il se plaît surtout à côtoyer les murailles, parmi les fragments de rochers, au milieu des touffes d’ajoncs et le long des haies où il attire l’attention par la gentillesse de ses mouvements et la bruyante gaieté de son ramage. Quand il veut demeurer en place, il porte sa queue presque droite, et tout son corps s’agite par brusques secousses ; {p. 174}mais bientôt il repart en faisant de petits sauts, s’aidant en même temps des ailes, et s’accompagnant de son rapide et continuel chit, chit. Au printemps et en été, le gazouillement du mâle, qu’il répète par intervalles, est plein, riche et mélodieux. Même en automne et dans les beaux jours d’hiver, on peut souvent l’entendre précipiter les notes de sa chanson, si claires, si retentissantes et qui, toutes familières qu’elles sont, surprennent toujours, étant produites par un instrument aussi fragile.
« Durant la saison des œufs, les troglodytes se tiennent par couples, habituellement dans des lieux retirés, tels que les vallons couverts de broussailles, les bois moussus, le lit des ruisseaux, et les endroits rocailleux qu’ombragent et défendent des ronces, des épines ou d’autres buissons. Mais ils recherchent aussi les vergers, les jardins et les haies dans le voisinage immédiat de nos habitations dont même les plus sauvages s’approchent en hiver. Ils ne sont pas, à proprement parler, farouches, puisqu’ils se croient en sûreté à la distance de vingt ou trente mètres de l’homme ; néanmoins, lorsqu’ils voient quelqu’un s’avancer {p. 175}trop près, ils se cachent dans des trous, parmi des pierres ou des racines.
« Rien n’est plaisant à voir comme ce petit oiseau. Il est d’une humeur si charmante et si gaie ! Dans les jours sombres, les autres oiseaux paraissent tout mélancoliques ; quand il pleut, les moineaux et les pinsons restent silencieux sur la branche, les ailes pendantes et les plumes hérissées ; mais tous les temps sont bons pour le troglodyte ; les larges gouttes d’une pluie d’orage ne le mouillent pas davantage qu’une légère bruine venant de l’est ; et quand il regarde de dessous le buisson, ou qu’il présente sa tête par le creux du mur, ne semble-t-il pas aussi mignon, aussi propret que le jeune chat qui fait gros dos sur les tapis du parloir ?
« C’est vraiment un spectacle amusant que d’observer une famille de troglodytes qui vient de sortir du nid. En marchant à travers des ajoncs, des genêts ou des genévriers, vous êtes attiré vers quelque hallier d’où vous avez entendu s’élever un son doux, assez semblable à la syllabe chit plusieurs fois répétée ; le père et la mère troglodyte voltigent autour des jeunes rameaux ; et bientôt vous voyez un {p. 176}petit qui, d’une aile faible encore, mais en toute hâte, rentre sous le buisson, en poussant un cri étouffé. D’autres le suivent à la file ; tandis que les parents s’agitent, pleins d’alarme, aux environs, et font retentir leur bruyant chit, chit, dont les diverses intonations indiquent le degré de passion qui les anime. — En rase campagne, on peut facilement prendre un jeune troglodyte à la course ; et j’ai aussi entendu dire qu’un vieux ne tarde pas à être fatigué, par un temps de neige, alors qu’il ne trouve rien pour se cacher. Toutefois, même en pareil cas, il n’est pas aisé de ne jamais le perdre de vue, car au pied d’un monticule, le long d’une muraille ou dans une touffée, qu’il se rencontre le moindre trou, il s’y glisse à l’improviste, et, cheminant par-dessous la neige, ne reparaît qu’à une grande distance.
« Les troglodytes s’accouplent vers le milieu du printemps, et, dès les premiers jours d’avril, commencent à bâtir leur nid, dont la forme et les matériaux varient suivant la localité. Mon fils m’en a apporté un qui m’a paru d’un volume étonnant, comparé à la taille de l’architecte : il n’a pas moins de sept pouces de diamètre sur une hauteur de huit. Ayant été placé {p. 177}sur une surface plate, en dessous d’un banc, sa base en a pris naturellement la forme, et se compose de fougère sèche et d’autres plantes, mêlées à des feuilles d’herbe et à des végétaux ligneux. Les parois, à l’extérieur, sont construites des mêmes matériaux ; et l’intérieur, d’un diamètre de trois pouces, est parfaitement sphérique. Plus en dedans, la paroi ne présente que des mousses encore toutes vertes, et se trouve arc-boutée avec des feuilles de fougère et des brins de paille. Les mousses s’y entrelacent curieusement à des racines fibreuses ainsi qu’à du poil de différents animaux. Enfin, la surface tout à fait interne est lisse et compacte, comme du feutre très serré. Jusqu’à la hauteur de deux pouces, on y remarque une ample garniture de plumes larges et soyeuses, appartenant les unes, et pour la plupart, au pigeon sauvage, d’autres, au faisan, au canard domestique et même au merle. L’entrée, adroitement ménagée vers le haut, sur le côté, a la forme d’une arche surbaissée. Sa largeur, à la base, est de deux pouces ; sa hauteur, d’un pouce et demi. Le seuil, si je puis dire, se compose de brindilles très flexibles, de fortes tiges d’herbe et jeunes pousses, le reste {p. 178}étant feutré de la manière ordinaire. Il contenait cinq œufs, d’une forme ovale allongée, ayant huit lignes de long sur six de large ; le fond en était d’un blanc pur, avec quelques raies ou taches vers le gros bout, et d’un rouge clair.
« On trouve ces nids en différents endroits : très souvent dans un enfoncement, sous le rebord de quelque rive ; parfois dans une crevasse parmi des pierres, dans le trou d’un mur ou d’un vieux tronc, sous le toit de chaume d’un cottage ou d’un hangar, sur le faîte d’une grange, sur une branche d’arbre, soit qu’elle s’étende au long d’une muraille, ou croisse seule et sans appui ; enfin, parmi le lierre, les chèvrefeuilles, la clématite et autres plantes grimpantes. Quand le nid repose par terre, sa base et souvent tout l’extérieur se composent de feuilles et de brins de paille ; mais, lorsqu’il est autrement placé, le dehors est d’ordinaire plus lisse, mieux soigné, et principalement formé de mousse.
« Quant au nombre d’œufs qu’il contient, les auteurs ne sont pas d’accord. M. Weir dit que d’habitude il est de sept ou huit, mais qu’il peut monter jusqu’à seize ou dix-sept ; Robert Smith, un tisserand de Bathgate, m’a raconté qu’il y a quelques années, il trouva un {p. 179}de ces nids sur le bord d’un petit ruisseau, qui en contenait dix-sept ; et je tiens de James Baillie Esq., qu’en juin dernier, il en a retiré seize d’un autre qui était sur une sapinette. »
Permettez-moi maintenant, et toujours à propos du troglodyte d’Europe, de vous présenter une petite scène dont je dois la description à l’obligeance de mon ami, M. Thomas M’Culloch de Picton.
« Une après-midi, pendant ma résidence à Springvale, non loin de Hammersmith, je m’amusais à suivre de l’œil les évolutions d’un couple de poules d’eau qui prenaient leurs ébats, au bord de ces grands roseaux si communs dans les environs, lorsque mon attention se porta sur un troglodyte qui, un fétu dans le bec, s’était enfoncé tout à coup au milieu d’une petite haie, précisément au-dessous de la fenêtre où je me tenais en observation. Au bout de quelques minutes, l’oiseau reparut, et, prenant son vol vers un champ voisin où du vieux chaume avait été abandonné, il s’empara d’une seconde paille qu’il apporta juste à la même place où la première avait été déposée. Pendant deux heures à peu près, cette opération fut continuée avec la plus grande diligence ; {p. 180}puis, voulant se donner un peu de bon temps, il se posa sur la plus haute branche de la haie où il modula sa douce et joyeuse chanson qu’interrompit une personne qui vint à passer par là. De tout le reste de la soirée je n’aperçus plus mon petit architecte ; mais, dès le lendemain, son ramage m’attira de bonne heure à la fenêtre, et je le vis, quittant sa perche accoutumée, reprendre avec une nouvelle ardeur son travail de la veille. Dans l’après-midi, je n’eus pas le temps de m’occuper de ses allées et venues ; mais, d’un coup d’œil en passant, je pus m’assurer que, sauf les quelques minutes de relâche où son gazouillement frappait mon oreille, la construction avançait avec un degré d’activité en rapport avec l’importance de l’ouvrage. À la fin du deuxième jour, j’examinai l’état des choses, et reconnus que l’extérieur d’un vaste nid sphérique s’en allait terminé, et que tous les matériaux provenaient du vieux chaume, quoiqu’il fût tout noir et à moitié pourri. Dans l’après-midi du jour suivant, ses visites au chaume cessèrent ; il ne fit plus que voltiger et fredonner autour de son ouvrage, et, par ses chants prolongés et continuels, semblait plutôt se féliciter de ses progrès, que songer, pour {p. 181}le moment, à les pousser plus loin. Au soir, je trouvai l’extérieur du nid complètement achevé ; j’introduisis avec précaution mon doigt dedans : la doublure n’était point encore commencée, probablement à cause de l’humidité qu’avait conservée le chaume. J’y revins encore une demi-heure après, avec un de mes cousins : non seulement l’oiseau s’était aperçu que son nid avait été envahi, mais, à ma grande surprise, je reconnus que, dans sa colère, il en avait bouché l’entrée, pour en pratiquer une nouvelle du côté opposé de la haie. L’ouverture était fermée avec de la vieille paille, et le travail si proprement exécuté, qu’il ne restait plus de trace de l’ancienne porte. Tout cela, pourtant, était l’ouvrage d’un seul oiseau ; et durant tout le temps qu’il mit à bâtir, nous ne remarquâmes jamais d’autre troglodyte en sa compagnie. Dans le choix des matériaux aussi bien que dans l’emplacement du nid, il y avait quelque chose de vraiment curieux. Ainsi, bien qu’au fond et sur les côtés, le jardin fût bordé d’une haie épaisse dans laquelle il eût pu s’établir en parfaite sûreté, et que tout auprès fussent les étables avec une ample provision de paille fraîche, cependant il avait préféré le vieux {p. 182}chaume et la clôture du haut du jardin. Cette partie de la haie était jeune, maigre et séparée des bâtiments par un étroit sentier où passaient et repassaient sans cesse les domestiques ; mais les interruptions venant de ce côté lui étaient, je m’imagine, indifférentes, car, dérangé de ses occupations à chaque instant, je l’y voyais revenir de suite, et tout aussi confiant que s’il n’avait pas été troublé. Malheureusement tout son travail fut détruit par un étranger sans pitié ; mais il ne déserta pas pour cela la place, et se remit à charrier du vieux chaume avec autant de zèle et d’activité qu’auparavant. Cette fois, néanmoins, il prit si bien ses précautions et fit tant et tant de détours, que je ne pus jamais savoir où il avait caché son second nid.
« Le troglodyte d’hiver ressemble tellement au troglodyte d’Europe, que j’ai cru longtemps à leur identité ; mais des comparaisons faites avec soin sur un grand nombre d’individus m’ont appris qu’il existe entre eux certaines diversités constantes de coloration ; toutefois j’hésite encore, et n’oserais dire, avec une entière certitude, qu’ils sont spécifiquement différents. »
III.
Le pewee ou gobe-mouche brun §
{p. 183}Les détails dont se compose la biographie de ce gobe-mouche sont, pour la plupart, si intimement unis avec les particularités de ma propre histoire, que, s’il m’était permis de m’écarter de mon sujet, ce volume serait consacré bien moins à la description et aux mœurs des oiseaux qu’aux impressions de jeunesse d’un homme qui a vécu, longues années, de la vie des bois, en Amérique. Quand j’étais jeune, en effet, je possédais une plantation sur les bords inclinés d’une crique, le perkioming. — Je crois avoir déjà dit son nom ; mais, plus que jamais cher à mon cœur, j’aime à le répéter encore. — Quel plaisir pour moi de m’égarer {p. 184}le long de ses rivages sinueux et couverts de rochers ! J’étais toujours sûr d’y voir quelque douce et belle fleur s’épanouir au soleil, et d’y rencontrer le vigilant roi-pêcheur en sentinelle à la pointe d’une pierre dont l’ombre se projetait au-dessus du limpide cristal des ondes. De temps en temps aussi passait l’orfraie, suivie d’un aigle à tête blanche ; et leurs mouvements gracieux, au sein des airs, emportaient ma pensée bien loin au-dessus d’eux, dans les régions du ciel les plus sereines, et me conduisaient ainsi délicieusement et en silence jusqu’au sublime auteur de toutes choses.
Comme la science qui nourrit la piété devient vivante et éloquente sans chercher les mots !
IV §
Ces profondes et douces rêveries accompagnaient souvent mes pas à l’entrée d’une petite caverne creusée dans le roc solide par les mains de la nature. Elle était, du moins je la trouvais alors, suffisamment grande pour mes {p. 185}études : mon papier, mes crayons et parfois un volume des contes si naturels et si charmants d’Edgeworth ou des fables de la Fontaine m’y procuraient d’amples jouissances. C’est dans ce lieu que, pour la première fois, je vis, sous son vrai jour, toute la force de la tendresse paternelle chez les oiseaux ; c’est là que j’étudiai les mœurs du pewee ; c’est là que j’appris, de manière à ne plus l’oublier, que détruire le nid d’un oiseau ou lui arracher ses œufs et ses petits, c’est un acte d’une grande cruauté.
J’avais trouvé un nid de ce gobe-mouche à couleur terne, accroché contre le mur, immédiatement au-dessus de l’espèce d’arche qui servait d’entrée à cette paisible retraite. Je regardai dedans : il était vide, mais propre et en bon état, comme si les propriétaires absents comptaient y revenir avec le printemps. — Déjà sur chaque tige les bourgeons étaient gonflés ; quelques arbres même se paraient de fleurs ; mais la terre était encore couverte de neige, et, dans l’air, on sentait toujours le souffle glacial de l’hiver. Un matin, de bonne heure, je vins à ma grotte : les rayons brillants du soleil coloraient de riches teintes chaque objet autour de moi. Quand j’entrai, un bruit sourd {p. 186}au-dessus de ma tête me fit me retourner, et je vis s’envoler deux oiseaux qui furent se reposer tout près de là. — Les pewees étaient arrivés ! — J’en ressentis une vive joie ; et, craignant que ma présence ne troublât le joli couple, je sortis, non sans jeter souvent un regard en arrière. Ils étaient sans doute arrivés tout nouvellement, car ils paraissaient bien fatigués. On n’entendait point leur note plaintive ; leur huppe n’était pas redressée et les vibrations de leur queue, si remarquables dans cette espèce, semblaient faibles et languissantes. Il n’y avait encore que peu d’insectes, et je jugeai que l’affection qu’ils portaient à ce lieu avait dû, bien plus qu’aucun autre motif, déterminer leur prompt retour. À peine m’étais-je éloigné de quelques pas, que tous deux, d’un même accord6, ils glissaient de leur branche pour entrer dans la caverne. Je n’y revins plus de tout le jour, et, comme je ne les aperçus ni l’un ni l’autre aux environs, je supposai {p. 187}qu’ils devaient avoir passé la journée entière dans l’intérieur. Je conclus aussi qu’ils avaient gagné ce bienheureux port, soit de nuit, soit tout à fait à la pointe du jour. Des centaines d’observations m’ont prouvé, depuis, que cette espèce émigre toujours pendant la nuit.
Ne pensant plus qu’à mes petits pèlerins, le lendemain, de grand matin, j’étais à leur retraite, mais pas encore assez tôt pour les y surprendre. Longtemps avant d’arriver, mes oreilles furent agréablement saluées par leurs cris joyeux, et je les vis qui traversaient les airs de côté et d’autre, donnant la chasse à quelques insectes, à ras de la surface de l’eau. Ils étaient pleins d’entrain, volaient fréquemment dans la caverne, en ressortaient, et, se posant parfois à l’entrée, sur un arbre favori, semblaient engagés dans l’entretien le plus intéressant. Le léger frémissement de leurs ailes, les battements de leur queue, leur crête redressée, leur air propret, tout indiquait que la fatigue était oubliée, et qu’ils étaient reposés et heureux. Quand je parus dans la grotte, le mâle se précipita violemment à l’entrée, fit claquer plusieurs fois son bec avec un {p. 188}bruit strident, accompagnant cette action d’une note prolongée et tremblante dont je ne tardai pas à deviner le sens. Puis il vola dans l’intérieur et en ressortit avec une rapidité incroyable : on eût dit le passage d’une ombre.
Plusieurs jours de suite, je revins à la caverne, et je vis avec plaisir qu’à mesure que ces visites se multipliaient, les oiseaux, de leur côté, devenaient plus familiers. Une semaine ne s’était pas écoulée, qu’eux et moi nous étions sur un pied d’intimité complète. On était alors au 10 d’avril ; il n’y avait plus de neige et le printemps se trouvait avancé pour la saison. Ailes-rouges et étourneaux commençaient à paraître. Je m’aperçus que les pewees se mettaient à travailler à leur vieux nid. Désireux d’examiner les choses par moi-même, et de jouir de la société de cet aimable couple, je me déterminai à passer auprès d’eux la plus grande partie de mes journées. Ma présence ne les alarmait plus du tout ; ils apportèrent de nouveaux matériaux pour garnir leur nid, et le rendirent plus chaud en y ajoutant quelques moelleuses plumes d’oie qu’ils ramassaient le long de la crique. Leur chant alors, quand ils se rencontraient sur le bord du nid, se faisait {p. 189}remarquer par un petit gazouillement et des accents de joie que je n’ai jamais entendus dans aucune autre occasion : c’était, je m’imagine, la douce, la tendre expression du plaisir qu’ils se promettaient, et dont ils semblaient jouir par anticipation sur l’avenir. Leurs mutuelles caresses, si simples peut-être pour tout autre que moi, la manière délicate dont le mâle savait s’y prendre pour plaire à sa femelle, m’empêchaient d’en détacher mes yeux, et mon cœur en recevait des impressions que je ne puis oublier.
Un jour, la femelle demeura très longtemps dans le nid ; elle changeait fréquemment de position, et le mâle manifestait beaucoup d’inquiétude. Il descendait par moments auprès d’elle, se plaçait un instant à ses côtés, puis soudain se renvolait, pour revenir bientôt avec un insecte qu’elle prenait de son bec avec un air de reconnaissance. Environ vers trois heures de l’après-midi, le malaise de la femelle parut augmenter ; le mâle aussi témoignait d’une agitation qui n’était pas ordinaire, lorsque tout à coup la femelle se haussa sur ses pieds, regarda de côté sous elle, puis s’envola suivie de son époux attentif, et prit son essor {p. 190}haut dans les airs, en accomplissant des évolutions bien plus curieuses encore que toutes celles que j’avais observées. Ils passaient et repassaient au-dessus de l’eau, la femelle conduisant toujours le mâle qui reproduisait, après elle, toutes les capricieuses sinuosités de son vol. Je laissai les pewees à leurs ébats, et regardant dans le nid, j’y aperçus leur premier œuf, si blanc et d’une telle transparence (transparence qu’il perd, je crois, bientôt après être pondu), que cette vue me fit plus de plaisir que si j’eusse trouvé un diamant d’une égale grosseur. Ainsi, sous cette frêle enveloppe existait déjà la vie ; et dans quelques semaines, une créature faible, délicate et sans défense, mais parfaite en chacune de ses parties, allait briser la coquille et réclamer les plus doux soins et toute l’attention de ses parents qui n’existeraient que pour elle ! Cette pensée remplissait mon âme d’un suprême étonnement. De même, regardant vers les cieux, j’y cherchais, hélas ! en vain, l’explication d’un spectacle bien autrement grandiose, mais non plus merveilleux.
En six jours, six œufs furent pondus ; mais j’observai qu’à mesure que leur nombre {p. 191}augmentait, la femelle restait moins longtemps sur le nid. Le dernier fut déposé en quelques minutes. Serait-ce, me disais-je, une prévoyance, une loi de la nature, pour conserver les œufs frais jusqu’à la fin ? Et vous, cher lecteur, qu’en pensez-vous ? Il y avait une heure environ que la femelle avait quitté son dernier œuf, lorsqu’elle revint, se mit sur son nid, et après avoir, à plusieurs reprises, arrangé ses œufs sous sa plume, étendit un peu les ailes et commença doucement la tâche pénible de l’incubation.
Les jours passèrent l’un après l’autre. Je donnai des ordres formels pour que personne n’entrât dans la caverne, ni même n’en approchât, et pour qu’on ne détruisît aucun nid d’oiseau sur la plantation. Chaque fois que j’allais voir mes pewees, j’en trouvais toujours un sur le nid ; tandis que l’autre était à chercher de la nourriture, ou bien, perché dans le voisinage, remplissait l’air de notes bruyantes. Quelquefois j’étendais ma main presque jusque sur l’oiseau qui couvait ; et ils étaient devenus si gentils tous les deux, ou plutôt si bien apprivoisés avec moi, que, quoique je les touchasse pour ainsi dire, ni l’un ni l’autre ne {p. 192}bougeait ; pourtant la femelle faisait mine parfois de s’enfoncer un peu dans son nid ; mais le mâle me becquetait les doigts. Un jour, il s’élança du nid, comme bien en colère, voltigea plusieurs fois autour de la caverne en poussant ses notes plaintives et gémissantes, puis il revint prendre son poste.
En ce même temps, un second nid de pewee était accroché contre les solives de mon moulin, et un autre, sous un hangar dans ma cour aux bestiaux. Chaque couple, on n’en pouvait douter, avait marqué les limites de son propre domaine, et c’était bien rarement que l’un d’eux passait sur le territoire de son voisin. Ceux de la grotte cherchaient généralement leur nourriture, ou faisaient leurs évolutions si haut au-dessus du moulin, ou de la crique, que ceux du moulin ne les rencontraient jamais. Ceux de la cour se confinaient dans le verger, et ne troublaient pas davantage les autres. Cependant, quelquefois j’entendais distinctement les cris de tous les trois retentir au même moment ; alors, l’idée me vint qu’ils sortaient originairement du même nid. Je ne sais si je me trompais à cet égard ; mais du moins j’ai pu m’assurer depuis que les jeunes {p. 193}pewees élevés dans la grotte étaient revenus, le printemps suivant, s’établir un peu plus haut, sur la crique et les dépendances de ma plantation.
Dans une autre occasion, je vous donnerai de telles preuves de cette disposition qu’ont les oiseaux à revenir, avec leur progéniture, au lieu de leur naissance, que peut-être vous serez convaincu, comme je le suis en ce moment, que c’est précisément à cette tendance que chaque contrée doit l’augmentation qu’on remarque souvent parmi ses espèces, soit d’oiseaux, soit de quadrupèdes. Ils arrivent attirés par les nombreux avantages qu’ils y trouvent, à mesure que le pays devient plus ouvert et mieux cultivé. Mais reprenons l’histoire de nos pewees.
Au troisième jour, les petits étaient éclos. Un seul œuf n’avait rien produit, et la femelle, deux jours après la naissance de sa couvée, le poussa résolument hors du nid. Je l’examinai et reconnus qu’il contenait un embryon d’oiseau en partie desséché, et dont les vertèbres adhéraient entièrement à la coquille, ce qui avait dû causer sa mort. Jamais je n’ai vu d’oiseaux témoigner autant de sollicitude pour {p. 194}leur famille. Ils rentraient si souvent au nid avec des insectes, qu’il me semblait que les petits croissaient à vue d’œil. Les parents ne me regardaient plus comme un ennemi, et venaient souvent se poser tout près de moi, comme si j’eusse été l’un des rochers de la caverne. Fréquemment je m’enhardissais jusqu’à prendre les jeunes dans ma main ; plusieurs fois même, j’ôtai du nid toute la famille, pour le nettoyer des débris de plumes qui les gênaient. Je leur attachai de petits cordons aux pattes, mais ils ne manquaient pas de s’en débarrasser avec leur bec ou l’assistance de leurs parents. J’en remis d’autres, jusqu’à ce qu’ils s’y fussent entièrement habitués ; et à la fin, quand arriva le moment où ils allaient quitter le nid, je fixai à la patte de chacun d’eux un léger fil d’argent, assez lâche pour ne pas les blesser, mais cependant arrangé de façon qu’aucun de leurs mouvements ne pût le défaire.
Seize jours s’étaient écoulés, lorsque la couvée prit l’essor. Les vieux oiseaux, mettant le temps à profit, commencèrent aussitôt à préparer de nouveau le nid. Bientôt il reçut une deuxième ponte ; et, au commencement d’août, {p. 195}une seconde couvée faisait son apparition.
Les jeunes se retiraient de préférence dans les bois, comme s’y sentant plus en sûreté que dans les champs. Mais, avant leur départ, ils paraissaient convenablement forts, et n’oublièrent pas de faire de longues sorties en plein air, sur toute l’étendue de la crique et des campagnes environnantes. Le 8 octobre, il ne restait plus un seul pewee sur la plantation ; mes petits compagnons étaient tous partis pour leur grand voyage. Cependant, quelques semaines plus tard, j’en vis arriver du nord, et qui s’arrêtèrent un moment, comme pour se reposer ; puis ils continuèrent aussi dans la direction du sud. À l’époque qui ramène ces oiseaux en Pennsylvanie, j’eus la satisfaction de revoir ceux de l’année précédente, dans ma caverne et aux environs ; et là, toujours dans le même nid, deux nouvelles couvées s’élevèrent. Plus haut, à quelque distance sur la crique, je trouvai, sous un pont, d’autres nids de pewees, et plusieurs, dans les prairies adjacentes, étaient attachés à la partie intérieure de quelques hangars qu’on y avait construits pour serrer le foin. Ayant pris un certain nombre de ces oiseaux sur le nid, je reconnus {p. 196}avec plaisir deux de ceux qui portaient à la patte le petit fil d’argent.
Je fus, sur ces entrefaites, obligé de me rendre en France où je demeurai deux ans. À mon retour, dans le commencement du mois d’août, je trouvai trois jeunes pewees dans la caverne ; mais ce n’était plus le nid que j’y avais laissé lors de mon départ. Il avait été arraché de la voûte, et le nouveau était fixé un peu au-dessus de la place qu’occupait l’ancien. J’observai aussi que l’un des parents était très sauvage, tandis que l’autre me laissait approcher à quelques pas. C’était le mâle ; je soupçonnai alors que la première femelle avait payé sa dette à la nature. M’étant informé au fils du fermier, j’appris qu’effectivement il l’avait tuée avec quatre de ses petits, pour servir d’appât à ses hameçons. Le mâle alors avait amené une autre femelle dans la grotte. Aussi longtemps que la plantation de mill-grove m’appartint, il y eut toujours un nid de pewee dans ma retraite ; mais, quand je l’eus vendue, la caverne fut détruite, et l’on démolit les rochers majestueux des bords de la crique. Leurs débris servirent à élever un nouveau barrage dans le perkioming.
{p. 197}Ces pewees aiment si particulièrement à accrocher leurs nids contre la paroi des roches caverneuses, que le nom qui leur conviendrait le mieux serait celui de gobe-mouches des rochers. Partout où ces sortes de rochers existent, j’ai vu ou entendu de ces oiseaux durant la saison des œufs. Je me rappelle qu’une fois en Virginie, je voyageai avec un ami qui m’engagea à me détourner un peu de notre route pour visiter le fameux pont, ouvrage de la nature, que l’on remarque dans cet État. Mon compagnon, qui déjà plusieurs fois avait passé dessus, s’offrit à parier qu’il me conduirait jusqu’au beau milieu, sans même que je me fusse douté de son existence. On était au commencement d’avril, et d’après la description du lieu, telle que je l’avais vue dans les livres, j’étais certain qu’il devait être fréquenté par des pewees. Je tins la gageure, et nous voilà partis au trot de nos chevaux, moi désirant beaucoup me prouver ici encore, qu’à force d’appliquer son esprit à un sujet, on peut finir tôt ou tard par le bien connaître. Je prêtais l’oreille aux chants des différents oiseaux ; enfin, j’eus la satisfaction de distinguer le cri du pewee. J’arrêtai mon cheval {p. 198}pour juger de la distance à laquelle l’oiseau pouvait être, puis, après un moment de réflexion, je dis à mon ami que le pont n’était pas à plus de cent pas de nous, bien qu’il nous fût tout à fait impossible de l’apercevoir. Mon ami resta stupéfait : « Comment avez-vous pu le savoir ? me demanda-t-il, car vous ne vous trompez pas. — Simplement, lui répondis-je, parce que j’ai entendu le chant du pewee, et que cela m’annonce que, non loin, il doit y avoir une caverne ou quelque crique aux roches profondes. » Nous avançâmes ; les pewees s’élevèrent en troupe de dessous le pont ; je le lui montrai du doigt, et de cette manière gagnai mon pari.
Cette règle d’observation, je l’ai toujours reconnue à la preuve, pour être réciproquement vraie, comme on dit en arithmétique : qu’on me donne la nature d’un terrain quelconque, boisé ou découvert, haut ou bas, sec ou mouillé, en pente vers le nord ou vers le sud, et quelle qu’en soit la végétation, grands arbres, essences spéciales ou simples broussailles ; et d’après ces seules indications, je me fais fort de vous dire, presque à coup sûr, quelle est la nature de ses habitants.
{p. 199}Le vol de ce gobe-mouche est une succession de courtes saccades interrompues cependant par quelques mouvements plus soutenus. Lent, quand l’oiseau le prolonge à une certaine distance, il devient assez rapide lorsqu’il poursuit la proie. Parfois il monte perpendiculairement du lieu où il est perché pour attraper un insecte, puis revient se poser sur quelque branche sèche d’où il peut inspecter les environs. Il avale sa proie d’un seul morceau, à moins qu’elle ne se trouve trop grosse ; quelquefois il lui donne la chasse très longtemps, mais rarement sans l’atteindre. Quand il s’arrête sur la branche, c’est d’un air fier et résolu ; il se redresse à la manière des faucons, jette un regard autour de lui, se secoue les ailes en frémissant, et fouette de la queue qui se meut comme par un ressort. Sa crête touffue est généralement relevée, et son apparence propre, sinon élégante. — Le pewee a ses stations préférées et dont il s’écarte rarement : souvent il choisit le haut d’un pieu servant de clôture au bord de la route ; de là, il glisse dans toutes les directions, ensuite regagne son poste d’observation qu’il garde durant de longues heures, au soir et au matin. {p. 200}Le coin du toit, dans la grange, lui convient également bien ; et, si le temps est beau, on le verra perché sur la dernière petite branche sèche de quelque grand arbre. Pendant la chaleur du jour, il repose sous l’ombrage des bois ; en automne, il recherche la tige de la molène, et quelquefois l’angle aigu d’un rocher se projetant sur un ruisseau. De temps à autre, il descend par terre pour n’y rester qu’un moment ; c’est ce qu’il fait surtout en hiver, dans nos États du Sud, où il passe généralement cette saison ; ou bien encore au printemps, lorsqu’il est occupé à ramasser les matériaux dont se compose son nid.
J’ai trouvé ce gobe-mouche en hiver, dans les Florides, aussi vivant, aussi gai et chantant aussi bien qu’en aucun temps ; de même, dans la Louisiane et les Carolines, principalement sur les champs de coton. Cependant, à ma connaissance, il ne niche jamais au midi de Charleston, dans la Caroline du Sud, et par exception seulement dans les parties basses de cet État. Ceux qui s’en vont quittent la Louisiane en février, pour y revenir en octobre. Durant l’hiver, ils se nourrissent, {p. 201}en attendant mieux, de baies de différentes sortes ; très adroits à découvrir les insectes empalés sur les épines par la pie-grièche de la Caroline, ils les dévorent avec avidité. Je trouvai quelques-uns de ces pewees sur les îles de la Madeleine, et les côtes du Labrador et de Terre-Neuve.
Le nid a quelque ressemblance avec celui de l’hirondelle de fenêtre : l’extérieur consiste en terre gâchée, au milieu de laquelle sont solidement enchevêtrées des herbes ou mousses de diverses espèces, déposées par couches régulières. Il est garni de radicules fibreuses, ou de petites hachures d’écorce de vigne, de laine, de crins, et parfois d’un peu de plume. Le plus grand diamètre, à l’entrée, est de cinq à six pouces, sur quatre à cinq de profondeur. Les deux oiseaux travaillent alternativement à apporter des pelotes de boue ou de terre humide mêlée avec de la mousse dont ils disposent la plus grande partie au dehors, et quelquefois tout l’extérieur semble en être entièrement formé. La construction est fortement attachée contre un mur, un rocher, les poutres d’une maison, etc. Dans les landes du Kentucky, j’ai vu des nids fixés à la paroi de {p. 202}ces trous singuliers qu’on appelle sink holes, et qui s’enfoncent jusqu’à vingt pieds au-dessous de la surface du sol. J’ai remarqué que, lorsque les pewees reviennent au printemps, ils consolident leur ancienne habitation par des additions aux parties extérieures adhérentes au roc ; c’est pour l’empêcher de tomber, ce qui lui arrive cependant quelquefois, lorsqu’elle date de plusieurs années. On en a vu, dans l’État du Maine, prendre possession du nid de l’hirondelle républicaine (hirundo fulva). Ils pondent de quatre à six œufs, d’une forme ovale, et d’un blanc pur, avec quelques points rougeâtres près du gros bout. »
V §
Quand il quitte l’homme pour décrire et colorier l’oiseau, Audubon surpasse Chateaubriand dans Atala, ce poète qui ne fut que le précurseur du naturaliste dans les forêts de l’Amérique et qui introduisit cependant une note nouvelle dans la gamme de la poésie en France.
{p. 203}Lisez cette description langoureuse des amours et des chants de l’oiseau moqueur :
Quand le chant d’amour de l’oiseau moqueur perce les feuillages du magnolia de la Louisiane au vaste tronc et à l’immense coupole de verdure, l’Européen qui se rappelle l’hymne nocturne du rossignol tapi sous l’ombre des chênes ressent un secret mépris pour ce qu’il admirait autrefois. La bignonia et les vignes rampantes s’enlacent autour des gros arbres, les dépassent, les couronnent, retombent en festons. Un parfum éthéré embaume l’air ; partout des fleurs, des grappes mûrissantes, des corymbes vermeils, une atmosphère tiède et enivrante. Vous diriez que la nature, embarrassée de ses richesses, s’est arrêtée un jour pour les répandre de son sein sur cet heureux pays. Levez les yeux : sur une branche du grand arbre repose l’oiseau femelle. Le mâle, aussi léger que le papillon, décrit autour d’elle des cercles rapides, remonte, redescend, remonte encore…
VI §
{p. 204}Mais voici le plus beau des drames de ce Shakespeare de la nature. Écoutez :
Le Fugitif.
Jamais je n’oublierai l’impression produite sur mon esprit par la rencontre qui fait le sujet de cet article, et je ne doute pas que la relation que j’en vais donner n’excite dans celui de mon lecteur des émotions de plus d’un genre.
C’était dans l’après-midi d’une de ces journées étouffantes où l’atmosphère des marécages de la Louisiane se charge d’émanations délétères ; il se faisait tard et je regagnais ma maison encore éloignée, ployant sous la charge de cinq ou six ibis des bois, et de mon lourd fusil dont le poids, même en ce temps où mes forces étaient encore entières, m’empêchait d’avancer bien rapidement. J’arrivai sur les {p. 205}bords d’un bayou qui n’avait guère que quelques pas de large ; mais ses eaux étaient si bourbeuses que je n’en pouvais distinguer la profondeur, et je ne jugeai pas prudent de m’y aventurer avec mon fardeau. En conséquence, saisissant chacun de mes gros oiseaux, je les lançai l’un après l’autre sur la rive opposée, puis mon fusil, ma poire à poudre et mon carnier, et, tirant du fourreau mon couteau de chasse pour me défendre, s’il en était besoin, contre les alligators, j’entrai dans l’eau, suivi de mon chien fidèle. Je marchais avec précaution et lentement, Platon nageait auprès de moi, épuisé de chaleur et profitant de la fraîcheur du liquide élément qui calmait sa fatigue. L’eau devenait plus profonde en même temps que la fange de son lit ; je redoublai de prudence, et je pus enfin atteindre le bord.
À peine commençais-je à m’y raffermir sur mes pieds que mon chien accourut vers moi, avec toutes les apparences de la terreur. Ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, il grinçait des dents avec une expression de haine, et ses intentions se manifestaient par un sourd grognement. Je crus que tout cela provenait simplement de ce qu’il avait éventé {p. 206}la trace d’un ours ou de quelque loup ; et déjà j’apprêtais mon fusil, lorsque j’entendis une voix de stentor me crier : « Halte-là, ou la mort ! » Un tel qui-vive au milieu de ces bois était bien fait pour surprendre. Du même coup je relevai et j’armai mon fusil ; je n’apercevais point encore l’individu qui m’avait intimé un ordre si péremptoire, mais j’étais déterminé à combattre avec lui pour mon libre passage sur notre libre terre.
Tout à coup un grand nègre solidement bâti s’élança des épaisses broussailles où jusques alors il s’était tenu caché, et, renforçant encore sa grosse voix, me répéta sa formidable injonction. Que mon doigt eût pressé la détente, et c’était fait de sa vie ; mais, m’étant aperçu que ce qu’il dirigeait sur ma poitrine n’était qu’une espèce de mauvais fusil qui ne pourrait jamais faire feu, je me sentis au fond assez peu effrayé de ses menaces et ne crus pas nécessaire d’en venir aux extrémités. Je remis mon fusil à côté de moi, fis doucement signe à mon chien de rester tranquille, et demandai à cet homme ce qu’il voulait.
Ma condescendance et l’habitude de la soumission qu’avait ce malheureux produisirent {p. 207}leur effet : « Maître, dit-il, je suis un fugitif ; je pourrais peut-être vous tuer ! mais Dieu m’en garde ! car il me semble le voir lui-même en ce moment, prêt à prononcer son jugement contre moi, pour un tel forfait. C’est moi maintenant qui implore votre merci ; pour l’amour de Dieu, maître, ne me tuez pas. — Et pourquoi, lui répondis-je, avez-vous déserté vos quartiers où vous seriez certainement plus à l’aise que dans ces affreux marais ? — Maître, mon histoire est courte, mais elle est triste. Mon camp ne se trouve pas loin d’ici ; et comme je sais que vous ne pouvez regagner votre demeure, ce soir, si vous consentez à me suivre, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez en parfaite sûreté jusqu’à demain matin. Alors, si vous le permettez, je me chargerai de vos oiseaux et vous remettrai dans votre route. »
Les grands yeux intelligents du nègre, ses manières franches et polies, le ton de sa voix, m’invitaient, toute réflexion faite, à tenter l’aventure. Et comme j’avais conscience de le valoir tout au moins, et d’avoir en plus mon chien pour me seconder, je lui répondis que je voulais bien le suivre. Il remarqua l’emphase {p. 208}avec laquelle je prononçai ces derniers mots, et parut en comprendre si profondément la portée que, se tournant vers moi, il me dit : « Voici, maître, prenez mon grand couteau ; tandis que, vous le voyez, moi je jette l’amorce et la pierre de mon fusil. » Lecteur, je restai confondu ! c’en était trop : je refusai de prendre son couteau, et lui dis de garder son fusil en état, pour le cas où nous rencontrerions un couguar ou un ours.
La générosité se retrouve partout. Le plus grand monarque reconnaît son empire, et tous, autour de lui, depuis ses plus humbles serviteurs jusqu’aux nobles orgueilleux qui environnent son trône, subissent à certains moments la toute-puissance de ce sentiment. Je tendis cordialement ma main au fugitif. « Merci, maître », me dit-il, et il me la serra de façon à me convaincre de la bonté de son cœur, et aussi de la force de son poignet. À partir de ce moment, nous fîmes tranquillement route ensemble à travers les bois. Mon chien vint le flairer à plusieurs reprises ; mais, entendant que je lui parlais de mon ton de voix ordinaire, il nous quitta, et se mit à faire ses tours non loin de nous, prêt à revenir au premier coup de {p. 209}sifflet. Tout en marchant, j’observais que le nègre me guidait vers le soleil couchant, dans une direction tout opposée à celle qui conduisait chez moi. Je lui en fis la remarque ; et lui, avec la plus grande simplicité, me répondit : « C’est uniquement pour notre sûreté. »
Après quelques heures d’une course pénible, où nous eûmes à traverser plusieurs autres petites rivières au bord desquelles il s’arrêtait toujours, pour jeter de l’autre côté son fusil et son couteau, attendant que je fusse passé le premier, nous arrivâmes sur la limite d’un immense champ de cannes, où j’avais tué auparavant bon nombre de daims. Nous y entrâmes, comme je l’avais fait souvent moi-même, tantôt debout, tantôt marchant à quatre pieds ; mais il allait toujours devant moi, écartant de côté et d’autre les tiges entrelacées ; et chaque fois que nous rencontrions quelque tronc d’arbre, il m’aidait à passer par-dessus avec le plus grand soin. À sa manière de connaître le bois, je fus bientôt convaincu que j’avais affaire à un véritable Indien ; car il se dirigeait aussi juste en droite ligne qu’aucun Peau-rouge avec lequel j’eusse jamais fait route.
Tout à coup il poussa un cri fort et perçant, {p. 210}assez semblable à celui d’un hibou ; et j’en fus tellement surpris, qu’à l’instant même mon fusil se releva. « Ce n’est rien, maître, je donne seulement le signal de mon retour à ma femme et à mes enfants. » Une réponse du même genre, mais tremblante et plus douce, nous revint bientôt, prolongée entre les cimes des arbres. Les lèvres du fugitif s’entrouvrirent avec une expression de joie et d’amour ; l’éclatante rangée de ses dents d’ivoire semblaient envoyer un sourire à travers l’obscurité du soir qui s’épaississait autour de nous. « Maître, me dit-il, ma femme, bien que noire, est aussi belle, pour moi, que la femme du président l’est à ses yeux ; c’est ma reine, et je regarde mes enfants comme autant de princes. Mais vous allez les voir, car ils ne sont pas loin, Dieu merci ! »
Là, au beau milieu du champ de cannes, je trouvai un camp régulier. On avait allumé un petit feu, et sur les braises grillaient quelques larges tranches de venaison. Un garçon de neuf à dix ans soufflait les cendres qui recouvraient des pommes de terre de bonne mine ; divers articles de ménage étaient disposés soigneusement à l’entour, et un grand tapis de peaux {p. 211}d’ours et de daim semblait indiquer le lieu de repos pour toute la famille. La femme ne leva point ses yeux vers les miens, et les petits, il y en avait trois, se retirèrent dans un coin, comme autant de jeunes ratons qu’on vient de prendre. Mais le fugitif, plus hardi et paraissant heureux, leur adressa des paroles si rassurantes, que bientôt les uns et les autres semblèrent me regarder comme envoyé par la Providence pour les retirer de toutes leurs tribulations. On s’empara de mes hardes que l’on suspendit pour les faire sécher ; le nègre me demanda si je voulais qu’il nettoyât et graissât mon fusil, je le lui permis, et pendant ce temps la femme coupait une large tranche de venaison pour mon chien que les enfants s’amusaient déjà à caresser.
Lecteur, réfléchissez à ma situation. J’étais à dix milles, au moins, de chez moi, à quatre ou cinq de la plantation la plus rapprochée, dans un camp d’esclaves fugitifs, et entièrement à leur discrétion ! Involontairement mes yeux suivaient leurs mouvements ; mais, croyant reconnaître en eux un profond désir de faire de moi leur confident et leur ami, je me relâchai peu à peu de ma défiance, et {p. 212}finis par mettre de côté tout soupçon. La venaison et les pommes de terre avaient un air bien tentant, et j’étais dans une position à trouver excellent un ordinaire beaucoup moins savoureux. Aussi, lorsqu’ils m’invitèrent humblement à faire honneur aux mets qui étaient devant nous, j’en pris ma part d’aussi bon cœur que je l’aie jamais fait de ma vie.
Le souper fini, le feu fut complètement éteint, et l’on plaça une petite lumière de pommes de pin dans une calebasse qu’on avait creusée. Je m’apercevais bien que le mari et la femme avait grande envie de me communiquer quelque chose ; moi de même, désormais libre de tout crainte, je désirais les voir se décharger le cœur. Enfin le fugitif me raconta l’histoire dont voici la substance :
Il y avait environ huit mois qu’un planteur des environs, ayant éprouvé quelques pertes, avait été obligé de vendre ses esclaves aux enchères. On connaissait la valeur de ses nègres ; et, au jour dit, le crieur les avait exposés soit par petits lots, soit un à un, suivant qu’il le jugeait plus avantageux à leur propriétaire. Le fugitif, qu’on savait avoir le plus de valeur, après sa femme, fut mis en vente à part, et {p. 213}poussé à un prix excessif. Pour la femme, qui vint ensuite et seule aussi, on en demanda huit cents dollars qui furent sur-le-champ comptés. Enfin arriva le tour des enfants, et à cause de leur race on les porta à de hauts prix. Le reste des esclaves fut vendu, chacun en raison de sa propre valeur.
Le fugitif eut la chance d’être adjugé à l’intendant de la plantation ; la femme fut achetée par un individu demeurant à environ cent milles de là ; et les enfants se virent dispersés en différents endroits, le long de la rivière. Le cœur de l’époux et du père défaillit sous cette dure calamité. Quelque temps il souffrit d’un désespoir profond, sous son nouveau maître ; mais, ayant retenu dans sa mémoire le nom des diverses personnes qui avaient acheté chacune une partie de sa chère famille, il feignit une maladie, si l’on peut appeler feint l’état d’un homme dont les affections avaient été si cruellement brisées, et refusa de se nourrir pendant plusieurs jours, regardé de mauvais œil par l’intendant, qui lui-même se trouvait frustré dans ce qu’il avait considéré comme un bon marché.
Une nuit d’orage, pendant que les éléments {p. 214}se déchaînaient dans toute la fureur d’une véritable tourmente, le pauvre nègre s’échappa. Il connaissait parfaitement tous les marécages des environs, et se dirigea en droite ligne vers la cannaie au centre de laquelle j’avais trouvé son camp. L’une des nuits suivantes, il gagna la résidence où l’on retenait sa femme, et la nuit d’après il l’emmenait ; puis, l’un après l’autre, il réussit à dérober ses enfants, jusqu’à ce qu’enfin furent réunis sous sa protection tous les objets de son amour.
Pourvoir aux besoins de cinq personnes n’était pas tâche facile dans ces lieux sauvages : d’autant plus qu’au premier signal de l’étonnante disparition de cette famille extraordinaire, ils se virent traqués de tous côtés, et sans relâche. La nécessité, comme on dit, fait sortir le loup du bois. Le fugitif semblait avoir bien compris ce proverbe, car pendant la nuit il s’approchait de la plantation de son premier maître, où il avait toujours été traité avec une grande bonté. Les serviteurs de la maison le connaissaient trop bien pour ne pas l’aider par tous les moyens en leur pouvoir, et chaque matin il s’en revenait à son camp avec d’amples {p. 215}provisions. Un jour qu’il était à la recherche de fruits sauvages, il trouva un ours mort devant le canon d’un fusil qu’on avait mis là tout exprès en affût. Il ramassa l’arme et le gibier et les emporta chez lui. Ses amis de la plantation s’y prirent de manière à lui procurer quelques munitions, et dans les jours sombres et humides il s’aventura d’abord à chasser autour de son camp. Actif et courageux, il devint peu à peu plus hardi et se hasarda plus au large en quête de gibier. C’était dans une de ces excursions que je venais de le rencontrer. Il m’assura que le bruit que j’avais fait en traversant le bayou l’avait empêché de tuer un beau daim. « Il est vrai, ajouta-t-il, que mon vieux mousquet rate bien souvent. »
Les fugitifs, quand ils m’eurent confié leur secret, se levèrent tous deux de leur siège, et les yeux pleins de larmes : « Bon maître, au nom de Dieu, faites quelque chose pour nous et nos enfants ! » me dirent-ils en sanglotant. Et pendant ce temps, leurs pauvres petits dormaient d’un profond sommeil, dans la douce paix de leur innocence ! Qui donc aurait pu entendre un pareil récit sans émotion ? {p. 216}Je leur promis de tout mon cœur de les aider. Tous deux passèrent la nuit debout pour veiller sur mon repos ; et moi, je dormis serré contre leurs marmots, comme sur un lit du plus moelleux duvet.
Le jour éclata si beau, si pur, si joyeux, que je leur dis que le ciel même souriait à leur espérance, et que je ne doutais pas de leur obtenir un plein pardon. Je leur conseillai de prendre leurs enfants avec eux, et leur promis de les accompagner à la plantation de leur premier maître. Ils obéirent avec empressement ; mes ibis furent accrochés autour du camp, et, comme un memento de la nuit que j’y avais passée, je fis une entaille à plusieurs arbres ; après quoi je dis adieu, peut-être pour la dernière fois, à ce champ de cannes, et bientôt nous arrivâmes à la plantation. Le propriétaire, que je connaissais très bien, me reçut avec cette généreuse bonté qui distingue les planteurs de la Louisiane. Une heure ne s’était pas écoulée, que le fugitif et sa famille se voyaient réintégrés chez lui ; peu de temps après, il les racheta de leurs propriétaires, et les traita avec la même bonté qu’auparavant. Ils purent donc encore être heureux, comme le {p. 217}sont généralement les esclaves dans cette contrée, et continuer à nourrir l’un pour l’autre ce tendre attachement, source de leurs infortunes, mais aussi en définitive de leur bonheur. J’ai su que, depuis, la loi avait défendu de séparer ainsi les esclaves d’une même famille sans leur consentement.
VII §
L’hirondelle d’Europe a sa sœur en Amérique.
L’hirondelle de cheminée, ou martinet d’Amérique.
Du moment que l’hirondelle a trouvé dans nos maisons tant de commodités pour y établir son nid, on l’a vue abandonner avec une sagacité vraiment remarquable ses anciennes retraites dans le creux des arbres, et {p. 218}prendre possession de nos cheminées, ce qui, sans aucun doute, lui a valu le nom sous lequel on la connaît généralement. Je me rappelle parfaitement bien le temps où, dans le bas Kentucky, dans l’Indiana et l’Illinois, ces oiseaux choisissaient encore très souvent, pour nicher, les excavations des branches et des vieux troncs ; et telle est l’influence d’une première habitude, que c’est toujours là que, de préférence, ils reviennent, non seulement pour chercher un abri, mais aussi pour élever leurs petits, spécialement dans ces parties isolées de notre pays qu’on peut à peine dire habitées. Alors les hirondelles se montrent aussi délicates pour le choix d’un arbre qu’elles le sont ordinairement dans nos villes pour le choix de la cheminée où elles veulent fixer temporairement leur demeure : des sycomores d’une taille gigantesque et que ne soutient plus qu’une simple couche d’écorce et de bois, sont ceux qui semblent leur convenir le mieux. Partout où j’ai rencontré de ces vénérables patriarches des forêts, que la décadence et l’âge avaient ainsi rendus habitables, j’ai toujours trouvé des nids d’hirondelles qui elles-mêmes continuaient d’y vivre jusqu’au moment de leur {p. 219}départ. Ayant fait couper un arbre de cette espèce, j’ai compté dans l’intérieur du tronc une cinquantaine de ces nids, et, de plus, chaque branche creuse en renfermait un.
Le nid, qu’il soit placé dans un arbre ou dans une cheminée, se compose de petites branches sèches que l’oiseau se procure d’une façon assez singulière. Si vous regardez les hirondelles tandis qu’elles sont en l’air, vous les voyez tournoyer par bandes autour de la cime de quelque arbre qui dépérit, s’il n’est déjà tout à fait mort : on les dirait occupées à poursuivre les insectes dont elles font leur proie ; leurs mouvements sont extrêmement rapides. Tout à coup elles se jettent le corps contre la branche, s’y accrochent avec leurs pattes, puis, par une brusque secousse, la cassent net, et se renvolent en l’emportant à leur nid. La frégate pélican a souvent recours à la même manœuvre, seulement elle saisit les petits bâtons dans son bec, au lieu de les tenir avec ses pieds.
C’est au moyen de sa salive que l’hirondelle fixe ces premiers matériaux sur le bois, le roc ou le mur d’une cheminée ; elle les arrange en rond, les croise, les entrelace, pour {p. 220}étendre à l’extérieur les bords de son ouvrage ; le tout est pareillement englué de salive qu’elle répand autour, à un pouce ou plus, pour mieux l’assujettir et le consolider. Quand le nid est dans une cheminée, sa place est généralement du côté de l’est, et à une distance de cinq à huit pieds de l’entrée. Mais dans le creux d’un arbre, où toutes nichent en communauté, il se trouve plus haut ou plus bas, suivant la convenance générale. La construction, assez fragile du reste, cède de temps à autre, soit sous le poids des parents et des jeunes, soit emportée par un flot subit de pluie, cas auxquels ils sont tous ensemble précipités par terre. — On y compte de quatre à six œufs d’un blanc pur, et il y a deux couvées par saison.
Le vol de cette hirondelle rappelle celui du martinet d’Europe ; mais il est plus vif, quoique bien soutenu. C’est une succession de battements assez courts, si l’on en excepte pourtant la saison où l’heureux couple prélude aux amours : car on les voit alors comme nager tous les deux, les ailes immobiles, glissant dans les airs avec un petit gazouillement aigu, et la femelle ne cessant de recevoir les caresses {p. 221}du mâle. En d’autres temps, ils planent au large, à une grande hauteur, au-dessus des villes et des forêts ; puis, avec la saison humide, reviennent voler à ras du sol, et on les voit écumer l’eau pour boire et se baigner. Quand ils vont pour descendre dans un trou d’arbre ou une cheminée, leur vol, toujours rapide, s’interrompt brusquement comme par magie ; en un instant ils s’abattent en tournoyant et produisent avec leurs ailes un tel bruit, qu’on croirait entendre dans la cheminée le roulement lointain du tonnerre. Jamais ils ne se posent sur les arbres ni sur le sol. Si l’on prend une de ces hirondelles et qu’on la mette par terre, elle fait de gauches efforts pour s’échapper et peut à peine se mouvoir. J’ai lieu de croire que parfois, la nuit, il arrive aux parents de s’envoler et aux jeunes de prendre de la nourriture : car j’ai entendu le frou-frou d’ailes des premiers et les cris de reconnaissance des seconds, durant des nuits calmes et sereines.
Quand les petits tombent par accident, ce qui arrive aussi quelquefois, bien que le nid reste en place, ils parviennent à y remonter à l’aide de leurs griffes aiguës, en élevant un {p. 222}pied, puis l’autre, et en s’appuyant sur leur queue. Deux ou trois jours avant d’être en état de s’envoler, ils grimpent en haut du mur, jusqu’auprès de l’ouverture de la cheminée à l’abri de laquelle ils ont grandi. Un observateur pourra reconnaître ce moment, en voyant les parents passer et repasser au-dessus de l’extrémité du tuyau sans y entrer. C’est la même chose, quand ils ont été élevés dans un arbre.
Dans nos villes, les hirondelles choisissent d’abord une cheminée spéciale pour s’y retirer. C’est là qu’au premier printemps et avant de commencer à bâtir, les deux sexes se rendent en foule depuis une heure ou deux avant le coucher du soleil, jusque bien longtemps après nuit close. Jamais ils ne s’engagent dedans qu’ils n’aient voltigé plusieurs fois tout à l’entour ; puis, tantôt l’un, tantôt l’autre, ils se décident à entrer, jusqu’à ce qu’enfin, pressés par l’heure, ils s’y précipitent plusieurs ensemble. Ils s’accrochent aux murs avec leurs griffes, s’y tiennent appuyés sur leur queue pointue, et dès l’aurore, avec un bruit sourd et retentissant, ils s’élancent dehors exactement tous à la fois. Je me rappelle qu’à Francisville, je {p. 223}voulus compter combien il en entrerait dans une cheminée avant la nuit. Je me tenais à une fenêtre, à proximité du lieu ; il en vint plus de mille, et je ne les vis pas toutes, tant s’en faut ! La ville, à cette époque, pouvait contenir une centaine de maisons, et la plupart de ces oiseaux étaient alors en route vers le sud, ne s’arrêtant simplement que pour la nuit.
Je venais d’arriver à Louisville, dans le Kentucky, lorsque je fus mis en relation avec l’aimable et bonne famille du major William Groghan. Un jour que nous parlions d’oiseaux, celui-ci me demanda si j’avais vu les arbres où l’on supposait que les hirondelles passaient l’hiver, mais où, en réalité, elles n’entrent que pour s’abriter et faire leur nid. Je lui répondis que j’en avais vu. Alors il m’apprit que, sur mon chemin pour revenir à la ville, il s’en trouvait un dont il m’enseigna la place, et qui était remarquable, entre tous, par le nombre immense de ces oiseaux qui s’y retiraient. — M’étant remis en route, j’arrivai bientôt au lieu indiqué et n’eus pas de peine à reconnaître l’arbre en question : c’était un sycomore presque sans branches, portant de soixante à soixante-dix pieds de haut sur huit de {p. 224}diamètre à la base ; il pouvait en avoir encore près de cinq, même à une hauteur de cinquante pieds, où le tronçon d’une branche brisée et creuse, d’environ deux pieds de diamètre, se séparait de la tige principale. C’était par là qu’entraient les hirondelles. En examinant l’arbre de près, je le trouvai d’un bois dur, mais rongé au centre presque jusqu’aux racines. On était au mois de juillet, et le soleil marquait comme quatre heures après-midi. Les hirondelles volaient au-dessus de Jeffersonville, de Louisville et des bois environnants ; mais je n’en voyais aucune près du sycomore. Je rentrai chez moi, pour revenir bientôt à pied. Le soleil descendait derrière les montagnes d’Argent ; la soirée était belle, des milliers d’hirondelles voltigeaient autour de moi, et de temps en temps quatre ou cinq à la fois disparaissaient dans le trou de l’arbre, comme des abeilles se pressant à l’entrée de leur ruche. Et moi je restais là, ma tête appuyée contre le tronc et prêtant l’oreille au bruit assourdissant que faisaient les oiseaux pour s’installer à l’intérieur. Il était nuit noire quand je quittai mon poste, et j’étais convaincu qu’il en restait encore un bien plus {p. 225}grand nombre dehors. Je n’avais pas eu la prétention de les compter : il y en avait trop, et ils se précipitaient à l’ouverture en rangs si serrés et si épais, que c’était à confondre l’imagination. À peine étais-je de retour à Louisville, qu’un violent ouragan mêlé de tonnerre passa sur la ville, et je pensai que la précipitation des hirondelles avait eu pour cause leur inquiétude et le désir d’éviter l’orage. Toute la nuit, je ne fis que rêver d’hirondelles, tant j’étais impatient de constater leur nombre, avant que l’époque de leur départ fût arrivée.
Le lendemain matin, il ne paraissait encore aucune lueur de jour, que déjà je me retrouvais à mon poste. Je me remis l’oreille collée contre l’arbre ; tout était silencieux au dedans. Il y avait environ vingt minutes que j’étais dans cette posture, lorsque soudain je crus que le grand arbre se déracinait et tombait sur moi. Instinctivement je fis un bond de côté ; mais en regardant en l’air, quel ne fut pas mon étonnement de le voir debout et aussi ferme que jamais. C’étaient des hirondelles qu’il vomissait en flots noirs et continus. Je courus reprendre ma place et j’écoutai, réellement {p. 226}stupéfait de ce bruit du dedans, que je ne puis mieux comparer qu’au sourd roulement d’une large roue sous l’action d’un puissant cours d’eau. Il faisait sombre encore, de sorte que je pouvais à peine distinguer l’heure à ma montre ; mais j’estime qu’elles mirent à sortir ainsi trente minutes et plus. Puis, l’intérieur de l’arbre redevint silencieux, et elles se dispersèrent dans toutes les directions avec la rapidité de la pensée.
Immédiatement, je formai le projet d’examiner l’intérieur de cet arbre qui, comme me l’avait dit mon ami le major Groghan, était bien le plus remarquable que j’eusse jamais vu. Pour cette expédition, je m’adjoignis un camarade de chasse, et nous partîmes, munis d’une assez longue corde. Après plusieurs essais, nous réussîmes à la lancer par-dessus la branche brisée de façon à ce que les deux bouts revinssent toucher la terre ; ensuite, m’étant armé d’un grand bambou, je grimpai sur l’arbre au moyen de cette sorte de câble et parvins sans accident jusqu’à la branche sur laquelle je m’assis. Mais tout cela fut peine perdue : je ne pus rien voir du tout dans l’intérieur {p. 227}de l’arbre, et ma gaule, d’au moins quinze pieds de long, avait beau s’y promener de droite et de gauche, elle ne touchait à rien qui pût me donner quelque renseignement. Je redescendis fatigué et désappointé.
Sans me décourager cependant, le lendemain je louai un homme qui fit un trou à la base de l’arbre. Il n’y restait plus que huit à neuf pouces d’écorce et de bois. Bientôt la hache eut mis le dedans à jour, et nous découvrîmes une masse compacte de dépouilles et de débris de plumes réduites en une espèce de terreau au milieu duquel je pouvais encore distinguer des fragments d’insectes et de coquilles. Je me frayai ou plutôt me perçai tout au travers un passage d’environ six pieds. Cette opération ne prit pas mal de temps, et comme je savais par expérience que, si les oiseaux venaient à soupçonner l’existence de ce trou, ils abandonneraient l’arbre sur-le-champ, je le fis soigneusement reboucher. Dès le même soir, les hirondelles revinrent comme d’habitude, et je me gardai de les troubler de plusieurs jours. Enfin, m’étant précautionné d’une lanterne sourde, un soir vers les neuf heures, {p. 228}je retournai au sycomore, résolu de voir à fond dans l’intérieur. Le trou fut ouvert doucement ; je me hissai le long des parois en m’aidant de la masse de détritus ; mon camarade venait par derrière. Je trouvai tout parfaitement tranquille ; et par degrés, dirigeant la lumière de la lanterne sur les côtés de l’excavation béante au-dessus de nous, j’aperçus les hirondelles collées les unes contre les autres et couvrant toute la surface interne. Avec le moins de bruit possible, nous en prîmes et tuâmes plus d’un cent que nous fourrâmes dans nos habits et dans nos poches ; puis, nous étant laissés glisser en bas, nous nous retrouvâmes en plein air. Une chose remarquable, c’est que, pendant notre visite, pas un seul de ces oiseaux n’avait laissé dégoutter de sa fiente sur nous. L’entrée exactement refermée, nous reprîmes, fiers et joyeux, le chemin de Louisville. Parmi les cent quinze individus que nous avions emportés, il ne se trouva que six femelles ; soixante-six étaient mâles et adultes ; le sexe de vingt-deux des autres ne put être déterminé ; c’étaient, sans aucun doute, des jeunes de la première couvée : leur chair était tendre, et les tuyaux {p. 229}de leurs plumes paraissaient encore mous.
Voyons, faisons en gros le compte des oiseaux qui pouvaient être ainsi logés dans cet arbre : l’espace vide commençant à partir de la pile de plumes et de dépouilles pour finir à l’entrée supérieure de la cavité ne présentait pas moins de 25 pieds en hauteur sur 15 de large, en supposant à l’arbre 5 pieds de diamètre, ce qui donnerait 375 pieds carrés de surface. Maintenant, accordons à chaque oiseau un espace d’à peu près 3 pouces, ce qui est plus que suffisant, vu la manière dont ils étaient entassés : il y aura 32 oiseaux par chaque pied carré, et, par conséquent, le nombre total que contenait l’intérieur de ce seul arbre était de 11 000.
Je ne cessai point de surveiller les mouvements de mes hirondelles. Lorsque les jeunes qui avaient été élevées dans les cheminées de Louisville, Jeffersonville et des maisons du voisinage, ainsi que dans les arbres choisis pour cet objet, eurent abandonné le lieu de leur naissance, je recommençai mes visites au sycomore. C’était le 2 août. Je m’assurai que le nombre des oiseaux qui s’y retiraient {p. 230}n’avait pas augmenté ; mais je trouvai beaucoup plus de femelles et de jeunes que de mâles sur une cinquantaine qui furent pris et ouverts. Jour par jour, j’y revins : le 13 août, il n’y en entra guère que deux ou trois cents ; le 18, pas un seul ne s’en approcha, et c’est à peine si je vis passer isolément quelques individus qui m’avaient l’air de s’en aller vers le sud. En septembre, pendant la nuit, je regardai dans l’intérieur : il n’y en restait aucun. J’y revins encore une fois, en février, par un temps très froid, et, convaincu que toutes les hirondelles avaient quitté le pays, je refermai définitivement l’ouverture et cessai mes visites.
Mai cependant était de retour, et son souffle printanier nous ramenait le peuple vagabond des airs. Les hirondelles aussi revinrent à leur arbre, et j’en vis le nombre s’accroître chaque jour. Vers le commencement de juin, j’imaginai de fermer l’entrée avec un bouchon de paille que je pouvais retirer à mon gré au moyen d’une corde. Le résultat fut curieux : les oiseaux, comme d’ordinaire, vinrent pour s’abriter à la tombée de la {p. 231}nuit ; ils s’attroupèrent, passant et repassant devant l’arbre d’un air tout dérouté ; plusieurs déjà commençaient à s’envoler au loin : j’ôtai le bouchon, et immédiatement ils entrèrent sans discontinuer, jusqu’à ce qu’il ne me fût plus possible de les distinguer du lieu où j’étais.
J’avais quitté Louisville pour aller me fixer à Henderson, et ce ne fut que cinq ans après que je pus revoir le sycomore, dans l’intérieur duquel les hirondelles abondaient toujours. Les pièces de bois avec lesquelles j’avais bouché mon trou avaient été brisées ou emportées ; mais l’ouverture était de nouveau complètement remplie de dépouilles et de débris des oiseaux. — À la fin pourtant, il survint un ouragan tellement violent, que leur antique retraite fut tout de son long couchée par terre.
VIII §
{p. 232}Revoyez l’aigle dans une autre scène :
L’aigle est né sublime. Il flotte sur les bannières, il est le symbole du courage et de la grandeur. Il est le blason de la liberté d’Amérique ; il servit de type à Rome dans ses conquêtes, à Napoléon dans ses entreprises. La puissance de son élan, la hauteur et la rapidité de son essor, sa vigueur, son audace, la froideur de son courage justifient ce choix que l’assentiment de tous les peuples consacre. C’est un héros et un tyran. Sa férocité égale sa bravoure. Il aime à plonger ses serres dans le sang ; le carnage fait ses délices, alors même qu’il n’a pas besoin d’une proie à dévorer.
En automne, au moment où des milliers d’oiseaux fuient le nord et se rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l’eau du Mississipi. Quand vous verrez deux arbres {p. 233}dont la cime dépasse toutes les autres cimes s’élever en face l’un de l’autre, sur les deux bords du fleuve, levez les yeux. L’aigle est là, perché sur le faîte de l’un des arbres. Son œil étincelle dans son orbite et paraît brûler comme la flamme. Il contemple attentivement toute l’étendue des eaux ; souvent son regard s’arrête sur le sol ; il observe, il attend ; tous les bruits qui se font entendre, il les écoute, il les recueille ; le daim, qui effleure à peine les feuillages, ne lui échappe pas. Sur l’arbre opposé, l’aigle femelle reste en sentinelle. De moment en moment, son cri semble exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d’ailes, par une inclination de tout son corps et par un glapissement dont la discordance et l’éclat ressemblent au rire d’un maniaque. Puis il se redresse ; à son immobilité, à son silence, vous diriez une statue. Les canards de toute espèce, les poules d’eau, les outardes fuient par bataillons serrés, que le cours de l’eau emporte ; proies que l’aigle dédaigne, et que ce mépris sauve de la mort. Un son, que le vent fait voler sur le courant, arrive enfin jusqu’à l’ouïe des deux aigles ; ce bruit a le {p. 234}retentissement et la raucité7 d’un instrument de cuivre : c’est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle, par un appel composé de deux notes ; tout le corps de l’aigle frémit ; deux ou trois coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son expédition. Il va partir.
Le cygne vient, comme un vaisseau flottant dans l’air ; son col d’une blancheur de neige, étendu en avant ; l’œil étincelant d’inquiétude. Le mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse de son corps ; et ses pattes, qui se reploient sous sa queue, disparaissent à l’œil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri de guerre se fait entendre. L’aigle part avec la rapidité de l’étoile qui file ou de l’éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau, abaisse son col, décrit un demi-cercle, et manœuvre, dans l’agonie de sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance de succès lui reste, c’est de plonger dans le courant ; mais l’aigle {p. 235}prévoit la ruse ; il force sa proie à rester dans l’air, en se tenant sans relâche au-dessous d’elle, et en menaçant de la frapper au ventre et sous les ailes. Cette combinaison, que l’homme envierait à l’oiseau, ne manque jamais d’atteindre son but. Le cygne s’affaiblit, se lasse, et perd tout espoir de salut. Mais alors son ennemi craint encore qu’il n’aille tomber dans l’eau du fleuve. Un coup des serres de l’aigle frappe la victime sous l’aile, et la précipite obliquement sur le rivage.
Tant de puissance, d’adresse, d’activité, de prudence ont achevé la conquête. Vous ne verriez pas sans effroi le triomphe de l’aigle. Il danse sur le cadavre ; il enfonce profondément ses armes d’airain dans le cœur du cygne mourant ; il bat des ailes, il hurle de joie, les dernières convulsions de l’oiseau l’enivrent. Il lève sa tête chauve vers le ciel, et ses yeux enflammés d’orgueil se colorent comme le sang. Sa femelle vient le rejoindre. Tous deux ils retournent le cygne, percent sa poitrine de leur bec, et se gorgent du sang encore chaud qui en jaillit.
IX §
{p. 236}En changeant de spectacle, Audubon change de pinceau pour le décrire, il ne veut pas même déranger les amours des plus petits oiseaux.
« J’ai souvent, dit-il, passé des journées entières dans la société de ces petits êtres ailés. Rien n’est plus vif et plus joyeux ; du haut des vieux troncs et des arbres tombant de décrépitude, la voix du pivert se fait entendre, et tous ses camarades lui répondent. On voit plusieurs mâles attachés à la poursuite d’une seule femelle, voltiger, monter, descendre, exécuter mille évolutions étranges : espèce de ballet burlesque dont il est difficile d’être témoin sans rire. C’est ainsi que les prétendants témoignent à leur belle le désir de lui plaire et de l’amuser. Point de jalousie entre ces beaux, qui se disputent paisiblement et sans {p. 237}haine le prix des jeux, la compagne qui doit appartenir au vainqueur. D’arbre en arbre et de buisson en buisson, les mêmes cérémonies se répètent. Autour de la coquette qui semble indécise, vous voyez quelquefois douze ou treize danseurs voltigeant ; les jeux continuent jusqu’au moment où elle donne la préférence à l’un des rivaux, qu’elle attaque de son bec lorsqu’il passe près d’elle. Aussitôt tous les prétendants de s’envoler et de courir après une autre belle. Le couple reste tête-à-tête. Bientôt il s’agit de chercher une habitation commode pour le nouveau ménage. Ils partent ensemble et choisissent dans le bois un tronc d’arbre facile à creuser ; tour à tour le mari et la femme opèrent à coups de bec l’excavation qui doit contenir eux et leurs petits. À mesure qu’un débris de l’arbre vole dans l’air, sous le bec de l’un d’eux, l’autre le félicite par un petit cri aigu, écho de sa joie. Enfin, le nid s’achève, et c’est plaisir de voir les deux oiseaux monter et redescendre l’arbre dans tous les sens, aiguiser leurs becs sur tous les rameaux ; chasser inexorablement les rouges-gorges et les autres oiseaux ; aller en course {p. 238}lointaine à la recherche de fourmis, de larves et d’insectes. Deux semaines après, six œufs, blancs et transparents comme le cristal, sont déposés dans l’asile conjugal.
« Les piverts ont deux couvées par saison ; aussi cette race joyeuse pullule-t-elle dans les forêts de l’Amérique, et vous ne pouvez faire une promenade sans entendre leurs cris perçants et le retentissement de leur bec sur l’écorce des arbres. »
Telles sont les couleurs vives, variées, naïves, que la plume du naturaliste, aussi pittoresque que son pinceau, emploie pour commenter et expliquer les admirables planches qui composent son ouvrage. C’est ainsi que nous comprenons la science. Grâce au progrès de la civilisation, elle ne se contente plus d’une aride nomenclature : elle ne se renferme plus dans la poudre des vieux livres. Adieu pour toujours aux classifications symboliques et artificielles qui remplaçaient l’étude du monde et substituaient aux harmonies de la création je ne sais quel squelette, dont les ossements étiquetés servaient de jouet aux érudits. Lisez ces anciennes monographies. {p. 239}Qu’y trouverez-vous ? Des titres et des mots, des chiffres et un numérotage éternel, qui ne parle ni à l’âme ni à la pensée. Est-ce donc là, grand Dieu ! ton œuvre éternelle, ton œuvre vivante, animée dans toutes ses parties ? Quelles inventions puériles me donnez-vous à la place de ce grand tout ?
Ces réflexions sont de l’intelligent traducteur, M. Chasles.
CXIXe entretien.
Conversations de Goethe,
par Eckermann (1re partie) §
I §
{p. 241}Les grands hommes sont comme les grands monuments ; on ne les voit pas d’un coup d’œil, on ne les juge pas d’un seul mot. Il faut y revenir une fois, deux fois, trois fois, chaque fois, en un mot, qu’un nouvel écho échappé {p. 242}de leur tombe nous rappelle leur nom ou leur pensée par une de leurs œuvres posthumes ou par les confidences rétrospectives d’un de leurs familiers. Le temps les effeuille comme leurs actes et leurs ouvrages à chaque période de leur existence, à chaque année de leur vie. Leurs opinions, modifiées par les circonstances, changent selon qu’ils ont acquis plus ou moins d’expérience par leur contact avec le temps. Qui pourrait dire si Napoléon à Sainte-Hélène pensait juste comme Napoléon à Marengo ou même comme Napoléon à l’île d’Elbe ? Qui pourrait dire si lord Byron, mort à trente-sept ans, aurait pensé à soixante-dix ans ce qu’il avait écrit à vingt-sept ans en Écosse ? Qui oserait affirmer que Schiller, écrivant le drame des Brigands à vingt-deux ans, ce drame corrupteur de la moralité publique, l’aurait encore écrit, de sa plume refroidie, à l’âge fait où il écrivait ses belles œuvres savantes et morales, à son âge mûr ? Qui pourrait dire enfin si Goethe, l’homme essentiellement et véritablement progressif, qui doutait de tout, même de Dieu et de l’immortalité, à vingt-huit ans, aurait écrit à quatre-vingt-deux ans le portrait de Faust, le héros du scepticisme ? {p. 243}Non, les jugements du premier coup sont des impressions et non des jugements ; autrement il faudrait convenir que l’existence, la réflexion, l’expérience des hommes, sont de vains mots qui n’ont aucune influence, aucun amendement, aucun progrès à nous apporter, et que Dieu, en nous accordant le temps, ce grand révélateur de la vérité en tout genre, ne nous a donné qu’une déception dont nous n’avions aucun besoin pour être plus éclairés et plus sages qu’à notre premier mot dans la vie. Ce serait le blasphème contre la Providence ; la Providence des grands hommes, c’est la vie, c’est la réflexion, c’est l’expérience, c’est le repentir. Qui oserait enlever le repentir aux plus grands hommes ? Ce serait enlever à l’humanité toutes ses améliorations. N’en parlons plus.
II §
Aussi, pendant que le monde contemporain voit ou lit avec admiration ce que tel ou tel grand homme a fait, a dit, ou a écrit dans sa jeunesse, le grand homme qui se voit admiré, {p. 244}ou qui se voit loué souvent à tort, se recueille, s’interroge, juge ses juges, et se dit tout bas : « On m’applaudit pour ce qui méritait, en réalité, d’être condamné ! Je ne savais pas, j’étais inexpérimenté ; l’illusion, ce mirage des belles âmes, me possédait ; maintenant le temps a fait son œuvre, et il ne me reste de ces saintes erreurs que celle qu’il faut nourrir toujours, bien qu’elle m’ait souvent trompé : l’amour du mieux pour l’humanité. »
III §
M. de Las-Cases à Sainte-Hélène, auprès de Napoléon, le capitaine Medwin, auprès de lord Byron en Italie et en Angleterre, furent chacun un de ces échos providentiels que le hasard ou la volonté place à côté de ces grands hommes pour répercuter à l’avenir leurs confidences fausses ou vraies, intéressées ou désintéressées, selon qu’ils voulaient parler à leur chevet ou parler, comme on dit, par la fenêtre. La Providence ménage à ces hommes rares de pareils confidents : les uns pour porter leur {p. 245}voix lointaine à leurs partisans, comme Las-Cases ; les autres, comme Medwin, pour donner au monde des notions familières et vraies sur une des grandes natures de leur époque. Quand le plus grand homme de l’Allemagne moderne eut vieilli sans perdre une seule des facultés de son âme et sans perdre un seul des cheveux blanchis de sa large tête, le ciel lui envoya Eckermann, comme le soir envoie au voyageur son ombre prolongée qui le suit dans sa route afin de lui certifier son image. Or, qu’était-ce qu’Eckermann ?
IV §
Eckermann, comme Medwin, que j’ai beaucoup connu, était le fils d’un pauvre porte-balle des environs de Hambourg. M. Sainte-Beuve, un de ces esprits tout à la fois philosophiques, poétiques et critiques, qui creusent un sujet ou un homme avec une seule note, en parle ainsi :
Il n’avait rien en lui de supérieur. C’était une de ces natures de second ordre, un de ces {p. 246}esprits nés disciples et acolytes, et tout préparés par un fonds d’intelligence et de dévouement, par une première piété admirative, à être les secrétaires des hommes supérieurs. Ainsi, en France, avons-nous vu, à des degrés différents, Nicole pour Arnauld, l’abbé de Langeron ou le chevalier de Ramsay pour Fénelon ; ainsi eût été Deleyre pour Rousseau, si celui-ci avait permis qu’on l’approchât. Eckermann sortait de la plus humble extraction ; son père était porte-balle, et habitait un village aux environs de Hambourg. Élevé dans la cabane paternelle jusqu’à l’âge de quatorze ans, allant ramasser du bois mort et faire de l’herbe pour la vache dans la mauvaise saison, ou accompagnant, l’été, son père dans ses tournées pédestres, le jeune Eckermann s’était d’abord essayé au dessin, pour lequel il avait des dispositions innées assez remarquables ; il n’était venu qu’ensuite à la poésie, et à une poésie toute naturelle et de circonstance. Il a raconté lui-même toutes ces vicissitudes de sa vie première avec bonhomie et ingénuité.
Petit commis, puis secrétaire d’une mairie dans l’un de ces départements de l’Elbe nouvellement incorporés à l’Empire français, il se {p. 247}vit relevé, au printemps de 1813, par l’approche des Cosaques, et il prit part au soulèvement de la jeunesse allemande pour l’affranchissement du pays. Volontaire dans un corps de hussards, il fit la campagne de l’hiver de 1813-1814. Le corps auquel il appartenait guerroya, puis séjourna dans les Flandres et dans le Brabant ; le jeune soldat en sut profiter pour visiter les riches galeries de peinture dont la Belgique est remplie, et sa vocation allait se diriger tout entière de ce côté. Mais à son retour en Allemagne, et lorsqu’il se croyait en voie de devenir un artiste et un peintre, une indisposition physique, résultat de ses fatigues et de ses marches forcées, l’arrêta brusquement : ses mains tremblaient tellement qu’il ne pouvait plus tenir un pinceau. Il n’en était encore qu’aux premières initiations de l’art ; il y renonça.
Obligé de penser à la subsistance, il obtint un emploi à Hanovre dans un bureau de la Guerre. C’est à ce moment qu’il eut connaissance des chants patriotiques de Théodore Koerner, qui était le héros du jour. Le recueil intitulé la Lyre et l’Épée le transporta ; il eut l’idée de s’enrôler à la suite dans le même {p. 248}genre, et il composa à son tour un petit poème sur la vie de soldat. Cependant il lisait et s’instruisait sans cesse. On lui avait fort conseillé la lecture des grands auteurs, particulièrement de Schiller et de Klopstock ; il les admira, mais sans tirer grand profit de leurs œuvres. Ce ne fut que plus tard qu’il se rendit bien compte de la stérilité de cette admiration : c’est qu’il n’y avait nul rapport entre leur manière et ses dispositions naturelles à lui-même.
Il entendit pour la première fois prononcer le nom de Goethe, et un volume de ses Poésies et Chansons lui tomba entre les mains. Oh ! alors ce fut tout autre chose ; il sentit un bonheur, un charme indicible ; rien ne l’arrêtait dans ces poésies de la vie, où une riche individualité venait se peindre sous mille formes sensibles ; il en comprenait tout ; là, rien de savant, pas d’allusions à des faits lointains et oubliés, pas de noms de divinités et de contrées que l’on ne connaît plus : il y retrouvait le cœur humain et le sien propre, avec ses désirs, ses joies, ses chagrins ; il y voyait une nature allemande claire comme le jour, la réalité pure, en pleine lumière et {p. 249}doucement idéalisée. Il aima Goethe dès lors, et sentit un vague désir de se donner à lui ; mais il faut l’entendre lui-même :
« Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. Ensuite je me procurai Wilhelm Meister, et sa Vie, ensuite ses drames. Quant à Faust, qui, avec tous ses abîmes de corruption humaine et de perdition, m’effraya d’abord et me fit reculer, mais dont l’énigme profonde me rattirait sans cesse, je le lisais assidûment les jours de fête. Mon admiration et mon amour pour Goethe s’accroissaient journellement, si bien que je ne pouvais plus rêver ni parler d’autre chose.
« Un grand écrivain, observe à ce propos Eckermann, peut nous servir de deux manières : en nous révélant les mystères de nos propres âmes, ou en nous rendant sensibles les merveilles du monde extérieur. Goethe remplissait pour moi ce double office. J’étais conduit, grâce à lui, à une observation plus précise dans les deux voies ; et l’idée de l’unité, ce qu’a d’harmonieux et de complet chaque être individuel considéré en lui-même, le sens enfin {p. 250}des mille apparitions de la nature et de l’art se découvraient à moi chaque jour de plus en plus.
« Après une longue étude de ce poète et bien des essais pour reproduire en poésie ce que j’avais gagné à le méditer, je me tournai vers quelques-uns des meilleurs écrivains des autres temps et des autres pays, et je lus non seulement Shakespeare, mais Sophocle et Homère dans les meilleures traductions… »
Eckermann, en un mot, travaille à se rendre digne d’approcher Goethe quelque jour. Comme ses premières études (on vient assez de le voir) avaient été des plus défectueuses, il se mit à les réparer et à étudier tant qu’il put au gymnase de Hanovre d’abord, puis, quand il fut devenu plus libre, et sa démission donnée, à l’université de Gœttingue. Il avait pu cependant publier, à l’aide de souscriptions, un recueil de poésies dont il envoya un exemplaire à Goethe, en y joignant quelques explications personnelles. Il rédigea ensuite une sorte de traité de critique et de poétique à son intention. Le grand poète n’avait cessé d’être de loin son « étoile {p. 251}polaire ». En recevant le volume de poésies, Goethe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie en a à tous les degrés ; non content de faire à l’auteur une réponse de sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. Là-dessus, et d’après ce qu’on lui en rapporta, Eckermann prit courage, adressa son traité critique manuscrit à Goethe, et se mit lui-même en route à pied et en pèlerin pour Weimar, sans autre dessein d’abord que de faire connaissance avec le grand poète, son idole. À peine arrivé, il le vit, l’admira et l’aima de plus en plus, s’acquit d’emblée sa bienveillance, vit qu’il pourrait lui être agréable et utile, et, se fixant près de lui à Weimar, il y demeura (sauf de courtes absences et un voyage de quelques mois en Italie) sans plus le quitter jusqu’à l’heure où cet esprit immortel s’en alla.
Après la mort de Goethe, resté uniquement fidèle à sa mémoire, tout occupé de le représenter et de le transmettre à la postérité sous ses traits véritables et tel qu’il le portait dans son cœur, il continua de jouir à Weimar de l’affection de tous et de l’estime de la Cour ; {p. 252}revêtu avec les années du lustre croissant que jetait sur lui son amitié avec Goethe, il finit même par avoir le titre envié de conseiller aulique, et mourut entouré de considération, le 3 décembre 1854.
Il était dans sa trente-troisième année seulement à son arrivée à Weimar ; il avait gardé toute la fraîcheur des impressions premières et la faculté de l’admiration. Il y a des gens qui ne sauraient parler de lui sans le faire quelque peu grotesque et ridicule : il ne l’est pas. Il est sans doute à quelque degré de la famille des Brossette et des Boswell, de ceux qui se font volontiers les greffiers et les rapporteurs des hommes célèbres ; mais il choisit bien son objet, il l’a adopté par choix et par goût, non par banalité ni par badauderie aucune ; il n’a rien du gobe-mouche, et ses procès-verbaux portent en général sur les matières les plus élevées et les plus intéressantes dont il se pénètre tout le premier et qu’il nous transmet en auditeur intelligent. Remercions-le donc et ne le payons pas en ingrats, par des épigrammes et avec des airs de supériorité. Ne rions pas de ces natures de modestie et d’abnégation, {p. 253}surtout quand elles nous apportent à pleines mains des présents de roi.
Goethe, à cette époque où Eckermann commence à nous le montrer (juin 1823), était âgé de soixante-quatorze ans, et il devait vivre près de neuf années encore. Il était dans son heureux déclin, dans le plein et doux éclat du soleil couchant. Il ne créait plus, — je n’appelle pas création cette seconde et éternelle partie de Faust, — mais il revenait sur lui-même, il revoyait ses écrits, préparait ses Œuvres complètes, et, dans son retour réfléchi sur son passé qui ne l’empêchait pas d’être attentif à tout ce qui se faisait de remarquable autour de lui et dans les contrées voisines, il épanchait en confidences journalières les trésors de son expérience et de sa sagesse.
Il en est, dans ces confidences, qui nous regardent et nous intéressent plus particulièrement. Goethe, en effet, s’occupe beaucoup de la France et du mouvement littéraire des dernières années de la Restauration ; il est peu de nos auteurs en vogue dont les débuts en ces années n’aient été accueillis de lui avec curiosité, et jugés avec une sorte de sympathie ; il reconnaissait en eux des alliés imprévus et {p. 254}comme des petits cousins d’outre-Rhin. Et ici une remarque est nécessaire.
Il faut distinguer deux temps très différents, deux époques, dans les jugements de Goethe sur nous et dans l’attention si particulière qu’il prêta à la France : il ne s’en occupa guère que dans la première moitié, et, ensuite, tout à la fin de sa carrière. Goethe, à ses débuts, est un homme du dix-huitième siècle ; il a vu jouer dans son enfance le Père de famille de Diderot et les Philosophes de Palissot ; il a lu nos auteurs, il les goûte, et lorsqu’il a opéré son œuvre essentielle, qui était d’arracher l’Allemagne à une imitation stérile et de lui apprendre à se bâtir une maison à elle, une maison du Nord, sur ses propres fondements, il aime à revenir de temps en temps à cette littérature d’un siècle qui, après tout, est le sien. On n’a jamais mieux défini Voltaire dans sa qualité d’esprit spécifique et toute française qu’il ne l’a fait ; on n’a jamais mieux saisi dans toute sa portée la conception buffonienne des Époques de la Nature ; on n’a jamais mieux respiré et rendu l’éloquente ivresse de Diderot ; il semble la partager quand il en parle : « Diderot, s’écrie-t-il avec un enthousiasme égal à {p. 255}celui qu’il lui aurait lui-même inspiré, Diderot est Diderot, un individu unique ; celui qui cherche les taches de ses œuvres est un philistin, et leur nombre est légion. Les hommes ne savent accepter avec reconnaissance ni de Dieu, ni de la Nature, ni d’un de leurs semblables, les trésors sans prix. » Mais ce ne sont pas seulement nos grands auteurs qui l’occupent et qui fixent son attention, il va jusqu’à s’inquiéter des plus secondaires et des plus petits de ce temps-là, d’un abbé d’Olivet, d’un abbé Trublet, d’un abbé Le Blanc qui, « tout médiocre qu’il était (c’est Goethe qui parle), ne put jamais parvenir pourtant à être reçu de l’Académie. »
Cependant la France changeait ; après les déchirements et les catastrophes sociales, elle accomplissait, littérairement aussi, sa métamorphose. Goethe, qui connut et ne goûta que médiocrement Mme de Staël, ne paraît pas avoir eu une bien haute idée de Chateaubriand, le grand artiste et le premier en date de la génération nouvelle. À cette époque de l’éclat littéraire de Chateaubriand, l’homme de Weimar ne faisait pas grande attention à la France, qui s’imposait à l’Allemagne par d’autres {p. 256}aspects. Et puis il y avait entre eux deux trop de causes d’antipathie. Goethe reconnaissait toutefois à Chateaubriand un grand talent et une initiative rhétorico-poétique dont l’impulsion et l’empreinte se retrouvaient assez visibles chez les jeunes poètes venus depuis. Mais il ne faisait vraiment cas, en fait de génies, que de ceux de la grande race, de ceux qui durent, dont l’influence vraiment féconde se prolonge, se perpétue au-delà, de génération en génération, et continue de créer après eux. Les génies purement d’art et de forme, et de phrases, dénués de ce germe d’invention fertile, et doués d’une action simplement viagère, se trouvent en réalité bien moins grands qu’ils ne paraissent, et, le premier bruit tombé, ils ne revivent pas. Leur force d’enfantement est vite épuisée.
Ce qui commença à rappeler sérieusement l’attention de Goethe du côté de la France, ce furent les tentatives de critique et d’art de la jeune école qui se produisit surtout à dater de 1824, et dont le journal le Globe se fit le promoteur et l’organe littéraire. Ah ! ici Goethe se montra vivement attiré et intéressé. Il se sentait compris, deviné par des Français pour {p. 257}la première fois : il se demandait d’où venait cette race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues ailleurs. Il leur supposait même d’abord une maturité d’âge qu’il mesurait à l’étendue de leurs jugements, tandis que cette étendue tenait bien plutôt chez eux au libre et hardi coup d’œil de la jeunesse.
Ce fut surtout vers 1827 que ce vif intérêt de Goethe pour la nouvelle et jeune France se prononça pour ne plus cesser. En 1825, il hésitait encore, et M. Cousin, dans une visite qu’il lui fit à Weimar, ayant voulu le mettre sur le chapitre de la littérature en France, ne put l’amener bien loin sur ce terrain encore trop neuf.
Mais en 1827, lorsque M. Ampère le visita, sa disposition d’esprit était bien changée ; Goethe, averti par le Globe, était au fait de tout, curieux et avide de toutes les particularités à notre sujet. Dans une lettre adressée à Mme Récamier le 9 mai (1827) et publiée quelques jours après dans le Globe par suite d’une indiscrétion non regrettable, le jeune voyageur s’exprimait en ces termes, qui sont à rapprocher {p. 258}de ceux dans lesquels Eckermann nous parle des mêmes entretiens :
Goethe, écrivait M. Ampère, a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J’ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l’ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d’esprit prodigieuse : tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s’intéresse à tout, il a de l’admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits-enfants, qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenu de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses intentions, de tout ce qui se rattache à son souvenir : il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.
Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire parce qu’il est occupé de tous les autres talents, et si véritablement {p. 259}sensible à tout ce qui se fait de bon, partout et dans tous les genres. À genoux devant Molière et La Fontaine, il admire Athalie, goûte Bérénice, sait par cœur les chansons de Béranger et raconte parfaitement nos plus nouveaux vaudevilles. À propos du Tasse, il prétend avoir fait de grandes recherches et que l’histoire se rapproche beaucoup de la manière dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte. Ce qui vous fera plaisir, c’est qu’il croit à l’amour du Tasse et à celui de la princesse ; mais toujours à distance, toujours romanesque et sans ces absurdes propositions d’épouser qu’on trouve chez nous dans un drame récent.
N’oublions pas que la lettre est adressée à Mme Récamier, favorable à tous les beaux cas d’amour et de délicate passion.
V §
On connaît Goethe, le Voltaire et le Cuvier allemand dans un même homme, le créateur de la lumière, l’idolâtre de l’art ! Il a écrit ses mémoires ; {p. 260}il fut constamment heureux. Son tempérament moral était composé, par moitiés égales, de réflexion froide pour les choses et d’enthousiasme ardent pour les lettres, les arts et même pour les sciences. Il naquit à une époque où la philosophie française passionnait l’Allemagne et où les excès de la révolution repoussaient les cœurs. Il s’était fixé jeune à Weimar. L’amitié du grand-duc et de la grande-duchesse Amélie l’avait élevé, par l’affection, au rang de principal conseiller de cette cour athénienne et de directeur du théâtre et du ministère. Jamais sa faveur, dont il usait modérément, ne subit d’éclipse. Il semblait régner du droit divin du génie. La poésie était son titre ; ceux qu’il n’aurait pu soumettre, il les charmait par l’excès de confiance en lui-même ; il ne jalousait personne. Les premiers écrivains ou poètes de l’Allemagne étaient à lui. Il découvrit dans un livre un jeune homme pauvre et souffrant, le seul rival que la nature pouvait lui opposer, Schiller ; il l’appela à Iéna, puis à Weimar, tourna sur lui l’amitié du grand-duc, travailla en commun avec lui, en fit son frère, et lui prêta la moitié de son génie. Schiller mort, Goethe le pleura toute sa vie. Jamais une {p. 261}si sincère confraternité n’avait uni deux âmes d’hommes de lettres. En 1792, Goethe suivit, par dévouement monarchique, le duc de Weimar dans la campagne des Prussiens contre la France ; après la paix, il passa à Bruxelles et revint vivre à Weimar. Il se maria ; il eut un fils dont ces conversations nous entretiennent. Il lui fit épouser une jeune fille charmante et tendre qui fut pour lui comme une seconde jeunesse en son cœur. Il les perdit. Ses deux petits-enfants jouèrent avec ses cheveux blancs.
VI §
Goethe avait écrit vers 1792 le roman étrange et poétiquement populaire de Werther, comme Schiller avait écrit les Brigands : deux œuvres inexplicables et en dehors de toute vue morale ; de l’art pur, où la force de la passion conduit les jeunes héros de Schiller au crime, et le héros mélancolique de Goethe au suicide. Werther, comme un jet de flamme que le monde combustible de l’époque attendait, incendia à son apparition toutes les nations. {p. 262}Jamais livre n’eut, en si peu d’années, un si grand nombre d’éditions. C’était l’amour délirant extravasé sur la terre. Le ridicule n’y mordit pas ; le sublime de la passion le tua. Werther resta et restera le charbon de feu des livres. Goethe étudia de sang-froid les résultats terribles de l’incendie qu’il avait allumé ; chaque suicide en Allemagne et en Europe était pour lui un triomphe. Faust, son œuvre principale en vers, était avant lui une légende moitié humaine, moitié satanique, d’outre-Rhin. Son succès fut à la fois philosophique et populaire. Méphistophélès, portrait de Goethe au fond, fut l’indifférence railleuse entre le bien et le mal, l’éternel blasphème de l’humanité, représentée par la jeune et infortunée Marguerite. Les poètes étrangers furent pervertis par cette doctrine plus grande que nature. Ugo Foscolo en Italie, Byron en Angleterre y puisèrent, l’un son imitation de Werther dans les lettres de Jacopo Ortis, l’autre ses doctrines malfaisantes d’énergie dans le crime de ses premières poésies, et de raillerie cynique du bien dans Don Juan ; après cela Goethe réfléchit et changea peu à peu de route. Il vit ou il crut voir que ses élans passionnés dans Werther, {p. 263}que ses aspirations désordonnées dans Faust, poussaient l’humanité hors de sa sphère en faisant rêver aux peuples des destinées supérieures à ce qu’ils peuvent atteindre ici-bas. Il redevint possible, et il vit que le possible était l’honnête. Il prit pour devise la modération, et ne goûta plus que la vérité pratique. Il écrivit des ballades allemandes très romantiques, mais qui, à nous, nous paraissent trop féeriques ou trop puériles ; puis des études remarquables sur la botanique, puis des Essais sur les couleurs où il crut détrôner Newton, puis le roman de Wilhelm Meister, espèce de rêve d’un Juif errant de l’humanité, plein d’intentions souvent inintelligibles, et parsemé de réalités délicieuses telles que l’épisode de Mignon ; puis un roman apocalyptique des Affinités électives, énigme dont le mot n’est pas encore trouvé.
VII §
Il resta invariablement fidèle à son prince, devint son ami et ne cessa pas de gouverner, {p. 264}de concert avec lui, dans un sens libéral et modéré, dirigeant les alliances, la politique et le théâtre de Weimar dans le double intérêt du prince et du peuple pendant cinquante ans. Il tint cette difficile balance sans la laisser osciller. Quand Napoléon, après la paix de Tilsitt, vint à Weimar, Goethe témoigna, pour l’homme des grands exploits militaires, une partialité plus que poétique ; il fut flatté d’en être distingué. Cet homme lui éclipsa les défaites et les malheurs de l’Allemagne. Il parut passer du côté du destin représenté, à ses yeux, par l’homme de la force brutale. Le philosophe disparut en lui devant le poète.
Ni son prince ni son pays ne lui demandaient compte de cette partialité blessante pour le vainqueur. « Ce sont deux grands esprits, se disaient-ils, ils ne se jugent pas, ils s’admirent. » Napoléon, en effet, comme on le verra, affecta d’admirer beaucoup Goethe. Il avait lu Werther dans sa jeunesse et Faust dans sa maturité.
VIII §
{p. 265}Eckermann n’habitait pas encore Weimar ; il ne devint le familier du grand homme que dans les dix dernières années de sa vie. Voici comment il s’attendrit sur son souvenir, quand la mort eut éteint la voix de Goethe :
Je vois enfin devant moi terminé le troisième volume de mes conversations avec Goethe, promis depuis longtemps ; j’éprouve la joie que donne le triomphe de grands obstacles. J’étais dans une situation très difficile. Je ressemblais au marin qui ne peut pas faire route par le vent du jour, et qui est obligé d’attendre, avec la plus grande patience, des semaines et des mois jusqu’à ce que le vent favorable, qui soufflait il y a des années, souffle de nouveau. Dans le temps heureux où j’écrivis les deux premiers volumes, je marchais avec un vent favorable ; les paroles récemment prononcées résonnaient encore dans mes oreilles, et le commerce animé que j’avais avec cet {p. 266}homme extraordinaire me maintenait dans une atmosphère d’enthousiasme, qui m’entraînait en avant et semblait me donner des ailes.
Mais aujourd’hui, déjà depuis bien des années cette voix est muette, et le bonheur dont je jouissais dans ce contact avec sa personne est bien loin derrière moi ; aussi je ne pouvais trouver l’ardeur nécessaire que dans les heures où il m’était donné de rentrer en moi-même, assez profondément pour pénétrer dans ces asiles de l’âme que rien ne trouble ; là je pouvais revoir le passé avec ses fraîches couleurs ; il se redressait devant moi, et je voyais de grandes pensées, des fragments de cette grande âme apparaître à mes regards, comme apparaîtraient des sommets lointains, mais éclairés par la lumière du jour céleste, aussi éclatante que la lumière du soleil.
La joie que j’éprouvais dans ces moments me rendait tout mon feu ; les idées et la suite de leur développement, les expressions telles qu’elles avaient été prononcées, tout redevenait clair comme un souvenir de la veille. Goethe vivait encore devant moi ; j’entendais de nouveau le timbre aimé de sa voix, à laquelle {p. 267}nulle autre ne peut être comparée. Je le voyais de nouveau, le soir, avec son étoile sur son habit noir, dans son salon brillamment éclairé, plaisanter au milieu de son cercle, rire et causer gaiement. Je le voyais un autre jour par un beau temps, à côté de moi dans sa voiture, en pardessus brun, en casquette bleue, son manteau gris clair étendu sur ses genoux ; son teint brun est frais comme le temps, ses paroles jaillissent spirituelles et se perdent dans l’air, mêlées au roulement de la voiture qu’elles dominent. Ou bien, je me voyais encore, le soir, dans son cabinet d’étude, éclairé par la tranquille lumière de la bougie ; il était assis à la table, en face de moi, en robe de chambre de flanelle blanche. La douce émotion que l’on ressent au soir d’une journée bien employée respirait sur ses traits ; notre conversation roulait sur de grands et nobles sujets ; je voyais alors se montrer tout ce que sa nature renfermait de plus élevé, et mon âme s’enflammait à la sienne. Entre nous régnait la plus profonde harmonie ; il me tendait sa main par-dessus la table, et je la pressais ; puis je saisissais un verre rempli, placé près de moi, et je le vidais en silence, et je lui faisais une secrète libation, les {p. 268}regards passant au-dessus de mon verre et reposant dans les siens.
Dans ces moments, je le retrouvais dans toute sa vie, et ses paroles résonnaient de nouveau comme autrefois. — Mais on le sait, quel que soit le bonheur que nous ayons à penser à un mort bien-aimé, le fracas confus du jour qui s’écoule fait que souvent pendant des semaines et des mois notre pensée ne se tourne vers lui que passagèrement ; et les moments de calme et de profond recueillement où nous croyons posséder de nouveau, dans toute la vivacité de la vie, cet ami parti avant nous, ces moments se mettent au nombre des rares et belles heures d’existence. — Il en était ainsi de moi avec Goethe. — Souvent des mois se passaient où mon âme, absorbée par les relations de la vie journalière, était morte pour lui, et il n’adressait pas un seul mot à mon esprit. Puis venaient d’autres semaines, d’autres mois de disposition stérile, pendant lesquels rien en moi ne voulait ni germer ni fleurir. Ces temps de néant, il fallait que j’eusse la grande patience de les laisser s’écouler inutiles, car, dans de pareilles circonstances, ce que j’aurais écrit n’aurait rien valu. Je devais attendre {p. 269}de la fortune le retour des heures où le passé revivait et se représentait devant moi, où je jouissais d’une énergie intellectuelle assez grande, d’un bien-être physique assez complet pour élever mon âme à cette hauteur à laquelle il faut que je parvienne pour être digne de voir de nouveau reparaître en moi les idées et les sentiments de Goethe. — Car j’avais affaire à un héros que je ne devais pas abaisser. Pour être vrai, il devait se montrer avec toute la bienveillance de ses jugements, avec la pleine clarté et la pleine force de son intelligence, avec la dignité naturelle à un caractère élevé. — Ce n’était pas là une petite difficulté.
Mes relations avec lui avaient un caractère de tendresse tout particulier ; c’étaient celles de l’écolier avec son maître, du fils avec son père, de l’âme avide d’instruction avec l’âme riche de connaissances. Il me fit entrer dans sa société et prendre part aux jouissances intellectuelles et aussi aux plaisirs plus mondains d’un être supérieur. Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le soir ; souvent j’avais le bonheur de le voir à midi tous les jours, tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner.
{p. 270}Sa conversation était variée comme ses œuvres. Il était toujours le même et toujours différent. S’il était occupé d’une grande idée, ses paroles coulaient avec une inépuisable richesse ; on croyait alors être au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit, et empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d’autres temps, au contraire, on le trouvait muet, laconique ; un nuage semblait avoir couvert son âme, et dans certains jours on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d’été avec tous ses sourires ; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons, dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants ; le ciel bleu était traversé par le cri de coucou, et dans la plaine en fleurs bruissait l’eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l’écouter ! Sa présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le cœur.
C’est ainsi qu’en lui on voyait comme dans une lutte et dans une succession perpétuelle tour à tour l’hiver et l’été, la vieillesse et la jeunesse ; mais il était admirable que, dans ce {p. 271}vieillard de soixante-dix et de quatre-vingts ans, ce fût la jeunesse qui reprît toujours le dessus, car ces journées où l’automne ou l’hiver se faisaient sentir n’étaient que de rares exceptions.
L’empire qu’il avait sur lui-même était remarquable, et c’est là même une des originalités les plus saillantes de son caractère. Il y a une parenté étroite entre cet empire qu’il avait sur lui-même et la puissance de réflexion qui le maintenait toujours maître du sujet qu’il traitait en écrivant, et qui lui permettait de donner à ses œuvres ce fini dans la forme que nous admirons. C’est aussi par une conséquence de ce trait de son caractère que, dans maints de ses livres et dans maintes de ses assertions orales, il est très retenu et plein de réserve. — Mais il y avait d’heureux moments où un génie plus puissant se rendait maître de lui, et lui faisait abandonner son empire sur lui-même ; alors la conversation avait une effervescence toute juvénile, elle se précipitait comme un torrent qui descend des montagnes. C’est dans de pareils moments qu’il versait tous les trésors de grandeur et de bonté que renfermait son âme, et ce sont de pareils moments {p. 272}qui font comprendre comment ses amis de jeunesse ont dit de lui que ses paroles étaient bien supérieures à ses écrits imprimés. »
IX §
Les entretiens s’ouvrent par une forte maladie du vieillard, que la vigueur de sa constitution fait triompher de la mort. Un fils ne raconterait pas avec plus de sollicitude les phases de la maladie.
Lundi, 2 mars 1823.
Ce soir, chez Goethe, que je n’avais pas vu depuis plusieurs jours. Il était assis dans son fauteuil, et il avait auprès de lui sa belle-fille et Riemer. Le mieux était frappant. Sa voix avait repris son timbre naturel, sa respiration était libre ; sa main n’était plus enflée, son apparence était celle de la santé, sa conversation était facile. Il se leva, alla dans sa chambre à coucher et revint sans embarras. On but {p. 273}le thé près de lui, et, comme c’était pour la première fois depuis sa maladie, je reprochai en plaisantant à madame de Goethe d’avoir oublié de mettre un bouquet sur la table. Madame de Goethe prit aussitôt à son chapeau un ruban de couleur et l’attacha à la cafetière. Ce trait de gaieté parut faire grand plaisir à Goethe.
Weimar, mardi, 10 juin 1823.
Je suis arrivé ici depuis peu de jours, et aujourd’hui, pour la première fois, je suis allé chez Goethe. L’accueil a été extrêmement affectueux, et l’impression que sa personne a faite sur moi a été telle, que je compte ce jour parmi les plus heureux de ma vie.
Il m’avait hier, sur ma demande, indiqué midi comme le moment où il pourrait me recevoir. J’allai à l’heure dite, et trouvai son domestique m’attendant déjà et prêt à m’introduire. L’intérieur de sa maison me fit une très agréable impression ; sans être riche, tout a beaucoup de noblesse et de simplicité ; quelques plâtres de statues antiques placés dans l’escalier rappellent le goût prononcé de Goethe {p. 274}pour l’art plastique et pour l’antiquité grecque. Je vis au rez-de-chaussée plusieurs femmes, occupées dans la maison, passer et repasser. Je vis aussi un des beaux enfants d’Ottilie, qui s’approcha sans défiance de moi et me regarda avec de grands yeux. Après ce premier coup d’œil, je montai au premier étage avec le domestique, dont la langue était toujours en mouvement. Il ouvrit la porte d’une pièce, sur le seuil de laquelle on lisait en passant le mot Salve, présage d’un accueil amical. Nous traversâmes cette chambre, et nous entrâmes dans une seconde, un peu plus spacieuse, où il me pria d’attendre, pendant qu’il allait prévenir son maître. La température de cette pièce ranimait par sa très grande fraîcheur, un tapis couvrait le sol ; la couleur rouge du canapé et des chaises donnait de la gaieté à l’ameublement ; sur un côté était un piano, et aux murs étaient suspendus des dessins et des tableaux de genres divers et de différentes grandeurs. Une porte ouverte laissait voir une autre chambre également ornée de tableaux, et par laquelle le domestique était allé m’annoncer.
Goethe, en redingote bleue et en souliers, {p. 275}entra peu de moments après. — Noble figure ! J’étais saisi, mais les paroles les plus amicales dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le bonheur de le voir, d’être près de lui, me troublait, je ne savais presque rien ou rien lui dire.
Il se mit aussitôt à me parler de mon manuscrit.
« Je sors d’avec vous, dit-il ; toute la matinée, j’ai lu votre écrit, il n’a besoin d’aucune recommandation, il se recommande de lui-même. »
Il me dit que les pensées y étaient claires, bien exposées, bien enchaînées, que l’ensemble reposait sur une base solide, et avait été médité avec soin.
« Je veux l’expédier vite, ajouta-t-il ; aujourd’hui j’écris à Cotta par le courrier, et demain j’envoie le paquet par la poste. »
Nous parlâmes de mes projets de voyage. Je ne pouvais me rassasier de regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont chacun avait son expression, et dans tous se lisaient la loyauté, la solidité, avec tant de calme et de grandeur ! Il parlait avec lenteur, sans se presser, comme on se figure que doit {p. 276}parler un vieux roi. On voyait qu’il a en lui-même son point d’appui et qu’il est au-dessus de l’éloge ou du blâme.
Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable ; j’éprouvais ce calme que peut éprouver l’homme qui, après longue fatigue et longue espérance, voit enfin exaucés ses vœux les plus chers. Il me parla de ma lettre, et me dit que j’avais raison en soutenant que, si un homme a su traiter avec clarté un certain sujet, il a prouvé par là qu’il pouvait se distinguer dans beaucoup d’autres occasions toutes différentes.
« On ne peut pas savoir comment les choses tourneront, dit-il ; à Berlin, j’ai beaucoup de belles connaissances ; nous verrons, j’ai pensé à vous ces jours-ci. »
Et, en parlant ainsi, il souriait en lui-même d’un air affectueux. Il m’indiqua toutes les curiosités que j’avais encore à visiter à Weimar, et me dit qu’il prierait son secrétaire, M. Krœuter, de vouloir bien me conduire partout. Mais surtout il me recommanda de ne pas manquer d’aller au théâtre. Nous nous séparâmes très amicalement. J’étais on ne peut plus heureux, car chacune de ses paroles {p. 277}respirait la bienveillance, et je sentais qu’il avait une bonne opinion de moi.
Mercredi, 11 juin 1823.
J’ai reçu ce matin une carte de Goethe sur laquelle était une nouvelle invitation de me rendre chez lui. Je suis resté une petite heure. Il m’a paru aujourd’hui tout autre qu’hier ; il semblait en tout vif et décidé comme un jeune homme. En entrant, il m’apporta deux gros volumes et me dit :
« Il ne faut pas que vous partiez si vite ; il faut que nous fassions plus ample connaissance. Je désire vous voir et causer davantage avec vous. Mais, pour ne pas rester dans le champ trop vaste des généralités, j’ai pensé à un travail positif qui sera entre nous un intermédiaire pour nous lier et pour converser. Ces deux volumes renferment le Journal littéraire de Francfort, des années 1772 et 1773 ; c’est là que tous les petits articles de critique que j’écrivais alors ont été publiés. Ils ne sont pas signés, mais, comme vous connaissez ma manière de penser, vous les distinguerez bien des autres. Je voudrais que {p. 278}vous voulussiez bien examiner avec soin ces travaux de jeunesse, pour me dire ce que vous en pensez. Je désire savoir s’ils méritent d’être introduits dans la prochaine édition de mes œuvres8. Ces écrits sont maintenant trop loin de moi, je n’ai plus de jugement sur eux. Vous, jeunes gens, vous devez sentir s’ils ont pour vous de la valeur et jusqu’à quel point, dans l’état actuel de la littérature, ils peuvent être encore utiles. J’en ai déjà fait prendre des copies que vous aurez plus tard pour les comparer avec l’original. Dans la dernière rédaction, il est possible aussi qu’il soit bon de faire çà et là quelques suppressions ou quelques corrections sans altérer le caractère de l’ensemble. »
Je lui répondis que je m’essayerais très volontiers sur ce travail, et que mon vœu le plus vif était de réussir à son gré.
« Quand vous aurez commencé, vous verrez, dit-il, que ce travail est fait comme pour vous ; cela ira tout seul. »
Il me dit alors qu’il allait passer l’été à {p. 279}Marienbad, qu’il désirait me voir rester à Iéna jusqu’à son retour.
« Je me suis occupé d’un logement, ajouta-t-il, et j’ai pris tous les soins nécessaires pour que vous ayez là toutes vos aises. Vous trouverez tous les secours que vos études réclament, vous aurez des relations avec des personnes distinguées, et, de plus, la contrée est si variée, que vous avez bien cinquante promenades différentes à faire, toutes agréables et presque toutes très favorables à la réflexion solitaire. Vous aurez ainsi le loisir et l’occasion d’écrire du nouveau pour vous-même, et en même temps vous ferez ce que je demande de vous. »
Je n’avais rien à opposer à ces projets. J’acceptai tout avec joie. Son adieu fut encore plus amical que d’habitude, et il me donna rendez-vous au surlendemain pour un nouvel entretien.
Lundi, 16 juin 1823.
Je suis allé, ces jours-ci, plusieurs fois chez Goethe. Aujourd’hui nous n’avons presque parlé que de nos affaires. Je lui ai dit ce {p. 280}que je pensais de ses articles de critique de Francfort, et je les ai appelés « des échos de ses années d’Université » ; cette expression a paru lui plaire, parce qu’elle indique le point de vue sous lequel on doit considérer ces travaux de jeunesse. Il m’a donné ensuite les onze premières livraisons de son journal l’Art et l’Antiquité, pour que je les emporte aussi à Iéna avec le Journal de Francfort.
« Je désire que vous examiniez bien ces livraisons, a-t-il dit, et que non seulement vous en fassiez une table analytique générale, mais que vous indiquiez aussi quels sont les sujets qui ne peuvent pas être considérés comme entièrement traités ; par là je verrai quels sont les fils que je dois ressaisir pour continuer le réseau. Je gagnerai beaucoup par ce secours, vous-même vous gagnerez par ce travail positif une connaissance bien plus approfondie du contenu de ces articles, vous vous les approprierez bien mieux que par une lecture ordinaire faite en ne songeant qu’à votre plaisir. »
Toutes ces idées me paraissaient justes, et j’acceptai ce nouveau travail.
Jeudi, 19 juin 1823.
{p. 281}Je voulais être aujourd’hui à Iéna, mais Goethe m’a prié de vouloir bien pour lui rester jusqu’à dimanche. Il m’a donné des lettres de recommandation, entre autres une pour la famille Frommann9.
« Vous vous plairez dans ce cercle, me dit-il, j’ai passé là de beaux soirs. Jean-Paul, Tieck, les Schlegel, tout ce qui a un nom en Allemagne a vécu là autrefois et avec plaisir, et c’est encore aujourd’hui le point de réunion d’un grand nombre de savants, d’artistes et de personnes distinguées de tout genre. Dans quelques semaines, écrivez-moi à Marienbad, pour me faire savoir comment vous vous portez et comment vous vous plaisez à Iéna. J’ai dit à mon fils d’aller vous voir pendant mon absence. »
Tant de sollicitude de la part de Goethe m’inspirait de vifs sentiments de reconnaissance, et j’étais heureux de voir qu’il me traitait {p. 282}comme un des siens et qu’il voulait que je fusse considéré comme tel.
Le 21 juin j’avais pris congé de Goethe. Grâce à ses lettres de recommandation, je trouvai à Iéna le meilleur accueil. Je fis sur les quatre volumes d’Art et Antiquité le travail qu’il m’avait demandé, et je le lui envoyai à Marienbad avec une lettre où je lui disais que j’avais l’intention de quitter Iéna et d’aller habiter une grande ville. Iéna me semblait monotone. Je reçus aussitôt la réponse suivante :
« La table analytique m’est exactement parvenue ; elle répond tout à fait à mes désirs et remplit mon but. Que je trouve à mon retour les articles de Francfort rédigés de la même façon, et je vous devrai les meilleurs remercîments. Déjà, tout en ne disant rien, je m’occupe à m’acquitter avec vous en réfléchissant ici à vos pensées, à votre situation, à vos désirs, au but que vous cherchez, à vos plans d’avenir. Je serai, à mon retour, prêt à causer à fond avec vous sur ce qui peut vous convenir. Aujourd’hui, je n’ajoute pas un mot. Le départ de Marienbad me préoccupe et m’occupe beaucoup ; il est vraiment bien pénible de rester si peu de temps avec les {p. 283}personnes si remarquables que j’ai trouvées ici.
« Puissé-je vous trouver au sein de votre activité paisible ; elle vous mènera un jour par la voie la plus sûre et la plus pure à l’expérience et à la connaissance du monde. Adieu, je pense avec joie à nos relations futures qui seront longues et intimes.
« Goethe.
« Marienbad, le 14 août 1823. »
Cette lettre me fit le plus vif plaisir, et je fus dès lors décidé à me laisser entièrement guider par Goethe. Il revint le 15 septembre de Marienbad, si bien portant, si vigoureux, qu’il pouvait faire plusieurs lieues à pied. C’était un vrai bonheur de le regarder.
Aussitôt après nous être mutuellement et joyeusement salués, Goethe me dit :
« Je vais tout vous dire en un mot : Je désire que vous restiez cet hiver près de moi à Weimar. »
Ce furent là ses premiers mots ; il ajouta :
« Ce qui vous convient le mieux, c’est la poésie et la critique. Vous avez pour ces deux {p. 284}genres des dispositions naturelles, c’est là votre métier ; vous devez vous y tenir, et il vous procurera bientôt une excellente existence ; mais il y a bien des choses qui, sans se rattacher spécialement à ce qui vous occupe, doivent cependant être apprises. Il s’agit de les apprendre vite. C’est ce que vous ferez cet hiver avec nous à Weimar ; vous serez étonné à Pâques du chemin que vous aurez fait. Tout sera au mieux pour vous, car tout ce qui peut vous servir dépend de moi. Vous aurez alors acquis de la solidité pour toute votre existence, vous vous sentirez à votre aise, et partout où vous irez, vous irez sans inquiétude. Je m’occuperai d’un logement pour vous dans mon voisinage, car il ne faut pas perdre cet hiver un seul instant. On rencontre réunies à Weimar bien des choses utiles, et peu à peu vous trouverez dans la haute classe une société égale à la meilleure de n’importe quelle grande ville. Je suis lié avec des hommes très distingués ; vous ferez peu à peu connaissance avec eux, et leur commerce sera pour vous à un haut degré instructif et utile. »
{p. 285}Il me nomma plusieurs personnes, me dit en peu de mots leurs mérites distinctifs, et continua :
« Où pourriez-vous trouver, sur un petit espace, tant d’avantages ? Nous avons aussi une bibliothèque excellente, et un théâtre qui, dans ce qu’il y a de plus important, ne le cède à aucun théâtre d’aucune ville allemande. Je vous le répète donc : restez avec nous, et non pas seulement cet hiver ; choisissez Weimar pour votre séjour définitif. Les portes et les rues qui en partent conduisent à tous les bouts du monde. Vous voyagerez en été, et vous verrez petit à petit ce que vous avez le désir de voir. Moi, voilà cinquante ans que j’habite ici, et cependant où ne suis-je pas allé ? Mais toujours je suis revenu avec plaisir à Weimar. »
J’étais heureux de voir de nouveau Goethe près de moi, de l’entendre parler, et je sentais que je lui appartenais tout entier.
« Si je te possède, si je peux, toi seul, te posséder, pensais-je, tout le reste me conviendra. »
Je lui répétai que j’étais prêt à faire tout ce qu’il jugerait le meilleur dans ma situation.
X §
{p. 286}On voit qu’Eckermann allait devenir le secrétaire intime de Goethe, comme Platon celui de Socrate ; le titre de disciple était la solde d’Eckermann, il n’en voulait pas d’autre. Toute la maison du poète-philosophe se composait alors de son fils et de sa belle-fille, femme aimable, instruite, douce, qui gouvernait le ménage et qui répandait sur la vie de Goethe la douce sérénité de son âme. Le grand-duc lui avait donné pour l’été une maison des champs, où nous le verrons aller souvent pour jouir des beaux jours. Sa pension modique suffisait à son honorable état de maison.
Poursuivons :
Mardi, 14 octobre 1823.
Ce soir j’ai assisté pour la première fois à un grand thé chez Goethe. J’étais le premier arrivé, et je regardai avec plaisir les pièces {p. 287}pleines de lumières qui se succédaient l’une à l’autre. Dans l’une des dernières, je trouvai Goethe qui vint très gaiement vers moi. Il portait le costume qui lui va si bien, l’habit noir avec l’étoile d’argent. Nous restâmes encore quelques instants seuls et nous allâmes dans la pièce que l’on appelle la salle du Plafond, où je fus surtout séduit par le tableau des Noces Aldobrandines, suspendu à la muraille au-dessus du canapé rouge. On avait écarté de chaque côté les rideaux verts qui le couvrent, il était parfaitement éclairé, et je me plus à le considérer tranquillement. « Oui, me dit alors Goethe, les anciens ne se contentaient pas d’avoir de belles idées ; chez eux, les belles idées produisaient de belles œuvres. Mais nous, modernes, si nous avons aussi de grandes idées, nous pouvons rarement les produire au dehors avec la force et la fraîcheur de vie qu’elles avaient dans notre esprit. »
Je vis alors arriver Riemer, Meyer, le chancelier de Müller et plusieurs autres personnes, hommes et dames de la cour. Le fils de Goethe et madame de Goethe entrèrent aussi ; je fis connaissance avec eux pour la première fois. Les salons se remplissaient peu à peu, {p. 288}tout était animé et vivant. Je vis aussi de brillants et jeunes étrangers avec lesquels Goethe causait en français.
La soirée me plut ; partout régnaient l’aisance et la liberté : on se tenait debout, on s’asseyait, on plaisantait, on riait, on parlait avec l’un, avec l’autre, chacun suivant sa fantaisie. J’eus avec le jeune Goethe un entretien très vif sur le Portrait de Houvald10, joué au théâtre quelques jours auparavant. Nous étions de la même opinion sur cette pièce, et j’avais du plaisir à voir avec quel esprit et quel feu le jeune Goethe savait analyser les rapports qu’il avait saisis. Goethe, au milieu du monde, avait l’air très aimable. Il allait de l’un à l’autre, et il semblait qu’il aimât toujours mieux écouter et laisser parler les autres que parler lui-même. Madame de Goethe venait souvent lui prendre le bras, s’enlacer à lui et l’embrasser. Je lui avais dit peu de temps avant que le théâtre me donnait le plus grand plaisir, et que ce plaisir, je le devais à ce que je me laissais aller tout simplement à l’impression faite sur moi par la pièce, sans réfléchir à ce que j’éprouvais. Goethe {p. 289}avait loué cette manière d’agir, et l’avait trouvée tout à fait appropriée à mon état d’esprit actuel. Je le vis s’approcher de moi avec madame de Goethe.
— Voici ma belle-fille, me dit-il, vous connaissez-vous déjà ? »
Nous lui apprîmes que nous venions à l’instant même de faire connaissance.
— C’est aussi comme toi, Ottilie, un ami du théâtre », ajouta-t-il, et nous nous félicitâmes mutuellement de notre penchant commun.
— Ma fille, dit-il, ne manque pas une soirée.
— Cela va bien, répondis-je, tant que l’on donne de bonnes pièces, amusantes ; mais il y a aussi de l’ennui à supporter, quand les mauvaises arrivent.
— Non, répliqua Goethe, il n’y a rien de meilleur que d’être obligé de voir et d’entendre aussi le mauvais ; on prend ainsi contre le mauvais une bonne haine, et on sent mieux ensuite ce qui est bon. Il n’en est pas de même avec un livre ; s’il déplaît, on le jette de ses mains ; au théâtre, c’est mieux, il faut tout endurer. »
Je trouvai qu’il avait raison, et je pensai {p. 290}que tout était pour le vieillard une occasion de dire quelque chose de juste.
Nous nous séparâmes alors, je me mêlai aux autres personnes, qui dans chaque salon causaient bruyamment et gaiement. Goethe s’était rapproché des dames pendant que j’écoutais les récits de Riemer et de Meyer sur l’Italie. Le conseiller du gouvernement Schmidt, bientôt après, se mit au piano, et joua des morceaux de Beethoven, qui parurent être écoutés avec un profond intérêt. Une dame de beaucoup d’esprit raconta des traits du caractère de Beethoven. Cependant dix heures avaient sonné, la soirée était finie, soirée pour moi on ne peut plus agréable.
Dimanche, 19 octobre 1823.
Ce matin, j’ai dîné pour la première fois avec Goethe, mademoiselle Ulrike11 et le petit {p. 291}Walter ; nous étions donc tout à fait à l’aise, et entre nous. J’ai vu Goethe là tout à fait comme père de famille ; il nous présentait les plats, découpait le rôti, et cela très adroitement, sans oublier de nous verser à boire. Nous bavardions gaiement sur le théâtre, sur les jeunes Anglais de Weimar, et sur les petits incidents du jour. Mademoiselle Ulrike surtout était très gaie et très amusante. Goethe était assez silencieux, et il se bornait à introduire çà et là quelques remarques significatives ; en même temps il jetait un coup d’œil sur les journaux, nous lisant les passages les plus saillants, et surtout ceux qui parlaient des progrès de la révolution grecque. On vint à dire que je devrais apprendre l’anglais. Goethe m’y engagea fortement, surtout à cause de lord Byron, homme selon lui d’une telle supériorité, qu’une pareille ne s’est pas rencontrée et sans doute ne se rencontrera pas de nouveau. On chercha quels étaient les meilleurs professeurs de la ville ; mais on trouva que tous avaient une prononciation défectueuse, et on conclut qu’il valait mieux se borner à la conversation avec les jeunes Anglais qui habitent ici. »
Lundi, 27 octobre 1823.
Ce matin j’avais reçu une invitation à un thé et à un concert chez Goethe pour ce soir. Le domestique me montra la liste des invités, je vis que la compagnie serait nombreuse et brillante. Il me dit qu’une jeune Polonaise, qui venait d’arriver, devait improviser sur le piano. J’acceptai l’invitation. Mais un peu après on m’apporta le programme du théâtre. On jouait le soir l’Échiquier. Je ne connaissais pas la pièce. Mon hôtesse me la vantait tellement, qu’il me prit un grand désir de la voir. D’ailleurs je n’étais pas tout à fait à mon aise, et il me semblait qu’il me valait mieux aller voir une comédie gaie que de me rendre en aussi belle compagnie. — Le soir, une heure avant le théâtre, je me rendis chez Goethe. Sa maison était déjà très animée. Je trouvai Goethe seul dans sa chambre, habillé pour sa soirée. Il m’accueillit fort bien et me dit :
— Restez jusqu’à ce que les autres viennent. »
Je me disais tout bas :
« Tu ne vas pas pouvoir partir ; avec Goethe, {p. 293}seul, tu te trouves très bien ; mais avec tous ces messieurs et toutes ces dames qui vont venir, tu ne te sentiras plus dans ton élément. »
Cependant Goethe allait et venait avec moi dans sa chambre. Il ne fallut pas longtemps pour que la conversation arrivât sur le théâtre. Je lui dis tout le plaisir qu’il me donnait, et enfin j’ajoutai :
— Oui, cela va si loin, que malgré tout le plaisir que j’attends à votre soirée, j’ai été aujourd’hui tout tourmenté.
— Eh bien ! savez-vous ? dit Goethe, en s’arrêtant et en me regardant avec une bonhomie grandiose, eh bien ! allez-y. Ne rougissez pas ! Cette pièce amusante vous convient peut-être mieux ce soir, elle est mieux en harmonie avec votre disposition, allez la voir ! Chez moi vous aurez de la musique, mais vous aurez cela encore souvent.
— Oui, dis-je, j’irai au théâtre ; il me semble que ce soir il vaut mieux pour moi que je rie.
— Restez donc seulement jusque vers six heures, mais jusque-là nous pouvons encore causer un peu. »
{p. 294}Stadelmann apporta des bougies, qu’il plaça sur la table de travail de Goethe. Goethe me pria de m’asseoir près de la lumière : il voulait me donner quelque chose à lire. Et que me présenta-t-il ? Sa dernière, sa chère poésie, son Élégie de Marienbad.
Il faut que je raconte un peu l’origine de cette poésie. Aussitôt après le retour de Goethe des eaux, on avait répandu ici le bruit qu’il avait fait à Marienbad la connaissance d’une jeune dame aussi jolie que spirituelle12, et qu’il s’était pris de passion pour elle. En entendant sa voix dans l’allée de la Source, il avait saisi son chapeau et avait couru vers elle. Il n’avait pas perdu une des heures pendant lesquelles il pouvait être près d’elle, il avait eu là des jours de bonheur, la séparation avait été très pénible, et dans sa passion il avait écrit une poésie extrêmement belle, mais qu’il regardait comme une relique et qu’il tenait cachée. J’avais ajouté foi à ces bruits, parce qu’ils étaient tout à fait d’accord avec sa santé encore si verte, la puissance productive de son esprit et la fraîche vivacité de son cœur. J’avais {p. 295}longtemps éprouvé le plus ardent désir de connaître cette poésie, mais j’avais naturellement hésité à prier Goethe de me la montrer. On jugera combien je m’estimai heureux quand je la tins sous mes yeux. Goethe avait écrit lui-même ces vers en lettres latines sur du vélin, et les avait attachés avec un ruban de soie dans un carton couvert de maroquin rouge. Ces soins extérieurs prouvaient que Goethe regarde ce manuscrit avec plus de faveur qu’aucun autre. Je le lus avec une joie profonde, et chaque ligne confirmait les bruits dont j’ai parlé ; cependant les premiers vers faisaient voir que la connaissance n’avait pas été faite cette année, mais renouvelée. Le poète tournait sans cesse autour d’une même idée et semblait toujours comme revenir à son point de départ ; la conclusion, brisée d’une manière étrange, produisait un effet extraordinaire et saisissait vivement. Lorsque j’eus fini de lire, Goethe revint vers moi :
— Eh bien ! n’est-ce pas ? me dit-il, je vous ai montré là quelque chose de bon. Dans quelques jours vous me tirerez vos présages là-dessus. »
Jeudi, 13 novembre 1823.
{p. 296}Il y a quelques jours, je descendais la route d’Erfurth par un beau temps, quand un homme âgé se joignit à moi, il avait l’apparence d’un bourgeois dans l’aisance. Après quelques mots, l’entretien tomba sur Goethe. Je lui demandai s’il le connaissait personnellement.
« Si je le connais ! répondit-il avec satisfaction, j’ai été son valet de chambre pendant vingt ans. »
Et il se répandit en éloges sur son ancien maître. Je le priai de me parler de la jeunesse de Goethe, ce qu’il fit volontiers :
« Il pouvait avoir vingt-sept ans, me dit-il, quand j’étais chez lui ; il était très maigre, agile et délicat, je l’aurais facilement porté. »
Je lui demandai si Goethe, dans les premiers temps de son séjour, avait été très gai.
« Oui, certes, répondit-il, il était rieur avec les rieurs, mais cependant sans excès ; quand on dépassait les limites, il reprenait son sérieux. Toujours il s’est occupé de travaux, de recherches sur l’art et sur les sciences. Le duc venait souvent le voir le soir, et ils restaient {p. 297}à causer sciences jusqu’à une heure avancée de la nuit ; et souvent le temps me durait et je me demandais si le duc ne partirait pas. L’étude de la nature était dès lors son occupation. Un jour, il me sonna au milieu de la nuit ; j’entre, il avait roulé son lit de fer près de la fenêtre, et, de son lit, couché, il contemplait le ciel.
« — N’as-tu rien vu au ciel ? me demanda-t-il.
« — Non.
« — Eh bien, cours au poste, et demande aux soldats s’ils n’ont rien vu.
« Je courus, personne, n’avait rien vu, ce que je rapportai à mon maître, que je retrouvai dans la même position, toujours couché, toujours regardant le ciel.
« — Écoute, me dit-il, nous sommes dans un grand moment ; nous avons maintenant un tremblement de terre, ou nous allons en avoir un. »
« Il me fit asseoir sur son lit pour m’expliquer quels signes le lui faisaient savoir.
« Je demandai à ce bon vieillard quel temps il faisait alors.
{p. 298}« — Le temps était très couvert, l’air immobile, très silencieux et très lourd. »
« — Et avez-vous cru Goethe sur parole ?
« — Oui, je crus ce qu’il disait, car ses prédictions étaient toujours vérifiées par les faits. Le jour suivant, mon maître fit part à la cour de ses observations, et une dame dit à l’oreille de sa voisine : “Goethe extravague” ; mais le duc et les autres messieurs ont cru Goethe, et on apprit bientôt qu’il avait vu juste, car quelques semaines plus tard arriva la nouvelle que, cette même nuit, une partie de Messine avait été détruite par un tremblement de terre. »
Lundi, 17 novembre 1823.
Je suis allé hier un instant chez Goethe. La présence de Humboldt et sa conversation semblent avoir exercé sur lui une influence favorable. Sa souffrance ne me semble pas seulement physique. Je crois bien plutôt que cette passion pour une jeune dame, qui, l’été dernier, l’a saisi à Marienbad, passion qu’il veut combattre, doit être regardée comme la cause principale de sa maladie. »
{p. 299}Nous avons connu, au même âge, une même aventure de Béranger qui disparut complètement du monde pendant quelques mois pour combattre l’amour par la solitude. Ce mystère de sa vie n’est pas connu, encore moins expliqué, mais il est vrai. L’âge instruit l’homme, mais ne corrige pas sa nature.
XI §
Je lui rappelai sa conversation avec Napoléon, que je connais par l’esquisse qui se trouve dans ses papiers inédits, et que je l’ai prié plusieurs fois de terminer.
— Napoléon, dis-je, vous a désigné dans Werther un passage qui ne se soutenait pas en face d’une critique sévère ; et vous avez été de son avis. Je voudrais bien savoir quel est ce passage.
— Devinez ! » dit Goethe avec un mystérieux sourire.
— J’ai cru, répondis-je, que c’était le passage où Lotte envoie les pistolets à Werther, {p. 300}sans dire un mot à Albert, sans lui communiquer ses pressentiments et ses craintes. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour rendre acceptable ce silence, mais aucun motif n’était suffisant en face de la nécessité pressante de sauver la vie de son ami. »
— Votre observation, dit Goethe, ne manque pas de justesse. Est-ce ce passage ou un autre dont Napoléon m’a parlé, je préfère ne pas le dire. Mais, je vous le répète, votre remarque est aussi juste que la sienne13. »
{p. 301}Je rappelai cette opinion qui prétend que l’effet produit par Werther a tenu au moment de sa publication.
{p. 302}— Je ne puis, dis-je, accepter cette idée généralement répandue. Werther a fait époque parce qu’il a paru, et non parce qu’il a paru {p. 303}dans un certain temps. Chaque temps renferme tant de souffrances inexprimées, tant de mécontentements secrets, de lassitude de l’existence, et il y a pour chaque homme dans {p. 304}ce monde tant de relations pénibles, tant de chocs dans sa nature contre l’organisation {p. 305}sociale, que Werther ferait époque aujourd’hui, s’il paraissait aujourd’hui.
— Vous avez pleinement raison, dit Goethe, et voilà pourquoi le livre encore maintenant a sur un certain moment de la jeunesse la même action qu’il a eue autrefois. J’ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, et je ne les dois ni à l’influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m’a fait écrire, ce qui m’a mis dans cet état d’esprit d’où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourments tout à fait personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J’avais vécu, j’avais aimé, et j’avais beaucoup souffert ! Voilà tout. »
XII §
{p. 306}Les opinions politiques de Goethe, modifiées par le temps et les événements, sont assez bien interprétées par lui-même dans les pages ci-jointes.
« Et en politique ! que n’ai-je pas eu à endurer ! Quelles misères ne m’a-t-on pas faites ? Connaissez-vous mon drame les Révoltés ?
— Hier pour la première fois, dis-je, j’ai lu cette pièce, à cause de la nouvelle édition de vos œuvres, et j’ai infiniment regretté qu’elle soit restée inachevée. Mais telle qu’elle est, tout esprit juste saura y voir votre manière de penser.
— Je l’ai écrite au temps de la première Révolution, et on peut la regarder comme ma profession de foi politique à ce moment. J’avais fait de la comtesse le représentant de la noblesse, et les paroles que je mets dans sa bouche indiquent quels doivent être les sentiments d’un noble. La comtesse vient d’arriver de Paris, elle a été {p. 307}témoin des préliminaires de la Révolution, et elle n’en a pas déduit une mauvaise doctrine. Elle s’est convaincue que s’il est possible d’opprimer le peuple, on ne peut l’écraser, et que le soulèvement révolutionnaire des classes inférieures est une suite de l’injustice des grands.
« — Je veux à l’avenir, dit-elle, éviter soigneusement toute action injuste, et, sur les actes injustes d’autrui, je dirai hautement dans le monde et à la cour mon opinion. Aucune injustice ne me trouvera plus muette, quand même on devrait me décrier en m’appelant démocrate. »
Je croyais que cette manière de penser était tout à fait digne de respect. Elle était alors la mienne et elle l’est encore maintenant. Eh bien ! pour récompense, on m’a couvert de titres de toute espèce que je ne veux pas répéter14.
« — La lecture seule d’Egmont, dis-je, suffit pour savoir ce que vous pensez. Je ne connais {p. 308}pas de pièce allemande où la cause de la liberté ait été plaidée comme dans celle-là.
« — On a du plaisir à ne pas consentir à me voir comme je suis, et on détourne les regards de ce qui pourrait me montrer sous mon vrai jour. Au contraire, Schiller, qui, entre nous, était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi pensait à ce qu’il disait, Schiller avait eu le singulier bonheur de passer pour l’ami tout particulier du peuple. Je lui laisse le titre de tout cœur, et je me console en pensant que bien d’autres ont eu le même sort que moi. Oui, on a raison, je ne pouvais pas être un ami de la Révolution française, parce que j’étais trop touché de ses horreurs, qui, à chaque jour, à chaque heure, me révoltaient, tandis qu’on ne pouvait pas encore prévoir ses suites bienfaisantes. Je ne pouvais pas voir avec indifférence que l’on cherchât à reproduire artificiellement en Allemagne les scènes qui, en France, étaient amenées par une nécessité puissante. Mais j’étais aussi peu l’ami d’une souveraineté arbitraire. J’étais pleinement convaincu que toute révolution est la faute non du peuple, mais du gouvernement. Les révolutions seront absolument impossibles, dès {p. 309}que les gouvernements seront constamment équitables, et toujours en éveil, de manière à prévenir les révolutions par des améliorations opportunes, dès qu’on ne les verra plus se roidir jusqu’à ce que les réformes nécessaires leur soient arrachées par une force jaillissant d’en bas. À cause de ma haine pour les révolutions, on m’appelait un ami du fait existant. C’est là un titre très ambigu, que l’on aurait pu m’épargner. Si tout ce qui existe était excellent, bon et juste, je l’accepterais très volontiers. Mais à côté de beaucoup de bonnes choses il en existe beaucoup de mauvaises, d’injustes, d’imparfaites, et un ami du fait existant est souvent un ami de ce qui est vieilli, de ce qui ne vaut rien. Les temps sont dans un progrès éternel ; les choses humaines changent d’aspect tous les cinquante ans, et une disposition qui en 1800 sera parfaite est déjà peut-être vicieuse en 1850. — Mais il n’y a de bon pour chaque peuple que ce qui est produit par sa propre essence, que ce qui répond à ses propres besoins, sans singerie des autres nations. Ce qui serait un aliment bienfaisant pour un peuple d’un certain âge sera peut-être un poison pour un autre. Tous les essais pour introduire des {p. 310}nouveautés étrangères sont des folies, si les besoins de changement n’ont pas leurs racines dans les profondeurs mêmes de la nation, et toutes les révolutions de ce genre resteront sans résultats, parce qu’elles se font sans Dieu ; il n’a aucune part à une aussi mauvaise besogne. Si, au contraire, il y a chez un peuple besoin réel d’une grande réforme, Dieu est avec elle, et elle réussit. Il était évidemment avec le Christ et avec ses premiers disciples, car l’apparition de cette nouvelle doctrine d’amour était un besoin pour les peuples ; il était aussi évidemment avec Luther, car il n’était pas moins nécessaire de purifier cette doctrine défigurée par le clergé. Ces deux grandes puissances que je viens de nommer n’étaient pas des amis du fait établi ; leur ferme persuasion était bien plutôt qu’il fallait épurer le vieux levain, et que l’on ne pouvait continuer à marcher toujours dans la fausseté, l’injustice et l’imperfection. »
Mardi, 27 janvier 1824.
Goethe a causé avec moi de la continuation de sa biographie, à laquelle il travaille {p. 311}dans ce moment. Il dit que les dernières époques de sa vie ne peuvent pas avoir la même abondance de détails que sa jeunesse, racontée dans Vérité et Poésie. « Je composerai le récit de ces dernières années sous forme d’Annales ; il s’agit moins de raconter ma vie que de montrer sur quoi s’est exercée mon activité. D’ailleurs, pour tout individu, l’époque la plus intéressante est celle du développement15, et pour moi cette époque se termine dans les volumes détaillés de Vérité et Poésie. Plus tard commence la lutte avec le monde, et cette lutte n’est intéressante qu’autant qu’il en sort quelque chose. Et puis, la vie d’un savant d’Allemagne, qu’est-ce ? Ce qu’elle a produit pour moi {p. 312}de bon, je ne pourrais pas le publier, et ce qui pourrait être publié ne vaut pas la peine de l’être. Et où sont les auditeurs auxquels on aurait du plaisir à faire un pareil récit ? Lorsque je regarde en arrière le commencement et le milieu de ma vie et que je viens à penser combien il me reste peu dans ma vieillesse de ceux qui étaient avec moi quand j’étais jeune, je pense toujours à ce qui arrive à ceux qui vont passer un été aux eaux. En arrivant, on fait connaissance et amitié avec des personnes qui étaient déjà là depuis longtemps et qui sont près de partir. Leur perte fait de la peine. On se rattache alors à la seconde génération, avec laquelle on vit assez longtemps et avec laquelle on lie des rapports intimes : mais elle part aussi, et nous laisse solitaire avec une troisième génération qui arrive presque au moment de notre propre départ et avec laquelle nous n’avons rien du tout de commun.
« On m’a toujours vanté comme un favori de la fortune ; je ne veux pas me plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence ; mais au fond elle n’a été que peine et travail, et je peux affirmer que, pendant mes soixante et quinze ans, je n’ai pas eu quatre semaines de {p. 313}vrai bien-être. Ma vie, c’est le roulement perpétuel d’une pierre qui veut toujours être soulevée de nouveau. Mes Annales éclairciront ce que je dis là. On a trop demandé à mon activité, soit extérieure, soit intérieure. À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur. Mais combien de troubles, de limites, d’obstacles, n’ai-je pas rencontrés dans les circonstances extérieures ! Si j’avais pu me retirer davantage de la vie publique et des affaires, si j’avais pu vivre davantage dans la solitude, j’aurais été plus heureux, et j’aurais fait bien plus aussi comme poète16. »
{p. 314}Il ajoutait :
« Pour moi, dans ce que j’ai eu à faire et à mener, je me suis toujours conduit en royaliste. J’ai laissé bavarder autour de moi, et j’ai fait ce que je pensais être bien. J’embrassais les choses d’un coup d’œil général, et je savais où je me dirigeais. Si j’avais fait une faute, je l’avais faite seul, et je pouvais la réparer ; mais si nous avions été plusieurs à la faire, la réparer eût été impossible, parce que chacun aurait eu une opinion différente. »
(La suite au prochain entretien.)
CXXe entretien.
Conversations de Goethe,
par Eckermann (2e partie) §
I §
{p. 315}Quant à la religion positive, il en parle avec une odieuse légèreté.
« Ces mystères incompréhensibles sont beaucoup trop au-dessus de nous pour être un sujet d’observations quotidiennes et de spéculations {p. 316}funestes à l’esprit. Que celui qui a la foi en une durée future jouisse de son bonheur en silence, et qu’il ne se trace pas déjà des tableaux de cet avenir. À l’occasion de l’Uranie de Tiedge, j’ai remarqué que les personnes pieuses forment une espèce d’aristocratie comme les personnes nobles. J’ai trouvé de sottes femmes, et j’ai été obligé de supporter de la part de plusieurs d’entre elles une espèce d’examen à mots couverts sur ce point. Je les indignais en leur disant :
« Je serai très satisfait, si, après cette vie, je suis encore favorisé d’une autre, mais je demande seulement à ne rencontrer là-haut aucun de ceux qui ici-bas ont eu la foi à la vie future, car je serais alors bien malheureux ! Toutes ces âmes pieuses viendraient toutes m’entourer en me disant : Eh bien ! n’avions-nous pas raison ? Ne vous l’avions-nous pas dit ? N’est-ce pas arrivé ?… Et je serais, même là-haut, condamné à un ennui sans fin. S’occuper des idées sur l’immortalité, cela convient aux classes élégantes et surtout aux femmes qui n’ont rien à faire. Mais un homme d’esprit solide, qui pense à être déjà ici-bas quelque chose de sérieux, {p. 317}et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s’occupe à être actif et utile dans celui-ci. Les idées sur l’immortalité sont bonnes aussi pour ceux qui n’ont pas été très bien partagés ici-bas pour le bonheur, et je parierais que, si le bon Tiedge avait eu un meilleur sort, il aurait eu aussi de meilleures idées. »
L’insensé ! Si les malheureux et les pauvres n’avaient pas le droit de compter sur l’immortalité, où serait leur consolation ou leur vengeance ?
Goethe rectifie lui-même ailleurs ces assertions téméraires. Le temps lui enseigne l’immortalité !
II §
Il me dit, ce jour-là, que la connaissance du monde était innée chez le vrai poète, et que pour le peindre il n’avait besoin ni de grande expérience ni de longues observations.
{p. 318}« J’ai écrit mon Goetz de Berlichingen, disait-il, quand j’avais vingt-deux ans, et dix ans plus tard j’étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n’avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais, je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. En général, avant de connaître le monde extérieur, je n’éprouvais de plaisir qu’à reproduire mon monde intérieur. Lorsque plus tard j’ai vu que le monde était réellement comme je l’avais pensé, il m’ennuya, et je perdis toute envie de le peindre. Oui, je peux le dire, si pour peindre le monde j’avais attendu que je le connusse, ma peinture serait devenue un persiflage. »
C’est ainsi que Goethe disait de Byron que le monde était pour lui transparent, et qu’il pouvait le peindre par pressentiment. J’exprimai quelques doutes ; je demandai si, par exemple, Byron réussirait à peindre une nature inférieure, animale ; son caractère personnel me semblait trop puissant pour qu’il aimât à se livrer à de pareils sujets. Goethe me l’accorda, en disant que les pressentiments ne s’étendaient pas au-delà des sujets qui sont analogues {p. 319}au talent du poète, et nous convînmes ensemble que l’étendue plus ou moins grande des pressentiments donnait la mesure du talent.
« Si Votre Excellence soutient, dis-je alors, que le monde est inné dans le poète, elle ne parle sans doute que du monde intérieur, et non du monde des phénomènes et des rapports ; par conséquent, pour que le poète puisse tracer une peinture vraie, il a besoin d’observer la réalité.
— Oui, certainement, répondit Goethe. Les régions de l’amour, de la haine, de l’espérance, du désespoir, toutes les nuances de toutes les passions de l’âme, voilà ce dont la connaissance est innée chez le poète, voilà ce qu’il sait peindre. Mais il ne sait pas d’avance comment on tient une cour de justice, quels sont les usages dans les parlements, ou au couronnement d’un empereur, et pour ne pas, en pareils sujets, blesser la vérité, il faut que le poète étudie ou voie par lui-même. Je pouvais bien, par pressentiment, avoir sous ma puissance pour Faust les sombres émotions de la fatigue de l’existence, pour Marguerite les émotions de l’amour, {p. 320}mais avant d’écrire ce passage : « Avec quelle tristesse le cercle incomplet de la lune décroissante se lève dans une vapeur humide, il me fallait observer la nature. »
Dimanche, 29 février 1824.
Je suis allé à midi chez Goethe, qui m’a invité à une promenade en voiture avant dîner. Je le trouvai à déjeuner, et je m’assis en face de lui, pour causer sur les travaux qui nous occupent et qui se rapportent à la nouvelle édition de ses œuvres. Je lui conseillai d’y comprendre les Dieux, les Héros et Wieland et les Lettres d’un Pasteur.
« De mon point de vue actuel, je ne peux juger ces productions de ma jeunesse, me dit-il. C’est à vous, jeunes gens, à décider. Cependant je ne veux pas dire de mal de ces commencements ; j’étais encore dans l’obscurité, et je marchais en avant sans trop savoir où j’allais, mais cependant j’avais déjà le sens du vrai, une baguette divinatoire qui m’enseignait où était l’or. »
J’observai qu’il en était ainsi pour tous les grands talents, car autrement, lorsqu’ils s’éveillent {p. 321}dans ce monde si mélangé, ils ne sauraient pas saisir le vrai et éviter le faux. Cependant on avait attelé ; nous suivîmes la route vers Iéna. Goethe, au milieu de différents sujets, me parla des nouveaux journaux français. « La constitution en France, dit-il, chez un peuple qui renferme tant d’éléments vicieux, repose sur une tout autre base que la constitution anglaise. En France tout se fait par la corruption ; toute la révolution française même a été menée à l’aide de corruptions. »
Il pensait à Mirabeau.
III §
Une délicieuse et minutieuse description de la maison des champs de Goethe à la fin de l’hiver vient ensuite, cadre du portrait qui en relève l’originalité pensive. Lisez :
Lundi, 22 mars 1824.
Avant dîner je suis allé en voiture avec {p. 322}Goethe à son jardin. Par sa situation au-delà de l’Ilm, dans le voisinage du parc, sur la pente occidentale d’une rangée de collines, ce jardin à quelque chose d’aimable et d’attrayant. Protégé contre les vents du nord et de l’est, il est ouvert aux chaudes et bienfaisantes exhalaisons qui viennent du sud et de l’ouest ; il offre ainsi, surtout en automne et au printemps, un séjour très agréable. On est si près de la ville, qui s’étend au nord-ouest, que l’on peut y arriver en quelques minutes, et cependant, quand on regarde autour de soi, on ne voit s’élever dans les environs aucun édifice, aucun sommet de tour, pouvant rappeler le voisinage de la ville. Les arbres du parc, grands et serrés, arrêtent toute vue de ce côté. Ils se prolongent à gauche, vers le nord, formant ce qu’on appelle l’Étoile ; à côté est le chemin de voitures, qui passe tout à fait devant le jardin. Vers l’ouest et le sud-ouest le regard s’étend librement sur une vaste prairie à travers laquelle, à la distance d’un bon trait d’arbalète, l’Ilm coule en replis silencieux. Au-delà de la rivière, le rivage s’élève de nouveau en collines ; leurs pentes et leurs hauteurs sont couvertes des verts ombrages et du feuillage varié des grands aunes, {p. 323}des chênes, des peupliers blancs et des bouleaux, dont est planté le parc. Cette verdure s’étend bien au-delà et va au loin, vers le sud et vers le couchant, former un horizon harmonieux. L’aspect du parc au-delà de la prairie ferait croire, surtout en été, que l’on est près d’un bois qui se prolongerait pendant des lieues entières. On croit à chaque instant que l’on va voir apparaître sur la prairie un cerf ou un chevreuil. On se sent plongé dans la paix profonde d’une nature solitaire, car le silence absolu n’est interrompu que par les notes isolées des merles qui alternent avec le chant d’une grive des bois. Mais on est tiré de ce rêve de solitude par l’heure qui vient à sonner à la tour, ou par le cri des paons du parc, ou par les tambours ou les clairons qui retentissent à la caserne. Ces bruits ne sont pas désagréables ; ils nous remettent en mémoire que nous sommes près de notre ville, dont nous nous croyions éloignés de cent lieues. À certaines heures du jour, dans certaines saisons, ces prairies ne sont rien moins que solitaires. On voit passer tantôt des paysans qui vont à Weimar au marché ou qui en reviennent, tantôt des promeneurs de tout genre, qui, suivant les sinuosités {p. 324}de l’Ilm, se dirigent surtout vers Ober-Weimar, petit village très fréquenté à certains jours. Puis le temps de la moisson donne à cette place la plus vive animation. Dans les intervalles on y voit venir paître des troupeaux de moutons et même les magnifiques vaches suisses de la ferme voisine. Aujourd’hui cependant, il n’y avait encore aucune trace de ces spectacles qui l’été nous rafraîchissent l’âme. C’est à peine si dans la prairie quelques places çà et là commençaient à verdir ; aux arbres du parc, rameaux et bourgeons étaient encore bruns ; cependant le cri du pinson et le chant du merle et de la grive, qui résonnaient de temps en temps, annonçaient l’approche du printemps. L’air était doux et agréable comme en été ; un souffle à peine sensible venait du sud-ouest. Sur un ciel serein glissaient quelques petites nuées d’orage ; plus haut on en remarquait d’autres, ayant la forme de longues bandes, qui se dénouaient. Nous contemplâmes les nuages avec attention, et nous vîmes que ceux qui dans les régions inférieures s’étaient réunis en amas arrondis étaient aussi en train de se dissoudre ; Goethe en conclut que le baromètre allait monter. Il parla beaucoup sur l’élévation {p. 325}et l’abaissement du baromètre ; sur ce qu’il appelait l’affirmation et la négation de l’humidité. Il parla sur les lois éternelles d’aspiration et de respiration de la terre, sur la possibilité d’un déluge, au cas d’une affirmation d’humidité constante. Il dit que chaque endroit avait son atmosphère particulière, mais que cependant l’état barométrique de l’Europe avait une grande uniformité. Comme la nature est incommensurable, ses irrégularités sont immenses et il est très difficile d’apercevoir les lois.
Pendant qu’il me donnait ces hauts enseignements, nous avancions sur la route sablée qui conduit au jardin. Quand nous fûmes arrivés, il fit ouvrir la maison par son domestique, pour me la montrer17. Les murs extérieurs, peints en blanc, étaient entièrement garnis de rosiers disposés en espaliers, qui avaient grimpé jusqu’au toit. Je fis le tour de la maison, et je remarquai avec beaucoup d’intérêt, {p. 326}le long des murs, dans les branches de rosiers, un grand nombre de nids différents qui s’étaient conservés là de l’été précédent, et qui, n’étant plus couverts par le feuillage, se laissaient voir. Je vis entre autres des nids de linots et de diverses espèces de fauvettes, à des hauteurs différentes suivant leurs habitudes. Goethe me conduisit ensuite dans l’intérieur de la maison, que, l’été précédent, j’avais oublié de visiter. Au rez-de-chaussée je trouvai une seule pièce d’habitation ; aux murs étaient suspendus quelques cartes et quelques gravures, et un portrait de Goethe, de grandeur naturelle, peint par Meyer quelque temps après le retour des deux amis d’Italie. Goethe y a l’aspect d’un homme vigoureux d’âge moyen, très brun et un peu gros. Le visage, qui a peu de vie dans le portrait, est très sérieux d’expression ; on croit voir un homme dont l’âme sent qu’elle a charge d’actions pour l’avenir18. Nous montâmes l’escalier, nous {p. 327}trouvâmes en haut trois pièces et un cabinet, mais le tout très étroit et très incommode. Goethe me dit qu’il avait passé là de joyeuses années et y avait travaillé dans la tranquillité. Il faisait un peu frais dans cette chambre, nous allâmes chercher la chaleur en plein air. En nous promenant sous le soleil de midi dans l’allée principale, nous causâmes sur la littérature contemporaine, sur Schelling et sur Schelling et Platen. Mais bientôt cependant notre attention se porta de nouveau sur la nature qui nous entourait. Déjà les couronnes impériales et les lis dressaient leurs tiges vigoureuses, et des deux côtés de l’allée on voyait paraître les feuilles vertes des mauves. La partie supérieure du jardin, sur la pente de la colline, est garnie de gazon et parsemée de quelques arbres fruitiers. Des chemins sinueux, tracés sur les flancs du coteau, s’élèvent vers son sommet et en redescendent en serpentant ; l’envie {p. 328}me prit de monter, Goethe passa devant moi et je suivis son pas rapide, en me réjouissant de sa verte vigueur. En haut, près de la haie, nous trouvâmes un paon femelle qui paraissait être venu du parc du château, et Goethe me dit que l’été il les attirait et les habituait à venir en leur donnant leurs graines favorites. En descendant le coteau par l’autre allée sinueuse, je trouvai, entourée d’un bosquet, une pierre sur laquelle étaient gravés les vers connus :
Ici, dans le silence, l’amant pensait à son amante19…
Et je me sentis dans un lieu classique. Tout à côté était un groupe de chênes, de sapins, de bouleaux et de hêtres de demi-grandeur. En tournant autour de ces arbres, nous retrouvâmes la grande allée ; nous étions près de la maison. Le groupe d’arbres est d’un côté en demi-cercle, et forme comme la voûte d’une grotte ; nous nous assîmes sur de petites chaises placées autour d’une table ronde. Le soleil était si ardent, que l’ombre légère de ces arbres sans feuillages faisait déjà du bien.
{p. 329}« Par les fortes chaleurs d’été, me dit Goethe, je ne connais pas de meilleur asile que cette place. J’ai planté de ma main tous les arbres il y a plus de quarante ans ; j’ai eu le bonheur de les voir pousser, et je jouis déjà depuis assez longtemps de la fraîcheur de leur ombrage. Le feuillage de ces chênes et de ces hêtres est impénétrable au soleil le plus ardent ; j’aime à m’asseoir ici, pendant les chaudes journées d’été, après dîner, lorsque sur la prairie et dans tout le parc à l’entour règne ce silence que les anciens peindraient en disant que Pan dort. »
Nous entendîmes sonner deux heures dans la ville, et nous revînmes.
Mardi, 30 mars 1824.
Ce soir, chez Goethe, j’étais seul avec lui ; nous avons causé de différentes choses, tout en buvant une bouteille de vin ; nous avons parlé du théâtre français, en l’opposant au théâtre allemand.
« Il sera bien difficile, a dit Goethe, que le public allemand arrive à une espèce de jugement sain, comme cela existe à peu près en {p. 330}Italie et en France. L’obstacle principal, c’est que sur nos scènes on joue de tout. Là où nous avons vu hier Hamlet, nous voyons aujourd’hui Staberle20, et là où demain doit nous ravir la Flûte enchantée, il faudra, après-demain, écouter les farces du plaisant à la mode. »
IV §
Voici comment, en homme supérieur, il se jugeait lui-même :
« Le style d’un écrivain est la contre-épreuve de son caractère ; si quelqu’un veut écrire clairement, il faut d’abord qu’il fasse clair dans son esprit, et si quelqu’un veut avoir un style grandiose, il faut d’abord qu’il ait une grande âme. »
Goethe a parlé ensuite de ses adversaires, disant que cette race est immortelle.
{p. 331}« Leur nombre est Légion, a-t-il dit, cependant il n’est pas impossible de les classer à peu près. Il y a d’abord ceux qui sont mes adversaires par sottise ; ce sont ceux qui ne m’ont pas compris et qui m’ont blâmé sans me connaître. Cette foule considérable m’a causé dans ma vie beaucoup d’ennuis, mais cependant il faut leur pardonner ; ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
« Une seconde classe très nombreuse se compose ensuite de mes envieux. Ceux-là ne m’accordent pas volontiers la fortune et la position honorable que j’ai su acquérir par mon talent. Ils s’occupent à harceler ma réputation et auraient bien voulu m’annihiler. Si j’avais été malheureux et pauvre, ils auraient cessé.
« Puis arrivent, en grand nombre encore, ceux qui sont devenus mes adversaires parce qu’ils n’ont pas réussi eux-mêmes. Il y a parmi eux de vrais talents, mais ils ne peuvent me pardonner l’ombre que je jette sur eux.
« En quatrième lieu, je nommerai mes adversaires raisonnés. Je suis un homme, comme tel j’ai les défauts et les faiblesses de {p. 332}l’homme, et mes écrits peuvent les avoir comme moi-même. Mais comme mon développement était pour moi une affaire sérieuse, comme j’ai travaillé sans relâche à faire de moi une plus noble créature, j’ai sans cesse marché en avant, et il est arrivé souvent que l’on m’a blâmé pour un défaut dont je m’étais débarrassé depuis longtemps. Ces bons adversaires ne m’ont pas du tout blessé ; ils tiraient sur moi, quand j’étais déjà éloigné d’eux de plusieurs lieues. Et puis en général un ouvrage fini m’était assez indifférent ; je ne m’en occupais plus et je pensais à quelque chose de nouveau.
« Une quantité considérable d’adversaires se compose aussi de ceux qui ont une manière de penser autre que la mienne et un point de vue différent. On dit des feuilles d’un arbre que l’on n’en trouverait pas deux absolument semblables ; de même dans un millier d’hommes on n’en trouverait pas deux entre lesquels il y eût harmonie complète pour la pensée et les opinions. Cela posé, il me semble que, si j’ai à m’étonner, c’est, non pas d’avoir tant de contradicteurs, mais au contraire tant d’amis et de partisans. {p. 333}Mon siècle tout entier différait de moi, car l’esprit humain, de mon temps, s’est surtout occupé de lui-même, tandis que mes travaux, à moi, étaient tournés surtout vers la nature extérieure ; j’avais ainsi le désavantage de me trouver entièrement seul. À ce point de vue, Schiller avait sur moi de grands avantages. Aussi, un général plein de bonnes intentions m’a un jour assez clairement fait entendre que je devrais faire comme Schiller. Je me contentai de lui développer tous les mérites qui distinguaient Schiller, mérites que je connaissais à coup sûr mieux que lui ; mais je continuai à marcher tranquillement sur ma route, sans plus m’inquiéter du succès, et je me suis occupé de mes adversaires le moins possible. »
V §
Et voyez plus bas combien son génie ne lui servait que pour mieux affirmer son Dieu et l’immortalité de son âme :
{p. 334}Nous avions fait le tour du bois, nous tournâmes près de Tiefurt pour revenir à Weimar ; nous avions en face de nous le soleil couchant. Goethe est resté quelques instants enfoncé dans ses pensées, puis il m’a cité ce mot d’un ancien :
« Même lorsqu’il disparaît, c’est toujours le même soleil ! »
Et il a ajouté avec une grande sérénité :
« Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car j’ai la ferme conviction que notre esprit est une essence d’une nature absolument indestructible ; il continue à agir d’éternité en éternité. Il est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre œil mortel ; en réalité il ne disparaît jamais ; dans sa marche il éclaire sans cesse. »
VI §
Il revint quelques jours après sur la science et passa de là à Byron, pour lequel il avait {p. 335}un enthousiasme sans moralité et sans mesure. Voyez comment il lui immole le Tasse :
« Je suis loin de soutenir qu’une science modeste et saine nuise à l’observation ; au contraire, je répéterai le vieux mot : Nous n’avons vraiment d’yeux et d’oreilles que pour ce que nous connaissons. Le musicien en écoutant un orchestre entend chaque instrument, chaque note isolément ; celui qui n’est pas connaisseur est comme rendu sourd par l’effet général de l’ensemble. Le promeneur qui ne cherche que son loisir ne voit dans une prairie qu’une surface agréable par sa verdure ou par ses fleurs ; l’œil du botaniste y aperçoit du premier coup un nombre infini de petites plantes et de graminées différentes qu’il distingue et qu’il voit séparément. Cependant il y a une mesure pour tout, et comme, dans mon Gœtz, l’enfant, à force d’être savant, ne connaît plus son père, il y a dans la science des gens qui, perdus dans leur savoir et dans leurs hypothèses, ne savent plus ni voir ni entendre. Tout va très vite avec eux, mais tout sort d’eux. Ils sont si occupés de ce qui s’agite en eux-mêmes, qu’il en est d’eux comme d’un homme {p. 336}qui, tout à un sentiment passionné, passera dans la rue à côté de son meilleur ami sans le voir. Il faut pour observer la nature une tranquille pureté d’âme que rien ne trouble et ne préoccupe. Si l’enfant attrape le papillon posé sur la fleur, c’est que pour un moment il a rassemblé sur un seul point toute son attention, et il ne va pas au même instant regarder en l’air pour voir se former un joli nuage.
— Ainsi, dis-je, les enfants et leur pareils pourraient servir dans la science en qualité de très bons manœuvres.
— Plût à Dieu, s’écria Goethe, que nous ne fussions tous rien de plus que de bons manœuvres ! C’est justement parce que nous voulons être davantage, et parce que nous introduisons partout avec nous un appareil de philosophie et d’hypothèses, que nous nous perdons. »
Il y eut un moment de silence. Riemer renoua la conversation en parlant de lord Byron et de sa mort. Goethe a fait une magnifique analyse de ses écrits, lui a prodigué les louanges les plus vives et a proclamé hautement ses mérites. Puis il a dit :
{p. 337}« Quoique Byron soit mort si jeune, sa mort n’a rien fait perdre d’essentiel à la littérature au point de vue de son développement. D’une certaine façon, Byron ne pouvait pas aller plus loin. Il avait touché les sommets de sa puissance créatrice, et, quoi qu’il eût pu faire encore dans la suite, il n’aurait pas pu cependant étendre les limites tracées autour de son talent. Dans son inconcevable poème du Jugement dernier, il a écrit l’œuvre extrême qu’il pouvait écrire. »
L’entretien se tourna ensuite sur le poète italien Torquato Tasso, et sur ses différences avec Byron. Goethe ne cacha pas la grande supériorité de l’Anglais pour l’esprit, la connaissance du monde et la puissance de production.
« On ne peut, a-t-il dit, comparer les deux poètes sans détruire l’un par l’autre. Byron est le buisson enflammé qui réduit en cendres le cèdre sacré du Liban. La grande épopée de l’Italien a soutenu sa gloire à travers les siècles, mais avec une seule ligne du Don Juan on pourrait empoisonner toute la Jérusalem délivrée ! »
VII §
{p. 338}Il aimait Klopstock, mais il n’exaltait que son lyrisme.
Les Français, disait-il, ont de l’intelligence et de l’esprit, mais ils n’ont pas de fond et pas de piété, ce qui leur sert.
Il pensait comme moi sur le poème de Dante. On parlait de l’obscurité de ses poésies, qui est telle que ses compatriotes eux-mêmes ne l’entendent pas. Les Français de ce temps ont prétendu les remettre à la mode, mais ils n’oseront pas les remettre en lecture. Ils ont prétendu en faire un guelfe pendant qu’il cherchait à ramener un empereur étranger pour posséder l’Italie. Il m’en parla d’ailleurs avec une profonde admiration ; il ne l’appelait pas un talent, mais une nature.
Il estimait peu le talent des femmes poètes.
Mardi, 18 janvier 1825.
Je suis allé aujourd’hui, à cinq heures, chez Goethe, que je n’avais pas vu depuis plusieurs jours, et j’ai passé une belle soirée. Je {p. 339}l’ai trouvé dans son cabinet de travail, causant sans lumière avec son fils et le conseiller aulique Rehbein, son médecin. Je me plaçai avec eux près de la table. On apporta bientôt de la lumière, et j’eus le bonheur de voir Goethe devant moi plein de vivacité et de gaieté. Comme d’habitude, il s’informa avec intérêt de ce que j’avais vu de neuf ces jours-ci, et je lui racontai que j’avais fait connaissance avec une femme poète. Je pus en même temps vanter son talent, qui n’est pas ordinaire, et Goethe, qui connaît quelques-unes de ses œuvres, la loua comme moi. »
« Une de ses poésies, dit-il, dans laquelle elle décrit un site de son pays, a un caractère très original. Elle obéit à un penchant heureux pour les peintures de la nature visible, et elle a aussi au fond d’elle-même de belles facultés. Il y aurait bien à critiquer en elle, mais laissons-la aller et ne l’inquiétons pas sur la route que son talent lui montrera. »
Nous parlâmes alors des femmes poètes en général, et le conseiller aulique Rehbein dit que le talent poétique des femmes lui faisait souvent l’effet d’un besoin intellectuel de reproduction.
— L’entendez-vous ? me dit Goethe en {p. 340}riant ; un besoin intellectuel de reproduction ! comme le médecin arrange cela !
— Je ne sais pas, dit Rehbein, si je m’exprime bien, mais il y a quelque chose comme cela. Ordinairement ces personnes n’ont pas joui du bonheur de l’amour, et elles cherchent un dédommagement du côté de l’esprit. Si elles avaient été mariées quand il le fallait, et si elles avaient eu des enfants, elles n’auraient pas pensé à leurs productions poétiques.
— Je ne veux pas chercher, dit Goethe, jusqu’à quel point vous avez raison ; mais pour les autres genres de talent chez les femmes, j’ai toujours vu qu’ils cessaient avec le mariage. J’ai connu des jeunes filles qui dessinaient parfaitement, mais dès qu’elles devenaient épouses et mères, c’était fini, elles s’occupaient de leurs enfants, et leur main ne touchait plus le crayon. — Cependant, reprit-il avec une grande vivacité, les femmes pourraient continuer autant qu’elles le veulent leurs poésies et leurs écrits, mais les hommes devraient bien ne pas écrire comme des femmes ! Voilà ce qui ne me plaît pas. »
VIII §
{p. 341}Un jour je lui dis :
« J’ai toujours été étonné de l’idée de ces savants qui semblent croire que la poésie ne sort pas de la vie, mais des livres. Ils sont toujours à dire : Ceci vient de là, et ceci vient d’ici ! S’ils trouvent dans Shakespeare, par exemple, des passages qui se trouvent aussi chez les anciens, il faut que Shakespeare les ait pris aux anciens ! Ainsi, dans Shakespeare, un personnage, en voyant une charmante jeune fille, dit : « Heureux les parents qui la nomment leur fille ; heureux le jeune homme qui l’amènera comme fiancée ! » Et parce que le même trait se trouve dans Homère, il faut que Shakespeare le doive à Homère ! Est-ce assez bizarre ! Comme s’il fallait aller si loin pour trouver ces choses-là, et comme si tous les jours on n’en avait pas sous les yeux, on n’en sentait pas, on n’en disait pas de pareilles !
— Oui, c’est bien vrai, c’est fort ridicule, dit Goethe.
— Lord Byron, continuai-je, ne se montre {p. 342}pas plus sage lorsqu’il dépèce votre Faust et prétend que vous aurez pris cela ici, et ceci là. »
— Toutes les belles choses que lord Byron cite, dit Goethe, je ne les avais, pour la plupart, pas même lues, et j’y ai encore moins pensé, quand j’ai fait le Faust. Mais lord Byron n’est grand que lorsqu’il écrit ses vers ; dès qu’il veut raisonner, c’est un enfant. Aussi il ne sait pas se défendre contre les sottes attaques, précisément du même genre, qui lui ont été faites dans son propre pays ; il aurait dû prendre un langage bien plus énergique. « Ce qui est là m’appartient ! aurait-il dû dire ; que je l’aie pris dans la vie ou dans un livre, c’est indifférent ; il ne s’agissait pour moi que de savoir bien l’employer ! » Walter Scott s’est servi d’une scène de mon Egmont, il en avait le droit ; il l’a fait avec intelligence, il ne mérite que des éloges. Il a aussi, dans un de ses romans, imité le caractère de ma Mignon ; avec autant de sagacité ? c’est une autre question. Le Diable métamorphosé de lord Byron est une suite de Méphistophélès, c’est fort bien ! Si par une fantaisie d’originalité, il avait voulu s’en écarter, il aurait {p. 343}été obligé de faire plus mal. Mon Méphistophélès chante une chanson de Shakespeare, et qu’est-ce qui l’en empêcherait ? Pourquoi me serais-je fatigué à en chercher une nouvelle, si celle de Shakespeare convenait et disait justement ce qu’il fallait dire ? L’exposition de mon Faust a aussi quelque ressemblance avec celle de Job, tout cela est fort bien et j’en suis plutôt à louer qu’à blâmer. »
Ici Goethe se trompe, ou fait du sophisme en faveur de sa vanité. — Je prends mon bien où je le trouve
, est un mauvais mot et un mauvais
raisonnement de Molière. Dans la nature ? oui ; dans l’art ? non. L’art appartient à
l’artiste et non au copiste. Toute imitation est un larcin.
IX §
L’incendie du théâtre de Weimar, qui eut lieu le 22 mars 1823, c’était la moitié de la vie de Goethe qui s’écroulait. Il la vit s’écrouler avec douleur, mais avec l’impassibilité apparente d’un dieu qui voit brûler son temple et qui songe à le rebâtir promptement. Une seconde promenade à sa maison des champs, {p. 344}où il emmène Eckermann, lui fournit l’occasion de lui confier ses pensées secrètes en politique.
Mercredi, 27 avril 1825.
Vers le soir j’allai chez Goethe, qui m’avait invité à une promenade en voiture.
« Avant de partir, me dit-il, il faut que je vous montre une lettre de Zelter, que j’ai reçue hier et qui touche à notre affaire du théâtre. »
Zelter avait écrit entre autres ce passage :
« Que tu ne serais pas un homme à bâtir à Weimar un théâtre pour le peuple, je l’avais deviné depuis longtemps. Celui qui se fait feuille, la chèvre le mange. C’est à quoi devraient réfléchir d’autres puissances, qui veulent renfermer dans le tonneau le vin qui fermente. »
— Mes amis, nous avons vu cela !
— Oui, et nous le voyons encore.
Goethe me regarda et nous nous mîmes à rire.
« Zelter est un bon et digne homme, dit-il, mais il lui arrive parfois de ne pas me comprendre et de donner à mes paroles une fausse interprétation. J’ai consacré au peuple et à son enseignement ma vie entière, {p. 345}pourquoi ne lui construirais-je pas aussi un théâtre ? Mais ici, à Weimar, dans cette petite résidence21 où l’on trouve, comme on l’a dit par plaisanterie, fort peu d’habitants et dix mille poètes, peut-il être beaucoup question du peuple, et surtout d’un théâtre du peuple ? Weimar, sans doute, deviendra une très grande ville, mais il nous faut cependant attendre encore quelques siècles pour que le peuple de Weimar compose une masse telle, qu’il ait son théâtre et le soutienne. »
On avait attelé ; nous partîmes pour le jardin de sa maison de campagne. La soirée était calme et douce, l’air un peu lourd, et l’on voyait de grands nuages se réunir en masses orageuses. Goethe restait dans la voiture silencieux, et évidemment préoccupé. Pour moi, j’écoutais les merles et les grives qui, sur les branches extrêmes des chênes encore sans verdure, jetaient leurs notes à l’orage près d’éclater. Goethe tourna ses regards vers les nuages, les promena sur la verdure naissante qui, partout autour de nous, des deux côtés du chemin, dans la prairie, dans les buissons, aux haies, commençait à bourgeonner, puis il dit :
{p. 346}« Une chaude pluie d’orage, comme cette soirée nous la promet, et nous allons revoir apparaître le printemps dans toute sa splendeur et sa prodigalité ! »
Les nuages devenaient plus menaçants, on entendait un sourd tonnerre, quelques gouttes tombèrent, et Goethe pensa qu’il était sage de retourner à la ville. Quand nous fûmes devant sa porte :
« Si vous n’avez rien à faire, me dit-il, montez chez moi, et restez encore une petite heure avec moi. »
J’acceptai avec grand plaisir. La lettre de Zelter était encore sur la table.
« Il est étrange, bien étrange, dit-il, de voir avec quelle facilité on peut être méconnu par l’opinion publique. Je ne sais pas avoir jamais péché contre le peuple, mais maintenant, c’est décidé, une fois pour toutes ; je ne suis pas un ami du peuple ! Oui, c’est vrai, je ne suis pas un ami de la plèbe révolutionnaire, qui cherche le pillage, le meurtre et l’incendie ; qui, sous la fausse enseigne du bien public, n’a vraiment devant les yeux que les buts les plus égoïstes et les plus vils. Je suis aussi peu l’ami de pareilles gens que je le suis d’un Louis XV. Je hais tout bouleversement {p. 347}violent, parce qu’on détruit ainsi autant de bien que l’on en gagne. Je hais ceux qui les accomplissent aussi bien que ceux qui les ont rendus inévitables. Mais pour cela, ne suis-je pas un ami du peuple ? Est-ce que tout homme sensé ne partage pas ces idées ? Vous savez avec quelle joie j’accueille toutes les améliorations que l’avenir nous fait entrevoir. Mais, je le répète, tout ce qui est violent, précipité, me déplaît jusqu’au fond de l’âme, parce que ce n’est pas conforme à la nature. Je suis un ami des plantes, j’aime la rose comme la fleur la plus parfaite que voie notre ciel allemand, mais je ne suis pas assez fou pour vouloir que mon jardin me la donne maintenant, à la fin d’avril. Je suis content, si je vois aujourd’hui les premières folioles verdir ; je serai content quand je verrai de semaine en semaine la feuille se changer en tige, j’aurai de la joie à voir en mai le bouton, et enfin, je serai heureux quand juin me présentera la rose elle-même dans toute sa magnificence et avec tous ses parfums. Celui qui ne veut pas attendre, qu’il aille dans une serre chaude.
« On répète que je suis un serviteur des {p. 348}princes, un valet des princes ! comme si cela avait un sens ! Est-ce que par hasard je sers un tyran, un despote ? Est-ce que je sers un de ces hommes qui ne vivent que pour leurs plaisirs en les faisant payer à un peuple ? De tels princes et de tels temps sont, Dieu merci, loin derrière nous. Le lien le plus intime m’attache depuis un demi-siècle au grand-duc, avec lui j’ai pendant un demi-siècle lutté et travaillé, et je mentirais si je disais que je sais un seul jour où le grand-duc n’a pas pensé à faire, à exécuter quelque chose qui ne serve pas au bien du pays, et qui ne soit pas calculé pour améliorer le sort de chaque individu. Pour lui personnellement, qu’a-t-il retiré de son rôle de prince, sinon charges et fatigues ? Est-ce que sa demeure, son costume, sa table, sont plus brillants que chez un particulier aisé ? Que l’on aille dans nos grandes villes maritimes, on verra la cuisine et le service d’un grand négociant sur un meilleur pied que chez lui. Nous célébrerons cet automne le cinquantième anniversaire du jour où il a commencé à gouverner et à être le maître. Mais ce maître, quand j’y pense vraiment, qu’a-t-il été tout ce temps, sinon un serviteur ? Le serviteur {p. 349}d’une grande cause : le bien de son peuple ! S’il faut donc à toute force que je sois un serviteur des princes, au moins ma consolation c’est d’avoir été le serviteur d’un homme qui était lui-même serviteur du bien général. »
X §
Rien de plus touchant que l’hommage impartial que l’amitié de Goethe rendait ainsi à l’affection de cinquante ans du grand-duc. Lisez :
Madame de Goethe et Mademoiselle Ulrike entrèrent toutes deux en très gracieuse toilette d’été, que le beau temps leur avait fait prendre. La conversation à table fut gaie et variée. On y parla des parties de plaisir des semaines précédentes et des projets semblables pour les semaines suivantes.
— Si les belles soirées se maintiennent, dit madame de Goethe, j’aurais un grand désir de donner ces jours-ci dans le parc un thé, au chant des rossignols. Qu’en dites-vous, cher père ?
« — Cela pourrait être très joli ! répondit Goethe.
{p. 350}— Et vous, Eckermann, dit madame de Goethe, cela vous convient-il ? peut-on vous inviter ?
— Mais, Ottilie, s’écria mademoiselle Ulrike, comment peux-tu inviter le docteur ? Il ne viendra pas, ou, s’il vient, il sera comme sur des charbons ardents, on verra que son esprit est ailleurs, et qu’il aimerait beaucoup mieux s’en aller.
— À parler franchement, répondis-je, je préfère flâner avec Doolan dans les champs des environs. Les thés, les soirées avec thé, les conversations avec thé, tout cela répugne si fort à mon naturel, que la seule pensée de ces plaisirs me met mal à mon aise.
— Mais, Eckermann, dit madame de Goethe, à un thé dans le parc, vous êtes en plein air, par conséquent dans votre élément.
— Au contraire, dis-je, quand je suis si près de la nature que ses parfums viennent jusqu’à moi, et que cependant je ne peux vraiment me plonger en elle, alors l’impatience me saisit, et je suis comme un canard que l’on met près de l’eau en l’empêchant de s’y baigner.
— Ou bien, dit Goethe en riant, comme un cheval qui passe sa tête par le fenêtre de {p. 351}l’écurie et voit devant lui d’autres chevaux gambader sans entraves, dans un beau pâturage. Il sent toutes les délices rafraîchissantes de la nature libre, mais il ne peut les goûter. Laissez donc Eckermann, il est comme il est, et vous ne le changerez pas. Mais, dites-moi, mon très cher, qu’allez-vous donc faire en pleins champs avec votre Doolan, pendant toutes les belles après-midi ?
— Nous cherchons quelque part un vallon solitaire, et nous tirons à l’arc.
— Hum ! dit Goethe, ce n’est pas là une distraction mal choisie.
— Elle est souveraine, dis-je, contre les ennuis de l’hiver.
— Mais comment donc, par le ciel ! dit Goethe, avez-vous ici, à Weimar, trouvé arcs et flèches ?
— Pour les flèches, j’avais, en revenant de la campagne de 1814, rapporté avec moi un modèle du Brabant. Là, le tir à l’arc est général. Il n’y a pas si petite ville qui n’ait sa société d’archers. Ils ont leur tir dans des cabarets, comme nous y avons des jeux de quilles, et ils se réunissent d’habitude vers le soir dans ces endroits où je les ai regardés {p. 352}souvent avec le plus grand plaisir. Quels hommes bien faits ! et quelles poses pittoresques, quand ils tirent la corde ! Comme toutes leurs énergies se développent, et quels adroits tireurs ce sont ! Ils tiraient habituellement, à une distance de soixante ou quatre-vingts pas, sur une feuille de papier collée à un mur d’argile détrempée ; ils tiraient vivement l’un après l’autre et laissaient leurs flèches fixées au but. Et il n’était pas rare que sur quinze flèches cinq eussent touché le rond du milieu, large comme un thaler ; les autres étaient tout à côté. Quand tout le monde avait tiré, chacun allait reprendre sa flèche et on recommençait le jeu. J’étais alors si enthousiaste de ce tir à l’arc, que je pensais que ce serait rendre un grand service à l’Allemagne que de l’y introduire, et j’étais assez sot pour croire que ce fût possible. Je marchandai souvent un arc, mais on n’en vendait pas au-dessous de vingt francs, et où un pauvre chasseur pouvait-il trouver une pareille somme ? Je me bornai à une flèche, comme l’instrument le plus important et travaillé avec le plus d’art ; je l’achetai dans une fabrique de Bruxelles pour un franc, et avec un dessin, ce fut le seul {p. 353}butin que je rapportai dans mon pays22.
— Voilà qui est tout à fait digne de vous, répondit Goethe. Mais ne vous imaginez pas que l’on pourrait rendre populaire ce qui est beau et naturel ; ou du moins il faudrait pour cela avoir beaucoup de temps et recourir à des moyens désespérés. Je crois facilement que ce jeu du Brabant est beau. Notre plaisir allemand du jeu de quilles paraît, en comparaison, grossier, commun, et il tient beaucoup du Philistin.
— Ce qu’il y a de beau au tir de l’arc, dis-je, c’est qu’il développe le corps tout entier et qu’il réclame l’emploi harmonieux de toutes les forces. Le bras gauche, qui soutient l’arc, doit rester bien tendu sans bouger ; le droit, qui tire la corde, ne doit pas être moins fort ; les pieds, les cuisses, pour servir de base solide à la partie supérieure du corps, s’attachent avec énergie au sol ; l’œil, qui vise, les muscles du cou et de la nuque, tout est en activité et dans toute sa tension. Et puis, quelles émotions, quelle joie quand la flèche part, siffle et perce le but ! Je ne connais aucun exercice du corps comparable.
{p. 354}— Cela, dit Goethe, conviendrait à nos écoles de gymnastique, et je ne serais pas étonné si, dans vingt ans, nous avions en Allemagne d’excellents archers par milliers. Mais avec une génération d’hommes mûrs il n’y a rien à faire, ni pour le corps, ni pour l’esprit, ni pour le goût, ni pour le caractère. Commencez adroitement par les écoles, et vous réussirez.
— Mais, dis-je, nos professeurs allemands de gymnastique ne connaissent pas le tir à l’arc.
— Eh bien, dit Goethe, que quelques écoles se réunissent et fassent venir de Flandre ou de Brabant un bon archer ; ou bien qu’ils envoient en Brabant quelques-uns de leurs meilleurs élèves, jeunes et bien faits, qui deviendront là-bas de bons archers et apprendront aussi comment on taille un arc et fabrique une flèche. Ils pourraient ensuite entrer dans les écoles comme professeurs temporaires et aller ainsi d’école en école. Je ne suis pas du tout opposé aux exercices gymnastiques en Allemagne, aussi j’ai eu d’autant plus de chagrin en voyant qu’on y a mêlé bien vite de la politique, de telle sorte que les autorités se sont vues forcées ou de les restreindre, ou de les défendre et {p. 355}de les suspendre. C’était jeter l’enfant que l’on baigne avec l’eau de la baignoire. J’espère que l’on rétablira les écoles de gymnastique, car elles sont nécessaires à notre jeunesse allemande, surtout aux étudiants, qui ne font en aucune façon contrepoids à leurs fatigues intellectuelles par des exercices corporels, et perdent ainsi l’énergie en tout genre. Mais parlez-moi donc de votre flèche et de votre arc. Ainsi, vous avez rapporté une flèche du Brabant ! Je voudrais bien la voir.
— Il y a longtemps qu’elle est perdue, répondis-je. Mais je me la rappelais si bien, que j’ai réussi à en faire une pareille, et non une seule, mais toute une douzaine. Ce n’était pas aussi facile que je le pensais, et je me suis mépris bien souvent. Il faut que la tige soit droite et ne se courbe pas après quelque temps, qu’elle soit légère, assez solide pour ne pas se briser au choc d’un corps solide. J’ai essayé le peuplier, le pin, le bouleau : ces bois avaient un défaut ou un autre ; avec le tilleul je réussis. Le choix de la pointe en corne m’a donné aussi du mal ; il faut prendre le milieu même d’une corne, sinon elle se brise. Et les plumes, que d’erreurs avant d’arriver !
{p. 356}— Il faut, n’est-ce pas, dit Goethe, coller seulement les plumes à la flèche ?
— Oui, mais il faut que ce soit collé avec grande adresse ; et l’espèce de colle, l’espèce de plumes à choisir, rien n’est indifférent ; les barbes des plumes de l’aile des grands oiseaux sont bonnes, en général, mais celles que j’ai trouvées les meilleures sont les plumes rouges du paon, les grandes plumes de coq d’Inde, et surtout les fortes et magnifiques plumes de l’aigle et de l’outarde.
— J’apprends tout cela avec grand intérêt, dit Goethe. Celui qui ne vous connaît pas ne croirait guère que vous avez des goûts si pratiques. Mais dites-moi donc aussi comment vous vous êtes procuré votre arc.
— Je m’en suis fabriqué quelques-uns moi-même, répondis-je. J’ai fait d’abord de la bien triste besogne, mais j’ai ensuite demandé des conseils aux menuisiers et aux charrons, essayé tous les bois du pays, et j’ai enfin réussi. Après des essais de différents genres, on me conseilla de prendre une tige assez forte pour que l’on pût la fendre (schlachten) en quatre parties.
— Schlachten, me demanda Goethe, quel est ce mot ?
{p. 357}— C’est une expression technique des charrons ; cela répond à fendre. Lorsque les fibres d’une tige sont droites, les morceaux fendus sont droits, et on peut s’en servir, sinon, non.
— Mais pourquoi ne pas les scier ? dit Goethe, on aurait des morceaux droits.
— Oui, mais quand les fibres du bois se courbent, on les couperait, et la tige ne pourrait plus dès lors servir à un arc.
— Je comprends, dit Goethe ; un arc se brise quand les fibres de la tige sont coupées. Mais continuez, vous m’intéressez.
— Mon premier arc était trop dur à tendre ; un charron me dit : « Ne prenez plus un morceau de baliveau, le bois est toujours très roide ; choisissez un des chênes qui croissent près de Hopfgarten23. Le bois en est tendre. » Je vis alors qu’il y avait chênes et chênes, et j’appris beaucoup de détails sur la nature différente du même bois, suivant son exposition ; je vis que les fibres des arbres se dirigent toujours vers le soleil, et que si un arbre est exposé d’un côté au soleil, de l’autre à l’ombre, le centre des fibres n’est plus le centre de l’arbre ; le côté le plus large est {p. 358}du côté du soleil ; aussi les menuisiers et les charrons, s’ils ont besoin d’un bois fin et fort, choisissent plutôt le côté qui a été exposé au nord.
— Vous devez penser, me dit Goethe, combien vos observations sont intéressantes pour moi qui me suis occupé pendant la moitié de mon existence du développement des plantes et des arbres. Racontez toujours ! Vous avez donc choisi un chêne tendre ?
— Oui, et un morceau du côté opposé au soleil. Mais après quelques mois, mon arc se déformait. Je fus donc obligé de recourir à d’autres bois, au noyer d’abord, et enfin à l’érable, qui ne laisse rien à désirer.
— Je connais ce bois, dit Goethe, il pousse souvent dans les haies ; je m’imagine en effet qu’il doit être bon ; mais j’ai vu rarement une jeune tige sans nœuds, et il vous faut pour votre arc une tige absolument libre de nœuds.
— Quand on veut faire monter l’érable en arbre, on lui retire les nœuds, ou en grossissant il les perd de lui-même. Quand il a quinze ou dix-huit ans, il est donc bien lisse, mais on ne sait pas comment il est à l’intérieur et quels mauvais tours il peut jouer. {p. 359}Aussi, on fera bien de faire scier son arc dans la partie la plus rapprochée de l’écorce.
— Mais vous disiez qu’il ne fallait pas scier le bois d’un arc, mais le fendre, le schlachten, comme vous dites.
— Quand il se laisse fendre, certainement, c’est-à-dire quand les fibres sont assez grosses, mais les fibres de l’érable sont trop fines et trop entremêlées.
— Hum ! hum ! dit Goethe. Avec vos goûts d’archer vous êtes arrivé à de très jolies connaissances, et à des connaissances vivantes, à celles que l’on n’obtient que par des moyens pratiques. C’est là toujours l’avantage d’une passion, elle nous fait pénétrer le fond des choses. Les recherches et les erreurs donnent aussi des enseignements ; on connaît non seulement la chose elle-même, mais tout ce qui la touche tout à l’entour. Que saurais-je moi-même sur les plantes, sur les couleurs, si j’avais reçu ma science toute faite et si je l’avais apprise par cœur ? Mais comme j’ai tout cherché et trouvé par moi-même, comme à l’occasion je me suis trompé, je peux dire que sur ces deux sujets j’ai quelques connaissances, et que j’en sais plus qu’il n’y en a sur le papier. Mais parlez-moi toujours de votre {p. 360}arc. J’ai vu des arcs écossais tout droits, et d’autres au contraire recourbés à leur extrémité ; lesquels tenez-vous pour les meilleurs ?
— Je pense que la force du jet est plus grande dans les arcs à extrémités recourbées. Depuis que je sais comment on courbe les arcs, je courbe les miens ; ils lancent mieux et sont aussi plus jolis à l’œil.
— C’est par la chaleur, n’est pas, dit Goethe, que l’on produit ces inflexions ?
— Par une chaleur humide. Je trempe mon arc dans l’eau bouillante à six ou huit pouces de profondeur, et après une heure, quand il est bien chaud, je l’introduis entre deux morceaux de bois qui ont à leur intérieur une ligne creusée suivant la forme que je veux donner à l’arc. Je le laisse dans cet étau au moins un jour et une nuit, et quand il est sec il ne bouge plus.
— Savez-vous ? dit Goethe en souriant mystérieusement ; je crois que j’ai pour vous quelque chose qui ne vous déplairait pas. Que diriez-vous, si nous descendions et si je vous mettais à la main un vrai arc de Baschkir ?
— Un arc de Baschkir ! m’écriai-je avec enthousiasme, un vrai ?
— Oui, mon cher fou, un vrai ! Venez un peu.
{p. 361}Nous descendîmes dans le jardin. Goethe ouvrit la porte de la pièce inférieure d’un petit pavillon, dans laquelle je vis, aux murs et sur des tables, des curiosités de toute espèce. Je ne jetai qu’un coup d’œil sur tous ces trésors ; je n’avais d’yeux que pour mon arc.
« Le voici, dit Goethe, en le tirant d’un amas d’objets bizarres de toute espèce. Il est bien resté tel qu’il était quand un chef de Baschkirs me le donna en 1814. Eh bien, qu’en dites-vous ? »
J’étais plein de joie de tenir cette chère arme dans mes mains. La corde me parut encore fort bonne. Je l’essayai, il se tendait très suffisamment.
— C’est un bon arc, dis-je, la forme surtout m’en plaît, et elle me servira désormais de modèle.
— De quel bois le croyez-vous fait ? me demanda Goethe.
— Cette fine écorce de bouleau qui le couvre empêche de voir ; les extrémités sont libres, mais trop noircies par le temps. C’est sans doute du noyer. Il a été fendu.
— Eh bien ! si vous l’essayiez ? dit Goethe. Voici aussi une flèche ; mais méfiez-vous de la pointe, elle est peut-être empoisonnée.
{p. 362}Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l’arc.
— Sur quoi tirerez-vous ? dit Goethe.
— D’abord en l’air, il me semble.
— Eh bien, allez !
Je lançai ma flèche vers les nuages lumineux, dans le bleu de l’air. La flèche monta droit, et en retombant, se ficha en terre.
« À mon tour », dit Goethe.
Je fus heureux de son désir. Je lui donnai l’arc et tins la flèche. Goethe ajusta la fente de la flèche sur la corde, prit l’arc comme il le fallait, non cependant sans chercher un peu. Puis il visa et tira. Il était là comme un Apollon, vieilli de corps, mais l’âme animée d’une indestructible jeunesse. La flèche ne s’éleva que très peu haut. Je courus la ramasser.
« Encore une fois ! » dit Goethe.
Il tira cette fois horizontalement dans la direction de l’allée du jardin. La flèche alla à peu près à trente pas. J’avais un bonheur que je ne peux dire à voir ainsi Goethe tirer avec l’arc et la flèche. Je pensai aux vers :
La vieillesse m’abandonne-t-elle ?Et de nouveau suis-je un enfant ?Je lui rapportai la flèche. Il me pria de tirer aussi horizontalement, et me donna pour {p. 363}but une tache dans les volets de son cabinet de travail. Je visai. La flèche n’arriva pas loin du but, mais elle s’enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer.
« Laissez-la fichée, me dit Goethe, elle y restera pendant quelques jours et sera un souvenir de notre partie. »
XI §
Un second jugement de lui sur Byron est d’une justesse qui diminue l’enthousiasme, le voici : Il n’est pas juste que la haine et l’immoralité reçoivent la récompense de la charité et de l’amour. Le sublime de Byron, c’est la haine et le mépris.
Écoutez Goethe :
« Si Byron avait eu l’occasion de se décharger au parlement, par des paroles fréquentes et amères, de toute l’opposition qui était en lui, il aurait été comme poète bien plus pur. Mais comme au parlement il a à peine parlé, il a conservé en lui tout ce qu’il avait sur le cœur contre sa nation, et pour s’en délivrer il ne lui est resté d’autre moyen que de le convertir et de l’exprimer en poésie. Si j’appelais une grande partie des œuvres négatives de Byron {p. 364}des discours au Parlement comprimés, je crois que je les caractériserais par un nom qui ne serait pas sans justesse. »
Nous avons enfin parlé d’un des poètes allemands contemporains qui s’est fait un grand nom depuis quelque temps24, et dont nous avons aussi blâmé l’esprit négatif.
« Il ne faut pas le nier, dit Goethe, il a d’éclatantes qualités, mais il lui manque l’amour. Il aime aussi peu ses lecteurs et les poètes ses émules que lui-même, et il mérite qu’on lui applique le mot de l’Apôtre : “Si je parlais avec une voix d’homme et d’ange, et que je n’eusse pas l’amour, je serais un airain sonore, une cymbale retentissante.” Encore ces jours-ci je lisais ses poésies, et je n’ai pu méconnaître la richesse de son talent ; mais, je le répète, l’amour lui manque, et par là il n’exercera jamais autant d’influence qu’il l’aurait dû. On le craindra, et il deviendra le dieu de ceux qui seraient volontiers négatifs comme lui, mais qui n’ont pas son talent. »
Mercredi, 3 janvier 1827.
Aujourd’hui, à dîner, nous avons causé des excellents discours de Canning pour le Portugal.
{p. 365}Il y a des gens, dit Goethe, qui prétendent que ces discours sont grossiers, mais ces gens-là ne savent pas ce qu’ils veulent ; il y a en eux un besoin maladif de fronder tout ce qui est grand. Ce n’est pas là de l’opposition, c’est pur besoin de fronder. Il faut qu’ils aient quelque chose de grand qu’ils puissent haïr. Quand Napoléon était encore de ce monde, ils le haïssaient, et ils pouvaient largement se décharger sur lui. Quand ce fut fini avec lui, ils frondèrent la Sainte-Alliance, et pourtant jamais on n’a rien trouvé de plus grand et de plus bienfaisant pour l’humanité. Voici maintenant le tour de Canning. Son discours pour le Portugal est l’œuvre d’une grande conscience. Il sait très bien quelle est l’étendue de sa puissance, la grandeur de sa situation, et il a raison de parler comme il sent. Mais ces sans-culottes ne peuvent pas comprendre cela, et ce qui, à nous autres, nous paraît grand, leur paraît grossier. La grandeur les gêne, ils n’ont pas d’organe pour la respecter, elle leur est intolérable. »
« Jeudi soir, 4 janvier 1827.
Goethe a beaucoup loué les poésies de Victor Hugo. Il a dit :
{p. 366}« C’est un vrai talent, sur lequel la littérature allemande a exercé de l’influence. Sa jeunesse poétique a été malheureusement amoindrie par le pédantisme du parti classique, mais le voilà qui a le Globe pour lui : il a donc partie gagnée25. Je le comparerais avec Manzoni. Il a une grande puissance pour voir la nature extérieure, et il me semble absolument aussi remarquable que MM. de Lamartine et Delavigne26. En examinant bien, je vois d’où lui et tous les nouveaux talents du même genre viennent. Ils descendent de Chateaubriand, qui, certes, est très remarquable par son talent rhétorico-poétique. Pour voir comment écrit Victor Hugo, lisez {p. 367}seulement ce poème sur Napoléon : les Deux Îles. »
Goethe me tendit le livre, et resta près du poêle. Je lus.
— N’a-t-il pas d’excellentes images ? dit Goethe, et n’a-t-il pas traité son sujet avec une liberté d’esprit complète ? »
Et en parlant ainsi, il revint vers moi :
« Voyez ce passage, comme c’est beau ! »
Il lut le passage où le poète parle de la foudre remontant pour frapper le héros :
Il a bâti si haut son aire impérialeQu’il nous semble habiter cette sphère idéaleOù jamais on n’entend un nuage éclater !Ce n’est plus qu’à ses pieds que gronde la tempête ;Il faudrait, pour frapper sa tête,Que la foudre pût remonter !La foudre remonta ! Renversé de son aire…« Voilà qui est beau ! car l’image est vraie, et on l’observera dans les montagnes ; quand on a un orage au-dessous de soi, on voit souvent l’éclair jaillir de bas en haut. Ce que je loue dans les Français, c’est que leur poésie ne quitte jamais le terrain solide de la réalité. On peut traduire leurs poésies en prose, l’essentiel restera. Cela vient de ce que les poètes français ont des connaissances ; mais nos fous allemands croient qu’ils perdront leur talent {p. 368}s’ils se fatiguent pour acquérir du savoir ; tout talent pourtant doit se soutenir en s’instruisant toujours, et c’est seulement ainsi qu’il parviendra à l’usage complet de ses forces. Mais laissons-les ; ceux-là, on ne les aidera pas ; quant au vrai talent, il sait trouver sa route. Les jeunes poètes qui se montrent maintenant en foule ne sont pas de vrais talents ; ce ne sont que des impuissants à qui la perfection de la littérature allemande a donné l’envie de créer. — Que les Français quittent le pédantisme et s’élèvent dans la poésie à un art libre, il n’y a rien d’étonnant. Diderot et des esprits analogues au sien ont déjà, avant la révolution, cherché à ouvrir cette voie. Puis la révolution elle-même, et l’époque de Napoléon, ont été favorables à cette cause. Si les années de guerre, en ne permettant pas à la poésie d’attirer sur elle un grand intérêt, ont été par là pour un instant défavorables aux muses, il s’est cependant, pendant cette époque, formé une foule d’esprits libres, qui maintenant, pendant la paix, se recueillent et font apparaître leurs remarquables talents.
Je demandai à Goethe si le parti classique avait été aussi l’adversaire de l’excellent Béranger.
{p. 369}« Le genre dans lequel Béranger a composé, dit-il, est un vieux genre national auquel on était accoutumé ; cependant, pour maintes choses, il a su prendre un mouvement plus libre que ses prédécesseurs, et aussi il a été attaqué par le parti du pédantisme. »
Il ne sentait des poètes français de nos jours comme grandiose que Mérimée et Béranger. L’esprit lui éclipsait le génie. Chateaubriand, Hugo et autres, lui faisaient peu d’impression ; toujours Mérimée, toujours Béranger. C’était le temps de ce petit journal le Globe qui ne vantait que le persiflage, et qui préparait le régime amphibie des doctrinaires.
Mercredi, 31 janvier 1827.
J’ai dîné avec Goethe.
— Ces jours-ci, depuis que je vous ai vu, m’a-t-il dit, j’ai fait des lectures nombreuses et variées, mais j’ai lu surtout un roman chinois qui m’occupe encore et qui me paraît excessivement curieux.
— Un roman chinois ! dis-je, cela doit avoir un air bien étrange.
— Pas autant qu’on le croirait. Ces hommes pensent, agissent et sentent presque tout à fait comme nous, et l’on se sent bien vite {p. 370}leur égal ; seulement chez eux tout est plus clair, plus pur, plus moral ; tout est raisonnable, bourgeois, sans grande passion et sans hardis élans poétiques, ce qui fait ressembler ce roman à mon Hermann et Dorothée et aux œuvres de Richardson. La différence, c’est la vie commune que l’on aperçoit toujours chez eux entre la nature extérieure et les personnages humains. Toujours on entend le bruit des poissons dorés dans les étangs, toujours sur les branches chantent les oiseaux ; les journées sont toujours sereines et brillantes de soleil, les nuits toujours limpides ; on parle souvent de la lune, mais elle n’amène aucun changement dans le paysage ; sa lumière est claire comme celle du jour même. Et l’intérieur de leurs demeures est aussi coquet et aussi élégant que leurs tableaux. Par exemple : « J’entendis le rire des aimables jeunes filles, et, lorsqu’elles frappèrent mes yeux, je les vis assises sur des chaises de fin roseau. » — Vous avez ainsi tout d’un coup la plus charmante situation, car on ne peut se représenter des chaises de roseau sans avoir l’idée d’une légèreté et d’une élégance extrêmes. — Et puis un nombre infini de légendes, qui se mêlent toujours {p. 371}au récit et sont employées pour ainsi dire proverbialement. Par exemple, c’est une jeune fille dont les pieds sont si légers et si délicats, qu’elle pouvait se balancer sur une fleur sans la briser. C’est un jeune homme, dont la conduite est si morale et si honorable, qu’il a eu l’honneur, à trente ans, de parler avec l’empereur. C’est ensuite un couple d’amants qui dans leur longue liaison ont vécu avec tant de retenue que, se trouvant forcés de rester une nuit entière l’un près de l’autre, dans une chambre, ils la passent en entretiens sans aller plus loin. Et ainsi toujours des légendes sans nombre, qui toutes ont trait à la moralité et à la convenance. Mais aussi, par cette sévère modération en toutes choses, l’empire chinois s’est maintenu depuis des siècles, et par elle il se maintiendra dans l’avenir. — J’ai trouvé dans ce roman chinois un contraste bien curieux avec les chansons de Béranger, qui ont presque toujours pour fond une idée immorale et libertine, et qui par là me seraient très antipathiques, si ces sujets, traités par un aussi grand talent que Béranger, ne devenaient pas supportables, et même attrayants. Mais, dites vous-même, n’est-ce pas bien curieux {p. 372}que les sujets du poète chinois soient si moraux et que ceux du premier poète de la France actuelle soient tout le contraire ?
— Un talent comme Béranger, dis-je, ne pourrait rien faire d’un sujet moral.
— Vous avez raison, c’est précisément à propos des perversités du temps que Béranger révèle et développe ce qu’il y a de supérieur dans sa nature.
— Mais, dis-je, ce roman chinois est-il un de leurs meilleurs ?
— Aucunement, les Chinois en ont de pareils par milliers et ils en avaient déjà quand nos aïeux vivaient encore dans les bois. Je vois mieux chaque jour que la poésie est un bien commun de l’humanité, et qu’elle se montre partout dans tous les temps, dans des centaines et des centaines d’hommes. L’un fait un peu mieux que l’autre, et surnage un peu plus longtemps, et voilà tout. M. de Mathisson ne doit pas croire que c’est à lui que sera réservé le bonheur de surnager, et je ne dois pas croire que c’est à moi ; mais nous devons tous penser que le don poétique n’est pas une chose si rare, et que personne n’a de grands motifs pour se faire de belles illusions parce qu’il aura fait une bonne poésie. Nous {p. 373}autres Allemands, lorsque nous ne regardons pas au-delà du cercle étroit de notre entourage, nous tombons beaucoup trop facilement dans cette présomption pédantesque. Aussi j’aime à considérer les nations étrangères et je conseille à chacun d’agir de même de son côté. La littérature nationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens ; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd’hui travailler à hâter ce temps. »
— Quel est le plus grand philosophe de tous ? lui demandai-je.
— C’est Kant, me répondit-il sans hésiter.
XII §
Avant le dîner, je suis allé avec Goethe faire un petit tour en voiture sur la route d’Erfurt. Nous y avons rencontré des voitures de transport de toute espèce, chargées de marchandises pour la foire de Leipzig, et aussi quelques troupes de chevaux à vendre, parmi lesquels se trouvaient de fort belles bêtes.
« Il faut que je rie de ces esthéticiens, dit Goethe ; qui se tourmentent pour enfermer dans quelques mots abstraits l’idée de cette chose inexprimable que nous désignons sous {p. 374}cette expression : le beau. Le beau est un phénomène primitif qui ne se manifeste jamais lui-même, mais dont le reflet est visible dans mille créations diverses de l’esprit créateur, phénomène aussi varié, aussi divers que la nature elle-même.
— J’ai souvent entendu affirmer que la nature était toujours belle, dis-je, qu’elle était le désespoir de l’artiste, et qu’il était rarement capable de l’atteindre.
— Je sais bien, dit Goethe, que souvent la nature déploie une magie inimitable, mais je ne crois pas du tout qu’elle soit belle dans toutes ses manifestations. Ses intentions sont toujours bonnes, mais ce qui manque, c’est la réunion des circonstances nécessaires pour que l’intention puisse se réaliser parfaitement. Ainsi le chêne est un arbre qui peut être très beau. Mais quelle foule de circonstances favorables ne faut-il pas voir combinées pour que la nature réussisse une fois à le produire dans sa vraie beauté ! Si le chêne croît dans l’épaisseur d’un bois, entouré de grands arbres, il se dirigera toujours vers le haut, vers l’air libre et la lumière. Il ne poussera sur ses côtés que quelques faibles rameaux, qui même dans le cours du siècle {p. 375}doivent dépérir et tomber. Lorsqu’il sent enfin sa cime dans l’air libre, il s’arrête content, et puis commence à s’étendre en largeur pour former une couronne. Mais il est déjà alors plus qu’à la moitié de sa carrière ; cet élan vers la lumière, qu’il a prolongé pendant de longues années, a épuisé ses forces les plus vives, et les efforts qu’il fait pour se montrer encore puissant en s’élargissant ne peuvent plus complètement réussir. Quand sa crue s’arrêtera, ce sera un chêne élevé, fort, élancé, mais il n’aura pas entre sa tige et sa couronne les proportions nécessaires pour être vraiment beau. — Si au contraire un chêne pousse dans un lieu humide, marécageux, et si le sol est trop nourrissant, de bonne heure, s’il a assez d’espace, il poussera dans tous les sens beaucoup de branches et de rameaux ; mais ce qui manquera, ce seront des forces qui puissent l’arrêter et le retarder, aussi ce sera bientôt un arbre sans nœuds, sans ténacité, qui n’aura rien d’abrupte, et, vu de loin, il aura l’aspect débile du tilleul ; il n’aura pas de beauté, du moins la beauté du chêne. — S’il croît sur la pente d’une montagne, dans un terrain pauvre et pierreux, il aura cette fois trop de nœuds et {p. 376}de coudes, c’est la liberté du développement qui manquera ; il sera étiolé, sa crue s’arrêtera de bonne heure, et devant lui on ne dira jamais : « Là vit une force qui sait nous en imposer. »
— J’ai pu voir de très beaux chênes, dis-je, il y a quelques années, lorsque de Gœttingue je fis quelques excursions dans la vallée du Weser. Je les ai trouvés vigoureux, surtout à Solling, dans les environs de Hœxter.
— Un terrain de sable ou sablonneux, dit Goethe, dans lequel ils peuvent pousser en tous sens de vigoureuses racines, paraît leur être surtout favorable. Quant à l’exposition, il leur faut un endroit tel qu’ils puissent recevoir de tous les côtés lumière, soleil, pluie et vent. S’ils poussent commodément, abrités du vent et de l’orage, ils viennent mal, mais une lutte de cent années avec les éléments les rend si forts et si puissants que la présence d’un chêne, arrivé à sa pleine croissance, nous saisit d’admiration.
— Ne pourrait-on pas, demandai-je, de ces explications tirer une conséquence et dire : Une créature est belle quand elle est arrivée au sommet de son développement naturel ?
— Parfaitement, dit Goethe.
XIII §
{p. 377}Ampère, le cosmopolite d’idées, arrive à Weimar. Goethe lui donne à dîner et s’exalte dans son entretien. Mérimée revient dans la conversation, de Vigny et d’autres talents. On a aussi beaucoup causé sur Béranger, dont Goethe a chaque jour dans la pensée les incomparables chansons. On discuta la question de savoir si les chansons joyeuses d’amour étaient préférables aux chansons politiques. Goethe dit qu’en général un sujet purement poétique était aussi préférable à un sujet politique que l’éternelle vérité de la nature l’est à une opinion de parti.
« Les Bourbons ne paraissent pas lui convenir : il est vrai que c’est maintenant une race affaiblie ! Et le Français de nos jours veut sur le trône de grandes qualités, quoiqu’il aime à partager le gouvernement avec son chef et à dire aussi son mot à son tour. »
Après dîner, la société se répandit dans le jardin ; Goethe me fit un signe, et nous partîmes en voiture pour faire le tour du bois par la route de Tiefurt. Il fut, pendant la promenade, très affectueux et très aimable. Il était {p. 378}content d’avoir noué d’aussi heureuses relations avec Ampère, et il s’en promettait les plus heureuses suites pour la diffusion et la juste appréciation de la littérature allemande en France.
« Ampère, dit-il, a placé son esprit si haut qu’il a bien loin au-dessous de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les idées bornées de beaucoup de ses compatriotes ; par l’esprit, c’est bien plutôt un citoyen du monde qu’un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d’hommes qui penseront comme lui. »
XIV §
Voici une scène où l’âme scientifique et pittoresque de Goethe se développe en liberté. Lisons-le encore, avant d’arriver aux dernières scènes de sa vie.
Mercredi, 26 septembre 1827.
Ce matin Goethe m’avait invité à une promenade en voiture ; nous devions aller à la pointe d’Hottelstedt27, sur la hauteur occidentale {p. 379}de l’Ettersberg. La journée était extrêmement belle. En montant la colline, nous ne pouvions marcher qu’au pas, et nous eûmes occasion de faire diverses observations. Goethe remarqua dans les haies une troupe d’oiseaux, et il me demanda si c’étaient des alouettes.
« Ô grand et cher Goethe, pensai-je, toi qui as comme peu d’hommes fouillé dans la nature, tu me parais en ornithologie être un enfant !… — Ce sont des embérises et des passereaux, dis-je, et aussi quelques fauvettes attardées qui, après leur mue, descendent des fourrés de l’Ettersberg dans les jardins, dans les champs, et se préparent à leur départ ; il n’y a pas là d’alouettes. Il n’est pas dans la nature de l’alouette de se poser sur les buissons. L’alouette des champs ainsi que l’alouette des airs monte vers le ciel, redescend vers la terre ; en automne, elle traverse l’espace par bandes et s’abat sur des champs de chaume, mais jamais elle ne se posera sur une haie ou sur un buisson. L’alouette des arbres aime la cime des grands arbres ; elle s’élance de là en chantant dans les airs, puis redescend sur la cime. Il y a aussi une autre alouette que l’on trouve dans les lieux solitaires, au midi des clairières ; {p. 380}elle a un chant très tendre, qui rappelle le son de la flûte, mais plus mélancolique. Cette espèce ne se trouve point sur l’Ettersberg, qui est trop vivant et trop près des habitations ; elle ne va pas d’ailleurs non plus sur les buissons.
— Ah ! ah ! vous paraissez en ces matières n’être pas tout à fait un apprenti.
— Je m’en suis occupé avec goût depuis mon enfance, et pour elles mes yeux et mes oreilles ont toujours été ouverts. Le bois de l’Ettersberg a peu d’endroits que je n’aie parcourus plusieurs fois. Quand j’entends maintenant un chant, je peux dire de quel oiseau il vient. Et même, si on m’apporte un oiseau qui, ayant été mal soigné dans sa captivité, a perdu son plumage, je saurai lui rendre bien vite et les plumes et la santé.
— Cela montre certes une grande habileté ; je vous conseille de persévérer sérieusement dans vos études ; avec votre vocation marquée, vous arriverez à d’excellents résultats. Mais parlez-moi donc un peu de la mue. Vous m’avez dit que les fauvettes descendent après la mue dans les champs. La mue arrive-t-elle donc à une époque fixe, et tous les oiseaux muent-ils ensemble ?
{p. 381}— Chez la plupart des oiseaux la mue vient dès que la couvaison est terminée, c’est-à-dire dès que les petits de la dernière couvée peuvent se suffire à eux-mêmes. Mais alors il s’agit de savoir si, à partir de ce moment jusqu’à son départ, l’oiseau a le temps suffisant pour sa mue. S’il l’a, il mue ici et part avec son plumage nouveau. S’il ne l’a pas, il part avec son plumage ancien et ne mue que dans le Midi, plus tard. — Car les oiseaux n’arrivent pas au printemps et ne partent pas à l’automne tous en même temps. La cause, c’est que chaque espèce supporte plus ou moins facilement le froid et l’intempérie. L’oiseau qui arrive de bonne heure chez nous s’en va tard, et l’oiseau qui arrive tard s’en va tôt. Même dans une seule famille, par exemple dans celle des fauvettes, il y a de grandes différences. La fauvette à claquets ou la petite meunière se fait entendre chez nous dès la fin de mars, quinze jours plus tard viennent la fauvette à tête noire, le moine ; puis, environ une semaine après, le rossignol, et seulement à la fin d’avril ou au commencement de mai, la fauvette grise. Tous ces oiseaux avec leurs petits de la première couvée muent chez nous en août ; {p. 382}aussi on prend ici, à la fin d’août, de jeunes moines qui ont déjà leur petite tête noire. Mais les enfants de la dernière couvée partent avec leur premier plumage et ne muent que plus tard, dans les contrées méridionales ; aussi, au commencement de septembre, on peut ici prendre des moines mâles qui ont encore leur petite tête rouge comme leur mère.
— La fauvette grise est-elle l’oiseau qui vient le plus tard chez nous, ou d’autres viennent-ils encore après elle ? demanda Goethe.
— L’oiseau moqueur jaune et le magnifique pirol jaune d’or, n’arrivent que vers Pâques. Tous deux partent après leur couvaison achevée, vers le milieu d’août, et ils muent dans le Sud. Si on les garde en cage, ils muent en hiver ; aussi ces oiseaux se gardent difficilement. Ils demandent beaucoup de chaleur. Si on les suspend près du poêle, ils dépérissent par manque d’air nourrissant ; si on les met près de la fenêtre, ils dépérissent par suite du froid des longues nuits.
— On dit que la mue est une maladie, ou du moins qu’elle est accompagnée d’un affaiblissement du corps.
— Je ne saurais dire. C’est une augmentation de vie, qui se passe très heureusement {p. 383}en plein air sans la moindre fatigue, et qui réussit aussi très bien à certains individus dans la chambre. J’ai eu des fauvettes qui pendant toute la mue n’ont pas cessé de chanter, ce qui est signe d’une parfaite santé. Si un oiseau pendant la mue est maladif, c’est qu’on le nourrit mal, que son eau est mauvaise, ou qu’il manque d’air. S’il n’a pas dans la chambre assez de force pour muer, qu’on le mette à l’air frais, il muera très bien. Un oiseau libre mue sans s’en apercevoir, tant sa mue se fait doucement.
— Cependant vous sembliez dire que pendant leur mue les fauvettes se retirent dans les fourrées du bois ?
— Elles ont certainement pendant ce temps besoin de quelques secours. La nature agit avec tant de sagesse et de mesure, que jamais un oiseau ne perd tout d’un coup assez de plumes pour ne plus pouvoir voler et chercher sa nourriture. Mais cependant il peut arriver qu’un oiseau perde ensemble par exemple la quatrième, la cinquième et la sixième penne à chaque aile ; il pourra bien voler encore, mais pas assez bien pour échapper aux oiseaux de proie ses ennemis et surtout au très rapide et très adroit hobereau ; {p. 384}voilà pourquoi les fourrés leur sont utiles à ce moment.
— Cela se conçoit. Est-ce que la mue marche également et comme symétriquement aux deux ailes ?
— Autant que j’ai pu observer, sans aucun doute. Et c’est un bienfait. Car si un oiseau perdait à l’aile gauche trois pennes sans les perdre aussi à l’aile droite en même temps, l’équilibre serait rompu et l’oiseau ne serait plus le maître de ses mouvements. Il serait comme un vaisseau qui a d’un côté les voiles trop lourdes et de l’autre côté les voiles trop légères.
— Je vois que l’on peut pénétrer dans la nature du côté où l’on veut ; on trouve toujours une preuve de sagesse !… »
Nous étions arrivés sur le haut de la colline, nous longions la forêt de pins qui la couvre. Nous passâmes près d’un tas de pierres. Goethe fit arrêter, me pria de descendre et de chercher un peu si je ne trouverais pas quelques pétrifications. Je trouvai quelques coquilles et quelques ammonites brisées que je lui donnai en remontant en voiture. Nous reprîmes notre route.
« Toujours la vieille même histoire ! dit-il ; {p. 385}toujours le vieux sol marin ! Quand on est sur cette hauteur, et que l’on voit Weimar et tous ces villages dispersés alentour, cela semble un prodige que de se dire : Il y a eu un temps où dans cette large vallée se jouait la baleine. Et cependant il en est ainsi, ou du moins c’est très vraisemblable. La mouette, volant dans ce temps au-dessus de la mer qui a couvert ces hauteurs, ne pensait guère que nous y passerions un jour tous deux en voiture. Qui sait si dans des siècles la mouette ne volera pas de nouveau au-dessus de ces collines ?… »
Nous étions tout à fait en haut à l’extrémité de la pointe de l’Ettersberg ; on ne voyait plus Weimar ; mais devant nous, à nos pieds, s’étalait la large vallée de l’Unstrut, semée de villes et de villages, éclairée par le riant soleil du matin.
« Là on sera bien ! dit Goethe en faisant arrêter ; voyons encore si un petit déjeuner dans ce bon air nous fera plaisir ! »
Frédéric disposa le déjeuner sur une petite éminence de gazon. Les lueurs matinales du soleil d’automne le plus pur rendaient splendide le coup d’œil dont on jouissait à cette place. Vers le sud et le sud-ouest, on découvrait {p. 386}toute la chaîne de montagnes de la forêt de Thuringe ; à l’ouest, au-delà d’Erfurt, le château élevé de Gotha et la cime de l’Inselsberg ; et vers le nord, à l’horizon, les montagnes bleuâtres du Harz. Je pensais aux vers :
Large, élevé, sublime, le regardSe promène sur l’existence !…De montagne en montagneFlotte l’esprit éternelQui pressent l’éternelle vie……Nous nous assîmes de façon à avoir devant nous, pendant notre déjeuner, la vue libre sur la moitié de la Thuringe. — Nous mangeâmes une couple de perdrix rôties, avec du pain blanc tendre, et nous bûmes une bouteille de très bon vin, en nous servant d’une coupe d’or, qui se replie sur elle-même et que Goethe emporte dans ces excursions, enfermée dans un étui de cuir jaune.
« Je suis venu très souvent à cette place, dit-il, et ces dernières années, j’ai bien souvent pensé que pour la dernière fois je contemplais d’ici le royaume du monde et ses splendeurs. Mais tout en moi continue à bien se maintenir, et j’espère que ce n’est pas aujourd’hui la dernière fois que nous nous donnons ensemble une bonne journée. Nous viendrons à l’avenir plus souvent ici. À rester dans la {p. 387}maison on se sent figer. Ici, on se sent grand, libre comme la grande nature que l’on a devant les yeux ; on est comme on devrait être toujours. — Je domine dans ce moment une foule de points auxquels se rattachent les plus abondants souvenirs d’une longue existence. Que n’ai-je pas fait pendant ma jeunesse dans les montagnes d’Ilmenau ! Et là-bas, dans le cher Erfurt, que de belles aventures ! À Gotha aussi, dans les premiers temps, je suis allé souvent et avec plaisir ; mais depuis longtemps on ne m’y voit pour ainsi dire plus.
— Depuis que je suis à Weimar, je ne me rappelle pas que vous vous y soyez rendu.
— C’est ainsi que vont les choses, dit Goethe en riant. Je ne suis pas là noté au mieux. Voici l’histoire, je veux vous la raconter. Lorsque la mère du duc régnant était encore dans toute sa jeunesse, j’allais là très souvent. Un soir, j’étais seul avec elle, prenant le thé, lorsque les deux princes arrivent en sautant, pour prendre le thé avec nous. C’étaient deux beaux enfants à cheveux blonds, de dix à douze ans. Hardi comme je pouvais l’être, je passai mes mains dans le chevelure de ces deux princes, en leur disant : {p. 388}« Eh bien, têtes à filasse, comment nous portons-nous ? » Les gamins me regardèrent avec de grands yeux, tout étonnés de mon audace, et ils ne me l’ont depuis jamais pardonnée ! — Je ne raconte pas ce trait pour m’en glorifier ; mais cet acte est tout à fait dans ma nature. Jamais je n’ai eu beaucoup de respect pour la condition pure de prince, quand elle n’est pas alliée à une nature solide et à la valeur personnelle. Je me sentais moi-même si bien dans mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l’on m’avait fait prince, je n’aurais trouvé là rien de bien étonnant. — Quand on m’a donné des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me sentirais élevé par elles. Entre nous, elles n’étaient pour moi rien, rien du tout ! Nous autres patriciens de Francfort, nous nous sommes toujours tenus pour les égaux des nobles, et, quand je reçus le diplôme, j’eus dans les mains ce que depuis longtemps je possédais déjà en esprit. »
Après avoir encore bu un bon coup dans la coupe dorée, nous nous rendîmes au pavillon de chasse d’Ettersberg, en faisant le tour de la montagne. Goethe me fit ouvrir toutes les pièces, et me montra la chambre, à l’angle {p. 389}du premier étage, que Schiller avait habitée quelque temps.
« Autrefois, me dit-il, nous avons passé ici plus d’une bonne journée. Nous étions tous jeunes, pétulants, et, l’été, c’étaient des comédies improvisées, l’hiver, des danses, des promenades en traîneaux aux torches, etc. — Je veux vous montrer le hêtre sur lequel, il y a cinquante ans, nous avons gravé nos noms. Comme tout a changé, comme tout a grandi !… Voilà l’arbre ! Vous voyez, il est encore magnifique ! On peut encore voir trace de nos noms, mais l’écorce s’est tellement resserrée et gonflée qu’on ne les découvre presque plus. Ce hêtre était alors tout seul au milieu d’une place libre et bien sèche. Le soleil resplendissait gaiement tout alentour, et c’était là que, dans les beaux jours d’été, nous improvisions nos farces. Maintenant cet endroit est humide et désagréable. Les buissons se sont changés en arbres épais, et c’est à peine si on peut découvrir le magnifique hêtre de notre jeunesse !… »
Nous retournâmes alors au château, et nous revînmes à Weimar.
XV §
{p. 390}On revint le soir à la conversation sur les affinités électives. Goethe dit :
« Je me rappelle un trait des commencements de mon séjour à Weimar. J’étais vite retombé amoureux. Après un long voyage, je venais de rentrer à Weimar, mais j’étais toujours retenu à la cour jusqu’à une heure avancée de la nuit, et je n’avais pu encore aller voir ma bien-aimée ; notre liaison ayant déjà attiré l’attention, j’évitais d’aller chez elle de jour, pour ne pas faire parler davantage. Mais le quatrième ou cinquième soir, je ne peux plus résister, et, avant d’y avoir pensé, je pars et je suis devant sa demeure. Je monte doucement l’escalier, et j’allais entrer dans sa chambre quand j’entends, à un bruit de voix, qu’elle n’est pas seule. Je redescends vite, et je me mets à errer dans les rues, qui alors n’étaient pas éclairées. — Plein de passion et de colère, je marchai à travers la ville pendant une heure environ, repassant sans cesse devant la maison de ma bien-aimée et souffrant d’un désir {p. 391}ardent de la voir. Enfin, j’étais sur le point de rentrer dans ma chambre solitaire, lorsque, en passant encore une fois devant sa maison, je ne vois plus de lumière. Elle est sortie ! pensai-je alors, mais par cette obscurité, dans cette nuit, où est-elle allée ? où la rencontrer ? Je me remets à parcourir les rues, et plusieurs fois il me semble la reconnaître dans les personnes qui passent ; mais, en m’approchant, j’étais détrompé. J’avais déjà, à cette époque, une foi absolue à l’influence réciproque, et je pensais pouvoir l’amener vers moi en le désirant fortement. Je me croyais entouré d’êtres supérieurs qui pouvaient diriger mes pas vers elle ou les siens vers moi, et je les implorais. Quelle folie est la tienne ! me dis-je ensuite, tu ne veux pas aller la voir, et tu demandes des signes et des miracles ! Cependant j’étais arrivé à l’esplanade, devant la petite maison que Schiller habita plus tard ; là, il me prit l’envie de revenir sur mes pas, vers le palais, et de prendre une petite rue à droite. Je n’avais pas fait cent pas dans cette direction que j’aperçois une forme de femme tout à fait ressemblante à celle que j’appelais. La rue n’était éclairée que par les lueurs qui sortaient {p. 392}çà et là des fenêtres, et, comme déjà des apparences de ressemblance m’avaient trompé dans cette soirée, je n’osai pas arrêter cette personne. Nous passâmes tout à côté l’un de l’autre, si près que nos bras se touchèrent ; je m’arrêtai, nous regardâmes autour de nous :
— Est-ce vous ? dit-elle, et je reconnus sa voix chérie.
— Enfin ! m’écriai-je, et j’étais heureux à pleurer. Nos mains se pressèrent.
— Ah ! dis-je, mon espérance ne m’a pas trompé. Je vous demandais, je vous cherchais, quelque chose me disait que certainement je vous trouverais ; quel bonheur ! Dieu soit loué ! c’était vrai !
— Mais, méchant, dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas venu ? J’ai appris aujourd’hui par hasard que vous êtes de retour déjà depuis trois jours, et toute l’après-midi j’ai pleuré, croyant que vous m’aviez oubliée. Il y a une heure, je me suis sentie toute tourmentée ; j’avais un besoin de vous voir que je ne peux vous exprimer. J’avais chez moi quelques amies ; il m’a semblé que leur visite durait une éternité. Enfin elles sont parties ; j’ai malgré moi pris mon chapeau et mon mantelet, et je me suis vue poussée dehors, {p. 393}marchant dans la nuit sans savoir où j’allais. Votre pensée ne me quittait pas, et il me semblait que nous dussions nous rencontrer.
« Pendant que son cœur s’épanchait ainsi, nos mains restaient l’une dans l’autre, nous nous les serrions, et nous nous montrions mutuellement que l’absence n’avait pas refroidi notre amour. Je l’accompagnai chez elle. Elle monta l’escalier noir devant moi, me tenant par la main pour me conduire. J’étais dans un inexprimable bonheur, non seulement de la revoir, mais de n’avoir pas été déçu dans ma foi à une influence invisible. »
XVI §
Quelques entretiens scientifiques sur les sciences naturelles.
Le lendemain nous étions levés de bon matin. En s’habillant, Goethe me raconta un rêve de sa nuit. Il s’était vu transporté à Gœttingue, et avait eu avec les professeurs qu’il y connaît toute sorte d’entretiens agréables. Nous bûmes quelques tasses de café et allâmes visiter le cabinet anatomique ; nous vîmes des {p. 394}squelettes d’animaux, entre autres d’animaux antédiluviens, et des squelettes d’hommes des siècles passés. Goethe observa que la forme des dents montre que ces squelettes appartenaient à une race d’une grande moralité. Nous allâmes ensuite à l’observatoire, et le docteur Schrœn nous montra de beaux instruments dont il nous expliqua l’usage. Nous visitâmes aussi avec grand intérêt le cabinet météorologique, et Goethe loua beaucoup le docteur Schrœn de l’ordre qui régnait partout. Puis nous descendîmes dans le jardin ; Goethe avait fait disposer un petit déjeuner dans un berceau sur une table de pierre.
« Vous ne savez guère, me dit-il, à quelle place curieuse nous nous trouvons en ce moment. Ici a habité Schiller. Sous ce berceau, à cette table de pierre, assis sur ces bancs maintenant presque brisés, nous avons souvent pris nos repas, en échangeant de grandes et bonnes paroles. Il avait alors trente ans, moi quarante ; tous deux encore dans notre plein essor ; c’était quelque chose ! Tout cela passe, et s’en va, car moi aussi je ne suis plus aujourd’hui celui que j’étais alors ; mais pour cette vieille terre, elle tient bon, et l’air, l’eau, le sol, {p. 395}tout cela est resté comme autrefois ! — Tout à l’heure, retournez donc chez Schrœn, et faites-vous montrer la mansarde que Schiller a habitée. »
Le déjeuner, dans cet air pur et à cette heureuse place, nous parut excellent : Schiller était avec nous, du moins dans notre esprit, et Goethe rappela encore avec bonheur maint bon souvenir de lui.
Je montai plus tard avec Schrœn dans la mansarde de Schiller ; on avait des fenêtres une vue splendide. Vers le sud, on apercevait plusieurs lieues du beau cours de la Saale qui se perd de temps en temps dans des bouquets de bois. L’horizon était immense ; c’était un endroit excellent pour observer la marche des constellations, et on se disait qu’il n’y en avait pas de meilleur pour composer tous les passages astronomiques et astrologiques du Wallenstein.
XVII §
Pendant qu’ils déjeunaient à l’ombre, Eckermann et lui, Eckermann lui demande pourquoi le petit coucou est nourri par des oiseaux qui ne l’ont ni conçu ni élevé ?
{p. 396}Écoutez Goethe :
« C’est une vraie merveille ; cependant on trouve des faits analogues, et même je soupçonne là une grande loi qui pénètre profondément la nature entière. — J’avais pris un jeune linot déjà trop gros pour se laisser nourrir par l’homme, mais trop petit aussi pour manger seul. Pendant une demi-journée, je me donnai avec lui beaucoup de peine, mais il ne voulut rien prendre de moi ; je le mis alors avec un vieux linot, bon chanteur, que j’avais déjà en cage depuis des années, et qui était suspendu à ma fenêtre, en dehors. Je me disais : En voyant manger son compagnon, le petit l’imitera. » Ce n’est pas là ce qu’il fit ; il tourna son bec ouvert vers le vieux linot, l’implorant par de petits cris et battant des ailes ; le vieux linot eut alors pitié de lui, et il lui donna la becquée comme à son propre enfant. — Une autre fois on m’apporta une fauvette déjà grise et trois jeunes ; je les mis ensemble dans une grande cage ; la vieille nourrissait les jeunes. Le jour suivant, on m’apporta deux jeunes rossignols déjà sortis du nid, que je mis aussi avec la fauvette et qui furent adoptés et nourris par elle. Après quelques {p. 397}jours, je mis aussi quelques petits meuniers, presque prêts à voler, et enfin un nid de cinq jeunes moines. La fauvette les soigna tous en bonne mère. Elle avait toujours le bec plein d’œufs de fourmis, courant à tous les coins de la vaste cage, toujours présente là où s’ouvrait un gosier affamé. Bien plus ! une des fauvettes, devenue déjà grosse, se mit à donner la becquée aux oiseaux plus petits qu’elle ; cela, il est vrai, un peu par jeu et en enfant, mais cependant avec le désir et le penchant bien marqué d’imiter l’excellente mère.
— Nous sommes là devant quelque chose de divin, qui me remplit de joie et de surprise, dit Goethe. Si cette nourriture donnée ainsi à des êtres étrangers est une loi qui s’étend à toute la nature, mainte énigme est résolue, et on peut dire avec assurance : Dieu a pitié des jeunes corbeaux orphelins qui crient vers lui.
— C’est certainement une loi générale, dis-je, car j’ai observé aussi cette charité et cette pitié pour les abandonnés chez des oiseaux à l’état libre. L’été dernier, j’avais pris près de Tiefurt de jeunes roitelets, qui semblaient avoir quitté leur nid tout récemment, {p. 398}car ils étaient sept en rangée sur une branche, dans un buisson, et ils prenaient la becquée de leurs parents. Je mis les oiseaux dans mon foulard, et j’allai dans un petit bois isolé : « Là, me dis-je, tu pourras tranquillement voir tes roitelets. » Mais, lorsque j’ouvris mon mouchoir, deux s’enfuirent, disparurent, et je ne pus les retrouver. Trois jours après, je passe par hasard à la même place ; j’entends le cri d’un rouge-gorge ; supposant qu’il a dans le voisinage son nid, je le cherche et le trouve. Mais quel fut mon étonnement, lorsque dans ce nid, près de deux petits rouges-gorges prêts à voler bientôt, je trouvai aussi mes deux petits roitelets qui s’étaient fourrés là bien à leur aise et qui se faisaient nourrir par les vieux rouges-gorges ! Cette trouvaille me rendit extrêmement heureux. « Puisque vous êtes si adroits, dis-je, puisque vous savez si joliment vous tirer d’affaire, et que les bons rouges-gorges vous ont accueilli si bien, je ne veux pas le moins du monde troubler une hospitalité si amicale, et je vous souhaite tout le bonheur possible.
— C’est là une des meilleures histoires sur les oiseaux que j’aie jamais entendues, dit {p. 399}Goethe. Touchez là, et mes bravos pour vous et pour vos heureuses observations ! Celui qui les entend et ne croit pas à Dieu, à celui-là Moïse et les prophètes ne serviront à rien. C’est là ce que j’appelle la toute-présence de Dieu ; au fond de tous les êtres il a déposé une parcelle de son amour infini ; et déjà dans les animaux se montre en bouton ce qui, dans l’homme noble, s’épanouit en fleur splendide. Continuez vos études et vos observations ! Vous paraissez y avoir une chance toute particulière, et vous pourrez par la suite arriver à des résultats inappréciables. »
Pendant que, devant notre table de pierre, nous avions ainsi une conversation sur ces grands et sérieux sujets, le soleil s’était approché peu à peu du sommet des collines qui s’étendaient devant nous à l’occident. Goethe décida notre départ. — Nous traversâmes vite Iéna, payâmes notre aubergiste, et, après une courte visite chez les Frommann, nous partîmes pour Weimar.
XVIII §
{p. 400}« La loi de l’amour se révèle dans la nature entière. Que Dieu est grand et que sa bonté égale partout sa grandeur ! »
La nature bien observée avait été le missionnaire de l’existence et de la bonté du Créateur suprême ; il ne doutait plus de rien, et sa piété, illuminée par sa puissante imagination, lui paraphrasait partout les phénomènes dans le catéchisme de la création.
Ici finit le premier volume.
Le second s’élève plus souvent et plus haut vers le ciel des intelligences, et la belle et calme mort qui survient sans agonie et sans angoisses l’endort sur le sein de Dieu.
Voilà l’homme dont les sophistes actuels ont voulu faire un athée.
(La suite au prochain entretien.)