Maurice Le Blond

1897

La crise littéraire et le naturisme (article de La Plume)

2018
Maurice Le Blond, « La crise littéraire et le naturisme », La Plume : littéraire, artistique et sociale, 9e année, nº 191, 1er avril 1897, p. 206-208. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, XML-TEI).
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La crise littéraire et le naturisme §

Nous sommes en pleine crise littéraire, et le public n’en ignore plus l’existence, s’il ne peut en juger encore toute la portée et l’étendue. À la parution de livres récents1, il fut facile de discerner chez les lettrés contemporains un revirement soudain de l’opinion. En cette occasion, le symbolisme fut attaqué avec violence par les nouveaux écrivains, qui critiquaient moins les poètes et les personnalités qui s’en dégagèrent que les stériles principes et les rares œuvres de cette époque inféconde.

Le symbolisme n’apporta pas en réalité un art original, ni même une conception nouvelle de la beauté. Ce fut plus strictement la dernière période d’un genre dont on peut placer la naissance vers la fin du Romantisme. C’est ainsi que les Baudelairiens, les Parnassiens, les Symbolistes composent une sorte de famille intellectuelle contre qui se trouve disposée à lutter la dernière génération. Ces successives écoles, malgré qu’elles possèdent des traits assez distinctifs, conservent cependant entres elles je ne sais quel air de ressemblance. Elles préconisèrent toutes ce qu’on pourrait appeler « la Littérature pour Littérateur » ; avec d’identiques tendances vers un spiritualisme indécis, elles s’inspirèrent de métaphysiques révolues et de théogonies décrépites. Seules, des nuances de mode et de sentiment les distinguèrent, les uns préfèrent les Grâces aux Walküres, ceux-ci la légende rhénane à la mythologie hellène, d’autres les bords du Gange aux rives de l’Eurotas. Amoureux d’exotisme, d’archaïsme ! jamais ils ne prétendirent accorder leur pensée aux sentiments de leur époque, à l’âme de la nation.

Quelques esprits acerbes ont violemment reproché à M. Saint-Georges de Bouhélier et à ses partisans d’avoir, les premiers, parlé d’une génération nouvelle. Selon eux, les questions de génération, d’âge, de temps ne doivent pas intervenir en Littérature et n’auraient aucune valeur comme argument de critique. Voilà, dans l’occurrence, la plus grossière des erreurs, et qui révèle une grave ignorance des phénomènes ethniques et historiques.

Que le lecteur veuille bien songer qu’entre les naissances des jeunes hommes qui commencent à écrire et celles des écrivains précédents, un grand fait de l’histoire contemporaine a eu lieu, la guerre de 1870-71, à laquelle succédèrent les ensanglantements de la Commune. Croit-on donc qu’une pareille invasion compte pour peu de chose dans l’histoire intellectuelle d’un peuple ? Lisons la Confession d’un Enfant du siècle, où Alfred de Musset nous fournit, sur l’état d’âme des Romantiques, de si précieux documents ! N’a-t-il pas démontré, d’une façon éclatante, qu’aux tumultueux sentiments qui agitaient la jeunesse, vers 1835, nous devions chercher une origine parmi les glorieux exploits et les héroïques guerres du Premier Empire ? Il faut voir là un effet constant. Les grandes actions ont leur répercussion jusque dans les intelligences ; et quoi d’étonnant à ce que des événements qui ont bouleversé les destinées nationales modifient également la sensibilité des particuliers ?

Que l’on songe aussi aux réformes introduites dans l’Éducation depuis vingt ans, à l’extension donnée dans les programmes à l’enseignement scientifique, à l’importance accordée principalement à l’étude des doctrines positivistes, et l’on comprendra ces dispositions d’esprit qui nous précipitent, pour la plupart, vers la réalité, l’exactitude, et le respect de la nature, sans, pour cela, négliger les qualités d’enthousiasme, d’héroïsme et de finesse dont la nature nous a si généreusement dotés.

En écrivant ces lignes, je n’ai nullement l’intention de nous présenter comme des modèles d’érudition. Nous ne sommes pas de grands savants, nos connaissances sont peu étendues. C’est que tout le monde ne sort pas, comme M. Sully Prudhomme, de l’École polytechnique et cela ne nous plaît guère de mettre la chimie en chansons. Nous ne voulons pas davantage ressusciter le roman expérimental, cher aux Naturalistes. Mais je crois que les grandes théories positivistes des Auguste Comte et des Darwin, des Taine et des Karl Hæckel, ont peu à peu pénétré nos consciences. Les efforts de ces grands penseurs auront contribué à débarrasser les esprits des derniers vestiges de spiritualisme qui les encombraient. Ainsi nous avons acquis intuitivement l’intelligence des Races et de la Cité. Cette direction d’idées, je pense que la majorité des hommes de vingt ans l’a suivie.

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Or, ce qui importe, c’est l’édification d’une croyance, d’une foi nouvelle ? Voilà la mission qui nous sollicite. {p. 207}Et nous y sommes magnifiquement préparés. Les exégètes nous ont enseigné qu’il fallait rechercher les origines du christianisme parmi les écoles de philosophie ouvertes dans Alexandrie, la Perse, la Basse-Égypte. Tant de propositions qui devinrent, par la suite, du domaine populaire y avaient été préalablement agitées par les fins esprits du temps, et consignées dans les secrets rituels des Initiés, des Savants et des Mystagogues. Il fallut toute la grâce évangélique d’un Jésus pour faire rayonner jusqu’aux âmes simples la magnificence déjà antique de tels préceptes. Avec des phrases apostoliques, grâce aussi à des paraboles passionnées, il sut captiver l’imagination des foules et subjuguer l’attention rebelle des artisans et des bergers. Si l’on médite un instant, on se persuadera que notre situation n’est guère différente. En ce xixe siècle, le foisonnement des idées et l’abondance des découvertes ont été extraordinaires. De Cuvier jusqu’à Pasteur, on peut dire que la science a marché à pas de géants. Et cependant l’état spirituel de la masse est resté stationnaire. Esclaves de la superstition, les hommes n’ont pas compris la sublime leçon qui se dégage de nos victoires scientifiques sur le Mystère. Ils ne se sont aperçus que des légères améliorations matérielles et des petits profits qu’ils tirent de l’industrie. Les arides axiomes, les sévères manuels n’ont pas eu la vertu de les toucher. Les sèches formules n’eurent pas davantage l’heur de les séduire. Ainsi s’accentua, chaque jour, la distance mentale qui sépare l’élite savante du reste de la nation. Et il est juste d’ajouter que les sophismes des sociologues et la verve déclamatoire des tribuns y ont contribué pour beaucoup.

C’est donc aux poètes de marcher vers les foules. Ils les initieront aux chants d’Orphée. Cette ferveur mystique qui nous anime à l’égard de la divine et maternelle matière, notre religion de la vie quotidienne, des Travaux et des Jours, nous en investirons le cœur des Humbles. Par ce que nous prêterons à nos concepts des apparences de chair et de fleurs, il sera possible aux foules de ressentir la pathétique beauté immanente à la fois panthéiste. Ne redoutons point, à notre tour, d’être apostoliques. Promulguons la joie de vivre, admirons les différents labeurs de l’homme par quoi se transforme le monde. Et puis efforçons-nous vers un art ingénu, naturel. Ainsi, telles maximes qui furent l’apanage d’une minorité, rayonneront jusqu’au fond des provinces. Il ne faut pas que les idées restent ensevelies dans les gris traités des théoriciens, vivifions-les d’un souffle créateur et lyrique, et que, guidées par les poètes, au son des lyres, elles s’avancent vers les intelligences, qu’elles y pénètrent par la puissance du Verbe !

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Avec une pareille compréhension de la Beauté, il est aisé de se rendre compte de la singulière aversion que nous inspira l’état présent des lettres vers les premières heures de nos débuts. Le bibelot d’écriture, la joliesse plastique, de même que les jeux de phrases et les notations de nuances sentimentales semblaient seuls préoccuper les auteurs. Comme le faisait remarquer naguère et fort à propos M. René Ghil, ce genre de littérature ne peut séduire que de rares adolescents dépourvus de sens vital et un nombre plus restreint encore de jeunes femmes oisives, mais il ne correspond en aucune façon à la totalité des aspirations actuelles. Aussi le seul remède à cet état de choses sera donc de refuser aux arts ce caractère aristocratique où l’on voudrait le limiter.

De cette esthétique naturelle et populaire, il semble que M. Saint-Georges de Bouhélier ait découvert une formule originale et merveilleuse. On n’ignore plus que ce jeune poète a proposé comme le plus sublime des motifs d’émotion et le plus émotif des sujets pathétiques l’héroïsation du Travail humain, l’Épopée des Fonctions et des Métiers. Selon lui, au lieu d’entraîner les naïves imaginations vers de fantastiques empyrées, des forêts féeriques et de légendaires paysages, ce qui contribue, en quelque sorte, à détacher de leur existence habituelle les hommes pour qui nous chantons, il s’agirait de les persuader, au contraire, de la beauté, de la grandeur même et de la pompe dont sont empreints leurs actes ordinaires et leurs occupations courantes. Éblouissons-les plutôt par la vision transfigurée de leur destin. Qu’ils apprennent enfin la sérénité auguste de leurs gestes, la nécessité absolue de leur rôle. C’est cet art là que nous prêcha M. Saint-Georges de Bouhélier lorsqu’il écrivit la Vie héroïque des Aventuriers, des Poètes, des Rois et des Artisans, et qu’il y formula les phrases chantantes et accentuées que voici :

« Ces héros ruraux et urbains représentent, incarnent, glorifient, pompeux, une Face de la Terre ou du Firmament… La Nature elle-même nécessite l’auguste ardeur de leur patience. C’est ainsi qu’elle les prédestine à célébrer la fête du Pain, les Semailles, l’Espoir, les Moissons ; — à travailler dans les carrières pour l’extraction des houilles noires et compactes ; à tresser des fleurs, des corbeilles ! Car la Nature élit chacun. Elle commande les hommes afin qu’ils se penchent sur les eaux, et pour qu’ils modèlent des amphores de roche. Et s’ils luttent, les uns, dans un four à coke ; s’ils élèvent, les autres, des abeilles ; s’ils cultivent des roses et des blés, ce n’est point par un stratagème, ni une simagrée des hasards… Ces pêcheurs, ces maçons, ces bouviers ont été, sans nul doute, élus à travers toute l’Éternité pour solenniser les guêpes et les marbres… Et ils apparaissent moins des hommes que de vivantes Enclumes, les uns ; et ceux-ci des Houlettes ; des Corbeilles et des Faux… »

Au lieu d’inventer des aventures où paradent et dialoguent d’impossibles personnages, il convient de célébrer également la pacifique sublimité des fêtes familiales et civiques. Tels faits normaux, comme la naissance, les repas, l’hymen, la mort, ne sont-ils pas aussi magnifiques pour interpréter, que les puériles péripéties de notre invention. Il s’agit de les sanctifier, d’en montrer les relations sacrées avec la vie même de l’univers. Ce sont de semblables idées, — absolument inédites jusque-là, — que M. de Bouhélier s’est plu à développer dans certains chapitres de son dernier ouvrage : L’Hiver en Méditation, et qui sont intitulés l’Émotion, le Pathétique Romanesque, le Destin. Entre tous, je me permettrai de transcrire ce passage d’une méditation sur le Foyer, et qui donnera au lecteur un exemple tout à fait exact des admirables effets que l’on peut tirer de la théorie naturiste :

« … Cette béatifiante communion, partout j’en distingue le pressentiment. Dans la forge, la grange, l’étable, tel grenier, et la boulangerie ! Mais où il apparut surtout, c’est parmi ces linges frais, les senteurs de la chambre nuptiale.

« Il faudrait y entrer comme dans le Paradis. Il faudrait marcher là, comme au lieu le plus suave, le plus religieux, le plus impressionnant du monde. C’est là {p. 208}que s’accomplissent les rites suprêmes. L’aube y pénètre avec pudeur.

« Toute la clarté du ciel, des jeunes roses et des prairies heureuses, filtre aux clairs lins du lit, les trempe d’ardente blancheur. Rien de plus candide ni de plus exquis. Les amours, les luxures se fondent, le soleil tremblant vacille et soupire, l’émoi effrite les pensées, le sang et la chair flambent dans un brasier, et le vent tournoie. Une tempête emporte les constellations ; l’air est doux, l’azur frais, les verts feuillages chuchotent. Pas un instant moins tragique, le matin se couche sur un monde d’aurore.

« Ce lieu où de telles émotions brûlent et exténuent les amants, je voudrais que personne n’y entrât sans vénération. Là se consomme la destinée des races. Peut-être y créons-nous le dieu futur… »

De pareilles pages, et elles sont nombreuses chez cet écrivain, peuvent glorieusement figurer parmi les plus belles de notre littérature française. Je m’étonne que M. Charles Maurras, qui consacra au Naturisme plusieurs études fort sympathiques (dans la Revue Encyclopédique, le Soleil, la Gazette de France), n’en ait pas admiré toute la pureté. N’alla-t-il pas jusqu’à reprocher à M. de Bouhélier de n’avoir eu l’audace d’être un Malherbe, et d’avoir négligé dans la langue la réforme qui s’impose.

Je présume qu’il serait nécessaire de s’expliquer. Le style ne possède pas par lui-même, comme le semble prétendre M. Maurras, une réalité authentique. Ce n’est selon moi que l’expression d’un rapport. Sa beauté est relative aux pensées qu’il exprime. Une langue n’est pas stable, et son évolution est parallèle à celle des idées. « Il faut que les réformes d’art se subordonnent aux réformes mentales », a dit l’auteur de l’Annonciation. Un changement dans le langage ne peut avoir lieu sans une révolution préalable dans les mœurs, les intelligences et la sensibilité. C’est ainsi qu’un système harmonieux ne peut être traduit que dans des phrases architecturales et mélodieuses. Les œuvres de Platon, de Descartes, constituent un témoignage irréfutable de ce principe. S’il y a dans le style de nos modernes d’évidentes fautes de goût, cela tient surtout à leur mauvaise manière d’envisager le monde, et fort peu au mépris qu’ils ont eu pour les préceptes de Boileau-Despréaux. Il serait donc ridicule de vouloir tenter a priori une révolution dans la forme littéraire. Les réformes du style s’accomplissent d’elles-mêmes, souvent à notre insu. Et il suffit pour cela que les auteurs apportent des idées nouvelles, qui correspondent aux sentiments de l’époque et qui conviennent, en même temps, à la nature de nos nationaux.

Tel est donc le cas présent. La crise littéraire ne peut pas être résolue par l’archaïsme. Nous avons déjà vu, à propos de l’école romane, combien chimériques étaient de tels vœux. Seule la violence impétueuse de l’idée a le pouvoir de régénérer, à la fois le langage et les coutumes. Et puisqu’on veut bien nous accorder que les Naturistes apportent en effet une éthique imprévue et une inédite méthode de vie, je ne crains pas trop de m’avancer en déclarant que leur désir d’art populaire, autochtone, païen et rationnel, contribuera énormément à une réforme dans l’expression, qui, pour être très différente de celle de Malherbe, n’en sera pas moins considérable.