Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque
Considérations sur Werther et en général sur la poésie de notre époque1. §
Ces Considérations parurent en 1839.
I. §
Madame de Staël, dans son livre de l’Allemagne, parle ainsi de Werther : « Les Allemands sont très forts en romans qui peignent la vie domestique. Plusieurs de ces romans méritent d’être cités ; mais ce qui est sans égal et sans pareil, c’est Werther. On voit là tout ce que le génie de GoetheI pouvait produire quand il était passionné. L’on dit qu’il attache maintenant peu de prix à cet ouvrage de sa jeunesse2. L’effervescence d’imagination qui lui inspira presque de l’enthousiasme pour le suicide doit lui paraître maintenant blâmable. Quand on est très jeune, la dégradation de l’être n’ayant en rien commencé, le tombeau ne semble qu’une image poétique, qu’un sommeil {p. 432}environné de figures à genoux qui nous pleurent. Il n’en est plus ainsi, même dès le milieu de la vie ; et l’on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l’âme, a mêlé l’horreur du meurtre à l’attentat contre soi-même. Goethe, néanmoins, aurait grand tort de dédaigner l’admirable talent qui se manifeste dans Werther. Ce ne sont pas seulement les souffrances de l’amour, mais les maladies de l’imagination dans notre siècle, dont il a su faire le tableau. Ces pensées qui se pressent dans l’esprit sans qu’on puisse les changer en acte de la volonté, le contraste singulier d’une vie beaucoup plus monotone que celle des anciens et d’une existence intérieure beaucoup plus agitée, causent une sorte d’étourdissement semblable à celui qu’on prend sur le bord de l’abîme ; et la fatigue même qu’on éprouve, après l’avoir longtemps contemplé, peut entraînera s’y précipiter. Goethe a su joindre à cette peinture des inquiétudes de l’âme, si philosophique dans ses résultats, une fiction simple, mais d’un intérêt prodigieux3. »
Ce jugement de madame de Staël est profond et parfait pour l’époque où elle écrivait. En trois ou quatre traits, elle caractérise admirablement l’œuvre de Goethe. C’est, dit-elle, la peinture des maladies de l’imagination dans notre siècle ; et la cause de ces maladies, elle la trouve dans ces pensées qui nous assiègent, et qui ne peuvent se changer en actes, c’est-à-dire dans le contraste de notre développement intellectuel et sentimental, à nous autres modernes, avec la triste vie à laquelle nous condamne la constitution actuelle de la société. Tout cela, dis-je, est parfait, juste autant que profond. Mais quand madame de Staël écrivait cette page, les maladies d’imagination dont elle voit la peinture dans Werther n’étaient encore qu’au début de leur invasion, pour ainsi dire : un grand nombre d’ouvrages remarquables qui ont la même origine et le même effet que Werther, et une foule bien plus grande de détestables productions puisées à la même source, n’existaient pas. Plus avancés aujourd’hui, nous devons porter sur ce livre un jugement plus philosophique encore, en le rattachant à toute la littérature contemporaine. Qu’on nous permette donc de compléter, jusqu’à un certain point, et de développer l’opinion de madame de Staël, en citant quelques réflexions que ce sujet nous a inspirées autrefois.
Il y a déjà plusieurs années, nous essayâmes, dans un recueil périodique4, de caractériser d’une manière générale l’art de notre époque, et en particulier le genre de poésie dont Werther est le premier modèle.
Il est trop évident que l’œuvre entière de Byron a la plus grande {p. 433}affinité avec la partie la plus capitale de l’œuvre de Goethe, c’est-à-dire Werther et Faust : Byron résume en lui ces deux types, et y ajoute encore. La maladie de l’imagination que madame de Staël voyait déjà si marquée dans Werther prend dans Byron un caractère plus intense, et sa cause se révèle plus clairement. Il ne s’agit plus avec lui de désirs ardents mais vagues, de pensées qui se pressent dans l’esprit sans qu’on puisse les réaliser en actes, parce que la vie sociale ne répond pas à l’activité de notre âme. La maladie est plus grande, et ses symptômes plus décidés. À cette simple discordance entre nos sentiments et le monde qui nous entoure, a succédé chez Byron un mépris profond pour toutes les croyances humaines et pour toute religion. Il a fini par douter de Dieu et de toute chose. Ce n’est pas seulement l’incrédulité vulgaire, c’est l’athéisme le plus prononcé qui le dévore. Comparant donc Byron à Goethe, au milieu de tant d’autres écrivains de notre temps plus ou moins atteints de cet esprit général de doute et de désespoir, nous n’hésitions pas à donner à Byron la supériorité sur Goethe, comme poète caractéristique de l’époque ; car nous trouvions dans Byron, pour employer une expression même de ce poète, une plus grande vitalité du poison. Nous disions :
« Depuis que la philosophie du Dix-Huitième Siècle a porté dans toutes les âmes le doute sur toutes les questions de la religion, de la morale et de la politique, et a ainsi donné naissance à la poésie mélancolique de notre époque, deux ou trois génies poétiques tout à fait hors de ligne apparaissent dans chacune des deux grandes régions entre lesquelles se divise l’Europe intellectuelle, c’est-à-dire d’une part l’Angleterre et l’Allemagne, représentant tout le Nord, et la France qui représente toute la partie sud-occidentale, le domaine particulier de l’ancienne civilisation romaine. Autour de ces grands hommes gravitent, comme les planètes autour des soleils, une foule d’écrivains remarquables mais d’un ordre inférieur. Byron, par la nature particulière de son génie, par l’influence immense qu’il a exercée, par la franchise avec laquelle il a accepté ce rôle de doute et d’ironie, d’enthousiasme et de spleen, d’espoir sans borne et de désolation, réservé à la poésie de notre temps, méritera peut-être de la postérité de donner son nom à cette période de l’art : en tout cas, ses contemporains ont déjà commencé à lui rendre cet hommage. C’est que nul n’a su mieux que lui reproduire, avec une parfaite originalité, l’effet de cette poésie Shakespearienne dont l’Allemagne et la France sont aujourd’hui plus enthousiastes que l’Angleterre elle-même. Goethe cependant l’avait précédé de bien des années ; mais Goethe, dans une vie plus calme, se fit une religion de l’art, et l’auteur de Werther et de Faust, devenu un demi-dieu pour l’Allemagne, honoré des faveurs des princes, visité par les philosophes, {p. 434}encensé par les poètes, par les musiciens, par les peintres, par tout le monde, disparut pour laisser voir un grand artiste qui paraissait heureux, et qui, dans toute la plénitude de sa vie, au lieu de reproduire la pensée de son siècle, s’amusait à chercher curieusement l’inspiration des âges écoulés ; tandis que Byron, aux prises avec les ardentes passions de son cœur et les doutes effrayants de son esprit, en butte à la morale pédante de l’aristocratie et du protestantisme de son pays, blessé dans ses affections les plus intimes, exilé de son île, parce que son île antilibérale, antiphilosophique, antipoétique, ne pouvait ni l’estimer comme homme, ni le comprendre comme poète, menant sa vie errante de grève en grève, cherchant le souvenir des ruines, voulant vivre de lumière, et se rejetant dans la nature, comme autrefois Rousseau, fut franchement philosophe toute sa vie, ennemi des prêtres, censeur des aristocrates, admirateur de Voltaire et de Napoléon, toujours actif, toujours en tête de son siècle, mais toujours malheureux, agité comme d’une tempête perpétuelle ; en sorte qu’en lui l’homme et le poète se confondent, que sa vie intime répond à ses ouvrages ; ce qui fait de lui le type de la poésie de notre âge. »
Ainsi ce que madame de Staël, qui n’avait devant les yeux que Goethe, déplorait comme étant une maladie et n’étant qu’une maladie, nous, en contemplant Byron, chez qui cette maladie est au comble, nous ne le déplorions pas moins, mais nous le regardions comme un mal nécessaire, produit d’une époque de crise et de renouvellement. Un double aspect se montrait à nous dans cet affreux désespoir ; nous le voyions comme un mal, mais aussi comme un progrès. Nul enfantement n’a lieu sans douleur. Byron nous semblait porter le signe de deux destinées : d’une destinée qui s’achève, et d’une destinée qui commence ; d’un monde qui s’engloutit, et d’un monde qui surgit. Et si la mort nous paraissait plus glacée, pour ainsi dire, chez lui, nous découvrions aussi plus manifestement en lui l’esprit immortel qui, à travers le tombeau, retrouvera la Vie.
Vainement, en effet, soutiendrait-on que sa poésie n’est que l’agonie du désespoir. Je dis qu’il y a dans cette agonie des traits qui indiquent la résurrection. Vainement on le comparerait, comme on l’a fait quelquefois, au Satan de Milton. Je dis que Satan, conservant de la force jusque dans sa damnation, se ressent encore par là du divin et s’y rattache. Cet ange tombé, se soutenant dans sa révolte, est encore dans la vie. Sa misère n’est que d’un degré plus profonde que celle du fier Ajax, s’écriant : « Je me sauverai malgré les Dieux. »
Et même est-il bien permis de dire que cet espoir de salut manque complètement à Satan ? N’est-ce pas la nécessité seule du symbole qui a fait que Milton lui a ôté tout espoir ? La mort absolue, en effet, est-elle concevable ? {p. 435}Satan vit, il combat : donc il a de l’espoir. Cet espoir ne manque pas non plus à la poésie de Byron.
L’homme, ayant pris confiance dans sa force au Dix-Huitième Siècle, a rêvé des destinées nouvelles ; il a abdiqué le passé, rejeté la tradition. et s’est élancé vers l’avenir. Mais cet élan du sentiment a devancé, comme toujours, les possibilités du monde. Un progrès intellectuel, un progrès matériel, sont nécessaires pour que le rêve du sentiment se réalise. Qu’arrive-t-il donc ? Ne voyant pas ses appétitions se réaliser, le sentiment se trouble, et, tout en persistant vers l’avenir, il arrive à le nier de la bouche et à nier toute chose. Mais lors même qu’il nie ainsi, c’est qu’il aspire encore vers cet avenir entrevu un instant et qui s’est dérobé à sa vue. Soyez sûrs que s’il n’avait pas toujours le même but, il ne blasphémerait pas avec tant d’audace ; c’est la passion qu’il a pour ce but divin qui le rend si impie. Or le poète est le représentant du sentiment dans l’Humanité. Tandis que l’homme de la sensation et de l’activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché qu’il a devant les yeux, et que l’homme de l’intelligence cherche à le perfectionner, le poète s’indigne des lenteurs, et finit par n’avoir plus que des paroles d’ironie et des chants de désespoir. Mais si nous devions le condamner pour cela, il nous faudra condamner avec lui nos pères qui ont rêvé une Humanité nouvelle, une Humanité plus grande. Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et Voltaire et Rousseau, et tout le Dix-Huitième Siècle, et toute la Révolution, qui ont éveillé la fièvre de son génie, et donné à son sang cette impulsion généreuse mais désordonnée. Ou plutôt c’est toute la marche progressive de l’esprit humain qu’il nous faudrait condamner comme une chimère monstrueuse et funeste, si nous ne voulions pas voir dans cet homme perdu au sommet des précipices de la route, et que saisit le vertige, un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la caravane humaine s’arrêtait interceptée dans sa voie, s’est élancé plus hardi jusqu’à la région des nuages, et qui meurt pour nous, en nous faisant signe qu’il n’y a point de route, parce qu’il n’en a pas trouvé.
Il y a une route, sans doute, et nous la trouverons ; mais qui oserait dire que le courage et la force de celui qui a pu s’élever si haut pour la chercher ne sera pas cause de notre courage pour la chercher à notre tour, nous qui sommes restés dans la plaine, et ne nous servira pas ainsi prodigieusement à la découvrir !
Nous transformions donc le point de vue de madame de Staël, en embrassant avec confiance cette crise de désespoir de notre temps, comme un chrétien embrasse la croix qu’il plaît à la Providence de lui envoyer, et en fait l’ancre de son salut. « Si, disions-nous, la poésie ne {p. 436}faisait pas entendre aujourd’hui ce concert de douleur qui annonce le besoin d’une régénération sociale ; si elle ne jetait pas ainsi, dans toutes les âmes capables de la sentir, le premier germe de cette régénération ; si elle ne versait pas dans ces âmes, avec la douleur de ce qui est, le désir de ce qui doit être, elle ne serait pas, ce qu’elle a toujours été, prophétique. »
Poursuivant partout ce caractère de la poésie de notre temps, nous le montrions jusque chez les écrivains qui alors affectaient le calme d’artistes heureux, satisfaits du présent et des dons accordés par le ciel à leur génie, ou qui se rattachaient à un passé qui a été grand, mais qui ne peut plus être. Nous mettions au-dessus de ces vaines tentatives de l’art de renaissance et de l’art pour l’art, la poésie véritablement inspirée par le sentiment de notre époque ; et nous montrions le concert unanime des diverses nations de l’Europe pour entrer, à l’insu souvent les unes des autres, dans cette phase de la poésie.
L’art, disions-nous, n’est pas plus la reproduction de l’art qu’il n’est la reproduction de la nature. L’art croît de génération en génération. Les œuvres des grands artistes, tous inspirés par leur époque, se succèdent, et cette succession est le développement de l’art. Mais s’inspirer uniquement du passé, refaire ce qui a été fait, c’est imiter, c’est traduire ; c’est manquer son époque ; c’est faire de l’art intermédiaire, de l’art qui n’a pas sa place marquée dans la vie de l’art.
Nous soutenions donc « que la poésie, comprise en général comme l’a comprise Byron, est la seule qui sorte des entrailles mêmes de la société actuelle, qu’elle découle naturellement de la philosophie du Dix-Huitième Siècle et de la Révolution Française ; qu’elle est le produit le plus vivant d’une ère de crise et de renouvellement, où tout a dû être mis en doute, parce que, sur les ruines du passé, l’Humanité cherche un monde nouveau »
. Ainsi, nous trouvions à la fois une confirmation de nos vues sur l’avenir de la société dans l’art actuel, et une explication de cet art même dans l’état de la société.
Quelques exceptions s’offraient néanmoins à nos regards, et nous étions loin de les nier, mais nous en donnions l’explication. Nous expliquions Walter Scott et Cooper par les pays qui les ont produits. C’est l’état présent de l’Amérique et de l’Écosse qui a inspiré ces deux écrivains. « Jamais homme d’un génie égal au leur, mais ému par les profondes secousses de notre France, de notre Europe, n’aurait pu avoir la patience de peindre pour peindre, sans beaucoup de lyrisme au fond du cœur, comme Scott, avec une froide et étonnante impartialité ; ou, comme Cooper, avec une mélancolie assez vague, une pensée sociale incertaine et douteuse, et seulement le sentiment vif et profond de la nature extérieure : un tel homme n’aurait pu s’intéresser comme eux à ces mille petites nuances qui les intéressent ; {p. 437}et, tourmenté par les rudes problèmes qui occupent l’Humanité de notre âge, il lui eût été impossible de relever curieusement les moindres accidents de jour, de lumière, de paysage, de costume. Il faut pour cela avoir le cœur libre, la tête pas trop ardente ; il faut n’avoir pas la tradition et l’héritage de la partie la plus vivante de l’Humanité. M. de Chateaubriand a voyagé dans l’Amérique du Nord : il a fait Atala et René, où il est plus question de la désolation de cœur laissée par les doctrines du Dix-Huitième Siècle et par la Révolution Française que des sauvages qui y sont mis en scène. »
Une autre exception, c’est la chanson de Béranger. Mais Béranger a continué dans l’art, comme avec un dessein prémédité, l’esprit du Dix-Huitième Siècle et de la Révolution. Sa chanson est au plus haut degré philosophique et révolutionnaire. Il s’est trouvé un homme qui, sentant, lui aussi, au fond du cœur la misère du présent, a eu la force de renoncer d’abord au lyrisme et de tourner la poésie à l’action, faisant à la fois œuvre de poète, de philosophe et d’homme d’État. Il a su faire converger l’esprit de la comédie et de la satire à l’inspiration de la Marseillaise ; et il a composé de ce mélange la chanson politique, la chanson nationale. Mais quelle conséquence peut-on tirer de cette individualité unique, pour nier le caractère général que nous assignons à la poésie de notre époque ? Et n’a-t-on pas vu d’ailleurs le poète de l’action, quand la méditation des grands problèmes l’a pris, incliner son front sous la force divine, et aspirer vers l’avenir avec autant de verve et d’audace que les plus hardis penseurs ? Seulement, comme il n’avait pas montré les mêmes transports douloureux que les poètes ses contemporains, il a pu élever vers le ciel et l’avenir un regard plus assuré, et sa foi s’est montrée plus grande. Exemple unique à notre époque de l’art calme et contenu comme les époques les mieux organisées en ont produit, mais évidemment dû à la force d’une intelligence qui sait s’arrêter aux limites qu’elle veut s’imposer, et qui ne s’abandonne pas à tout son vol.
Ainsi, en résumé, tout nous paraissait s’accorder pour donner à notre formule de l’art contemporain la certitude d’une démonstration :
« Eh ! comment, en effet, disions-nous, la poésie de notre âge ne serait-elle pas empreinte de ce caractère de profonde désolation qui ne peut manquer de se manifester dans une crise de renouvellement ? Les philosophes ont engendré le doute ; les poètes en ont senti l’amertume fermenter dans leur cœur, et ils chantent le désespoir. L’ordre social autrefois se peignait dans tous les arts ; l’art était comme un grand lac qui n’est ni la terre ni le ciel, mais qui les réfléchit. Où pourrait s’alimenter aujourd’hui l’art calme et religieux ? L’art ne peut aujourd’hui que réfléchir la ruine du monde. Hommes de mon temps, où sont vos fêtes où le cœur des hommes bat en commun ? {p. 438}Vous vivez solitaires, vous n’avez plus de fêtes. Vous vous bâtissez des demeures alignées géométriquement ; mais vous n’avez ni maisons ni temples. Vos peintres rendent la nature sans vérité et sans idéal, et aucune pensée ne dirige leur pinceau. Mais, je le répète, la poésie est venue fleurir dans vos ruines ; elle est venue célébrer des funérailles. C’est Shakespeare qui conduit le chœur des poètes, Shakespeare qui conçut le doute dans son sein bien avant la philosophie. Werther et Faust, Childe-Harold et don Juan suivent l’ombre d’Hamlet, suivis eux-mêmes d’une foule de fantômes désolés qui me peignent toutes les douleurs, et qui semblent tous avoir lu la terrible devise de l’enfer :
Lasciate ogni speranza. Que tu es grand, ô Byron, mais que tu es triste ! et toi, Goethe, après avoir dit deux fois la terrible pensée de ton siècle, tu sembles avoir voulu t’arracher au tourment qui t’obsédait, en remontant les âges, te contentant de promener ton imagination passive de siècle en siècle, et de répondre comme un simple écho à tous les poètes des temps passés. D’autres. plus faibles, ont été moins sages. L’Angleterre a entendu, autour de ses lacs, bourdonner, comme des ombres plaintives, un essaim de poètes abîmés dans une mystique contemplation. Combien l’Allemagne a-t-elle vu de ses enfants participer du puissant délire d’HoffmannII et de la folie de Werner !» Et la France ! après avoir produit et répandu sur l’Europe la philosophie du doute, la poésie du doute lui était bien due, quelque douloureuse qu’elle fût. Pour la première fois, notre langue a enfin connu le lyrisme. Ce ne sont plus, comme dans les siècles précédents, quelques accents délicats et purs, quelques retours heureux à l’antiquité, de l’analyse et de l’éloquence ; c’est la poésie elle-même qui a paru. Mais contemplez ceux à qui nous la devons, sondez le fond de leur cœur : ne voyez-vous pas que leur front est empreint de tristesse et de désolation ? C’est le doute qui les assiège et qui les inspire, comme il inspira Goethe et Byron. Ou bien ils essaient vainement de se rejeter en arrière et de se rattacher aux solutions du Christianisme ; ou bien ils prodiguent leurs forces à peindre l’aspect matériel de l’univers, et, quand il s’agit de l’absolu et de l’éternel, ils font du fantastique sans croyance, uniquement pour faire de l’art.
» Puisque tout est doute aujourd’hui dans l’âme de l’homme, les poètes qui expriment ce doute sont les vrais représentants de leur époque ; et ceux qui font de l’art uniquement pour faire de l’art sont comme des étrangers qui, venus on ne sait d’où, feraient entendre des instruments bizarres au milieu d’un peuple étonné, ou qui chanteraient dans une langue inconnue à des funérailles. Leurs chants ont beau être délicieux à mon oreille, le fond, le fond éternel de mon cœur est le doute et la tristesse. Ce qu’il y a de réel pour moi, c’est {p. 439}la poésie de Byron, poésie ironique et désolante, qui soulève des abîmes où notre esprit se perd, et qui, comme les harpies, salit, à l’instant même, tous les mets qui couvrent la table du festin.. C’est là le glas funèbre que ne me font pas oublier toutes ces harmonies qui s’élèvent des Arabes ou des Persans, ou des châteaux du Moyen-Âge. ou des cathédrales gothiques.
» …… Byron dans tous ses ouvrages et dans toute sa vie, Goethe dans Werther et Faust, Schiller dans les drames de sa jeunesse et dans ses poésies, Chateaubriand dans René, Benjamin Constant dans Adolphe, SenancourIII dans ObermanIV, Sainte-Beuve dans Joseph Delorme, une innombrable foule d’écrivains anglais et allemands, et toute cette littérature de verve délirante, d’audacieuse impiété et d’affreux désespoir, qui remplit aujourd’hui nos romans, nos drames et tous nos livres, voilà l’école ou plutôt la famille de poètes que nous appelons Byronienne : poésie inspirée par le sentiment vif et profond de la réalité actuelle, c’est-à-dire de l’état d’anarchie, de doute et de désordre où l’esprit humain est aujourd’hui plongé par suite de la destruction de l’ancien ordre social et religieux (l’ordre théologique-féodal), et de la proclamation de principes nouveaux qui doivent engendrer une société nouvelle. En face de cette école, fille directe de la philosophie du Dix-Huitième Siècle, est venue se placer une autre famille poétique. dont Lamartine et Hugo sont les représentants et les chefs en France ; école qui, au fond, est aussi sceptique, aussi incrédule, aussi dépourvue de religion que l’école Byronienne, mais qui, adoptant le monde du passé, ciel, terre et enfer, comme un datum, une convention, un axiome poétique, a pu paraître aussi religieuse que la poésie de Byron paraissait impie, s’est faite ange par opposition à l’autre qu’elle a traitée de démon, et cependant a fait route de conserve avec elle pendant plus de quinze ans, à tel point que l’on a vu les mêmes poètes passer alternativement de l’une à l’autre, sans même se rendre compte de leurs variations, tantôt incrédules et sataniques comme Byron, tantôt chrétiens résignés comme l’auteur de l’Imitation. »
Quand nous écrivions cela, une femme de génie n’avait pas encore ajouté toute une galerie nouvelle à la galerie de Byron. Lélia n’était pas venue se placer auprès de Manfred. Quel argument nous fourniraient aujourd’hui tant de beaux ouvrages à l’appui de notre thèse ! Mais ce ne serait pas là seulement que nous prendrions de nouvelles armes. Les soutiens les plus remarquables de l’art restauré du Moyen-Âge nous en livreraient au besoin. Que sont devenus, je le demande, dans leur développement même, ceux qui se complaisaient, il y a quinze ans, à reconstruire le passé et à farder leur muse d’un vernis de Christianisme ? Ils ont vainement essayé de remonter le fleuve, et les voilà aujourd’hui qui flottent à la dérive. Ils ont fini par sentir que la vraie {p. 440}poésie de notre époque est celle qui pousse à l’avenir en peignant les profondes souffrances du présent.
Aujourd’hui, je le demande, que sont devenus les anges chrétiens de leur poésie ? Nous aurions de la peine aujourd’hui à distinguer aussi nettement, de la poésie naturelle à notre temps, cette poésie de convention qui s’était placée à côté d’elle. Il faudrait avouer que tous ces vains essais de reconstruction du passé et tous ces vains autels élevés à l’Art, comme si l’Art sans l’Humanité était quelque chose, ont été renversés par ceux même qui les avaient dressés. Les plus forts ont fini, l’un après l’autre, par dire comme le vieux Corneille, mais dans un autre sens :
Je suis vaincu du temps, je cède à son outrage.
Ils ont cédé à l’esprit du siècle, ils ont rendu les armes, ils ont jeté le masque, et on a vu de plus en plus les traces du vautour qu’ils voulaient nous cacher. La vraie poésie de notre époque, la poésie qui pleure et qui cherche, a fini par les envahir.
Les ouvrages remarquables qui appartiennent à cette poésie triste, malade, si l’on veut, mais prophétique, se sont tellement accumulés, qu’à l’exception des trois ou quatre œuvres d’un caractère différent dont nous avons expliqué la cause génératrice, tout le fond de la littérature européenne est teint de cette couleur. L’esprit qui inspira Werther à Goethe a soufflé partout. Ovide, peignant le chaos d’où devait sortir le monde, le représente comme une grande confusion d’éléments qui se heurtent, mais sous un même voile et, pour ainsi dire, sous un même visage :
Unus erat toto naturæ vultus in orbe.
La littérature de notre époque, symbole du chaos où nous nous agitons, et d’où sortira un monde, est presque uniformément couverte d’un grand voile de mélancolie.
II. §
Werther est le premier jet et le début de toute cette poésie de notre âge. Nous serions tentés de croire que c’est un de ces livres initiateurs en bien ou en mal qui renferment en germe toute une série de créations analogues. Mais si on lui refuse d’être le père de tant d’ouvrages du même genre qui l’ont suivi, au moins faut-il reconnaître qu’il fut {p. 441}le premier-né de cette famille si nombreuse, et qu’il a précédé de bien des années tous ses frères et sœurs. L’époque de sa publication est, en effet, très remarquable. Croirait-on qu’il y a déjà soixante-six ans que ce type original de la poésie du spleen a paru dans le monde ! Werther fut écrit et publié en 1774, sous Louis XV, quatre ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau, quinze ans avant la Révolution. Et pourtant on dirait ce livre d’hier ! Il est vrai que Goethe a prolongé si tard sa vie, que nous le prenons volontiers pour un écrivain de notre génération ; on ne songe guère qu’il avait quarante ans à l’époque de l’Assemblée Constituante, et que son œuvre capitale était achevée dès lors depuis longtemps. Mais il y a une autre raison qui rapproche de nous ses ouvrages : c’est qu’ils sont, comme je l’ai dit, profondément empreints du même esprit qui s’est développé plus tard. La Révolution interrompit pendant trente ans la marche de l’esprit poétique ; la rêverie ne put pas avoir cours au milieu d’une action si terrible et si merveilleuse. Trente ans de lacune se trouvent ainsi jetés entre Goethe et ses rivaux. Ce que Goethe avait senti vers 1770, d’autres commencèrent à l’éprouver vers 1800 ; et alors de nouveaux Werther et de nouveaux Faust renouèrent la tradition poétique.
Il y aurait une étude bien curieuse à faire. Il faudrait comparer Werther à Faust, et montrer le rapport intime qui unit ces deux ouvrages de Goethe : on obtiendrait ainsi une sorte de type abstrait de la poésie de notre âge. On prendrait ensuite l’œuvre entière de Byron, et le type en question reparaîtrait. On ferait la même chose pour le René de M. de Chateaubriand, pour l’Oberman de M. de Senancour, pour l’Adolphe de Benjamin Constant, et pour une multitude d’autres productions éminentes et parfaitement originales en elles-mêmes, sans compter les imitations plus ou moins remarquables de Werther, telles que le Jacopo Ortiz d’Ugo Foscolo. Mais, si les considérations que j’ai émises tout à l’heure sont vraies, une telle comparaison entre Werther et les œuvres analogues qui l’ont suivi, même en se restreignant à celles qui ont le plus de rapport avec lui, ne serait rien moins qu’un tableau et une histoire de la littérature européenne depuis près d’un siècle : ce serait la formule générale de cette littérature, donnant à la fois son unité et sa variété, ce qu’il y a de permanent en elle et ce qu’il y a de variable, à savoir la forme que revêt, suivant l’âge de l’auteur, suivant son sexe, son pays, sa position sociale, ses douleurs personnelles, et au milieu des événements généraux et des divers systèmes d’idées qui l’entourent, cette pensée religieuse et irréligieuse à la fois que le Dix-Huitième Siècle a léguée au nôtre comme un funeste et glorieux héritage. Laissons là ce sujet, qui demanderait un volume. D’autres questions se présentent. Comment un ouvrage tel que Werther a-t-il pu naître en 1774 ? et quelle valeur artistique et morale a ce {p. 442}roman ? Nous nous bornerons à quelques considérations sur ces deux points.
Comment Werther et Faust ont-ils pu naître5 en 1774, immédiatement après Marivaux et Crébillon fils, et lorsque la littérature française en était à Marmontel, à La Harpe, et à Florian ? On dira peut-être que Goethe étant Allemand, il n’y a aucune raison de comparer ce qui se faisait alors en Allemagne avec ce qui se faisait en France. Mais c’est une erreur de s’imaginer que Goethe ne relève que de son pays : le développement de Goethe appartient à la France comme à l’Allemagne, Il suffit de jeter les yeux sur ses Mémoires pour en être convaincu.
La vérité, c’est que Goethe s’est formé entre la France et l’Allemagne, participant des deux, et recevant ainsi une double impulsion ; et c’est cette double impulsion qui a produit Werther.
Goethe, dans ses Mémoires, s’est attaché avec un soin minutieux à expliquer comment il fit Werther avec sa propre vie, avec ses amours, avec ses douleurs, avec son sang pour ainsi dire. On dirait, tant il sentait que toute son œuvre était là en germe, qu’il n’a songé à écrire ses Mémoires que pour cette explication, par laquelle il termine une confession qu’il n’a jamais continuée au-delà. Il raconte donc une multitude de faits personnels pour montrer comment de toute son existence sortit un jour Werther, écrit (ce sont ses expressions) dans une sorte de somnambulisme. Mais, malgré toutes ces curieuses révélations, il nous semble que Goethe ne donne pas de Werther la grande et simple explication qui se présente tout naturellement. Nul homme, quelque force de réflexion intérieure qu’il ait, ne se juge bien lui-même au point de se nommer relativement à l’ordre successif des choses. Goethe est trop occupé des mille petits accidents intimes de sa vie, de tous les petits ruisseaux qui ont amoncelé peu à peu dans son cœur la source d’où Werther a jailli : il oublie les causes générales et les horizons éloignés {p. 443}d’où ces ruisseaux découlaient. Toute peinture ainsi faite par l’auteur d’un ouvrage, dans le but d’expliquer cet ouvrage, devient personnelle au point de manquer de largeur et de lumière : au lieu de la Providence qui enfante les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, on ne découvre plus que le hasard des causes accessoires. L’auteur, étant au centre de sa création, ne voit et ne montre que la pointe des traits qui l’ont frappé : il ne voit souvent pas d’où ces traits sont partis.
La grande cause qui a fait produire Werther à Goethe, c’est cette double impulsion de la France et de l’Allemagne dont nous parlions tout à l’heure ; c’est la lutte dans son esprit de deux puissants génies, venus l’un du Midi, l’autre du Nord.
L’esprit de la Réforme du Seizième Siècle contenait deux tendance différentes, un esprit de liberté et d’examen, un esprit d’enthousiasme et de foi religieuse. La France et le Nord se partageaient ces deux tendances. L’une produisit à la fin Voltaire ; l’autre, après Milton, enfanta Klopstock. Un génie intermédiaire, et qui participe des deux tendances, c’est Rousseau.
Si l’on devait rattacher plus particulièrement Werther à quelque autre œuvre antérieure, il est évident qu’il faudrait nommer l’Héloïse de Rousseau et les six premiers livres des Confessions. Goethe devait le savoir : est-ce donc l’orgueil qui lui a fait passer sous silence, dans ses Mémoires, l’impression que fit sur lui Rousseau, tandis qu’il s’étend avec tant de complaisance sur la réaction que produisirent dans son esprit les livres athées et antipoétiques du Dix-Huitième Siècle ?
Goethe, qui apprit le français en même temps que sa langue maternelle ; qui, à dix ou douze ans, pendant l’occupation que les Français firent de Francfort, assistait tous les soirs aux représentations des drames français, et faisait lui-même à cet âge, génie précoce qu’il était, des pièces écrites en français ; qui, durant toute son éducation, achevée en France, lut et dévora avidement tous les écrits de la France ; Goethe, dis-je, appartient par mille liens à l’esprit général de la France et du Dix-Huitième Siècle.
Mais, par son éducation protestante, si soignée et si savante, il appartenait aussi à la patrie de LeibnizV, à un pays qui, ayant abordé, dans l’époque antérieure, sous la forme théologique du Moyen-Âge, tous les grands problèmes de la religion, de la morale, et de la société, s’était arrêté à certaines solutions, et n’avait pas voulu aller plus loin, qui n’avait pas pu faire deux révolutions coup sur coup, et qui, s’étant fait protestant, était resté chrétien.
Au fond, l’esprit de la Réforme, soit qu’il conduisît à l’incrédulité, soit qu’il s’arrêtât dans certaines limites, était un esprit sublime, un esprit d’enthousiasme et de foi. Il y a de l’enthousiasme, il y a de la {p. 444}foi jusque dans le sentiment qui a donné naissance aux plus désolantes doctrines du Dix-Huitième Siècle.
Mais cet esprit novateur, cet esprit qui renverse toute tradition, toute autorité, et qui cherche, devient nécessairement un esprit de doute et de scepticisme, aussitôt qu’il a passé certaines limites et qu’il ne veut plus connaître de point d’arrêt ; et il devient nécessairement un esprit d’athéisme, s’il poursuit encore longtemps sa course sans rencontrer Dieu. C’est ce qui était arrivé à la France. Tandis que l’Allemagne était restée superstitieuse, la France était devenue athée.
Impuissance donc des deux côtés, c’est-à-dire impuissance de l’esprit de la Réforme limité où il s’était limité en Allemagne, et impuissance de cet esprit lancé dans la voie où il s’était lancé en France.
Non, l’esprit de l’Allemagne, l’esprit religieux du Protestantisme, abandonné à lui-même, ne pourra conduire l’Humanité au but de ses destinées. Il n’y a pas assez d’audace dans cette Réforme de Luther arrêtée où elle s’est arrêtée. Je n’en voudrais qu’une preuve : pourquoi le Protestantisme a-t-il abouti d’abord de toutes parts à l’Anabaptisme, et comment l’Anabaptisme a-t-il été vaincu, sinon par la retraite honteuse à bien des égards de la Réforme ? Ne voyez-vous pas que le volcan n’a pas jeté toutes ses flammes, et que cette forme religieuse et sociale que le Christianisme protestant a revêtue doit disparaître à son tour ?
Goethe, élevé entre la France et l’Allemagne, le sent, et il n’ose s’abandonner complètement au génie de son pays. Cette religion arrêtée ne le satisfait pas ; cette société arrêtée également ne contente pas ses désirs. Il porte plus haut sa vue ; il est trop philosophe pour être chrétien et homme de cette façon : il veut, sans oser bien se l’avouer, un autre ciel, une autre terre.
Mais, réciproquement, non, l’esprit de la France, l’esprit irréligieux de la philosophie, livré à lui-même, ne pourra conduire l’Humanité au but de ses destinées. Si ce n’est pas le Christianisme de Milton ou de Klopstock qui régénérera le monde, ce n’est pas non plus le déisme ou plutôt l’athéisme de Voltaire qui le sauvera. Où est le ciel avec cet athéisme, et que devient la terre avec lui ?
Goethe, élevé entre la France et l’Allemagne, sent cette impuissance de la France, comme il sent celle de l’Allemagne ; et il s’efforce de faire, dans son cœur et dans sa raison, une réaction contre l’athéisme. Il se trouve donc, lui poète, entre l’inspiration de Voltaire et celle de Klopstock, entre les deux muses qui ont clos le Dix-Huitième Siècle par une terrible antithèse, la Messiade et la Guerre des Dieux. D’un côté, l’esprit du matérialisme le pénètre : il est disciple de Voltaire, de Diderot, de Buffon, de tout le Dix-Huitième Siècle ; d’un autre côté, {p. 445}l’esprit mystique qui séduit Lavater, qui illumine SwedenborgVI, qui inspire Lessing et Jacobi, ne lui est pas étranger.
Voici donc venir du Nord, après Rousseau, un homme qui participe à la fois de l’athéisme et de la religion.
Un tel état de l’âme est une grave, une affreuse maladie, bien que cette maladie vaille mieux que le calme de l’incrédulité pure, ou que le calme de la religiosité du passé. Une dualité douloureuse s’établit dans un homme ainsi placé entre deux aspirations différentes. Il y a deux hommes en lui : si l’un affirme, l’autre nie ; si l’un s’enthousiasme, l’autre sourit ironiquement ; si l’un croit, l’autre se moque de sa crédulité. Que faire quand on est là, quand on vient à une telle époque ? Le plus facile, à coup sûr, c’est de suivre alternativement ou de mêler et de combiner ensemble ces deux aspirations. Alors on est artiste comme le fut Goethe.
Quand Lavater et Basedow s’enflammaient devant lui, l’un pour sa régénération du Christianisme, l’autre pour ses plans philanthropiques, Goethe écoutait ses amis, et se recueillait dans le doute. Ne pouvant les suivre dans leurs utopies, il songeait, dans sa force, ou si l’on veut dans sa faiblesse, à tirer d’eux un utile parti ; avec ces hommes de foi, qu’il avait sous les yeux, il songeait à faire de l’art ; il ne s’abandonnait pas à leurs idées, il voulait seulement, comme un miroir fidèle, réfléchir leur image : il travaillait à son Mahomet6.
{p. 446}Une telle résolution d’être artiste à tout prix a sa grandeur et sa misère. On le vit bien pour Goethe. Sa grandeur est évidente, mais sa misère ne l’est pas moins. Quand la philosophie du Dix-Huitième Siècle produisit la Révolution Française, que fit Goethe, le disciple à demi de cette philosophie ? Il ne sentit pas la grandeur de cette révolution, il affecta de ne pas s’en émouvoir : il fut moins grand alors que Schiller.
Et plus tard, dans sa longue carrière, quel mouvement a-t-il donné à sa patrie, aux jours d’action et de péril ? L’Allemagne tournait les yeux vers lui : il ne répondait rien, ou il rendait des oracles douteux. Méphistophélès s’était enfermé avec lui dans sa retraite de Weimar, et tenait compagnie à Faust.
Mais, avant de se donner ce caractère d’un artiste qui s’attache exclusivement à l’art, faute d’une philosophie ; et qui, de dessein prémédité, se fait sceptique sans vouloir souffrir de son scepticisme, Goethe avait été naturellement ce qu’il se fit plus tard par la réflexion, c’est-à-dire qu’il avait été sceptique, mais avec douleur ; et c’est alors, c’est dans la virginité de son génie qu’il écrivit Werther.
Je dirai en peu de mots ce que je sens sur cet ouvrage.
« J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ce livre »
, écrivait Rousseau en tête de sa Nouvelle Héloïse. Quand on compare Werther aux mœurs et aux livres de notre époque, on doit le juger excellent. Si la vertu n’y est pas enseignée, l’enthousiasme pour la vertu y respire. J’y trouve trois grands traits, trois traits de la poésie véritable, trois signes d’avenir. J’y trouve le retour à la nature, le sentiment de l’égalité humaine, le sentiment pur de l’amour : ce sont trois traits de Rousseau, qui, comme une image sacrée de l’idéal, ont passé dans l’âme de Goethe, et y vivaient à l’époque où il fit Werther.
La poésie de la nature n’est que le cadre d’un retour vers la religion. Quand les premiers chrétiens s’éloignèrent des idoles et désertèrent les temples des païens, ils n’eurent d’abord pour temples que la voûte du ciel. « À quoi bon des temples pour qui conçoit la grandeur et l’unité de Dieu ? »
disent à chaque instant les premiers Pères. Le Christianisme commença par un retour vers la nature. Lisez, dans Minutius Félix, l’admirable entretien d’Octavius et de ses amis au bord de la mer, et jugez si le Christianisme n’a pas débuté par là. Jésus lui-même, dans l’Évangile, ne vit-il pas dans la retraite, au bord des lacs, au sein des déserts, contemplant la grandeur de Dieu et la misère des hommes ?
Ne nous étonnons donc pas que toute la poésie de notre époque se soit réfugiée dans la nature. On s’y réfugie toujours, pour y prendre des consolations ou des inspirations, aux époques de renouvellement. On arrive également là par ce que l’on fuit et par ce que l’on cherche. Le plus grand peintre de la nature chez les anciens, Virgile, a déjà jusqu’à un certain point l’âme chrétienne. De Théocrite à S. Basile, qui {p. 447}aimait tant la nature, il y a cinq siècles où, païens et chrétiens, tout ce qui a une vie de désir se tourne avec passion vers la retraite. Mais à ces époques voici ce qui arrive : ceux qui se réfugient ainsi dans la nature sans beaucoup songer à l’Humanité sont simplement poètes ; ceux qui, au sein de la nature, prient pour l’Humanité et s’occupent d’elle sont poètes dans un autre sens, dans un sens plus élevé. Ce qui a manqué aux artistes de notre époque, ce qui a manqué à Goethe, à Byron, et à tant d’autres, c’est de joindre, au sentiment de la nature, un sentiment également vif des destinées de l’Humanité. Rousseau, l’initiateur de ce mouvement, Rousseau, qui fit sortir l’art des maisons et des palais pour l’introduire sur une plus grande scène, et dont la poésie, sous ce rapport, est à la poésie de ses devanciers comme le lac de Genève est aux jardins de Versailles ; Rousseau, dis-je, avait en même temps, à un degré supérieur, l’idée générale, l’idée philosophique, l’idée sociale. Soit qu’il peigne son homme originel dans la forêt primitive, soit qu’il rêve l’amour aux bords du Léman, la nature est un observatoire d’où il pense à l’Humanité. Des deux artistes, ses disciples à bien des égards, qui le suivirent immédiatement, Goethe et Bernardin de Saint-Pierre, ce dernier est celui qui a encore le sentiment le plus vif de l’Humanité et de ses destinées générales.
Goethe, entravé, comme je l’ai indiqué, par l’esprit retardataire de son pays, est très inférieur sur ce point. Il ne se sent, quant au reste des hommes, qu’affranchi et indépendant, il ne se sent pas relié à eux : il ne se sent pas citoyen du monde, acteur dans le développement nécessaire et légitime de l’Humanité, enchaîné à ses destinées, et ayant à cet égard un droit et un devoir. La raison en est simple : la France seule s’était faite initiatrice ; l’Allemagne, au contraire, prétendait à l’immobilité, à la conservation, à la durée ; elle ne permettait à l’idéalisme naissant que d’agiter le cœur et la tête de ses enfants sans leur laisser croire à l’effet des idées, à l’activité possible, à la réalisation de l’idéal. Goethe a le défaut de son pays. Sa poésie, donc, privée de l’espérance qui s’applique à l’Humanité tout entière, tourne à l’individualité et à l’égoïsme. La nature n’est pas pour lui cette retraite où l’âme travaille pour l’Humanité. C’est à contempler la nature pour elle-même que l’âme s’applique. Mais la nature, quoiqu’elle se communique à nous, ne peut jamais être une communication directe avec nous. Sa contemplation ainsi dirigée devient donc un tourment pour l’âme, qui cherche toujours son véritable objet, l’homme. Plus le sentiment de la nature est fort, plus ce tourment devient âpre et douloureux. Comment y échapper ? par l’amour individuel ou par cette espèce d’égoïsme qu’on appelle l’art pour l’art. On sent déjà, dans Goethe écrivant Werther, le Goethe qui se montra plus tard.
Mais si une large sympathie pour les destinées générales de {p. 448}l’Humanité ne se montre pas dans ce livre, ce n’est du moins qu’une lacune ; rien d’hostile aux tendances les plus généreuses que l’esprit humain ait conçues n’y perce jamais. Seulement il faut avouer que le sentiment de l’Humanité y est fort peu développé, et que le sentiment de l’égalité ne s’y montre que sous l’aspect révolutionnaire.
Quant à de la sensibilité pour les malheurs individuels des hommes et à ce qu’on nomme de la philanthropie, le cœur de Werther en est plein par moments. Mais ce n’est pas là le sentiment de l’Humanité collective ; ce n’est pas un attachement sérieux et raisonné aux destinées de l’Humanité, une sollicitude inquiète et active en même temps pour tous les hommes en général : c’est de la sensibilité, ce n’est pas de la charité. Ce n’est pas un dogme conçu par la raison, ni rien qui ressemble à un pareil dogme ; c’est une émotion, une passion plus ou moins fugitive. Un tel sentiment pour l’Humanité, quoique louable en lui-même, n’est capable de donner à notre âme ni force, ni lumière, ni ton, ni harmonie.
Ainsi, l’unité de ce qui compose l’état normal de l’homme manque dans ce caractère de Werther, et par conséquent la proportion de toutes les parties. Le sentiment de force et d’indépendance, n’étant contrebalancé par rien, devient un orgueil insensé ; l’amour devient une fureur ; le sentiment de la nature, une rêverie fatigante. Werther s’abîme ainsi au milieu des plus beaux dons qui puissent décorer l’âme humaine.
Mais malgré cette ruine d’une âme dont les éléments sont sublimes, ces éléments n’en restent pas moins beaux en eux-mêmes. L’indépendance de Werther, et son besoin d’égalité, qui lui fait fouler aux pieds les vaines distinctions de rang et de naissance, n’en est pas moins un noble sentiment. L’ardeur de son amour n’en est pas moins une des plus admirables révélations de l’amour que jamais poète ait écrites.
Les trois grands milieux du cœur de l’homme, la Nature, l’Humanité, la Famille, sont donc sentis dans ce livre, et sentis d’une ardeur pure et sincère, mais isolément sentis. Le lien manque : et comment, je le répète, ne manquerait-il pas ? Ce lien, c’est une religion ; c’est ce que l’Humanité cherche. L’harmonie donc entre ces trois choses, la Nature, l’Humanité, la Famille, n’existe pas pour Werther ; et la plus grande de ces trois révélations divines, l’Humanité, est aussi celle qui brille le plus faiblement et le plus rarement à ses yeux. Qu’arrive-t-il donc, encore une fois ? Werther sent la Nature, et par là il se sent artiste, il se sent puissant : mais où tourner cette puissance, que faire de son art, que créer ? Créer, c’est aimer ; l’amour universel est le grand artiste et le créateur du monde. Werther sent l’amour ; mais en même temps qu’il sent l’amour, il n’en sent que plus faiblement encore l’Humanité. Où donc trouverait-il une ancre forte et solide contre les orages {p. 449}de son amour individuel ? L’amour de l’Humanité à un haut degré et dans un large sens lui faisant défaut, et l’amour individuel se trouvant lui manquer aussi, en apparence par le simple effet d’un hasard, mais en réalité par l’imperfection des choses d’ici-bas, il tombe sous l’empire exclusif de ce sentiment d’artiste qu’il a pour la Nature. Il devient, faut-il le dire, la proie du monde extérieur. Enlevé de terre et sans racines, il est livré aux vents comme les nuages. Le soleil, dans son cours, le gouverne ; sa vie dépend de ses rayons ; suivant le mois de l’année et le temps qu’il fait, il erre en furieux dans le ciel ou dans l’enfer.
On n’a pas assez remarqué l’admirable symbolisme dont Goethe a usé dans ce livre. Les dates de ces lettres peuvent leur servir de clef. Chaque lettre répond à la saison où elle est écrite, tant Werther est abandonné à cette force cachée au sein des éléments. D’abord on le voit, au printemps, dans de délicieuses campagnes, tout entier au sentiment de la Nature. L’amour le prend alors. Le roman dure deux ans, suivant toujours les vicissitudes des saisons ; et Werther, après avoir passé par l’extrême délire en été, s’affaisse avec l’automne, et se tue en hiver. De là toutes ces images du monde extérieur introduites si naturellement dans la peinture des sentiments, qu’on dirait qu’elles ne font avec elles qu’un seul tissu.
Telle est donc, à notre avis, la borne de ce livre, telle est sa grandeur et sa limite. Voilà comment il est immoral et impie aux yeux de beaucoup, moral et à un certain degré religieux aux nôtres. À ceux qui le déclarent impie, nous demanderons : En quoi Goethe, dans Werther, a-t-il réellement outragé la foi, l’espérance, la charité ? De quelle confiance sublime déshérite-t-il l’homme dans ce livre ? Tout au plus pourrait-on dire qu’un tel caractère, peint dans toute sa vérité, est immoral à cause de ce qui lui manque, c’est-à-dire parce que Werther ne sait pas transformer en amour plus grand et plus divin cet amour qui le fait mourir. Mais cette exaltation qu’il porte dans le sentiment de la nature et de l’amour, de même que son dégoût pour la société présente, n’ont rien en soi que de louable et de bon.
Madame de Staël se trompe donc lorsqu’elle reproche à Goethe de s’être passionné et d’avoir passionné ses lecteurs pour le suicide. Le suicide était la conséquence nécessaire de l’élévation relative que Goethe a donnée à son héros, et de l’impossibilité où il était de lui donner une élévation plus grande. Qui ne voit, en effet, qu’il faudrait à Werther une religion, pour remplacer dans son cœur et dans son intelligence la vieille religion dont il est à jamais sorti, et pour le retenir ainsi sur le bord de l’abîme, au nom du devoir ? Celui qui ne sent pas cela ne comprend pas ce livre. Goethe concevait bien son œuvre de cette façon. Un critique, Nicolaï, ayant essayé de tourner en ridicule ce dénouement nécessaire, imagina de refaire l’ouvrage en conservant {p. 450}le commencement et en changeant la fin : Werther, dans ce nouveau plan, ne se tuait pas. « Le pauvre homme, dit Goethe, ne se doute pas que le mal est sans remède, et qu’un insecte mortel a piqué dans sa fleur la jeunesse de Werther. »
Oui, sans doute, nous pressentons aujourd’hui une autre poésie, une poésie qui n’aboutira pas au suicide. Mais ceux qui la feront, cette poésie, ne reculeront pas sur leurs devanciers ; je veux dire qu’ils n’abandonneront pas cette élévation du sentiment et de l’idée, que l’on voudrait vainement flétrir du nom de folle exaltation. Ce n’est pas avec des débris de vieilles idoles, ce n’est pas non plus en aplatissant nos âmes et en vulgarisant nos intelligences, qu’ils résoudront ce problème d’une poésie qui, au lieu de nous porter au suicide, nous soutienne dans nos douleurs. Je sais que l’art a tourné aujourd’hui vers un plat servilisme, vers un plat matérialisme ; mais j’aime encore mieux l’art douloureux de Goethe dans Werther et dans Faust que cet art qui, pour les jouissances du présent, trahit toutes les espérances de l’Humanité, et abandonne honteusement l’idéal. Montrez-nous, poètes, montrez-nous des cœurs aussi fiers, aussi indépendants que celui que Goethe a voulu peindre. Seulement, donnez un but à cette indépendance, et qu’elle devienne ainsi de l’héroïsme. Montrez-nous l’amour aussi ardent, aussi pur que Goethe l’a peint dans Werther ; mais que cet amour sache qu’il y a un amour plus grand, dont il n’est qu’un reflet. Montrez-nous, en un mot, dans toutes vos peintures, le salut de la destinée individuelle lié à celui de la destinée universelle. Mais ne tentez pas de rabattre sur cette ardeur de sentiment et sur cette élévation d’intelligence dont vos devanciers vous ont légué des modèles. Avec les Titans de Goethe ou de Byron faites des hommes, mais ne leur enlevez pas pour cela leur noble caractère.
L’Allemagne regarde Goethe comme le plus grand artiste de forme des temps modernes ; son style, particulièrement dans Werther, est considéré comme le type de la perfection classique : et pourtant il a passé longtemps pour certain en France que le style de Werther était aussi bizarre, aussi alambiqué, que les sentiments en étaient étranges. C’était apparemment la faute des traducteurs. À cette époque, la poésie de style, la poésie qui vit de figures et de symboles, était fort peu connue chez nous : la manière dont furent reçus les premiers ouvrages de M. de Chateaubriand le prouve assez. Apprenant l’allemand, il y a quelques années, je fus frappé de la clarté de style de ce Werther qui m’avait si fort touché dans ma jeunesse. Je traduisis littéralement chaque phrase, et je trouvai qu’il en résultait un français fort correct. La phrase de Goethe, même lorsqu’elle est très poétique, est aussi claire que celle de Voltaire. C’est ainsi que cette traduction fut écrite. Elle parut en 1829. En la réimprimant aujourd’hui, j’ai dû me demander {p. 451}si ce livre méritait les anathèmes dont on l’a si souvent chargé. Quelque peu de responsabilité qu’on ait à traduire maintenant un ouvrage aussi connu, on doit y songer pourtant. Werther est, sous bien des rapports, comme dit madame de Staël, « un roman sans égal et sans pareil »
; c’est une des plus émouvantes compositions de l’art moderne : son effet sur les imaginations jeunes sera donc toujours redoutable ; mais, pour les raisons que je viens de donner, je crois cette lecture plus salutaire à notre époque que dangereuse.