Les écrivains. Première série (1884-1894)
Le journalisme §
J’ai passé huit mois hors de Paris, vivant en un village de Bretagne, au milieu de paysans et de matelots, mêlé en quelque sorte à leur robuste existence et à leurs durs travaux. Cela est bon, je vous assure, aux nerfs trop tendus, aux cœurs trop gonflés, et l’on a besoin, après les luttes trop vives, de se retremper dans un bain de solitude et de silence. Ma pensée s’en allait, sans un regret, vers ce que j’avais abandonné, et mes seules tristesses étaient de me dire qu’il me faudrait, dans quelque temps, reprendre la besogne ingrate.
Je ne faisais rien que marcher, le jour, au fond des grèves, accompagner en mer les pêcheurs, courir à travers les rochers et les landes, relire, le soir, les livres aimés. Je lisais peu de journaux — ceux seulement que le hasard déposait sur ces côtes sauvages — mais le peu que j’en lisais m’affligeait profondément. À distance, et dans les milieux calmes que ne viennent jamais troubler les fièvres et les bruits de la grande ville, on juge mieux, les impressions ressenties sont naïves, plus justes et plus fortes, car on a le temps de réfléchir et de comprendre, et j’étais véritablement effrayé de voir à quelle œuvre malfaisante surtout j’avais tant de fois travaillé, et travaille chaque jour, le journalisme.
Politique dédaignée et méprisée, littérature rapetissée aux mesures marchandes du comptoir, art rabaissé jusque dans le plus bas métier, aspirations généreuses étouffées, incroyances étalées, réclames triomphantes payées en argent ou en poignées de main, primant la vérité et faisant taire la franchise, lâchetés agenouillant les consciences devant les sacs d’écus. C’était donc cela, le journalisme, cela que, sans révolte, le public dévore tous les matins, cela avec quoi il pense et de quoi son intelligence vit, cela qui lui fait ses opinions, ses admirations, ses dégoûts.
Pourtant voilà de longues années qu’on lui sert, au public, ce même repas d’indigestes fadeurs et de mensonges empoisonnés. Ne va-t-il point s’apercevoir qu’on le dupe, qu’on le vole et qu’on l’avilit ? Quand donc demandera-t-il au journalisme une sincérité, c’est-à-dire ce qu’il ne trouve nulle part et ce qui manque à tout, à l’art, au théâtre, à l’étude sociale ? Quand donc y cherchera-t-il une diversion au répugnant spectacle des marchandages parlementaires, des abdications politiques, des haines qui autrefois s’entretuaient et qui maintenant assises côte à côte, boivent dans le même verre et fraternisent gaiement ; une protestation hardie et, au besoin, violente contre l’influence énervante de Paris — de Paris cosmopolite, de Paris « ville des multitudes déracinées », de Paris qui broie les âmes, assomme les probités, émascule les énergies, réduit toute vie et toute pensée à des choses petites et basses ? Quand donc appellera-t-il une réaction contre la camaraderie — cette voleuse de succès — qui coupe les ailes aux talents qui tentent de s’élever, pour les rattacher aux dos des médiocres rampant tristement dans la poussière commune ? Anémié par la sophistication des aliments qu’on offre à son esprit, écœuré par l’odeur que soufflent les soupiraux de toutes les cuisines littéraires, secoué de haut-le-cœur à la vue des purulences qui s’étalent, ne va-t-il point, le public, dilater ses poumons et demander au vent qui passe un parfum d’honnêteté ? N’espère-t-il point qu’au-dessus des idoles vautrées dans la fange avec leurs adorateurs, des mains audacieuses relèveront ses respects croulants, ses gloires découronnées, et dresseront, devant tous les regards qui sondent l’horizon, le quoi que ce soit de grand : drapeau, colosse ou Dieu ? Je ne sais.
Il doit être las de tout ce qu’on lui jette dans ces journaux, où chaque fleur de rhétorique cache un piège tendu à sa crédulité, où chaque colonne masque une escopette braquée sur son porte-monnaie, où chaque ligne porte un appât offert à ses appétits d’éternel goujon ; où tout appartient au plus offrant et sert au plus coquin, où se bousculent, du haut en bas de l’échelle sociale, les convoitises malsaines et les intérêts véreux. Il doit être fatigué de ces fantoches que la réclame des bulletins mondains fait à chaque instant, à côté de dominations acceptées, passer et repasser devant ses yeux, de ces royautés bouffonnes du théâtre et de la ville, dont les moindres exploits de club, de sport, de boudoir, les moindres fantaisies, les moindres changements de costumes, de chevaux, de maîtresses, encombrent l’horizon parisien et ne laissent de place à rien de ce qui vaut l’attention. Et puis après ?
Le public — ce crédule — ne croit plus ; il a été tant de fois trompé qu’il est devenu — ce confiant — méfiant à l’égard de tous. Il englobe dans son mépris et dans son dégoût aussi bien les hommes d’affaires qui vivent en l’exploitant, lui, ses passions et ses instincts, que les courageux qui passent en lui disant la vérité. Il ne veut plus rien entendre ni aux honnêtetés, ni aux protestations. Futilités, déloyauté, vénalité, telles sont les vertus ordinaires qu’il attribue à cette belle institution qu’on appelle la Presse parisienne. Pour le public, le journaliste se vend à qui le paie ; il est devenu machine à louange et à éreintement comme la fille publique machine à plaisir ; il bat son quart, dans ses colonnes étroites — son trottoir — accablant de caresses et de gentils propos ceux qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations. Et cela est tellement établi que le journaliste est ainsi, qu’on ne peut plus étaler dans un journal une admiration qui ne soit immédiatement suspectée d’avoir été payée en argent comptant, ni une haine qu’on ne traite aussitôt de chantage. Sous peine de se voir jeter à la figure des accusations salissantes, beaucoup de sujets intéressants lui sont interdits ; il ne peut toucher à des questions vitales, de celles-là qui découlent directement du mouvement social et se lient intimement au mécanisme physique et moral des sociétés et des peuples. C’est affaire aux bulletins financiers, dont l’indépendance et les tarifs sont connus.
Grâce à cette opinion qu’on a de lui, opinion contre laquelle il n’a pas su ou voulu se défendre, grâce aussi au « bande à part » de café, de théâtre et de tripot dans lequel il se renferme et d’où il s’est habitué à considérer le monde comme un ennemi, oubliant que le monde accueille et respecte les talents et les honnêtetés, le journalisme a pris dans la société une place d’irrégulier. Il s’en console en aigrissant, chaque jour, ses amertumes, en aiguisant ses rancunes, en se disant que, puisqu’il n’a pas toujours les respects qu’on accorde aux réguliers de la vie, il n’est pas tenu non plus d’en pratiquer les vertus et les devoirs bourgeois. Et, malgré les querelles intestines qui, parfois, lui mettent l’insulte à la plume et l’épée à la main, il s’enfonce davantage dans cette franc-maçonnerie de l’admiration mutuelle, dans cette camaraderie avec laquelle il se donne le mirage du succès, de la popularité et de la considération.
J’ai déjà dit deux mots de la camaraderie, cette forme hypocrite de l’indifférence, ce masque tartuffe du scepticisme. C’est elle qui fait que tous, depuis la première jusqu’à la dernière ligne d’un journal, nous bâtissons une œuvre vaine et souvent criminelle, car la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et elle étouffe la conscience. Singulier temps où il semble que le premier mérite d’un écrivain soit d’avoir, non du talent, mais de la probité littéraire, et qu’il faille davantage s’étonner de ce que, parfois, l’on rencontre, sur son chemin, un homme de bonne foi plutôt qu’un homme de génie. Avec la camaraderie, tout monte au même niveau de louanges bénissantes et de flatteries mielleuses : les hommes et les œuvres. Il n’y a plus de séparation entre ce qui est génial et ce qui est médiocre. Victor Hugo est confondu avec M. Déroulède, Baudelaire avec M. Rollinat, Musset avec M. Richepin. Son aberration est telle que qu’elle soufflette avec les petits, Molière avec M. Buguet, Delacroix avec M. Cormon, Gounod avec M. Varney.
C’est la camaraderie qui, par le rapprochement incessant et le coudoiement journalier, nous a enlevé peu à peu nos enthousiasmes littéraires, nos convictions politiques et par conséquent nos fièvres de combats. C’est elle qui éteint les haines, les haines fécondes, au soleil desquelles fleurissent les grandes choses et poussent les œuvres immortelles. La beauté vient de l’amour, et de la haine, cet amour douloureux et blessé, c’est l’idéal et c’est la tendresse qui fait le poète, l’artiste, le patriote. L’indifférence, ce credo de la camaraderie, est impuissante et stérile. Elle ne produit que des œuvres petites, qui meurent aussitôt qu’elles sont nées, et pour lesquelles demain ne se souviendra pas d’aujourd’hui.
Voilà ce qu’est le journalisme aujourd’hui, ce qu’il doit être sous le régime de la liberté de la presse. Nous ne manquons pourtant ni de talents sérieux, ni de vrais courages, ni d’inattaquables honnêtetés. J’en vois dans tous les journaux et dans tous les partis, autant qu’il y en avait autrefois, plus peut-être. Mais tout cela disparaît, se perd et se noie, au milieu de l’immense foire des journaux qui a fait surgir de terre tout à coup une foule hurlante et grouillante d’aventuriers de toute sorte, de ratés de tout poil : financiers sans capitaux, littérateurs sans orthographe, médecins sans diplômes, vaudevillistes sans rimes, politiciens sans parti, inventeurs sans brevet, artistes sans âme, prêcheurs sans foi, gommeux sans chemise.
Sous l’Empire, alors que la presse était bâillonnée, les voix des Weiss, des Veuillot, des Prévost-Paradol, des Grenier, des Hervé, des Rochefort résonnaient superbement et crânement, comme des fanfares de trompettes. Le journaliste était quelque chose et quelqu’un. Il avait vraiment une tribune retentissante et un public qui se passionnait, une influence terrible quelquefois, et toujours le respect que donnent l’esprit et le courage. Aujourd’hui, pas une voix n’arrive, perçant la sourde clameur. Un bourdonnement confus, une agitation de gestes, et c’est tout.
Quand donc se décidera-t-on, pour la réputation, pour la considération, pour l’honneur du journalisme, à nous arracher cette liberté morbus qui le tue ? Une liberté de moins, ce n’est pas une affaire pour la République : elle nous en a enlevé de plus utiles et de plus chères.
Jouets de Paris §
Il faut souvent peu de choses à la distraction de ce badaud qui est Paris : une voiture renversée ou une femme qu’on éclabousse suffisent à le mettre en joie. Un monsieur passe et s’imagine de lever la tête en l’air, aussitôt Paris s’arrête, s’agglomère autour de lui, se bouscule, et la bouche ouverte, les yeux écarquillés, le voilà qui se met à regarder. Quoi ? Il ne sait pas, mais il est tout de même bien content. Cerveau de singe, cœur de femme, il s’amuse avec tout et avec rien. On lui donne des joujoux, comme à un enfant malade, et ces joujoux, ce sont, suivant l’histoire ou l’anecdote du moment, des Chinois ou des Anglais, des tripots, des cadavres, des statues, un poète dévoyé, une actrice un peu folle, un ministre, un chanteur, quelquefois aussi un grand homme, le plus souvent une toute petite chose : poupées qu’il toilette, qu’il pomponne et berce pendant une minute et qu’il brise ensuite de ses doigts en demandant un autre joujou. Ce n’est même pas le jouet de l’année ou du jour qu’il faut à sa capricieuse humeur, c’est le jouet de la minute présente, de la seconde qui déjà fuit, ce jouet qui passe, se démode aussi vite que ses impressions, ses amitiés, ses haines, mousse de sa cervelle qui, pareille à la mousse du vin de champagne, s’enfle et pétille un instant puis se volatilise…
Au fond, Paris n’est qu’une fille qui vit, aime, s’amuse et se pare comme toutes les filles avec un peu de fard aux joues, du fard qui souvent est du sang ; avec des bijoux volés, des sourires menteurs, des serments qui trompent, et fait succéder, avec la même impudeur, sous les courtines de son lit public, les amants d’hier aux amants d’aujourd’hui. Pourtant, dans ses goûts changeants, Paris a gardé une sorte de fidélité à l’un de ses plus singuliers bijoux, à Mme Sarah Bernhardt. Il la quitte parfois, mais c’est pour mieux la ressaisir ; s’il la brise un jour, c’est pour raccommoder le lendemain ses membres disloqués, et la mieux fêter que jamais. Paris a pour Sarah Bernhardt l’amour obsédant et maladif que certaines femmes éprouvent pour « l’ami de cœur ». Tous deux ont la même âme, les mêmes fugitifs caprices, le même vertige du bruit, le même détraquement cérébral. Ils se fondent l’un dans l’autre et ne font plus qu’un. On peut compter les battements du cœur de Paris au pouls de Mme Sarah Bernhardt et, si Paris fait des révolutions, c’est que Sarah Bernhardt a ses nerfs. Paris profite de tout, du moindre événement domestique, du plus banal incident de sa vie pour revenir à elle : c’est une vente annoncée et qui naturellement n’a pas lieu, c’est un engagement qu’elle n’a pas tenu, un théâtre qu’elle n’a pas acheté ; c’est n’importe quoi : un chien qu’elle a perdu, un poète qui l’a quittée. Chose surprenante, ce poète qui a du talent, qui est Touranien, par-dessus le marché, qui fait la réclame aussi bien que les vers, qui a publié des romans, des drames, des tragédies, des poèmes, n’a lui-même conquis la population que du jour où l’on apprit qu’il avait mis sa muse aux pieds de Sarah Bernhardt, et parce qu’il la reprend, cette muse, cette popularité devient presque de l’illustration. Là-dessus, de toutes parts, l’on chronique ; les articles surgissent, les sonnets aussi, et, comme la langue française paraît indigne de sujets si parisiens, les langues mortes ressuscitent pour chanter le triste abandon de l’une et la liberté retrouvée de l’autre… Et l’on voit, sur la jetée du Havre, Calypso accoudée et qui pleure ; là-bas, des falaises qui se dressent toutes grises ; l’horizon brumeux, la mer bouillonnante, une barque qui emporte Ulysse vers Terre-Neuve, et la blanche voile qui fuit, sous la brise, fuit et disparaît… tout cela est grec ! « Ô Athéniens de Chaillot ! Tas de polichinelles ! »
dit le monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal.
Enfin que ce soit du grec, du français ou du bigorne, en prose ou bien en vers, nous savons maintenant que M. Richepin est revenu à sa famille. Nous savons même de quelle façon, avec quelle eau parfumée la triste Pénélope lava les pieds d’Ulysse repenti. On nous a mis dans la confidence de ce détail intime et bien athénien de sa vie. Mais rien n’est intime de ce qui a touché — de près ou de loin — à Mme Sarah Bernhardt. Sa maison est de verre, comme celle que rêvait Socrate, et tout le monde y peut regarder. On dirait aussi que ceux qui en sont partis gardent, autour d’eux, une sorte de lumière vive qui perce les retraites les mieux cachées et les fait reconnaître, même dans les nuits les plus profondes. Donc, M. Richepin est revenu à la raison, au calme de la vie, à la vérité des affections bénies. Que va-t-il faire de cela aujourd’hui ?
En dehors du cabotinisme dont il s’est plu à s’entourer, j’ai la plus grande estime pour le talent de M. Richepin. C’est vraiment un poète, d’un souffle superbe, et dont le lyrisme amer escalada souvent les cimes inexplorées, trop hautes pour les poumons malades de la plupart des rimailleurs parnassiens. Son premier livre fut La Chanson des gueux, qui restera dans notre littérature, à une place meilleure que les satires de Mathurin Régnier. La Chanson des gueux nous donna un art nouveau, des rythmes nouveaux, une poésie magnifique et canaille où l’âme de Lamartine transparaissait sur des lèvres crispées de voyou. Il fit Les Caresses, ces vers d’une forme presque parfaite ; La Glu, si vibrante, si étonnante par les remuements de ses mots. Il y avait donc là de réelles promesses de gloire car, parmi les jeunes gens, aucun n’était mieux armé de bonheur et de talent que M. Richepin, et l’on aurait pu croire que, l’âge venant, les petites vanités, les petits ridicules dont il enveloppait sa personne, cette sorte de cynisme retentissant et poseur qu’il donnait à ses allures disparaîtraient tout à fait… C’est alors qu’il connut Mme Sarah Bernhardt et qu’il fut, par elle, affiché à la face de Paris, comme son poète aimé. Ces deux cabotinismes s’exaspérèrent l’un par l’autre, et ils en vinrent aux plus sombres folies. Il fallait que cela fût bien avéré que Mme Sarah Bernhardt avait mis sa griffe sur ce cerveau, et fait un jouet de cette pensée qu’on disait ardente et mâle. Richepin, barbouillé de fard, couvert de paillons, s’étala sur la scène. Le poète sombrait dans le comédien. Lui, le chanteur des grands ciels, qui dorent les guenilles des mendiants et réjouissent le dos maigre des gueux, lui, le chanteur des mers vastes qui hâlent le visage et bercent la pauvreté des matelots, il n’eut pour horizon que des toiles de fond aux cieux déteints, aux mers qui écaillent, et il ne vit plus que les becs de gaz des herses à la place des étoiles dont ses yeux étaient pleins.
Il ne me déplaît pas qu’un homme se mette au-dessus des routines, des préjugés, des lois même, qu’il entre hardiment, les poings tendus, dans la révolte humaine, douloureux et sincère, qu’il crie à Dieu ses souffrances et ses doutes. Alfred de Musset l’a fait : mais, chez Alfred de Musset, ses malédictions sont pleines d’amour, ses blasphèmes pleins de croyances ; son orgueil, qui n’est que le cri momentané de l’âme inquiète et blessée, s’abat devant la toute-puissance de Dieu. Mais Jean Richepin, il continue avec Dieu la bonne farce qu’il a commencée envers les hommes, et il se croit obligé de se montrer à lui, comme il s’est montré à eux, en habit de comédien. Ses Blasphèmes sont la continuation de Nana-Sahib. Il prend Dieu pour un bourgeois qui a payé sa place au théâtre et il veut l’étonner. Il n’étonne personne, car ses Blasphèmes manquent de bravoure. Ils n’ont même pas cette crânerie malsaine de l’homme qui se dégrade devant des hommes, s’expose volontairement aux sifflets et aux pommes cuites. M. Richepin savait bien que Dieu ne le sifflerait pas.
Insulter Dieu en ce temps, où le blasphème est partout étalé, où il émarge au budget, où il trône en habits officiels sur les bancs du gouvernement, où il est devenu le credo des ministres et la religion des foules, où on le voit, ricanant la bouche tordue, sur les affiches, au coin de toutes les rues, ne voilà-t-il pas un beau courage et une belle originalité. Insulter Dieu quand on le chasse des hôpitaux, des écoles, des armées, quand on le traque en tous lieux comme un ennemi, et qu’on n’ose plus lui donner nulle part un asile, comme à un maudit : mais c’est vous rabaisser, vous, un indépendant, au niveau des courtisans, de ces briseurs d’autels et de ces détrousseurs de temples ; c’est tomber, vous, un poète, dans la tourbe agenouillée des Belmontet qui, sous l’Empire, chantaient le 2 décembre et attendaient la croix au 15 août, pour prix de leur cantate. Ce qui eût été brave, ce qui n’eût point été banal, c’eût été de le défendre, de recueillir au pied de ses calvaires, son sang qui coule toujours, non point pour le jeter à la face du ciel, comme un jet d’immonde salive, mais pour le répandre sur l’humanité, comme une rosée d’espérance et de consolation.
M. Richepin, aujourd’hui, a payé largement sa dette à la fantaisie. Il va oublier et faire oublier, je l’espère pour lui, pour ses amis, pour la littérature, ses outrances et ses folies dans les joies retrouvées du ménage. Jouet entre les mains d’une femme, laquelle était elle-même un jouet entre les mains de Paris, il n’a pas été brisé. Il est sorti victorieux des mains de la femme, mais la femme n’est pas sortie des mains de Paris. À qui le jouet maintenant ? Il n’en manque point dans la boutique à treize sous de la littérature : poètes blonds et crottés, comédiens à la face ridée, polichinelles et pantins. Allons, les ratés, les impuissants, les ventres creux ! Allons, les joujoux, allons les bijoux ! À qui le jouet, le nouveau jouet, le joli jouet de l’année ?
Le rêve §
En ce temps où toute la littérature se syndique en boutique de commerce, sous la raison sociale : Document et Cie, il faut savoir gré à M. Émile Bergerat de nous avoir donné une œuvre de rêve et d’art pur, qui se trouve être aussi une œuvre de protestation et de combat. C’est du courage aujourd’hui, que de publier un poème, qui n’a pas d’autres excuses que la beauté des vers et l’outrance vaillante de la pensée, ce poème fût-il, comme Enguerrande, poème dramatique, enchâssé dans une splendide édition, avec des caractères du seizième siècle qui font sonner les rimes comme des chants de victoire ; avec des eaux-fortes de M. Rodin, cet artiste presque inconnu, qui créa les belles figures décoratives du théâtre du Palais-Royal et qui a fait pour le livre de M. Émile Bergerat deux pages lyriques de premier ordre. Et pourtant il est arrivé que ce courage de poète convaincu est devenu une bonne spéculation de commerçant habile, car Enguerrande, dès son apparition, obtient un grand succès dont je me réjouis fort.
Ce succès, il ne convient pas de le rechercher seulement dans les qualités du poète ; il tient surtout à l’opportunité de l’œuvre, quoiqu’il semble paradoxal de prétendre qu’en cette société affamée de flonflons sentimentaux et d’ordures étalées, un poème dramatique puisse jamais paraître opportun. Et pourtant cela est ainsi.
Nous sommes las, rassasiés, écœurés jusqu’à la nausée du renseignement, du document, de l’exactitude des romans naturalistes, autant que des farces bêtes et du fantastique idiot des opérettes. Après avoir acclamé, comme l’évolution définitive, cette forme nouvelle de littérature qui n’était en somme, qu’une littérature d’attitudes et de gestes, une littérature pour myopes, une littérature à la Meissonier, qui ne voyait dans un être humain que les boutons et les plis de sa redingote, comptait les feuilles d’un arbre et les luisants de chaque feuille, nous demandons à grands cris autre chose. Nous en avons assez de pénétrer dans les âmes des concierges, de sonder le cœur et les reins des cuisinières, de rouler dans tous les sentines, sous prétexte que c’est expérimental, de ne respirer que des odeurs de latrines, sous prétexte que c’est scientifique, et de ne voir partout que des buées, des buées d’or, des buées rouges, des buées chaudes, sous prétexte qu’il faut faire cuire l’imagination dans les cornues de M. Claude Bernard et les éprouvettes de M. Berthelot. Nous ne voulons plus que la littérature et la poésie — ces mystères du cerveau de l’homme — soient de la physique et de la chimie, que l’amour soit traduit en formules algébriques, qu’on fasse de la passion humaine un problème de trigonométrie, et qu’il faille rechercher, dans les tables de logarithmes, la raison homicide de nos enthousiasmes et le pourquoi désenchanteur de nos rêves. Depuis que M. Zola, un romantique dévoyé, et M. Alphonse Daudet, un naturaliste pour l’exportation, et toute la séquelle d’écrivains hurleurs qui grimacent à leur suite, ont tenté de mettre sur la vie leurs lourdes pattes barbouillées de renseignements, nous ne voulons plus de la vie telle qu’ils nous l’expriment, déformée, hideuse, vide et raidie dans l’ordure. Nous appelons le rêve, le rêve aux ailes d’or, qui nous emporte, en nous laissant des ressources d’humanité, dans les paysages chimériques, dans le bleu du ciel, et réchauffe aux beaux soleils d’apothéose nos membres glacés et nos âmes endolories. Shakespeare, dont ils se réclament toujours, dont ils prétendent qu’ils descendent en ligne directe, n’a-t-il pas fait surgir devant l’esprit charmé, les éblouissantes visions des grâces mélancoliques, avec Le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira ? Et Watteau, ce grand poète qu’ils admirent, n’a-t-il pas promené tous nos rêves en jupes de taffetas zinzolin et toutes les féeries de nos rêves au milieu d’une nature embuissonnée de roses, dans des paradis de lumières dorées, consolantes et fausses comme l’idéal ?
En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien d’absolument exact et rien d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus. Nous avons bien assez de pénétrer en nous-mêmes, et d’analyser ce que nous voyons et ce que nous sentons, pour que nous tentions par surcroît, de pénétrer dans l’être intime des autres et de substituer nos yeux, nos nerfs, notre âme, aux yeux, aux nerfs, à l’âme des autres ? Pourquoi, d’ailleurs ? Le véritable créateur est celui qui, dans ses œuvres, livre, tableau, symphonie, se crée lui-même, celui qui, comme Baudelaire et Stendhal, met son âme propre dans le rêve de la vie, tel qu’il le conçoit et tel qu’il le comprend, l’un avec sa forme exaspérée et inquiète, l’autre avec son implacable tranquillité, tous les deux visionnaires, tous les deux artistes, tous les deux ravagés par la passion de l’idéal et le rêve de l’amour. Rembrandt, en ressuscitant Jésus, s’est-il préoccupé de faire de l’exactitude, et de donner à la résurrection du Dieu une allure mathématique et gourmée de document ? Il a peint des Hollandais ; la lumière qui entre par la fenêtre entr’ouverte, c’est le jour jaune de la Hollande. Et pourtant Rembrandt a fait un immortel chef-d’œuvre. Mantegna a crucifié le Christ en un clair paysage d’Italie. La croix monte, chargée de son divin et sanglant fardeau, dans le ciel tout bleu de Naples, et là-bas, tout près sur la montagne, ce n’est pas Jérusalem qui dresse ses temples farouches, c’est une ville d’Italie tranquille et reposée, qui étale ses petites maisons familières. Et pourtant Mantegna a fait un immortel chef-d’œuvre.
Vous voyez une femme, au théâtre, accoudée au rebord d’une loge. Tout en elle est à son plan et en valeur, l’ombre qui l’enveloppe, les bijoux qui brillent à son cou, la fleur qui se fane au corsage, et l’indécision, la vaporisation des traits de son visage… Elle vous a charmé, vous la trouvez belle en cet éloignement, et véritablement elle est belle ainsi. Vos rêves s’en vont vers cette forme exquise que vous parez vous-même. Il vous importe peu qu’elle soit bonne ou méchante, intelligente ou sotte, elle est ce que vous la faites et ce que vous voulez qu’elle soit… Vous vous approchez ; souvent le rêve est parti, il ne reste plus qu’une femme vieille et laide, aux chairs tombantes, à la bouche crispée par un sourire bête… Eh bien, le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant — vrai aussi — qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant quine grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. Est-il donc vrai et exact ?
L’art n’est point fait pour nous apprendre quelque chose ; il est fait pour nous émouvoir, pour nous bercer, pour nous charmer, pour nous faire oublier les réalités brutales et les dégoûts de tous les jours, pour remuer dans l’homme ce qu’il y a de meilleur en lui, ce qu’il y a d’étouffé par la vie, et de délaissé et d’endormi au fond de son être. À mesure que la science va le dépouillant de ses espérances et de ses fiertés, l’art le relève et l’ennoblit. Il est la plus haute expression de l’amour, et l’amour c’est le rêve, le grand rêve poursuivi de l’humanité. C’est pour cela que dans tous les peuples, à toutes les époques, il a été, en quelque sorte, divinisé et qu’un grand artiste a toujours été plus grand, plus fêté, plus acclamé, qu’un grand savant.
Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. C’est lui qui fait le prêtre, le soldat et l’artiste, cette trinité nécessaire à la vie sociale. La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés.
M. Émile Bergerat aura eu cet honneur, en ce moment de platitudes exactes et observées, d’avoir fait sciemment, avec préméditation et combinaisons longuement préparées, une œuvre artistique, curieusement écrite, bizarrement pensée, et dépourvue, à un degré rare, de toute espèce de sens commun. J’entends le sens commun à la façon des naturalistes. J’espère que le succès d’Enguerrande, dont le titre seul est une protestation contre les noms des héroïnes de roman, aura une influence heureuse sur la production littéraire, que les jeunes écrivains perdront la manie de raconter, dans un style grossier, des aventures quelconques arrivées à des personnages sans intérêt, et qu’au lieu de nier tout, amour, tendresse, beauté, musique et parfums, ils tenteront de faire chanter leur rêve, au vide du néant qu’est la vie.
Réclame §
Dès qu’on l’eut appris, sur le boulevard, la nouvelle de la folie de M. Jean Richepin, chacun s’écria, en esquissant un sourire : « Ce Richepin, quel malin ! ». Il ne vint à l’esprit de personne — même à ceux qui ne connaissent pas cette nature calculatrice et froide — que M. Jean Richepin pût être réellement fou, et tout le monde, au contraire, pensa que c’était M. Richepin lui-même qui, avec la complicité d’un ami — le poète Ponchon, peut-être — faisait ainsi courir, de par les cafés, le bruit de sa folie soudaine. On admirait surtout la mise en scène très ingénieuse, tout à fait nouvelle, qu’on eût dite réglée par M. Duquesnel, de ce drame empoignant : les trappistes refusant d’ouvrir la porte de leur cloître à l’auteur des Blasphèmes, la malheureuse épouse partant à la poursuite du désespéré, et celui-ci, la saleté sur le corps et la révolte dans l’âme, s’enfonçant dans le désert, le désert mystérieux d’où nul n’est revenu, et où on nous le représentait déjà, aimé des panthères, domptant des lions et soulevant des peuplades errantes.
— Quelle superbe féerie, s’écria un jeune auteur dramatique, en avalant sa troisième absinthe. Je le vois. Il n’y a plus qu’à l’écrire… Et quels décors… Le prologue se passe… au Havre, à Sainte-Adresse… Violent, haletant, passionné… Ah ! les belles scènes, les rugissements terribles… et les coups de couteau, et du sang… Puis la mer, la mer furieuse, qui brise et gronde ; à l’arrière d’une barque fuyant à pleines voiles, Richepin, debout, dans la tempête, le poing tendu contre le ciel, tandis que, sur la jetée, une femme en noir s’évanouit dans les bras de Mme Guérard qui lui tape dans les mains et dit : « Nous le retrouverons, madame. » Maintenant, c’est le désert, tout rouge… Des touffes d’alfa, un palmier, un chameau, une autruche… La femme en noir, accompagnée de Mme Guérard et de M. Fernand Xau, un reporter que nous ferons très spirituel, comme il convient, entre, exténuée de fatigue. Elle s’assied sur le sable brûlant et se lamente. M. Fernand Xau, en préparant le repas du soir, se plaint vivement qu’il n’y ait ni cafés, ni bureaux télégraphiques dans le désert et se répand en plaisanteries gaies contre la routine de ces pays incomplètement civilisés. Tout à coup on entend un rugissement ; deux prunelles brillent dans l’ombre. C’est le lion qui rôde et qui a faim. Il va s’élancer sur les malheureuses femmes, quand un cavalier arabe, splendidement vêtu, arrive, descend de cheval, et, par des gestes farouches, fait reculer le roi du désert, qui se couche, rampe et, vaincu, vient lécher les pieds du cavalier. Ce cavalier, vous l’avez reconnu, c’est Richepin. Je passe sur mille péripéties émouvantes : la scène des deux femmes, ou trois, car l’épouse est partie aussi à la recherche du mari… Vous comprenez, je synthétise dans ces deux rôles la lutte du bien et du mal et j’ai trouvé des effets admirables… Enfin, au troisième acte, Richepin, devenu quelque chose comme le Mahdi, a soulevé tous les musulmans contre sa patrie. Il meurt tué, dans une bataille, par Ponchon, devenu capitaine de chasseurs d’Afrique et chez qui le patriotisme l’emporte sur l’amitié. Vous voyez le tableau d’ici : Richepin sur un monceau de cadavres ; à ses pieds, la femme en noir, poignard dans le cœur… et près d’elle, pleurant, Mme Guérard et M. Fernand Xau ; Ponchon, dans le fond, agitant le drapeau tricolore et criant : « Vive la France ! » et enfin, comme apothéose, l’épouse montant au ciel, soutenue par l’Espérance et la Résignation, aux ailes déployées…
Personne ne s’étonna, ni ne s’indigna. On résuma l’aventure par l’indulgente et boulevardière formule avec laquelle on résume tous les puffismes et les calembredaines de ce temps : « Elle est bien bonne. » Puis on exprima cette idée que M. Richepin avait fait un livre ou achevé une pièce : « Il fait sa rentrée, ce garçon. » Comme on eût dit : « Il faut bien vivre. » Cela paraissait tout naturel, qu’après un silence de quelques jours un homme de la taille de Richepin nous revînt, non point simplement, mais avec une histoire prodigieuse qui mît autour de son nom quelque chose comme du scandale et de la gloire de cirque, et donnât à son éditeur la chance de vendre quelques éditions de plus. Ce dont on s’étonne aujourd’hui, c’est qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat.
Le cas de M. Richepin — pour être le plus retentissant — n’est point un cas isolé, malheureusement. C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. L’un — comme s’il avait besoin de ces petites réclames périodiques — tous les huit jours, écrit dans les journaux que d’infâmes brigands usurpent son nom pour faire des dupes dans des hôtels de province, les casinos des stations thermales et même les maisons louches. Il y a des détails précis qui sont tout à son avantage, des anecdotes qui font rêver, des menaces qui donnent une crâne et terrible idée de l’écrivain. On fait appel au Procureur de la République, aux commissaires de police ; on met les juges d’instruction sur les dents, et, en fin de compte on ne trouve rien. Les quatre-vingt-six départements seront mis, de la sorte, à contribution. Naturellement, les journaux locaux s’emparent de la question, la discutent, jettent du « remarquable, de l’illustre, du génial » à la tête de l’auteur. Il en résulte une recrudescence dans la vente de ses livres, et c’est ce qu’on voulait. L’autre fait apitoyer tous les cœurs sur ses infortunes conjugales. Les histoires pleuvent, navrantes et scabreuses, qui excitent au plus haut point les curiosités malsaines et la pitié, amènent le désir et les larmes. D’autres rappellent leurs duels, leurs faillites, leurs bosses ; ils vont fouillant dans leur vie pour y trouver un ridicule, ou une honte, ou une malpropreté, ou une action d’éclat, et livrent tout cela en pâture à la voracité du public. Mensonge ou vérité, peu leur importe, pourvu qu’on parle, pourvu qu’on écrive, pourvu que le journal, le matin, aille porter à plus de cent mille lecteurs leur héroïsme ou leur infamie, dansant au haut de leur nom, l’enragé cancan de la publicité.
Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. Voilà donc où nous a conduits le journalisme, avec sa camaraderie et ses guichets ouverts à tout, guichets et camaraderie qui font des gens de lettres et des artistes de misérables camelots et transforment la littérature en boutique foraine, sur le devant de laquelle les Bobèches grimacent des soufflets et des coups de pied au derrière, pour mieux attirer la foule.
Mais tout sert ici-bas à quelque chose de consolant ; tout marche impitoyablement vers un but moral et défini. Les hommes ont beau être lâches et les choses laides : par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés, monte radieusement ce triomphe de l’éternelle Beauté. La réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres. Sans doute, elle dévoile violemment les malpropretés d’un monde factice, créé par le petit journalisme contemporain qui va des bureaux de rédaction au tapis vert des tripots, et qui parvient souvent à s’imposer grâce aux acoquinements des uns, aux complicités payées des autres, aux camaraderies immorales et lâches de tous. Mais est-ce un mal que des gens qui ont volé le respect et la considération du public, qui souvent n’ont pas de talent, et jamais de conscience, reçoivent de temps à autre des éclaboussures de cette boue qu’ils ont pétrie de leurs mains ? Et puis, à côté des vies souterraines que les événements parisiens jettent brusquement dans le rayonnement de leur lumière brutale ; à côté des petites statuettes de faux grands hommes, modelées sur des tables de café, entre deux verres d’absinthe et deux nouvelles à la main, comme ils nous font aussi mieux voir et mieux chérir ces existences silencieuses et dignes, consacrées tout entières au travail, et tout entières vouées aux lettres, loin du bruit, loin de la réclame, dans une obscurité résignée et sublime, dans un rêve ardent d’idéal poursuivi et atteint.
Deux hommes, deux écrivains, deux admirables artistes, M. Barbey d’Aurevilly et M. Leconte de Lisle, nous ont donné un grand exemple et une bonne leçon, en ces temps de compromissions épicières où tous — les forts et les faibles, les illustres et les obscurs — sont atteints de cette lèpre incurable et terrible : la réclame. On ne les a jamais vus, courant par la ville pour mendier l’éloge, flattant celui-ci, caressant celui-là, descendant à de petites lâchetés permises qui, pourtant, sont si bien protégées par l’indulgence du monde. Toujours au milieu des haines des imbéciles et des blagues des impuissants, ils ont gardé intact l’honneur du livre, ce qui est la plus belle et la plus rare vertu de l’homme de lettres. Ils ont jeté leurs œuvres à la bataille, armés de leur seul génie et de leur seule fierté. Et, si parfois elles ont reçu des blessures, ce sont des blessures glorieuses qui les couvrent d’immortalité. Ils sont grands par leurs œuvres, parce qu’elles sont fortes et superbes, ils seront plus grands encore parce qu’ils les auront respectées et fait respecter.
Ne croyez-vous pas que, s’ils eussent, comme les autres, pactisé avec leur dignité, fait des courbettes ingénieuses aux marchands de renommées éphémères, adressé des sourires menteurs aux trafiquants de cervelle humaine, ne croyez-vous pas qu’ils seraient célèbres au lieu d’être restés presque obscurs, riches au lieu d’être restés presque pauvres ? Mais la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et bien vite l’herbe et la mousse envahissent les monuments qu’elle a bâtis, tombes délaissées. Qui donc parlera des Dumas et des Daudet ? Qui donc connaîtra même leurs noms ? Alors que Leconte de Lisle et Barbey d’Aurevilly retrouveront, à mesure que les siècles vieilliront et disparaîtront, plus de gloire, plus de jeunesse et plus de vie.
Academiana §
Dieu me garde de dire du mal de l’Académie Française qui, au fond, malgré ses partis pris et ses manies de vieille dame, est une fort respectable personne. Mais, enfin, il faut bien constater qu’elle a ouvert ses portes et donné un de ses fauteuils à M. Ludovic Halévy.
M. Ludovic Halévy est un homme d’esprit ; il a écrit de charmantes petites choses, d’un parisianisme assez vif et à la portée de toutes les intelligences. Il a collaboré, avec M. Henri Meilhac, à des opérettes gaies et à des comédies légères ; il conte gentiment, sans prétention, mais aussi sans éclat, presque banalement. Bref, ce littérateur aimable ne dépasse pas la moyenne, et l’on pourrait compter, de par le monde des lettres, infiniment d’écrivains qui ne sont ni meilleurs ni pires que M. Ludovic Halévy.
Mais M. Ludovic Halévy a une tenue correcte d’existence, il est rangé, bon camarade, indulgent et doux, complimenteur au besoin, accueillant, souriant, charmant. Il soigne sa réputation comme une plante, l’arrose, l’émonde, la garantit du soleil trop vif et de l’ombre trop noire, comme font les jardiniers habiles. Jamais il n’a froissé personne, et personne ne sait mieux que lui choisir ses relations au bon coin. On le voit aux soirées des femmes académiques, dans les loges du baron de Rothschild et, de plus, M. Albert Delpit, dont les opinions font loi, le protège depuis longtemps. Enfin, M. Ludovic Halévy, jugeant l’instant opportun, a publié un livre que les artistes et les gens de goût ne peuvent lui pardonner, mais que les dames ont trouvé admirable, et que l’Académie, je crois, a couronné, en attendant mieux. Ce livre, c’est L’Abbé Constantin. Ce fut de l’enthousiasme, si je me souviens bien, et Zola en demeura tout foudroyé.
Rien ne pousse dans la vie littéraire, comme un mauvais livre qui arrive à temps ; le talent est de le faire mauvais, juste ce qu’il faut, et au moment où il parut, il fallait que le livre fût le plus mauvais possible. M. Ludovic Halévy n’y manqua point. L’Abbé Constantin décida les immortels à recevoir M. Halévy parmi eux. De telle sorte que le collaborateur de M. Henry Meilhac est entré à l’Académie, non parce que M. Meilhac avait eu beaucoup d’esprit et beaucoup de succès, mais parce que lui-même était l’auteur d’un roman d’où l’on ne peut dégager ni une page de style, ni une observation curieuse, ni de l’esprit, ni de l’émotion, ni le plus léger grain d’art, ni rien de ce qui constitue de la littérature, un roman-néant, un livre qui, par sa fadeur, eût découragé Berquin lui-même, un livre enfin tel que la librairie Mame en imprime cent mille par an, pour la distribution des prix des frères de l’école chrétienne et des salles d’asile, et dont les auteurs n’entrent pas pour cela sous l’illustre coupole.
M. Albert Delpit, que j’ai déjà nommé, exprima un jour l’opinion qu’il y avait des gens académiques et d’autres qui ne l’étaient pas. On reconnaissait les académiques à un je ne quoi, comme dit Bossuet. M. Delpit voulait expliquer sans doute qu’on devient littérateur quand on a du talent, et qu’on naît académicien quand on en manque. Il établissait ainsi la distance qu’il y a souvent entre un artiste et un immortel. Il voulut bien citer, parmi les académiciens de naissance, M. Ludovic Halévy et, par modestie évidemment, M. Delpit lui-même. Cet écrivain ne se trompait pas. Ses prédictions se sont réalisées pour M. Ludovic Halévy ; encore un roman comme La Marquise, une pièce comme Les Maucroix, et les palmes iront d’elles-mêmes se broder sur les vestes de M. Delpit.
Cela ne serait rien, en vérité, si l’Académie n’avait pas, malgré les railleries, conservé un grand prestige, aux yeux de la foule bourgeoise. Il est bien certain que cette distinction, le plus souvent mal répartie, classe un homme et l’élève au-dessus des autres, et au-dessus de son propre mérite. Qui connaîtrait le nom de M. Legouvé, de M. Mézières, et de tant d’autres, si l’Académie n’était venue les prendre à leur obscurité et ne leur avait mis autour du front un peu de rayonnement que projette le soleil de la routine officielle ?
Nous avons un poète et un poète admirable, plus grand que Musset peut-être, et plus magnifique que Victor Hugo, un poète dont les vers retentiront à tous les âges, comme la plus éloquente et la plus éblouissante expression du génie français. Ce poète a vécu, toute sa vie, dans un rêve d’idéal, loin du bruit, loin de la réclame, loin des vaines jouissances que donne la popularité, loin du monde. Il s’est fait de son art un refuge sourd à toutes les petites passions, à tous les intérêts mesquins, aux luttes stériles dans lesquelles vont s’épuisant et s’écroulant la dignité et la force et la gloire d’un pays. On ne le voit jamais dans les salons influents, débitant des fadaises à de vieilles coquettes en bas bleus, intriguant de-ci, mendiant de-là, prodiguant des courbettes à des sots, des flatteries à des importants, laissant tomber sur des pages d’albums, des quatrains de mirliton et des pensées de couturière, qu’on se répète à l’oreille, et qui font se pâmer les dames de la littérature. Son nom n’est jamais cité parmi ceux qui ornent les théâtres, les soirs des premières, et les foules illustres, les jours des grands enterrements. Il ne connaît ni un banquier, ni un reporter, ni une cocotte. Ce poète, c’est Leconte de Lisle.
Pendant que, de toutes parts, on tresse des couronnes au front de François Coppée, on l’oublie, lui. Il fait paraître un livre, c’est-à-dire un chef-d’œuvre grandiose et sévère, on n’en parle jamais. Il se présente à l’Académie Française ; il obtient deux voix. Ce poète, qui sera la gloire de ce temps, dont les œuvres illumineront ce quart de siècle, si stérile en hommes, si pauvre en belles œuvres, on le méprise presque. Que voulez-vous que pense la foule ignorante, si ceux qui sont chargés de l’éclairer, et de lui apprendre à aimer et à respecter les grands hommes, les rejettent, comme insuffisants, et comme indignes ? Et n’est-ce point une honte que se donne l’Académie, en ajoutant à la liste de ses refusés, à Stendhal, à Balzac, à Gautier, à Baudelaire, à Flaubert, le nom de Leconte de Lisle ? On dirait que ce siècle épuisé et rachitique a horreur de ce qui est fort, et que le poids de tels génies est trop lourd pour ses faibles épaules.
Mais M. Halévy devient immortel. Il est le favori de la médiocrité, cette reine du monde. Après M. Halévy, un autre de même petite taille et ainsi de suite. Nous verrons successivement M. Claretie, M. Delpit, M. Ohnet, c’est-à-dire les éphémères, qui brillent un jour et qui le lendemain disparaissent sans laisser de traces.
Ô Victor Koning, tu es vraiment le Dieu d’aujourd’hui. Tu as donné ton esprit, ton âme à toutes choses, et ce siècle mérite d’être marqué aux épaules par tes initiales.
La littérature en justice §
Il existe, de par le naturalisme, un M. Desprez, lequel vient d’être condamné à un mois de prison et mille francs d’amende, pour avoir écrit un livre obscène. Là-dessus, quelques bons esprits s’émeuvent et s’emportent. Ils déclarent que c’est opprimer la pensée humaine que de la traîner ainsi comme une fille sur les bancs de la police correctionnelle et demandent assez généralement que la justice de mon pays veuille bien s’occuper des voleurs, des assassins et des banquiers, mais qu’elle laisse la littérature tranquille. L’éditeur Kistemaeckers qui a, paraît-il, publié les cochonneries de M. Desprez, profite de l’occasion pour lancer une profession de foi littéraire d’un admirable belgisme et donner, du fond de son petit musée secret de Bruxelles, une leçon à la loi française, leçon sévère, je vous prie de le croire. D’après ce Kistemaeckers, la littérature sera obscène ou elle ne sera pas. Ce Kistemaeckers est un crâne bonhomme.
Je n’ai point lu le livre de M. Desprez et ne le lirai pas. Ces choses-là ne m’intéressent nullement. Quand, sur une route, je rencontre une ordure étalée, je l’évite ; quand je vois certains noms en tête de certains livres, je passe rapidement en me bouchant le nez. M. Catulle Mendès, M. Maizeroy, Mme de Martel, et Mlle Colombier ont le don de me faire prendre la fuite. Ils ont beau dire : « Joli jeune homme, écoutez donc », je n’écoute pas. Outre que les petites histoires de ces éminents pornographes ne me dépravent pas du tout, elles m’ennuient considérablement. Je ne sais rien de bête, comme ces aventures écrites avec l’eau sale des bidets, et je pense qu’il faut vraiment avoir du temps de reste et une bien pauvre imagination pour se monter le cerveau avec ces récits de corps de garde ou de maison publique. Mais c’est un goût, ou plutôt un dégoût particulier que j’ai comme cela. Le public, malheureusement, n’est pas ainsi. On le voit bien aux éditions qui s’enlèvent, et plus il sait trouver en un livre de saletés, plus il y flaire d’ordures, et plus il l’achète.
M. Catulle Mendès, pour ne parler que de lui aujourd’hui, n’a vraiment de succès et ne gagne vraiment de l’argent que depuis qu’il nous roule dans les draps de lit de ses héroïnes, et qu’il nous les montre dans des positions que ne désavouerait pas la baronne. M. Catulle Mendès — cet Onan de la littérature, ce Charlot qui s’amuse peut-être, mais qui ennuie toute une génération — avait débuté par la poésie. En mesurant la longueur de ses cheveux impeignés, en admirant la crasse de ses paletots de bohème, il s’était dit sans doute qu’il ne ferait pas trop méchante figure comme poète, car les poètes se reconnaissaient alors à leur mauvaise tenue, et plus leur linge était sale et puant, plus leurs vers devaient étinceler et sentir bon. Mais les vers ne se vendaient pas. Il avait beau les orner de son portrait gravé à l’eau-forte — il eût peut-être mieux valu qu’il le lavât à l’eau pure — les volumes pourrissaient aux devantures des libraires. Aucun ne les achetait. Il essaya du roman et tâta du théâtre, partout il eut des insuccès et ne recueillit que des fours.
C’est alors qu’avec son flair de juif, il se lança dans la cochonnerie et qu’il ouvrit, dans le livre et dans le journal, une véritable maison de passe. Il avait trouvé sa voie, ce Rabagas des alcôves ardentes et des lits banals. L’obscénité était sa carrière. Il réussit tout de suite. Depuis, pas un auteur n’est aussi populaire que lui parmi les filles et les collégiens. Les filles ont ses œuvres complètes entre des jeux de cartes transparentes et des photographies obscènes. Il est reconnu que rien ne rallume les flammes éteintes des vieillards comme un bon Catulle Mendès appliqué à l’endroit qu’il faut, et quant aux collégiens, ils s’en vont en des coins écartés, loin de l’œil du pion, demander à l’auteur de Tous les baisers de solitaires joies.
De pareils livres — me pardonne mon ami Émile Bergerat — ont une influence pernicieuse. S’ils ne nous dépravent pas, nous autres, qui ne nous laissons pas prendre à ces airs de vieille entremetteuse, ils en dépravent d’autres, et, croyez-moi, le nombre en est grand. Je trouve qu’on a raison de les poursuivre et d’en condamner les auteurs. Cela n’a rien de commun avec la littérature et ne relève pas de la critique ; cela rentre dans la prostitution et relève de la police des mœurs. Du moment qu’on n’a encore autorisé personne à montrer son derrière en public et à forniquer sur les bancs des promenades ; du moment qu’on cueille, dans les pissotières, les jolis messieurs qui se livrent à des ébats que la nature réprouve, je ne vois pas, au nom de quel principe, on permettrait à ces livres de s’étaler sur les trottoirs et de raccrocher les passants aux devantures des libraires.
La littérature ne tient point tout entière dans ces livres, de même que les arrière-boutiques des parfumeuses ne résument point tout le commerce. S’il vous répugne, au nom d’une liberté mal entendue et d’une sorte de solidarité mal comprise, de traîner ces livres en justice, au moins mettez-leur sur la couverture une marque d’infamie qui les fasse reconnaître. Inscrivez ces étranges littérateurs sur des registres spéciaux, ainsi que cela se pratique pour certaines créatures ; faites des écrivains soumis, comme nous avons des filles soumises, et astreignez-les aux mêmes règlements sévères, aux mêmes surveillances déshonorantes. Mais tant que vous n’aurez trouvé rien de mieux que la police correctionnelle, pour les punir et nous en défendre, tenez-vous en à elle.
La pensée humaine n’a rien à voir dans ces aventures. Quand, sous prétexte de document, d’analyse, de naturalisme, elle tombe à d’aussi basses exploitations du vice, elle n’a droit à aucun respect, à aucune indulgence, à aucun indifférent mépris. Il est utile, pour les belles œuvres, désintéressées et sincères, qu’elles ne soient pas confondues, dans l’esprit du public, inhabile souvent à les juger, avec l’ordure et la spéculation de l’ordure. La police correctionnelle est excellente en cela qu’elle a marqué, et que l’odeur, quoi qu’on fasse et quoi qu’en dise, en reste longtemps.
Je sais bien qu’elle se trompe quelquefois, et pour un Desprez qu’elle condamne justement, elle s’attaque parfois aussi à Flaubert. Mais il en est de même de toutes les choses humaines. On cite les gens qui étaient innocents et qui ont été condamnés à mort. Vous n’empêcherez jamais les magistrats d’être des hommes, et les hommes des imbéciles.
Décorations §
Maginard ne quitte pas les antichambres des ministres ; tous les huissiers le connaissent et sont avec lui d’une familiarité qui pose tout de suite un homme. Dans les ministères et les grandes maisons de banque, rien n’est plus recherché que l’amitié d’un huissier, et le nombre des bassesses qu’on a faites pour l’obtenir est incalculable. On dirait que l’huissier porte en lui un peu de la puissance du maître. On plaisante avec lui et, quand on a pu dérider sa gravité et tenter un tutoiement timide, il semble que vous ayez conquis la fortune. D’ailleurs les huissiers mesurent leur bienveillance à la bienveillance du maître ; ils ne la donnent qu’à bon escient et ne la laissent jamais traîner sur des solliciteurs pauvres et des gens qui viennent demander justice.
Les huissiers appellent Maginard « Mon petit » ; M. Jules Ferry le traite de « cher ami », et Maginard, très courbé, le front dans la poussière, dit : « Monsieur le président », comme un prêtre en prières dit : « Sainte Vierge Marie ».
C’est pourquoi on l’a nommé chevalier de la Légion d’Honneur. Maginard n’est pas un écrivain, pourtant. Il ne possède aucun métier, sinon qu’on l’a connu, jadis, reporter, quêtant l’accident du jour, qu’il allait ensuite colporter de feuille en feuille. Puis il s’est mis à suivre assidûment les débats de la Chambre, et à en rapporter les échos de couloir, des bouts de conversation happés au passage, des indiscrétions qui courent les escaliers. On l’a présenté à un député, lequel le présenta à un ministre. De reporter, il est devenu domestique ; et il a gagné à cela beaucoup de considération. Tous les matins, il va chez le ministre, et le ministre lui commande la besogne de la journée, qui se compose d’entrefilets, pompeux et dénués de français, mais où la politique du maître est portée aux nues. Plus les actes sont criminels, plus les éloges sont enthousiastes. C’est là qu’on lit les choses les plus stupéfiantes de ce temps et qu’il est prouvé fort congrûment que nous ne sommes pas en guerre ; que nos soldats ne meurent pas au Tonkin ; qu’il n’y a point de Chinois, et que jamais la France ne fut plus prospère. Maginard excelle à dénaturer la vérité, et à enrubanner le mensonge. Il n’a d’ailleurs aucune idée à lui, et si, par hasard, il lui en vient, il les cache soigneusement, ce qui fait dire partout qu’il a l’oreille du ministre. Aussi l’entoure-t-on beaucoup et son prestige est-il énorme. Les demandes d’emploi pleuvent chez lui ; on s’adresse à lui pour mener à bien de petites intrigues malpropres, égayées de pourboires ; il a souvent en main des affaires dont il essaie de tirer de grasses commissions. Mais son crédit est plus apparent que réel, et il n’ose pas l’user pour les autres, parce qu’il peut en avoir besoin pour lui-même. Et puis, tout n’est pas rose dans ce métier. Le ministre n’est pas toujours aimable ; il a des impatiences qu’il faut savoir supporter, des fantaisies auxquelles on doit se plier silencieusement. Il faut que le dos et l’échine soient prêts aux coups comme aux caresses ; il est indispensable de recevoir une bourrade, de la même façon gracieuse qu’on reçoit un compliment. Maginard est fort habile en cet art et il ne sent pas le rouge lui monter parfois au visage. C’est à ces moments difficiles que son génie de pleutre et de courtisan éclate, et qu’il trouve des servilités admirables qui font tomber tout à coup la colère du ministre.
La politique ne suffit pas à Maginard, car il comprend qu’il faut mettre entre le ministre et lui un lien plus fort, moins facile à rompre et qui, rompu, laisse des traces bonnes à montrer plus tard. Des services politiques il descend volontiers aux services privés. S’il pouvait habiller le ministre, lui passer ses chaussettes, lui vernir ses bottines, lui brosser ses habits. Mais il y a une quantité d’autres petits services intimes et secrets qu’on n’aime point demander à son valet de chambre et dont Maginard se console et se contente. On raconte qu’un jour le ministre avait chargé Maginard d’une mission spéciale, à laquelle la politique était tout à fait étrangère. Cela avait nécessité quelques déboursés, et, dame, Maginard n’est pas riche encore. Il s’en vint un matin trouver le ministre et, avec mille précautions lui remit la note de ses frais.
— Qu’est-ce que cela ? s’écria le ministre d’une voix légèrement colère.
— Monsieur le ministre, répondit tristement Maginard, ce sont les frais, vous savez bien, pour cette affaire…
— Hé, monsieur, interrompit le ministre, en jetant la note au panier, il fallait me dire que vous ne pouviez pas me rendre ce service… un service d’homme à homme… J’aurais pris un commissionnaire — c’eût été moins cher.
Deux mois après, Maginard a été décoré, et, l’autre jour on a pu voir dans le Journal officiel, en regard de son nom, la traditionnelle mention : Titres exceptionnels.
Il y a quatre ans, après vingt-deux années de durs services dans les chasseurs d’Afrique, on réforma le vieux brigadier B… Son corps n’était que blessure. Toujours le premier aux moments du danger, le brigadier passait pour le plus intrépide soldat de notre armée d’Afrique. Dix fois on l’avait ramassé comme mort, sur les champs de bataille. La légende s’était emparée de ce brave, et en avait fait un héros d’épopée. La vérité est qu’en plusieurs circonstances, le brigadier, par son courage et par sa folie de l’en avant qui le faisait ruer sur l’ennemi, comme un boulet, sauva des corps expéditionnaires qui, sans lui, fussent restés dans le désert ou au fond des gorges des montagnes. N’ayant point de famille en France, et ne voulant point quitter l’Algérie, le brigadier demanda qu’on lui donnât un petit poste quelconque dont il pourrait vivre, car on n’amasse pas beaucoup d’argent à se faire tuer pour son pays, et aucun n’avait été plus prodigue de son sang que lui. Après beaucoup de difficultés, on le nomma garde forestier, et on lui confia un poste assez éloigné, dangereux, hanté par des pillards qui souvent venaient faire des rafles de bestiaux et inquiéter les colons. Le brigadier fut très heureux, car c’était toujours la guerre pour lui, et la vie tranquille, le repos, n’étaient point son fait. Il s’arma de deux fusils, de deux revolvers et d’une provision de cartouches, et s’en vint habiter, tout seul, la masure qu’on lui destinait.
Il passait son temps à surveiller les champs et la forêt. La nuit, s’embusquait dans les endroits particulièrement fréquentés des Arabes, faisait des rondes. Les pillards étaient toujours sûrs d’apercevoir l’ancien brigadier, son revolver à la ceinture, le fusil sur l’épaule, l’œil au guet. Bien des fois, ils avaient tenté de se débarrasser de cette surveillance gênante ; mais le garde, se souvenant des prouesses d’autrefois, avait su, par quelques exécutions terribles, répandre l’épouvante parmi eux. Souvent, la nuit, on avait entendu des coups de fusil, et, le lendemain, on avait vu des cadavres de voleurs étendus sur les champs, tandis que le vieux garde rentrait au petit jour, en caressant sa barbe et fumant sa pipe.
Une nuit, le garde se disposait à faire sa ronde coutumière, quand on ouvrant sa porte, il aperçut un grouillement de foule et, au-dessus, des canons de fusil qui reluisaient. Aussitôt un coup de fusil partit et le garde, tournant sur lui-même, s’abattit sur le pas de sa porte. Il se releva vite, barricada la porte, prit ses fusils, ses pistolets et ses cartouches, et, par une sorte d’ouverture taillée dans le mur de la maison, il se mit en devoir de résister et de se défendre. Chaque coup de fusil abattait un Arabe ; lui-même reçut six blessures. Il était couvert de sang ; ses forces l’abandonnaient ; mais il ne voulait point se rendre, et il attendait la mort, en se défendant comme une bête traquée.
Désespérant de le réduire, et, comme le jour venait, les bandits, craignant que les colons n’envoyassent des secours, mirent le feu à la masure. Alors le garde, usant des pauvres ressources que contenait sa cabane, voulut combattre l’incendie, comme il avait combattu les voleurs ; mais le feu gagnait, dévorant tout, et la toiture enflammée s’effondra sur lui. Meurtri, sanglant, les chairs brûlées, mais encore vivant, il s’arracha de dessous les décombres. Les Arabes avaient fui, et personne ne venait. Il appela, aucune voix ne répondit. Ses cheveux et sa barbe étaient grillés, sa main entièrement brûlée. Il se traîna pourtant, le pauvre vieux, eut la force de marcher pendant deux kilomètres et, succombant à la douleur, à l’épuisement, il s’écroula sur la terre et s’évanouit.
Durant trois mois, il demeura à l’hôpital, alité et mourant. Mais sa constitution était si robuste qu’on parvint à le sauver et à le guérir. Quand il fut sur pied, le gouverneur ordonna qu’on lui remît cinquante francs, et, comme il n’avait plus de masure où se loger, qu’il s’en allât à la grâce de Dieu.
Le garde sollicita une audience du gouverneur, qui la fit attendre très longtemps. On voyait le pauvre diable venir tous les matins au palais et repartir tous les soirs sans que M. Tirman eût le loisir de le recevoir.
— Comme c’est long dans ces baraques, disait-il en hochant la tête. Qu’est-ce qu’ils fichent là-dedans ?
Enfin, on l’introduisit auprès du fonctionnaire républicain.
— Que voulez-vous ? demanda M. Tirman. On vous a donné cinquante francs.
— C’est pas de l’argent que je demande, répondit le brigadier, c’est la croix que je voudrais.
— La croix ?
— Oui, la croix. Et je l’ai bien gagnée. J’ai toujours été bon soldat ; j’ai, à moi seul, autant de blessures que peut en avoir un régiment qui a été au feu… et puis, je pense que je me suis bien défendu, contre plus de cent Arabes, là-bas. Ce n’était pas pour moi, après tout, que j’ai fait ça, c’est pour vous. Je voudrais la croix. Vous la donnez à des gens qui ne la méritent pas comme moi… Donnez-moi la croix…
Le gouverneur sourit et, congédiant le garde :
— C’est bien, mon brave, dit-il, vous aurez la croix.
Le blessé partit.
Depuis de ce temps, il erre le long des routes, un bissac sur le dos. Il vit de ce qu’il trouve, des charités qu’il rencontre, des aumônes et du hasard. Quand on l’interroge, le pauvre vieux sourit ; puis il répond, d’un air obstiné, en montrant la boutonnière de sa veste de mendiant :
— J’aurai la croix, je l’aurai.
C’est Maginard qui l’a eue.
Un enterrement civil §
Murger agonisait. Un ami le prévint qu’un prêtre était là qui demandait à le voir un instant.
Le poète se souleva lentement sur son lit et d’une voix mourante :
— Un prêtre, murmura-t-il ? Dites-lui que j’ai lu Voltaire.
« Pauvre petit, ajoutait Veuillot, qui contait l’aventure, tu n’avais lu que M. About. »
M. About, qui passe pour avoir recommencé Voltaire, n’avait-il donc lu que M. About ? C’est bien possible. On vient de l’enterrer à son tour, et civilement, cela va de soi. Les obsèques ont eu lieu en grande pompe. Il y a eu quelques soldats, car il était décoré, quatre ou cinq académiciens, car il était de la maison, M. Jules Ferry, car il était athée, et puis des amis. Pour un homme d’esprit il faut convenir qu’il a eu un enterrement bien ridicule, et il est regrettable qu’il ne l’ait pas vu, de son vivant, car j’imagine qu’il s’en fût cruellement moqué, lui qui se moquait de tant de choses moins tristes et moins ridicules. Des jeunes filles, costumées en Alsaciennes, avec des cocardes tricolores, suivaient le convoi ; il y avait aussi un détachement de la Ligue des Patriotes ; le tout, couronné par un discours de M. Siebecker, qui a déclaré une fois de plus la guerre à l’Allemagne, et reconquis l’Alsace, comme il convient. Que les patriotes viennent hurler autour des statues de la place de la Concorde, qu’ils outragent des drapeaux flottants à des fenêtres d’hôtel, qu’ils se révoltent contre les brasseries où l’on mange des choucroutes, c’est au mieux. Mais vraiment, ils devraient bien respecter la mort pacifique et ne point venir troubler des tombes. C’est une chose curieuse et navrante à la fois, que quatre patriotes ne puissent plus maintenant se rencontrer quelque part, sans que des scandales s’ensuivent, et qu’il faille dans les cérémonies publiques les éviter, comme dans les foules, on évite les bravaches et les chercheurs de querelles.
Il est vrai qu’ils étaient, à cet enterrement, très à leur aise, et fort peu gênés de compromettre la dignité de quelque chose, puisqu’il n’y avait rien, puisqu’on n’avait trouvé rien de mieux que les patriotes, qui hurlent et bataillent, pour remplacer le prêtre qui chante des prières et murmure des consolations. C’est sans doute le cérémonial usité, en ces enterrements, lesquels ne se contentent pas de braver Dieu, et qui insultent la Mort, par surcroît.
Mais ce n’est pas tout.
M. Caro avait été désigné, par l’Académie, pour prononcer un discours, au nom de cette Académie qui venait d’élire M. About. M. Caro ne pouvait se soustraire à ce devoir, et on peut dire qu’il l’a magnifiquement accompli. Il avait été aussi désigné par la famille pour tenir un des cordons du poêle. Mais, cet honneur, M. Caro le refusa. Il ne voulut point sanctionner, par un acte libre, une manifestation contre laquelle il protestait et que ses croyances, en même temps que ses politesses, désavouaient hautement. Il démontrait de cette façon qu’il n’eût point honoré de sa présence cette fête de la mort sans Dieu, s’il n’y avait été forcé par son devoir d’académicien.
Nous félicitons M. Caro de ce grand courage. Car c’est un grand courage que de revendiquer les droits de Dieu, aujourd’hui qu’on l’outrage en tous lieux, qu’on le chasse de partout, et qu’on ne lui permet pas de faire planer son image au-dessus des cortèges de la mort. Et ce courage était d’autant plus grand que la foule qui était venue là se montrait hostile à un pareil acte d’indépendance et de dignité, et qu’elle faisait parade de son athéisme et de son irréligion.
Aussi, quand M. Caro prononça son discours, au moment où, avec un tact infini, une tristesse sincère et des allusions délicates, qui ne pouvaient blesser personne, il parla des sentiments politiques et religieux de M. About, quelques sifflets se firent entendre, et des protestations aussi déplacées que bêtes s’élevèrent autour de la tombe de celui qui fut si bien sifflé à Gaëtana. Les patriotes voulaient faire payer à M. Caro son noble refus de marcher à côté d’un corbillard que ne décorait aucun attribut religieux et que ne suivait aucun prêtre. Ces sifflets et ces protestations honorent M. Caro, qui, dans cette triste cérémonie, représentait la conscience des honnêtes gens.
Voilà donc ce qu’ont été les obsèques d’un homme dont tout le monde, ces jours passés, célébrait l’intelligence et vantait l’esprit. Une exhibition et une dispute. Il y avait vraiment, à tout cela, une grande tristesse, car on se disait que cet homme avait des filles, de pauvres enfants qui ne pouvaient pourtant que puiser dans la source des divines consolations, les consolations nécessaires à leur douleur. J’ignore comment leur père les avait élevées, s’il avait laissé s’épanouir dans leurs jeunes cœurs les croyances qui sont la beauté et la bonté de la femme, et qui mettent sur son visage quelque chose du sourire des anges, ou s’il avait tenté de fermer leur âme aux rayons de l’espérance éternelle ; mais je suis certain que, dans ces heures d’affliction où les fois les plus belles, les impiétés les plus endurcies, tournent vers le ciel des regards chargés d’implorations et de repentirs, ces jeunes filles auront davantage pleuré sur le père mort et qui s’en allait tout seul, sans un parfum d’encens, sans un chant de prières, sans un pardon, sans un espoir de voir le ciel s’ouvrir jamais pour soi et les êtres qu’on a adorés et qu’on ne reverra plus.
À quoi bon avoir été une lumière, une intelligence, un cerveau ? À quoi bon avoir rempli le monde du bruit de son nom ? À quoi bon avoir remporté des succès et s’être vu porter dans des triomphes, si tout cela doit périr et s’il faut partir ainsi qu’un chien, et s’enfoncer dans la nuit de la terre, sans que les passants se découvrent et pour qu’ils se détournent rapidement afin de ne point saluer vos dépouilles ? Ne vaut-il pas mieux rester un inconnu, un ignoré, un pauvre diable et s’en aller dans l’éternité, salué par le respect attendri et consolateur que laissent les corbillards des misérables, derrière lesquels marche le prêtre, en blanc surplis, et portant la croix, signe de notre rédemption ?
Élémir Bourges §
M. Élémir Bourges vient de publier, à la Librairie Parisienne, un nouveau roman. Sous la hache est un épisode terrible de la chouannerie vendéenne. L’intérêt n’y manque point, et le style en est d’une couleur savante, quelquefois d’une couleur de sang, comme l’époque qu’il raconte. Il y a dans ces pages une puissance sauvage qui fait frissonner, d’admirables paysages peints au couteau, on pourrait dire au couperet. J’ai retenu particulièrement un combat que chouans et bleus se livrent dans une église de village, et qui rappelle, par la fièvre et le mouvement, le fameux combat des blattiers du Chevalier Des Touches, de notre illustre maître Barbey d’Aurevilly.
M. Bourges ne m’en voudra pas de dire que je préfère à son dernier ouvrage, malgré toutes ses qualités de style et d’invention, le magnifique roman qu’il publia l’année dernière, Le Crépuscule des dieux, lequel, comme tous les beaux livres et comme toutes les œuvres d’art pur, a fleuri doucement dans la nuit. Cette étude, sombre et vengeresse, de la fin d’une race royale, qui s’écroule dans le sang, dans la boue, dans la sanie, était le début de M. Bourges en littérature, et on ne pardonne pas au débutant isolé, qu’aucune camaraderie de boulevard ne porte, de se relever par un chef-d’œuvre, et Le Crépuscule des dieux était presque cela.
M. Alphonse Daudet avait, en ses Rois en exil, traité le même sujet, avec ses afféteries de joueur de guimbarde et sa pauvre petite vision de félibre resté bohème, là où il eût fallu la grande envolée du poète et la sévérité justicière de l’historien. Il a dû faire une bien laide grimace en lisant le livre de M. Bourges, qui lui montrait combien le talent pouvait élargir encore les larges sujets. Car c’est M. Bourges qui, véritablement a écrit les vrais Rois en exil, et nous les a fait voir, non point à travers les cancans de journaux et les petites anecdotes de café de la vie parisienne, mais à travers les épouvantables effondrements des races surmenées qui se pourrissent, des fortunes volées qui se désagrègent, des vices et des crimes longtemps impunis et qui finissent par recevoir leur châtiment, d’autant plus terrible qu’il s’est fait plus attendre. Et voyez la justice des choses : Les Rois en exil ont obtenu un grand succès, et Le Crépuscule des dieux a été à peine lu.
M. Élémir Bourges, qui est un des meilleurs chroniqueurs du Gaulois, a écrit, pendant deux ans, le feuilleton dramatique au Parlement, lequel, ayant plus de tenue que de tirage, a disparu un beau matin. C’était le seul journal, assez peu inféodé au monde du théâtre, et assez peu gourmand de places gratuites, pour assurer à son critique la pleine liberté de ses appréciations. Il est peu probable qu’aucune feuille, parisienne ou non, politique ou littéraire, ait le courage, en s’attirant M. Bourges, de s’attirer en même temps la haine des directeurs et la mauvaise volonté des secrétaires généraux. Car M. Bourges n’est point le critique ignorant et soumis tel que l’a fait la perversion du théâtre moderne ; c’est le critique indigné et savant, tel que le créent la solide éducation littéraire et le respect de soi. Je jurerais que M. Bourges n’a jamais mis les pieds dans les coulisses d’un théâtre, qu’il ne connaît ni un acteur, ni un secrétaire, ni un directeur, ni un librettiste, qu’il n’a fait la cour à aucune étoile d’opérette, de drame ou de comédie, et qu’il dédaigne d’apparaître aux banquets de la critique, ces banquets que préside M. Auguste Vitu, et auxquels feu Scribe doit sourire, du haut des cieux, sa demeure dernière. J’imagine qu’il pousse l’ignorance de sa profession jusqu’à rester inconnu des ouvreuses et des contrôleurs, et qu’on ne le voit point mêlé aux groupes bien-pensants où trône M. Sarcey et au-dessus desquels flottent comme un drapeau les cheveux de M. Lapommeraye. Et puis, l’on m’a dit qu’il avait, aux premières représentations, une façon d’être et d’écouter tranquille et solitaire qui manquait du goût parisien le plus élémentaire et ne pouvait, par conséquent, le ranger au nombre des Tout-Paris.
Enfin il a le mérite rare et curieux de penser par lui-même, de penser juste, de savoir beaucoup et d’écrire ce qu’il pense et ce qu’il sait en un style brillant, spirituel et élevé.
Je n’étonnerai donc personne en disant que M. Bourges professe pour le théâtre d’aujourd’hui le plus souverain mépris. Il est sans pitié pour les imaginations aliénistes du dramaturge à la mode, et les succès de commerce ne lui disent rien qui vaille. Nul ne montre mieux que lui le vide effrayant de ces œuvres applaudies et leur incurable imbécillité. Il sait démonter, avec un art d’ouvrier habile, toutes ces pièces chétives, dont le mécanisme enfantin et rouillé grince horriblement sous ses doigts impitoyables. Des fétiches adorés par la foule, il fait un petit monceau de poussière, et il arrache de leur piédestal les statues glorieuses élevées par la toute-puissance de la réclame à la toute-puissance de la bêtise.
Comme il ne se sert, pour son œuvre de saine démolition que de bons et solides arguments ; comme les lettres mystérieuses, les avis discrets, les visites et les recommandations ne produisaient sur lui aucun effet, on avait pris le parti de se dire, pour se consoler un peu : « Il ne compte pas ». Et on ne l’invitait pas aux soupers de centièmes. C’est juste, du moment que Sarcey compte, M. Bourges ne peut compter. Il ne compte pas, parce qu’il n’a jamais voulu galvauder son talent dans les complaisances et les camaraderies, parce qu’il travaille beaucoup et qu’il ignore l’intrigue, parce qu’il sait oublier Augier avec Shakespeare, M. About avec Voltaire, M. Dumas avec Beaumarchais, parce que, à cette époque où l’on n’aime plus rien que l’argent et les vanités qu’il procure à ses courtisans, M. Bourges aime la littérature, les délicates et intimes jouissances qu’elle donne à ses élus. Stendhal, montrant Julien Sorel, au milieu des séminaristes, ses compagnons d’étude, dit : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent. »
Puis, plus loin : « J’ai assez vécu pour savoir que différence engendre haine. »
M. Élémir Bourges, avec son savoir solide, son jugement robuste et subtil, avec sa passion d’idéal et sa fierté, au milieu de ses confrères, est trop différent. Je ne sais si, du haut de leur ignorance et de leur mauvaise foi, ses confrères le haïssent, mais à coup sûr ils le dédaignent. Et c’est ce dédain surtout qui nous le fait aimer. M. Bourges se consolera, en donnant, chaque semaine, au Gaulois, sa brillante chronique, et en publiant, l’année prochaine, un nouveau roman qu’il achève en ce moment, et que tous ceux qui le connaissent affirment être un livre du plus étrange et du plus beau talent.
La noblesse et la littérature §
Nous ne sommes plus au temps où les belles lettres étaient, en quelque sorte, l’apanage des grands seigneurs, où les d’Aubigné, les La Rochefoucauld, les Montesquieu, les Chateaubriand illuminaient une époque de leurs œuvres. À mesure que nous avançons, la noblesse française va se découronnant davantage de ces privilèges de l’esprit. Hormis le duc de Broglie et le vicomte d’Haussonville, nous ne rencontrons plus, dans ses rangs, de ces écrivains passionnés de littérature, comme tous les autres temps nous en ont donné.
Il y a bien encore, de-ci de-là, quelques amateurs, mais en si petit nombre et de si mauvaise qualité qu’il vaut mieux n’en pas parler, et l’on regrette qu’ils aient, un instant, abandonné leurs chevaux, leurs chiens, leurs palefreniers pour des délassements supérieurs pour lesquels ils ne sont pas faits. Nous les voyons très bien dans les bottes du jockey ou sous la blouse bariolée de clown et la perruque poudrée du marquis de Saint-Lambert, et les manchettes de dentelles de M. de Buffon leur sont des ajustements fort ridicules, aussi ridicules que l’étaient au geai de la fable les brillantes plumes du paon.
Aucun ne laissera même pas quelques pages volantes de ces mémoires piquants et joliment bavards, comme beaucoup en écrivaient au dix-huitième siècle. La raison est, qu’à part des anecdotes de tailleur et des propos d’écurie, aucun n’a plus rien à dire, plus rien à conter. Il serait pourtant intéressant que l’un d’eux, entre une cabriole au cirque Molier et une partie de quinze au club élégant, voulût bien nous confier quelques notes historiques sur l’abaissement intellectuel de leur milieu social. Celui-là ne ferait point une mauvaise besogne, ni une sotte affaire.
À quoi cela tient-il ? À beaucoup de causes particulières qui amènent chaque jour, plus graves et plus irrémédiables, les abdications morales de cette vieille société française ; cela tient surtout au cosmopolitisme financier dont elle s’est laissé envahir et dont elle s’est assimilé les goûts malsains, les passions âpres, les plaisirs sans idéal, les corruptions sans grandeur. Le monde parisien, dont on a vanté toujours, par un reste d’habitude, d’entraînement, les politesses, les délicatesses, et, Dieu me pardonne, l’esprit aussi, ne se compose plus guère que d’étrangers venus de tous les coins de l’Orient se ruer à la curée française, sans autres préoccupations que les affaires d’argent et les conquêtes de la vanité en étalant un grand faste, semant l’or à pleines mains, décorés de titres bizarres et de renommées douteuses, parfois sanglantes. On les a tenus à l’écart pendant quelque temps, puis on leur a entrebâillé la porte d’un club, d’un salon ; et un beau jour on s’est trouvé tout étonné de les voir installés en maîtres partout. À Paris, si l’on résiste quelquefois à un homme, on ne résiste ni à ses paires de chevaux, ni à ses voitures, ni à ses maîtresses, ni à ses chasses. La fusion s’est donc opérée au point que cette fusion ressemble beaucoup à une conquête. Car, depuis, nos pauvres noms français font bien piteuse mine et sont en quelque sorte perdus au milieu de ces noms étrangers, à désinences barbares. Et les salons parisiens, quand on lit dans les journaux le compte rendu des fêtes, des dîners et des bals, nous apparaissent comme des casinos de stations thermales où vient se donner rendez-vous toute la pègre cosmopolite.
Cette invasion, à main armée… de billets de banque, a eu des conséquences sociales dont l’effet, par un travail inconscient et rapide, se fait cruellement sentir aujourd’hui. Elle a pour ainsi dire dénationalisé la société parisienne en bouleversant ses habitudes, en lui imposant des goûts nouveaux, en ébranlant chaque jour son génie d’antique politesse, en ajoutant aux vices aimables d’une civilisation déjà attaquée aux moelles les décompositions des civilisations orientales, décadentes et pourries.
Ce qui restait d’idéal et de grandeur épars, dans ces écroulements commencés, a disparu ; ce que l’on pouvait attendre d’espérances et de redressements héroïques, aux jours difficiles, tout cela s’est enfoui. L’invasion est complète, non seulement dans les salons, mais aussi dans les cœurs. Nous n’avons même plus de jeunes gens ; ce sont les leurs qui se sont installés à leur place, partout, jusque dans les lieux de plaisir, où l’on ne rit plus d’ailleurs, car cette jeunesse est triste, mal élevée. Jetés, presque enfants, à la Bourse, n’ayant appris qu’à gagner de l’argent, ils ne se sont jamais arrêtés aux belles études généreuses, ni aux sublimes rêves de l’art. À dix-sept ans, leur cerveau n’a jamais travaillé qu’à des combinaisons de chiffres, et leur âme ne s’est éveillée qu’à la douceur des gains rapides ou à l’angoisse des pertes vertigineuses. La gaîté n’habite point ces cœurs hantés d’inquiétudes, oppressés par les terreurs des liquidations et ne battant qu’au tintement de l’or et au froissement des billets de banque. Jeunesse morte aux belles choses de la vie, qui a communiqué une partie de sa mort à notre jeunesse, prise aussi des folies énervantes du million et qui se tourne vers la Bourse, comme vers le seul temple où repose la seule divinité qu’on puisse désormais adorer.
Aussi, quand on voit un homme de ce milieu emporté à la déroute, un jeune homme surtout, qui pourrait si bien faire comme les autres, se redresser et lutter victorieusement contre le courant qui entraîne autour de lui les choses et les êtres, pêle-mêle, celui-là, on doit le saluer doublement, car son mérite — à mérite égal — est plus grand que celui d’un simple bourgeois ou d’un homme du peuple, qui ont pour les porter au combat la volonté et l’ambition puissante de s’élever et d’arriver.
M. le vicomte Melchior de Vogüé est un de ces jeunes hommes courageux qui cherchent autre part que dans la fortune et la vanité mondaine d’un beau nom des jouissances ardentes, des intérêts nobles.
Écrivain de talent, instruit, chercheur, passionné d’art et de belles lettres, ce n’est point un littérateur d’occasion qui égaye ses heures d’oisiveté, en composant pour un salon ou pour une représentation de club, des saynètes ridicules, en argot de cabinet de toilette. Il est de la forte race de ces écrivains qui ont choisi la littérature, non point comme un passe-temps dont on s’amuse, non point comme une profession dont on vit, mais comme une vocation d’instinct vers laquelle leur esprit les a portés par une irrésistible et naturelle pente. M. de Vogüé est vraiment un homme de lettres, dans la belle et tranquille acception du mot, et non pas un gendelettre, lequel sent toujours le boulevard, le café et le journal. Qu’ambitionne-t-il ? L’Académie peut-être, où il ferait très bonne figure et où il entrera très certainement. Mais j’imagine qu’il ambitionne surtout, en ce moment, les jouissances délicates et sereines que l’art procure à ceux qui le servent.
M. de Vogüé publie chez l’éditeur Calmann-Lévy, Les Nuits d’hiver, des études russes du plus haut intérêt, et qui avaient déjà paru à la Revue des deux mondes, où elles avaient obtenu un succès très vif. M. de Vogüé a été, je crois, secrétaire d’ambassade à Pétersbourg ; il a fait du peuple russe une étude spéciale, parfois profonde, et d’autant plus neuve que beaucoup d’écrivains français nous ont donné, jusqu’ici, M. Tissot par exemple, les idées les plus fausses de ce peuple, en des livres mal écrits — aussi mal écrits qu’ils étaient mal informés.
Les Nuits d’hiver sont une série de nouvelles, à la manière de Tourgueneff, très pittoresques, très dramatiques, et toutes pleines d’observations sincères, curieuses, de vues modernes, avec un tour hardi de pensée. On sent que M. de Vogüé a la très rare et très excellente habitude de penser par lui-même et de n’être jamais embarrassé par les préjugés étroits et conventionnels de son monde. Sous la forme dramatique de ses récits, on sent aussi un esprit politique d’une grande netteté et d’une sagacité pénétrante, qui ne va point sans une mélancolie profonde, comme il arrive à tous ceux qui connaissent les hommes. M. de Vogüé me charme surtout par les qualités de poète qui sont en lui, et qui complètent admirablement l’observateur et l’historien qu’il est à un haut degré. Il éprouve devant la nature des sensations vives, des émotions lyriques qu’il sait rendre en un style coloré, très artiste, abondant d’expressions, un style d’impression et de mouvement où l’image des choses surgit éclatante et nette, où l’âme des êtres apparaît avec ses joies et ses douleurs d’humanité.
M. Melchior de Vogüé s’est montré, en ce volume, écrivain de grand mérite, et j’ai plaisir à constater qu’il continue la grande tradition des écrivains-gentilshommes qui dotèrent la littérature française de tant de chefs-d’œuvre, et dont les petits-fils semblent aujourd’hui ne plus illustrer que par leur ignorance et leur mépris des belles choses, les races qui s’éteignent et les sociétés qui s’en vont.
Victor Hugo §
Plein de gloire, rassasié de jours, bercé au murmure universel des respects et des deuils, Victor Hugo s’en est allé. Mais son âme demeure resplendissante comme un soleil dont l’humanité est tout illuminée. Aucune impure haleine, pas même celle de la mort, n’a pu éteindre « le grand Flambeau ». La nuit n’est point sur cette tombe, de laquelle monte, auguste, l’aube rajeunie de l’immortalité.
Comment saluer cette vie nouvelle ? Quelles paroles retrouver qui soient dignes de sa grandeur sereine ? Par quels chants, par quelles musiques évoquer cette figure souverainement terrible et souverainement bonne, qui se voile aujourd’hui de clartés et s’endort aujourd’hui dans la lumière ? Est-il possible de raconter cette existence presque surhumaine, de la résumer en quelques lignes ? Et n’est-ce pas, ici, plutôt un cri perdu, une inutile acclamation, qui disparaissent dans la pieuse et immense rumeur des foules ? Essayer de fixer quelques traits de cette personnalité qui fut un monde, et dont chacun exigerait des volumes et des poèmes, n’est-ce point une tentative folle ? L’œil est petit et il embrasse des lieues, a dit le poète. L’admiration aussi est petite, et elle n’embrasse pas souvent, hélas ! le génie.
Victor Hugo est né avec ce siècle qu’il devait remplir, à lui seul, d’une gloire ineffaçable. Fils d’un général d’Empire, Léopold-Sigisbert, comte Hugo, sa vue d’enfant fut frappée de tout l’éclat militaire de cette époque. Il assista aux revues empanachées, au retour des armées victorieuses, au défilé des drapeaux conquis, des canons vaincus qui baissent leur gueule de bronze. Il vit dans la cour des Tuileries s’embarrasser les carrosses de tous les souverains d’Europe vassale. Et son esprit reçut le premier éblouissement de l’homme mystérieux et pâle qui faisait trembler la terre, du « passant formidable » qu’on voyait aller et venir dans la tempête, de Napoléon. On peut dire que Napoléon fut le vrai père de Victor Hugo. Le poète est né de cette épopée. Et il est resté, jusqu’au bout, malgré les haines criminelles, malgré le criminel exil, fidèle à son origine. Même en ces derniers temps, il ne pardonnait pas au plus grand historien moderne, au premier évocateur des figures et des mœurs disparues, à Michelet, dont il disait : « Vous êtes l’Himalaya », d’avoir osé toucher à l’Homme.
La révolution que Napoléon fit dans l’âme humaine par la politique et la guerre, Victor Hugo la continua et la compléta par la littérature. Tous deux procèdent du même mouvement qui entraîna hommes et choses, sentiments et systèmes, à la fin du dix-huitième siècle. Ils sont les marcheurs de la même impulsion, de la même poussée.
J’ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire
, s’écrie le poète dans les Contemplations.
D’un côté, le Code civil qui affranchit l’homme, de l’autre la préface de Cromwell, qui affranchit la pensée de l’homme.
Cette préface, l’évangile révolutionnaire du romantisme, renverse un par un, et les règles falotes, et les bornes aveugles, et les préjugés rampants. Sans effort, net, comme en posant sur elles son doigt d’Hercule, Victor Hugo réduit ces froides divinités en poussière. Les trois unités de la tragédie classique s’évanouissent, le drame shakespearien, ardent, sublime, renaît. Et l’on voit s’effondrer les palais romains, les colonnades grecques, s’enfuir les fantômes surannés, comiquement empêtrés dans les plis des tuniques et des péplums. C’est la vie qui entre avec l’air et la lumière. La langue, qui se mourait, ressuscite en une explosion magnifique de mots retrouvés et nouveaux qu’elle avait oubliés et qu’elle ne connaissait pas. Les oreilles qui s’étaient montrées choquées du « mouchoir » risqué timidement sur la scène par Alfred de Vigny, entendirent avec délice le torrent de substantifs et d’épithètes retentissants qui roulait sur la vieille rhétorique abattue et les vieux systèmes déracinés. En même temps, à la froide et plate prosodie des Delille, des Baour-Lormian, des Andrieux, des Lebrun, succède, avec les Odes et ballades, les Feuilles d’automne, avec tant d’œuvres pleines de rêves et de pensée, un vers d’un charme non encore goûté, un vers abondant et scintillant, et « beau sans le savoir ». Ce vers chante comme la musique, évoque comme la peinture, modèle comme la sculpture. Même une sorte de génie d’architecture semble présider à la construction des rythmes qui s’élargissent, s’enflent comme les voûtes sonores, se dressent comme les portiques, sur les inébranlables assises des marches de marbre et des pontons de fer.
Le théâtre, le roman le poème, qui s’étaient faits coterie, redeviennent foule. Le clavier du génie humain reprend toutes ses notes méprisées et brisées. Et de bas en haut, du grotesque au sublime, le monument s’élève, semblable à la cathédrale gothique, dont la forêt de piliers et de colonnettes abrite tout un monde chimérique et réel, angélique et démoniaque, dans l’enchevêtrement des feuillages de pierre.
Dès lors, Victor Hugo a tout conquis. Il a été le fleuve impétueux qui emporte toutes choses fracassées, au courant de ses eaux colères, qui se creuse des lits nouveaux à travers des terres nouvelles ; puis il est redevenu la source, la source inépuisable et sereine, en laquelle le ciel se reflète et où chacun vient remplir ses urnes et s’abreuver. De sa pensée ont jailli des rayons, dont les plus éclatants sont Théophile Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle. Et partout est passé un peu de l’esthétique, de la vision et de l’imagination du maître. Sa présence invisible se fait partout sentir. Les âmes se façonnent sur la sienne, on voit avec ses yeux, on aime avec son cœur, on hait avec sa haine. C’est l’âme inspirée du siècle, c’est la pensée de l’humanité.
Je ne puis suivre Victor Hugo dans son œuvre et dans sa vie. D’ailleurs, sa vie est connue, et ses œuvres, qui ne les sait par cœur ? On peut dire que sa vie se résume en ce mot : Amour, ses œuvres en cet autre mot : Vision.
Le grand poète a été un visionnaire sublime. Son regard semble fasciner les choses sur lesquelles il se pose. Tout objet fixé par lui prend un relief énorme. Même à distance, quand il décrit des pays où il n’est jamais allé ; même historiquement, quand il peint les époques lointaines, tout entières couvertes de la poussière du passé, les hommes, les villes, les bêtes, les bois, tout surgit, tout s’anime, tout ressuscite avec un fracas de vie extraordinaire. Peut-être encore plus que dans ses vers, ce trait caractéristique est marqué dans sa prose, où le lyrisme de la description découle de la propre intensité de son intuition impitoyable et mystérieuse. Il est tellement ouvert aux impressions qui effleurent à peine le commun des esprits doués et vibrants qu’il trouve cette expression admirable et étrange : « l’oreille voit ». Toutes ses facultés, en effet, ont l’air d’yeux braqués sur tous les points à la fois. Il n’est d’horizons si lointains qu’ils n’atteignent, de murailles si épaisses qu’ils ne percent, de tombes si profondes dont ils ne soulèvent le couvercle, de fronts si obscurs qu’ils n’illuminent. C’est l’Œil effrayant qui regardait Caïn. Il est dans le passé, il est dans l’avenir qu’il éclaire de lueurs prophétiques. Il évoque ce qui doit naître, comme il ranime ce qui est mort, avec une magnificence et une toute-puissance de Dieu. Cette force atteint un tel degré, en ce prodigieux génie, qu’elle sera, je crois, un fait unique dans l’histoire littéraire, politique et humaine. Le grand poète a été la Bonté. Il a aimé l’humanité, comme le Christ l’aima, d’un amour infini. Élargissant les bornes ensanglantées des patries, prêchant la communion des peuples, l’oubli des races, la fin des conquêtes, il a pleuré sur les misères, il a pansé les plaies, essuyé les larmes ; il a relevé tous les vaincus, consolé tous les captifs, vengé toutes les injustices. Il a tenté d’arracher l’homme aux proies des trônes effarés, aux échafauds des sociétés peureuses, et sa voix retentissante, faite de tendresse et de pitié pour les misérables, de colères et de supplications hautaines pour les puissants, a dominé, chaque fois que l’homme était menacé, le tumulte des intérêts oppresseurs et des lois homicides.
Et puis, il a chanté les attendrissements divins qui entourent l’enfance fragile ; il a fait de la femme une faiblesse sacrée ; de la faiblesse une puissance, et de la puissance un pardon. Les petits, les humbles, les pauvres, les déshérités, les malades, il leur a donné la première place dans le royaume féerique de son œuvre, qui est doublement immortelle par le génie de l’artiste, et la bonté de l’homme.
Et tous diront, pour Victor Hugo, ce que Victor Hugo disait de Napoléon dans son « Ode à la colonne » :
Oh ! va ! nous te ferons de belles funérailles.
Émile Zola §
La querelle qui avait éclaté entre M. Émile Zola, la Censure et le ministère, est maintenant apaisée. Peu à peu elle s’éteint dans les anecdotes potinières du petit reportage. On est allé recueillir précieusement l’opinion des directeurs de théâtre, et c’est à M. Brasseur, penseur grave, qu’est resté le dernier mot en cette affaire. M. Goblet essuie ses blessures. M. Turquet, rasséréné, rêve à de vagues circulaires, et la Censure est sauvée. Merci, mon Dieu.
L’opinion — je parle de l’opinion publique — a été généralement favorable à M. Émile Zola. Pourtant il s’est rencontré bien des récalcitrants, non pas seulement parmi les minuscules crotteux du journalisme, qui ne sont pas à compter, mais encore parmi nos confrères qui ont situation dans la presse, et dont la pensée passe pour être pavée de bonnes vérités. Et j’ai pu me convaincre, une fois de plus, et très nettement, que, si le politicien est l’ennemi-né du littérateur, le journaliste ne le cède en rien, sur ce point, au politicien. Je ne veux pas approfondir aujourd’hui cette question, je me borne à l’indiquer.
Ce qui m’a frappé surtout, dans ce qu’on a écrit à propos de Germinal, c’est la haine que la critique bourgeoise garde toujours contre M. Zola. Elle ne s’exprime plus de la même façon que jadis ; elle met des gants, se pique une fleur à la boutonnière, et daigne sourire entre deux grimaces. Pour avoir changé de manières, pour avoir rentré ses vieilles pattes d’oie sous des manchettes de dentelle, croyez-moi, elle est restée tout à fait la même, c’est-à-dire tout à fait féroce. Ce n’est plus le temps où elle représentait M. Zola comme une sorte d’être farouche et de dangereux anarchiste de l’art, écrivant au haut d’une barricade, avec de la dynamite. Non, elle le dépeint aujourd’hui avec un toupet de filasse sur le crâne, une grosse caisse entre les jambes, et s’égosillant, à la parade, pour appeler les badauds dans sa baraque. Du révolté noir de poudre, elle a fait un pitre barbouillé de fard. La bonne foi, vous le voyez, n’a pas changé ; le costume seul diffère.
C’est une chose curieuse, vraiment, qu’un homme ne puisse plus, maintenant, confesser une foi littéraire, combattre pour une idée parce qu’il la croyait juste, belle et féconde, sans qu’on l’accuse d’être mû par des désirs bas de réclame et des avidités d’argent. Il lui est interdit d’aspirer à un idéal artiste, qu’il juge supérieur à celui des autres ; il ne peut avoir une préférence ou marquer un dégoût, on lui refuse le droit de se défendre quand il est, de toutes parts, vilainement attaqué, non seulement dans les réalisations, mais dans les intentions de son œuvre ; on lui refuse surtout le droit d’être riche et illustre. Et il faut que cet homme se laisse béatement exploiter, voler, calomnier, vilipender. S’il pousse un cri, alors ce n’est que de la vanité ou le besoin pervers de faire retentir son nom sur la foule des imbéciles et des gobe-mouches. Car enfin, pourquoi ? Qui donc les luttes littéraires passionnent-elles encore ? Ne savons-nous pas que l’art a, depuis longtemps, abdiqué sa souveraineté aux mains des agioteurs et des croupiers, et que, chassé des temples où brûle la lampe sacrée, il se réfugie dans les banques où luit le chiffre d’or ?
La haine qui, à travers beaucoup d’admiration, je m’empresse de le dire, poursuit encore M. Zola, est facile à connaître et à déterminer. Elle vient de son grand talent, d’abord, car les médiocres ne pardonnent pas aux forts d’être des forts ; elle vient ensuite de ce que M. Zola s’est poussé tout seul dans la vie. Car c’est la jouissance égoïste des médiocres de s’imaginer qu’ils sont pour quelque chose dans la gloire d’un écrivain et de s’écrier en chœur : « C’est moi qui l’ai découvert. » Or le malheur veut que M. Zola se soit découvert lui-même. Il n’est le produit d’aucune camaraderie ; comme tant d’autres, il n’est point sorti des fabriques ordinaires de renommées. Soutenu par la force seule de son génie, par l’âpre ténacité de son courage, il a marché droit devant lui, et il a fait sa trouée magnifiquement. Il ne s’est abaissé à aucune concession ; il n’est point entré dans les compromis, les soumissions, les grandes intrigues et les petites lâchetés dont se compose la vie des lettres… et le voilà.
Ses débuts pourtant ont été douloureux, et les amertumes ne lui furent pas ménagées. Quand il commença de briller au-dessus de la tourbe des littérateurs embrigadés, quand, avec sa parole ardente, qui donne la foi, il se mit à prêcher l’évangile de la doctrine nouvelle, une immense clameur d’indignation s’éleva autour de lui. Dans les ateliers, les journaux, les cafés littéraires le nom d’Émile Zola devint le synonyme d’une grosse injure, d’une obscénité outrageante que l’on se jetait à la face, au cours des discussions et des polémiques. Les revues de fin d’année le traînèrent dans les vomissures de leurs couplets, on le chansonna au café-concert. Puis, de ces centres intelligents d’où s’envolent les modes d’une heure et les gloires d’un jour, bulles de savon sitôt crevées, ce nom descendit jusque dans la rue où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous :
— Va donc, eh Zola.
Les vrais artistes savent ce qu’il faut de vaillance pour rester, je ne dis pas insensibles à ces injustices, à ces moqueries, à ces insultes, mais assez libre de ses facultés, assez confiant en soi-même, pour continuer la lutte et ne point succomber sous le découragement, brisé, comme tant d’autres, par l’ignorance éternelle et l’éternelle routine. Il est long et cruel, le martyrologe des artistes : les larmes et le sang l’ont rougi à plus d’une page. Bien qu’il souffrît de ces persécutions, non seulement M. Zola ne se découragea pas, car il ne se sentait pas de goût pour le métier de martyr, mais il tint tête à la meute déchaînée des hurleurs, et, afin de les obliger à se taire, il leur lança ses livres à la tête et les assomma à coups de chefs-d’œuvre.
Aucun homme, en ce siècle, n’a été plus sottement plaisanté, plus durement insulté que Zola, aucun sinon Manet, qui partagea avec son ami et son défenseur cette première consécration enviable du mépris. Comme Zola, Manet avait un tempérament de lutteur, réfractaire aux concessions, mais plus nerveux que l’écrivain ; d’une constitution plus délicate et d’une sensibilité plus affectable, le peintre subissait plus douloureusement les injustices ; et les attaques, si elles ne l’ont pas tué, ont du moins hâté sa fin.
De même que Zola poursuit un beau rêve de littérature, Manet avait rêvé un beau rêve d’art. Il avait tenté de ramener le dessin aux admirables synthèses des primitifs, de chasser la nuit des ateliers, d’y faire entrer à flots la clarté ; il avait tenté de mettre de la vision dans l’œil des peintres, de la vie bouillonnante dans leurs tubes refroidis, de l’air, du ciel, du soleil, sur leurs palettes boueuses. Et c’est pour cela qu’on l’outrageait.
Aujourd’hui, Manet est mort, dans la foi de son art, glorifié par ceux-là mêmes qui l’avaient jadis méprisé. La haine se tait aussi pour Zola, en attendant la glorification définitive ; du moins, peureusement, elle aboie de loin, s’abritant derrière des remparts d’éloges et, désespérant d’atteindre l’écrivain dans son talent, elle cherche parfois à frapper l’homme dans sa dignité. En vain. M. Zola nous a donné, dans ce temps si indulgent aux compromissions quelconques, l’exemple presque farouche d’une dignité rare, qu’il faut savoir admirer plus encore, peut-être, qu’on admire son talent ; car le talent de l’artiste s’embellit encore de la dignité de l’homme.
Savoir admirer, c’est l’excuse des humbles comme nous, qui peinons, dans les journaux, à d’obscures et inutiles besognes, et c’est ce qui nous distingue des misérables gamins destructeurs inconscients du beau, à qui toute grandeur, toute éloquence, toute vérité échappent. Réunion de blagueurs, multitude grimaçante de cabots qui n’aiment que l’exagération du mot, le grincement bête du rire, le drapement théâtral des douleurs, qui voient toutes choses à travers des cinquièmes actes de mélodrame ou de vaudeville, et qui forcent la nature et la vie à se plier à toutes les déformations de l’esprit… esprit de concierge et de chroniqueur.
Les conteurs §
La production littéraire se fait, de jour en jour, plus énorme, plus menaçante. Le livre monte, déborde, se répand : c’est une inondation. Il s’échappe en torrent des librairies encombrées, croule en cascades jaunes, bleues, vertes, rouges, des étalages vertigineux. On ne se fait pas une idée de tous les noms, arrachés des profondeurs de l’inconnu, que cette marée déferlante soulève un instant sur le dos de ses vagues, roule pêle-mêle, comme des brins de goémon, contre les galets, et rejette ensuite, en un coin perdu de la grève, où nul ne passe, pas même les voleurs d’épaves. M. Guy de Maupassant, par une grande habileté et par un grand talent, a su préserver son nom de ces destinées. Non seulement ce nom surnage au-dessus du flot, mais il brille sur la mer de livres comme un phare.
Personne, plus que moi, n’estime le talent de M. de Maupassant. Parmi ses œuvres, déjà nombreuses, il en est trois ou quatre de définitives et qui resteront. C’est, je crois, le plus bel hommage qu’on puisse adresser à un écrivain, en ce temps de littératures qui passent, à peine saluées par Aujourd’hui, et dont Demain ne gardera pas le souvenir. Quelques rares critiques ont reproché à M. Guy de Maupassant d’éparpiller ses forces en récits écourtés, au lieu de les condenser en de gros ouvrages. Ce reproche me semble injuste car M. de Maupassant se meut avec infiniment plus d’aise et de grâce dans le conte que dans le roman, et puis le conte est un genre charmant et très français, qui a doté notre patrimoine littéraire de beaucoup de chefs-d’œuvre. Je ne vois pas bien ce que l’on gagnerait, en obligeant l’auteur de Bel-Ami à n’écrire désormais que des romans, et je vois tout ce qu’on y perdrait. M. de Maupassant est le maître du conte ; personne ne lui dispute cette place, au contraire. Chacun s’efforce à le hisser si haut au-dessus de tous les conteurs passés, présents et futurs, que bientôt on n’apercevra plus de lui que des rayons. Ses apparences physiques auront disparu, et le moment n’est pas éloigné, où M. de Maupassant sera devenu une abstraction, une sorte de dieu apothéotique, le Conte lui-même. Sûr de sa divinité, dans le conte, M. de Maupassant ne devra pas se résigner facilement à n’être qu’un demi-dieu, dans le roman.
Dans le roman, les choses ne se passent pas de la même façon. Il n’est personne qui se puisse vanter d’être un héros unique et absolu. Chacun tient pour quelqu’un. Ceux-ci adorent Zola, ceux-là sacrifient à Flaubert ; d’autres se prosternent devant Goncourt, d’autres devant Daudet ; il en est qui font leurs oraisons à M. Claretie et à M. Richebourg. Montépin lui-même a des temples dans le cœur des concierges. Donc, le roman ne nous donne pas une divinité incontestable. Il existe autant de dieux que de romanciers ; je pourrais même dire : que de lecteurs, et pour un esprit supérieur comme l’est celui de M. de Maupassant, ce n’est point chose désirable que d’aspirer à une divinité si banale qu’elle peut être conquise par tout le monde, aussi bien par M. Ohnet que par M. Jules Barbey d’Aurevilly, ces deux pôles de la littérature contemporaine. Je sais que les bulletins de la bibliographie à tant la ligne prétendent que la littérature commence à M. de Maupassant, et finit avec lui ; à les en croire, M. de Maupassant détrône Flaubert, éclipse Zola, efface Goncourt, éteint Huysmans ; tout le monde sourit un peu de ce grandissement démesuré, et l’on cherche vainement dans ses œuvres le pendant de L’Éducation sentimentale, de Germinal, de La Joie de vivre, de Germinie Lacerteux, de À rebours. M. de Maupassant lui-même, qui a autant de modestie qu’il possède de talent, doit commencer à trouver que la réclame dépasse parfois le but, et qu’elle est souvent gênante. Certes, M. de Maupassant mérite une place enviable, à côté de ses maîtres, mais il comprend qu’il a encore des efforts à tenter, et des œuvres à donner, pour sauter les bancs de l’élève, à la chaire du maître. Les œuvres, il les donnera, j’en suis convaincu ; le maître, il le sera. Il faut seulement que quelques années aient passé.
En attendant, le conte lui appartient, le conte est sa propriété exclusive, et cette propriété en vaut une autre, quand on la sait cultiver. Boccace, La Fontaine, Voltaire revivraient de nos jours, qu’ils n’auraient aucune chance d’arriver à la célébrité et qu’ils seraient condamnés à n’être que de très petites gens devant M. de Maupassant. Notez que je parle sérieusement, et que c’est avec une conviction profonde que je déclare que M. de Maupassant crée, dans ce genre, des chefs-d’œuvre immortels et qui ne périront pas : Boule de Suif, le Cochon de Morin, Le Retour, À cheval, Pierrot, sont d’admirables, d’incomparables choses, destinées à rester comme des modèles, dans notre littérature française, éternellement.
Je pense, néanmoins, qu’on rend un assez mauvais service au jeune écrivain, en disant chaque jour, qu’hormis ce qu’écrit M. de Maupassant, il n’est rien qui vaille et je suis persuadé qu’il est le premier à en être confus et affligé. Ces emportements de la mode ont cela de terrible qu’ils ne peuvent durer, et plus les éloges ont été exagérés, plus l’indifférence arrive, un jour, irréparable et profonde. D’ailleurs, ils sont presque toujours injustes, non pas dans la personne qu’ils exaltent, mais dans les personnes qu’ils oublient et qu’ils sacrifient à la férocité d’une admiration unique. On dirait vraiment que notre siècle est trop faible pour porter le poids de plusieurs admirations.
M. de Maupassant est un maître dans ce genre délicat et difficile : le conte. Il n’est pas le seul maître ; il en a écrit quelques-uns qui sont comparables en beauté à ceux que l’on nous propose tous les jours comme modèles ; je crois cependant que la gloire de Balzac n’en est ni atteinte, ni diminuée, que Barbey d’Aurevilly a mis, lui, dans de courts récits, des frémissements de passion, des visions rapides, d’éblouissantes synthèses, qui valent bien l’exactitude de M. de Maupassant. Je connais des contes de M. Jules Lemaître qui m’ont donné des sensations poignantes de nature et d’humanité, et hier encore, je lisais un livre de M. Paul Hervieu : L’Alpe homicide, qui mérite qu’on s’y arrête longuement, et qu’on goûte ce parfum étrange et sauvage d’une littérature très personnelle et très vivante.
On ne peut comparer M. de Maupassant à M. Paul Hervieu. Chacun de ces deux écrivains a sa personnalité différente, son idéal d’art différent, sa méthode différente. Mais chacun est un maître, dans le conte. J’ajouterai même que M. Hervieu me paraît concevoir de plus grandes choses, et que ses paysages de la montagne, à la fois épiques et exacts, me semblent gonflés d’une vie plus noble, d’une profondeur plus mystérieuse, d’un amour de la nature plus âpre et en quelque sorte plus divinisé, qu’ils laissent au cerveau plus de pensées, au cœur plus d’émotions, que les paysages de M. de Maupassant, admirables aussi, mais où l’âme de la nature et la vérité humaine ont passé à travers une sécheresse et un scepticisme d’analyse qui les diminuent, les rapetissent au lieu de les grandir. M. de Maupassant, à force d’analyse et de détails, arrive à représenter exactement les êtres et les choses ; M. Hervieu nous les montre dans des raccourcis qui les fixent définitivement, en même temps qu’ils leur donnent des prolongements : cette sorte de mystère et d’inquiétude qui flotte autour de la vie.
Mais on perdrait son temps à vouloir démontrer au public qu’il peut y avoir place, pour d’autres écrivains, à côté de M. de Maupassant. C’est une opinion qui n’aurait aucune chance d’être admise, et les meilleurs raisonnements du monde, et les faits les plus éclatants, n’y pourraient rien. On ne revient pas facilement sur les idées universellement admises, et chacun des hommes de lettres porte toujours la marque des impressions premières et des premiers jugements. Aussi M. de Maupassant est un conteur. Il aurait beau s’élever par une œuvre pleine de souffle, jusqu’aux sommets de l’art ; il pourrait aujourd’hui nous donner un roman éclatant de force, une comédie sublime, il ne sera jamais qu’un conteur. La critique — j’entends celle qui compte, celle qui a une action sur le gros public, la critique dont les éditeurs encombrent les quatrièmes pages de journal — a représenté de tout temps l’auteur d’Une vie et de Bel-Ami comme un conteur. C’est chose jugée et définitive. Heureusement aussi que, par la même occasion, il a été décidé qu’il serait le seul conteur de son temps. Ce serait folie, à n’importe quel auteur, de vouloir acquérir une réputation, à côté de M. de Maupassant.
La province §
À entendre les chroniqueurs illustres et même ceux, parmi les jeunes hommes, qui aspirent à le devenir, en buvant de crépusculaires absinthes à Tortoni, il n’y a que deux races d’hommes dans l’univers, races parfaitement déterminées et antipodales l’une à l’autre : les Parisiens, c’est-à-dire des êtres merveilleux, parés de toutes les qualités du cœur, de toutes les grâces de l’esprit, et les provinciaux, c’est-à-dire des brutes, assez semblables à des marmottes qui dorment des sommeils de six mois, au fond des trous, ou bien encore pareils aux hérissons qui se roulent en boule, sous des amas de feuilles sèches. Lorsqu’ils veulent marquer d’une façon irrémédiable le mépris qu’ils ont de quelqu’un, ils disent de lui, avec un air de supérieure impertinence et de sacerdotal dégoût : « Pouah ! C’est un provincial ». Et voilà un homme perdu dans l’esprit des boulevardiers. On peut très facilement effacer une condamnation pour vol ; on ne se lave jamais d’une réputation de provincialisme. C’est une tare indélébile. Or il ne faut pas se dissimuler qu’il existe en France plus de trente-quatre millions de gens indélébilement tarés : situation morale qui doit réjouir l’étranger, ainsi que disent les graves écrivains qui dissertent, chaque jour, sur les événements européens.
Ce mépris et cette redoutable division ethnographique, on les doit à M. Nestor Roqueplan, qui est resté un dieu dans le monde où l’on vaudevillise. Ce M. Nestor Roqueplan, qu’on nous représente toujours, dans les mots de la fin, comme le raffinement intellectuel, et aussi comme le virtuose passionné, génial et charmant, du scepticisme, croyait au Parisien. En distillant sa philosophie, il avait découvert une mystérieuse substance qui faisait du Parisien un être d’exception, et qu’il vendait aux badauds, enfermée dans des flacons de parfumerie, sous l’étiquette de « Parisine », et comme recette contre le provincialisme. Pour M. Nestor Roqueplan, en dehors de Paris et de sa parisine — hommes, bêtes et choses — rien n’existait. Ou, si cela existait, c’était à un tel état de vie obscure, de vie embryonnaire, qu’on pouvait affirmer que, réellement, ça n’existait pas. Quand il rencontrait un ami, il lui demandait : « Connaissez-vous rien de plus bête qu’un marronnier ? » Et l’ami, qui était généralement M. Gustave Claudin, s’en allait, écrasé par tant de prodigieux esprit, et il clamait à tous les vents de la chronique : « Ah ! ce Roqueplan, quel génie ! » M. Roqueplan eût souhaité de varier la plaisanterie en y faisant participer les autres arbres, mais le marronnier était le seul arbre dont il sût le nom, à cause de celui du 20 mars, sans soute, qui excitait la verve des chroniqueurs de ce temps-là, qui sont les chroniqueurs de ce temps-ci, heureusement. Peut-être aussi, croyait-il que les marrons poussaient tout rôtis sur les plaques de tôle percée des Auvergnats : il croyait à tant de choses, ce sceptique. Deux fois, il fut obligé de sortir de Paris, et il fut tellement irrité, tellement froissé, tellement outragé dans sa supériorité et dans son élégance maquillée de Parisien, par la vue odieuse des arbres, qui n’étaient pas en zinc, des fleurs qui n’étaient pas en papier, des mers qui n’étaient pas en percaline verte, des moissons, des horizons qui n’étaient pas peints à la détrempe sur des rouleaux de toile, qu’il se mit à invectiver la nature, à la cribler de pauvres sarcasmes, à la traiter enfin comme une vieille actrice qui a cessé de plaire aux avant-scènes. À ces pratiques, où l’on reconnaît plus de naïveté encore que de perversité, il gagna une illustration qui dure encore.
M. Nestor Roqueplan a fait beaucoup d’élèves. Ce sont, pour la plupart, des gens excessivement notoires — quelques-uns même excessivement glorieux — et qui mènent l’opinion publique, le goût du public, par la main ou par le nez, ou par quelque membre que ce soit. Comme il arrive toujours, les élèves renchérissent sur le maître, et, il faut en convenir, Roqueplan est aujourd’hui bien dépassé. Il est curieux de savoir comment ces observateurs de la vie comprennent la province et les provinciaux. Le portrait qu’ils font de ceux-ci et le tableau qu’ils font de celle-là sont vraiment amers.
La province est une sorte de terrain vague, vaseux par-ci, pierreux par-là, à la surface duquel, au premier abord, on ne distingue rien. Cela semble inhabité. Un vent de mort a soufflé sur cette pauvre chose, à moins que, plausible hypothèse, la Vie, lasse d’avoir créé tant de merveilles à Paris, ne se soit arrêtée dans son œuvre et n’ait pas voulu franchir ce morne espace, car la Vie est bien trop parisienne pour cela. Au-dessus, le ciel est lourd, l’air pesant et malsain ; des miasmes, de partout, s’exhalent. À peine a-t-il fait quelques pas sur ce sol maudit, dans cette atmosphère empestée, que le Parisien le plus spirituel et le plus gai, se sent devenir stupide et morose. Le Parisien stupide… Oui, la province a produit ce résultat, qui paraissait impossible. Elle en a produit bien d’autres, plus effrayants encore. Je connais un écrivain, très illustre, qui était venu en province, pour y écrire un roman vertueux, et qui tirât surtout à plus de cent mille exemplaires ; l’écrivain a dû renoncer à cette chimère. Le provincialisme — cette substance vénéneuse — envahit aussitôt le Parisien, l’atrophie, le terrasse. Ses brillantes facultés se paralysent, son cerveau se vide de toutes les choses délicates qui l’ornaient. Et le voilà semblable à quelque larve inconsciente. En vain veut-il se rappeler qui remplit jadis, lors de la création, le rôle de Ménélas dans La Belle Hélène, il ne le peut pas. C’est au prix des efforts les plus pénibles qu’il revoit, vacillante lumière, Christian dans La Grande-Duchesse, et que la grande figure de Paulus lui revient, apothéotique encore, mais incertaine et brouillée. Il avance pourtant au milieu de cette désolation. Nulle part, aucune trace de vie, pas le moindre cordon de bec de gaz annonçant la cinq centième représentation d’une opérette en vogue. Il ne respire plus, il étouffe ; il se rend compte qu’aucun poète ne pourrait, dans ce milieu inhabitable, rimer le plus petit couplet de café-concert. Et, mélancoliquement, il se prend à songer à Paris. Hélas ! c’est l’heure délicieuse où l’on voit passer sur les boulevards M. Édouard Philippe. Ah ! quelle nostalgie… Des foules enthousiastes se précipitent vers des gouffres de lumière, empressées à se fortifier aux généreuses moelles de M. Albin Valabrègue. Et il entend de musicales rumeurs plus douces à l’oreille que les harmonies d’un céleste orchestre ; ce sont les critiques et les ministres, les députés et les gommeux, les banquiers et les savants, les poètes et les grandes dames, et les collégiens aussi, et les mendiants, et les maîtres d’hôtel, et les concierges, deux millions d’âmes, enfin, qui discutent pour savoir si Audran vaut Varney et si Varney vaut Lacôme.
Il avance toujours, et enfin il finit par apercevoir, étendues par terre, immobiles, des formes bizarres, gluantes, qui rappellent vaguement la forme humaine. Il les examine avec dégoût, les soulève du bout des doigts, en faisant une grimace. Qu’est-ce que cela ?… Est-ce une bête inconnue ? Un germe d’homme avorté, ou bien le triomphe du mollusque avant le règne définitif du Parisien ? Est-ce que cela parle ? Est-ce que cela mange ?… Il voit, au bord d’un trou qui sert probablement de bouche à cette chose repoussante, de la bave verdâtre, comme il en pend au mufle des ruminants.
— Qui es-tu ? demande le Parisien.
— Hélas ! tu le vois, répond la chose… Je suis le provincial.
— Mais pourquoi es-tu couché ainsi ?
— Que veux-tu que je fasse ?… Je n’ai pas de théâtre où aller… Jamais dans mon pauvre cerveau ne pénétra la divine lumière qui rayonne au front de Burani… Alors je dors et je broute…
— Pourquoi ne travailles-tu pas ?
— À quoi ?… Nous n’avons rien, nous autres, pour travailler… Ah ! si Brasseur voulait venir chez nous, si seulement nous pouvions posséder Lassouche ou Grassot…
— Grassot ?… Mais il est mort.
— Tu vois bien… nous ne savons rien, nous autres… Nous sommes voués à l’éternelle ignorance… Ici, c’est le royaume des ténèbres.
— Il n’y a donc pas d’usines en province, de terre à remuer, de commerce à tenter ?… Tu ne peux donc être ni médecin, ni notaire, ni propriétaire, ni juge, ni poète, ni magistrat ?…
— En province, il n’y a rien… Et nous ne pouvons être rien… Laisse-moi dormir.
— Mais tu pourrais au moins regarder ce qui est autour de toi…
— Regarder quoi ? Est-ce qu’il y a des arbres, des fleurs, des horizons… Il n’y a rien, je te dis… Laisse-moi brouter la terre… Et va-t-en… Car l’air est mauvais à ceux qui s’aventurent ici… Et dans un jour, tu serais pareil à moi… Retourne à Paris… Les théâtres sont rouverts…
— Et si tu possédais des théâtres, comme là-bas, tu serais régénéré ; la vie en toi refleurirait.
— Dame ! je le crois, puisque c’est ce que disent les Parisiens.
— Eh bien, attends, pauvre diable… Sois résigné, pendant quelques jours encore… Je t’enverrai Coquelin.
La postérité §
Elle arrive déjà pour des hommes que nous avons connus, que nous avons aimés, et qui nous semblent morts d’hier, à peine, tant ils sont mêlés encore à nos disputes quotidiennes, à nos passions et à nos rêves ; elle arrive sans tout ce cortège aveuglant des camaraderies complaisantes et des intérêts farouches, sans tous ces mirages et tous ces mensonges, dont se fabriquent le succès des uns et le martyre des autres. Mais elle ne dresse pas que des apothéoses. Si elle ouvre, toutes grandes, les portes de lumière, à ceux-là qui furent dédaignés ou honnis, étant d’esprit trop libre et d’âme trop fière pour ce public d’esclaves que nous sommes, elle rend aussi plus pesante la nuit du cercueil et plus profond l’oubli à ceux qui, de leur vivant, virent l’éphémère monde lauréer leur front chétif. On a beau multiplier les monuments et les statues en l’honneur des médiocres heureux, rien ne demeure de ces constructions frêles et de ces fragiles images ; le temps use les mauvaises pierres aussi vite que les mauvais talents, il efface sur les bronzes durs, ainsi que sur la molle mémoire des hommes, les noms qui y furent gravés par la routine et par l’ignorance.
Et je songe avec mélancolie aux acclamés du jour qui, tous les soirs, s’endorment au son berceur de leur immortalité. Quand on a été — comme M. Alexandre Dumas, comme M. Émile Augier, comme M. Meissonier, comme tant d’autres dont la renommée sonore complète ce quart de siècle — que le résumé servile des amusements, que la forme d’esprit bourgeoise d’une époque, la distance du triomphe momentané au définitif oubli n’est pas plus longue que celle qui sépare la maison où l’on meurt, de la fosse où l’on vous ensevelit sous des fleurs muettes et fanées aussitôt. Car les époques se hâtent, et chacune apporte avec elle ses chansons et ses faux dieux, ses gloires, chansons qui se taisent, faux dieux dont les autels s’effondrent, gloires qui, brusquement, s’évanouissent et rentrent dans le grand silence des choses mortes. Aussi en ce métier harassant et douloureux des lettres, le brave artiste doit accomplir son œuvre, sans s’inquiéter de ce qui s’agite et bourdonne autour de lui, et les oreilles et le cœur fermés à tout ce qui n’est pas les musiques chères et les chères souffrances de son rêve, il passe, sans s’arrêter, devant ces hurlantes baraques, élevées à tous les carrefours, où chacun peut se payer de la gloire en pain d’épices, comme on va, dans les offices spéciaux, s’acheter de l’honneur en ruban.
Je faisais ces réflexions en lisant le Journal des Goncourt, livre curieux, toujours, souvent poignant, comme la confession d’un ami, désenchantant aussi, comme un voile qui se déchire sur des intimités imprévues — trop tôt révélées peut-être — enfin, tel quel, en son décousu, en son déshabillé irrévérencieux de la vie notée à la hâte, un maître livre, où l’on sent vibrer à chaque ligne l’âme des deux nobles artistes qui le vécurent et qui l’écrivirent. Il y a bien des nerfs dans ce livre, bien des sensibilités exacerbées ; il y a un perpétuel lancinement d’une blessure qui saigne encore, blessure causée par la longue et bête indifférence où on les tint ; il y a, perçant les fiers mépris, une aspiration irritée, et, pour ainsi dire, maladive vers le succès — qu’ils avouent, d’ailleurs, avec une sincérité touchante et mâle. Par conséquent, il est impossible qu’il ne glisse pas, çà et là, d’involontaires partis pris et — M. Edmond de Goncourt me pardonnera cette franchise — quelques fâcheuses injustices. Cette injustice, je la trouve surtout dans plusieurs passages du Journal se rapportant à Gustave Flaubert. Il me semble qu’ils n’en ont point parlé, comme ils auraient pu, comme ils auraient dû le faire, et cela m’attriste un peu. Il eût été beau, cependant, de voir les Goncourt, devançant la postérité, bâtir à ce « grand bonhomme » devenu par la mort leur grand aïeul, le monument de gloire qu’il attend encore et que d’autres bâtiront qui ne furent pas connus et aimés de lui.
Ces réserves faites, j’ai entendu, au cours de ce livre qui remue tant d’hommes et secoue tant d’idées, qui dévoile tant d’intimités, qui brave tant de confidences et ramasse tant d’indiscrétions, qui a très souvent la gaillardise et l’irrespect des mémoires secrets, j’ai entendu comme un écho précurseur de la postérité. À coup sûr, ce n’en était pas la voix grave, dictant par la classique bouche d’airain les solennels arrêts et les jugements implacables : c’en était en quelque sorte le vagissement. Mais ce vagissement de l’histoire littéraire contemporaine, je l’écoute et je le retiens, car ce qu’il exprime sur certains hommes correspond trop exactement avec ce que beaucoup sentaient depuis longtemps et n’osaient formuler. Mille personnages défilent devant nous, les uns célèbres, les autres déjà oubliés, presque tous restitués dans une habileté surprenante de notation, avec leurs tics, leurs manies, leurs gestes, leur pensée nue et un peu du mystère de leur âme. Quelles vanités, si solides soient-elles, résisteraient à la féroce franchise de ces constatations ? Parfois ce n’est qu’un trait, un contour, ou bien un enveloppement de la ligne, ou bien un jet de lumière vive sur une plaque d’ombre, et voilà un homme déshabillé des pieds à la tête. Et nous nous disons : « Quoi, ce n’était que cela ! » Tel est, dans ce genre d’évocation rapide, Nestor Roqueplan, surpris, un matin, dans sa chambre. On le voit, on le connaît, on l’a percé à jour, ce compliqué, ce raffiné, ce Parisien redoutable, si fort vanté pour son esprit qui ne s’éleva pas au-dessus de la muflerie parodiste d’un aphorisme retourné, pour son élégance de vieux beau caricatural, qui consistait à porter des chapeaux sans bords et des gilets en velours d’Utrecht. Mais je ne veux pas m’attarder, bien que très amusants, à ces croquis de fantoches disparus.
De ce fourmillement de gloire de pantins, de héros et de polichinelles, trois figures émergent qui repassent sans cesse ; à peine quittées d’un côté pour être reprises de l’autre, et revenant, chaque fois plus riches d’un détail caractéristique, d’un accent qui les achève, d’un angle qui les parfait, toutes les trois différentes d’aspect et de célébrité presque égale : Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor. Notre génération les connaît encore, la génération qui vient les connaîtra plus par les anecdotes qui se transmettent des vieux aux jeunes que par leurs livres, car on ne les lira guère. Ils ne sont déjà plus de notre temps. Ont-ils été du leur ? Quand on secoue sur eux la poussière de nos bibliothèques, et qu’on les interroge, il semble qu’ils n’aient gardé qu’une valeur archéologique, une beauté conventionnelle de ruine, célébrée par Joanne et par Baedeker pour la curiosité des touristes. Auprès de Balzac, de Stendhal, de Heine, de Flaubert, à qui la mort refait tous les jours une immortelle jeunesse, ils prennent des allures d’ombres errantes ou formes évanouies de spectres. C’est qu’avec des qualités rares et brillantes qui suffisent à la contemporanéité qui les acclame, ils ne possédaient pas les dons supérieurs qui font les œuvres fortes et durables : le sens de la vie et l’amour de la nature. Et c’est de cela qu’ils meurent. Les écritures changent, le verbe se renouvelle, les écoles s’abolissent et font place à d’autres, mais dans les évolutions des choses, dans le recommencement incessant des modes, l’homme reste la source immuable et jamais épuisée des plus nobles études, des plus nobles émotions de l’artiste. À côté de l’histoire des faits politiques, des architectures et des costumes, il y a l’histoire des âmes, et c’est celle-ci qu’on demande à qui possède une pensée et tient une plume. Tout en eux a été artifice et convention depuis les préciosités analytiques, les retournements de sensation auxquels se plaisait Sainte-Beuve, jusqu’aux formidables paradoxes de Gautier, le plus doué, pourtant, le plus artiste des trois, et qui a volontairement caché l’homme de son œuvre et s’est immobilisé dans un rêve de pierre.
Les grandes époques n’avaient pas de critiques, elles se contentaient d’avoir des artistes. Aujourd’hui les critiques, qui sont impuissants à créer quoi que ce soit, pullulent ; c’est devenu une armée retentissante et glapissante, à laquelle rien ne résiste. Sous prétexte d’analyse, de psychologie, de morale, de saine littérature, ils s’installent dans les œuvres d’autrui, à peu près comme des soldats envahisseurs dans un pays qu’ils ont ravagé et conquis. Malgré Joseph Delorme, en qui chantait un poète, malgré Volupté, où, sous les subtilités agaçantes et les mièvreries de sentiment, l’observateur promenait parfois d’étranges lumières sur les ténèbres de l’amour, Sainte-Beuve est demeuré seulement un critique. Ce qu’il y avait en lui de poète et de créateur s’est desséché dans ce desséchant métier. Par son énorme influence et son universel crédit, il pouvait beaucoup pour la littérature, et il ne lui a rien donné, pas plus de lui que des autres, il ne lui a rien donné que des critiques, de l’esprit très fin, très méchant, très contourné, une intelligence très vive et très myope, aussi habile à saisir les petits côtés d’un homme sans en voir les grands, un art extrême à fleurir les épigrammes et à ciseler les ironies, une dextérité de prestidigitateur à faire prendre les coups d’épingle qu’il appliquait à pleine peau pour de prodigieux coups de sonde dans les profondeurs de l’intellect humain, une grâce apprêtée et minaudière de vieille coquette à jouer ces petits jeux académiques dont le mécanisme suranné dissimule mal les ridicules et les puérilités, et c’est tout. Ni une générosité, ni une bravoure et l’instinctive horreur du vrai, du simple, du vivant et la peur du nouveau. Jamais il ne s’intéressa spontanément à un jeune talent. Il fallait pour qu’il parlât des écrivains, que ceux-ci fussent morts depuis deux siècles ou qu’ils lui arrivassent vieillis de succès. Baudelaire, les Goncourt qui furent ses protégés et amis, durent attendre dix années de durs labeurs, de luttes pénibles, de doutes angoissants, avant que Sainte-Beuve daignât faire comprendre au public qu’il les connaissait. Et l’on se demande avec tristesse si l’auteur des Lundis, par les résultats de son influence et de ses jugements, fut véritablement supérieur à M. Francisque Sarcey et à M. de Pontmartin.
Quant à Paul de Saint-Victor, ça n’a été qu’un bruit, un bruit cacophonique et discordant de mots, dans une mascarade de phrases. Quelqu’un a dit de lui : « C’est un clairon dont la sottise déchire le cuivre ». S’il avait pu n’être qu’un clairon… Mais c’était tout un orchestre ! Et quel orchestre ! Un orchestre enragé et hurlant, comme on entend dans l’Inde du Sud, au seuil des temples bouddhiques. Et, sous les retentissements des gongs, sous les miaulements de rebecs, sous les éternuements de cymbales fêlées de ses phrases, l’esprit le plus étriqué qui fût, une vision bornée de professeur, une esthétique de Prix de Rome, un asservissement à tous les préjugés, à toutes les routines, aux pires conventions, un rabâchage exaspérant de tous les clichés bourgeois. Durant le temps qu’il rêvait à l’art, sa seule doctrine a été de détruire l’originalité, le tempérament, la personnalité chez l’artiste, et de le ramener à la plate copie de ce qu’il appelait l’idéal grec. Lui aussi, il croyait que les Grecs avaient inventé une beauté spéciale, un idéal de songe, une fantaisie chimérique des lignes, tout un monde de féerie entrevu à travers des rêves de poètes et des sommeils de dieux. Il en était encore à ignorer que, non seulement les plus sublimes statues de la Grèce, mais la plus humble de ses poteries, ont été la copie exacte, fervente du seul dieu qu’elle ait adoré, du seul idéal qu’elle ait pratiqué : la nature.
Bientôt de cette trinité qui étincela sur le monde littéraire, il ne restera que quelques méchancetés étoupées de Sainte-Beuve, que quelques métaphores hardies, que quelques rythmes charmants d’Émaux et Camées et le légendaire gilet rouge d’Hernani, lequel — ô désillusion suprême — n’était point rouge, mais rose, d’un rose à désespérer les pâlissantes fleurs roses, aimées de M. Paul Bourget. En les tirant pour quelques minutes de l’indifférence où ils commençaient de sommeiller, les Goncourt, qu’ils l’aient voulu ou non, ont sonné le glas posthume de leur irréductible mort.
Et l’on se prend d’une plus grande fierté et d’un plus grand amour en songeant à Flaubert. Au moins la gloire de celui-là est d’un solide métal, que le temps revêtira d’une patine de jour en jour plus belle.
Et l’on se dit que, si nous n’étions pas le peuple de vaudevillistes que nous sommes, La Tentation de saint Antoine, cet admirable livre, où Flaubert crie toutes les tortures et tous les doutes de son âme, serait déjà notre livre national comme l’est en Allemagne, le Faust de Goethe.
Une nouvelle pédagogie §
Il s’écrit vraiment, en ce temps de lumière, de très curieuses choses. Bien entendu je parle de ce qui s’écrit dans la critique solennelle, influente et vénérée, qui va du reportage des soiristes légers et danseurs aux lourds et balourds arrêts des massifs écrivains de la Revue des deux mondes. Qu’elles s’expriment en calembredaines plates ou bien en prudhommies du poids de mille kilos, ce sont toujours les mêmes opinions, respectueuses des mêmes vieilleries. Une seule et même pensée de rétrécissement intellectuel circule sous la boîte crânienne des critiques. Ils n’ont qu’une âme pour eux tous et ils sont deux mille ; leurs gestes seuls diffèrent. Me permettra-t-on de faire une exception en faveur d’artistes précieux, qui, comme MM. Gustave Geffroy, Émile Hennequin, Gustave Kahn, ont une esthétique très nette, très haute, très personnelle, et qui la défendent avec beaucoup de talent, beaucoup d’élévation et beaucoup d’inutilité, hélas !
À propos de La Puissance des ténèbres, la critique a été unanime dans le dénigrement. Elle était d’ailleurs solidement appuyée et absolument couverte par les jugements préalables de M. Alexandre Dumas fils, de M. Émile Augier, de Victorien Sardou, qui n’aiment pas qu’on vienne déranger leurs petites combinaisons théâtriculesques, et à qui le traducteur de Léon Tolstoï avait eu la malencontreuse et très comique naïveté de demander leur avis. L’avis a été ce qu’il devait être.
C’est peut-être très beau, ont-ils répondu, du haut de leurs trois cents représentations, mais c’est impossible en France.
Ce qui, depuis Voltaire, lequel avait deviné Scribe et préparé Edmond Gondinet, s’est répété cent mille fois, afin d’étouffer Shakespeare, afin d’étouffer tout ce qui inquiète et déroute les visées médiocres et les énormes vanités de nos illustres auteurs dramatiques. En France, qu’il vienne de Russie ou de Montmartre, dès qu’un homme de génie apparaît, c’est comme dans les bois hantés par les loups. À chaque pas on aperçoit des écriteaux avertisseurs, avec ces mots : « Prenez garde au génie. » Et je vous prie de croire que chacun prend garde au génie, comme chacun prend garde aux pièges à loups de nos forêts. On s’écarte, effrayé.
Donc, la critique s’en est donné à cœur joie sur La Puissance des ténèbres, une bien jolie raison sociale pour elle, cependant. Elle a d’abord déclaré que la pièce russe, étant russe, et non point parisienne, on n’y pouvait rien comprendre ; ensuite, elle a jugé que c’était un vieux mélo, parce qu’on y voit un infanticide, et qu’il y a des infanticides aussi dans les tragédies de M. Dennery. Puis, si l’opinion a été la même chez tous, il y a eu quelques variantes chez quelques-uns, dans les gestes. Celui-ci qui se pose en révolutionnaire paisible, en novateur centre-gauche, en homme partisan des nouvelles formules d’art, pourvu qu’elles restent à l’état d’hypothèse, a soutenu que les mots d’argot ne lui déplaisaient pas, ne le choquaient pas, quand il en fallait. Il résulte malheureusement de ces libérales doctrines qu’il n’en faut jamais, que jamais, et nulle part, ils ne se trouvent à leur place. Celui-là a répandu l’éloge : un éloge si gêné, si embarrassé, si honteux, qu’on sentait très bien que, si quelqu’un était venu lui dire, avec des raisons approximatives, que La Puissance des ténèbres était une mauvaise pièce, et Tolstoï un simple pornographe, cela l’eût soulagé extrêmement. Au fond, de tous côtés, aussi bien dans l’éreintement que dans la louange, du mépris. Et c’est étonnant car la critique est généralement patriote et tout ce qui nous vient de la Russie est sacré aujourd’hui, même M. Floquet, cet ancien Polonais, devenu plus moscovite que Rostopchine.
En revanche, tous n’ont exprimé que des enthousiasmes pour La Jeunesse des Mousquetaires de M. Alexandre Dumas père. Ah ! voilà une pièce, et voilà un roman. Parlez-leur de ça. Quelle magie, quelle gaieté, quelle honnêteté, quel prodigieux entrain, quelle histoire, quel style aussi ! Quelle jeunesse surtout, quelle merveilleuse jeunesse ! Des coups d’épée, des manteaux flottants, et des lampées à même les brocs d’étain, et des bottes qui résonnent, et Bonacieux… non, mais Bonacieux… Et Planchet… non, mais Planchet… Et pas de psychologie : et pas d’art, et rien… rien… C’est le rêve… Un tout récent critique, à peine sorti des limbes des Premiers-Paris et des entrefilets ministériels, s’est fait remarquer par son emballement. Il a dit, dans un accès de généreuse éloquence :
— Assez de toutes les saletés du roman d’analyse ; assez de la boue dont les naturalistes, sous prétexte de vérité, nous éclaboussent chaque jour… Silence à Stendhal, à Balzac, à Goncourt, à Daudet, à Zola… Allez-vous-en, vous qui voyez, qui sentez, qui pensez…
Et s’adressant aux Français, il ajoute :
— Voulez-vous reconquérir votre foi, votre jeunesse, l’amour de la patrie, tous les sentiments sympathiques et chevaleresques qui fleurissaient jadis au cœur des hommes ? Eh bien ! lisez Alexandre Dumas père. C’est le soleil qui réchauffe après les ténèbres qui glacent… Comment se fait-il qu’à une époque où l’on se préoccupe tellement de l’enseignement de l’enfance, de l’éducation de la jeunesse, aucun pédagogue n’ait encore songé à transformer les feuilletons d’Alexandre Dumas en livres classiques ?
Là-dessus, il adjure les ministres, les députés, les instituteurs, M. Jules Simon, M. Michel Bréal, M. Raoul Frary, M. Gréard, M. le duc de Broglie, M. Jules Ferry, tous les philosophes, tous les académiciens, toutes les mères, de remplacer la physique, la géométrie, la chimie, l’histoire, la littérature, la gymnastique et la langue allemande par l’étude approfondie, l’étude unique de La Reine Margot. Et il conclut, avec d’inouïs frémissements comme s’il s’agissait de Pascal, de Montaigne, de Ronsard :
— Répandez Le Vicomte de Bragelonne, et il ne naîtra désormais que des héros. Faites apprendre par cœur, aux tout petits comme aux normaliens, Monte-Cristo et Le Chevalier d’Harmenthal, et dans trois ans nous aurons recouvré l’Alsace, la Lorraine ; peut-être même le duché de Bade, le Wurtemberg et la Bavière… Rendez Alexandre Dumas obligatoire dans toutes les écoles, et, je vous le dis, la France est sauvée.
Je me demande comment M. Hector Pessard s’y prendrait pour relever la France en donnant simplement aux Français, comme modèle de toutes les vertus chevaleresques et intimes, les ridicules fantoches, les grossiers mannequins, les rudimentaires poupées de M. Alexandre Dumas père : Porthos, qui fut un goinfre et un proxénète ; Athos, qui fut un sombre ivrogne ; Aramis, un espion, dont toute l’ambition et toute la science de l’intrigue consistaient à posséder des fanfreluches à la garde de son épée ; d’Artagnan, ce hâbleur qui fut une sorte de Tartarin, moins gai, moins ironique, moins vivant, plus méridional que l’autre, et enfin, pour me borner dans l’énumération de ces personnages gonflés de son, Bussy d’Amboise qui tuait soixante-quinze hommes armés d’arquebuses et de poignards, avec une chaise en trois minutes.
Mais cette opinion très ébouriffante n’est point spéciale à M. Hector Pessard qui la reformula l’autre jour, en un feuilleton de critique dramatique. Ce feuilleton était même, si je me rappelle bien, le début littéraire de ce penseur vieilli dans les accoutumances ministérielles et bercé sur les genoux de M. Thiers et de M. Clément Duvernois. Tous les critiques qui se respectent un peu prêchent de temps à autre cette croisade sainte. Ils nous apprennent que le niveau de la moralité publique et de l’intelligence humaine baisse effroyablement depuis qu’Alexandre Dumas est mort, depuis que le roman qui contient quelque chose a fait disparaître le roman qui ne contenait rien du tout. Telle est la critique, notre bien-aimée mère. En face de Sapho, de Germinie Lacerteux, de L’Assommoir, de L’Éducation sentimentale, elle invoque avec des larmes la cape de M. Alexandre Dumas et l’épée de M. Auguste Maquet. Hélas ! l’une et l’autre ne sont plus. En vain, M. Hector Pessard les veut-il chercher dans les bric-à-brac, dans les friperies du romantisme disparu. La cape est mangée aux vers ; l’épée rouillée et reforgée tourne, en grinçant, devant un feu de gaz, à la boutique d’un rôtisseur.
Il est incontestable que M. Alexandre Dumas père a exercé, durant quelques années, une influence aussi considérable que néfaste. Mais cela n’a eu qu’un temps, et cela est mort aujourd’hui, comme de son temps Anne Radcliffe était morte et enterrée dans les profondeurs de l’oubli. Il n’y a plus que les critiques qui s’obstinent à regarder toujours en arrière, à ne jamais rien voir de ce qui est devant eux, pour agiter ce cadavre. On va encore, très peu il est vrai, à ses drames, repris tous les deux ou trois ans. Il y a à cela une raison. C’est que le théâtre, qui est un métier très inférieur, se contente d’une sorte d’éblouissement des yeux, d’un mouvement factice et désordonné. Alexandre Dumas, à défaut de psychologie et d’art, a su donner cet éblouissement et ce mouvement plus qu’aucun autre, et même plus qu’aucun de nos contemporains à succès. Il n’en est pas ainsi du roman, où le public exige autre chose qu’une mascarade de pantins, si colorée soit-elle. Dans le peuple qui, jadis, se réjouissait à ces contes improbables, et qui était resté le dernier liseur d’Alexandre Dumas, on ne veut plus entendre parler de lui. Et la preuve est la mathématique, irréfutable. Un petit journal de reproductions littéraires, qui ne publiait que des romans d’aventures — dont beaucoup d’Alexandre Dumas — végétait tirant à trente mille exemplaires. Il eut l’idée d’abandonner ce genre vieilli, qui ne dit plus rien à l’esprit de personne ; il reproduit Balzac, Daudet, Goncourt, Zola, et, en l’espace de deux mois, son tirage atteignait le chiffre de cent cinquante mille.
Je ne sais pas si cette littérature, si cette invraisemblable caricature de l’histoire et de la vie ont jamais amusé nos pères. Ils disent que oui. Je veux le croire. Ce que je sais, c’est qu’elles n’amusent même plus nos concierges. Et les critiques qui veulent ressusciter, en présence du mouvement qui emporte l’art vers des spéculations plus hautes, ces admirations mortes, ce vieux misérable passé aboli, me font l’effet de ces bonshommes de province qui passent leur temps à regretter les anciens coches et les diligences, et s’entêtent à ne plus voyager pour protester contre les chemins de fer.
Quant à vous, monsieur Hector Pessard, vous me copierez cent fois La Dame de Montsoreau… et vous viendrez nous parler après de M. Alexandre Dumas père.
Émile Hennequin §
C’est avec un sentiment de douleur profonde que j’écris ce nom en tête de cet article, car j’aimais Émile Hennequin comme un des meilleurs cœurs, je l’admirais comme une des plus belles intelligences de ce temps. On sait de quelle façon imprévue et tragique il est mort. Il était allé passer la journée à Samois chez M. Odilon Redon, le dessinateur psychique, un de ses plus chers compagnons. Il voulut se baigner, la fraîcheur de l’eau le saisit, une congestion pulmonaire subitement se déclara. Sans un cri, sans un geste, en une seconde, il s’affaissa foudroyé. Il fut enterré là par les soins pieux de ses amis. M. Élémir Bourges, M. Paul Margueritte, M. Odilon Redon, qui habitent Samois et qu’il était venu visiter. Émile Hennequin n’avait pas trente ans.
Il n’avait pas trente ans, et je connais peu d’hommes — même parmi les plus illustres — dont le savoir fût aussi vaste et dont l’esprit, hanté des plus hautes spéculations de l’entendement humain, fût aussi lumineux et puissant. Dompteur d’idées, historien impassible des arcanes de la vie, il était de la race intellectuelle des Spencer, des Bain, des Taine, supérieur en cela que chez lui, le savant n’avait point étouffé l’artiste ni le poète, au contraire. Je crois bien qu’il était — chose rare — arrivé à l’art par la science, car il n’y avait rien, dans le domaine de la pensée, de l’imagination, de l’activité cérébrale, dont il n’eût raisonné les origines, recherché les causes, pesé les analogies. Il était charmant, d’une physionomie curieusement affinée, suprêmement élégante, et comme voilée de mystère, avec des yeux profonds et doux, ivres et froids, perçants et candides, des yeux de voyant, caractéristiques de son particulier génie et de ses nobles qualités effectives. M. Stéphane Mallarmé m’a dit qu’il ressemblait beaucoup, par l’expression du visage et par l’habitude du corps, à Edgar Poe ; non point l’Edgar Poe tel que nous le restituent les gravures mensongères, mais tel que M. Mallarmé l’a connu : un homme d’une beauté étrange et d’une infinie séduction. Émile Hennequin, d’ailleurs, par la conformité de sa nature intellectuelle avec celle du célèbre écrivain américain, était irrésistiblement attiré vers ce grand poète métaphysique — le plus grand peut-être parmi les plus grands.
Il lui consacra une admirable étude plus complète de détails, plus harmonieuse de jugements, plus probante encore et plus expressive que celle de Baudelaire, et donna de quelques-uns de ses plus ignorés contes une traduction excellente qui fit la joie des lettrés. Sa mort est non seulement un épouvantable malheur pour sa famille, un cruel deuil pour ses amis ; elle est aussi une irréparable perte pour le monde intellectuel, car elle emporte, avec Émile Hennequin, l’œuvre merveilleuse que nous attendions de lui, l’œuvre à faire qui n’est pas faite et qu’il eût faite sûrement. Je sais qu’il est hardi et facile de poser de telles affirmations qui, malheureusement, restent sans réponse et presque sans témoignages écrits. Bien des gens seront tentés d’en sourire. J’en appelle à tous ceux qui l’ont approché, j’en appelle à M. Taine qui, du premier coup d’œil, avait deviné l’avenir en ce jeune homme, était allé spontanément vers lui, à M. Taine qui l’estimait à l’égal des grands esprits les plus fortement trempés de cette époque.
Pauvre cher Hennequin, avec quelle douloureuse et en même temps douce tristesse, je me rappelle nos causeries, vos causeries plutôt, car vous seul causiez et je vous écoutais. En vous écoutant, j’admirais l’énorme somme de vos connaissances, l’infinie diversité de vos observations, l’abondance, l’éclat, la hardiesse, de vos idées, et ce prodigieux labeur que vous aviez imposé à votre frêle et délicate jeunesse. Il me semblait, en ces moments, que mon intelligence s’élevait vers des mondes que je n’avais ni entrevus, ni soupçonnés, et dont vous m’ouvriez les horizons de lumière. Et devant la constatation de mon infériorité, non seulement je n’éprouvais pas d’amertume, c’était au contraire une reconnaissance pour tout ce que vous mettiez en moi de choses nouvelles et belles, de frissons inconnus, de résolutions enthousiastes, c’était surtout une fierté de vous aimer, et d’être aimé de vous… Et vos projets ?… Est-il possible que tout cela soit fini, et que vous soyez mort ?
Émile Hennequin meurt sans laisser l’œuvre magistrale et définitive qu’il rêvait, et pour l’accomplissement de laquelle, chaque jour, avec fièvre, avec passion, il amassait des matériaux, prodiges d’investigation scientifique, d’observation humaine et de sensations esthétiques. Toutefois, il laisse assez de belles études, les unes déjà publiées, les autres qui le seront bientôt par les soins de ses amis, pour justifier l’enthousiasme qu’il avait su exciter autour de lui et toutes les espérances — hier encore des certitudes — que nous fondions en lui et que son affreuse mort vient de briser. Ce sont de remarquables pages de critiques parues dans la Revue indépendante, dans la Nouvelle revue, où l’on était bien un peu surpris de voir ce fier et libre talent parmi les Tercy encombrants et les vagues Chantavoine. Elles étonnèrent d’abord, par leur ampleur et leur nouveauté, car elles ne relevaient d’aucune méthode connue, ou du moins, appliquée jusqu’ici.
Cette méthode, Émile Hennequin l’expliquait et la développait en un livre de doctrine qui paraissait quelques jours avant sa mort : La Critique scientifique, livre savant où l’on peut mesurer toute l’étendue de ce rare et haut esprit.
« De son origine à son état actuel, écrit-il, la critique des œuvres d’art accuse dans son développement deux tendances divergentes, dont on peut constater aujourd’hui l’antagonisme. Il convient de ne plus confondre des travaux aussi différents que la chronique d’un journal sur le livre du jour, les notes bibliographiques d’une revue, les feuilletons qui racontent le Salon ou les pièces de la semaine, et certaines études, par exemple de M. Taine, un chapitre de Rood sur la peinture, les recherches de Posnett sur la littérature de clan, de Perker sur l’origine des sentiments que nous associons à certaines couleurs, de Reuton et de Bain sur les formes du style. Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent un tout autre but, tendant à déduire, des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois historiques ou organiques les idées qu’elle exprime et les émotions qu’elle suscite.
« Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème, en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes, étudiés sans partialité et sans choix. »
J’ai tenu à reproduire ce passage, inscrit en l’avant-propos de son ouvrage, parce qu’il résume la théorie d’Émile Hennequin en matière de critique, et qu’il définit clairement cette méthode hardie et vaste qu’il applique avec une facilité surprenante à l’étude d’hommes comme Victor Hugo, Wagner, Flaubert, Tolstoï, Dickens. Il avait donc élargi jusqu’à la science, reculé jusqu’à la création le champ rétréci de la critique, où ne poussent que les petites rancunes, les petites intrigues, les pires ignorances. Mais il est à craindre que ce bel exemple dont Hennequin avait été l’initiateur ne soit pas suivi. Les cerveaux et les caractères de cette trempe sont rares. Pour une semblable besogne, il faut une éducation philosophique, une force d’âme qu’il avait, lui, et qu’on n’est pas habitué à rencontrer chez nos critiques, lesquels, devant les hommes, valsent en habits légers de danseur, ou pataugent en lourds sabots de paysan.
Je ne puis me rappeler, sans un serrement de cœur, les confidences qu’Émile Hennequin me faisait parfois de ses projets. Il me disait qu’un écrivain ne devrait accomplir qu’une œuvre unique, concentrer en elle toutes ses forces, y consacrer toute sa vie, trop courte déjà, trop embarrassée par les difficultés ambiantes, pour qu’il fût possible de suivre plusieurs rêves ensemble. Et son rêve à lui était grandiose. Il embrassait le siècle tout entier. Hennequin voulait écrire l’histoire du dix-neuvième siècle, non point l’histoire telle que l’entendent les professeurs, bornée aux faits politiques, circonscrite aux évolutions militaires, mais l’histoire des cerveaux et des âmes, l’histoire des aspirations spirituelles et des conquêtes morales, personnifiées dans les hommes qui, depuis Napoléon jusqu’à Gambetta, représentent ce siècle, dans toutes les manifestations de l’esprit humain et les avancements de la marche sociale. Et je veux appliquer à cette œuvre, qu’il était de taille à mener glorieusement, pour laquelle il s’armait, se préparait chaque jour, ce que lui-même disait à propos de l’œuvre « idéale » dont il traçait à grands traits, dans son livre, la sublime esquisse.
« La critique scientifique des œuvres d’art, par un système d’interprétation de signes que nous avons exposé, dresse en pleine lumière, des hommes formant l’une des deux phalanges qui résument en elles toute l’humanité, et la représentent. Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux jusqu’à l’homme, la décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes, sans aucun doute et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires, un groupe noble, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes séries d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes, qui forment les États et agrègent l’humanité. »
Et plus loin :
« Dans l’ethnopsychologie des littérateurs, dans la physiologie biographique des héros, ces hommes sont mis debout, analysés et révélés par le dedans, décrits et montrés par le dehors, reproduits à la tête du mouvement social dont ils sont les chefs, érigés, avant leurs exemplaires, un et plusieurs, individus et foule, en des tableaux qui, basés sur une analyse scientifique nécessitant le recours à tout l’édifice des sciences vitales, et sur une synthèse qui suppose l’aide de toute la méthode historique et littéraire moderne, peuvent passer pour la condensation la plus haute de notions anthropologiques que l’on puisse accomplir aujourd’hui. »
Voilà ce qu’Émile Hennequin eût fait pour notre temps. Hélas, c’est la mort qui est venue.
Depuis trois ans, Hennequin collaborait au Temps. Il y rédigeait le bulletin politique, avec une rectitude de jugement, avec une connaissance approfondie de la politique européenne, qu’eussent enviées les meilleurs diplomates ; car ses aptitudes étaient universelles. Et combien de fois j’ai vu nos meilleurs hommes d’État s’inspirer de ses opinions. Dans ce milieu un peu froid, un peu guindé, si peu conforme à l’indépendance de son esprit et aux générosités de la nature, il avait pourtant conquis l’estime et le respect de tout le monde. Étant pauvre, il avait accepté cette situation avec joie, car elle le faisait vivre, lui et sa famille ; et puis, il y trouvait, au milieu des dépêches et des renseignements de toute nature, une mine d’observations sur les hommes et sur les faits pour l’œuvre à laquelle il allait vouer sa vie.
Hélas ! je dois toucher ici à un point délicat et douloureux.
Hennequin était pauvre, je l’ai dit. Pour vivre, il n’avait que sa situation au Temps. Et il laisse une jeune femme et une toute petite enfant d’un an dans la plus profonde détresse. Lui disparu, elles n’ont plus rien. C’est la misère complète, irrémédiable. Les amis du mort, comprenant, font le possible pour alléger cette infortune digne de tous les respects et de toutes les pitiés. Mais, le possible, ce n’est point assez. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet ; et je serai bien heureux si, en constatant, sans y appuyer, l’affreuse situation de sa noble femme, horriblement frappée dans sa plus chère affection, dans ses plus chers espoirs et menacée dans sa vie, j’avais pu éveiller, dans une âme charitable, la pensée d’une bonne action et d’une aide urgente. Le monde des comédiens a été, jusqu’ici, presque le seul à bénéficier de la générosité publique. Il n’est pas possible que l’appel fait en faveur de la femme du plus digne des hommes, qui était en même temps le plus beau des talents, reste sans réponse.
La gaîté de demain §
Il nous montre de façon non moins captivante les effets destructifs du fusil Lebel ou des torpilles.
Chincholle.
Depuis longtemps on demandait un livre qui déridât nos fronts moroses ; un livre qui réveillât cette gaîté française jadis si vivante, aujourd’hui si funestement endormie parmi les ronces du pessimisme ; un livre ressusciteur des joyeuses chansons de nos pères, des Mères Godichon, des Évohé, des Zon, Zon, Zon, des Tra déri déra, un livre gai, enfin, de cette gaîté saine et robuste qui fait que la nuit, en rentrant chez soi, l’on décroche les enseignes dans les rues et que l’on pend les chats, par la patte, au pied de biche des sonnettes bourgeoises : toutes choses émerveillantes qui valurent à notre cher pays un renom d’esprit charmeur et de délicat attrait tel que l’a flatteusement défini le philosophe allemand : « Les autres pays ont des singes : l’Europe a des Français, cela se compense. »
Hélas, non, cela ne se compense plus.
Il faut bien l’avouer, quoi qu’il en coûte à notre amour-propre de Français de l’Europe, nous avons perdu le génie de la race. Depuis Paul de Kock et Désaugiers, ces derniers Gaulois, nous nous dénationalisons complètement. Sous l’influence d’on ne sait quelles perverses littératures, d’on ne sait quelles philosophies désolantes, nous ne décrochons plus les enseignes, nous laissons les chats miauler librement dans les clairs de lune schopenhauerisés ; et les sonnettes elles-mêmes n’ont plus de pied de biche. Les chroniqueurs illustres qui, tous, furent, sont et seront de grands sociologues, étant tous de grands décrocheurs d’enseignes, vous diront que c’est là un fait social inquiétant, et que les peuples ne sont plus, à proprement parler, des peuples, qui cessent de s’adonner à ces exercices généraux, lesquels élèvent les cœurs et fortifient les cerveaux.
Ayons le courage de le dire, le mal est profond ; peut-être même est-il incurable, car la science nous mine et l’intellectualité nous emprisonne. Nous pensons. Cela est horrible à constater, mais nous pensons. Oui, nous en sommes venus là. Tous, ou presque tous, nous sommes dévorés par cette cérébrale et démoralisante vermine : la pensée. Les poètes pensent, les romanciers pensent, les peintres, les sculpteurs pensent, et, Dieu me pardonne, les philosophes aussi. Seuls les hommes politiques et les militaires ont échappé à cette universelle lèpre. Mais qu’est-ce que cela ? Shakespeare envahit notre théâtre, et devant lui, recule et se glace le rire de l’opérette ; Dostoïevski et Tolstoï recouvrent d’un linceul cosaque les rimes de Béranger, ô patrie… les œuvres complètes de M. About, ô Voltaire… Encore un an de Théâtre Libre, et la France ne sera plus la France, et les Français ne seront plus Français. Est-ce donc possible ?
Tout est possible.
Nous avons eu — nous l’avons encore — une pièce gaie, Les Surprises du divorce, une pièce où l’on plaisante, je crois, les belles-mères, et qui, de ce fait inouï, faillit nous ramener aux vraies traditions nationales. Darwin, Claude Bernard, Spencer furent pendant quelques jours, oubliés, et M. Taine n’en mena pas large. La France respira : elle avait vu renaître le rire, son rire à elle, son cher rire qu’elle croyait mort. Alors les critiques enthousiasmés prédirent des choses historiques et miraculeuses, telles que l’union des partis, la reconquête de l’Alsace, la pulvérisation de l’Allemagne, l’émiettement instantané de la triple alliance. Phénomène surprenant et qui restera inexpliqué, ces prophéties ne se réalisèrent point. En même temps, Mme Victorine Demay, qui pouvait tout pour le relèvement de la patrie, vint à mourir, son œuvre inachevée. Ce fut une accablante déception. Tout s’effondrait de nouveau. La morne analyse, aimée du chimérique Stendhal, triomphait. Ainsi l’avait voulu M. de Bismarck qui, fidèle à sa politique reptilienne, et non content de stipendier, chez nous, des espions, avait ravitaillé les arts corrupteurs et gorgé d’or les dégradantes psychologies. J’en appelle à Mme Edmond Adam qui connaît ces sombres secrets.
Donc, on demandait un livre qui fît ce que n’avait pu faire la pièce trahie, ce que n’avait pu faire la chanson morte. On le demandait sans espérer qu’il vînt un jour égayer nos esprits attristés et réconforter nos décadentes âmes. Eh bien ce livre est venu. Nous l’avons. Il s’appelle : La Guerre de demain.
D’abord, ce titre : La Guerre de demain, rassure, et ce nom : le capitaine Driant, promet. Les seize lettres magiciennes qui gaiement dansent et rient sur la couverture hilare disposent à la joie, même les plus récalcitrants. Quant au capitaine, est-il téméraire de le supposer, qu’étant le gendre du général Boulanger, il soit en même temps boulangiste ? Je ne crois pas. Le boulangisme est, en soi, une chose gaie et, parmi les surprises extraordinaires et inconnues que son avènement nous ménage, il faut compter, en première ligne, la gaîté.
La Guerre de demain n’est donc, du moins il est permis de l’imaginer, que la description des particulières réjouissances que désire nous offrir un militaire dont le sabre a de la verve et qui rallie Déroulède à son panache. Aussi le badaud s’arrête-t-il aux devantures des libraires, l’œil fasciné, la lèvre gourmande, la face tout entière épanouie. Or, il paraît que le livre tient infiniment plus que le titre et le nom de l’auteur ne promettent. Dès les premières pages, où il n’est question que de morts, de massacres et d’incendies, on sent que cela va être prodigieusement drôle, si drôle que chacun, déjà, se tient les côtes à pleines mains, et se déboutonne le ventre, déjà secoué par les houles d’une gaieté déferlante, que n’avait point prévue M. Maurice Barrès lorsqu’il sacra le général, en ses délicates gloses.
Les feuillets se déroulent, les chapitres se succèdent, enterrant les morts, amoncelant les ruines ; et le rire s’accentue. Ce sont maintenant des escadres qui sombrent, des villes entières qui sautent comme les bouchons de vin de Champagne, des forêts qui se couchent ainsi que des champs de blé sous la faucille ; des armées d’hommes et de chevaux jonchant la terre, leurs entrailles éparses, comblant de leurs membres échardés les abîmes creusés par la mélinite, cette farceuse sublime ; ce sont encore des ballons qui s’abordent dans les airs, canons tonnants, haches levées et desquels tombent des grappes de soldats sans tête, sans bras, sans jambes, irrésistiblement gais en leurs aériennes et désopilantes mutilations, et c’est aussi l’amusant défilé des tombereaux plein de blessés, le carnaval joyeux des ambulances, d’où partent la verve endiablée des râles et les répliques farces des agonies.
À chaque ligne, le rire court, grandit, explosionne. Il s’allume aux percuteurs des obus, aux fusées des gargousses, aux fils conducteurs des torpilles, aux mèches enflammées des mines, aux jovialités discrètes et profondes des fusils Lebel. Un moment on ne distingue plus les éclats de rire des éclats de bombes. Ils se confondent en une gaîté énorme et charmante qui séduit et réconforte à la fois. Alors cela devient du délire, de l’ivresse, on ne sait quoi de fort, de savoureux qui vous titille le palais, vous dilate le cerveau, vous caresse le ventre, délicieusement. Si l’on n’avait pas la perspective de mourir d’une mort prochaine, mille fois plus gaie, écrabouillé par de la mélinite, réduit en boue sanglante par des projectiles jubilatoires, on voudrait mourir de rire.
Le rare de l’aventure, ce qui en fait l’original mérite, et aussi ce dont les critiques louent chaleureusement l’auteur, c’est que, contrairement aux écrivains « raseurs » qui ont parlé de la guerre d’une façon plutôt triste, avec de sottes défiances et des pitiés surannées, le capitaine Driant a semé, lui, au cours de son ouvrage, une gaîté franche, large, inaltérée, une gaîté irréprochable, qui ne verse jamais dans l’ironie — ce qui eût été de mauvais ton pour un capitaine, — ni dans l’humour, car l’humour garde souvent un arrière-goût de tristesse amère et de désenchantement, qu’un homme vraiment gai doit savoir éviter. Et puis ce livre arrive à son heure. Bien que, fils d’une époque barbare, nous soyons élevés dans des écoles où l’enseignement de la haine nationale s’appelle éducation civique, nous commençons à nous demander ce que nous veut la guerre, ce que nous coûtent ses défaites, ce que nous coûtent même ses victoires, et pourquoi il faut que les frontières qui séparent les hommes soient toujours marquées d’un trait de pourpre rouge, hérissées de fer et fermées par les canons.
Un instinctif sentiment de révolte, entretenu par les littérateurs et les philosophes libres, entre dans nos âmes contre les brigandages des pasteurs de peuples, et des millions d’êtres humains, las de donner leur vie pour des combinaisons territoriales, diplomatiques ou financières, auxquelles ils ne comprennent rien, pousse ce cri : « La paix, le désarmement ! Nous voulons travailler, nous voulons aimer, nous voulons vivre ! » Évidemment c’est là un dangereux symptôme de mélancolie, et ces pauvres gens n’entendent rien à la gaîté. Le capitaine Driant veut que nous soyons gais, et c’est pour réagir contre les dangers de notre tristesse, qui nous emporte vers des rêves d’humanité idéale, qu’il a écrit la captivante : Guerre de demain. Enfin, voilà de la littérature, et telle qu’on l’attendait depuis longtemps. Elle consolera des lectures mornes auxquelles nous ont habitués des psychologues sans scrupules qui ne savent pas rire, en interrogeant la douleur de la vie et l’effroi de la mort. Et si, après cela, le rire résiste aux torpilles, à la guerre de mines, aux combats de ballons, à la destruction effroyable et rigolote ; si la gaîté boude devant les massacres des jeunes hommes, devant les foyers vides où pleurent les vieilles mères affligées, c’est que nous sommes un peuple définitivement fermé à la joie, un peuple pourri, et qu’il n’y a plus rien à faire de nous, pas même des députés.
La comédie de la gloire §
On a mis quatre-vingts ans à découvrir que M. Jules Barbey d’Aurevilly était, non seulement un homme de grand talent, mais un homme de haut caractère. On a même patiemment attendu qu’il fût mort, mort réellement, mort sans chances de renaître, pour énoncer, de façon formelle, ces deux vérités éclatantes et tardives. Chacun lui rend justice aujourd’hui — il n’y a plus de danger à cela, — sauf deux écrivaillons qui en prennent fort à leur aise avec l’auguste disparu et tournent le portrait « à la blague ». Il est vrai que ces deux-là dont je parle, M. d’Aurevilly les avait, un jour, résumés par un de ces mots terriblement pittoresques qu’il avait et qui laissaient sur les amours-propres une indélébile empreinte. Enfin, nous assistons à un spectacle réconfortant. Durant toute sa vie, M. d’Aurevilly fut contesté, combattu, insulté, ridiculisé, précisément à cause de ce même talent, de ce même caractère, dont on le loue, maintenant qu’il n’est plus là pour écouter ces louanges. Quand il vivait, on ne lui reconnaissait que de l’excentricité, l’amour de la parade somptuaire, des opinions exorbitantes, des pantalons inouïs, une littérature dévoyée, et de fabuleuses cravates. De cet enfermement d’un haut et dédaigneux esprit dans la tour d’ivoire des croyances et des rêves impollués, on disait que c’était aigreur boudeuse, originalité de mauvais goût. Que ne disait-on pas ? Et voilà, en quatre mots, jugé par la sottise et l’ignorance, un homme de ce fier génie, de cette solide trempe morale, de cet admirable renoncement, un homme de qui nous vint l’exemple le plus complet, le plus sans défaillances, d’une existence d’artiste, résignée jusqu’à l’acceptation calme de l’obscurité et de la misère. Aujourd’hui, par un phénomène de retournement que la mort seule peut expliquer, c’est à qui trouvera les plus oratoires enthousiasmes pour l’enterrer. Tout le monde veut l’avoir connu, admiré, aimé ; tout le monde veut avoir recueilli de sa propre bouche — de sa bouche d’airain — les meilleures anecdotes, les plus brillants mots. Car n’est-ce pas avec des mots presque toujours dénaturés, avec des anecdotes généralement pauvres, que se forgent les renommées contemporaines ? Et chacun, dans cette funèbre curée d’un cadavre illustre et décrié, déchiquète son suaire, s’en pique un morceau à la boutonnière, en guise de fleur de vanité. On l’accapare, on le veut pour soi tout seul. C’est l’histoire éternelle. Elle donne plus de dégoûts encore que de colères.
Et je pense à M. Roger Ballu. Dans les destinées des grands hommes qui, presque toutes, se ressemblent, il y a de ces complications inattendues, de ces mélanges de noms bizarres, de ces évocations obscures et souterraines, fécondes en surprises d’une indicible mélancolie.
M. Roger Ballu inspecte quelque chose, je ne sais quoi, il ne sait quoi lui-même, probablement rien, dans les Beaux-Arts. Avez-vous réfléchi à ce qu’il y a de profondément comique, d’extraordinairement incohérent dans la situation d’un homme dont le devoir, sur la terre, consiste à inspecter les Beaux-Arts ? Moi, cela me fait l’effet de ces métiers burlesques que nous révèlent les chansons des cafés-concerts. Il me semble que celui qui « inspecte les Beaux-Arts » exerce une fonction aussi improbable que celle du monsieur qui « ramassait le crottin des chevaux de bois », ou de cet autre qui, « par les jours de chaleur, promenait le chien de sa sœur ». Chaque fois que je songe que, réellement, il existe des fonctionnaires spéciaux qui « inspectent les Beaux-Arts », je ne puis me défendre de ces tristes rapprochements, de ces mystérieuses analogies.
En sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, M. Roger Ballu fut chargé, je ne sais plus à quelle occasion, de rédiger un rapport sur Auguste Rodin, notre grand sculpteur, car non seulement ils inspectent, ces inspecteurs, mais ils rédigent aussi. Ils rédigent, le diable sait quoi… Auguste Rodin n’était alors connu que de quelques amis. Son nom, chanté dans de petites revues qui ne sont lues exclusivement que par ceux qui les font, n’avait point franchi les portes sacrées de la grande presse. Il n’y avait point, sur son art, d’opinion courante, de jugement tout fait, de guide-âne, à l’usage des inspecteurs des Beaux-Arts, les grands critiques l’ignorant aussi complètement que possible. Sur M. Cabanel, M. Falguière et M. Bonnat, les opinions ne manquaient pas, et des plus différentes ; M. Roger Ballu n’aurait eu que l’embarras du choix. Mais il s’agissait spécialement d’Auguste Rodin et de nul autre. Là, gisait la difficulté. Pas l’ombre, nulle part, d’une opinion exprimée — j’entends une opinion honnête et considérable, une opinion tirée à plusieurs millions d’exemplaires. M. Roger Ballu se trouva fort gêné, car il a la conscience droite, et puis il voulait émettre une opinion juste, administrative et bureaucratiquement motivée. Son instinct le guida, j’ose dire qu’il le sauva. Il nia Rodin ; il le nia de fond en comble. Avec un même courage, il lui refusa toute espèce de talent. Une fois lancé dans cette voie, il dédaigna même de se ménager la plus petite hésitation, la plus mince réserve, par où se raccrocher plus tard, au cas où Rodin n’eût pas été aussi dénué de talent que le disait M. Roger Ballu. Non, il expliqua que « ça n’existait pas ». Auguste Rodin s’éleva, grandit. Son nom perça le voile d’obscurité que les gâcheurs de plâtre académique et les critiques soumis s’efforçaient à rendre plus épais, plus intraversable. Malgré eux, et peu à peu, l’attention se fixa sur ce génie puissant qui apportait des formes neuves de beauté, qui, le premier peut-être, gonflait de vie cérébrale la matière, et forçait le marbre, frémissant et douloureux, à pousser des cris de passion inattendue. On pouvait le combattre encore ; il n’était plus permis de l’ignorer. On le décora… Alors M. Roger Ballu, oubliant son rapport, s’agita démesurément, enthousiaste et organisateur. Il présida des banquets, prononça des toasts éloquents, parla d’indépendance, de tradition rompue, de vision moderne, d’avenir. De bonne foi, il crut qu’il venait de découvrir Rodin. Rodin lui appartenait ; il lui appartenait à lui seul. Et comme M. Roger Ballu est bon prince, autant que généreux inspecteur, il consentit à le donner au monde. Si ce doux et grand artiste avait été d’humeur à cela, M. Roger Ballu l’eût promené par les rues, par les villes, en disant : « Regardez. C’est Auguste Rodin… Et je suis M. Roger Ballu… Et Rodin est à moi. »
Comme M. d’Aurevilly n’avait point été décoré, il ne rencontra pas de Roger Ballu. Ce fut la mort qui se chargea de remplir le rôle d’accapareur de gloire. D’ailleurs, il méprisait la gloire, qui est fille et qui saute, racolant au hasard, sur les trottoirs de la bourbeuse humanité, ses amants d’une nuit, vite retombés — l’espace d’un rut — aux affres du néant. Il connut d’autres jouissances plus nobles ; plus fidèles, car il vécut son rêve, non pour les vivants d’aujourd’hui, ni pour les vivants de demain, mais pour lui-même. Toute sa vie fut bercée par de doux fantômes, que son imagination créait, que la solitude lui rendait, en quelque sorte, tangibles, et qui lui furent plus heureux que les réalités qui, même sous l’or et sous la pourpre, montrent des plaies hideuses saignantes. Enfin, ses dernières années furent illuminées par l’admirable dévouement d’une femme, Mlle Read, qui s’était instituée sa sœur de charité, remplaçait à elle seule les amis disparus et dont bien peu lui demeurèrent fidèles, et qui, à force de grâces pieuses, de soins délicats, d’intelligence élevée, de sublimes mensonges, put lui rendre ses suprêmes jours tranquilles et douce sa mort. Ne le plaignons pas.
Le manuel du savoir écrire §
Je lisais, ces jours derniers, un fort beau livre : Un caractère, de M. Léon Hennique. C’est l’histoire d’un gentilhomme né pendant la Révolution, mort de nos jours, d’âme fière, de cœur tendre, de sensibilité délicate, qui conserve, purs de toute pénétration moderne, les croyances de sa jeunesse, les préjugés de sa race, et dont la vie intérieure, troublée, meurtrie, se déroule pathétiquement, à travers le siècle. Du fond du château où l’enferma la douleur, où le retient la hantise de sa femme morte, en pleines joies d’amour, et revivante en lui âme et chair, par la tension continue des regrets, par la mystique hallucination des souvenirs ; du fond de ce château, par lui peuplé de mille richesses des temps disparus, où s’avive son culte, où se fortifie sa fidélité, il voit passer le siècle : les dynasties, les révolutions, les modes, les progrès, les batailles, les œuvres, les hommes. Et tout cela passe, se succède parallèlement à lui, sans que jamais il s’y mêle, sans que rien vienne le distraire de sa solitude, cela passe dans l’effacement, dans le raccourci de choses lointaines, de figures voilées, avec la presque intangibilité des fantômes.
Tel est, dépouillé de ses épisodes essentiels, de ses détails charmants ou douloureux, de sa riche parure d’art, ce très curieux livre. Il représente une somme considérable d’efforts, dénote une peu commune intelligence, l’habitude des pensées graves, des hautes spiritualités, l’amour du grand, du tendre, de l’inconnu, qui est dans la vie. Le style en est délicatement ouvragé, amoureusement ciselé — pas simple, non, mais ramené à l’expression suggestive, au verbe profond — et puissant aussi dans son élégante harmonie, évocateur dans son mystère, inquiétant, parfois. Une œuvre rare, enfin, où sont d’admirables pages, et comme il en paraît peu dans le cours d’une année.
Eh bien, cela est très mélancolique à dire, ce livre est passé presque inaperçu, de même que, l’an dernier, Pœuf, ce petit chef-d’œuvre de grâce et d’émotion, qui restera, malgré le dédain de la critique, l’un des plus attachants, l’un des plus exquis récits de ce temps. Pourtant M. Léon Hennique n’est plus un inconnu dont la découverte soit à faire. Ce n’est point un débutant inquiet, irrésolu, qui recherche et marche en tâtonnant, à la remorque d’une école ou dans l’ombre d’un maître. Débarrassé des influences inévitables qui pèsent sur les commencements d’un écrivain, son talent s’est dégagé. Il a grandi dans l’air libre, poussé des branches robustes et fleuri de belles fleurs. De plus, M. Léon Hennique a passé par le théâtre qui fait les renommées rapides et universelles. Sa Mort du duc d’Enghien, récemment représentée au Théâtre Libre, avait même beaucoup réussi. Le dramatique sobre et fort de ces vivantes scènes intéressa, remua les plus glacés, les plus prévenus, ceux-là qui, par parti pris contre les tentatives artistes de ce théâtre, dénigrent à l’avance toutes les pièces qu’on y joue, et qu’ils appellent des œuvres de contrebande. On pouvait donc espérer que M. Léon Hennique était désormais sorti de l’ombre.
Hélas ! quelques mois à peine séparent la représentation de La Mort du duc d’Enghien de l’apparition d’Un caractère. Et le silence est revenu. Non pas tout à fait le silence, car cette œuvre charmante a été, par deux ou trois vénérables chroniqueurs, traitée d’incompréhensible, sans doute parce qu’elle s’élève au-dessus des pauvres conceptions, des platitudes ordinaires du roman. Quant à l’auteur, il a été jugé d’un mot : on a dit que c’était un « fumiste », parce que l’on ne sent en lui d’autres préoccupations que celle de se satisfaire, « de se plaire », ainsi que le recommandait fièrement M. Barbey d’Aurevilly. Je crois que les vénérables chroniqueurs ont été un peu loin et que cette opinion mérite d’être corrigée. M. Hennique, pas plus que M. Huysmans, que M. Élémir Bourges, et d’autres encore de la même race, n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle un « fumiste ». C’est tout au plus un ignorant, j’entends qu’il ne se rend pas un compte exact de ce que doit être, de nos jours, un véritable écrivain. Il n’est pas dans le mouvement moderne, voilà. Pour M. Hennique, un véritable écrivain doit écrire ; il doit surtout n’attendre satisfaction et succès que de ses livres. C’est là une erreur grave, assurément, et qui retarde, par trop de candeur, sur le siècle. Nous avons marché, que diable ! La littérature est devenue, aujourd’hui, un métier très compliqué, très en dehors, où la force du talent, la qualité de la production ne sont rien, où la mise en scène spéciale et continue de la vie de l’auteur est tout.
Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Je me permettrai d’indiquer à M. Léon Hennique, dont la naïveté me navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables. Ils dérivent tous d’une nouvelle opération de l’esprit que nos meilleurs psychologues ont baptisée de ce nom : « le déquintuplement ». C’est à la portée de tout le monde, quand on a beaucoup de courage et une absence complète de dégoût. Auparavant je crois utile de poser un axiome d’où découle toute la philosophie de la réclame moderne :
Le ridicule n’existe pas. Ceux qui, pénétrés de cette vérité, osèrent le braver en face, conquirent le monde.
Pour être un véritable écrivain, la première condition est, non point de dérober sa vie jalousement à la curiosité du public, mais de l’ouvrir toute grande, de permettre qu’on y entre, non seulement par la porte, mais par les fenêtres, par les lucarnes, par les soupiraux, par les fentes des murs. Il est indispensable que votre mobilier soit minutieusement décrit, tous les trois mois, et, chaque fois, différemment. Naturellement, ce ne seront que meubles de prix, d’une incomparable ancienneté, bibelots rares, étoffes suggestives, souvenirs de voyage, cadeaux qui font rêver, toutes choses d’ailleurs que vous n’avez pas. Vos tableaux — qui ne sont pour la plupart que de méchantes photographies — seront signés Rembrandt, ou Mantegna, ou Carpaccio, ou Fra Lippi, ou bien Detaille, Bonnat, Henner, avec quelques Claude Monet, quelques Degas, quelques Burne-Jones çà et là, car il en faut de toutes les écoles et pour tous les goûts.
On parlera aussi de vos divans « profonds comme des tombeaux » et de vos chers livres interfoliés de notes exquises. Ah ! si exquises ! Vos tapis seront vivement célébrés, et l’on dira quelle est votre fleur favorite, une fleur très pâle, mourant comme une âme, dans un vase. Et parmi toutes ces beautés évolueront des jeunes gens, poètes en espérance, apprentis littérateurs, qui vous appelleront « le maître », et que vous dirigerez, chaque soir, vers les bureaux de rédaction, chacun chargé par vous d’y jouer son petit air de flûte en votre honneur.
Chaque fois que vous vous déplacerez, vous ferez annoncer cet événement considérable dans tous les journaux. Il est important que ces déplacements s’opèrent à périodes fixes, peu éloignées l’une de l’autre. Dans le cas où de très vulgaires affaires vous retiendraient à Paris, vous n’en ferez pas moins annoncer votre départ pour quelque endroit renommé ou dangereux. Suivant la saison, l’Angleterre vous attirera, ou bien la Suisse. Vous pousserez même la témérité jusqu’à explorer, de temps à autre, quelquefois de votre fauteuil, des îles mystérieuses, d’où vous rapporterez des observations comme celle-ci : Que vous vous êtes promené dans le seul landau du pays — landau très élégant, avec un cocher très correct, — car il faut que votre personnalité soit sans cesse, même dans les contrées les plus extravagantes, bien encadrée de richesses et de décorum. Durant le cours de ces voyages, non seulement vous entasserez des documents, écrirez des livres, mais vous accomplirez des actions imprévues et méritoires.
Ainsi, dans l’Engadine, ce sera du meilleur effet que vous fassiez raconter, avec angoisse, vos victoires sur les ours que vous tuerez à coup de fusil anglais, incrusté d’or pâle, en même temps que les échos ne tariront pas d’éloges sur la suprême élégance des smoking-jackets dont vous éblouirez, le soir, les drawing-rooms montagnards. Vos entretiens avec les personnages célèbres que vous avez ou non rencontrés seront longuement commentés. Il va de soi que les personnages célèbres auront été impressionnés étonnamment par la profondeur de votre savoir et l’originalité de vos concepts.
Vous tutoierez votre éditeur, car cela le flatte, et vous prendrez sur lui un empire absolu, de façon à ce qu’il ne s’intéresse qu’aux auteurs choisis par vous et dont vous ne redoutez pas la concurrence, et qu’il étouffe, de votre mieux, ceux-là dont les promesses d’avenir pourraient vous gêner.
Pour un « véritable écrivain », la mort d’un parent aimé est une excellente aubaine. Elle fournit l’occasion d’entrefilets ainsi conçus : « X…, l’éminent romancier, dont le dernier livre en est à la soixantième édition, vient de perdre son père. C’est un deuil pour… »
Vous daignerez, de temps en temps, écrire un article de journal. Vous n’y parlerez que de vous.
On vous demandera des préfaces, pour des œuvres de débutants. Vous n’y parlerez que de vous.
Il est d’usage aujourd’hui, lorsqu’arrive un événement quelconque, d’aller recueillir, à domicile, l’opinion des gens que cela ne regarde pas et qui n’ont point d’opinion. Vous n’y parlerez que de vous.
À toute heure, dans n’importe quelles circonstances, devant n’importe qui, vous ne parlerez que de vous.
Mais c’est dans la grande interview que vous triompherez. Après avoir étalé modestement l’étendue de vos relations, la distinction de vos amitiés, vous exposerez votre doctrine d’art. Vous établirez que vous n’écrivez pas, mais que vous vivisectez. Vous vivisectez les âmes, vous vivisectez les paysages, vous vivisectez tout. Les hommes, les femmes, les enfants, ce n’est pas autre chose, pour vous, que des planches… des planches d’anatomie morale… Vous montrerez votre plume, qui est un scalpel, votre encrier qui est un creuset, votre veste de travail un tablier d’amphithéâtre, votre cabinet un laboratoire, votre lorgnon un microscope. Vous direz : « Avez-vous lu mon dernier écorché ? » Ou bien : « Je travaille à quelque chose qui sera, je pense, le plus grand effort de chimie mentale. » Et vous aurez d’aimables dédains, d’affectueux mépris pour les pauvres diables qui écrivent comme ils peuvent, du mieux qu’ils peuvent, avec des plumes qui sont des plumes, des encriers qui sont des encriers.
Et vous aurez soin de couper l’entretien par des exclamations opportunes qui varieront du : « Ah ! si doux », aux « Ah ! si histologique ». Ensuite, vous réduirez au seul héros de votre dernier livre toute l’humanité, toute la nature, toute la vie, tout le rêve — car vous vivisectez le rêve aussi, — vous ferez pivoter le monde sur leur axe unique. Vous aurez ainsi préparé la besogne des critiques, qui seront charmés d’avoir, sur vous-même, des opinions pareilles aux vôtres et qui s’en tiendront là toute leur vie.
Enfin, seul, devant votre table de travail et votre papier blanc, vous vous demanderez : « Que veulent les femmes ? Quels sont les sentiments, les vices qu’elles aiment ? Quelle dose de philosophie, d’amertume et d’obscénité peuvent-elles supporter ? Quelles injures les chatouillent le mieux et leur arracheront le « Ah ! le monstre » par quoi elles se donnent davantage ?
Et vous affabulerez un nouvel adultère.
La maison du philosophe §
Il ne faut pas toujours dire d’un homme que la foule poursuit en lui jetant des pierres : « C’est un voleur. »
Jean Wier.
Le petit village des Damps est bâti, près de l’embouchure de l’Eure, sur un bras de la Seine qui sépare du grand fleuve une île plantée de hauts peupliers et d’oseraies abandonnées, maintenant envahies par une flore exubérante et vagabonde. Les herbes arborescentes, les fleurs sylvestres, les plantes fluviales, les lianes ont tellement poussé, pullulé, elles se sont tellement jointes, enlacées, nouées les unes aux autres, que l’île, en bien des endroits, est impénétrable et qu’elle donne l’impression d’une terre vierge, d’une jungle mystérieuse, d’une sorte d’Éden sauvage, dont les maisons de village reçoivent les violents, les âpres parfums, lorsque le vent souffle du nord. Du grand bras de la Seine, caché par le niveau de l’île, on n’aperçoit que la rive droite plate, nue, découvrant par places, les écorchures blanchâtres d’un terrain marneux. La plaine, ensuite, çà et là semée de bouquets de trembles et de pommiers solitaires, s’étend en paisibles carrés de cultures jusqu’à des coteaux aux souples ondulations, aux pentes orangées, couronnées de forêts, dont la tache sombre s’attendrit, se voile de bleu léger et semble se vaporiser avec la brume qui monte, soir et matin, des nappes d’eau et des prairies riveraines. Gaiement éparpillés sur une même ligne, des villages longent le pied des coteaux, et leurs toits rouges et leurs façades blanches éclatent parmi les verdures estompées. Un peu vers la droite, la plaine s’élargit, les coteaux s’exhaussent en montagnes et s’ouvrent brusquement pour laisser voir un espace très lointain, très bleu et très rose, une enfoncée de vallée qu’on dirait remuante et légère autant que des nuées. Le spectacle de cet horizon est délicieux à regarder ; il est d’une douceur infinie, d’une lumière opaline, exquise, rendue plus exquise encore par la dureté des premiers plans et la complication de leurs arabesques emmêlées. Durant les mois d’automne, le brouillard y promène ses rêves fugitifs et ses mystères changeants dans la fine transparence de ses voiles argentés.
Et c’est un calme qui vous pénètre, qui vous détend, qui descend jusque dans les profondeurs de l’âme, pour y éteindre les souffrances les mieux attisées.
À l’autre bout de l’île, entre les caprices des végétations, à travers le frissonnant feuillage des peupliers, l’on voit glisser les lourds toueurs et les longs trains de bateaux, aux bordages vermillonnés, braisillant dans le soleil. Cela glisse entre des rives où l’eau n’apparaît pas, cela glisse fantastiquement, comme des fragments d’édifices embrasés, comme des pensées incohérentes et tronquées qui s’en vont, l’une après l’autre, à la dérive des songeries. Et dans le grand silence qui est partout, rien n’éveille, en votre esprit, l’idée d’une activité humaine. La plaine est trop vaste : l’homme s’y perd, s’y confond avec la terre ; et sur la berge proche, des bonnes gens, issant de l’herbe, immobiles comme des stèles, se livrent à de vagues et inutiles pêches, tandis que, roses de soleil, les vaches broutent et tendent leur mufle baveux sur l’eau qui, lentement, roule les lumineux abîmes du ciel reflété.
C’est dans ce village des Damps que M. Caro venait chaque année, durant les six mois de belle saison, heureux de retrouver, en ce paysage choisi, la solitude et le silence. Sa petite maison rustique et pimpante borde le chemin, en face d’une sorte d’esplanade, tapissée d’herbe courte et drue, qui va jusqu’à la rivière et qui sert de place au village. Maison de philosophe — et non pas de philosophe mondain, tel que la chronique parisienne nous a maintes fois représenté M. Caro, prêchant l’amour au milieu des étoffes chatoyantes et perdu dans les épaules nues — mais de philosophe avide de calme, amoureux de la nature, à qui sont inconnues les misères des vanités urbaines et des basses glorioles de salon.
Avec son jardinet, ses fleurs discrètes mêlées aux plantes potagères, son absence de luxe lourd, son bon air de joie champêtre, ses fenêtres au regard d’ami, et ses vieux murs souriant dans leur barbe verte, cette maison m’émeut comme une injustice. À la regarder si sereine, si volontairement perdue dans ce coin de campagne où n’arrivent plus les rumeurs de Paris, cela m’attriste. Entre la légende de celui qui l’habita et elle, il y a une évidente contradiction. Ou c’est la maison qui ment, ou c’est la légende qui est fausse. Et je sens que la maison ne ment pas. Rien qu’à passer devant elle, on devine que les âmes qui l’animaient devaient être simples, douces et bonnes, et, derrière ces murs, l’on reconstitue aisément toute une vie saine faite de travail pur et de modeste bonheur. Autour, ce sont des demeures de paysans, à peine moins blanches et d’apparence à peine moins luxueuses qu’elle. Elle se distingue des autres, ses voisines, par la blancheur ornée de ses rideaux, par la fantaisie de ses fenêtres, croisillonnées de plomb, et par de menus embellissements, où se plaisent le goût et la vigilance des ménagères averties. En face, l’esplanade se déroule ; des verveux y sèchent au soleil ; des enfants y jouent dans l’herbe et les chalands des mariniers dérivent doucement, au bout de leurs amarres, sur la surface du fleuve que ride en ce moment un léger vent d’ouest.
J’ai beau chercher, sur cette maison et ce qui l’entoure, un indice qui me révèle l’homme auquel la méchanceté des journaux, unie aux commérages des salons, attribua tant de ridicules et tant de faiblesses, tant de complaisances avilissantes, tant de curiosités mesquines, je ne les trouve nulle part. Ce pasteur des petites âmes en peluche, ce galantin confesseur des petits cœurs en satin ouaté, qui débitait sa philosophie en flacons de parfums intimes et sur la peau rose des poupées mondaines, laissait tomber sa littérature du haut d’une houppette à poudre de riz, ce cavalier servant des futilités perverses, ce jouet des oisivetés aristocratiques, j’en cherche vainement la trace.
Je n’ai pas connu M. Caro ; jamais je ne l’ai entendu, ni rencontré dans un salon ; à peine si je puis me rappeler ses traits entrevus, une seconde, de loin, dans une foule. Je ne connais de lui que ses œuvres, dont je n’aime ni l’esprit philosophique, ni les tendances littéraires, mais qui, parfois, au milieu de grâces superficielles, me charment par de réelles qualités d’élégance et des accents de véritable tendresse. Certes, M. Caro n’a pas été un grand penseur, ni un écrivain génial. Avec sa doctrine de l’éclectisme qui lui permet de ne rien nier et de ne rien affirmer, il ignore les douleurs créatrices du doute, comme les sublimes embrasements de la foi. Mais ce fut, à tout prendre, un esprit distingué, un travailleur acharné, qui vaut moins que la réputation que lui ont faite ses amis, et mieux que celle que lui ont laissée ses adversaires. Il se peut que je sois, en ce moment, sous l’influence purement physique du mirage que les choses prolongent, par la sensibilité, jusque dans le domaine de l’esprit : il se peut que cette petite maison éveille en moi des attendrissements inopportuns. Mais s’il est vrai que les êtres sont expliqués par les choses qu’ils aimèrent, la légende se dissipe à ce seuil tranquille, grand ouvert aux fortifiantes joies de la nature. Et les vignes qui courent sur les murs en agrestes broderies, et les arbres qui balancent, dans la brise, leur moisson d’or, me disent combien fut calomnié celui qui avait élu cette retraite de sage, pour y vivre les plus longues heures de sa vie et pour y être heureux.
En revenant de ma promenade, le long du fleuve, je rencontrai un bonhomme du village et je l’interrogeai.
— Oui, monsieur, me dit-il, le jour où M. Caro est mort, ç’a été une grande tristesse ici. Il était simple, bon, parlait à tout le monde, se mêlait à nos petites affaires pour nous donner un conseil pratique. Et on l’aimait beaucoup car on savait que ce n’était pas pour la politique qu’il faisait cela. Levé de grand matin, c’était un plaisir que de le voir arpenter la campagne, marcher le long de la rivière, l’air si heureux d’être là. Et puis, il rentrait, et toute la journée il écrivait. On le revoyait avant son dîner. Il causait avec les pêcheurs, s’asseyait sur la berge. Jamais je n’ai vu un homme si peu fier, et pourtant il avait à Paris une position superbe, à ce qu’on disait. Eh bien, malgré cela on se sentait à son aise avec lui, on était content de lui parler, parce que, voyez-vous, on sentait que c’était un brave homme. J’en ai connu de ces messieurs-là… et des commerçants d’Elbeuf, riches à milliards et qui épataient le monde… et des magistrats de Paris, et d’autres… Non, ce n’était plus M. Caro. Et je vais vous dire… nous ne sommes pas sans lire les journaux, quelquefois… et nous avons vu qu’on disait ceci et ça de M. Caro… des bêtises, des menteries, quoi… Ceux qui écrivaient ces choses, à mon avis, c’est qu’ils ne le connaissaient pas.
Mais connaît-on jamais les hommes les plus connus, aujourd’hui surtout que les talents, les consciences, les caractères sont de plus en plus souvent livrés aux lourdes mains des reporters, lesquels sont en train de nous préparer une histoire plus extraordinaire que celle du père Loriquet.
Rêverie §
On a plaisanté M. Maurice Barrès de son goût pour la politique, et quelques-uns de ses amis, soucieux d’un avenir littéraire qui s’annonce brillant, se sont effrayés de le voir entrer si tôt dans une existence absurde où son délicat esprit ne rencontrera que froissements continuels et désagréables surprises. Le voilà désormais enterré dans « le sein des commissions », disent-ils, et nous le verrons bientôt écrire « agissements » tout comme M. Jules Ferry, qui est un grand politique. Je ne vois pas, en effet, en cette Chambre, issue des ignorances du suffrage universel et des corruptions gouvernementales, la place d’un littérateur exceptionnel comme est M. Maurice Barrès. Et je n’imagine pas ce qu’il pourra faire ni ce qu’il pourra dire. Il est certain que l’auteur charmant de Un homme libre apportera là — s’il apporte autre chose que du dédain, de l’ennui et du quinquina — des habitudes d’élégance intellectuelle, des raffinements d’idées, qui risquent fort de rester incompris, ridiculisés même, pour l’unique raison qu’ils seront originaux et curieux. J’aime mieux croire que M. Maurice Barrès — si bien défendu contre les « agissements » de son moi politique par un dandysme spirituel et par une âme particulière d’artiste — ne s’est engagé dans cette voie nouvelle, ne s’est imposé la fatigue de contacts injurieux, que par l’ironique espoir d’observer l’homme dans le milieu le plus favorable au développement de ses passions, à l’épanouissement de sa bêtise. Le pire qui puisse résulter de cette aventure électorale, c’est, je me plais à l’imaginer, un de ces livres exquis qui font notre joie.
Une chose me trouble cependant, M. Maurice Barrès a été nommé député. C’est donc qu’il a fait ce qu’il fallait faire pour cela ? Ces sortes d’événements n’arrivent point sans qu’on y pense et sans qu’on y pousse ; ils impliquent nécessairement un travail et un consentement. Or, voilà ce qui m’inquiète. M. Maurice Barrès a parlé dans des réunions d’électeurs ; il a, par force, affiché des programmes, colporté ou envoyé par la poste d’affreux petits papiers où étaient consignées des professions de foi, peut-être, ô stupeur des opinions sur le référendum, peut-être même, afin de « déjouer les manœuvres de la dernière heure », a-t-il fait placarder par d’odieux camelots, l’inévitable mensonge ! mensonge !! mensonge !!! par où se reconnaît le candidat qui est un vrai candidat ! Qu’a-t-il écrit ? Qu’a-t-il dit ? Je voudrais le savoir.
Je voudrais le savoir et je tremble de l’apprendre. Et voici pourquoi :
On demandait à un de nos plus grands philosophes, qui a écrit sur la politique des pages admirables, pourquoi il s’était toujours et si soigneusement tenu à l’écart de toute politique active et militante.
« C’est, répondit le philosophe, que la politique active exige des aptitudes spéciales au mensonge et à la sottise que je n’ai pas. Pour être nommé à quoi que ce soit, il est nécessaire d’être aussi bête que le suffrage universel, ou de le flatter en débitant et en faisant siennes les incommensurables inepties qu’il aime. Je ne m’en sens pas le courage. Je réfléchis, j’observe, je m’instruis, et ce que j’ai à dire, je le dis dans mes livres. Il y a toujours quelqu’un — quelque part — un esprit frère du mien à qui cela fait plaisir. Mais que voulez-vous que je dise à des électeurs qu’ils comprennent ? Que voulez-vous que je dise à des députés qui ne les fasse sourire de pitié ? Dans l’état actuel de nos mœurs, de notre éducation, la politique active n’est permise qu’à des oisifs qui s’imaginent être quelque chose en étant députés, et que la seule vanité pousse à solliciter un mandat législatif, comme d’autres à monter un équipage de chasse et une écurie de courses ; elle est permise aux ratés qui, n’ayant réussi en rien, sont toujours assez bons pour faire partie d’un groupe et pour voter avec ce groupe des choses généralement absurdes, qu’ils ne comprennent pas, eux qui les votent, ni le groupe qui les fait voter, ni le chef de groupe qui les a élaborées. Enfin, je défie à un savant, à un littérateur, à un artiste, de se présenter à des électeurs dans l’intégrité des opinions et de sa conscience, et de leur dire : « Prenez-moi tel que je suis. » Non, non… la foule a l’épouvante de la vérité et l’horreur de la beauté. Elle choisit seulement les hommes qui sont faits à son image.
Je me rappelais ces paroles en lisant, l’autre jour, dans un journal la phrase que voici : « La politique est un art d’expérience et d’observation, appliqué à créer, pour les hommes, la plus grande source de bonheur possible ».
Cette définition m’a paru admirable. Elle m’a paru admirable par elle-même aussi et surtout par ce fait aggravant que ce n’est ni Vincent de Paul, ni Léon Tolstoï, ni un rêveur, ni un poète, ni un fou, ni un mystificateur, ni un ironique qui nous la donnent, mais un opportuniste à l’esprit rassis, au cœur pondéré. Je ne m’attendais pas à voir un opportuniste se livrer, même dans le platonisme d’une définition, à un si imprévu accès d’axiomatique générosité. Notez que cet opportuniste n’est point un opportuniste inconscient et quelconque comme il y en a beaucoup. Celui-là est un convaincu. Il connaît la doctrine, il la pratique. C’est ainsi qu’il est toujours pour le banquier contre l’épargne, pour les compagnies de chemins de fer contre les voyageurs, même les voyageurs écrasés ; pour les Sociétés de mines contre les mineurs, même les mineurs ensevelis ; pour la maladie contre le malade, pour la misère en général, contre les misérables en particulier.
C’est ce que, dans le monde bourgeois, si fier de ses conquêtes morales, on appelle un sage. En sa qualité de sage, ce sage des sages est encore pour beaucoup d’autres vérités aussi belles et courageuses. Je ne puis les énumérer ici, car elles sont innumérables, et je craindrais qu’elles parussent, à la longue, bien monotones, car elles s’appliquent à tout et à tous, se ressemblent toutes et varient seulement en enthousiasme, selon le plus ou moins de férocité qu’ont les choses, le plus ou moins d’importance sociale ou financière qu’ont les personnes. Aucun ne sait, comme lui, couvrir de grâces légères, de bavardages sentimentaux et fleuris, l’âpre et sombre struggle-for-life embusqué au cœur de tout bon modéré ; aucun ne dissimule mieux, sous les plus engageants sourires, les crocs qui s’aiguisent dans une mâchoire impatiente de fouiller la viande humaine. J’ai donc été surpris et véritablement charmé d’apprendre, de la propre bouche d’un opportuniste, que la politique était un art, lequel était une source, laquelle était le bonheur, lequel était à nous. Et longtemps, j’ai rêvé devant cette suite de mystérieux enchaînements.
Ainsi M. Emmanuel Arène, M. Joseph Reinach, M. Terreil-Mermeix, M. Paul de Cassagnac, M. Constans, M. Léon Say travaillaient à mon bonheur. Ils creusaient le roc dur des préjugés, des routines, des injustices, ils piochaient, foraient, taraudaient, minaient sans relâche, pour faire jaillir du sol une source, une grande source, une source miraculeuse et cordiale, où je puisse me baigner. Ils expérimentaient des joies nouvelles, observaient des félicités inconnues, afin de m’en nourrir, de m’en gaver. Ne pensant pas à eux, résignés et paternels, chaque matin, ils se demandaient : « Voyons, quel bonheur vais-je inventer pour lui, aujourd’hui ? » La nuit, penchés sur mon sommeil, ils me couvraient de leurs ailes, comme font les anges gardiens, et ils murmuraient : « Es-tu vraiment heureux ?… Te manque-t-il quelque chose à quoi nous n’ayons pas pensé ?… Souhaites-tu un bonheur que nous ne t’ayons pas donné ? »
Et ce n’est pas tout.
Du fond ténébreux de l’Histoire, du fond de ces silencieux espaces où dorment les siècles morts, j’aurais dû entendre des voix, des voix lointaines et attendries qui me disaient :
« Nous sommes les Rois, les Empereurs et les Conquérants, et ce bonheur dont tu jouis, c’est nous qui l’avons conçu, préparé, développé, transmis. Nous avons travaillé pour toi sans trêve ni repos ; c’est pour te conquérir un bonheur que nous nous sommes acharnés à faire, de siècle en siècle, plus grand et plus profond, que nous avons régné. Ne crois pas que le bonheur soit une invention moderne. Il est vieux comme la politique ; et la politique est vieille comme le monde. Elle date du jour où deux hommes s’étant rencontrés, le plus fort s’est mis à dépouiller le plus faible, à lui prendre ses armes, ses vêtements, sa liberté, son intelligence ; c’est-à-dire à le rendre heureux en l’allégeant de tout cela. Nous n’avons pas agi autrement ; nous avons agi plus en grand, voilà tout. Et tes maîtres d’aujourd’hui font ce que nous avons fait. Ils continuent la bonne tradition, car il faut que tu le saches, c’est dans la poussière de nos trônes qu’ils ont ramassé ce bonheur ineffable dont il nous semble que tu te fais une idée insuffisamment joviale ».
Et je ne me doutais de rien.
Non seulement je ne me doutais de rien, mais je m’irritais contre ces ombres du passé, contre ces charitables personnes du présent, ces âmes dévouées, ces êtres d’abnégation et de sacrifice, que j’accusais de troubler mon repos, ma raison, mes enthousiasmes, mes espérances d’un avenir de justice. J’étais heureux, indubitablement heureux depuis le commencement des siècles, et je ne le savais pas… J’étais heureux, combien de fois et de combien de manières ? Heureux par les ministres, les députés, les sénateurs, les préfets et les maires ; heureux par les royalistes, les bonapartistes, les opportunistes et les radicaux. Et tous ces bonheurs qui m’arrivaient en foules pressées et joyeuses, je les ignorais. Comment ai-je pu vivre si longtemps en une telle aberration ?
— Et vous, monsieur Maurice Barrès, est-ce que vous allez aussi me rendre heureux ?
Quelques opinions d’un Allemand §
L’hiver dernier, dans le Midi, je liai connaissance avec M. de B…, écrivain allemand de grand mérite, et de plus, si j’ose m’exprimer ainsi, député au Reichstag. C’était — me pardonne la Ligue des Patriotes — c’était un charmant homme, à qui je dois des heures exquises. N’étant point officier de l’armée territoriale, ni même d’aucune espèce d’armée — du moins, je le pense, — je puis sans danger risquer ce coupable et blasphématoire aveu : je l’aimais fort. Le pis est que je l’aime toujours. M. Aurélien Scholl ne me croira pas, mais M. de B… avait lu Schopenhauer, il le goûtait beaucoup, et, détail inexplicable, il avait infiniment d’esprit avec infiniment de bonté. Détail plus inexplicable encore, il détestait la bière et ne digérait qu’imparfaitement la choucroute. Je l’ai vu, un jour, attablé devant un perdreau, qu’il préférait aux saucisses fumées de Francfort. Sa conscience et son estomac d’Allemand n’eurent aucun scrupule à m’en faire confidence. C’était un Allemand comme on n’en voit pas dans les mots de la fin.
En fréquentant davantage cet ennemi héréditaire de ma race, j’acquis la triste conviction qu’il eût été fort embarrassé si la fantaisie lui était venue — elle ne lui vint pas — d’être chroniqueur sympathique ou critique éminent dans l’un de nos journaux sérieux et répandus, car il était très instruit des choses de la France, et notre littérature le passionnait. Mais quelle pitié ! Et quelle traditionnelle lourdeur ! Ses connaissances littéraires ne se bornaient point aux ouvrages de M. Claretie et aux pièces de M. Meilhac ; elles embrassaient fort irrévérencieusement toute la diversité, toute la disparité de l’effort contemporain. Il parlait avec enthousiasme, avec respect, de M. Huysmans, de son pessimisme faisandé, de ses raffinements de dégoût, magnifiquement parés de toutes les gemmes, de toutes les joailleries du verbe. Il ne se permettait — et c’est là que perçait le bout de l’oreille allemande — il ne se permettait aucune parisienne plaisanterie à l’égard de M. Stéphane Mallarmé, dont le mystère l’attirait, le fascinait, comme une eau profonde et magique, qui se cache sous des retombées de fleurs étranges, « ces étranges fleurs » par Baudelaire cueillies, sous des cieux plus beaux, pour en orner « les étagères » de ses amants morts.
— Celui-là, me disait-il en son langage reptilien, celui-là est un pur artiste. Peut-être est-il le pur artiste, l’artiste essentiel. De tous vos poètes, il est le seul, extraordinaire vraiment, qui ait trouvé le mot exprimant, à la fois, une forme, une couleur, un son, un parfum, une pensée. Il représente l’objet comme la nature le crée, c’est-à-dire qu’il enclot, en un tout, par de subtiles ellipses, les différentes qualités que cet objet possède. Alors que, pour décrire cet objet dans sa forme, sa coloration, son mouvement, son harmonie avec les objets voisins, les autres poètes sont obligés de le dissocier en phrases nombreuses, de l’éparpiller en des expressions où il finit toujours par perdre son vrai caractère, avec son homogénéité, M. Stéphane Mallarmé le fixe par un seul verbe, qui devient l’objet lui-même. Ses mots ne sont plus des mots, ils sont des êtres. Son obscurité, qui lui est tant reprochée, est donc elle-même de la vie, de cette vie elliptique, énigmatique, qui règne partout, aussi bien aux pistils des fleurs qu’aux prunelles des femmes. Évidemment la vie est obscure à qui ne sait pas la pénétrer. Combien ignorent ce que c’est qu’un arbre, un baiser… Ah ! M. Mallarmé n’est pas populaire ; c’est tant mieux pour lui, et pour nous qui l’en aimons davantage. Pareil à un objet d’art unique, il est trop cher pour la foule des acheteurs moyens ; seuls les millionnaires de l’esprit, qui sont souvent les plus pauvres d’argent, peuvent le posséder.
Et il me citait, comme on boit un vin délicat, ces vers de l’admirable Hérodiade :
… Ô miroirEau froide, par l’ennui dans ton cadre gelée…
M. de B… ne tarissait pas sur l’étonnante, sur l’insurpassable magnificence de Flaubert, qu’il mettait bien au-dessus de Goethe.
— J’ai rêvé pour la France, me dit-il… Et ce rêve, je pense, ne vous désobligera pas, car vous avez une propension à déifier toute espèce de gens… Alexandre Dumas n’est-il pas, chez vous, une sorte de Dieu ?… J’ai donc rêvé ceci. Une salle, au Louvre par exemple, ou dans quelqu’un de vos plus beaux édifices… Dans cette salle, un lutrin, et, sur ce lutrin, un livre toujours ouvert : La Tentation de saint Antoine.
— Hélas ! soupirai-je, vous ne connaissez pas la France. Nous déifions, cela est certain… Mais sur l’autel même où nous érigeons l’image du dieu, nous servons des bocks aux fidèles. Il y a des divinités à qui cet accompagnement va très bien. Si votre rêve se réalisait, mon cher Allemand, au bout de quinze jours la salle serait affermée à un impresario quelconque, qui la transformerait en café-concert. Paulus viendrait y chanter ses « dernières créations », et sur les marges mêmes du livre s’étaleraient les réclames du chocolat Géraudel.
Les Goncourt aussi le ravissaient pour leur sensibilité créatrice sur-aiguisée jusqu’à la maladie, jusqu’à la souffrance ; pour leurs révoltes intellectuelles, d’un si fier jet, contre l’embourgeoisement de l’idée ; pour l’atmosphère nouvelle, découverte par eux, où, après Stendhal, après Balzac, ils firent évoluer le roman moderne ; pour ces frissons d’âme et de lumière dont vibre leur humanité et s’enveloppent leurs paysages.
Il passait des puissantes visions du Crépuscule des dieux, de M. Élémir Bourges, aux mystérieuses pages de L’Inconnu, de M. Paul Hervieu ; des recherches sociologiques de M. J.-H. Rosny aux presque sublimes ironies de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Et M. Gustave Kahn l’enchantait pour la perspicacité de sa critique, belle comme une création de poète et de philosophe, pour son intelligence si souple, parfois si haute, à concevoir et à expliquer les formes d’art.
À l’entendre parler ainsi de ces hommes, pour la plupart inconnus ou dédaignés, un soupçon s’insinuait en moi, vraisemblable et torturant :
— Si c’était un espion, pensais-je, tandis que l’ombre des nirvanas envahissait les arcanes de mon cerveau.
Un jour, comme nous nous promenions, il me dit :
— Et M. Alphonse Daudet ?… Ah ! celui-là est tout clarté, tout charme, tout intelligence. Il me réchauffe et me vivifie. Je l’aime comme j’aime l’air parfumé que nous respirons ici, comme j’aime le soleil transparent qui, sur les coteaux blonds, dore les citrons, fait flamber les oranges et donne au mouvant feuillage des oliviers ces reflets de soie, brillants, changeants, que vous admirez tant. Tandis que les autres écrivains évoluent vers l’Allemagne, l’Angleterre et la Russie, lui est resté de sa race. Et sa race est française. Il a la clarté, l’élégance, la tendresse et l’admirable ironie, qui sont les qualités de votre sol intellectuel. Ne vous étonnez point, après avoir vanté l’obscurité de M. Stéphane Mallarmé, de mon enthousiasme pour la limpide clarté de M. Alphonse Daudet. J’ai le bonheur d’être un éclectique et de multiplier ainsi, par des sensations différentes et vives, les joies que me procurent les œuvres d’art. Or, tous les deux éveillent en moi des rêves dissemblables, il est vrai, mais qui, par leur dissemblance même, embellissent ma vie et doublent l’activité de mon esprit… D’ailleurs, n’est-ce pas une des surprises les plus charmantes de la conversation, que ces inattendus rapprochements de noms, si loin l’un de l’autre pourtant, et qui feraient sourire de pitié les critiques ?… Tenez, une chose m’afflige… Lorsque, dans un journal français on parle de M. Alphonse Daudet, ce qui est fréquent, il est rare qu’un parallèle ne s’établisse pas aussitôt entre l’auteur de Sapho et M. Émile Zola. Et j’ai souvent remarqué que l’avantage, en fin de compte, reste à ce dernier. On assomme la grâce de M. Daudet avec la force de M. Zola. Cela ne vous semble-t-il pas, comme à moi, souverainement injuste ? Certes, M. Zola est fort. Son œuvre est puissante. Un grand courant l’emporte, qui roule pêle-mêle l’or pur et les gravats. Cela se déchaîne en tempête, écume, bouillonne, soulève les rochers, entraîne les arbres déracinés aussi bien que les petites fleurs pâles de la berge envahie. Le spectacle est grandiose, et la sonorité qui en monte impressionne et subjugue.
Peut-être n’y a-t-il là, au fond, que l’illusion de ce décor et de cette sonorité. De même que, dans la voix hurlante des foules, il est impossible de percevoir le cri d’une âme ; de même, dans ce grand courant, les images se brouillent l’une dans l’autre et la surface tourmentée ne les reproduit que par reflets tronqués, confondus. Je me représente autrement M. Alphonse Daudet. C’est un fleuve dont les eaux sont profondes et claires, et qui coule lentement, reflétant le vaste ciel entre des rives fleuries, toutes couvertes de belles moissons. Cette grâce est aussi de la puissance, croyez-moi… Mais trêve de classiques comparaisons… Ce qui me séduit en M. Alphonse Daudet et ce que M. Émile Zola possède à un degré moindre, c’est l’intelligence de la vie interne de l’homme. L’un est tout en décor, l’autre tout en âme. L’œuvre de M. Émile Zola est solidement construite. Elle a six étages. La façade en est carrée, imposante et belle. Mais écoutez bien, les murs sonnent le vide. L’homme la traverse et n’y habite point.
Dans l’œuvre de M. Daudet, moins carrée de forme et plus restreinte de proportion, l’intérieur est plus soigné, plus habitable, plus intime. On voit que des êtres faits comme nous ont passé là, y ont vécu, y ont aimé, y ont pensé, y ont souffert. On constate, à chaque pas, l’empreinte de leur cerveau et de leur cœur. Et comme il le possède, ce pauvre cœur de l’homme ! Comme il en compte les pulsations, comme il en montre les déchirures et les plus secrètes douleurs ! Comme il met à nu, de sa main délicate et souple, ses ressorts les mieux dissimulés ! Comme il monte et démonte le mécanisme fragile, compliqué, de l’horlogerie humaine, qui se brise vite entre les poings trop rudes de M. Zola.
— Et si vous connaissiez, lui dis-je, l’œuvre parlée du prodigieux charmeur, cette œuvre de toutes les minutes, qui ne sera jamais écrite et qui est pourtant du génie. Un mot jeté dans la conversation, un bibelot, un bruit, un parfum, rien… et voilà que les idées partent, s’envolent, fourmillent, étincelantes et pressées, avec une prodigalité, une spontanéité d’intellect telle que les plus anciens amis en sont chaque fois étonnés. Souvenirs revivants du passé, visions profondes de l’avenir, sifflantes ironies, inoubliables évocations d’humanité coudoyée et sitôt dévoilée, mélancolies attendries, poignantes tristesses, tout cela bourdonne, chante et pleure sur ces lèvres, où pourtant la douleur rôde, jamais lassée d’être vaincue par ce courbant génie.
— Oui, dit l’Allemand… L’œuvre de M. Zola est une œuvre de volonté, celle de M. Daudet une œuvre de spontanéité ; une œuvre vécue et pleurée. Et, voyez-vous, à un moment donné, ce sont toujours celles-ci qui enfoncent celles-là.
Et j’ai voulu, mon cher Daudet, à l’occasion de votre nouvelle œuvre, vous envoyer ce petit souvenir d’une conversation que nous eûmes, M. de B… et moi, en face de cette mer que vous aimez tant et dans cette nature fleurie, où il me semblait entendre s’égrener les musiques de votre voix.
Maurice Maeterlinck §
Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d’où il est, ni comment il est. S’il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui ; et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’œuvre, non pas un chef-d’œuvre étiqueté chef-d’œuvre à l’avance, comme en publient tous les jours nos jeunes maîtres, chantés sur tous les tons de la glapissante lyre — ou plutôt de la glapissante flûte contemporaine, — mais un admirable, et pur, et éternel chef-d’œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés du beau et du grand ; un chef-d’œuvre comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois, aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un, et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin, M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps, et la plus extraordinaire, et la plus naïve aussi, comparable et — oserai-je le dire ? — supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle La Princesse Maleine. Existe-t-il dans le monde vingt personnes qui la connaissent ? J’en doute.
Avant La Princesse Maleine, M. Maurice Maeterlinck avait publié Serres chaudes, d’étranges et souvent admirables poèmes. Tout l’art si absolument réalisé depuis dans La Princesse Maleine s’y trouve contenu, à l’état de minerai, pour ainsi dire, mais un minerai d’une abondance incroyable et d’une excessive richesse. Il y a là, vraiment, parmi beaucoup de choses, peut-être inutiles et trop touffues, des sensations encore inédites dans la littérature ; il y a là, vraiment, de l’inexprimé. Si jamais un critique s’avise, par hasard, d’ouvrir ce livre, il est probable qu’il accusera l’auteur d’être obscur et même décadent. Et il se livrera à de très anciennes plaisanteries dont la facilité vulgaire réjouit toujours les sots et les gens de bon sens. La vérité est que personne n’a plus de clarté dans le verbe que M. Maeterlinck. Pour le comprendre en l’intimité de sa pensée et l’étrangeté de ses analogies, il faut, en quelque sorte, épouser ses états d’âme et se vivre en lui comme lui-même se vit dans les choses. Ce n’est qu’une affaire d’intelligence ; une affaire d’âme aussi, non pas d’âme sœur de la sienne, mais d’âme qui a senti quelquefois comme la sienne. Alors ce livre s’illumine et nous illumine de clartés éblouissantes. Et l’on n’est plus étonné que de ceci : c’est de n’avoir pas su soi-même, tant elles paraissent familières et simples, donner à ces pensées, à ces visions, à ces sensations, la forme inattendue et lumineuse, et délicieuse suprêmement, qu’elles revêtent, sans cesse, sous la plume de ce sensitif vibrant qui est, en même temps, un merveilleux et unique artiste.
Je voudrais pouvoir citer, pour la joie d’un lecteur lointain et inconnu, beaucoup de poèmes de ces Serres chaudes, car l’impression de trouble et de délices où ils laissent l’esprit se ressent mieux qu’elle ne s’exprime en vaines phrases. « L’Hôpital », où la réalité est décrite, évoquée, ressuscitée — avec quel mystère, avec quelle précision mélancolique et tragique — par les cauchemars vagabonds d’un malade ; ou bien cet autre poème, « Cloche à plongeur », qui est, en ses analogies choisies et douloureuses, le plus poignant cri de désespérance de l’homme enfermé dans la prison de sa matérialité, alors qu’autour de lui passent les rêves qu’il n’atteindra jamais. Malheureusement je n’ai pas la place qu’il me faudrait. C’est surtout dans « Regards » que le talent de M. Maeterlinck se présente le mieux avec tous ses caractères de sensibilité intense, profonde, nouvelle :
Ô ces regards pauvres et las !Et les vôtres et les miens,Et ceux qui ne sont plus, et ceux qui vont venir,Et ceux qui n’arriveront jamais et qui existent cependant.Il y en a qui semblent visiter des pauvres, un dimanche,Il y en a comme des malades sans maison.Il y en a comme des agneaux dans une prairie couverte de linges ;Et ces regards insolites,Il y en a sous la voûte desquels on assiste à l’exécution d’une vierge, dans une salle close ;Et ceux qui font penser à des tristesses ignorées ;À des paysans aux fenêtres de l’usine ;À un jardinier devenu tisserand ;À un après-midi d’été dans un musée de cires………………………………………………………………Ayez pitié de ceux qui sortent, à petits pas, comme des convalescents, dans la moisson ;Ayez pitié de ceux qui ont l’air d’enfants égarés à l’heure du repas ;Ayez pitié des regards du blessé vers le chirurgien,Pareils à des tentes sous l’orage ;Ayez pitié des regards de la vierge tentéeEt de la vierge qui succombe…Et ces yeux où s’éloignent à pleines voiles des navires illuminés dans la tempête,Et le pittoresque de tous ces regards qui souffrent de n’être pas ailleurs,Et ceux que nul ne comprendra jamais,Et ces pauvres regards presque muets,Et ces pauvres regards qui chuchotent,Et ces pauvres regards étouffés.……………………………………………………………Oh ! avoir vu tous ces regards !Avoir admis tous ces regardsEt avoir épuisé les miens à leur rencontreEt, désormais, ne plus pouvoir fermer les yeux.
Connaissez-vous, même dans les poésies d’Edgar Poe, si admirablement traduites par M. Stéphane Mallarmé, quelque chose d’aussi rare et d’aussi sublime ? Et tous ces regards qui désormais vous hantent, n’est-ce point, en raccourci, la plus complète, la plus multiple, la plus inquiétante évocation de l’infinie tristesse, de l’infinie pitié de la vie ?
J’ai longtemps hésité avant de parler de La Princesse Maleine. La laisser dans son obscurité scrupuleuse, ne pas l’exposer, si frêle, si chaste, si adorablement belle, aux brutalités de la foule, aux ricanements des gens d’esprit, être quelques-uns seulement à en jouir, il me semblait que cela valait mieux ainsi. Et puis, j’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus à qui une telle œuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler, des inconnus comme il s’en rencontre dans nos âmes, qui traversent, au loin, sans se faire voir, notre vie, et qui ne sont ni hommes de lettres, ni peintres, ni gens du monde, ni rien de ce que nous révérons d’ordinaire, qui sont tout simplement, je pense, une émanation lointaine et ignorée de notre pensée, de notre amour, de notre souffrance. C’est à ceux-là seuls que je signale La Princesse Maleine.
La Princesse Maleine est un drame écrit, ainsi que le déclare l’auteur, pour un théâtre de fantoches. Raconter ce drame dans ses détails ? Je ne le puis. Ce serait en gâter le charme immense, en atténuer l’immense terreur où il jette les âmes. Il faut le lire et, quand on l’a lu, le relire encore. Je crois que, pour ma part, je le relirai toujours. Jamais, dans aucun ouvrage tragique, le tragique n’atteignit cette hauteur vertigineuse de l’épouvante et de la pitié. Depuis la première scène jusqu’à la dernière, c’est un crescendo d’horreur qui ne se ralentit pas une seconde et se renouvelle sans cesse. Et, le livre fermé, cela vous hante, vous laisse effaré et pantelant, et charmé aussi par la grâce infinie, par la suavité triste et jolie qui circule à travers cet effroi. Pour arriver à cette impression d’effroi total, M. Maurice Maeterlinck n’emploie aucun des moyens en usage dans le théâtre. Ses personnages ne débitent aucune tirade. Ils ne sont compliqués en rien, ni dans le crime, ni dans le vice, ni dans l’amour. Ce sont, tous, de petites âmes embryonnaires qui vagissent de petites plaintes et poussent de petits cris. Et il se trouve que les petites plaintes et les petits cris de ces petites âmes sont ce que je connais de plus terrible, de plus profond et de plus délicieux, au-delà de la vie et au-delà du rêve. C’est en cela que je crois La Princesse Maleine supérieure à n’importe lequel des immortels ouvrages de Shakespeare. Plus tragique que Macbeth, plus extraordinaire de pensée que Hamlet, elle est d’une simplicité, d’une familiarité — si je puis dire — par où M. Maurice Maeterlinck se montre un artiste consommé, sous l’admirable instinctif qu’il est : et la poésie qui encadre chacune de ces scènes d’horreur en est tout à fait originale et nouvelle ; plus que cela : véritablement visionnaire.
Le sujet de La Princesse Maleine est pareil au sujet des contes que content, le soir, aux petits enfants, les nourrices. C’est l’histoire d’une petite princesse, fille de roi, fiancée à un prince, fils de roi, et qui, après une suite d’incroyables malheurs, meurt étranglée par une méchante reine. Devant l’absolue beauté de cette œuvre, je ne puis rien dire de plus. Pour prouver que je n’ai rien exagéré dans mon admiration, il faudrait citer, citer encore, n’importe quelle scène, au hasard, car toutes offrent des surprises et d’incomparables grandeurs. À mon regret, cela m’est impossible. Je me contenterai de reproduire la dernière scène qui donnera une idée de ce qu’est ce drame en son entier.
La princesse Maleine est morte, étranglée par la reine Anne, et le vieux prince, Hjalmar, a été forcé par sa femme d’assister à l’étranglement et d’y aider. Son fils, fiancé à Maleine, l’a vengée en tuant la reine Anne, et lui-même s’est poignardé. Il ne reste plus rien au vieux Hjalmar, rien que ces trois cadavres et l’horreur de cette nuit de meurtre.
LE ROI
Oh oh oh ! Je n’avais plus pleuré depuis le déluge… Mais maintenant je suis dans l’enfer jusqu’aux yeux. Mais regardez leurs yeux… Ils vont sauter sur moi comme des grenouilles.
ANGUS
Il est fou.
LE ROI
Non, non… mais j’ai perdu courage… Et c’est à faire pleurer les pavés de l’enfer.
ANGUS
Emmenez-le… Il ne peut plus voir cela.
LE ROI
Non, non, laissez-moi… je n’ose plus rester seul… Où donc est la belle reine Anne ?… Anne ? Anne ? Elle est toute tordue… Je ne l’aime plus du tout… Mon Dieu, qu’on a l’air pauvre quand on est mort… Je ne voudrais plus l’embrasser maintenant… Mettez quelque chose sur elle…
LA NOURRICE
Et sur Maleine aussi… Maleine, Maleine ? Oh oh oh !
LE ROI
Je n’embrasserai plus personne, dans ma vie, depuis que j’ai vu tout ceci… Où donc est notre pauvre petite Maleine ? (Il prend la main de Maleine.) Oh ! elle est froide comme un ver de terre… Elle descendait comme un ange dans mes bras… Mais c’est le vent qui l’a tuée…
ANGUS
Emmenons-le, pour Dieu… Emmenons-le…
LA NOURRICE
Oui, oui…
UN SEIGNEUR
Attendons un instant.
LE ROI
Avez-vous des plumes noires ?… Il faudrait des plumes noires pour savoir si la reine vit encore… C’était une belle femme, vous savez… Entendez-vous mes dents ?…
(Le petit jour entre dans la chambre.)TOUS
Quoi ?
LE ROI
Entendez-vous mes dents ?
LA NOURRICE
Ce sont les cloches, seigneur…
LE ROI
Mais c’est mon cœur alors… Oui, je les aimai bien, tous les trois, voyez-vous… Je voudrais boire un peu.
LA NOURRICE, apportant un verre d’eau
Voici de l’eau.
LE ROI
Merci.
(Il boit avidement.)LA NOURRICE
Ne buvez pas ainsi… Vous êtes en sueur.
LE ROI
J’ai si soif.
LA NOURRICE
Venez, mon pauvre seigneur… Je vais essuyer votre front.
LE ROI
Oui… Aïe, vous m’avez fait mal…
LA NOURRICE
Venez, venez… allons-nous-en.
LE ROI
Ils vont avoir froid sur les dalles… Elle a été maman et puis, oh oh oh… C’est dommage, n’est-ce pas ? Une pauvre petite fille… Mais c’est le vent… Oh ! n’ouvrez jamais les fenêtres… Il faut que cela soit le vent… Il y avait des vautours aveugles dans le vent, cette nuit… Mais ne laissez pas traîner ses petites mains sur les dalles… Vous allez marcher sur ses petites mains… Oh ! oh !… prenez garde.
LA NOURRICE
Venez, venez. Il faut se mettre au lit… Il est temps… Venez.
LE ROI
Oui, oui, il fait trop chaud ici… Éteignez les lumières, nous allons au jardin ; il fera frais sur la pelouse, après la pluie. J’ai besoin d’un peu de repos… Oh ! voilà le soleil.
(Le soleil entre dans la chambre.)LA NOURRICE
Venez, venez, nous allons au jardin.
LE ROI
Mais il faut enfermer le petit Allan… Je ne veux plus qu’il vienne m’épouvanter.
LA NOURRICE
Oui, oui, nous l’enfermerons. Venez, venez…
LE ROI
Avez-vous la clef ?
LA NOURRICE
Oui, venez.
LE ROI
Aidez-moi… J’ai un peu de peine à marcher… Je suis un pauvre petit vieux… Les jambes ne vont plus… Mais la tête est solide… (S’appuyant sur la nourrice.) Je ne vous fais pas mal ?
LA NOURRICE
Non, non, appuyez hardiment.
LE ROI
Il ne faut pas m’en vouloir, n’est-ce pas ? Moi qui suis le plus vieux, j’ai du mal à mourir… Voilà, voilà… À présent, c’est fini… Je suis heureux que ce soit fini, car j’avais tout le monde sur le cœur.
LA NOURRICE
Venez, mon pauvre seigneur…
LE ROI
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Elle attend à présent sur les quais de l’enfer.
LA NOURRICE
Venez, venez.
LE ROI
Y a-t-il quelqu’un ici qui ait peur de la malédiction des morts ?
ANGUS
Oui, sire, moi…
LE ROI
Eh bien, fermez leurs yeux, alors, et allons-nous-en.
LA NOURRICE
Oui, oui, venez.
LE ROI
Je viens, je viens… Oh ! comme je vais être seul maintenant. Et me voilà dans le malheur jusqu’aux oreilles. À soixante-dix-sept ans… Où donc êtes-vous ?
LA NOURRICE
Ici, ici.
LE ROI
Vous ne m’en voudrez pas ?… Nous allons déjeuner ; y aura-t-il de la salade ?… Je voudrais un peu de salade.
LA NOURRICE
Oui… oui… il y en aura.
LE ROI
Et je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd’hui… Mon Dieu, mon Dieu, que les morts ont donc l’air malheureux.
(Il sort avec la nourrice.)
Et depuis plus de six mois que ce livre a paru, obscur, inconnu, délaissé, aucun critique ne s’est honoré en en parlant. Ils ne savent pas. Et comme dit un personnage de La Princesse Maleine : « Les pauvres ne savent jamais rien. »
Propos belges §
L’article que j’ai publié, ici même, sur Maurice Maeterlinck, m’a valu beaucoup de lettres, et aussi beaucoup d’articles dans les petits journaux et les petites revues. Il y en a eu de tous les genres. La vérité m’oblige à dire que ma modeste personne n’y était pour rien, que le grand et mystérieux talent de M. Maeterlinck en faisait tous les frais. Je n’aurais pas imaginé, surtout en ce temps vilain, où la curiosité publique semble courir vers d’autres émotions, que la littérature passionnât encore autant les esprits. Et cette surprise de voir tant de gens, si différents, s’intéresser à un art si haut et si noble, m’a causé une vive joie. Pourtant, quelques-unes de ces lettres et quelques-uns de ces articles n’ont pas été sans me troubler profondément. On m’y reproche, avec une courtoisie amère, qui ne dissimule pas assez, peut-être, l’impatient amour de la réclame dont sont atteints la plupart de nos chers rêveurs et de nos plus admirables résignés, on me reproche d’avoir, pour en faire l’éloge, choisi un poète belge, alors qu’il en existe en France tant de jeunes et de si merveilleux — dont on ne dit jamais rien.
C’est d’autant plus inconcevable et scandaleux à moi que j’aurais dû savoir ce que tout le monde sait, ce que L’Indépendance belge sait mieux que personne, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de poètes en Belgique, qu’il n’y a rien en Belgique, et même que la Belgique n’existe pas. Il paraît que j’ai été dupe de grossiers mirages géographiques, et que j’ai pris des ombres mortes, des apparences évanouies, pour des réalités vivantes. La Belgique ne trompe plus personne aujourd’hui. La Belgique — cela est prouvé de toutes les manières — n’est qu’une plaisanterie inventée, un jour de festin, par M. Camille Lemonnier : une mauvaise plaisanterie, comme on voit. Incorrigible et paroxyste gobeur que je suis, j’ai donc été, une fois de plus, mystifié, et de la bonne façon. Voilà un panneau dans lequel ne donneraient pas M. Jules Lemaître et M. Bérardi. Oh ! comme on a dû se divertir de ma crédulité ! Mon cas est humiliant, je l’avoue, et j’avoue que j’en ai ressenti un peu de honte et beaucoup de dépit.
D’autres, moins catégoriques et plus judicieux, et pareillement ironiques — et ce sont des jeunes encore : les jeunes sont terribles — pensent que la Belgique pourrait exister, à la rigueur, mais qu’elle aurait le plus grand tort de se vanter de sa problématique existence, attendu qu’il n’y a là, vraiment, rien de bien beau. Au dire de ces derniers, qui sont de fort savantes gens, les Belges, si tant est qu’ils existent, au sens strictement biologique du mot, ne seraient, à proprement parler, qu’une variété de singes. Ce n’est pas ce qu’on appelle une nation, c’est tout au plus une espèce zoologique, assez curieuse en soi, totalement dépourvue de conscience et de responsabilité morale, et douée du dangereux instinct de l’imitation. Les Belges imitent ce que nous autres, Français, qui avons tout inventé, faisons ou rêvons de faire. Non seulement ils imitent, mais ils contrefont, non seulement ils contrefont, mais ils pré-contrefont. Ils font, si j’ose m’exprimer ainsi, de la contrefaçon préventive. C’est par là que ces animaux — les Belges me pardonnent ce terme scientifique — se montrent réels et redoutables, en tant que singes, et parfaitement irréels et redoutables, en tant qu’hommes.
Aussi, à propos de La Princesse Maleine, qu’avais-je besoin de crier au chef-d’œuvre ? Sans doute La Princesse Maleine est un chef-d’œuvre. Mais pourquoi est-elle un chef-d’œuvre, cette fâcheuse Princesse Maleine, qui semble, au premier abord, nous arriver de Belgique, de cette Belgique idéale qui n’existe probablement pas ? Parce que cinquante jeunes, cent jeunes, tous les jeunes, se disposaient à la concevoir, quand M. Maurice Maeterlinck eut l’étrange audace de la publier. Avec ces façons-là, qui sont façons belges ordinaires, il n’est plus de littérature possible. Et mieux vaudrait vendre des saumures, surtout si des écrivains français, impolitiques ou mal intentionnés, se mettent à soutenir cet insoutenable paradoxe qu’il existe sur le globe terrestre une Belgique, dans cette Belgique des Belges, et parmi ces Belges, des poètes, et des poètes de talent… Où donc avais-je la tête quand me vint cette lubie ?
Donc je ne demanderais pas mieux que de faire amende honorable et, pour rentrer en grâce auprès des jeunes de mon pays, je serais assez décidé à biffer, publiquement, d’un trait de plume — qu’est-ce que cela me coûterait ? — et la Belgique et les Belges. La chose est facile. Mais — telle est la tournure inquiète de mon esprit — j’y ai quelques scrupules. Au fond du révolté que je suis, il y a un réactionnaire timide qui sommeille. Je ne puis pas oublier, tout à fait, ce que j’ai appris autrefois, ce que j’ai vu, ce qui m’a ému, ce qui m’a charmé. Bruxelles, Anvers, Bruges, Liège, Gand, toutes ces merveilles où dort tout un passé de gloire, où rayonne encore l’âme éternelle et protectrice de tant de génies : les Van Eyck, les Rubens, les Van Dyck, etc., comment admettre que tout cela n’est qu’un rêve ou qu’une blague de M. Camille Lemonnier ? Comment admettre aussi que les Belges, si hospitaliers, si passionnés d’art, les premiers toujours à bravement accueillir nos œuvres libres, à les défendre contre les routines de la critique asservie ou indifférente, les premiers à les arracher de l’ombre où, chez nous, tout conspire, tout s’acharne à les ensevelir, les premiers à les acclamer, à les réaliser dans leur forme vivante, comment admettre que ces Belges ne sont que des singes, ou qu’ils ne sont pas ?
Que diraient M. Cladel, M. Émile Bergerat, M. Chabrier, M. Reyer ? Que diraient tous les refusés du théâtre, des librairies, des expositions officielles, tous les pas-de-chance qui ont trouvé là, pour leurs œuvres méprisées de nous, insultées par nous, un asile fraternel et sûr ? Que dirait l’ombre de Villiers, que nous avons laissé mourir de faim, et qui put entrevoir, aux dernières années de sa vie, en cette vaine Belgique, où l’on entoura de respect sa douloureuse pauvreté, ce qu’aurait été la gloire due à son exceptionnel génie, par nous méconnu ou nié ? Que dirait M. Stéphane Mallarmé qui, hier encore, faisait entendre son éloquente et si fidèle parole à ces Belges qui, non seulement ne ricanaient pas, mais le comprenaient, ravis de la noblesse de ce haut et rare et exquis esprit, tant de foi raillé par les plaisantins de la chronique, incapables de concevoir qu’il y ait tant d’art dans un cerveau, tant de simplicité dans une âme ? Où donc a-t-on mieux fêté qu’en Belgique les inimitables œuvres de ces êtres de luxe, Huysmans, le fastueux et dégoûté chercheur des au-delà ; Verlaine, le douloureux vagabond de la pitié humaine ; Laforgue, qui sut faire battre dans ses phrases, le songe ailé des âmes invisibles et donner aux mots ce murmure et ce frisson des choses que seuls entendent, que seuls sentent les précoces élus de la mort ?
Et si la Belgique, au contraire, était la terre unique où ceux-là d’entre nous, abreuvés d’amertumes, écœurés d’injustices, lassés des luttes stériles et sans espoir, ont eu cette joie si délicieuse et si grave de se sentir enfin compris, de se sentir enfin aimés ? C’est que je me souviens de Villiers, lorsqu’il revint de son dernier voyage en Belgique. Il était tout transfiguré. Lui, connu chez lui de quelques amis et de quelques artistes seulement, il s’étonnait, avec cette outrance naïve qui le rendait si touchant, d’avoir rencontré, là-bas, tant de gens familiers avec son œuvre. Il fallait entendre raconter les incidents de cette promenade triomphale, les honneurs amicaux qui lui avaient été rendus, les marques de déférence qui s’attachaient, partout, à sa pauvre personne, jusqu’alors et si durement sevré des caresses de la gloire, des douceurs mêmes de la louange. Cela lui avait redonné confiance. Il faisait des projets, des projets qu’il expliquait avec de grands gestes d’enfant. Et ce souvenir qui fut, dans sa vie toute pleine de rêves avortés, comme une courte halte de bonheur, l’accompagna jusqu’à la mort.
Ces souvenirs du passé, et ces souvenirs d’hier, me gênent pour dire tout le mal que pensent de la Belgique certains jeunes, affamés de réclame, et qui s’imaginent qu’on les vole quand on parle d’autres écrivains qu’eux. Parler d’un Belge, c’est-à-dire de quelqu’un qui se sert de la même langue qu’eux, dont les livres peuvent s’étaler aux mêmes devantures à côté des leurs, n’est-ce pas une odieuse trahison ? Et puis, quand je n’aurai pour me défendre contre cette tentation, qui ne me tente pas d’ailleurs, que la reconnaissance intellectuelle que je dois à M. Maurice Maeterlinck, cela suffirait à arrête ma plume. En citant, l’autre jour, quelques extraits admirables des Serres chaudes et de La Princesse Maleine, je n’avais pas lu Les Aveugles qui viennent de paraître récemment. Et ces Aveugles, ces merveilleux Aveugles, ont encore fortifié mon enthousiasme pour ce jeune poète, qui est véritablement le poète de ce temps qui m’a révélé le plus de choses de l’âme, et en qui s’incarnent, le plus puissamment, le génie de sentir la douleur humaine, et l’art de la rendre dans son infinie beauté triste et de tendre pitié.
Et puis, et puis, il y a autre chose.
Les jeunes — certains jeunes — les jeunes dont je parle, me font rire avec les œuvres qu’ils promettent toujours et qu’ils ne donnent jamais. Ils me font rire avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. À les entendre, ils vont tout révolutionner. Assez de vieux arts morts et de vieilles littératures pourries ! Du nouveau, du nouveau, de l’inaccessible, de l’inétreignable, de l’inexprimé ! Et toute cette belle ardeur, tout ce bruyant tapage se réduisent à ceci : appeler « pied plat » M. Édouard Noël qui leur refuse des billets de faveur pour l’Opéra-Comique. « Sus à M. Édouard Noël », tel est le cri de guerre. Et ils s’étonnent que le public indifférent ne se demande pas : « Mais qui donc est ce M. Édouard Noël, par qui la littérature est servie, et qui est un si fâcheux empêchement à l’évolution de l’art nouveau ? Et quand donc sera-t-il écrabouillé définitivement ? »
Ces jeunes-là me feraient presque aimer les vieux Sarcey.
Une page d’histoire §
Tous ceux qui « écrivent dans les journaux » et ailleurs, commettent journellement des erreurs. J’en ai commis, ainsi que tout le monde, le diable sait combien. Il ne m’en coûte pas de l’avouer, bien que mon cas s’aggrave d’un fait assez ridicule : que j’étais toujours de bonne foi. Parmi ces erreurs, il en est qui furent déplorables et qui me laissent encore des regrets ; il en est d’autres dont le jovial souvenir m’est particulièrement plaisant à rappeler, et que je serais au désespoir de n’avoir pas commises. L’erreur écrite a ceci de tout à fait ironique et noble que c’est par elle, plus tard, que de très érudites personnes et des commentateurs de tout repos fixent durablement l’histoire. De penser que les traditions historiques et autres ne sont qu’une suite interminable d’immenses blagues ou d’immenses duperies, cela a je ne sais quoi de vraiment consolateur pour le poète qui, loin des archives menteuses et des paperasses illusoires, suit le vagabond caprice de son rêve.
Or il m’arrive une aventure dont je puis bien tirer quelque vanité et quelque amusement. Moi aussi j’ai, par une erreur tellement énorme qu’elle va jusqu’au grossissement de la « bourde », contribué à solidement établir un point d’histoire littéraire assez curieux et à fixer définitivement la biographie d’un homme célèbre, qui ne saurait réclamer, puisqu’il est mort. L’erreur dont je parle, et que je suis désormais impuissant à redresser, moi seul progéniteur, pourtant, est devenue, par une loi naturelle de sélection, et beaucoup plus tôt que je l’eusse imaginé, un document certain, authentique, irrécusable. Depuis le 7 décembre, elle a reçu une consécration officielle et solennelle qui la classe parmi les faits indiscutables. Elle a maintenant une valeur historique : elle est entrée dans la postérité ; les protestations ultérieures, les rectifications motivées, si précises soient-elles, n’y feront rien.
Aujourd’hui, il est acquis à la critique contemporaine et à la psychologie future que M. Caro — car c’est de M. Caro qu’il s’agit — fut un homme champêtre, qu’il habita une chaumière et porta des sabots. Quoi qu’on dise et fasse, les Brunetière de l’avenir seront obligés de s’en référer à cet état d’âme très inopiné et d’en déduire les conclusions morales qu’il comporte, quand ils voudront évoquer la figure du professeur galant qui charma les belles femmes en mal de philosophie amoureuse, figure qui n’apparaissait jadis que sur des fonds d’opulentes peluches et de spiritualistes épaules, dans les salons les plus notoires de Paris.
Je vois très bien un bachelier du vingtième siècle répondant à un examinateur qui lui posera cette question : « Que savez-vous de Caro ? ». Le bachelier dira : « Caro (Marie-Elme), né à Poitiers, paysan français. Il était coiffé d’une casquette en peau de lapin, cultivait des betteraves, et braconnait les anguilles dans la rivière d’Eure. »
Les lecteurs du Figaro se souviennent peut-être d’un article que je publiai ici même, il y a juste un an, et qui était intitulé « La Maison du philosophe ». J’insinue ce timide « peut-être » car l’article était, paraît-il fort attendrissant. Je l’appris plus tard d’une vieille dame très sensible, qui en avait été très émue. Mais qu’on me permette de commencer par le commencement et de raconter l’histoire en ses touchants détails.
Un jour, je me promenais aux Damps, village pittoresquement situé à l’embouchure de l’Eure. Un homme important du pays m’accompagnait. Comme nous passions sur la berge, devant une petite maison enfoncée dans de la verdure, l’homme important s’arrêta, contempla la maison d’un regard mélancolique et qui me sembla plein de regrets. Puis, poussant un soupir, il me dit :
— Tenez, c’est là qu’habitait M. Caro.
D’abord, je fus assez intrigué. Et, à mon tour je regardai la maison. Elle était vénérable et charmante, cette rustique demeure, avec son petit jardin, ses vieilles fenêtres, son vieux pignon angulaire, ses vieux murs tapissés de lierre et de plantes grimpeuses. Elle avait un si bon air de paix intérieure, de joie familiale, il y avait autour d’elle tant de silence, tant de solitude douce, elle exprimait, sous ses très anciennes pierres, une vie si naïve, si édénique, que mon âme, soudain attendrie, fut conquise à de bucoliques extases. Et, pour compléter le tableau, non loin de la porte, familière et biblique, une chèvre, attachée à un piquet, toute blanche, paissait l’herbe haute.
Et, malgré moi, je trouvai que ce nom de Caro, prononcé dans un tel paysage, avait comme une résonance fausse.
L’homme important répondit un peu sèchement :
— Comment, quel Caro ?… Y en a-t-il tant que ça, des Caro ?… Vous ne connaissez pas M. Caro ?… M. Caro, qui était professeur de philosophie, qui parlait si bien, et dont on parlait tant à Paris dans les journaux ?…
— Si… si, rectifiai-je… Ce Caro-là, je le connais beaucoup… Et c’est là qu’il habitait ?… Vous êtes sûr ?
— Si je suis sûr ?… Non, mais elle est forte, celle-là… Puisque nous étions des amis… que je le voyais tous les jours.
Il ajouta, d’une voix devenue tout à coup triste :
— Il est mort il y a déjà quelque temps, le pauvre cher monsieur… Et c’est grand dommage, allez… Parce que c’était un bien brave homme… et simple… et doux avec tout le monde… En voilà un, par exemple, qui n’était pas fier.
Longuement, en phrases prolixes et cent fois redites, il me cita des traits admirables de l’existence campagnarde de M. Caro… Hormis les heures consacrées au travail intellectuel, il aimait à se mêler aux petits, aux malheureux… Bien souvent, sur la berge du fleuve, il s’asseyait près d’un pêcheur et, durant des demi-journées, il causait avec lui de choses naïves, en suivant le bouchon immobile sur la nappe tranquille des eaux… Ou bien il allait par les champs, s’intéressant aux cultures, s’enquérant de la santé des vaches, de la prospérité des pommiers… Ou bien encore, en manches de chemise, et son chef de philosophe couvert d’un large chapeau de jonc, tout roussi de soleil, il sarclait les mauvaises herbes dans son jardin, et repiquait des laitues, loin, ah ! si loin de Feuerbach, de Büchner, de Darwin, de Spencer, de leurs doctrines désolées et barbares.
— Il n’était heureux qu’ici, avec nous autres… Il ne se plaisait que dans sa petite maison… termina l’homme important… Et c’était un ennui pour lui, quand il était obligé d’aller à Paris pour son cours… Aussi revenait-il dare-dare… Ce pauvre M. Caro… Je ne sais pas comment il était vu à Paris… Les Parisiens sont de si drôles de gens… Mais ici, chez nous, il n’a laissé que des regrets et que des souvenirs qui ne sont pas près de s’éteindre.
À mesure que l’homme parlait, la petite maison s’éclairait, pour moi, d’une lumière nouvelle, infiniment douce et pure, et un Caro nouveau, transfiguré et magnifique, s’y révélait peu à peu, un Caro épuré, amplifié, sublimé par la nature, un Caro héroïque et solitaire, résigné aux calomnies des méchants.
— Oui, c’est bien cela, me dis-je… Maintenant, grâce à cette petite maison qui ne peut mentir, je le vois tel qu’il était réellement… un saint… Ah ! comme je le vois… Et quelle affreuse tristesse que la vie… Tous les hommes et les choses y sont à l’envers de la vérité. Qui sait ?… Don Juan était peut-être un chaste.
Après m’être indigné contre le mensonge des légendes, je rentrai chez moi en proie à des pensées d’une générosité excessive et l’esprit tout plein de projets de réhabilitation grandioses et vagues.
Le soir même, sous le coup de l’émotion, j’écrivis « La Maison du philosophe ». À chaque ligne, à chaque mot, mon enthousiasme allait grandissant. Dans le désir exalté où j’étais de venger M. Caro, je crois bien me rappeler que je dépassai la mesure de la poésie. Et dans ces circonstances, Dieu sait si la mesure est bonne. J’accumulai autour de l’image purifiée de M. Caro les paysages les plus nobles et les plus divers. Je le nimbai de forêts vierges, d’horizons infinis, d’étangs mystérieux, de brumes nacrées, de fracassantes lumières. Tour à tour je le montrai effacé, aérien dans les aubes pâles, violent sur les soleils couchants, enjambant les moissons, dominant les meules, ou perdu dans le sillon brun. Mieux que cela, j’en fis une sorte de dieu rustique, à la figure barbouillée de terreau au dos voûté, aux mains calleuses, le symbole anthropomorphe et vivant de la Terre. C’était admirable. L’article parut.
Quel réveil après ce songe ! Quelle chute du haut de mes verbes révélateurs !
Le lendemain, j’apprenais que je m’étais trompé de Caro. Ce n’était point M. Caro (Marie-Elme), c’était M. Ludovic Carrau, un professeur de philosophie aussi, auquel je n’avais pas pris garde, qui habitait la petite maison des Damps. C’était pour M. Ludovic Carrau que j’avais monté ma lyre à ce ton supra-aigu de poésie panthéiste et vengeresse. Je courus aussitôt trouver mon homme et l’accablai de durs reproches. D’abord il ne voulut pas se rendre à l’évidence.
— Puisque nous étions des amis. Puisque je vous le dis. Ah !
Je lui montrai les preuves. Elles étaient foudroyantes. Alors la physionomie du paysan se décomposa, et tout pâle, tout grimaçant, il bégaya :
— Ce n’était pas lui… Ce n’était pas le grand, l’illustre Caro… celui dont on parlait à Paris… Ah ! non de non… et moi, un jour, qui lui avais f… une carpe… Faut-il être bête !
Si je fus honteux de cette erreur, vous devez le penser. Durant quelques jours, je menai une existence inquiète, redoutant les railleries probables, et les rectifications malicieuses dont mon amour-propre eût beaucoup souffert. Cependant il n’arriva rien de fâcheux. À part quelques confrères très savants, qui glissèrent dans leurs articles une allusion discrète et courtoise à cette involontaire méprise, tout le monde accepta fort bien ce nouveau dogme de la transsubstantiation de M. Caro. Et je me consolai en songeant, non sans fierté, que j’avais mis les biographes futurs de l’auteur de L’Idée de Dieu dans un voie inexploitée et féconde en réflexions morales, en interprétations psychologiques, d’un inappréciable intérêt.
Ces prévisions viennent de se réaliser au-delà de les espoirs. Certes, je n’attendais pas qu’un si prompt et surtout qu’un si haut témoignage donnât à cette erreur récente un caractère aussi éclatant d’indélébilité historique.
Le 7 décembre, M. Jules Simon prononçait, à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques, un fort beau discours sur la vie et les travaux de M. Caro. Je ne pouvais pas mieux tomber. M. Jules Simon est l’homme inévitable de toutes les bonnes causes ; et il s’attendrit facilement. On peut même dire que l’attendrissement est chez lui une fonction permanente et naturelle. Avec la bonne grâce spirituelle qui lui est coutumière, M. Jules Simon nous a donné de cet attendrissement une explication qui n’est pas sans ironie : c’est qu’il préside toutes les œuvres charitables, économiques, morales, maternelles, enfantines, ouvrières, bourgeoises, aristocratiques et religieuses de ce temps. C’est une carrière. On voit que son attendrissement a de quoi s’occuper ; mais il lui en reste encore pour les autres actes de la vie, qui sont des plus nombreux et des plus variés.
L’éloge de M. Caro était, pour M. Jules Simon, une occasion incomparable de se montrer dans toute la beauté de son attendrissement. Il n’y manqua pas. Après s’être attendri sur la science du philosophe spiritualiste, M. Jules Simon s’attendrit sur les vertus ignorées de l’admirable homme privé que fut M. Caro. Et pour donner à sa thèse l’autorité d’un exemple convaincant, il parla, les larmes aux yeux, des goûts campagnards de celui qu’une légende menteuse nous représentait comme un coureur de salon et de ruelles. Et il dit ces mots, que je cite textuellement :
« Monsieur Caro passait l’été aux Damps, au milieu des villageois, dont il était aimé et respecté, dans une maison à peine plus ornée que les leurs, mais où il trouvait le calme le plus absolu… »
Ainsi, voilà qui est définitif, M. Caro fut un homme champêtre. Il vécut aux Damps parmi les villageois. Il n’y a pas à revenir là-dessus. M. Jules Simon et moi, nous ne pouvons rien désormais. Désormais il y a contre nous une force plus forte que la vérité, et qu’on appelle l’Histoire.
Et vous savez, toute l’Histoire est comme ça.
Amour, amour §
Il nous faut de l’amour,
N’en fût-il plus au monde.
Ludovic Halévy.
À part quelques rares exceptions, peu encouragées d’ailleurs, la littérature ne s’élève guère dans la région supérieure des idées, des connaissances expérimentales et des hautes spéculations psychiques. Elle demeure, immuablement, à l’état de divertissement public. Son rôle social est d’amuser les oisifs et les passants, de faire rêver les femmes ; elle ne l’entend pas autrement. Si, parfois, elle tente une incursion timide dans le domaine intellectuel, la critique, chargée de veiller au bon ordre littéraire, pousse des cris d’alarme. Il lui faut de l’amour. Et le public, qui lit et qui achète, répète avec la critique : « Il me faut de l’amour. »
Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent, mornes ronces, à notre raison ; alors qu’elle conquiert des mondes inexplorés, qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière ; alors qu’elle va cherchant, au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons, et qu’elle suit son lent développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels, qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser — car il paraît qu’ils nous amusent.
Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle dans le champ presque illimité, par elle ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c’est-à-dire à l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon, et vice versa. Il lui faut de l’amour.
Là-dessus tous les littérateurs sont d’accord, naturalistes, idéalistes, véristes, modernistes et psychologues. Des œuvres comme Germinal, où Zola nous montre le terrible et étrange fantôme de la question sociale, sont rares. Elles sont rares aussi celles qui, comme l’Anna Karénine de Tolstoï et Le Mal du siècle de Nordau, remuent les idées profondes et projettent de puissantes lumières sur l’avenir de l’humanité. Et l’on a bien vite fait de revenir aux alcôves adultères, où l’amour bêle sa complainte éternelle.
Quand on réfléchit une minute, il arrive une chose incroyable et folle. Dans le guignol littéraire, les personnages de romans n’expriment et ne possèdent qu’une préoccupation : aimer. Ils aiment, depuis la première page jusqu’à la dernière, et lorsqu’ils ont fini d’aimer dans un livre, ils recommencent dans un autre. C’est à croire qu’ils ont une anatomie spéciale et inachevée — car, avec une facilité étonnante, ils suppriment tous les autres besoins de la vie physique, — une particulière structure crânienne, car, d’un trait de plume, ils biffent toutes les manifestations de la vie intellectuelle, peu différents de ces crétins des Alpes à l’occiput aplati, au cerveau dépourvu de circonvolutions et de matière grise, à qui, dans la nuit de leur animalité inférieure, il ne reste de vivant et de fonctionnant que l’instinct sexuel.
L’amour a du bon. On lui doit, dans la jeunesse, des heures d’illusion charmante, des croyances vite déçues, et des douleurs aussi, rarement fécondes. De plus, il invite l’homme à des actes anormaux, les uns tragiques, les autres comiques, tous ou presque tous d’une démence significative, dont l’étude est intéressante, mais trop encombrée. Enfin, il continue l’espèce, malgré lui. L’amour est la fois délicieux, extravagant, déshonorant, abêtissant, criminel et reproducteur. Il est donc juste qu’il ait, dans la littérature, la place importante qu’il occupe dans la vie. Mais, dans la vie, il n’y a pas que l’amour. Oserai-je dire qu’il y a beaucoup d’autres choses, sans qu’il y paraisse ?
M. Francis Magnard demandait, l’autre jour, que, après l’histoire éternelle éternellement contée de notre cœur, quelqu’un voulût bien se décider à écrire enfin l’histoire de notre cerveau. Voilà un organe bien négligé. Pourtant ce serait un beau livre à faire, et les matériaux ne manquent pas. « Le monde est étroit, dit Schiller, le cerveau est vaste. »
Et Huschke s’écrie : « Le cerveau est le temple de ce qui nous intéresse le plus au monde. Oui, la destinée du genre humain est étroitement liée aux 65 ou 70 pousses de la masse cérébrale, et l’histoire de l’humanité s’y trouve inscrite, comme dans un grand livre, plein d’hiéroglyphes. »
Il y a peu de chances, cependant, pour qu’un tel livre soit tenté, de longtemps, dans la littérature, du moins. Les raisons en sont nombreuses et excellentes, en dehors de l’incurable ignorance dont sont atteints les littérateurs modernes. D’abord le sujet manquerait de cette gaîté saine et de cette émotion cordiale, tant recommandées par les critiques qui tournent leurs pouces sur le nombril de M. Renan ; et le livre qui risquerait pareille aventure risquerait fort de ne pas se vendre. Or les livres ne sont faits que pour être vendus ; et l’amour seul se vend chez les éditeurs aussi bien que sur les trottoirs. La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit.
Stuart Mill, qui n’était pas un fantaisiste, en sa qualité de logicien, mais qui aimait la musique, comme la seule consolation aux angoisses morales qui l’assaillirent durant une période critique de sa vie, faillit devenir fou à la pensée soudaine que les accords musicaux pouvaient s’épuiser : « L’octave — écrit-il dans ses Mémoires — se compose de tons et de demi-tons, qui ne peuvent former qu’un petit nombre de combinaisons, dont quelques-unes seulement sont belles. La plupart ont déjà été inventées. Il pourrait donc arriver que l’humanité ne vît plus naître un second Mozart. »
Cette crainte l’amena au seuil du suicide.
Nous n’avons pas à redouter une catastrophe semblable en ce qui concerne l’amour. Les tons et demi-tons de son octave ont depuis longtemps épuisé leurs combinaisons ; et l’humanité voit, tous les jours, naître des romanciers qui recommencent, sans jamais nous fatiguer, les combinaisons littéraires de leurs aînés. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’ils voulussent imposer au public une autre marchandise dont celui-ci n’aurait ni l’habitude, ni l’emploi. Nous avons déjà assisté à une révolution terrible et qui faillit mal tourner pour les littérateurs. Autrefois, l’amour était, dans les œuvres dites « d’imagination », l’exclusif privilège des hautes classes. Il fallait être au moins baron et vicomtesse pour avoir droit à l’amour des romanciers. Qu’une blanchisseuse, par exemple, et un menuisier pussent s’aimer, cela ne se concevait pas. On savait bien qu’ils faisaient des enfants, mais c’était, sans doute, un effet du hasard et non un résultat de l’amour.
Quelques écrivains hardis et brutaux, rompant tout à coup avec la tradition des amours élégantes et titrées, imaginèrent d’introduire dans leurs romans des blanchisseuses, des menuisiers, et de les faire s’aimer comme s’ils étaient des marquises ou des ducs. C’était une prétention insoutenable et malhonnête. Aussi le scandale fut-il énorme. On protesta au nom du bon goût, de la morale et de la vérité. Les critiques décidèrent que c’était la fin du monde. Mais les écrivains novateurs tinrent bon. Ils déclarèrent, en de mémorables préfaces, où il était question de déterminisme, d’enquête sociale, de sciences naturelles, que non seulement ils continueraient à faire s’aimer menuisiers et blanchisseuses, mais que, si on leur cherchait noise, ils les feraient penser ! Devant cette menace, le scandale s’apaisa peu à peu, et l’on se dit, après tout, que, si improbable que fût l’amour d’une blanchisseuse, c’était encore de l’amour et que cela valait mieux que rien.
Aujourd’hui les critiques ont fini de lutter. Ils acceptent le mouvement, c’est-à-dire qu’ils s’en désintéressent d’une façon absolue, qu’ils ne s’occupent plus que de dîner en ville et de se pousser les uns les autres aux honneurs et aux succès. M. Jules Lemaître célèbre M. Anatole France ; M. Anatole France célèbre M. Jules Lemaître, et, dans la Revue des deux mondes, le tendre M. Brunetière, parlant de Voltaire et de M. Faguet, nous montre un tout petit Voltaire et un très grand Faguet. Il va sans dire que M. Faguet rend à M. Brunetière sa politesse. Cela n’en finit plus et nous vaut des volumes presque aussi nombreux que les romans d’amour, où l’on voit, non sans émotion, les critiques se tresser de réciproques couronnes et parler de leur génie avec de touchantes piétés. Entre-temps, ils renaissent. Il est vrai qu’ils tolèrent encore à côté d’eux trois écrivains, non point à cause de leur talent indiscuté et de la beauté de leurs œuvres, mais parce que les deux premiers sont priés chaque jour à des tables recherchées, et que le troisième est marin. Cela les étonne et ils admirent.
Tel est l’état actuel de la littérature. Il n’y a pas d’indice pour qu’il change, de longtemps. Nous sommes encore condamnés à de longs adultères et à d’innombrables : « Dis-moi que tu m’aimes. » Et la plume qui doit écrire le livre rêvé par M. Magnard, le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes, n’est pas près d’être forgée.
Pourtant, le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supranaturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur. Nous oscillons entre un passé auquel nous ne croyons plus et un avenir encore incertain et mal défini, qui nous effraie et nous attire en même temps. Il en résulte un malaise général, qui se traduit chez les uns par la résistance décuplée aux dépossessions fatales, chez les autres par l’impatience de précipiter le mouvement vers des formes de vie plus rationnelles, plus scientifiques.
En réalité, nous ne sommes qu’au seuil de la civilisation. Si nous comparons la durée relativement courte du développement de la civilisation à celle des temps préhistoriques ; si, comme le remarque le grand Büchner, nous observons qu’une portion restreinte du globe se prépare à ce développement ; si nous songeons que la vitesse du progrès s’accroît au fur et à mesure de sa continuité ; si nous ne perdons pas de vue qu’au milieu de notre vie raffinée, subsistent encore, en nombre considérable, les impulsions et les instincts grossiers de notre passé barbare, et que le struggle for life, dont le caractère sauvage s’est transmis des animaux à nous, fait rage, toujours, parmi les hommes ; alors nous reconnaîtrons que nous sommes à l’aurore de la civilisation et que nous n’avons parcouru qu’une petite partie du chemin de lumière ouvert devant nous. Nous nous croyons des décadents et nous ne sommes qu’une façon de sauvages. Un savant russe, le professeur W. Betz, je crois, en étudiant ce qu’il faut de fibres nerveuses et de cellules nerveuses pour l’élaboration d’une idée, a trouvé, dans le cerveau humain, une quantité prodigieuse de places vides, de steppes immenses peu utilisées, qui attendent pour se remplir et se fertiliser, l’ondée bienfaisante du Progrès et de l’Évolution.
Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde.
L’opinion publique §
Nous avions espéré un instant — est-ce bien un espoir ? — que, désabusé de la politique militante et des rigodons patriotiques, M. Déroulède se consacrerait, désormais, à la littérature et qu’il terminerait doucement sa vie en écrivant des romans d’amour. C’est ainsi que finissent, en général, les grandes passions publiques. On a, dans un mouvement social, dans une équipée politique, joué un rôle tapageur et compromettant ; on n’y a point réussi ; il est naturel que le désenchantement s’ensuive. Mais nous ne sommes pas impunément d’un siècle qui a fait de la réclame le plus puissant idéal de la vie, le meilleur, le plus sûr levier de la fortune. Bientôt survient cette pensée consolante que tout n’est pas perdu et qu’il est possible encore d’utiliser, dans un mode nouveau d’activité pratique et dans une autre branche de profitable industrie, le capital de la notoriété acquise et pacifiée. Alors, les uns se mettent à placer des vins ou des produits pharmaceutiques ; les autres des romans d’amour, travail épuisant et qui rapporte, ou du moins qui doit rapporter, car la publicité s’établit toute seule, sans avoir besoin de passer par les agences, et les gogos ne manquent pas. M. Déroulède, repentant et dégoûté, avait donc fait un roman d’amour. Mme la duchesse d’Uzès, après ses déboires monarchiques et ses millions perdus, avait annoncé qu’elle en ferait un entre deux hallalis et plusieurs statues de Jeanne d’Arc, et M. Chincholle, escaladant les pures hauteurs métaphysiques, inscrivait des pensées amères et profondes dans le marbre inusable des mots. Favorable augure, méthode charmante, car personne n’est forcé de lire les romans qui ne gênent en rien notre repos et ne contrarient nullement notre liberté, nous étions tranquilles, une fois de plus, nous recommencions à respirer.
Hélas, il faut croire que le « chambardement » a d’impénitents et irrésistibles attraits. M. Déroulède ne tarda pas à se trouver dépaysé dans le platonisme littéraire, à s’ennuyer dans ce dénouement sentimental, vide d’épopées. Et le voilà qui, plus bruyamment que jamais, se rejette dans les aventures hasardeuses. Ceux qui connaissent M. Déroulède affirment que sa sincérité est complète, son enthousiasme spontané, son honnêteté indiscutable et généreuse. Au point de vue particulier, cela est méritoire assurément, et je le loue de ces vertus ; mais au point de vue général on aimerait peut-être que M. Déroulède eût moins d’honnêteté et plus de silence. Non, là, franchement, faut-il le lui dire ?… Il nous exaspère un peu.
Car enfin, il est inadmissible qu’un homme seul — si pures soient ses intentions, si respectable sa folie — puisse créer périodiquement des embarras, des dangers à son pays, faire baisser la rente ; inquiéter le travail, mettre sur les dents toute la diplomatie de l’Europe, ramener l’angoisse d’un passé maudit, et, sous prétexte que la musique ne lui plaît pas, se jeter tyranniquement en travers de nos plaisirs artistes et de nos besoins intellectuels. Les grands sentiments — il paraît que ce sont de grands sentiments — ont beaucoup perdu de leur prestige ancien, et même de leur signification morale. Le cornélianisme n’est plus à la mode. C’est à peins si on le tolère encore au théâtre, où il ne fait pas d’argent, d’ailleurs, et où il nous ennuie prodigieusement, tant il nous apparaît faux, ridicule, barbare et caduc. Ce n’est pas pour lui accorder dans la vie, et dans la vie nationale, une prépondérance dont l’anachronisme est choquant, et seulement à sa place au musée de Cluny. L’enquête moderne nous a démontré, lumineusement, que ce qu’on qualifiait jadis de sublime n’était en réalité que l’explosion d’instincts grossiers et le résultat de sauvages habitudes. Les héros, dépouillés par la critique philosophique de la poésie que le recul des siècles entretenait autour de leurs lointaines images, nous semblent, en somme, d’assez fâcheuses brutes. Et je crois qu’il serait temps de prendre contre l’héroïsme qui, à bien le regarder, n’a été, dans l’histoire, que la forme légitimée, exaltée, du banditisme, et contre ses écarts sociaux, d’impérieuses mesures de préservation.
Maintenant que l’émotion produite par les événements que l’on sait est tout à fait calmée, on en peut parler, je pense, avec toute l’irrévérence que ces événements comportent. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le rôle que la presse, les peintres, les donneurs d’avis qui n’ont point manqué dans cette inconcevable affaire, attribuèrent si bénévolement à l’opinion publique. Durant ces quinze jours d’agitation, il ne fut question que de l’opinion publique. Jamais on ne s’y était autant référé ; tout le monde s’y référait, pour et contre. L’opinion publique voulait ceci, elle ne voulait pas cela. L’opinion publique était blessée par M. Detaille et satisfaite par M. Puvis de Chavannes, que nous eussions voulu voir planant au-dessus de toutes ces mesquines querelles : elle marchait avec M. Roll et tournait le dos à M. Bonnat. M. Tony Robert-Fleury l’invoquait, propice, aussi bien que M. Montenard, hostile. Or, je tentai de savoir ce que c’est que l’opinion publique, où elle réside et par quoi elle se manifeste. Je m’adressai à des personnes que je pris le soin de choisir différentes de classe, de mœurs, d’éducation, de parti politique et dont la réunion correspondait assez à l’idée, très vague d’ailleurs, que l’on se fait de cette chimère : l’opinion publique. Je n’en reçus aucun éclaircissement. Ce qui ressortit clairement de cette enquête, ce fut l’absolue indifférence où étaient toutes ces personnes à ce que les peintres exposassent leurs toiles ou ne les exposassent pas à Berlin. À mes interrogations formelles et précises, aucune n’exprima un avis favorable ou défavorable sur cette passionnante question d’État, que toutes envisageaient comme une affaire d’ordre privé, de convenance personnelle et dont on n’avait pas le droit de se mêler.
— Cependant, insistai-je, si je ne me trompe, vous êtes bien ce qu’on appelle l’opinion publique ? Et vous ne devez pas ignorer que vous vous êtes énergiquement prononcées contre l’envoi des tableaux en Allemagne.
— Ah ! par exemple, s’écrièrent-elles stupéfaites, et en chœur, voilà du nouveau… Mais les peintres peuvent bien exposer au diable si ça les amuse. Cela ne nous regarde pas.
Pourtant, l’un de ces fragments d’opinion publique voulut bien se montrer plus explicite ; et comme il a la réputation d’un grand sage, je note, ici, sa réponse :
— J’aurais été bien étonné, me dit-il, si les peintres n’avaient pas fini par nous attirer quelque désagrément. Ces gens-là ne peuvent rien faire avec simplicité. Il n’y a pas de pires cabotins, ni plus bruyants, ni plus encombrants. La moindre vétille prend, avec eux, aussitôt, des proportions considérables ; d’un fétu de paille ils font un canon de marine. Combien ne nous irritent-ils pas, tous les ans, avec leurs salons, leurs jurys, leur médaille d’honneur. Pourtant, il est probable — c’était tellement simple — que si M. Déroulède n’était intervenu au débat, avec cette discrétion qu’on lui connaît, les choses se seraient passées, cette fois, le plus honnêtement du monde. Mais quoi, le tapage était amorcé, l’occasion était unique de se donner encore en spectacle. Ils en ont profité avec joie. Les uns après les autres, ils ont tenu à affirmer, ceux-ci par leur patriotisme, ceux-là par leur philosophie, à nous confier un tas de choses oiseuses, qu’on ne leur demandait pas et qui ne sauraient nous intéresser.
En quoi, vraiment, mon honneur de Français est-il engagé par ce fait que les peintres exposeront ou n’exposeront pas à Paris ? En quoi aussi le triomphe artistique de la France est-il compromis par une abstention ? Mais tous les peintres, nous les connaissons ; nous en avons l’oreille rebattue de leurs noms, de leurs œuvres, de leurs récompenses, de leur luxe, de leur gloire. Leurs salons, ah oui, je les connais ; ces grandes halles commerciales, ces grandes boutiques, ces grands bazars où s’étalent tant de hideurs, tant de médiocrités, tant de camelote… Tenez, chaque année, au Palais de l’Industrie, on fait une exposition gastronomique. Il y a de tout, dans cette exposition, des pendules, des vélocipèdes, des pianos, des bottes imperméables, des ceintures de sauvetage, des bretelles perfectionnées, de tout, excepté de la gastronomie. Eh bien, les salons des peintres me produisent un effet analogue… Il y a de tout aussi, des tableaux, des statues, des gravures, de l’architecture, de tout, excepté de l’art. Non, vous savez, les peintres nous agacent un peu plus que de raison. Voilà tout ce que je puis vous dire sur la question… Et croyez-moi, c’est tout ce que peuvent comporter de moralité les événements de ces jours passés… Les peintres nous agacent un peu plus que de raison… On ne leur demande pas de patriotisme, on leur demande de la bonne peinture… Oui, mais voilà, c’est plus difficile.
— Vous êtes sévère, fis-je… N’empêche, avec tout cela, que j’ignore encore où est l’opinion publique.
— L’opinion publique ?… me répondit mon interlocuteur… C’est celui qui crie le plus fort… Et comme celui qui crie le plus fort est généralement M. Déroulède… c’est M. Déroulède qui est à lui seul l’opinion publique… Ça a toujours été ainsi. Depuis que les sociétés existent et surtout depuis que fonctionne le suffrage universel, l’opinion publique ne fut jamais que l’opinion d’un hardi isolé. Et comme l’opinion de cet isolé a été diamétralement opposée aux intérêts confus, aux aspirations incertaines des masses, il faut admirer le secret des choses humaines, et demander à Dieu, dans nos prières, de nous préserver des héros.
— Et des peintres patriotes.
Le cas de M. de Goncourt §
Je n’ai jamais bien compris l’émotion de M. Ernest Renan, ni l’insolite colère où ce philosophe se laissa entraîner après la lecture de quelques passages du Journal des Goncourt qui le concernent. M. Edmond de Goncourt, fort innocemment, on se le rappelle, avait prêté à M. Renan ou plutôt lui avait rendu ses opinions peu banales, en somme fort élevées, et dont il n’avait pas à rougir, quand on vit dans une autre atmosphère intellectuelle que M. Déroulède. Je ne reconnus pas là ce Renan si savoureux, tel que M. Maurice Barrès se plut à l’imaginer en cette bibliothèque de Perros-Guirec, qui n’existe peut-être pas, et dans ce salon parisien où il nous le montre dialoguant avec M. Chincholle, qu’il n’a, peut-être, jamais vu. Le seul tort de M. Edmond de Goncourt a été, je crois bien, d’attribuer une opinion ferme, sur un fait donné, à ce gymnosophiste exquis, dont la coquetterie spirituelle consiste à paraître n’en avoir aucune, ce à quoi il ne faut pas toujours se fier. Mais enfin, il est incontestable qu’un écrivain de la race de M. Renan, un penseur de sa force, un académicien de son dictionnaire, a le droit de parler haut, si tel est son plaisir, et d’être injuste, un beau jour, par hasard, sans que cela nous indigne. Au contraire, les petites faiblesses des grands hommes ont un charme très spécial que, pour ma part, je goûte fort, en ce sens qu’elles nous les rendent plus intimes, plus accessibles, plus près de nous, car rien n’est déconcertant, même pour l’admiration, comme l’immobile figure d’un impeccable Dieu. Et nous sentons plus vivement leurs qualités aux défauts qu’ils nous confessent, quand ces défauts ont de la grâce et pas de vileté, ce qui est le cas dans la littérature.
Mais M. de Bonnières ?
Mais que vient faire en ce débat M. de Bonnières, dont la brusque et furieuse irruption a paru inconcevable, après le long silence, si bien accueilli de tous, où cet homme du monde, écrivain agréable et peu fécond, semblait devoir se confiner désormais ? On raconte qu’il ne faut voir, dans cette imprévue sortie, qui est surtout une rentrée fâcheuse, nulle intention littéraire militante — qui l’eût peut-être excusée — et qu’il faut rechercher les dessous mondains machiavéliques et compliqués, qui en atténueraient la spontanéité et le désintéressement. On raconte aussi que M. de Bonnières, en courtisan mal informé, aurait blessé à tout jamais la personne puissante de qui il voulait servir la haine et n’aurait recueilli (suprême malchance), de son incroyable article, d’autres bénéfices immédiats que des jugements sévères, au lieu des remerciements attendus, et la perte de relations précieuses qu’il comptait resserrer plus étroitement. Il va sans dire que je ne crois pas un mot de ces potins. Je connais M. Robert de Bonnières, et le sais parfaitement incapable de pareilles combinaisons. Sa droiture, sa franchise, sa naturelle habileté me sont des garanties certaines de la malveillante fausseté de ces propos. M. Robert de Bonnières est un auteur difficile à contenter, voilà tout. Il ne trouve bons que ses livres et ceux de M. Brunetière qui publie ses livres. C’est une opinion un peu exclusive, mais, à tout prendre, respectable, et si inoffensive. En réalité, elle ne peut nuire qu’au seul M. de Bonnières, car, ses livres et ceux de M. Brunetière étant peu nombreux, ses joies littéraires doivent être assez rares et sans surprises. Seulement M. de Bonnières n’a, sans doute, pas assez réfléchi que, lorsqu’on s’attaque avec cette virulence à un écrivain dont l’œuvre est considérable et belle, lorsqu’on se permet d’infliger des leçons publiques à un artiste dont l’influence rénovatrice sur la littérature de son temps est notoire et indiscutable, il faut avoir, par devers soi, une autorité que Le Petit Margemont, malgré le grand souffle dont il témoigne, est insuffisant à concéder. Je ne voudrais pas décourager M. de Bonnières, et moins encore lui causer de la peine ; mais je crains bien que ses livres, de plus en plus courts et improbables, même étayés du préventif et psychologique enthousiasme de M. André Maurel, des dédaigneux et froids éloges de M. Maurice Barrès, d’une situation mondaine fragile comme la beauté d’une femme, ne puissent de longtemps lui conquérir cette nécessaire autorité. M. Edmond de Goncourt a donc le droit de sourire à ces attaques et, du haut de ses œuvres, debout sur le large et solide piédestal qu’elles ont élevé à sa gloire, de regarder en bas, d’un œil amusé et paternel, M. Robert de Bonnières, mélancoliquement assis sur Jeanne Avril et Le Petit Margemont, tenter de lui tirer la barbe avec des gestes qui n’atteignent même pas au soubassement du dur et durable granit. Mais en a-t-il souci ?
Nous avons de la noble figure de M. de Goncourt, par son journal, une restitution morale complète et très émouvante. Sincère envers les hommes, sincère envers les choses, il est envers soi-même d’une sincérité poussée jusqu’au scrupule, jusqu’à la minutie d’un scrupule. Et c’est par là surtout que ce Journal me prend. M. de Goncourt ne cherche pas à s’embellir, à se héroïfier : sa préoccupation est de se dévoiler à nous tel qu’il est, dans le tréfonds de son âme. Il nous conte ses petites manies, ses mélancolies, ses découragements, ses attentes d’un article de journal, ses fièvres du succès, ses angoisses du silence, et jusqu’à cet égoïsme de la passion littéraire qui lui fait écrire, après la chute du Candidat, devant l’écroulement de Flaubert : « Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué avant dix ans. »
Cela fait sourire M. de Bonnières, qui est probablement détaché de toutes ces mesquines préoccupations. Moi, cela m’émeut, et j’aime M. de Goncourt pour toutes les petites faiblesses, si humaines, et si charmantes, en vérité, chez un homme tel que lui.
C’est que, voyez-vous, mon cher Bonnières, quoi que l’on puisse penser de son Journal — et je n’en pense pas toujours du bien, et, dans l’avant-dernier volume, par exemple, j’y trouve beaucoup de choses qui me heurtent dans mes idées et ma façon de sentir la vie, et je l’eusse discuté, ce livre, si j’avais été chargé d’en rendre compte, — le cas de M. de Goncourt est assez rare, dans la littérature, et je vous souhaiterais d’en être atteint. Et je souhaiterais aussi, pour la beauté morale de votre profession et de la mienne, que des écrivains illustres, avilis par les caresses du monde et par les agenouillements d’une presse civilisée qui estime les talents au nombre des maisons où ils dînent, puissent montrer une existence aussi noble que celle de M. de Goncourt. Le cas de M. de Goncourt, comme vous dites, c’est le cas d’un homme qui a beaucoup aimé son art, qui en a durement, douloureusement souffert, qui, à travers les injustices, les insultes, et les découragements qu’elles entraînent, a toujours lutté, sans une défaillance. Cette vieillesse solitaire et abandonnée un peu, cette vieillesse, après tant d’orages, tant de déceptions supportées, tant d’amertumes hautement endurées, cette vieillesse toute vibrante encore des ardeurs d’une jeunesse passionnée de Beau, est une des choses qui me sont les plus émouvantes. Et je l’ai admirée, cette vieillesse, avec des tressautements au cœur, quand, au Théâtre Libre, affrontant crânement le flot d’ordures dont elle allait être couverte, elle signait de son aristocratique honorabilité ce que, dans La Fille Élisa, il y a de révolte sociale et de pitié humaine
En vérité, mon cher Bonnières, vous avez un courage qui me passe et je ne vous l’envie pas. Après avoir reproché à M. de Goncourt la mort de son frère, après l’avoir raillé de la détresse morale où le jeta cette mort de la moitié de son âme, de la moitié de son cerveau, de la moitié de sa vie, vous lui faites aussi le curieux et loyal reproche que le succès lui soit arrivé plus tardivement qu’à ses amis. À cela il y a une raison dont vous ne comprendriez sans doute pas l’héroïsme, c’est que M. de Goncourt ait été fidèle à son idéal et qu’il ait toujours refusé d’assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles, d’accepter les reniements de conscience, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font que, pour monter dans l’estime du monde et l’admiration du public, il faut se baisser au niveau de la malpropreté de l’un et de la bêtise de l’autre.
Tenez, j’ouvre son dernier volume et je tombe sur ceci : « Vendredi 25 juillet. — Aujourd’hui j’ai écrit en grosses lettres, sur la première feuille d’un cahier blanc : La Fille Élisa. Puis, ce titre écrit, j’ai été pris d’une anxiété douloureuse ; je me suis mis à douter de moi-même. Il m’a semblé, en interrogeant mon triste cerveau, que je n’avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d’imagination et j’ai peur… d’une œuvre que je ne commence pas avec la confiance que j’avais quand lui, il travaillait avec moi ! »
Ces quelques lignes, d’un accent si désolé, d’une piété si tendre, reportent mon souvenir aux pages de cette mort que vous raillez si allègrement, pages inoubliables et déchirantes, où les mots ne sont plus des mots et semblent des fibres saignantes recueillies une à une, à l’inguérissable blessure. C’est peut-être cela, qui fait pleurer, que vous appelez de l’impuissance.
Quant à vous, je vous souhaite de ne jamais connaître de telles douleurs et de ne pas rencontrer, au coin d’un article de journal, le Bonnières qui vous les reprochera.
Les beautés du patriotisme §
M. Remy de Gourmont est un écrivain du plus beau talent et c’est un des plus profonds esprits que je sache. Mais il a l’impardonnable tort de n’être pas riche, et la littérature, si douce à M. Émile Richebourg, ne le fait pas vivre. Il faut vivre, pourtant, quoiqu’on ait du talent. Ils sont quelques-uns à savoir combien il est difficile à résoudre, ce nécessaire problème. M. Remy de Gourmont avait accepté, à la Bibliothèque Nationale, des fonctions qu’il remplissait au mieux. Ces fonctions ne lui avaient pas été confiées au hasard d’une protection. Par un phénomène très particulier dans le mécanisme fonctionnariste qui nous mène, il était à sa place, dans cette place. Je crois, en effet, qu’il existe peu d’hommes possédant, comme lui, la science de l’histoire, de la philosophie et de la littérature. En même temps qu’un artiste passionné, c’est un studieux opiniâtre, une sorte de bénédictin, toujours en désir de quelque noble savoir, toujours en quête de hautes recherches mentales. Il avait donc, à la Bibliothèque, deux fois sa vie : sa vie matérielle, car il se contente de peu et met son idéal au-delà des rêves de l’argent, et sa vie spirituelle. Il n’ambitionnait pas autre chose.
Sachant très bien de quelles mixtures ingénieusement malpropres se compose la célébrité contemporaine, et ce qu’il faut souvent oublier de dignité morale, d’intégrité esthétique, pour y atteindre, il faisait de son mieux, obscur et laborieux. Ses loisirs ne le changeaient ni de milieu ni de passion. Au Mercure de France, il était un des plus assidus, un des plus remarqués parmi les jeunes collaborateurs de ce groupe d’élite ; et il écrivait de beaux livres, comme cette étrange et métaphysique Sixtine, où sont vraiment d’admirables pages, et des beautés de pensée, et des impressions d’art vraiment supérieures. Il semblait que la vie d’un tel homme, voué à de si lointaines spéculations, résigné à se satisfaire par des joies intérieures, et qui ne gênait personne, ne disputant à personne sa part des honneurs et des succès volés, il semblait que cette vie silencieuse, cloîtrée dans le devoir et dans l’art pur, dût rester à l’abri de toute aventure, préservée de tous les heurts violents et publics. Eh bien, non. Je connais, dans une ville de France, un bibliothécaire. C’est un doux homme, très maigre, très triste et qui a six enfants. Sa place ne lui procure pas le pain nécessaire à la vie de sa famille. Pour augmenter son pauvre revenu, il écrivait chaque semaine, dans un des journaux de l’endroit, quelques inoffensifs articles littéraires, quelques comptes rendus de théâtre, aux jours solennels des tournées parisiennes. Ce modeste cumul déplut au Conseil municipal. Par une délibération où il était déclaré, expliqué que : « les fonctions de bibliothécaire étaient incompatibles avec les travaux de littérature »
, ce fantastique conseil mit le bibliothécaire en demeure de choisir entre la bibliothèque et la littérature, se réservant, « en cas de non obéissance, de prendre telles mesures immédiates et conservatoires qu’il lui plairait ». C’est ce qui est arrivé à M. Remy de Gourmont, mais avec d’inoubliables aggravations et des raffinements de bêtise inouïs.
L’histoire vaut qu’on la raconte et qu’on la commente.
Aujourd’hui la presse est libre, mais à la condition qu’elle restera dans son strict rôle d’abrutissement public. On lui pardonne des écarts de langage, pourvu, comme dans la chanson de café-concert, que le petit couplet patriotique et final vienne pallier et moraliser les antérieures obscénités. On tolère qu’elle nous montre des derrières épanouis, des sexes en fureur ou en joie, encore faut-il que ce soit dans un rayonnement du drapeau tricolore. Soyons vulgaires, abjects ; remuons les sales passions et les ordures bêtes, mais restons patriotes. On peut voler, assassiner, calomnier, trahir, être une brute forcenée, un lâche brigand, cela n’est rien, si l’on organise du « boucan » dans les théâtres, si l’on insulte les femmes qui viennent d’Allemagne, si l’on vomit sur le génie des belles œuvres, si l’on va, en hurlant de stupides refrains, porter de revendicatrices couronnes au tombeau du peintre médiocre que fut Henri Regnault. Car Henri Regnault est devenu un des nombreux symboles de la Patrie ; son culte est obligatoire et national, comme l’impôt et comme le service militaire. On ne peut plus dire qu’il manquait de génie, sans recevoir aussitôt des menaces de mort ; on ne peut même plus émettre un doute sur la valeur artistique de son tombeau, sans voir, soudain, mille poings se tendre, furieux, vers vous, et mille regards vous foudroyer d’homicides colères. C’est exaspérant, vraiment. Qu’on honore son souvenir, c’est bien. Il mourut bravement, mais il ne fut pas le seul, hélas… Combien, en cette douloureuse année, sont morts qui le valaient ? Combien, en qui les balles stupides ont éteint des belles flammes de génie ignoré ? Et ce souvenir qui lui survit, et qui survit à son œuvre oubliée, pourquoi le prostituer dans de douteuses équipées ?
Dans la presse, dans la rue, au Parlement, au théâtre, le patriotisme s’étale et braille, couvrant de son manteau de pochard les plus honteuses faiblesses et les pires infamies. Il n’importe. Nous devons le respecter, nous devons subir, sans nous révolter, ses compromettantes violences, ses dangereuses brutalités, ses odieux vandalismes, ses sauvageries d’iconoclaste ; il faut courber le dos sous le flot des sentimentalités ineptes qui coule de lui et déborde sur nous. L’autorité si prompte à lancer ses bandes de sergents de ville sur les inoffensifs promeneurs, se trouve désarmée contre ce brigandage. Elle dit : « C’est excessif, mais si respectable. » Et sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C’est parce qu’il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l’abrutissement éternel. Mais sitôt que, sans accompagnement de dégoûtantes polissonneries et de prudhommesques rengaines, l’on pénètre gravement dans la discussion des idées graves, alors la société se plaint et réclame, et la justice montre les crocs. Oui, nous sommes libres de nous réunir où nous voulons et d’écrire ce que nous voulons, mais Gegout est encore en prison pour n’avoir pas trouvé admirables les belles lois inquisitoriales que nous prépare M. Joseph Reinach ; mais on fusille ici des ouvriers coupables de vouloir vivre et de demander du pain, ce qui est une insoutenable prétention ; mais on enlève leur pain à ceux dont le crime est d’affirmer des opinions qui n’ont point l’estampille ministérielle ou l’agrément des bourgeois. Tel fut le cas de M. Remy de Gourmont.
M. Remy de Gourmont publia, dans l’avant-dernier Mercure de France, un article intitulé : Le joug du patriotisme [« Le joujou patriotisme »]. M. de Gourmont n’est pas de ceux qui pensent au hasard ; il sait ce qu’il dit et ce qu’il fait. L’article était d’une belle éloquence ironique et d’une logique impeccable. À moins d’incompréhension — ce qui n’est pas rare — ou de mauvaise foi — ce qui est une règle à peu près générale — il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ces pages. J’ignore quelles sont les idées de M. de Gourmont sur la Patrie ; je n’ai pas à les rechercher, et lui n’avait pas à les exprimer, car il ne s’agissait pas de la Patrie ; il s’agissait du patriotisme, et ce sont deux choses très différentes et qui s’excluent l’une l’autre. M. de Gourmont flétrissait le patriotisme dont je parle, ce patriotisme abject, négatif de toute beauté, devenu une exploitation électorale, un ignoble moyen de réclame saltimbanquiste, le déversoir bruyant et malpropre de la sottise et de la grossièreté humaines.
Il n’invectivait pas l’Allemagne, étant un philosophe ; ne cachait pas son admiration de Goethe, de Heine, de Wagner, étant aussi un poète et un artiste ; enfin il manquait d’enthousiasme envers Henri Regnault, disant qu’une balle est incapable, si prussienne soit-elle, de donner du génie à qui n’en a pas : trois sacrilèges dans la liturgie patriotique.
L’article fit du bruit. On le discuta, on le dénatura, on le dénonça, car la presse, ainsi entendue, est une belle institution et elle a d’admirables mœurs intellectuelles. Quelqu’un, que je ne puis nommer — car il est anonyme comme une foule — et qui n’avait pas lu l’article — car quand donc ce quelqu’un aurait-il le temps de lire quoi que ce soit ? — et qui n’en parla que par ouï-dire, mit dans l’attaque une passion spéciale, une haine à part, se permit des insinuations perfides et coutumières. À l’entendre, on aurait pu croire que M. de Gourmont — ce catholique — était un anarchiste dangereux, venu d’on ne sait quels enfers sociaux, pour dynamiter Paris et faire sauter la France. Peut-être même le croyait-il. M. de Gourmont fut fort étonné de tout le tapage qu’il avait soulevé. C’était la première fois qu’il entrait en lutte avec la grande presse, il ignorait ses ressources de polémique. Il en eut de la stupéfaction et de la tristesse, et dédaigna de répondre. D’autres travaux, qu’il aime, le requéraient, et dans le silence de son labeur, il oublia cet article et la clameur de réprobation inattendue qui l’avait accueilli. Mais l’administration ne l’oubliait pas. Inquiétée et mise en demeure de sévir contre le dangereux internationaliste qui, traitant de l’Allemagne, ne l’avait pas provoquée à des guerres immédiates et n’avait point déposé sur le tombeau de Regnault l’obligatoire couronne, elle le congédia. Avant de quitter ses fonctions, pour sa dignité, M. de Gourmont voulut ramener les choses à la vérité. On refusa de l’entendre. Avait-il insulté Goethe ? Non. Avait-il promis de fusiller Haeckel ? Non. Alors, quel était son crime ? Et — comble de l’audace — M. de Gourmont avouait garder à la mémoire de Jules Laforgue, qui avait été lecteur de l’impératrice Augusta, un culte tendre… Alors, il ne l’aurait pas fusillé non plus, celui-là, un espion sans doute ?… Que pouvait-on attendre d’un bibliothécaire qui s’obstinait à ne fusiller personne ? M. de Gourmont fut impitoyablement révoqué.
Voilà où nous en sommes venus, après d’innombrables révolutions ; et telle est la grande liberté intellectuelle dont nous jouissons. Nous tremblons devant l’idée ; la moindre interrogation philosophique nous effare. Et nous avons des gestes longs et de sublimes attitudes pour proclamer que nous sommes les seuls initiateurs de la civilisation et les porte-lumière du progrès, nous, les vaudevillistes impénitents, les roucouleurs des plates romances. Il faut que ceux qui ont quelque chose à dire et à faire supportent toujours la peine de nos timidités intellectuelles et de nos lâchetés morales. Ah ! oui, nous sommes un grand peuple.
M. de Gourmont s’est retiré, très dignement. Il a même prié ses amis, qui voulaient organiser une protestation contre l’inqualifiable mesure qui le frappe, de ne faire aucun bruit autour de son nom. Et je pense qu’il a dû transmettre ses fonctions à quelque militaire impatient, qui aura sans doute juré de nous rendre, à bref délai, l’Alsace et la Lorraine. Je le vois d’ici ce militaire, et je l’entends, quand il passe devant les rayons où sont les œuvres de Goethe, hurler de sa voix rauque d’absinthe et de patriotisme :
— … Spèce de salop… spèce de mufle… Prussien… Je t’en f…icherai, moi, des statues… Rran… Rran…
Et il aura de l’avancement.
Jean Lombard §
Un puissant et probe écrivain, un esprit hanté par des rêves grandioses et des visions superbes, un de ceux, très rares, en qui se confiait notre espoir, Jean Lombard — un nom qui sonne la force mâle — Jean Lombard, l’auteur de L’Agonie et de Byzance, est mort. Il est mort dans une inexprimable misère, sans laisser à la maison de quoi acheter un cercueil, sans laisser de quoi acheter un morceau de pain à ceux qui lui survivent. Devant la détresse navrante de ce pauvre foyer, où pleurent une femme, admirable créature de dévouement et de bonté, et trois petits enfants charmants, dont le regard doit être si douloureux à regarder, le cœur se serre et des larmes vous viennent aux yeux. C’est donc vrai qu’en ce temps-ci, en ce temps de journaux pullulants, de revues, de publications de toute sorte, qui « accueillent les talents et font les réputations », en ce temps où le plus inutile des Theuriet, ou le plus infime des Delpit, trouvent à vivre de leur métier, à s’enrichir de leur néant, c’est donc vrai qu’un homme courageux, un formidable et supérieur et pur artiste, peut mourir de faim, devant la table servie pour les médiocres et les farceurs, et, lui parti, ne laisser aux siens, vivant seulement de sa tendresse, qu’un héritage de misère et de douleur ? Il faut que, de temps en temps, éclatent de pareilles tragédies — et combien d’ignorées — pour rendre croyables et possibles ces effrayantes choses moins rares qu’on ne pense.
M. Paul Margueritte, qui n’est pas seulement un romancier de grand et délicat talent, mais une âme généreuse vibrant à toutes les causes nobles, et M. Édouard Petit, un des plus chers, des plus fidèles amis de Jean Lombard, ont fait entendre, le premier dans L’Écho de Paris, le second dans Le Mot d’ordre, un éloquent, déchirant appel à la pitié publique en faveur de ces quatre êtres désespérés, entrés soudain dans les ténèbres de l’avenir. Cet appel a trouvé de l’écho. Une somme disponible, relativement importante, peut subvenir aux premiers et plus pressants besoins, le ministère de l’Instruction publique s’est empressé d’allouer spontanément un secours de cinq cents francs. D’autres secours s’annoncent, sont attendus. C’est bien pour aujourd’hui. Mais demain, le demain si noir, que sera-t-il ? On ne peut poser ce point d’interrogation sans un grand frisson. Pourtant il ne convient point de désespérer. Comme l’a dit M. Édouard Petit, « Lombard était des nôtres, sa famille sera désormais des nôtres »
. Il n’est pas possible qu’un être élu, en qui a brûlé une des plus belles flammes de la pensée de ce temps, soit plus maltraité de la charité publique, que le dernier des comédiens, qui, devenu vieux, n’a qu’à tendre la main pour qu’on la remplisse d’or ; il n’est pas possible que nous ne trouvions pas le moyen d’émouvoir cette charité qui a fait tant de miracles, souvent mal à propos, en faveur d’une infortune sacrée, digne celle-là de tous les respects et de toutes les pitiés.
D’origine ouvrière, Jean Lombard s’était fait tout seul. Je veux constater, en passant, une vérité. Plus nous allons, et plus tout ce qui émerge de l’universelle médiocrité, tout ce qui porte une force en soi, force sociale, force pensante, force artiste, vient du peuple. C’est dans le peuple, encore vierge, toujours persécuté, que se conservent et s’élaborent les antiques vigueurs de notre race. Nos bourgeoisies, épuisées de luxe, dévorées d’appétits énervants, rongées de scepticisme, ne poussent plus que de débiles rejetons inaptes au travail et à l’effort. Jean Lombard avait gardé de son origine prolétaire, affinée par un prodigieux labeur intellectuel, par un âpre désir de savoir, par de tourmentantes facultés de sentir, il avait gardé la foi carrée du peuple, son enthousiasme robuste, son entêtement brutal, sa certitude simpliste en l’avenir des bienfaisantes justices. C’est ce qui lui a permis de vivre sa vie, trop courte, hélas ! par les années, trop longue et trop lourde par les luttes où, toujours, il se débattit. Je voudrais que tous ceux qui liront cet article puissent lire un des livres de Jean Lombard, L’Agonie, par exemple. Il est possible que quelques-uns soient choqués par ce style barbare, polychrome, et forgé de mots techniques, pris aux glossaires de l’antiquité, bien que ce style ait vraiment une grande allure, des sonorités magnifiques, un fracas d’armures heurtées, de chars emportés et comme l’odeur même — une odeur forte de sang et de fauves des âges qu’il raconte. Mais il est impossible que personne ne soit frappé par la puissance de vision humaine, d’hallucination historique, avec laquelle ce cerveau de plébéien a conçu, a reproduit les civilisations pourries de Rome, sous Héliogabale, et de Byzance. C’est très grand et d’une monotonie splendide. Des théories d’hommes passent et repassent en gestes convulsés d’ovations, en belles attitudes martiales de défilés de guerre, en troublants cortèges de religions infâmes, en courses haletantes d’émeutes. Comment, par des mots, donner une idée de cela qui est formidable ? C’est frénétique et morne ; tout un peuple d’ombres soulevé hors du néant.
L’Agonie, c’est Rome envahie, polluée par les voluptueux et féroces cultes d’Asie, c’est l’entrée, obscène et triomphale, du bel Héliogabale, mitré d’or, les joues fardées de vermillon, entouré de ses prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues, de ses mignons ; c’est l’adoration de la Pierre noire, de l’icône unisexuelle, du phallus géant, intronisé dans les palais et les temples, avec d’étonnantes prostitutions des impératrices et des princesses ; tout le rut forcené d’un peuple en délire, toute une colossale et fracassante et ironique folie, sombrant en des massacres de chrétiens, et l’incendie des quartiers de Rome.
Byzance, qui est à L’Agonie le panneau d’un diptyque avec ses développements analogues et une catastrophe identique pour conclure, mais d’un ensemble très chaste et nullement érotique, comme dans L’Agonie, met aux prises les Verts et les Bleus, sous Constantin Copronyme, les amours de l’enfant Oupravda, qu’une conspiration réserve au trône et à qui le Basileus, en découvrant le complot, fait crever les yeux. Là, toute la folie retentissante du cirque, tous les soldats dorés et gemmés de l’Empire, et sept très extraordinaires aveugles, de sang royal, candidats proscrits au trône, qui tâtonnent à travers tout le livre, de leurs mains vagues, en disputant vainement leurs prééminences. Mais les livres de Lombard sont si vastes, si complexes, qu’il me serait impossible de les expliquer dans un bref article de journal. Je ne puis en donner qu’une superficielle et très insuffisante impression. Il faut les lire ; il faut surtout ne pas s’imaginer que l’écrivain se borne à des descriptions de temples, d’architectures, de cérémonies, à des évocations de rites étranges et de mœurs maudites. Certes, Jean Lombard est un savant : il connaît jusqu’au moindre bibelot qui orne le coin d’un triclinium de riche Romain ; il sait jusqu’au nom de l’étoffe précieuse qui cache mal la nudité frénétique des femmes et des éphèbes ; il ne vous fait grâce d’aucun document, d’aucune reconstitution caractéristique. Mais dans le savant, qui revit curieusement toute une époque plastique, il y a un penseur profond qui observe, explique les passions humaines, dans le recul, pourtant si incertain, de l’histoire, et qui sait les contemporaniser sous l’armure dorée des soldats byzantins et la robe traînante des asiatiques, prêtres du soleil, adorateurs de la Pierre noire. Et combien l’on regrette que ce visionnaire qui lit leurs secrets sur les pierres effacées des temples, aussi bien que dans le cœur des hommes, n’ait pu achever L’Affamé, ce livre social, où il aurait fixé, avec des couleurs terribles, l’histoire de notre époque comme il a fixé celle de la Rome décadente.
Lombard, on peut le dire, est mort de la misère et des difficultés des débuts. Il souffrait d’une gastrite ; un refroidissement est venu, et l’a emporté. Il était miné par la lutte, par le travail ; le corps trop frêle, pour une âme si ardente, n’a pu supporter l’assaut de la maladie. Très fier, très digne, ne se plaignant jamais, soutenu par des espoirs sans cesse reculés, il s’était réfugié à Charenton, dans un pauvre quatrième étage, ne voyant presque personne. Là, il travaillait comme un manœuvre, car c’était un laborieux terrible. Tout lui était bon : travaux de librairie, articles spéciaux de science ou de voyage. Il prenait tout ce qui s’offrait, parce qu’il fallait vivre. Son cerveau contenait une encyclopédie bouillante et fumeuse. C’était le type de l’homme de lettres du dix-huitième siècle. Au milieu de ces besognes obstinées et différentes, qui étaient son pain et celui de sa famille, jamais une compromission. Il se gardait pur, intact, croyant. Devant l’indifférence des critiques, devant le succès relatif et insuffisant de L’Agonie et de Byzance, il se disait, avec une bonne humeur, voilée d’un peu de mélancolie : « Bah… je travaillerai davantage encore… et il faudra bien qu’un jour on reconnaisse la sincérité de mes efforts et ma valeur… Car, après tout, je ne suis pas tout le monde. » Hélas ! le pauvre garçon, il est mort trop tôt.
Ce sont de tristes conditions littéraires que celles où se débattent les écrivains d’aujourd’hui, au milieu d’une critique abjecte, que la sottise seule réjouit, et d’un public indifférent qui ne sait vers qui aller et se laisse guider par elle. Et puis les écrivains sont trop nombreux. La mêlée est compacte, dure, égoïste. On n’y entend pas les cris de douleur, les appels désespérés couverts par le hurlement de tous. Chacun pour soi. On ne se connaît pas ; on n’a pas le temps. On n’a le temps que de songer à ses intérêts, à sa réclame, à sa vie, si disputée. Il paraît trop de livres, et les mauvaises herbes, que personne n’arrache, et qui jettent librement, à tous les vents, leurs pullulantes graines, étouffent les belles fleurs, poussées à leur ombre mortelle.
Ce que je voudrais dire encore, c’est l’attitude très noble de Mme Lombard. Ceci est d’un ordre plus intime, et si j’ose en parler, c’est que j’espère éveiller, en faveur de cette admirable créature, la pitié des bonnes âmes. Mme Lombard, qui est du peuple, a, à un très haut point, le respect du « génie » de son mari, car, pour elle, n’est-ce pas, le mot n’est pas déplacé. Dans sa détresse, elle ne songe pas à elle, elle ne songe qu’à lui. Son unique crainte est que le nom de Lombard ne disparaisse, qu’avec les pelletées de terre on n’ait jeté l’oubli sur la fosse de celui dont elle était si fière, et qu’elle aimait comme un saint, comme un Dieu. Elle sent, cette femme inculte et dévouée, que le talent de son mari, bien qu’elle ne le comprît pas, était quelque chose de grand, plus grand même que le génie… Connaissez-vous rien de plus touchant ?
Paul Hervieu §
Je ne sais quel est le premier critique qui, parlant, pour la première fois, de M. Paul Hervieu, a découvert que M. Paul Hervieu était « un pince-sans-rire ». Voilà tout ce que la lecture de Diogène le Chien lui avait, à ce critique, suggéré d’approfondi, de définitif et de familier sur un jeune écrivain de dix-neuf ans, dont l’avenir s’annonçait par une œuvre de cette force, de cette originalité, de cette vraiment extraordinaire précocité. Évidemment, ce critique avait une notion vaste autant que précise des hommes et des choses de son temps. Ce devait être quelqu’un de fort illustre et dont les jugements font loi. Car, depuis, à chacun des livres de M. Paul Hervieu, j’ai vu se reproduire cette opinion initiale et fortement motivée. Une fois, c’était à propos de L’Alpe homicide, de ses paysages tragiques et splendides, et des drames humains qui s’y déroulent, si frissonnants ; une autre fois, Dieu me pardonne, à propos de L’Inconnu, ce livre troublant, effarant, où M. Paul Hervieu, en pince-sans-rire obstiné qu’il est, fait descendre le lecteur angoissé, au plus profond des abîmes de l’âme et le conduit à travers la nuit de la vie mentale, où se projettent d’étranges, de soudaines, d’affolantes lueurs. Encore, à propos de Flirt où s’évoque, dans un raccourci inquiétant, la pourriture des milieux mondains. J’ignore ce que la critique a dit et dira de L’Exorcisée, ce livre si grand, dans sa brièveté, si troublant sous l’exquise grâce dont il se pare et l’intelligence éclatante et affinée dont il s’illumine ; ce livre si tendre, si ironique, si douloureux à la fois, qui ouvre sur l’amour des lointains de mystère inexploré, des prolongements de pitié, et qui renferme des pensées grandes, des pensées graves, des pensées qui vont jusqu’au bout. Elle dira sans doute ce qu’elle a dit déjà : que c’est là une œuvre de pince-sans-rire, et drôle infiniment. Pourquoi dirait-elle autre chose ? La critique est un art admirable, en ce qu’elle dispense de lire et de comprendre les œuvres qu’il lui faut juger. Pour y être un maître incontesté et glorieux, il suffit de répéter à satiété des opinions fixement établies par une sorte de système anthropométrique et dont sont atteints, à leurs débuts, certains littérateurs, sans que l’on puisse considérer ce qu’un écrivain doit avoir fait de progrès, et s’il s’est engagé dans des routes nouvelles. Et si les opinions préalables n’existent point, alors la critique se tait.
M. Paul Hervieu occupe une place bien à part dans la critique contemporaine. S’il n’est point encore arrivé au grand public qui fait les réputations populaires et éphémères, il jouit, auprès d’un autre public plus enviable — le public artiste et lettré — d’une réputation qui va, chaque jour, grandissant. Si je n’étais l’ennemi des catégories et des groupements littéraires, je le placerais entre deux écrivains dont le talent m’est particulièrement cher, et qui, eux aussi, ne ressemblent à personne, quoi qu’on en ait dit : M. Maurice Maeterlinck et M. Maurice Barrès. Bien que très différent d’eux, et qu’il ne ressemble qu’à lui-même, M. Hervieu a des affinités morales avec ces deux puissants et charmants esprits par des façons de sentir et de comprendre, non point pareilles, certes, mais parallèles, par de naturels et invincibles élans vers le grand, où se devine, dans une personnalité autre et des préoccupations littéraires ou philosophiques dissemblables, la même race intellectuelle. Tout en admirant et en aimant certains écrivains, je sais à l’avance ce qu’ils me réservent. Je les connais dans leurs œuvres futures, aussi bien que dans leurs œuvres passées. Avec eux, nulle surprise. Aussi mon admiration, si sincère soit-elle, ne va pas sans un peu d’ennui. Avec M. Paul Hervieu, comme avec M. Maeterlinck et M. Barrès, je sais que je dois m’attendre, chaque fois, à de l’inattendu ; je sais que, dans le livre de demain, je goûterai des joies non encore goûtées dans le livre d’hier et que je ne soupçonne pas. C’est ce qui me touche le plus, c’est par là, seulement, que la littérature me passionne, aujourd’hui que presque tous les littérateurs ont du talent, et, qui pis est, le même talent.
Ce qui caractérise le talent de M. Paul Hervieu, c’est cette chose rare et grande qu’on rencontre très peu, dans les poètes : la conscience. Le poète n’est le plus souvent qu’une machine admirable, mais une machine ; une sorte de miroir très précieux, très orné, qui reflète, en les grossissant jusqu’à la difformité, les images des choses. On peut être un grand poète, sans être toujours un intellectuel. Mais quand on est un intellectuel, on est aussi, toujours, un grand poète. M. Paul Hervieu, qui est si foncièrement l’un, est l’autre également. Il sait ce qu’il sent, et il sent ce qu’il dit. En lui la sensation n’est pas seulement réflexe, c’est-à-dire l’esclave, l’esclave de ses nerfs, de ses organes, l’exaltation momentanée d’un heurt, d’une secousse ; elle est conscience. Et c’est cette conscience qui double la puissance et la variété de la sensation. Il n’obéit pas à des actes impulsifs, il n’obéit qu’à des actes raisonnés. Dans les cerveaux ordinaires, chez les petits esprits, seulement intuitifs, le mode de concevoir et de sentir est un danger, et presque une infériorité ; il mène droit à la sécheresse ; il réprime les élans de la nature. Chez les êtres d’élite, il les augmente, et les dramatise, parce qu’il les dirige. Voyez comment, depuis Diogène le Chien, sous l’influence de l’intelligence pure sans cesse aux écoutes de la vie, se développe l’esprit de M. Paul Hervieu. D’abord agressif et presque féroce, son pessimisme s’atténue peu à peu, tourne à l’ironie, puis à la tendresse, puis à la pitié, une pitié charmante et pour ainsi dire perverse, qui ne perd rien des constatations douloureuses, des laideurs morales, et qui les exalte, au contraire parce que, au milieu de toutes les passions traversées, parmi les déséquilibres cérébraux, et les vanités étranges où, dans certains milieux, se meut la vie sentimentale, il a rencontré la fatalité éternelle de la douleur, qui ennoblit même ce qui est corrompu, même ce qui est dégradé. Flirt est, à ce point de vue, un chef-d’œuvre. Dans aucun livre, peut-être, ne fut aussi cruellement évoquée l’absence de sens moral des sociétés élégantes et jouisseuses, pour qui tous les devoirs sociaux se bornent à des échanges de politesse, et toutes les vertus, à des rites futiles d’étiquette. Il y avait, dans ce livre, pour qui sait lire, des pages terribles, où la forme élégante, où le style raffiné et joli rendaient plus visibles la saleté de ces cœurs, le cynisme de ces âmes. Eh bien, il se levait de là une grande et belle pitié, et d’autant plus active, qu’elle était plus maîtresse d’elle-même, plus lucide et plus raisonnante. C’est que personne, comme M. Paul Hervieu, ne connaît les ressorts de l’âme humaine ; personne ne s’est davantage penché au bord de ce gouffre, qui est le front d’un homme, personne ne s’est plus aventuré sur cette mer de joies et d’illusions qu’est la prunelle d’une femme, et personne n’a davantage rapporté, de ces voyages, des sensations poignantes de cet infini et de ce mystère qu’est la vie.
On a reproché à M. Paul Hervieu de n’avoir pas su résister à la maladie littéraire du moment, et qu’on appelle le snobisme. C’est là une grande injustice. Je cherche vainement dans toute son œuvre une seule phrase qui me le montre atteint de ce travers, de ce ridicule, où sombrèrent quelques talents notoires, qui promettaient mieux que de s’émerveiller aux livrées des valets de pied et aux bottines des clubmen. Je trouve, au contraire, que M. Paul Hervieu s’est constamment gardé de ce défaut, qui n’a de prise, d’ailleurs, que sur les petites âmes, mal défendues par de petits cerveaux. M. Paul Hervieu ne peint point ce qu’on appelle des milieux ; il n’inventorie pas les salons, les chambres à coucher. Tout ce détail descriptif, il le simplifie, non pas jusqu’à l’effacement, mais il l’évoque d’un mot, avec la précision et le vague qui conviennent à ces choses de pure extériorité. Voyez comment, dans L’Exorcisée, les bibelots, les toilettes, les entours, où se complaisent les autres avec des joies d’huissier, tiennent peu de place. Voyez combien le sujet lui-même est pour ainsi dire indifférent. Tout le décor, toute l’émotion est dans les pensées, dans les passions, et dans cette intelligence suprême qui permet à M. Paul Hervieu de vous montrer tout ce qu’il y a dans le cœur et dans le cerveau d’un homme, aussi bien que d’autres vous montrent ce qu’il y a dans le salon d’une coquette, et le cabinet de toilette d’un élégant. Et c’est pourquoi, là où les autres restent si bas, lui monte si haut, dans les régions sereines de l’intellectualité.
L’enquête littéraire §
Il faut lire ce livre : l’Enquête sur l’évolution littéraire, de M. Jules Huret. Il est, tout simplement, extraordinaire, ce recueil de soixante-quatre autobiographies vociférées — ah si tristement — par les soixante-quatre écrivains qui représentent, à l’heure fugitive où j’écris — huit heures du soir — la gloire de la littérature française contemporaine. De ladite enquête et de l’évolution en question, à peine si, de-ci de-là, il s’est dit deux mots incertains et troubles. Qu’aurait-on pu dire, d’ailleurs, sur ce fallacieux sujet, qui fût à peu près raisonnable et plausible ? Les théories littéraires sont de sable, les systèmes d’école, de fumée, et le moindre vent qui passe fait s’écrouler l’instabilité terre à terre des unes, s’évanouir la frivolité aérienne des autres. Mais à la place des théories et des systèmes, quelles puériles haines, quelles imperturbables vanités, quelles poussées de démesurés orgueils ! Les vieux, les mûrs, les jeunes, les tout petits, à peine vagissant dans leurs langes, les gras et les maigres, les illustres et les obscurs, ah les pauvres diables ! Et comme tous ils se ressemblent, sous le masque uniforme de la verte envie ! « Tous fumistes, ces jeunes gens »
, conclut académiquement M. Leconte de Lisle. Hélas ! tous fumistes aussi ces vieillards, et d’une plus sinistre et moins pardonnable fumisterie, car ils n’ont point, comme leurs jeunes émules, l’excuse de l’obscurité, d’une existence à se créer, d’un lendemain à assurer. Et comme l’âme littéraire est laide, et comme elle est, disons-le à notre honte, bête ! Oh oui, bête, d’une bêtise incomparable, et flamboyante, et si unique, parmi toutes les autres bêtises humaines, que, vraiment, à la lueur qu’elle projette, l’esprit de l’épicier, par nous tant raillé, s’émerveille, s’éblouit, se magnifie, et que l’imagination méconnue du petit fonctionnaire, du petit fonctionnaire larveux, encrassé de routines déprimantes et de rampantes disciplines, apparaît, héroïfiée, aux cimes de l’intelligence. Oh ! Dieu du ciel, ô dieux illusoires et maçonniques de Coppée et de Péladan, de Vacquerie et de Maupassant, dieux de Rod, de Zola et de Leconte de Lisle, combien aujourd’hui devraient regretter de n’avoir pas su résister au tentateur, de n’avoir pas imité le dédaigneux, et pudique et exemplaire silence de M. Léon Hennique et de M. Jean Richepin, ces Conrarts bien avisés et prévoyants. Eh bien, non, il paraît que, malgré le châtiment de cet expiatoire volume, ceux parmi les écrivains que M. Jules Huret dédaigna, négligea, oublia de consulter, au lieu de le bénir à jamais, lui gardent des rancunes immortelles. Il paraît qu’ils furent innombrables et obsédants ceux qui vinrent d’eux-mêmes s’offrir au ridicule : « Écoutez-moi, je vous promets que je serai encore plus ridicule que les autres. J’ai des insultes, des calomnies, des infamies, que vous ne soupçonnez pas. Écoutez-moi. » Et ils suppliaient. Oh ! comme il a dû rire, M. Jules Huret, comme il doit rire encore, comme il devra rire longtemps ! Et quelle initiation soudaine, imprévue — car il est très jeune, et c’était, avant son enquête, un jeune plein de foi, — quelle soudaine, imprévue et désenchantante initiation, à cet absurde, à ce malfaisant métier de poète où nul ne s’entend, où tout le monde se déchire, où l’on se jette à la tête, ainsi que de vulgaires vaisselles, les éditions, les tirages, les lunes, les soleils, les paradis et les infinis, torchés de boue. Si j’étais M. Jules Huret et que, comme lui, j’eusse vu de près ces regards avides, ces bouches mauvaises, ces mains crochues, et que j’eusse, comme lui, respiré l’haleine fétide de ces âmes de bile, il me semble que, dès le cinquième escalier, saisi de dégoût, j’aurais pris la fuite vers les champs de silence, et que j’aurais fait le vœu, en caressant l’échine soyeuse d’un porc loyal, ignorant des littératures et des esthétiques, de finir mes jours parmi les bêtes, les belles bêtes, les bonnes bêtes, les belles, bonnes et consolantes bêtes, les bêtes dont le regard est si doux, les bêtes qui ne parlent jamais. Ô femmes clairdelunaires et falotes, vierges rancies, adultères insatisfaites qui, du fond de vos provinces inconsolées, à côté de l’époux mal assorti, ou dans vos couches solitaires, rêvez à ces beaux chevaliers de l’Idéal, les voici, les voici, tous vos poètes, trempés de bleu, vêtus d’infini, illuminés d’amour, vos radieux poètes qui viennent, par les lacs de lumière, chevauchant les cygnes, portant l’armure dorée et l’adamantine épée de Lohengrin, les voici, vous les avez en chair, en os, en esprit, vous les voyez avec leurs doigts salis d’encres laborieuses, leurs lèvres verdies de fiel, leurs lèvres où l’envie s’embusque, où l’insulte fait une boue amère et caustique. Et vous pouvez dire, comme chantait tristement Jules Laforgue :
Falot, faloteEt c’est une belle âme en riboteQui se sirote et se fait malEt fait avec ses grands sanglotsSur les beaux lacs de l’idéalDes ronds dans l’eauFalot, falot.
Ce qui ressort de ce volume, outre ces constatations pénibles — et cela est aussi pénible à constater, — c’est que, seul, M. Jules Huret a montré de l’esprit. Au rebours des quarante académiciens qui avaient de l’esprit comme quatre, M. Jules Huret, à lui seul, a eu plus d’esprit que ses soixante-quatre interviewés, un esprit très fin, très discret, d’une ironie charmante et vive. Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégralité et profonde réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent ! On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres… Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant. Il force les confidences, extirpe les bas aveux, il apprivoise les inoubliables rancunes. C’est délicieusement fait, sans lourdeur, avec une légèreté, une sûreté de main qui étonne et ravit.
Il s’est trouvé que le petit reporter, qu’on attendait, pareil aux autres, un petit reporter avec lequel il n’y avait pas à se gêner, il s’est trouvé que ce petit reporter était un observateur aigu, dangereux et fidèle, et qu’il était aussi le plus habile homme du monde à faire jouer tous les ressorts de la vanité, chez ces marionnettes, à mettre en branle leurs orgueils sans défiance. Comment deviner cela ? Ô bon Coppée, comment deviner cela ? Comment deviner tant d’ironie sous tant de correction ? Et l’on ne peut même pas lui en vouloir, du moins d’une façon apparente et directe, car il s’est effacé si modestement, laissant à chacun le soin d’édifier son propre ridicule. Le comique de ces choses est vraiment souverain et, s’il laisse, au fond, une impression de grande tristesse et de mystification suprême, il ne faut s’en prendre qu’à nous-mêmes, qui avons donné au public cette comédie, bien humaine celle-là, et bien littéraire, surtout, oh oui bien littéraire, la salope.
Décidément, Monsieur Renan a parfaitement résumé l’enquête de M. Jules Huret, en disant : « La littérature est une préoccupation médiocre »
; on pourrait ajouter : « et une grande mystificatrice ».
Et maintenant, relisons la préface de prose cinglante et jolie que M. Jules Huret a mise en tête de son volume, de notre volume. C’est une bonne leçon et méritée, et nécessaire. Quoi qu’en dise M. Anatole France, dont le dédain — d’ailleurs discret et peu sincère — me paraît un peu bien tardif et… comment dirais-je ? posthume, nul autre que M. Jules Huret ne pouvait nous la donner mieux, et en meilleurs termes d’ironie distinguée. Il faut même le remercier, qu’elle n’ait pas été plus dure, et s’étonner grandement, qu’au contact de ces soixante-quatre écrivains enragés, il n’ait point gagné leur mal de l’insulte rabique.
Chut… tout est bien, rien ne s’étonne,Fleuris, ô Terre d’occasion,Vers les mirages des SionsEt noue, sous l’Art qui nous bâtonne,Sisyphes par persuasion,Flûtant du Christ les vaines fables,Au cabestan de l’incurablePourquoi. — Pourquoi ?
« Les Chauves-souris » §
Il y avait cette année, au Salon du Champ-de-Mars, un meuble très précieux ; une commode artistement menuisée par M. Gallé de Nancy, d’après les dessins de M. Robert de Montesquiou. M. Robert de Montesquiou a la hantise des hortensias. Il les peint et il les chante. Non pas que l’hortensia soit, à proprement parler, une fleur. C’est, pense-t-il, quelque chose de très fol et qui donne l’impression d’une lueur nocturne, d’une clarté lunaire dans le soleil. Tout est possible ; et il ne faut pas chicaner les poètes sur l’imprévu de leurs sensations et de leurs analogies. Moi qui ne suis pas un poète, hélas je fus longtemps, — ô profanation regrettable — obsédé par l’énorme obscénité des lys.
Naturellement le thème décoratif choisi pour cette commode, c’étaient ces hortensias aimés de M. de Montesquiou ; pâles hortensias, bleus, si peu, d’une décoloration charmante, d’une harmonie jolie, et de grâce si souple, si tendre, qu’on eût dit de la soie, prise au manteau même de Tanit, et délicieusement fanée. Des ors, de-ci de-là, des ors éteints de vieilles harpes, jouaient délicatement, parmi cette lunarité florale, et sur le dessus de marbre rose, de mourantes feuilles de bronze s’incrustaient, envolées on ne sait de quel japonais automne.
Aujourd’hui je revois cette commode, orfévrée comme un intime coffret, plus frissonnante qu’un éventail, gaie ainsi qu’un kakémono, et je songe combien elle était faite pour renfermer, en ses tiroirs silencieux, le manuscrit des Chauves-Souris, ces poèmes étranges que, pour la joie de ses amis, M. Robert de Montesquiou vient de colliger en un volume exceptionnel et fastueux.
Les Chauves-Souris, figurez-vous un livre de plus de six cents pages, revêtu de soie bleue, d’un bleu clair de lune, sur un étang, où des chauves-souris, spécialement brochées, volètent entre les caprices des étoiles et des croissants lunaires. Les gardes en sont en soie jaune, d’un inexprimable jaune et répètent le vol du crépusculaire animal :
Abeille de la brune, au falot découpage.
À chaque feuillet du livre, une chauve-souris se filigrane dans le papier, dont le grain est doux aux doigts qui le retournent, comme de la peau de femme. Nul fleuron, nulle vignette, nul cul-de-lampe, nul ornement par où s’avère, si lourdement, l’ordinaire incompétence, en éditerie, des éditeurs. Le goût qui présida à l’ameublement de ce livre fut exquis.
M. de Montesquiou a la passion de l’unique. Il donne à tout ce qu’il touche, aime et pense : étoffes, sensations, bibelots, intellectualités, un caractère d’étrangeté quintessenciée, des formes de mystifiante surnaturation, qui peuvent étonner le bourgeois nestorien, mais qui enchantent l’artiste par l’esprit très fin, le goût très pur, la sensibilité très vive, et aussi par cette très particulière ironie dont le poète nuance, à l’infini, l’élégance de son dégoût, les politesses de son dédain. Dans Les Chauves-Souris les épigraphes placées en tête de chaque poème, le titre même de ces poèmes, témoignent une culture littéraire peu commune, des lectures profondes, des habitudes intellectuelles très nobles, que n’ont point accoutumées bien des écrivains de profession. M. de Montesquiou n’y insiste pas. Il semble qu’il met de la coquetterie à ne point effrayer le lecteur par sa vaste et rare érudition, préférant le charmer par l’imprévu de ses sensations et la grâce de ses qualités imaginatives, mais il ne faut pas s’y tromper, son apparente frivolité cache un fonds de pensées graves, son spleen masque de rimes délicates et de musiques inventives le tourment d’une âme atteinte de l’inguérissable poison des métaphysiques et des philosophies. Son ironie a quelquefois l’émoi d’un sanglot.
Les Chauves-Souris, c’est l’évocation du nocturne dans la nature et dans l’âme. M. de Montesquiou a vraiment le sens de la nuit au double point de vue de l’interprétation picturale et psychique. Il nous en montre les clartés, les pénombres et les ténèbres, les effrois et les rêves reposants ; il nous en dit tous les chants, toutes les ivresses, toutes les plaintes, tout le silence, et il les transpose de la nature à l’humanité. Toute l’histoire de l’homme, depuis Sardanapale jusqu’au roi Louis de Bavière, tient dans le vol d’une chauve-souris. La chauve-souris est un animal inquiétant, hybride, monstrueux, désorbité et repoussé des oiseaux qui lui veulent des plumes, et des fauves qui la voient s’envoler. Et elle va, sans cesse, des ténèbres à la lumière, de la clarté qui la tue à l’ombre où elle s’affole, dans un vol éternel de douleur. Ainsi de Sardanapale et de Louis de Bavière, notoires chauves-souris humaines, et dont les nocturnes silhouettes se découpent sur des fonds d’astres éblouissants qui sont Chopin, Wagner, Whistler. Tel est le sens du livre de M. de Montesquiou. Le plan s’en déroule, conformément à cette idée générale, à travers mille aventures et mille fantaisies. C’est du moins, ce que, dans un récent article, nous expliqua un exégète bien informé et nuageux. J’avoue que cela me paraît un peu compliqué. J’aime mieux croire que M. de Montesquiou a mis à cela moins de façons et qu’il n’a eu souci que de beaux vers.
Dès le début de son livre, M. de Montesquiou supplie qu’on ne lui demande pas de grands éclats de voix, de blasphématoires colères, des déchirements de passions tragiques, des imprécations à l’infidèle, ni de peindre des batailles, « ni de vibrer, ainsi que les frères de Reszké »
. Avec une modestie que démentent souvent de hautes envolées dans le domaine de la pure intellectualité, il affirme :
Je suis le sténographe acéré des nuances,Je représente au vol la vite impression,Mon vers a fait son nid, ainsi qu’un alcyon,Sur les flots de la mer des douces influences.
Et, plus loin, comme s’il voulait éloigner de lui ce calice d’amertume, qui est la douleur de penser, il s’écrie encore
Pas de preuves, pas de sondes,Des mirages sur des ondes.
Ce qu’il entende évoquer, ce sont des choses menues, ténues, transitoires, effleurantes, des apparences fugitives, des reflets, « échos de formes »
, des échos, « reflets de voix »
.
Ombrages de tendelets,Squelettes de roitelets.…………………………Le souvenir dans les airsD’un passage de concerts.…………………………Et le dessin sur le sol.De feuilles en parasol.
Sa virtuosité s’exerce à noter, d’un verbe curieux et joli, d’un rythme souple, des ombres d’ombres, des reflets de reflets à exprimer, en belles images, les nuances des nuances, les évanouissements des choses à peine apparues, à peine entendues, et qui s’effacent, et qui se taisent ; à donner des couleurs aux voix multiples de l’invisible, des voix aux couleurs de l’impalpable. Il s’ingénie à peindre « d’une main japonaise » :
À travers le mirage exquis de l’entrelac,Sur un reflet de lune, une ombre de cigogneDans la glace d’un lac.
Le ciel le passionne, non dans son mystère d’inaccessible immensité, non dans son recul d’infini, mais dans son accident de fugitive lumière, dans ses localisations de brumes momentanées. Il trouve, pour l’expliquer, des images parfois surprenantes, des analogies inattendues, dont la grâce mièvre correspond à des visions secrètes, à des sensibilités aiguës et un peu maladives, et, malgré tout, charmantes en leur étrangeté. Cela est très recherché en même temps que très naïf ; cela va de Baudelaire aux chants simplistes des poésies primitives. J’ai retenu ce vers :
Ce ciel était couleur de fiancée.
Et celui-ci :
Le ciel semble un couDe tourterelle…
Et celui-là :
La nue est couleur d’un gant de soirée.
Il drape le ciel, le chiffonne, l’orne de nébuleux affiquets, dans un arrangement ingénieux et tout à fait joli, comme s’il s’agissait d’une robe de bal, d’un manteau ou d’un appartement. Il assemble, avec ses mains prestes, infiniment délicates, les subtils décors de la nuit :
La nocturne panequilleDu point du jour vespéral,Le brillant point à l’aiguilleEt l’Argent en sidéral.…………………………La mousseuse mousseline,Les tarlatanes sans pairDont la brume embebolineLe visage de Vesper.…………………………Les vapeurs en draperiesEt des brouillards en bonnets,Guipures des SibériesEt jaconas japonais.
Je pourrais multiplier de tels exemples. Ils abondent en surprises délicieuses, dans l’œuvre de M. de Montesquiou.
Et je m’aperçois que je n’ai rien dit de cette œuvre, si variée, ni de ce qu’elle contient d’émotion, comme dans ce poème admirable : Laus Noctis, où chaque strophe s’exalte, s’enfle et monte, portée vers le ciel, ainsi qu’une prière dans un chant d’orgue, ni de ce qu’elle contient de tragique comme cette shakespearienne rencontre, au palais de Saint-Cloud, des deux veuves ennemies et douloureuses, l’impératrice Frédéric et l’impératrice Eugénie ; ni des pensées fortes, des données délicieuses, des impressions rares, parfois spécieuses, et qui s’illuminent à la clarté d’un style nombreux, musical et très personnel. Mais que peut-on dire, dans un article ? Et, d’ailleurs, à quoi cela sert-il ?
Je ne saurais mieux terminer cet inutile verbiage qu’en reproduisant la lettre par laquelle M. Leconte de Lisle saluait l’apparition des Chauves-Souris.
« Vos poésies sont d’un art très subtil et très délicat. J’en ai goûté le charme étrange avec une surprise toujours nouvelle et on ne peut plus sympathique.
« Sans doute, elles ne s’adressent qu’à une élite de rares esprits ; mais il convient qu’il en soit ainsi d’une œuvre essentiellement originale, à laquelle je suis heureux d’applaudir. »
Rêverie §
On peut penser ce qu’on voudra de M. Brunetière. Beaucoup en pensent du mal ; c’est leur affaire. Moi, j’en pense du bien ; c’est mon droit. Cela ne change rien d’ailleurs à la personnalité de M. Brunetière. Quoi que nous en pensions les autres et moi, M. Brunetière est ce qu’il est. Nous n’y pouvons rien. J’aime son courage moral, la violence de ses convictions littéraires, son imperturbable sincérité en des opinions qui ne sont pas toujours le miennes, pourtant, et que, souvent, je réprouve. Je comprends qu’on ne les aime pas. Jamais je ne forcerai personne à l’admiration de M. Brunetière. En revanche, je demande qu’on me laisse libre dans le goût que j’ai de lui. S’il me plaît d’assister aux éloquentes leçons de ce professeur, je veux pouvoir le faire avec sécurité, sans être exposé à recevoir sur la tête des petits bancs, des tables et des rats morts, ces nouveaux éléments de la discussion moderne. Je voudrais aussi que, avant de démolir, de fond en comble, M. Brunetière, on prît la peine de le lire. La plupart de ceux qui le démolissent avec une si généreuse ardeur, ne l’ont jamais lu. Et ils s’en vantent. Il y en a qui s’imaginent — on ne sait pourquoi — que M. Brunetière est quelqu’un dans le genre de M. Patinot et, mieux, qui le prouvent. C’est plus commode. On évite ainsi la fatigue de comprendre, on tourne la difficulté qu’il y a toujours à se faire une opinion personnelle sur un écrivain ou sur une œuvre, et l’on se croit, de plus, un homme libre. Ce sont là d’étranges mœurs qui se révèlent plus générales qu’on le pense. Par leur pratique assidue, M. Hector Pessard est arrivé à conquérir une situation considérable, dans le monde où l’on débine. Le jour où il confessa qu’il avait l’habitude sacerdotale d’ignorer totalement les œuvres dramatiques confiées à son jugement, il fut sacré éminent critique. Depuis lors, il a monté en grade. Rêvons.
J’ai fait, jadis, comme tant d’autres. Sur la foi de quelques chroniqueurs immensément distingués, moi aussi, je suis parti en guerre contre M. Brunetière. Et l’ayant réduit en poudre, la fantaisie me vint de lire ses livres. J’aurais peut-être dû commencer par là. Mais on ne s’avise pas de tout dans la vie. Sans doute « la copie » pressait ; sans doute, j’avais derrière moi mon directeur, qui m’excitait aux belles audaces : « Surtout, soyez vibrant… De l’emballement et en 9. » Ô jeunesse ! Ô généreux et divins emballements de la jeunesse ! Avec quelle sincérité je vibrais. Plus tard, je fus un peu étonné, en lisant les œuvres de M. Brunetière, ces œuvres dont j’avais fait une si complète capilotade, d’y trouver avec des choses parfois rebutantes, d’admirables pages qui sont parmi les plus fortes de ce temps. Je demeurai honteux de mon emballement et je pensai que, pour parler d’une œuvre même décriée, rien ne vaut encore comme la connaître.
M. Brunetière a déchaîné contre lui les fureurs de la presse, parce qu’il a librement parlé d’elle. Ce qu’il en a dit a paru quelque chose de monstrueux comme un sacrilège. Un prêtre souillant le saint ciboire n’eût pas davantage été honni par les dévotes. Et la colère dure encore. Il n’y a vraiment pas de quoi. Ce que l’on pourrait reprocher à M. Brunetière, c’est d’avoir manqué de courage en cette circonstance et de n’avoir pas été jusqu’au bout de son idée. Ce qu’il a dit, on l’a dit vingt fois, un peu partout. L’anathème est banal. Il eût pu être autrement terrible et vrai. Car il souffle, vraiment, sur la presse, « un esprit nouveau ». La délation s’y étale avec toutes ses lâchetés ; la dénonciation y triomphe avec toutes les impudeurs. C’est à vous soulever le cœur de dégoût. M. Brunetière eût pu montrer la presse désertant sa mission, reniant son caractère social qui avait été, jusqu’ici, de maintenir l’équilibre entre les abus de l’autorité et les droits de la liberté humaine, se transformer tout à coup, sous l’empire de la peur, en police qui traque, en tribunal qui condamne, en bourreau qui exécute. Le spectacle journalier de cette déchéance eût pu inspirer l’énergique parole d’un homme de courage comme est M. Brunetière. Mais l’Académie, prudente en ses mépris, ne l’eût peut-être pas tolérée.
Ce n’est pas à moi de lancer cet anathème. Si je n’ai rien de tel à me reprocher, je puis m’adresser d’autres reproches. Et ma voix est trop faible pour être entendue. Du reste, on n’entend plus rien, aujourd’hui. L’heure est mauvaise à la raison et à la pitié. L’idée est impuissante à percer les clameurs de la mort. Rêvons.
Quand on a quelques années de journalisme, et qu’il vous arrive, ainsi qu’aux héros de romans, de revivre sa vie, en des minutes de tristesse et de découragement, l’on est vraiment effrayé du mal que l’on a pu faire, et du peu de bien que l’on n’a pas fait. Cet examen ne va pas sans cuisant remords. Il devrait vous induire en de grandes modesties. Ces opinions disparates et hâtives, écloses la veille, reniées le lendemain, toutes ces pages frivoles, jetées, on ne sait pourquoi, au vent qui emporte tout, ces injustices conscientes ou inconscientes, qui ont pu avoir leur répercussion de douleur, dans le cœur d’inconnus ou de mal connus, ah ! comme on voudrait effacer tout cela de sa vie. Et, encore, lorsqu’on a été, comme moi, un petit semeur qui passe, on peut se consoler en se disant que rien n’a germé des mauvaises graines semées au hasard. Mais ceux-là, dont on peut croire que la voix a retenti sur les foules, ceux-là, qui, peut-être, ont eu une action sur des âmes ignorantes et naïves, avec quelle mélancolie amère ils doivent faire leur examen de conscience.
Au fait, non. La graine semée ne germe pas ; la voix passe dans le vent, sans y laisser de trace. C’est encore de l’orgueil de croire que l’on a pu faire le mal.
Tenez, hier, j’ai relu La Lanterne de Rochefort, ce pamphlet terrible qui renversa l’Empire, disent les historiens du boulevard. Je croyais retrouver quelque chose de ce formidable esprit français, qui ébranla le vieux monde, la continuation de l’œuvre de Voltaire, de Beaumarchais, de Courier, de Veuillot ; je croyais au moins y respirer un parfum âcre de littérature, y voir le rire montrer les dents dans une lueur de torche. De l’esprit, certes, il y en avait, de l’esprit parisien, trop uniquement parisien, qui remue les mots plus que les idées, qui secoue le ventre du bourgeois frondeur et laisse l’artiste indifférent. Quoi, ce n’était que cela ? Une incontestable verve, mais un peu grosse, mais un peu forcée, une blague incessante, mais de procédé, une blague qui sonne le creux sous la mince surface de sa gaieté vide. Aussi j’imagine que La Lanterne ne fut pour rien dans la chute de l’Empire. L’Empire ne tomba point sous les coups de M. Henri Rochefort : il tomba sous le poids des fatalités sociales qu’il avait entassées ; il tomba parce qu’il était arrivé à la date historique de son écroulement.
Ces choses-là n’ont qu’un jour, n’ont qu’une heure, l’heure à laquelle elles naissent ; quand elles n’ont point pour les faire vivre le soutien d’une philosophie, ou la flamme d’une pensée artiste, elles meurent vite. Elles ont été le résumé des curiosités, la forme d’esprit d’une époque : c’est déjà beaucoup. Mais les époques se valent. Hier ne ressemble plus à aujourd’hui, et demain dévore déjà aujourd’hui. Rien ne demeure de ces constructions frêles ; rien ne germe de ces semences trop légères.
La chronique — son nom l’indique — n’est que la fleur d’un jour, et le lendemain, elle est fanée. Et c’est grand-pitié de penser que tant d’hommes de talent, qui auraient pu peut-être doter la littérature de beaux et nobles ouvrages, ne laisseront derrière eux que des chroniques, c’est-à-dire une fumée qui se dissipe, un parfum qui s’évapore, un bruit qui rentre aussitôt dans le grand silence des choses mortes. Rêvons.
Potins ! §
Il nous faut revenir sur le cas de Félix Fénéon.
On ne vient pas arracher violemment un homme à la vie ; on ne jette pas le deuil dans sa maison ; on ne le réduit pas à la misère, en lui prenant son gagne-pain sur quoi subsistent aussi trois innocentes créatures, élues de sa tendresse ; cet homme d’apparence tranquille, d’esprit élevé, de culture rare, on ne le traîne pas, entre deux gardes, des cellules infâmes de Mazas aux sinistres antichambres des juges d’instruction ; on ne le soumet pas, comme un voleur et comme un assassin, aux dégradantes mensurations du service anthropométrique, le conseil de révision des bagnes ; de son corps, dévêtu par les lourdes mains des gendarmes, on ne fait pas un objet d’expériences pour les manipulations et le calcul d’un criminaliste officiel ; on ne se livre pas enfin à toute cette série de violations humaines, sans qu’il y ait à cela des raisons supérieures, un droit immédiat d’intérêt public et de défense sociale. Le crime de Fénéon doit donc être bien avéré, bien défini et horrible.
Quel est le crime de Fénéon ? Qui ou quoi menace-t-il ? Quels effroyables dangers va donc amener sa seule présence parmi les êtres vivants, quels cataclysmes ? En quoi ce charmant et trop modeste écrivain, ce précieux artiste, cet ami fidèle, ce spectateur curieux des comédies de la vie, est-il un trouble, un empêchement à la digestion de M. Rouvier, à l’honneur de M. Cornelius Herz, à la manie légiférante et dénonciatrice de M. Joseph Reinach, à tous les prestiges sacrés de la République et aux prébendes qui en découlent ?
Il faudrait le savoir.
M. Félix Fénéon a une famille qui pleure, des amis qui se désolent de son absence. Il me semble que cette famille et ces amis ont le droit de savoir pourquoi, tout à coup, on le sépare d’eux ; pourquoi on les condamne, celle-ci à perdre son seul soutien, ceux-là à douter peut-être de leur ami. Car la justice a toujours d’étranges et profondes racines dans les âmes. En dépit des nombreuses atteintes qui ont terni son prestige, nous ne pouvons pas admettre facilement qu’elle torture quelqu’un, pour le plaisir, et qu’elle se fasse un jeu de la douleur des autres. Nous voulons croire qu’elle se dresse, avec son grand nom et son grand symbole, comme une digue d’honneur et de paix, contre les envahissements mauvais et les mauvaises œuvres de la politique. Pour expliquer de pareilles rigueurs, pour justifier de semblables attentats à la liberté et à l’honneur d’un citoyen, il faut donc qu’elle ait recueilli non seulement de graves soupçons, mais d’indéniables certitudes, et qu’elle les ait recueillis à des sources pures. Or, nous ne savons rien, on ne veut rien nous dire, on ne peut rien nous dire. Devant les interrogations anxieuses des amis, devant cet inexprimable martyre de la mère, la police est muette, la justice est muette. La police a accompli son œuvre de ténèbres, et elle s’en lave les mains ; la justice informe. Elle informe sur des bavardages de nouvellistes et des délations de concierges, repoussant le témoignage de ceux-là qui ont vécu avec le prisonnier, qui connaissent le fond de son âme, et se portent garants de son innocence. Et, pendant ce temps, un homme est là, à qui l’on a tout pris ; un homme est là, entre quatre murs, plus pesants à son crâne que les quatre cloisons d’une bière ; un homme est là, ignorant ce qu’on veut de lui, ce qui l’attend au-delà des murs, et qui, pour reposer sa vue de l’affreuse suggestion de malheur qui suinte des pierres de la geôle, n’a que le visage indifférent de ses gardiens et l’œil du juge. Or, celui qui a vu l’œil du juge, a vu le fond de la désespérance humaine.
Il y a des choses qu’il ne faut point oublier et que nous devons redire, sans cesse, afin qu’elles pénètrent bien dans l’esprit des gens qui croient encore à la justice, et qui croient aussi à l’infamie de ceux qu’elle a marqués de son sceau. Lorsque M. Laurent Tailhade, foudroyé par la bombe, sanglant, le crâne fendu, la chair déchirée par la mitraille, râlait sur le plancher du restaurant Foyot, la justice accourut, qui, interrompant le pansement, fit subir au blessé le supplice d’un interrogatoire en règle. Au nom seul de M. Laurent Tailhade, dont elle ignorait que c’était un des plus beaux poètes de notre temps, et qu’elle ne connaissait que comme l’anarchiste qu’il n’est pas, elle avait, avec son flair coutumier, flairé en lui le criminel. Durant ces minutes de sauvage imbécillité, elle l’accusa d’avoir allumé cette bombe, et de s’être, par surcroît, « assis dedans ».
J’imagine que la méprise, en ce qui regarde Fénéon, vaut celle-là, à quelques blessures près.
Fénéon est-il anarchiste ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Et nul n’a le droit de le lui demander, puisque, par l’écrit, par la parole, par le fait, il n’a montré aucune préférence politique et ne s’est livré à aucune œuvre de propagande. Employé scrupuleux et ponctuel, il remplissait son devoir, et ne manifestait aucune opinion — inconstitutionnelle ou autre — devant ses collègues : tous sont là pour en témoigner. Écrivain, il se confinait, par dilection, dans les questions d’art et de littérature, les seules où il ait montré quelque passion, atténuée de quelque ironie. Ses amitiés étaient toutes, exclusivement, parmi les jeunes poètes et les peintres aux tendances différentes. Certes, il devait s’être fait, sur la société, des conceptions particulières d’une aristocratique et libre philosophie, comme il en avait sur la littérature et sur l’art. C’était son droit, il me semble. Cela ne regarde personne, et le procureur général lui-même n’a pas à en connaître, puisqu’elles ne sont imprimées nulle part. Même, dans ce temps, où l’on est décidé à violer toutes les pudeurs, à répudier toutes les générosités, à effacer de notre vie sociale les nobles coutumes que nous avions héritées des ancêtres jusqu’à en faire un crime de cet admirable droit d’asile, resté intact et respecté des brutes humaines aux époques les plus farouches et les plus sanguinaires de l’histoire, comment frapper d’une peine quelconque la pensée qui ne s’exprime pas ?
Alors que reproche-t-on à Fénéon ?
Le jour qu’il fut question d’expulser de France Alexandre Cohen, lequel déplaisait lui aussi, à son concierge, M. Émile Zola, cédant aux sollicitations de quelques amis, alla trouver M. Raynal. Il lui a demandé les raisons qui le déterminaient à un pareil acte de violence. M. Raynal n’en avait pas. Il balbutia quelques vagues potins. Poussé par M. Zola qui ne cessait de lui répéter : « Donnez-moi une raison, n’importe laquelle, et je m’en contenterai », M. Raynal, très embarrassé, finit par dire : « Il paraît que c’est un espion allemand. »
Lorsque l’on n’a rien à dire de quelqu’un, arrêté par erreur ou par simple dilettantisme, on l’accuse d’être un espion. C’est vague, c’est souverain sur l’esprit des foules et cela contente tout le monde. On a essayé de ce moyen classique contre Fénéon. Il n’a pas réussi, pas plus que les autres. Si, comme l’insinuaient les notes policières, Fénéon avait, depuis 1884, vendu nos secrets militaires aux Allemands, il est probable qu’il serait un peu plus riche qu’il ne l’est. Mais ce genre de plaisanterie a un mérite incontestable : il permet de garder plus longtemps, en prison, un prisonnier dont on ne sait que faire et qu’on n’ose plus relâcher, par crainte des moqueries de ceux-ci, des indignations de ceux-là. La police a de la pudeur et elle craint le ridicule. À cause de la nature essentiellement vague de ces sortes d’accusations, à cause des difficultés et des lenteurs qu’entraînent, en général, de pareilles instructions judiciaires, elle est toujours bien venue à dire : « Nous sommes sur une piste… nous tenons la vraie piste… », jusqu’au jour où, après avoir tout essayé, tout tenté, tout retourné, elle est bien obligée d’ouvrir, à la victime, les portes de la prison… Oh ! par pure délicatesse, et faute de preuves sérieuses…
Qu’on relâche Fénéon, ou bien qu’on précise son crime. Qu’on nous dise ce qu’il a fait sauter, ce qu’il a tué, ce qu’il a vendu.
En voilà, assez de ces potins.
« Les Mal-Vus » §
Voici un étrange et curieux livre : Les Mal-Vus, de M. Édouard Conte. Défilé parfois comique, le plus souvent tragique, toujours intéressant, de ce qui grouille d’inconnu, d’incompris et d’effrayant dans les dessous de la vie parisienne. Filles et souteneurs, tous les masques du proxénétisme, trafiquants de métiers bizarres ou terribles, l’épouvante de ce qui rôde, de ce qui s’embusque, et l’éclat de rire de ce qui dupe ; les multiples faces de la misère en révolte, de la misère résignée ; l’ingéniosité du crime, du vice, de la vanité, et le meurtre de tant de regards, M. Édouard Conte a noté tout cela, en reliefs saisissants, en vibrantes et profondes eaux-fortes. Mais il n’a pas été seulement le peintre vigoureux et sincère de ce monde ignominieux et touchant, il en a été, pourrais-je dire, le philosophe et l’intellectuel historien. La valeur du dessin, la puissance de la couleur, s’accompagnent ici de la qualité de la pensée. Le regard perce les apparences et pénètre l’âme. Il y a des coups de sonde qui font frissonner.
Nos admirables législateurs qui s’imaginent qu’il suffit, pour les guérir, de jeter sur les plaies humaines l’hypocrite manteau d’une loi, nos merveilleux moralistes qui ne parlent que de prison et de guillotine, et croient ramener la vertu sur la terre en préférant trancher les têtes que les questions, feraient bien de lire ce livre. Et M. le sénateur Bérenger ferait bien aussi de le lire, qui, dans son projet de loi sur la prostitution, n’a pas songé que la prostitution est à peu près le seul métier dont puissent vivre les femmes misérables, et qu’en leur retirant ce douloureux gagne-pain, il eût été peut-être charitable de leur en indiquer un autre. Mais lire un tel livre, qui dévoile tant de hontes, qui appelle la réflexion sur tant de problèmes, ce serait trop demander à des moralistes et à des législateurs, qui se contentent des quelques vagues préceptes en circulation dans les cafés et les salons. Bien nourris, bien chauffés, bien rentés, ils préfèrent, dans la paix d’un logis souriant et calme, moraliser et légiférer sur des choses qu’ils ignorent et dont ils ne comprendraient, jamais, l’inexprimable mélancolie. Et puis, si le danger vient et menace l’harmonie d’une existence à l’abri de tout heurt, de toute secousse, la guillotine est là, qui fait taire les voix qui grondent trop fort. On peut encore dormir à l’aise, à son ombre rouge.
Les Mal-Vus, ou du moins, ceux que l’auteur dénomme ainsi, ce sont les hors-la-loi, les hors la vie, qui subsistent de métiers défendus, toujours en lutte par la ruse ou par la violence, contre une société qui les a repoussés, et qui se taillent dans la débauche, dans le crime, la part d’existence à laquelle toute créature humaine a droit, même quand on la lui refuse. Mal vus, en effet, ces êtres déchus, déchets des concurrences féroces, épaves des tourmentes sociales, victimes des irrémissibles atavismes, entraînés de partout et tournoyant aux remous de la vie sans espoir ; mal vus, certes, car nous ne connaissons d’eux que leur apparence sinistre, et le décor pittoresque où ils évoluent. Bien peu, même parmi ceux-là qui eurent la prétention de les étudier, osèrent descendre dans ces âmes de ténèbres. M. Édouard Conte a osé, lui ; et il a osé nous montrer la petite lueur d’humanité qui brille si tristement, parmi tant de regards effrayants, aux yeux de ces réprouvés. De ces âpres peintures, il se dégage une odeur forte de pourriture et de sang. Il s’en dégage aussi de la pitié, non pas de la pitié sentimentale et bêlante qu’on débite en couplets de romance, mais de la pitié mâle, de la pitié d’homme qui n’a pas craint de poser ses pieds et ses mains dans cette fange et dans cette sanie, et, de l’acte individuel, si horrible qu’il soit, si conscient qu’il paraisse, a eu cette hardiesse de remonter jusqu’à la grande coupable, la grande responsable de tous les crimes, de toutes les monstruosités sociales : la société. Et c’est une sensation poignante qui nous étreint, en lisant une de ces monographies de M. Édouard Conte, faites en dehors de tout préjugé bête, de tout parti pris bourgeois — celle du souteneur, par exemple — de voir combien se dépensent pour l’œuvre de mal et se perdent tant d’ingéniosités, de ténacité, de force d’endurance et, parfois, de véritable héroïsme, faute d’une organisation sociale, d’une répartition plus juste des richesses, qui permettraient d’utiliser pour l’œuvre de bien ces détestables vertus et ces énergies maudites.
Il ne faut pas se hâter de condamner, comme un juge, ces pauvres êtres pervertis, car sait-on jamais de quelle fatalité ils sont issus, ce qu’ils ont souffert, ce qu’ils ont rencontré d’infranchissable sur le terrible chemin de la vie ? Au fond de la déchéance d’un homme, il y a presque toujours une grande tristesse. Le poison est dans la vie et, loin de l’atténuer, la société, avec ses lois d’inégalité, avec ses terreurs, avec ses injustices, le rend de plus en plus mortel. À chaque heure, à chaque minute, des milliers d’êtres humains fatigués de ne pouvoir briser les entraves mises à leurs désirs de joie, las de suivre les routes régulières et permises où ils ne reçoivent que des horions, où ils n’entendent jamais que des insultes, s’en vont, un beau jour, par les chemins interdits, chercher ce que la société ne peut ou ne veut leur donner. Et ils trouvent, dans le crime, le morceau de pain et la part de bonheur, que tout homme, ici-bas, a le droit de rêver. La scission est faite, mais à qui la faute ?
Et encore, en y regardant de près, on ne saisit pas exactement la différence morale qui sépare des honnêtes gens, des gens réguliers que nous respectons et à qui nous pardonnons tout, ces vagabonds du meurtre, ces industriels du vice, dont l’ignominie nous révolte et nous dégoûte tant : les mêmes désirs, les mêmes passions, et presque les mêmes actes se répètent, des profondeurs où ils grouillent aux sommets où resplendit l’élite humaine. Il n’y a que le décor qui change.
Quand on lit un livre comme celui de M. Édouard Conte, quand on assiste, comme il nous y fait assister, à toutes les malpropretés par quoi se cuisine l’amour dans les agences de mariage, malpropretés d’ailleurs pareilles à celles qui président, dans les bonnes familles bourgeoises, à l’union de deux cœurs respectables, nous devrions être moins fiers de nous-mêmes, et montrer un peu plus de pitié pour les déchus de la vie.