Émile Montégut

1890

Dramaturges et romanciers

2016
Émile Montégut, Dramaturges et romanciers : Le théâtre de Théodore Barrière — Le roman en 1861 — M. Octave Feuillet, Paris, Hachette et Cie, 1890, 421 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Le théâtre de Théodore Barrière §

C’est par devoir beaucoup plus que par plaisir que nous venons parler de M. Théodore Barrière. Il serait impossible de tracer une esquisse complète du théâtre contemporain sans s’arrêter un instant devant cette physionomie, et cependant je ne sais pas d’auteur dramatique qui rende aussi pénible la tâche du critique. Connaissez-vous ces jours mêlés de pluie, de soleil, de neige et de vent, si pleins de contrastes subtils et de caprices irritants, qu’on ne saurait dire s’il fait beau ou mauvais temps ? Connaissez-vous ces visages dont l’inquiétante mobilité vous attire et vous éloigne, qu’on ne surprend jamais au repos, et dont on ne peut saisir le trait caractéristique ? Tel est le talent de M. Théodore Barrière. Violent, affecté, inégal, heurté, naïf et artificiel, sincère et retors, exalté et prosaïque, il autorise les jugements les plus contradictoires, rebute la sympathie qu’il appelle, fatigue l’attention qu’il commande, rend excusable la sévérité à outrance et difficile la justice. Il connaît à fond toutes les ficelles de la scène, et il ignore les premières lois de la composition. On ne sait avec lui si on affaire à un mélodramaturge, à un auteur comique ou à un vaudevilliste. Et sa fortune dramatique ressemble à son talent : il marche de chute en succès et de succès en chute ; il tombe, se relève, retombe encore. Il tente les genres les plus divers, le drame passionné à la manière de M. Dumas fils, la comédie sentimentale, la comédie de mœurs. Il a fait des pamphlets dramatiques qui donnaient à croire qu’il aspirait à la gloire d’un Aristophane du boulevard. Le lendemain, il écrivait des comédies maladroites qui témoignaient d’une étude aussi patiente que stérile du dialogue et du style de Molière. Sa carrière est pleine d’efforts honorables et de tentatives variées pour atteindre à un genre nouveau qui se dérobe à ses poursuites, et pleine en même temps de ces précipitations et de ces négligences qu’on ne pardonne aisément qu’aux hommes qui ne se prennent pas au sérieux. Nature évidemment spontanée et mobile, la patience et la volonté lui font défaut. Il exécute ses projets, non pas avec énergie, mais avec fièvre. Il n’a pas pour ses idées la tendresse et la sollicitude naturelles à l’artiste ; il les traite avec brusquerie, et ne se donne pas le temps de connaître familièrement ces enfants de son esprit. Il produit comme on agiote, sans réfléchir, avec précipitation et en se remettant aux chances du hasard. Faut-il s’étonner si la conséquence de ce jeu, au théâtre comme à la Bourse, est quelquefois une spéculation heureuse, et le plus souvent une belle et bonne faillite ? Sans doute M. Barrière se relève heureusement de ses faillites ; mais voilà bien des fois qu’on l’exécute à la bourse du Vaudeville et du Gymnase.

Cette mobilité d’intentions bonnes et mauvaises, cette macédoine de qualités et de défauts, cette alliance extraordinaire d’efforts sérieux et de négligences, l’inconsistance inexplicable de cette nature bien douée, déconcertent et rebutent la critique. Le plus dur jugement peut-être que je puisse porter sur lui est de déclarer qu’après avoir cherché longtemps comment je devais m’y prendre pour expliquer son talent au lecteur, j’ai dû renoncer à mettre de l’unité dans mes impressions. Ses œuvres me frappent par des contrastes dont je ne puis parvenir à me rendre compte ; ses qualités ne m’expliquent pas ses défauts, et ses défauts ne me rendent pas compte de ses qualités. Comment mes impressions auraient-elles de l’unité, alors que l’unité manque entièrement au talent qui me les a données ? Ordinairement le talent consiste dans un mélange de qualités et de défauts fondus comme une sorte de métal de Corinthe au feu de l’âme et de l’intelligence. Le critique qui examine ce métal surprend immédiatement la nature du mélange et la valeur des matières qui le composent ; il pourrait dire le degré de chaleur qui a opéré la fusion et par conséquent si cette fusion est complète ou incomplète ; il retrouve la forme du moule dans la forme que garde le métal. Ici rien de semblable. Tous les éléments nécessaires à cette fusion existent, mais elle-même n’est pas accomplie. Je vois bien la fournaise, mais elle est froide ; les métaux, mais ils sont à l’état de minerai. Le combustible surtout ne manque pas, mais il attend qu’on l’emploie. Je vois les éléments et les instruments essentiels du travail juxtaposés pêle-mêle, comme dans le désordre d’un atelier ; mais quelle sera la valeur du travail, et quel est le mérite véritable de l’ouvrier ? Il m’est plus malaisé de le dire. Tout s’enchaîne et se relie généralement dans l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain : le tempérament auquel il obéit, le but moral ou littéraire qu’il poursuit, les procédés de travail qu’il emploie, ses aspirations et ses méthodes. L’œuvre et l’artiste, la nature et l’art, la conception et l’exécution s’expliquent pour ainsi dire simultanément. Je ne vois ici au contraire que des facultés qui agissent isolément, des détails indisciplinés qui usurpent une place qui ne leur appartient pas, des conceptions qui se montrent et qui disparaissent, des idées qui se poursuivent capricieusement. M. Barrière est, pour ainsi dire, un talent en lambeaux, disjecti membra poetæ. Si par hasard il y a une unité dans ce talent, cette unité est toute négative, et peut s’appeler absence de volonté sur lui-même, de contrôle sur ses facultés.

Je ne puis donc présenter ici du talent de M. Barrière que ce que j’en ai pu surprendre, c’est-à-dire des surfaces, ou, pour mieux parler, des aspects. Il en a de très divers et de très inattendus. Par exemple, croiriez-vous qu’il représente dans le théâtre moderne la moralité ? C’est dans ses pièces seulement que nous avons trouvé quelques idées ou quelques sentiments moraux réellement naïfs, ne relevant en rien de cette morale de convention qui a été de tout temps employée au théâtre, mais jamais plus qu’à notre époque ! Il n’y a sans doute pas songé, et il s’étonnera peut-être du compliment que je lui fais ; cependant je le prie de l’accepter, car je l’assure qu’il l’a mérité. Cette moralité est plus instinctive que réfléchie, mais elle n’en est que plus vive, et quand on les entend au lieu de les lire, ses paroles ont un effet irrésistible. Il n’y a pas à s’y tromper, ce sentiment moral n’est pas joué ni prémédité ; il est tout spontané et involontaire ; ses expressions sont soudaines, inattendues, dramatiques comme un cri de la chair, comme une explosion de l’âme. M. Barrière a, contre le mal, l’injustice et la sottise, des sorties, ou pour mieux dire des ruades vigoureuses qui sont tout à fait d’un probe et naïf esprit. Il ne sait pas regarder nonchalamment, lorgnon dans l’œil et badine en main, les vilains spectacles de son temps : il s’irrite, il invective, il apostrophe, il intervient comme un honnête ouvrier dans une bataille des rues. Esprit droit, mais sans finesse et sans élégance, plus robuste que ferme, ses colères ont toutes le cachet des colères plébéiennes, la spontanéité, l’imprudence, la témérité irréfléchie. Il n’engage pas avec ses coquins et ses hypocrites ces duels habiles de dandy sur de lui-même, de dandy dont la main ne tremble pas et dont l’œil ne se trouble pas, dans lesquels excelle l’auteur du Demi-Monde. Non, il distribue à droite et à gauche de vigoureux coups de poing démocratiques et de sonores soufflets populaires. Avec lui, pas de sous-entendus ni d’impertinences voilées ; les vérités qu’il exprime revêtent la forme de l’insulte directe, brutale. Voilà l’originalité véritable de M. Théodore Barrière. Dans ses boutades brusques et inattendues, dans ses colères intempestives, on sent palpiter un cœur. Il y a du cynisme, de la dureté dans son talent, mais aucune sécheresse, rare qualité par la littérature qui court. Il manque de sang-froid, de tenue et de toutes les qualités mondaines, mais il a de la véhémence et de la naïveté ; il manque de grâce et de fraîcheur, sans pour cela manquer de jeunesse ni d’élan. Ses drames trahissent une nature incorrigible, que l’expérience a pu maltraiter, mais qu’elle n’a pu réconcilier avec l’injustice sociale. En vérité, il a quelque chose de très sympathique en dépit des formes crues et brutales qu’il affectionne. La morale, chez lui, s’exprime souvent en singulier langage ; ses personnages moraux parlent l’argot des ateliers et des coulisses, et il y a tel de ses mots qui vient en droite ligne du royaume d’histrionie et du puissant empire du cabotinage ; mais qu’importe la forme après tout, si sous le déguisement qu’elle revêt la vérité se laisse reconnaître ?

Malheureusement pour M. Barrière, cette verve violente et misanthropique s’exprime par des mots et des tirades ; elle ne s’est pas incarnée dans des types vivants, et qui restent dans la mémoire du spectateur. Je sais bien que M. Barrière pourrait me répondre par son type favori de Desgenais ; mais, outre que l’idée première de ce personnage ne lui appartient pas, la transformation qu’il lui a fait subir n’est pas précisément heureuse. Du sec et froid sceptique de la Confession d’un Enfant du siècle, il a voulu faire une sorte d’Alceste bourgeois et de Diogène parisien : c’était son droit, mais il n’a pas atteint le but qu’il poursuivait. Son Desgenais n’est pas un type, c’est ce qu’on appelle au théâtre et même dans le roman une grande utilité. Dans une scène des Parisiens, Desgenais se compare lui-même à un des anciens bouffons de cour ; la comparaison est excellente. Desgenais n’est pas plus un caractère que L’Angély ou Triboulet : c’est un composé de saillies et de boutades, un sac à épigrammes, un pamphlet vivant. Dès qu’il apparaît sur la scène et qu’il ouvre la bouche, on sait d’avance ce qu’il va dire et faire, car il ne représente pas un individu nommé Desgenais, il représente l’opinion publique, la voix de la conscience, la justice vengeresse au pas lent, mais sûr, tout ce que vous voudrez de général et d’abstrait. Il n’est pas misanthrope par caractère, mais pour ainsi dire par métier. Et néanmoins dans ce personnage, comme du reste dans tous les personnages vertueux de M. Barrière, se laissent apercevoir les rudiments de deux caractères qu’il serait glorieux à un auteur comique de tenter.

Le premier serait celui d’un Alceste moderne, mais je ne me charge pas d’indiquer comment un pareil personnage pourrait être conçu et exécuté. Le second est d’exécution plus facile, car les éléments en existent et n’attendent qu’un poète qui leur donnera l’unité et l’harmonie. Ce caractère, c’est celui du jeune Français d’aujourd’hui, doué de qualités élevées et délicates, mis en contact avec une société positive et matérialiste, rapidement instruit par une dure expérience, et qui se fait extérieurement semblable aux hommes de son temps pour ne pas être leur victime. Il arrive vite à reconnaître que ce serait pure duperie que de prodiguer sa sensibilité ou sa générosité dans un monde qui considère ces qualités comme des qualités de luxe. Dès lors la crainte d’être dupe devient le mobile de toutes ses actions, et l’horreur du ridicule le critérium de sa conduite. Il voit le monde armé contre lui, et cherche avant tout à combattre à armes égales ; à la dureté il oppose le cynisme. Il n’a ni défiance ni confiance à l’endroit de ceux qu’il fréquente ; il a l’absolue conviction qu’ils cherchent à abuser de lui à leur profit, et que par conséquent il doit s’arranger pour user d’eux à son bénéfice. Dans l’organisation sociale., il ne voit pas autre chose qu’un échange réciproque de services immédiats qui doivent se solder en profits immédiats. Il n’a aucun espoir à long terme ; la sauvage et vulgaire maxime, donnant donnant, est sa devise. Il est dur et cruel sans remords : s’il est généreux, c’est avec orgueil et sans chaleur ; s’il fait le bien, c’est avec mépris. Ses haines n’ont aucune ténacité, parce que la haine est un sentiment qui ne rapporte aucun bénéfice ; il croit aussi inutile de se venger que de pardonner, mais il n’oublie rien. Ainsi armé d’indifférence, de dureté et de cynisme, il marche dans la vie, n’attendant rien que de lui-même, convaincu que l’homme est l’ennemi naturel de l’homme. Cette remarquable vérité étant donnée, quels sont ses devoirs et ses droits ? Comme il est honnête, sa conscience l’avertit que son devoir est de ne manger personne, mais qu’une fois ce devoir négatif accompli, son droit incontestable est de combattre à outrance pour n’être pas mangé. Voilà le type du jeune Français moderne quand il est réellement moral et bien doué ; jugez un peu de ce qu’il doit être quand il est immoral et sans esprit. Le type n’est pas aimable, comme vous voyez ; en revanche il est très ferme et très accusé. Je regrette que ce type, qui se laisse apercevoir à chaque instant chez M. Barrière, n’ait pas été saisi et rendu comme il méritait de l’être, et je le recommande à l’attention des auteurs dramatiques contemporains.

La morale dans les drames de M. Barrière n’a pas toujours raison. L’indignation contre le mal est d’autant plus sincère qu’elle est plus spontanée, je le reconnais ; cependant, si spontanée qu’elle soit, elle ne doit jamais être intempestive. Or la morale de M. Barrière est trop souvent intempestive et flagelle avec une fureur aveugle, sans prudence et sans discernement. C’est ici que ces qualités mondaines qui distinguent le talent de M. Dumas fils, le sang-froid, le calme, la tenue, voire la sécheresse, apparaissent avec tous leurs avantages. Ces qualités sont négatives, je le veux bien, mais elles ont le privilège d’empêcher celui qui les possède de tomber dans la puérilité et de dépenser inutilement son indignation. Il est bon de s’indigner contre le mal, mais il est puéril de s’étonner qu’un coquin le commette. C’est ce qui est arrivé plus d’une fois à M. Barrière, et entre autres dans son fameux drame des Filles de Marbre, mauvais ouvrage dont l’immense succès est un des plus déplorables symptômes de l’état du sens moral à notre époque. Ce drame, longue et incohérente tirade contre la cruauté des courtisanes, pourrait se résumer dans le singulier conseil que voici : — vos vices, mesdemoiselles, ne sont pas désagréables, mais vous devriez y joindre quelques vertus. Vous êtes belles, aimables, amusantes ; vous devriez être encore bonnes, tendres et dévouées. — Comment M. Barrière a-t-il pu commettre une erreur de jugement aussi monstrueuse, et comment le public n’a-t-il pas aperçu tout ce qu’il y a de choquant dans une pareille donnée ? Pourquoi donc s’étonner que les courtisanes n’aient pas de vertus ? Elles n’y ont aucun droit, et leur métier n’est pas d’en avoir. Leur reprocher d’être cruelles est aussi enfantin que de reprocher au tigre sa férocité. Le métier de courtisane n’est pas plus fait pour enseigner la bonté que l’ivrognerie pour enseigner la tempérance, et la passion du jeu la prudence. En définitive, le personnage immoral me semble encore plutôt dans ce cas la dupe que le charlatan, et c’est pourquoi M. Raphaël Didier est à mon avis beaucoup plus coupable que Mlle Marco, laquelle ne manque, si l’on y regarde bien, ni de bon sens, ni de sensibilité.

« Mais vraiment ! pourrait-elle dire à son très faible amant, vous m’accusez à tort de cruauté et de froideur ; moi, je vous accuse à meilleur droit de manquer d’esprit et de vertu. Si l’un de nous deux est immoral, c’est vous, car il est immoral d’attendre de quelqu’un ce que ce quelqu’un ne peut lui donner. Vous savez qui je suis et où vous m’avez prise ; pourquoi me forcez-vous à vous le rappeler ? Il y a des choses qu’on n’aime pas cependant à se dire même à soi-même. Vous savez qui je suis et quel métier j’exerce ; or votre présence nuit à mes intérêts, et cependant vous vous obstinez à rester malgré moi. Du rôle d’amant vous descendez au rôle d’importun et de fâcheux. Si vous n’étiez que jaloux, vous ne seriez que ridicule ; mais vous m’êtes un obstacle, et vous ne voyez pas que par conséquent vous allez devenir odieux. Je vous ai donné tout ce que je pouvais vous donner, sachant que vous n’aviez à me rendre que peu de chose en échange ; il y a tant d’autres à qui je demande sans leur rien donner. Dix fois, vingt fois depuis deux longs actes que vous m’invectivez à tort et à travers, je vous ai fait comprendre, avec tous les ménagements possibles, que votre place n’était plus auprès de moi. Est-ce donc moi qui ai manqué de cœur lorsque je vous ai rappelé que vous négligiez votre travail, que vous négligiez vos amis, que vous abandonniez voire mère ? Ai-je manqué de cœur le jour où je vous ai averti que votre présence chez moi pourrait vous attirer un affront que vous avez dû accepter pour n’avoir pas voulu suivre mon conseil ? Est-ce moi qui ai manqué de cœur, lorsque, poussée à bout par vos violences intempestives et vos inqualifiables provocations, j’ai dû vous renier publiquement ? Je suis cruelle, dites-vous ; mais que vaut-il mieux, à votre avis : être cruelle comme moi, ou lâche comme vous ? Vous êtes peut-être un grand artiste, mon cher Raphaël, mais un grand sot certainement. » Ce discours est le résumé fidèle du caractère et de la conduite de Mlle Marco, qui pendant tout le drame se montre infiniment plus sensible, plus intelligente et à tout prendre plus morale que ses accusateurs. S’il ressort un enseignement du drame des Filles de Marbre, c’est à coup sûr que la morale à contretemps est la pire de toutes les morales, et frise de bien près l’immoralité.

La nature toute spontanée de M. Barrière manque du contrepoids des facultés réfléchies. Par là s’expliquent et ses colères hors de propos et les irrégularités de son talent. Lorsque le tempérament parle en lui et que la spontanéité lui vient en aide, il trouve des mouvements d’éloquence sauvage, ou des mots amers et sanglants ; mais lorsqu’il est de sang-froid et que le secours momentané que donnent ces mouvements de l’âme lui fait défaut, alors il tombe affaissé sur lui-même et se traîne péniblement. Il paye ces rapides minutes de fièvre brûlante par une prostration de plusieurs scènes quand elle n’est pas de plusieurs actes. Ce qu’il est en bien, en mal, il le doit entièrement à sa nature ; les ressources de l’art lui manquent absolument. Il ne sait ni combiner, ni composer, ni présenter ses sujets. Ses drames nous ramènent à l’enfance de l’art, et font penser involontairement aux peintures chinoises et aux sculptures assyriennes. Pas de perspective, pas de distribution d’ombres et de lumières ; tous les personnages semblent superposés les uns aux autres et mis sur le même plan. Il ne conçoit pas un drame, il conçoit une situation, de sorte que le drame est vide d’intérêt tant que la situation n’a pas été amenée, et qu’il est terminé aussitôt qu’elle s’est présentée, fût-ce même dès la première scène. Dans Cendrillon par exemple, l’exposition dure trois longs actes, et il est évident que le drame a été écrit pour la scène capitale du cinquième acte entre Marie et Mme de Fontenay. Les Faux Bonshommes pourraient avoir dix actes aussi bien que quatre, car cette comédie n’est pas autre chose qu’une galerie de tableaux dramatiques, une suite d’esquisses cousues tant bien que mal à la suite les unes des autres, au milieu desquelles se détache la fameuse scène du contrat, scène beaucoup trop vantée, mais pleine d’esprit comique franc et naturel. Dans l’Héritage de M. Plumet, il se trouve que la situation conçue par l’auteur se présente dès la première scène, de sorte que cette première scène se répète pendant cinq actes et que la comédie, tournant autour d’elle-même jusqu’au dénouement, ressemble à ces œuvres dramatiques

Où l’intrigue, enlacée et roulée en feston,
Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.

Et cependant, malgré tout, il y a dans ces œuvres sans art des qualités dramatiques précieuses, par exemple, quantité de mots réellement comiques et qui peignent d’un trait un caractère, un vice, une laideur morale. Çà et là la nature humaine est prise sur le fait, brutalement, comme un papillon saisi soudain par la main d’un enfant. Par instants, le dialogue s’anime et frise de très près la véritable comédie. Connaissez-vous M. Dufouré, l’homme sensible, qui, lorsqu’il donne deux francs à un pauvre, en emploie vingt pour se faire faire une réclame dans les journaux ; tout sucre et tout miel pour sa femme tant qu’il est devant le public, tout fiel et tout vinaigre dans son ménage ? Il faut voir comme les époux se gourment entre eux lorsqu’ils ont la douleur d’être seuls. « Vous êtes un calomniateur, monsieur ! mon fils ne me gêne pas… Il ne m’a jamais gênée, car je n’ai jamais eu rien à me reprocher, moi ! je suis toujours restée un modèle de fidélité, de constance… j’ai même été joliment bête ! — Madame !… Au fait, ça m’est égal… il n’est plus temps ! — Qu’en savez-vous, monsieur… ? J’ai dix-huit mois de moins que vous… Jour de Dieu, Ernest ! ne me poussez pas à bout. » Et leur progéniture, le jeune Raoul Dufouré, comme il montre bien qu’il a profité des leçons paternelles, lorsque l’auteur de ses jours lui reproche les dettes qu’il paye pour lui ! « J’ai lu l’article des successions. Or ma tante Anastasie m’a laissé cent cinquante mille francs. Vous les détenez illégalement puisque je suis majeur et que j’ai droit à ma fortune. Donnez-moi mes cent cinquante mille francs, et je ne vous demanderai plus rien ! — Malheureux ! — Dame ! depuis que je suis au monde, vous m’avez toujours répété : “La fortune est le premier des biens ; si tu veux être recherché, aie de l’argent ; si tu veux avoir des amis, aie de l’argent, et toujours de l’argent !” Eh bien ! j’en veux, voilà tout. » Et M. Péponnet, qui, désirant rompre le mariage de sa fille, prête une oreille complaisante aux sycophantes qui lui disent que son futur gendre, gaillard d’apparence herculéenne, est menacé d’une phtisie prochaine ! « Mon ami, vous devriez vous soigner. » Et ce mari qui ne rentre pas chez lui afin de donner à sa femme le temps de trépasser, et qui répond par d’hypocrites larmes aux consolations hypocrites d’amis sournois. « Je préférerais suivre ma pauvre femme assurément. — Oh ! je le pense bien ; mais vous avez de la religion, n’est-ce pas ? — Oui, oui, mon ami, et d’abord je regarde le suicide comme une lâcheté. — Dites comme un crime ! — Eh bien ! oui, comme un crime. — Vous vivrez ? — Je vivrai ! je vous le promets ! » Si la science des passions et des mouvements de l’âme est inconnue à M. Barrière, personne, en revanche, n’a mieux attrapé de notre temps les cris de la bête humaine.

Quelque inférieur que soit le mérite des pièces de M. Barrière, elles ont pour nous une sorte de valeur historique. Ce sont des documents et des chroniques dialoguées qui nous font apercevoir l’état du goût public, la situation morale des esprits, le mouvement des mœurs. Ce sont des phénomènes littéraires qui, si l’on y regardait bien, correspondent à des phénomènes sociaux. Littérairement, ces comédies nous aident à constater deux faits importants : le premier, c’est que le théâtre moderne traverse en ce moment un état de transition ; le second, c’est que la reproduction littérale de la réalité triomphe définitivement.

Si vous doutez que le théâtre traverse en ce moment un état de transition, lisez attentivement les comédies de M. Barrière. Tous les anciens cadres y sont rompus, et de tous les vieux genres si tranchés que nous avons connus, il ne reste plus que des débris. Le vaudeville a fourni les personnages, le mélodrame les situations, la comédie le dialogue de ces œuvres hybrides. On sent dans certaines scènes que l’auteur est contemporain de M. Dumas fils, dans d’autres qu’il a lu Molière et les anciens auteurs comiques, dans la plupart que sa mémoire est hantée par les souvenirs dramatiques du boulevard. Vous y rencontrez les personnages du réalisme contemporain côte à côte avec les amoureux et les séduisants officiers de M. Scribe et du Gymnase. Ces œuvres signifient donc, à ne pas s’y tromper, que les anciens genres dramatiques ont dit leur dernier mot, et que le théâtre, à la recherche d’un genre nouveau, traverse une période de crise.

Dans le théâtre de M. Barrière, la démocratie coule à pleins bords. Avec lui, on peut dire que la populace a fait son avènement sur la scène. Tous ses personnages appartiennent à ces classes flottantes de la société, suspendues entre ciel et terre, si nombreuses dans notre moderne civilisation, flibustiers de terre ferme, forbans des rues et des boulevards, trappeurs des savanes immenses de la crédulité et de la bêtise. C’est tout un monde de sauvages, de sauvages fort peu pittoresques, qui font la chasse aux espèces sonnantes, au lieu de la faire au renard bleu. Vous les avez vus sous le péristyle de la Bourse, où ils cherchent une dupe, à la police correctionnelle, où ils viennent rendre compte de leurs actions, dans les alentours des lieux publics, où ils viennent chercher un divertissement entre deux friponneries. Ils ont bien tous les traits que vous leur connaissez : l’œil rusé de la pie, le front bas et bestial du taureau, la physionomie futée de la fouine ou grimaçante de la hyène, tous les signes distinctifs de la bête qui n’est pas susceptible d’éducation, et qu’on ne peut apprivoiser qu’en la mettant en cage et à grands renforts de coups de fouet. Leurs caractères et leurs mœurs sont en parfait accord avec leurs noms. Plumet, Péponnet, Dufouré, Bassecourt, Galouzou, des noms à se faire consigner à la porte, et, comme on dit dans l’expressif langage populaire, à coucher dehors : tel est l’aimable monde que M. Barrière a mis en scène, et celui qu’il excelle à faire vivre. Quand il a essayé de peindre un monde plus délicat et des sentiments plus raffinés, il a généralement échoué ; mais quand il s’est adressé à ce monde, qu’il connaît comme pas un et qu’il traite selon ses mérites, sa verve violente a toujours trouvé un heureux emploi d’elle-même. Les Fausses Bonnes Femmes ne valent pas les Faux Bonshommes, et Cendrillon ne vaut pas, à mon avis, l’Héritage de M. Plumet, quelque informe que soit cette dernière comédie.

Ces personnages, que M. Barrière excelle à peindre, sont cependant aussi insignifiants qu’ils sont laids et déplaisants. Ce sont des coquins et des fourbes sans doute, mais avant tout ce sont les premiers venus. Aussi le théâtre de M. Barrière est-il la constatation, la confirmation éclatante de l’avènement définitif du réalisme au théâtre. Il semble admettre en principe que tout est digne d’intérêt, et qu’il n’y a qu’à copier toutes les formes que la réalité nous présente. Ainsi fait-il. Il descend bravement, le crayon en main, sur le trottoir du boulevard, dessine et note indifféremment tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, les visages d’agioteurs, l’argot de la petite bourbe du passage de l’Opéra, les anecdotes des coulisses, les conversations des promeneurs, les chroniques scandaleuses des boudoirs des filles en renom. D’autres réalistes choisissaient au moins leurs personnages et leurs sujets. Et cependant M. Barrière a trouvé moyen de nous intéresser un instant. Pourquoi ? Parce que la vérité, même repoussante, a sur l’homme un souverain empire ; parce que, de tous les sujets d’étude, le plus intéressant pour l’homme, c’est l’homme, même lorsqu’il est abject, et qu’il ne mérite pas un seul regard de l’artiste, une seule minute de l’attention du philosophe.

Le roman en 1861.
Débuts de MM. Henri Rivière et Erckmann-Chatrian §

Je ne voudrais pas me faire accuser de pessimisme, et laisser croire que je suis aveugle aux qualités qui recommandent l’époque actuelle. Elle n’est pas plus déshéritée que les époques antérieures, et si l’on comptait bien, on trouverait qu’elle présente — en menue monnaie, il est vrai, — une somme de talent égale à celle de ses devancières. L’imagination n’est pas éteinte, ni le don de sentir paralysé chez nos jeunes contemporains. Nous comprenons certainement plus de choses que n’en comprenaient nos pères, nous sentons plus finement peut-être, qu’ils ne sentaient, et on peut dire hardiment qu’il y a plus d’idées en France aujourd’hui qu’il n’y en a jamais eu. Les nouvelles générations contemporaines sont peut-être les plus curieuses, les plus ardentes à pénétrer et à connaître, même les plus âpres au vrai, qui aient vécu, et leur curiosité ne court pas risque de s’égarer comme celle de leurs prédécesseurs, tant elle est bien munie d’instruments précis et de méthodes certaines. La sympathie intellectuelle s’est singulièrement élargie, et il n’y a plus aujourd’hui d’idée qui ait à craindre la barbare inhospitalité des âges précédents. Le même individu qui autrefois logeait et nourrissait à grand-peine une ou deux idées au foyer de son esprit en possède aujourd’hui un nombre infini de toute forme et de tout genre : politiques, littéraires, religieuses, philosophiques. Aux idées nées et nourries sur le sol national viennent se joindre toutes leurs sœurs étrangères ; elles affluent d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, sûres de trouver parmi nous un accueil sympathique, si elles ont seulement un atome d’originalité qui les recommande à notre attention, ou la plus légère nuance de beauté qui les recommande à notre amour. Le monde moral est fermé à un moins grand nombre d’hommes qu’autrefois : ce n’est pas que les portes en soient déjà toutes grandes ouvertes pour les foules, mais elles sont plus souvent entrebâillées, et plus d’un a pu se glisser ainsi furtivement en visiteur et contempler de ses propres yeux ce qu’il ne lui était donné autrefois de connaître que par les récits plus ou moins exacts ou intéressés des grandes intelligences qui habitaient seules ce monde merveilleux. Les mêmes hommes qui autrefois ne connaissaient qu’une seule province du monde moral (les élus même de l’intelligence n’en connaissaient bien souvent qu’une seule) en connaissent aujourd’hui presque toutes les régions, et ceux qui n’auraient eu en partage que des reflets et des images, qui n’auraient été admis à regarder la vérité qu’à travers les verres colorés de leurs préjugés et de leurs ignorances, ont pu l’approcher et en bénéficier directement. Ce sont là certes de grands avantages à porter à l’actif de notre temps ; mais cette médaille a son revers. Les idées, en se multipliant, ont perdu une grande partie de leur puissance. Autrefois elles étaient les épouses légitimes de l’esprit qui les recevait et les adoptait ; aujourd’hui elles ne sont plus que des visiteuses et des hôtes de passage. Depuis que nous avons plus de sympathie pour un plus grand nombre d’idées, nous avons plus de peine à fixer notre choix et à dévouer notre amour à quelques-unes d’entre elles. Nous n’avons plus avec elles que des rapports de sociabilité ou de caprice qui nous donnent un plaisir d’un instant ou nous laissent sceptiques et défiants ; nous perdons sans regret celles que nous avons aimées, et même nous revoyons sans plaisir celles qui nous ont charmés autrefois. Le catalogue de don Juan est devenu une vérité dans le monde moral, tre mille e tre ; bienheureux sommes-nous quand nous ne sommes pas atteints par le même châtiment qui atteignit le séducteur, et quand la statue du commandeur, apparaissant sous la forme du glacial scepticisme, ne vient pas nous prendre par la main pour nous conduire aux abîmes du dégoût, du désespoir et du néant ! Voilà le prix dont nous payons cette facilité d’intelligence, cette sympathie morale et cette multiplicité d’idées dont nous pouvons être fiers à bon droit.

Si nous avons beaucoup acquis, nous avons donc, en revanche, beaucoup perdu. Il y a des sphères entières de l’activité humaine où cette balance de profits et de pertes est tout à fait inégale et penche décidément du côté des pertes ; l’art est de ce nombre. La nouvelle génération compte d’habiles et pénétrants critiques, des chercheurs de vérités ingénieux, des dilettanti d’une finesse inouïe et d’un bon goût qu’on n’avait jamais connu auparavant en France, où le bon goût a toujours eu cependant ses droits de cité, c’est-à-dire d’un bon goût à la fois subtil, large et sûr, capable de sentir les beautés simples des poèmes barbares et les délicatesses les plus compliquées des littératures civilisées ; mais elle n’a ni un grand romancier, ni un grand écrivain dramatique, ni un véritable poète. L’esprit d’invention, qui est encore très vif, semble se réserver tout entier pour les sciences et l’exploration du monde physique. Notre littérature d’imagination depuis dix ans est peut-être une des plus pauvres que la France ait encore connues, et fait douloureusement contraste avec celle de la génération qui nous a précédés, et qui, encore aujourd’hui, soutient le mieux dans cet ordre de productions l’honneur du génie français. Aujourd’hui comme sous la restauration et sous le gouvernement de 1830, Lamartine et Victor Hugo sont les plus grands poètes de la France ; aujourd’hui comme il y a vingt ans, Mme Sand est le plus grand romancier français. Prenez les œuvres les plus remarquables de la littérature d’imagination pendant ces dernières années, et vous verrez qu’à très peu d’exceptions près, elles sont toutes signées de noms appartenant à une autre génération que celle qui s’élève. L’imagination des jeunes contemporains a une tournure analytique, critique ; elle manque d’intensité et de cette puissance de concentration qui fait seule les grands artistes. Elle est trop nerveuse, trop impressionnable, trop susceptible pour être féconde. Cette imagination qui vibre au moindre souffle, en laquelle les sensations les plus fugitives trouvent un écho, ne peut cependant parvenir à tirer une mélodie de tous ces souffles errants, ni une conception poétique harmonieusement ordonnée de toutes ces sensations accumulées. Elle est passive et résonne passivement sous le coup des émotions qui la frappent ; elle rend exactement la note de l’émotion qu’elle a ressentie, mais elle n’est pas maîtresse de sa propre musique, et ne sait ni lui commander ni la régler. Nos sensations sont trop rapides, trop vives, trop fréquemment renouvelées, pour avoir le temps de se transformer en passions et de s’emparer puissamment de notre cœur ; elles sont trop contradictoires pour ne pas se détruire les unes par les autres, et se déposséder en se succédant. Nos idées sont trop multipliées pour laisser d’elles autre chose qu’une empreinte légère sur l’âme. Nous comprenons tout à la condition de ne rien créer ; voilà notre faiblesse et notre infirmité. Notre fébrilité d’imagination n’est donc pas favorable à l’éclosion des œuvres de l’art, qui procède beaucoup comme la nature, par la lenteur, le loisir, la concentration de toutes les forces et de toutes les énergies de l’être sur un germe qu’il s’agit d’échauffer et de faire épanouir. Une graine est jetée dans la solitude, et aussitôt toutes les forces naturelles voisines se réunissent et se concentrent sur cet atome infinitésimal ; les lourdes pluies l’enfoncent dans le sol, la terre l’échauffe de sa chaleur et le nourrit de ses sucs, la neige et les herbes le protègent contre le froid, et enfin un chêne ou un hêtre sort un jour de cet atome égaré. Le même phénomène se passe chez l’artiste ou le poète : toutes les forces morales et physiques, sensations, idées, sentiments, se réunissent en lui pour aider à l’épanouissement des germes de beauté qu’il a reçus, toutes sont subordonnées à ce rôle ; mais si au lieu de se concentrer pour concourir à cette œuvre d’incubation et de gestation morales, elles se succèdent isolément, elles n’engendrent pas la beauté, et passent sur l’âme en la laissant heureuse de voluptés divines, mais stériles. L’âme ainsi touchée aura vécu et compris la vie, elle ne l’aura pas créée. Et voilà pourquoi, dans des conditions en apparence plus favorables que celles qu’ont jamais connues nos devanciers, avec notre susceptibilité d’imagination, notre multiplicité d’idées, notre puissance passive de sentir, nous restons stériles : il nous manque la force de concentration, la passion dominante qui fond au foyer de son ardeur tous les éléments apportés dans l’âme, et qui les fait tous concourir à l’accomplissement de son œuvre. C’est ainsi que de nos qualités mêmes naissent nos misères, et que de notre richesse naît notre indigence littéraire.

Ce n’est pas la seule cause de notre stérilité ; il y en a une plus générale, plus fatale encore, et qu’on ne peut reprocher à aucun de nos contemporains : c’est l’atmosphère morale que nous traversons forcément, bon gré, mal gré, et à laquelle il faut nous résigner, absolument comme on se résigne à une année pluvieuse ou à un été trop orageux. Il n’est pas toujours juste de reprocher aux auteurs contemporains la décadence littéraire qui frappe tous les yeux ; ils pourraient souvent répondre qu’il serait beaucoup plus sensé d’adresser à la Providence les plaintes et les reproches dont on les accable, car ce n’est pas leur faute si notre époque manque d’hommes de génie. Si nous n’avons ni un Corneille ni un Molière, il ne faut pas s’en prendre à tel dramaturge et à tel vaudevilliste ; vraiment ils n’y peuvent rien. Cependant on crie à la décadence dès qu’on prononce leurs noms, comme s’ils étaient coupables de l’avoir créée. La stérilité littéraire existe, c’est un fait trop certain ; mais on cesserait d’en faire peser la responsabilité sur les écrivains contemporains, si l’on avait bien voulu réfléchir à ce fait : que la littérature d’imagination est une fleur extrêmement rare, et qui s’épanouit à des intervalles très irréguliers. Il ne faudrait pas en effet que notre affliction nous portât à croire que notre époque est une exception à une loi générale ; elle partage au contraire le sort commun à presque toutes les époques. Ce sont les périodes littéraires brillantes qui sont l’exception, et les périodes littéraires effacées qui sont la loi générale et ordinaire. Dans le monde de l’esprit comme dans le monde social, l’opulence n’est que transitoire et exceptionnelle ; la médiocrité est la condition permanente et universelle. Une des plus grandes erreurs que l’on puisse commettre, c’est de considérer la littérature, et spécialement la littérature d’imagination, comme existant par elle-même, comme possédant en elle-même son principe de vie, comme maîtresse de précipiter ou de ralentir à son gré le cours de son existence, de choisir ses sujets, ses thèmes favoris d’inspiration, ainsi qu’un homme choisit ses amis, ses habits, ses logements. Il n’y a rien de plus faux. La littérature d’imagination n’existe pas par elle-même et n’est pas maîtresse de ses destinées, elle n’a pas en un mot une personnalité tranchée, comme la religion, la politique, la philosophie, la science, qui ont en elles-mêmes leur principe et leur but. Elle n’est qu’un produit, un résultat, un composé. Elle est formée par le concours de toutes les énergies humaines, et révèle, selon la forme qu’elle a revêtue, soit l’harmonie existant entre ces énergies, soit leur désaccord et leur hostilité, soit encore la prédominance de l’une de ces énergies sur toutes les autres ; mais si l’on suppose que ces énergies se retirent d’elle, elle cessera d’exister, ou traînera une existence stérile, parce qu’elle aura perdu sa raison d’être. Que peut être en effet une littérature lorsqu’elle a perdu les secours que lui donnaient la religion, la politique ou la philosophie, qui peuvent exister sans elle, mais dont elle ne saurait se passer ?

Il faut donc, pour qu’une grande littérature d’imagination se produise, un concours de circonstances qui se rencontre assez rarement ; il faut par exemple que les forces de la vie aient été soulevées chez un peuple, et que l’âme de toute une génération ait tressailli jusque dans ses profondeurs, sous le coup de quelque grande doctrine ou de quelque grande émotion. Alors l’âme, élevée pour ainsi dire hors d’elle-même par cette commotion anomale qu’elle est provoquée à raconter, trouve des accents extraordinaires, car elle est dans une condition que l’on peut appeler musicale, et la poésie devient en conséquence le langage naturel de la condition d’existence qu’elle subit ; tout autre langage serait excentrique et contraire à la nature. D’autres fois, cette littérature est l’expression et le résumé de toute la civilisation d’un long passé, et non plus, comme dans le cas précédent, le cri mélodieux d’une génération particulière ou l’expression d’une certaine période de la vie nationale. Pareille à la fleur légendaire qui ne s’épanouit que tous les siècles, on voit cette plante éblouissante sortir du sol lorsque les énergies silencieusement actives d’innombrables générations ont accompli leur sourd labeur. Mille agents ont travaillé à sa formation, mille éléments sont entrés dans sa composition, et cependant nul œil n’a rien surpris de ce travail latent. Tels sont les deux cas dans lesquels les littératures d’imagination peuvent se produire ; mais, dans l’un et l’autre leur existence est toujours aussi courte qu’elle est brillante. Dans le premier, elles ne survivent pas aux passions qui leur ont donné naissance, et s’éteignent presque en même temps que les générations dont elles ont exprimé la vie ; dans le second, elles passent comme passent toutes les choses qui, devant leur existence à une combinaison d’éléments divers et contraires, sont réductibles par la mort à ces éléments. Comptez combien sont rares chez les divers peuples les époques qui ont eu une littérature d’imagination, et combien rapide a été la vie de cette littérature ! L’Italie du xive au xvie siècles, l’Espagne de Philippe II à la mort de Philippe III, l’Angleterre pendant les règnes d’Élisabeth et de Jacques Ier, la France sous Louis XIV ont eu des littératures d’imagination. En dehors de ces époques privilégiées, il peut y avoir des individualités brillantes et même des talents de premier ordre ; mais il n’y a plus de ces ensembles majestueux qui imposent l’admiration : il y a des mélodies isolées, mais il n’y a plus de symphonie générale. Or nous ne sommes dans aucune de ces deux conditions. La littérature ne peut exprimer notre existence passée, car nous n’avons pas vécu, et nous sommes à peine nés d’hier. La France est un vieux pays, mais la société française moderne est très jeune ; elle date de soixante-dix ans à peine. Quand nos enfants auront marché sur nos traces pendant un assez grand nombre de siècles, quand ils auront accumulé, dans le cours du temps, assez de crimes et d’actes d’héroïsme, assez de lâchetés et de vertus, quand ils auront versé des larmes par torrents et arrosé la terre de plusieurs fleuves de sang, alors cette fleur si rare naîtra de tous ces sucs nourriciers, et l’on verra paraître un cortège de rapsodes qui raconteront quelle fut la colère d’un Achille qui n’est pas encore né, ou de quelles terreurs fut saisi un Macbeth qui nous est inconnu, lorsqu’il vit apparaître en face de lui l’ombre de sa victime. Et, d’autre part, les événements auxquels nous assistons ont perdu, aussi grands qu’ils soient, le privilège d’imprimer à notre âme l’ébranlement qui pourrait la faire vibrer. Blasés que nous sommes par l’habitude des ruines, nous voyons d’un œil sec s’écrouler les pouvoirs antiques qui ont abrité tant de générations. Nous sommes loin déjà du jour où le premier coup fut porté à l’édifice du passé ; alors, dans la douleur de la première surprise et du premier déchirement, l’âme humaine laissa échapper un concert mélancolique de plaintes et de sanglots, vraiment digne des ruines qu’elle célébrait et des combats qui se livraient en elle. Le monde entier a entendu ce concert des voix gémissantes de Werther, de René et de Childe-Harold. C’est la dernière fois que l’âme humaine ait éprouvé une grande secousse, et c’est la dernière fois aussi que la grande poésie ait élevé sa voix et qu’on ait eu une littérature d’imagination digne de ce nom.

Nous ne sommes donc pas de ceux qui croient à la résurrection prochaine de la littérature d’imagination, et qui se figurent qu’ils la ressusciteront en criant contre la décadence, comme les nègres s’imaginent, pendant les éclipses, qu’ils feront fuir le monstre qui vient manger la lune par des bruits de tam-tam et de cymbales. Nous savons d’avance ce qu’il nous sera donné de découvrir du haut de notre tour d’observation : quelques fantasias brillantes d’un cavalier aventureux ; l’arrivée d’un voyageur intéressant, abondant en souvenirs curieux, la halte pittoresque d’une troupe de zingari ; mais, moins heureux que le veilleur du poète grec, il ne nous sera probablement pas donné de signaler le retour des rois qui auront pris Ilion. Nous pourrons voir apparaître des individualités isolées, mais aucun de ces cortèges imposants comme en voient défiler les époques privilégiées. Nous croyons donc à une sorte de fatalité naturelle et nécessaire, et nous sommes en conséquence fort porté à l’indulgence pour nos contemporains, que nous ne songeons pas à accuser d’une décadence à laquelle ils ne peuvent remédier.

Qui voudrait croire cependant au premier abord à notre disette littéraire en voyant l’abondante pâture que les imprimeries parisiennes fournissent chaque jour à l’esprit public ? Ce ne sont pas les livres qui manquent ; ce qui manque, ce sont les livres que nous puissions distinguer et sur lesquels nous puissions appeler l’attention de nos lecteurs, ce sont les occasions de sympathie et de justice. Au milieu de cette abondance de livres, nous sommes comme un promeneur au milieu d’une foule compacte, entouré de visages insignifiants ou ingrats ; c’est à peine si de loin en loin nous surprenons une physionomie que nous puissions désigner à notre voisin, et qui se recommande par quelque expression originale. Et encore ne sommes-nous pas bien sûr que notre voisin comprenne toujours l’appel que nous faisons à sa curiosité, et qu’il soit d’accord avec nous sur l’intérêt que nous inspire telle ou telle physionomie, tant les traits sont d’ordinaire peu accusés, tant l’originalité est peu saisissante ! Nous avons toujours peur qu’il ne nous réponde grossièrement : « Vous moquez-vous de moi ? et en quoi ce visage mérite-t-il d’attirer mon attention ? » Ou bien : « Pensez-vous que j’aie un goût si prononcé pour l’entomologie littéraire que je puisse perdre mon temps à l’étude d’infusoires microscopiques, qu’on ne peut surprendre à l’œil nu ? Attendez au moins que vos protégés se soient élevés d’un degré dans l’échelle des êtres, et qu’ils soient promus à la dignité de zoophytes ; alors je consentirai à m’occuper d’eux, et je pourrai peut-être prendre plaisir à contempler un instant leurs formes excentriques et leurs couleurs chatoyantes. » Bien souvent le critique n’aurait rien à répondre à de tels discours, et voilà pourquoi nous nous hasardons si rarement à faire descendre le lecteur dans ces régions obscures, où la vie n’est pas apparente ; nous gardons pour nous seuls les fatigues de ces voyages d’exploration, et nous ne lui rapportons que les madrépores et les coquillages, qu’il peut prendre plaisir à regarder sans le secours du microscope.

La littérature romanesque est, de toutes les branches de la littérature de notre temps, celle dont la production est la plus abondante, et en même temps celle où afflue encore tout ce qui reste chez nous de sève vraiment créatrice. Le roman, nous l’avons dit bien des fois déjà, est la forme littéraire la mieux appropriée à la peinture de nos mœurs ; nous ne saurions donc nous étonner et de la faveur dont il jouit et de la fécondité dont il fait preuve. Et cependant nous ne pouvons nous empêcher de nous po=er cette question : Pourquoi une telle abondance, et à quoi bon tant de romans ? Voici cinquante volumes qui se sont accumulés sur notre table de travail depuis six mois, et ce chiffre est certainement bien loin d’être le chiffre exact de la production romanesque française pendant ce court laps de temps ! Il est impossible qu’entre le mois d’octobre 1860 et le mois d’avril 1861, il se soit rencontré cinquante personnes qui aient éprouvé un besoin irrésistible d’exprimer leur pensée sous la forme du roman, ou qui n’eussent pu s’accommoder d’aucun autre genre littéraire. Il serait déjà fort extraordinaire de rencontrer en six mois cinquante personnes qui eussent réellement quelque chose d’intéressant et de nouveau à dire sous quelque forme que ce soit ; mais qu’il y en ait eu cinquante qui toutes aient eu quelque chose à dire précisément sous cette forme, voilà qui est beaucoup plus extraordinaire encore. Si ces cinquante personnes ont choisi le roman, parce qu’elles ont senti qu’il y avait une corrélation intime et nécessaire entre leur expérience et cette forme de littérature, alors il faut admettre qu’autant de romanciers nous sont nés, car on est romancier comme on est poète ou dramaturge, non par choix arbitraire, mais par fatalité de caractère, de nature, d’âme et d’expérience. Un esprit incomplet, mais plein d’éclairs, Coleridge, remarquait, après Goethe, qu’il y avait dans l’âme des pensées et des sentiments qui naissaient rythmiquement, dont la musique était l’expression naturelle, qui étaient condamnés à s’exprimer sous cette forme ou à ne pas s’exprimer du tout. Ces sentiments et ces pensées n’étaient pas poétiques et musicaux parce que le poète les avait rendus tels ; ils étaient par essence musique et poésie, comme l’air est sonore et comme l’eau est liquide. On peut dire quelque chose de semblable non seulement de toutes nos pensées et de tous nos sentiments, mais encore de toutes nos observations et de toutes nos expériences. Quelques-unes se présentent sous une forme philosophique et didactique, ce sont celles qui sont tout à fait désintéressées et où notre âme n’est que spectatrice ; d’autres se présentent sous une forme romanesque, ce sont celles où notre être s’est trouvé engagé, où il s’est mêlé à la réalité extérieure ; d’autres enfin affectent une allure de dilettantisme et de flânerie voluptueuse. Il est impossible que des expériences de nature si variée s’accommodent toutes également bien d’une seule et même forme littéraire. Pourquoi donc alors, je le demande encore, tant d’écrivains semblent-ils se donner le mot pour choisir cette forme de préférence à toute autre ? Hélas ! ce n’est pas même chez eux, je le crains, un choix arbitraire, né d’une fausse délibération, c’est une affaire de mode et d’imitation.

Il y a toujours en France un genre littéraire qui est plus en faveur à une époque donnée que tous les autres, qui s’attribue tyranniquement la primauté, et qui dit volontiers ce que l’Église dit d’elle-même : « Hors de moi, point de salut ! » Alors il se produit un fait bizarre : tous ceux qui aspirent à la gloire littéraire se croient tenus de sacrifier à cette idole, sans se demander si l’idole représente bien un véritable dieu, si leur talent et la nature de leur esprit les entraînent vers elle, et en un mot s’ils ont foi en elle. Ne pas sacrifier à cette idole, ce serait se proclamer indigne et se déclarer damné de gaieté de cœur, c’est-à-dire reconnaître qu’on n’appartient pas aux élus de l’intelligence, car avec l’avènement de telle ou telle forme littéraire arrive l’opinion qu’elle est la seule et vraie forme de littérature, et qu’en dehors d’elle il n’y a que des hommes sans génie, — pour tout dire, des impuissants. Jadis le sonnet régna, et pendant toute la durée de son règne, nul ne fut réputé bel esprit, s’il n’avait fait preuve de mauvais goût et de futilité en sacrifiant à cette forme difficile et un peu bizarre de poésie. Avoir fait un sonnet était un brevet de génie, et tous naturellement s’efforçaient d’obtenir ce brevet. À ce propos, remarquez combien l’esprit humain, surtout l’esprit humain français, a de ressources pour obéir à un mot d’ordre donné, de souplesse et d’aptitude pour l’imitation : tout devint facilement matière à sonnet, dès qu’il fut une fois admis qu’il était par excellence le genre préféré des beaux esprits. On mit en sonnets les pensées didactiques et sévères qui auraient demandé à être exposées sous la forme de l’épître, les sentiments expansifs qui auraient demandé à se dérouler dans le désordre de l’ode ou dans les flots de l’élégie : un fait d’histoire naturelle, un compliment à un général vainqueur, un placet à un souverain, une anecdote. Benserade ne faisait qu’exprimer sous une forme exagérée la folie passagère de ses contemporains, lorsqu’il se proposait de mettre en sonnets l’histoire de France tout entière. Plus tard, lorsque le sonnet eut succombé avec Oronte sous les boutades d’Alceste, la faveur se porta sur la tragédie, mise en honneur par deux hommes de génie, et pendant un siècle et demi le fléau tragique sévit sans discontinuer un seul jour. C’est à peine si les horreurs réelles de cette grande tragédie historique appelée Révolution française furent elles-mêmes capables de le modérer, et nul ne sait combien de temps il eût sévi, s’il n’eût été enfin emporté par l’orage providentiel du romantisme, vers l’an 1829. Les générations s’étaient succédé en se transmettant la crainte religieuse de ce fléau et les formules par lesquelles on célébrait son culte, sans qu’une seule voix se fût élevée pour protester. Il était admis qu’on n’était pas un écrivain sérieux si on n’avait pas fait une tragédie, c’était le genre qui donnait le renom et la gloire. Vainement vous appeliez-vous Lesage et aviez-vous fait Gil Blas ; vous étiez regardé comme un écrivain d’un ordre inférieur, fait pour la classe moyenne des lettrés. Vous vous étiez condamné vous-même, exclu vous-même des hautes castes littéraires par le choix du genre bas et trivial appelé roman. Vous étiez jugé non sur le talent que vous aviez montré, non sur les trésors d’expérience et de sagesse que vous aviez dépensés, mais sur l’étiquette et l’étoffe du sac où vous aviez présenté vos trésors. Vous vous appeliez Prévost, et vous pouviez vous vanter d’avoir écrit une histoire éternelle comme le cœur humain : vous étiez placé bien au-dessous de l’auteur de quelque Manlius ou de quelque Catilina, œuvres pompeuses comme le faux et ennuyeuses comme le radotage. De nos jours, la mode a changé encore une fois, et le roman, mis en honneur et élevé par quelques écrivains à des hauteurs qu’il n’avait jamais connues, a remplacé la tragédie, comme autrefois la tragédie avait remplacé le sonnet. Chacun fait aujourd’hui son roman, comme au siècle dernier chacun faisait sa tragédie, non parce qu’il a quelque chose d’intéressant et de particulier à dire sous cette forme, quelque chose qu’il lui serait impossible de dire autrement, mais parce qu’il est en quelque sorte admis qu’un roman est un brevet de talent qui donne droit à : tous les honneurs de la popularité. Voilà, soyez-en sûrs, la raison véritable de cette abondance de récits romanesques qui nous encombrent. Que la vogue change, que la faveur se porte sur un autre genre, et les romans deviendront aussi rares que sont devenues rares les tragédies. Et la vogue changera, soyez-en persuadés. Sur quel genre se portera-t-elle ? On ne sait, peut-être sur la critique ethnographique. D’ici à quelques années, nul ne sera plus un homme de talent à moins d’avoir signé une dissertation plus ou moins oiseuse sur les Aryas et les Sémites1. On peut remarquer déjà bien des signes avant-coureurs de cette révolution prochaine, dont M. Renan sera l’auteur innocent, comme George Sand et Balzac ont été les auteurs de la révolution qui a inauguré le règne du roman, et Corneille et Racine de la révolution qui a inauguré le règne de la tragédie.

À notre avis, cette vogue est désastreuse pour le goût public, plus désastreuse peut-être que ne le fut jamais le despotisme de la tragédie. Certes nous n’avons pour la hiérarchie des genres aucun respect superstitieux. Nous croyons et nous ne nous sommes jamais lassé de soutenir que les écrivains doivent être classés, non d’après le genre qu’ils ont adopté, mais d’après le degré d’excellence des œuvres qu’ils ont produites, à quelque genre que ces œuvres appartiennent. Nous préférerons toujours une batterie de cuisine peinte avec la perfection hollandaise à un médiocre tableau de sainteté. Il n’y a pas à hésiter entre une œuvre parfaite appartenant à un genre réputé trivial et une œuvre défectueuse appartenant à un genre réputé noble ; celui qui aura signé la première de ces œuvres sera un grand artiste, celui qui aura signé la seconde ne sera qu’un esprit stérile. Il nous faut cependant faire une réserve. Une batterie de cuisine n’est supérieure à une figure de saint qu’autant qu’elle l’emporte en perfection ; mais si les deux peintures sont aussi médiocres l’une que l’autre, il conviendra de donner la préférence à celle qui appartient au genre le plus élevé. Un bon roman est supérieur assurément à une mauvaise tragédie, mais entre un mauvais roman et une mauvaise tragédie nous n’hésiterons jamais. Un mauvais roman n’est qu’une platitude basse et souvent pernicieuse. Une mauvaise tragédie est au moins une platitude emphatique, visant à la grandeur et à l’éclat ; elle a ce mérite relatif de forcer ceux qui la composent à se guinder, à se tourmenter, à faire effort pour s’élever : aussi peut-on dire que la tragédie est une bonne école de tenue morale. La composition d’une tragédie est un exercice de gymnastique intellectuelle plus sain que le roman, et c’est pourquoi nous regrettons quelquefois, en voyant les ravages opérés par le genre à la mode, le temps où le public croyait aux Guèbres et aux Atrides.

Cependant, tant qu’il y aura une littérature d’imagination telle quelle, notre devoir est de la surveiller et d’en tirer à notre profit personnel et au profit du lecteur le meilleur parti possible. Eh bien ! la tâche n’est pas aussi facile qu’on le croirait. Le triage, si l’on veut conduire cette opération avec justice, offre des difficultés presque insurmontables. En effet, presque toutes les productions romanesques qui se succèdent depuis quelques années offrent à peu près également les mêmes défauts et les mêmes qualités ; aucune ne tranche sur les autres par un caractère marqué, et c’est à peine si on ose choisir entre elles. Comme il n’y a pas de raisons décisives de parler de celle-ci plutôt que de celle-là, le critique se trouve placé dans cette alternative embarrassante de parler de toutes ou de ne parler d’aucune. Les œuvres secondaires ou même médiocres de notre époque se distinguent des œuvres secondaires ou médiocres des époques précédentes par un genre de mérite qui rend l’injustice très difficile à leur égard ; elles sont défendues contre leur médiocrité par des qualités sérieuses qui font hésiter le jugement. Dénuées de beauté, de puissance et souvent même de charme, elles ne sont pas dénuées d’intérêt et de vérité, en sorte que si on a laissé fléchir en soi cette sévérité critique qui demande avant tout aux œuvres d’art d’être les expressions les plus larges possible de la beauté et de la vie, on se sent touché de compassion devant ces créations incomplètes qui n’embrassent aucun ordre de pensées et de sentiments dans leur ensemble, mais qui présentent des observations de détail avec une vérité souvent saisissante. Ce qui manque avant tout à nos jeunes écrivains d’imagination, c’est, ainsi que nous l’avons dit, la faculté qui fait seule les grands artistes, la concentration, l’intensité, et, pourquoi ne pas hasarder ce mot pédantesque ? la faculté synthétique. Ils ne savent pas voir largement et féconder par la réflexion ce qu’ils ont réussi à voir. On dirait que la plupart d’entre eux, et cette supposition n’est souvent que trop près de la vérité, n’ont aucune idée générale de la vie, et que leur esprit, comme un œil malade qui ne peut embrasser un paysage dans son ensemble, ne peut voir le monde que successivement et détail par détail. Néanmoins ils ne manquent ni de finesse d’analyse ni d’exactitude. Quand leur attention se fixe sur un objet, quel qu’il soit, même le plus infime, ils le voient bien et le décrivent avec précision ; mais cet objet leur a fait perdre complètement de vue les autres objets environnants, si bien que, séparé de son milieu ambiant, il apparaît inerte, décoloré, éteint ; l’isolement lui fait perdre la plus grande partie de sa grâce et de son charme, et même lui enlève sa raison d’être. Il était vrai tant qu’il n’était pas séparé de son milieu naturel ; isolé, on ne le comprend plus qu’avec difficulté, et il faut un certain effort de réflexion pour ne pas le déclarer faux. Il était vivant tout à l’heure, lorsque l’auteur a fixé sur lui son attention, et voilà que maintenant il est terne comme une bruyère arrachée du sol ou morne comme un oiseau enfermé sous la cloche de la machine pneumatique. Le critique, devant de telles productions, se sent donc fort embarrassé : comment parler avec éloges d’un livre qui n’a pour tout mérite que de contenir un seul et unique détail de l’existence, un détail souvent infime, et qui n’aurait toute sa valeur que dans une large peinture qui le remettrait à son rang naturel, ou fixerait sa place dans l’ordre de faits auquel il appartient ? Et d’un autre côté cependant la précision, l’exactitude avec lesquelles ce détail est présenté sont pour faire souvent hésiter.

Notre nouvelle littérature romanesque est empirique et expérimentale, et par ces deux épithètes nous résumons à la fois ses défauts et ses qualités. Elle est empirique, car ses productions ne relèvent d’aucun principe supérieur et tenu pour certain, d’aucune donnée générale, d’aucun système, d’aucune foi sociale. Elle marche au hasard, sans but fixé d’avance, sans itinéraire, et ses découvertes sont filles de l’occasion et de l’imprévu. Le vaste champ de la vie semble ne plus exciter sa curiosité. Comme un promeneur qui parcourt pour la centième fois une campagne trop connue, et dont l’œil, que ne peuvent plus satisfaire des beautés trop longtemps contemplées, se fixe avec complaisance sur un trou de taupe creusé de la veille, sur une fourmilière de formation récente, cette littérature s’arrête devant mille particularités qui n’ont aucune importance par elles-mêmes, mais qui ont au moins le charme de la nouveauté. Elle est expérimentale par les mêmes raisons qui la font empirique. N’ayant de parti pris sur rien, ni de conception première, nos jeunes romanciers attachent sur les détails qui les frappent une attention qu’ils ne leur auraient jamais accordée, s’ils étaient dirigés par un principe moral ou un parti pris décidé sur la vie. Grâce à cette absence de grande préoccupation morale, philosophique ou religieuse, chaque fait, quelle qu’en soit la valeur, est étudié d’une manière plus désintéressée, avec une froide curiosité, en lui-même et pour lui-même. Un jeune écrivain qui vient de débuter dans les lettres par un roman que distinguent des qualités plus sérieuses qu’on n’en rencontre d’ordinaire dans les œuvres de début a posé la question assez nettement dans une préface qui serait excellente, si elle était réduite de moitié et émondée de certaines confidences malencontreuses. « Ce qu’il nous faut, dit-il, c’est la vérité, mais la vérité neuve et profonde. C’est l’étude intime et réelle de l’âme humaine et de la vie humaine. Ce n’est plus la passion ni l’émotion, c’est l’analyse de la passion et de l’émotion. Voilà ce que réclame notre insatiable avidité de connaître et de savoir2. » C’est là en effet le but qu’il faudrait atteindre, et que cherche notre littérature nouvelle lorsqu’elle est moins empirique qu’expérimentale : malheureusement l’empirisme domine ; ils sont rares, les jeunes romanciers qui se rendent un compte exact de ce qu’ils cherchent, dont les analyses et les expériences sont autre chose que des tâtonnements obscurs, et qui sont guidés par d’autres méthodes que le hasard.

Quoi qu’il en soit, ce qui domine dans notre littérature d’imagination comme dans la critique moderne, comme dans la science et l’histoire, c’est l’amour du fait, de la réalité, de l’expérience. Ainsi, en y regardant bien, on voit que toutes les facultés de l’esprit se répondent les unes aux autres dans une époque donnée, et que toutes les aptitudes contraires en apparence d’une même génération s’accordent pour chercher le même but. Une idée s’est emparée puissamment du cerveau des générations nouvelles : c’est que tous les systèmes sont faux, parce qu’ils sont arbitraires, et qu’ils ont enseigné désormais à l’humanité tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Nous ne devons attendre la vérité d’aucun d’eux, car ils ne nous donneront jamais dans le présent et dans l’avenir que ce qu’ils nous ont donné dans le passé, c’est-à-dire des ombres plutôt que des substances du vrai. Le seul moyen que nous ayons désormais de connaître la vérité, c’est de la chercher dans les choses elles-mêmes, de soumettre les choses à l’analyse pour découvrir les éléments dont elles sont formées. Nous devons procéder scientifiquement dans le monde moral comme dans le monde physique, et bannir les conceptions arbitraires construites a priori par les fantaisies de notre esprit, comme le grand Bacon chassa jadis de la science les idoles de la caverne et les idoles du Forum. Longtemps on a pris dans les sciences les mots pour les choses ; il faudrait savoir si nous n’obéissons pas à la même erreur dans le monde moral, si les querelles scolastiques ne continuent pas parmi nous sous d’autres noms. Au lieu de faire découler la réalité de conceptions a priori, il serait plus sage peut-être de faire découler nos conceptions de la réalité. Ayons donc une logique expérimentale, remplaçons notre métaphysique par une physique de l’esprit, notre morale par une chimie analytique. Je ne juge pas ces prétentions de notre génération nouvelle, je me contente de les exposer. Le roman contemporain, quelque indigent qu’il soit, donne, comme il le peut, sa note dans ce concert dont la critique moderne est le chef d’orchestre. Lui aussi, il cherche à sa manière à ne relever que de l’expérience ; il exclut les données purement imaginatives comme étant arbitraires ; il proscrit la passion comme exagérant les objets et les représentant sous de fausses couleurs ; il ne veut amener l’émotion que par l’accumulation minutieuse des détails et des faits. Aussi a-t-il, en dépit de ses allures frivoles, je ne sais quel caractère scientifique. On dirait souvent les notes d’un élève en chirurgie ou le compte rendu d’un cours de clinique ; d’autres fois, il ressemble à une expérience chimique manquée, à un tâtonnement de laboratoire. Un art nouveau sortira-t-il jamais de ces tâtonnements ? Sans doute l’expérience ne sera pas perdue, mais je doute parfois qu’elle profite à l’art et à la littérature. Nous arriverons à mieux connaître la réalité, mais arriverons-nous à mieux la sentir que nos devanciers ? L’important dans les arts n’est pas de comprendre scientifiquement la réalité, de compter les éléments dont elle se compose ; l’important, c’est de la sentir poétiquement. Le poète et le romancier ne doivent pas et ne peuvent pas connaître la réalité de la même manière que le critique ou le moraliste, et ne peuvent se servir des mêmes instruments. L’analyse, le scalpel, le microscope, sont les instruments du critique, dont le but n’est pas de créer la beauté et la vie, mais d’en surprendre les secrets ; la passion, l’amour, l’intuition, sont les moyens par lesquels le poète et le romancier, dont le but au contraire est de créer la beauté, peuvent saisir et pénétrer la réalité sans la flétrir ni la dissoudre. Avec les méthodes qu’ont adoptées nos jeunes écrivains, ils pourront nous donner une réalité physiologique, chimique, mais non pas une réalité poétique et vivante, la seule dont l’artiste ait raison de se préoccuper. Curieux de la réalité, ils ne l’aiment pas assez ; si leur curiosité était mélangée d’un peu d’amour, leurs œuvres n’y perdraient rien en exactitude, et elles y gagneraient en poésie et en beauté.

Je voudrais vérifier quelques-unes des observations précédentes par des exemples choisis parmi les productions les plus récentes de la littérature contemporaine, et je voudrais en même temps que ces exemples eussent assez d’intérêt et de mérite littéraire pour que le lecteur pût faire connaissance avec eux, s’il lui en prend envie. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour les romans qui reposent sur des données excentriques, et qui rentrent dans le domaine du genre fantastique. Le roman fantastique est un genre dans lequel la réalité joue un rôle considérable, où elle joue même le seul rôle, quoiqu’il ait en apparence des prétentions toutes contraires. Hoffmann, le maître du genre, était un réaliste dans la bonne et juste acception du mot, et le dernier poète qui ait manié le fantastique en maître, l’Américain Edgar Poë, est un pur matérialiste, en dépit de ses affectations métaphysiques et de son jargon sentimental.

Tous les éléments dont se compose le genre fantastique sont matériels, corporels, physiques ; il n’y en a pas un, pris isolément, qui soit spirituel et moral. Les impressions fantastiques naissent de la tyrannie du corps et des agents matériels sur l’âme, de la coïncidence de certaines circonstances extérieures que l’imagination n’a pas coutume d’associer ; mais chacune de ces circonstances est naturelle et chacun de ces agents peut être décrit scientifiquement. Le même spectacle qui nous paraît mystérieux parce qu’il nous surprend à l’improviste nous laisserait froids et nous paraîtrait le plus naturel du monde, si nous avions vu jour par jour ces circonstances, ces agents se produire isolément d’abord, puis se rapprocher, s’appeler et se combiner enfin. Tous ces éléments n’ont donc par eux-mêmes aucune poésie mystérieuse, et cependant, réunis et associés, ils prennent une âme magique, qui exerce sur nous un pouvoir occulte. Cela étant posé, nous pouvons facilement établir la différence qui sépare dans le cas présent la réalité scientifique de la réalité poétique et vivante, et décider laquelle des deux l’artiste doit choisir. Cette réalité est-elle dans chacun de ces éléments pris isolément, ou bien dans l’âme qui naît de leur association ? C’est l’âme des choses que l’artiste devra saisir, s’il veut en exprimer la réalité poétique. Cette âme, il la détruira infailliblement, si, par un amour méritoire, mais mal inspiré, du vrai, il veut se rendre exactement compte de chacun des détails et de chacune des circonstances qui ont contribué à sa formation.

Je pense, en écrivant ces lignes, à deux petites nouvelles, intitulées Pierrot et Caïn, composant un même volume, qui, parmi les livres signés d’un nouveau nom, est assurément un des plus originaux qui aient paru dans ces dernières années. Ces deux récits appartiennent au genre fantastique, et sont pris néanmoins dans la réalité la plus crue et la plus étroite. En les écrivant, l’auteur, M. Henri Rivière, s’est proposé le double but d’être à la fois émouvant comme le mystère et vrai comme la science la plus stricte. Il a réussi jusqu’à un certain point, et le sujet de Pierrot en particulier a été traité avec une vigueur et une fermeté froide qui sont remarquables. Cependant il a composé plutôt deux mémoires physiologiques sur la folie et les effets physiques du remords que deux contes fantastiques. Il règne dans ces nouvelles, surtout dans la première, une terreur réelle, et pourtant l’impression qu’éprouve le lecteur est une impression pénible plutôt qu’une impression d’effroi. Le mystère n’existe nulle part, et la curiosité qu’éveille le récit n’est pas cette poétique curiosité de surprise et d’étonnement qui saisit l’imagination par l’attrait de l’inconnu, mais cette curiosité froide, attentive, progressivement satisfaite, qu’éprouve l’esprit à voir se dérouler un enchaînement de conséquences scientifiquement prévues, dont on connaît avec précision les causes premières. Chaque circonstance nous est expliquée à mesure qu’elle se présente, chaque secret de l’âme élucidé ; l’auteur nous fait compter anneau par anneau toute la chaîne des faits. Le récit contient à peu près la même poésie que contiendrait le rapport d’un médecin ou d’un juge d’instruction qui seraient doués de certaines facultés d’artiste. L’intérêt poétique de l’œuvre est absorbé par l’intérêt scientifique qu’elle éveille.

La donnée du conte est très dramatique. Un jeune officier de marine, Servieux, s’est retiré à la campagne, afin d’y étudier dans la solitude et la retraite le type funambulesque de Pierrot, pour lequel il s’est senti naître à l’improviste une sorte d’affection morbide et dépravée. Un soir qu’il assistait à une représentation des Funambules, il lui a semblé qu’on n’avait pas compris jusqu’à lui le type de Pierrot, et il a trouvé une explication nouvelle, pleine de profondeur immorale, de ce personnage perfide, malicieux et discret. Pierrot, s’est-il dit, est la personnification du génie du mal ; il fait le mal non par intérêt, par cupidité, par conviction, mais pour le mal lui-même, et sans poursuivre d’autre but. Ce n’est pas même par choix et dépravation du libre arbitre qu’il fait le mal ; il est condamné à le faire par fatalité d’âme, de nature, de tempérament. Aussi est-il franchement inhumain et loyalement pervers. Priez-le de vous tendre la main, il vous refusera avec sincérité ; implorez sa compassion, il vous répondra avec véracité qu’il ne peut vous accorder ce qui lui manque. Avez-vous remarqué que le masque de ce personnage comique est sérieux, austère ? Pierrot ne rit jamais. Il est triste et mélancolique, parce qu’il connaît le secret de la destinée qui pèse sur lui, et que, le voulût-il, il ne pourrait pas échapper à l’instinct du meurtre pour lequel il a été créé. La tristesse de Pierrot, c’est l’austère et grande tristesse du Satan de Milton, et peut-être, dans quelques rares moments, cette mélancolie de l’être déchu qui se fond en compassion sur lui-même, mélancolie que Klopstock a symbolisée dans le personnage d’Abaddona. Peu à peu cette conception d’une esthétique dépravée arrive à l’obséder tellement qu’elle devient une idée fixe, et qu’il lui prend le désir irrésistible d’incarner en lui le type de Pierrot. Il entre avec une ardeur si sérieuse et une telle intensité de volonté dans ce rôle, que cette incarnation d’un personnage imaginaire finit par le déposséder de son moi, et qu’il devient lui-même le Pierrot qu’il a rêvé, c’est-à-dire le génie du mal. Lorsqu’il se voit glisser sur cette pente, il essaye de se retenir à quelque chose d’humain, et fait effort pour aimer une pauvre fille, funambule de carrefour, qu’il a ramassée un jour qu’elle pleurait à la porte de sa baraque, et qu’il emmène dans sa maison de campagne pour se faciliter les répétitions du rôle qu’il s’est mis en tête de créer. Cette fille, qu’il fascine d’abord par l’effroi, se détourne bientôt de lui avec aversion, et se prend d’amour pour un pauvre comédien qui n’a point de notions d’esthétique transcendante aussi lugubres, et dont-la vulgarité répond à sa vulgarité. Un soir, sur les planches des Funambules, où il s’est engagé pour complaire à sa maîtresse et où il obtient les plus grands succès, Servieux coupe le cou à son rival. L’incarnation du génie du mal est complète et la représentation figurée d’une idée incorporelle est devenue une cruelle réalité. Certes voilà une donnée saisissante, qui est aussi loin que possible de la réalité ordinaire, et cependant le récit ne donne aucune impression fantastique, tant l’auteur a détruit d’avance, par ses explications claires et méthodiques, chacune des surprises qu’il pouvait nous causer. L’idée fixe de Servieux ne nous étonne pas du tout, car il a eu soin de nous dire qu’il avait été fou par suite de deux accidents épouvantables qui lui étaient arrivés dans sa carrière de marin. Un maître dans l’art du fantastique se serait bien gardé de nous initier minutieusement aux détails de la vie antérieure de son personnage, et j’imagine qu’un Hoffman par exemple, après quelques mots sur la tournure d’esprit bizarre de son héros, aurait débuté par la représentation des Funambules où cette idée fixe fait pour la première fois son apparition, et puis qu’il aurait laissé les conséquences se dérouler sous l’œil du lecteur, d’autant plus incertain sur les destinées de cette idée qu’il n’en connaîtrait pas l’origine ; mais dans le récit de M. Rivière nous, savons d’où vient l’idée, et par conséquent nous savons où elle va.

Ajoutez que tant d’exactitude scientifique détruit non seulement la poésie du récit, mais sa moralité. Si nous ne connaissions pas la folie de Servieux, nous pourrions tirer du récit de M. Rivière une moralité philosophique vraiment élevée. Il nous avertirait du danger des idées fixes, il nous enseignerait que nous devons nous tenir en garde contre les obsessions intellectuelles, et n’admettre aucune idée dans notre âme sans l’avoir soigneusement interrogée et lui avoir demandé son signalement. Avec la folie de Servieux disparaît sa responsabilité, et avec sa responsabilité la moralité-de son histoire. Son idée fixe perd toute sa valeur poétique, car elle n’est plus une cause, elle n’est qu’un résultat particulier d’une cause plus générale. Ce n’est plus elle, c’est la folie qui est le ressort principal du récit.

Je recommande Pierrot, non pas à tous les lecteurs indifféremment, mais à ceux dont l’imagination est assez émoussée pour demander le nouveau avant toute autre chose. S’il se trouvait cependant certaines personnes moins altérées de la soif du nouveau, qui eussent la curiosité de lire ce conte, nous croyons de notre devoir de les instruire de la sensation particulière que cette lecture leur donnera. Ce sera quelque chose de comparable à la sensation que fait éprouver une lame de canif entrant dans les chairs vives. J’ai lu, je ne sais où, que certains jeunes seigneurs russes, blasés par la satiété des plaisirs, n’avaient pas reculé devant ce moyen cruel de se procurer une sensation nouvelle ; mais de semblables plaisirs n’étant pas du goût de tout le monde, et quelques-uns même pensant qu’ils sont immoraux, nous ne pouvons pas accepter la responsabilité des reproches que certains lecteurs seraient en droit de nous adresser, si nous ne les avertissions d’avance. Déplaisante ou non, cette histoire de Pierrot se recommande par des qualités notables de puissance, d’exactitude et de vérité, par cette espèce particulière de force imaginative que les Anglais appellent power.

Caïn est une œuvre fort inférieure à Pierrot, quoique la donnée en soit plus élevée, plus humaine, moins physiologique. C’est l’histoire des remords causés par un de ces assassinats assez fréquents dans notre xixe siècle, et qu’on peut appeler, en empruntant le langage du confiteor, l’assassinat par omission, Un jeune officier de marine a vu son ami tomber dans un gouffre ; il n’avait qu’à étendre la main pour le sauver, et il ne l’a pas fait, parce que la mort de son ami lui assurait le commandement de la frégate sur laquelle il servait. De quoi est-il coupable après tout ? Il n’a pas assassiné son ami, il l’a laissé périr ; sentez-vous la nuance, enfants du xixe siècle ? Mais le châtiment ne se fait pas attendre et se présente sous la forme de l’hallucination. L’erreur de l’écrivain est d’avoir traité physiologiquement une donnée morale, et d’avoir fait porter au corps le châtiment de l’âme. Ce châtiment est à la fois trop grossier et trop léger ; l’hallucination et la paralysie amenées par les longues terreurs de l’âme ne sont pas une expiation suffisante, j’ajouterai qu’elles ne sont pas une expiation vraie des crimes des âmes nobles et bien douées. La souffrance a des moyens plus subtils et plus sûrs de s’insinuer dans de telles âmes ; le châtiment ne se présente pas à heure fixe sous la forme grossière et banale de l’hallucination, en les laissant librement vaquer à leurs affaires le reste du temps : il désenchante la vie tout entière et empoisonne toutes les heures du jour. L’expiation incessante dont parle la Bible, le feu qui ne s’éteint pas, le ver qui ne meurt pas, est le seul châtiment digne des criminels d’élite que la nature n’avait pas voués au mal. M. Rivière fait parcourir à son assassin une brillante carrière ; il le montre comblé des faveurs de la fortune. C’est le contraire qu’il fallait montrer, car c’est le contraire qui est vrai. Le crime, n’eût-il été qu’à l’état de projet, n’eût-il passé sur l’âme que comme une ombre vague, étendra sa malédiction sur l’existence entière et la vouera au malheur et à l’insuccès. Que M. Rivière lise une petite nouvelle d’Hawthorne, intitulée Roger Malvin’s Burial, il verra la supériorité avec laquelle l’auteur américain a traité cette même donnée morale du remords. Dans cette nouvelle, il n’y a rien de physiologique, tout se passe dans l’âme et découle de l’âme, et cependant comme les effets du remords y sont mieux saisis et mieux rendus que dans la nouvelle de M. Rivière !

L’exactitude et le désir d’une précision scientifique détruisent chez M. Rivière la terreur fantastique et ce que nous appelons la réalité poétique. Nous adressons un reproche analogue à M. Erckmann-Chatrian, auteur de Contes fantastiques qui ont eu dans ces dernières années un succès qu’ils méritaient en partie. L’auteur (M. Erckmann-Chatrian est-il un seul et même personnage, ou est-il une individualité en deux personnes ?) a étudié très sérieusement le genre littéraire qu’il a adopté. On voit qu’il connaît tous les éléments qui entrent dans la composition du fantastique, toutes les combinaisons sous lesquelles il aime à se produire, tous les procédés de prestidigitation par lesquels on l’obtient. M. Erckmann-Chatrian possède donc toutes les parties de son art ; il en comprend la philosophie et l’esthétique, il en a la science de main, ce qu’en langage de peintre on appelle le métier. Malheureusement cette connaissance, trop exacte et trop technique, détruit l’effet fantastique de ses contes. Même dans les plus terribles, la terreur n’est jamais bien forte, parce que le lecteur se rend un compte trop exact des dispositions morales des personnages, et que l’auteur nous prémunit lui-même contre les illusions que nous pourrions éprouver par sa préoccupation de rester étroitement fidèle au genre qu’il a choisi. Il sépare trop son sujet, quel qu’il soit, du milieu ordinaire de la vie, il le circonscrit trop strictement et le fait trop sortir de la nature générale. On croirait voir un sorcier traçant autour de nous à la craie blanche le cercle magique dans lequel il veut nous enfermer. Or le cercle magique n’aura tout son pouvoir sur nous qu’à la condition que nous ne le verrons pas tracer ; dans le cas contraire, nous refuserons d’y entrer, et nous nous arrêterons sur le bord, assistant en curieux au spectacle magique auquel nous devions être mêlés. Tel est l’écueil contre lequel a donné M. Erckmann-Chatrian. Il a voulu trop fortement ou plutôt trop étroitement la vérité fantastique, la vérité propre à un genre particulier de littérature. L’effet poétique est empêché par cette vérité trop spéciale ; nous savons trop que le terrain sur lequel nous marchons est un terrain à part. Aussi ses récits sont-ils plutôt des analyses psychologiques et une esthétique dramatisée du genre fantastique que des contes fantastiques véritables. On voit comment les facultés fonctionnent, lorsque l’âme est placée dans certaines conditions, plutôt que le résultat même de ces fonctions, ce qui poétiquement était l’essentiel.

Nous avons surtout dans ces contes la matière et la substance du fantastique, matière non pas inerte, mais à l’état de fusion, d’essais, d’expériences psychologiques. Quelques-unes de ces expériences sont très curieuses ; ce ne sont pourtant que des expériences. En général ces contes sont plutôt remarquables par la pensée que par l’exécution ; l’exécution est adroite, ingénieuse souvent, mais elle manque de puissance. M. Erckmann-Chatrian a nombre d’idées, et de jolies ; mais il semble ignorer l’art de les développer. Qu’il n’entende pas nos paroles dans un mauvais sens et qu’il ne croie pas que nous reprochions à ses contes leur peu d’étendue ; le développement d’une idée ne tient pas au nombre de pages qu’il occupe. Les récits de Mérimée ne sont pas plus longs d’ordinaire que la plupart des contes de M. Erckmann-Chatrian, et cependant les idées qu’ils contiennent sont entièrement développées, et laissent la curiosité du lecteur complètement satisfaite. Après avoir lu un conte de M. Chatrian, au contraire, on aurait envie de dire à l’auteur : « Eh bien, et après ? Est-ce que nous allons en rester là ? » ou encore : « Votre idée est jolie, il ne vous reste plus qu’à faire le conte. » Quel beau sujet de récit à la Mérimée, par exemple, que le conte intitulé le Tisserand de la Steinbach ! Un jeune chasseur aperçoit du haut d’une montagne une troupe de bohémiens qui se sont arrêtés dans la vallée pour prendre leur repas du soir. Une pensée diabolique lui traverse l’esprit. Une pierre qui tomberait au milieu de cette bande y causerait un bel émoi, se dit-il. Et, ce disant, il balance du bout de son pied un énorme quartier de roche. La pierre obéit à sa pensée, roule et va tuer une vieille femme pittoresquement accroupie près d’un chaudron. Depuis ce temps, le chasseur n’a plus quitté la vallée, et en expiation de son crime il a renoncé aux lieux hauts qu’il aimait autrefois. L’idée de ce conte est si bien choisie, si peu commune, si intéressante par elle-même, qu’elle sauve le récit sans le secours de l’exécution, qui est très défectueuse, et enlève l’émotion par sa seule force. La Lunette d’Hans Schnapps et l’Oreille de la chouette contiennent aussi deux idées originales. Hans Schnapps est un digne apothicaire inventeur d’une lorgnette merveilleuse, qui est en même temps une seringue, par laquelle il nettoie les cerveaux des imbéciles de leurs sécrétions malsaines. Vous vous appliquez cette lorgnette au coin de l’œil, et crac vous recevez un clystère philosophique, mystique, poétique, une décoction de Shakespeare, de Descartes ou de Platon, selon la nature de votre indisposition mentale ou l’imbécillité particulière qui tourmente votre cerveau. C’est encore un inventeur très amusant et très ingénieux que ce bonhomme, qui a fabriqué un cornet micro-acoustique au moyen duquel on perçoit les bruits de l’infiniment petit et les mélodies des atomes, et qui s’est retiré dans une caverne pour faire ses expériences sur la sonorité du monde souterrain. Si nous passions en revue les contes de M. Chatrian, nous trouverions dans presque tous des idées aussi ingénieuses que celles que nous venons d’indiquer, et quelques-unes même vraiment profondes. Telle est par exemple l’idée qui fait le fond d’un récit assez médiocre intitulé : Une nuit dans les bois, où l’auteur a décrit les sensations d’un vieil antiquaire obligé de passer la nuit auprès d’une ruine historique qui avait fait bien souvent l’objet de ses préoccupations. Malgré toute sa patience et ses recherches minutieuses, il n’avait jamais pu résoudre certaines énigmes, et voici que lorsque le soleil se lève après une nuit de délire et de violentes sensations, les mystères du passé sont résolus. Qu’est-ce à dire, sinon que rien ne remplace pour l’homme le sentiment et l’expérience de la vie, et que l’érudition elle-même, qui semble avant tout une œuvre de patience et de labeur, n’est vraiment féconde que lorsqu’elle a traversé les régions de la poésie et des émotions poétiques ?

Comme on peut le voir par les exemples que nous avons cités, les contes de M. Erckmann-Chatrian reposent presque tous sur des données psychologiques. On en tirerait facilement une esthétique complète ; ils sont reliés les uns aux autres, quel qu’en soit le sujet, par le lien d’une même philosophie. Il y a tout un système au fond de ces contes, le système bien connu au dernier siècle sous le nom de philosophie des sensations, renouvelé selon les méthodes de l’école allemande. C’est cette doctrine longtemps tenue pour vulgaire, flétrie même de quolibets odieux et déclarée incapable d’enfanter rien de beau et de grand, que nous avons vue de nos jours s’élever à des hauteurs que peu de philosophies ont atteintes, et se déployer dans l’art, dans la critique, dans l’explication de la nature avec une vigueur et un éclat peu communs. Les victoires remportées par cette philosophie des sensations portent avec elles leur enseignement, et pourront apprendre la modestie à plus d’une doctrine rivale. La morale de cette leçon sera sans doute que, dans la république des esprits comme dans le monde, il ne faut mépriser personne, puisque le plus dédaigné des systèmes, le plus honni, le plus conspué, s’est montré à un jour donné capable de prodiges, et a conquis ses titres de noblesse sur le champ de bataille de la vérité ; il a conquis ses titres de noblesse, nous insistons à dessein sur ce mot, parce qu’il a eu les deux qualités qui confèrent la noblesse, l’amour et l’admiration. Lui qu’on condamnait depuis sa naissance à toutes les bassesses du monde des sens, il a fait effort pour comprendre, et il s’est mis au niveau de tout ce qu’il y a de haut et de noble mieux que bien des philosophies de meilleur renom. Il est entré avec une admiration respectueuse dans l’intelligence de la religion, de la poésie, de l’art, et il a trouvé pour rendre ses découvertes des accents pleins de grandeur. M. Erckmann-Chatrian appartient à cette philosophie des sensations, et si l’on voulait marquer la nuance de la jeune école à laquelle il se rattache, je crois qu’il faudrait indiquer surtout celle qui est représentée par M. Taine. Les Contes fantastiques et les Contes de la Montagne vous donneront sous une forme dramatisée, si vous savez les lire, les principaux chapitres de cette esthétique. Les Trois Âmes vous expliqueront la psychologie sur laquelle repose toute cette théorie matérialiste de l’art ; l’Œil invisible, la force de fascination de l’exemple et la puissance de l’instinct d’imitation ; le Requiem du Corbeau, l’exaltation de génie à laquelle peut amener une obsession ridicule, et l’origine humble et souvent misérable des grandes œuvres d’art ; l’Esquisse mystérieuse, la clairvoyance et la vivacité d’intuition que créent chez l’artiste ses préoccupations personnelles ; le Violon du Pendu, la force d’inspiration qui est contenue dans le malheur et les situations désespérées, etc. Cette esthétique, excellente et vraie dans quelques-unes de ses parties, fait cependant une part beaucoup trop large aux sensations, et ne tient pas assez compte des forces morales. Avec cette esthétique, on peut expliquer bien des œuvres et bien des hommes, même des plus grands, un Byron par exemple ; mais il en est qu’elle n’expliquera jamais qu’imparfaitement, un Shakespeare, un Corneille, un Goethe.

Encore un mot. J’ai reproché à M. Erckmann-Chatrian de ne pas développer ses idées ; mais je ne sais vraiment s’il fera bien d’entendre mon reproche. Il réussit mieux dans les esquisses courtes et rapides que dans les longs récits, si j’en juge par un conte d’une étendue considérable, Hugues le Loup, qui remplit presque à lui seul le volume des Contes de la Montagne. On dirait une de ces fragiles œuvres de verre, qui s’est brisée en mille fragments, et en fragments si petits qu’on ne peut parvenir, même en les réunissant et en les combinant de toutes les façons, à reconstruire la forme de l’objet primitif. C’est un récit composé de détails qui ne se rejoignent pas, ne se répondent pas les uns aux autres, et que l’auteur combine avec une volonté vague et une main incertaine, comme s’il n’était pas bien sûr de son intention. Dans ce récit, la pensée de M. Chatrian est demeurée aussi ténébreuse que ces obscurités de la nature et ces affections héréditaires qu’il a voulu nous expliquer. Je ferai toutefois une exception pour la première œuvre de l’auteur, qui est aussi la plus étendue, l’Illustre Docteur Matheus. L’idée en est nette, le plan assez bien conçu ; mais l’exécution en est bien inférieure à ce qu’elle pouvait être. Tombant dans l’esprit d’un homme de génie, cette idée pouvait contenir le germe d’une grande conception poétique, comme le Don Quichotte. C’est le Don Quichotte du xixe siècle en effet que ce type de l’idéaliste allemand, qui part un beau jour pour réformer la science et prêcher aux hommes la vérité, et qui revient après avoir couru mille périls et sans avoir eu l’occasion de se faire écouter de personne. Les germes de grandes conceptions ne manquent pas dans notre temps, et ce récit en est un exemple ; mais ils se perdent ou avortent faute d’hommes de génie qui les recueillent et les fassent éclore.

Notre moisson est terminée ; elle est maigre, direz-vous, et pourtant c’est tout ce que nous avons pu butiner à travers une vingtaine de volumes, tout ce que nous avons cru digne d’être présenté au lecteur et recommandé à son attention, car ces œuvres sont à peu près les seules qui offrent sous une forme acceptable et d’une manière saillante les qualités et les défauts épars dans toutes les autres, et dans lesquelles résonne d’une manière distincte cette note d’exactitude réaliste qui n’est ailleurs qu’à l’état de vague murmure et de sourd bruissement.

M. Octave Feuillet §

I. Des premiers Proverbes au Roman d’un jeune homme pauvre §

On a souvent soutenu cette théorie matérialiste, que le génie était le fruit des circonstances, qu’il était un produit de l’atmosphère sociale, comme l’homme moral était un produit de l’éducation. Il y aurait beaucoup à dire sur cette théorie, qui, comme toutes les théories, renferme cependant une part de vérité. Ainsi, s’il m’est impossible d’admettre que le génie, ou même le simple talent, soit autre chose qu’un don du ciel, j’accorderai bien volontiers que les circonstances ont la puissance de déterminer les formes sous lesquelles il se manifestera, les allures qui le rendront reconnaissable. Or, de toutes ces circonstances, il n’en est pas de plus puissante que le spectacle du monde au moment où la jeunesse éclate, où la vie arrive à son épanouissement. Le premier regard jeté sur la société est toujours vif et profond, et nous gardons toute la vie le souvenir de l’impression charmante ou douloureuse que nous avons ressentie alors. L’imagination docilement ardente, passivement curieuse du jeune homme se laisse pénétrer sans résistance par toutes les influences qui l’assiègent ; sa mémoire facile et molle, doucement échauffée par le feu brillant des passions qui s’allument, reçoit les empreintes de toutes les formes qui l’entourent. Les yeux s’habituent à contempler certaines images, l’oreille saisit sans effort le ton régnant des styles en vogue. Si le jeune homme a en lui un talent quelconque, et qu’il s’efforce de le manifester, ces premières impressions acquerront une influence extrême. Je crois qu’on peut dire sans trop d’exagération que la première entrée dans la vie, l’heure du début, ont une importance décisive. Ces circonstances ne donnent pas naissance au talent, mais elles lui impriment sa tournure, son cachet, son signe particulier. Tout écrit signé d’un homme de talent pourrait servir jusqu’à un certain point d’extrait de naissance. Un lecteur subtil pourrait deviner presque à coup sûr l’âge de l’auteur, et nommer la période de l’histoire contemporaine dont il a subi l’influence à son entrée dans la vie.

J’appliquerai ces réflexions au talent ingénieux et charmant de M. Octave Feuillet, car de tous les écrivains de notre époque, il est celui peut-être dont les œuvres expriment le mieux l’âge intellectuel de leur auteur. Pour qui sait bien lire, elles reportent invinciblement l’esprit vers les dernières années de la monarchie de Juillet. Imaginons pour un instant un historien littéraire essayant d’expliquer à ses contemporains, dans quelque soixante ans d’ici, la nature du talent de M. Feuillet, voici, je suppose, en quels termes il s’exprimerait : « À l’époque où l’auteur de Dalila entra dans la vie, la société française n’était plus ce qu’on l’avait vue dans les années qui suivirent la révolution de 1830. Les tempêtes s’étaient calmées, et la société s’abandonnait avec une indolence pleine de sécurité aux douceurs du repos. De tant de fiévreuses agitations il ne restait plus qu’un peu de langueur, une légère migraine et une disposition assez explicable à l’assoupissement. La littérature romantique, frappée dans la vigueur de l’âge, était morte prématurément sans avoir écrit son testament et désigné ses héritiers. Elle n’était plus qu’une ombre, mais on s’entretenait toujours d’elle, et les jeunes gens, en entrant dans la vie, entendaient parler de ses exploits, de ses heureuses audaces, de ses poétiques témérités. On eût dit qu’elle vivait encore, tant sa mémoire était vive et récente, et les vieux croyants ne manquaient pas qui allaient disant que cette mort n’était qu’apparente, et que le romantisme ressusciterait le troisième jour. Beaucoup se laissaient prendre à ces paroles, surtout parmi les plus jeunes, toujours avides de miracles, et attendaient avec une confiance trop crédule la résurrection annoncée. On se montrait encore dans les théâtres, sur les places publiques, les débris de la grande armée romantique, de tout âge et de tout grade, leudes fidèles aux grands cheveux ou simples invalides éclopés depuis les barricades de Henri III et la grande bataille d’Hernani. L’écho des passions fiévreuses qui s’étaient exprimées dans les romans de George Sand et dans les poésies d’Alfred de Musset vibrait encore dans l’air si orageux naguère, alors tant apaisé. Tout dans la disposition morale des esprits donnait l’idée d’un aimable crépuscule, au moment où la lumière lutte avant de s’éteindre dans la nuit. Les jeunes générations, en débutant dans la vie, se trouvaient donc comme enveloppées des souvenirs vivants de fêtes à peine terminées ; en entrant dans la société, elles éprouvaient l’impression qu’un fidèle attardé éprouve en entrant dans un temple lorsque l’office divin est achevé : la foule s’est dispersée, les prêtres ont déposé leurs vêtements, et les dalles du temple sont redevenues sonores ; mais l’odeur des cierges et le parfum de l’encens remplissent l’enceinte sacrée, et l’émotion religieuse, pareille à une émanation vivante du divin sacrifice, gagne encore l’âme du fidèle. C’est dans cette disposition morale des esprits qu’il faut chercher l’origine du talent d’Octave Feuillet. Toutes ces émotions, il les a ressenties, et ses écrits en portent la marque indélébile. Il arriva au moment où la grande fête littéraire du xixe siècle se terminait : en route, il put entendre les sons des derniers concerts, surprendre les conversations des convives qui revenaient fatigués et joyeux ; mais lorsqu’il posa le pied sur le seuil de la salle brillante, on éteignait les dernières lampes et on enlevait les dernières guirlandes. Spectacle attristant et cependant poétique, bien fait pour laisser une impression de tristesse attendrie dans une âme fine et délicate ! Tout à l’heure ce lieu était rempli de bruit, de lumières, et maintenant tout est sombre et désert. On dirait un songe, et pourtant on ne peut douter que ce fut une réalité. Tous ces débris élégants qui jonchent le sol nous l’attestent. La place où se tenaient les musiciens se laisse facilement distinguer, et voici, épars, les sièges sur lesquels se sont assis les jeunes dames et les cavaliers. Oh ! pourquoi donc suis-je arrivé si tard ? Que s’est-il dit, que s’est-il chuchoté durant cette fête si splendide et si courte ? Et à cette impression rêveuse il s’enjoint une autre plus grave, plus morale, d’une mélancolie réfléchie. Où sont cependant tous ces concerts, et à quoi ont servi tant de chansons ? Pourquoi dépenser en une nuit les ressources de longues années, et épuiser pour une fête de plaisir effréné les trésors qui auraient pu suffire sagement administrés à enchanter toute une vie heureuse ? Aimons les fous qui viennent de disparaître, mais que leur exemple nous instruise. Soyons plus économes de nous-mêmes qu’ils ne l’ont été d’eux. Admirons-les sans les envier ni les imiter, et retournons comme Candide cultiver notre jardin, que nous nous efforcerons de rendre aussi élégant et aussi paré que nous le permettront des soins assidus et une vigilance ingénieuse, attentive, studieuse. »

Ce discours que je me plais à imaginer me semble résumer assez fidèlement les rêveries qui ont dû accompagner l’éveil du talent de M. Feuillet, qui l’ont bercé, enchanté et instruit. Ce sont ces premières impressions qui ont donné à son talent sa forme et la direction dans laquelle il marche encore aujourd’hui. Lentement, laborieusement, il s’est efforcé et s’efforce d’échapper à ce que leur influence pourrait avoir de tyrannique, sans effacer en lui ce qu’elles ont eu de bienfaisant ; il a voulu que son imagination fût soumise sans être esclave, et libre sans être irrespectueuse. Il est venu trop tard pour être engagé dans les rangs du romantisme ; mais l’écho de cette littérature a retenti à ses oreilles, et il en a gardé, il en gardera toujours le souvenir. Jeune, la musique de cet écho l’enivrait ; je n’en veux pour preuve qu’un certain conte vénitien à la manière de George Sand, qu’il a eu le tort, selon moi, de laisser reproduire dans un de ses récents volumes, et ses premières fantaisies dramatiques, le Fruit défendu, Alix, aimables et heureux pastiches d’Alfred de Musset, qui, étant exécutés par une main habile et un esprit original, se laissent lire avec plaisir. Cette influence qui lui dictait ses premiers écrits est toujours vivante en lui ; mais quelles distances l’auteur a parcourues entre Onesta et la Petite Comtesse, entre Alix et Dalila ! De ces anciennes lectures qui l’enchantaient, il n’a plus retenu qu’une leçon, l’art d’exprimer la passion et de lui faire parler un langage digne d’elle.

La littérature romantique cependant lui a enseigné encore d’autres secrets, qui font à la fois sa force et sa faiblesse, mais que selon toute apparence il n’oubliera jamais, l’élégance, le respect des choses de l’art, l’amour des formes curieuses, originales, agréables à l’œil du dilettante et du connaisseur en littérature, le dédain des formes vulgaires et communes, dédain un peu trop prononcé peut-être, disent quelques-unes des personnes qui goûtent le plus son talent. Parfois cette recherche des formes littéraires le porte involontairement à l’oubli de la simplicité, de la nature et des conditions de l’art sévère. L’horreur du commun le pousse dans l’artificiel, et le souci de l’élégance le jette dans les mignardises maniérées. De cette préoccupation, très importante sans doute, mais après tout secondaire, résulte encore, surtout dans ses premiers écrits, une monotonie particulière ; tous les objets sont décrits avec le même soin, et tous les personnages parlent un langage également recherché, si bien qu’on pourrait lui appliquer ces paroles d’un de ses héros : « Je me suis jeté, madame, dans cet extrême pour éviter le naturel d’aujourd’hui, qui me paraît trivial à l’excès. L’horreur du mauvais goût me pousse peut-être dans l’afféterie. » Il doit encore à la littérature romantique un défaut tout à fait aimable, mais plus difficile encore à corriger que le goût du précieux : l’amour exagéré du romanesque. La littérature romantique a été (c’est sa gloire et son malheur) essentiellement une littérature d’imagination et désireuse avant tout de parler à l’imagination ; elle n’appelait la collaboration et les sympathies d’aucune autre faculté. Le dédain de la vérité et le dégoût de la réalité sont une des conditions inévitables d’une telle littérature. Si l’on est désireux de parler avant tout à l’imagination, il faut se placer en dehors du possible et accepter l’existence d’un monde chimérique où toutes les rêveries puissent se réaliser. Il ne faut point hésiter ni reculer par crainte de l’absurde : si vous dédaignez la réalité, répudiez-la hardiment, et vous pourrez être poétique ; mais évitez à tout prix de vouloir borner l’horizon de vos rêveries, car alors vous courrez risque d’être non plus poétique, mais romanesque. Le romanesque est le péché mignon de M. Octave Feuillet, et c’est grâce à ce péché qu’il existe une contradiction assez marquée entre le choix de ses sujets et la manière dont il les traite. Ses sujets sont généralement pris dans la réalité, et cependant la principale préoccupation de l’auteur est toujours de parler à l’imagination du lecteur. Il essaye d’introduire l’imprévu dans cette réalité connue, au risque d’y introduire l’improbable ; il élargit les conditions du possible jusqu’aux limites du chimérique, car il est préoccupé tout autant de présenter un spectacle séduisant qu’un spectacle vrai.

Amour de l’élégance, respect de l’art, penchant au caprice et à la fantaisie, gazouillements lyriques, recherches de langage, force passionnée, désir de parler à l’imagination, emploi et abus du romanesque, voilà donc ce que le romantisme expirant lui a enseigné. Toutes ces qualités, il se les est assimilées, il les a faites siennes, il les a fondues avec sa nature délicate, soigneuse, judicieuse, finement morale et spirituellement honnête. Cette fusion un peu singulière au commencement, mais aujourd’hui parfaite, constitue l’originalité incontestable de M. Feuillet. Il a donc absorbé de la littérature romantique tout ce que son goût naturellement sobre pouvait en absorber ; il en a rejeté et comme vomi tout ce que sa nature saine et morale n’a pu supporter, et cependant il a gardé beaucoup de l’aimable poison. Il est l’auteur d’une des tentatives les plus extraordinaires que l’on puisse citer, c’est d’avoir essayé de transporter toute la poésie d’une littérature d’imagination dans la vie calme et modeste, d’avoir voulu faire bénéficier la vertu de tous les enivrements dangereux de la passion la plus hasardée. Regardez bien au fond des écrits de M. Feuillet ; vous y trouverez, acceptées, purifiées ou maudites, toutes les excentricités paradoxales de la littérature romantique. Ces excentricités le préoccupent singulièrement, et on distingue à son langage qu’il a naguère éprouvé des éblouissements en face de ces dangereux météores. Son esprit judicieux et moral s’est défendu sans grand combat, je le crois, contre ces séductions, mais non cependant sans quelques protestations. En même temps que son bon sens lui disait que ce n’étaient là que des folies, son imagination délicate, accessible aux impressions poétiques, avait peut-être bonne envie de leur donner l’absolution. Elle semblait envier aux passions coupables et au vice élégant ce qu’ils pouvaient avoir de charme et d’attrait, et elle aurait voulu les en dépouiller pour en orner la vertu et l’honnêteté. Si le gouffre a des attraits, ne pourrait-on se procurer le plaisir d’en éprouver les vertiges sans pour cela tomber au fond ? Si le fruit défendu a des charmes, ne pourrait-on le détacher de l’arbre sans y porter la dent ? Difficiles problèmes que M. Feuillet a si souvent ingénieusement résolus ! Il ne hait pas les situations scabreuses, les désirs dangereux, les velléités de révolte, les chatouillements de la curiosité. Rappelez-vous la Crise, le Pour et le Contre, la Clé d’or, le Cheveu blanc. M. Feuillet décrit poétiquement toutes ces petites tentations, il les excuse, et les fait expier par un repentir aussi gracieux que la faute. Pour nous résumer d’un mot, M. Feuillet a transporté le romantisme dans la vie de famille ; il a inventé ce que j’appellerai le romantisme conjugal. Avais-je tort de vous dire que les écrits de M. Feuillet marquent une heure et une date, l’heure où l’esprit de nos contemporains était déjà guéri des folies romantiques, et où leur imagination les regrettait encore ?

J’abandonne, pour n’y plus revenir, cette influence du romantisme agonisant sur le talent de M. Feuillet, et je cherche si quelque autre influence a eu action sur lui. Généralement, après l’impression passive et fatale que laisse en nous le spectacle du monde à notre entrée dans la vie, l’influence dont l’action est la plus forte, c’est l’opinion que nous nous sommes formée de la nature humaine, notre manière de penser sur les hommes et les choses. Bien des éléments divers contribuent à former cette opinion, notre tempérament d’abord, les passions de notre chair et de notre sang, mais surtout les accidents de la vie, les épreuves ou les triomphes prématurés. L’influence qui modifie le plus profondément notre intelligence, c’est donc notre propre biographie, notre propre histoire. J’ignore, à l’exception de quelques détails, la biographie de M. Feuillet, mais je suis porté à croire qu’elle ressemble à l’histoire des peuples heureux. Il n’a pas connu les sentiers escarpés de la vie, il n’en a connu que la grande route. Des succès mérités ont marqué jusqu’à présent, comme des bornes milliaires, les étapes de son voyage. Il a su garantir à son existence la tranquillité et la sécurité. Il n’a pas eu de fiévreuses impatiences, car on peut dire qu’il n’a pas eu besoin d’attendre. D’autres, pour être remarqués, ont besoin d’arriver ; mais lui a été remarqué dès le jour du départ. De là un des caractères les plus curieux de son talent : l’optimisme. L’optimisme est essentiellement l’opinion de M. Feuillet sur la nature humaine ; il aime à la juger avec bienveillance, il ne voudrait pas croire au mal, et lorsqu’il le rencontre par hasard, il s’applique à l’atténuer le plus possible. Le mal n’a aucune puissance dans ses romans et ses comédies, les mauvaises actions y ressemblent à des espiègleries, et les méchants caractères à des personnages un peu malades. Méchants caractères est d’ailleurs un mot bien fort, car le mal chez lui prend plutôt la forme de la médiocrité, de l’étourderie, de la vulgarité. M. Feuillet semble penser que, lorsque les hommes sont méchants, c’est qu’ils n’ont pas assez d’esprit. Je crois qu’il se trompe. Je ne lui reprocherai pas son optimisme, car dans ma pensée l’optimisme est une bonne manière, et très acceptable, de juger la nature humaine ; seulement son optimisme me semble trop timide, pas assez radical. On ne se trompe pas plus en admettant l’impuissance du mal qu’on ne se trompe en admettant le pervertissement absolu de l’âme, et certainement les anges et les démons sont les seuls êtres qui aient une opinion vraie et profonde sur la nature humaine. Mais l’optimisme de M. Feuillet n’est pas celui des anges ; il semble admettre le combat des deux éléments, et cependant il lui répugne de croire à leur lutte prolongée, et il couvre de son indulgence des choses qui raviraient d’aise le diable lui-même. Chez lui, les ardeurs sensuelles du tigre humain deviennent jeux de jeune chat. Ses héros osent tout tenter, quitte à s’arrêter en chemin ; ses héroïnes osent tout penser, quitte souvent à ne rien exécuter.

Là où cet optimisme bienveillant règne surtout en maître débonnaire, c’est, comme on peut le penser, dans les œuvres de sa première jeunesse qui ont été recueillies sous le titre de Scènes et Proverbes. Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser plus loin la casuistique indulgente. Ce sont de véritables confessions du cœur révélées par un jeune confesseur au cœur tendre, tout ému des aimables péchés qu’il a reçus en confidence, et indulgent en proportion des douces émotions qu’il a épronvées. Ces Scènes et Proverbes sont comme les différents chapitres d’un poétique de Matrimonio écrit par un poétique Sanchez. Toutes les occasions de faute, de chute, de tentations, sont énumérées et indiquées avec une subtilité pénétrante et charmante. L’auteur vous apprend à quelle heure du soir le cœur devient le plus tendre, à quelle époque de sa vie une honnête femme ressent les atteintes du mal qu’il n’est pas besoin de y nommer, comment les curiosités de l’imagination se guérissent sans avoir besoin d’être satisfaites, comment les tentations sont satisfaites par le seul secours de l’imagination. Les héros et les héroïnes de M. Feuillet pèchent en pensée et non en acte ; ils s’arrêtent dès qu’ils voient l’abîme et reculent, mais non sans un secret plaisir de s’être avancés jusqu’au bord. Ici c’est une femme arrivée à l’époque de la crise, qui s’engage dans une passion fatale et s’arrête au moment précis où les désirs d’imagination, ne pouvant aller plus loin, doivent être suivis d’un acte irréparable. Là c’est une jeune femme qui prévient les infidélités de son mari en exprimant une certaine menace sur laquelle sa pensée s’arrête sérieusement une minute ; ce n’a été qu’un éclair dans un ciel pur, mais un éclair précurseur d’un orage possible. Ailleurs une jeune mariée, froissée dans son orgueil et dans son amour, sépare son cœur de celui de son mari dès le jour même de ses noces, et lui déclare qu’elle ne le lui rendra que lorsque ce cœur aura eu le roman qui lui est refusé. Le roman arrive, innocent et sans catastrophes ; cependant des larmes ont été versées, et il n’a tenu peut-être qu’à un incident infime qu’il eût un autre dénouement. On dirait que tous ces personnages ont subi une inoculation morale particulière, et que, de même que la vaccine préserve de la petite vérole, on peut se préserver de toutes les pestes du cœur par une légère inoculation de désirs et de tentations.

Ces Scènes et Proverbes sont moins des comédies que des thèses morales. Les personnages manquent souvent de caractère marqué et dramatique, et en effet ce ne sont pas des personnages, mais de poétiques allégories, d’aimables incarnations des fines sensualités, des caprices de l’esprit, des rêves du cœur. Tous plus ou moins me rappellent la belle Portia de Shakespeare disputant avec des docteurs in utroque jure. Cette scolastique mondaine est loin de nous déplaire, car c’est par elle que dès le début M. Feuillet a marqué son originalité, et s’est affranchi de l’influence d’Alfred de Musset. Nous préférons très franchement ceux de ces proverbes qui ne sont qu’une longue et subtile conversation à ceux qui ont des prétentions dramatiques. Le Pour et le Contre et la Partie de Dames, par exemple, nous paraissent supérieurs à Rédemption, qui cependant a obtenu un succès plus populaire. Dans tous les proverbes dramatiques ou de pure fantaisie, Alix, Rédemption, le Fruit défendu, je trouve des traces d’Alfred de Musset, et je pense invinciblement à Lorenzaccio ou aux Caprices de Marianne. Cette influence est visible, non seulement dans la composition générale, dans la tournure des personnages, dans l’allure des passions, mais jusque dans les détails. La plaisanterie par exemple de M. Octave Feuillet dans ces proverbes est celle d’Alfred de Musset, une plaisanterie poétique, fantasque, et surtout toujours hyperbolique. Au contraire, dans les proverbes que j’appellerai de scolastique amoureuse et matrimoniale, Octave Feuillet est bien lui-même : imagination plus distinguée qu’hyperbolique, esprit plus subtil que fantasque. La conversation, abondante en nuances habilement fondues, s’y soutient sans effort ; l’idée, généralement très fine et quelquefois ténue, apparaît précise, claire et vive, comme une flamme qu’un enchanteur aurait enfermée dans une prison de cristal. Un des grands mérites du talent de M. Feuillet, c’est que son analyse des sentiments, qui est généralement délicate, n’est jamais obscure, et que sa jurisprudence morale rend toujours ses arrêts, quelles que soient les difficultés de l’interprétation, avec une précision de termes qu’on ne saurait trop louer.

Cette finesse n’exclut pas la profondeur. Je ne sais si M. Feuillet serait un grand philosophe de l’amour, et s’il pourrait nous donner une métaphysique médicale de cette importante maladie morale ; ce qui est certain, c’est qu’il est un praticien très habile, et qu’il s’entend à merveille à diagnostiquer les affections du cœur. Il y a dans ses proverbes quantité de traits pénétrants et de descriptions de symptômes que Marivaux — un grand connaisseur du cœur humain, quoi qu’on puisse dire — n’eût certainement pas désavoués. Cependant, pour être aussi précis que possible, je dirai que M. Feuillet excelle plutôt dans la description que dans le trait ; il a plutôt l’art d’analyser et d’observer que celui de formuler en axiomes ses observations. Ne le consultez pas si vous voulez connaître d’une manière scientifique les grandes lois du cœur ; mais consultez-le en toute assurance si vous voulez connaître quelle variété de maladie amoureuse vous avez ressentie, et à quelle affection se rapportent certains symptômes que vous éprouvez. Que dites-vous par exemple de cette description des symptômes auxquels on reconnaît la crise au moment de la seconde jeunesse chez les femmes ? « J’ai vu avec étonnement le front poli de cette duchesse s’essayer aux rides roturières, aux pâleurs populacières de la mélancolie ; j’ai respiré avec terreur dans cette élocution, jadis si sobre, je ne sais quel fade parfum poétique. D’autres fois on dirait que nous retombons en enfance, tant la tournure de notre discours se fait mignarde et précieuse ; nous y joignons des gestes de petite fille, ou bien brusquement notre phrase, tout à l’heure pudique jusqu’à la puérilité, se décoche en un trait presque grivois, en une question d’une curiosité inqualifiable… Elle ne se rend compte ni de l’objet de son trouble ni du but de son anxiété ; mais son humeur, son langage s’altèrent, ses préoccupations confuses se trahissent malgré elle ; tantôt elle se fait petite fille, comme pour supplier qu’on veuille bien tout lui dire, tantôt elle se vieillit et voudrait paraître corrompue, afin qu’on n’eût plus de raisons de lui rien cacher. » Il est impossible de mieux dire, et on n’est pas meilleur médecin. Et cette description des demoiselles : « Jamais visage de femme ne m’a troublé ; mais jamais dans un salon je n’ai pu contempler sans une sorte de vertige cet abîme couvert de fleurs qu’on appelle une demoiselle. Une demoiselle ! L’as-tu remarqué, et n’en as-tu pas frémi ?… Elles se ressemblent toutes, celles qui ont de l’esprit et celles qui n’en ont pas, celles qui pensent et celles qui végètent, celles qui ont du cœur et celles qui ne valent rien… Elles se ressemblent toutes ! Ces diversités infinies d’humeur, d’intelligence, de sentiments, que la nature a répandues entre elles, se fondent et disparaissent dans une teinte uniforme de béate innocence et de pudeur officielle. Si un instinct fatal ne nous poussait, qui de nous oserait jamais sonder ce mystère formidable et livrer aussi aveuglément sa vie à l’inconnu ? Songe donc ! Cette effigie monotone, à peine installée sous ton toit, la voilà qui prend soudain à tes yeux effarés une existence individuelle, un caractère, une volonté : cette plante si longtemps comprimée se déploie tout à coup avec une effrayante énergie dans mille directions imprévues. » Les traits charmants, hardis, pénétrants, ne manquent pas à côté de ces descriptions minutieuses et savantes. En voici un qui n’est que trop lamentablement vrai : « Il en est du chemin de la vie comme des routes de ce pays à certains jours de fêtes patronales qu’on nomme des assemblées : — les premières gens qu’on y rencontre, alignés au bord des fossés, sont des aveugles, des bandits et des bohèmes de toute robe et de tout pelage… Que d’impatients s’en tiennent à cette compagnie, et jugent bravement la fête sur les ignobles dehors, — le logis sur l’antichambre ! Que de prétendues études de mœurs n’ont décrit que celles des laquais ! » Et cet autre sur l’inquiétude moderne : « C’est un âge singulier que celui où nous vivons. Nous sommes tous agités et paresseux comme des gens qui vont se mettre en voyage. Le monde va-t-il finir ? »

J’ai moins à dire sur les Scènes et Comédies que sur les Scènes et Proverbes. Cela ne signifie point que cette seconde série vaille moins que la première ; au contraire, elle est supérieure, et c’est précisément peur cette raison que je puis en parler plus brièvement. Les petites pièces qui dans ce volume entourent l’œuvre capitale de l’auteur, Dalila, comme de brillants satellites escortent une planète, ne l’emportent pas en finesse d’analyse et de pensée sur les premiers proverbes, mais elles l’emportent, à mon avis, en art et en habileté. Il n’y a plus trace de souvenirs ni d’hésitation : la main est plus sûre d’elle-même. Sur les cinq petites pièces qui font cortège à Dalila, il y en a deux où l’auteur me semble inférieur à lui-même, l’Ermitage et la Fée. Quant aux trois autres, nous n’avons à leur donner que des éloges. Le Cheveu blanc ne vaut pas mieux comme analyse morale que le Pour et le Contre ; mais il est très supérieur comme art, et même comme intérêt dramatique, si tant est qu’on puisse chercher un intérêt dramatique dans des œuvres aussi délicates. J’ai beaucoup entendu blâmer la petite pièce de l’Urne, que l’auteur a justement appelée pastel ; je ne saurais me ranger à l’avis de ces sévères critiques. Il y a trop de marivaudage sans doute, trop d’affectation alambiquée dans cette saynète ; mais ce marivaudage recouvre un sentiment très vrai, et que l’auteur a saisi et développé avec un rare bonheur. Ce sentiment, c’est la défiance de l’amour à sa seconde épreuve, la défiance d’un cœur sincèrement épris qui se resserre pour ne pas être dupe, et qui, s’il n’y prend garde, va commettre par prudence autant de fautes qu’il en a commis naguère par naïveté. Dussé-je passer pour un homme de mauvais goût, j’oserai dire d’ailleurs que le marivaudage des personnages ne me déplaît pas, car je trouve ce langage en parfait accord avec le sentiment qu’il veut exprimer. Ce qui distingue précisément le sentiment de défiance dont nous avons parlé, c’est une coquetterie affectée, une petite guerre de ruses et de manœuvres taquines, une recherche obstinée et patiente du point faible par où l’on pourra faire brèche et entrer en conquérant dans la citadelle du cœur. Le marivaudage est le seul langage qui puisse convenablement exprimer cette situation un peu bizarre, et M. Feuillet, en l’employant, me semble avoir donné une preuve d’un talent qui le distingue très particulièrement : à savoir l’appropriation exacte du cadre et du langage au sujet qu’il veut traiter. Le Village, beaucoup plus accessible au grand nombre, a mieux réussi, et depuis longtemps il est accepté comme une des œuvres les plus aimables de M. Feuillet. Nous n’avons pas à le venger par conséquent d’un dédain immérité comme la petite pièce précédente ; nous nous bornerons à dire qu’il serait difficile de faire une plus ingénieuse apologie des douceurs de la monotonie et du bonheur de l’habitude. Un sentiment de calme pareil à celui qui nous saisit dans une petite ville de province enveloppe de son silence cette charmante idylle bourgeoise éclairée d’un doux rayon d’automne.

Mais, quel que fût le mérite de ces productions, elles étaient de celles qui indiquent plutôt un observateur dilettante qu’un peintre de la nature humaine. M. Feuillet était un poète, sans doute, mais il l’était surtout dans les arts délicats que préfèrent les femmes et les hommes du monde très distingués. Maître reconnu dans les arts du pastel et de l’aquarelle, on ne savait s’il pourrait jamais réussir dans la grande peinture. Il lui manquait l’œuvre importante, capitale, qui classe définitivement un auteur, et ne permet plus à la critique de le contester désormais. M. Feuillet sentit vivement cette lacune, je le crois, et se mit en devoir de la combler. Sa première tentative ne fut pas précisément heureuse. Qu’il me pardonne cette sévérité qui lui paraîtra peut-être exagérée, en songeant que je lui parle comme à un artiste, et non comme à un homme d’esprit qui cherche avant tout à amuser. Si je rencontrais dans le bagage de quelqu’un de ces conteurs d’histoires amusantes un roman comme Bellah, je le louerais probablement sans réserve, car Bellah est une charmante histoire, racontée avec une grâce et un bon goût parfaits, pleine de beaux détails ; mais la longueur du récit, le plus étendu que M. Feuillet ait composé, accuse l’importance qu’il attachait à cette tentative ; il avait voulu faire une œuvre de longue haleine. Peut-être, lorsqu’il écrivait Bellah, l’eût-on beaucoup étonné en lui révélant que cette œuvre décisive serait, non pas un long roman, mais un petit drame, s’appellerait Dalila et non Bellah. La préoccupation de frapper un grand coup me semble donc se trahir dans ce roman ; mais le succès se rit un peu de nos efforts, et on peut dire de lui ce que le calife Omar disait de la destinée : « Le succès cherche après toi, c’est pourquoi ne le cherche pas. » Notre volonté n’est pas toujours heureuse dans ses tentatives, et nous ne sommes jamais aussi près de réussir que lorsque nous ne faisons aucun effort pour appeler la fortune. L’exemple de M. Feuillet prouve une fois de plus que l’œuvre décisive d’un auteur n’est pas celle il laquelle il a mis le plus de sa volonté, mais celle qu’il doit à quelque fortuite inspiration de son génie. Quelque aimable que soit le roman de Bellah, c’est une œuvre qui n’a pas de signification marquée. J’entends par œuvre qui n’a pas de signification marquée — une œuvre dont on ne voit pas la raison d’être, la nécessité ou l’utilité, une œuvre écrite non parce que l’auteur a fait une découverte morale particulière, ou a été favorisé d’une inspiration originale, mais parce que la fantaisie errante de son esprit lui a présenté un sujet que son imagination peut exploiter. Ce défaut capital de Bellah est d’autant plus frappant que M. Feuillet l’évite d’ordinaire, et qu’il ne prend la plume que lorsqu’il lui arrive d’avoir à dire quelque chose de nouveau. On peut critiquer plus ou moins la manière dont il rend ses pensées ; mais toutes ses œuvres sont le fruit d’une conception. Je comprends très bien la raison d’être, la signification de Dalila, de la Petite Comtesse, du Roman d’un jeune homme pauvre, de la plupart des petits proverbes ; mais quelle est la signification de Bellah ? Il m’est difficile d’y voir autre chose qu’un gracieux et amusant récit. Évitons autant que possible les récits qui ne sont qu’amusants, les comédies qui ne sont que gaies, les drames qui n’offrent qu’une succession de péripéties émouvantes ; ce sont des œuvres qui ne classent pas un nom, et qui n’auront jamais une grande influence dans le domaine de l’art.

Avec Dalila, M. Feuillet a obtenu deux résultats importants. D’abord celui qu’il cherchait depuis longtemps, un succès populaire. Après Dalila, son nom prononcé seulement dans les salons, dans les réunions d’artistes, parmi les dilettanti, a été répété par le vaste public des lecteurs, et enfin acclamé par la grande voix de la foule. Ensuite il a prouvé, ce dont quelques-uns de ses amis doutaient eux-mêmes, qu’il avait en lui la puissance que doit avoir tout vrai poète, celle de se renouveler et de se métamorphoser. Jusqu’alors on l’avait connu subtil et gracieux, et voilà que, sans rien perdre de sa mesure ordinaire, il se révélait énergique et passionné. Il aimait à jouer sur les cordes les plus fines et les plus sympathiques du cœur, et voilà qu’il jouait sur les plus cruelles et les plus dures. Il était insinuant, le voilà éloquent ; il aimait à être bienveillant, le voilà impitoyable comme le pessimiste le plus déterminé. Ce drame ne porte aucune trace d’effort, et cependant, si l’on se reporte aux œuvres précédentes de l’auteur, il semblerait que pour le composer il ait dû faire violence à sa nature. Si ce combat a eu lieu, le lecteur n’en voit rien. Le poète a oublié un instant son optimisme habituel ; il contemple d’un œil assuré le jeu impitoyable des passions qu’il a voulu peindre, il lit sans se troubler dans les replis de l’âme noire de Léonora ; il assiste sans pitié puérile et sans vaine compassion à l’inévitable martyre de Roswein. Tout le drame est exécuté d’une main ferme, virilement, sans que le cœur ait tremblé. Sauf quelques tirades un peu trop sentimentales, pareilles à ces instruments qui accompagnent dans les mélodrames les situations pathétiques, l’auteur reste impartial entre ses personnages et laisse les passions et la fatalité faire leur œuvre. M. Feuillet a une certaine tendance à prendre parti pour ses personnages, à intervenir pour louer ceux qu’il aime ou pour médire de ceux qu’il méprise ; dans Dalila, il a échappé à ce penchant dangereux. Il est bien vrai cependant qu’on pourrait découvrir sans trop de peine dans les rôles de Marthe et de Sertorius quelques vertus artificielles et quelque morale de convention ; mais je n’oublie pas que ces personnages ont été créés pour servir d’antithèses aux rôles de Léonora et de Roswein, que la loi des contrastes est une des lois nécessaires de l’art, et que le respect obligé de cette loi entraîne fatalement à faire à la convention une part petite ou grande. De plus illustres que M. Feuillet n’ont pas cherché à éviter les inconvénients de cette nécessité.

Quant aux deux personnages principaux, nous en parlerons avec quelques détails, car Léonora est la création la plus forte et Carnioli une des créations les plus heureuses de M. Feuillet. Léonora est un type accompli de perfidie ferme et réfléchie. Elle est perfide et rien que perfide ; elle est cruelle sans lâcheté, elle est féroce sans bassesse. Elle est galante sans avoir rien d’une aventurière ou d’une courtisane. Quand elle commet quelque indignité, ne croyez pas que ce soit par instinct de dissimulation, par besoin de vengeance, par orgueil blessé. Si elle fait saigner le cœur de son amant, ce n’est pas pour se donner le plaisir de sentir souffrir celui qui l’aime. Non, chacune de ses infamies n’est qu’une des parties d’un plan prémédité qu’elle exécute avec une tactique machiavélique et un esprit de suite admirables. D’avance, elle savait que l’aventure dans laquelle elle s’engageait devait avoir une fin ; elle a donc échelonné ses cruautés comme autant de bornes milliaires sur la route qu’elle suit avec son amant, de manière à pouvoir toujours se dire : « Il y a tant de distances parcourues, il en reste tant à parcourir, voilà tout. » Puisque Léonora n’est pas assez maîtresse d’elle-même pour triompher des caprices de ses sens, il faut au moins qu’elle soit plus forte que ses victimes ; car, n’étant que l’esclave de ses sens, elle conserve encore son rang dans le monde, rang qu’elle perdrait inévitablement, si elle avait la faiblesse d’être l’esclave de son cœur. C’est par un dernier reste d’orgueil aristocratique qu’elle est impitoyable ; tant qu’elle n’est qu’hypocrite et sensuelle, elle n’est pas déchue : elle le serait le jour où elle deviendrait sincère et confiante. Elle doit être ce qu’elle est sous peine d’abdiquer. Carnioli n’est pas un personnage moins vrai que Léonora, quoiqu’il se présente avec des allures un peu trop excentriques. Il représente bien cette science pratique de l’homme du monde qui ne vient pas de la réflexion et de l’observation, mais de l’insouciance, d’une bonne santé et de l’indépendance matérielle que donne la fortune. C’est le type de ces gais et aimables compagnons, pleins d’une sagesse qui n’a jamais pu profiter qu’à eux-mêmes, incapables de vous donner un bon conseil, amis plus dangereux que le pire ennemi. Ils vantent leur expérience, et ils ne savent rien de la vie, si ce n’est qu’ils se sont tirés des situations les plus périlleuses, grâce à la violence d’un solide tempérament. Immoral sans perversité, brutal sans grossièreté, roué sans finesse, dévoué sans discernement, Carnioli est une représentation très heureuse de cette classe d’hommes qui en vous n’aiment qu’eux-mêmes, vous veulent semblable à eux pour vous aimer, et supposent que leurs amis doivent être comme eux à l’abri des maux de nerfs et de la phtisie.

Dalila est accepté généralement comme le chef-d’œuvre de l’auteur, et je crois que ce jugement du public est juste sans être tout à fait équitable. Si M. Feuillet n’a jamais eu plus de fermeté et de précision que dans ce drame, en revanche il a mis dans une autre œuvre plus de passion et plus de flamme. Je confesse que j’ai pour l’émouvant récit intitulé la Petite Comtesse une prédilection toute particulière. Cependant, comme le rôle d’un-critique n’est pas d’avoir des sympathies irréfléchies, j’essayerai de donner les raisons qui me font préférer ce roman à toutes les autres œuvres de M. Feuillet. La Petite Comtesse a été jugée très sévèrement ; on l’a, entre autres choses, accusée d’être une histoire improbable, impossible, que sais-je ? Improbable nullement, rare certainement. L’histoire est celle de deux âmes qui se sentent attirées l’une vers l’autre par une attraction invincible, et qui tombent foudroyées presque au même instant, l’une par le coup de tonnerre de la passion, l’autre par le choc en retour. La rapidité avec laquelle la passion précipite le dénouement a choqué beaucoup de lecteurs, même parmi les plus intelligents ; on a trouvé que ce dénouement était bien romanesque et peu motivé ; en un mot, on n’a pas compris la nécessité du coup de foudre, qui me semble au contraire la preuve la plus vraie que l’auteur ait donnée de sa science du cœur humain. Je prierai de remarquer que la passion des deux amants est soudaine comme l’éclair, et par conséquent doit se terminer par un désastre. Où a-t-on vu que des passions soudaines eussent jamais une fin heureuse ? Il n’y a de passions heureuses que celles qui se sont formées lentement, où toutes les causes de malentendus ont été écartées par une main prudente, discrète et aimante ; mais la passion soudaine ressemble à la foi qui veut ravir le ciel par violence. Elle est grosse d’imprévu, d’un imprévu qui n’est pas à longue échéance, qui éclatera infailliblement dès la première heure. Les causes de malentendu abonderont, et le temps manquera toujours pour les dissiper. En outre, ces passions, irrésistibles en raison même de leur soudaineté, iront jusqu’au bout d’elles-mêmes. Tout est blessure grave, coup décisif, lésion mortelle dans une pareille passion, un mot ironique, une méprise de l’esprit, une honnête réserve. C’est l’histoire de l’héroïne de M. Feuillet : elle meurt victime d’une méprise d’esprit, d’une fausse observation que son amant n’a pu réparer ; le temps lui a manqué, et la passion qu’il avait inspirée n’avait pas le temps d’attendre. « Eh bien ! monsieur, Dieu n’a pas béni notre sagesse », dit la vieille marquise, lorsque George s’éloigne en laissant Mme de Palme frappée à mort, et ce mot résume heureusement la moralité de l’histoire. Quant à la composition du livre, elle me semble presque admirable. La tranquillité des premières pages, la longue et lente description de la sécurité morale du héros qui vit insouciant et heureux dans sa retraite laborieuse, font un contraste frappant avec l’orage terrible qui termine l’histoire. Le ciel était pur et bleu, et tout à coup le simoun a soufflé, et deux créatures-humaines ont été enlevées avant qu’on ait eu le temps de dire : « Voyez ». Le caractère de la petite comtesse, cette femme composée de saillies et de flammes, est d’une originalité saisissante, et n’avait pas été tenté dans la littérature depuis la fameuse Ondine de Lamotte-Fouqué, qu’elle m’a rappelée, et à laquelle elle ressemble autant qu’une mortelle terrestre peut ressembler à une fée des eaux. L’auteur lui fait commettre avant de mourir une assez vilaine action qui a été généralement regardée comme une tache inutile. Je ne suis pas de cet avis. Cette action, toute vilaine qu’elle est, est en parfait accord avec le caractère spontané de l’héroïne ; c’est une action désespérée y d’une logique très absurde, mais très féminine. « Eh bien ! soit, puisque je ne puis être aimée et que je ne suis pas digne d’être aimée à ce qu’il paraît », voilà tout le raisonnement de l’héroïne. Je recommande la Petite Comtesse à l’attention des admirateurs nombreux du Roman d’un jeune homme pauvre. Je leur conseille une seconde lecture de cette belle histoire, et je ne doute pas qu’ils ne conviennent ensuite avec moi que de toutes les œuvres de M. Feuillet, c’est la plus parfaite et la plus poétique.

Le Roman d’un jeune homme pauvre a obtenu un plus grand succès, mais n’a pas, à mon sens, la même valeur que la Petite Comtesse. Le grand reproche que nous avons à faire à l’auteur, c’est d’avoir refusé d’approfondir son sujet. M. Feuillet a eu peur du réalisme : c’est une crainte salutaire, mais qui lui a fait un peu trop dédaigner la réalité. Qu’il nous permette de lui dire que la situation qu’il a voulu peindre est beaucoup plus grave qu’il n’a l’air de le croire, et que les infortunes d’un jeune homme pauvre sont beaucoup plus amères que celles de son héros. Un jeune homme pauvre n’est pas précisément un personnage romanesque, car il vit en familiarité avec les réalités les plus sévères et les plus sombres. Sa dignité elle-même n’est pas celle que lui prête M. Feuillet : il n’a pas cette dignité calme, maîtresse d’elle-même, toujours égale, qui est celle de Maxime, mais une dignité beaucoup plus violente et récalcitrante. Elle n’est pas passive et purement défensive, elle est volontiers belliqueuse et agressive. Un jeune homme pauvre n’a pas de roman, ou, s’il en a un, il est beaucoup plus difficile à construire que celui du héros de M. Feuillet. Mais quel roman pourrait en revanche égaler en intérêt la connaissance positive de la réalité, les épreuves morales, les terreurs de l’abandon, les longues rêveries de la solitude, la science impitoyable d’observation que la pauvreté engendre ou enseigne ? Les expériences d’un homme pauvre dépassent en profondeur celles de tous les autres hommes, car il est directement en relation avec la nature, et il lui faut juger les hommes, non, comme les riches, d’après leur surface, mais d’après leur valeur morale intrinsèque. Les riches n’ont jamais l’occasion de voir les hommes tels qu’ils sont ; les pauvres au contraire les voient tels qu’ils sont à toute heure du jour. M. Feuillet n’a peut-être pas tenu assez compte de ce mot profond de Goethe, dont il aurait dû se souvenir davantage : « Celui qui à l’heure de minuit n’a jamais mouillé son lit de larmes, celui-là ne vous connaît pas, puissances célestes ! » Le séjour de Maxime dans les régions de la pauvreté est beaucoup trop rapide pour qu’il ait eu le temps de se familiariser avec ces puissances redoutables. Il n’a fait qu’y passer, de manière à en savourer les plaisirs, car la pauvreté au début a ses plaisirs comme la fortune. Sa pauvreté est une agréable aventure qui a jeté dans sa vie le charme de l’imprévu, et qu’il se rappellera avec bonheur. Plus tard il pourra dire à ses enfants : Je fus pauvre un certain jour !

Le roman d’un jeune homme pauvre, ce ne sont pas les aventures plus ou moins brillantes dans lesquelles M. Feuillet a jeté son héros ; ce roman, c’est la pauvreté même, et la preuve, c’est que les pages les plus charmantes, les plus ingénieuses et les plus profondes du livre sont les cinquante premières, où le journal de Maxime ne raconte rien qu’humiliation, détresse et abandon. Toute cette partie est irréprochable, et porte la marque d’une main sûre d’elle-même. Mme Laubépin s’adressant à Maxime avec la voix languissante qu’on prend au chevet des malades, les ruses sympathiques de la bonne Louison pour faire accepter son dîner au jeune homme dont elle devine les souffrances, la promenade aux Tuileries au milieu des vertiges de la faim, la rencontre de l’ami sur le boulevard, la scène du parloir et l’escroquerie du morceau de pain, autant de traits vifs, poignants, pris dans la réalité même, qui touchent et troublent comme le spectacle de la vérité. L’intérêt du lecteur suit ardemment le héros dans son voyage à ce vieux château de Bretagne où l’attendent de nouvelles luttes. Ici je m’arrêterai un instant pour faire observer à M. Feuillet qu’il ne s’est peut-être pas suffisamment préoccupé des exigences légitimes de l’imagination. Il a cru que celle du lecteur reculerait devant des émotions trop fortes, et qu’elle demandait à être tenue sous une impression de confiance et d’espoir. Je crois qu’il s’est trompé ; l’imagination est une faculté épicurienne, qui ne demande pas mieux que de tirer un plaisir — même de la terreur, même des larmes. Lorsqu’elle voit Maxime entrer au château, elle s’attend à des luttes inégales entre le bonheur et la pauvreté ; elle accepte d’avance les situations les plus douloureuses, les émotions les plus poignantes. M. Feuillet ne l’a pas voulu ; la lutte est terminée au moment où l’imagination du lecteur croit qu’elle va commencer sérieusement.

Acceptons cependant le roman tel que l’auteur l’a conçu. Nos réserves une fois faites, nous conviendrons que, si le romancier a voulu placer l’imagination du lecteur sous une impression heureuse, il y a réussi. Chacune de ses pages est un sourire mouillé de larmes : l’arrivée de Maxime compose un tableau charmant ; les portraits des habitants et des habitués du château forment une galerie intéressante et curieuse : la vieille Mlle de Porhoët, la frileuse Mme Laroque, la fragile Mlle Hélouin, le volage M. de Bévallan, et ce couple de philistins femelles,

Mme Aubry et Mme de Saint-Cast, sont pour nos lecteurs de-vieilles connaissances qu’il nous suffira de rappeler à leur souvenir. Ce ne sont là toutefois que des personnages plus ou moins épisodiques : à partir de l’arrivée de Maxime au château, tout l’intérêt se concentre sur Mlle Marguerite Laroque, le caractère vraiment original du roman. Ce caractère est-il vrai ? Grande question, très controversée, à l’heure où nous écrivons, par tous ceux qui ont vu la pièce du Vaudeville. À vrai dire, la question nous semble souvent assez mal posée entre les controversistes, qui cherchent généralement dans leurs souvenirs et leur expérience un moyen de la résoudre. Il importe assez peu qu’un tel caractère ait vécu ou n’ait pas vécu, ait été pris dans la vie réelle ou soit sorti de l’imagination de l’auteur. Pour savoir s’il est vrai, il suffit de se demander s’il est possible. Oui, il est possible, et par conséquent vrai. C’est une heureuse création que cette jeune fille devenue sèche et froide à force de sentiment loyal, méprisante à force d’amour, soupçonneuse à force d’aspirations vers la sincérité. Sa défiance est une déviation, une dépravation, si j’ose m’exprimer ainsi, de la dignité ; mais elle est très explicable, quoique bizarre, et tous les cœurs un peu fiers ont certainement éprouvé quelques-uns des mouvements ombrageux, un peu trop multipliés pourtant, que ressent son cœur. Nous l’aimons pour son mépris de la fausse poésie, pour cette raillerie cruelle avec laquelle elle persifle et calomnie les choses qu’elle aime le mieux plutôt que de les voir gauchement profanées par des mains hypocrites. Comme toutes les âmes qui ont des sentiments droits et forts, elle se ferme et se protège par l’ironie contre la peste de l’égalité et les confidences saugrenues des âmes poétiques, mais vénales, qui pourraient l’approcher. Dès la première heure, Marguerite a fait sentir à Maxime que s’il avait par hasard une âme d’intendant, il pouvait exercer ses talents à flatter des sentiments d’institutrice. « “Allons, je vois, monsieur, a-t-elle dit avec une singulière expression d’ironie, que vous aimez ce qui est beau, ce qui parle à l’imagination et à l’âme : la nature, la verdure, les bruyères, les pierres et les beaux-arts. Vous vous entendrez à merveille avec Mlle Hélouin, qui adore également toutes ces choses, lesquelles pour mon compte je n’aime guère. — Mais au nom du ciel, qu’est-ce donc que vous aimez, mademoiselle ?” — À cette question, que je lui adressais sur le ton d’un aimable enjouement, Mlle Marguerite s’est brusquement tournée vers moi, m’a lancé un regard hautain et a répondu sèchement : “J’aime mon chien. Ici, Mervyn !” » J’ai cité ces quelques lignes parce qu’elles donnent bien le ton habituel de cette âme bizarre, et expriment fidèlement la nuance d’ironie qui lui est propre. Le caractère de Marguerite n’a donc aucun trait qui ne soit et ne puisse être vrai ; malheureusement M. Feuillet a poussé ce caractère à outrance, de manière à le faire paraître invraisemblable. Marguerite est tellement préoccupée de n’être pas aimée pour sa fortune, elle est tellement défiante, qu’elle tombe elle-même dans les défauts qu’elle redoute de rencontrer chez les autres. Ses exigences ressemblent parfois à des indignités. Il faut en vérité que l’amour de Maxime soit tenace pour résister à des épreuves aussi insultantes, à des mauvais traitements aussi peu mérités, et ne pas se changer en indifférence ou en mépris. En outre, je ferai remarquer à M. Feuillet qu’il y a certaines preuves de passion qui ont pour effet naturel non d’augmenter, mais de refroidir l’amour. Je fais allusion ici au saut périlleux que Maxime exécute du haut de la tour. On comprend bien qu’il expose sa vie pour ne pas rester sous le coup des soupçons de Marguerite ; ce que l’on comprend moins, c’est que son amour ne soit pas atteint profondément après cette scène. Il est doux sans doute de donner sa vie pour ce qu’on aime, mais certes il est amer d’être envoyé à la mort par une ironie gratuite, un soupçon ombrageux ou un caprice cruel. Une ballade espagnole raconte qu’une dame laissa tomber par caprice son gant dans une arène où combattaient des lions, et demanda à son amant, assis auprès d’elle, d’aller le ramasser : le cavalier descendit sans répondre, ramassa le gant et le remit à sa maîtresse ; mais il ne l’aimait plus, dit la ballade, qui, je crois, est d’accord ici avec le cœur humain.

Le Roman d’un jeune homme pauvre continue au Vaudeville, sous une forme dramatique, le cours de ses succès. Les observations précédentes nous dispensent d’insister sur le drame, qui n’est que la transformation habile et ingénieuse du roman. M. Feuillet n’a rien ajouté à sa conception première ; en revanche, il a beaucoup retranché. Mlle de Porhoët, une des plus heureuses créations du récit, n’est mentionnée qu’en passant dans une phrase insignifiante ; les promenades dans la campagne, les exploits de natation de Maxime, les mésaventures aquatiques de M. de Bévallan, ont dû disparaître également, le drame ne pouvant jouir des franchises du roman. M. Feuillet a dû comprendre plus d’une fois, à mesure qu’il découpait en scènes de comédie les pages de son récit, combien cette coutume, aujourd’hui universellement répandue, de présenter la même idée sous deux formes aussi différentes que celles du drame et du roman est peu légitime et peu conforme aux véritables lois du goût. Les conceptions de l’imagination ne se prêtent pas indifféremment à toutes les formes ; il est impossible qu’une idée qui s’est présentée à la pensée d’un auteur sous la forme d’un roman puisse se retrouver identiquement la même sous la forme d’un drame. Mille nuances, nécessaires à l’explication des caractères, devront être supprimées. Telle action qui, dans le roman, se comprenait sans effort, devient choquante à la scène, lorsqu’elle éclate brusquement, sans que l’imagination du spectateur ait été préparée à l’accepter par les minutieuses explications de l’auteur. Telle situation qui paraissait naturelle lorsqu’on lui accordait pour se développer un long espace de temps devient incompréhensible lorsqu’on la voit resserrée dans la courte durée d’un drame. Le duel de point d’honneur entre Marguerite, qui veut être sûre de ne pas être aimée pour sa fortune, et Maxime, qui veut mettre sa pauvreté à l’abri de tout soupçon, se comprend mieux dans le roman qu’à la scène. Dans le roman, nous accordons aux personnages le bénéfice des jours et des heures ; tel soupçon amis une semaine à couver, chaque journée a produit son contingent de petites aventures : par conséquent, quelque surprenante qu’elle puisse être, la situation n’a rien de brusque et d’inexplicable. Dans le drame au contraire le duel s’engage sous nos yeux, se poursuit sans paix ni trêve, se prolonge sans merci. Chaque explication, au lieu de réconcilier les adversaires et de leur mettre la main dans la main, ne fait que les séparer plus profondément et les éloigner davantage l’un de l’autre. La dignité de Marguerite finit par paraître insolente, et l’amour de Maxime par paraître humble. Marguerite exige trop, et Maxime est disposé à trop accorder. Après le saut périlleux de la tour, que peuvent signifier pour une fille sensée les commérages de Mlle Hélouin ? Autre chicane : des deux tableaux qui composent le cinquième acte, le premier nous paraît de trop. Ce tableau est rempli par la mort du vieux corsaire Laroque, qui à l’heure de l’agonie reconnaît les traits héréditaires des Champcey. À quoi sert l’exhibition de ce vieux scélérat, puisque M. Feuillet n’a pas employé cet incident pour dénouer la situation, qui reste aussi embarrassée qu’auparavant ? Mais à quoi bon multiplier les critiques ? Sans doute ce n’est qu’une copie habile d’une œuvre originale, mais elle compose un spectacle des plus agréables et des, plus distingués. Malgré les coupures obligées et les transformations nécessaires, la charmante conception de M. Feuillet conserve encore son attrait et sa poésie. Ce drame émeut souvent, et plaît toujours. Il plaît toujours, et c’est la véritable raison du légitime succès qu’il a obtenu. On est ravi de trouver enfin sur la scène des sentiments élevés, qui peuvent être acceptés par tout le monde, exprimés dans un langage qui n’est pas celui de tout le monde, et de contempler des personnages qu’on pourrait saluer, si on les rencontrait.

Et maintenant nous prendrons congé de cet ingénieux et brillant écrivain. Si le ciel nous prête vie, nous espérons le retrouver dans quelques années aussi grand artiste que nous le quittons artiste délicat. Son passé nous donne une pleine confiance dans l’avenir de son talent, car il a surpris ceux mêmes qui l’aimaient, et il a découragé ceux qui s’obstinaient à le nier. Il n’a pas gaspillé son esprit en productions hâtives ; il a toujours attendu l’heure de l’inspiration, qui l’en a récompensé par ses plus aimables sourires. Lentement, mais sûrement, il a dégagé son originalité et assoupli son talent. Nous l’avons toujours vu en progrès sur lui-même, en voie de perfectionnement. Enfin, qualité exquise autant que rare, il n’a jamais aimé que les succès de bon aloi. Les applaudissements grossiers ne l’ont pas séduit, et les suffrages des hommes de goût lui ont paru préférables aux suffrages ignorants des premiers venus. Mais aujourd’hui qu’il est maître de lui-même et que son nom a conquis tant de sympathies, nous aimerions à le voir hardi autant que nous avons aimé à le voir prudent. Qu’il élargisse son horizon ; que, sans quitter sa calme retraite et sa campagne aimée, il jette plus souvent un regard sur le vaste monde. Le vaste monde, la large humanité, les grandes croyances, voilà la carrière inépuisable d’où le véritable artiste doit désirer tirer la matière de ses œuvres. Que l’on sente vibrer un peu plus en lui la fibre de l’homme universel sympathique à toute grandeur, à toute cause noble, accessible à toutes les préoccupations légitimes de ses contemporains. Le vaste monde n’est pas l’étroite enceinte d’un salon choisi, c’est une large arène où les hommes combattent pour de grands et complexes intérêts, et la mission du poète par conséquent n’est pas seulement de plaire, mais d’encourager et de consoler les cœurs qui luttent. Quelles que soient cependant les métamorphoses que nous réserve ce talent dans l’avenir, saluons dès aujourd’hui M. Feuillet comme le premier des poètes et des romanciers de la génération présente.

II. Sibylle §

M. Octave Feuillet est un de ces écrivains de plus en plus rares dont chaque production nouvelle mérite l’attention de la critique. Son originalité, qui est des plus fines et des plus subtiles, se trouve en même temps des plus solides et des plus vraies. Nous voudrions expliquer en quoi elle consiste ; la tâche étant quelque peu délicate, on voudra bien nous pardonner quelques subtilités ; notre excuse est dans le sujet même qui va nous occuper.

M. Octave Feuillet est l’auteur d’une des tentatives les plus singulières qui se puissent concevoir : il a cherché à unir les dangereux et puissants plaisirs de l’imagination aux vertus paisibles de la vie de famille, et a voulu faire bénéficier les cœurs honnêtes des séductions poétiques qui sont propres aux tentations, équivoques et aux passions interdites. Nature en même temps poétique et sensée, âme d’artiste ouverte à toutes les émotions brillantes et sensible à tous les souffles qui viennent du pays des passions, cœur honnête habité par tous les sentiments qui sont l’honneur des existences droites et simples, il s’est trouvé dès ses débuts partagé entre deux instincts contraires et sollicité par deux voix qui lui parlaient un langage différent. C’est toujours une grande souffrance que d’être tiré et sollicité en sens contraire, mais ici le martyre n’a rien en que de délicieux, à en juger par les œuvres qui en ont été le produit. Le romancier a découvert le moyen d’associer en un paisible ménage les deux instincts ennemis et de faire dialoguer les deux voix sans clameurs violentes et sans dissonances anarchiques. Bref, M. Feuillet s’est trouvé dans la situation de ce héros d’un joli roman chinois, qui, se voyant aimé de deux femmes également belles, se tire d’affaire en les épousant toutes deux, et vit heureux avec elles dans l’union la plus parfaite. C’est dans cette bigamie morale que consiste principalement l’originalité de son talent.

Tous les-mondains honnêtes gens, toutes les âmes poétiques qui vivent résignées aux contraintes que leur imposent les lois sociales ont su gré au romancier de cette tentative difficile si délicatement menée à bonne fin, et cela avec juste raison. Les brillants scandales de la littérature romantique avaient eu quelque chose de choquant et d’insultant, non seulement pour la conscience, mais, ce qui est quelquefois plus grave, pour l’amour-propre des honnêtes gens. Il était vraiment humiliant de s’avouer que la poésie était le privilège des cœurs faibles et des âmes équivoques, et de se voir relégué dans le troupeau du vulgaire prosaïque pour être resté fidèle aux prescriptions de la droiture et de l’honneur. Eh quoi ! la passion coupable aura toutes les séductions, et la passion légitime et permise ne connaîtra d’autres plaisirs que moroses et n’inspirera qu’une estime froide et sans attraits ! Toutes les fleurs de la terre seront cueillies pour l’ornement du vice, et la vertu devra se contenter des herbes maussades qui sont l’emblème de la patience, de la routine et de l’ennui ! Quoi ! les émotions poétiques les plus innocentes me seront refusées, parce que je ne suis ni aventurier, ni corsaire ; les simples promenades au clair de lune me seront interdites, sous le beau prétexte que les honnêtes gens ne sont pas des rêveurs et que la vertu doit se coucher de bonne heure ! C’est cette révolte secrète, très légitime et très fondée, que M. Octave Feuillet a comprise, exprimée et favorisée.

Les mondains ont été heureux de rencontrer un écrivain qui ne nourrissait contre eux aucune prévention, qui avait su remarquer ce qui se cachait souvent de passion sous leurs discrètes paroles, et combien d’émotions puissantes animaient en se dissimulant leurs existences sagement réglées et prudemment conduites. On ne savait pas bien avant M. Feuillet, et surtout on n’avait jamais bien dit tout ce qu’il y a de poésie chez les gens qui ne font pas profession d’être poétiques. La poésie dans le monde est en effet semblable à ces rares mines d’émeraude qui sont d’une exploration si laborieuse et si difficile, mais qui récompensent si richement leur patient explorateur. On passe souvent des années avant que la pioche ait remué autre chose qu’une argile sans valeur ; puis tout à coup la pierre précieuse se découvre. C’est cette richesse poétique, rare et cachée comme l’émeraude, dont M. Feuillet s’est emparé et dont il a fait la matière de ses délicats et fins bijoux.

L’ingénieux écrivain ne s’est pas contenté de plaire aux honnêtes gens en leur révélant la poésie qui était en eux, il a voulu joindre à ce service un don qui pouvait être dangereux et équivoque, mais qui, grâce à son art sagace et prudent, n’a eu que des influences heureuses. Ce don, nous l’avons dit, c’est d’avoir fait bénéficier la vertu de toutes les séductions des passions coupables et d’avoir appris aux âmes loyales qu’elles pouvaient parler un langage aussi poétique et aussi éclatant de métaphores, si cela leur plaisait, que les âmes les plus aventureuses et les plus folles. Les gouffres ont des attractions irrésistibles ; cela est bien connu de tous ceux qui se sont penchés sur des précipices ou qui ont pris trop de plaisir à lire certaines productions de notre moderne littérature romanesque. M. Feuillet a fait promener ses honnêtes héroïnes au bord des précipices les plus dangereux, de manière à leur faire connaître et savourer les puissantes, et paraît-il, voluptueuses émotions de l’abîme. Les fleurs empoisonnées ont des parfums mortels, mais enivrants ; M. Feuillet les a fait respirer à ses héros juste le nombre de minutes voulues pour que la sensation désirée ne dégénérât pas en torpeur. Les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal conservent toujours sur les fils d’Adam et sur les filles d’Ève leur prestige fatal ; M. Feuillet les détache adroitement de l’arbre et les leur présente d’assez près pour en faire admirer l’éclat et les couleurs et de trop loin pour leur permettre de mordre à la cendre dont ils sont pleins. L’orage qui foudroie a des beautés contre lesquelles l’imagination voudrait en vain se défendre ; M. Feuillet fait passer la lueur vive des éclairs devant les yeux de ses héros, et les fait menacer des grondements de la foudre, mais il les fait rentrer au foyer dès que les premières gouttes de pluie tombent ; ou bien, s’il faut qu’ils soient victimes, il les fait périr dans toute la pureté de leur cœur, sans autre crime que l’imprudence avouable des natures généreuses. Ainsi les plus honnêtes gens ont aussi leurs aventures périlleuses, et connaissent à leur heure tout ce qu’il peut paraître doux de connaître des passions défendues. L’auteur leur verse la livre de parfums dont parle l’Écriture, en leur épargnant l’once d’amertume.

M. Feuillet a donc réussi à unir deux esprits en apparence inconciliables : l’esprit judicieux et moral du bonhomme Chrysale, ou plutôt de la charmante Henriette, avec l’esprit des personnages d’Alfred de Musset. Le mélange est si complet, qu’il en résulte une sorte d’équité tout à fait exceptionnelle, et aussi charmante qu’elle est rare. Cette équité consiste en ce que ces deux esprits, non seulement se tempèrent mutuellement, mais se défendent et se justifient réciproquement. Si M. Feuillet ne permet pas que la vie de famille et les sentiments légitimes soient sottement flétris de l’épithète de prosaïques, il ne permet pas davantage que les sentiments poétiques soient calomnieusement traités de chimériques, et il défend avec autant d’habileté que de courage les caractères que l’on qualifie de romanesques contre les outrages de l’hypocrisie.

Une de ses thèses favorites est de montrer que ces caractères que l’on présente comme reposant sur un fondement faux ou comme perdus à la poursuite d’une vaine chimère, reposent au contraire sur la véracité et la loyauté, et sont épris des réalités les plus désirables et les plus grandes, les seules grandes et les seules désirables. Tous les lecteurs connaissent les noms de ses héros et surtout de ses héroïnes, Mme de Palme, Marguerite Laroque, Sibylle de Férias. Ces âmes, que leurs ennemis et aussi leurs amis qualifient de chimériques, sont au contraire d’une substance très forte et très réelle, si bien que les vrais esprits chimériques sont leurs accusateurs, car leurs reproches s’adressent à d’autres que ceux qu’ils accusent. Loin de caresser voluptueusement des rêves, ces personnages sont sévères jusqu’au point d’être durs et cruels pour eux-mêmes. Loin de se repaître de mensonges, ils poussent l’amour de la sincérité jusqu’à la destruction de leur bonheur. Loin de nourrir des sentiments faux, ils les redoutent chez autrui, et les poursuivent, lorsqu’ils les rencontrent, de toute leur haine et de tout leur mépris. C’est une ingénieuse apologie des caractères poétiques que de les avoir montrés fidèles à la nature et fortement attachés aux sentiments vrais. On n’a pas assez remarqué, jusqu’à présent, ce côté du talent de M. Feuillet, et j’éprouve un véritable plaisir à le révéler.

Son nouveau récit, l’Histoire de Sibylle, est en tous points digne de ses aînés ; mais je crains que ses destinées soient plus orageuses, et qu’il ne soit pas applaudi avec la même unanimité. Il soulèvera, il soulève déjà des controverses en sens très divers, controverses dont le résultat pourrait être très instructif. L’observateur curieux qui irait interrogeant avec adresse, sollicitant les opinions de ses amis et connaissances, au sujet de ce roman, pourrait peut-être, en coordonnant les confidences qui lui seraient faites, savoir exactement à quoi s’en tenir sur la pensée véritable de notre société touchant un des points les plus délicats du mariage.

Sibylle de Férias est une enfant de vieille race, dont le corps frêle et gracieux loge une de ces âmes ardentes et mélancoliques que l’on pourrait appeler une âme ancienne, tant les hauts désirs et les nobles pensées y naissent de bonne heure, tant les combinaisons de l’imagination y sont inattendues, subtiles et hardies. Qui n’a vu le spectacle charmant et effrayant à la fois de ces âmes d’enfant qui naissent mûres à la vie, dont l’intelligence semble, non s’initier péniblement aux choses de ce monde, mais reprendre sans efforts une expérience un instant interrompue, comme leur corps reprend ses jeux après une heure de repos ! À ces enfants on peut prédire à coup sûr une destinée douloureuse. Tout les fera souffrir, même ce qui donne aux autres le bonheur et la joie. Les anecdotes et les riens de l’enfance minutieusement recueillis par l’auteur font comprendre ce caractère mieux que ne le pourrait exprimer la psychologie la plus profonde, et évoquent aux yeux du lecteur le personnage de Sibylle. Un soir, lorsqu’elle était enfant, et avant même qu’elle pût parler, on la vit pleurer en levant les yeux au ciel, et en étendant la main vers quelque chose de lointain ; Sibylle demandait une étoile. Plus tard, un de ses grands désespoirs fut qu’on ne lui permît pas de chevaucher un des cygnes qui nageaient dans les bassins du jardin paternel. Cette dernière anecdote resta proverbiale dans la famille, et, comme diraient les Anglais, illustrative du caractère de la jeune fille : « Voilà Sibylle qui veut monter sur le cygne ! » ne manquait jamais de dire son grand-père, lorsqu’elle exprimait quelque haut désir trop noble pour les conditions de la terre, ou qu’elle aspirait à quelque perfection impossible à rencontrer. Quant au tempérament de cette âme, à ce qu’on pourrait appeler sa partie physiologique, M. Feuillet nous l’a révélé par un mot étrange et profond. Un jour que tous les habitants du petit village maritime qu’habitait la famille de Férias, suivaient avec anxiété sur la plage les luttes d’une barque de pêcheurs contre la tempête, Sibylle, malgré les instances de son grand-père, voulut rester jusqu’à la fin de cette scène navrante : « Laissez-moi ! je suis trop heureuse ! » dit-elle. Cette variante naïve du suave mari magno exprime bien l’intensité de sensibilité de cette nature ardente et fragile. Nous comprenons que cette âme sera facilement courageuse contre elle-même, parce qu’elle trouvera d’âpres jouissances dans l’accomplissement des lois du devoir et du sacrifice. Ce mot prépare le dénouement du livre, et en donne au lecteur la complète intelligence. Mais en même temps il nous révèle le côté faible et répréhensible de l’héroïne. Il peut entrer un atome d’égoïsme jusque dans le sacrifice le plus désintéressé, et il y a telle âme angélique dont la douceur est implacable.

Cette première partie du livre où M. Feuillet a rassemblé avec un soin minutieux et sympathique les menus détails de l’enfance de Sibylle, comme aurait pu le faire le vieux marquis ou le bon abbé Renaud, possède un charme poétique extrême. Les manies poétiques de la jeune fille, son amitié pour le fou Feray dont elle assouplit l’humeur sauvage, les tourments de sa jeune raison qui prend tout au sérieux, le culte qu’elle adresse à Dieu sur un autel bâti de ses mains en pleine nature, son déguisement en magicienne et sa rencontre avec Raoul auprès de la fontaine, autant d’incidents ingénieusement inventés, combinés et juxtaposés. Dans ces trois mots nous renfermons l’éloge en même temps que la critique de cette partie du récit. Cela, en effet, donne l’impression d’un tableau en mosaïque, composé de pièces rapportées avec adresse, et procure le même genre de plaisir que nous éprouvons en parcourant un parc anglais. On goûte je ne sais quelle joie artificielle et naïve en même temps à rencontrer ingénieusement rapprochés tous les spectacles poétiques et pittoresques que nous rencontrons séparés dans la nature et à effleurer successivement les émotions très variées qu’ils peuvent faire naître. Voici une maisonnette rustique qui est destinée à faire penser aux menteuses idylles, un assemblage de rochers qui reporte notre esprit vers les âpres déserts de la Thébaïde, un fourré où la lumière est habilement ménagée de manière à nous donner l’impression des bois sacrés antiques, une riante prairie propre aux causeries du Décaméron ou aux rencontres des contes de fées. En même temps que nos yeux parcourent tant d’objets disparates, notre imagination effleure sans les approfondir les sensations que peuvent donner les mondes divers de la poésie et de la nature. Tel est à peu près le plaisir qui ressort du récit de l’enfance de Sibylle. Les sentiments les plus forts et les plus divers, affections de la famille, candeur catholique, fermeté protestante, mélancolie du scepticisme, magie de la nature, sont comme conviés par l’auteur à se réunir pour former un spectacle poétique. L’effet de cette réunion est d’une bizarrerie quelque peu artificielle, mais souvent touchante et toujours élégante et gracieuse.

La partie la plus sérieuse et la plus humaine de ce long et minutieux récit est la double description des deux familles de Sibylle : le contraste est excellent et posé de main d’artiste. D’un côté, le foyer patriarcal du château de Férias, dont les dalles sont moins solides que les sentiments des hôtes qu’il réchauffe ; de l’autre, le mondain et quelque peu banal foyer parisien, étroit et élégant, inhospitalier dans sa banalité même, — un foyer où les dieux lares n’ont jamais élu domicile, auprès duquel ne se sont jamais échangés que de froids saluts et de vaines et quelquefois d’amères paroles… Je me contente d’indiquer le contraste, car j’ai hâte d’arriver à la donnée véritable du livre, à l’idée qui en est sinon le charme, au moins l’intérêt capital et sérieux.

Sibylle ne connaît qu’un seul amour dans sa triste existence, et elle meurt volontairement, afin de se dérobera cet amour. Lorsqu’elle était enfant, poussée par une de ces boutades de poésie fantasque dont la solitude était l’unique témoin, elle s’était assise un jour auprès d’une fontaine, coiffée de fleurs sauvages et une baguette en main, de manière à figurer la fée de ce lieu qu’elle croyait désert ; c’est dans cette attitude qu’elle avait eu le joyeux déplaisir d’être surprise par le plus aimable des importuns, un beau jeune homme, du nom de Raoul, qui lui avait baisé galamment la main et avait disparu après cet hommage chevaleresque. Les années s’écoulent et le souvenir de cette apparition reste toujours vivant dans le cœur de Sibylle. Ce n’est pas que ce souvenir y soit violent ou impatient ; non, mais ce qui est plus grave peut-être, il y est endormi. Reverra-t-elle jamais Raoul ? elle n’y songe même pas ; comment les hasards de la destinée pourraient-ils jamais les rapprocher ? Ce souvenir ne lui cause donc ni regrets, ni désirs. Mais à son insu il suffit pour empêcher qu’aucun autre amour ne s’éveille en elle ; il maintient son cœur exempt de trouble et indifférent. De loin en loin, lorsqu’on prononce devant elle ce nom de Raoul, un léger flot de sang vient colorer son visage, et c’est tout. Cet état d’impassibilité aimante, de vague ténacité, pendant lequel, sans bruit et sans en avoir conscience, l’âme se recueille et se prépare à ses passions sérieuses et durables, a été bien observé et bien rendu par M. Feuillet.

La passion de Sibylle nous permet aussi de mesurer la distance qui sépare deux sentiments qu’on confond d’ordinaire et qui sont d’ordre très différent. Ce n’est pas ce premier amour des jeunes filles, qu’un romancier a comparé à cette fleur du pêcher qui tombe au plus léger souffle sur le premier passant venu, et qui plus tard n’a d’autre importance dans le souvenir que de marquer la date du premier éveil du cœur. Si cet amour était celui de Sibylle, elle s’en guérirait, mais cet amour date de plus loin que l’adolescence, et il a toute la netteté et toute la fidélité obstinée des souvenirs de l’enfance. C’est Raoul que ses yeux ont rencontré lorsqu’ils se sont ouverts à la lumière ; il est le premier qui ait forcé son attention jusqu’alors sommeillante, le premier qui lui ait fait connaître la sensation de l’étonnement et qui ait imposé la fixité à ses regards jusqu’alors flottants à l’aventure. Contrairement aux amours de jeune fille qui sont passagers comme une ondée d’avril, ces sortes de sentiments, heureusement très rares, sont généralement incurables. N’y eût-il que cette cause, Sibylle ne pourrait guérir.

Ce qu’il y a d’étrange et d’original dans le malheur de Sibylle, c’est que l’obstacle à son amour ne lui est pas extérieur ; il vient d’elle-même, de la détermination de sa volonté. Sibylle sacrifie son bonheur et son existence à une raison de conscience. Jeune, elle avait connu les inquiétudes du scepticisme ; mais comme elle avait subi ces tourments avec candeur et sincérité, son âme n’y avait rien perdu de sa fraîcheur et de sa faculté de croire. Elle n’avait jamais perdu la confiance, même dans ses pires moments de doute ; aussi avait-elle retrouvé la foi sans effort. Sibylle était catholique fervente et convaincue. Depuis sa conversion, ses méditations et ses rêveries, sans prendre aucun caractère dogmatique, avaient acquis une fixité qu’elles n’avaient pas connue autrefois. Sibylle s’était habituée à diriger toutes ses pensées vers la religion, et à considérer toutes choses à la lumière de la foi, Alors s’était développé dans son cœur un sentiment qu’on prend quelquefois pour l’intolérance, et qui pourtant n’a rien de commun avec elle : je veux dire cette espèce de fierté défensive qui nous fait considérer, non pas nécessairement comme ennemis, mais comme étrangers, tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Quel n’est donc pas son effroi, lorsque, ayant retrouvé Raoul par un hasard inespéré, elle l’entend tenir des discours empreints du scepticisme et de l’athéisme du siècle ! Chacune des paroles du bien-aimé est une blessure pour sa conscience et son cœur. S’il n’était pas le bien-aimé, il ne serait plus, après de tels discours, qu’un étranger indifférent, que sa charité pourrait plaindre et qui l’attristerait sans la blesser ; mais il est le bien-aimé et il se transforme par conséquent en ennemi et en persécuteur. Ainsi, à peine retrouvé, ce rêve d’amour, si longtemps caressé, doit s’envoler. Partagée entre son amour et sa conscience, en proie à une passion qu’elle ne peut vaincre, et à laquelle elle ne veut pas céder, elle meurt doublement victime, et opère par sa mort cette inversion qui eût été nécessaire pour qu’elle vécût et fût heureuse.

Telle est la donnée du livre : elle est, je l’ai dit, très controversée à l’heure qu’il est. Beaucoup la trouvent fausse et précieuse, quelques-uns la trouvent empreinte d’intolérance. Comme la foi de Sibylle n’est ni vague, ni chimérique et qu’elle porte un nom très net et très franc, quelques incrédules et même, je le dis à regret, quelques esprits éminents des communions dissidentes ont vu dans la résolution de la jeune fille une apologie de certaines tactiques mondaines. La leçon pratique qui ressort du récit de M. Feuillet, a-t-on imprimé, c’est que pour faire un beau mariage et se pousser dans un certain monde, il est nécessaire de faire d’abord le sacrifice de ses opinions. Critique légère autant qu’injuste, surtout venant d’un esprit aussi éclairé que celui qui l’a exprimée3. Ce qui vous choque, convenez-en, c’est le nom de l’Église à laquelle Sibylle appartient ; mais écartons les noms et les étiquettes, et prenons la donnée en elle-même : nous la trouverons fondée sur la vérité morale et sur la nature.

Pour comprendre combien la conduite de Sibylle est loyale et sensée, chacun de nous n’a qu’à descendre en lui-même et à se souvenir de ce qu’il a ressenti lorsqu’il a fait sur une plus petite échelle la même expérience. Combien de fois n’avons-nous pas éprouvé un désappointement amer en découvrant que telle personne vers laquelle nous nous sentions portés par un mouvement de sympathie ne partageait pas notre vie morale ! Elle a parlé, et tout à coup nous avons senti un froid brouillard tomber sur notre âme et notre cœur s’est refermé. Cependant le sentiment que nous éprouvions n’était qu’attrait, bienveillance légère, sympathie superficielle ; que serait-ce donc s’il eût été amour profond, irrésistible, si notre cœur s’était engagé tout entier ! Par suite de quel singulier raisonnement voudrait-on que la passion la plus despotique de toutes fût exempte des exigences que nos cœurs imposent à leurs plus banales affections ? Plus la passion sera forte au contraire, et plus le froid qui nous saisira sera âpre et cuisant. L’étranger indifférent nous choquera, mais le bien-aimé nous fera peur. De quoi donc s’étonne-t-on ? Sibylle fait au nom de l’amour ce que nous faisons chaque jour au nom des affections les plus frivoles.

Je vais plus loin et je demande pourquoi les convictions religieuses n’auraient pas les mêmes droits que les convictions politiques ou même les simples convictions littéraires. On sait quelle est la force des haines politiques et la vivacité des antipathies littéraires. Comment, nous traitons des noms les plus odieux l’homme qui ne pense pas comme nous sur le cens électoral, ou qui ne partage pas notre admiration pour notre auteur favori, et cette vivacité de sentiments que nous décorons des plus beaux titres, nous l’appellerions intolérance, lorsqu’elle anime nos opinions-philosophiques ou religieuses ! En quoi d’ailleurs la conduite de Sibylle diffère-t-elle de celle que nous voyons tenir chaque jour par la sagesse mondaine ? A-t-on jamais vu beaucoup d’alliances entre royalistes et terroristes, et lorsqu’elles s’effectuent, ces alliances rie sont-elles pas regardées comme monstrueuses ? Et pour prendre des exemples, plus petits, mais plus instructifs encore, je demande si l’on voit beaucoup de partisans des trois unités et de la tragédie classique choisir leurs gendres parmi les romantiques ? Ces intolérances n’étonnent personne, et l’on voudrait que la foi catholique de Sibylle n’eût pas autant de droit qu’une opinion sur la forme de gouvernement ou la tragédie classique ! Ce serait un singulier temps que le nôtre en vérité, s’il refusait aux sentiments les plus forts, l’amour et la foi, les privilèges qu’il accorde à des sentiments d’ordre inférieur.

Et puis se dresse le suprême obstacle. « Tu ne vis pas de la même vie morale que moi, et nos âmes obéissent à des attractions différentes. Si nos âmes étaient dépouillées de leurs enveloppes charnelles, et laissées libres de suivre leurs attractions, il est trop évident qu’elles ne se rencontreraient pas une seule fois pendant toute la durée de l’éternité. Ces lois d’attraction sont profondément enveloppées et cachées dans la chair, et par conséquent nous ne les voyons pas s’accomplir, mais en existent-elles moins pour cela, et si nous sentons que nous devons être séparés pour l’éternité, ne sommes-nous pas déjà séparés dans le temps ? Qu’est-ce donc que cette alliance que nous poursuivons sinon une illusion odieuse et funeste ? » Sibylle est héroïque, puisqu’elle accomplit contre elle-même le sacrifice de son amour, mais elle est en même temps sage et prudente. Elle agit avec vaillance sans doute, mais elle agit aussi avec intelligence.

Encore une fois, le nom de l’Église à laquelle appartient Sibylle importe peu : fût-elle protestante ou schismatique, elle aurait le droit d’agir comme elle agit, au nom de sa foi particulière, et la donnée de M. Feuillet reste vraie, qu’elle soit transportée de l’Église catholique à l’Église protestante, ou même, ce qui est bien plus fort, au simple rationalisme philosophique.

Nous connaissons l’objection : ce qui réunit les âmes, c’est la conformité de leur nature, de leur manière de sentir, l’identité de leur substance, et non la conformité d’opinions dogmatiques, qui, selon le temps et les lieux, peuvent être différentes, et qui n’ont par conséquent aucun caractère essentiel. L’objection est très forte, et, pour notre part, nous l’admettons ; mais elle n’est pas applicable au cas de Sibylle. Oui, l’union de Sibylle et de Raoul serait possible, si Raoul, quelles que fussent ses opinions particulières, était chrétien d’esprit et de cœur. Alors son âme serait véritablement formée de la même substance que celle de Sybille, et leurs différences d’opinions n’auraient pas plus d’importance que n’en ont les nuances inévitablement diverses des caractères dans les ménages les plus unis. Si Raoul était de substance chrétienne, Sibylle pourrait lui pardonner aisément toutes ses hérésies, car ces hérésies ne seraient plus qu’un stimulant pour leur intelligence et un aliment pour le feu dont ils brûlent également ; leurs âmes auraient des ailes de couleurs différentes, mais elles auraient le même vol et seraient soulevées des mêmes souffles. Ici il n’y a rien de pareil. Raoul n’a pas dans sa nature le plus léger atome de christianisme ; il est sceptique dans la plus froide acception du mot ; et son incrédulité ne se contente pas d’être tolérante et passive, elle est volontiers agressive et hostile. En l’épousant, Sibylle épouserait non seulement un homme étranger à sa vie morale, mais un ennemi de sa vie morale.

J’ai dû me borner à expliquer et à justifier la donnée qui fait l’intérêt moral et philosophique de ce joli roman, et j’ai nécessairement négligé les beaux détails dont il est rempli. J’aurais aimé à appeler l’attention sur les deux plus émouvantes scènes de l’ouvrage, mais il se trouve que ces deux scènes n’ont pas un rapport tout à fait direct avec la donnée fondamentale, et qu’elles n’ont pas besoin d’être rappelées pour l’expression de cette donnée. Ces épisodes nous représentent : l’un, les joies de la vertu triomphante ; l’autre, les crimes et les noirceurs de la passion coupable.

La vertu est représentée par la duchesse Blanche de Sauves, cousine de Raoul. C’est une belle scène que celle où la duchesse avoue à Sibylle, qui ne le connaît pas encore, l’amour qu’elle éprouve pour le comte de Chalys, et où, sur le conseil de la jeune fille, elle prend le parti de tout déclarer à son mari. Il y a surtout un trait pris dans le vif de la nature féminine : ce sont les transports de sa joie et les vivacités de son amitié reconnaissante pour Sibylle. La turbulence de cette affection qui va tout de suite aux familiarités de l’amitié intime, l’agitation nerveuse qui naît de l’excès du bonheur et aussi du sentiment du danger couru, la spontanéité de ce besoin d’aimer qui saisit lorsqu’on s’est trouvé en péril de mort, la tendresse humide de larmes et presque orageuse qui s’empare du cœur lorsqu’il vient de triompher de lui-même, toutes ces nuances ont été finement saisies par l’auteur. La passion coupable est représentée par Clotilde du Val Chesnay, une amie d’enfance de Sibylle. Clotilde aimait Raoul ; et lorsqu’elle désespère de s’en faire aimer, elle se venge en se perdant. Elle fait sa victime d’un malheureux médecin positiviste qui s’aperçoit, trop tard pour son bonheur, que le scalpel et les alambics ne rendent pas compte de tous les mystères et n’expliquent pas, par exemple, la diplomatie d’une jolie femme. La scène où elle congédie Louis Gandrax fait un parfait contraste avec celle dont nous venons de parler. Autant la première est attendrissante, autant celle-là est cruelle. On entend bien distinctement l’éclat de cette voix sauvage, et on pourrait noter les intonations des paroles méprisantes sous lesquelles elle foudroie le malheureux.

Le roman est écrit dans ce style poétique qui est propre à M. Feuillet, style tout fleuri et cependant sobrement imagé, qui ne laisse rien à désirer pour la délicatesse, mais auquel on voudrait souvent plus de force et de solidité. La trame est quelquefois faible et le tissu se déchire par moments. Un physiologiste (les physiologistes sont à la mode, et nous pouvons, en conséquence, leur emprunter sans bizarrerie quelques-unes de leurs expressions) dirait que M. Feuillet développe la partie nerveuse de son style au détriment de la partie musculaire. Ce défaut d’équilibre, qui n’est qu’à l’état de nuance et qui n’est appréciable que pour les gens du métier, pourrait être, ce nous semble, corrigé sans trop d’efforts. Que dans ses prochains écrits M. Feuillet donne plus d’importance à la partie musculaire de son style ; c’est sur ce point qu’il devrait désormais fixer son attention, car les nerfs n’ont plus rien à lui donner en fait de délicatesse, de grâce et de finesse. C’est sur cette critique bien légère que nous voulons prendre congé de cet ingénieux et poétique esprit.

III. M. de Camors §

Il a été dit depuis longtemps que la véritable énergie aimait à s’envelopper de douceur et de prudence, de même que la force physique, lorsqu’elle est vraiment redoutable, se trouve généralement alliée à une extrême bonté. M. Octave Feuillet est l’exemple le plus récent de cette vieille vérité. Il a débuté par des œuvres charmantes, d’une coquetterie gracieuse et d’une délicatesse toute féminine ; il a continué par des œuvres passionnées, plus vigoureuses déjà que les premières, mais dont la vigueur était surtout puisée dans cette force nerveuse qui est encore un élément féminin, et le voilà maintenant qui couronne cette lente et successive révélation de lui-même par des œuvres toutes viriles dont l’énergie peut se comparer à cette force qui se puise dans la solidité des muscles et des tissus charnels, et qui prouve aux plus incrédules que l’observation morale est chez lui aussi ferme que la sensibilité est vive et fine. Le tempérament de son talent est maintenant parfait, car il peut plier le fer, et un grain d’ambre suffit pour le plonger dans l’ivresse, ce qui veut dire qu’il est également apte à comprendre et à exprimer les sentiments et les pensées les plus opposés de nature. Quelle distance il y a entre des œuvres comme Montjoie et M. de Camors et les œuvres de son début telles que la Crise, la Partie d’échecs, la Clé d’or ! Qu’en pensent aujourd’hui ces railleurs sans talent, dont la malignité n’était égalée que par la myopie, qui avaient cru le classer à jamais dans la phalange des esprits de leur sorte en imaginant un assez pauvre jeu de mots que la vraie critique n’oserait plus reproduire aujourd’hui. Ils étaient loin de prévoir de semblables métamorphoses. Quant à nous, ces œuvres nouvelles, d’un ton si différent des anciennes, ne nous ont causé aucun étonnement, car depuis longtemps, là où la plupart s’obstinaient à ne voir que grâce et délicatesse, nous avions discerné la profondeur, et l’esprit qui passait aux yeux de tous pour un esprit aimable et féminin nous était apparu comme un esprit d’une virilité et d’une portée morale des plus sérieuses.

Pour la troisième fois M. Feuillet, quittant ses colombes, vient de jouer avec les tigres et les lions de l’âme humaine, et pour la troisième fois il est sorti vainqueur de ce jeu redoutable, vainqueur sans efforts, sans tension de nerfs, sans torsion de muscles, sans hourras barbares, vainqueur avec l’aisance la plus grande du monde, ce qui est la bonne manière de l’être ; il a couché le minotaure à ses pieds sans plus de mouvement que s’il eût caressé les animaux favoris des belles vaporeuses de ses proverbes d’autrefois. Ce qu’il faut louer en effet dans M. de Camors, comme dans les plus vigoureuses de ses œuvres précédentes, dans Montjoie, dans Dalila, c’est une économie dans la dépense de la force qui est aussi prudente qu’elle est de bon goût. L’auteur n’a pas commencé, à l’instar des lutteurs du drame et du roman de nos jours, par se poser dans l’attitude d’un boxeur d’arène publique. Il ne nous a pas donné ce spectacle d’un athlète qui rassemble ses forces avec une brutale énergie et nous invite à contempler la fermeté de son talent par l’âpreté de ses bons mots et l’amertume outrée de ses observations, spectacle peu élégant, mais dont le très sérieux mérite est de faire goûter aux nouvelles générations, qui ne les connaîtraient pas sans cela, les agréables secousses des spectacles des combats d’ours et de taureaux. Ici, toute l’énergie est morale ; la voix qui parle est une voix humaine qui sait exprimer avec une tranquille intrépidité les choses les plus difficiles, qui ne dégénère pas en clameurs et qui est habile à éviter les sourdes intonations ou les interjections criardes capables de troubler sa pureté ou d’éteindre sa sonorité. Jamais récit aussi cruellement pathétique n’a moins fourmillé d’apostrophes et de déclamations ; cependant on conviendra sans peine que le sujet les appelait naturellement, et que nul lecteur n’aurait songé à s’étonner si la sobriété de l’écrivain eût été moins grande. Aux passages particulièrement scabreux, l’auteur baisse légèrement le ton de cette voix déjà si modérée, imprime à son récit un peu plus de rapidité, et rentre en deux ou trois phrases sur le terrain franc qu’il aime à fouler. En voyant l’aisance avec laquelle M. Feuillet a soutenu le difficile sujet qu’il avait choisi, l’image même de son héros se présente à la pensée, et l’on se dit que certes M. de Camors, lors de l’accident de l’orage, ne porta pas plus légèrement le beau fardeau de la marquise de Campvallon, qu’il n’a, lui, porté légèrement le fardeau de son terrible récit. Aisance, légèreté, économie de force dans un sujet qui appelait naturellement l’exagération, voilà le premier point à noter, et on ne saurait le marquer avec trop de netteté.

Le second point, c’est que le sujet est aussi moral qu’il était dangereux, et c’est même dans cet intérêt moral que se rencontre la nouveauté du roman. Il est une vieille tragédie, émouvante autant qu’elle est ancienne, que l’histoire nous présente sous mille formes différentes, que les poètes et les romanciers nous ont racontée et nous raconteront éternellement sans lasser notre intérêt. C’est celle d’un homme né pour de grandes choses dans l’ordre intellectuel ou dans l’ordre politique, brisé par un vice de nature imprudemment caressé, par une volonté imparfaite ou par une disproportion excessive entre la conception des pensées et les moyens de réalisation. Là le ressort dramatique, le fait générateur des catastrophes et du drame est inhérent à l’âme même, attaché à sa substance, et par conséquent fatal comme la nature et inéluctable comme la destinée. Devant de tels spectacles, nous éprouvons un saisissement religieux, une sorte d’effroi sacré qui peut bien nous plonger dans des abîmes de rêveries profondes, mais qui est pour nous sans enseignement direct et ne peut nous fournir aucune ressource pour notre perfectionnement moral. Nous sentons qu’à la place du héros dont on nous raconte la belle et terrible histoire, nous aurions sombré comme lui, parce que la catastrophe était arrêtée d’avance par la nature et aussi certaine que la mort est certaine pour chacun de nous. Il n’en est pas ainsi de l’histoire de M. de Camors. Le drame de sa vie n’a pas été écrit d’avance aussi formellement dans le livre de la destinée, la cause génératrice de ses infortunes n’est pas unie d’une manière aussi intime à la substance de sa nature. Un germe en quelque sorte parasite, qu’il dépendait du personnage d’expulser de son âme, s’est introduit en lui, et, y grandissant sans être contrarié, a fini par la faire éclater, comme les arbres qui, poussant à l’aventure dans l’intérieur des édifices abandonnés, brisent de leurs rameaux les murailles entre lesquelles ils ont grandi. La catastrophe de M. de Camors a son origine dans un simple vice d’éducation ou, pour parler avec plus d’exactitude encore, dans l’adoption imprudente d’un mauvais principe d’action. Par là il peut produire sur nous non seulement cette émotion poétique qu’il est du devoir de tout héros de roman d’inspirer au lecteur de ses aventures, mais encore une impression d’un ordre moral qui équivaut à un enseignement. Rien en effet dans son histoire ne peut être mis sur le compte des dieux ; sa volonté est aussi complète que possible, la fortune et la naissance se sont unies pour établir un juste rapport entre ses ambitions et les moyens de les réaliser, on ne découvre en lui aucune faiblesse inéluctable de nature. Il y a mieux, la seule force qu’on voie agir en lui est celle de la liberté ; à chaque fois qu’il commet le mal, il agit froidement, après délibération, en parfait équilibre d’âme et en parfaite froideur de conscience, sans entraînement et sans ivresse ; ce n’est pas un de ces pécheurs sur qui le péché produit une intoxication comparable à celle du vin, c’est un pécheur maître de lui-même qui peut porter sans chanceler toute passion. Cependant il sombre ; pourquoi cela ? Tout simplement par le vice d’un syllogisme mal fait, pour avoir adopté imprudemment comme legs héréditaire un sophisme dont il avait pu voir cependant les désastreux effets, pour n’avoir pas eu le courage, dans le secret de sa conscience, de n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la succession morale de son père. Dans toute cette série d’actions réellement criminelles, il n’y a de coupable qu’une mauvaise philosophie trop légèrement acceptée, et il y a là vraiment de quoi donner à réfléchir à ceux qui croient que les doctrines sont choses indifférentes à la santé de l’âme, et qu’on peut être un honnête homme dans toute opinion.

C’est là un sujet à peu près nouveau, et nous ne pouvons que féliciter M. Feuillet du bonheur avec lequel il l’a traité et de l’intérêt dramatique qu’il a su en tirer, car, s’il faut lui dire toute notre pensée, le point de vue auquel il s’est placé n’est pas précisément celui que recherchent les poètes et que réclame la poésie. Je crois même que, si le sujet est aussi neuf, ce n’est pas parce qu’il aura échappé à l’observation des poètes et des romanciers, c’est à cause du caractère même qu’il présente, et qui le leur aura fait négliger comme incapable de produire les émotions que M. Feuillet a pourtant su en tirer. Ici nous marchons sur un terrain délicat, nous essayerons d’en sortir en quelques mots. Les poètes aiment à nous présenter de préférence les catastrophes amenées par le destin ou les fatalités de la nature : pourquoi ? Est-ce toujours parce qu’ils croient comme les anciens poètes grecs à l’existence d’une divinité implacable contre laquelle l’homme lutterait en vain, ou parce qu’ils nient la liberté humaine ? Eh ! non, c’est tout simplement parce que leur instinct de poètes leur dit que ces catastrophes sont les seules qui puissent produire la terreur et la pitié : la terreur, puisqu’elles font apparaître une force contre laquelle il est vain de lutter ; la pitié, puisqu’elles présentent une victime innocente qui ne mérite en rien les malheurs qui l’écrasent. Pour que l’homme soit réellement grand, il faut qu’il soit dans la situation du roseau pensant de Pascal, écrasé par l’univers et sans autre supériorité sur lui que de savoir qu’il est tué par lui ; mais si vous supposez qu’il suffirait à un moment donné d’un acte de son libre arbitre pour écarter de votre héros la catastrophe qui le menace, à l’instant même son infortune va perdre toute majesté, et nous n’aurons plus sous les yeux qu’une victime par imprudence ou par négligence, fait qui refroidira singulièrement l’intérêt qu’il nous inspirait. Pour que le héros d’un drame ou d’un roman nous émeuve réellement, il faut qu’il soit mené vers un but inconnu de lui-même par une main invisible, que la destinée le charge comme Œdipe des crimes qu’il lui plaît de commettre, qu’il soit perdu comme Hamlet dans une mer de doutes dont il n’espère pas voir le rivage, ou que, comme Othello, plongé dans une nuit profonde, il aille jusqu’au meurtre avec une véhémence effarée. Ou bien, s’il ne succombe pas sous les nuages d’ignorance dont le destin l’enveloppe à son insu, qu’il succombe au moins sous les conséquences d’une nature originellement perverse, ce qui est une autre forme de la fatalité, comme Macbeth, comme Richard III. Au contraire, voici un héros qui est né bon, ou qui, pour prendre les choses au pire, n’est pas né radicalement mauvais, que nulle circonstance extraordinaire ne pousse au crime, et qui commet le mal en pleine connaissance de cause, en pleine lumière, tout simplement parce qu’il lui a plu de prendre au sérieux les paradoxes d’un père immoral ou d’un ami léger ; ce personnage est sans excuse, et le jugement le plus bienveillant que le lecteur puisse porter sur lui, c’est qu’il est soit un mauvais logicien, soit un fanfaron coupable, soit même un simple étourdi.

Il serait-donc très difficile de trouver dans la littérature qui relève directement de l’imagination de nombreux exemples de la tentative qu’a osée M. Feuillet, c’est-à-dire chercher à intéresser à un héros qui pèche simplement par le mauvais choix de son principe de conduite et d’action ; je crois vraiment que sous ce rapport M. de Camors est unique dans le roman. Pour ma part, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, il me faut remonter jusqu’aux lectures de mon adolescence pour rencontrer une impression qui ait quelque analogie avec celle que m’a laissée M. de Camors. Le seul récit qui, à ma connaissance, soit fondé aussi résolument sur la donnée que M. Feuillet a adoptée pour M. de Camors est un épisode d’un des meilleurs livres d’éducation qui existent, le Fou de qualité, livre écrit au dernier siècle par un Irlandais, Henri Brooke ; l’épisode s’appelle Clément ou l’homme de lettres. Certes il y a bien loin du brillant dandy Camors au pauvre folliculaire Clément ; mais ils se ressemblent en ce sens que leurs inénarrables malheurs à l’un et à l’autre proviennent d’un faux point de départ. Que l’on ne s’étonne pas de me voir citer un livre d’éducation. Si la pensée qui a donné naissance à M. de Camors se rencontre rarement dans les domaines de l’imagination, elle se rencontre habituellement au contraire dans les livres qui, se proposant franchement la morale pour but, abondent en récits anecdotiques dont tout l’intérêt repose sur les dangers que peut faire courir à l’homme l’adoption imprudente de telle ou telle doctrine politique, de telle ou telle philosophie.

Si donc nous partons de ce principe que dans le monde de la poésie tout coupable, pour être sympathique, doit être victime d’une force plus puissante que lui — instinct, vice originel, disproportion entre les aspirations de l’âme et ses moyens, — nous serons obligés de conclure que M. Feuillet, pour exciter l’intérêt des lecteurs autour d’un héros qui ne peut pas être sympathique, a dû accomplir un véritable tour de force littéraire. Eh bien ! ce tour de force, il l’a accompli ; aussi n’a-t-il jamais, à notre avis, donné une preuve plus irrécusable de talent.

L’œuvre est remarquable dans son ensemble ; cependant les deux parties que nous préférons sont celles qui ont été le plus universellement critiquées, c’est-à-dire le prologue et le dénouement. Rarement récit romanesque a eu la bonne fortune d’une aussi dramatique ouverture. Le livre débute par une sorte de récitatif d’une beauté sombre et pathétique, le testament de M. de Camors père, récitatif qui nous fait regretter vraiment que son auteur, malgré les détestables doctrines qu’il expose avec une si incontestable éloquence, ne vive pas plus longtemps, car dans la courte apparition qu’il fait devant nous, son athéisme instructif laisse échapper des pensées que tout écrivain de génie pourrait envier, celle-ci par exemple, que Diderot eût signée : « La nature a engendré l’homme sans l’avoir conçu, comme une dinde qui a couvé sans le savoir un œuf d’aigle », ou cette autre à laquelle Machiavel aurait applaudi, et qui contient une bonne moitié de la science de tout politique véritable : « Je ne comprenais pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire que de bouder puérilement contre son vainqueur, c’est de reconnaître que ses armes sont bonnes, de les lui prendre et de l’en écraser ». Tout ce guide de conduite pratique écrit par M. de Camors père, parfaitement noble et parfaitement immoral — deux choses moins inconciliables qu’on ne l’imagine communément, — compose cinq pages d’une rare et originale éloquence qu’il sera difficile à M. Feuillet de dépasser jamais.

Le jour où M. de Camors rendait l’âme, et avant que son testament philosophique fût parvenu à son adresse, ses détestables doctrines recevaient la plus révoltante des applications en même temps que le plus concluant des démentis. À la minute peut-être où ce père coupable portait à sa tempe un pistolet pour se dispenser de l’ennui des jours qui lui restaient, Louis de Camors, pour tromper de son côté l’ennui de sa jeune oisiveté, glissait froidement le déshonneur chez Mme Lescande, la femme de son ami d’enfance. Cette séduction vulgaire qui ne mérite même pas le nom de surprise des sens, le pardieu cruel qui sert de réponse à l’interrogation de la jeune femme confuse, l’apostrophe franche, impitoyable, éloquente, qui accompagne cette réponse, ont soulevé bien des critiques, — quelques-unes naïves, d’autres subtiles, toutes fort injustes ; ce fameux pardieu est pour nous, dans ses trois syllabes si souvent employées d’une façon banale, la preuve la plus certaine de génie dramatique que M. Feuillet ait donnée. En une interjection plus rapide qu’un éclair, un caractère très difficile à comprendre et à expliquer est posé, vu, pénétré ; après ce pardieu si synthétique, qui dit tant de choses, on connaît le personnage sans qu’il ait besoin de s’expliquer davantage, âme, cœur, intelligence, éducation, habitudes ; on devine d’où il part, on conjecture où il ira. Je ne sais pas pour ma part de personnage posé d’une manière aussi rapide et par un coup de main plus adroit. Ce pardieu est déjà et mérite de rester célèbre dans la littérature contemporaine.

L’expiation originale, mais témoignage d’une âme noble en dépit de son excentricité, qu’invente M. de Camors pour se punir du lâche outrage qu’il a infligé à son ami Lescande a eu l’honneur de soulever l’incrédulité de plusieurs critiques dont le jugement est fait pour être tenu en très sérieuse estime. Ces critiques se sont demandé deux choses : la première, s’il est vrai qu’en l’an 1867 il existât encore des gentilshommes, et dans le cas où il en existerait encore, s’ils avaient le pouvoir que leur attribue M. Feuillet ; la seconde, s’il serait possible de trouver dans le peuple issu de la Révolution française un chiffonnier capable de la très innocente, mais très malpropre action commise par le nocturne industriel que M. de Camors charge de venger la morale sur sa personne. Je dois avouer — peut-être par suite de mon peu d’expérience de la société contemporaine, — que je tiens pour vrais l’un et l’autre fait. Je crois que les gentilshommes existent en l’an 1867 tout aussi certainement qu’en l’an 1767, avec un pouvoir moins extérieur, moins nominal, moins bruyant, mais tout aussi certain. Comment d’ailleurs n’existeraient-ils pas ? Est-ce parce que la société est devenue démocratique ? mais il est un fait qu’ont pu remarquer dans l’histoire tous ceux qui aiment à y chercher comment les forces sociales se conservent et se détruisent, c’est que, lorsque les vieilles sociétés se transforment, que, d’aristocratiques qu’elles étaient, par exemple, elles deviennent démocratiques, elles changent de peau, mais non de chair et de substance, et que la destruction des formes n’entraîne pas la destruction des réalités qu’elles enveloppaient. Quand une société démocratique a son origine autre part que dans la démocratie, ce qui est le cas de la société française, les anciens possesseurs du pouvoir, loin de perdre aux changements survenus, y gagnent au contraire en influence, ce qui aboutit à ce paradoxe apparent, que la noblesse est d’autant plus forte dans une société renouvelée que les institutions sont plus favorables à l’égalité. Je n’ai pas besoin de rappeler aux critiques érudits auxquels s’adresse cette observation le phénomène instructif que présentèrent les longs siècles de Rome impériale. Plus la société romaine devint démocratique, plus les anciennes familles sénatoriales et consulaires fortifièrent leur influence, et plus aussi elles devinrent exclusives et tranchèrent sur le reste de la nation. La cause de ce phénomène, c’est précisément la différence d’origine entre les aristocraties et les sociétés démocratiques auxquelles elles sont mêlées : dans de telles sociétés, celui qui ne doit pas son origine à l’égalité est le seul dont les titres ne seront pas discutés et débattus, et le pouvoir lui appartiendra par cela même qu’il échappe au milieu commun, car les hommes n’obéissent pas volontiers à leurs égaux, et ils souffriront d’être commandés par celui qu’ils haïssent, pourvu que celui-là n’ait rien à démêler avec eux, plutôt que par celui qu’ils peuvent traiter en frère. Ce phénomène, nous pouvons l’observer chaque jour dans la vie privée ; il est donc d’autant plus explicable dans l’ordre politique. Mille faits divers contribuent à le créer, je me contente d’en nommer deux : le premier, c’est que le pouvoir des égaux sur les égaux est d’ordinaire très dur, tandis qu’une douceur réelle dans le commandement résulte de l’inégalité qui provient de la diversité d’origine. Plus un homme est séparé de nous, plus nous sommes disposés envers lui à la tolérance. Le second fait résulte précisément d’un amour trop jaloux de l’égalité et de la défiance soupçonneuse qui distingue les démocraties. En effet, l’exercice du commandement, ne fùt-il que de quelques heures, suspend temporairement l’égalité ; lors donc que nous l’accordons à un égal, il nous semble que nous lui créons sur nous un privilège dont s’irrite la malignité naturelle de notre jalousie, tandis que nous n’éprouvons aucun sentiment de ce genre lorsque le pouvoir est exercé par celui qui se réclame d’un autre droit que nous. Je sais bien qu’on peut me citer l’exemple contraire des États-Unis ; mais les États-Unis sont une société neuve et non renouvelée, dont l’origine est démocratique et où, tous les citoyens étant de même condition, il n’y a de choix qu’entre des égaux véritables. Tel n’est pas le cas de nos vieilles sociétés européennes ; aussi peut-on tenir pour assuré que, dans ces sociétés, à mesure que la démocratie s’étendra davantage, l’exercice réel sinon nominal du pouvoir deviendra le privilège de plus en plus exclusif des familles historiques.

Quant à l’action fort malpropre, mais nullement déshonorante du chiffonnier, lorsqu’il ramasse avec les dents le louis que M. de Camors a laissé rouler au ruisseau, elle s’explique fort naturellement, et je ne vois pas qu’elle calomnie en rien la fierté que les principes de 89 ont pu faire naître chez notre nation. Si la Révolution française avait développé les sentiments nobles au degré où le critique auquel nous soumettons ces observations croit qu’elle les a développés, il est une foule d’institutions dont nous pourrions dégrever notre budget. On trouve bien sous l’empire de ces sentiments des gens capables d’actions criminelles, comment donc ne trouverait-on pas des gens capables d’actions basses ou simplement malpropres ? D’ailleurs le chiffonnier de M. Feuillet, tout en commettant cette action, ne démérite pas de son titre de fils de la Révolution, car il affirme sa qualité d’homme libre par le regard de colère qu’il lance à son singulier bienfaiteur et par la vigueur du soufflet qu’il lui applique sur son invitation.

Toute la partie intermédiaire du roman, depuis la visite de M. de Camors au château du général de Campvallon jusqu’à la scène de l’orage, présente une suite de tableaux d’un coloris lin et gai, d’esquisses enlevées avec une vivacité spirituelle, et de sentiments d’un caractère moyen qui ne dépassent pas la portée de cet honnête attendrissement, dont M. Feuillet nous a si souvent fait comprendre la douceur. Rien dans ces scènes ne fait prévoir le caractère violent et sombre de la dernière partie qui acquiert ainsi, grâce à l’habileté avec laquelle. M. Feuillet a dérouté son lecteur, toute la puissance de l’imprévu. Je ne saurais mieux comparer l’émotion que l’on éprouve en passant de la seconde à la troisième partie du récit qu’à la surprise qui nous saisit lorsque, après nous être promenés dans un pare à travers les allées d’un méandre fleuri que nous supposions, devoir nous conduire à un élysée, nous nous sommes brusquement trouvés en face des horreurs d’une Forêt-Noire. Nul ne peut deviner que cette marquise de Campvallon, que nous voyons apparaître avec une franchise si noble, renferme un monstre. Nul ne peut soupçonner que cette charmante Marie de Tècle, que nous voyons rose encore au bouton, est destinée à s’épanouir et à s’effeuiller sous les rafales meurtrières qui l’attendent. Toute l’attention du lecteur se porte sur Mme de Tècle : c’est elle qu’il désigne comme l’héroïne du roman, elle dont il se dispose à contempler les combats et la vertueuse vaillance ; mais subitement un coup de tonnerre retentit, et le roman, — pareil à ces journées d’été dont le milieu suspend les inquiétudes que donnait leur aurore et qui finissent par l’orage redouté, après nous avoir promenés sournoisement sous une douce lumière, tient brusquement les promesses de son début et se termine sous un astre sanglant.

Un mot sur le caractère de Mme de Tècle. Sa vertu est-elle vraiment d’aussi bon aloi que nous l’affirme M. Feuillet, et le diable perd-il grand-chose au prétendu sacrifice qu’elle fait de son amour ? La compensation qu’elle imagine pour dédommager M. de Camors de n’avoir pu obtenir cet amour n’est-elle pas encore une forme subtile de sa passion, et une veine de secrète corruption ne trouve-t-elle pas moyen de se glisser au sein de cette pureté ? Cette mère enfin est-elle bien prudente ? Eh quoi ! elle résiste à M. de Camors pour son propre compte en avouant son regret de ne pouvoir céder, et le moyen qu’elle trouve pour se débarrasser de sa passion, c’est de destiner sa fille à l’homme qu’elle aurait voulu aimer, de l’élever expressément pour lui pendant de longues années ! Quel singulier moyen de délivrer son cœur que d’établir à demeure dans sa vie la pensée d’un être adoré ! Ce qu’elle verra à tout instant à travers sa fille, ce sera l’image de l’amant refusé à regret ; le moindre de ses conseils sera inspiré par son propre désir de plaire à M. de Camors ; ce qu’elle enseignera à sa fille involontairement, ce sont les séductions, les amorces que son propre cœur aurait inventées ; ce qu’elle réprimandera chez sa fille, c’est tout ce qu’elle sentira instinctivement devoir déplaire à M. de Camors. Puis, une fois cette éducation parachevée, une fois qu’elle aura fait sa fille à la propre image de son amour à elle, elle habitera auprès de ce gendre aimé avec tant de subtilité et tant de persévérance. Elle partagera son cœur entre sa fille et son gendre ; mais est-elle bien sûre de tenir la balance exacte ? Chaque jour elle le verra, et, rivale discrète, mais réelle de sa fille, son cœur sera sans cesse ému d’un chatouillement de tendresse qui pourra bien être une sensation des plus fines, mais qui sera à coup sûr une sensation des plus malsaines. Enfin dirai-je que Mme de Tècle me paraîtrait beaucoup plus vertueuse en cédant pour son propre compte qu’en élevant sa fille pour M. de Camors ? Elle sait en partie ce qu’il est, et à l’aide de son tact féminin elle peut deviner ce dont il est capable. Or il est des choses que l’on oserait volontiers pour soi-même et qu’on ferait cependant tout au monde pour éviter à ceux qui nous sont chers. La plus vertueuse des femmes pourra s’éprendre d’un homme du caractère de M. de Camors et ne pas même reculer devant l’idée de se perdre ; mais il serait douteux qu’elle voulût confier le bonheur de sa fille à l’homme pour lequel elle sacrifierait le sien. Là où la femme oserait, la mère reculerait.

La dernière partie du roman s’ouvre de la manière la plus dramatique par la scène de l’orage, exacte représentation de la tempête qui va se lever et foudroyer tant d’âmes. La marquise de Campvallon s’y révèle pour la première fois dans toute sa nature démoniaque ; c’est bien ainsi, à la lueur des éclairs et au grondement du tonnerre, que la magicienne devait faire sa véritable entrée. À partir de cette scène, Louis de Camors est sous le coup de sortilèges bien puissants, et cependant il dépend de lui de succomber ou de triompher. Une âme plus faible, plus naïve, plus ignorante du monde, serait inévitablement perdue ; mais l’âme que nous lui connaissons est de trempe à résister à de tels assauts. Il a calculé toute la série probable des actions criminelles auxquelles il sera entraîné, et il s’y engage résolument ; aussi, au lieu de nous attendrir comme une victime, nous épouvante-t-il comme un coupable. Aucune sympathie ne s’attache à lui, cependant nous le suivons jusqu’au bout dans sa carrière criminelle avec une curiosité ardente que j’oserai qualifier de philosophique. C’est comme un cours de logique qui aurait pris tout à coup la forme du drame ; nous regardons se dérouler les inévitables conséquences d’un faux point de départ, d’un acte commis par la seule volonté et auquel la conscience n’a pas concouru. La progression de perversité des deux coupables nous est déroulée anneau par anneau, dans toute l’étendue de la chaîne. M. Feuillet nous a fait toucher du doigt combien est mince la cloison qui sépare le crime du simple péché. Quelques lecteurs se sont récriés devant ce mot dit tout bas à l’oreille de M. de Camors, chuchotement où l’on surprend trop bien les deux syllabes qui forment le mot poison ; c’est que ces lecteurs ignorent peut-être à quel point l’âme humaine se met rapidement au niveau de toutes les situations, aussi terribles qu’elles soient, s’habitue à respirer à l’aise dans toute atmosphère. Pour devenir volontairement criminel, il peut suffire de l’avoir été involontairement. Certes Mme de Campvallon et M. de Camors n’avaient aucune intention d’assassiner le vieux général ; cependant ils ont été véritablement ses assassins, et à partir de ce moment ils sont obligés de respirer dans l’atmosphère de meurtre qu’ils ont créée. Leurs âmes se familiarisent ainsi avec la pensée du crime, et celle qui se trouve le plus rapidement au niveau de cette affreuse situation, c’est la plus sensible, la plus fébrile, la plus pénétrable, celle qui appartient au sexe auquel la littérature doit Médée, lady Macbeth et Mme de Merteuil.

Quel nom je viens d’écrire là ! et cependant je ne l’effacerai pas. Mme de Campvallon est en effet le portrait de scélérate le plus ferme qu’on ait tracé dans la littérature depuis le sinistre chef-d’œuvre de Laclos. Mme de Merteuil n’a pas une présence d’esprit plus redoutable que Mme de Campvallon, sa main n’a pas rivé Valmont à sa chaîne avec plus d’adresse et de vigueur que Mme de Campvallon n’a rivé Camors à la sienne, et la petite Cécile Volange est une victime moins touchante que Marie de Tècle. Mais Mme de Campvallon possède un mérite que ne possède pas Mme de Merteuil, c’est que, malgré ses crimes, elle retient une partie de la sympathie du lecteur. Moins profonde que Mme de Merteuil, elle met dans le mal plus d’entraînement ; elle n’est pas scélérate par machiavélisme politique, mais elle porte dans le crime les instincts et les facultés qui font les artistes. Mme de Campvallon est une personne d’une âme rare autant que dangereuse, dont la nature est tout entière dans l’imagination, et qui mesure ce qu’elle est en droit d’exiger de son amant d’après le type de passion qu’elle s’est formé en pensée, et auquel elle est pour sa part décidée à rester fidèle, coûte que coûte. Lorsqu’on la voit apparaître pour la première fois au château de Campvallon si fière et si noble, qui oserait soupçonner qu’elle peut contenir un monstre ? Mais, pour qui sait bien comprendre, il n’y a pas contradiction entre ce personnage du début et le personnage de la dernière partie. Tout ce caractère est contenu dans un seul fait, la décision hardie et franche avec laquelle elle vient offrir sa main à son cousin ; cette même franchise qu’elle avait en pleine innocence, elle la conserve au milieu du crime, et quand elle chuchote le terrible mot à l’oreille de Camors, c’est avec autant de loyauté, s’il nous est permis d’employer cette expression, qu’elle lui avait fait autrefois l’offre de sa main.

Maintenant oserai-je dire à l’auteur que cette dernière partie, si dramatique, me semble un peu concise ? Les scènes qui la composent sont une série de dessins plutôt qu’une succession de tableaux. L’auteur s’est contenté d’esquisser les situations, en marquant d’un coup de crayon vigoureux les traits de caractère qu’il voulait faire saillir ou les points sur lesquels il voulait faire porter l’attention du lecteur. Rien n’est imparfait sans doute ; mais tout est rapide, et l’on dirait qu’arrivé à une certaine partie de son récit, M. Feuillet a éprouvé comme un besoin de quitter un sujet qui peut-être pesait à son cœur. Cette rapidité frappe d’autant plus qu’elle fait contraste avec le développement que l’auteur a donné aux deux parties précédentes, notamment à la partie intermédiaire.

Puisque la mention de cette partie intermédiaire nous permet de revenir sur nos pas, n’oublions pas de payer le tribut de justes éloges qu’ils réclament à l’excellent portrait de M. Des Rameures, le citateur de Virgile, et aux conversations politiques du cénacle de provinciaux dont il est le président. Certes l’éloge sera aussi complet que possible, si je dis que ce provincial légitimiste peut soutenir la comparaison avec les magistrats de comté jacobites de Walter Scott, et que ces conversations sur Paris et la province m’ont rappelé sans désavantage aucun les nombreuses et si amusantes conversations où les squires du vieux parti tory se lamentent sur le désordre qui règne à bord du vaisseau de la vieille Angleterre depuis que les rats du Hanovre s’y sont introduits. Je veux signaler encore dans cette partie intermédiaire un passage charmant, la déclaration de M. de Camors à Mme de Tècle, où l’auteur s’est évidemment inspiré de Shakespeare. Dans ce passage, il a repris le thème musical que dans le Conte d’hiver le prince Florizel développe devant Perdita. Lorsque M. de Camors dit à Mme de Tècle : « Quand vous marchez, quand vous souriez, quand vous parlez, vous êtes charmante ; … dans les devoirs les plus vulgaires de chaque jour, vous affectez une grâce sacrée, … » il ne fait que traduire librement les pensées de Florizel dans le ravissant passage qui commence par ces paroles :

                                              …… What you do
Still betters what is done ; when you speak, sweet,
I’d have you do it ever…

La rencontre est-elle fortuite ? Eh bien ! elle n’en fait vraiment que plus d’honneur à M. Feuillet, puisqu’il a pu sans y prendre garde se trouver sur le terrain de Shakespeare.

M. de Camors restera la peinture la plus forte et la plus vraie qu’on ait tracée de ces existences toutes dévouées au démon du monde, si brillantes en apparence et dont les triomphes coupables se payent par de si cruelles expiations. Et maintenant M. Feuillet me permettra-t-il de lui faire entendre l’expression d’un désir qui prend sa source dans la sympathie que m’inspire son talent ? Il a montré depuis longtemps qu’il était maître souverain dans le domaine de la grâce, de la délicatesse, des sentiments aimables et subtils. La première expression de son talent a été la peinture de ce que j’appellerai l’âme humaine bien apprise ; puis, abordant résolument les sophismes du cœur et les vices de l’imagination, il nous a donné des peintures énergiques de la nature humaine mondaine. Eh bien ! qu’il monte encore un degré plus haut, et qu’il donne accès en lui à l’ambition de comprendre et d’exprimer la très grande nature humaine, celle où l’estampille divine est visible, dont les vertus et les vices portent également le sceau de la puissance et de la fécondité. Une pareille tentative serait vraiment originale, car ce qui manque dans notre littérature d’imagination, c’est précisément l’expression de cette grande nature humaine qui est aujourd’hui mise en oubli aussi complètement que si elle n’avait jamais eu ses peintres, et n’avait pas fourni à elle seule la presque totalité des éléments de la littérature d’imagination jusqu’à notre époque. Je sais bien que le genre aujourd’hui en faveur, celui-là même que M. Feuillet cultive avec tant de succès, c’est-à-dire le roman, n’est pas celui auquel on reconnaît le droit d’exprimer cette grande nature humaine ; mais je crois que cette opinion n’est, comme tant d’autres, qu’un déni de justice, et que cette forme du roman est capable de contenir plus encore que l’observation minutieuse des sentiments moyens de l’humanité ou la description éloquente des passions mondaines. L’expérience n’en a-t-elle pas été faite d’ailleurs ? Lorsque accidentellement un homme de génie a voulu se servir de ce genre pour exprimer, non plus ce qu’il avait vu et observé, mais ce qu’il avait rêvé ou deviné de la nature humaine, il l’a trouvé aussi complaisant à ses pensées que le genre réputé le plus noble. Je n’ai pas besoin de citer des noms et des titres qui sont dans toutes les mémoires, un Goethe, un Chateaubriand ; mais pour prendre un exemple récent, lorsqu’il y a quelque vingt ans une jeune Anglaise pauvre et sauvage, perdue dans un coin du Yorkshire, voulut exprimer tout ce qu’elle avait rêvé de cette nature humaine dont elle ne connaissait pas les raffinements civilisés et les passions mondaines, est-ce que cette forme du roman ne lui fut pas suffisante pour créer d’emblée un personnage de la race de Mirabeau et un personnage de la race de Calvin, c’est-à-dire pour exprimer tout ce que l’instinct a de plus pathétique et la volonté de plus redoutable ? Que M. Feuillet, élargissant encore le cadre de ce genre où il est passé maître, nous présente donc une troisième forme de son talent, qu’il ait l’ambition d’exprimer cette nature humaine que l’observation quotidienne ne nous montre jamais, et dont la vie mondaine nous présente tout au plus des ombres, celle que nous n’atteignons que par le rêve et la méditation, mais qui est aussi certaine qu’elle est cachée, car son existence nous est attestée à la fois par les impérieuses affirmations de la raison et par le témoignage de l’histoire, cette austère consolatrice en qui les âmes viriles trouvent la certitude de leurs songes et puisent la fermeté de leur foi en l’humanité.

M. Victor Cherbuliez §

I. Une fantaisie esthétique §

Un jeune écrivain genevois, M. Victor Cherbuliez, a publié récemment, sous ce titre un peu bizarre : À propos d’un Cheval, une remarquable fantaisie esthétique dont il nous paraît utile de parler avant que les chefs-d’œuvre littéraires de la saison prochaine (puissent-ils être nombreux !) viennent absorber l’attention de la critique. Il nous a semblé que l’examen de ce livre, qui roule sur les principes de l’art, serait une préface toute naturelle à l’appréciation des chefs-d’œuvre qui vont sans doute éclore, car le lecteur trouvera dans cet aimable essai quantité d’idées qui lui permettront de classer à leur vraie place et de juger à leur juste mesure les tentatives qui lui seront soumises. Seulement nous prévenons d’avance nos modernes auteurs que si le verdict du public à leur égard devait être rendu d’après les principes exposés par M. Cherbuliez, ce verdict leur semblerait peut-être sévère.

À propos d’un Cheval est une fantaisie, un dialogue esthétique. L’auteur a évité de donner à l’exposition des principes qui régissent les arts une forme pédantesque, et nous l’en félicitons. Il s’est refusé à être ennuyeux ; c’est un noble souci, que ne sauraient trop connaître tous ceux qui, sous une forme ou sous une autre, font profession de veiller aux intérêts de la vérité, et principalement ceux qui se sont donné pour mission d’enseigner au public les principes d’art ou de morale. Dans ces matières, en effet, il est extrêmement facile de glisser sur la pente de l’ennui, et quiconque y tombe risque fort de manquer le but que cherche naturellement à atteindre tout homme qui ouvre la bouche pour articuler des sons. Être ennuyeux est donc pour un écrivain plus qu’une infortune personnelle, c’est une sorte de trahison envers la vérité qu’il s’est chargé d’expliquer, envers les principes qu’il s’est chargé de défendre, car c’est en ne l’étant pas qu’il peut seulement espérer d’être écouté, surtout à l’époque où nous vivons. Le public de nos jours est singulièrement distrait et affairé ; il n’a pas de temps à perdre, et il ne faut pas compter qu’il aura, comme le public d’autrefois, de longues journées à nous consacrer. Il n’a que quelques minutes, un quart d’heure à peine à vous donner ; tâchez par conséquent de profiter de cette courte audience de manière à faire sur son esprit une impression favorable, et à lui laisser le désir de vous revoir et de vous entendre encore. Nos pères avaient le temps de rectifier leurs jugements sur un écrivain, et de découvrir, sous l’épais nuage d’ennui dont il s’enveloppait trop souvent, les qualités qui le distinguaient, la part de vérité que contenaient ses écrits ; mais les dieux turbulents et actifs qui gouvernent notre époque nous ont défendu ces loisirs. Si donc vous avez quelque bonne vérité à dire aux hommes, quelque idée juste à faire passer, réglez votre conduite sur ce principe, que vos auditeurs sont pressés, et qu’ils vous trouveront indiscret si vous n’avez l’art de leur faire oublier les précieuses minutes qui s’envolent pendant qu’ils vous écoutent. Ainsi a fait M. Cherbuliez. S’il avait entrepris de discourir doctoralement sur la nature du beau, sur ses principes et ses lois, tout le monde se serait écarté de lui ; mieux avisé, il a invité ses lecteurs à faire avec lui une courte promenade dans Athènes, à respirer pendant quelques heures, en très aimable compagnie, l’air salubre et sec de l’Attique, et à causer d’art en contemplant les frises du Parthénon ; tous ceux qui répondront à son invitation lui sauront gré de cette soirée charmante. Ils n’auraient rien retenu peut-être des leçons du professeur, même en supposant qu’ils eussent voulu l’entendre ; ils retiendront tout des causeries de l’ami, et c’est ainsi que, par une ruse aimable, leur esprit aura reçu des vérités auxquelles ils ne songeaient pas et dont peut-être ils ne se souciaient guère. Aussi je n’hésite pas à dire que des essais et des fantaisies dans le goût du livre de M. Cherbuliez peuvent faire plus pour la propagation et la vulgarisation des vrais principes de l’art que tous les Traités sur le beau des plus sévères esprits et toutes les philosophies esthétiques des plus doctes professeurs.

Le livre de M. Cherbuliez est donc d’un bon exemple, et contient plus d’une leçon dont pourront utilement profiter tous ceux qui sont chargés de parler au public contemporain. Nous venons d’entendre une de ces leçons : éviter à tout prix d’être ennuyeux. En voici une seconde, qui mérite bien d’être méditée : c’est que le critique doit savoir reconnaître la beauté sous quelque forme qu’elle se présente à lui, que la valeur d’une œuvre est indépendante du genre auquel elle appartient, et que tous les objets sont bons pour exprimer la beauté, car de même que toutes les lois de la vie sont contenues dans le plus chétif objet de la nature, tous les secrets de l’art sont contenus dans la plus petite création d’un véritable artiste. Point n’est besoin, pour nous enseigner ces secrets, de l’imposante figure d’une Minerve ou du corps voluptueux d’une Vénus : il suffit de la figure d’un bélier ou d’un taureau. M. Cherbuliez avait devant-les yeux une des plus grandes œuvres qui soient sorties de la main de l’homme ; rien ne lui était plus aisé assurément que de démontrer par l’ensemble de cette œuvre les plus grands principes de l’art. Le jeune écrivain, dédaignant ce moyen comme trop facile, ne s’est attaqué qu’à un seul détail. Et quel est ce détail ? Ce n’est ni une de ces figures de femmes si chastement vêtues, ni un de ces cavaliers campés sur leurs montures avec tant d’aisance et de fermeté : c’est un simple cheval. Au moyen de cette unique figure, il s’agissait de retrouver non seulement toutes les lois de la beauté, de la proportion et de l’harmonie, mais le principe de l’art dans ce qu’il a de plus caché, et le but de l’art dans ce qu’il a de plus élevé ; l’auteur y a réussi sans beaucoup de difficulté. Il n’a pas grand-peine à démontrer que le génie de Phidias est aussi complet dans cet unique détail que dans son œuvre entière, et que la simple figure de ce cheval enseigne les lois qui régissent l’art avec autant d’éloquence et de rigueur que la frise admirable dont il n’est qu’une centième partie. Il serait à désirer que les critiques méditassent sur la leçon que leur a donnée M. Cherbuliez. Lorsqu’on leur rappellera trop pédantesquement le respect dû à la hiérarchie des genres, qu’ils se souviennent du cheval de Phidias. Il n’y a pas de petites œuvres dès qu’elles répondent à toutes les conditions du beau ; toutes les classifications arbitraires n’y feront rien. Les grandes œuvres sont les œuvres qui répondent à ces conditions, quels que soient les sujets qu’elles traitent ; les œuvres inférieures sont les œuvres qui n’y répondent pas ou y répondent mal, quelle que soit la noblesse du sujet ou l’intention élevée de l’artiste. Je me défierais d’un critique qui aurait besoin, pour reconnaître la beauté, de sujets trop pompeux et d’œuvres trop éclatantes, et qui, pour saluer le génie de Phidias, exigerait que ce génie lui fût exprimé, non par la figure d’un cheval, mais par la figure de la Minerve. S’il n’a pas su découvrir le génie de l’artiste dans la figure du cheval, il ne le découvrira pas davantage dans la figure de la Minerve. En choisissant un simple cheval pour thème des considérations les plus élevées, alors qu’il pouvait prendre la frise du Parthénon tout entière, M. Cherbuliez a donc voulu démontrer cette vérité : que le génie de l’artiste véritable est aussi bien dans le détail le plus mesquin que dans l’ensemble le plus imposant, qu’il n’y a pas d’objet si vulgaire ni d’être si inférieur dont la reproduction ne demande le concours de toutes les facultés de l’artiste, et qui ne puisse servir à exprimer non seulement une ou plusieurs des lois de l’art, mais toutes ces lois réunies. Bien plus, il est possible que la reproduction d’un objet ou d’un être inférieur ait le mérite de nous enseigner les secrets de la beauté mieux qu’une œuvre à intentions plus élevées ou plus ambitieuses. Un cheval tel que celui de Phidias nous les révélera, tandis qu’une figure de Minerve ou de Diane exécutée par un artiste inférieur nous laissera dans notre ignorance première. Voilà qui doit apprendre à la critique à ne pas être trop dédaigneuse, à ne pas sacrifier, sous prétexte de hiérarchie des genres et de noblesse des sujets, un modeste animal qui nous instruit à une figure de déesse ou de héros qui n’a rien à nous enseigner.

Ici j’ouvrirai une courte parenthèse qui me permettra de tirer des observations ci-dessus une réflexion incidente qui les complétera. La critique aujourd’hui se soucie médiocrement d’expliquer au public les lois de l’art ; elle trouve au-dessous de sa dignité de parler de ces grandes questions à propos d’une comédie réaliste ou d’un roman à la mode, et se contente de donner en quelques mots un verdict sec et tranchant sans expliquer et même sans nommer la raison sur laquelle elle s’appuie pour rendre ce verdict. Elle semble craindre de déroger, et l’on dirait qu’elle réserve sa science esthétique pour les grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais. Elle peut répondre, il est vrai, que des considérations trop élevées seraient déplacées dans l’examen des œuvres futiles ou imparfaites qu’elle est appelée à juger. Pour nous, nous sommes d’un avis tout contraire. De même qu’il n’est pas d’être ou d’objet qui ne puisse servir à exprimer la beauté, il n’est pas d’occasion qui ne soit bonne pour exprimer la vérité. Voyez plutôt M. Cherbuliez ; un cheval lui a suffi pour démontrer la nécessité de l’individualité dans l’art, ce qu’il fallait entendre par l’idéal, comment la réalité était nécessairement la matière première de l’artiste, ce qu’il fallait comprendre par ces mots si souvent et si légèrement répétés : imitation de la nature ; comment l’amour était l’âme de l’art, et la religion son but suprême et son glorieux couronnement. Sans doute, me répondrez-vous, cette figure n’est après tout que la figure d’un cheval ; mais elle est de Phidias, et c’est parce qu’elle est de Phidias que l’auteur a pu se permettre de développer ses théories esthétiques. Cela est vrai ; mais, si vous devez attendre l’apparition de tels artistes pour expliquer au public les lois du beau, il est probable que les occasions vous manqueront toujours. N’attendez pas qu’il naisse un Shakespeare pour enseigner au public les règles du drame, ni un Molière pour lui enseigner les lois du rire. C’est précisément pendant que le théâtre est vide qu’il faut préparer les spectateurs, afin que les malentendus soient plus facilement évités lorsque le rideau sera levé ; c’est précisément en l’absence des grands artistes qu’il faut faire l’éducation du public, afin que, lorsqu’ils apparaîtront, il ne les accueille point par l’indifférence, l’étonnement ou la moquerie. D’ailleurs les œuvres nous instruisent presque autant par leurs défauts que par leurs beautés, et il n’est si méchant livre qui ne contienne son enseignement. Rappelez donc les lois de l’art même à propos d’une comédie réaliste, si le génie de votre époque ne livre à votre examen qu’une comédie réaliste. Maintenant je reviens à M. Cherbuliez et à sa fantaisie esthétique.

Cette fantaisie est une œuvre d’une logique très rigoureuse et d’un enchaînement très ferme sous son apparente irrégularité. La causerie, malgré ses innombrables zigzags, va droit à son but, toute semblable à un ruisseau au cours sinueux qui ne cesse d’avancer, même alors qu’il semble s’égarer ou se ralentir. L’auteur, en l’écrivant, s’est souvenu de Platon, ainsi qu’il convenait de le faire pour louer une œuvre de Phidias en face de l’Acropole, et sur ce sol sacré où Socrate s’entretint avec Alcibiade et Aspasie. Il a fait mieux que s’en souvenir ; car, en lisant certaines pages de son livre, il semble qu’on entende un écho sonore et fidèle qui renvoie aux oreilles du moderne lecteur, sans trop les affaiblir, quelques-unes de ces paroles que recueillit le jeune Phèdre sur les bords de l’Ilissus, et dont retentit la salle de ce banquet où le jeune Alcibiade fit une si folle et si charmante entrée. Toutes les idées exprimées par M. Cherbuliez sur l’amour considéré comme principe et âme de l’art ne sont qu’une gracieuse traduction des fameuses idées de Platon sur l’amour, une application délicate de cette théorie générale à une des activités particulières du génie humain. L’auteur a emprunté aussi la méthode platonicienne, et il en a fait l’emploi le plus judicieux et le plus habile. Vous savez en quoi consiste cette méthode, qui s’appelle la dialectique, par laquelle l’esprit s’élève sans efforts de l’atmosphère pesante de la terre aux régions inaccessibles de l’idéal. Étant donné un objet sensible dont vous connaissez tous les caractères contingents, vous dégagez de tous les accidents multiples qui l’entourent, forme, couleur, parfum, la qualité qui constitue essentiellement son être, l’idée invisible dont il est le signe, puis, vous servant de cette idée particulière comme d’une nouvelle marche, vous vous élevez à une idée plus générale, et vous remontez progressivement l’échelle de l’idéal, dont les degrés s’élargissent de plus en plus à mesure qu’on s’éloigne du monde sensible. C’est ainsi qu’a procédé M. Cherbuliez dans l’exposition et le développement de ses théories. Il est parti de la contemplation très particulière d’un des chevaux de Phidias, et s’est appliqué à le connaître dans tous ses accidents de forme, de race et d’éducation. Quel est ce cheval ? Appartient-il à une race déterminée ? Est-ce la race qui lui communique sa beauté, ou la doit-il au génie de l’artiste ? Devons-nous louer en lui une certaine beauté générale, ou bien sa beauté lui est-elle propre ? L’individualité du cheval étant une fois constatée, l’auteur a cherché la raison de cette individualité, et il l’a trouvée dans l’équitation grecque et les idées des Athéniens sur l’éducation du cheval, c’est-à-dire dans les rapports du cheval avec l’homme, et par suite avec la civilisation athénienne tout entière, ses lois, ses mœurs, ses plaisirs, ses cérémonies religieuses. Puis, s’élevant de cette discipline équestre de la Grèce qui était toute douceur, toute sympathie, au principe de l’art, l’auteur découvre que ce principe n’est pas autre que celui qui présidait à l’équitation grecque, c’est-à-dire l’amour. Le souffle qui anime ce cheval d’une ardeur si soumise, qui le fait caracoler avec une vivacité si gracieuse, est le même qui respire dans ces cavaliers d’une fierté si tranquille et dans ces jeunes filles d’une simplicité si noble. C’est l’amour qui, se multipliant et se prodiguant sous mille formes, révéla, dès l’origine du monde, à tous les êtres la beauté dont ils étaient doués, et c’est lui qui depuis lors révèle les secrets de cette beauté aux artistes. Avant de surprendre la beauté d’un objet, il faut que l’artiste l’ait aimé ; mais il ne l’aime réellement que lorsqu’il a découvert le dernier mystère de l’art, qui est un mystère sacré. La pensée des dieux, quand ils douèrent de beauté toutes les choses créées, fut de faire aimer leurs œuvres par les hommes, et d’arracher de leurs cœurs reconnaissants le remerciement du don qui leur était fait. Ainsi les dieux se sont glorifiés eux-mêmes dans la nature, et lorsque l’artiste et le poète chantent avec enthousiasme la beauté des êtres vivants, ils entonnent à leur insu un hymne religieux. Les œuvres d’art sont donc comme de grandes prières, dont les belles choses visibles fournissent les paroles. C’est cette étroite alliance de la religion et de l’art qui nous est enseignée par toutes les fables grecques sur l’origine de la poésie, par tous les monuments antiques, et spécialement par cette frise du Parthénon que Phidias sculpta en l’honneur de Minerve, protectrice d’Athènes. Progressivement, en partant d’un simple cheval sculpté, c’est-à-dire d’un objet très limité et prêtant aussi peu que possible à la généralisation, nous sommes arrivés par la méthode platonicienne aux idées les plus universelles ; de ce qu’il y a de plus contingent dans l’art, nous sommes arrivés à ce qu’il y a de plus éternel.

Un livre placé pour ainsi dire sous l’invocation de Platon, écrit selon les règles de sa méthode si flexible et si libre, ne pouvait qu’être excellemment composé. Aussi n’avons-nous qu’à louer l’ordonnance de cette fantaisie dialoguée, dont toutes les parties sont rattachées entre elles, non par les crampons de fer d’une logique scolastique, mais par des liens d’un tissu souple et brillant. M. Cherbuliez s’est rappelé, dirait-on, les maximes d’équitation qu’il recommande d’après Xénophon, entre autres celle qui prescrit de ne pas serrer systématiquement les rênes, si le cavalier veut que son cheval ait une allure aisée et gracieuse, et il a mené jusqu’au bout sa course oratoire sans user tyranniquement du mors. J’ai cependant quelques chicanes à lui faire. Son livre est écrit d’un ton trop uniforme, par périodes trop égales, avec un choix trop soigneux des mots, et un désir trop évident de n’employer que les plus polis et les plus courtois. Je sais bien qu’il peut me dire, pour son excuse, que les interlocuteurs de son dialogue sont gens du meilleur monde, et qu’en de pareilles bouches les mots ne sauraient être trop choisis ; mais la courtoisie doit avoir de justes limites, même dans le meilleur monde, et il ne faut pas que les qualités qui ont été inventées par les gens bien élevés à l’unique fin de prévenir la tyrannie des esprits indiscrets et dépourvus de tact, deviennent tyranniques à leur tour, au point de gêner la plus précieuse de toutes nos facultés, la spontanéité. Il en est un peu du livre de M. Cherbuliez comme de ces conversations mondaines dont toutes les expressions sont sévèrement triées et strictement polies, mais viennent se ranger l’une après l’autre à la place où elles étaient attendues, sans exciter aucun étonnement. Il y a peu de spontanéité dans l’écrit de M. Cherbuliez, peu d’expressions inattendues, inventées. J’en dirai autant de la physionomie générale et du maintien de son style. Ce style est vraiment un peu trop maître de son visage, car il a gardé le même aspect depuis la première page du livre jusqu’à la dernière. L’auteur a commencé le livre avec un sourire, et il a gardé ce sourire sur les lèvres jusqu’à la fin, ce qui est un peu contraire à la nature, le sourire étant de toutes les expressions de l’âme la plus fugitive, et celle dont le visage se lasse le plus vite. Voilà les défauts du livre de M. Cherbuliez, défauts qui ne proviennent peut-être que d’une trop grande préoccupation d’être attique en parlant d’Athènes.

Le cadre imaginé par l’auteur est des plus simples et peut être décrit en quelques mots. Une marquise française, le cœur partagé entre une passion extravagante qu’elle ressent avec une exaltation fort rassurante et une passion raisonnable contre laquelle elle se défend sans trop de luttes, est venue chercher à Athènes des distractions capables de dissiper les ennuis qui l’obsèdent si doucement et d’écarter les soucis qui la rongent avec tant de discrétion. À Athènes, elle vit entourée d’une société d’originaux fort aimables vraiment, et qui seront heureux de travailler à distraire cette jeune femme qui ressemble un peu trop à une marquise de ces proverbes mis à la mode par Alfred de Musset. Il n’est rien que ces originaux ne consentissent à faire pour l’amuser, fallût-il forcer leur originalité et se transformer en bouffons. Ils ne craindront pas de se livrer aux cabrioles les plus extravagantes de la métaphore pour arracher à la marquise un lazzi qui retombera droit sur leur tête, ou d’ajouter une légère emphase à leur éloquence pour lui donner une minute de colère stimulante ou lui fournir l’occasion d’une aimable impertinence. Cette société se compose du médecin de la marquise, qui, sachant de science certaine que la santé de l’âme importe fort à la santé du corps, attache des grelots à ses discours pour chasser les ennuis de sa malade ; d’un chevalier polonais érudit et curieux, savant en matière d’équitation grecque et s’exprimant dans un style plein d’évanouissements ; d’un jeune artiste vénitien, presque un enfant, Nanni, joli garçon au cœur susceptible, qui, puisant ses inspirations dans les beaux yeux de la marquise, parle comme un des jeunes hommes de Platon ; enfin d’un abbé espagnol nommé l’abbé Léontocéphale à cause de ses yeux pleins de feu et de sa physionomie énergique. Cet abbé excentrique, outre son bréviaire officiel, en porte toujours dans sa poche un second, qu’il s’est composé avec des feuillets détachés de Platon, de sainte Thérèse, de Fénelon et de Spinoza. Voilà un abbé qui nous plaît fort et, s’il est encore vivant, nous demanderions volontiers à faire sa connaissance, la composition de ce bréviaire étant le témoignage d’une âme vraiment faite pour comprendre la religion de la beauté et le sens divin du livre de la nature. Ces personnages sont plutôt indiqués qu’esquissés ; cependant ils sont assez vivants pour n’être pas de simples ombres et de vaines personnifications de théories esthétiques : une légère étincelle les anime. D’ailleurs ces personnages ne pouvaient être doués d’une personnalité bien forte, puisque c’est moins des caractères différents que des tournures d’esprit différentes que l’auteur a voulu personnifier en eux. Ils sont chargés non de se combattre, mais de se compléter, car un des buts de l’auteur a été de montrer combien tous les principes de l’art s’enchaînent étroitement, comment les divers systèmes qui ont été proposés sur les principes du beau ne sont ennemis qu’en apparence, et ne sont séparés que par les limites arbitraires qu’ils s’imposent. Cet essai est en effet, en un certain sens, une application à l’art d’une parole de Leibniz qu’on ne saurait trop recommander : la plupart des systèmes sont bien moins faux dans ce qu’ils affirment que dans ce qu’ils nient. Cette parole est vraie ailleurs qu’en philosophie, et M. Cherbuliez vient de prouver qu’elle trouvait son application dans l’art. Un jour viendra sans doute où l’on se demandera si elle n’est pas également vraie en politique et en religion.

La marquise s’est éprise d’un des chevaux de Phidias. Le lecteur trouvera en tête du volume le portrait de cet animal vraiment distingué et qui fait honneur au goût de son admiratrice. Le temps envieux a outragé et mutilé sa beauté, et s’il pouvait parler, il dirait sans doute, lui aussi, comme le poète italien : Non son che io era. Avec un peu d’imagination et de bonne volonté, il serait facile de lire quelque chose de ce douloureux sentiment dans l’ardeur sombre qui anime sa tête nerveuse, et l’on dirait que ce sentiment est aussi partagé par son cavalier, beau Grec coiffé du pilos arcadien, dont la tête légèrement penchée en avant est empreinte d’une mélancolie tranquille et dédaigneuse. Un soir que la société est réunie près du Parthénon, la marquise, qui s’ennuie plus que de coutume, propose une joute oratoire en l’honneur de ce cheval bien-aimé ; chacun des concurrents vient donc à son tour célébrer les louanges de ce favori. Comme nous approuvons sans réserve les idées que les quatre concurrents expriment tour à tour, notre tâche se trouve fort simplifiée. Nous nous contenterons de présenter ces idées au lecteur, et si de temps à autre nous prenons la parole en notre nom, ce ne sera que pour les marquer et les accentuer davantage. Nos paroles ne seront pour ainsi dire que de rapides parabases — pardon de ce mot pédantesque, mais nous sommes à Athènes, — chargées d’enfoncer dans l’esprit de l’auditeur les vérités qui lui sont exprimées.

L’orateur qui prend le premier la parole s’attache à rechercher le secret de la beauté de ce cheval. Et d’abord il se heurte contre l’obstacle qui se présente à la première inspection d’une grande œuvre d’art : « Il n’est personne qui, considérant ce cheval, ne se soit surpris à oublier qu’il est de marbre, et, se le représentant doué de vie, ne l’ait admiré non comme une création de l’art, mais comme un ouvrage de la nature… Et cependant il n’est que faire de le considérer longtemps pour s’assurer qu’il est autre chose qu’une admirable copie faite d’après nature. Quant à moi, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne puis me souvenir d’en avoir vu de pareil, et je me persuade qu’il n’en existera jamais, tant il y a en lui je ne sais quelle perfection que la nature ne saurait égaler. » Ainsi donc voici un cheval qui est naturel, et qui cependant dépasse la nature ; c’est en quelque sorte un cheval idéal, et cependant c’est un cheval réel. Il y a là une contradiction, à ce qu’il semble. L’artiste n’a pas dû prendre son modèle dans la nature, puisque nous venons de voir que la nature ne pouvait le lui fournir, et cependant il ne l’a pas pris dans sa pensée, puisque nous venons de reconnaître-que ce cheval a tous les attributs de la vie et de la nature. Ce cheval n’est pas né d’une imitation laborieuse, il n’est pas né davantage d’une conception purement intellectuelle. Phidias, pour le créer, aurait-il obéi aux règles prescrites par certains rhéteurs superficiels qui conseillent à l’artiste d’emprunter à tous les modèles qui posent devant lui ce qu’ils offrent de beauté, et qui croient que le meilleur moyen d’obtenir un ensemble irréprochable est de combiner ensemble toutes les perfections de détail qu’ils ont observées chez divers individus de même famille ? L’orateur examine rapidement cette théorie, qui soutient mal l’examen, et l’écarté aussitôt. Assurément Phidias a eu l’occasion et le loisir d’étudier, soit à Athènes, soit à Olympie, d’innombrables échantillons de la race chevaline ; mais il était trop grand artiste pour ignorer que la première loi de l’art, c’est l’unité. Il n’a pas pu prêter un instant d’attention à cette méthode à la fois enfantine et sophistique, qui, si elle était appliquée, ne pourrait produire que des monstres. Non, pour créer ce cheval idéal, il n’a pas emprunté à tel modèle la croupe, à tel autre la tête, à tel autre encore le sabot ; « car il savait de naissance, le divin sculpteur, que tout se tient dans l’art comme dans la vie, et que tout ce qui vit, tout ce qui mérite de vivre se compose, non de pièces rapportées, mais de parties intimement liées qui se supposent toutes les unes les autres, et toutes se rapportent à une même fin ». Ainsi ce cheval n’est pas une combinaison de perfections rapportées, c’est un individu dont toutes les parties sont rigoureusement unies d’après les lois de la vie.

Pas plus que M. Cherbuliez, nous n’admettons en matière d’art la méthode éclectique ; toutefois nous ferons une sorte de réserve à cet égard, car l’éclectisme joue un très grand rôle dans le travail de l’artiste ; seulement cet éclectisme, au lieu d’être volontaire, libre et réfléchi, est involontaire, latent, obscur et instinctif. La grande erreur de ceux qui recommandent la méthode éclectique, c’est de croire que l’artiste peut choisir librement, de parti pris, avec détermination ; c’est de croire que l’agent de cette combinaison est actif et volontaire tandis qu’il est au contraire aveugle et passif ; c’est d’attribuer à la volonté le rôle qui appartient à la mémoire. Ce travail de combinaison des détails observés par l’artiste s’opère non par juxtaposition, mais par fusion intérieure, par fermentation intellectuelle. Tous ces détails, une fois reçus par la mémoire, sont fondus au feu de l’imagination à l’insu même de l’artiste, et de cette fusion d’éléments contraires naissent des images combinées et des visions complexes, assez semblables au fameux métal de Corinthe. Ce mélange s’opère au moyen d’une force inhérente à l’artiste sans doute, mais aussi indépendante de sa volonté que la force de sécrétion ou la force de digestion. Un tel travail ne peut s’opérer qu’à la condition que l’homme ne s’en mêlera pas, qu’il laissera agir en lui la nature, et qu’il attendra la volonté des dieux. L’artiste doit observer la nature avec une sorte d’insouciance désintéressée, sans intention préconçue ni arrière-pensée d’utiliser ses observations. La nature est une déesse riche et puissante, qui n’aime pas à recevoir des ordres et à travailler sur commande ; mais si vous êtes assez sage pour jouir avec une paresse religieuse de toutes les beautés que vous offre le monde, un jour l’imagination vous les représentera transformées de manière à vous étonner et à vous faire dire : Où donc mon esprit a-t-il vu ces choses ? Tous les détails observés par vous trouveront leur emploi à leur heure, et la mémoire vous les rendra fidèlement lorsque vous en aurez besoin.

Puisque le cheval idéal n’est pas un composé artificiel de perfections, il faut de toute nécessité qu’il soit un individu et, s’il est un individu, il doit se rattacher, comme tous les individus, à une famille quelconque. De quelle race sort-il ? La plus superficielle attention suffit pour démontrer que ce cheval, dont la nature n’a jamais fourni le modèle, appartient cependant à la race des chevaux barbes ; mais pourquoi donc Phidias a-t-il choisi le cheval barbe ? Serait-ce qu’il le regardait comme le type suprême de la beauté chevaline ? Quoi ! c’est là le type de la beauté chevaline, ce petit cheval maigre, osseux, nerveux, dont les Romains se moquèrent la première fois qu’ils aperçurent les cavaliers numides, et auquel de tout temps les hommes, dupes des formes majestueuses et pompeuses, préférèrent les chevaux aux encolures massives et à la croupe charnue ? Oui le cheval barbe était considéré par les Grecs comme le type accompli de la beauté chevaline, car c’est celui que sculpta Phidias et que décrivit Xénophon. Peut-être ne le préférèrent-ils que parce qu’ils reconnurent dans sa beauté une-certaine ressemblance avec-la beauté de leur propre génie. Et, en effet, ne vous semble-t-il pas qu’il y a une analogie très frappante entre les formes du cheval barbe et les caractères du génie grec ? Des deux côtés, c’est la même souplesse, la même agilité, la même libre ardeur ; le cheval barbe et le génie grec ont tout en commun, tout jusqu’à cette maigreur nerveuse et cette sécheresse gracieuse qui ne se peuvent comparer qu’à la maigreur et à la sécheresse de l’adolescence. Le cheval barbe, qui est le plus intelligent des chevaux, devait être la monture naturelle du plus intelligent des peuples. Si la théorie d’Empédocle est vraie, s’il y a une âme dans le sang, ce cheval a une âme. Regardez attentivement, et vous éprouverez un étonnement mêlé d’effroi : il a quelque chose d’humain, il connaît ses ressources et sa force, il modère librement son ardeur, il sait qu’il fait partie d’un cortège religieux. À quels signes reconnaît-on les âmes, si ce cheval n’en possède pas une ?

Voilà l’individualité de notre cheval bien constatée ; mais cette âme qu’il semble posséder, c’est sans doute le sculpteur qui la lui a donnée. Phidias n’a pas trouvé dans la nature cette physionomie presque humaine et ce regard qui est presque un langage. Eh bien ! non, ce cheval est redevable de son âme non au sculpteur, mais aux méthodes grecques d’équitation. Ce n’est pas le buveur d’air du Sahara, c’est un cheval barbe dressé selon les méthodes de Cimon et de Xénophon. C’est donc la civilisation athénienne qui en a fourni le modèle à Phidias ainsi que le fait remarquer M. Cherbuliez dans quelques pages ingénieuses et vraiment profondes. Il a en lui quelque chose de l’éducation athénienne, et c’est de là que lui vient en partie sa beauté. Il a été soumis à une discipline douce et presque volontaire. Son ardeur n’a jamais été maîtrisée, mais conseillée ; son impétuosité n’a jamais été punie, mais réglée. Il n’a pas connu les mauvais traitements, ni les injures, et c’est pourquoi il a une âme qu’il partage avec son cavalier auquel il est soumis, non comme un esclave, mais comme un ami qui se donne librement.

Vraiment l’idéalité de ce cheval nous paraît fort compromise. Comment ! après avoir reconnu qu’il ne se rencontrait pas dans la nature, nous avons découvert successivement qu’il appartenait à une race, à un temps déterminés, qu’il avait reçu une éducation particulière ! Il est entouré de tous les accidents de temps et de lieu, limité par les circonstances les plus étroites. Ce n’est donc pas un cheval idéal et absolu, puisqu’on ne peut l’abstraire du temps et de l’espace. Il est fait à coup sûr pour dérouter beaucoup d’honorables personnes pour lesquelles idéal est synonyme d’abstrait, et qui croient volontiers qu’une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle est plus indéterminée. Un caractère d’indétermination, d’idéalité métaphysique, loin d’être une preuve du génie de l’artiste, est au contraire une preuve de son impuissance et de sa faiblesse. Dans les arts, rien de grand sans individualité vigoureuse et sans limitation énergique, Rien n’est funeste à l’intelligence des arts et à l’imagination de l’artiste comme cette croyance que les personnages créés par le peintre ou par le sculpteur doivent être des types généraux et non des individus. Que ce personnage s’élève, s’il le peut, jusqu’à la hauteur d’un type, je n’y contredis pas, mais il ne doit se permettre d’être un type qu’après avoir été un individu ; il ne doit se rattacher à la vie générale qu’après avoir montré, qu’il vit d’une existence individuelle. Je veux savoir avec précision quelles sont les circonstances de sa vie, les particularités de son caractère, ses habitudes physiques et morales, tout enfin, jusqu’à la nuance de sa chevelure et à la couleur de ses yeux. Je veux pouvoir le mesurer de mon regard, le toucher de ma main, le nommer par son nom. Est-il à craindre que la conception de l’artiste perde par cette individualisation sa profondeur morale et sa signification éternelle ? Non, si l’artiste est un artiste véritable, il n’y a rien de pareil à redouter, car voici le miracle qu’il doit accomplir, c’est de douer d’une âme vivante l’individu, qu’il a si strictement enfermé dans les circonstances de temps et de lieu. S’il sait opérer ce miracle, le personnage qu’il aura créé jouira du privilège de l’âme, c’est-à-dire de l’immortalité et de la puissance de transformation. Alors il aura vraiment une grandeur éternelle ; il sera plus et mieux qu’un type, car le type suppose une systématisation de ce qui ne doit pas être systématisé, une limitation de ce qui ne doit pas être limité ; il suppose que la vie morale s’est figée et cristallisée en une certaine forme, et que ses eaux, qui sont faites pour couler sans obstacles, ont rencontré une barrière artificielle qui les a arrêtées. Le personnage créé par un grand artiste au contraire, en même temps qu’il s’offrira à notre imagination emprisonné dans les circonstances les plus précises, ne connaîtra aucune entrave morale. Il sera comme ces hommes remarquables qui, dans l’étroite enceinte d’un salon ou d’un atelier, nous entraînent avec le courant de leur parole, nous portent sur les flots de leur âme jusqu’à l’océan de l’être universel avec lequel ils communiquent. Nous nous imaginions les connaître parce que nous nommions chacune des particularités extérieures qui les distinguaient, et voilà que par derrière l’homme que nous connaissions nous en apercevons un second, et par derrière celui-là un autre encore. Il en est de même des œuvres créées par les grands artistes ; elles appartiennent à une époque et à un pays particuliers, mais les hommes de tous les temps et de tous les lieux viendront converser avec elles sans épuiser jamais leur signification. Elles changeront d’âge en âge et se révéleront toujours sous de nouveaux aspects. Le signe auquel on reconnaît les grandes œuvres, c’est l’union de la vie morale la plus abondante avec l’individualité la plus précise.

En quoi consiste donc cet élément idéal que nous apercevons dans les œuvres d’art, puisque l’exemple du cheval de Phidias nous montre que l’artiste, quelque grand qu’il soit, ne fait pas autre chose que reproduire et interpréter la nature ? Cet idéal consiste dans le sentiment qui anime l’artiste, et ce sentiment, c’est la sympathie. La chose qu’il crée n’est pas idéale parce qu’elle est au-dessus de la nature, elle est idéale parce qu’il a aimé son modèle vivant, et que son amour a doublé la beauté qui lui était propre. C’est parce qu’il aime que l’artiste comprend les secrets du monde ; éclairé par le génie de la sympathie, il devine ce qu’il ne voit pas et pénètre les intimes opérations de la nature ; il perce les surfaces et va saisir amoureusement les âmes cachées. Ivre de cette beauté invisible que les hommes n’aperçoivent pas et que lui a pu surprendre, il la raconte ou la traduit avec enthousiasme, et aussitôt il se fait une lumière divine qui éclaire la place où il a passé. Alors toutes les âmes en qui dormaient les forces de sympathie que l’amour y a déposées à leur naissance, qui se poursuivaient comme en rêve, s’appelaient par des paroles languissantes et s’efforçaient vainement de se nommer, éveillées par cette voix puissante, reconnaissent le langage qu’elles avaient inutilement cherché et accourent à son appel. Ainsi l’amour est l’âme même de l’art, et plus cet amour est fort, plus l’artiste est grand ; plus il est étendu, plus l’artiste est universel. Si sa sympathie ne le porte que vers un certain ordre de choses, il ne sera jamais qu’un artiste inférieur ; si elle ne dure qu’un instant, on dira de lui : « Il fut artiste un tel jour », car c’est en vain qu’il s’efforcera de comprendre les choses qu’il n’aime pas ou celles qu’il n’aime plus. Voilà quel est l’idéal dans les arts ; ce n’est pas une conception abstraite du cerveau, c’est un sentiment de l’être tout entier, une sorte de frémissement sacré qui se communique de l’âme qui le ressent à l’objet qui le cause. Ainsi, quoique l’artiste ne fasse autre chose qu’interpréter la nature, on peut dire justement qu’il est un créateur, car il ne comprend que parce qu’il aime, et qu’aimer est synonyme d’égaler.

Enfin n’oublions pas que le cheval de Phidias fait partie de la frise d’un temple consacré à Minerve, et que cette frise était destinée à reproduire la fête des panathénées. L’amour révèle la beauté, mais ce n’est pas lui qui l’a créée ; la beauté est un don gratuit des dieux à la terre. Ce n’est donc pas la beauté qui est le but de l’art, comme l’ont pensé et le pensent encore beaucoup d’esprits élevés, car la beauté n’a pas sa fin en elle-même, elle n’est que la matière dont l’artiste se sert pour son œuvre, et l’artiste qui l’aime pour elle-même tombe sans le savoir dans l’idolâtrie de Pygmalion. Ce n’est pas davantage l’amour qui est le but de l’art, car l’amour n’est pour ainsi dire que l’instrument dont se sert l’artiste pour saisir la beauté, la lampe dont il s’éclaire. L’amour représente l’artiste et non pas l’art ; il n’est qu’un intermédiaire ; Dieu est donc le but véritable et légitime de l’art. À d’autres époques, la pensée que nous venons d’exprimer eût paru un lieu commun, tant les arts avaient d’étroits rapports avec la religion ; mais aujourd’hui nous craignons presque que cette pensée ne paraisse un paradoxe. Les arts sont sortis du sanctuaire, et l’on peut se demander, sans grande témérité, s’ils y rentreront jamais. Aussi, privés du but véritable que leur assignait la logique des lois qui les gouvernent, ils déclinent et s’étiolent dans un isolement égoïste, et ils profanent la beauté, dont ils ne connaissent plus le caractère sacré. La faute n’en est pas aux artistes, mais à l’atmosphère qu’ils respirent, et cependant, même en l’absence de foi certaine et de symboles vénérés, on peut dire que la religion est encore le but de l’art et sa vraie destination, car ceux-là seulement sont de vrais artistes qui savent que le mystère du monde est un mystère divin, qui sont habiles à reconnaître dans tous les objets créés des syllabes d’une langue divine, et qui sont capables d’entendre, comme le duc exilé de Shakespeare, des sermons dans les pierres et des discours dans les arbres. Celui qui n’a pas à un degré quelconque le sentiment du divin dans le monde, celui qui ne sait pas rapporter à une force qu’il ne peut nommer son amour et sa reconnaissance, fera bien de ne jamais prendre un pinceau, un ciseau ni une plume. Il n’entendra jamais la musique des sphères célestes, il n’est et ne sera jamais véritablement artiste ou poète.

II. Les premiers romans §

M. Victor Cherbuliez, dans ceux de ses écrits qui se rapportent à la pure esthétique, aime à placer ses idées sous le patronage d’un nom illustre. Autour de Phidias, il a groupé toutes ses pensées sur l’art et l’éducation de la Grèce et sur les conditions nécessaires de la beauté harmonieuse ; autour du Tasse, toutes ses pensées sur Rome, l’Italie et la renaissance du xvie siècle. Je veux suivre son exemple, et en tête des pages que je vais lui consacrer il me plaît de placer le grand nom de Léonard de Vinci.

De tous les grands artistes de la renaissance, nul n’a exprimé d’une manière plus saisissante que Léonard de Vinci la noble métamorphose que cette révolution féconde fit subir à l’âme humaine et la condition antithétique qu’elle lui imposa. Si vous ne l’avez observé par vous-même, la critique moderne se sera chargée de vous faire remarquer l’énigme qui se laisse lire sans se laisser deviner sur tous les visages des figures du maître. Cette énigme a un double caractère ; elle est douloureuse, elle est souriante, et de ce contraste il se dégage une expression bizarrement pathétique, formée également de joie et de souffrance, de bonheur et de tristesse. Toute la candeur de l’innocence est sur ces visages, toute la science amère de l’expérience y est aussi. On croirait à des êtres naïfs, si une ironie profonde ne se jouait dans leur sourire ; on croirait à des êtres corrompus, si tant de bonté ne se mêlait à la lumière de leur regard. Ce mystère qui séduit et inquiète en eux à la fois contient toute l’histoire de la renaissance, le retour ardent à la nature à travers les corruptions d’une civilisation raffinée et par l’effort d’une science enthousiaste. Ce sont des âmes vieilles d’expérience, ayant depuis longtemps porté le deuil de toute virginité morale, qui ont découvert une fontaine de Jouvence, s’y sont plongées, et ont retrouvé dans ses eaux quelque chose de la naïveté qu’elles n’avaient plus ; mais cette fontaine de Jouvence n’a pas eu pour elles les vertus du Léthé : tout en redevenant naïves, elles n’ont pas perdu l’expérience, et en retrouvant la nature elles n’ont pas oublié la civilisation. C’est par l’étude qu’elles ont reconquis la naïveté, c’est par la curiosité qu’elles ont reconquis la simplicité ; leur âme est double, et c’est cette dualité qu’expriment ces sourires mystérieux qui ont tant fait écrire d’ingénieux commentaires à ceux des critiques de notre temps qui sont sensibles aux nuances de la beauté.

Ce contraste profond qui caractérise les personnages de Léonard de Vinci s’est toujours présenté à mon esprit toutes les fois qu’il m’est arrivé de réfléchir aux conditions que notre âge moderne impose et imposera de plus en plus à la littérature d’imagination. Et nous aussi, il nous faudra faire la même délicate expérience que les personnages de Léonard de Vinci, si nous voulons que nos imaginations portent les mêmes fleurs dont les imaginations des siècles passés se couvraient spontanément au printemps de chaque génération nouvelle ; nous aussi, nous devrons retrouver la nature par l’art, la naïveté par l’étude, et pénétrer les secrets de la poésie par une curiosité passionnée. Ce n’est que par des greffes habiles et patientes que nous pourrons faire reverdir ces puissances aujourd’hui languissantes de l’imagination et de la passion, ce n’est que par une excessive culture que nous pourrons entretenir en nous la sève poétique et lui rendre sa libre circulation. Les âges de l’ignorance inspirée sont à jamais passés ; celui même qui est né de nos jours avec le don de poésie est obligé de mériter son inspiration par l’assiduité de son labeur, et de la conquérir à la sueur de son intelligence. Pareilles aux tuniques flottantes qui enveloppaient sans les cacher les formes du corps, les anciennes sociétés laissaient de toutes parts transparaître la nature et la beauté : les voyait alors qui voulait, et de cette contemplation facile et familière naissait une naïveté d’inspiration qu’il serait vain d’espérer aujourd’hui. Alors, pour être poète, il suffisait d’être né avec une âme musicale et des yeux sensibles à la beauté ; mais dans nos sociétés plus compliquées les cloisons se sont multipliées ; ce n’est qu’à la dérobée, par échappées, par éclairs, qu’il nous est donné d’apercevoir la nature. Pour contempler la beauté, il ne suffit plus au poète comme autrefois de soulever ses voiles, il lui faut littéralement les arracher et les mettre en pièces. D’autre part, à mesure que le temps avance, le génie humain laisse sur sa route de nouveaux échantillons de beauté poétique, et les intelligences, familières avec les œuvres d’un passé toujours plus long, deviennent plus exigeantes avec chaque génération. Ces exigences du public réclament donc encore un autre effort de la part du poète ; s’il veut se faire écouter seulement avec une complaisance distraite, il lui faut forcer l’attention par l’imprévu de ses combinaisons et la nouveauté de ses accents. Refaisant pour son instruction personnelle tout le chemin déjà parcouru par ses prédécesseurs, il faut que, sans s’arrêter à aucune des stations que chacun d’eux a occupées, il pénètre plus avant qu’aucun dans ce pays de la beauté aux aspects infinis, qu’il décrive des régions sinon plus grandes au moins plus inconnues, dût-il se résigner à ne décrire que la majesté d’un steppe nu ou la mélancolie d’un marécage. Peu importe qu’il n’égale pas les splendeurs créées par ses devanciers, pourvu qu’il découvre à son tour des terres nouvelles.

Un grand savoir peut seul répondre à des difficultés si nombreuses ; mais ici se présente une objection qu’on a déjà faite très souvent, et qui n’a jamais été résolue d’une manière satisfaisante. Trop de savoir est fatal à l’imagination, et le poète qui se charge d’une trop lourde érudition paralyse l’essor de son inspiration. Voit-on en effet qu’on commence par attacher des poids aux pieds d’un aigle lorsqu’on veut qu’il prenne son vol, ou qu’on verse plusieurs charretées de terreau à l’endroit d’où une source doit s’élancer, lorsqu’on veut qu’elle jaillisse ? Le jeu libre et spontané des facultés, voilà ce qui constitue le poète, et comment sa liberté s’exercera-t-elle, s’il commence par la comprimer ? Ajoutez qu’il y a dans l’ignorance une hardiesse et une franchise que rien ne remplace. Celui qui ne sait pas a pour lui tous les bénéfices de l’audace, et l’audace est la moitié de l’inspiration. La science au contraire enseigne la circonspection et la prudence, vertus fort recommandables sans doute, mais qui sont essentiellement contraires à celles que l’imagination aime à choisir pour ses auxiliaires. L’ignorance respecte l’originalité du poète, car elle n’interpose pas entre son esprit et ses visions les souvenirs de ses lectures. Celui qui ne sait pas n’est pas exposé à prendre ses réminiscences pour des inventions personnelles et à succomber involontairement au péché de l’imitation. L’ignorance respecte enfin la confiance du poète en lui-même, car elle ne le désespère pas par la connaissance d’œuvres admirables qu’il sentirait ne pouvoir égaler.

Certes cette objection a sa valeur, pourtant elle est plus spécieuse qu’elle n’est fondée. Ce savoir littéraire que les conditions de notre temps exigent des hommes d’imagination est un appui plus qu’un obstacle, et servira dans l’avenir à distinguer les véritables vocations poétiques des vocations incomplètes. Les très grands poètes seront seuls capables de supporter sans fléchir un pareil fardeau, sous lequel succomberont tous ceux à qui, dans les âges passés, la seule ignorance prêtait des ailes, et qui ne devraient leur génie qu’au sommeil de leur mémoire. Il n’y aura peut-être plus autant de poètes que par le passé, mais rien n’empêche qu’il n’y en ait d’aussi grands. On l’a vu en ce siècle même par l’exemple de la dernière littérature originale qui se soit produite, celle de l’Allemagne, et surtout par l’exemple de son plus illustre représentant, type accompli du poète tel que le veulent les besoins de l’âge nouveau. Ne serait-il pas vrai d’ailleurs que cette objection tirée des inconvénients d’un trop grand savoir est fondée sur une fausse appréciation de l’influence qu’exercent sur le génie individuel les connaissances acquises, sur une fausse image de leur emploi et de leur destination ? Ceux qui présentent cette objection, prenant certaines expressions métaphoriques pour une réalité, se représentent sans doute le cerveau du poète comme un appartement que le savoir est chargé de décorer et de meubler, comme une sorte de musée particulier qu’un trop grand luxe de connaissances menacerait de faire dégénérer en magasin de bric-à-brac ou en grenier d’antiquaire. Expression métaphorique pour expression métaphorique, celle qui prétend que la science nourrit l’esprit est plus près de la réalité que celle qui veut qu’elle le meuble ; car le savoir enrichit l’imagination, non comme une collection d’objets mobiliers enrichit une demeure, mais comme une nourriture succulente enrichit le corps. Une chimie spirituelle analogue à celle qui régit les combinaisons des corps physiques décompose, transforme et recompose les connaissances qui sont soumises à son action ; ce qui était tout à l’heure un fait historique se dissout, perd tout caractère concret et se trouve réduit à l’état d’abstraction métaphysique ; ce qui était idée pure et pue, simple monade mathématique, sort de son état d’abstraction, et, mue par les lois d’une affinité mystérieuse, se combine avec un fait d’ordre matériel et se crée un corps par agglutination ; une épineuse théorie philosophique toute sèche va se couvrir de fleurs comme un buisson ; un système entier va se fondre en une seule image légère comme une vapeur, et par opposition une simple métaphore va devenir le principe générateur d’un système. Il n’est pas une des connaissances du poète qui ne subisse une métamorphose et qui ne lui rende un service inattendu, toujours différent de celui qu’elle aurait dû logiquement lui rendre ; c’est l’histoire qui lui enseigne la philosophie, ce sont les sciences exactes qui l’initient aux jeux et aux couleurs des images, ce sont les peintures de la volupté qui l’instruisent à la sagesse, et souvent ce sont les paroles de la sagesse qui lui révèlent la science de la volupté.

Les anciens avaient fixé à neuf le nombre des muses ; ils croyaient avoir compté pour toujours les inspiratrices de l’imagination et de l’intelligence humaines, et depuis eux le monde s’était habitué à considérer la famille comme complète ; mais voilà que, par une sorte de miracle inattendu de fécondité, à un âge où l’on croyait qu’elle n’enfanterait plus, la vieille Mnémosyne a mis au jour une dixième fille, qui s’est appelée Crineis ou muse de la critique. Le sort des enfants derniers-nés est généralement net et tranché ; ils sont les plus favorisés ou les plus négligés de tous, et quand ils ne jouent pas dans la famille le rôle de Benjamin, ils jouent celui de Cendrillon. Ce dernier sort a été celui de cette dixième déesse, qui est cependant plus qu’aucune de ses sœurs la véritable muse de l’âge moderne, et qui est bien plus encore destinée à être celle des âges à venir. Comme toutes les grandes choses, elle est née obscurément, sans que personne pût se douter que l’imagination humaine allait trouver la plus puissante inspiratrice qu’elle ait eue depuis la très ancienne date de la naissance de Clio, la muse de l’histoire. Condamnée comme Cendrillon aux labeurs pénibles et aux besognes ingrates, son influence ne semblait pas destinée à sortir jamais de l’enceinte des écoles et des collèges ; elle paraissait réservée au rôle modeste de conseillère et de ménagère de quelques professeurs et érudits plutôt qu’à devenir, comme ses sœurs, la déesse et la reine de ces âmes princières qui s’appellent les grands poètes et les grands artistes. Trier des papiers, comparer des textes, annoter des éditions, fixer des points douteux de philologie et d’histoire, tel était le lot modeste qui lui était assigné malgré les prodigieux efforts entrepris pour révéler son mérite et sa vraie portée par Lessing, lorsque le plus grand poète de notre âge l’épousa en noces secrètes, et en fit l’inspiratrice assidue de sa longue et glorieuse carrière. Cette qualité de muse que nous attribuons à la critique, Goethe est le premier qui la lui ait reconnue. Le premier, en effet, il appliqua ces grands principes qui furent la règle de toute sa poétique : l’intelligence est le vrai fondement de l’admiration et de l’amour ; par conséquent ce qui nous donne le plus profondément l’intelligence des choses est aussi ce qui nous en révèle le mieux la réelle beauté. Or, l’office de la critique consistant précisément à nous donner l’intelligence véritable des choses, elle est donc une source de poésie, — la plus féconde et la plus vive de toutes peut-être. Le poète de nos âges d’extrême civilisation, guidé et soutenu par la critique, est tout semblable à ces personnages de Léonard de Vinci qui ont eu la joie de retrouver la nature, abolie en eux par une vie sociale raffinée. La critique découvre la nature, puisqu’elle donne la connaissance vraie des choses ; elle la remplace, puisqu’elle peut faire jaillir l’admiration et l’amour d’autres sources que de ces sources naïves de l’instinct auxquelles est réduit le poète des époques primitives. Qui ne sait combien Goethe avait deviné juste et quels champs inconnus la critique ouvrit à son inspiration ? L’Orient, la Grèce, le moyen âge allemand, l’art classique à la façon française, le drame shakespearien, la vie pratique et active même de notre siècle d’industrie, elle lui fit tout comprendre, et réalisa en sa personne ce miracle de tirer vingt poètes d’un seul poète ; car chacune des formes de poésie dont elle livrait le secret à sa curiosité fut comme un facteur par lequel elle multiplia ses dons naturels. Sans doute ce mariage de la poésie et de la critique n’a pas été aussi intime chez tous les poètes de notre âge qu’il l’a été chez Goethe ; mais il en est bien peu qui n’en aient compris la nécessité et qui ne l’aient plus ou moins contracté. Sur quel fondement repose cette riche littérature allemande, la dernière-née des grandes littératures d’imagination, sinon sur la critique ? Qu’y a-t-il au fond de notre littérature romantique française, sinon une question de critique ? Que sont la plupart des poètes anglais contemporains ? Des critiques émus. Qu’est-ce que le plus grand poète de l’Italie moderne, le noble et malheureux Leopardi ? Un critique enflammé. À la vérité, j’aperçois dans notre siècle deux poètes qui ne doivent rien qu’à leur seule nature : lord Byron et Lamartine ; mais ce ne sont que deux exceptions éclatantes, et qui sait jusqu’à quel point ils n’ont pas plutôt perdu que gagné à leur abstention de tout commerce avec la critique ? Qui sait si ce n’est pas dans cette abstention qu’il faut chercher le secret de la monotonie qu’on a reprochée à leur inspiration, d’ailleurs si grande ?

Cette alliance nécessaire et féconde, aucun des jeunes talents récemment venus à la lumière ne l’a prêchée d’une manière plus heureuse que M. Victor Cherbuliez, car cette alliance, qui chez tout autre écrivain est indirecte ou cachée, est chez lui aussi évidente et aussi directe que possible. Critique, c’est l’imagination qu’il a choisie pour conseillère et pour guide. Il a aimé à transporter dans les travaux de l’érudition sa hardiesse primesautière, ses procédés brusques et vifs ; sa mobilité à l’irrégularité séduisante, tantôt rapide comme le désir, tantôt lente comme la rêverie. Il a eu la sagacité de croire à l’imagination lorsque tout jeune elle lui a murmuré à l’oreille ces paroles qu’elle murmure à l’oreille de nous tous, et que si peu ont le génie d’écouter : « Le grand goût, c’est moi seule qui le donne, et quiconque s’adressera à d’autres facultés n’entendra jamais rien aux arts, ou ne sera jamais qu’un initié de troisième ordre à leurs mystères, car c’est moi seule qui dévoile les secrets des deux choses d’où sort toute poésie, les secrets de la vie et les secrets du rêve. Je révèle comment une chose est belle et vraie par la musique correspondante que j’éveille dans celui qui la contemple ou l’écoute, par les visions correspondantes que je fais surgir dans son âme. Je révèle comment une chose est laide et fausse par la souffrance que j’imprime à sa sensibilité ou la torpeur par laquelle je la glace ; j’enseigne par des battements de cœur, par des mouvements de pouls, par des langueurs, par des extases, et les leçons de ma rhétorique sont des sensations vivantes. C’est parce que mes conseils rencontrent trop d’incrédules que la race des pédants est éternelle ; c’est parce que j’éveille trop de défiance qu’il existe d’honnêtes intelligences qui en sont encore à douter du génie poétique de Shakespeare, ou qui, semblables à cet honnête théologien de ta connaissance, refusent d’entendre parler d’Homère et de Bossuet et les regardent comme des ennemis personnels ; c’est parce qu’ils n’ont pas suivi mes leçons que tu rencontreras des contradicteurs qui t’accueilleront par un léger sourire d’incrédulité lorsque tu leur diras, comme une vérité depuis longtemps banale pour toi, que l’Orlando furioso est sous sa forme à demi plaisante une véritable épopée, et que l’Arioste est peut-être le plus grand peintre de batailles qui ait existé. » M. Cherbuliez a donc cru à l’imagination, et tous ceux qui ont lu les Causeries athéniennes et le Prince Vitale savent combien sa confiance a été récompensée. La critique a rendu à son heure à l’imagination les secours que celle-ci lui avait d’abord prêtés. Si ce n’est pas par la critique que M. Cherbuliez est devenu romancier, c’est par elle au moins qu’il a su marcher d’un pas sûr dans la voie nouvelle qu’il tentait. Elle lui a aplani ces obstacles qui arrêtent si longtemps ceux qui s’aventurent dans les entreprises pareilles à la sienne avec de moins bonnes armes et des provisions moins nombreuses ; il est entré dans ce pays du roman, non comme l’aventurier téméraire qui n’a, pour lutter contre des difficultés qu’il ne prévoit pas, que ses seules forces, mais comme un pionnier qui s’avance armé de la sape et de la hache, une boussole en poche pour reconnaître son chemin, et un havresac garni de provisions pour un long voyage. Il n’a pas eu à faire d’imprudences, l’étude lui ayant rendu dès longtemps familiers ces procédés par lesquels les maîtres savent exécuter l’accouchement de leur pensée, et, une fois née, l’amener jusqu’au terme de sa croissance en la préservant des erreurs qui pourraient la blesser, la mutiler ou la tuer. Il avait trop lu, trop comparé, il avait, lorsqu’il aborda la carrière du romancier, une trop longue expérience du métier de l’évocateur littéraire pour se tromper sur les formules des sortilèges, pour balbutier en les employant, pour renouveler enfin d’une manière quelconque les maladresses périlleuses de l’élève sorcier de Goethe. Aussi le balai magique a-t-il obéi à sa voix et accompli son office dès les premiers mots de commandement, tout comme s’il eût été habitué à le servir de longue date.

Une des plus grandes fortunes qui puissent arriver à l’artiste ou au littérateur, c’est de ne pas grandir sous les yeux du public, c’est de se montrer à lui tout formé dès ses premiers jours, de manière à éviter la défaveur de ces premiers jugements contre lesquels il est si difficile de réagir, et l’échec de ces succès d’estime qui sont les pires de toutes les défaites. M. Cherbuliez a eu cette fortune ou cette habileté de faire son noviciat à huis clos, derrière les coulisses, et de ne pas donner au public le spectacle de ses tâtonnements. Ce noviciat ; pour avoir été secret, n’en a pas moins été long et laborieux, et il est peut-être d’un salutaire enseignement, pour ceux de nos jeunes romanciers et dramaturges qui s’irritent des lenteurs de l’apprentissage et pensent que trop savoir nuit à la liberté de l’imagination, d’en résumer les phases principales.

M. Victor Cherbuliez, il est juste de le dire, a eu bien des chances heureuses, et bien des conjonctions d’astres propices ont présidé à sa fortune littéraire. En premier lieu, il a eu le bonheur de naître d’une famille où les goûts littéraires étaient traditionnels, dans cette ville de Genève, carrefour de la civilisation européenne, où se croisent la France, l’Italie et l’Allemagne, et qui, en dépit de l’antique exclusivisme calviniste, est de tous les centres de culture intellectuelle le plus admirablement situé pour créer des esprits libres et des imaginations cosmopolites. C’est peut-être le lieu du monde qui offre à l’intelligence le plus grand nombre de points de comparaison, et qui lui permet d’observer à fond le jeu du plus grand nombre de moteurs de la vie morale. Là, le protestantisme se laisse voir et étudier dans toute la variété de ses contrastes et dans toute la complexité de ses conséquences — intolérant chez celui-ci comme il l’était chez Calvin, — libre chez celui-là comme il l’était chez Servet. Faites deux pas hors du territoire genevois, et Lyon et la Savoie vous offriront le spectacle du catholicisme dans ce qu’il a de plus exalté et de plus pur de scepticisme. À Genève, comme dans une grotte à double écho, viennent se répercuter tous les bruits de la pensée allemande et de la pensée française. Là se touchent, se heurtent et se combattent, surtout depuis les réformes d’un novateur audacieux4, les deux manières de comprendre et d’interpréter la liberté, l’ancienne et la nouvelle ; là, l’antique autonomie municipale fleurit encore dans le voisinage des grandes démocraties centralisées et disciplinées à la moderne, et de ce poste d’observation le spectateur peut embrasser d’un seul coup d’œil la civilisation du passé et celle du présent. Par une singularité des plus curieuses, Genève est le lieu du monde qui convient le mieux à la fois et aux esprits qui, estimant que les préjugés sont nécessaires à la vie humaine, tiennent à conserver ceux qu’ils ont, et aux esprits qui, estimant que les préjugés sont malsains, tiennent à s’en débarrasser, — la ville où l’on a le plus de facilité pour être à volonté soit momier, soit hégélien. C’est dans ce cosmopolitisme ambiant de Genève qu’il faut chercher l’origine de l’indépendance d’esprit de M. Cherbuliez, indépendance qui n’offre aucun des caractères de l’effort personnel, mais qui se présente comme le résultat lent et naturel de l’éducation et de la vie. Au nombre de ses chances propices, il faut encore compter comme une des plus heureuses la fortune d’avoir eu pour professeur de belles-lettres au Gymnase le charmant et original Rodolphe Töpffer, qui prit son élève en amitié. Pensez un peu en effet à l’accroissement de liberté qui a dû résulter, pour M. Cherbuliez du contact d’un esprit aussi plein de saillies et aussi exempt du joug de la routine. Töpffer était un de ces hommes trop rares qui pouvaient le mieux démontrer à son élève la vérité de cette parole de Pascal, sur laquelle ne sauraient assez réfléchir ceux qui ont pour mission d’instruire la jeunesse : « Nous nous figurons toujours Aristote et Platon en robe longue et en bonnet carré, tandis que c’étaient d’honnêtes gens aimant à converser avec leurs amis. » Dans les conversations de Töpffer, M. Cherbuliez put apprendre que le pédantisme seul a horreur de la vie et de la nature, mais que la véritable science n’en est jamais séparée. Lorsque de longues années après sa sortie du Gymnase il écrira les Causeries athéniennes et le Prince Vitale, il se souviendra des conseils de Rodolphe Töpffer et les mettra à profit, Ne retrouvez-vous pas en effet dans la composition de ces deux livres quelque chose de la libre allure de Töpffer et de son ingénieuse méthode du zigzag, comparable à ces anciens jardins taillés en méandres qui malicieusement vous ramenaient toujours à un point central, et vous clouaient pour ainsi dire sur place tout en vous faisant croire que vous parcouriez un espace indéfini. Il n’est aucun des lecteurs de Töpffer qui ne puisse reconnaître dans les Causeries athéniennes et le Prince Vitale quelques-unes des surprises du gracieux sortilège dont ils ont éprouvé les effets en lisant la Bibliothèque de mon oncle et les Menus Propos d’un peintre genevois.

Tous les enseignements n’ont pas la liberté et la vie de celui d’un Töpffer, mais pour un esprit dont la monade est active et curieuse tous sont instructifs à des titres divers, et tel professeur qui n’enseigne pas en éveillant la sympathie peut à son insu enseigner par la révolte qu’il inspire. M. Victor Cherbuliez a fait cette expérience à son très grand profit. À sa sortie du Gymnase, il eut le bonheur (c’est ainsi qu’il faut nommer en effet ces accidents en apparence fâcheux dont le résultat naturel est de créer une réaction qui accroît la vigueur des facultés) de suivre les cours d’un professeur de philosophie qui mettait trop de zèle à vouloir faire de ses élèves des disciples de Reid. Blessé de l’indiscrète insistance avec laquelle on essayait de lui imposer une doctrine qui n’explique rien, et dont la méthode, pour employer le mot très aristocratique, mais très légitime de Voltaire, vous réduit juste au degré de lumière de votre tailleur ou de votre blanchisseuse, M. Cherbuliez fut amené par réaction à s’enquérir profondément de la vraie constitution de l’esprit humain et de ces méthodes innées, organiques, nécessaires, qui sont pour l’intelligence ce que les membres et les sens sont pour le corps, et pendant deux années entières il étudia les deux mémorables descriptions qui en ont été données à un si long intervalle l’une de l’autre par Aristote et par Kant. Le premier lui révéla l’engrenage et le mécanisme de la pensée, le second les limites fatales et infranchissables, la nature nécessairement humaine de cette pensée ; c’est ainsi que d’un enseignement qui avait pour but de mater et d’enchaîner la liberté de l’esprit naquit pour le jeune étudiant une nouvelle occasion d’affranchissement.

Que d’études, que de travaux, quelle dépense d’ardeur intellectuelle en tout sens entre sa sortie de l’université et ses débuts dans la vie littéraire ! Nous trouvons le jeune écrivain d’abord à Paris, où il se partage entre trois passions bien différentes, l’enseignement d’Eugène Burnouf et le sanscrit, le musée du Louvre et la peinture, et enfin le théâtre ; puis à Bonn, où il fut initié à la philosophie de Hegel, et où il fit un assez long séjour, qui semble lui avoir laissé des souvenirs que nous comprenons sans peine, Bonn étant une des petites villes du monde où il serait le plus doux de vivre et de mourir. Quel riant repos on peut goûter en face de ce Rhin, à la lenteur paternelle et majestueuse, et de ce paysage à la fois large et familier, digne de Virgile et de Poussin, qui se déroule le long de ses rives ! Avec quelle ardeur sans fièvre on doit étudier dans cette gentille université, si nette, si bien rangée, si coquettement enveloppée de robes de verdure et de ceintures de tilleuls ! Et comme on doit bien dormir dans ce petit cimetière, le plus gai que je connaisse, — un cimetière qui vous invite à vous y reposer avec la vivacité gracieuse d’un enfant qui tend les bras vers sa mère ! Étudier la philosophie à Bonn pendant le jour, contempler les jeux du crépuscule derrière les riantes collines de son horizon après le travail, et le soir écouter les quatuors de Beethoven, le génie du lieu, en compagnie de dilettanti candides, ce doit être là le bonheur, ou il n’y en a pas en ce monde. Ce séjour à Bonn fut en plus d’un sens fécond pour M. Cherbuliez, car en même temps qu’il se passionnait pour la philosophie de Hegel, un autre travail inaperçu du jeune écrivain lui-même s’opérait en lui, ce travail latent qui se fait toujours en nous sans que nous y pensions, qui n’est jamais celui auquel nous dévouons notre ardeur, et qui, lorsque les années se sont écoulées, se découvre tout à coup le seul profitable. Ce travail, qui ne nous coûte pas d’autres fatigues que celles des fonctions de la vie, c’est celui qui consiste à entrer jour par jour dans la familiarité des choses qui nous entourent, à en respirer jour par jour l’âme secrète, à en surprendre les plus fugitifs aspects et les plus délicates nuances. C’est à cette époque qu’il faut sans doute rapporter la formation du germe du Comte Kostia dans l’esprit du jeune auteur, car c’est à cette époque qu’il entra dans l’intimité de ces paysages des bords du Rhin dont il a fait la scène de son beau roman.

Mais de toutes les circonstances qui ont favorisé sa fortune littéraire, la plus heureuse est le résultat de sa propre volonté. M. Cherbuliez a eu le bon sens de se refuser à diverses reprises à l’exercice d’une fonction quelconque, même de celles qui semblaient le plus conformes à ses goûts, pour se consacrer tout entier à la littérature. École centrale, école normale, professorat, préceptorat dans les maisons princières, il a successivement refusé toutes ces carrières. À notre avis, il a eu raison ; l’exercice d’une profession, même appartenant à un ordre purement intellectuel, est essentiellement antipathique et funeste à la libre floraison de l’esprit. Aussi le premier devoir de l’homme qui aime sincèrement les choses de l’intelligence, lorsqu’il est assuré contre le besoin par sa condition de fortune, ou qu’une chance heureuse l’en a mis à l’abri, doit-il être de se dispenser de tout travail pratique, d’une utilité directe ou introduisant dans l’emploi du temps une régularité mécanique. Le véritable exercice de la pensée exige un éternel loisir, et quiconque est obligé par profession de ne penser qu’à certaines heures perd le meilleur de sa pensée, c’est-à-dire cette incessante émanation de rêverie qui s’échappe d’une âme intelligente, et qui est son parfum, sa musique et sa volupté. La vie de l’intelligence demande une activité incessante, mais désintéressée, n’ayant autant que possible aucun but précis. Sans cette condition étrange et anormale, pas d’esprit primesautier et pas d’œuvre originale. Avec une vie dont le temps sera réglé mécaniquement par les exigences des fonctions, vous pourrez aspirer à la gloire d’un professeur illustre, d’un avocat, d’un prédicateur, jamais à celle d’un de ces esprits qui ont fait passer leur âme entière dans leurs écrits, d’un Montaigne par exemple. C’est parce qu’ils connaissent le prix de ce loisir actif que tous les génies originaux l’ont toujours acheté et l’achèteront toujours, au prix même de la pauvreté, de la misère et de la solitude. Ainsi pensa sans doute M. Cherbuliez lorsqu’il refusa un préceptorat qu’on lui offrait pendant son séjour à Bonn, préférant compléter son éducation par des voyages qu’un héritage légué à cet effet lui permettait de faire, et sacrifiant ainsi avec bon sens une occasion de pousser sa personne dans le monde pour y pousser plus avant son intelligence. Un an de séjour à l’université de Berlin le dédommagea de ce sacrifice. Là il se dévoua tout entier à l’étude de Hegel, dont il connut les principaux disciples, et entretint des relations intéressantes avec Schelling, devant lequel, nous dit-il, il avait soin de dissimuler la tendresse que lui inspirait son rival. Cependant la philosophie n’eut pas seule toute son affection. Tout bon Allemand avait deux passions avant que l’apparition de M. de Bismarck en eût fait naître une troisième moins inoffensive que les deux autres, la philosophie et la musique ; M. Cherbuliez les partagea toutes deux pendant son séjour à Berlin.

Il avait juré de manger jusqu’au dernier sou le petit héritage qui lui avait été légué pour voyager ; il tint parole. Il a visité successivement la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Asie Mineure, Constantinople et la Grèce, et chacun de ces voyages a plus tard produit son fruit à son heure. Les Causeries athéniennes sont nées en Grèce, le Prince Vitale est né en Italie, le Comte Kostia sur les bords du Rhin, le Roman d’une honnête femme est le résultat du degré de connaissance que le jeune auteur a acquis de nos mœurs ; Paule Méré est le seul de ses livres qui puisse être revendiqué par Genève.

Voilà bien des études, direz-vous, pour arriver il produire quelques œuvres intéressantes d’imagination, et nous avons peine à croire que ces œuvres n’eussent pas valu tout autant alors même que la jeunesse de l’auteur n’aurait pas été aussi studieuse. Nous admettons facilement que, sans de pareilles études, l’auteur n’aurait jamais si bien raisonné sur l’art de la Grèce et la renaissance italienne ; mais en quoi son savoir si varié a-t-il pu l’aider dans la conception et la composition de ses romans ? À cela on pourrait répondre d’une manière générale que les véritables services que nous rend la science sont comme ceux de toutes les choses de ce monde, de nature indirecte et détournée. Certes il serait impossible de saisir le lien qui existe entre la philosophie grecque ou allemande et des récits ingénieux comme Paule Méré et le Roman d’une honnête femme. Cependant on est bien forcé d’admettre cette conclusion, que, s’il n’avait pas étudié les philosophies grecque et allemande, l’esprit de M. Cherbuliez serait sensiblement différent de ce qu’il est, et que par conséquent, une œuvre étant toujours en rapport avec l’esprit de son auteur, ses romans, tout en n’ayant rien à démêler avec lesdites philosophies, seraient aussi sensiblement différents ; mais il est au moins un de ces romans dont on peut affirmer avec assurance qu’il n’aurait jamais été écrit sans la connaissance de l’histoire et des maîtres de la poésie : le Comte Kostia. Ici l’influence du savoir de l’auteur sur son œuvre se laisse voir à découvert, et, de même qu’il est facile de reconnaître dans un édifice les traces des divers personnages qui l’ont habité tour à tour, il est facile de reconnaître dans ce roman les traces des grands poètes qui successivement ont hanté l’imagination de M. Cherbuliez. C’est Shakespeare, c’est Goethe, c’est Jean-Jacques Rousseau ; telle métaphore subtile ou telle peinture des phénomènes naturels vous fait songer à Henri Heine, et à l’intonation de telle tirade de passion vous reconnaissez l’accent et le mouvement lyriques propres à lord Byron. Ajoutez que, sans les connaissances ethnologiques de l’auteur, il n’aurait pas aussi profondément pénétré les secrets de l’âme slave, et n’eût jamais écrit la page tout à fait hors ligne où, par la bouche du comte Kostia, il met la philosophie politique faisandée de Byzance, ennemie de l’enthousiasme et de l’absolu, en contraste avec la philosophie politique idéaliste des Occidentaux, d’où sont sortis ces deux élans à jamais fameux des croisades et de la Révolution française.

Le Comte Kostia est, à mon avis, une des plus belles œuvres d’imagination qui aient paru en France depuis plusieurs années ; sans prétendre établir aucune comparaison qui pourrait paraître injuste et exagérée, ni vouloir imposer un goût tout à fait personnel comme un jugement, je dois déclarer que c’est celle qui m’inspire la plus vive sympathie, parce qu’elle est la seule dont la lecture ait eu le privilège de me faire éprouver les mêmes émotions que nous font éprouver les vieux maîtres de la poésie. Ainsi, pour nommer tout de suite une de ces émotions, elle est à peu près la seule qui éveille ce sentiment sans lequel il n’est guère d’œuvre poétique vraiment puissante, le sentiment du mystère. Toute œuvre de nature tragique ou passionnée qui n’éveille pas ce sentiment du mystère, dont l’action, quelque logique qu’elle soit, permet tl l’imagination de la suivre sans plus d’hésitation que n’en éprouve un promeneur à parcourir un beau jardin classique aux allées régulières, — dont les personnages laissent apercevoir les limites de leurs caractères et jeter la sonde jusqu’au fond de leurs âmes, manque — quel que soit son mérite — de profondeur et de vraie portée poétique, car elle manque de cette qualité qu’on a toujours si mal définie et qu’on appelle l’idéal. Qu’est-ce en effet que l’idéal, sinon ce sentiment du mystère qu’éveille en nous soit la vue d’une figure dont l’expression échappe aux définitions que les vocabulaires de nos langues humaines mettent à notre usage, soit le spectacle d’une âme passionnée dont les mouvements révèlent l’existence d’une force que nous ignorons, soit encore, pour prendre l’idéal dans ce qu’il a de plus vulgaire et de plus rapproché de la matière, le spectacle d’une action complexe dont le nœud échappe à notre attention, et que nous sentons les puissances divines seules, Providence ou fatalité, capables de délier ? Une œuvre idéale par excellence, c’est celle qui nous montre une série de faits dont la cause se métamorphose sans cesse sous nos yeux chaque fois que nous essayons de la nommer, et recule toujours devant nous à mesure que nous avançons vers elle, pareille à la nature qui ne nous laisse démêler une de ses obscurités que pour nous en présenter immédiatement une nouvelle : un Œdipe roi, un Hamlet. Puisque je viens de nommer Œdipe roi, je veux emprunter à cette grande œuvre un terme de comparaison qui me permettra de faire saisir avec la dernière exactitude la nature de ce sentiment du mystère qui est l’essence même de toute poésie. Si le spectateur ne partage pas en face d’une œuvre les sentiments du divin Tirésias en face d’Œdipe, s’il n’est pas alarmé des conjectures qui se pressent dans son esprit, si l’inconnu vers lequel il est attiré ne le fait pas trembler, et si les secrets dont il lève graduellement les voiles ne lui apportent pas des émotions de plus en plus solennelles, s’il ne dit pas, lui aussi, à sa manière ce mot d’une si pathétique obscurité que le vieux devin donne pour synthèse à sa certitude et à ses doutes à la fois : « Hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » cette œuvre pourra bien être une étude admirable et même se rapporter à la poésie comme la science se rapporte à la nature ; mais elle n’aura pas ce glorieux attribut de toute vraie poésie, qui est de se confondre avec la vie même, car elle péchera contre le privilège de la nature et de la vie, qui consiste précisément dans ce refus obstiné de laisser pénétrer leurs énigmes. Or, voilà le sentiment qui règne d’un bout à l’autre du Comte Kostia et qui en fait l’âme et l’unité. Le mystère est partout, dans les péripéties de l’action, dans l’aspect de la scène, dans les caractères et dans les passions. Tous ces personnages ont des âmes dont les ressorts déconcertent notre jugement, dont les actes sont des révélations successives, et il nous font marcher de surprise en surprise jusqu’au dénouement, sans que nous puissions apercevoir leurs limites et que nous puissions dire que nous les avons épuisés. Tous donnent à nos conjectures les démentis les plus inattendus et les plus émouvants. À sa première entrée, Stéphane n’est qu’un enfant fiévreux, emporté et pervers. Bientôt ce premier personnage en laisse transparaître un second, mystérieux comme le page de Lara et aussi fait pour provoquer la rêverie et la curiosité que le premier était fait pour provoquer la résistance et la répulsion ; mais ce second personnage n’est pas encore le vrai, et nous découvrons que ce costume masculin n’est qu’un travestissement qui, pareil aux déguisements des belles aventurières de Shakespeare, comprime un cœur de femme tendre, passionné et violent. Notre étonnement est extrême lorsque nous découvrons que sous l’enveloppe grotesque du père Alexis se cache une âme de confesseur et de martyr, et que ce fantoche comique, rival en gourmandise du singe Solon, se révèle à nous avec une grandeur épique. De la grandeur, il y en a aussi une véritable dans le pauvre serf Ivan. C’est en vain que le comte Kostia, dans son orgueil d’aristocrate, croirait l’assimiler aux animaux de trait et de labour en lui parlant ce langage des coups par lequel on se fait entendre des bêtes ; Ivan affirme son titre d’homme et les droits de son âme par la résignation et l’humilité nobles avec lesquelles il reçoit le châtiment immérité que lui inflige un maître tyrannique. À ce moment, ce serf, ce collègue des brutes, nous fait sentir qu’il a été vraiment racheté de tout le sang de Jésus-Christ. Et quelles révélations successives chez le comte Kostia ! C’est d’abord un sceptique blasé et corrompu par l’habitude du commandement, léger avec profondeur comme le sont souvent les mondains de sa catégorie ; puis c’est un tyran aristocratique dont l’orgueil est le seul mobile, qui considère chez ceux qui l’entourent tout indice d’épanouissement intérieur comme un manque d’égards, qui ne sait lire la déférence que sur des visages pâles de crainte et ne se croit sûr du respect que lorsqu’il impose le tremblement ; enfin ces masques tombent, et l’on voit apparaître une âme malade et malheureuse à l’excès qui nous dévoile un des secrets les plus noirs et les plus subtils à la fois que puisse contenir la nature humaine. Nous comprenons alors pourquoi le comte Kostia se plaît à imposer la douleur autour de lui. Ce n’est pas dureté aristocratique, ce n’est pas représailles contre la destinée et pour venger sur autrui les maux dont il a souffert ; par une perversité paradoxale qui rappelle quelques-unes des pratiques superstitieuses les plus atroces de la sorcellerie, le comte Kostia est arrivé à se persuader qu’en imposant la souffrance à un être innocent il pourrait se débarrasser de la sienne propre. Comme ce roi jaloux d’un des drames de Shakespeare qui, ne pouvant atteindre son rival imaginaire, croit qu’en tuant sa femme il retrouvera au moins la moitié de son repos, le comte Kostia s’est persuadé que, s’il peut parvenir à éteindre sur le visage de sa fille ce sourire qui lui rappelle un visage trop aimé, il pourra guérir et vivre. Jamais adepte des doctrines démoniaques n’inventa de sortilège plus ingénieusement, plus poétiquement pervers, ne comprit avec plus de profondeur le plaisir que doivent donner aux puissances du mal les larmes de l’innocence et le sang des nouveau-nés. C’est monstrueux et grand à la fois.

Le Comte Kostia est un de ces livres qu’il est presque dangereux de faire, car ils donnent au lecteur le droit de trop attendre de ceux qui le suivent, et ils imposent à l’auteur le difficile devoir de se maintenir à la hauteur où il s’est placé un certain jour. Que d’ingénieuses combinaisons de pensées révèle cet émouvant récit ! A-t-on remarqué par exemple que M. Victor Cherbuliez a trouvé le seul genre de roman que l’imagination aime à rêver pour la scène où il l’a placé, et les seuls personnages de notre monde moderne qui conviennent à cette scène ? Lorsque vous avez visité les vieux châteaux des bords du Rhin, ne vous est-il pas arrivé plus d’une fois de rêver en vous demandant quels hôtes ils pourraient recevoir aujourd’hui, et quels sentiments pourraient s’y épanouir à l’aise ? C’est à juste titre, se dit-on, qu’ils restent pour la plupart inhabités, ruines poétiques pendant le jour, et la nuit lieu de rendez-vous des revenants et des âmes en peine du passé. Difficilement on imagine un sentimental roman bourgeois se passant entre leurs pittoresques murailles. Où trouver dans notre Europe d’aujourd’hui les âmes capables des passions sauvages que ces sites inspirent, de la franchise de sentiments que cette solitude conseille au cœur qu’elle livre à lui-même, des crimes grandioses que suggèrent ces épaisses murailles impénétrables et sourdes qui défient l’œil et l’oreille de tout témoin ? Un sourire d’involontaire ironie vient aux lèvres lorsqu’on apprend parfois, comme cela nous est arrivé, que telle ou telle de ces robustes masures a été achetée à vil prix, restaurée avec tout le luxe dont nos modernes tapissiers sont capables, par quelque croupier français ou quelque folliculaire parisien, aujourd’hui défunt, enrichi par le chantage et le commerce de louanges sans valeur. On a vraiment peine à comprendre les aigrefins ou les bons vivants de notre moderne civilisation habitant une demeure faite pour servir de scène au Majorat d’Hoffmann, et l’on ne serait pas plus étonné d’apprendre qu’un entrepreneur ingénieux vient d’acheter la cabane des terribles paysans du Vingt-quatre Février de Werner pour y jouer le Chalet de M. Adolphe Adam. Cependant ces demeures féodales peuvent encore trouver dans notre Europe des hôtes dont les passions et les sentiments s’harmonisent avec leur caractère grandiose et sauvage, et M. Cherbuliez les a distingués et nommés avec une sagacité rare. L’hôte qui convient à un tel séjour, ce n’est pas l’opulent dandy français émasculé par l’épicuréisme de la vie parisienne et les contraintes chaque jour renouvelées qu’impose une société démocratique, ce n’est pas le grand seigneur anglais transformé par les exigences de la vie publique, ce n’est pas même l’aristocrate allemand maté par une bureaucratie tracassière ; c’est le grand seigneur russe, ce possesseur d’âmes vivantes, qui ne possède cependant pas la sienne, à la fois victime et tyran, sans devoirs envers ceux qui sont soumis à son autorité absolue et sans droits contre la volonté absolue qui pèse sur lui d’un poids écrasant, un titan à demi captif, à demi libre, un Encelade dont le cœur serait étouffé sous sa montagne, tandis que ses pieds et ses mains resteraient libres. Voilà le personnage exceptionnel du monde contemporain dont les sentiments peuvent avoir pour cadres les vieux burgs du Rhin, et qui en est, de par les lois de la poésie, le légitime propriétaire.

Les deux autres romans que nous devons à M. Victor Cherbuliez nous introduisent dans une sphère poétique moins haute. Cependant Paule Méré est aussi un récit très pathétique. C’est encore l’histoire d’un sourire éteint que ce roman, l’histoire d’une âme coupable d’avoir été créée trop bondissante et trop lumineuse, fille de sylphide, sylphide elle-même, et qui pouvait dire, comme la spirituelle Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare : Lorsque je naquis, une étoile dansait. — Hélas ! cette moderne Béatrice, au lieu de rencontrer un Bénédict à l’âme élastique et souple comme la sienne, n’a rencontré qu’un jaloux Claudio dont les défiances lui briseront le cœur. Ce qu’il y a de véritablement tragique dans l’histoire de Paule Méré, ce n’est pas qu’elle soit victime des commérages du monde, c’est qu’elle soit frappée à mort par la main de celui qu’elle aime, armée précisément par ces commérages. Je ne crois pas qu’aucun romancier ait jamais mieux fait ressortir la fatale influence de la jettatura, ni mieux montré comment on peut tuer à distance, sans un geste, sans un mouvement, en laissant tout simplement agir une parole une fois lancée. Un mot a été dit par un méchant ou peut-être par un simple plaisant, et ce mot, répété par des milliers de bouches indifférentes, a fini par devenir une réalité : Et verbum caro factum est. Cependant ce fantôme dressé devant Paule par la malignité du monde, n’a pas pu, même devenu chair, paralyser la grâce native de sa personne et éteindre sur ses lèvres la lumière de son sourire ; mais un jour elle a aimé, et celui-là même qui avait confiance dans sa candeur et qui s’était proposé pour être son vengeur la tue avec les armes de l’invisible assassin contre lequel il s’est élevé. Malgré lui, celui qu’elle aime verra dans les gestes les plus inévitables un indice de culpabilité, dans les démarches les plus innocentes une preuve de trahison ; sa défiance sera aussi tenace que son amour sera profond, et l’un et l’autre, marchant de compagnie, ne s’arrêteront que sur le tombeau de leur victime. Rarement les crimes du cant et de la calomnie ont été démontrés avec une plus tragique évidence.

Paule Méré nous suggère incidemment une réflexion dont nous ne pouvons nous dispenser de faire part au lecteur, car elle est tout à l’honneur de M. Cherbuliez. Décidément le jeune auteur a une préférence marquée pour les âmes charmantes que leurs dons innés de grâce et de légèreté semblent marquer et marquent en réalité pour être les victimes expiatoires de toutes les lourdeurs et de toutes les laideurs de ce bas monde. Sa carrière littéraire est encore bien récente, et voici que par trois fois déjà il s’est constitué l’avocat de ces âmes rares autant que malheureuses ; puissent Torquato Tasso, Stéphanie Kostia, Paule Méré, plaider pour lui contre les faux jugements de la méchanceté et de la sottise, s’il a jamais à les redouter, et puissent nos remerciements lui être une faible compensation des critiques malfaisantes que les hypocrites — les épaules encore libres de ces chapes de plomb que Dante vit peser sur elles dans cet enfer qui leur est dû et qu’ils obtiendront — n’auront pas manqué de lui adresser pour avoir osé prendre avec récidive la défense de ce qui fait seul le charme et le prix de la vie !

Des trois récits publiés jusqu’à présent par M. Cherbuliez, le Roman d’une honnête femme est celui que j’aime le moins. La donnée de ce roman est par trop française, et l’on dirait qu’en l’écrivant M. Cherbuliez a pensé surtout à plaire aux Parisiens en leur présentant un sujet qu’ils pussent agréer ; pour nous, qui nous soucions avant tout, lorsque nous lisons un roman, de l’originalité de sa donnée et de ses caractères, nous aimons mieux le jeune auteur quand il est moins Parisien et qu’il reste Genevois. Ce qui manque en effet au Roman d’une honnête femme, c’est un goût, une saveur de terroir quelconque. On sent qu’il a poussé dans l’esprit de l’auteur comme une sorte de plante de terre chaude, par les procédés ingénieux d’une savante horticulture littéraire. Bien des fois déjà nos auteurs à la mode ont plus ou moins exploité la donnée qui fait le fond du Roman d’une honnête femme. Il s’agit encore de cet irrésistible séducteur du grand monde que ses succès passés poursuivent après-son mariage, et qui trouve le châtiment de ces succès dans les jalousies rétrospectives qu’ils éveillent chez sa femme et les déboires qu’ils portent dans son existence. Malheureusement, comme ces déboires sont aussi légitimes que les corrections que s’attire un écolier pour avoir fait indûment l’école buissonnière, ils n’éveillent en nous aucune pitié et n’ont d’attrait que pour notre seule curiosité, qui se plaît à observer quels mouvements distinguent notre nature dans les différentes situations où elle est placée. Il n’est que juste de dire que notre curiosité au moins satisfaite ; mais notre esprit de-justice réclamait davantage, et nous en voulons presque au séducteur marié de s’en tirer ù si bon marché, à la jeune femme de ne pas avoir accompli la vengeance à laquelle elle avait droit, et à l’auteur, de n’avoir pas placé auprès d’elle un amoureux moins transi que. M. Dolfin, caractère bizarre et vrai, fort bien étudié, mais auquel nous aurions préféré, dans l’intérêt d’une morale bien entendue, un simple jeune premier de théâtre sentimental.

Nous devons parler, pour être tout à fait complet, du dernier livre de l’auteur : le Grand Œuvre ou Entretiens sous un châtaignier. Des six volumes que nous devons jusqu’à présent au jeune auteur, c’est à notre avis le moins réussi. C’est une erreur commise avec talent ; mais enfin c’est une erreur, ou plutôt c’est la première épreuve d’une œuvre remarquable qui pour une raison ou une autre n’est pas venue nettement dans le moule où l’auteur l’a jetée. La vérité, je crois, est que le sujet auquel il a voulu appliquer cette fois les méthodes capricieuses de son maître Töpffer s’est trouvé trop robuste pour l’étreinte de cette logique en zigzag, et trop large pour le cadre restreint où il a essayé de l’enfermer. Il est des sujets qui, pour être traités comme ils méritent de l’être, ne redouteraient pas l’in-folio, et celui-là est du nombre. L’auteur a voulu passer en revue les différentes solutions qui ont été données de la fin des sociétés humaines, discuter le fort et le faible de chacune de ces solutions et les embrasser toutes dans une conclusion optimiste issue du syncrétisme hégélien. Pour ce faire, il a choisi trois interlocuteurs dont chacun représente un des trois principes qu’on peut assigner comme moteurs au train des choses d’ici-bas, la providence, le hasard, la nécessité. Or chacun des interlocuteurs plaide si bien sa cause, possède un arsenal de preuves si bien fourni, démontre la légitimité de sa doctrine par de si bons arguments, que l’auteur semble embarrassé de choisir, et que sa conclusion paraît beaucoup moins celle d’un hégélien optimiste que celle d’un sceptique de nature bienveillante. S’il faut dire toute ma pensée, je crois que l’auteur ne s’est embarrassé dans ses conclusions que parce qu’il n’a qu’une foi pleine de doutes aux doctrines qu’il déclare siennes, et son titre le dit assez clairement pour qui sait bien lire : le Grand Œuvre ! Le Grand Œuvre ! mais n’est-ce pas le nom que les alchimistes du moyen âge donnaient à la transmutation chimérique qu’ils poursuivaient, et n’y a-t-il pas une ironie cachée dans ce titre qui assimile la doctrine du progrès à la pierre philosophale ? L’auteur voudrait croire au progrès plus qu’il ne peut parvenir à y croire en réalité ; il fait tous ses efforts pour se convaincre de la perfectibilité des sociétés humaines, et malgré toute sa bonne volonté il ne parvient à constater, dans ce remue-ménage perpétuel de l’humanité qui nous fait croire à une marche en avant, qu’un perpétuel déplacement de forces. L’inexorable nature nous fait toujours payer chacun de nos gains par une perte, et tient la balance des biens et des maux avec autant d’exactitude dans la vie des sociétés que dans la vie des individus. Telle serait au fond, je le crois bien, la doctrine de l’auteur, si un long attachement à des doctrines embrassées autrefois avec la ferveur de la jeunesse ne le poussait à cette autre conclusion que je me permettrai de formuler ainsi : il est vrai que ce que nous nommons progrès n’est qu’une série de déplacements ; mais, comme ces déplacements s’opèrent sur une surface de plus en plus étendue, on peut affirmer que le progrès existe, puisque chacune des évolutions de l’humanité exige pour se déployer une circonférence toujours plus vaste. Nous n’oserions prédire que ce livre satisfera pleinement beaucoup de lecteurs, ni même qu’ils sauront y lire les doctrines que nous venons d’indiquer ; mais, quoi qu’il en soit, on ne le lira ni sans plaisir, ni sans profit, car on y trouvera, outre un petit roman agréable, quantité de pages éloquentes, entre autres celles où sont décrits les plaisirs d’imagination qu’ont connus les hommes du moyen âge, et celles consacrées au chroniqueur Orderic Vital, qui peuvent compter parmi les meilleures que l’auteur ait écrites.

Mais si la perfectibilité est un problème pour l’humanité, elle est une réalité pour les individus ; le progrès, qui peut si difficilement se mesurer chez les nations, se laisse parfaitement saisir dans la vie de chacun de nous, et de cette vérité banale M. Victor Cherbuliez est une preuve éloquente. Depuis ses débuts, nous l’avons vu toujours en travail sur lui-même, accroissant toujours davantage le champ de son observation, désireux d’ouvrir à son imagination des horizons toujours plus vastes et de donner à ses lecteurs les surprises d’émotions toujours nouvelles. M. Cherbuliez a donc prêché par son propre exemple les doctrines qu’il a exposées dans son Grand Œuvre ; aussi avons-nous l’entière confiance qu’il continuera de nous démontrer par ses prochains livres la vérité de la théorie du progrès à la manière de ce philosophe antique qui, pour démontrer la réalité du mouvement, se prit à marcher devant ses interlocuteurs.

Le roman en 1876.
MM. Gustave Droz — André Theuriet — Alphonse Daudet §

Au moment d’aborder l’étude de nos nouveaux romanciers, nous ne pouvons nous empêcher de jeter un regard en arrière et de constater, non sans quelque mélancolie, l’affaiblissement progressif de notre littérature d’imagination. Que les hommes distingués dont les noms sont placés en tête de ces pages veuillent bien ne pas prendre cet exorde comme une critique à leur adresse ; il ne s’adresse qu’à la situation générale dont ils relèvent et non à leurs œuvres aimables. Oui sans doute, nous pouvons nous vanter de posséder encore une littérature riche et féconde, si nous rassemblons sous ce nom les produits si variés de l’activité intellectuelle de notre pays, critique, érudition, recherches historiques, exégèse, vulgarisations, scientifiques ; mais, si nous réservons ce titre de littérature aux produits exclusifs de l’imagination et de la pensée pure, nous verrons cette richesse se changer en une courte aisance assez voisine d’une médiocrité dorée. L’imagination française tient cependant pour le quart d’heure bon état de maison, mais sans superflu d’aucune sorte, et il arrive trop souvent que, pour combler le déficit des années stériles, il faut compter sur les années à venir, car voici bien longtemps déjà que le capital de célébrité amassé par les nouvelles générations et le stock d’œuvres de valeur fourni par elles ne sont plus assez considérables pour couvrir les saisons de jachère forcée, les inévitables faillites du succès et les déficits créés par la mort. Nous voici loin, il en faut convenir, de cette opulence de la période précédente ou les belles œuvres foisonnaient et où les noms illustres se comptaient avec peine, tant leur nombre était grand ; seul ou à peu près seul, Victor Hugo reste encore parmi nous pour attester cette fécondité dont il fut un si puissant promoteur.

De nouveaux noms ont surgi, il est vrai, mais en quantité trop faible pour remplir les vides laissés, ou de calibre trop moyen pour tenir la place de ceux qui partaient. Dans cette vaste province de la littérature d’imagination que le romantisme avait couverte de ses châteaux et ses palais, nous distinguons bien quelques édifices de date et de forme récentes, mais qu’ils sont clairsemés encore ! M. Gustave Flaubert s’est élevé une solide maison de campagne, de structure cossue comme une ferme de sa Normandie natale, et décorée intérieurement de tout ce que l’art des coloristes a jamais produit de plus fougueux, et M. Victor Cherbuliez une élégante villa pleine de curiosités et de raretés, où l’on voit se refléter, dans les glaces sans fin dont les murailles et les plafonds sont revêtus, toute sorte de formes féminines délicatement mystérieuses qui provoquent la divination psychologique du visiteur, comme autant de sœurs des figures de Léonard de Vinci. Voici le charmant cottage de M. André Theuriet et le joli chalet de M. Gustave Droz, comble de l’amusant fouillis des richesses de l’atelier, pochades, croquis, charges comiques, dessins à la plume, ébauches, mignons pastels. Cette résidence fort habitable encore d’un voltairien du dernier siècle appartient à M. Edmond About, qui l’a faite restaurer avec adresse et meubler selon le goût nouveau des habitants des boulevards Malesherbes et Saint-Michel. Cette ravissante demeure abandonnée, tapissée de la base au faîte de lierre, de liserons, de chèvrefeuilles et de mousses, où le génie mélancolique des choses ruinées semble se consoler en compagnie du génie souriant de la nature éternellement jeune, est devenue la très enviable propriété d’Alphonse Daudet. Plus loin j’aperçois un vaste chantier que s’est adjugé M. Émile Zola, et où il s’est établi un hangar très fortement chevronné et charpenté. C’est tout, ou à peu près tout ; vous voyez combien de domaines restent encore en friche et combien de sites attendent la demeure qui devrait les couronner.

Notre littérature cependant s’est presque entièrement renouvelée dans ces vingt-cinq dernières années ; mais ce renouvellement s’est opéré d’une façon très particulière, et qui suffit à caractériser la situation présente. Ces nouveaux venus sont arrivés un à un, successivement, à d’assez longs intervalles les uns des autres, comme si la nature fatiguée ne pouvait plus porter que de loin en loin ces rares dons qui font les dramaturges, les poètes et les romanciers, isolément, chacun pour son compte, et dans sa propre barque dont il était à la fois le pilote et l’équipage. Quelques-uns sont entrés en scène silencieusement et sans qu’on se soit, pour ainsi dire, aperçu de leur arrivée, ou sans que le public, qui assistait à leurs débuts, ait pu pressentir enjeux des talents de portée sérieuse, et de ce nombre sont les trois noms que nous nous proposons de présenter particulièrement à nos lecteurs. Avant de se révéler romancier, André Theuriet s’est contenté, pendant vingt ans, d’être un poète aimable, sans autre ambition apparente que de charmer le public restreint qui garde le culte des paroles musicales et des cadences heureuses ; les lecteurs des premiers croquis de Gustave Droz ont pu, sans trop manquer de pénétration, ne pas deviner le romancier d’Autour d’une source et de Babolain, dans l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé, et ceux qui avaient suivi avec plaisir pendant plus de quinze ans les gentils tâtonnements d’Alphonse Daudet étaient certainement loin de s’attendre, pour la plupart, au coup retentissant de Fromont jeune et Risler aîné. Soit que le succès leur ait souri dès leur première apparition, soit qu’ils l’aient conquis laborieusement, ces nouveaux venus sont leurs propres créateurs et les produits de leur propre culture. Nulle floraison générale, nul renouveau de l’intelligence ne les ont engendrés, nul courant commun de doctrine, nul souffle de l’opinion ne les ont apportés. Ce renouvellement de notre personnel littéraire s’est donc fait brin à brin, homme par homme, talent par talent, comme une mosaïque ou une marqueterie composée de pièces de rapport, sans aucune communauté de pensées et de tendances, aucune ressemblance de facultés et de méthodes, aucune similitude de points de départ.

Nous ne connaissons réellement rien de comparable, dans nos longues annales littéraires, à cette absence absolue de direction générale et de tendances communes, si ce n’est peut-être la période Henri IV-Louis XIII, qui offre avec l’époque actuelle des ressemblances assez étroites qu’on n’a pas encore songé à remarquer. Alors aussi l’individualisme régna dans la littérature et pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Les grands courants moraux du xvie siècle, qui avaient porté tant de flottes puissantes, s’étant à la fin ralentis ou taris, chacun en détourna les eaux devenues basses pour faire tourner son propre moulin, et s’occupa à tirer des doctrines dont les conséquences générales étaient épuisées toute sorte de conséquences secondaires et de corollaires piquants : les uns, comme d’Urfé, un platonicisme catholique, proche parent et précurseur du futur molinisme ; les autres, comme Saint-Amant et Théophile, un athéisme amusant ; ces troisièmes, comme Cyrano de Bergerac, un naturalisme bouffon ; ces derniers enfin, comme Malherbe, un système modeste, mais fort, de pédagogie poétique pour la discipline de l’imagination. De même aujourd’hui, les grandes doctrines qui ont agité les dernières cent années ayant atteint à peu près leur terme extrême et dit leur dernier mot, chacun vient y puiser pour son propre compte, et sans souci du voisin, la provision d’éléments nécessaires à son inspiration ou assortis à ses goûts particuliers : ceux-ci un peu plus de démocratie que ceux-là, ceux-là davantage de romantisme que ceux-ci, ces troisièmes plus de voltairianisme que de toute autre chose, et ces derniers un poids égal de doctrines françaises et de doctrines étrangères. Au xviie siècle, cette période d’individualisme littéraire n’a pas duré moins de quarante ans ; or, comme il n’y a guère plus d’une vingtaine d’années qu’a commencé la situation analogue que nous signalons, il n’est guère permis d’espérer que nous en voyions le terme prochain, et nous nous en consolerons aisément si cet état de choses continue à nous fournir nombre d’œuvres aussi agréables que quelques-unes de ces dernières saisons.

La plus vraie définition que l’on puisse donner du roman depuis vingt années, c’est de dire qu’à quelques exceptions près, il est devenu exclusivement anecdotique. S’il est un caractère qui marque d’une empreinte commune les œuvres si dissemblables de nos nouveaux romanciers, c’est bien celui qui est exprimé par cette épithète d’anecdotique, et c’est aussi par ce caractère que ces œuvres se séparent des productions de la précédente période. Toutes proportions gardées et en tenant compte des différences qui séparent des arts aussi tranchés que ceux du romancier et du peintre, on peut dire que les œuvres de la littérature actuelle sont à celles de la période romantique ce que la peinture hollandaise a été à la peinture flamande. Préoccupés outre mesure d’éviter les terres déjà labourées et de se découvrir un coin de la société, si petit soit-il, dont ils soient les Christophe Colomb, nos jeunes romanciers se détournent du vaste monde et se vouent exclusivement à l’étude du mince groupe dont ils se sont constitués les explorateurs. Aucun d’eux n’aborde d’emblée la nature humaine générale, n’entre droit dans l’âme humaine, et ne cherche à peindre un tableau qui en fasse apparaître une large image. Le mot de Voltaire sur Marivaux peut s’appliquer avec la plus parfaite justesse à la plupart d’entre eux ; ce n’est pas la grande route du cœur qu’ils recherchent, ce sont ses chemins de traverse, ses sentiers, et, quelques-uns, ses impasses. Aucun ne montre l’ambition d’élever ses personnages à la hauteur de types, tous au contraire s’efforcent de les conserver autant que possible à l’état d’individus, de les circonscrire et de les serrer d’aussi près que-possible, comme on isole un insecte sous le microscope pour pénétrer ses caractères par une étude patiente et sans distractions. En un mot, ils ne tiennent pas à faire grand, ils tiennent à faire vrai, et préfèrent aux hardiesses du pinceau la perfection du rendu et la minutieuse fidélité de l’imitation. Le procédé de création et de composition généralement adopté par nos nouveaux romanciers est absolument à l’inverse de celui de leurs prédécesseurs. Autrefois le romancier tirait son sujet de son âme même, d’une combinaison morale éclose dans son cerveau, puis il demandait à la réalité extérieure les éléments nécessaires pour donner un corps à sa conception. Aujourd’hui, au contraire, c’est dans ces éléments extérieurs que le romancier puise ses sujets, quitte à demander ensuite à l’imagination et à la pensée les ciments destinés à en unir les diverses parties. La réalité ainsi sollicitée fournit en abondance ce qu’on lui demande ; mais comme le romancier, loin de généraliser ces éléments par une conception première, met au contraire tous ses soins à respecter leur particularité, il s’ensuit que ses sujets gardent d’ordinaire le caractère de faits isolés et que les histoires qui en résultent, quelle qu’en soit l’étendue, gardent le rang d’anecdotes.

Une conséquence de cet individualisme de nos romanciers et de ce caractère anecdotique de nos romans nouveaux, c’est de rendre la tâche de la critique, singulièrement difficile. Comme ces œuvres partent le plus souvent de partis pris strictement personnels et se renferment volontairement dans des limites fort étroites, il est à peu près impossible de les embrasser dans un jugement synthétique et d’en tirer des conséquences générales qu’exclue l’absence de tout lien commun entre elles. Ce que le philosophe a de mieux à faire avec elles, c’est de laisser dormir son esthétique, qu’il ne pourrait vraiment leur appliquer qu’avec artifice et à la sueur de sa volonté. Cette période Louis XIII dont nous parlions tout à l’heure, avez-vous souvenir d’un critique ou d’un historien littéraire qui ait jamais essayé d’en tirer la philosophie générale ? Non, et nous défierions bien l’esprit le plus ingénieux de mener à fin une telle gageure sans puérilité et sans emphase. Il en est de même de la période que nous traversons. La critique moraliste n’y trouverait pas mieux son compte que l’esthétique. Chacun de nos auteurs s’étant cantonné dans le domaine qu’il s’est choisi comme Candide dans son jardin du Bosphore, ses vues sur la société sont nécessairement exclusives et ne valent que pour un monde fort restreint, en sorte que dresser le procès de la société générale sur le pessimisme de tel de nos auteurs actuels serait une aussi souveraine iniquité que l’absoudre et la justifier sur l’optimisme de tel autre serait une absolue duperie. Les jugements à grande solennité, si chers à la critique moderne, sont donc rarement applicables à nos œuvres contemporaines ; c’est par des facultés relativement modestes, et plus fines que hautes, qu’elles veulent être appréciées : le simple bon sens, le goût, le tact, le discernement, c’est-à-dire que chacune réclame du critique un jugement particulier qui réponde à cette qualité ou à ce défaut d’individualité, et qui ne lui attribue pas avec ses voisines une parenté plus proche que celle qui existe réellement.

Pour l’un au moins des trois romanciers dont nous nous occupons, il est à peine besoin d’expliquer comment anecdote est synonyme de roman. C’est par l’anecdote, ou par ce qui lui ressemble le plus, l’esquisse, la saynète, que Gustave Droz a commencé sa carrière, et lorsqu’il a plus tard élargi ses cadres, il n’a pu échapper entièrement à la gentille tyrannie du genre auquel il devait sa réputation. Qui n’a lu et ne se rappelle ces amusants croquis rassemblés dans les deux volumes intitulés Monsieur, Madame et Bébé et Entre nous ! C’est une grave épreuve pour de telles œuvres qu’une seconde lecture au bout de quelques années ; si les pamphlets et les écrits politiques deviennent vite des almanachs de l’an passé, que dire des productions qui sont nées des caprices les plus momentanés et souvent les plus frivoles ? Eh bien ! cette épreuve, nous venons de la faire subir à ces deux premiers recueils de M. Droz, et non seulement ils en sont sortis aussi amusants qu’au premier jour, mais nous leur avons découvert un mérite d’originalité dont nous ne nous étions pas aperçu à la première lecture. L’auteur a su y tenir et y gagner une des gageures les plus hasardeuses que l’on puisse se proposer, celle d’appliquer à un tel genre les procédés inverses de ceux qui semblent lui convenir naturellement. La plupart des sujets de ces légers croquis appelaient le trait sec du caricaturiste, le dessin outré de la charge, la rieuse insolence de la parodie, la pointe acérée de la satire, et voici, surprise charmante, que nous les trouvons revêtus des tendres couleurs de l’aquarelle et de la brillante poussière du pastel. Rarement l’ironie a été émoussée d’une main plus habile et transformée presque en son contraire par une plus heureuse hypocrisie du talent. Le loup s’est introduit dans la bergerie sous la toison de l’agneau ; à la faveur de ce travestissement, il a surpris dans toute l’imprudence de leur conduite et la légèreté de leurs propos nombre de Petits Chaperons rouges ; mais, au lieu de les mordre à belles dents, il s’est contenté de vanter leurs formes appétissantes, et de les montrer, en étouffant son rire, comme la proie inévitable de ses confrères de moins tolérante et moins honnête composition.

La grâce railleuse n’est pas le seul mérite de ces croquis ; ils ont aussi leur profondeur et, j’oserai dire, leur portée sociale. Étonnerai-je beaucoup en avançant qu’ils ont une valeur de documents, et que le futur historien des mœurs françaises y trouvera plus tard une série de précieuses indications sur le ton et les manières de notre société pendant le second empire ? C’est peut-être l’époque où le haut monde français s’est amusé avec le moins de contrainte et le moins de souci de l’opinion de la galerie, non pas comme en d’autres temps par bravade cynique du jugement public, mais par sentiment presque légitime de l’irresponsabilité que lui créait un état social devenu absolument démocratique. Expliquons ce mot d’irresponsabilité, qui donne en grande partie la clé de nos mœurs d’hier et aussi d’aujourd’hui, justement stigmatisées par nombre de moralistes sévères dont les censures auraient cependant plus d’autorité si d’ordinaire elles ne frappaient pas à côté de la cause du mal. C’est bientôt fait d’accuser le monde des scandales qui éclatent de temps à autre et des histoires équivoques qui se chuchotent presque chaque jour ; mais dans une société où règne l’égalité la plus complète et où chacun ne relève que de soi seul, dites-moi s’il est une classe chargée d’endosser la responsabilité d’actes absolument individuels. Quant à l’individu, quelle raison, a-t-il de s’y contraindre et d’y mettre un frein à son amour du plaisir ? Que vous importe, s’il vous plaît, que je m’amuse d’une manière plus ou moins scandaleuse, puisque ce n’est pas en vertu d’un privilège insolent que je m’amuse, et en quoi êtes-vous bien venus à me reprocher mes mœurs, si scabreuses qu’elles soient, puisque je ne puis vous en humilier comme autrefois en ajoutant à leur indignité la tyrannie de mon autorité ? Me parlez-vous par hasard de l’exemple que je vous dois ? Mais pour avoir le devoir de vous en donner de telle ou telle sorte, il faudrait nécessairement que j’eusse sur vous un droit quelconque, et par conséquent que cette égalité qui vous est chère, à juste titre peut-être, reçût une grave atteinte, car vous n’espérez pas sans doute trouver dans aucune de nos nombreuses constitutions un article qui m’impose l’obligation de me constituer instituteur au bénéfice de vos âmes, dont je respecte trop la liberté pour en prendre aucun souci. Ainsi raisonne instinctivement l’individu dans une société démocratique, et je ne saurais dire que sa logique instinctive soit mauvaise. Il s’y rue au plaisir avec d’autant plus de fougue qu’il sent qu’il n’entraîne qui que ce soit dans la solidarité de sa conduite, et que ses actes n’ont de conséquences que pour lui seul. Je me trompe cependant, il y a quelqu’un sur qui retombe en plein et entièrement la responsabilité des désordres mondains, et ce quelqu’un c’est le chef même de l’État, lorsque la démocratie a revêtu par hasard la forme monarchique. Ce fut là beaucoup l’histoire du second empire ; avis aux futurs maîtres de nos destinées, si notre démocratie doit jamais faire retour à cette forme de gouvernement ! Ce sont les voluptueuses incartades et les élégantes folies des heureux enfants de la fortune et de la naissance, délivrés de toute gêne ennuyeuse par l’égalité triomphante, qui revivent dans les esquisses rieuses et les saynètes de Gustave Droz. Bals masqués aux travestissements excentriques, tableaux vivants trop peu pudiques, maillots trop roses et trop collants, toilettes trop tapageuses et compliquées, aristocratisme de manières s’exagérant à plaisir-pour trancher plus nettement avec la banale vulgarité des mœurs générales, et cherchant à rétablir par la différence des formes le fossé des distances sociales comblé par dix révolutions, longues stations de carême, aux mondaines églises parisiennes, pénitences distinguées d’une dévotion facile mêlées aux faiblesses aimables d’une sensualité de bon ton, — tout cela a été très vrai à son heure, tout cela reste vrai encore aujourd’hui, car les mœurs changent moins vite que les gouvernements, et les goûts régnants sous un régime déchu lui survivent au moins aussi longtemps que durent les générations qui les ont partagés.

Il y a autre chose encore dans les croquis de M. Droz que ce souriant persiflage du beau monde parisien, et cette autre chose c’est une assez forte dose d’un voltairianisme très suffisamment agressif. À la vérité, ce voltairianisme est plutôt irrévérence qu’irréligion, car il s’attaque beaucoup moins aux doctrines et aux croyances qu’aux institutions et aux personnes ; il n’en est peut-être que plus irritant par là. En règle générale, les hommes supportent beaucoup plus aisément les coups de bâton qui tombent sur leurs opinions qu’ils ne supportent une chiquenaude sur l’oreille ou une croquignole sur le bout du nez. On trouverait difficilement un magistrat qui se fâchât des attaques dirigées contre telle ou telle loi qu’il est chargé d’appliquer, mais on en trouverait beaucoup qui seraient exaspérés si on venait leur dire que leur personne n’inspire pas une terreur suffisante aux criminels et un respect assez marqué aux gendarmes.

Il y a là une connaissance intime d’une foule de détails du monde d’Église, où se trahit comme l’expérience rancuneuse d’une éducation première, qui a fourni les armes mêmes dont il se sert. Ce persiflage est celui d’un homme qui, élevé dans le sérail, en connaît nombre de détours. Onction quasi musicale de l’abbé Gélon, faite pour ravir les âmes des pénitentes de haut lieu, piété profonde mais populacière de l’abbé Brice, bonne seulement pour le vulgaire des fidèles, confréries pieuses, œuvre des petits Chinois, nouveaux miracles, sur tout cela M. Droz a fait pleuvoir une grêle de traits menus comme des aiguilles, comparables à ceux dont les Lilliputiens attaquèrent Gulliver. Ce n’est pas assez pour entraîner mort d’homme, mais c’est parfois assez pour crever un œil. La confession surtout a le privilège d’exciter très particulièrement sa verve railleuse ; la seule critique que je veuille faire des innombrables saynètes dont cette grande pratique religieuse est l’objet dans les livres de M. Droz est de dire qu’il serait vraiment incomparable dans cette veine, s’il n’avait un concurrent inéluctable dans la personne d’un artiste parisien connu de toute l’Europe pour son talent de mystification, le célèbre corniste Vivier, dont l’imitation des chuchotements du confessionnal compose précisément une des charges les plus amusantes. Cet acharnement de malice va parfois si loin et revient si souvent, que c’est à se demander si l’auteur a eu par hasard à se plaindre de quelque abbé de sa connaissance. S’il en était ainsi, pour lui déconseiller la rancune, nous lui citerions une jolie anecdote d’il y a deux siècles. Lord Herbert de Cherbury, premier des déistes anglais, s’était rendu fameux dans le monde par une humeur susceptible qui lui avait fait chercher partout un duel qu’il ne put jamais rencontrer, tant était grande la considération dont il était entouré. Or, pendant qu’il était ambassadeur d’Angleterre à la cour de Louis XIII, il fut très vivement attaqué par un confesseur de Marie de Médicis, dont le nom échappe en cet instant à ma mémoire. Riposte de lord Herbert, réplique du confesseur ; la querelle devint des plus chaudes ; mais, comme elle ne pouvait nécessairement avoir aucune issue, lord Herbert la termina par ce mot : « Sachez qu’il n’y a au monde qu’un moine ou une femme qui puisse me parler de telle façon avec impunité. »

Il est rare cependant qu’il n’y ait pas de compensations en toutes-choses, et cette irrévérence d’un goût souvent douteux pour les gens et les choses d’Église nous a valu un vrai petit chef-d’œuvre, la correspondance de l’abbé Leroux avec le comte candidat à la députation, dans cette très fine et très exacte esquisse de nos mœurs électorales d’il y a dix ans, que M. Droz a intitulée Paquet de lettres. Quelle adresse dans la progression des exigences de l’abbé pour feindre de se faire arracher un consentement qu’il grille d’accorder, quel art subtil de mettre le désintéressement au service de la cupidité, quel talent de négociation pour faire hausser le prix de la bicoque paternelle que le comte veut acquérir, quel tact dans ces manœuvres pour se ménager les faveurs de la fortune sans quitter un instant le service de Dieu ! Une énergie indomptable sans apparence de lutte, une volonté de fer sous des formes molles, une bonne partie du caractère ecclésiastique est là. C’est une question quelquefois débattue parmi les observateurs des choses sociales, de savoir lequel l’emporte en finesse, d’une femme ou d’un prêtre ; Gustave Droz dans son Paquet de lettres a tranché la question en faveur du dernier. Elle est pourtant admirable d’hypocrisie sentimentale et de ruse subtile la lettre écrite par la comtesse, femme du candidat évincé, pour amener l’abbé à reprendre la bicoque dont le comte n’a plus que faire, son insuccès une fois certain. Que ces manèges sont filés menus, que ces pièges sont délicatement recouverts de sensibilité et de poésie ! Il y a là quelques pages d’une telle habileté d’imitation, qu’elles ont l’air de la copie littérale d’une lettre lue par l’auteur plutôt que d’un original inventé par lui. Peu de choses dans notre littérature satirique sont supérieures à cette lettre de la comtesse, où M. Droz s’est montré passé maître dans l’art d’accorder son instrument avec justesse au ton de l’air qu’il voulait jouer.

Une autre compensation à cette irrévérence voltairienne, et celle-là d’un genre très élevé, est la création de ce personnage de l’abbé Roche qui remplit tout le roman intitulé Autour d’une source. Est-ce pour faire amende honorable de ses précédentes railleries qu’il a créé ce beau caractère, ou bien ne faut-il voir dans cette création qu’une agression nouvelle sous une forme moins directe ? A-t-il voulu mettre en opposition le curé de campagne à l’âme pure et blanche comme la neige de ses montagnes, à la vie simple comme celle des villageois qu’il assiste de sa mâle charité, avec le prêtre des grandes villes, à l’âme blasée d’expérience mondaine, à la vie compliquée et diverse comme celle des paroissiens qu’il s’ingénie à moraliser, à l’esprit délié et bien muni d’armes de défense contre les manèges sociaux, et dire par ce moyen à ses lecteurs : voilà le prêtre tel que je le comprends ? Si c’est là son idéal du prêtre, il est fort acceptable, et les plus difficiles pourraient s’en contenter. J’ajoute que, bien que très haut, cet idéal n’a cependant rien d’inaccessible, car il est souvent réalisé ; nous avons tous connu l’abbé Roche, sinon absolument en bloc, au moins par fragments assez considérables, pour savoir de science certaine qu’il exerce en plus d’un lieu son ministère de justice et d’amour. Toutefois cet idéal a un défaut considérable, c’est sa perfection même. S’il est une conclusion qui ressorte en toute évidence du roman de M. Droz, c’est que ce type du prêtre est absolument impossible dans notre société telle que l’ont faite soixante ans d’industrie, de révolutions et de mélanges matrimoniaux, et qu’il ne peut exister sans danger mortel pour lui-même et sans inconvénients par ses ouailles imparfaites. Dès la première approche du monde, le choc se produit, et l’abbé Roche est brisé comme verre. Il n’est pas une de ses vertus qui ne se retourne contre lui ; sa franchise sans paille, obligée de se défendre contre la dissimulation artificieuse, dégénère en brutalité de paroles, sa complète innocence le livre au péril des tentations de la chair, son honnêteté le rend la dupe de la fraude, sa charité en fait le complice involontaire dii désordre et de l’adultère. En quelques jours, il arrive à dépouiller son église de ses trésors d’art au bénéfice d’un brocanteur mondain, à convoiter la femme de son prochain à la grande terreur de sa conscience, à créer fortuitement au désespoir de sa véracité la réclame sacrée qu’un spéculateur sans scrupules avait en vain sollicitée, à revêtir enfin les apparences d’un séducteur de sacristie et d’un prêtre indigne, tout cela en toute naïveté et sans l’ombre d’une faute. C’est ici, nous semble-t-il, que le prêtre à l’expérience plus mondaine raillé par M. Droz pourrait facilement prendre sa revanche, et répondre à l’auteur qu’en créant ce type de l’abbé Roche il a précisément prouvé le contraire de ce qu’il voulait démontrer. Une des manies de nos voltairiens des derniers jours, c’est de réclamer imperturbablement pour le prêtre la perfection évangélique primitive ; Gustave Droz, voltairien lui-même, s’est chargé de prouver, sans y songer le moins du monde, que le type de prêtre qui convenait à notre état social était précisément à l’inverse de cette perfection. Ce n’en est pas moins une sympathique et imposante figure que cet enfant trouvé qui n’a jamais connu d’autres maisons que celles de Dieu avec sa noblesse native et sa charité robuste comme son corps, et l’on ne peut se défendre contre l’envahissement d’une tristesse glaciale lorsqu’on voit ce pieux géant, complétant par l’héroïsme sa vie sans tache, aller se faire martyriser chez les Chinois au bénéfice des intérêts et de l’honneur d’un spéculateur heureux, d’une minaudière élégante et d’un vicieux titré dont il est, pour comble d’horreur, le propre frère, et trois fois l’aîné, par l’âge, par la hauteur d’âme et la plus grande pureté du sang.

En dépit de quelques légers défauts, Autour d’une source reste l’œuvre maîtresse de M. Droz, car c’est la seule où il ait pleinement réussi à créer un personnage capable d’intéresser et d’émouvoir ; encore faut-il faire cette réserve que l’histoire de l’abbé Roche donne froid au lecteur plutôt qu’elle ne le touche réellement. En effet, la sensibilité de Gustave Droz ne vaut pas son ironie et sa gaieté, sans doute parce qu’il s’en défie et, qu’à l’imitation de trop nombreux artistes parisiens, il la réprime de crainte d’en être la dupe ; et cependant il connaît le précepte du poète latin : Si vis me flere… Il ne possède pas le don des larmes, voyez plutôt Babolain. À coup sûr, s’il est une histoire lamentable, c’est bien celle de cet infortuné professeur de mathématiques, marié à une aventurière frottée d’artiste, d’un cœur nul comme son talent. Babolain prodigue toute sa vie des trésors de tendresse sans obtenir jamais d’autre récompense que le plus profond ridicule. C’est une véritable trouvaille que celle de ce personnage — l’homme qui a le dévouement malheureux, — une trouvaille qui méritait d’être rencontrée par quelqu’un des grands humoristes anglais. Je vois d’ici Babolain sous la plume de Sterne ou sous celle de Goldsmith ; quels trésors d’inattendue et exquise sensibilité il aurait arrachés au premier, et comme ses traits auraient apparu timides, tristes et touchants, sous la lumière souriante et douce dont le second l’aurait enveloppé ! Supposez encore quelque psychologue à la noire analyse, Nathaniel Hawthorne par exemple, s’emparant de ce personnage, comme il aurait su faire ressortir les souffrances de ce malheur atroce, de cette infirmité fatale faite pour arracher des larmes au plus dur Dolope de la vie mondaine, l’impuissance d’être aimé ! Mais le Babolain de Gustave Droz ne nous amuse ni ne nous émeut ; le sentiment qu’il nous inspire, c’est celui d’un profond étonnement. Sa femme et sa belle-mère ont raison, cet homme est un véritable monstre, un monstre d’imbécillité, un prodige de stupide humilité. La forme du récit personnel employée par l’auteur est bien peut-être pour quelque chose dans ce résultat, car il est inadmissible qu’on parle de soi avec une cécité aussi prolongée.

Cependant, si la victime ne parvient pas à nous toucher, ses tortionnaires féminins nous inspirent en revanche tout le genre d’intérêt qu’elles méritent. Ce sont deux superbes études de pécores, que les deux personnages de Mme Paline et de sa fille Esther. Le type est au complet, aucun de ses agréments n’y manque, ni la sottise des prétentions ambitieuses, ni la nullité de l’intelligence, ni l’absolue sécheresse du cœur, ni l’hypocrisie sentimentale, ni l’insolence des manières, ni la vulgarité des propos. Le meilleur des tableaux de Mme Babolain, née Paline, est certainement le portrait qu’elle a obtenu de M. Droz ; cela est peint en pleine pâte, enlevé avec vigueur, merveilleusement éclairé, bien vivant, bien turbulent, bien irritant, bien odieux ; la touche d’un véritable artiste est là. Voilà les personnages que Gustave Droz excelle à peindre ; rappelez-vous la mère de Mlle Cibot, le comte de Manteigney, le spéculateur Larreau, le brocanteur Claudius ; il faut à son talent, très particulièrement parisien, ces produits humains de la vie parisienne, des types de sécheresse, d’endurcissement mondain, de vice sans remords, que l’on ne puisse peindre sans une nuance de mépris ou une touche d’ironie. À ce caractère il vous est facile de reconnaître un talent qui est plutôt fait pour la satire sociale que pour l’expression pathétique des passion ?

Nous-dirons de la psychologie de Gustave Droz ce que nous avons dit de sa sensibilité, elle ne vaut pas son ironie ; j’en prends à témoin le Cahier bleu de Mlle Cibot, un vilain petit livre, en dépit du succès qu’il a obtenu, plein de laids détails faits pour inspirer la plus navrante tristesse, et-aussi agaçant que l’humeur de ce mari affligé d’une maladie d’estomac dont l’auteur a tracé un portrait physiologique si ressemblant. Comme je suppose que le livre a été lu par tout le monde, j’en viens tout de suite au point unique que je veux mettre en lumière, et j’avoue qu’il m’est impossible de parvenir à comprendre la chute de l’héroïne. Que Mme Laumel, née Cibot de Larive, éprouve la tentation de se perdre, cela n’a rien que de fort ordinaire, mais qu’elle se perde dans l’état d’âme où l’auteur l’a placée au moment de sa chute, cela est beaucoup plus inadmissible.

Obsédée d’inquiétudes pour l’avenir de son ménage, la pensée de faire part au jeune comte de Marsil des besoins d’argent de son mari et d’implorer de lui un dévouement dont il lui a donné la banalè assurance a traversé vaguement son cerveau. Ses pas se portent comme d’eux-mêmes vers la-demeure du comte ; elle entre, s’assied, et se perd séance tenante sans que sa mémoire lui rappelle un seul instant que la situation où elle se trouve n’est ni de celles qui autorisent les jeux de l’amour et du hasard, ni de celles qui les rendent aimables. Bien qu’elle ait pour le comte un goût qui ne demande qu’à devenir de l’amour, si l’inquiétude que l’auteur lui prête est vraie, cette inquiétude est trop forte pour laisser place en ce moment à toute autre préoccupation et à tout autre sentiment. Sa conduite se comprendrait d’une aventurière de profession ; celle-là se livrerait d’emblée pour prendre arrhes sur le comte et s’assurer en toute certitude l’appui qu’elle compte réclamer comme payement du don d’elle-même ; mais Mme Laumel n’est pas une aventurière, c’est une personne d’éducation raffinée, d’âme tolérablement délicate, pourvue d’un fonds de piété passable, incapable par conséquent d’un calcul aussi audacieusement pratique. C’est précisément parce qu’elle aime le comte qu’elle ne se livrera pas, car elle sentira qu’elle ne peut que mal aimer ne pouvant aimer avec liberté, car la pensée qu’elle est venue en solliciteuse suffira, pour glacer ses désirs et lui faire repousser les caresses de son amant, car le souvenir de sa situation besogneuse l’avertira que céder à l’amour en tel moment serait un crime d’égoïsme monstrueux, comme le serait une satisfaction adultère prise au moment de la déclaration d’une faillite ou au chevet même d’un mourant. À défaut de délicatesse plus élevée, le sentiment de ses plaisirs dont elle craindra d’attrister les ivresses la soutiendra contre ses entraînements ; redoutant de mal aimer, elle redoutera d’être mal aimée, et hésitera avant de porter au comte une âme remplie de préoccupations chagrines qui passeront comme des ombres sur la pure lumière de l’amour. M. Droz peut répondre à nos observations que l’histoire est vraie, et que les choses se sont passées ainsi qu’il le dit, non seulement pour son héroïne, mais pour une infinité d’autres Mme Laumel. Cela est bien possible, et je le crois volontiers, mais il y a dans le monde une quantité de choses vraies que l’on peut sans paradoxe aucun qualifier de fausses, parce qu’elles ne sont susceptibles d’aucune explication, ou dérivent de causes fortuites ou obscurément charnelles qui en font de simples phénomènes sans valeur, sans intérêt et sans portée, et la chute de Mme Laumel est de ce nombre. C’est au tact de l’observateur à discerner entre ces deux ordres de faits vrais et à ne choisir que ceux qui répondent aux exigences de la logique et aux convenances de l’art qu’il exerce.

Le verre de Gustave Droz est petit, mais c’est dans son verre qu’il boit. Son style est bien à lui, un bon style, très passablement ferme, coloré et cependant « sobre, teinté seulement çà et là d’épithètes qui trahissent la pratique et le langage d’un autre art. Ses procédés de composition aussi sont bien à lui, et ne trahissent aucune étude trop attentive, aucune imitation trop marquée. Cependant il m’a semblé reconnaître des traces de réminiscence dans la méthode ingénieuse par laquelle il arrive à retrouver et à reconstituer cette anecdote charmante et tragique de la fin de l’ancien régime qu’il a intitulée les Étangs. N’y a-t-il pas quelque souvenir des procédés d’induction de l’Américain Edgar Poë dans ces deux récits mêlés l’un à l’autre, dont le plus accessoire engendre le plus important ? La description du portrait de la belle au bouquet bleu, qui sert de point de départ aux investigations du romancier, m’en a rappelé une autre du même genre, qui sert également d’introduction à une histoire de cette même fin de l’ancien régime, Mlle de Malepeyre, le chef-d’œuvre de Mme Charles Reybaud. Il se peut que cette rencontre soit accidentelle ; mais, Gustave Droz dût-il sa description au souvenir du roman de Mme Reybaud, l’originalité de son œuvre n’en serait nullement atteinte. Le souvenir est permis lorsque les matériaux empruntés à la mémoire sont ainsi transformés.

Les dissemblances qui existent entre nos nouveaux romanciers ne sont pas faites pour rendre les transitions faciles ; c’est donc un contraste qui nous servira de pont entre Gustave Droz et André Theuriet. Passer de l’un à l’autre, c’est comme passer d’un régime de bisques épicées, de ragoûts relevés de truffes, de karicks à l’indienne et de chauds zabayons, à un régime de saines viandes rôties, de poissons frais pêchés et de gras laitages, non sans mélange de gibier délicat cependant, mais de gibier non faisandé, car il n’y a pas la plus petite pointe de corruption dans le talent d’André Theuriet. C’est assez dire que les lecteurs, tout en trouvant dans ses romans des qualités aussi variées et aussi rares que peut les désirer un goût difficile, n’y trouveront cependant rien de scabreux, d’excentrique et d’équivoque. Je ne vois pas qu’il lui manque aucun des dons qui font les esprits aimables et amusants, seulement ces dons connaissent la contrainte et portent le frein de la discipline volontaire. Honnête sans pruderie, son langage n’est pas ennemi des gais propos, mais cette gaieté ne dégénère jamais en licence ; libre sans hypocrisie, son observation ne s’effarouche ni ne se scandalise des spectacles qu’elle rencontre, seulement son choix ne s’arrête qu’à ceux qui peuvent lui fournir des sujets d’étude qui n’exigent rien de secret. Il a de la mélancolie, mais cette mélancolie s’arrête toujours à une tristesse souriante et ne l’entraîne jamais jusqu’à un noir pessimisme. Son intelligence, habile aux adresses ingénieuses, répugne à tout tour de force d’acrobatisme littéraire. Son style, qui est celui d’un vrai poète, sait peindre avec esprit et nuancer avec finesse sans subtilité. Son art de composition a de l’aisance et souvent presque de l’ampleur ; mais cette aisance sait arrêter à point les développements et les tenir à la mesure de ses sujets modestes. Ses histoires bien conduites poussent logiquement jusqu’au dénouement leurs situations naturellement engendrées les unes des autres, et-ne pèchent jamais contre la vraisemblance. Ses personnages, pris dans le milieu moyen de la nature humaine et des conditions sociales, gardent leurs proportions, même quand ils sont soulevés par la passion ou ennoblis par la douleur ; il ne les gonfle pas à l’instar de tant de ses confrères qui d’une vulgaire grenouille essayent de tirer un bœuf et donnent aux gens de Lilliput la stature de ceux de Brobdingnac.

On peut en toute vérité appliquer à l’aimable auteur ce qu’il dit quelque part de la danse d’une de ses héroïnes, qui ne demandait à son valseur qu’un bras robuste et le sentiment de la mesure. Lui aussi ne demande à ses sujets que le degré de consistance et de vérité nécessaire pour assurer un terrain solide à son talent et n’être pas poussé hors de la justesse. À ces qualités de modération judicieuse et d’équilibre sensé s’ajoute cette élégance qui, dans la nature comme dans l’humanité, dans les choses comme chez les personnes, et dans l’art d’écrire comme dans le costume, résulte de l’harmonie des rapports et de l’exactitude des proportions. Quoi qu’il raconte ou peigne, André Theuriet le raconte et le peint élégamment, sans pour cela rien sacrifier de la vérité à cette élégance. Ses personnages de paysans conservent leur franchise, ses intérieurs de ferme leur réalisme, ses provinciaux leur prosaïsme placide et timide, ses bohèmes parisiens leurs allures turbulentes. S’il est vrai, comme je le disais en commençant, que nos modernes romanciers comparés à leurs prédécesseurs rappellent plus l’école hollandaise que l’école flamande, André Theuriet peut nous représenter assez étroitement le Mieris ou le Terburg du roman contemporain, sans mélange aucun de Gérard Dow, de Jean Steen et de van Ostade.

Cette qualité d’élégance nous dit assez qu’en devenant romancier André Theuriet a su rester poète. En abordant un art nouveau, il s’est souvenu de celui qui si longtemps avait fait le charme de ses loisirs, et c’est encore au Chemin des bois qu’il a demandé les cadres et les données de ses récits. Il est resté fidèle à sa Meuse natale, et elle lui a prodigué les frais et riches paysages d’une nature sans violence et reposée même dans ses plus altières magnificences, des solitudes verdoyantes pour ses amoureux, des chemins creux et des fondrières sans périls pour ses amazones, des retraites rustiques pour ses soupirants dépités ou heureux, des sentiers perdus sous les taillis épais pour la facilité des confidences et des aveux, des demeures isolées pour ses rêveurs et ses misanthropes. La nature joue un rôle important dans les récits d’André Theuriet ; non seulement elle compose le fond de ses tableaux, mais elle envahit la scène jusque sur ses premiers plans, et ses personnages y sont comme baignés dans la verdure et dans la feuillée. Quelque chose du calme de cette nature se répand sur les passions du récit ; sans aimer et sans souffrir moins fortement, ses acteurs aiment et souffrent avec moins de bruit, et la solitude où se développe le petit drame de leur amour ou de leur souffrance les garantit au moins contre les complications extérieures et les accidents de l’imprévu. Quelque vive que soit la pièce, elle exclut la multiplicité des acteurs et doit se jouer forcément entre quatre ou cinq personnages. Je ne sais rien, en vérité, qui donne mieux le sentiment de la tranquillité provinciale que les romans d’André Theuriet, tranquillité qui n’est pas si monotone qu’on veut bien le dire, car toute chose y prend un prix précisément parce que les événements y sont rares. Pas de parole qui ne s’entende dans ce silence, pas d’incident qui ne se détache avec relief sur ce fond de solitude. C’est très justement qu’un critique contemporain a dit d’André Theuriet que la province lui avait porté bonheur. Ce qui est entré de la vie parisienne dans la formation de son talent est peu de chose en comparaison de ce qu’il doit à la province. C’est elle qui lui a révélé les sentiments doucement contraints d’une vie sociale défiante et peureuse, où l’esprit n’a pas encore enseigné au cœur à s’émanciper. La vie provinciale est sans doute bien égale et bien placide ; dans sa tranquillité, elle a cependant au moins cette supériorité sur la vie capiteuse de Paris, que le désordre y est sans ivresse, le mal sans gloire, le scandale sans séduction, le vice sans charmes et sans ressources d’imagination. Les cœurs coupables n’y ont pas encore appris l’art de se griser de leurs propres paradoxes, et les éclats de l’inconduite n’y inspirent encore aucun désir d’émulation. Ces différences sont bien marquées dans les romans d’André Theuriet, où Paris apparaît maintes fois comme le mauvais génie des enfants de la province ; rappelez-vous le Natalis de Mlle Guignon, le La Genevraie et le René des Armoises de la Fortune d’Angèle. Le romancier toutefois est trop sensé pour avoir établi aucun contraste absolu, et de parti pris, et là comme partout il a su s’arrêter à la juste nuance. Si la province a beaucoup donné à André Theuriet, il lui a largement payé sa dette, et c’est elle à son tour qui lui doit reconnaissance, car elle ne pouvait rencontrer un peintre qui présentât d’elle une image plus aimable, plus épurée de toute sottise, et mieux faite pour la consoler de s’être vue dans les peintures à outrance de Balzac et dans le cruel miroir de Gustave Flaubert.

Cette qualité que nous regrettions de ne pas rencontrer chez Gustave Droz, la sensibilité, André Theuriet la possède. Ses personnages sont petits et modestes, mais, lorsqu’ils sont étreints par ces puissances redoutables sous lesquelles ont gémi de plus forts que ceux de leur race, la douleur et l’amour, leurs cœurs battent si gentiment et si vivement, qu’ils m’ont souvent rappelé les palpitations rapides et pressées de l’oiseau qui se sent saisi sans espoir d’évasion sous la main qui l’emprisonne. La discrétion aussi avec laquelle ils souffrent est faite pour toucher, car je ne sais pas de spectacle qui trouve plus directement le chemin du cœur que celui de larmes qui coulent en silence ou d’une douleur qui chuchote ses tortures à mi-voix au milieu des sanglots réprimés. Les sons les plus frêles sont aussi les plus aigus, et, pour être contenu et discret, ce pathétique n’en est pas moins vibrant. C’est vraiment une cruelle histoire que celle de Mlle Guignon, cette personne destinée à toujours manquer son bonheur pour avoir été prématurément éprouvée par une douleur trop forte qui, en brisant en elle toute énergie de résistance, y a créé une lassitude sous laquelle elle se traîne, incapable d’autre chose que de se laisser faire par le sort. Le bonheur est là devant elle, elle le voit, elle l’espère, mais il faudrait étendre la main, et c’est un effort trop sérieux pour sa fatigue ; que la volonté du hasard s’accomplisse, et puisse-t-il lui être bon ! De toutes les histoires racontées par M. André Theuriet, Mlle Guignon est la plus fine et la plus précieuse, celle qui repose sur la donnée psychologique la plus curieuse et la plus profonde ; c’est son œuvre originale, sa vraie trouvaille personnelle, car il y a saisi dans son principe et suivi dans ses conséquences un état d’âme peu connu, mais qui est un des plus navrants et des plus incurables dont puisse souffrir notre nature morale. La Fortune d’Angèle, plus dramatique peut-être dans le sens habituel du mot, beaucoup mieux faite pour être comprise d’un plus grand nombre, est cependant d’ordre moins rare. C’est une histoire d’occurrence ordinaire que celle de cette naïve enfant de la province venue à Paris pour s’y révéler grande tragédienne et qui rencontre un engagement de café chantant, mais le titre en est piquant et en rajeunit la tristesse. La fortune poursuivie par Angèle et sur laquelle elle met la main, c’est l’amour déçu, l’abandon et la mort. Si la donnée de ce roman n’est pas très neuve, les personnages en revanche en sont originaux, et il s’y rencontre plusieurs scènes réellement fortes. De ce nombre est la scène de nuit, lorsque Angèle, restée seule à Paris, sort de chez elle hallucinée par l’effroi et parcourt en somnambule les rues et les quais ; c’est presque la scène du suicide manqué de Désirée Delobelle dans le Fromont jeune d’Alphonse Daudet. Ces sortes de scènes ne sont pas rares chez André Theuriet, et si elles n’y sont pas plus remarquées, c’est que l’auteur, lorsqu’il les rencontre, sans doute par obéissance à cette modération qui est la qualité régulatrice de son esprit, se refuse le droit de les pousser comme elles veulent être poussées, c’est-à-dire à toute outrance. J’indique encore cette scène de son dernier roman, où Raymonde, folle de désespoir, s’échappe de la maison paternelle et vient sous l’orage frapper de nuit à la porte du vieux Noël, pour le supplier de dissiper le malentendu qui lui enlève le cœur de son amant ; elle est d’une invention dramatique excellente et ne demandait qu’un peu plus de violence pour produire tout son effet. Que M. André Theuriet prenne plus de confiance en lui-même, qu’il se rappelle l’exemple d’Octave Feuillet, qui, fatigué de s’entendre toujours louer pour ses qualités d’élégance et de finesse, résolut de prouver un beau jour que sous ce velours souple et doux son talent cachait une mâle énergie, et qu’il ose.

Si la vigueur a semblé jusqu’ici faire un peu défaut à M. André Theuriet, en revanche la facilité est au nombre des dons qu’il a le plus pleinement reçus, et de cette facilité ses personnages sont la preuve. Conçus sans prétention, ils sont nés sans effort. Ils ne visent pas à être des types, ils se contentent d’être des individualités très vivantes et des portraits très ressemblants. Il ne se peut que vous n’ayez pas rencontré en quelque réunion de poètes le joyeux Marius Laheyrard du Mariage de Gérard, ivre de poésie plus encore que de vin, déclamant d’une voix de stentor, panachant ses bouffonneries d’hyperboles extravagantes ou assaisonnant de bouffonneries ses tirades lyriques. Nous avons tous connu La Genevraie, de la Fortune d’Angèle, hâbleur sans arrière-pensée et pour le seul plaisir de la hâblerie, cynique sans perversité, débraillé de propos et correct de tenue, misanthrope sans chagrin, pessimiste sans humeur noire, exprimant son mépris par le rire, blasé par l’expérience de la vie et endurci par les intermittences de la misère, sans dévouement et sans égoïsme, sans foi aux autres et sans souci de lui-même. Joseph Toussaint de cette même Fortune d’Angèle est connu d’un moins grand nombre, mais il existe, et ceux dont quelque gaucherie dans les dehors n’est pas susceptible de détourner l’observation sympathique l’ont fréquemment entrevu. Joseph Toussaint est un Babolain réussi et qui a bien rencontré. De l’amour, il ne connaît que les sacrifices, et cependant il se trouve en fin de compte qu’il a choisi la meilleure part. Cet amour, tout de dévouement, tourne au bénéfice de son âme, à laquelle il confère un privilège de noblesse que son rival plus heureux a perdu par sa conduite coupable. Pour se présenter sans prétention, le personnage, vous le voyez, n’en a pas moins sa profondeur ; exprimerait-il une meilleure philosophie morale s’il eût été créé moins simplement et avec un plus grand appareil de psychologie et d’analyse ?

Il nous est plus embarrassant de parler d’Alphonse Daudet que de ses deux confrères, et l’obstacle qui nous arrête, c’est précisément son retentissant succès. À moins de quelqu’une de ces transformations inattendues qui sont toujours dans les possibilités du vrai talent, il est permis de croire que nous possédons dès aujourd’hui la mesure de Gustave Droz, et quant à André Theuriet, tout ce que nous avons à réclamer de lui, c’est le développement de plus en plus large et hardi des qualités qu’il a déjà montrées ; mais il n’y a encore rien de définitif dans le succès d’Alphonse Daudet et même dans le talent dont il a fait preuve. « Bien coupé, mon fils, mais il faut recoudre », disait Catherine de Médicis à Henri III après le meurtre du duc de Guise ; bien frappé, dirons-nous à l’auteur de Fromont jeune et de Jack, mais il faut maintenant soutenir le poids de ce succès5.

Ce sont de redoutables espérances que celles qu’il a fait naître dans les esprits de ses lecteurs enthousiasmés ; le voilà désormais engagé à produire une longue suite d’œuvres qui répondent à ces premières et les continuent en les dépassant. Il y est engagé de plus d’une façon, car ces deux romans sont de ceux qui peuvent conquérir la célébrité, mais non de ceux qui l’assurent, et il se tromperait s’il croyait pouvoir retenir longtemps sans récidive celle qu’ils lui ont faite. Les œuvres littéraires, surtout les œuvres d’imagination, peuvent se diviser en deux grandes catégories répondant aux deux genres de célébrité qu’elles procurent. Il en est qui se présentent tellement complètes, qui épuisent si absolument leur matière, ou qui sont des rencontres de talent si particulières et si originales, qu’elles dispensent leur auteur de recommencer, parce qu’elles lui assurent du premier coup une célébrité si fortement assise que toutes les productions faibles ou mal venues qui pourront succéder seront impuissantes à l’effacer. En voulez-vous un exemple tout contemporain ? voyez Gustave Flaubert. Il aura beau multiplier les productions imparfaites ou mal conçues, il restera jusqu’à la fin de ses jours l’auteur de Madame Bovary, et toutes ses Tentations de saint Antoine ou ses Éducations sentimentales n’y feront rien. Déplaisante ou sympathique, l’auteur a fait son œuvre, et il n’importe pas qu’il l’ait faite à ses débuts plutôt qu’à tout autre moment de sa carrière, il peut s’en tenir là. Il est au contraire d’autres œuvres, et celles-là sont les plus nombreuses, qui sont comme des promesses dont on attend la réalisation, ou encore des commencements dont on attend la suite. Que l’auteur ne réalise pas ces promesses, qu’il ne donne pas suite à ces commencements, et ces œuvres, quelques qualités qui les distinguent ou quelques belles parties qu’elles contiennent, ne le soutiendront pas contre les insuccès de l’avenir ou contre les défaillances ou les erreurs de son talent. Si la suite de la carrière de M. Daudet répond à ses deux succès des dernières années, une bien haute place lui est destinée dans notre nouvelle littérature d’imagination ; mais cette place, il serait peut-être téméraire de la lui assigner dès aujourd’hui, et, laissant au temps ce soin, nous nous contenterons de lui signaler le genre de péril que lui crée le succès qu’il a obtenu.

Il y a dans le talent d’Alphonse Daudet un contraste singulier dont il est assez malaisé de trouver l’explication. Voilà maintenant, quinze ans environ que l’auteur a fait ses débuts littéraires, débuts modestes, remarqués d’abord seulement des dilettanti avides de se tenir au courant du mouvement intellectuel, et qui se sont continués pendant bien longtemps sous cent formes gracieuses. Nous l’avons vu tâtonner longuement et en apparence cherchant sa voie, sans cesse en travail sur lui-même, mais toujours dans de petits genres, multipliant les courtes nouvelles, les miniatures de récits, les esquisses, les impressions descriptives, les fantaisies ; si bien que pendant des années il put sembler aux plus clairvoyants qu’il était fait surtout pour les petites compositions qui demandent de la grâce et du sentiment ; quant aux grandes compositions, à celles qui réclament longue haleine, énergie de suite dans le travail et puissance de concentration des facultés, la supposition qu’il pût y être propre ne leur traversa même pas l’esprit. Si l’on nous eût interrogé nous-même à son égard, nous n’aurions pas rendu d’autre réponse, car nous ne connaissons pas de talent contemporain qui nous ait trompé d’une manière plus complète et plus heureuse. Sa première œuvre de longue étendue, le Petit Chose, n’était pas faite pour nous détromper, car qu’était-ce que ce gentil livre, série d’esquisses ramenées à l’unité par le sujet le plus simple du monde, sinon le résumé de ses aimables tâtonnements antérieurs, la synthèse de ses premiers efforts, l’élixir condensé de toutes les qualités de grâce, de sensibilité et de mélancolie éparses dans ses nombreux croquis ? S’il était un genre de grande composition à laquelle il pût prétendre, le Petit Chose en présentait donc le modèle parfait, aurait-on pu assurer sans être pour cela trop myope ; ce livre marquait bien la limite extrême des facultés dont l’auteur avait jusqu’alors fait preuve, et il était permis de croire qu’en l’écrivant il avait rencontré son grand livre, le Gil Blas ou le Tom Jones dont il était capable. Il n’en était rien ; tous ces tâtonnements, toutes ces fantaisies de sentiment, toutes ces flâneries de rêveur et d’artiste, toutes ces descriptions de poète humoriste, n’étaient point les preuves que les préférences de l’auteur le portaient vers les petits genres ; c’étaient autant d’acheminements progressifs vers la grande composition, qu’il travaillait pour ainsi dire à conquérir partie par partie, détail par détail, s’exerçant à la peinture des caractères dans ses nouvelles de courte étendue, à l’art de la description dans ses paysages et ses flâneries humoristiques, à la grâce dans ses fantaisies, au pathétique dans ses histoires de sentiment.

Ces essais, ces récits, étaient comme les ébauches, les études et les dessins que l’artiste multiplie dans l’atelier pour étudier séparément chacune des figures de la toile qu’il médite. Le talent de Daudet est donc une conquête du travail, et d’un travail lent, assidu, opiniâtre, patient ; comment se fait-il cependant qu’en lisant ses deux romans de Fromont jeune et de Jack nous éprouvions précisément les sensations que donnent les talents spontanés et primesautiers ? Rien qui trahisse l’odeur de la lampe, qui porte la marque de la chaîne du travail ; les tons les plus variés s’y succèdent avec la plus parfaite aisance, et il y règne d’un bout à l’autre une liberté et une souplesse extrêmes. Un souffle à la fois doux, soutenu et puissant fait circuler un air vivifiant à travers ces pages d’où sentiments, images, descriptions, sortent et s’échappent de tous côtés comme les jaillissements d’une sève abondante à l’excès. Si complet a été le labeur qu’il est parvenu à effacer ses propres traces. C’est donc à l’étude seule qu’il faut attribuer la conquête de ces qualités de spontanéité et de primesaut qui nous frappent chez Alphonse Daudet, c’est-à-dire des qualités directement contraires à celles qu’on lui arrache d’ordinaire, et c’est bien là un des miracles les plus faits pour étonner qu’elle ait jamais accomplis.

L’assimilation des éléments fournis par l’étude n’a pas été cependant tellement complète qu’on ne puisse distinguer parfois la trace des influences subies. J’aperçois çà et là dans le style un peu de Victor Hugo, dans certaines coupes de phrases beaucoup de Michelet. Ailleurs de petites bizarreries de sentiment trahissent la lecture des humoristes anglais ; plusieurs fois, par exemple dans le si touchant et si original épisode du petit roi nègre Madou, du roman de Jack, certaines interjections introduites quelque peu artificiellement dans le récit révèlent la lecture de Sterne. Ce ne sont là, il est vrai, que des imitations de détail ; mais il est deux hommes dont l’influence est aisément reconnaissable dans les deux romans principaux de M. Daudet, Gustave Flaubert et Charles Dickens. Il y a plus de Flaubert que de Dickens dans Fromont jeune et Risler aîné ; il y a plus de Dickens que de Flaubert dans Jack.

Il ne faut pas cependant exagérer la part qui peut revenir à Flaubert dans le roman qui a fondé la réputation d’Alphonse Daudet. Certainement M. Daudet a eu Madame Bovary présente au souvenir pendant qu’il écrivait Fromont jeune, mais je ne saurais trouver aucune ressemblance entre les sujets des deux livres. Il s’en faut aussi beaucoup, malheureusement pour Alphonse Daudet, que son très dramatique et très émouvant récit ait la valeur de l’œuvre, déplaisante peut-être mais si forte, de Gustave Flaubert. Vingt ans se sont écoulés depuis l’apparition de Madame Bovary, et cependant personne encore, à notre avis, n’a porté sur ce livre remarquable un jugement sérieux. Osons exprimer le nôtre en toute franchise ; aussi bien il n’engage que nous seul. Savez-vous bien que ce livre est de ceux qui font date non seulement dans une littérature, mais dans l’histoire morale d’une nation, parce qu’ils mettent fin à certaines influences longtemps souveraines et qu’en y mettant fin ils changent les conditions de l’optique et de l’hygiène de l’esprit public ? Madame Bovary a été en toute réalité, pour le faux idéal mis à la mode par l’école romantique et pour la dangereuse sentimentalité qui en était la conséquence, ce que le Don Quichotte a été pour la manie chevaleresque trop longtemps prolongée de l’Espagne, ou encore ce que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes de Molière ont été pour l’influence de l’hôtel de Rambouillet. Je préfère cependant le premier de ces deux termes de comparaison, quoiqu’il soit le plus élevé, comme étant le plus exact et le plus étroit, car de même que Cervantès a porté le coup de mort à la manie chevaleresque avec les armes mêmes de la chevalerie, c’est avec les procédés mêmes de l’école romantique que Gustave Flaubert a ruiné le faux idéal mis au monde par elle, c’est avec les ressources mêmes de l’imagination qu’il a peint les vices et les erreurs de l’imagination. Cette portée puissante, qui ne pouvait s’apercevoir au lendemain de l’apparition de Madame Bovary, apparaît clairement aujourd’hui. Gustave Flaubert a donné le coup de mort à la sentimentalité sensuelle et à l’idéalisation du vice, et par le succès de son roman il a pour ainsi dire exigé de ses confrères l’imitation de sa crudité brutale, mais saine. Si Alphonse Daudet en particulier a mis tant de franchise dans la peinture des déportements de Mlle Chèbe, femme Risler, c’est certainement l’exemple de Madame Bovary qui lui a poussé la main, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, qu’il est un imitateur de Gustave Flaubert. Quant aux aventures de son héroïne, elles sont impuissantes à produire un résultat littéraire analogue à celui qui est sorti de Madame Bovary ; par la portée, l’œuvre de M. Daudet est inférieure à celle de Gustave Flaubert.

Elle lui est inférieure sous d’autres rapports encore. Il n’y a pas que cette satire du faux idéal dans Madame Bovary, il y a une peinture de la vie provinciale faite avec les lunettes noires d’un pessimiste, il est vrai, mais très complète à ce point de vue ; avec quelques personnes et quelques scènes, l’officier de santé Bovary, le pharmacien Homais, le curé Bournisien, la scène des comices agricoles, celle du pied bot, Gustave Flaubert a su faire la synthèse comique de tout ce que la vie provinciale peut contenir de vulgarités, de sottises et de niaiseries. Fromont jeune et Risler aîné, au contraire, est une simple anecdote parisienne, une peinture d’une simple fraction de la société parisienne, et d’une fraction très limitée. Enfin l’héroïne de Gustave Flaubert est très supérieure en intérêt à l’héroïne de Daudet. En dépit de toutes ses sottises et de tous ses vices, c’est cependant une créature humaine que cette petite bourgeoise de province affligée d’une imagination chaude et fausse et de sens riches et faibles ; elle possède malgré tout une nature morale qui lui ouvre accès à la sympathie du lecteur, elle a une âme capable de regretter le bien qu’elle abandonne et de redouter le mal qui la séduit ; elle se sait malade et cherche les remèdes qui pourraient la guérir — se rappeler la scène du curé Bournisien, — elle lutte pour redevenir vertueuse, pour rentrer dans la voie du devoir — se rappeler la scène du pied bot et les scènes de la convalescence. Il n’y a rien de cet intérêt dans Mme Risler, créature vide de toute pensée, châtrée de tout sentiment, amputée de toute nature morale, produit artificiel et monstrueux d’une vie sociale surchauffée, recouverte pour toute séduction des loques volées d’une élégance acquise par imitation envieuse. La peinture est certainement très vraie, mais elle vaut mieux que son sujet, et tout l’intérêt qu’elle inspire va sans partage à l’art du peintre qui a su faire vivre un pareil néant.

Ni pour la force de la conception première, ni pour l’ampleur de la peinture générale, ni pour la vigueur et l’étendue de l’analyse psychologique, ni pour le choix du personnage principal, le roman de Daudet ne peut donc se comparer à celui de Flaubert ; mais il est au moins un point sur lequel il prend sa revanche avec éclat, le développement de l’action. Alphonse Daudet possède des dons dramatiques tels que n’en a jamais montré l’auteur de Madame Bovary, et tels qu’il est douteux pour nous qu’il en montre jamais. C’est dans cette puissance dramatique que consiste la principale valeur de Fromont jeune. Rarement action a été conduite d’une main plus sûre, et je dirai volontiers plus savante. Ralentie avec calcul pendant toute la première moitié du roman, elle prend au milieu une énergie torrentueuse et se précipite vers le dénouement dans un crescendo dramatique opéré avec la fidélité, j’oserai dire la plus classique, aux lois de progression exigées par les doctrines de la plus sévère critique. De la trahison de Frantz Risler au suicide de Désirée Delobelle, à la scène du bal, à la scène du café chantant, quelle succession de situations violentes ! il n’en est pas une qui ne fût suffisante pour épuiser la capacité d’émotion du lecteur, et pour le laisser ensuite languissant et distrait. Combien de fois il nous est arrivé, dans nos lectures de romans, de laisser notre émotion pour ainsi dire en route, arrêtée à telle scène du milieu ou du commencement, parce que l’auteur n’avait pas su employer cet art des gradations, qui est aux œuvres de l’imagination et du sentiment ce que la déduction logique est aux œuvres d& la pensée pure. Le suicide de Désirée Delobelle — un des épisodes les plus dramatiques qu’il y ait dans aucune littérature d’imagination — était bien fait pour marquer ce point culminant de l’intérêt, après lequel il n’y a plus pour le lecteur qu’à se refroidir, et un instant nous avons craint qu’il n’en fût ainsi ; l’auteur a senti, dirait-on, le péril, et il a su le tourner avec l’art le plus ingénieux, au moyen d’un intermède fantastique d’une invention excellente. La Légende du petit homme bleu a été blâmée comme une imitation trop directe des fantaisies de Dickens ; nous ne saurions partager cet avis. Imité ou non, cet intermède est ici à sa juste place. C’est trop d’émotion après le suicide de Désirée Delobelle, il ne nous en restera pas assez pour les scènes qui vont suivre ; il faut donc s’arrêter. Alors apparaît le petit homme bleu, malicieux génie qui préside aux faillites commerciales ; avec cette apparition, le lecteur reprend haleine en même temps que les tintements lugubres de la sacoche fantastique préparent son imagination à la catastrophe qui approche. Celui qui a su conduire une action avec une telle habileté est absolument maître de ses effets, et je ne sais trop d’où pourrait lui venir la maladresse qui le ferait frapper à faux.

Parmi les dons qu’a reçus Alphonse Daudet, il en est un d’origine divine qui manque entièrement au romancier robuste qu’on a voulu lui donner pour maître, la tendresse. Il y a de l’amour dans l’observation de M. Daudet, et de ses qualités il n’en est pas qui nous assure aussi pleinement de son avenir que celle-là, car il n’en est pas qui soit plus invariablement associée au vrai génie. Là où l’amour n’existe pas, soyez sûrs que le génie, quelque vigoureux qu’il vous paraisse, n’est qu’à l’état de mutilé ; là où vous sentez palpiter l’amour, soyez sûrs que le génie existe, quelque incertain qu’il vous ait semblé. C’est là le signe auquel on reconnaît ceux qui sont destinés à vaincre aussi bien dans l’art de peindre les hommes que dans l’art de les gouverner. On peut beaucoup par le mépris, mais on ne peut qu’une fois et pour une seule place ; on peut davantage et plus longtemps par l’amour, car il se métamorphose et se rajeunit avec chaque sujet qu’il touche. Le mépris ne peut connaître qu’un petit nombre de choses, l’amour au contraire peut les embrasser toutes, même celles qui ressortent du mépris, et c’est là ce que M. Daudet a montré dans son second roman, Jack, dédié à Gustave Flaubert comme une inspiration d’ironie et de colère et une vengeance de la sensibilité blessée. Il aurait pu mieux encore le dédier à la mémoire de Charles Dickens, non seulement parce qu’en écrivant ce livre, consacré à la peinture de l’enfance malheureuse, il s’est certainement souvenu de l’auteur d’Oliver Twist et de Dombey and son, mais à cause de cette qualité de sympathie qui distingue sa faculté d’observation morale et qui lui est commune avec l’illustre romancier anglais.

Jack, inférieur comme composition et unité de plan à Fromont jeune, lui est très supérieur par la sensibilité générale et la variété des épisodes et des personnages. Dans Fromont jeune, toute l’action est partagée entre un petit nombre de personnages appartenant tous à la même sphère sociale très restreinte ; Jack au contraire nous promène à travers des groupes sociaux plus divers et plus étendus : les ouvriers des brûlantes usines ; les ratés — c’est le mot pittoresque de l’auteur — de la bohème lettrée et les marchands d’éducation de la capitale, les campagnards aux passions voisines du crime, les victimes de l’amour excentrique, tout cela très vivant, très animé, très remuant, passant et se succédant sur un fond de solitude rustique, peint avec amour dans toute la douceur de son silence. Cependant un de ces groupes domine sur tous les autres, celui dont M. Daudet avait déjà montré dans Fromont jeune une connaissance si complète et tracé des portraits presque voisins de la perfection. On se rappelle Delobelle, le comédien en expectative, décorant sa paresse du nom d’amour de l’art, exploiteur naïf de sa femme et de sa fille, et qu’est-ce que le père Chèbe lui-même, avec ses démangeaisons de négoce et ses locations de boutiques aux rayons destinés à rester vides, sinon un raté du commerce ? Épisodique dans Fromont jeune, ce monde à l’agitation stérile et à la bizarrerie banale fait invasion dans Jack et le remplit tout entier de sa malfaisance. Ils sont là toute une bande de poètes aux rimes difficiles et n’arrivant jamais, de savants aux recettes merveilleuses et aux découvertes sans cesse avortées, de chefs d’institution et de professeurs sans élèves se rabattant sur la clientèle exotique des mulâtres égyptiens et des rejetons de races royales nègres, de chanteurs condamnés à donner leur note dans des soirées interlopes, qui font frémir et qui font pleurer. Un seul suffirait pour empoisonner la vie du pauvre petit Jack, et il y en a une horde ! Alphonse Daudet a réussi à tracer de la misère morale propre à cette tribu, la misère de l’impuissance, une peinture magistrale. Pédants avec des allures de bobèches, grotesques sévères, railleurs mornes, misanthropes sans trait, ils sont si particulièrement la proie de l’impuissance qu’ils ne parviennent même pas à être amusants, qu’ils ne peuvent accoucher ni d’une franche saillie ni d’une boutade facétieuse, jet que comme d’Argenton, leur chef, ils sont condamnés à rater même les mots que leur méchanceté voudrait, mais ne peut pas leur inspirer. Ennuyeux comme s’ils n’étaient pas des excentriques, ces personnages sont au fond sans danger, comme ils sont sans séduction ; mais livrez-leur une femme sans bon sens et un enfant sans défense, et leur banalité va devenir homicide, leur impuissance semer la ruine, et leur néant évoquer le malheur. C’est avec un tact fin et juste qu’Alphonse Daudet a choisi les victimes de ses malfaisants ratés ; son histoire ne serait pas aussi touchante et surtout ne serait pas aussi vraie avec une femme d’un caractère plus ferme qu’Ida de Barancy, et avec un enfant d’instincts plus énergiques et d’âme plus éveillée que le doux, triste et bon petit Jack. Rarement satire a été plus originale et coup frappé mieux à fond : rendre ses malfaiteurs odieux eût été facile, mais les représenter insipides et, pour employer le mot trivial qui est ici à sa place, embêtants, c’est le dernier degré de l’ironie. Si la bohème parisienne a jadis été l’objet de dithyrambes poétiques et de panégyriques déclamatoires, il faut avouer qu’elle expie bien depuis quelques années ses triomphes passés ; déjà M. Theuriet l’avait peinte par deux fois avec mépris, un mépris contenu par cette modération judicieuse qu’il porte en toutes choses, et voilà maintenant que M. Daudet l’écrase avec une impitoyable éloquence. Que conclure de cette rencontre presque simultanée de deux esprits si différents, sinon qu’il y a des sujets comme des sentiments qui sont dans l’air, et que la défaveur de la bohème est sans doute du nombre.

Le monde peint par M. Daudet jusqu’à présent est bien restreint ; son observation ne s’est portée, semble-t-il, que sur les faubourgs de la grande cité sociale et n’en a pas encore abordé le centre et le cœur ; cependant, en dépit de cette observation limitée, il est peut-être de tous nos romanciers de date nouvelle celui dont les tableaux nous dépaysent le moins et qui rejoint le plus directement la vraie et large nature humaine. Nous croyons qu’il doit ce mérite peu commun à l’absence d’un défaut trop ordinaire aujourd’hui à nos jeunes écrivains. M. Daudet ne fait pas abus de l’analyse et de la psychologie. Il ne décrit pas ses personnages, il les raconte ; il ne les dissèque pas, il les montre agissants. Cet emploi modéré de l’analyse le maintient nécessairement dans le domaine du vrai, car, se refusant le bénéfice d’expliquer ses personnages autrement que par leurs actions, ces actions sont tenues d’être toujours compréhensibles et leurs mobiles toujours aisément saisissables. Quelque excentriques et bizarres qu’ils soient, les acteurs de ses récits ne s’éloignent donc jamais beaucoup du terrain commun où se rencontrent les diverses variétés de la nature humaine. Trop soumis au microscope, trop détaillés par l’analyse, la plupart d’entre eux n’auraient rendu que des curiosités malsaines, des cas d’infirmités sociales, ou des échantillons exceptionnels d’entomologie morale. Livrés à l’action, ce sont des individus bien vivants, souvent des caractères, quelquefois presque des types. Vingt pages d’analyse, pour prendre un seul exemple, auraient-elles jamais mieux éclairé le caractère d’Ida de Barancy, la mère de l’infortuné Jack, que les actions sans suite où se révèle d’emblée au lecteur cette inconsistance de pensées et par suite de conduite qui fait les héroïnes de la vie de désordre ? Qu’Alphonse Daudet continue à se préserver, comme il l’a fait jusqu’ici, de cet abus trop régnant de la psychologie et de l’observation minutieuse, car il est doué pour la peinture large, franche et dramatique.

Nous voici arrivé maintenant au bout de la tâche que nous nous étions proposée, et cherchant une conclusion, nous l’emprunterons en partie à un de nos amis, esprit d’une finesse absolument exquise, le plus libre du joug du lieu commun et le plus abondant en observations vraiment neuves que j’aie jamais connu, M. J.-J. Weiss. Nous le rencontrâmes un jour comme nous venions d’acheter Fromont jeune, et, nous trouvant ce livre à la main, notre conversation s’engagea sur nos nouveaux romanciers, et en particulier sur Alphonse Daudet, dont il loua le talent avec justesse. « C’est égal, me dit-il, en me quittant, le romancier qui sera pour la France ce que les grand romanciers anglais, Richardson et Fielding, ont été pour l’Angleterre, est encore à venir. » Ces deux noms expliquent d’eux-mêmes ce qu’il entendait par ce romancier à venir : il voulait parler d’un écrivain qui serait un peintre de la nature humaine éternelle, en même temps qu’un peintre de la nation française, et qui serait capable de faire apparaître une image de notre vie sociale tout entière dans le tableau de quelques existences individuelles. Nous acquiesçâmes à son opinion sans répondre ce que nous ajoutons à cette heure, c’est qu’il était douteux que ce romancier arrivât de bien longtemps, et même incertain qu’il parût jamais. Les dates historiques suffisent à m’expliquer comment l’Angleterre a pu avoir de tels peintres de sa vie sociale. Lorsque Richardson et Fielding sont venus, ils ont trouvé une société pleine de cohésion dont les éléments, longtemps désunis, s’étaient enfin fondus ou réconciliés, où la vieille substance de la nature morale anglaise, restée sans altération en dépit de toutes les vicissitudes, avait enfin trouvé sa forme nouvelle façonnée par deux longs siècles de domination, de discipline et de culture protestantes. Un regard sommaire jeté sur notre état social nous dit assez combien nous sommes loin de cette situation heureuse, capable de faire plus et mieux encore que de grands romanciers. Je vois parmi nous des éléments en lutte, des partis rivaux et hostiles, des oppositions irréconciliables, des groupes sans rapports communs, mais y a-t-il dans tout cela une société générale ? Où est l’unité, où est la cohésion, où est la foi commune, où est la forme nouvelle reçue par la substance séculaire française, et cette vieille substance elle-même où toujours la saisir ? Peut-être un jour cette société née si tragiquement, élevée avec tant d’instabilité par des maîtres si nombreux et si divers, aura-t-elle enfin réussi à trouver l’équilibre qui lui permettra de connaître une vie morale nouvelle, une vie où elle sera et se sentira en harmonie avec elle-même. Le jour où luira cet heureux destin, le luxe d’un Richardson et d’un Fielding ne lui manquera certainement pas ; en attendant, je crains qu’il ne faille nous contenter longtemps de romanciers qui ne nous présentent de notre état social actuel que des tableaux partiels, fragmentaires, dissemblables, mais fidèles après tout, puisqu’ils offrent précisément par ces caractères même une image assez exacte de notre anarchie morale. Nous nous en consolerons aisément d’ailleurs, pourvu que ces peintures partielles continuent à être aussi amusantes que les anecdotes parisiennes de Gustave Droz, aussi gracieuses que les scènes provinciales d’André Theuriet, et aussi dramatiques que les récits des diverses bohèmes d’Alphonse Daudet.

M. Victorien Sardou
Des Pattes de mouche à Dora §

De toutes les branches de notre littérature d’imagination à l’heure qu’il est, la moins fertile, celle qui reverdit avec le plus de difficulté, est à coup sûr le théâtre. Tandis que le roman, presque entièrement rajeuni, s’est ouvert des voies nouvelles et conquis de nouveaux représentants pleins de sève et d’ardeur, l’art dramatique, plus stationnaire, se contente d’attester sa vitalité par quelques rares œuvres d’éclat et quelques recrues encore plus rares. Là du moins les talents de vieille date n’ont pas à craindre d’être expulsés de leur renommée par les victoires des jeunes rivaux ; deux noms nouveaux à peine depuis dix-sept ans, il n’y a pas là de quoi tellement charger la mémoire des générations contemporaines qu’elle en oublie les noms plus anciennement en possession de la célébrité. Ne nous hâtons pas cependant de crier trop vite à la décadence, et préférons à ce mot si gros de tristesses celui de décroissance, comme plus exact et plus équitable, car à vrai dire cette infertilité relative n’a rien qui nous étonne, et sans en chercher bien loin la raison, nous la trouvons dans les difficultés malaisément surmontables que l’art dramatique oppose aux téméraires qui lui demandent succès et profit.

Ils seront toujours peu nombreux, les heureux favoris de la nature qui sont capables de sortir victorieux de l’incroyable effort intellectuel qu’exige la production d’une véritable œuvre dramatique ; nous disons véritable, parce qu’on n’ignore pas qu’au théâtre comme ailleurs, et plus qu’ailleurs peut-être, il existe des recettes et des procédés par la grâce desquels on peut produire des œuvres faciles et même capables de faire illusion. L’inspiration ne suffit pas, ni les idées heureuses, ni l’art de la composition, il y faut une intensité de labeur et une condensation des facultés que l’on peut estimer la plus grande violence que l’esprit humain puisse accomplir sur lui-même. Pensez un peu : voici un personnage qui se présente devant vous, et sans qu’il s’annonce ni s’explique, il faut que vous compreniez quels sont sa nature, son caractère, sa situation morale présente, ses ressources pour lutter avec les difficultés de la vie ou réaliser ses espérances ; quant à son histoire passée, il ne vous la racontera pas, et il faudra que vous la deviniez tout entière par les paroles qui lui échapperont comme par hasard ou par les allusions discrètes de ses interlocuteurs. Ce n’est là qu’une première difficulté, et elle est cependant déjà si grande que la plupart de nos auteurs en vogue, y compris celui qui fait l’objet de la présente étude, l’ont jugée trop ardue, et qu’à l’imitation inconsciente du théâtre chinois, ils ont pris le parti de la tourner en permettant à leurs personnages de multiplier les longs récits explicatifs et soigneusement circonstanciés, au risque de mettre le spectateur en doute s’il assiste à une représentation dramatique, ou à une lecture de mémoires autobiographiques de l’acteur qui parle devant lui.

Ce personnage, une fois connu, entre en conflit avec d’autres personnages qui tous ont demandé le même effort d’esprit que nous venons de décrire, et il faut qu’il reste logique avec lui-même ; il doit agir, et il faut qu’aucune de ses actions ne démente le caractère sous lequel il s’est présenté devant le spectateur. Enfin, dernière et suprême difficulté, le théâtre n’est qu’action, et cependant l’auteur dramatique n’a d’autre moyen de produire l’action que la parole ; c’est une incarnation continue où tout verbe doit devenir chair. Combien la tâche du romancier est plus aisée et combien ses ressources sont plus variées ! Lui n’a pas qu’un moyen de présenter et de créer ses personnages, il en a trois : le dialogue, le récit, l’explication psychologique. Il prend parole à volonté, se substitue à ses personnages, distribue à son gré la lumière et l’ombre, suspend à son gré le dialogue ou le récit, et, en un mot, se tient toujours prêt à aider les enfants de son imagination de toutes les ressources de son esprit. Il peut se permettre toutes les hardiesses, car il est là pour éclairer ce qui semblerait obscur, et justifier ce qui paraîtrait faux et contradictoire ; qu’un de ses personnages démente son caractère par une action illogique, il lui suffira pour le remettre d’aplomb d’avoir recours à l’analyse ; la psychologie est science si commode et d’un si complaisant secours ! C’est assez pour faire comprendre combien en tout temps les auteurs dramatiques sérieusement dignes de ce nom doivent être rares, et pourquoi il faut se garder de tenir cette rareté pour un signe d’affaiblissement intellectuel, car, si le mot de l’Écriture : « Il y aura beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », trouve sa réalisation quelque part en ce monde, c’est bien au théâtre, dont les difficultés sont si grandes qu’elles n’ont vraiment de comparables que celles du salut ; encore même peut-on dire qu’elles sont plus grandes. L’art dramatique en effet ne tient compte ni de la bonne volonté ni des ouvriers de la onzième heure, et si quelques pages heureuses ont souvent suffi pour faire vivre un livre insuffisant, jamais belle scène ou passage éloquent n’a suffi pour sauver une pièce mal conçue.

M. Victorien Sardou est un de ces élus. Voici maintenant dix-sept ans bien comptés qu’il tient l’affiche, comme on dit dans le familier langage des coulisses, et le prodigieux succès de Dora prouve qu’il n’est pas à la veille de céder sa part de muraille. Acclamé à ses débuts comme un nouveau Molière par des amis trop complaisants, violemment attaqué par les envieux pour son adresse à découvrir les nids à idées dramatiques que leurs auteurs ont pondues sans les couver, sa fortune a triomphé également et de ces engouements meurtriers et de ces perfides brutalités. Un bonheur si continu et si constant ne peut aller sans quelques qualités exceptionnelles qui l’expliquent et le justifient, et il constitue en tout cas un fait assez considérable pour mériter qu’on le discute et qu’on en cherche la raison d’être.

Cette qualité exceptionnelle, c’est une science très complète de la nature du spectateur, servie par une intelligence fine, souple, adroite et leste dans ses mouvements. Personne parmi les écrivains dramatiques contemporains n’a mieux démêlé que M. Victorien Sardou les moyens par lesquels on peut réussir au théâtre, et n’a su les employer avec une plus juste tactique. Rien d’impérieux ni de cassant ; il n’a pas essayé, comme tant d’autres, d’imposer brutalement ou cyniquement ses partis pris au public, rôle que d’ordinaire les fortes volontés aiment assez à jouer, au risque de se briser contre la résistance du goût général auquel il déplaît d’être pris à l’improviste ; rien non plus de timide et de poltron, ce même public qui craint la violence ne haïssant rien autant toutefois que d’être traité avec trop de réserves, et se trouvant toujours disposé à réclamer un peu d’audace. Une ligne de démarcation bien difficile à maintenir et à observer que celle qui sépare la violence de l’audace ; M. Sardou y a réussi. Risquez tout, mais ne choquez pas, telle est la presque paradoxale exigence que le spectateur inconsciemment ou en secret impose à l’auteur dramatique ; cette exigence, M. Sardou l’a devinée, et crânement, résolument, il l’a adoptée comme programme de ce qu’il peut et doit oser. De là ces amusantes comédies pleines de mouvement et de pétulance, où l’auteur réussit à produire l’illusion du scandale sans en présenter la réalité, et à faire crier au loup là où, vérification faite, il n’y a que d’honnêtes moutons et de dévoués chiens de garde. M. Sardou est-il franc-maçon comme il était naguère adepte du spiritisme, je ne sais, mais en vérité je ne connais rien qui ressemble autant à ce qu’on raconte des réceptions franc-maçonniques avec leurs épreuves pour rire et leurs effrois-simulés que ses comédies.

Voici un amant enfermé de nuit sur le balcon d’une femme mariée ; il s’agit de sauter de ce balcon pour sauver l’honneur de sa maîtresse ; bravement il se lance tête baissée dans l’abîme et tombe sur une touffe de dahlias qu’il écrase. Un autre, surpris dans la même position que le précédent, a l’héroïsme de se faire passer pour voleur ; on mande le commissaire de police afin qu’il dresse son enquête pour une prochaine cour d’assises, et il arrive pour constater une promesse de mariage. Un vieux célibataire libertin s’avise de se placer en rivalité d’amour avec son fils naturel dont il n’a jamais pris souci et qui l’exècre d’instinct cordialement. Au moment d’être justement souffleté, il ouvre ses bras, et ce fils, en qui la nature outragée n’avait fait parler jusqu’alors que le mépris, dément en un clin d’œil son caractère et ses répugnances instinctives pour s’y précipiter. Un galant ivre s’introduit dans l’appartement de sa voisine, qui, pour s’en débarrasser, s’avise de lui donner de l’opium ; l’ivrogne s’empare de la fiole, en avale le contenu et tombe inanimé ; la dame, qui le croit mort, s’empresse de fuir ce cadavre accusateur, mais un médecin appelé en toute hâte le ressuscite par quelques fortes doses de café noir. Un mari découvre que sa femme est en correspondance et en relations clandestines avec un homme qui lui est inconnu ; éclat, fureurs, menaces de séparation judiciaire. Ce n’était cependant qu’une fausse alerte : la dame n’avait eu que le tort de jouer trop gros jeu dans une ville d’eaux où elle avait perdu une somme excédant ses ressources, en présence d’un témoin bien appris qui avait eu la galante charité de la tirer d’embarras, d’où cette mystérieuse correspondance et ces relations secrètes. Un jeune homme est aperçu tournant autour de la maison d’une intéressante orpheline : les tuteurs s’en émeuvent et prennent la résolution d’aller droit au séducteur ; on le fait entrer pour le démasquer et, après l’avoir poliment prié de s’asseoir, on entame avec lui une discussion fort bien conduite pour, contre et sur le progrès moderne. Il y a dans tout cela, il en faut convenir, plus de peur que de mal, et le drame menace plus qu’il ne frappe, mais c’est justement par là que l’auteur a prise sur son public et donne satisfaction aux exigences très particulières que le spectateur apporte au théâtre. L’auteur l’a ému un moment, juste le temps nécessaire pour que cette émotion reste un plaisir ; puis, lorsqu’elle pourrait dégénérer en angoisse, il le replace rassuré dans son assiette habituelle et lui dit rieusement : « Ce n’était qu’un jeu, car, vous le savez, nous sommes au théâtre. »

Rien ne témoigne davantage de l’intelligence que possède M. Sardou des dispositions du spectateur que la transformation qu’il a fait subir au genre particulier de drame inventé par nos auteurs en vogue, M. Alexandre Dumas en tête. Les romantiques avaient découvert, à l’imitation de Shakespeare, que l’élément dramatique ne va jamais seul en ce monde, et ils lui avaient associé comme contraste l’élément comique ; aussi hardis et plus hardis même que leurs devanciers, bien que leur hardiesse n’ait pas été aussi remarquée, nos modernes auteurs ont retourné la question et démontré que la comédie franche n’était pas dans la nature. C’est en cela que consiste avant tout la forte originalité du théâtre de M. Alexandre Dumas, dont toutes les pièces prises dans la réalité ordinaire et se présentant avec une physionomie de comédie dégénèrent rapidement en drames et se terminent en catastrophes.

Je ne puis dire que cette découverte de nos modernes auteurs soit fausse. Eh oui ! la comédie n’est pas dans la nature, car il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit grosse de conséquences dramatiques, car il n’est pas un seul de nos défauts, pour ne rien dire de nos vices, qui ne soit toujours menaçant de quelque péripétie terrible, et nos plus amusantes folies sont pareilles à la gaieté de l’ivrogne dont les hallucinations plaisantes font rire aux éclats les spectateurs indifférents tout en faisant pleurer dans l’ombre ceux qu’il ruine et déshonore. Il n’est pas de rire qui ne soit précurseur ou générateur de larmes, et il n’est pas de conduite, si plaisante qu’elle soit, que le destin, dieu susceptible et hautain s’il en fut, ne prenne en mauvaise part et ne soit toujours prêt à relever comme un défi. Eh oui ! la comédie franche est une invention de l’art, rien que de l’art, et c’est précisément pour cela qu’elle est de si difficile exécution et qu’elle a tant de prise sur le spectateur. Il est si doux de rencontrer l’occasion de rire dans cette réalité qui ne nous donne que des sujets de pleurs, de nous moquer de l’avare qui nous affame, de déjouer l’hypocrite qui nous poignarde, de plaisanter de la coquette qui nous brise le cœur ; il est si bon de se persuader un instant que tous ces vices de l’âme peuvent tourner au jeu, et qu’ils ne sont qu’amusants, tandis que nous les estimions tragiques !

La comédie franche possède une autre prise sur le spectateur, c’est qu’elle est de tous les genres dramatiques celui qui répond le plus exactement à la nature du plaisir qu’on demande au théâtre. Un théâtre n’est après tout qu’un lieu de récréation où l’on vient chercher une illusion de quelques heures. Le spectateur, en y entrant, sait que ce qu’il va voir n’est qu’un jeu, et il consent à l’illusion, pourvu qu’il n’en soit pas la dupe ; il veut être ému, il veut même qu’on lui arrache des larmes, pourvu qu’il ne soit jamais amené à oublier entièrement que tout cela n’est pas sérieux, et que son âme garde le sentiment qu’aussi loin qu’elle aille dans l’émotion, elle n’est pas coupée de sa ligne de retraite pour revenir à son équilibre ordinaire. Le secret de la résistance que rencontrent toujours plus ou moins les tentatives de M. Alexandre Dumas est précisément dans la violence qu’il exerce contre cette disposition du spectateur, et il n’a pas fallu moins que son grand talent et son impérieuse volonté pour lui imposer sa tyrannie dramatique, sous laquelle — tous ceux qui ont assisté à quelques représentations de ses pièces en ont été témoins — on le sent mal à l’aise et toujours prêt à la révolte.

Ce tempérament du spectateur, M. Sardou ne l’a jamais, au contraire, tenu en oubli à aucun moment de sa carrière, et ce que nous écrivons ici comme un éloge, les malintentionnés pourront, s’ils le veulent, le tourner en critique sévère, car c’est peut-être à ce souci trop constant qu’il doit de n’avoir jamais produit une œuvre où il se soit abandonné franchement et sans arrière-pensée à son inspiration, au risque de rester incompris et d’échouer lorsqu’il se présenterait devant le public. Le spectateur vient au théâtre pour son plaisir ; mais le plaisir est chose complexe et qui comporte bien des variétés. Il y a du bonheur dans le rire, il y a de la douceur dans les larmes, et l’effroi même a sa volupté. Le spectateur, s’il était interrogé, répondrait qu’il veut être amusé, qu’il veut être ému, qu’il veut être consolé et partir sur une impression heureuse. Comment s’y prendre pour satisfaire à la fois à ces trois conditions contradictoires ? Eh mais, en glissant légèrement et lestement sur chacune, en l’amusant passablement, en l’émouvant avec vivacité, mais peu de temps, et en arrêtant les quelques larmes très réelles qu’on lui aura fait répandre par une conclusion qui surgisse à l’improviste, comme un enfant joueur sort de sa cachette pour rassurer ceux qu’il vient d’alarmer. Pour réaliser ce difficile programme, M. Sardou a eu recours à une sorte d’éclectisme dramatique ; il a demandé à tous les genres en vogue dans ce siècle de lui prêter quelques-unes de leurs ressources, et de cette fusion il est résulté un genre nouveau, tout personnel à l’auteur, qui n’est pas sans offrir quelque ressemblance avec ces chimères à face de femme, à ailes d’aigle, à corps de lion et à queue de serpent dont s’est amusée l’imagination des anciens poètes. Deux tiers de comédie, une scène de drame à la Dumas, une conclusion de vaudeville sentimental, et le tour était joué ; M. Sardou tenait son spectateur par ses désirs les plus divers.

À vrai dire, nous ne conseillerions à personne une tentative du même genre, car il a fallu, pour qu’elle réussît, la ressource très singulière que M. Sardou a trouvée dans un certain don qui fait son originalité et qui apparaîtrait plus clairement s’il eût obéi docilement et exclusivement à sa nature. À coup sûr, si quelqu’un était né pour doter le théâtre français d’un genre dramatique analogue à la comédie d’imbroglio que les Espagnols ont si bien nommée de cape et d’épée pour indiquer qu’elle doit consister en deux choses, le cache-cache et là pétulance d’action, c’était M. Victorien Sardou. Qui sait mieux que lui embrouiller l’écheveau d’une intrigue, qui possède mieux que lui l’art des surprises, qui sait mieux jouer avec l’équivoque, prolonger un malentendu, faire soupçonner un secret là où il n’y en a pas, donner à une fausse interprétation l’apparence de la vérité, rendre à une énigme son obscurité au moment où elle va être expliquée, renouveler un doute au moment où on le croit prêt de se dissiper, ouvrir une fenêtre ou fermer une porte à propos, et, pour tout résumer d’un mot, qui connaît plus profondément tout ce que l’incertitude renferme d’éléments dramatiques, de folles anxiétés, de comiques terreurs ou de cruelles lubies ? C’est avec ces qualités seules qu’il s’est présenté à l’origine devant le public ; point n’est besoin de rappeler ces amusantes comédies pleines de turbulence et de gai tapage par lesquelles il débuta dans la carrière dramatique. Eût-il persisté dans ce genre, qui était le sien propre, il aurait produit des œuvres moins retentissantes peut-être que celles qu’il a fait applaudir, mais à coup sûr plus tranchées, plus nettes et plus unes ; il a préféré s’en éloigner, et nous ne saurions dire qu’il ait eu tort pour son succès et sa fortune. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est jamais plus heureusement inspiré que lorsqu’il y revient ; je n’en veux pour preuve que sa comédie d’Andréa, qui date des dernières années et qui est à mon avis une œuvre charmante, et celle peut-être où ce qui était son originalité propre apparaît le mieux purifié de tout alliage et mélange. Il n’a point renoncé cependant à ces qualités, seulement il les a détournées de leur fin et les a réduites à l’état de moyens. C’est grâce à elles qu’il a pu réaliser cet éclectisme dramatique où il a réussi à fondre des genres si divers. Sa vivacité lui a fourni les moyens de multiplier les incidents capables de conduire une intrigue de l’état d’honnête comédie à l’état de drame orageux, sa subtilité à faire tenir ce drame en si délicat équilibre qu’il puisse donner toutes les émotions du désespoir ou de l’anxiété sans les justifier en fait, et son adresse à faire glisser une situation d’Alexandre Dumas fils dans un dénouement de Scribe.

Pour si habilement qu’il soit obtenu, cet éclectisme n’est pas sans faiblesse. Le grand défaut des pièces de Victorien Sardou, c’est qu’elles sont toujours construites en vue d’amener une scène capitale, avant laquelle le drame n’est pas, et après laquelle il n’est plus. L’exposition est d’ordinaire excellente, et la mise en train de l’action bien lancée ; mais une fois lancée, le développement simple et naturel en est empêché par cette fatale scène arrêtée d’avance ; deux actes se passent à multiplier et à semer les incidents qui peuvent la produire et l’amener, et ces incidents se succèdent si rapidement et sont quelquefois de nature si ténue, qu’on a peine à les emmagasiner tous dans le souvenir, et qu’il en reste bon nombre en route. Arrive enfin la fameuse scène, qui est quelquefois fort belle, après quoi la pièce tombe dans un dénouement heureux et qui trop souvent serait insignifiant par cela même, n’était une toute petite paille que nous allons y relever tout à l’heure. Il résulte de tout cela cette fâcheuse conséquence que les pièces de M. Victorien Sardou sont faites pour être joué beaucoup plus que pour être lues, et que quiconque ne les voit pas au théâtre ne peut se rendre un compte exact de leurs réels mérites. Nous venons de leur faire subir l’épreuve de la lecture, elles la supportent mal. Ce n’est pas qu’elles soient défectueuses sous le rapport littéraire, elles sont au contraire écrites d’un bon style, très correct, parfois éloquent, sans grand relief cependant et sans empreinte de griffe léonine, mais aussi sans rien de brillanté ni de forcé, en somme des plus agréables et des plus coulants. C’est que le lecteur est dans de tout autres dispositions que le spectateur, et qu’il se dit qu’aux lieu et place de tous ces incidents qui cachent l’action ou la font voyager en zigzag dans un méandre sans fin, il préférerait de beaucoup une marche plus simple et plus constante, qui, dans sa lenteur progressive, permet aux caractères de se développer, et au drame de s’acheminer vers son point culminant par des péripéties véritables possédant chacune leur intérêt propre. Quant au dénouement, que lui importe qu’il soit heureux s’il est en contradiction avec la logique et en désaccord avec le bon sens ! Il n’éprouve nullement le besoin d’être rassuré, et la vraie satisfaction qu’il réclame, c’est une conclusion qui soit en harmonie avec les émotions qu’il vient de traverser solitairement.

Il y a parfois une paille dans les dénouements de M. Victorien Sardou, disions-nous il n’y a qu’un instant. Cette paille, c’est que ces dénouements, où les situations les plus difficiles et les plus cruelles se détendent comme par magie et se dissipent comme un rêve, sont parfois innocemment immoraux. Certes on ne peut reprocher à M. Sardou d’avoir jamais fait sciemment un accroc sérieux à la morale ; mais, dans sa préoccupation de renvoyer son spectateur satisfait, il lui est arrivé trop souvent de retourner la moralité élémentaire des livres à l’usage de la jeunesse, et de présenter la bonne foi punie et le vice amnistié. J’indique tout de suite comme exemples les dénouements de la Famille Benoiton, des Vieux Garçons, de Nos bons Villageois, et de la charmante comédie de Maison neuve. La conscience du lecteur, sinon celle du spectateur, admet difficilement que des personnages qui sont allés aussi loin dans la légèreté et dans le vice que ceux de ces diverses pièces s’en tirent à aussi bon compte, encore moins peut-elle admettre qu’ils soient aussi subitement guéris de leurs folies ou de leurs erreurs, et qu’il ne leur reste rien après le pardon, l’excuse ou l’amnistie dont les bénit M. Sardou. En supposant même qu’ils soient guéris, les conséquences de leurs fautes restent, et il n’y a pas de dénouement heureux qui puisse les effacer. L’excellent oncle de Maison neuve ouvre ses bras à ses neveux repentants, s’ensuit-il moins que ces neveux viennent de se souiller et presque de se déshonorer ? Les demoiselles Benoiton sont guéries par une série de cruelles aventures de la manie du scandale, s’ensuit-il moins que ce scandale a eu lieu ? Le célibataire des Vieux Garçons rencontre un fils dans son rival, s’ensuit-il moins qu’il vient de commettre un acte indigne ? L’auteur a beau donner un dénouement heureux à une conduite coupable, la conscience et la logique, protestant chacune de leur côté, crient que ce bonheur est immérité et qu’une conclusion où les personnages subiraient les conséquences de leurs fautes les satisferait davantage.

Ces dénouements ont encore un autre défaut, mais qui cette fois n’intéresse que l’art, c’est qu’ils sont d’ordinaire beaucoup trop brusqués, et qu’ils réalisent tout à fait le deus ex machinâ des pièces antiques. Nous connaissons bien la réponse : le dénouement est chose secondaire, car enfin il faut finir, et il y a de très grands auteurs dramatiques, Molière en tête, dont les dénouements n’existent à peu près pas. Cela est vrai, mais la comédie de Molière n’est pas celle de M. Sardou. La comédie de Molière est la comédie de caractère, et le dénouement y est chose indifférente, si dans le cours de la pièce les personnages ont montré leur nature au complet ; une telle comédie pourrait même à la rigueur ne pas se terminer du tout et s’interrompre sur quelqu’une des situations dramatiques amenées par le vice ou le défaut du personnage principal, car elle dirait ainsi au spectateur : « Voici jusqu’où peut aller un tel caractère et ce qu’il peut engendrer de malfaisant », en laissant au lecteur le soin de conclure. Il n’en va pas de même dans la comédie d’intrigue, où le dénouement est une part essentielle de l’intrigue, ni dans le drame de passion, où les personnages, une fois entraînés, doivent aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, et où il est inadmissible que l’âme, une fois mise hors de son équilibre, se calme subitement. Je n’indiquerai qu’un seul de ces dénouements brusqués, celui de Fernande. Dans cette pièce, l’auteur a très adroitement rajeuni et varié le célèbre épisode de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis du Jacques le Fataliste de Diderot. La modification qu’il a fait subir à la vengeance de la femme, qui se prétend outragée par l’abandon qu’elle a provoqué elle-même, est excellente et se prête parfaitement aux conditions dramatiques ; mais, avec la scène qui lui succède, le récit de Diderot reprend toute sa supériorité sur le drame moderne pour l’éloquence, la passion et l’entente du cœur humain. Chez M. Sardou, le marquis des Arcis, en apprenant l’affreuse vérité, s’abandonne d’abord à un désespoir trop justifié, puis subitement il se calme, sans qu’on trouve rien dans les rares paroles de Fernande, effrayée et surprise, qui puisse motiver un si brusque rassérènement. C’est là ce qui s’appelle faire contre fortune bon cœur ; mais le spectateur admet malaisément que le mari, si perfidement mystifié, consente à l’affront qu’on a fait à son honneur avec tant de docilité. Combien Diderot est autrement dans la logique des passions et le sentiment du pathétique lorsqu’il nous représente Mlle d’Aisnon tombant aux pieds de son mari, le suppliant de la pardonner avec des torrents de larmes, et lui promettant d’être pour lui une épouse aimante et dévouée avec une éloquence qui ne peut tromper et qui est autrement convaincante que le plaidoyer de l’avocat Pomeyrol. Cette scène de désespoir devait donc avoir son complément dans une scène de supplication qui aurait ramené progressivement l’espérance dans l’âme du marquis, et le-dénouement devenait alors non seulement véritablement heureux, mais encore pathétique, comme la situation même qui l’avait engendré.

On lit dans certains traités de rhétorique que la meilleure manière de juger un auteur est de le juger dans son propre style-et à l’aide même des procédés qui lui sont familiers. Nous ne ferons donc qu’imiter M. Sardou en multipliant les observations comme il multiplie les incidents, et, en revenant quelque peu sur nos pas, comme il lui arrive de reprendre si souvent quelqu’un des fils de son action que l’on croyait abandonné. La science que possède M. Sardou du tempérament du spectateur et son adresse à le ménager ne se manifestent pas moins dans le choix de ses sujets et dans la nature de son observation morale que dans la forme et la conduite de ses pièces. Ici encore l’éclectisme domine. M. Sardou n’a pas de parti pris tranché ni d’opinion nettement résolue sur la nature humaine ; ne lui demandez ni la franchise d’indignation d’Émile Augier, ni la misanthropie implacable de Dumas, ni le scepticisme railleur, mais optimiste au fond, de Scribe. Sans parti pris décidé, que devient cependant la devise de la comédie : Castigat ridendo mores ? Une comédie qui ne flagelle pas quelqu’un ou quelque chose, est-ce bien une comédie ?

Le spectateur, qui n’aime pas les exécutions trop cruelles et qui regimbe volontiers devant elles, veut cependant qu’on flagelle ou plutôt qu’on fustige à peu près jusqu’au premier sang. M. Sardou le sait, et il n’a garde de se refuser à cette exigence, il fustige donc, et d’une manière très piquante ; mais que fustige-t-il ? N’y a-t-il pas dans notre société, entre les gros péchés mortels et les insignifiants péchés véniels, quelques vices intermédiaires, produits plus ou moins passagers de la mode ou épidémies d’imitation qui se prêtent pour une moitié à l’indignation, pour l’autre à la raillerie, qu’on puisse invectiver éloquemment dans une scène tout en s’en amusant dans la suivante, et qui permettent à l’auteur dramatique de prendre le masque de justicier en conservant ses fonctions d’amuseur ? Les folies de toilette des demoiselles Benoiton sont un de ces sujets qui permettent à la fois la raillerie et l’indignation, ou encore la rage des modernes bourgeois de vouloir faire maison neuve et d’échanger une vieille et honorable enseigne contre une enseigne toute reluisante d’un or menteur, ou les rabâchages politiques des ganaches retardataires dont l’intelligence s’est arrêtée avec la chute de celui de nos nombreux régimes politiques qu’ils ont servi, ou les outrances de dévotion d’une belle pécheresse sur le retour qui fait payer en jeûnes et en mortifications à son honnête mari le tort qu’elle lui a fait en lui méritant une épithète perdue dans la langue écrite depuis Molière, ou les déloyautés taquines et les mesquines jalousies des amis prétendus intimes qui empoisonnent votre bonheur sous prétexte de dévouement ; sur tout cela, on peut frapper juste assez fort pour répondre au besoin de sévérité que le public apporte au théâtre, et pas assez fort pour lui déplaire et le faire se récrier.

Non seulement les sujets ont été toujours habilement choisis de manière à permettre à l’auteur de se tenir en juste équilibre entre ces deux exigences contraires du spectateur, la sévérité et l’indulgence, mais ils ont toujours été choisis à l’heure précise où ils répondaient à quelque préoccupation du public. Rarement M. Sardou s’est privé des ressources que lui offrait l’actualité. Le luxe de toilette des femmes avait atteint son point culminant sous le second empire, lorsque M. Sardou mit à la scène la Famille Benoiton. On venait à peine de délivrer à l’admiration de la foule le Paris nouveau de M. Haussmann, et plus d’un bourgeois, pris de la fièvre urticaire de progrès, se sentait la démangeaison de fuir les obscurs quartiers où s’était édifiée sa fortune pour aller porter ses lares commerciaux dans quelqu’une de ces voies somptueuses encore désertes, lorsque, reprenant la donnée du Bourgeois gentilhomme et la coulant dans les formes nouvelles de nos mœurs présentes, notre auteur écrivit cette piquante comédie de Maison neuve, une des meilleures qui soient sorties de sa plume. Nous nous rappelons tous le moment où l’empire, sorti victorieux de la longue épreuve d’isolement que lui avait créée le coup d’État et assis dans une sécurité qu’il croyait définitive, essayait de vaincre les dernières résistances des anciens partis et les conviait à se rapprocher du trône par un mélange de railleurs reproches et de flatteuses avances ; les Ganaches, pour qui les relit aujourd’hui, font revivre encore avec vivacité le sentiment politique de cette heure passagère. On commençait bien à s’alarmer quelque peu des menées du radicalisme, encouragé par la durée déjà longue du régime impérial, lorsque parut cette parodie des coteries politiques provinciales qui a pour titre : Nos bons Villageois, et il y avait bien quelque mésintelligence entre le gouvernement d’alors et messieurs du clergé, refroidis par les affaires italiennes, lorsque la comtesse Séraphine vint présenter au Gymnase le spectacle de ses tardives dévotions. De même les Merveilleuses ne pouvaient choisir un temps plus opportun que la troisième république pour étaler sur la scène les folles mœurs de la première, et il est remarquable que Rabagas, satire d’ailleurs peu cruelle des républicains, a choisi pour faire son entrée un des très rares moments d’indécision où la fortune a fait semblant de ne pas vouloir sourire à ces heureux prédestinés, terreur du passé, mais maîtres du présent et peut-être de l’avenir. Comme tout réussit aux habiles, quand ce n’est pas la volonté de l’auteur qui choisit l’heure de ses productions, le hasard se charge de ce soin et s’en acquitte à merveille. Le drame de Patrie ! on en conviendra, ne pouvait arriver en meilleur temps qu’à la veille de la terrible guerre de 1870, et le remarquable tableau des discordes civiles qui porte pour titre la Haine, venant dans les années qui ont suivi la Commune aux durables souvenirs, ne pouvait certes être accusé de manquer d’actualité.

Ces deux derniers titres, Patrie ! et la Haine, rappellent la plus haute et la plus hardie des ambitions qu’ait eues M. Sardou ; il a voulu se mesurer avec le drame historique, et son adresse est telle qu’on ne peut dire que la tentative lui ait été fatale. Certainement s’il relit aujourd’hui l’imparfait tableau qu’il a essayé de tracer de la révolte des Flandres, il doit s’avouer qu’une succession de scènes rapidement enlevées et courant pour ainsi dire les unes après les autres ne suffit pas pour faire un drame où revive l’âme d’une époque aussi pleine de mâles sentiments que celle qu’il a mise au théâtre, que quelques traits excellents ne suffisent pas pour composer une figure comme celle du duc d’Albe, qu’il est parfaitement inutile d’introduire un personnage tel que le Taciturne pour le faire entrevoir à peine, et que lui faire prononcer quelques paroles insignifiantes est plutôt une parodie qu’une imitation de ses habitudes silencieuses. Il n’en est pas moins vrai que ce drame défectueux de Patrie ! contient une des plus belles scènes qu’il y ait dans le théâtre moderne ; nous voulons parler de la scène finale où Karloo poignarde sa maîtresse coupable d’avoir voulu le sauver en dénonçant ses complices de conspiration. Cet assassin qui frappe en aimant et comme d’un bras mou de tendresse, cette mourante qui se ranime au sein de l’agonie pour se reprendre à l’amour de son meurtrier, cette passion qui n’abdique pas même devant la tombe et qui voit son ciel dans l’enfer qui s’ouvre pourvu que le bien-aimé le partage, tout cela enlève l’âme à des hauteurs peu communes et lui fait retrouver les émotions dont la littérature contemporaine la tient sevrée depuis trop longtemps. « Monsieur, disait naguère un vétéran des luttes littéraires de la Restauration à un poète qui lui avait remis un volume de vers audacieux, vous avez rajeuni en moi les sensations romantiques6 » ; je me permettrai de présenter le même compliment à M. Sardou. Ah ! que voilà donc cette fois un dénouement original et bien trouvé, et que la place de M. Sardou serait grande si son aimable bagage contenait nombre de scènes de cette valeur !

Le drame de la Haine est dans son ensemble fort supérieur à celui de Patrie ! Les mobiles d’action des citoyens de la hargneuse Sienne et les sentiments irréconciliables qui divisaient les diverses classes dans cette plus démocratique des cités italiennes ont été mieux rendus et, semble-il, mieux pénétrés par l’auteur que les mobiles d’action et les sentiments des honnêtes citoyens des Flandres du xvie siècle. Que de beaux traits pris sur le vif de la nature italienne ! Comme la familiarité menaçante de la nourrice Uberta, lorsqu’elle s’aperçoit que Cordeliacherche à sauver le meurtrier de son fils, donne un juste sentiment de cette égalité que les Italiens ont toujours su trouver dans l’excès de la passion, et que l’élan de véhémence qui porte la fille des Saraceni à étancher la soif de l’homme qui l’a déshonorée et qu’elle vient de frapper il n’y a qu’un instant est bien de son temps et de son pays ! Un vigoureux christianisme passé dans le sang à l’égal de l’orgueil de race, et poussant à la charité avec autant de fougueuse spontanéité que la nature pousse à la vengeance, voilà bien l’Italien du moyen âge. La pièce a subi de nombreuses critiques ; on lui a entre autres choses reproché l’amour de Cordelia pour Orso, amour qui, né d’un élan de charité, germe et grandit spontanément au sein de ce même sentiment du déshonneur qui avait armé son bras. Nous ne saurions partager cet avis. M. Sardou, dont la faculté d’observation, pour si fine qu’elle soit, aime d’ordinaire à s’arrêter aux sentiments aisément saisissables, n’a peut-être regardé qu’une fois tout au fond de la nature humaine, et c’est le jour où il écrivit les deux derniers actes de la Haine. Ni la psychologie ni même la physiologie n’ont encore tout expliqué des obscurités de la nature. L’amour de Cordelia tire sa force du viol même dont l’horreur l’égaré. Involontairement son âme s’est mêlée au sein du crime à celle du meurtrier de son honneur, elle sent et dit que, quoi qu’il arrive, elle ne sera plus que la veuve d’Orso. Nous n’insisterons pas davantage ; les passions du genre de celle de Cordelia devant toujours être exceptionnelles sont par conséquent difficilement appréciables par l’expérience commune, et rentrent dans cet ordre de choses qu’il suffit de comprendre par intuition et qui ne peuvent se discuter. Quant à la scène finale où Cordelia et Orso, murés dans l’église comme pestiférés, trouvent dans la mort l’union qui les aurait fuis dans la vie, elle est d’une tendresse désespérée et d’un coloris sombre vraiment superbes. Cela est sérieusement beau, et il m’étonnerait que ceux qui ont accordé leur admiration au tableau où M. Laurens a présenté d’une manière si saisissante les effets de l’excommunication au moyen âge la refusassent à la scène du dramaturge.

Il nous reste à mentionner une dernière faculté, la première en ligne peut-être parmi celles qui l’ont aidé à mener depuis tant d’années déjà sa laborieuse et fertile carrière, nous voulons parler de la faculté d’assimilation qu’il possède à un degré remarquable. Nul mieux que lui n’excelle à s’emparer d’une idée dramatique déjà présentée sous une autre forme, à la repenser de nouveau, à la faire passer dans sa propre substance, et à la transformer au point de la rendre méconnaissable. Cette faculté, presque singulière tant elle est complète, ne se borne pas aux données dramatiques, elle s’étend aux procédés et aux formes mêmes de ses rivaux, et de ce fait sa nouvelle comédie, Dora, est une preuve des plus convaincantes.

Est-ce une pièce de Sardou ou une pièce d’Alexandre Dumas que ce drame de Dora, que nous venons de voir représenter sur la scène du Vaudeville avec une perfection que bien peu d’œuvres ont obtenue ?

On pourrait aisément s’y tromper. D’ordinaire, nous l’avons dit, M. Sardou se contente, d’une situation et d’une scène à la Dumas dans cet éclectisme habile qui compose son genre dramatique ; mais cette fois l’assimilation est complète, sujets, caractères, passions, intrigues, dénouement même, tout cela pourrait être de M. Dumas aussi bien que de M. Sardou. Et tout cela est en effet en partie de M. Dumas, car il a collaboré inconsciemment à ce drame. Il est certain que le M. de Maurillac et le député Favrolles de Dora sont proches parents du M. de Nanjac et de l’Olivier de Jalin du Demi-Monde ; il est certain que l’espionne Zicka refait, sans trop y songer, les narrations autobiographiques de l’affreuse Américaine de l’Étrangère ; il est certain que Favrolles, tendant sa souricière pour prendre la malfaisante petite bête qui fait de tels ravages dans le ménage de son ami Maurillac, rappelle quelque peu les ruses d’Olivier de Jalin au dénouement du Demi-Monde ; il est certain enfin que les personnages épisodiques de la princesse Bariatine et du député dijonnais ont tout à fait le ton et les allures de ces comparses amusants faits pour les arrière-plans du drame, et que M. Dumas aime d’ordinaire à confondre sur le premier plan avec, les personnages principaux. Eh bien ! nous ne nous en plaignons pas, car la pièce de M. Sardou a gagné à cette assimilation si complète une unité d’action et de ton, une simplicité de plan, une logique de déduction que ses œuvres précédentes n’ont jamais présentées à ce degré. L’intrigue a marché cette fois sans dévier, se ralentir et se reprendre ; pas de mesquines surprises, à peine quelques incidents parasites ou inutiles. Chaque partie du drame possédé son intérêt propre et se suffit à elle-même ; la matière a été heureusement coupée et intelligemment distribuée de manière qu’aucune ne nuise trop à une autre dans le souvenir du spectateur. Il n’y a plus là des actes entiers employés à préparer la situation capitale ; cette situation, à la fois naturelle et imprévue, éclate à sa place logique, c’est-à-dire au troisième acte, par les moyens les plus aisés du monde, sans que rien dans l’exposition, qui est excellente, et dans le second acte, qui est plus languissant, ait pu la faire soupçonner, tant l’auteur a mis d’habileté à la masquer. Une fois créée cette situation est poussée jusqu’à ses dernières limites avec une violence extrême, et cependant avec une minutie d’analyse et un souci des nuances qui sont des plus remarquables. On a là au complet le spectacle d’une âme en proie au sentiment de l’incertitude, sentiment des plus dramatiques assurément, mais des plus dangereux à prolonger longtemps, à cause des saccades contradictoires, et des alternatives de défaillance et d’espoir qui le composent, et qui font éprouver au spectateur quelque chose de la sensation pénible que donne un voyage sur une route au pavé inégal. Enfin arrive le dénouement, que cette fois on n’a pas envie de trouver brusqué et qui est accueilli avec bonheur, car la situation a donné tout ce qu’elle contenait de passions, et il est temps d’en finir. Une des scènes de ce drame, celle qui donne naissance à la situation capitale, a été rapidement célèbre ; mais, à mon avis, cette célébrité mérite de s’étendre aux deux actes entiers qui sont consacrés au développement de cette situation, car ils sont au nombre des plus émouvants qu’il y ait dans le théâtre contemporain. Dora, c’est M. Dumas sans ses puissants défauts, M. Dumas moins ses tirades misanthropiques, son pessimisme meurtrier, ses boutades amères, en sorte que c’est vraiment tant pis pour lui si la pièce n’est pas signée de son nom.

Nous n’avons pas à entrer dans l’analyse de cette œuvre, que tout Paris a vue à l’heure présente. Suivre le développement de l’action scène par scène nous fournirait d’ailleurs peu d’occasions de critiques, car c’est surtout par l’ensemble que vaut Dora, et cet ensemble a été coulé dans le moule dramatique en une seule fois et d’un jet heureux. Nous nous bornerons à présenter à l’auteur deux observations. Il nous semble qu’il n’a pas fait de son espionne Zicka tout ce qu’il en pouvait faire. Il tenait, s’il l’eût voulu, un caractère, il n’a présenté qu’un instrument d’action. Zicka pouvait et même devait être le personnage capital de la pièce, elle n’en est que le principal ressort. On voit agir Zicka, mais on ne la voit pas penser, on ne la voit pas sentir, on n’assiste pas aux orages et aux conflits de sa vie morale intérieure, car nous comptons pour rien ou pour peu de chose la narration quelque peu sèche et concise qu’elle fait au troisième acte de son affreux passé et les déclamations devenues passablement banales qu’elle lance à l’adresse de la société marâtre. C’était cependant un caractère curieux à pénétrer et tout naturellement fertile en grands effets dramatiques que celui de cette femme homicide par métier et presque par devoir, couverte par le secret contre les conséquences de ses manèges, et qui partout où elle passe porte le deuil avec elle par cela seul qu’elle a passé. Pour n’être qu’un instrument passif, Zicka n’est-elle donc pas une personne vivante ? Si elle est sans responsabilité, est-elle donc sans remords, et si elle est sans moralité, est-elle sans conscience ? Zicka aimait en secret M. de Maurillac, l’époux de l’innocente Dora ; pourquoi n’avoir pas insisté davantage sur cet amour condamné au silence forcé, pourquoi ne nous en avoir pas montré le désespoir profond et continu coupé çà et là de vains rêves et d’illusions rapides que le sentiment de la réalité replonge bien vite dans la nuit ? Cet amour était le vrai moyen d’éclairer en pleine lumière la sombre et infernale situation dans laquelle Zicka se débat au sein des ténèbres, et alors, en place d’une marionnette perverse, nous nous trouvions en présence d’un personnage vraiment dramatique parce qu’il devenait moral et humain.

Notre seconde observation a trait au caractère même de Dora. Il nous semble que, pour si Espagnole qu’elle soit, cette intéressante personne manque quelque peu d’une certaine fierté et d’une certaine délicatesse. On dirait vraiment qu’elle n’a pas confiance en sa valeur, car il lui échappe trop fréquemment des paroles d’où l’on peut induire que le prix dont elle s’estime n’a rien de fort élevé. Elle ne dit pas : Je suis pauvre, mais que l’homme qui me prendrait s’enrichirait en m’épousant ! elle dit : Je suis pauvre, mais que je saurais gré à l’homme qui me ferait la charité de m’épouser ! Lorsque M. de Maurillac lui annonce qu’il l’épouse — car il ne prend pas garde qu’il ne lui demande pas si elle veut accepter sa main, il lui déclare d’emblée qu’il prend la sienne, — quel est le premier cri que lui arrache la joie de ce bonheur inespéré ? « Ah ! que voilà une bonne action dont vous ne vous repentirez pas ! » Ah ! dirons-nous à notre tour, que voilà une parole déplaisante et qui sonne mal ! Il nous semble qu’à la place de M. de Maurillac nous ne pourrions nous empêcher de répondre : « Une bonne action, mademoiselle ? dites une heureuse action. » Ce sont là de ces nuances qui se sentent ou ne se sentent pas, mais les sentiments vivent précisément de nuances, et pour un cœur hautain et susceptible, cette parole de quasi-déférence, aimante sans doute, mais trop peu fière, serait capable de renouveler les soupçons qui coûtèrent jadis si cher à la pauvre Griselidis, et de donner envie de refaire la cruelle expérience du marquis de Saluces. Elle l’a dit, penserait ce cœur, c’est une bonne action ; l’amour qu’elle prétend avoir n’est que de la reconnaissance ; ce qu’elle aime en moi, c’est de l’avoir arrachée à la vie de misère et d’expédients, c’est d’avoir entouré sa vie de sécurité, mais l’amour persisterait-il si ces biens matériels que je lui prodigue étaient retirés ? Encore une fois ce n’est qu’une nuance, mais elle déteint sur tout le caractère de Dora et lui enlève une partie de son intérêt.

Nous avons maintenant achevé de résumer les impressions que nous a laissées la lecture récente et attentive des œuvres de M. Sardou, aidée de nos souvenirs plus anciens. En somme, notre littérature dramatique possède des talents plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soient plus assurés contre l’insuccès ou la déchéance. Si ses armes ne sont pas de la trempe la plus forte, son escrime est excellente, et, grâce à elle, il est toujours sûr de protéger les défauts qui pourraient se trouver dans sa cuirasse et de rétablir l’égalité du combat, c’est-à-dire de maintenir sa réputation contre n’importe lequel de ses rivaux. Il ira longtemps, perfectionnant et agrandissant toujours davantage sa manière par cette intelligente faculté d’assimilation qui lui permet de faire profit des innovations de ses confrères sans épouser du même coup leurs défauts, comme il arrive à ceux qui ne sont que de vulgaires imitateurs, et plus tard, dans bien des années, quand, sa carrière close, la génération qui suivra la nôtre voudra rechercher et étudier les caractères divers du théâtre contemporain, elle en trouvera dans ses œuvres le résumé le plus ingénieux et le plus vivant microcosme.

M. Émile Augier §

La doctrine de l’influence des tempéraments sur les œuvres de l’esprit est fort en faveur, mais jusqu’à présent on n’en a fait d’applications qu’aux écrivains du passé et aux étrangers illustres ; pourquoi ne nous permettrions-nous pas d’en essayer une fois ou deux l’application plus prochaine et plus directe sur quelques-uns de nos contemporains ? Justement une occasion s’offre à nous : voici M. Émile Augier qui vient de réunir en six beaux volumes la moisson entière de sa vie ; voyons un peu si cet auteur de tant de comédies fortes ou charmantes nous permettra de vérifier l’exactitude de l’opinion qui veut que le tempérament heureux par excellence soit le sanguin. Si l’on s’en tient en effet à une classification exclusivement physiologique de nos auteurs dramatiques contemporains, on peut dire en toute vérité que M. Émile Augier représente le tempérament sanguin, comme M. Dumas le tempérament lymphatico-bilieux, comme M. Sardou le tempérament nerveux. Ce qui donne, disent les experts en telle matière, la supériorité au tempérament sanguin sur le lymphatique, le bilieux ou le nerveux, c’est qu’il laisse l’âme en meilleure assiette, et que, lorsqu’il l’en tire, c’est par des mouvements si francs, et allant si droit au but, que sa passion en est épuisée-en quelques instants, et qu’elle est bien vite ramenée par leur vivacité même à son équilibre où elle repose dans la joie de se sentir vivre et de regarder vivre autrui. Facile à la colère, le sanguin trouve dans ce défaut même cette compensation qu’il ne peut, en vertu de sa nature, avoir de longue fréquentation, avec le mal, ni faire avec lui de malsains compromis, et que ses indignations toutes cordiales, châtiant en même temps qu’elles menacent, ne connaissent ni les rancunes machiavéliques de la mélancolie lymphatique, ni l’âcre fermentation de l’amertume empoisonnée du bilieux, ni les frénésies subites, désordonnées, et toujours ou trop tardives ou trop précipitées, du nerveux. Comme elle se sent puissante pour punir, la colère du sanguin ne s’aigrit jamais en misanthropie, infirmité qui, dans bien des cas, n’est pas autre chose que le sentiment qu’a l’âme de son impuissance à faire justice. Sa gaieté robuste et de franc aloi ne dégénère jamais en sarcasmes irrévérencieux ou en railleries outrageantes pour la vertu ; même lorsqu’il en prend à son aise, il en use avec la morale comme nos pères en usaient avec les choses et les personnages de la religion, et sa gaillardise n’induit pas plus son honnêteté en scepticisme que leur foi n’était entamée par leurs plaisanteries traditionnelles sur l’ânesse de Balaam, saint Joseph et le roi noir. Sa liberté de propos est communicative, non contagieuse ; le sanguin peut être quelquefois dissolu, je doute qu’il s’en soit souvent rencontré de réellement corrupteur. Son intelligence, saine et vive plus que susceptible, ignore les dépravations de la psychologie ; son goût sûr plus que subtil, et si l’on veut plus gros que fin, évite d’instinct la mièvrerie et la prétention. En un mot, le sanguin est mieux d’aplomb sur lui-même que les hommes des autres tempéraments, et c’est pourquoi M. Émile Augier est de tous nos auteurs dramatiques contemporains celui dont la nature se présente avec le plus parfait équilibre de facultés.

D’autres peuvent au gré de leurs admirateurs offrir des parties plus fortes, agir par intervalles sur le spectateur d’une manière plus saisissante, lui vaut surtout par l’ensemble, car, son esprit étant sans lacunes, ses œuvres sont sans irrégularités. Les pièces de M. Augier ont ce mérite peu commun en ce temps-ci, et plus difficile à atteindre qu’on ne peut le croire, qu’elles ont un commencement, un milieu et une fin, c’est-à-dire qu’elles sont composées avec logique. Il en est dans le nombre de plus ou moins fortes, de plus ou moins heureuses, mais toutes également sont construites avec unité et se tiennent sur leurs pieds sans boiter ni trébucher. L’inspiration peut faire parfois défaut, mais jamais la méthode, et là où le génie se refuse ou se dérobe l’art arrive pour en masquer l’absence ou en soutenir la défaillance. Rien chez M. Augier qui fléchisse, gauchisse ou détonne, tous les ressorts de l’esprit sont en exacte correspondance, tous les dons en parfaite symétrie. Il est éloquent sans emphase, pathétique sans exagération, sensé sans banalité, original sans excentricité paradoxale. Il sait s’indigner et il sait châtier ; mais ne lui demandez pas la misanthropie vengeresse et la férocité justicière de M. Dumas : son indignation ignore l’emportement hors de mesure, et sa justice connaît la limite où elle cesserait d’être légitime. Et cette modération n’est point faiblesse, car il n’est pas d’auteur dramatique chez qui la force soit plus persistante que chez M. Émile Augier, c’est-à-dire se fasse sentir davantage du commencement à la fin d’une œuvre ; mais cette force a conscience d’elle-même, et il lui suffit, comme aux athlètes sûrs de leur étreinte, d’un accroissement de pression insensiblement gradué pour prendre et garder prise sur le spectateur et l’amener à confesser sa supériorité. Il est gai et n’est point cynique ; il a le propos gaillard, gaulois, presque gras parfois, mais sa plaisanterie n’outrage jamais la bienséance, et son franc parler, charmant triomphe, peut défier l’hypocrisie de lui reprocher un mot qui ait jamais pu faire rougir la vraie vertu. Il a le don du mouvement si nécessaire au poète dramatique, et l’entente des jeux de la scène ; mais ne lui demandez pas l’agitation nerveuse et les tours d’adresse de M. Victorien Sardou. De même que, pour venger la morale, ses personnages, à quelque violence de passion qu’ils soient emportés, dédaignent judicieusement d’avoir recours à la férocité lorsque le mépris répond aussi bien à leur but, en quelque embarras ou en quelque extrémité de situation qu’ils se trouvent, ils gardent le naturel de l’allure et du maintien, entrent et sortent par la porte de préférence à la fenêtre, aiment mieux ouvrir les serrures que les forcer, évitent les gambades et les pirouettes, et marchent plus volontiers sur leurs pieds que sur leurs mains. Enfin, dernière supériorité, tandis que ses rivaux n’ont qu’une langue à leur service, lui sait parler à son gré la prose des simples mortels avec une mâle correction et le langage musical des dieux avec une sobriété fleurie et une élégante énergie.

Son début, la Ciguë, représentée en 1844, fut presque un événement et grava d’emblée son nom dans toutes les mémoires lettrées. La pièce aurait réussi en toute circonstance ; à l’époque où elle parut elle fut applaudie doublement, et pour son mérite propre, et parce qu’elle semblait alors apporter son petit contingent de force à cette réaction littéraire de courte durée et de résultat stérile, dirigée contre l’influence de Victor Hugo, réaction qui, avant de tomber dans l’oubli, fut connue pendant quelques années sous le nom d’école du bon sens. Le public d’alors, mis en goût de révolte par la Lucrèce de Ponsard, entendit, avec un plaisir d’autant plus vif qu’il semblait y trouver une justification nouvelle de son engouement momentané, le parler à la fois gracieux et ferme, décent et sans vergogne de cette muse bien apprise, instruite sans pédantisme, aussi libre de timidité que pure d’effronterie, sans bégayement juvénile dans la voix, sans mollesse dans la démarche, sans gaucherie dans le maintien. C’était visiblement une muse à beaucoup oser que celle qui faisait sa première entrée dans le monde avec une contenance si peu embarrassée, la taille si haute et le regard si droit ; mais en ces premiers jours, et longtemps après encore, on ne voulut en remarquer que la grâce piquante et l’aisance réservée. Si l’on ne savait qu’un mouvement, soit politique, soit littéraire, une fois créé tire profit de tous les incidents qui se présentent sans souci aucun des nuances, on aurait peine à comprendre aujourd’hui en relisant cette charmante Ciguë ce qui put lui mériter d’être considérée comme une œuvre de réaction. La vérité est que la pièce, prise en elle-même et retirée des circonstances où elle se produisit, est une œuvre de caractère mixte. Si elle semble classique par les souvenirs qu’elle évoque indirectement, par le milieu antique où se passe son action, elle est presque romantique par le lyrisme du dialogue, la liberté de la verve, et la demi-excentricité des caractères. Connaissez-vous ces œuvres d’architecture intermédiaire entre deux écoles dont l’une s’achève et dont l’autre commence, ces églises romanes des derniers jours surchargées d’ornements, ces chapelles et ces hôtels où la décoration du gothique expirant se marie aux lignes pures de la Renaissance ? Telle cette pièce à la grâce complexe que vous pouvez définir également bien au gré de vos, préférences en disant que c’est du classique fleuri ou du romantisme châtié et assagi.

Quoi qu’il en fût, au lendemain de la Ciguë, M. Augier se trouvait engagé par le succès qu’il venait d’obtenir. Le charme de quelques amitiés de jeunesse aidant peut-être aussi, il se laissa enrôler dans les rangs de la coterie antiromantique, et pendant plusieurs années il fut considéré comme le lieutenant de M. Ponsard. Cependant, comme il était de ceux qui se sentent nés, sinon pour imposer la domination de leur génie, au moins pour marcher dans leur indépendance et leur fierté sans le secours de formulaires astreignants, il n’eut jamais la modestie malavisée d’accepter avec enthousiasme ce rôle médiocrement flatteur de porte-drapeau d’une réaction dont sa sagacité sentit sans doute la pensée mal assurée et l’avenir borné. Il eut donc l’art pendant ces premières années de garder une réserve habile, de manière à tenir ses liens de coterie assez peu serrés pour qu’ils pussent se dénouer d’eux-mêmes, et que sa personnalité pût s’en dégager, lorsque l’heure en serait venue, sans paraître démentir son passé. Cette réserve lui fut d’autant plus aisée que l’école romantique, avertie par le parfum d’originalité qui s’exhalait de sa première œuvre, ne le regarda jamais comme un adversaire, et lui épargna les attaques virulentes que ses champions en titre ne ménagèrent pas à cette réaction qui leur apparaissait et qu’ils traitaient aristocratiquement comme une émeute de magisters de province. Assurément il y avait plus d’un romantique parmi les spectateurs qui applaudirent le plus sincèrement la Ciguë à son apparition, et ceux-là, loin de considérer le jeune poète comme un ennemi, auraient été plutôt tentés d’adresser à son inspiration l’encouragement que son Clinias adresse à l’esclave Hippolyte :

Sois belle hardiment…

Le flair des romantiques ne les avait pas trompés ; la vérité est que M. Émile Augier, par les penchants de sa nature et les inclinations de son talent, tenait beaucoup plus de l’école romantique que de l’école dont les circonstances l’avaient fait porte-drapeau. Je ne crois pas qu’il eût jamais été un adepte aveugle de l’école de 1830, car il est trop visible qu’il a le tempérament de ces fidèles à la dévotion raisonneuse qui discutent le prédicateur et font leur part aux doctrines ; mais, venu quelques années plus tôt, s’il n’eût pas fait partie du couvent romantique même, il eût certainement fait partie du tiers ordre. Que sont donc après tout ses œuvres des premières années jusqu’à Philiberte inclusivement, sinon, comme la Ciguë, des œuvres mixtes, classiques par la simplicité du plan et une certaine volonté de modération, mais demandant au romantisme leurs moyens de séduire ? Où donc M. Émile Augier a-t-il appris le secret de ce demi-lyrisme qui distingue son dialogue ? où donc a-t-il appris ces arts charmants d’amuser l’esprit par l’image, de fleurir la correction de son langage, d’amollir d’une vapeur de rêverie la sagesse de ses pensées, d’égayer ses intérieurs d’un rayon poétique pareil à ces bouts de ciel que l’on aperçoit par les fenêtres entrebâillées des tableaux hollandais, d’associer en un mot assez étroitement l’imagination au triomphe du bon sens pour que ce soit elle qui fasse en grande partie les frais de la fête ? Le choix des genres est encore plus significatif que ces assimilations habiles et ces appropriations judicieusement mesurées. Sur huit pièces dont se compose le bagage de sa période de jeunesse, cinq appartiennent exclusivement à la fantaisie, et, s’il est une muse qui soit plus particulièrement romantique que toute autre, c’est bien celle de la fantaisie. En quoi la Ciguë et le Joueur de flûte vous paraissent-elles bien différentes, et par le sujet et même par la forme, des nouvelles grecques de Théophile Gautier, et en quoi seriez-vous étonnés de rencontrer les sujets de l’Aventurière et de Philiberte dans le théâtre d’Alfred de Musset ? Le nom d’Alfred de Musset s’est trouvé associé un soir à celui d’Émile Augier pour une gracieuse bluette, l’Habit vert, mais ce n’est pas la seule fois que le poète du Spectacle dans un fauteuil a été le collaborateur du poète de la Ciguë. S’il est une influence qui soit sensible dans ses œuvres de jeunesse, c’est bien celle-là. D’où sortent le Fabrice et le spadassin Annibal de l’Aventurière, le chevalier de Talmay de Philiberte, le Chalcidias du Joueur de flûte, sinon d’une lecture enthousiaste des comédies poétiques d’Alfred de Musset ? Ne reconnaissez-vous pas dans leur langage cette crânerie de ton, ces tours fantasques, ces métaphores à effet comique et ces images intentionnellement grotesques qui distinguent les libertins et les bouffons de l’auteur des Contes d’Espagne ? L’influence de Victor Hugo est peu sensible ; cependant serait-il bien difficile de retrouver dans le personnage de don Annibal plus d’un trait de Saltabadil et de don César de Bazan ? Diane ne relève-1-elle pas uniquement du genre de drame historique créé par le chef de l’école romantique, et, bien qu’il n’y ait d’autre analogie entre les deux pièces que le choix de l’époque, M. Augier ferait-il grande difficulté d’avouer que son drame n’existerait probablement pas si Marion Delorme n’avait pas été écrit ? Mais à quoi bon rechercher plus longtemps ces indices de romantisme clandestin puisque les journaux nous ont appris récemment que le poète en avait fait l’aveu tardif. Sa présence au banquet donné par Victor Hugo aux interprètes récents d’Hernani n’était sans doute pas le retour de l’enfant prodigue, mais elle peut être considérée, en même temps qu’un témoignage manifeste public de réconciliation, comme une marque de reconnaissance envers une école à laquelle il doit, quoiqu’il ait été son adversaire, quelques-unes de ses meilleures qualités.

Une fois, une seule, M. Augier a fait acte d’hostilité contre le romantisme, et a semblé prendre à cœur de mériter son titre de chef en second de l’école du bon sens ; nous voulons parler de Gabrielle, la plus importante des pièces de cette période de jeunesse, sinon par le charme et la perfection, au moins par l’étendue et l’intention. La situation à laquelle se rapporte Gabrielle est aujourd’hui bien oubliée ; rappelons-la en quelques mots. La réaction de l’école du bon sens avait eu en somme peu de succès, parce qu’elle s’était surtout attaquée aux doctrines littéraires du romantisme, lesquelles étaient suffisamment solides pour résister ; mais le romantisme présentait des parties plus vulnérables que ses doctrines, par exemple le faux idéal de sentimentalité mis à la mode par lui, et la brillante immoralité de ses productions qui avaient à tant de reprises exalté la supériorité de la passion sur le simple devoir avec une si pernicieuse complaisance qu’elles avaient fini par créer un courant d’imitation fertile en résultats désastreux. L’éloquence enflammée de George Sand avait enfanté, disait-on, nombre de femmes incomprises, et, nous en sommes témoin nous-même, la psychologie perverse de Balzac avait créé par myriades des émules obscurs de Rastignac et de de Marsay. Ce courant de la mode avait duré sans discontinuité pendant tout le règne de Louis-Philippe ; mais la révolution de Février survint, et une des conséquences heureuses de cette révolution, qui en eut si peu de bonnes, fut de dégriser les âmes du faux idéal dont elles s’étaient engouées naguère, mais qu’on rendait responsable maintenant pour sa part de l’affolement de l’opinion. De même qu’il avait fallu en politique mettre un terme aux coûteux abus de cette maxime que l’insurrection est le plus saint des devoirs, l’instant semblait venu en morale de démontrer au moins que le concubinage n’est pas le plus sacré des liens. Une réaction était dès lors nécessaire, et on la sentait partout dans l’air à cette époque. Que faisait d’autre, à ce moment même, ce charmant Octave Feuillet avec ses proverbes d’une si délicate et souvent si profonde psychologie, sinon combattre la morale issue des œuvres romantiques au moyen des armes mêmes du romantisme, c’est-à-dire en essayant de placer dans la famille et la vie conjugale autant de passion que d’autres écrivains en avaient placé dans la vie de désordre et la rupture des liens sociaux ? Chose curieuse, cette réaction dont nous marquons l’origine s’est opérée en grande partie par le romantisme lui-même, car elle ne fut définitivement accomplie que le jour où Gustave Flaubert, la portant à son maximum de violence, eut donné le coup de mort au faux idéal de la sentimentalité par le récit des erreurs d’Emma Bovary.

Gabrielle fut donc, comme les proverbes d’Octave Feuillet, un des éléments de cette réaction naissante, et l’on y sent toutes les incertitudes et toutes les timidités des mouvements à leur début. Là où il aurait fallu une comédie satirique hardie, quelque chose comme les Précieuses ridicules de l’amour, on eut un sermon, ou mieux un plaidoyer dialogué, où les personnages, gens du palais, n’ont pas eu à prendre la peine d’oublier les habitudes de leur métier. En dépit de l’intention, Gabrielle reste une pièce blafarde de sentiments et ennuyeuse de composition. Quelques parties en sont excellentes, mais l’ensemble n’a rien d’agréable ni d’émouvant, et va presque contre le but que poursuivait l’auteur. Bien qu’elle soit écrite en vers, la pièce, loin de montrer la poésie de la vie conjugale, n’en montre que la plus triste prose. En dépit des fleurs dont il a essayé de l’égayer, l’intérieur bourgeois que nous présente le poète est si morne, que cette peinture donne presque raison à l’ennui de Gabrielle. Ce défaut n’échappa point alors aux ennemis de la morale bourgeoise, qui se plurent malicieusement à relever toutes les trivialités de sentiment, toutes les vulgarités de calculs et toutes les maladresses de langage de l’honnête Julien. Cependant l’erreur capitale de l’auteur, à notre sens, est de n’avoir pas compris que les chimères sentimentales chez les femmes de la condition de Gabrielle n’appellent logiquement que le ridicule, et que par conséquent il se trompait sur la forme que devait revêtir sa pensée. Connaissez-vous rien de plus absurde que cette bourgeoise mariée à un honnête homme de loi, lequel travaille du matin au soir, s’étonnant que son mari ne passe pas sa vie en sérénades et ne comprenant pas que le meilleur moyen qu’il ait de lui prouver son amour est de la faire vivre décemment ? L’aberration est ici tellement visible qu’elle ne peut provoquer que le rire ou l’indignation ; par conséquent la peinture ne peut en être faite que par la comédie franche ou le drame franc, et toute forme intermédiaire n’est susceptible que d’en éteindre le caractère plaisant ou d’en énerver l’odieux. Pauvrement conçue, la pièce a été composée sans souci aucun de la variété. L’unité toute classique qui y règne est tout à fait contre nature. On a peine à comprendre comment une passion qui au début de la pièce, au moins chez Gabrielle, n’est encore qu’à l’état naissant, peut en quelques heures grandir assez démesurément pour arriver jusqu’à la résolution de la fuite, et cela pendant une visite d’amis à la campagne, c’est-à-dire précisément à une heure où elle a toute raison de se contraindre et de faire halte. On accepte plus difficilement encore que cette passion, une fois mise en branle avec une telle force, puisse soudainement faire volte-face et s’évanouir sans laisser plus de traces qu’un rêve. Il n’y en a pas moins dans cette pièce des parties excellentes. Tamponnet, le mari trompé naguère pour avoir manqué d’idéal, qui fait semblant d’aimer les arts-et se perd en inventions d’une poésie saugrenue par crainte de récidive, frise le vrai comique et l’aurait atteint avec quelques développements. La scène où Adrienne Tamponnet, pour détourner Gabrielle de la passion qui l’obsède, lui fait le récit de ses erreurs passées, est belle et vraie. C’est la première en date d’un certain genre de scènes dans lesquelles l’auteur est passé maître, celles où l’un des personnages, désespérant de vaincre la passion contre laquelle il lutte, apporte sa propre histoire en témoignage, et dont le modèle le plus parfait est l’éloquent récit de Mme Huguet au quatrième acte de la Jeunesse.

M. Augier a été lent à prendre pleine possession de lui-même et à conquérir son originalité, ce qui est fait pour étonner, étant donnée la robuste franchise de ce naturel, si bien formé en apparence pour secouer d’un coup d’épaule toutes les défroques de l’étude et des modes régnantes. Quand on relit aujourd’hui d’ensemble le théâtre de sa jeunesse et qu’on le met en regard du théâtre de sa maturité, on voit clairement — ce qui n’apparaissait nullement autrefois — que toutes ses œuvres, de la Ciguë au Gendre de M. Poirier inclusivement, n’ont été que les tâtonnements successifs d’un talent qui cherche sa voie, redoute de s’aventurer et masque ses incertitudes en faisant bonne contenance devant ses doutes, c’est-à-dire en portant dans l’exécution de ses essais dramatiques toute la perfection capable de faire croire que l’auteur est sûr de sa route et qu’il n’en changera ; pas. Aussi ce premier théâtre se distingue-t-il à la fois par ces deux caractères, qu’il n’y a pas une seule pièce qui soit réellement capitale, et qu’il n’y en a pas une seule de sérieusement faible. Tantôt, comme dans Féline ou l’Homme de bien, il essaye un mélange de la comédie de caractère et de la comédie poétique ; tantôt, comme dans Gabrielle, il opère une combinaison de la comédie de mœurs et de la comédie sentimentale ; tantôt, comme dans Diane, il s’adresse à l’histoire et écrit un drame romantique affaibli de bon sens ; le plus souvent il s’adresse à la fantaisie, qui lui donne toujours de bonnes réponses, gracieusement satiriques comme la Ciguë, spirituellement libertines comme le Joueur de flûte, ou ravissantes, à l’égal du pastel le plus coquet et le plus tendre, comme Philiberte. Toutes ces œuvres sont intéressantes, et quelques-unes sont achevées ; la preuve cependant que tout cela n’était que tâtonnements, c’est qu’il n’en est plus resté vestige dès que M. Augier a eu trouvé sa voie définitive en adoptant résolument la comédie de mœurs. Ce poétique passé a été sacrifié sans merci par l’auteur, qui a eu la fermeté d’opérer sur lui-même une mutilation que la critique la plus sévère n’aurait jamais osé lui conseiller aussi entière. Certes, il faut lui savoir gré de cet acte de mâle bon sens, car le cœur a dû lui saigner plus d’une fois en l’accomplissant.

Parmi les genres qu’il avait cultivés jusqu’alors, il en est au moins un dont l’abandon a dû lui coûter cruellement. Qu’en souvenir du succès médiocre de Diane il ait renoncé sans aucun regret à renouveler ses tentatives auprès de la muse de l’histoire, nous le comprenons ; mais il n’en a certainement pas été de même pour la comédie de fantaisie, dans laquelle il réussissait si gracieusement et à laquelle il avait dû une si heureuse et si soudaine entrée dans la célébrité. Disons à cet égard toute notre pensée, ce sacrifice ne nous paraît nullement regrettable. Sans doute la Ciguë, le Joueur de flûte, Philiberte, sont des œuvres qui se reliront toujours avec plaisir, et que pour notre part nous prisons au-dessus de toutes les autres pièces du premier théâtre de M. Augier. Eh bien ! toutes charmantes qu’elles sont, nous oserons dire qu’elles ne le sont pas encore assez à notre gré. Nous croyons l’avoir insinué autrefois à M. Augier, la fantaisie exige du poète qui lui demande ses inspirations un degré d’emportement dans la rêverie, de fougue dans la grâce, de verve dans le caprice qui manque à son imagination sans fébrilité et sans spontanéité ; sa nature, si bien douée d’ailleurs, sans être impuissante à cette tâche gracieuse, y est cependant inégale. Il faut laisser la fantaisie aux pauvres nerveux comme Alfred de Musset, à ceux dont la poésie, selon le mot d’un excentrique qui a parfois rencontré de singuliers bonheurs d’expression, donne le sentiment d’un bois de lilas foudroyé. La fantaisie est leur consolation, à eux les attristés, leur hachich et leur opium ; dans les profondeurs de la rêverie leur cœur trouve l’oubli, et dans les visions radieuses évoquées par le caprice leur imagination trouve un leurre bienfaisant qui les dédommage en illusions des souffrances dont la réalité les blesse. Une Thalie plus franchement garçonnière est bien mieux le fait des sanguins et des musculeux comme lui. Qu’ont besoin ceux-là de sortir de la réalité ? Ils sont assez forts pour s’en défendre, assez bien équilibrés pour n’en être pas attristés, assez sains pour s’en guérir, si elle les infecte, assez bien armés pour s’en venger et pour en venger autrui. Elle est le domaine que la nature leur a donné à exploiter, et ce n’est pas une preuve médiocre de bon sens à M. Augier que de l’avoir compris.

Ce n’est pas qu’il n’y ait un lien marqué et très facile à découvrir entre ces deux théâtres de M. Augier. De toutes ses comédies de fantaisie, par exemple, un certain personnage se dégage, le même sous des noms divers : le Clinias de la Ciguë, le Fabrice de l’Aventurière, le Chalcidias du Joueur de flûte, le Talmay de Philiberte, si l’on veut encore, lequel nous donne pour ainsi dire la clé de l’imagination de l’auteur et nous permet de reconnaître quel était en ces temps heureux de la jeunesse son idéal d’homme ; car nous avons tous un certain type idéal, dans la tête à cette époque de la vie, un idéal composé pour moitié au moins de nous-mêmes, et pour l’autre moitié des qualités et surtout des défauts par lesquels nous voudrions nous compléter et nous embellir. C’est assez dire que ce type rêvé est rarement d’une irréprochable perfection morale ; mais c’est assez qu’il soit brillant et fait pour séduire. Ce personnage idéal,, ce favori de l’imagination juvénile du poète, c’est un libertin ayant passé fleur, mais ayant gardé bon pied, bon œil, du cheveu, de la dent, et le reste, promu officier dans les rangs du plaisir par les faveurs de l’amour et l’éclat de ses campagnes érotiques plutôt que par titre d’ancienneté, franchement bien né et sachant porter la débauche comme certains ivrognes portent leur vin, sans lui permettre de déranger l’aplomb de son maintien et d’avachir l’élégance de ses manières, d’âme attristée et de cœur sain, guéri de toutes les illusions et surtout de celles du vice, revenant à la candeur à force de science de la vie, et à l’amour naïf à force de voluptés, réalisant en un mot cette définition délicate que Chamfort donnait du Français, « le seul de tous les hommes dont l’esprit puisse être entièrement corrompu sans que le cœur soit atteint ». À coup sûr il peut se trouver un idéal de personnage plus élevé, mais ce type de dandy sanguin a son genre de noblesse après tout, et il a en outre ce mérite très particulier qu’il se prête merveilleusement bien au rôle de justicier dramatique. Comme son mépris s’entend à flageller ! comme son expérience du vice est habile à le démasquer ! comme son impertinence se plaît à berner la sottise ! comme son scepticisme le tient en garde contre les pièges de la fausse vertu et le jargon du faux amour ! Ne vous y trompez pas, ce type, c’est l’image même de l’auteur dramatique nouveau qui va se révéler, une fois ses années de poésie expirées, et il n’a été à ce point le favori de M. Augier que parce qu’il lui permettait plus facilement que tout autre de donner corps aux éléments particuliers de génie comique qu’il sentait en lui.

À partir du jour où il a eu renoncé résolument à tous les jolis genres cultivés pendant sa jeunesse, M. Augier n’a plus parlé qu’exceptionnellement la langue du vers, qu’on aurait pu croire au contraire sa langue naturelle. Deux fois en vingt ans, c’est peu quand on l’a parlée sans désemparer pendant dix ans. Eh bien ! nous oserons dire, comme pour la fantaisie, que nous n’en avons pas trop regret. Et d’abord ce facile abandon prouve clairement une chose, c’est que la poésie n’est pas chez lui irrésistible ; si elle était le vêtement indispensable de sa pensée, il n’aurait pas songé à y renoncer, et y eût-il songé, il n’aurait pu exécuter son projet. La poésie de M. Augier manque en effet quelque peu de spontanéité ; elle est l’œuvre d’un labeur ingénieux, si facile, il est vrai, qu’il en est parent de l’inspiration, mais qui, pour être sans fatigue, n’en est pas moins un labeur ; elle est chez lui, en un mot, une conquête plutôt qu’un don. Et puis l’emploi de la langue du vers au théâtre dépend étroitement et du genre et du sujet. Tout genre ou tout sujet qui n’admet pas une certaine perspective, qui ne crée pas un certain éloignement entre les spectateurs et les personnages de la pièce, repousse le vers de lui-même. L’histoire, qui possède naturellement cette perspective, la fantaisie, qui a le pouvoir de la créer tout naturellement aussi par l’effacement de toute condition précise de temps et de lieu, appellent ou imposent le vers. La comédie de caractère admet aussi le vers, parce que, se donnant pour mission de peindre le vice plutôt que les individus vicieux, elle élève ses personnages à la hauteur de types généraux, et que, par cette généralisation, elle crée un milieu abstrait qui tient lieu de la perspective indispensable et permet à la poésie toute la liberté qui lui est nécessaire. Dans un tel genre de comédie, l’observation, cessant d’être particulière, peut se ramasser en peintures morales ou se condenser en maximes ; l’indignation, le mépris, le dédain et toutes les autres formes de la justice dramatique, frappant sur des êtres de raison, perdent en vivacité immédiate et peuvent s’épancher à l’aise en tirades éloquentes. Que le vers est le langage d’une telle sagesse sentencieuse et d’une telle justice contemplative, tout l’ancien théâtre français est là pour l’attester. Il n’en va pas ainsi de la comédie de mœurs, telle qu’on l’entend aujourd’hui surtout. Celle-là établit si peu de distance entre le spectacle et les spectateurs qu’on pourrait presque dire que les spectateurs sont sur la scène et les acteurs dans la salle. Cette forme de comédie détruit donc toute perspective ; mais ce n’est pas pour cette raison seule que la poésie lui est interdite. Supposez en effet le langage du vers appliqué à des sujets comme le Demi-Monde, comme le Mariage d’Olympe, comme les Lionnes pauvres, et à l’instant l’espèce d’ennoblissement dont la poésie va les revêtir en affaiblira non seulement le caractère dramatique, mais l’enseignement et la moralité. Au langage du vers, Olympe Taverny va gagner de devenir une demi-comtesse véritable, Séraphine Pommeau de cesser d’être un monstre de vulgarité sèche, et la baronne d’Ange de se transformer en héroïne de comédie d’intrigue faite à souhait pour les imbroglios dramatiques et le marivaudage élégant. Non, pour que de tels sujets donnent toute leur moralité, il faut qu’ils restent ce qu’ils sont, sans qu’aucune hypocrisie d’art en atténue l’odieux, sans qu’aucun masque en dissimule la laideur, sans qu’aucun euphémisme de langage en corrige la trivialité. Que les personnages de ces comédies restent donc rapprochés le plus possible du spectateur, qu’aucune illusion d’optique théâtrale ne les en sépare, que le spectateur puisse les reconnaître, les maltraiter, les invectiver, comme il ferait en présence d’un incident de la vie réelle qui révolterait son instinct de l’honnête et son esprit de justice.

Ce que nous disons de la comédie de mœurs contemporaine comporte, il est vrai, de nombreuses exceptions. Il peut se rencontrer tels sujets qui, soit par leur portée générale, soit par la nature des situations et des sentiments qui en découlent, appellent le langage poétique ; c’est à l’auteur à distinguer exactement quels l’exigent et quels le repoussent. Le goût naturel à M. Augier ne l’a pas égaré à cet égard, et c’est à juste titre qu’ayant adopté la prose à partir du Gendre de M. Poirier, il a fait exception pour les deux pièces de la Jeunesse et de Paul Forestier : la première parce qu’il s’y est proposé un thème social d’intérêt général, la seconde parce que le sujet, étant tout de passion, maintient les cœurs des personnages à un diapason plus élevé que l’ordinaire, et que leurs sentiments exigent par conséquent une résonance plus forte que celle que la prose pourrait leur donner.

La Jeunesse et Paul Forestier appartiennent à la seconde période de M. Augier ; mais, comme elles sont écrites en vers, elles nous serviront de transition pour passer du poète, qu’il fut longtemps exclusivement, au dramaturge réaliste, qu’il est devenu et qu’il est resté. La Jeunesse, représentée en 1858, se rapporte, comme Gabrielle, à une situation particulière qui a bien pu se modifier dans ses circonstances transitoires, mais qui touche tellement aux conditions fondamentales de la société contemporaine qu’elle subsiste, à quelques détails près, aussi entière aujourd’hui qu’il y a vingt ans, en sorte que le sujet traité par cette pièce est toujours d’actualité. En vérité, nous serions presque tenté de dire de la jeunesse au xixe siècle ce que disait de l’Église et de l’État un illustre penseur anglais contemporain un jour qu’on parlait devant lui de je ne sais quelle mesure politique qui pourrait les mettre en péril : « Bah ! depuis que j’existe, j’ai vu l’État en danger je ne sais combien de fois, et, quant à l’Église, je ne l’ai jamais vue une seule minute hors de danger. » Nous aussi, depuis que nous existons, nous entendons dire que la jeunesse n’existe plus. Il n’y a plus de jeunes gens, disait-on déjà à la fin du règne de Louis-Philippe, et on accusait volontiers de ce fait les doctrinaires, qui, paraît-il, les avaient tous transformés en pédants. À l’époque où fut représentée la Jeunesse, le second empire semblait solidement établi par huit années d’énergique compression, et les opposants, déconcertés de ne pas rencontrer plus d’échos à leurs mécontentements, allaient répétant à leur tour qu’il n’y avait plus de jeunes gens. On les accusait de renier les sentiments de leur âge, de ne plus faire montre de passions généreuses, de manquer d’idéal. M. Augier recueillit en partie ces plaintes, mais, en bon esprit qu’il est, il se garda de leur donner raison sans réserve, chercha la cause des reproches plus ou moins fondés qu’on adressait à la jeunesse, et la trouva dans la prédominance tyrannique des intérêts matériels. Le grand mouvement d’affaires lancé par le coup d’État de décembre avait atteint alors son apogée ; il était à la veille de baisser, il est vrai, avec la guerre d’Italie et ses conséquences, mais nul ne s’en doutait encore, et les préoccupations des intérêts matériels absorbaient seules les esprits. La Jeunesse répondait donc à un sentiment général. C’était à peu près l’époque où Alexandre Dumas portait ces mêmes préoccupations au théâtre dans sa comédie de la Question d’argent, et nous conservons encore le souvenir d’une audacieuse brochure intitulée l’Argent, par laquelle un des acteurs principaux de la future Commune, Jules Vallès, faisait ses débuts dans la littérature, et où il célébrait avec un ricanement cynique qui n’était pas sans portée les grandeurs et les gloires de la pièce de cent sous.

Nous vivons dans un temps où les intérêts économiques priment tous les autres, et cette tyrannie est devenue tellement impérieuse qu’elle pèse maintenant sur la jeunesse comme sur les autres âges de la vie. Cela est vrai à l’heure présente, cela l’était bien davantage encore à l’époque où fut représentée la Jeunesse. Le mouvement industriel de 1850 avait eu pour résultat de bouleverser brusquement les habitudes économiques de la société par un renchérissement subit de la vie matérielle, qui avait fait du soir au lendemain passer les riches de la veille à l’état de gens aisés, et les gens aisés presque à l’état de nécessiteux. Il avait fallu sur-le-champ faire face aux exigences de cette situation, et cela au moment même où le luxe atteignait, sous l’aiguillon du pouvoir et l’ostentation des nouveaux enrichis, à des proportions jusqu’alors inconnues. Comme nul n’aime volontiers à déchoir, chacun se cramponnait à sa condition et, faisant-effort pour conserver son rang avec des ressources moindres que celles de la veille, se trouvait en face de ce dilemme embarrassant, paraître plus riche au moment même où l’on était plus pauvre. Comment un tel bouleversement économique n’aurait-il pas eu action sur la vie de la jeunesse ? Parmi les effets multiples qu’il eut sur elle, un des plus importants fut d’abréger sa durée. Jadis les années de la jeunesse étaient des années de faveur accordées au jeune homme à qui on ne demandait aucun effort pratique trop immédiat afin qu’il pût à loisir connaître et épuiser les sentiments propres à son âge ; mais cette tolérance reposait dans chaque famille sur la confiance en la fixité des conditions économiques de la société générale et par suite au maintien de la fortune patrimoniale ; le jour où ce statu quo fut détruit vit aussi la fin de cette indulgence traditionnelle. Alors le jeune homme fut mis en demeure d’ouvrir plus vite son sillon, et ses protecteurs naturels, changeant de rôle, mirent autant d’ardeur à lui conseiller de renoncer à être jeune qu’ils mettaient naguère de complaisances à prolonger ses illusions et à respecter la virginité de son âme. Ce viol intime de la candeur juvénile accompli dans le secret de la famille par une prudence coupable, M. Augier le comprit à merveille, et avec la judicieuse hardiesse qui le distingue il en fit le ressort principal de sa pièce. Vous prétendez, dit-il au public, qu’il n’y a plus de jeunes gens : adressez-vous aux parents, car en eux est la racine du mal dont vous vous plaignez. Qui donc abrège la durée de ce gracieux apprentissage de la vie ? qui donc pousse le jeune homme aux démarches serviles et aux lâches compromis ? qui donc lui montre la misère pour résultat de sa fierté et le mépris pour fruit de ses rêves ? la famille, surprise par des circonstances qui ont marché plus vite que ses prévisions et se débattant contre les embarras d’une vie matérielle désormais trop étroite. Il ne faut pas chercher ailleurs le Méphistophélès des mauvais conseils et des tentations corruptrices. Alors, pour appuyer et justifier sa pensée, d’une plume tout à fait magistrale il traça le portrait de Mme Huguet, une de ses plus fortes et, à mon avis, la plus originale de ses créations.

Mme Huguet, veuve d’un modeste employé de ministère, est une mère qui, pour le plus grand bien de son fils, travaille du soir au matin à rogner discrètement les ailes non seulement à ses illusions, mais à toutes les croyances qui font les âmes honnêtes et les cœurs délicats. S’agit-il de mariage ? Pense à l’argent plutôt qu’à l’amour, lui dit-elle ; l’amour pâlit avec la gêne et meurt avec la misère, l’argent engendre le bonheur par la sécurité, et, s’il ne crée pas l’amour, il ne le tue pas du moins par le regret. S’agit-il de relations ? Prends-les utiles plutôt qu’agréables, que tes amis te soient un instrument plutôt qu’une parure. S’agit-il de protecteurs ? Prends-les honorables si tu le peux, mais avant tout puissants, et par-dessus tout garde-toi, quoi que tu entendes dire, de juger les personnes dont tu as besoin. C’est ainsi que cette mère va soufflant sans relâche à son fils les maximes de la dissolvante sagesse que lui ont enseignées ses longues et patientes ruses pour dissimuler sa franche pauvreté sous l’aspect d’une hypocrite aisance. On sent tout ce qu’un pareil caractère a de scabreux ; comme les conseils de Mme Huguet, s’ils sont différents par l’intention, ne sont pas essentiellement différents par la forme de ceux qu’une entremetteuse souffle aux oreilles de sa proie, il était singulièrement aisé de forcer la note et de présenter ce plus immoral de tous les spectacles, un amour maternel dépravé. Supposez le personnage de Mme Huguet traité par tel autre dramaturge contemporain, et il est probable qu’il ne serait pas supportable. Le tact et la mesure propres à M. Augier l’ont préservé de glisser dans une outrance facile où le caractère maternel aurait perdu tout droit au respect et révolté justement le sens moral du spectateur. Avec un sentiment parfait où la vérité psychologique trouve son compte aussi bien que l’art, il a très bien vu que ce personnage ne pouvait avoir ni simplicité, ni franchise logique, et il lui a laissé toutes les complications qu’ont pu lui remarquer dans la réalité ceux qui ont eu l’occasion de le rencontrer et de l’observer, sa diplomatie sociale aux infinies réserves mentales, sa subtilité jésuitique de moyens, sa dialectique de sophiste, son indulgence pour le mal utile et sa complaisance envers la sottise puissante. Lors de la première représentation de la Jeunesse, ce personnage étonna et blessa presque, et nous nous sommes laissé dire qu’il n’avait pas eu une fortune différente lors d’une reprise plus récente. Qu’il étonne ou non, qu’il choque ou non, ce portrait, exécuté de main de maître avec une fermeté de lignes et une précision de nuances admirables, est d’une merveilleuse ressemblance dont il est facile de vérifier la fidélité, car qui donc oserait dire que Mme Huguet n’existe pas, et qu’il n’en a pas aperçu plus d’une fois les originaux plus ou moins parfaits dans la société inquiète, tourmentée, et fiévreuse où nous vivons ?

Paul Forestier, représenté en 1868, n’a pas la portée sociale de la Jeunesse ; c’est un simple roman individuel, une anecdote de la vie privée dramatisée, d’une donnée purement morale : en revanche, cette donnée est forte et vraie. Alfred de Musset a composé une pièce charmante sous ce titre, plein de tristesse : On ne badine pas avec l’amour ; le vrai titre de Paul Forestier serait : On ne ruse pas avec le cœur. C’est l’histoire d’un jeune peintre, qu’un père, honnête homme, mais aussi coupable que bien intentionné, sépare par stratagème d’une maîtresse adorée pour le marier selon ses convenances sans attendre l’heure où cette passion serait épuisée. Avec une impitoyable férocité d’égoïsme vertueux, il a imposé à la maîtresse, femme d’une condition au moins égale à la sienne, une épreuve sous la forme de départ brusque et sans adieux, et celle-ci a eu le grand cœur et la sublime abnégation de consentir. Je vais peut-être bien étonner M. Augier si je lui dis que, parmi tous les personnages détestables de son théâtre, il n’y en a pas, non pas même l’affreux maître Guérin, qui me paraisse aussi complètement digne de haine que cet honnête Michel Forestier. La morale, au nom de laquelle il commence par implorer et finit par ordonner, pour la faire servir en fin de compte à ses vues particulières, n’a pas révélé, je le crains, tous ses mystères à ce père sentencieux ; s’il avait fait avec elle plus intime connaissance, elle lui aurait appris qu’il n’est permis d’être stoïque que pour soi-même, attendu que lorsqu’on s’avise de l’être pour le compte d’autrui, on supporte trop aisément des souffrances qui nous restent étrangères, qu’il est immoral d’exiger de pareils sacrifices, parce que cela équivaut à disposer d’existences sur lesquelles on n’a aucun droit, quelque intimement liées qu’elles soient à la nôtre, et qu’enfin les honnêtes gens ne font pas d’épreuves de ce genre, et n’en font même d’aucune espèce. Le véritable honnête homme, a dit un moraliste, est celui qui n’a jamais perdu personne ; à ce compte, la vertu de Michel Forestier laisse fort à désirer, car il y aura nécessairement quelqu’un de perdu dans l’épreuve qu’il réclame. Si c’est son fils, ce sera la juste punition de son imprudent amour paternel ; mais, si c’est la femme à laquelle il arrache ce sacrifice, il aura toute sa vie le remords d’avoir acheté le bonheur des siens au prix d’une manière de crime. Il est vrai que dans ce dernier cas ce père, qui n’est jamais à bout de sentences, répondra que c’est là le châtiment mérité des amours illégitimes ; ce qui est admissible pour la galerie, mais ne saurait être une excuse pour ceux qui ont bénéficié de tels amours. Qu’aurait à objecter Michel Forestier à Mme de Clers, si celle-là s’avisait de lui répondre : « Mariez votre fils, c’est votre droit de père ; s’il y consent, mon cœur se déchirera, mais au moins la blessure sera nette et franche ; mais n’attendez pas de moi que je prête les mains à votre stratagème, parce que c’est me demander de sacrifier mon honneur auquel votre fils ne voudra plus croire, et que d’ailleurs ce moyen n’est digne ni de moi, ni de lui, ni de vous, et ne serait acceptable que si nous étions ambitieux de fournir un sujet de drame à M. Dumas ou à M. Augier. » Les conséquences inévitables d’une telle épreuve ne se font pas attendre en effet. Paul Forestier, qui se croit abandonné, se précipite avec désespoir dans le mariage qui lui est présenté, pendant que sa maîtresse, exaspérée en voyant tourner contre elle l’épreuve à laquelle elle s’est prêtée, se livre au premier sot de sa connaissance dans un accès de frénésie douloureuse que les psychologues peuvent comprendre, mais dont les physiologistes peuvent seuls bien décrire les caractères et la nature. Un bonheur fondé sur une méprise semblable repose sur une base fragile et ne peut être de longue durée. L’heure des révélations arrive avec la réapparition de la maîtresse sacrifiée ; alors Paul, maudissant le mariage subreptice dans lequel il s’est laissé choir, et sentant se rallumer cet amour qui n’avait jamais été éteint et couvait seulement sous le mépris, prend la résolution de quitter le foyer conjugal pour suivre en dépit d’elle la femme dont on l’a séparé sans son aveu. Si le moyen employé par Forestier père est détestable, il faut avouer que le drame qui en résulte contient de vraies beautés. Paul Forestier est de toutes ses œuvres celle où M. Augier a parlé avec le plus d’éloquence le langage de la passion. C’est une scène pleine d’accent que celle où Léa, la maîtresse sacrifiée, reçoit les confidences naïves de la jeune femme légitime, sa nièce, et la scène entre Paul et Léa, dramatique au plus haut point par la succession des sentiments opposés qui y vibrent, ferait honneur à tout poète. Le dénouement laisse à désirer, et nous ne pouvons que répéter à ce sujet ce que nous avons dit déjà du dénouement de Gabrielle. Il est inadmissible que des passions qui sont allées si loin fassent si soudainement volte-face, et que de tels orages s’apaisent sans laisser de longues traces de leur passage. M. Augier a voulu renvoyer son spectateur sous une impression heureuse ; à notre avis, il a eu tort, car par là il a affaibli d’autant la moralité de sa pièce. Il fallait que le rideau tombât sur le deuil du foyer des Forestier, soit par la fuite de Paul, soit par la consommation du sacrifice volontaire de la jeune femme légitime, et c’était là le moyen infaillible de montrer qu’il est criminel de jouer avec le cœur.

C’est par le Gendre de M. Poirier, représenté en 1854, que M. Augier inaugura cette seconde manière dramatique à laquelle se rapportent la Jeunesse et Paul Forestier, et du premier coup il y atteignit, le degré de perfection qu’il ne devait pas dépasser. Je viens de relire cette pièce deux fois de suite, et je suis resté sous le charme. J’oserai dire qu’elle est, à mon avis, non seulement la meilleure de notre temps, mais la seule qui réponde à l’idée qu’on se faisait autrefois d’une comédie. D’autres œuvres contemporaines peuvent être plus fortes, quelques-unes même peuvent être de donnée plus originale et plus hardie, aucune ne vaut celle-là pour le naturel du dialogue, l’honnête malice et la moralité enjouée. Toutes les bonnes œuvres dramatiques de tous les temps ont ce caractère particulier qu’elles sont puisées dans le plein courant de la nature humaine à l’époque où elles ont été écrites et non dans les courants irréguliers d’une nature humaine d’exception ; ainsi en est-il du Gendre de M. Poirier. Ce n’est pas un phénomène transitoire dont elle nous présente le tableau, elle s’attaque à ce qu’il y a de plus fondamental, de plus permanent dans l’état social de notre xixe siècle. La rivalité des représentants de l’ancienne société et des représentants de la nouvelle, de la noblesse et de la richesse, leurs luttes, leurs compromis, leurs alliances, qu’y a-t-il au fond d’autre que cela dans l’histoire sociale de notre époque ? D’autres faits peuvent avoir des apparences plus gigantesques, plus ambitieuses, embrasser plus d’horizons, aucun n’est aussi sérieux que celui-là, car il n’en est aucun qui intéresse au même degré le gouvernement de la grande maison de l’État et la bonne gestion du domaine commun. Aussi, comme les faits qui ont une forte raison d’être, a-t-il constance, suite, ténacité. Rien n’y peut, ni révolutions, ni changements de régime ; le déluge démocratique envahit tout, il surnage sur les eaux, les flots se retirent, il reste à sec sur la plage. C’est un fait fée doué d’une vitalité extraordinaire qui, à l’instar de certain personnage merveilleux, ressuscite aussi souvent qu’on le tue, et revit même d’une vie d’autant plus forte qu’on le tue plus fréquemment.

À ce mérite d’être prise dans ce qu’il y a de plus fixe et de plus essentiel dans notre état social, cette comédie en joint un second qui est presque aussi rare, c’est qu’elle ne calomnie pas les classes sociales qu’elle met en scène, qu’elle est mordante sans injustice, et qu’elle est amusante sans avoir eu pour cela besoin d’être excessive. Rien de noir dans les caractères, partant rien de violent dans le ton ; rien de laid dans les passions, parlant rien de flétrissant dans la raillerie. Les personnages sont peints avec une vérité de touche qui réunit à la fois la franchise et la finesse, deux qualités qui se rencontrent rarement sous le même pinceau, et ils sont éclairés d’une lumière à la fois sans indulgence et sans mensonge qui ne dissimule aucune de leurs faiblesses, mais qui n’abuse le spectateur sur aucune ; cela est, comme on dit en peinture, d’une harmonie de ton et d’un fondu de nuances vraiment délicieux. Aucune velléité de caricature comme cela était à craindre en un sujet où l’opposition des deux types poussée avec verve comique pouvait arriver facilement à la charge, et comme elle y serait arrivée, je le crois bien, si M. Augier eût été seul à tenir le pinceau. Ce n’est pas en effet la seule fois que M. Augier a mis en présence nobles et bourgeois, gentilshommes et enrichis, mais dans aucune de ses peintures ultérieures nous ne rencontrons la même bonne grâce railleuse, la même sympathique ironie, la même équité lumineuse. Il y règne au contraire un visible esprit de partialité politique, et comme une rancune invétérée d’enfant du tiers état qui transforme en hostilité difficilement conciliable ce que le Gendre de M. Poirier présente comme un malentendu effaçable par l’amour et la mutuelle estime ; les Effrontés, le Fils de Giboyer, Lions et Renards, disent assez haut que l’auteur a des préférences politiques et de quelle nature elles sont. Heureusement pour la perfection de cette comédie, M. Augier avait eu la rare fortune de s’associer le collaborateur le plus désirable en un tel sujet, l’écrivain qu’on peut nommer en toute vérité et sans ombre de flatterie le Van Dyck exquis des races nobles au xixe siècle, car lui seul a su les peindre sans alliage aucun de prévention hostile ou d’indulgence servile, et nous les faire aimer jusque dans leur étroitesse et leurs préjugés, Jules Sandeau. Le pinceau a été tenu par deux mains à la fois, l’une d’une vivacité hardie, l’autre d’une lenteur caressante, qui ont à l’envi corrigé les excès ou les timidités l’une de l’autre, et c’est par là en toute évidence que s’explique le nuancé d’une si irréprochable justesse de cette pièce.

Dans le discours qu’il prononça lors de la réception de M. Augier à l’Académie française, M. Lebrun, parlant des inconvénients de la collaboration, plaçait au nombre des plus grands l’incertitude dans laquelle les œuvres qui en résultaient laissaient le spectateur ou le lecteur. J’en demande bien pardon aux mânes de l’honorable académicien, mais sa critique, parfaitement fondée en thèse générale, porte à faux pour le Gendre de M. Poirier. Est-ce à vous, Plaute-Augier, qu’appartient l’invention de cette scène d’un si bon comique où M. Poirier, désireux de vengeance, remplace brusquement le menu élégant du dîner de son gendre par le pot-au-feu et les ragoùts d’un repas de bourgeois sans façons ? Elle est bien dans votre gamme, et cependant serait-il très difficile d’y retrouver cette note d’honnête gaieté que l’auteur du Docteur Herbeau excelle adonner quand il le veut ? Est-ce vous, Térence-Sandeau, qu’il faut louer pour tel sentiment d’une délicatesse ingénieusement exquise comme celui que voici par exemple : « Quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parents, et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus étroite et la plus tendre des parentés ? » Et auquel des deux revient l’honneur de ce mot admirable d’Antoinette : « Et maintenant va te battre », qui scelle d’une manière si imprévue la réconciliation des époux et clôt la pièce avec tant de vraie noblesse ? Questions oiseuses vraiment et que l’on ne songe même pas à se poser, tant les deux instruments se sont fondus dans un fraternel unisson, et tant on oublie devant cet accord parfait la double paternité de l’œuvre. Qu’importent ces deux pères, s’ils ont pensé et senti comme un seul ? La grande objection que l’on peut opposer aux entreprises littéraires en collaboration, c’est précisément la difficulté de cet accord, car les sujets où deux talents doués chacun de qualités originales pourront se rencontrer d’une manière aussi heureuse et se confondre avec une telle intimité seront toujours des cas d’exception. La collaboration de M. Augier et de M. Sandeau ne s’est pas arrêtée au Gendre de M. Poirier : a-t-elle jamais retrouvé la même rare fortune, et les œuvres qui en sont sorties ont-elles la même étroite unité ? Sans doute la Pierre de touche contient des parties bien traitées, et cependant n’y a-t-il pas quelques discordances dans cette pièce qui nous présente le monde des aigrefins titrés de Maître Guérin et de la Contagion dans un scénario et un décor romantiques à la Sandeau ? Ici nous sentons visiblement deux talents, deux inspirations ; l’accord, sans être rompu, laisse subsister La dualité des exécutants. La discordance est bien plus frappante encore dans Jean de Thommeray, où M. Augier s’est établi comme en pays conquis dans la charmante nouvelle qui a fourni le sujet de la pièce et l’a livrée à l’invasion des intrigants des Effrontés et des faiseurs de Ceinture dorée. Cette fois, M. Augier a tiré à lui toute la couverture, et il n’en est rien resté pour M. Sandeau. Ce que la nouvelle avait dissimulé avec un art si discret, par crainte de diminuer notre sympathie pour le héros et d’affaiblir par là le touchant effet du dénouement, est précisément ce que le drame expose sous la lumière la plus crue. Toutes les draperies dont les désordres de Jean avaient été voilés par le romancier ont été déchirées sans vergogne, en sorte qu’au lieu d’écouter l’histoire toute morale d’une âme égarée, nous assistons au spectacle tapageur d’une vie coupable. Le dénouement reste toujours beau, mais il est beaucoup moins bien préparé par l’art du dramaturge que par celui du romancier, et il paraît presque insuffisant dans sa sobriété héroïque pour dissiper l’impression des trois actes de dévergondage auxquels on vient d’assister.

Il faut bien que cet accord soit ce qu’il y a de plus difficile et de plus rare, puisque nous voyons la collaboration de M. Émile Augier avec M. Édouard Foussier répéter l’histoire de la collaboration avec Jules Sandeau. La personnalité de M. Foussier est moins connue du monde littéraire que celle de Jules Sandeau. Ce que nous savons de lui, c’est qu’il est très ancien ami de M. Augier et qu’il y a par conséquent entre eux mieux que de la sympathie d’intelligence. C’est un homme d’esprit incontestablement, mais de quelle nature d’esprit, voilà ce qu’il est plus difficile d’établir, puisque nous n’avons pour en juger que les pièces écrites sous la raison sociale Augier et Poussier. Eh bien, il nous semble cependant que ces documents interrogés avec soin permettent des conclusions qui n’ont rien de trop téméraire ni de trop forcé. Dirai-je à M. Augier que sur les trois pièces qu’il a écrites avec M. Foussier, il y en a deux, Ceinture dorée et Un beau mariage, où l’on sent d’une manière très marquée la présence d’un autre esprit que le sien ? La différence n’est que de nuance, car les deux esprits sont évidemment de la même famille, mais les jumeaux ne sont pas nécessairement des ménechmes, et ce sont des ménechmes que réclame une œuvre en collaboration pour acquérir cette unité dont nous avons vu un si rare exemple dans le Gendre de M. Poirier. Les qualités qui distinguent les deux pièces dont nous venons de donner les titres sont bien celles qui sont propres à M. Augier, seulement elles y sont pour ainsi dire aggravées. C’est bien la même vigueur, seulement cette vigueur tourne en masculinité ; c’est la même franchise, mais avec une pointe de brutalité plus aiguë ; c’est le même naturel, mais poussé jusqu’à une robuste trivialité ; le même esprit comique, mais avec moins de finesse, une tendance très prononcée au burlesque et des inventions quasi foraines du plus amusant effet. Comme nous ne retrouvons pas l’analogue de tout cela dans le reste du théâtre de M. Augier, nous pouvons en induire que ces aggravations sont le fait de M. Foussier et peuvent être prises comme indice d’un talent comique de même nature que celui de M. Augier, moins mesuré et plus trouble, mais peut-être avec plus de tempérament et de fougue primesautière.

Le bonhomme Roussel de Ceinture dorée, barbon enrichi par des moyens malhonnêtes, qui, voulant à toute force marier sa fille qu’il adore cependant, va la jetant il la tête des premiers venus, n’est-il pas un personnage divertissant il la façon de l’ancienne comédie, et quelque peu proche parent de Cassandre ou de Géronte ? Quel phénomène de psychologie grotesque que l’éveil du remords dans cette conscience improbe sans méchanceté ! Et la scène où, excédé de ses richesses qui ne lui procurent qu’avanies et déboires, il jette sur le parquet avec colère legs sacs d’écus qu’on lui apporte, n’est-elle pas d’un comique amusant bien que sentant quelque peu la farce ? Assurément Ceinture dorée n’est pas une bonne pièce, et cela est regrettable, car la donnée en est excellente tant pour la moralité qui s’en déduit que pour les situations qui s’en tirent naturellement, et les auteurs y ont, sans trop s’en apercevoir, frisé le genre de comédie de l’ancien répertoire. Ce comique à tournure plus populaire, voisin de la caricature, n’est pas aussi marqué dans Un beau mariage ; cependant les deux rôles de Laroche-Pingoley et du baron de La Palud offrent plus d’un trait burlesque analogue à ceux que nous venons de citer. Puisque dans ces deux pièces nous remarquons un certain genre d’esprit que le reste du théâtre de M. Augier ne nous présente pas avec autant d’accent, il est assez naturel d’en conclure que la fusion des deux collaborateurs n’a pu se faire assez étroitement, et qu’une part du talent qui est propre à chacun est restée à leur insu réfractaire à cette délicate opération. L’unité au contraire est complète dans les Lionnes pauvres, qui est pour cette collaboration ce que le Gendre de M. Poirier est pour la collaboration avec Sandeau. Le sujet étant, par sa nature, de ceux où aucun des collaborateurs n’avait à faire effort pour entrer dans son interprétation, l’accord s’est produit comme de lui-même, et il en est résulté une pièce moins aimable assurément que le Gendre de M. Poirier et d’un intérêt moins général, mais aussi heureusement conçue et venue à terme.

Est-ce à ces deux noms que s’arrêtent tous les collaborateurs de M. Augier ? Oui, selon l’affiche des théâtres ; mais je n’oserais pas assurer qu’il n’y en a pas eu quelque autre plus secret, un de ces collaborateurs sans le savoir qui agissent sur vous par l’exemple sinon par le conseil, et vous montrent la route à suivre, s’ils ne la font pas avec vous. L’hypothèse est peut-être erronée, mais il ne m’est pas bien prouvé que M. Augier eût mis autant de hardiesse à transporter sur la scène la réalité dans ce qu’elle a de plus navrant et de plus scandaleux sans l’exemple de M. Dumas, et que le Demi-Monde ne soit pas pour quelque chose dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. M. Augier, en effet, semble avoir plus de décision que d’initiative, il ne trouve pas toujours d’emblée sa route, nous l’avons dit ; mais, une fois qu’il l’a vue ouverte devant lui, il s’y engage avec une fermeté et un entrain que nul ne pourrait surpasser, bien résolu il aller jusqu’au bout. Voyez plutôt le Mariage d’Olympe. La pièce est d’une audace à faire reculer les plus intrépides ; le sujet même du Demi-Monde est timide en comparaison, et passer de la baronne d’Ange à Olympe Taverny, c’est passer de l’exploitation élégante des faiblesses humaines à l’exploitation par chantage et à l’escroquerie par intimidation, c’est-à-dire assister au spectacle du vice dans ce qu’il a de plus bestial, de plus fangeux, de plus insolent et de plus trivial. Si le sujet est audacieux, la peinture est de main de maître. Le monstre a été rendu dans toute sa hideur, sans qu’il manque un trait à son effronterie et il sa bassesse. Si jamais œuvre, entreprise dans la pensée de prouver que la nature première est invincible et que rien ne peut jamais la changer, a plaidé sa thèse avec vigueur et conclu avec logique, c’est bien celle-là. Comme cette nature première a été chez Olympe expressément formée pour le mensonge et le vice, il y a en elle une sorte de franchise impudente qui la rend inhabile à la plus vulgaire prudence et à la contrainte la plus élémentaire. Olympe est vicieuse contre tout bon sens ; l’instinct pervers, plus fort en elle-même que l’intérêt bien entendu, la rend incapable de discernement. À la plus futile circonstance, le naturel reprend le dessus. Un intrus lui présente des diamants, et, oublieuse de sa fortune nouvelle, elle étend pour les saisir ses griffes crochues de pie voleuse. On la laisse seule une soirée, immédiatement elle en profite pour organiser une partie fine et pour transformer la salle à manger de famille en cabinet particulier de restaurant parisien. Et comme elle s’ennuie avec sincérité dans la compagnie des êtres bons et vertueux que son escroquerie légitimée lui a donnés pour parents ! Comme le fardeau de la bienséance et du respect pèse lourdement sur la boue chaude qui lui sert d’âme ! Comme ses bâillements irrépressibles justifient le mot de son mari : « Vous êtes, madame, dans la famille comme un impie dans une église ! » Cette œuvre remarquable n’a jamais eu tout le succès qu’elle mérite, en partie parce que cette peinture, sans atténuation aucune, d’une nature odieuse à l’excès, blesse sans émouvoir, en partie à cause du détail qui lui sert de conclusion, ce fameux coup de pistolet par lequel le vieux marquis exaspéré met fin aux menaces effrontées de déshonneur qu’Olympe fait peser sur sa famille.

Le Coup de pistolet du Mariage d’Olympe, quel instructif petit essai de morale sociale on pourrait écrire sous ce titre ! Si jamais dénouement a été bien trouvé, était légitimé par les circonstances où l’auteur a placé ses personnages, et donnait satisfaction à ce besoin de justice qui possède d’ordinaire le spectateur, c’est bien celui-là. Il fut vivement blâmé cependant par quelques critiques sous prétexte qu’il blessait le code pénal, et qu’après tout Olympe était dans son droit ayant la loi de son côté, argument qui, pour ne rien dire de plus, a le défaut de ressembler à la manière peu relevée de raisonner des gens de la maison des Capulets au premier acte de Roméo et Juliette : « Si nous frappons les premiers, la loi sera-t-elle pour nous ? » Je ne sais si ce coup de pistolet blesse les lois humaines, mais à coup sûr il respecte et applique les lois divines, et c’est là tout justement ce qu’on doit exiger d’un drame. La vérité, je le crains, est que ce coup de pistolet venant du marquis soulève certaines préventions démocratiques ; mais la logique et la justice ne connaissent pas de telles préventions, et disent que les choses ne changent pas de nature parce qu’elles se rapportent à un noble au lieu de se rapporter à un homme du peuple, et qu’une méchante action commise contre un marquis ne mérite pas plus le prix Monthyon qu’une méchante action commise contre un plébéien. Supposons, au lieu du Mariage d’Olympe, une pièce où un homme du peuple outragé dans la personne de sa fille viendrait demander réparation au séducteur qui refuserait sous prétexte que la loi ne l’oblige pas, est-ce que le coup de pistolet qui punirait ce déni de justice ne paraîtrait pas acte légitime, bien que punissable par la loi, et la pensée viendrait-elle d’y faire la moindre objection ? L’honneur d’un marquis ne vaut pas plus, je l’accorde, que celui d’un homme du peuple, mais il ne vaut pas moins, et alors pourquoi ce qui serait justice chez l’un deviendrait-il crime chez l’autre ? Oui, nous le savons, il y a dans tout élément social triomphant une tendance à méconnaître chez ses adversaires ce qu’il admet pour les siens ; ce sont là des faiblesses partiales qui sont dans la nature humaine, mais les cœurs droits n’y cèdent jamais, et il est du devoir de tout bon esprit d’y résister.

Les Lionnes pauvres déjà nommées sont une autre étude du vice à laquelle peut s’appliquer avec fidélité l’exacte définition donnée par Alfred de Musset du drame à la Mérimée : « un plomb brûlant incrusté sur la réalité ». Cette fois c’est le tableau de l’adultère salarié pour satisfaire à des besoins de vanité. La pièce n’est pas enlevée avec plus de vigueur que le Mariage d’Olympe, mais elle l’emporte sur un point, elle est plus pathétique. Il y a, en dépit du mariage escroqué, trop d’inégalité entre Olympe et ses dupes pour que la pitié se porte sérieusement sur ces dernières ; Olympe, nous le sentons, disparaîtra de leur existence comme un mauvais rêve. Mais une telle distance n’existe pas entre Séraphine et le bonhomme Pommeau : aussi lorsqu’on voit au dernier acte cet honnête homme, écrasé sous l’affreuse révélation, sortir chancelant et trébuchant, quasi aveugle, pour aller il ne sait où, pendu au bras du sceptique compatissant Bordognon jouant le rôle d’Antigone ou de Cordelia, notre cœur se serre aussi cruellement, sinon aussi noblement devant la destinée de cette vertueuse ganache que devant celle d’un Œdipe ou d’un roi Lear. Le théâtre contemporain n’est pas tendre en général pour les aventurières, et M. Augier est peut-être à cet égard encore plus impitoyable que ses confrères. Cette sévérité au théâtre est chose toute nouvelle, car elle n’a jamais existé dans l’ancienne littérature, où le personnage de l’aventurier de l’un ou de l’autre sexe porte d’ordinaire une figure peu tragique. Cette sévérité dénonce-t-elle donc des mœurs plus mauvaises que celles d’autrefois ? Non, à la rigueur, mais elle dénonce en tout cas un état social nouveau où se rencontre un péril que ne connurent jamais les anciennes sociétés. Ce péril c’est que, toutes les distances étant comblées par l’égalité démocratique, la famille autrefois protégée par l’inégalité des conditions contre les folies de ses membres, est aujourd’hui ouverte par nos lois, que tout rôdeur peut s’y introduire si bonne garde n’est faite, et qu’une fois introduit il n’est pas d’indignité qui puisse l’en déloger. C’est le sentiment très nettement accentué de ce danger toujours présent, toujours possible dans une société où les individus, rapprochés sans distinction de rangs, ont à la fois une prise plus directe les uns sur les autres et de moindres moyens de défense, qui se laisse expressément remarquer chez M. Augier, et lui dicte sa sévérité contre les aventuriers et les corrupteurs de tout sexe et de toute catégorie. Là où d’autres se sont surtout indignés au nom de l’amour trahi ou méconnu, de l’idéal souillé, il a vu, lui, la famille menacée ou détruite, et par ses cris répétés contre les entreprises de l’intrigue ou de la perversité, il a mieux servi la cause du foyer domestique qu’il ne l’avait fait autrefois par le plaidoyer sentimental de Gabrielle.

Malgré sa sévérité vengeresse, M. Augier n’a pas renouvelé contré la Séraphine Pommeau des Lionnes pauvres le coup de pistolet du Mariage d’Olympe. Il l’a trouvée assez châtiée en ouvrant pour elle, sous les yeux du spectateur, la perspective d’un avenir de tables d’hôte et de brelans clandestins, et ce châtiment, qui est bien de l’ordre de ceux qu’il préfère, nous est une occasion toute naturelle de dire comment il comprend la justice dramatique. Une justice élégante que la sienne, comme celle d’un dandy ferme dans son droit et scrupuleux par propreté sur le choix des moyens, qui sait que le sang des coquins salit à l’égal de la boue, et s’arme plus volontiers de la cravache que du couteau. Il a compris judicieusement que presque toujours les châtiments violents amnistiaient en partie les coupables dans l’esprit des spectateurs, et il punit ses coquins et ses fourbes par le mépris, comme les Scythes employèrent le fouet pour faire rentrer dans l’obéissance leurs esclaves révoltés. Il est l’inventeur d’un genre de dénouements impitoyables sans cruauté, par lesquels la morale est vengée avec une ironie tranquillement hautaine, tout à fait conforme à la définition célèbre de M. de Talleyrand : « La vengeance est un mets qui doit se manger froid. » Connaissez-vous un dénouement plus tragique que celui de l’Aventurière, dona Clorinde obligée de passer la porte tête basse, et cela au moment où, pour comble de punition, elle se sent le cœur pris pour celui-là même qui lui inflige cette honte ? Quoique maître Guérin se flatte d’être en règle avec la légalité, je ne suis pas bien sûr que ses faits et gestes ne fussent pas justiciables de la chambre des notaires ; mais quel procès, quel affront, vaudraient jamais le châtiment que lui a réservé M. Augier, l’abandon de sa propre famille ? À coup sûr, s’il est un sujet qui appelât un dénouement par le sang, c’est bien celui de la Contagion, et je crois que M. Dumas n’y aurait pas résisté ; cependant d’Estrigaud démasqué, déconfit, recevant pour coup suprême le congé final de Navarette, et se trouvant, au bout de ses intrigues immorales, tout penaud en face de lui-même, n’est-il pas autrement châtié que par le duel le plus heureux ? Et que d’autres bonnes justices du même genre, Vernouillet des Effrontés exécuté par la marquise d’Auberive, Olivier Merson de Madame Caverlet congédié avec la flétrissure de son demi-million ! Ces ingénieux dénouements enfin n’ont pas seulement le mérite de l’élégance dans la justice, ils ont encore celui d’être en rapport parfait avec ce genre mixte de comédie-drame en faveur aujourd’hui qui veut combiner les avantages de deux genres, car ils évitent, comme la comédie le veut, d’être sanglants, et ils sont aussi implacables que le drame peut les désirer.

Les personnages du second théâtre de M. Augier peuvent se diviser en deux groupes principaux, les aventuriers et les enrichis. Ces derniers sont plus nombreux que très variés, car M. Augier les a presque tous pris à dessein dans le genre malhonnête, afin de ramener par leur moyen une thèse de morale sociale qui a son importance et se rapporte directement à ce vigoureux sentiment de la famille qui lui a dicté ses drames contre les aventuriers. Cette thèse, c’est que la fortune acquise par l’improbité est un mauvais terrain pour édifier, et que la maison n’est pas sûre dont l’honneur ne fait pas l’assise. Pour punir ces enrichis improbes, il a eu recours à une application aussi forte qu’ingénieuse de cette justice dramatique que nous venons d’esquisser, en les frappant par la famille même qu’il les montre impuissants à fonder, en les faisant juger en face, condamner et rappeler à l’honneur par leurs propres enfants. Le bonheur de sa fille est l’unique souci du bonhomme Roussel de Ceinture dorée ; cependant, malgré sa colossale fortune, il sent peser sur son enfant la malédiction de la mauvaise renommée qu’il s’est acquise, et, perdant la tête sous le coup de cette inquiétude incessante, il s’en va la proposant pour ainsi dire de porte en porte. Un galant homme que sa fille aime et dont elle est aimée, n’a-t-il pas eu, malgré cette passion mutuelle, la cruelle délicatesse de repousser formellement les offres d’alliance qu’il lui faisait et de lui déclarer tout net qu’il ne pouvait accepter une fortune dont la source était aussi notoirement impure ? Le bonhomme Charrier des Effrontés se croit honnête homme en toute bonne foi ; à l’occasion même il se donnera des airs de pharisien impitoyable envers les publicains qui, comme Vernouillet, laissent quelque chose à désirer sous le rapport de la probité, en dépit de l’absolution rechignée accordée par la justice à leurs affaires ; il y a si longtemps qu’il a gagné ce procès véreux qui fut le fondement de sa fortune qu’il l’a lui-même oublié. Il croit pouvoir maintenant faire en toute sécurité à sa maison l’application de cette mirobolante définition de l’honneur trouvée par son confrère Roussel de Ceinture dorée : « l’honneur est le luxe des maisons riches » ; mais quel désespoir menaçant et quels reproches amers il lui faut subir le jour où son brave garçon de fils est tiré de sa quiétude par la révélation de faits et gestes qui ont précédé sa naissance ! Le bonhomme Ténancier de la Contagion n’a aucun camouflet intime de ce genre à redouter ; il a cependant aussi des soucis à l’endroit de la famille, car il se heurte à un danger qui attend maintes fois les maisons de fortune nouvelle, l’écart trop brusque et trop large entre la manière de vivre d’un père né dans la médiocrité et celle d’enfants nés dans la richesse, pour lesquels l’autorité paternelle se réduit à celle d’un coffre-fort amical et grondeur.

La plus complète, la plus dramatique de ces exécutions de pères coupables par leurs propres enfants, est celle qui remplit toute la pièce de Maître Guérin. D’ordinaire les enrichis malhonnêtes de M. Augier sont, en dépit de leurs péchés financiers, sans perversité réelle, et méritent l’expression de bonshommes dont nous nous sommes servi pour les présenter au lecteur. Dans Maître Guérin au contraire, M. Augier a voulu nous montrer le spectacle d’un pécheur endurci que le reproche ne suffit pas pour amener au repentir. Maître Guérin est un notaire madré, chasseur d’affaires intrépide, dont le sens moral n’a jamais contrarié le flair subtil et dont la sensibilité n’a jamais empêché la justesse du tir. Donnant à ce principe bien connu, qu’en affaires il n’y a pas d’amis, l’extension la plus large et en tirant, en logicien hardi, les conséquences les plus rigoureuses, il se dit que les amis sont le gibier le plus commode à tirer, le plus sûr à atteindre, et que, par conséquent, ce serait duperie de le manquer. Fort de ce raisonnement malhonnête quoique pratique, cet habile homme dresse des contrats qui sont des trappes, passe des actes qui sont des gluaux, et arrange obligeamment, dans le secret de l’intimité et sous des noms fictifs qui recouvrent le sien, des prêts qui équivalent à des escroqueries. Peu lui importe que sa victime soit un pauvre fou que la rage des inventions pousse à sa ruine, incapable de la gestion de ses biens et vivant sous la tutelle de sa fille, son plus proche voisin et l’un des plus anciens amis de sa famille, il estime que ce sont là non des motifs de s’abstenir, mais autant de circonstances précieuses. Vient le moment où la ruine de sa victime révèle son adresse improbe et ce moment est celui où son fils, brave officier de retour de la campagne du Mexique, s’apprêtait à demander la main de la fille du maniaque. Colère de l’officier qui ne cache pas son désespoir d’appartenir à un père pareil, et sommations peu respectueuses de restituer à sa dupe le bien subtilisé : refus énergique du notaire, qui ne cache pas son mépris pour cette morale militaire et son regret d’avoir donné le jour à un fils aussi peu né pour les affaires. Rien ne peut fléchir cette robuste improbité, que l’abandon définitif de la famille châtie sans l’émouvoir un instant. C’est une des maîtresses œuvres de M. Augier que cette pièce où son habileté a triomphé d’un sujet révoltant au premier chef. Le dernier acte, qui nous montre Guérin accablé par son fils et sa femme sous des reproches qui valent des insultes et laissé dans un abandon qui est pour le coupable une sorte de mort civile, est peut-être la chose la plus audacieuse que l’on ait jamais mise sur la scène. À coup sûr, l’ancien théâtre aurait reculé devant une telle situation. Songez donc ! le père jugé en face par le fils faisant fonctions de président de cour d’assises, dépouillé par ce juste jugement de son autorité paternelle, dégradé de ses droits à l’affection, et passant pour sa famille à l’état d’étranger pestiféré, quel spectacle embarrassant pour la conscience, blessant pour le cœur, contraire à la morale la plus universellement et traditionnellement admise, et quel jour terrible il ouvre sur nous-mêmes qui avons pu le voir et l’entendre sans en être scandalisés ni surpris ! Ce dernier acte de Maître Guérin est le plus grand témoignage de force qu’ait jamais donné le talent de M. Augier.

Le don de création — au moins tel qu’il se manifeste dans ce second théâtre — est chez M. Augier plus fort que varié et souple. La plupart de ses personnages sont mieux construits anatomiquement qu’ils ne sont bien organisés physiologiquement ; le système musculaire est chez eux excellent, mais la vie nerveuse laisse à désirer. Très accentués d’ordinaire, très en relief sans avoir pour cela un cachet d’individualité très exceptionnel, ils présentent un certain air de famille qui les fait au bout de peu de temps assez aisément se confondre dans le souvenir. D’une robuste vulgarité, un peu secs de cœur, un peu durs de caractère, volontiers cassants de ton, il leur manque à presque tous un je ne sais quoi qui leur retienne la sympathie de la mémoire. Dans la foule de ces personnages, deux sont restés plus populaires que tous les autres, le baron d’Estrigaud, de la Contagion, et Giboyer, des Effrontés. Le succès de ces personnages a même été assez grand pour que l’auteur ait cru devoir leur faire les honneurs d’une suite, honneurs peu communs, et que, depuis la trilogie dont Figaro est le héros, aucun personnage dramatique n’a, je crois, obtenus ; mais les suites valent rarement les premières œuvres qu’elles continuent, et c’est pourquoi le Fils de Giboyer et Lions et Renards n’ont été qu’un prétexte pour forcer une certaine note qu’à notre avis M. Augier aurait peut-être aussi bien fait de ne pas donner avec autant d’éclat.

La Contagion continue sous une forme nouvelle cette vigoureuse défense de la famille que nous avons remarquée dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. Prenez garde, dit M. Augier dans cette pièce, à la famille moderne, il y a des corruptions et des corrupteurs de plus d’une sorte, et tout danger n’est pas écarté parce que vous êtes parvenus à éconduire une Olympe Taverny ou à éviter une Séraphine Pommeau. Regardez quels sont ceux que fréquentent vos fils, ceux dont ils se plaisent à copier le ton, à répéter les paradoxes, dont ils admirent avec une complaisance étourdie le trop constant bonheur au jeu, les galanteries trop affichées, le train coûteux difficile à expliquer sans la possession de la lampe d’Aladin, les jeux de bourse trop miraculeux pour un temps qui n’admet plus les sorciers. Pour appuyer et justifier son conseil, il rassembla nombre de traits que connaissaient les Parisiens au courant des propos de clubs, de théâtres, de salons et de champs de courses, les réunit en un seul corps, et en forma son baron d’Estrigaud. Le personnage réalise entièrement le but que l’auteur s’est proposé ; il a de la portée. A-t-il autant d’originalité, et serait-il bien difficile de lui trouver un prototype ? Ce noble personnage a des ancêtres de plus d’une sorte, car dans la littérature d’imagination son grand-père, il y a cent ans, s’appelait le comte de Valmont, vous savez l’infâme Valmont des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Ce qui nous fait bien croire que c’est là réellement son origine, c’est que nous le voyons imiter d’assez près son effroyable modèle pour être autorisés à écarter la supposition d’une rencontre fortuite et inconsciente. Corrupteur par principe comme Valmont, intrigant machiavélique et souterrain comme lui, il a renouvelé avec une petite dame du nom de Navarette, qu’il a prise pour complice de ses vices élégants, l’association clandestine du comte avec la satanique baronne de Merteuil. Il y a plus, la leçon très directe qui sort de la Contagion répète le titre même du roman de Laclos, et l’accole comme une juste qualification au nom du principal personnage ; car qu’est-ce que d’Estrigaud pour ceux qui se donnent le triste plaisir de le fréquenter, sinon une liaison dangereuse au premier chef, l’incarnation même de la liaison dangereuse ? A la vérité d’Estrigaud opère des ravages moins sérieux que ceux de Valmont, mais il y fait bien ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute si la marquise Galeotti de la Contagion ne sort pas de ses machinations aussi complètement perdue que la présidente de Touret, et si la fière Mlle de Birague de Lions et Renards est plus récalcitrante à la corruption que la naïve Cécile Volange. Ce n’est pas non plus sa faute s’il n’a pas le bonheur de vivre comme Valmont dans une société fermée où les abus à huis clos étaient faciles, où l’on n’avait pas le déplaisir d’habiter comme de nos jours des maisons de verre qui laissent transparaître les trames secrètes et trahissent les crimes en projet. Est-elle assez bien filée la scène où, pour écarter le principal obstacle qui peut s’opposer à ses projets amoureux sur la marquise Galeotti, il s’ingénie à guérir de ses préjugés bourgeois, à l’endroit de la vertu des femmes et de l’honneur de la famille, le jeune frère de la marquise ? En dépit de l’admiration que lui a vouée ce jeune ami, qui se plaît à se modeler sur lui en toutes choses, il perd ses peines de sophiste et vient échouer contre un fond opiniâtre d’honnêteté roturière. Il y a des guerriers qui, bien que toujours malheureux, n’en ont pas moins mérité le nom de grands capitaines ; tel est le sort que les circonstances de la société moderne font à d’Estrigaud, grand tacticien destiné à ne jamais réussir, et dont les batailles toujours gagnées jusqu’à la dernière heure sont toujours perdues au suprême instant. Inférieur à Valmont pour le succès, il lui cède encore sur un autre point. Très grand artiste en perversité, plus grand artiste peut-être que Valmont, il n’a pas au même degré l’amour désintéressé du mal. Il ne corrompt pas pour le seul plaisir de corrompre, mais pour bénéficier matériellement des conséquences de la corruption. D’Estrigaud est un Valmont vénal, boursicotier, coulissier, encanaillé dans les tripotages véreux et les associations vulgaires qu’ils exigent, et cette condition suffit pour lui faire perdre le grand air de son détestable ancêtre. Ce n’est plus un grand seigneur dépravé, c’est un aventurier titré qui a connu le vieux Robert-Macaire et le vieux baron de Wormspire et qui a profité de leurs conseils. Ce qui fait l’infériorité de d’Estrigaud fait cependant par compensation son originalité, car c’est au moyen de ces circonstances de vénalité dans le mal que M. Augier a transformé et modernisé ce type exécrable.

Giboyer n’est pas d’aussi noble extraction que d’Estrigaud, mais, pour venir de moins loin, il vient cependant aussi de quelqu’un, et, s’il n’a pas d’ancêtres, il a des confrères qui l’ont précédé dans les souvenirs des contemporains ; il a certainement fait partie des bohèmes de Henri Mürger dont il reproduit les mœurs et dont il parle le langage pittoresque avec une pureté que Colline et Schaunard ne désavoueraient pas. Ce personnage est très connu, car il a, pour ainsi dire, beaucoup roulé, en sorte que chacun peut vérifier sans peine la ressemblance du portrait donné par M. Augier. Ce portrait est vrai sans trop de charge, ni embelli, ni enlaidi. Le cynisme de mœurs de Giboyer et la bonté réelle de son cœur, le scepticisme de sa conscience pour tout ce qui se rapporte à la défense ou à l’abandon de ses opinions individuelles et la foi de son intelligence aux idées générales, sont des traits contradictoires nullement inconciliables, qui se rencontrent souvent réunis chez de tels vieux enfants malheureux, avachis par les longues souffrances et que la destinée a lassés d’eux-mêmes. Le personnage est donc bien rendu ; malheureusement il a plu à M. Augier de l’enfler outre mesure pour en faire l’interprète et presque l’incarnation des idées sociales modernes, et nous ne pouvons accorder au prédicateur politique la sympathie que nous accordons volontiers au bohème.

Il fut un temps où nous aurions aimé à discuter longuement les opinions de Giboyer, aujourd’hui, nous l’avouerons, nous ne nous en sentons plus le courage. En ces jours d’avant le déluge, nous aurions certainement reproché à M. Augier de tant se défendre d’avoir voulu faire des pièces politiques dans les Effrontés et le Fils de Giboyer, alors que chaque scène de ces deux pièces sent le pamphlet, et n’est qu’un plaidoyer dialogué sans déguisement aucun contre un parti que nous n’avons pas besoin de nommer ; nous lui aurions fait remarquer ce qu’il y a d’illogique à représenter comme impuissants des adversaires contre lesquels on va en guerre avec des moyens d’attaque si vigoureux ; nous lui aurions demandé, puisque, à son avis, ces adversaires sont des ruines, des fantômes et des vaincus, à quoi bon tant de canonnades contre des ruines, un feu si bien nourri contre des fantômes, et pourquoi si peu de ménagements pour des vaincus. L’heure est passée de telles polémiques ; la destinée a élargi le cercle des vaincus dans des proportions que ne soupçonnait probablement pas M. Augier lorsqu’il créa son héros démocratique, et y a fait entrer des opinions et des partis qu’il aurait certainement voulu en exclure.

Nous n’avons plus aujourd’hui de refuge et d’espérance que dans les opinions de Giboyer. À quoi bon chercher par conséquent si Giboyer raisonne bien ou mal ; il faut, bon gré, mal gré, qu’il ait bien raisonné, car où en serions-nous, si par hasard il se découvrait que sa logique a été défectueuse ? Ce jour, nous pourrions nous trouver pour la plupart, M. Augier y compris, dans d’assez cruels embarras ; mais j’imagine que le marquis d’Auberive aurait quelque peu le droit de s’en frotter les mains et Sainte-Agathe d’en rire sous cape.

La carrière parcourue jusqu’à ce jour par M. Augier se divise, nous l’avons vu, en deux phases bien distinctes et tranchées. Dans la première, il n’a semblé vouloir demander ses succès qu’à la poésie et a poursuivi à travers bien des détours et avec bien des tâtonnements une certaine comédie mixte où il cherchait à mêler dans des proportions à peu près égales l’idéal et la réalité. Dans la seconde, soit qu’il ait reconnu que sa muse poétique, plus studieusement que spontanément inspirée, ne lui donnerait jamais que des succès aimables, soit qu’il ait remarqué avec justesse que, dans les mélanges qu’il essayait, son esprit avait une tendance à faire la part de la réalité plus grande que celle de l’idéal, il a bravement donné long congé à sa muse et a pris avec une décision hardie le parti de verser tout à fait du côté où sa nature le faisait pencher. De cette décision est né ce second théâtre, où il a rivalisé sans désavantage avec les peintres les plus audacieux de la réalité, et qui a rendu son nom aussi populaire auprès du vaste public que le premier théâtre l’avait déjà rendu cher auprès du public d’élite des lettrés et des délicats. Aujourd’hui ces deux phases sont également closes pour lui, en ce sens que, quels que soient les succès qu’il est en droit d’en attendre encore, ces succès ne seront pas d’autre nature que ceux qu’il a déjà connus. Bornera-t-il là son ambition, et ne voudra-t-il pas, pour couronner une carrière si bien fournie, ouvrir une troisième période où il essayerait de concilier les deux précédentes ? Il y a bien des années de cela, à l’occasion de la première représentation de la Jeunesse, nous donnâmes au dramaturge le conseil de se tourner franchement vers la réalité, pour laquelle il nous semblait que la nature l’avait particulièrement formé ; nous ne savons trop si le conseil fut entendu, mais, s’il l’avait été, il n’en est pas que nous serions plus fier d’avoir donné, car il n’en est pas qui aurait produit de meilleurs résultats. Eh bien ! nous aurons encore aujourd’hui la témérité de lui en donner un nouveau. Les personnages dont son théâtre nous présente la liste sont bien nombreux : il n’en est cependant aucun qui se détache de ce groupe compact pour se classer à part dans la mémoire du spectateur et qui s’élève à la hauteur de type véritable. Pourquoi aujourd’hui, concentrant toutes les richesses de son expérience et de son observation, ne concevrait-il pas l’ambition de laisser après lui quelques-unes de ces créations qui peuvent braver le temps parce qu’elles résument des portions entières de la nature humaine et donnent un nom inoubliable à quelqu’un de nos vices ou à quelqu’une de nos vertus ? Pourquoi n’essayerait-il pas, sous une forme nouvelle appropriée à notre temps, la comédie de caractère, et ne chercherait-il pas par ce noble effort à mériter à sa renommée la haute et classique consécration que peut donner un tel genre à ceux qui osent se mesurer avec lui et ne sortent pas vaincus de la lutte7 ?

Petites feuilles dramatiques §

I. Montjoye §

Entrons sans préambule dans l’examen des productions dramatiques récentes. Parmi ces œuvres, il en est quelques-unes qui méritent une attention particulière. Quoique de mérite très inégal, elles ont plusieurs traits communs et donnent par des voies bien différentes la même leçon morale. Montjoye, les Indifférents, Jean Baudry, sont des drames de la vie domestique pris dans la réalité la plus contemporaine, et qui visent avant tout à la vérité. Voyons donc quelles images ils nous présentent de nous-mêmes, et quelles leçons nous pouvons tirer de leurs tableaux.

C’est de la plus remarquable de ces pièces, le Montjoye de M. Octave Feuillet, qu’il faut s’occuper d’abord. Nous félicitons M. Feuillet des progrès qu’il parvient à accomplir sur lui-même et en dépit de lui-même, du courage avec lequel il impose à son talent délicat la transformation la plus cruelle et la plus périlleuse. L’aimable et poétique écrivain qui nous avait déjà prouvé dans Dalila qu’il savait au besoin dessiner des monstres vient, sans crier gare, de commettre un des actes les plus audacieux dont l’histoire de la littérature dramatique fasse mention. Il s’est imposé la tâche d’intéresser et d’émouvoir en nous présentant un personnage qui a pris à rebours la fameuse maxime de Térence, et qui, pendant cinq longs actes très bien menés, nous dit avec le cynisme le plus tranquille : « Je suis homme, et par conséquent rien de ce qui est humain ne peut m’intéresser ou me toucher. » Le personnage de Montjoye est, je crois, le plus effrayant qu’on ait encore osé mettre au théâtre ; au moins ma mémoire ne m’en rappelle aucun qu’on puisse lui comparer. Certes les grands poètes dramatiques ont eu bien des audaces ; mais M. Octave Feuillet, sans beaucoup y songer peut-être, a fait ce qu’aucun d’eux n’aurait osé faire. Molière et Shakespeare, comme on sait, n’avaient pas de mièvres répugnances à l’endroit des monstres et des caractères odieux ; Don Juan, Tartufe, Macbeth, Richard III sont là pour l’attester. Eh bien ! je doute que si quelque ingénieux ami leur eût présenté ce personnage de Montjoye comme un sujet bon à exploiter pour la scène, ils eussent consenti à l’accepter. Certainement leur premier mouvement eût été de se récrier devant un tel caractère et de le déclarer non seulement inadmissible au théâtre, mais impossible dans la vie réelle. « Comment voulez-vous, auraient-ils dit, que nous puissions faire admettre au spectateur l’existence d’un pareil personnage ? Le plus mauvais père se récriera, le plus mauvais mari frémira d’indignation, l’homme le plus pervers s’arrêtera rêveur et stupéfait devant la conduite de Montjoye, et cherchera, sans parvenir à les comprendre, les sentiments singuliers qui le font agir. Si ce personnage n’était qu’un objet de scandale, passe, nous pourrions le présenter au public ; mais il est encore, il est surtout et avant tout une énigme. Vrai ou faux, il est certainement l’unique de son espèce. On se demande en vain par quels liens cet homme est rattaché au reste de l’humanité, quelle passion l’anime, quelle pensée le guide ; le silence seul vous répond. Le vide moral est aussi complet que possible. Un tel personnage n’est pas dramatique, car il est plutôt fait pour inspirer l’étonnement que l’horreur et la pitié. » C’est cependant ce personnage que M. Feuillet vient de transporter sur la scène avec une rare adresse, et, à l’aide de ce bonheur qui le suit dans toutes ses entreprises, il a fait accepter ce caractère inacceptable, il a fait comprendre cette énigme, il a réussi à intéresser un public composé d’hommes à un homme qui n’a rien d’humain.

Le coup d’audace que vient de tenter M. Feuillet — sa pièce mérite vraiment cette qualification — est d’autant plus remarquable que l’audace ne s’y fait sentir nulle part. L’auteur a fait preuve en cela d’une habileté consommée. Il a étreint son monstre d’une main ferme, froide et souple, d’une de ces mains qui dissimulent la vigueur sous l’élégance. La force est partout cachée et ne se révèle par aucune intempérante jactance, par aucune maladroite explosion de violence. Une énergie tranquille, maîtresse d’elle-même, presque voisine de la douceur, tant elle est discrète, règne d’un bout à l’autre de cette pièce, et en fait le véritable intérêt pour les amis du talent de M. Octave Feuillet. Nous avions depuis longtemps constaté que le talent de M. Feuillet était aussi ferme qu’il est gracieux, et que son élégance recouvrait une réelle solidité ; mais notre opinion, malgré l’exemple pourtant si frappant de Dalila, avait rencontré de nombreux contradicteurs. Après Montjoye, comme après Dalila et après Sibylle, nous affirmons qu’une virilité très sérieuse est unie chez M. Feuillet à ses dons reconnus de grâce et de finesse, et nous espérons que cette fois notre opinion trouvera de plus rares contradicteurs.

Nous tenons donc le succès de M. Feuillet pour mérité, toutefois nous ne pouvons nous empêcher de poser un point d’interrogation avant de présenter au lecteur le personnage qui donne son nom au drame. Une seule chose nous étonne dans ce succès, et cette chose est le peu d’étonnement que cause au public le personnage principal du drame. Nous n’avons pas vu qu’aucun spectateur soit revenu indigné ou troublé. Les critiques l’ont discuté froidement et tranquillement comme le type le plus naturel du monde, comme un personnage qui a sa place dans notre existence sociale ; aucun n’y a vu un être exceptionnel et, pour trancher le mot, une bizarrerie morale. Les plus sévères ont dit : « C’est un mauvais riche », et s’en sont tenus là. En face de cette tranquillité universelle, on ne peut se défendre de se poser cette question naïve : Mais ce personnage existe donc, puisqu’il n’excite aucune surprise ? et s’il existe, où en sommes-nous ? Comment ! voilà un personnage qui se vante de n’avoir rien d’humain et qui le prouve, et personne n’a l’air de trouver cela extraordinaire ! Les spectateurs ont donc rencontré bien souvent des Montjoye ? S’il en est ainsi, nous les plaignons de toute notre âme, car ils ont dû faire de cruelles expériences. Le sentiment que soulève généralement ce personnage est celui de la réprobation. Eh bien ! nous avouons franchement que nous aurions mieux aimé un peu de surprise. Le succès de M. Feuillet n’y aurait rien perdu, et nous nous sentirions plus rassuré. Le drame de M. Feuillet serait-il un signe du temps ? marquerait-il une date ? Nous hésitons à le croire, et cependant cette universelle tranquillité des spectateurs ne semble-t-elle pas indiquer que l’auteur a frappé juste et fort, quoiqu’il ait frappé avec modération et prudence ? Sous ses airs de réserve, cette pièce a une portée morale des plus sérieuses et des plus propres à faire réfléchir.

Montjoye est un personnage vraiment étrange et qu’il est difficile de faire comprendre au lecteur avec les seules ressources de l’analyse. Les philosophes du dernier siècle, qui s’amusaient à mettre l’homme de la nature en opposition avec l’homme social, seraient fort embarrassés pour savoir dans laquelle de ces catégories ils doivent placer le héros du nouveau drame de M. Feuillet. Montjoye est par excellence un type antisocial, car il vit absolument sans lois. Ne croyez pas cependant qu’il soit pour cela l’homme de la nature ; il n’a plus aucun des sentiments qu’elle met au cœur et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il semble ne les avoir jamais eus. Non seulement il s’est affranchi de toutes les lois morales, mais, ce qui est plus difficile, il s’est débarrassé de toutes les lois sociales. Dans une des conversations cyniques où il révèle son caractère, il prend soin de nous expliquer qu’il ne s’est rattaché à rien afin de pouvoir mieux tout dominer. Son début fut un coup de maître. Tout jeune, il s’associa avec un de ses amis pour une entreprise commerciale à double face, à la fois trompeuse et solide, l’exploitation d’une fausse mine d’or qui contenait une vraie mine de cuivre. Il fit manquer habilement l’affaire et en racheta sous main les débris, après s’être retiré à temps de l’association. La mine d’or ruina son associé, qui, ne pouvant survivre à son désastre, se fit sauter la cervelle ; la mine de cuivre au contraire enrichit Montjoye et jeta les fondements de cette prospérité commerciale que nous voyons arrivée à son point culminant au moment où s’ouvre le drame. Une jeune fille l’aimait et, comme ses parents la lui refusaient, il l’enleva, mais il se garda bien de l’épouser. Depuis trente ans ; elle vit sous son toit, femme légitime aux yeux du monde, mais en réalité simple concubine. Cet homme fort, comme il se qualifie lui-même, qui veut que tous dépendent de lui pour ne dépendre de personne, préfère une concubine à une épouse et des bâtards à des fils légitimes. Il n’a pas donné d’état civil à ses deux enfants, qui, moins malheureux que leur mère, ont grandi dans l’ignorance de la fausse et périlleuse position à laquelle leur père les a condamnés par amour de l’indépendance. Montjoye veut bien être bon père et même bon mari, mais il veut que son affection soit un bienfait qu’il accorde volontairement et non une obligation qui lui soit imposée par une loi ; en conséquence il s’est réservé le droit de mettre sa femme et ses enfants à la porte quand il lui plaira. Montjoye se montre quelquefois bienfaisant : il a recueilli un ancien camarade de jeunesse d’une nature enthousiaste et généreuse, auquel rien n’a réussi dans la vie ; il a fait appeler auprès de lui un jeune avocat sans fortune, le fils de cet ancien ami qu’il a traîtreusement ruiné ; mais quand on regarde au fond de ces bienfaits, on découvre toujours qu’ils découlent de mobiles fort différents de la générosité et de la bonté. Ce camarade de collège, cet enthousiaste Saladin qu’il installe dans ses terres, lui servira de répondant moral devant les populations dont il veut briguer les suffrages ; la présence de ce jeune George de Sorel dans sa maison fera taire les bruits qui s’élèvent de temps à autre sur sa participation criminelle à la ruine de son ancien associé. Comment trouvez-vous le monstre : n’est-il pas complet ? Avec tout cela, vous auriez tort de le croire méchant. S’il agit ainsi que nous venons de le dire, ce n’est pas par scélératesse de nature, ni même par mépris de l’humanitè : ces sentiments atroces et violents seraient encore trop puissants pour son âme froide et vide. Non, Montjoye est tout simplement un homme parti de principes faux, qu’il a suivis avec une imperturbable logique pendant trente ans, et qu’il a dû nécessairement tenir de plus en plus pour vrais à mesure qu’il vieillissait, puisque l’expérience ne les a jamais démentis et qu’il est arrivé par eux à la prospérité et à la fortuné.

Ces principes ont fait attendre pendant trente ans leurs conséquences, mais elles éclatent à la fin, et Montjoye paye en une heure le prix de toute une vie coupable. Tout croule à la fois autour de lui, et pour que le châtiment soit plus complet et plus saisissant, c’est lui-même qui renversera l’édifice de sa fortune par trop de fidélité à ses détestables principes. Autour de lui, la révolte éclate de toutes parts, et la saine nature humaine, longtemps humiliée, prend sa revanche sur sa morale perverse. George de Sorel allait devenir son gendre ; mais le vieux-caissier de la maison, que la contrainte d’un silence trop prolongé opprime comme un remords, révèle au jeune homme toutes les circonstances de la ruine de son père. Son dévoué Saladin, qui a travaillé de toute l’ardeur de son âme à son élection, découvre qu’il a été la dupe d’une fausse générosité et lui jette ses bienfaits au visage. Sa femme, lasse d’une position fausse et humiliante qu’il vient encore d’aggraver en introduisant cyniquement une maîtresse sous le toit conjugal, le somme une dernière fois de la faire cesser. Sur son refus, elle prend le parti de quitter la maison, et ses enfants, pressés de choisir entre un père coupable et une mère malheureuse, suivent cette dernière dans sa retraite. En un instant, Montjoye se trouve abandonné de tous ; mais tant de coups, dont un seul suffirait pour abattre un autre homme, ne peuvent pas même ébranler son absurde énergie ; il se redresse et trouve un mot qui fait frémir, et que personne n’a jamais dit avant lui : « Allons, tout cela n’est rien, soyons homme ! » Ainsi ce qu’il appelle être homme, c’est être précisément tout le contraire d’un homme. Si un sonnet sans défauts vaut tout un poème, ce mot, à lui seul, vaut tout un drame, car il résume admirablement le caractère de Montjoye, et il termine de la manière la plus heureuse le troisième acte, le plus émouvant et le plus dramatique de tous.

Nous n’aurions que des éloges à donner à ce drame, si M. Feuillet, cédant, dit-on, aux instances d’un comédien distingué, n’avait pas compromis la portée morale de son œuvre par un dénouement sentimental qui nous paraît ici un contresens. La pièce devait se terminer au quatrième acte, lorsque Montjoye, après avoir blessé en duel George de Sorel, est obligé de fuir devant sa fille, afin de ne pas la tuer par sa présence. Cela choque et fait mal vraiment de le voir au dernier acte redevenu bon père, bon époux et ouvert à tous les généreux sentiments. Montjoye ne doit pas pouvoir consentir aux bons sentiments de la nature humaine ; pour l’honneur de la morale, il doit rester ce qu’il est. Cependant, si ce dénouement artificiel est absolument nécessaire à la représentation — ce que nous ne croyons pas, — nous émettons le vœu que M. Feuillet le retranche dans la pièce imprimée. Le drame finit si bien avec la fuite précipitée de Montjoye devant la douleur de sa fille ! Le bon sens, la morale et le sentiment poétique sont d’accord pour demander que le spectateur se retire sous l’impression du châtiment du personnage principal.

Si nous voulions faire usage maintenant du microscope critique, nous aurions bien quelques petits reproches à faire à M. Feuillet. Ainsi les autres personnages de la pièce étouffent pour ainsi dire à l’ombre de Montjoye, qui absorbe à lui seul toute l’attention du spectateur. Leurs caractères, très suffisamment indiqués, ne sont pas cependant dessinés avec autant de netteté que le personnage principal. Ils ont bien leur physionomie à eux, mais il faut y regarder à deux fois avant de la découvrir. En général, il nous a semblé que M. Feuillet, en écrivant son drame, avait trop songé qu’il écrivait pour le théâtre. Il s’est dit très justement que le drame consistait avant tout dans l’action ; mais cette préoccupation légitime l’a peut-être entraîné trop loin. Il s’est ainsi volontairement privé d’une partie de ses ressources ; il a contraint au silence toutes ces facultés si subtiles, si éloquentes, si pénétrantes, que nous lui connaissons. Pas une note de rêverie, de poésie et de caprice ; le drame marche au pas redoublé, brûlant avec une vigueur et une décision remarquables les diverses étapes de l’action, sans se ralentir un instant et sans prêter un regard aux fleurs qu’il était si facile de cueillir tout le long de la route. Le style ordinairement imagé de M. Feuillet est devenu dans cette pièce d’une sobriété qui frise parfois la sécheresse, et on compterait très aisément les métaphores dont elle est émaillée. Celui qui lirait ce nouveau drame sans être averti du nom de l’auteur aurait certainement quelque difficulté à y reconnaître le gracieux écrivain des Scènes et Proverbes, le poétique romancier de la Petite Comtesse et de Sibylle. Enfin nous ne pouvons nous empêcher de croire que, si l’auteur eût écrit son drame sans une trop grande préoccupation des exigences de la scène, il eût donné à certaines situations tout le développement qu’elles comportaient. Nous n’en indiquerons qu’une seule, la scène du second acte où Henriette, la femme de Montjoye, au milieu du tumulte de la fête que donne son mari pour préparer son élection, le presse de compléter cette journée heureuse pour tous en lui donnant ce nom d’épouse qu’il lui refuse et qu’elle a mérité pourtant par un si long martyre. C’est une de ces situations pathétiques où vibrent les cordes les plus morales du cœur humain, et que le talent de M. Feuillet affectionne particulièrement. Eh bien, la scène est moins émouvante qu’on n’aurait pu l’attendre. Certes les plaintes d’Henriette sont touchantes, mais comme, elles auraient été plus éloquentes, si M. Feuillet n’eût pas imposé une contrainte à son talent ; et s’il eût écrit libre de toute obsession. Dans cette scène cependant, Henriette devait épuiser toutes les ressources des larmes et de la supplication, car c’est pour la dernière fois qu’elle fait appel à la pitié et à la justice de son mari, et lorsqu’elle reparaîtra devant lui, ce ne sera plus pour le supplier, mais pour lui faire une sommation impérieuse et pressante. Telle qu’elle est, cette scène ne laisse pas prévoir la prochaine résolution d’Henriette ; on se dit que c’est une scène comme il a dû y en avoir beaucoup dans le ménage Montjoye, et que ce ne sera pas la dernière. Or il fallait précisément qu’on sentît que c’était la dernière ; mais la crainte du public impatient des longueurs assiégeait la pensée de M. Feuillet. Il a donc coupé court brusquement aux plaintes d’Henriette et à la philosophie cynique de Montjoye. Allongée de trente lignes comme M. Feuillet sait les écrire, cette scène devenait admirable.

Toutes ces critiques néanmoins disparaissent devant la vigueur avec laquelle M. Feuillet a dessiné son personnage principal et devant l’habileté avec laquelle il a su le présenter et le faire accepter du public. C’était une tâche difficile, car, nous le répétons, ce caractère est sans précédents aucuns, et il est dans son immoralité d’une telle anomalie, d’une telle excentricité monstrueuse que si l’on eût passé en revue les noms des auteurs capables de le mettre en scène, celui de M. Octave Feuillet est le dernier auquel on aurait songé. Cette entreprise semblait convenir surtout au talent de M. Dumas ou de M. Augier, et certes personne ne se serait étonné de les y voir échouer, tant elle est ardue ; c’est M. Feuillet qui s’y lance, et pour comble de bonheur il y réussit. C’est donc un succès qui peut compter double pour lui, et qui mérite un double applaudissement.

In medio stat virtus, disait le sage de l’antiquité. Cette maxime n’est point, paraît-il, du goût de nos auteurs dramatiques et dans le courant de notre époque. Les personnages qu’ils nous présentent sont placés à une telle distance du milieu de la nature humaine, qu’ils nous donnent une sensation étrange d’éloignement. Il semble qu’il faudrait voyager un temps infini pour les rejoindre. Certes Jean Baudry, le héros du nouveau drame de M. Vacquerie, est bien différent de Montjoye ; ils ont cependant cette ressemblance commune, qu’ils sont placés également aux extrémités de la nature humaine. Seulement Montjoye, si odieux qu’il paraisse, est vrai, tandis que Jean Baudry, malgré les vertus qu’on lui prête, est parfaitement chimérique. Un jour, Jean Baudry surprend un gamin des rues qui fouillait indiscrètement dans ses poches. Vous ne l’eussiez point ramassé ; mais Jean Baudry le fit. Tout philanthrope a sa pensée, et celle qui traversa en ce moment l’esprit du héros de M. Vacquerie fut passablement étrange : il lui vint l’idée de se dévouer corps et âme à cet enfant. Les plus subits miracles de la grâce ne sont pas plus foudroyants que cet accès d’humanité. Acceptons toutefois ce point de départ : Jean Baudry a fait une action généreuse à laquelle il faut applaudir, car il n’y aura jamais trop de générosité en ce monde. Olivier a grandi, et, grâce aux soins de son protecteur, il est devenu un jeune médecin savant, et, comme d’habitude, plein d’avenir. Cependant l’éducation, en dépouillant l’enfant de son écorce grossière, n’a pas été assez puissante pour transformer son cœur ; sa nature sauvage et malfaisante se réveille par moments, et donne à l’excellent Jean Baudry de fréquentes occasions de dépenser un peu de cette faculté de dévouement dont il est trop plein. Ces petits exercices répétés de sacrifice et de patience sont pour le bonhomme ce que sont les saignées mensuelles pour les tempéraments apoplectiques. Olivier aime éperdument la fille d’un négociant du Havre, dont il n’ose demander la main, et dont le père est l’ami intime de Jean Baudry. Jusque-là il est dans son droit : il aime, il est aimé, et s’il pouvait se contenir un peu plus, il n’y aurait rien à reprendre dans sa conduite ; mais une des particularités les plus curieuses de ce drame, c’est que les personnages semblent avoir une peine infinie à mettre leur conduite d’accord avec le bon sens. À chaque instant, on a bonne envie de leur dire : « Arrêtez-vous ! vous outrepassez votre droit, vous exagérez votre devoir. Des conditions nouvelles vous créent des obligations nouvelles, et votre conduite, légitime hier, ne l’est plus aujourd’hui. » Olivier, qui tout à l’heure n’était que turbulent, s’avise de devenir odieux. Pendant qu’il se désespérait, la ruine a surpris le père de la jeune fille qu’il aime. C’est Jean Baudry, l’universel bienfaiteur, qui répare cette ruine, et, pour ne pas humilier son obligé, il lui demande la main de sa fille. Mlle Andrée, le seul personnage sensé de la pièce, le seul dont la conduite soit d’accord avec les vrais principes moraux, marche sans hésiter au-devant de son devoir et accepte la proposition de l’honnête Jean Baudry. Elle fait taire son cœur et se dévoue à l’homme qui a sauvé l’honneur de son père. Il semble qu’Olivier n’aurait qu’à faire ce que fait Mlle Andrée, c’est-à-dire se taire et se résigner ; mais non : il s’emporte et se révolte sans songer un seul instant que lui, qui hier avait tous les droits que donne la nature, n’en a plus aucun du moment où Mlle Andrée lui a fait part de sa décision nouvelle, des motifs de cette décision et du nom de celui qu’elle épouse. Alors suit une série de scènes péniblement odieuses entre Olivier et son protecteur, où les deux personnages engagent une lutte de sentiments bizarres qui finit, comme toujours, par la défaite de ce brave Jean Baudry. Ce martyr du dévouement utopique et du devoir chimérique renonce à la main de Mlle Andrée et part avec Olivier en annonçant qu’il le ramènera. Voilà tout le drame. Je me demande ce que M. A. Vacquerie a voulu prouver ? S’il a voulu proposer Jean Baudry à l’imitation des spectateurs, je crains fort qu’il n’ait manqué son but : la gloire de son héros ne convertira et ne tentera personne ; mais si par hasard il a voulu démontrer cette proposition de morale pessimiste à la Candide, que nous devons toujours nous attendre à expier nos vertus, et que le bien que nous faisons entraîne inévitablement son châtiment, il a réussi.

Il est très facile de reconnaître à quelle influence Jean Baudry doit sa fièvre de dévouement. Il est évident qu’il a lu les Misérables de Victor Hugo, et que le caractère de l’évêque Myriel lui a inspiré un enthousiasme aussi contagieux que celui que l’Amadis inspira jadis à Don Quichotte. Seulement, comme il arrive toujours, l’imitateur a exagéré son modèle et l’a faussé en l’exagérant. On comprend les mobiles qui font agir le saint évêque : c’est la foi, la charité, le zèle chrétien ; mais on ne distingue pas aussi clairement les mobiles qui poussent Jean Baudry au sacrifice et à l’immolation de soi. M. Vacquerie croit-il par hasard que la nature humaine réduite à ses seules ressources soit capable de tels prodiges de dévouement ? En vertu de quels principes, de quelle morale, de quelle foi irrésistible et profonde le héros de M. Vacquerie fait-il aussi bon marché de lui-même ? Quel grand intérêt l’oblige ? quelle haute nécessité le commande ? De deux choses l’une : ou bien il se dévoue, par caprice, par fantaisie d’imagination, ou bien il se dévoue par instinct machinal et instinctif, par passivité de nature. Ce sont là deux tristes mobiles d’action, et, quel que soit celui qu’on choisisse pour expliquer la conduite de Jean Baudry, il est peu fait pour relever son caractère et le rendre intéressant. Ou Jean Baudry est un excentrique, ou c’est tout simplement ce qu’on appelle dans le monde une bonne pâte d’homme, destiné à jouer le rôle de dupe. Quant à être un grand et noble caractère, comme a l’air de le croire M. Vacquerie, jamais. Les hommes d’une noble nature ne font pas aussi bon marché d’eux-mêmes, et savent mieux défendre leurs droits. Cette espèce de vulgarisation du sacrifice que M. Vacquerie nous présente dans la personne de Jean Baudry serait mortelle à la morale, si par hasard elle était possible. Qu’est-ce, je le demande, qu’une bonté qui n’est pas armée de fermeté et qui est à la merci de tous les hasards de l’égoïsme humain et de tous les caprices des natures grossières ou cupides ? Un homme d’un noble caractère aurait très bien pu, comme Jean Baudry, ramasser le jeune Olivier ; mais certainement, cela une fois fait, il l’aurait dressé de telle sorte que sa dernière incartade n’eût jamais été possible. Ce Jean Baudry si humain, si prompt au sacrifice, devrait mieux comprendre les devoirs qu’il s’impose. Il est très évident qu’il a mal élevé Olivier, car ce caractère ne peut se comprendre que par une mauvaise éducation ou par une dépravation innée et indestructible. M. Vacquerie aime mieux croire à la force du sang, à la fatalité des instincts ; il semble admettre que la nature est incorrigible. Si M. Vacquerie n’était qu’un romantique, cette opinion serait parfaitement d’accord avec les principes de son école ; mais il est aussi un démocrate, et alors comment concilie-t-il cette croyance à la force du sang avec les principes de la démocratie ? Pour moi, j’aime mieux croire à une mauvaise éducation, et le ton des conversations de Jean Baudry avec Olivier suffit pour justifier mon opinion. On ne parle pas un langage plus faible, plus timide, plus mou, qui autorise davantage l’indiscipline, la révolte et l’insolence. Un héros du stoïcisme, ce Jean Baudry ! Eh ! non, mille fois non, ce n’est qu’une ganache qui a bon cœur, ou plutôt c’est tout simplement ce personnage de convention de la littérature du dernier siècle, l’homme bienveillant et sensible rajeuni selon les formules d’une certaine école et accommodé au goût du jour.

Les Indifférents, de M. Adolphe Belot, l’un des auteurs du Testament de César Girodot, valent, à mon avis, beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. La pièce est longue, traînante, nonchalante et froide comme les personnages mêmes dont elle porte le nom et qu’elle veut peindre ; mais elle ne manque ni d’esprit, ni de vérité, ni de finesse. C’est encore une singulière maison que celle où M. Belot nous introduit : il y règne une température glaciale que les feux de l’enthousiasme le plus brûlant ne parviendraient pas à dissiper. Dès qu’on y entre, on commence à frissonner, au bout de quelques heures on gèle, et si on ne prend pas le parti de s’en aller, on court risque de partager le sort des habitants de cette Sibérie de nouvelle espèce. Tous les membres de cette famille vivent comme étrangers les uns aux autres, indifférents à leurs actions réciproques ; on dirait les hôtes d’un hôtel garni parisien ou d’un boarding house anglais. Ils se rencontrent aux heures des repas, échangent quelques paroles banales ; puis, le repas fini, chacun va de son côté. Il est convenu que les actions du mari ne regardent pas la femme, que les actions du fils ne regardent pas le père. Indifférents les uns aux autres, ces singuliers personnages le sont bien plus encore au reste du monde ; ils ne se soucient de quoi que ce soit, et vivent dans le néant moral le plus complet. Cela m’est bien égal, cette parole qui revient sans cesse sur leurs lèvres et qui commence et finit invariablement tous leurs discours, est la formule parfaite de leurs existences. Rien n’est contagieux comme l’indifférence, et rien ne s’apprend plus vite, parce que rien ne lasse plus vite. Que faire en face d’un indifférent quand on est condamné à vivre avec lui ? Se taire et l’imiter. On se fatigue à dépenser inutilement son enthousiasme, son intelligence, sa sensibilité. On renferme donc en soi tous ces trésors qui n’ont pas leur emploi, et comme les journées se passent sans qu’on ait l’occasion d’en faire usage, on les oublie, et au bout de quelque temps on ne saurait dire s’ils ont existé. C’est là l’histoire de la famille Simonet. Il a suffi d’un seul personnage, M. Simonet père, pour communiquer l’indifférence à toute sa maison. Selon lui, pour vivre heureux, il ne faut rien prendre au sérieux dans la vie, il faut traiter toutes choses comme de simples blagues, selon le mot de son fils Aristide, qui a merveilleusement profité des leçons de ce sage père. Cette belle morale a porté ses fruits, et il ne se passe guère de jour où M. Simonet ne s’applaudisse de l’avoir fait adopter par tous ceux qui l’entourent.

Comme Montjoye, il attend pendant trente ans les conséquences de ses principes ; elles arrivent à la fin. Un jour vient où il a besoin des secours et de l’affection de sa famille : il s’adresse à sa femme, et celle-ci l’envoie promener ; il se tourne vers ses enfants, et ceux-ci le regardent avec étonnement sans le comprendre. Qu’est-ce qu’il leur demande en effet ? L’indifférence n’est-elle donc plus la première et la plus utile des vertus ? La donnée de cette comédie est des plus vraies et des plus morales. M. Belot a très judicieusement posé le doigt sur le vice de la société contemporaine. Sa comédie est prise dans la réalité la plus exacte, mais elle a le tort de n’être pas dramatique. Des indifférents ne prêtent pas au drame, parce qu’ils ne se prêtent pas eux-mêmes à la lutte, à l’action et à la passion. Tant qu’il ne s’agit que de poser et d’expliquer les caractères, la comédie marche à merveille ; mais dès que la catastrophe menace, elle s’arrête court. La nonchalance des personnages fait obstacle à l’action ; c’est à peine s’ils ont la force de se lever sous l’aiguillon qui les pique ; ils se réveillent en se frottant les yeux et demandent ce qu’il y a. Leurs habitudes invétérées d’indifférence leur font prendre trop froidement le coup qui les frappe, les protègent trop contre la douleur et la passion. Contrairement à la coutume des personnages de drame, qui ont un penchant invincible à exagérer leurs sentiments, les personnages de cette comédie restent en deçà des sentiments qu’ils devraient éprouver ; quand ils sont émus, ils le sont moins que leur situation ne le comporte. La comédie de M. Belot a donc d’excellentes qualités ; mais, par la faute même du vice qu’elle veut peindre, elle a un peu le défaut de la jument de Roland, elle ne marche pas.

Partout, même dans la comédie en vers, le théâtre nous ramène à la réalité contemporaine. Je ne vois guère qu’un seul rebelle à cette domination acceptée de tous. Voici une fantaisie de M. de Banville, Diane au bois, où l’auteur s’est abandonné tout à son aise à son amour pour les images et les métaphores. M. de Banville, qui a un goût très vif pour toutes les jolies choses poétiques, a-t-il lu par hasard l’Aminta du Tasse ? Nous croirions volontiers qu’il a pris la donnée première de sa comédie héroïque (c’est le titre qu’il a donné à sa pièce) dans le prologue de la pastorale italienne, où l’on voit l’Amour en habit de berger vivant parmi les simples gens des campagnes, et venant annoncer qu’il se dispose à châtier le cœur de la plus cruelle des nymphes qui suivent le cortège de la chaste Diane. Nous nous bornons à indiquer cette ressemblance, peut-être trompeuse. L’emprunt d’ailleurs, si emprunt il y a, est de ceux qui sont parfaitement autorisés. Si je fais cette observation, c’est que sa pièce, tout antique qu’elle s’intitule, semble s’être promenée dans beaucoup de lieux qui sont très modernes, et qu’il n’y aurait par conséquent rien d’étonnant à ce qu’elle eût fait une excursion dans la pastorale italienne. Le dilettantisme poétique de M. de Banville est en effet très souple et très étendu, car il va de Théocrite et de Virgile à Ronsard et à Shakespeare. Sa pastorale de Diane au bois est sous ce rapport une œuvre de marqueterie poétique des plus curieuses. Ses dieux et ses nymphes tantôt se contentent de traduire correctement et sobrement le langage des bergers de Théocrite, tantôt s’abandonnent à la furie métaphorique comme les personnages de Shakespeare, tantôt parlent gravement et doctoralement le langage des poètes versés dans les mystères de la théologie païenne. Même curieuse marqueterie dans les caractères de ses personnages : ses dieux sont tantôt, les dieux rustiques et simples des bois et des clairières antiques, tantôt les dieux de nos anciennes allégories dramatiques ou pittoresques, tantôt enfin les dieux métaphysiques de la critique moderne. M. de Banville cherche à fuir la réalité contemporaine ; mais cette réalité se venge de lui, et il est à son insu beaucoup plus moderne qu’il ne le croit. On distingue facilement dans cette fantaisie antique des traces d’influences qui datent de 1862 ou 1863. Je lui signale, entre autres passages, une certaine conversation de Diane avec ses nymphes touchant le caractère et les mœurs des habitants de l’Olympe. Le souvenir d’Orphée aux Enfers a bien certainement passé par là. Vous voyez qu’on n’échappe jamais à son temps, et qu’il vous rattrape au moment où on croit en être le plus loin. La pastorale de M. de Banville est d’ailleurs en vers amples, harmonieux, sonores, qui se lisent avec plaisir.

Voilà le bilan le plus récent de notre littérature dramatique : il n’est ni plus ni moins remarquable que celui des années précédentes ; mais l’impression dernière qui nous reste de ces productions n’est pas des plus gaies. Les trois pièces principales que nous avons examinées, quoique bien différentes, se ressemblent en ce qu’elles révèlent toutes trois un vide moral et une incertitude de principes qui sont vraiment faits pour affliger. On dirait qu’il y a quelque ressort brisé dans l’âme contemporaine, et que le cœur de la société ne bat plus aussi fortement qu’autrefois. La tristesse et la lassitude sont au fond de toutes ces productions dramatiques qui, contrairement à l’antique adage, castigat ridendo mores, semblent ne pouvoir nous instruire qu’en pleurant ou en bâillant. La gaité semble disparue du théâtre et des mœurs ; aucun de ces personnages n’a le plus petit mot pour rire et aucun ne prête à rire, même parmi ceux qui ont la prétention d’appartenir à la comédie. Les caractères sérieux donnent le frisson, les caractères frivoles inspirent la mélancolie. Nous semblons vraiment descendre depuis plusieurs années les cercles d’une géhenne littéraire qui n’ont rien à envier aux cercles de l’enfer de Dante. Nous avons traversé successivement les mares infectes, les bois des harpies, les cercles de feu ; nous voici arrivés maintenant dans les régions de glace, les dernières de toutes, celles au bout desquelles il n’y a plus rien. Puisse au moins cette étape être la dernière pour nous comme elle fut la dernière pour le poète florentin ! Puissions-nous, comme lui, au sortir de la région où sont châtiés les cœurs de glace, nous retrouver en face de la saine humanité, des cœurs vivants, du ciel et de la nature !

II. Madame CaverletL’Étrangère §

Il y a maintenant quinze années que j’entretenais périodiquement les lecteurs de la Revue des Deux Mondes des productions de nos théâtres ; aujourd’hui, après cette longue interruption, il me semble que je retrouve notre art dramatique juste au même point où je l’ai laissé. Rien qui me fasse apercevoir que le temps a marché, rien qui me donne une impression de quelque chose de nouveau et d’imprévu. C’est bien toujours le vieux terrain que je foule ; c’est bien toujours de la même esthétique que s’inspirent nos dramaturges, l’observation franche, volontiers brutale, quelquefois cynique de la réalité, transportée directement et toute vive du monde des faits au théâtre, sans avoir subi aucune transformation qui en modifie les caractères. Et c’est bien toujours aussi le même drame qui résulte de cette esthétique ; j’en reconnais tous les éléments : voici le même adultère, le même ménage, soit clandestin, soit interlope, soit séparé, les mêmes enfants, quasi bâtards quoique légitimes, orphelins, sans l’être, de parents bien vivants. En parlant ainsi, je n’ai point l’intention de formuler une critique, je veux seulement constater que rien n’a changé dans les formes, les méthodes et les éléments du théâtre contemporain.

À vrai dire, ce statu quo n’a rien qui m’étonne ; c’est le contraire qui serait fait pour surprendre. Le théâtre, se proposant l’étude exclusive de la société contemporaine, n’est point libre de changer à son gré d’éléments et de méthodes ; il doit nécessairement se conformer à son modèle, et comme ce modèle est démocratique, il est fatalement réaliste, car qui dit réalisme dit démocratie dans l’art. La démocratie allant toujours en s’étendant et en s’affermissant, le réalisme littéraire et dramatique persiste en conséquence, et, comme l’ère des réactions semble maintenant close dans la société, il est improbable que nous en voyions aucune bien sérieuse se produire au théâtre ; d’où naîtrait-elle et sur quoi s’appuierait-elle, n’étant ni préparée ni sollicitée par l’esprit publie ? Il faut donc prendre notre parti de ce théâtre comme nous avons pris notre parti de la république, sans compter sur le coup d’État d’un génie inconnu non plus que sur un miracle de la Providence pour nous délivrer de l’un et nous faire sortir de l’autre. Ni ce coup d’État, ni ce miracle, ne sont dans la nature des choses actuelles.

Je ne m’étonnerai pas davantage de cette trop grande abondance de caractères vicieux et d’âmes perverses dont le théâtre contemporain nous présente la peinture, non plus que de ces situations vigoureusement équivoques où il aime à placer ses personnages. La vraie morale en gémit souvent en dépit des prédications à intentions vertueuses de nos auteurs en vogue, mais c’est encore la démocratie qui le veut ainsi, et cela vaut la peine d’être expliqué. La nécessité des contrastes est une des lois les plus essentielles, peut-être la plus essentielle du théâtre ; or, de tous les contrastes possibles, les plus simples, les mieux accusés, les plus dramatiques sont ceux qui se tirent de la différence et de l’inégalité des conditions. En voulez-vous une preuve que vous puissiez vérifier dès ce soir même ? allez à l’Odéon assister à une représentation de ces Danicheff, qui vous transportent dans une société fortement hiérarchisée, et vous verrez comme le drame découle tout naturellement de cette loi des contrastes. Certes l’auteur est loin de posséder le talent de M. Augier ou de M. Dumas ; mais il a pu s’en passer, et pour nous toucher il n’a eu qu’à mettre en présence ses personnages, la hautaine comtesse, Osip le cocher, Anna, l’orpheline serve, élevée par bienveillance au foyer aristocratique. Toutes les situations sont émouvantes parce qu’elles naissent spontanément du jaillissement de la nature sous la pression de cette fatalité des conditions inégales ; tous les personnages, jusqu’aux plus petits, jusqu’au pope, forcé d’obéir en dépit de la loi divine qu’il est chargé d’enseigner, jusqu’au juif Zacharoff, forcé de ramper sous la loi sociale en dépit de ses richesses, sont dramatiques pour la même raison, sans que l’auteur ait eu besoin d’appeler à son aide les ressources de la psychologie. Si tout ce qui précède est vrai, où prendre les contrastes dans une société démocratique où tous sont égaux, et où il n’y a d’autre hiérarchie que la hiérarchie mobile et peu respectée de fonctions passagères ? Dans l’opposition des personnes de vieille naissance avec les parvenus du mérite et du travail ? on l’a essayé plusieurs fois, et la tentative n’a jamais abouti qu’à fournir un thème de déclamations. Dans l’argent ? on l’a essayé plusieurs fois aussi sans parvenir à créer un véritable contraste. C’est qu’on peut sans paradoxe aucun dire que, dans une société démocratique, toutes les conditions étant égales, il n’y a plus moyen pour un personnage d’être dramatique qu’en défaisant lui-même cette égalité que ne peuvent entamer foncièrement les revers ou les faveurs de la fortune. Or les seuls agents par lesquels il puisse efficacement la défaire, sont le vice et le désordre. Le vice et la vertu, le désordre et la régularité, la fausse logique des passions, fertile en situations douloureuses, et la logique de la nature, tels sont les vrais contrastes d’une société démocratique dont les seules inégalités sont celles qui naissent des erreurs du libre arbitre humain. Voilà pourquoi nos dramaturges et nos romanciers ont tant abusé des courtisanes, de l’adultère, du demi-monde et des enfants de naissance extra-légale. On leur a reproché cet abus, et nous en gémissons ; mais cependant il faut bien reconnaître qu’ayant besoin d’éléments dramatiques, ils ne peuvent en prendre que là où il en existe.

Et puis d’ailleurs n’est-il pas vrai que ces éléments si scabreux qu’ils soient, valent simplement ce que valent l’adresse de main, l’ingéniosité et le sens moral de l’auteur qui les emploie ? Allez voir, pour vous en convaincre, la nouvelle pièce d’Émile Augier, Madame Caverlet, dont le vrai titre, qu’un vieux dramaturge anglais du temps de Shakespeare n’aurait pas manqué de lui donner, serait plutôt les Vertueux Adultères. C’est l’histoire d’un de ces ménages illégaux où l’amant s’est substitué au mari et en remplit tous les devoirs ; mais avec quel art l’auteur a su rendre les coupables intéressants et plus dignes de respect que bien des époux légitimes, et de quelle touche à la fois délicate et vigoureuse il a su ennoblir cette situation irrégulière et la sauver de la vulgarité !

Dans un chalet, au pied de Lausanne, vit heureuse dans l’ombre une famille française composée de deux époux qui n’ont du mariage que ce que notre code civil appelle la possession d’état, et de deux enfants qui n’appartiennent qu’à un seul des pseudo-conjoints, la mère. C’est assez dire que la position de cette famille laisse quelque chose à désirer au point de vue de la régularité sociale ; mais le secret de cette irrégularité n’est connu que des deux amants, qui, pour résoudre le difficile problème de ne pas mentir au monde et aux enfants, et en même temps de leur cacher la vérité, se sont ingénieusement tirés d’affaire en supposant un divorce là où il n’y a eu qu’une séparation de corps. Comme le père des enfants vit encore et que la bigamie est, par tous pays, un cas pendable, Mme Caverlet passera pour la femme divorcée d’un Anglais imaginaire, sir Edward Merson, tandis qu’elle n’est en réalité que la femme séparée d’un Français du nom de Merson, fort peu baronnet, mais, en revanche, mauvais drôle accompli. C’est un peu plus, vous le voyez, que ce que les Anglais appellent un blanc mensonge, mais, au moyen de ce mensonge, la famille vit paisible et respectée, et il faudrait être par trop puritain d’ancien régime pour chicaner à cet égard. Gare cependant le moment où il faudra que tout se dévoile, où les enfants devront être instruits de la vraie situation de leur mère, et ce moment approche, que dis-je ? il est arrivé déjà. Un voisin de campagne, M. Bargé, juge de paix à Lausanne, touché d’estime pour les vertus du ménage Caverlet, est devenu leur plus intime ami, et ce voisin possède un fils qui, longtemps compagnon de jeux des enfants, demande la main de Fanny, la fille de Mme Caverlet. Il faut donc se résoudre à faire au père du prétendant la délicate confidence, ce qui jette un certain froid dans les dispositions du vieux juge de paix, fort bon homme, mais élevé dans les traditions scrupuleuses de ce pays calviniste, et manquant en conséquence des hardiesses de ces courageuses âmes plus modernes qui sont ouvertes à tous les progrès. Le premier acte se termine sur cette confidence. Toute cette exposition est excellente, et l’on y sent la main d’un maître. Ce ménage sans bruit des époux Caverlet, ce bonheur qui n’est si discret que parce qu’il contient un secret de tristesse, ces enfants gais et heureux endormis dans une paix grosse d’orages, ces amis de Lausanne en qui respirent cette franchise tempérée de timidité, cette prude bonne humeur et cette honnête liberté d’âmes françaises modifiées par la tradition calviniste, tout ce tableau fait de nuances singulièrement délicates, a été peint avec une sobriété fine, attendrie, émue, qui trouve le chemin du cœur. Quelques fausses notes cependant dans le rôle de M. Caverlet, l’amant protecteur et dévoué, qui parfois a un peu trop l’air d’un héros échappé d’un ancien roman de Mme Sand, — phase d’Isidora, de Lucrezia Floriani et du Compagnon du tour de France. « Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère », dit-il, par exemple, en répondant à Mme Caverlet. S’il lui disait tout simplement : « Tu es la plus vertueuse », ou plus simplement encore : « la plus honnête femme que je connaisse », le bon goût y gagnerait, et la vérité n’y perdrait rien.

Une apparition inattendue débarrasse les Caverlet du souci d’informer les enfants de leur fausse position, et cette apparition, c’est celle du vrai père, Olivier Merson, qui arrive juste à point pour dénouer la difficulté en commençant par l’embrouiller. Cet honnête homme, perdu de désordres, s’est tout à coup senti saisi de remords pour sa conduite passée, et il vient chercher sa femme, dont il est séparé depuis quelque vingt ans, pour la réintégrer dans le domicile conjugal. En réalité, le drôle a eu nouvelle avant les principaux intéressés que sa femme venait d’hériter d’un million d’une vieille tante, et il s’est dit que ce million ferait bien son affaire. Il tombe dans les bras de son fils, jouant de la manière la plus plaisante la comédie de la paternité, et lui révèle le véritable état des choses, bien sûr que l’enfant prendra M. Caverlet en haine et n’aura de cesse qu’il ne lui ait ramené sa mère. Donnons tous nos éloges à ce personnage d’Olivier Merson, qui est la réelle nouveauté du drame, type vrai, bien observé et rendu en toute perfection. C’est un véritable mari du boulevard parisien que ce mari bambocheur, coureur de drôlesses, hanteur de tripots, soupeur du restaurant Bignon, gai, bon enfant et amusant, un gredin qui n’excède pas la mesure d’un polisson. Le type, dis-je, est vrai, et il est tout à fait de notre temps et de notre pays. Parmi nous en effet, soit parce que notre nature est moins riche de tempérament, soit parce qu’elle est moins près de la barbarie primitive, ou qu’elle se sauve de ses propres excès par sa légèreté même, il est fort rare que nos vauriens arrivent jusqu’à la scélératesse. Que voulez-vous ? chaque peuple a son caractère comme ses mœurs. Un vaurien italien arrive bien vite jusqu’au ruffiano, et vous savez tout ce que la langue italienne exprime par ce mot de scélératesse tortueuse, d’hypocrisie criminelle et de cynisme. Un vaurien allemand ou anglais va bravement jusqu’au point où il devient un parfait bandit fait pour Tyburn et Botany-Bay. Un vaurien français, au contraire, est les trois quarts du temps un simple grotesque, un personnage facétieux, prêtant à rire et ayant le goût de faire rire, sans dignité plutôt encore qu’indigne, oublieux de tout devoir plutôt qu’en révolte contre le devoir, et qui, s’il va aux extrémités, se dirige plus volontiers vers la police correctionnelle que vers la cour d’assises.

Cette révélation d’Olivier Merson produit le résultat qu’on devait en attendre : elle amène une scène d’explications entre le jeune homme et Caverlet, très vive d’abord, mais qui tombe bientôt comme un feu de paille et s’éteint faute d’aliments. La première explosion passée, l’indignation du jeune homme ne peut tenir. Que peut-il en effet reprocher à Caverlet ? D’avoir réparé les fautes de son père et d’avoir été le protecteur dévoué de sa mère. Comme ces reproches porteraient à faux, il prend bien vite le parti de s’arrêter, et la scène, qui s’annonçait comme devant être cruelle et déchirante, tourne court et fait long feu. Nous avons rendu suffisamment ample justice aux excellentes parties de la comédie d’Émile Augier pour qu’il nous soit permis de signaler maintenant son défaut capital, et ce défaut, c’est qu’il n’y a pas de drame dans sa pièce. Madame Caverlet a quatre actes et pourrait facilement se réduire à moins de trois. Le sujet, qui conviendrait mieux pour une nouvelle de courte étendue que pour le théâtre, est d’une simplicité trop grande et s’est montré sans fécondité. Il n’y a pas là cette succession de péripéties s’engendrant les unes les autres, et poussant progressivement de leurs forces accumulées vers le dénouement dont un drame doit se composer ; il n’y a du commencement à la fin qu’une seule situation autour de laquelle tournent les personnages sans que la passion parvienne à amener chez aucun une crise assez violente pour l’entamer ou en créer une nouvelle. Une fois l’exposition faite, sauf l’apparition d’Olivier Merson au second acte, à aucun moment le drame ne marche, et nous ne sommes pas plus avancés après la scène de récriminations entre Olivier Merson et sa femme que nous ne l’étions après la scène d’explications entre Caverlet et le jeune fils de sa maîtresse.

Le dénouement remédie heureusement à l’impuissance des personnages et tranche la difficulté qu’ils ne peuvent résoudre. Il est tout à fait imprévu, ce dénouement, très amusant et très original. Pour tirer ses personnages d’embarras, Émile Augier a trouvé un moyen qui fait autant d’honneur à son vigoureux bon sens d’honnête Gaulois qu’à son talent de dramaturge. Dans un cas pareil, Alexandre Dumas n’aurait pas manqué d’envoyer son Olivier Merson dans un monde plus parfait au moyen d’un bon coup d’épée ; tel autre dramaturge n’aurait pas hésité à sacrifier la mère ou à faire intervenir quelque machine providentielle ; Émile Augier, qui sait mieux comment on traite avec les coquins, a trouvé plus simple de faire partager à Merson le million dont sa femme vient d’hériter. Quoi, tuer une honnête personne pour ce drôle ! Quoi, des coups d’épée à ce vaurien, quand il est si facile de s’épargner ce meurtre innocent ! Eh parbleu ! garnissez ses poches, et soyez bien sûr qu’il vous tiendra quitte de ses anciens droits de père et de mari. Pas de bruit et un demi-million. À ce prix, M. Merson se fera naturaliser Suisse, le divorce sera bel et bien prononcé, Mme Caverlet épousera son amant, et les enfants auront le droit de ne pas connaître l’intéressant auteur de leurs jours. Que dites-vous de ce petit dénouement ? Un Mérimée et un Fielding y auraient à coup sûr applaudi, et, par ce temps d’écœurante sensiblerie où il s’est dépensé à propos des coquins tant d’éloquence complaisante ou indignée qui aurait pu être mieux employée, il m’a tout simplement ravi.

De Madame Caverlet à l’Étrangère, la transition est facile, car, par une coïncidence assez singulière, c’est ce même type du vaurien à la française que le nouveau drame de M. Dumas met en scène dans le duc de Septmonts. Que disions-nous donc tout à l’heure que le théâtre contemporain ne nous présentait rien qu’il ne nous eût déjà montré depuis des années ? Mais si, il nous présente quelque chose de très nouveau, le mari coupable et sacrifié sans pitié pour cause d’indignité. Remarquez-vous à ce propos comme le théâtre actuel est un singulier justicier et un étrange redresseur de torts ? Il établit des catégories de coupables, il les prend par séries les unes après les autres, isolément, et pendant des saisons entières s’acharne à faire tomber sa sévérité sur chacune exclusivement. C’est comme une épidémie de justice atroce qui sévit sur telle ou telle fraction de notre pauvre société ; à cette fraction sont tous les torts, sans elle il n’y aurait que des amours chastes, des mariages bénis, des familles heureuses, des hommes de génie sortant triomphants des épreuves de la vie. Pendant un temps, cette épidémie de vengeance s’est abattue sur les courtisanes, avec quelle violence et quelle persistance, vous ne l’avez sans doute pas oublié ; puis ce fut le tour des femmes adultères, ou, pour être exact, des femmes en général. Comme cet avisé magistrat italien qui demandait à propos de chaque cause ove era la femmina, ou comme les docteurs de ce vieux concile qui avaient de la femme une si médiocre opinion qu’ils n’osaient prononcer qu’elle eût une âme, nos dramaturges se sont obstinés pendant des années à la présenter comme la source et la cause de tous les désordres sociaux. Que de colères contre ces âmes frivoles et perverses qui n’ont de loi que leurs passions et qui n’hésitent pas à leur sacrifier les devoirs les plus sacrés, que d’attendrissement pour l’infortuné mari geignant auprès de son foyer en compagnie d’enfants sans mère ! Mais le poète latin l’a dit depuis longtemps, si la justice marche à pas boiteux, elle arrive toujours sûrement. Nos dramaturges se sont enfin aperçus que les torts n’étaient peut-être pas tous du côté d’un seul sexe, et qu’il existait des maris fort pervers et des pères fort indignes. Il ne nous reste plus maintenant qu’à les engager à sévir pendant une ou deux saisons contre les célibataires ; alors nous serons au complet, et le théâtre ayant épuisé les séries de ses vengeances pourra s’arrêter enfin à cette conclusion consolante qui aurait dû lui servir de point de départ : les deux sexes se valent, et aussi les diverses classes sociales ; il n’y a pas de genres et d’espèces coupables dans l’humanité, il n’y a que des individus pervers.

On dirait vraiment que M. Émile Augier et M. Alexandre Dumas se sont donné le mot avant de commencer leurs drames, tant leurs deux personnages d’Olivier Merson et du duc de Septmonts offrent d’étroites ressemblances. Ce sont deux Bobèches, l’un du monde de plaisir parisien, l’autre du monde titré, et à peu près aussi indignes l’un que l’autre, en dépit des nuances qui les séparent. Les conclusions des deux auteurs sont aussi fort analogues, mais il y a une très grande différence dans les manières dont elles sont présentées, et dans cette différence le tempérament dramatique de M. Dumas se révèle tout entier. Tandis qu’Émile Augier se contente de punir son mari bobèche par le mépris, en silence et presque à huis clos, Dumas sacrifie le sien, toutes portes ouvertes, avec une rage de férocité qui est, je crois, sans exemple au théâtre. Jamais ennemi personnel ne fut poursuivi dans la vie réelle avec ce degré de haine ; comme s’il eût craint que l’exécution ne fût pas assez complète, il s’est assuré pour ainsi dire le concours de tous les personnages de la pièce : pas un défenseur dans tous ceux qui approchent son duc de Septmonts, pas un essai de plaidoyer en sa faveur ; parents, amis et simples connaissances poussent à sa ruine en toute conscience, et, à l’instar des anciennes vestales des cirques romains, prononcent sa condamnation le pouce renversé. C’est un homme bon à tuer, voilà le sens de toutes leurs paroles depuis la première scène du drame, et ce verdict, l’auteur l’exécute avec une rigueur qui finit par révolter. Eh bien ! de même que cette conclusion suffit pour nous révéler le tempérament dramatique de M. Dumas, elle suffit pour nous révéler aussi sa morale, qui n’est pas fausse en principe, mais qui frappe souvent à faux parce qu’elle est à peu près toujours sans proportion. Ici sa morale dépasse le but et rejoint l’immoralité à force d’exagération. M. Dumas ne s’est pas aperçu que pour que cette sévérité eût un caractère de véritable justice sociale, il fallait que l’épouse de cet indigne mari fût son antithèse vivante, que ce fût une personne digne de toute l’estime et de tout le respect qu’on retire au duc de Septmonts, d’un caractère noble, d’un cœur vertueux, d’une âme sainte ; ici toutes ces épithètes sont parfaitement à leur place. Or je crains fort que la duchesse de Septmonts ne laisse quelque peu à désirer pour être digne de l’intérêt que lui témoignent tous les personnages. Elle méprise, et justement, le duc de Septmonts ; pourquoi l’a-t-elle épousé ? Ce n’est pas l’autorité paternelle qui a pu agir beaucoup sur elle, car il lui était facile d’avoir raison d’un père aussi faible que le sien. Qu’elle avoue donc que sa vanité a été plus forte que son amour, que le titre de duchesse l’a éblouie, et qu’elle en a oublié son Gérard jusqu’au moment où elle s’est aperçue qu’un titre ne suffit pas pour créer le bonheur. Et n’est-il pas vrai aussi qu’elle est maintenant possédée d’un désir adultère, qu’à la lueur de ce désir son odieux mari lui apparaît comme un obstacle qu’il faudra franchir ou briser, que son amour pour Gérard, tout explicable qu’il soit, est complice d’un assassinat nécessaire, et qu’il n’y a pas de théologien, quelque autorisé qu’il se prétende, qui puisse absoudre un tel état d’âme ? Pour que l’atroce dénouement de l’Étrangère fût moral, il faudrait qu’il y eût proportion entre la vengeance et la personne vengée. Nous demandions une femme vraiment noble, et ce n’est qu’une péronnelle sentimentale que nous présente M. Dumas. La morale véritable, celle qui ne s’enseigne pas par des formules, mais se révèle par le tact, n’admettra jamais qu’un tel caractère vaille d’être vengé avec cet excès de rigueur.

Cette morale est sans proportions. Je crains fort aussi qu’elle ne soit incertaine, c’est-à-dire que M. Dumas ne sache pas bien au juste ce qu’il a voulu condamner. « Il faut frapper l’oisif », disait-il récemment à un de ses collègues de l’Académie qui lui faisait compliment sur son succès. C’est donc l’oisif que M. Dumas a voulu frapper ; vous en étiez-vous doutés ? Moi, j’avais cru naïvement que c’était le vibrion, pour lequel en effet il n’est pas de pardon possible ni sur la terre ni dans le ciel quand il se permet, comme c’est ici le cas, d’infecter de son désagrégeant vibrionisme ceux qui lui sont devenus sacrés, et j’étais en conséquence assez porté à admettre que, si le châtiment excède le mérite de la duchesse, il n’excède pas en revanche l’indignité du duc. Il faut frapper l’oisif ! L’oisiveté est donc un crime digne de mort ? J’aurais cru qu’elle était simplement, selon les circonstances, soit digne de flétrissure, soit digne de blâme. Voilà une sévérité qui, je le crains bien, n’est pas destinée à faire fortune, même auprès des législateurs les plus draconiens de la société la plus démocratique. Il est vrai que, selon un vieux proverbe, « l’oisiveté est la mère de tous les vices », et que le duc de Septmonts n’est pas précisément pour le démentir. Cependant il ne ressort pas avec évidence que ce soit de l’oisiveté qu’il tienne les vices qui le décorent. Je crois fort que c’est la nature plutôt que l’oisiveté qui fait les vibrions, et qu’on en compterait bon nombre parmi les gens très occupés. Il y a donc encore ici une de ces outrances de sévérité, si fréquentes chez M. Dumas, qui blessent presque infailliblement la morale qu’elles prétendent servir.

La morale de M. Dumas ! quel curieux petit essai de psychologie il y aurait à écrire sur ce sujet, si nous avions quelque peu du loisir de ces oisifs qu’il veut châtier. Son effort pour moraliser par le théâtre, ses théories sociales, ses visées mystiques, il a été souvent question de tout cela dans ces dernières années, soit pour l’en railler, soit pour lui faire remarquer qu’il en devenait plus inhabile à construire ses pièces et qu’il y perdait en talent sans y gagner en portée. Nous ne lui ferons aucun reproche pareil, car, pour nous, rien autant que ces préoccupations ne témoigne de la supériorité de son intelligence. Il n’est pas d’un esprit vulgaire d’avoir su reconnaître qu’il y a quelque chose au-delà de nos succès et du monde qui nous les donne, il est encore moins d’une âme vulgaire d’avoir cherché Dieu quand on a si bien pratiqué et peint le diable. Sensées ou non, logiques ou non, la justification de ces visées c’est qu’elles sont sincères et sans ambition ; il est évident, pour nous, que M. Dumas est venu à la philosophie et à la religion comme La Fontaine à Baruch et à Platon, naïvement et en toute admiration ; il y est venu parce qu’il a beaucoup vu le contraire de ce qui est philosophie et religion. Je répète ma pensée en la variant et en la complétant : rien mieux que ces démangeaisons du divin n’est fait pour montrer avec quelle profondeur et quelle vigueur d’intelligence il a observé, scruté, pénétré le monde du mal ; s’il ne le connaissait si bien, il ne chercherait pas ailleurs. Eh bien ! qui le croirait ? ce qui fait sa supériorité fait aussi sa faiblesse. Vous vous demandez pourquoi, avec tant de bonne volonté, sa morale frappe si souvent à faux ; c’est précisément qu’il y porte les défauts que l’on contracte à la fréquentation et à l’étude du mal, et qu’il flagelle le diable avec l’esprit du diable même. Âpreté morose, rage frénétique, implacabilité meurtrière, tout cela, le mal l’inspire contre lui ; mais tout cela fait en même temps partie de son essence, et il ne l’inspire que parce qu’il le contient. L’horreur du mal est une vertu, mais qui demande à être singulièrement ménagée, car cette horreur, le mal la ressent pour lui-même, et c’est l’imiter que de la pousser trop loin. L’enfer enseigne donc une morale, et, bien que cette morale lui soit ennemie, elle est cependant faite à son image, elle est toujours draconienne, lycurgienne, impitoyable comme lui, au contraire de la morale directement émanée de l’étude du bien, qui seule sait mesurer avec exactitude aux brebis égarées ou même perdues la toison et le vent. Et puis enfin, il y a quelque chose de plus délicat à dire, c’est que la science du mal peut être un aiguillon pour désirer, pour chercher le bien, pour le trouver même en aveugle et à l’aventure, mais qu’elle est un obstacle pour s’y porter d’emblée, naturellement et comme de soi-même ; pour cela, il faut une candeur et une sorte de sainte bêtise que M. Dumas a trop d’esprit pour posséder jamais, heureusement peut-être pour nos plaisirs. Voilà bien de la morale théologique ; mais M. Dumas nous en donne l’exemple, et nous ne faisons que l’imiter.

Il s’est produit à propos de ce drame un double courant d’opinions extrêmement curieux à observer et à constater. Condamné à l’unanimité par la critique dès le premier jour, il a trouvé au contraire auprès du public accueil et succès. Et ce succès n’est pas un simple succès de curiosité et de renommée. M. Dumas a rencontré des défenseurs enthousiastes dans le public le plus mondain et le plus lettré. Les femmes surtout ne tarissent pas d’éloges ; si M. Dumas en a dit quelquefois du mal, je puis l’assurer qu’elles ne lui en gardent pas rancune, car peu s’en faut que quelques-unes ne proclament l’Étrangère le dernier mot de l’art dramatique. Comment expliquer cette contradiction, et qui a raison de la critique ou du public ? Eh oui, la critique n’a pas tort, car la pièce est en effet pleine de défauts ; l’exposition en est faite par un récit interminable, l’action en est engagée par un incident bizarre et choquant, qui fait croire qu’elle va se précipiter à toute outrance, puis reste suspendue pendant deux longs actes ; les caractères en sont antipathiques depuis le premier jusqu’au dernier, repoussants quand ils représentent le mal, intolérables quand ils représentent le bien ; le dénouement enfin en est excessif et brutalement cruel. Tout cela est vrai, mais cette sévérité de la critique vient un peu tard. Est-ce donc pour la première fois que ces défauts-là frappent chez M. Dumas ? Pour nous, le sujet mis de côté, la pièce, comme composition, nous paraît valoir les précédentes de l’auteur. Quand donc, sauf dans les trois premières, la Dame aux Camélias, Diane de Lys, le Demi-Monde, y a-t-il eu, dans aucune, simplicité de plan et unité d’action ? Quand donc tous les épisodes de ses drames ont-ils été fondus de manière à ne faire qu’un tout indissoluble, au lieu d’être simplement liés en faisceau, séparables et réunis à la fois ? Quand donc, à côté de parties vigoureuses et excellentes, ces drames n’ont-ils pas présenté des parties languissantes ou bizarres ? Il y a donc beaux jours que la critique aurait dû faire les réserves qu’elle a cru devoir faire cette fois sans hésitation, et, osons le dire, si elle avait été sévère à temps, peut-être son dernier arrêt aurait-il été moins rigoureux.

De ce que la critique a raison, il ne s’ensuit pas en effet que le public ait précisément tort. Donnons en toute franchise notre impression personnelle. Les caractères ont beau être odieux, les passions ont beau être révoltantes, la morale a beau porter à faux, la pensée a beau être confuse, l’effet de cette pièce est d’une singulière puissance. Il s’en dégage une sorte d’atmosphère dramatique, chaude et capiteuse à l’excès, quelque chose comme le parfum des tubéreuses ou des liqueurs fermentées qui, au bout de peu d’instants, vous enveloppe, vous monte à la tête, et vous livre en proie sans résistance à l’hallucination la plus complète. Rien dans ce drame qui ne concoure à ce but, rien qui ne se propose un office de cruauté : les paroles des personnages rendent le son de balles qui tombent à terre ou d’épées qui se heurtent, les sentiments ont comme un goût de toxiques et d’essences vénéneuses, les situations font monter du cœur au cerveau ces angoisses du vertige qui vous saisissent au bord des précipices. Et veut-on savoir d’où émane cette atmosphère dramatique ? Précisément de cette frénésie vengeresse à l’excès dont M. Dumas s’est acharné à poursuivre son principal personnage et que nous lui reprochions tout à l’heure au nom de la morale, en sorte que c’est le défaut capital même de la pièce qui en fait le succès. Le résultat est singulier, mais très explicable. C’est que cette frénésie morale est chez M. Dumas toute de tempérament, et que par conséquent, avant d’être condamnée par la réflexion du spectateur, elle a commencé par s’emparer de sa sensibilité et par lui faire goûter un plaisir cruel, qui n’est pas sans analogie avec celui que les cirques de la vieille Rome offraient à leur public lorsque les pouces impitoyablement renversés indiquaient que le gladiateur était condamné.

La pièce de M. Dumas met en présence deux sociétés, ou plutôt les montre enchevêtrées l’une dans l’autre, la société française et la société américaine. Quelle a été la pensée de l’auteur, et en a-t-il eu une bien nette ? Voilà ce qu’il est fort difficile de découvrir. Ce n’est pas à coup sûr une opposition à l’instar du livre de Tacite sur les mœurs des Germains qu’il a voulu établir ; il n’a pu se proposer de faire honte aux vices de notre vieille société avec les vertus de la jeune Amérique, car ce qu’il nous en montre n’est rien moins que digne d’imitation et d’envie. L’étrangère, mistress Clarkson, est voleuse, empoisonneuse, adultère, homicide, et quant à son mari le Yankee, audacieux entrepreneur d’affaires à tout risque, assez bestialement charnel pour poursuivre encore de son amour une femme qui l’a quitté subrepticement dès le jour du mariage en enlevant sa caisse, c’est bien le plus singulier vengeur que la morale ait jamais pu trouver. M. Dumas a-t-il au contraire voulu exprimer cette pensée très vraie que le mal est châtié par le mal même, et a-t-il employé ses deux Américains comme deux instruments adéquats à cette triste besogne ? Mais, s’il n’a pas eu d’autre pensée que celle-là, pourquoi aller chercher si loin ses instruments de vengeance sociale ? des Européens quelconques, voire de simples Français, y suffisaient. N’est-ce enfin qu’une fantaisie de l’auteur, et a-t-il voulu seulement utiliser deux types qu’il avait rencontrés et étudiés ? Nous le croirions volontiers, n’étaient les visées philosophiques de l’auteur, qui nous mettent en défiance contre cette hypothèse trop simple pour être vraie, et qui nous font soupçonner une intention plus cachée. Eh bien ! ici encore, si la pensée reste confuse et obscure, l’effet est puissant et par éclairs presque grandiose, sans qu’on puisse s’en expliquer nettement la raison. Qui nous dira par exemple pourquoi devant cette apparition de l’esclave américaine émancipée par la volonté du vice, nous n’avons cessé d’être hanté par le souvenir des derniers siècles de la civilisation romaine, pourquoi nous avons revu passer sous nos yeux tous ses agents de sensualité et de meurtre, ses Canidies et ses Locustes, vendeuses de philtres érotiques et donneuses de coupes empoisonnées ; ses magiciennes venues, comme l’étrangère, de lointains pays, ses évocations de fantômes homicides et souillés de sang ? Est-ce seulement à l’habileté du jeu de la jeune actrice chargée d’interpréter le rôle de mistress Clarkson que nous devons cette impression ? est-ce parce que son corps presque aérien et sa voix lente et chuchotante comme celle des mânes en font une réalisation parfaite de quelqu’un de ces fantômes mêlés au monde visible, qu’Apollonius de Thyane savait, dit-on, reconnaître ? Non, l’impression est plus profonde, et l’effet vient de plus loin : il résulte de l’ensemble du drame, qui dans sa confusion et par sa confusion même présente, sous ses formes bourgeoises et sa réalité triviale, le spectacle menaçant, presque apocalyptique, d’une humanité en décadence. Une vieille société corrompue, ouverte de toutes parts aux vers du sépulcre, ne conservant de ses vertus que des lambeaux de politesse et d’élégance, n’ayant plus d’attachement que pour ses vices et impuissante à les satisfaire, une jeune société sans virginité d’âme, brutale sans candeur quand elle sert la vertu, homicide sans remords quand elle sert le vice, pénétrant à la manière des bêtes fauves dans l’édifice lézardé de l’antique civilisation ; voilà bien en raccourci le drame de M. Dumas. Le tableau n’est flatteur pour aucune des deux sociétés, et il est heureusement assez peu ressemblant pour révolter ; mais, fausse ou non, obscure ou non, la pensée a de la violence et de la prise, et il en résulte cet effet dramatique puissant que nous avons essayé de définir et de dégager, qui est le véritable mérite de ce drame, et qui parvient à en dominer les défauts.

FIN