Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.)
Préface de la première édition du quatrième volume §
Dix années se sont écoulées entre le troisième volume de cet ouvrage et le quatrième et dernier.
Je dois aux lecteurs qui ont bien voulu témoigner quelque impatience de ce retard une courte explication.
Quand j’ai commencé à mettre la main à ce volume, la révolution de 1848 venait d’élever à la dignité de maximes d’État les plus dangereuses des doctrines du dix-huitième siècle. En remettant en honneur les erreurs de cette époque, elle avait ravivé les préventions contre ses écrivains.
Partisan très fervent des maximes opposées, si j’avais eu l’imprudence de juger ces écrivains dans le vif de ce retour de faveur et de disgrâce, j’aurais fait de la polémique au lieu de faire de l’histoire. Vainement me serais-je efforcé de ne regarder leurs œuvres que par le côté de l’art ; le philosophe invoqué par l’esprit d’anarchie m’aurait caché l’écrivain supérieur.
Je me suis donc abstenu, attendant que l’ordre, rétabli dans la société et dans les esprits, me permît de les juger, non comme des auxiliaires appelés en de mauvais jours pour des œuvres de destruction, mais comme des maîtres de l’art et comme les guides de l’esprit humain au dix-huitième siècle.
J’ignore si je les ai bien jugés ; du moins j’ai la conscience qu’au moment où ces pages ont reçu leur dernière forme, il ne m’était resté aucun ressentiment de l’usage qu’on avait fait des erreurs de ces écrivains contre les vérités conservatrices de la société humaine.
Cependant, pour J.-J. Rousseau en particulier, je sens que l’apaisement qui s’est fait en moi n’a guère modifié mes sentiments, et j’ai eu fort peu à changer, quant au fond, au chapitre qui lui est consacré, le plus anciennement écrit de ce volume. Rousseau a deux défauts pour lesquels je ne suis pas près de devenir endurant : c’est l’esprit de chimère et la déclamation. Fénelon lui-même n’a pas pu me faire aimer l’esprit de chimère, quoique chez lui le rêve de la perfection vienne du cœur plutôt que de la tête, et que sa vie ait été aussi pure que son idéal. Combien dois-je en être plus choqué dans J.-J. Rousseau, chez qui l’esprit de chimère vient d’une tête par moment troublée, et dont la vie a si violemment contredit les maximes !
La déclamation ne m’est guère moins antipathique que l’esprit de chimère dont elle est la sœur. Elle est le tour d’esprit de Rousseau, et c’est en cherchant la déclamation qu’il rencontre la grande éloquence.
J’ai dit la principale causé qui a retardé l’achèvement de cet ouvrage. S’il y en a eu d’autres, le lecteur n’a pas à s’en soucier. Qu’un livre ait été écrit dans le contentement ou dans la peine, qu’il soit sorti d’un esprit tranquille, ou que chaque page en ait été disputée à des préoccupations douloureuses, peu lui importe. C’est à l’écrivain à se rendre assez maître de sa vie pour remplir son devoir envers le public et la vérité.
Chapitre premier §
Guerre contre l’antiquité classique et l’antiquité chrétienne. — § I. Les trois campagnes contre les anciens. — Desmarest de Saint-Sorlin. — § II. Charles Perrault. — § III. Lamotte-Houdart. — Le type du spécieux. — § IV. Rôle de Fontenelle dans la guerre contre les anciens. Le bon et le mauvais Fontenelle. — § V. Guerre contre l’antiquité chrétienne. — La Mothe-Le Vayer. — Pascal. — Huet. — Bayle. — § VI. Effets du mépris des deux antiquités sur la littérature du dix-huitième siècle.
S’il est vrai que la perfection de l’esprit français au dix-septième siècle ait consisté dans son intime union avec les deux antiquités païenne et chrétienne, le jour où cette union sera rompue, ce jour-là verra l’esprit français déchoir, et le temps sera passé des œuvres parfaites. Quoi ! déjà la décadence ? Ôtons le mot, si l’on veut. Mais sachons voir la chose. Il vaut mieux y croire pour en avoir peur, que la nier et en être envahi. Appelons d’un autre nom, le changement qui s’accomplit dans les lettres au dix-huitième siècle, soit ! pourvu que ce ne soit pas le nom de progrès, et que les gains ne nous ferment pas les yeux sur les pertes.
§ I. Les trois campagnes contre les anciens. — Desmarets de Saint-Sorlin. §
La guerre aux deux antiquités commença dès le dernier tiers du dix-septième siècle. Plusieurs années avant Perrault, Homère avait été traité comme Aristote. Le scepticisme existait avant Bayle. Chose étrange, ou plutôt chose humaine, c’est dans le plus grand éclat de ces deux lumières, à la veille d’Athalie et du Discours sur l’histoire universelle, que se préparait contre les deux antiquités une double insurrection.
L’esprit de réhabilitation, qui est une des justices et peut-être une des faiblesses de ce temps-ci, a essayé de relever les adversaires d’Homère du ridicule qui s’attache à leurs noms. On a vu dans cette querelle la cause du progrès, respectable, dit-on, jusque dans les plus méchants écrivains. Je veux bien la reconnaître dans la révolte de la science renaissante s’attaquant, sous l’inspiration de Descartes, à l’autorité superstitieuse d’Aristote mal traduit et mal compris. Au moment où elle renversait l’idole, ses découvertes prouvaient au monde que l’idolâtrie de l’immobilité avait fait place au culte intelligent et fécond de l’observation et de l’analyse. Mais voir des champions du progrès dans les adversaires de l’antiquité classique, c’est de l’indulgence ingénieuse ; ce n’est pas la vérité.
Je voudrais le dire sans me jeter dans l’extrémité opposée, et sans affecter contre des hommes et des livres oubliés une sévérité qui ressemblerait à de la colère contre des morts.
Il y a eu contre l’antiquité classique trois campagnes où figurent, en tête des combattants, trois hommes qui sont bien loin d’être méprisables, les deux derniers surtout : Desmarets de Saint-Sorlin, Charles Perrault et Lamotte-Houdart.
Desmarets, un des familiers de Richelieu, négligé ou disgracié par Mazarin, employé par Colbert, membre de l’Académie française dès la fondation, s’était fait connaître d’abord par des comédies, des romans et des poèmes. Une conversion religieuse subite le jeta dans la controverse théologique. Dans l’un comme dans l’autre genre, le tour d’esprit du temps plutôt que le génie l’avait décidé. Il avait compris l’amour comme le comprenaient les précieuses, et la théologie telle que la figuraient les disputes. On l’avait vu tour à tour se mêler de poésie sans être poète, de religion sans être théologien, et prendre ces grandes choses tour à tour par le côté extérieur et de mode, tout pouvant être de mode en France, même la théologie.
En 1670, l’oubli vint, ou plutôt fondit tout à coup sur Desmarets. Le siècle avait
autre chose à faire qu’à lire ses poésies et sa controverse. Tous les illustres amants
de l’antiquité occupaient la scène. Molière avait fait applaudir le
Tartufe, Racine Andromaque et
Britannicus ; on savourait les premières fables de La Fontaine ; Boileau,
déjà célèbre par ses Satires, lisait dans les cercles son Art
poétique. Desmarets sentit le coup. Il éclata par un livre. « Sans
considérer si je serai suivi et soutenu, dit-il, j’entreprends le combat contre les
amants passionnés des Grecs et des Latins, qui voudraient nous faire quitter la plume
en nous mettant, s’ils le pouvaient, dans le désespoir de les pouvoir jamais
atteindre1. »
Ce cri de guerre était d’un homme accoutumé à emboucher la trompette épique. Son défi
n’eut pas de réponse. Il se piqua au jeu, et l’année suivante il revint à la charge,
assisté d’un champion déjà plus que blessé, son Clovis réimprimé. Un
Discours au roi, en tête du poème, prenait Louis XIV à témoin « qu’il n’y avait
pas de présomption à un chrétien de croire que, par une supériorité dont il rendait
honneur à Dieu, il faisait de la poésie mieux conçue, mieux conduite et plus sensée
que celle des païens. »
Boileau ne crut pas offenser Dieu ni déplaire au roi
en ne ratifiant pas la bonne opinion que Desmarets avait de ses vers. Des allusions fort
peu voilées firent justice du Clovis ressuscité pour mourir encore, et
des théories du Discours au roi. Desmarets en vint aux injures. Boileau eut le bon goût
de se taire. Son adversaire avait quatre-vingts ans, et mourait deux ans après avoir
lancé contre son jeune vainqueur le trait de Priam,
… Telum imbelle sine ictu.
Desmarets ne nous intéresse que comme un type. Il appartient à cette classe d’écrivains qui se servent de la plume de tout le monde pour ne dire que ce que tout le monde dit. Arrivé vieux à une époque où les nouveautés durables, l’invention, le grand style, allaient prévaloir, il ne put se mettre au pas des nouveau-venus, et il se fâcha. Toute la cause de sa guerre contre les anciens est sa vanité blessée. Clovis n’est pas lu ; voilà le vrai tort d’Homère.
Les critiques de Desmarets contre les anciens méritent un regard de l’histoire, à titre de préjugés littéraires propres à une époque, et de travers d’esprit intermittents. Ce qui manque aux anciens, selon Desmarets, notamment à Homère et à Virgile, c’est, faut-il l’écrire ? le jugement. Il est très vrai qu’ils n’ont pas jugé les choses et les hommes comme Desmarets. Ils n’avaient pas sous les yeux, pour peindre l’homme, l’idéal du Clovis, le guerrier sans faiblesse, toujours égal à lui-même, que son courage n’emporte ni ne trahit jamais, un héros dans la langue des romans, un parfait dans la langue de la théologie. Souffrir des imperfections dans un personnage épique, c’était manquer de jugement. C’est le défaut d’Homère imaginant un Achille qui s’emporte, et qui pour une captive enlevée refuse aux Grecs le secours de son bras. Virgile, à son tour, manque de jugement, quand il représente son Enée, à la vue de la tempête qui se déchaîne, frissonnant d’effroi :
Extemplo Æneæ solvuntur frigore membra.
Que Segrais connaissait bien mieux l’homme, et qu’il avait plus de souci de l’honneur d’Enée, lui qui « adoucissait cette grande peur », en traduisant ainsi le vers de Virgile :
Enée en fut surpris2 !
Ce n’est pas le seul bon office de ce genre que Segrais ait rendu au poète latin. Enée avoue, et devant qui ? devant Didon, qu’à la vue de Polyphème s’avançant dans la mer à la poursuite de son vaisseau, il a gagné le large au plus vite :
Nos procul inde fugam trepidi celerare…
Un héros d’épopée qui fuit, et qui en fait l’aveu, quelle honte ! s’est dit Segrais ; et couvrant cette
fois encore l’honneur d’Énée, il lui fait dire ces mots mieux séants :
Nous partons…
Tous les amis de Desmarets n’étaient pas de son avis sur les anciens. Huet, qui le
qualifie d’esprit merveilleusement doué pour la poésie, et qui trouve dans ses poèmes
« des pensées sublimes3 », — ce qui n’est pas d’un ennemi, ce semble, — déclare
qu’il eût jugé autrement Homère et Virgile, « s’il se fût appliqué à acquérir une
plus parfaite connaissance de l’antiquité et de lui-même. »
Ainsi le premier adversaire de l’antiquité classique est un homme d’esprit qui parle des anciens sans les connaître, et s’ignore lui-même ; un poète qui est à lui-même son propre idéal ; un chrétien, s’il le fut sincèrement, qui n’a ni l’humilité ni la charité. A juger de la cause par le défenseur, on peut s’assurer qu’elle n’est pas la bonne.
§ II. Charles Perrault. §
Le second champion des modernes contre les anciens élève la querelle par les principes dont il s’autorise, par le choix des modernes qu’il oppose aux anciens, enfin par le mérite de ses écrits. C’est Charles Perrault. Un petit livre de bontés a rendu son nom populaire. Nous l’avons tous lu sur les genoux de nos mères. Il faut s’en souvenir en jugeant l’auteur.
Entouré de glorieux modernes, derrière lesquels il aurait pu faire aux anciens une guerre spécieuse, Desmarets se garde bien de les appeler à son aide, parce qu’il les sait prévenus en faveur d’Homère et de Virgile ; il trouve plus beau d’être seul contre tous. C’était dans les mœurs de ses héros.
Perrault rend la cause meilleure en adoptant la gloire de ces modernes, y compris Boileau, auquel il fait habilement une place parmi eux. Il la rend plus spécieuse en contestant la supériorité des anciens, non pas au nom de son goût particulier, mais par comparaison avec un idéal nouveau qu’il a soin de ne pas personnifier en lui.
Aussi, tandis que les provocations du vieux Desmarets obtiennent pour toute réponse quelques vers dédaigneux où Boileau tourne en ridicule ses poèmes et omet son nom, Perrault, soutenu de Fontenelle, a l’honneur d’avoir pour contradicteurs La Fontaine et Boileau.
Il n’est pas étonnant, selon lui, que les modernes soient les égaux des anciens : ils doivent les surpasser. Le monde ne va-t-il pas de la sorte, que les derniers venus profitent de tout ce qui a été découvert, pensé, imprimé avant eux ? On en sait plus sur les conditions du poème épique qu’au temps d’Homère. On doit donc faire mieux que l’Iliade et l’Odyssée. A ce compte, Chapelain, qui a beaucoup plus pensé qu’Homère aux conditions du poème épique, doit être supérieur à Homère. Il le surpasse en effet, selon Perrault. Il est vrai que ce n’est pas comme poète, mais seulement par la conduite et l’art. Le bel avantage si la Pucelle n’est pas lisible !
Une seule chose est sérieuse dans la polémique de Perrault, c’est ce travers d’esprit, propre à son temps, et qui, depuis le glorieux avènement des sciences dans les temps modernes, a pris les proportions d’un travers de l’esprit humain ; je veux parler de la prétention des savants à juger des choses littéraires par les principes qui régissent les sciences. Confondre l’art dans les lettres avec la méthode dans les sciences, attribuer à l’un et à l’autre la même vertu, c’est une illusion plus ancienne que Perrault et qui lui a survécu. Rien de plus différent pourtant que ces deux choses. Dans les sciences, la méthode est à l’origine toute l’invention et toute la science. En littérature, elle a suivi les créations ; les règles ne sont que les raisons du plaisir que nous prenons aux beautés des lettres. Appliquer la méthode scientifique, c’est-à-dire observer, analyser, classer, c’est faire trois opérations créatrices, c’est créer. Qui applique les règles littéraires n’a rien fait, si d’abord il n’a créé. Tel ouvrage où l’auteur y est resté fidèle, sans rien créer, n’a réussi qu’à montrer ce qu’il était incapable de faire.
Étendre de la science aux lettres le principe de la raison substituée à l’autorité est un effet du même travers. Dans la pensée de Descartes menant la raison en guerre contre l’autorité, il s’agit de l’autorité qui, par les lettres patentes de François Ier, condamnait Ramus pour crime de lèse-majesté contre Aristote ; qui, en 1624, bannissait de Paris, par arrêt du parlement, tous les professeurs convaincus d’irréligion aristotélique ; qui, jusqu’en 1671, menaçait de frapper de la même peine les gens suspects du même crime, et rendait nécessaire l’Arrêt burlesque de Boileau.
Dans les lettres, contre quelle autorité était-il besoin de défendre la raison ? Jamais roi ni parlement avaient-ils fait de l’admiration pour Homère une loi d’État ? Il est vrai que les poésies homériques étaient enseignées dans les écoles. Personne ne les y avait introduites, sinon cette douce autorité qu’exerçaient les arts de la Grèce vaincue sur Rome victorieuse :
Græcia capta ferum victorem cepit…
et que sentirent, quinze siècles plus tard, ces vieillards de la Renaissance, qui venaient s’asseoir sur les bancs des écoles pour y apprendre la langue de l’Iliade. Quelle apparence que la raison résiste à l’autorité d’Homère ? Cette autorité n’est que le libre assentiment de la raison. Tout ce qui plaît à notre imagination dans la sublimité des fables homériques, tout ce qui touche nos cœurs dans cette première et naïve expression des passions humaines, notre raison l’approuve, et elle y trouve sa part dans la leçon morale qui s’insinue sous le plaisir.
Il a fallu, pour en juger autrement, que Perrault et ses partisans prissent pour la
raison le raisonnement. Nous connaissons de longue date cette raison-là. Au moyen âge,
elle s’était si bien confondue avec le syllogisme, qu’elle mit à sa place et qu’elle
adora son simulacre. Au dix-huitième siècle elle dira d’Athalie :
« Qu’est-ce que cela prouve ? »
Quand on raisonne si légèrement sur l’art et la littérature, il n’est pas étonnant qu’on soit mauvais juge de l’antiquité classique. C’est le cas de Perrault. Pour lui, Platon est ennuyeux, même dans la version de Maucroix, où il l’a lu et qu’il vante. Les dialogues de Platon ne valent pas les Provinciales. Voilà qui paraît moins mal jugé ; mais, prenons-y garde, Perrault est janséniste : dans son jugement sur les Provinciales, s’il y a de l’admiration pour Pascal, il y a encore plus d’esprit de parti.
A ses yeux Démosthènes « a la taille trop droite » ; il faut l’avoir « gracieuse. » Il ne dit que « le nécessaire » ; c’est trop peu. Pourtant il y a du bon dans l’apostrophe aux guerriers morts à Marathon. A quoi doit-elle de plaire à Perrault ? « Au fond terne » sur lequel elle se détache.
Horace n’est que la moitié d’un poète satirique. Il faudrait le doubler de Juvénal. Il n’est pas besoin de lire Sophocle et Euripide dans le grec ; Garnier et Hardi en donnent une idée très satisfaisante. Le beau mérite qu’a eu Térence de faire parler ses personnages selon la nature ! La nature est tout au plus bonne dans les bois et dans la solitude. C’est en gens d’esprit qu’il fallait les faire parler. Ovide s’y entend bien mieux que Térence ; aussi est-il le poète favori de Perrault.
Rien n’est bon dans Homère, ni le plan, ni les mœurs, ni la diction. Les caractères ne valent même pas ceux de Térence ; ils ne parlent ni selon la nature, ni en gens d’esprit. Nestor intervenant entre Agamemnon et Achille, et leur disant qu’il a connu dans sa jeunesse des hommes plus forts qu’eux, est le plus malavisé des médiateurs. Pour Achille, n’est-ce pas un étrange héros d’épopée qu’un homme qui demande à la déesse sa mère de le venger de ses ennemis, et qui reste sous sa tente pendant qu’on se bat ?
Je ne m’étonne pas, d’ailleurs, que le caractère d’Achille ait été si mal critiqué dans un temps où il était si médiocrement admiré. Où Perrault ne voit qu’un brutal, Boileau n’admirait qu’un type de la colère. Il y a tout un Achille que Boileau ne semble pas avoir plus connu que Perrault ; il y a le fils qui donne au souvenir de son père des larmes plus précieuses que celles que Boileau aime à lui voir verser pour un affront ; il y a l’ami de Patrocle, plus fidèle à l’amitié qu’à la colère ; il y a un sage aimable qui apaise les disputes parmi les hommes et console les vaincus ; il y a un homme qui, dans la solitude de sa tente, a beaucoup pensé sur le bien et le mal, sur la vie, sur la destinée, sur lui-même, le premier type de cette mélancolie que l’âme d’Homère a connue avec tous les sentiments qui sont de l’homme. Une idée trop étroite de l’unité du caractère, dans les personnages épiques, semble avoir caché à Boileau et à Perrault le véritable Achille. Tous les deux ont l’esprit touché d’un idéal de héros qu’ils ont trouvé, Perrault dans les romans, Boileau dans les poétiques d’alors. Achille n’est qu’un homme.
Il n’y a pas d’apparence que, se trompant si fort sur les anciens, Perrault fut un bon juge des modernes. Il met au même rang les médiocres et les excellents, et il n’admire pas les excellents par les bonnes raisons. Bossuet est nommé, pour l’histoire, à côté de Cordemoy. Molière fait nombre dans une liste où figurent
Les galants Sarrazin et les tendres Voiture.
La Fontaine est à priser pour un certain sel qui n’est pas le sel attique, dit
Perrault, et où il entre « une naïveté, une surprise et une plaisanterie d’un
caractère tout particulier, qui charme, qui émeut, qui frappe tout d’une autre
manière. »
Etrange sel, en effet, que ce composé de naïveté qui charme, de
surprise qui émeut, de plaisanterie qui frappe ! Perrault tient surtout à ce que la
plaisanterie y domine. La Fontaine plaisante plus agréablement que les anciens. Voilà
son lot. Qu’il a dû se trouver bien partagé !
Au fond Perrault n’est que Desmarets, avec plus d’esprit et soufflé par Fontenelle. C’est une copie du même type. Comme Desmarets, il est à la suite de toutes les modes. Dans sa jeunesse, on était affolé du burlesque et des Iris en l’air ; il travestit le sixième livre de Virgile, et il chante une Iris dont
La bouche et petite et vermeilleEst d’un rouge animé qui n’eut jamais d’égal.
Une autre mode du temps était de disputer entre beaux esprits sur des
points de galanterie ou de morale. Il écrit un dialogue où il recherche :
« Pourquoi l’amour est frère de l’amitié et quel est l’aîné des
deux. »
Il est vrai que ce sont des ouvrages de jeunesse. Mais ni l’âge mûr de Perrault, ni sa vieillesse, ne s’en repentirent. Dans des mémoires écrits pour l’instruction de ses enfants, il leur recommande, au lieu de s’en confesser, son Virgile travesti ; il se loue du portrait d’iris, le meilleur morceau, dit-il, qu’il eût fait dans ce genre-là. Quant au dialogue sur l’amour et l’amitié, il rappelle avec complaisance que M. Fouquet en a fait encadrer le vélin d’or et de peinture. N’est-ce pas d’un homme qui a l’air de s’y mirer ?
Ainsi le second adversaire des anciens n’est, comme le premier, qu’un bel esprit qui les ignore et qui ne se connaît pas lui-même. Il avait d’ailleurs, lui aussi, son Clovis à défendre, et c’est sa tendresse inquiète pour un Saint Paulin qui construisait le vaste ouvrage de défense de ses Parallèles en quatre tomes. Mais plus de mesure dans l’attaque, l’art de s’y faire des auxiliaires, plus de vérités de détail parmi les mêmes erreurs, des idées justes sur les arts écrites dans une prose aisée, l’honneur d’avoir travaillé sous Colbert aux merveilles de Versailles, des contes où le précieux même n’est pas sans grâce, tout cela, sans rendre la cause meilleure, diminue le ridicule de l’avocat.
§ III. Lamotte-Houdart. §
Le troisième champion des modernes, Lamotte, reprit la thèse de Perrault, et ce dut être un vif dépit pour Boileau de voir Perrault ressuscité ; et, pour comble, de ne pouvoir s’en fâcher. Lamotte y avait pourvu. Deux odes où il qualifiait Boileau d’Horace français et ses ouvrages d’écrits sublimes avaient rendu « le vieux lion plus traitable. » On ne se moque pas de qui vous marchande si peu les louanges. Vingt ans auparavant, Boileau n’eût pas voulu des louanges à cause des vers ; mais plus vieux et plus faible pour ses propres ouvrages, s’il n’approuva pas Lamotte, il le regarda faire. C’est ainsi que, sous ses yeux à demi fermés, Lamotte put impunément publier tout un recueil d’odes, des fables, et jusqu’à des églogues imitées des pastorales de Fontenelle, l’oracle et le conseil secret de Perrault.
Lamotte fit plus. Il fit agréer à Boileau des passages de sa traduction abrégée de l’Iliade. Le vieux poète, à l’en croire, y aurait été si bien pris qu’il lui serait échappé de dire, sous le charme, « qu’il aimerait mieux avoir écrit l’Homère français que d’être Homère lui-même. » Évidemment il n’y a ici de pris que Lamotte. En tout cas, à l’époque où il se paraît de ce témoignage, Boileau n’y pouvait plus contredire ; il était mort.
Avec le même art de conjurer de loin la critique, Lamotte s’était fait pardonner son projet barbare par celui de tous les grands écrivains du dix-septième siècle qui a été le plus touché du génie d’Homère, Fénelon. Les encouragements qu’il en tira sont moins suspects que ceux de Boileau, car ils sont écrits. Lamotte put montrer des lettres signées de Fénelon, où celui-ci louait son entreprise, accusait notre versification, blâmait les gens de goût qui se moquaient de Lamotte, et toutefois se taisait sur ses vers. C’était assez de scandale. Dans une telle impiété contre le génie même de la poésie, obtenir le silence de Boileau et la neutralité de Fénelon, il y avait là pour Lamotte une victoire.
Lamotte se l’était adjugée à l’avance, et dans quels vers !
Je vois au sein de la natureL’idée invariable et sûreDe l’utile beau, du parfait.Homère m’a laissé la muse,Et si mon esprit ne m’abuse,Je vais faire ce qu’il eût fait.
On a besoin de croire que les yeux de Boileau vieillissant ne furent pas attristés par cette méchante prose rimée.
Il ne restait plus à Homère que deux défenseurs, Dacier et sa femme. Ils semblaient comme préposés à la garde du temple que Lamotte avait violé deux fois, la première fois par sa traduction abrégée, la seconde par son Discours sur Homère. Quelle fortune, s’il réussissait à endormir leur vigilance ! Il s’y était pris avec eux comme avec Boileau et Fénelon. Au mari, il avait dit dans une ode :
Si j’exécute ce que j’ose,Et que mon vol hardi puisse plaire à tes jeux,Ton suffrage pour moi vaut une apothéose ;J’ai déjà le front dans les cieux.
Mme Dacier avait traduit Anacréon. Cette traduction, lui disait galamment Lamotte, c’était la rançon dont l’Amour, tombé captif entre les mains de la dame, avait racheté sa liberté ;
Il voue donna pour sa rançonCe qu’il estimait davantage,Et ce fut votre Anacréon.
Ainsi, longtemps à l’avance il s’était mis à l’abri de la foudre sous le laurier dont il couronnait Mme Dacier. Les deux époux n’avaient pas été insensibles aux odes de Lamotte, il pouvait produire des preuves écrites de leur reconnaissance. Le chef-d’œuvre de sa politique, ce fut de déclarer, avant d’attaquer Homère, qu’à Mme Dacier seule il avait l’obligation de le connaître. Peu s’en fallut qu’on ne crût les Dacier complices de la profanation qui allait se consommer.
Ainsi assuré contre toutes les censures, l’ouvrage parut. Une estampe y représentait Homère conduit par Mercure, et mettant sa lyre aux mains de Lamotte. C’est à l’honneur de Mme Dacier de n’avoir pu souffrir cette indignité. Où Boileau s’était tu, où Fénelon était resté neutre, une femme éclata. A l’âge de soixante-trois ans, elle entra vaillamment en lice contre un adversaire qui avait pour lui la jeunesse et la mode. Il est vrai qu’on ne lit guère plus le vainqueur que le vaincu, et on a raison ; la défense, sauf dans quelques pages, n’est guère moins au-dessous du sujet que l’attaque. Mais s’il y a eu quelque gloire dans cette querelle, c’est pour la femme illustre qui est restée, contre le préjugé d’une époque puissante et brillante, de l’avis de l’esprit humain.
Le Discours de Lamotte sur Homère n’est que l’apologie de sa traduction. Il y fait moins la critique de l’Iliade grecque que les honneurs des timidités savantes et des hardiesses calculées de l’Iliade française. Il partage honnêtement les louanges entre Homère et lui, et, quoiqu’il se donne la plus grosse part, il fait celle d’Homère d’assez bonne grâce.
Aussi, bon nombre de gens s’y laissèrent-ils prendre. Au lieu des bravades de Desmarets et des légèretés de Perrault, on croyait avoir de la vraie critique. Lamotte, d’ailleurs, se louait en homme qui s’excuse ; il ôtait aux gens l’envie de lui refuser ce qu’il se mesurait d’une main si discrète, outre l’art très estimable et où il y a de l’honnête homme, de paraître douter de ce qu’il affirmait, de contredire sans injurier, et de se croire vainqueur sans chanter victoire.
Tant d’habileté et de bonne conduite mit tout le monde de son parti. La violence de Mme Dacier4 répondant au Discours sur Homère fit valoir cette modération. Elle attaquait tout le monde, et si elle ne s’emportait pas jusqu’à l’injure, elle sortait par moments de la civilité. Pour nous, qui jugeons la querelle après un siècle et demi, Mme Dacier a un tort bien autrement grave : c’est que ses raisons ne valent pas son admiration, ni le plaidoyer la cause. Elle aussi trouve à reprendre dans Homère ce que Perrault et Desmarets appelaient des mots bas. Elle aussi a honte, pour son idéal, de la familiarité et, comme on disait alors, de la grossièreté de certains détails. Sa traduction, moins respectueuse et moins intelligente que son admiration, a des timidités du même genre que celle de Lamotte. A la peinture poignante que fait Homère de l’orphelin « marchant la tête toujours baissée », elle ajoute : « avec mille sujets de mortification. » Elle le trouve plus noble « mendiant de parte en porte », que « tirant par leur tunique ou par leur manteau les amis de son père. » Elle aime mieux Astyanax « nourri sur les genoux de son père avec tant de soin », que « mangeant la moelle et la meilleure graisse des brebis. » Lamotte mutilait la statue, Mme Dacier la badigeonnait.
Ce fut de la part de Lamotte une dernière adresse de ne pas profiter de tous les
avantages que lui donnaient sur Mme Dacier la rudesse de sa
polémique, la lourdeur de son style et la grosseur de son volume. Il ne s’adjugea pas le
triomphe, il se le laissa décerner. Il se souvint de son ode à celle qui avait traduit
Anacréon, et il ne voulut pas la démentir, par respect pour Mme Dacier et par amour pour son ode. Un ami commun réconcilia les deux
adversaires. On fit la paix à table. La spirituelle Mme de Staal
était des convives. « J’y représentais la neutralité, dit-elle ; on but à la
santé d’Homère, et tout se passa bien. »
Après la mort de Mme Dacier, Lamotte la chanta dans une nouvelle ode où les bons sentiments tiennent lieu des bons vers. Il la représente, dans les Champs Élysées, marchant à la rencontre de la grande ombre d’Homère et s’agenouillant devant elle ; et il l’en blâme galamment.
Boileau n’avait pas mis la même grâce dans sa réconciliation avec Perrault. L’admirable
lettre où il fait la paix maintient tous ses principes, parce que ce ne sont pas des
vues particulières, et que la cause n’est pas la sienne. Il honore Perrault, il le loue
même, mais d’une plume avare, et non sans jeter sur lui un dernier regard de travers ;
et quand on lui annonce sa mort, « il n’y prend, dit-il, d’autre intérêt que
celui qu’on prend à la mort de tous les honnêtes gens5. »
La différence entre cette réconciliation un peu maussade et le traité de paix
accepté par Lamotte ne s’explique pas seulement par l’humeur des deux hommes. Boileau,
en mettant bas les armes, craignait d’avoir sacrifié à la civilité quelque chose de plus
que son amour-propre ; Lamotte, par l’air galant dont il désarmait devant une femme,
faisait encore les affaires de sa vanité.
Si Lamotte n’entend rien à Homère, l’ignorance de la langue n’en est pas la seule
cause. L’Iliade et l’Odyssée ont eu plus d’un
admirateur qui ne savait pas le grec. Des enfants, des artistes presque sans lettres, se
sont passionnés pour ce qui perce des beautés homériques à travers les traductions les
plus infidèles. « Il y a quelques jours, disait le sculpteur Bouchardon, qu’il
m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point : cela
s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes
ont quinze pieds pour moi, et je n’en dors plus6. »
Où l’artiste voyait
des géants, l’homme de lettres regrettait de ne pas trouver des héros de roman, les
mœurs de la fin du dix-septième siècle, la raison de Fontenelle et l’esprit de la cour
de Sceaux.
Il faut, pour bien juger Homère, le grand goût des hommes de génie, ou la naïveté de l’artiste, ou cette raison dont la connaissance de nous-mêmes est à la fois le fond et la première marque. Au temps où Boileau y conviait tous les poètes, comme à la source de toute création durable, l’esprit chrétien avait fait, de cette connaissance, la plus obéie des règles et la plus sûre des sciences. En accoutumant l’homme à regarder par-delà ses pensées le fonds où elles se forment, elle apprenait aux juges des choses de l’esprit à reconnaître, sous les traits changeants d’une époque, les traits inaltérables de la nature primitive, et l’homme qui demeure le même sous la mobilité des mœurs et des coutumes.
C’est pour cela que les plus pénétrés de l’esprit chrétien, au dix-septième siècle, ont été les plus grands admirateurs d’Homère. Tout ce qui choquait la délicatesse de Lamotte, discours des personnages, éloges qu’ils font de leur race et d’eux-mêmes, défis qu’ils échangent avant le combat, insultes du vainqueur à l’ennemi mort, allocutions des guerriers à leurs chevaux, tous ces premiers mouvements des passions humaines, que la science de la vie civile nous apprend à comprimer et à cacher, tout cela charmait un Racine, un Bossuet, un Fénelon, un Rollin ; tout cela leur paraissait aussi conforme à la nature qu’à la raison.
Mais la raison qui rendait Lamotte si difficile pour Homère n’a de commun avec celle-là que le nom. Elle demande à toute chose ses preuves, et comme le sentiment n’en peut administrer aucune, elle le nie. Née d’une révolte des esprits contre l’autorité, elle se défie de l’admiration comme d’une servitude, de la tradition comme d’un préjugé, du passé comme d’un obstacle au présent. Le beau lui déplaît, comme une sorte de royauté devenue légitime par la longue obéissance des esprits. Elle prétend découvrir les lois de l’enthousiasme par les mêmes méthodes qui ont découvert les lois de la chaleur et de la lumière, et ce qu’elle analyse elle croit le créer. Lamotte fit de tout, odes, fables, épopées, comédies, tragédies ; et parce qu’il n’a mal raisonné d’aucun de ces genres, il crut avoir réussi dans tous.
L’esprit d’analyse appliqué aux lettres et aux arts produit, au lieu du vrai, quelque chose qui en usurpe pour un temps le crédit, je veux dire le spécieux. Le spécieux, c’est tout Lamotte. Il n’est pas le père du genre, mais le genre semble fait pour lui. Ses poésies, comme ses doctrines, ne sont que des apparences ; et son nom, entre ceux que le genre humain répète et ceux qu’il oublie, suspendu et comme réservé pour un jugement qui ne sera jamais rendu, son nom n’est ni glorieux ni inconnu : il est spécieux.
Ce qu’est le spécieux, Lamotte va nous l’apprendre. « Le vrai mérite, dit-il dans son
Discours sur Homère, consiste à reconnaître les défauts partout où ils
sont. Non, je n’en conviens pas. Ce n’est là qu’une sorte de mérite ; il en est un autre
plus rare, qui consiste à admirer les beautés partout où elles sont. Pour qui n’a pas
les deux, mieux vaut le second que le premier ; car l’admiration échauffe et féconde, et
le cœur y a toujours sa part ; la critique dessèche : heureux si elle ne dégénère pas en
une secrète envie contre ceux qu’elle juge ! « On ne doit aux morts, dit au même
lieu Lamotte, que la vérité ; aux vivants, on doit des égards. »
Encore une
pensée spécieuse. A qui doit-on d’abord la vérité, sinon à qui peut en faire son
profit ? Que gagne un mort à ce qu’on la lui dise, ou un vivant à ce qu’on la lui
taise ? La vérité se doit à tous, mais aux vivants bien plus qu’aux morts, et aux morts
dans l’intérêt seul des vivants. Quant « aux égards », il n’y faut manquer envers qui
que ce soit.
Le spécieux, dans Lamotte, est le plus souvent intéressé. S’il tient à nous persuader que tout le mérite du critique est de voir les défauts partout où ils sont, c’est pour rehausser ce qu’il croit avoir eu de mérite à découvrit ceux d’Homère. Le conseil de garder la vérité pour les morts et les égards pour les vivants, sert à faire excuser les vérités qu’il croit dire à l’Iliade d’Homère, et à obtenir des égards pour la sienne.
Mais le spécieux qui domine dans Lamotte et qui paraît comme son naturel, ce sont ces pensées, équivoques secrètes, qui, vraies à la première vue, sont fausses dès qu’on y appuie, sans pourtant qu’on en sache mauvais gré à l’écrivain qui nous en donne le mirage passager. C’est un trait commun à toute une classe d’auteurs, et voilà pourquoi je le relève. Les hommes de génie vont naturellement au vrai ; les beaux esprits comme Lamotte vont naturellement au spécieux. Les premiers ne s’inquiètent pas si d’autres ont pensé ce qu’ils pensent à leur tour ; c’est assez qu’ils le pensent sincèrement ; ils sauront bien se l’approprier par l’expression. Les autres, Boileau les a notés :
Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux.S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux.
C’est toucher du même coup le défaut et la vanité qui s’y intéresse. Vanité, désir de briller, sont des faiblesses inséparables du spécieux. Aussi, les écrivains qui le cultivent sont-ils d’assidus courtisans de la mode à qui le spécieux doit sa fortune passagère.
Cependant n’est pas spécieux qui veut, et nul n’a ce défaut sans en avoir la qualité. Se jouer entre le vrai et le faux n’est pas un bel emploi de l’esprit ; mais à côtoyer ainsi le vrai, on a la chance d’y toucher quelquefois. Là même où Lamotte n’est que spécieux, pour peu qu’il le soit sans intérêt, ses vues ingénieuses et engageantes provoquent la réflexion plutôt que la contradiction, et il sert le goût par les scrupules mêmes qu’il éveille. Du reste, il s’impose moins qu’il ne s’insinue. Le ton dont il affirme n’offense pas les contradicteurs ni ceux qui veulent rester dans le doute. La douceur de ses paradoxes fit leur succès ; aujourd’hui elle les recommande encore aux indulgents amis des choses de l’esprit. Il a une manière d’avoir tort qui le rend digne d’avoir raison. C’est ce qui est passé de son aimable caractère dans ses écrits.
Prosateur incertain et inégal, et, partout où il n’est que spécieux, semé d’impropriétés cachées, Lamotte est bon écrivain quand il est dans le vrai de la tradition ou dans la nouveauté de bon aloi. Presque plus heureux que les grands poètes du dix-septième siècle, à qui certains délicats ne permettent pas d’être de grands prosateurs, les vers de Lamotte n’ont pas nui à sa prose. On est si agréablement surpris, au sortir de cette poésie rocailleuse, de se trouver au milieu de pages d’une prose unie, aisée et brillante, qu’on fait au prosateur un surcroît de mérite de n’avoir plus affaire au poète. Qu’il y a loin pourtant de ses meilleures pages à la simplicité nerveuse des Réflexions sur Longin, et surtout à la lettre où Boileau raconte sa réconciliation avec Perrault ! Sans compter que le bon, dans Lamotte, ou procède de Boileau, ou n’est que l’application heureuse des principes littéraires du dix-septième siècle.
C’est par la partie de ses écrits où Lamotte se conforme à ces principes qu’il s’est racheté de celle où il les renie. Par là seulement il n’a pas péri tout entier sous le ridicule d’avoir traduit et abrégé en barbare l’Iliade d’Homère, traité de futilité la poésie tout en faisant des volumes de vers, mis en prose les vers de Mithridate, essayé de l’ode sans vers. Ce qu’il y a d’esprit véritable derrière son savoir-faire, et de l’honnête homme dans le papelard 7 l’a sauvé de l’oubli. Il a eu et mérité la fortune très rare, après avoir passé par la vogue, de trouver la justice. Faut-il aller plus loin, et le mettre, sur la foi de Voltaire, dans le Temple du goût ? Je le veux bien, pourvu que ce ne soit pas le temple où préside Homère. Mais y en a-t-il un autre ?
§ IV. Rôle de Fontenelle dans la guerre contre l’antiquité classique. — Le mauvais et le bon Fontenelle. §
A côté de Perrault d’abord, puis de Lamotte, un homme qui se servait d’eux encore plus qu’il ne les servait, Fontenelle, faisait la guerre aux anciens, à sa manière, par des réflexions aiguisées et d’ingénieux paradoxes, plutôt que par des manifestes. Tandis que Perrault levait séditieusement l’étendard des modernes en pleine académie, et y fâchait jusqu’à La Fontaine ; que Lamotte, plus imprudent encore, s’attaquait doublement à Homère en le traduisant et en le jugeant, Fontenelle, à petit bruit, sans prendre à partie aucun des anciens ni aucun de leurs défenseurs, chicanant plutôt que disputant, se tenait à côté du champ clos pour ne pas attraper de coups, et hors de la querelle pour éviter la défaite. Il venait à son tour, et de son pas, non point combattre, mais glisser des observations, insinuer des doutes, qui, passant entre les personnes et les amours-propres, servaient la cause sans exposer l’avocat.
Il se garde bien de faire le procès à Homère. Là étaient le scandale et le péril. Avec moins d’éclat et moins de risque, il se contente de l’effleurer de quelques remarques épigrammatiques, et il le comprend dans un doute général jeté sur les écrivains illustres. Il éparpille ainsi l’attaque pour dérouter les défenseurs. Le beau de sa tactique, c’est de mettre les Latins au-dessus des Grecs à titre de modernes, afin d’encourager les modernes à se croire supérieurs, par le bénéfice des siècles, aux Latins et aux Grecs à la fois. Comment ne s’y seraient-ils pas prêtés de bonne grâce ? S’ils ne voulaient pas, par modestie, le devoir à leur mérite, quel scrupule avaient-ils à le devoir au temps ?
Quoique plus habile que ses complices, le nouvel adversaire des anciens est, au fond,
poussé par les mêmes motifs. Comme eux, un peu moins qu’eux peut-être, il ignore ceux
qu’il attaque. Mais il n’est pas si simple que de se vanter de son ignorance. Il laisse
au candide Lamotte à confesser « qu’il ne fait point vanité d’ignorer le grec ;
qu’il serait mieux qu’il le sût. »
Fontenelle n’est pas si naïf ; il ne fait
pas les honneurs de son ignorance. C’est la frivolité de ses critiques qui la
trahira.
Un second motif d’hostilité contre les anciens lui est commun avec Desmarets, Perrault et Lamotte ; c’est l’ignorance de soi-même. Beaucoup d’esprit peut servir également à se connaître et à s’ignorer. Il suffit d’un peu de vanité pour faire d’un homme d’esprit un sot. Desmarets et Perrault fabriquant des épopées chrétiennes, Lamotte s’imaginant qu’il est un Pindare sage, ne se sont pas plus ignorés que Fontenelle maniant la houlette et se croyant par vocation le peintre des bergers. Il est vrai qu’il n’a pas en vue ceux de Théocrite, trop grossiers selon lui et sentant le fumier ; ses bergers sont habillés de neuf, et ont passé par les mains du costumier de l’Opéra.
Il y a encore du Desmarets, du Perrault et du Lamotte, dans le motif le plus prochain qui rangea Fontenelle sous leur drapeau. Lui aussi était poète, et un peu moins encore que les trois autres qui ne le sont guère. On le savait dans le camp des anciens, et on le disait. L’épigramme de Racine contre l’Aspar du sieur de Fontenelle est un sifflet qui retentit encore. Boileau avait poursuivi Perrault et Desmarets d’épigrammes dont Fontenelle était bien forcé de prendre sa part. Il se vengea sur les anciens des dédains de leurs admirateurs. Eschyle taxé de « folie », Euripide de « grossièreté », payent pour Racine et Boileau, sans compter ce que donnait de mauvaise humeur à Fontenelle, contre tout ce qu’aimait Racine, sa qualité de neveu de Corneille.
Un dernier motif, propre au seul Fontenelle, explique son peu de goût pour les anciens. Il n’a pas le sens de l’admiration. Admirer n’est pas éprouver une courte surprise après laquelle on refaire dans l’indifférence ; c’est s’être pris pour la beauté littéraire d’un amour qui ne doit pas finir. Fontenelle n’a pas connu cet amour. Pour lui les beautés des lettres ne sont que de froides notions. Une fois acquises et le plaisir de la surprise épuisé, elles ont le tort d’être du connu. Il faut passer outre et aller à l’inconnu. On dirait un homme pour qui le soleil ne serait qu’une notion de cosmographie, qu’on sait une fois pour toutes, et non le foyer d’où nous viennent incessamment la chaleur et la lumière. L’abbé Ledieu raconte que Bossuet était quelquefois réveillé la nuit en sursaut par des réminiscences d’Homère. Voilà l’admiration ; c’est une douce flamme qui, une fois allumée, ne doit plus s’éteindre. Et quel exemple, pour le dire en passant, que l’homme de génie qui en a tant inspiré pour lui-même, l’ait si vivement sentie pour les autres ! Elle veillait seule en lui, quand toutes les autres facultés de son âme sommeillaient, ou plutôt elle était son âme tout entière, réveillée par quelque apparition des beautés admirées toute sa vie et qu’il s’était comme incorporées.
Fontenelle montre beaucoup d’admiration pour le grand Corneille, son oncle ; je doute qu’il l’admire autant qu’il le dit. Si j’en juge par le ton de ses louanges, il connaît ce que vaut son oncle ; il ne le sent pas. Il a besoin, pour le mettre à son prix, de le comparer ; sa prétention vient alors en aide à son admiration languissante, et je le crois plus touché de ce qu’il ôte à Racine que de ce qu’il donne à Corneille.
Fontenelle a dû goûter surtout dans Corneille ce qu’on pourrait appeler les beautés douteuses de ce grand homme, l’esprit et les artifices, là où le génie a fait défaut au sujet ou le sujet au génie. Lui qui ne savait rien de mieux à dire d’une chose d’esprit, sinon que « Cela est vu », n’estimait dans les ouvrages que les vues. Il préférait aux vérités une fois acquises et, si l’on me passe le mot, emmagasinées, les doutes qui ont le faux air de vues nouvelles. Aussi ne s’accommode-t-il du génie de Cicéron qu’avec la pointe de Sénèque. Dans un Cicéron doublé d’un Sénèque, il se serait résigné aux beautés pour avoir les vues, et il aurait volontiers passé par le vieux pour arriver au neuf.
Il avait donné à Lamotte l’exemple de mépriser la poésie tout en faisant des vers. Inconséquence d’esprit, non de conduite, dans un temps où les mœurs conservaient l’art d’écrire en vers comme un amusement, et où la philosophie commençait à l’attaquer comme un vain emploi de l’esprit. Fontenelle flattait deux modes à la fois, faisant des vers pour ceux qui croyaient encore à la poésie, des théories antipoétiques pour ceux qui n’y croyaient plus. Le malheur des esprits fins, c’est qu’on leur prête encore plus de finesse qu’ils n’en ont. Fontenelle, en réduisant toute poésie au fin, espérait-il être assez poète, s’il faisait accepter au public son paradoxe ? Et d’autre part, en prédisant à l’art des vers une mort prochaine, comme à une puérilité dont on se lasserait, voulait-il se faire pardonner le tort de n’y avoir pas brillé, par le mérite de n’en avoir pas été dupe ?
Il songe encore à lui quand il n’attribue au poète que le talent, et qu’il met au-dessus du talent l’esprit. Lamotte l’a répété après Fontenelle ; tous les deux font penser à la fable du Renard qui a la queue coupée. Oui, le talent, qu’on le définisse comme Fontenelle et Lamotte, instinct, partie animale du génie, opération involontaire, — ils ont dit tout cela, — qu’on le ravale jusqu’au mécanisme de l’abeille pétrissant son alvéole, le talent est ce qui fait le poète. Le poète lui-même, au moment où il est inspiré, ignore ce qui l’inspire ; et c’est parce que le secret de son travail lui échappe qu’il en fait honneur à la muse, et qu’il transforme sa plume en une lyre mystérieuse touchée par des doigts divins. Vieilles images, j’en conviens, dont l’esprit de géométrie a sujet de ne se pas contenter ; mais par ce vague même et ce fabuleux qui lui répugnent, elles remplissent l’idée que les peuples se font du poète, et elles lui mettent au front l’auréole.
Fontenelle, allié de Desmarets, de Perrault et de Lamotte dans leur guerre contre les anciens, n’est qu’une variété du même type. Pour lui, comme pour ses amis, les anciens ne sont coupables que de ce qu’il les connaît mal, de ce qu’il s’ignore soi-même, de ce qu’il s’entête à faire des vers qui ont besoin d’être défendus par des paradoxes. C’est, avec plus d’esprit encore que Lamotte, avec plus de lumières et de prudence que tous les trois, le même travers. Il y a là ce qu’une critique indulgente appellerait un premier Fontenelle. Je l’appellerai tout bonnement le mauvais Fontenelle, et j’y mets d’autant moins de scrupule qu’à côté du mauvais il y a un bon, et que le bon a certainement plus servi l’esprit français que le mauvais n’a nui aux anciens.
Le bon Fontenelle §
Le bon Fontenelle perce en plus d’un endroit sous le mauvais, dans le petit écrit sur les anciens et les modernes. La Fontaine avait dit :
On peut goûter la joie en diverses façons,Au sein de ses amis répandre mille choses,Et, recherchant de tout les effets et les causes,A table, an bord d’un bois, le long d’un clair ruisseau,Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau ;
et il ajoute :
Pourvu que ce dernier se traite à la légère.
Malice innocente et méritée contre les lourds traités des Bouhours et des le Bossu. Fontenelle suivit ce conseil. Il raisonne sans pédantisme, sinon sans fatuité, proposant, au lieu de préceptes, ces doutes de bon goût qui fâchent moins les contradicteurs qu’ils ne les font réfléchir. On sent dès ce temps-là l’homme qui aimera mieux la vérité que l’erreur, mais qui préférera toujours ses aises à la vérité.
Le bon Fontenelle se montra tout à fait le jour où, entrant dans sa vraie voie, il eut l’idée d’initier le public aux vérités des sciences, de les mettre à la mode sans les abaisser. Les lettres françaises doivent à ce beau dessein deux ouvrages charmants, la Pluralité des mondes et les Éloges des savants.
La pluralité des mondes §
Le cadre de la Pluralité des mondes est des plus heureux. Peut-on même dire, qu’il y ait un cadre là où les choses se passent si naturellement ? Une femme du monde ; curieuse, comme on l’était alors, des découvertes de la philosophie nouvelle, demande à notre philosophe comment est fait le monde que nous habitons, et s’il y a d’autres mondes habités. L’entretien a lieu le soir, dans un beau parc, à la clarté de ces mondes lumineux dont Fontenelle va lui dévoiler discrètement le mystère. La curiosité de l’aimable interlocutrice, tantôt naïve comme celle d’un enfant, tantôt hardie et compromettante comme celle d’un libre penseur, son impatience, quand les choses ne s’expliquent pas selon ses vues, sa joie, quand elles s’arrangent à son gré, comme si le Créateur avait pensé à lui plaire, les réflexions solides jetées avec la même légèreté que les plus frivoles, la vérité acceptée ou refusée par passion, des coquetteries avec la science pour la mettre de son côté, tout cela est d’une femme de ce temps-là, qui ne sera pas reniée par les femmes du nôtre.
Fontenelle lui-même n’a pas pris la peine de se déguiser dans ce tête-à-tête demi-savant, demi-galant, avec l’aimable ignorante. Il a gardé l’air et il laisse deviner jusqu’à l’attitude que lui a prêtée la médisance contemporaine. On croit l’entendre tantôt suppliant la marquise de consentir, quoi qu’il lui en coûte, à tourner avec la terre autour du soleil, tantôt se prêtant doctilement à ses suppositions les plus capricieuses, pour lui faire agréer la vérité qui les renverse ; sérieux, non jusqu’à effaroucher une attention féminine ; badin, sans compromettre le fonds de la science. L’illusion est complète. C’est Fontenelle peint par lui-même, et trahissant en plus d’un endroit son faible, l’amour du vrai moins fort que l’amour de sa commodité.
Sitôt que la chose en vient à la dispute, il se dérobe, comme s’il ne disait la vérité que par une permission dont il ne veut pas abuser. Il avait trente ans quand il écrivait ce livre ; il devait penser dès lors à l’art d’en vivre cent.
La science qui explique la nature et la marche des corps célestes pourra trouver des expressions plus grandes, mais non plus vives, pour graver dans notre esprit les deux plus grandes idées, après celle de Dieu, l’ordre universel et l’infini. L’air de légèreté dont Fontenelle les expose, loin de les rapetisser, ajoute à leur grandeur par la surprise. On croyait badiner, et on est enlevé tout à coup par-delà les sphères. Il promet peu, parce que promettre, c’est affirmer, et affirmer, pédanterie ; mais il tient plus qu’il n’avait promis. Le soin même qu’il prend de cacher, sous la forme de conjectures, sa foi si ferme dans l’avenir illimité de la science, nous gagne à cette foi, et ajoute au plaisir d’apprendre des découvertes accomplies une féconde curiosité des découvertes futures. Je sais bien que cet art d’accommoder les vérités scientifiques à notre ignorance toujours prévenue, n’est pas pur de toute fausse grâce, et qu’en faisant les honneurs de la science, Fontenelle ne s’est pas oublié. Je vois bien par moment passer le bout des manchettes de Cydias8. Mais Cydias n’est pas tout Fontenelle ; et ce portrait, plus injurieux que piquant, par lequel La Bruyère se vengea de n’avoir pas eu sa voix à l’Académie, prouve surtout que le peintre n’était pas un candidat endurant. Un an avant de se donner ce contentement trop peu digne de lui, la Bruyère écrivait les belles pages où il fait servir les vérités de l’astronomie à la démonstration de l’existence de Dieu. Qui sait si la première idée ne lui en était pas venue de Cydias ?
Les Éloges des savants. §
Il reste à peine quelques traces du mauvais Fontenelle dans les Éloges des savants. Faire siéger dans la même Académie, à côté des savants français, les savants étrangers, c’est une des plus grandes idées inspirées à Louis XIV par Colbert. Mais il fallait l’universalité de Fontenelle pour faire valoir cette idée, et pour apprendre à l’Europe savante quelle était sa part dans ce travail si divers, par lequel s’améliore incessamment la condition matérielle de l’homme. Il fallait cet esprit curieux de tout, juge excellent de tant de choses, pour rendre à chacun ce qui lui appartenait dans l’œuvre commune, depuis le métaphysicien qui fréquente l’infini, jusqu’à l’hydrographe qui relève les côtes et prépare de nouvelles routes au commerce du monde.
Fontenelle avait trouvé du même coup, avec sa vraie voie, toutes les convenances de son caractère et de son esprit, un poste d’où il voyait des premiers les choses nouvelles, l’activité sans l’agitation, l’importance et la réputation sans combat. Destinée unique, vie qui recommence après un demi-siècle, et pour un demi-siècle encore ; je ne m’étonne pas que, de tant de conditions heureuses, il soit sorti un livre à beaucoup d’égards parfait, par la convenance de l’entreprise au but et de l’œuvre à l’ouvrier.
Plaire au public éclairé sans faire sourire les savants, captiver l’attention en la menant de l’invention à l’inventeur, n’appuyer sur rien, cacher de la science tout ce qui n’en peut être connu que de ceux qui la cultivent ; c’est tout un art et une création durable. Tout est si bien tempéré, dans ces Éloges, que le lecteur ne s’aperçoit pas où finit sa compétence, et qu’il n’est pas tenté de fermer le livre, par la crainte de ne pas tout entendre.
On n’a que faire, d’ailleurs, d’être un savant pour goûter, dans le recueil de Fontenelle, les fins portraits qu’il a tracés. Chaque personnage a le sien. Les défauts y sont touchés avec discrétion, pour relever les qualités plutôt que pour y faire ombre, et aussi pour empêcher l’admiration superficielle. Fontenelle ne triomphe pas des travers des savants ; il omet tout ce qui sert à la malice sans servir à l’exemple : mais il est plein de détails sur les qualités, et il ne manque aucune occasion de faire voir quel lustre la vérité reçoit des mœurs aimables ou fières, des vies pures et cachées, des belles morts de ceux qui se dévouent à la chercher. Tout ce qu’il écrit, il le sent, sinon avec le cœur, du moins avec la raison doucement émue d’un sage qui voit, dans les vertus des hommes, d’aimables images de l’ordre universel. Il aime les morts comme nous aimons les absents, dont les défauts s’oublient, et dont les qualités nous deviennent plus chères par l’illusion de l’éloignement.
Il y avait eu un temps où Fontenelle ne touchait aux grands hommes que pour les rabaisser, où, pour ruiner l’autorité, il essayait de déshonorer la gloire. C’est le temps où, dans ses Dialogites des morts, Alexandre reçoit de la courtisane Phryné une leçon sur la guerre ; où Raphaël se tait sur son art, et soutient qu’il faut conserver tous les préjugés ; où Homère se moque de ses dieux ; où Thersite, disputant avec Agamemnon, a le dessus. Contredire en tout le témoignage des hommes, jeter du ridicule sur toutes les passions dont il n’était pas capable, goguenarder la morale qui gênait son projet de vivre entre les vertus et les vices, ne rien admirer pour ne pas s’engager, se mettre au-dessus de tout le monde et de toutes choses par le doute qui n’est que de la vanité déguisée : tel est l’esprit du Fontenelle d’alors.
Dans les Éloges des savants, loin de rabaisser les illustres, il élève les plus humbles. Le Fontenelle des Dialogites veut détruire toute autorité ; le Fontenelle des Éloges tient seulement à n’en pas créer de nouvelle. Jeune, il se moquait de l’admiration ; vieux, il n’empêche pas qu’on admire, et par moment, il nous y aide.
De toutes les qualités, celle qu’on attend le moins d’un jeune homme, la finesse, il l’eut tout d’abord, et il la garda jusqu’à la fin. Mais jeune, il la cherchait ; vieux, elle lui est naturelle ; c’est un fruit mûr, en sa saison, du travail et de la vie. Ce qu’on dit de certains visages virils dès la jeunesse, qui, dans l’âge mûr, paraissent encore jeunes, est vrai du style des Éloges ; il ne paraît pas avoir son âge. Il s’en faut pourtant que le bon Fontenelle s’y soit corrigé de tous les défauts du mauvais. Il a gardé les réticences calculées, l’obscurité ambitieuse, les minauderies, le fin poussé jusqu’à l’énigme, le pensé, comme on disait alors, la pointe, où vise quiconque préfère aux vérités les vues. Mais quand le style de ces Éloges est bon, il est des meilleurs. Fontenelle n’avait pas impunément passé la première moitié de sa vie parmi des modèles de simplicité ornée et de justesse éloquente. Il lui en est resté de bonnes habitudes dont, fort heureusement pour lui, il ne se défera pas. Ses défauts même tiennent plus du dix-septième siècle que du dix-huitième, et, s’ils n’en sont pas plus aimables pour cela, ils déplaisent moins que la déclamation et l’impropriété dont le règne va commencer. Fontenelle a conservé les vieilles modes ; c’est un moindre travers que d’avoir pris les nouvelles.
Des quatre champions des modernes, dans la guerre contre l’antiquité, Fontenelle est le seul qui se soit racheté de sa part dans le travers commun par la gloire d’ouvrages durables. Mais ces ouvrages sont de ceux qu’on goûte et qu’on n’admire pas. Fontenelle n’a pas voulu de l’admiration pour les autres ; sa punition est de n’en pas inspirer pour lui-même.
§ V. Guerre contre l’antiquité chrétienne. — les trois sortes de doutes. — La Mothe-Le Vayer. — Pascal. — Huet. — Bayle. §
Les attaques contre l’antiquité chrétienne avaient commencé avant la guerre contre l’antiquité classique. Attaques n’est peut-être pas le mot propre. Rien ne se faisait ouvertement. Les libertins, comme on appelait alors les incrédules, raillaient à table ; ils n’écrivaient rien. Le fameux sonnet de Desbarreaux est la plus grande indiscrétion de ce parti. Ils étaient désavoués même par les hommes qui inclinaient vers leur morale.
Le plus grand danger pour le christianisme ne venait pas des libertins, mais des sceptiques à deux faces, l’une tournée vers les croyants et qui leur sourit, l’autre tournée vers les incrédules et qui ne les décourage pas. Le doute est le véritable adversaire de l’antiquité chrétienne au dix-septième siècle.
Ses allures sont diverses. C’est la raison qui tantôt se fait petite, humble, incapable, pour décliner sa compétence en matière de religion ; tantôt reconnaît généreusement son impuissance, et s’emploie tout entière à se convaincre de la nécessité d’abdiquer dans la foi ; tantôt se présente comme un état suspensif de l’esprit, en face de toutes les affirmations contradictoires, et conseille, comme règle de conduite, la tolérance.
C’est dans La Mothe-Le Vayer que la raison se déclare incapable d’avoir un avis sur les choses de la foi, et même sur la religion naturelle. Il est impossible, selon lui, de prouver par « moyens humains » l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Les seules preuves sont dans la religion. Voilà ce qu’il écrivait avant le Discours de la Méthode, et ce qu’il continua de professer même après l’apparition de cette grande lumière, avec les déguisements et les précautions que lui commandait le temps. Il voulait amener la raison devant les questions qui attirent le plus irrésistiblement sa curiosité, et lui faire dire, d’un air de plainte sincère, qu’elle n’a rien à y voir. Personne ne s’y méprit. Desmarets avait tort sans doute de montrer au doigt Le Vayer comme un homme sans religion9; mais Desmarets devinait juste. Le premier risque que courent les douteurs, c’est de faire douter de leurs protestations.
Quand on parle de la raison qui met sa gloire à abdiquer, on a nommé Pascal. Le Vayer
professe le doute universel, pour y envelopper la foi ; le doute de Pascal est un combat
au profit de la foi contre la raison. Il rejette le secours que la philosophie de
Descartes est venue apporter à la religion naturelle. Il ne veut pas d’une religion que
la raison pourrait regarder comme son œuvre, et il en qualifie le système de roman de la
nature. Il voit avec joie dans Montaigne la raison « invinciblement froissée par
ses propres armes10. »
C’est dans un transport de cette joie qu’il nous exhorte à
nous faire petits, à nous humilier, et, par opposition à Montaigne qui veut nous assagir, à nous abêtir. Il traite sa raison comme une
passion mal éteinte. Par là ce grand homme est le plus étonnant des écrivains ; car il
force notre raison d’applaudir à l’éloquence qui la nie, et il obtient du vaincu de
consentir à sa défaite.
Un autre pyrrhonien de la théologie, l’évêque d’Avranches, Huet, n’a rien de l’éloquence de Pascal ; mais sa haine contre la raison est encore plus forte. Il lui interdit toute connaissance, même de savoir avec certitude si deux et deux font quatre.
Plus dur que Pascal pour Descartes auquel, entre autres griefs, il en voulait d’avoir discrédité à l’avance son principal mérite par le peu de cas qu’il fait du savoir, Huet le poursuit pendant trente ans de ses écrits, se jetant, par aversion pour le spiritualisme cartésien, dans une sorte d’idéologie sensualiste assez malséante chez un chrétien et un évêque. Il n’admet pas les deux termes, foi et raison ; la foi seule existe, et la raison ne s’en distingue qu’au moment où elle s’y abîme.
Ces singularités faisaient murmurer l’homme de génie qui a le plus magnifiquement parlé de la raison, Bossuet. L’amitié qui le liait à l’évêque d’Avranches en fut troublée. Huet y fait allusion dans ses Mémoires, en se donnant d’ailleurs le beau rôle. Il n’avait pas l’humilité, et jamais pyrrhonien niant la raison ne fut plus chatouilleux aux doutes qu’on pouvait élever sur la solidité de la sienne.
Reste cette sagesse expectante dont je parlais tout à l’heure, née des témérités de l’affirmation, et qui conclut en toutes questions par la tolérance. C’est proprement le doute de Bayle. Il n’a rien d’une opinion dogmatique et impérieuse. On dirait plutôt l’humeur pacifique d’un homme de bien, qui veut tout au plus humilier les opinions superbes du récit de leurs contradictions, et apaiser les esprits par l’histoire des excès où l’on tombe en abondant trop dans son sens. Tour à tour du côté de la foi contre le doute irréligieux, ou du côté de la raison contre le dogmatisme théologique, il en dit assez pour donner à toutes les opinions des scrupules ; belle conquête, si l’homme se retenait sur cette pente, et si, en matière religieuse, il ne glissait du respect pour les croyances d’autrui dans l’indifférence.
Le doute de Bayle ne s’impose pas, ne régente personne, honore dans les opinions la liberté de la pensée, dans les erreurs le droit de chercher la vérité, ne blâme que les persécuteurs, et prend plaisir à tout. L’examen de toutes ces croyances exclusives, qui ne se ressemblent que par l’oppression commune de leurs contradicteurs, est pour lui comme un festin délicat auquel il convie les gens d’esprit, attirés tout à la fois par la variété des mets et la tempérance de leur hôte. Plusieurs parmi les meilleurs chrétiens, se laissèrent prendre aux aimables avances de son doute. Témoin Boileau, si en sûreté du côté de la foi, qui ne craignait pas d’avoir Bayle en très grande estime. Pour La Fontaine, je ne m’étonne pas de le voir parmi les convives du banquet de Bayle. Il est, à son insu, de la religion de tous ceux qu’il aime. Il dit de Bayle comparé à un érudit du même temps, Leclerc :
Il est savant (Leclerc), exact et voit clair aux ouvrages ;Bayle aussi. Je fais cas de l’une et l’autre main.Tous deux ont un bon style et le langage sain.Le jugement en gros sur ces deux personnages,Et ce fut de moi qu’il partit,C’est que l’un cherche à plaire aux sages,L’autre veut plaire aux gens d’esprit.
Il leur plaisait jusqu’à leur faire lire sans défiance des explications atténuantes de toutes les incrédulités, y compris l’athéisme. En cherchant l’instruction sur les pas d’un homme qui savait la rendre si agréable, on s’aventurait dans ces questions où la curiosité n’est le plus souvent qu’une première tentation du doute. Ajoutez à cette séduction du tour d’esprit de l’homme, le charme d’un langage sain, naturel, aisé plutôt que négligé, assez négligé toutefois pour qu’on ne se sentît pas pris dans un filet en apparence si lâche, et vous vous figurerez les ravages que dut faire ce doute, plus semblable à une volupté de l’esprit qu’à une opinion.
Telles sont, au dix-septième siècle, les trois formes sous lesquelles le doute, divers selon les écrivains qui le personnifient, s’est attaqué à l’antiquité chrétienne. Je ne me résigne pas sans scrupule à imputer à Pascal une part dans le dommage. Il est vrai qu’à la différence des autres sceptiques, s’il veut nous prendre notre raison, c’est pour nous donner sa foi, et le don est inestimable, à voir à quel degré de pureté, de grandeur morale, la foi a élevé Pascal. Mais il fallait son âme pour ses vertus. Dans la médiocrité commune, on estima plus ce qu’il voulait nous ôter que ce qu’il offrait de mettre à la place, et la raison se vengea d’abord, par l’incrédulité, du conseil de s’abêtir. Plus tard, quand les préventions prirent fin avec les polémiques, cette même raison faisant réflexion sur sa fragilité, sur ses ténèbres, sur son impuissance contre les passions, se souvint de quels combats douloureux, de quelles ardeurs dévorantes Pascal a payé ce conseil. Nous continuons à douter qu’il soit dans les desseins de Dieu que nous étouffions de nos mains la lumière qui luit en chaque homme venant au monde ; mais nous demandons à Pascal son secours pour apprendre dans le christianisme la science de nous-mêmes et la règle de notre vie.
J’ai moins de scrupule à reconnaître la part de Le Vayer, de l’évêque d’Avranches et de Bayle dans le discrédit de l’antiquité chrétienne. Voltaire les avoue pour ses pères, même l’évêque, qui par son acharnement à prétendre que la raison n’a rien à voir à la foi, n’a réussi qu’à faire douter de sa foi et médiocrement estimer sa raison.
Les querelles religieuses, en mettant le doute en faveur, ajoutaient à ce discrédit. Si l’Eglise a pu dire : Il faut qu’il y ait des hérésies11, elle l’a dit dans un temps où les hérésies profitaient à la religion, en raffermissant la foi par la dispute. Mais il est des époques où elles risquent de fatiguer une société qui incline vers l’indifférence. L’effet en est d’ailleurs fort différent sur les combattants et sur les témoins. Tandis que la foi des premiers s’y fortifie de leur opiniâtreté, les seconds en font des railleries qui remontent jusqu’à la religion elle- même. C’est bien pis si les gouvernements s’en mêlent. L’intérêt qu’ils y prennent passe facilement pour une violence faite aux consciences, et l’opinion protégée, fût-elle la bonne, a le tort de l’être de par l’autorité. C’est ce qui se vit au commencement du dix-huitième siècle, quand les derniers jours de Louis XIV mourant furent agités de projets de coups d’État contre les opposants à la bulle Unigenitus. L’indifférence inquiétée devint bientôt hostile. La religion paya pour les ennuis que donnait la théologie, et dans la réaction qui éclata contre les actes de Louis XIV mort, on ne sut pas lui en vouloir de ses excès de zèle religieux, sans en vouloir à la religion au nom de laquelle il les avait commis.
La théologie tombée dans la défaveur, les livres saints furent fermés. Il en fut de même des livres des Pères de l’Église, où toutes les querelles religieuses allaient prendre des armes. Par dégoût de textes prostitués à tant de violentes polémiques, on renonça aux vérités supérieures qui y sont répandues, et même à ce que les obscurités de ces écrits cachent de nouveautés durables dans la science de l’homme. La règle des mœurs ne tarda pas à s’en ressentir. A la morale chrétienne, on substitua ce qu’à cent ans de là Charron avait appelé prud’homie. C’était la morale naturelle, celle qui avait inspiré Socrate. Mais on ne fut ni l’honnête homme de la morale chrétienne, ni le prud’homme de la morale de Socrate. On fut la pire des choses, un chrétien qui se fait païen.
§ VI. Effets du mépris des deux antiquités sur la littérature française au dix-huitième siècle. §
Le moins que perde l’écrivain qui néglige l’antiquité classique, ce sont des lumières sur le cœur humain. Le moins que perde celui qui dédaigne l’antiquité chrétienne, ce sont des lumières sur son propre cœur. C’est par des ignorances sur les autres et sur eux-mêmes que les écrivains du dix-huitième siècle ont payé leur prévention contre les deux antiquités. De là le caprice des vues particulières, et le goût du paradoxe par le défaut de justesse et par la peur de ne pas faire ses affaires avec le vrai. De là la vanité de gens qui se jugent moins par leur conscience que par le bruit qu’ils font, et les jalousies d’écrivains qui se disputent les bénéfices de ce bruit. De là cette religion de l’humanité, qui a eu ses hypocrites, et qui, à tous les maux des sociétés humaines, a ajouté l’esprit de chimère et le scandale de professer ce qu’on ne pratique pas.
La justice veut qu’on partage les fautes des écrivains du dix-huitième siècle entre eux et leur temps, et qu’on soit indulgent même pour ce qui leur est personnel. A Dieu ne plaise que je manque à ce devoir ! Enfant du dix-huitième siècle, je serais ingrat si je ne rapportais à ses écrivains ma part dans les biens de l’ordre moral qui ont élevé la condition humaine au dix-neuvième. La liberté civile, la liberté religieuse, l’égalité devant la loi, le droit donné à chacun, et désormais inaliénable, d’agir par son opinion ou son suffrage sur le gouvernement de son pays, se sont là autant de conquêtes où ces hardis esprits ont mené nos pères, avec des plumes acérées comme l’épée, quelques-uns au péril de leur liberté, tous au prix de leur repos. Il est très vrai que ces grands principes n’ont pas reçu dans leurs livres l’expression parfaite des vérités immortelles. La polémique les a défigurés, et trop souvent les vérités n’y sont guère moins laides que les préjugés qu’elles combattent. Il vaut mieux les aller lire inscrites dans les codes qui régissent notre société libre, dégagées de toute polémique, sous la forme de simples et pacifiques affirmations. Mais la transformation qu’elles ont subie, en passant des livres dans nos lois, ne doit pas nous cacher le mérite de ceux qui les ont professées les premiers, et ce serait une impiété de se servir, pour les dénigrer, des progrès mêmes qu’ils ont fait faire à la raison.
Au reste, que les défauts des écrivains du dix-huitième siècle leur viennent d’eux seuls, ou leur soient communs avec leur temps, une seule chose importe, c’est de ne s’y pas tromper. Cette précaution prise, on peut se donner le plaisir de les admirer, soit qu’ils appliquent à des réformes sensées les vérités spéculatives du siècle précédent, et que, dans un combat nécessaire contre les abus, ils se servent, au risque de les souiller de poussière, de ces belles armures de guerre enlevées du musée où elles pendaient oisives, soit qu’ils emploient la méthode et la langue du dix-septième siècle à exprimer des vérités nouvelles dans la science des sociétés humaines, ou des découvertes dans la science de la nature. Je me figure avec quel profit les jeunes esprits à qui saint Basile recommandait la lecture des poètes et des orateurs païens, devaient étudier ces livres dans lesquels la piété du saint leur avait signalé les pièges où pouvait tomber leur foi. Tel doit être le profit pour ceux qui lisent les écrivains du dix-huitième siècle à la lumière du dix-septième. S’il est vrai que plus on voit les choses de haut, plus on les voit dans leur vérité, le dix-septième siècle étant le point le plus haut d’où l’on puisse regarder les choses de l’esprit en France, c’est de cette hauteur, où l’on respire la modération et la sérénité, qu’on jugera le plus équitablement ce que le seizième siècle a fait pour préparer la perfection des lettres françaises, et ce que le dix-huitième a fait pour n’en pas déchoir.
Chapitre deuxième §
Retour au précieux. Ses docteurs aux dix-septième et dix-huitième siècles. — § I. Le père Bonhours. Théorie du vrai orné. — § II. L’abbé Trublet. Recette pour faire du bon le beau. — § III. Les bureaux d’esprit aux deux époques du précieux. Le galant. Lamotte et la duchesse du Maine. Le fin du dix-septième siècle et le pensé du dix-huitième. — § IV. Traces du précieux dans le Petit Carême de Massillon. Danger que court la littérature française au commencement du dix-huitième siècle.
Le premier trait caractéristique de la littérature française, après cette disgrâce des deux antiquités, c’est un retour au précieux. Il revivait, non dans ses extravagances dont Boileau, Molière et La Bruyère avaient corrigé la France en l’en amusant, mais dans cette affectation de « ne rien dire de vulgaire », devise d’un écrivain espagnol, fort goûté au temps de la première floraison du précieux, et traduit encore à sa renaissance, Balthazar Gracian. Vraie devise de la vanité, qui explique pourquoi le précieux a fait deux fois fortune dans notre France, et pourrait y renaître une troisième. Dire plus qu’on ne pense, c’est le fond du précieux, et ce fond est aussi indestructible parmi nous que l’esprit de société, par lequel nous aimons mieux réussir, en imitant ce qui réussit, que nous contenter nous-même, en gardant notre naturel et notre vérité.
Rien donc de vulgaire ! Voilà ce qu’avaient dit les premières précieuses, et ce que
répétaient les secondes, comme si l’émulation générale à ne rien dire comme tout le monde
n’amenait pas bientôt tout le monde à se singulariser de là même façon ! Je suis bien aise
d’ailleurs que la devise, je devrais dire la livrée, nous en soit venue de l’étranger.
Mais quoi ! n’y a-t-il pas quelque imitation de l’étranger utile et de bon aloi ? Oui, à
la condition que nous y prenions notre bien propre, la vérité du cœur humain, oh il peut y
avoir des découvreurs et des premiers occupants de toutes les nations. C’est alors le mot
de Molière dans la bouche de tout un peuple : « Je prends mon bien où je le
trouve. »
Là est la bonne imitation ; l’autre n’est qu’un commerce de dupe, où
un pays échange ses qualités contre les défauts d’un autre, et donne son or contre du
billon.
Le précieux, tempéré par la crainte du ridicule, le précieux mitigé se personnifie, aux deux époques, en deux hommes d’esprit dupes et intéressés tout ensemble, complaisants de la mode sans se brouiller tout à fait avec le bon sens, et, par un mélange de petites qualités et de travers prudents, sachant se faire des amis utiles et n’avoir que de tièdes ennemis ; tous deux enfin morts comme écrivains, encore vivants comme types, le père Bouhours et l’abbé Trublet.
§ I. Le père Bouhours. — théorie du vrai orné. §
Ce premier docteur du précieux, très estimé vers 1680, était encore, en 1730, assez en crédit pour que Voltaire lui fît une place dans le Temple du, Goût. Il est vrai qu’il l’y montre, derrière Pascal et Bourdaloue qui conversent de l’éloquence, marquant sur des tablettes « les négligences qui leur échappent », et qu’il lui fait donner par le cardinal Polignac le « conseil de quitter
d’un censeur pointilleux.La pédantesque diligence. »
Mais cela même prouve que l’homme et la doctrine comptaient encore des partisans en 1730, et que Bouhours passait pour avoir du goût, puisqu’on lui reprochait de l’avoir trop sévère.
Bouhours est en littérature un amateur, sorte d’esprit dont le propre est de n’aimer rien simplement. La démangeaison de se mêler de ce qui se dit et s’écrit, assez semblable aux courages que suscite l’odeur de la poudre, c’est là toute la vocation littéraire de l’amateur, vocation très commune dans un pays où l’on fait fortune par la conversation, et où tant de gens n’apprennent guère que de quoi causer. Bouhours est un causeur fort goûté, tout nourri de ces dragées de la conversation des ruelles qu’il nous offre dans ses écrits, d’une main qui n’est pas toujours légère. Homme du monde avant tout, hanteur des bureaux d’esprit, précepteur de cour, jésuite de l’école des accommodements, en même temps qu’il aime le précieux aisé dans Voiture, et qu’il ne le hait pas aiguisé et subtil dans Gracian, il honore Boileau et loue Bossuet, en homme qui sait être de l’avis de la gloire. Il fait la part à tous, sauf à Descartes qu’il n’entendait peut-être pas, et à Pascal que sa rancune de jésuite voyait à travers les Provinciales. Plus moderne au commencement de la querelle des anciens et des modernes, il est plus ancien à la fin, l’âge et la raison aidant, et parce que la cour a passé du côté des anciens.
Pour penser bien, selon Bouhours, ce n’est pas assez que la pensée n’ait rien de faux ; il faut qu’elle frappe et qu’elle surprenne. Si les pensées ne sont pas neuves, c’est au tour à l’être. A défaut du tour, cherchez quelque autre manière de les recommander ; mais surtout qu’elles se gardent bien de n’être que vraies.
Dans le premier ouvrage de Bouhours12, son estime pour le vrai est plus tiède et son goût pour l’ornement moins dissimulé. On en était encore au temps du premier précieux. Les anciens avaient les déférences ; les Espagnols et les Italiens avaient les cœurs. Bouhours, fort répandu dans les ruelles, représente ce tour d’esprit, qu’il contribuait de sa personne et de ses succès à faire prendre pour le bon. Le précieux vaincu, il passe du côté du vainqueur, et y porte son second ouvrage13. Ses aises le lui conseillaient, et le peu de profondeur de ses attachements lui rendait les infidélités faciles. Mais il n’est pas si aisé d’aimer le vrai que les ornements ; et Bouhours, quoi qu’il fasse, n’est qu’à demi converti. Il croit aimer, en 1687, le vrai de Boileau, de Bossuet, de Molière ; c’est leur succès qu’il courtise. Il croit ne plus aimer l’orné de 1671, et ce qu’il aime n’est pas d’autre sorte.
Aussi, ni Boileau ni Bossuet qu’il avait loués et qui le traitent en ami, ne s’y
sont-ils trompés. Ils semblent se douter que leur réputation est pour beaucoup plus dans
les éloges de Bouhours que le vif sentiment de leurs qualités, et pour peu qu’il vienne
à broncher, un demi-désaveu lui apprend qu’entre eux et lui l’amitié n’est que de pure
civilité. Boileau, loué à la même page que tel de ses plastrons ou de leurs proches, se
plaint d’être mis en si mauvaise compagnie. Bossuet, dans quelques lignes sur la mort de
Bouhours, relève « certaines expressions affectées et de mode, dont il s’est
servi dans sa traduction de l’Évangile, et les déclare indignes, non seulement de
l’Évangile, mais encore de tout ouvrage sérieux. »
C’est la seule oraison
funèbre que Bouhours obtienne de son ami.
Tel est l’homme ; il n’aime au fond que l’agréable et le joli ; il ménage le vrai et le beau. S’il n’y avait pas derrière ce vrai et ce beau des personnes avec lesquelles il tient à être bien, que de phrases de politesse il se serait épargnées en leur honneur ! Pour les anciens, il en parle sans vrai savoir, raisonnable tant qu’il les loue en gros et par égard pour leurs partisans ; mais en vient-il aux exemples, il fait comme Desmarets de Saint-Sorlin, il donne tête baissée dans les mauvais, ou, s’il admire les bons c’est par de méchantes raisons.
Sa théorie du vrai embelli, figuré tantôt par un bâtiment qui déplaît s’il n’est que solide, tantôt par un diamant à qui la taille donne son prix, transporte tout le travail littéraire de la pensée au mot. Tout le monde croit tenir le vrai ; à quoi bon le chercher ? On s’attachera donc aux mots ; et pour prendre à Bouhours ses figures, on s’occupera plus des enjolivements que de l’édifice, de la taille que de la qualité du diamant. Pour chercher le vrai, il faut deux choses données à peu de gens : douter qu’on le trouve à moins qu’on ne le cherche ; être capable de l’effort qu’il en coûte pour le trouver.
Au contraire, pour travailler sur les mots, tout le monde y est prêt, les uns par la médiocrité de leur fonds, les autres parce que la mode est d’ordinaire aux mots travaillés. Voilà donc des auteurs au lieu d’hommes, et l’art passant tout entier du cerveau à la main.
Boileau l’entendait bien mieux quand il disait aux poètes :
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Tel est l’ordre du travail. Apprendre à penser, chercher le vrai, même chose sons des mots différents.
Vient ensuite l’effort pour l’exprimer, pour l’orner, si Bouhours y tient ; ce sont encore deux mots différents pour la même chose, car où le vrai est exprimé, il est orné. Bouhours détruit l’ordre de Boileau ; ce qu’il nous conseille, c’est d’apprendre à écrire avant que de penser, comme si le premier effort ne rendait pas incapable du second.
§ II. L’abbé Trublet. — Recette pour faire du bon le beau. §
Bouhours eut pour successeur direct, au commencement du dix-huitième siècle, l’abbé Trublet, autre bel esprit qui en avait moins de bon que Bouhours ; critique, lui aussi, conciliant pour sa commodité, mais, au fond, fidèle au mauvais Fontenelle, comme Bouhours l’était à Voiture. Dans ses écrits, comme dans ceux de Bouhours, le faux est de penchant et de source ; le vrai n’est que de conduite. Bouhours voulait concilier Voiture et Boileau, c’est-à-dire son goût et son intérêt ; Trublet, à son exemple, veut concilier le précieux de Fontenelle et le naturel de Voltaire, pour avoir deux voix à l’Académie. Mais Voltaire ne se laisse pas plus prendre que Boileau au piège de ses louanges, et les vers que chacun sait punissent Trublet d’avoir aimé d’inclination Fontenelle, et Voltaire par ambition14.
La théorie de Trublet est celle de Bouhours, je ne dirai pas amendée, mais empirée, selon la loi des idées fausses qui s’exagèrent en se reproduisant. Bouhours voulait du vrai, à la condition d’être orné. Pour Trublet, il n’y a pas de vrai ; il y a le bon, dont il faut faire le beau. Voici la recette : 1° qu’il soit nouveau ; 2° qu’il soit exprimé avec élégance, vivacité, délicatesse. Trublet a aussi ses images familières, de moins haut goût que celles de Bouhours. Le vrai, dans Bouhours, ce sont les fondements de la maison, c’est le diamant brut ; dans Trublet, le bon est une bonne viande cuite à point. Qu’un habile cuisinier la mette en ragoût, voilà le bon devenu le beau.
Trublet distingue deux ordres d’auteurs : les bons et les très beaux. Quintilien et l’abbé Fleury sont de bons auteurs ; Cicéron et Bossuet en sont de très beaux. Les premiers sont la bonne viande cuite à point ; les seconds la bonne viande en ragoût. Pour nous, il n’y a qu’une espèce d’auteurs : ce sont les bons ; il n’y a de bons auteurs que par le vrai, et le vrai, au lieu de n’être que le bon, est le tout. Allez donc dire à un lecteur de Quintilien, à La Fontaine, par exemple, quand il le lit avec une sorte de ravissement15 : Ce qui vous charme n’est que le bon ; le beau est ailleurs !
Le bon mis en ragoût pour en faire le beau est un pire conseil que le vrai orné de Bouhours. Dans la doctrine du vrai orné, il y a du moins le mot, et le mot peut encore faire songer à la chose. Dans lanthéorie du bon assaisonné, le vrai n’est pas même nommé. Et combien je me défie du mode d’assaisonnement ! Le premier des ingrédients que vante Trublet, c’est le nouveau. Mais le nouveau n’est-il pas trop souvent le contraire du vrai qui a passé de mode ? En demandant aux écrivains du nouveau, on les invite à prendre le contre-pied des opinions reçues. N’y sont-ils pas assez portés, ceux-ci par manque de fonds, ceux-là par la faveur qui s’attache à toute chose nouvelle ? Autant vaut inviter les gens à contredire, comme si leur premier mouvement était d’approuver !
Au dix-septième siècle, sauf dans le petit cercle de Bouhours, on demandait aux auteurs le vrai, la raison par laquelle nous le discernons du faux. C’était le bon conseil ; car, malgré l’attrait naturel du vrai tout tend à nous en éloigner, sans compter qu’il y a souvent profit à lui être infidèle. Le vrai est à la fois un idéal et une règle. Il faut de l’effort pour s’élever vers l’idéal, il faut se vaincre pour s’assujettir à la règle. Voilà pourquoi les bons conseillers nous exhortent à chercher le vrai. Ils savent que nous n’y sommes ni assez enclins de nous-mêmes, ni assez aidés par les autres. Le vrai dans les livres est la vertu dans la conduite ; aussi, est-il grand besoin qu’on nous le recommande. Au dix-septième siècle, on le recommandait, sans y mettre la périlleuse condition de l’orner. Les grands esprits d’alors savaient que s’attacher aux ornements, c’est prouver qu’on doute de l’excellence du vrai, ou qu’on veut avoir pour soi tout seul la gloire de ce qu’on écrit. S’ils font mention des ornements, c’est pour nous avertir de nous en défier. Le plus grand critique du dix-septième siècle, Fénelon, a vu dans Cicéron le vrai orné ; voilà sa raison de préférer Démosthène à Cicéron.
Les gens qui recommandent le nouveau ne sentent pas le vrai et ne haïssent pas le faux.
Je ne suis pas surpris que Trublet, plus naïf que Bouhours, fasse une place d’honneur au
faux. « Préférer Virgile à Lucain, dit-il, et Cicéron à Sénèque, est un jugement
qui, bien que vrai, ne suppose pas que l’homme qui le porte soit un homme d’esprit…
C’est faire acte d’homme d’esprit que de préférer, même à tort, Sénèque à Cicéron et
Lucainà Virgile16. »
J’étais bien sûr que la doctrine du vrai orné et du bon mis
en ragoût le mènerait à dire que le goût pour le faux marque plus d’esprit que la
préférence pour le vrai. En poussant un peu Trublet, on en eût facilement tiré que le
nouveau, fût-ce au prix du faux, vaut mieux que le vrai sans apprêt. Or, une fois qu’on
fait des conditions au vrai, qu’on le veut d’une certains façon et non d’une autre, c’en
est fait, on appartient au faux, et ce qu’on garde d’estime au vrai n’est que du respect
humain.
§ III. Autre ressemblance entre le précieux du dix-septième siècle et celui du dix-huitième. — Les bureaux d’esprit. — Le galant. — Lamotte et la duchesse du Maine. — Le fin et le pensé. §
Outre cette ressemblance entre les docteurs du précieux, au dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, il y a celle des bureaux d’esprit aux deux époques. Au dix-huitième siècle, l’hôtel de Rambouillet est devenu le palais de Sceaux ; la nouvelle Julie est la duchesse du Maine. Les samedis de Mlle de Scudéry ont refleuri dans les mardis de la marquise de Lambert. Ce qu’on appelait le fin au dix-septième siècle, s’appelle le pensé au dix-huitième. S’il y à quelque différence, c’est qu’au dix-septième on raffine plus sur le sentiment, au dix-huitième sur la raison. Cependant le galant ne manque pas aux réunions de Sceaux.
Saint-Évremont disait des premières précieuses « qu’elles ont tiré une passion
toute sensible (l’amour) du cœur à l’esprit, et converti des mouvements en idées17. »
Le mot est aussi vrai des
secondes. Mais peut-être le jeu était-il moins innocent au palais de Sceaux qu’à l’hôtel
de Rambouillet. Ses bergères n’avaient pas la candeur des bergères de d’Urfé. J’en dirai
autant des bergers, sauf Lamotte, dont l’amour pour la dame de Sceaux, « pareil,
dit Fontenelle, à celui de Voiture pour Mlle de Rambouillet, était
plus parfaitement privé d’espérance et sans doute infiniment plus disproportionné18. »
Il en est des vieux
ridicules comme des vieilles modes ; en recommençant, ils empirent. Après Voiture, qui
du moins était jeune et dispos, vient Lamotte, cheminant dans les allées du parc de
Sceaux, aveugle et vieillissant, appuyé sur une canne d’où pendait un ruban, présent de
la duchesse du Maine, qui faisait ressembler cette canne à une houlette.
Quand on lit, dans ce même Lamotte, le « suisse d’un jardin » pour une haie, le « voyage sédentaire » pour l’étude de la géographie, « l’hôte de la flatterie » pour un prince flatté, on se croit encore au bon temps où le miroir était « le conseiller des grâces », les statues « des muets illustres » ; où Cathos veut qu’au lieu de : « Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis », on dise : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visible. »
Il semble même qu’en cet art puéril de ne rien dire comme les autres, les beaux esprits du dix-huitième siècle aient renchéri sur ceux du dix-septième. Ceux-ci ne cherchaient que le fin, ceux-là cherchent l’énigme. Le même travers s’était aggravé de l’abus de l’esprit d’analyse, la gloire et le faible de cette époque. Quand Marivaux nous parle d’une femme qui se fait à elle-même des « reproches honoraires dont sa faiblesse s’augmente », ou de gens « qui ont l’haleine courte en demandant des grâces aux puissants du monde, parce qu’ils ont le cœur bien placé », ou d’un « maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion qu’on a du sien », sont-ce des problèmes à résoudre ou des énigmes à deviner ? Et quand, à son tour, Fontenelle explique la peine que Leibniz avait à parler « par la dose des choses qu’il avait dans la tête, et qui était beaucoup trop forte par rapport à la dose des paroles », que nous veut-il, sinon nous faire dégager une inconnue ?
Je vous donne à deviner ce qui s’appelait, en ce temps-là, tour à tour, « une
bibliothèque vivante où l’on apprend tout sans peine et sans étude ; une salle de
musiciens où l’on entend les plus savants concerts ; un théâtre magnifique où tout ce
qui frappe les yeux étonne l’esprit et glace la voix ; une école toute céleste où les
esprits, de quelque étage qu’ils soient, peuvent, en y arrivant, s’élever à tous
moments, et, par l’approche et la communication d’un corps lumineux, acquérir tous les
jours des clartés nouvelles ; un parterre orné de fleurs de toutes les couleurs ; un
corps qui marche à frais communs et à pas égaux vers l’immortalité ; le sanctuaire et
la famille des Muses ; une si haute région d’esprit, que l’on en perd la pensée,
comme, quand on est dans un air trop élevé, on perd la respiration. »
C’est
l’Académie française à qui s’adressaient ces louanges à la fois si énigmatiques et si
outrées, dans des discours de réception où les nouveaux élus se donnaient toute cette
peine pour ne pas se dire simplement reconnaissants.
§ IV. Trace du précieux dans le Petit Carême de Massillon. — Danger que court l’esprit français au commencement du dix-huitième siècle. §
Le précieux qui donne tant à chercher, ce précieux pensé, pour
l’appeler d’un nom cher aux beaux esprits du temps, avait gagné jusqu’à Massillon. Son
caractère, son habit, une imagination abondante, n’avaient pu le défendre de la
contagion. Il le dispute par moments à Marivaux pour le tour énigmatique. Il est nombre
de passages du Petit Carême où les habitués du salon de Mme Lambert auraient pu louer à la fois le pensé et les ajoutés de l’imagination. Est-ce Massillon ou Marivaux qui a dit des
mobiles de la gloire humaine, « que ce sont souvent les plus vils
ressorts qui nous font marcher vers la gloire, et que presque
toujours les voies qui nous y ont conduits nous en dégradent elles-mêmes ? »
Si Lamotte s’était plus mêlé de moraliser,
je croirais le reconnaître dans cette image de vertus humaines, qui, « nées le
plus souvent dans l’orgueil et dans l’amour de la gloire, y trouvent un moment après
leur tombeau »
, ou qui, « formées par les regards publics, vont
s’éteindre le lendemain, comme ces feux passagers, dans le secret et les ténèbres19. »
Suis-je même bien sûr de ne pas faire tort à Lamotte,
en le supposant capable de ces figures ?
Mais ce qui étonne peu d’un bel esprit, attriste dans un prédicateur ; et je ne fais peut-être pas si mal de m’émouvoir d’un travers d’esprit qui s’était glissé jusque dans la chaire, et qui en faisait descendre, par moments, au lieu de ce grand langage qui élève l’âme en perfectionnant le goût, d’ingénieuses obscurités qui gâtaient le goût et laissaient l’âme froide.
Le danger que courut alors la belle langue du dix-septième siècle était sérieux. La
recherche et l’impropriété avaient la faveur des choses nouvelles ou qui le
redeviennent. Elles étaient d’ailleurs liées à d’heureux progrès dans le tour de la
phrase française et à des nouveautés durables. Le public confondait les qualités avec
les défauts. Enfin, tout cet édifice du bel esprit avait pour soutien Fontenelle,
intéressé à ce qu’on s’y méprît, et s’y méprenant lui-même. Le précieux s’abritait sous
sa célébrité, et s’insinuait derrière lui aux Académies. Il en protégeait même plus
qu’il n’en avouait. Il était heureux de donner son nom à une ère. De là cette fortune
des phrases contournées, de la précision louche, « de ces riens pesés dans des
balances de toile d’araignée20 »
; de là le scandale des réimpressions de Trublet, qui
indignaient un critique profond, Grimm, pensant, quarante ans après, au mal qu’aurait pu
faire à l’esprit français, qu’il aimait comme le bien du genre humain, le retour du
précieux qui se relevait des railleries du dix-septième siècle et reprenait
l’offensive21.
Chapitre troisième §
Restauration de l’esprit français et de la langue par le génie et la tradition. — Le bon et le mauvais esprit philosophique. — § I. Montesquieu, les Lettres persanes. — § II. Voltaire, Histoire de Charles XII. — § III. Buffon, Théorie de la terre. — § IV. Lesage, Gil Blas. — § V. Rollin, Traité des études.
L’esprit français se relève par le génie et la tradition ; par le génie dans Montesquieu, Voltaire et Buffon ; par la tradition dans Lesage et Rollin.
Il n’est pas juste de faire à Voltaire tout seul l’honneur d’avoir sauvé l’esprit français du péril que lui fit courir le retour au précieux. C’est assez qu’il y ait eu la première part. Deux forces réunies dans des proportions inégales, le génie et la tradition, ont tiré l’esprit français de cette décadence précoce où l’acheminait doucement, du pas dont il marchait lui-même au dernier terme, Fontenelle, profitant de l’interrègne du génie pour établir le spécieux empire du bel esprit. Ces deux forces réparatrices se personnifient dans Montesquieu, Voltaire et Buffon, chez qui la tradition est continuée et renouvelée par le génie ; dans Lesage et Rollin, chez qui le génie semble l’inspiration docile et le sentiment fidèle de la tradition. Les premiers trouvent des vérités nouvelles ; les seconds développent les vérités trouvées et s’attachent à garder l’intégrité du langage. J’en vois d’autres encore, dans cette douce famille d’esprits conservateurs, qui seraient plus comptés si nos richesses littéraires, presque trop grandes pour le peu de temps que nous avons à donner aux lectures solides, ne nous forçaient de négliger le bon pour le meilleur et de faire des choix même dans l’excellent.
Il en est un pourtant qu’il y aurait ingratitude à ne pas nommer après Rollin, avant Vauvenargues, et qu’on a quelque scrupule à tirer de l’ombre où il a voulu rester caché ; c’est Duguet, l’auteur de l’Œuvre des six jours et de l’Institution d’un prince.
Duguet ne songe pas même à signer ses livres, livres sans auteur, actes de piété plutôt qu’œuvres d’art, auxquels il nous eût conseillé tout le premier de préférer non seulement Bossuet et Fénelon dans les mêmes matières, mais Nicole lui-même, lorsqu’il applique les préceptes de la morale évangélique à la conduite de la vie, et que, dans ce genre aimable des traités de piété pratique, il prend pour lui toute la gloire.
Outre la part du génie et de la tradition dans le réveil du grand goût et dans la réparation de la langue, il y eut ce qu’on pourrait appeler la part de tout le monde ; il y eut le progrès de la nation sortant toute formée de la grande école du dix-septième siècle. Ce progrès porte un nom, resté vrai, quoiqu’il ait le tort de ne pas signifier la même chose pour tout le monde. Il s’appelle l’esprit philosophique. Il faut dire tout de suite le bon, puisqu’il y en a un mauvais, et des passions intéressées à confondre l’un avec l’autre.
La chose et le nom sont du même temps que la raison, qui donne seule tout leur lustre aux écrits ; ou plutôt ils ne sont que cette raison elle-même, qui invite les esprits à passer de la spéculation à la pratique,
Le propre du bon esprit philosophique est de ne vouloir que des réformes modérées, où ce qui est à changer n’est pas haï comme un ennemi, mais jugé comme hors d’usage ; où l’on corrige les abus en laissant subsister le train général des choses humaines. Il n’en est pas de même du mauvais, né d’une autre sorte de raison que Fénelon appelle « bornée et subalterne. » Le propre de celui-là est tout à la fois de haïr ce qu’il veut changer, et de ne savoir changer qu’en renversant. Il ne sait pas juger le passé ; il le méprise. Son vrai nom est l’esprit de révolution.
Le bon esprit philosophique a inspiré tout ce que la littérature du dix-huitième siècle a de beautés durables. Au mauvais, il faut imputer la légèreté et la déclamation, l’ardeur indiscrète de toutes les réformes, sauf la réforme individuelle ; le préjugé qui charge les gouvernements de tous les devoirs et leur impose toutes les vertus dont l’individu s’exempte lui-même ; l’esprit de critique et l’esprit de chimère, les ruines et les rêves ; enfin, avec l’excuse des bonnes intentions chez beaucoup de coupables, les crimes de la fin du siècle, et le discrédit peut-être irréparable que ses erreurs meurtrières ont jeté sur ses immortelles conquêtes.
§ I. Montesquieu. Lettres persanes. §
On est troublé de ce mélange de bien et de mal, en lisant le premier ouvrage de génie où l’esprit français soit remonté à la hauteur du dix-septième siècle, les Lettres persanes. Œuvre supérieure et singulière, où le mauvais esprit philosophique côtoie sans cesse le bon, mais où le bon est de telle sorte qu’il n’y en a guère de meilleur.
Voilà de nouveau une langue trouvée, faite de génie, quoique la même qu’on parlait à trente ans de là. La nouveauté est dans les choses et non dans les mots.
Le dix-septième siècle, si curieux investigateur du cœur humain, et si grand peintre de l’homme, avait laissé quelque chose à dire même sur ce sujet en apparence épuisé ; il avait laissé beaucoup à dire sur la société française, sur l’homme tel que la France le fait ; il avait laissé presque tout à dire sur l’homme social, sur l’économie des sociétés humaines. Enfin, à toutes les époques, les caractères reçoivent, du temps et des événements, des nuances qui rajeunissent les mêmes types, et la galerie de la Bruyère pouvait s’enrichir de quelques portraits de plus. Il n’y fallait qu’une main capable de reprendre sa plume.
Cette main fut celle de Montesquieu. Par les portraits dont il a égayé les Lettres persanes, il soutient la langue du grand siècle ; par tout ce qu’il écrit de nouveau sur le caractère français et sur les sociétés humaines, il la développe et l’enrichit.
On n’ôte rien à La Bruyère au profit de Montesquieu, en disant que, dans l’art des portraits, la touche de celui-ci semble plus aisée et plus libre. On y trouve moins de traits de fantaisie, d’emportements ou de raffinements de plume. Montesquieu n’est pas à la recherche et comme à l’affût des originaux ; il crayonne ceux qu’il rencontre chemin faisant, tout en poursuivant un autre objet ; c’est comme une manière de se distraire de son travail principal. Dans La Bruyère, le parti pris de faire des portraits fait pencher l’art vers la manière. En revanche, il a l’accent qui manque à Montesquieu. Où l’auteur des Lettres persanes ne trouve que son plaisir, La Bruyère avait trouvé son plaisir et son chagrin ; il y a de la tristesse dans son rire, et il ôte aux plus honnêtes d’entre ses lecteurs l’envie d’être vains des ridicules dont ils sont exempts.
Dans les portraits de Montesquieu, soit individuels, comme le fermier général, le
poète, le directeur, le vieux guerrier, le décisionnaire ; soit collectifs, tels que les
casuistes, les femmes d’intrigue, les nouvellistes, etc., Montesquieu mêle avec grâce ce
qu’il sait du cœur humain, ce qu’il a vu des mœurs parisiennes, ce que l’histoire lui a
appris du caractère français jusque dans les Gaulois du temps de César. De là leur
vérité saisissante et populaire. Il faut avouer que nous n’y sommes pas bien traités.
Mais quel prix ces vérités satiriques, lancées d’une main si sûre et si légère, ne
donnent-elles pas à des mots comme celui-ci sur nos soldats, les fils de ceux que César
mit dix ans à vaincre : « Ils se présentent aux coups avec délices, et bannissent
la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure ! »
La langue de ces portraits est celle de La Bruyère passée à un digne héritier. Les différences sont des acquisitions. La Bruyère écrit plus en peintre, Montesquieu plus en penseur. Non que le premier ne sache penser, ni le second peindre ; mais La Bruyère nous donne plus volontiers la représentation et Montesquieu les raisons de nos ridicules.
C’est du côté de la finesse et du tour que la langue des Lettres persanes a gagné, en même temps que de nouveaux originaux ont pris place dans cette galerie de La Bruyère, qu’on peut bien dire nationale.
Cependant Montesquieu, moraliste et peintre de portraits, a eu un modèle. Ce n’est pas un médiocre mérite sans doute que d’imiter de génie ; mais trouver du nouveau dans le vrai, être à son tour un modèle que beaucoup imiteront, c’est la gloire. La meilleure et la plus durable partie des Lettres persanes, celle qui donne tant de poids à ce livre léger, ce sont les lettres où sont exprimées les premières vérités de la science sociale.
Toutes les questions nées de l’esprit d’analyse et du besoin d’application, qui furent la noble passion et souvent l’illusion dangereuse du dix-huitième siècle, Montesquieu y touche d’une main aussi hardie que discrète, avec un art qui concilie aux nouveautés les plus audacieuses les esprits les plus timides, aux changements les plus menaçants les classes qui avaient le plus à y perdre. Rapports de la population avec les gouvernements, les lois et la religion ; constitution économique du commerce ; proportion des peines aux délits ; réduction de toutes les lois françaises en un code unique ; la liberté, pour attirer les étrangers par l’opulence qui la suit toujours ; l’égalité, pour porter l’abondance et la vie dans tout le corps politique ; la tolérance religieuse, pour assurer l’autorité du prince et la stabilité de l’Etat : voilà quelques-unes des nouveautés que Montesquieu proclame avec l’air de n’y penser que par plaisir, répandant à la fois les doutes, les vœux de réforme, les critiques déguisées du temps présent, tout, excepté des craintes sur le prix dont la France devait payer un jour ces conquêtes.
Il s’en faut que tout, dans ces nobles spéculations, soit vérité. Les questions posées y sont plus nombreuses que les questions résolues, et les doutes que les certitudes. Mais ces questions et ces doutes agitent utilement l’esprit humain, par les recherches qu’elles provoquent et les espérances qu’elles entretiennent. Et de même qu’au dix- septième siècle l’homme avait eu son idéal, au dix-huitième les sociétés ont le leur, et c’est Montesquieu qui le leur découvre. Il leur apprend à marcher vers ce but mystérieux où, dussent-elles n’arriver jamais, il importe qu’elles ne se lassent pas de tendre sans découragement et sans arrêt.
A Montesquieu recommencent ces hommes extraordinaires en qui se personnifient les qualités nouvelles et comme les facultés dont s’augmente l’esprit français. C’est plus qu’un homme de génie qui trouve sa voie, et un grand écrivain qui crée sa langue : c’est la France elle-même, qui, après avoir montré dans Descartes tout ce qu’elle a de puissance intellectuelle, dans Pascal tout ce qu’elle a d’âme, dans Bossuet toutes ses grandes qualités à la fois dans leur force native et leur culture la plus achevée, apparaît dans Montesquieu découvrant les vérités premières et créant la langue de la science sociale.
Les Lettres persanes sont un livre de génie, parce que cette pensée de génie plane, pour ainsi dire, sur toute cette frivolité, et que le grand Montesquieu y perce sous le jeune président à mortier, qui ajoutait aux scandales de son temps celui d’écrire un roman licencieux qu’il n’osait pas signer de son nom.
Faut-il se donner sur lui l’avantage de relever dans ce roman ce qui appartient au
mauvais esprit philosophique, les caresses aux mœurs de la régence, Louis XIV à peine au
tombeau dénigré jusqu’à l’injure, le christianisme moqué, le même écrivain attaquant les
abus et corrompant les mœurs, appelant les réformes et ôtant aux âmes le ressort qui les
fait réussir ? Heureusement justice a été faite par Montesquieu lui-même de ces froides
violences contre Louis XIV, envers lequel il n’est resté que sévère, et de ses légèretés
contre le christianisme que l’Esprit des lois a vengé des Lettres
persanes. Justice a été faite des licences du roman par le bonheur qu’a eu
Montesquieu de n’y pas réussir autant qu’il le voulait. En lisant ces peintures
voluptueuses sans amour, on rougit de confusion pour l’homme supérieur qui se commet
pour peindre, au lieu de la passion, le libertinage discret. Aucun personnage ne vit. Je
ne sais en quoi diffèrent Rica et Usbeck. Il y a un endroit très plaisant des Lettres où les Parisiens disent d’un passant, sur la foi de son
costume : « Qu’il a bien l’air d’être un Persan ! »
On ne le dit pas de
Rica et d’Usbeck, quoiqu’ils se donnent pour Persans. Ce sont des Parisiens de 1720 qui
ont pris un costume persan chez le voyageur Chardin.
Le précieux galant et le précieux énigmatique se montrent en plus d’une page des
Lettres persanes. Montesquieu a dit du héros des deux sortes de
précieux : « Fontenelle est autant au-dessus des autres hommes par son cœur,
qu’au-dessus des gens de lettres par son esprit. »
Cette phrase doit être du
même temps que les Lettres persanes, et je ne m’étonne pas que
Montesquieu ait pris le précieux pour le vrai dans le moment où il trouvait du cœur à
Fontenelle. Ces erreurs de goût sont la punition de ses premières complaisances pour les
mœurs et les préjugés de son temps. On n’est que médiocrement fâché de voir les grands
esprits faillir aux mauvaises œuvres.
Ce ne sont pas les écrivains du dix-huitième siècle, a-t-on dit, qui ont corrompu le
siècle ; c’est la corruption du siècle qui a gâté les écrivains. Je suis tout prêt, pour
mon compte, à trouver l’excuse bonne ; car elle met à la charge du public une partie du
mal que font les mauvais livres, et elle l’avertit d’avoir le goût honnête, s’il veut
qu’on écrive pour lui des livres où il soit respecté. Si l’écrivain se fait pire dans
ses ouvrages qu’il ne l’est dans sa vie, c’est parce que les lecteurs lui mettent la
réputation à ce prix. Il a tort, je le sais ; il est maître, après tout, d’accepter ou
de rejeter la condition. Aussi ne s’agit-il pas de l’absoudre, mais de prendre la moitié
du tort pour nous, qui l’avons aidé à nous gâter. Et si cette compensation est juste, à
qui sied-il mieux de l’appliquer qu’à l’écrivain qui depuis un siècle est le bon conseil
des nations civilisées, à l’homme de bien dont l’histoire privée offre des traits à la
Plutarque, au citoyen qui a pu dire de lui-même sans risquer d’être démenti :
« J’ai toujours eu une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui
allait au bien commun ? »
§ II. Voltaire. Histoire de Charles XII. §
Le second ouvrage de génie où l’esprit français rentre dans son naturel et sa vérité, c’est l’Histoire de Charles XII. On y voit l’histoire telle que la veut l’esprit moderne, avec la vérité prouvée par des pièces, et au défaut de la vérité la vraisemblance.
Ce type dont je fais honneur aux modernes, diffère sensiblement de l’histoire telle que
l’ont traitée les anciens. Chez ceux-ci la vraisemblance est au premier rang et la
vérité au second. L’ordre est inverse dans l’histoire moderne. On y pense d’abord aux
faits, puis au récit ; à la matière, puis à l’art. Chez les anciens, quand les faits
sont stériles ou ternes, l’histoire y supplée par la tradition fabuleuse, et entre le
vrai rebelle à l’art et le vraisemblable qui s’y prête, c’est le vraisemblable qu’elle
préfère. Tite-Live en a fait naïvement l’aveu : « S’il doit être permis à un
peuple, dit-il, de rendre son origine plus auguste en la rapportant aux dieux, telle
est la gloire militaire du peuple romain, que lorsqu’il lui plaît de se donner le dieu
Mars pour père, le genre humain le souffre comme il a souffert sa domination22. »
J’admire cette fierté
patriotique ; mais le genre humain affranchi de Rome ne s’accommode plus de ce que
souffrait le genre humain sujet de Rome, et pour chaque nation, comme pour chaque ville,
la seule origine glorieuse est la vraie. Des commencements humbles d’où un peuple s’est
élevé laborieusement à la grandeur, sont plus augustes que le miracle qui, dès le
berceau, la lui donne toute faite avant qu’il l’ait gagnée.
Au dix-septième siècle les écrivains qui par profession, sinon par vocation, sont historiens, suivent cette tradition de l’art antique. Eux aussi font passer l’art avant la matière et la vraisemblance avant la vérité. Est-ce, comme on l’a dit, parce que la vérité historique n’était pas possible à une époque où la liberté manquait à l’historien ? Ce qui, au dix-septième siècle, a fait défaut à l’histoire, c’est que l’idée même n’en pouvait venir à un homme de génie, non par l’effet de quelque défense de Louis XIV qui se fût aussi bien qu’Auguste accommodé d’un Tite-Live, mais par une loi des choses de l’esprit, qui faisait naître le génie de l’érudition avant le génie du récit, et les préparateurs de l’histoire avant l’histoire. S’il est vrai que Louis XIV n’eût pas goûté la liberté de l’histoire, du moins a-t-il prouvé qu’il ne haïssait pas le talent d’en chercher les sources ; témoin Mabillon, qu’il envoyait en Allemagne et en Italie pour y recueillir des documents sur l’histoire de France ; témoin Montfaucon, qui allait plus tard aux frais du roi glaner sur les traces de Mabillon ; témoin enfin du Cange, dont Louis XIV pensionnait les enfants en récompense des travaux de leur illustre père.
Ces hommes excellents, par le besoin que la France avait de leur génie particulier, par l’à-propos de leurs travaux, par la pénétration et la patience qu’ils y déploient, par plus d’une page où la science la plus profonde se cache sous la modestie, où la vérité ne veut être la satire de personne, sont très supérieurs aux gens dont je parlais plus haut, imitateurs superficiels des anciens et historiens avant le temps, Mézerai, Saint-Réal et Vertot.
Cependant, pour relever les uns il ne faut point rabaisser les autres. Il est telle harangue dans Mézerai qui par le nerf, la naïveté, la parfaite convenance des paroles avec la situation et le caractère des personnages, par une langue saine et vigoureuse, a conquis une sorte d’authenticité historique. Saint-Réal avait compris les conditions de l’histoire dans les temps modernes ; il en avait pressenti les progrès. Ses livres, autrefois fort lus, aujourd’hui négligés sans justice, en donnent comme un premier crayon très estimable. Vertot, écrivain judicieux, non sans agrément, serait lu avec plus de plaisir, si l’on ne craignait d’être dupe et d’assister à un siège fait d’avance. Mézerai, Saint-Réal, Vertot, sont des hommes habiles, à qui n’ont manqué ni le savoir, ni une certaine imagination, ni l’intelligence des conditions de l’histoire, ni le talent d’écrire ; ils ont fait des livres à recommencer et sont partis avant l’heure.
La vérité, par les pièces authentiques et par les témoignages discutés ; la vraisemblance, en attendant la vérité dont elle garde et ne prend pas la place, tel est l’objet de Voltaire. Il tient pour téméraire, et en certains cas pour puéril, de vouloir développer les âmes des personnages qu’on n’a pas connus, et de regarder les événements comme des caractères avec lesquels on peut lire sûrement dans le fond des cœurs. Il voit, dans les portraits imités des anciens, plus souvent l’envie de briller que d’instruire. Pour les discours, il ne souffre que les authentiques, qu’il faut, dit-il, rapporter mot pour mot, comme la partie de l’histoire la plus utile. De quel droit fait-on dire à un homme ce qu’il n’a pas dit23? C’était pousser loin le conseil de s’affranchir de la tradition classique ; mais l’excès d’indépendance vaut mieux que la superstition.
Il y a dans Charles XII un bel exemple du respect de Voltaire pour la
vérité. La première édition présentait le cardinal primat de Pologne, président de la
diète, sous les traits d’un ambitieux, « profitant des conjonctures, sans
chercher à les faire naître, paraissant irrésolu alors qu’il était déterminé dans ses
projets, allant toujours à ses fins par des voies qui y semblaient opposées, couvrant
le scandale de sa conduite en y ajoutant la perfidie. »
Dans la dernière
édition, Voltaire a fait disparaître ce passage. Est-ce par ménagement pour quelque
membre encore vivant de la famille du cardinal ? J’en doute, le dernier portrait n’étant
pas plus favorable au prélat que le premier ; mais le dernier peint l’homme d’après les
témoignages. Le primat étant un homme d’église, Voltaire ne demande pas mieux que de le
déconsidérer ; mais il laisse aux actes et aux seuls documents à le faire. Toutes les
retouches de Charles XII ne sont pas aussi désintéressées. Si le roi
Stanislas, un peu pâle dans l’édition de 1731, est embelli dans celle de 1750, c’est
qu’il est devenu le voisin de Cirey. Si le roi Auguste, sévèrement jugé en 1731, est
presque innocent en 1750, c’est que Voltaire tient à n’être pas mal avec son fils, le
maréchal de Saxe. Voltaire aimait la vérité, il n’a pas toujours craint le péril de la
dire ; mais, comme Fontenelle, il lui préférait sa commodité.
La morale de Charles XII n’est d’ailleurs qu’un lieu commun. Des maximes générales sur la folie des conquêtes, et des exhortations à la paix et à la bienfaisance, ne changent pas le cœur des princes. Si quelque chose peut les faire réfléchir, ce sont des révélations supérieures sur l’homme et sur les gouvernements, comme il en échappe à Tacite, à Machiavel, à Montesquieu. Les conseils de Voltaire ne montent pas jusqu’à ces hauteurs où l’on est plus accoutumé à commander en maître qu’à recevoir des leçons. Je ne suis pas surpris que l’empereur Napoléon, lisant Charles XII dans sa campagne de 1812, n’ait été ni satisfait de la science militaire de l’historien, ni ramené aux idées de paix par ses conseils pacifiques. On sait, au contraire, que Tacite a eu la gloire de l’incommoder, et qu’il ne dédaignait pas de prendre les conseils de Montesquieu.
C’est un mot du même juge, que « Charles XII n’est qu’un roman. » Il faut y voir moins un jugement que le dépit de n’avoir pas trouvé dans Charles XII ce qu’il y cherchait. Attaquant la Russie sur son propre territoire, et passant où avait passé le roi de Suède, il cherchait des notions sur le redoutable pays où il était engagé, et peut-être des raisons de plus de s’approuver de son entreprise. Il dut être fort désappointé ; car Voltaire n’avait pas songé à faire de la topographie militaire pour le futur conquérant de la Russie, ni à rien cacher de la ténacité de la nation contre laquelle s’était brisée l’impétuosité suédoise. L’Histoire de Charles XII parut à Napoléon un roman, parce qu’il n’y trouvait pas de renseignements sur les moyens de vaincre la Russie.
Cependant, le mot de roman appliqué à ce livre ne lui ferait pas tort, si l’on entendait caractériser par là plus vivement le tour dramatique que Voltaire lui a donné, et le genre de plaisir qu’on y prend. Le caractère à la fois singulier et conséquent du personnage principal, la variété des événements que suscite sa passion pour la guerre, sa fortune, qui n’est que le bon et le mauvais dé dans la main d’un joueur, ses victoires, si semblables à ces ouragans qui écrasent la contrée où ils crèvent, et s’épuisent avant d’atteindre le bout de l’horizon ; toutes ces choses tiennent plus du merveilleux que de l’histoire. Il y fallait un poète et tout l’art du théâtre transporté dans le récit de faits historiques. On croit lire un bon roman, mais on sait qu’on lit une histoire vraie ; c’est l’illusion sans la crainte d’être dupe.
La grande beauté de l’Histoire de Charles XII, c’est le récit. On a le lieu de la scène, le pays, dessiné à grands traits, de quoi s’y orienter et voir de la meilleure place ce qui va se passer ; les personnages introduits au bon moment ; l’action, les grands mouvements, les manœuvres qui décident ; la tactique intelligible pour tout le monde, sans cette affectation de stratégie qui, sous la plume d’un homme de lettres, dénote la prétention et inspire la défiance.
Voltaire a l’imagination, non celle qui met la fable à la place de l’histoire, mais celle qui se rend les faits et les lieux présents. C’est le don, c’est la partie divine dans l’historien. Pour en connaître le prix, on n’a qu’à lire les historiens chez qui domine l’autre sorte d’imagination, ou ceux qui n’ont ni l’une ni l’autre ; les uns qui grossissent tout, les autres qui ne voient rien.
Montesquieu a loué, comme un des récits les plus vifs qu’on ait jamais écrits, la
retraite du général Shulenburg. Le morceau a de quoi plaire en effet aux plus
difficiles. En deux pages, nous suivons la petite armée de Shulenburg, faisant tête à
Charles XII en reculant, poursuivie et paraissant escortée, enfin lui échappant, avec la
gloire de lui faire dire : « Aujourd’hui Shulenburg nous a vaincus. »
On
voudrait avoir le jugement de Montesquieu sur la bataille de Pultawa et la retraite de
Charles XII, plus semblable à une fuite que celle de Shulenburg. L’histoire moderne n’a
pas de plus beau récit. C’est le moment où la grandeur altière et froide de Charles XII
devient presque touchante. Avec la fortune extraordinaire a disparu le héros singulier ;
le malheur fait voir le grand caractère. Charles vainqueur semblait n’avoir cherché dans
la guerre qu’un plaisir barbare ; vaincu, sa grandeur d’âme est d’un exemple utile à
tous.
Cependant Charles n’est pas un grand homme. Il a l’air de se battre par tempérament et sans dessein. Les événements qu’il suscite sont à son image. Comparés à ces grands changements que prépare de longue main la nature des choses et qu’accomplissent les vrais grands hommes, ces événements semblent des effets sans cause. Ils laissent l’éblouissement dans les yeux et le vide dans l’esprit. On y croit parce que l’on a foi en la véracité de l’historien ; on ne les trouve pas vraisemblables. Ils ont la fortune et les disgrâces des événements romanesques ; trop étonnants pour instruire, il leur manque l’attrait des faits historiques, et une seule lecture en épuise l’intérêt.
Ce n’est pas à dire qu’on n’aurait ni plaisir ni profit à lire une seconde fois Charles XII. Un père éclairé qui le met aux mains de son fils, ne se fera pas tort en le relisant pour son compte. Il y a d’autres historiens pour nous donner les suprêmes beautés du genre, les motifs secrets des actions, le fond des affaires et des cœurs, et cette science de la vie humaine dont nous sommes plus curieux à mesure que la nôtre s’écoule ; mais aucun n’a possédé plus que Voltaire le don de peindre et d’être expressif en restant simple. Voilà qui, pour couper court à ce qui restait de précieux, était plus tranchant que le ridicule. Et quel mérite pour Voltaire de s’en être si parfaitement défendu dans le temps que Montesquieu s’y laissait prendre !
§ III. Buffon. Histoire naturelle. §
Pendant que le public lettré admirait dans Charles XII l’histoire réformée par le bon esprit philosophique, et, parmi toutes les grâces du récit, un air de liberté, de vérité inconnu jusqu’alors, Buffon composait le premier ouvrage français où la science ait été exposée dans la langue des grands écrivains. A la différence de Montesquieu qui, au début, hésite entre les sciences et les lettres, soit égale capacité pour les deux choses, soit penchant de jeunesse vers la plus populaire, Buffon va tout d’abord aux sciences, poussé par l’instinct du génie et l’amour de la gloire. Incertain quelque temps sur la science particulière à laquelle il doit se fixer, il flotte entre la géométrie, la physique et l’agriculture, si c’est flotter que d’être attiré tour à tour par des sciences limitrophes de l’histoire naturelle. Son choix fait, et Louis XV, en l’appelant à l’intendance du Jardin du Roi, l’ayant mis comme dans son domaine naturel, il commence, par la Théorie de la Terre, cette suite de travaux que revendiquent à la fois les sciences et les lettres, aujourd’hui réunies dans une admiration commune pour le grand naturaliste et le grand écrivain.
Il ne parut ni l’un ni l’autre tout d’abord. Les savants de son temps ne le tenaient pas pour un des leurs, et les lettrés, Marmontel entre autres, le réduisaient au seul mérite de l’élégance et du coloris. Lui-même y aidait par son estime extraordinaire pour le style, et par certains travers qui semblaient trahir plus de soin donné au paraître qu’à l’être. Non qu’il ne fût très piqué de passer pour un savant douteux ; mais il l’eût été encore plus qu’on le contestât comme écrivain. Habitué à ne voir la pensée que noblement vêtue, peut-être lui arriva-t-il quelquefois de prendre le plaisir que faisait son style pour la mesure de ce que valaient ses idées. Il était de notre pays, où, soit attachement médiocre pour le vrai, soit plutôt passion d’un peuple artiste pour la forme, on considère le style à part des idées, et l’on enseigne officiellement dans les écoles la dangereuse distinction de la forme et du fond.
Si Buffon est aujourd’hui jugé pour ce qu’il vaut, nous en avons l’obligation principale à la science elle-même, complice d’abord de ces jugements dédaigneux qui réduisaient tout son mérite au beau langage. Elle avait trompé les lettrés sur Buffon, en donnant trop d’importance à ses erreurs et trop peu d’attention à ses vues de génie. Plus tard, quand elle vit se justifier par des découvertes la hardiesse de ses idées, se vérifier par des faits la justesse de ses pressentiments, elle apprit aux lettrés qu’ils pouvaient ne pas lui marchander la louange, et que Buffon est un grand écrivain au même titre que les grands écrivains ses devanciers, pour avoir exprimé de grandes vérités en perfection.
Disciple de Descartes, il porte la plus glorieuse marque du cartésianisme, la doctrine de la spiritualité de l’âme. Pour lui, l’âme subsiste indépendamment de la sensation ; la pensée intérieure se manifeste toujours, même dans l’homme auquel manquent la vue, l’ouïe et le toucher. Nobles démentis donnés à la philosophie de la sensation, dans le temps que Voltaire mettait à la mode Locke,
Dont la main courageuseA de l’esprit humain posé la borne heureuse…
ce qui veut dire : qui a appris à l’esprit humain à ne pas nier que la matière soit capable de penser.
Par un autre trait qui lui est commun avec Descartes, Buffon ne s’en fie qu’à sa propre
pensée, à ce qu’il appelle la vue de l’esprit. Descartes avait dit : « Je pense,
donc je suis. »
Buffon dit à son tour : « Je pense, donc je
sais. »
Il est plus certain de ce qu’il pense que de ce que d’autres ont vu.
Mais il y court plus de risques que Descartes. Ce que Descartes veut connaître, c’est sa
propre nature ; et nul ne peut lui en apprendre des choses plus certaines que sa pensée.
Pour Buffon, qui prétend expliquer la nature extérieure où il ne tient que la place d’un
seul être, et la création où il n’occupe qu’un point, n’y a-t-il pas de la témérité à
refuser de s’y servir des yeux et des pensées des autres hommes ?
De cet excès de confiance dans la vue de l’esprit est résulté ce mélange de systèmes faux et de théories vraies, de rêveries brillantes et de divinations fécondes, qui se heurtent dans ses œuvres. Nouvelle ressemblance avec Descartes qui, lui aussi, dans le même temps qu’il ouvrait à l’esprit humain les grandes voies, perdait sa propre route. Cependant Buffon ne dédaigne pas les faits dont la connaissance, dit-il quelque part, constitue la seule et vraie science. Mais pour peu qu’ils soient douteux, il ne se donne pas le temps de les vérifier ; et s’ils tardent, il ne les attend pas. Il n’ajourne pas la possession de la vérité à l’arrivée incertaine de témoignages contestables, ou à l’envoi tardif de matériaux préparés par un collaborateur trop scrupuleux. Il décide d’abord, sauf à reconnaître plus tard qu’il s’est trompé ; mais alors même, il se corrige sans se condamner. C’est tout ce qu’on pouvait obtenir de l’amour-propre de l’homme et de l’orgueil du temps.
Buffon, comme Descartes, cherche la solitude et fuit la société, « où, dit-il,
pour une phrase quelquefois utile qu’on y recueille, ce n’est pas la peine de perdre
une soirée entière. »
Mais Descartes défend sa retraite avec une sorte de
jalousie, et il en change à plusieurs reprises, pour dépister les visiteurs, en qui il
voit des préjugés personnifiés qui viennent tenter son jugement. Buffon vit retiré à
Montbard, loin du monde, mais point inaccessible, laissant volontiers pénétrer jusqu’à
lui la gloire en la personne de visiteurs curieux, qui venaient, comme il dit de J.-J.
Rousseau, y faire leur hommage.
C’est l’heureux privilège de l’histoire naturelle que ses principales vérités soient à la portée de tous, et que la langue littéraire suffise à les exprimer. Elles sont aussi accessibles qu’aimables ; elles nous parlent de ce que tous les jours le soleil vient éclairer, des montagnes, des fleurs, des plantes, des animaux, de l’homme dans son commerce avec la nature. Elles nous apprennent à être les spectateurs intelligents et reconnaissants du monde visible. Elles nous mènent à Dieu par un chemin semé de toutes les merveilles qui témoignent d’une création libre, volontaire, toute intelligente et toute bienfaisante. S’il est vrai que tout ce qui est ôté au hasard est restitué à Dieu, aucune science ne réussit mieux que l’histoire naturelle à déposséder le hasard au profit de la Providence. Ordre, régularité, unité de plan et diversité de structure, combinaison, prévoyance, autant de choses incompatibles avec l’idée de hasard, autant de vérités qui, rendues sensibles par la science, donnent à la croyance en Dieu le caractère d’un lien personnel entre le souverain être et la plus intelligente de ses créatures. Telle est l’impression qui reste de la Théorie de la Terre, le premier ouvrage français où l’éloquence, comme on l’entendait au dix-septième siècle, c’est-à-dire l’art de persuader la vérité, a passé des lettres dans la science, et mis au service des vérités de l’ordre physique la grande langue employée jusqu’alors à l’expression des vérités de l’ordre moral.
Cette Théorie, qui fait de la terre un fond de mer, serait irréprochable, s’il était vrai, comme le prétend Buffon, que les coquilles, et les autres débris d’animaux marins soient répandus partout, que les couches terrestres soient partout horizontales et parallèles ; que les angles saillants des montagnes correspondent partout à des angles rentrants ; que toute vallée ait été d’abord le lit d’un des courants de la mer. A tous ces faits l’observation a trouvé des exceptions. La terre n’est donc pas exclusivement l’ouvrage des eaux. Mais ôtez partout, et la théorie de Buffon reste vraie.
Les sondes puissantes dont on fouille le sein des mers, pour y poser les câbles électriques, dessinent successivement les vallées et les plateaux que Buffon y avait vus de l’œil de l’esprit, et permettent aux géologues d’en constater l’heureuse correspondance avec les plaines montagneuses et les plateaux élevés de la terre. Elles rasent les contours de ces futurs continents que son imagination s’est représentés émergeant un jour du fond des abîmes, pour, remplacer les continents actuels, nivelés peu à peu et rendus à la mer par l’effet des eaux du ciel. Elles ramènent à la surface des débris organiques où le microscope reconnaît ces sédiments formés de coquilles dont Buffon composait les couches végétales de ces terres à naître. Dans cette merveilleuse histoire de deux créations, tout ce qu’il a décrit ou deviné, la science le vérifie. Dieu seul connaît si ce qu’il a prophétisé doit s’accomplir, ou si ce n’est qu’une de ces illusions dont le génie humain paie son trop de confiance en ses lumières.
Je ne sais rien de plus imposant et de plus entraînant tout à la fois que cette
histoire de la formation des montagnes au fond de la mer. Buffon conçoit le phénomène
comme une supposition, mais il le raconte comme un spectacle dont il est témoin. Au
commencement du récit, tout est au futur : c’est le temps qui sied à une hypothèse. Peu
à peu le futur fait place au présent et au passé ; tout ce que Buffon supposait existe ;
tout ce qui devra être a été. « Peu à peu, dit-il, les matières molles dont les
éminences étaient d’abord composées ont fait ces énormes amas de
rochers et de cailloux d’où l’on tire le cristal et les pierres précieuses… Toutes
sont posées par lits… Les plus pesantes sont dans les argiles et
dans les pierres, et elles sont remplies de la matière même des
pierres et des terres où elles sont renfermées ; preuve
incontestable qu’elles ont été transportées avec la matière qui les environne et qui
les remplit… »
Ainsi, Buffon crée ce qu’il suppose ; il assiste à ce qu’il
prévoit, et ses raisonnements sont comme une suite de tableaux qui se déroulent sous ses
yeux, plutôt attentifs à des faits qui s’accomplissent qu’éblouis par une vision.
Je cherche ce qui dut paraître si nouveau dans le style de Buffon, pour qu’on y fît plus attention qu’à sa science. Je n’y vois que le grand style du dix-septième siècle se continuant dans le dix-huitième, le tour noble et tranquille, une phrase abondante et longue qui ne craint pas qu’on la laisse en chemin, une logique pressante sans être précipitée, l’image qui n’est que la plus parfaite justesse de l’expression. J’y veux bien reconnaître aussi, avec Marmontel, l’élégance, pourvu que ce ne soit pas celle que Marmontel refuse à Boileau, et qu’il admire au même degré dans Quinault et dans Racine ; et le coloris, pourvu qu’il s’agisse de l’art de mettre les objets dans le meilleur jour.
Il en est de même de la pompe dont on louait, moitié sérieusement, moitié par ironie, l’auteur de la Théorie de la Terre. Si la pompe consiste à n’avoir pas l’air dégagé qu’affectait alors le style, ni cette courte phrase appropriée à la propagation rapide des idées comme à l’attention distraite des esprits, soit ; Buffon est pompeux. Il l’est encore, parce que la pompe sied aux peintures des choses merveilleuses. Ces phrases qui se développent avec une sorte de majesté sévère, semblent représenter le mouvement lent et irrésistible dont la nature accomplit ses créations.
Il faut bien croire que beaucoup de gens s’en doutaient autour de Buffon ; car dès l’apparition de ses premiers volumes, il se voyait comme investi par l’Europe savante du gouvernement des sciences naturelles. Le Jardin du Roi, dont il était l’intendant, en devenait le centre.
Dès lors toutes les recherches ont une direction, tous les envois un intermédiaire et un dépôt, tous les monuments des archives de la nature un archiviste et un musée. Princes, navigateurs, gens du monde, font des dons au Jardin du Roi par considération pour son illustre intendant. Dans tous les travaux exécutés par le génie militaire, les officiers sont attentifs à tout ce que heurte la pioche des soldats. La mode même s’en mêle, et cette fois la mode a du bon, en mettant les ignorants au service de la science. N’y avait-il dans tout cela que la fortune éphémère d’un écrivain coloriste faisant de l’histoire naturelle « qui n’est pas déjà si naturelle », comme disait malignement Voltaire, dans sa première inquiétude sur cette réputation nouvelle qui s’élevait à côté de la sienne ?
§ IV. Lesage. Gil Blas. §
On ferait tort à Lesage et à Rollin, en ne leur donnant pour toute part, dans la restauration de l’esprit français et la réparation de la langue au commencement du dix-huitième siècle, que le bon exemple de la fidélité à la tradition du dix-septième.
C’est leur trait distinctif, mais ce n’est pas tout leur mérite. De même qu’il y a dans Montesquieu, dans Voltaire, dans Buffon, la part de la tradition, dans Lesage et dans Rollin II y a la part du génie.
Ils en portent une marque plus certaine que l’invention de quelques tours ou le bonheur de quelques expressions nouvelles ; ils ont le génie de ce qu’ils ont entrepris et, ce qui n’a pas besoin des complaisances de l’apologie, la durée.
On ne le conteste pas à Lesage. Supérieur à la fois dans le roman et au théâtre, il a inventé des caractères et créé des personnages presque plus populaires que leur père.
Pour Rollin, plus on lui fait la place grande dans les modestes régions du savoir, de la raison et du goût, moins on a de scrupule à lui refuser du génie.
Il en a pourtant, et du meilleur, pour ceux du moins qui le sentent dans le ton, l’accent, l’excellence de l’œuvre, et qui ne mettent pas au-dessous de l’imagination le sentiment, don plus rare encore, quoique de moindre prix dans l’estime du commun des hommes.
Lesage et Rollin sont inspirés par la tradition du dix-septième siècle, chacun à sa manière. Rollin est le disciple fervent des deux antiquités chrétienne et païenne ; ce sont les deux nourrices qui l’ont allaité. Quoique grand admirateur des écrivains du dix-septième siècle, il leur connaît des modèles ; il est si plein des anciens, qu’il ne démêle pas ses propres pensées des leurs, et que là même où il invente il croit se souvenir.
La tradition de Lesage, c’est le dix-septième siècle, avec les souvenirs que de bonnes études de collège lui ont laissés de l’antiquité classique. Turcaret en fut un premier fruit exquis. Il y avait dans ce succès de quoi rengager Lesage à toujours dans le théâtre, où ses débuts avaient eu des fortunes très diverses. Mais sa vraie vocation était un génie secret pour le roman de mœurs. C’est encore le théâtre, mais le théâtre moins les comédiens, et sans qu’il en coûte à la vérité pour accommoder les pièces au goût de ceux qui les jouent.
Ce fut l’abbé de Lyonne, un des fils du grand ministre, qui avertit Lesage de sa vocation24. Il lui fit lire les auteurs espagnols. Lesage les lut avec un goût formé par Molière. Les précieux et les précieuses du dix-septième siècle n’y avaient cherché qu’un tour d’esprit à imiter ; l’abbé de Lyonne y montrait à Lesage la vie humaine dont les peintures, aux beaux temps de l’Espagne, ont la solidité et le coloris des tableaux de ses grands peintres.
Lesage usa des auteurs espagnols comme Molière avait usé des auteurs de comédies : il y prit son bien. Le bien pris par de tels hommes ne se reprend pas. Il s’est trouvé pourtant en Espagne et, chose moins explicable, en France, des critiques pour restituer l’invention de Gil Blas au chanoine Vincent Espinel, auteur des Aventures de l’écuyer don Marcos de Obregon. On ne lit pas Vincent Espinel, même dans son pays. Lesage est lu partout. De deux auteurs dont l’un ne sait pas donner la vie à ce qu’il trouve, et dont l’autre crée ce qu’il imite, l’inventeur, c’est le dernier.
Voilà les origines de Gil Blas. L’esprit philosophique n’y est pour
rien. Réformer le monde n’est pas un des soucis de notre auteur. Il ne touche pas aux
puissances, et il souffre volontiers que les choses continuent d’aller du même train. Il
est loin toutefois d’être indifférent à la réforme individuelle. « Si tu lis mes
aventures, fait-il dire par Gil Blas au lecteur25, sans prendre garde aux instructions morales qu’elles
renferment, tu ne retireras aucun fruit de cet ouvrage. Mais si tu le lis avec
attention, tu y trouveras, selon le précepte d’Horace, l’utile mêlé à
l’agréable. »
J’en crois un conseil qui sent si peu le prêche. Lesage voulait
qu’on devînt meilleur après l’avoir lu : c’est la pure tradition du dix-septième
siècle.
Peintre des mœurs en général, Lesage ne songe pas à être autre chose. Sur ce point, il faut encore l’en croire ; il n’a pas voulu faire de portraits. Vingt ans s’écoulèrent entre le premier et le dernier volume de Gil Blas. Si Lesage avait eu le dessein de peindre son temps, l’original aurait trop souvent changé d’attitude. Ce qu’on étudie avec cette persévérance et cette suite, ce ne sont ni les mœurs d’une époque ni l’homme d’un jour, c’est le cœur humain.
Il n’est pas impossible, d’ailleurs, qu’en parlant des bureaux d’esprit il ait songé au
salon de la marquise de Lambert : la page a dû être écrite vers 1742, au plus beau
moment du retour au précieux. On a voulu aussi reconnaître Voltaire dans Gabriel
Triaquero. Voltaire est-il donc le seul auteur de tragédies dont les pièces
« sont farcies de traits plus brillants que solides, les vers mauvais ou mal
rimés, les caractères mal formés ou mal soutenus, et les pensées souvent obscures26? »
S’il est vrai que le roman de Lesage soit le tableau de la vie humaine, le héros doit être un personnage moyen, touchant par son caractère à tous les caractères, les saints et les coquins exceptés ; par sa condition à toutes les conditions ; ni bon ni méchant, quoique plus loin de la méchanceté que de la bonté, et, pour dernier trait moyen, ayant sa fortune à faire. Tel est Gil Blas.
Il a sa fortune à faire ; dirai-je que c’est là le premier de ses défauts ? On fait sa fortune de deux façons : ou par un état, ou par la domesticité chez les puissants. Le travail pour parvenir par un état est sain ; non que l’état fasse toujours l’honnête homme, mais il y sert. Quand on se met dans la domesticité des puissants, on n’est pas libre de choisir les services qu’on leur rend, et la fidélité même dégrade. Pour un qu’on servira dans ses bonnes qualités, combien dont il faudra servir les vices ! Et comment être le complaisant des vices d’un maître sans en devenir le complice ? C’est en faisant comme le maître que le serviteur se met à l’aise avec sa conscience ; pour n’avoir plus à rougir, il a hâte de se corrompre.
C’est ce qui arrive à Gil Blas. Ses vices lui viennent de ses maîtres. Il ne les a pas naturellement, il les revêt ; et quoiqu’on le voulût voir plus emprunté et moins à l’aise sous cette livrée, on espère et l’on prévoit qu’il la quittera.
Le plus mauvais temps de Gil Blas est celui qu’il passe à la cour. C’est qu’il y sert la pire espèce de maîtres, les courtisans qui vivent de la faveur et des abus. Aussi, est-il de la pire espèce de valets, les valets d’un courtisan. Il imite tous les vices du lieu : il vend les grâces, il oublie ses amis, il désavoue ses parents, il est vénal et ingrat. Pourtant, même à ce moment de sa vie, il ne sort pas du caractère moyen. Il vaut mieux que ce qu’il fait, et la faiblesse qui le fait succomber est d’une âme tout aussi docile aux impressions du bien qu’à celles du mal. Il est entraîné, il n’est pas passionné. Ses vices ne prennent pas racine en lui, et ses mœurs se corrompent sans que sa nature change. Aussi, continuons-nous à le tenir pour un des nôtres, même à son pire moment, par la certitude que son naturel finira par l’emporter sur ses mœurs.
Il l’emporte, en effet. Insensiblement Gil Blas devient meilleur. Il retrouve ses parents et il leur vient en aide. Il redescend vers les obscurs amis de sa jeunesse ; il rend service à ses bienfaiteurs. Les premières faveurs de la fortune l’avaient gâté ; les dernières l’améliorent, parce qu’elles sont le juste prix de son mérite. Favori, il avait vendu les grâces ; serviteur utile et capable, il partage avec ses amis la récompense de son travail. Il finit en homme de bien. Il n’y avait pas de risque que l’honnête homme qui a écrit Gil Blas se fût donné le bizarre plaisir de vivre pendant vingt années en tête-à-tête avec un fripon.
Cette honnête fin de Gil Blas est une vérité du cœur humain. Ainsi s’améliorent, en s’avançant dans la vie, les caractères moyens. Leur volonté n’en a peut-être pas tout le mérite. Le temps, qui nous ôte nos passions on qui rend ridicules celles qu’il nous laisse, qui nous apprend notre mesure par nos disgrâces, qui nous classe en dépit de notre prétention à rester déclassés pour continuer d’être ambitieux, le temps est pour beaucoup dans ce retour à l’honnêteté. Mais enfin on y arrive, et s’il plaît à Dieu de nous accorder quelques jours d’intervalle entre l’âgé où nous nous gâtons et le dernier terme, nous pouvons faire plus de bien par cette seconde innocence que nous n’avons fait de mal par nos fautes. Cette vérité ne pouvait échapper au sens profond de Lesage ; son livre n’a peut-être pas de beauté plus élevée et plus pénétrante.
Pour dernier trait de ressemblance avec son lecteur, Gil Blas est chrétien et Français.
Il est chrétien, comme le sont la plupart d’entre nous, par le souvenir du clocher natal, moins oublié peut-être que les parents ; il l’est par tout ce que laisse d’impressions ineffaçables dans un cœur où le mal n’est pas le maître, la doctrine de l’Evangile, transmise, aux jours d’innocence, d’une pieuse mère à son fils, d’un prêtre à un enfant. C’est à cette lumière, si souvent voilée, mais qui ne cesse jamais de luire au fond de son âme, que Gil Blas juge sa vie à mesure qu’il la raconte. Son histoire est une confession. On pourrait la vouloir plus sévère, et l’on sent bien, à la douceur de sa pénitence, que c’est le pécheur lui-même qui se l’administre. Il devient plus chrétien à mesure qu’il avance dans la vie, et par la même vérité d’observation qui nous le montre se corrigeant avec le temps, la religion de son enfance passe insensiblement de sa mémoire dans son cœur, et y prend la place laissée vide par les passions qui se retirent.
Sous son habit castillan, Gil Blas est Français, et c’est ce qui achève sa popularité. Il a de notre pays, avec ses qualités aimables, certains défauts dont nous ne sommes guère moins fiers que de ces qualités ; entre autres, la vanité, dont les étrangers nous accusent presque d’un ton d’envie, à cause des grâces qui la tempèrent. S’il oblige les gens, son premier mouvement est de faire montre de son crédit ; faire du bien n’est que le second ; mais le second vient pour corriger le premier. Il y a quelque chose qu’il craint plus que d’être trompeur, c’est d’être dupe. Il aime de la puissance l’extérieur, le paraître, et, comme tant de Français dans les honneurs, il se croit grandi de la longueur de son ombre. Il n’attend pas toujours qu’on le loue, il s’en charge lui-même ou il y aide les gens : le tout avec du tact, de la mesure, de charmants retours de vérité sur lui-même, où il se met à sa place, et rend de très bonne grâce ce qu’il a pris de trop.
Gil Blas est Français par ce genre d’esprit finement moqueur dont nous jugeons tout ce
qui n’est que fausse apparence et mérite d’enseigne. Il se défie des médecins ; je le
crois bien, sans cela serait-il un fils de Molière ? Dans une maladie qui le met en
danger, un ami lui amène deux docteurs. L’un lui demande, avant toute chose, d’avoir
confiance en eux. « J’en ai une parfaite, répond Gil Blas ; avec votre
assistance, je suis sûr que je serai dans peu de jours guéri de tous mes maux. — Oui,
Dieu aidant, reprend le docteur, vous le serez : nous ferons du moins ce qu’il faudra
faire pour cela. »
La plaisanterie continue et s’aiguise, sans que les mots
arrivent à la satire. « Effectivement, dit Gil Blas, ces messieurs me menèrent si
bon train, que je m’en allais dans l’autre monde à vue d’œil. »
Et plus loin,
pour dernière malice : « Mes docteurs m’ayant abandonné et laissé le champ libre à la
nature, me sauvèrent par ce moyen. »
Voilà l’esprit dont le roman de Lesage est plein.
Il est tout uni, modeste dans le ton et dans les mots ; aimant mieux, au besoin, n’être pas vu que de se trop montrer. Il donne de l’esprit à ses lecteurs, si peu qu’ils s’y prêtent ; il leur ôte du moins l’envie d’en faire, la première marque d’esprit après l’esprit. Gil Blas en ce point passe un peu la moyenne ; mais s’il a plus d’esprit que nous, il n’en a que du nôtre.
Ses compagnons sont comme lui, des caractères moyens. C’est hasard si nous n’avons pas
encore rencontré leurs pareils. Je sais tel vieillard goutteux et gourmand que mène, en
le faisant bien dîner, une gouvernante dévote, et qui a chassé son neveu, « parce
qu’il n’a aucune considération pour cette pauvre fille. »
Il n’est pas que vous n’ayez dans vos connaissances un poète de l’humeur de Fabrice, dupe de la nouveauté, imitateur de ce qui réussit, grand admirateur de Gongora, — et en quel temps n’y a-t-il pas des Gongoras ? — mobile, léger, jetant l’argent, mais, dans sa vie sans assiette, gardant les bons sentiments, et par la vertu purifiante des lettres, que ressentent même les gens qui en ont plutôt le goût que le génie, capable d’une certaine fierté d’esprit qui empêche son caractère de tomber aussi bas que sa condition.
L’archevêque de Grenade et sa tendresse pour ses homélies, ne serait-ce pas moi, à certains moments de trop grande tendresse pour ce que j’écris ?
Les passions des personnages de Gil Blas sont en petit nombre et générales. Lesage savait d’instinct, et par l’expérience du théâtre, que nous ne sommes guère touchés que de celles-là. Il ne nous met sous les yeux que les images familières de l’amour, de l’ambition, de la vanité, qui troublent plus ou moins toutes les existences, et par qui se renouvelle sans cesse le tableau de la vie humaine. Sur un fond qui reste le même, il jette les diversités des conditions et des caractères. Par exemple, un jeune prince comme le prince d’Espagne aime de la même façon qu’un étudiant de l’université de Salamanque ; mais l’étudiant n’a pas pour entremetteur un ministre qui prépare de cette façon sa fortune auprès de l’héritier du trône, ni un Gil Blas qui trouve son compte à servir le ministre dans ses complaisances ambitieuses. Le poète Fabrice n’a pas moins de faiblesse pour ses vers que l’archevêque de Grenade pour ses homélies ; mais il n’a pas de secrétaire à gages pour les louer sons peine d’être chassé.
Ces différences de condition et de caractère font voir la même passion sous des aspects variés, et nous mènent au même but par une agréable diversité de chemins.
Les récits dans Gil Blas sont de ceux que le lecteur croit faire en les lisant. Les descriptions, soit de paysages, soit d’intérieurs, évitent la topographie comme l’archéologie. Quand Gil Blas, dans l’antichambre de l’archevêque de Grenade, attend le moment d’être reçu, au lieu d’inventorier le palais archiépiscopal, il aime mieux, dit-il, décrire le peuple d’ecclésiastiques et de gens d’épée qui attendent comme lui à la porte du cabinet. Il a raison ; peu nous importe de quelle façon est meublée cette antichambre ; ce que nous sommes curieux de savoir, c’est quel peuple est ce peuple-là, et quel accueil reçoit d’eux cet inconnu en qui les uns voient un solliciteur, les autres soupçonnent un futur concurrent dans la faveur du maître.
Parle-t-il, au contraire, du château de Lirias, devenu le sien, et vers lequel il s’achemine avec son fidèle Scipion, confident et témoin des dernières agitations de sa vie de cour, il ne ménage pas les descriptions. Quoi de plus naturel qu’avant d’arriver à sa retraite il s’y voie déjà arrivé, et qu’il en fasse d’avance les honneurs à son compagnon de voyage ? Sa description n’est que le récit même de
ses pensées ; elle n’est pas un hors-d’œuvre ; elle . est l’action au moment même où le goût du lecteur la voulait sous cette forme.
Elle a un autre mérite ; elle représente la maison de campagne que chacun rêve pour
soi, notre château en Espagne, puisqu’il s’agit de ce pays-là. « Figure-toi, dit
Gil Blas à Scipion, celle qu’Horace avait dans le pays des Sabins, près de Tibur, et
qui lui fut donnée par Mécénas. »
Horace lui-même l’avait longtemps rêvée
avant que Mécène la lui donnât. Une source d’eau vive, un jardin, un bois tout près, la
solitude, et dans la maison la place pour quelques amis, tel est le château de Gil Blas.
On se l’est bâti à soi-même, on le revoit. Ici sont les ombrages pour la promenade au
milieu du jour ; nous y prîmes le frais. Là sont les chambres « bien meublées sans
magnificence », où nous avons passé les heures paresseuses, feuilletant les vieux livres
dans de vieux fauteuils de damas effacé, qui ajoutaient à la douceur de notre repos, en
répandant autour de nous les images tranquilles et comme un air du passé.
Walter Scott va trop loin quand il loue dans cette description du château de Lirias
« une stricte attention au costume et à la localité. »
Admirateur
passionné de Lesage27, il voulait lui donner l’honneur de
l’invention dans cet art de la description à la fois pittoresque et savante, où il a
excellé lui-même. Lesage n’y a point pensé ; c’est pour cela qu’on se souvient du peu
qu’il a fait de descriptions et qu’on en trouve trop dans Walter Scott.
Il ne manquerait rien à Gil Blas pour être un livre de premier ordre, si à la peinture de l’homme tel qu’il est se joignait l’élévation morale. Il est très vrai qu’après l’avoir lu, les gens de bien ont plus de plaisir à rester honnêtes, mais aux malhonnêtes gens il ne fait pas assez honte de ce qui leur manque. Comme tableau de la vie humaine, il n’est pas complet. Où la poésie est absente, il n’y a pas toute la vie humaine. Le disciple de Molière n’a pas eu sa haute comédie, il s’est arrêté à son École des femmes. Aimer Gil Blas médiocrement n’est pas possible ; mais on peut lui préférer les livres où l’on trouve à la fois l’agrément et le ressort moral. Même aux endroits où je me plais avec Gil Blas, je me sens recherché par des souvenirs de Don Quichotte.
§ V. Rollin. Le Traité des études. §
Voilà, tout au contraire, un livre qui vit surtout par l’élévation morale et par cette sorte de poésie secrète qui s’exhale des trop rares ouvrages que le cœur a inspirés. Rollin semble avoir reçu, comme un legs du dix-septième siècle, la tâche d’exprimer, dans la langue qu’on y parlait, ce qu’ont pensé tous ses grands esprits sur le meilleur régime d’éducation publique dans une société civilisée et chrétienne.
Depuis la Renaissance, un seul a été pratiqué, un seul a été possible : c’est celui qui prend l’instruction dans l’antiquité païenne, et la rend chrétienne par l’esprit.
Ce régime, d’une application difficile et délicate en tout temps, l’est devenu plus
encore à notre époque, malgré l’autorité et la gloire du succès pendant trois siècles.
L’antiquité païenne est plus souvent et plus longtemps en commerce avec la jeunesse ;
elle paraît avoir seule la parole. La lui ôter, pour la donner à l’antiquité chrétienne,
personne ne l’ose ; réduire sa part, beaucoup y ont pensé de notre temps. On n’y pensait
pas au dix-septième siècle, et Bossuet en eût trouvé l’imagination bien étrange, lui
qui, dans ce mémorable plan d’éducation pour le Dauphin, « où l’étude de chaque
jour commençait soir et matin par les choses saintes »
, fait lire à son élève
tous les grands écrivains de l’antiquité païenne, et ne lui met pas dans les mains les
Pères, quoiqu’il en fît lui-même sa méditation, assidue et sa nourriture. Le plan
d’éducation de Bossuet est le bon. Ne nous piquons pas d’être meilleurs chrétiens que ce
grand homme. Faire des chrétiens avec des livres païens est la tâche des sociétés
modernes, surtout dans notre pays qui en tient la tête.
Comment y réussir ? Rien ne diffère plus de l’éducation païenne que l’éducation chrétienne.
L’instituteur païen forme son élève pour vivre « : au plus épais
de la mêlée humaine et au plein jour de la république28. »
Aussi doit-on, avant toute chose, lui inspirer l’estime de
lui-même et la confiance en ses forces. Qu’il ne baisse les yeux devant personne, dit
Quintilien ; qu’il s’accoutume tout enfant à ne pas craindre les hommes. Pour l’exciter
au travail, faites-lui honte d’être vaincu. Excitez son émulation par la louange, et
quoique l’ambition soit un vice, comme elle peut donner matière à certaines vertus, ne
craignez pas de la lui apprendre.
Dans l’éducation païenne, c’est en s’instruisant à devenir citoyen que, chemin faisant, l’enfant apprend à être homme ; dans l’éducation chrétienne, c’est en apprenant à être homme qu’il s’instruit à devenir citoyen. Connaître les hommes pour les conduire et les dominer, ne se connaître soi-même que comme une force en lutte avec d’autres forces, tel est l’objet de la première. Se connaître soi-même pour savoir sa propre mesure, pour se subordonner, pour apprendre l’obéissance raisonnable, pour respecter ceux à qui l’on commande, tel doit être l’effet de la seconde.
Le moyen de l’éducation païenne est d’inspirer à l’enfant de la hardiesse, d’allumer son orgueil, de le préparer aux combats de la vie publique ; le moyen de l’éducation chrétienne est de le rendre défiant de lui-même, de faire de l’émulation une rivalité de bons offices, de préparer l’homme à vivre en paix avec ses semblables.
C’est à quoi Bossuet, qui a tout vu en cette matière, fait servir l’étude de l’antiquité païenne. « Nous marquions, dit-il, dans la doctrine admirable de Socrate, ce que la philosophie chrétienne y condamne, ce qu’elle y ajoute, ce qu’elle en approuve, avec quelle autorité elle en confirme les règles véritables, et combien elle s’élève au-dessus. » Bossuet avait indiqué le véritable esprit de l’éducation moderne ; il restait à développer son plan d’études, et à l’approprier aux besoins de l’enseignement public.
Rollin ne fut pas le premier qui y songea. Un homme supérieur qui avait reçu la pensée de Bossuet de la bouche même de ce grand homme, Fleury, avait écrit, avant le Traité des études, et presque sous le même titre, son Traité du choix et de la méthode des études.
Heureux esprit, Fleury fut toujours, et dès sa jeunesse, aux meilleurs endroits et sous
les meilleurs guides pour s’instruire et se former. Il avait eu pour maître, au collège
de Clermont, un homme qui savait avec profondeur et goût tous les bons maîtres sacrés et
profanes, et d’une vie non moins exemplaire que son mérite29. Des mains de ce maître vénéré il était passé
dans celles d’un jurisconsulte profond30, qui, magistrat en retraite, consentait, à la prière de sa Compagnie,
à siéger au parlement, « pour rendre justice par charité pour les
parties. »
Par M. de Gaumont, Fleury connut Lefèvre d’Ormesson, Lamoignon,
Bourdaloue, Boileau, et rencontra Bossuet qui le conquit à l’Église. Par Bossuet, il se
lia avec Fénelon, et quand la querelle du quiétisme brouilla les deux prélats, il resta
neutre entre ses deux amis, pour ne pas perdre l’un en prenant parti pour l’autre.
C’est de ce fonds d’études fécondes au sein des deux antiquités, c’est de ce commerce avec de grands esprits et de grands cœurs que sortit un livre excellent, tout savoir, tout esprit, le premier dans cet ordre d’idées, si Rollin n’avait écrit le sien.
Quoique très bon, le livre de Fleury en faisait désirer un meilleur. Il ne tient pas ce qu’il promet. Il annonce une histoire des études, et il ne donne que le tableau un peu vague des connaissances qui, chez les anciens et les modernes, ont formé la matière des études. On s’attendait à des préceptes sur l’objet et l’utilité des exercices ; le livre n’offre que des distinctions générales sur les études, divisées en nécessaires, utiles, curieuses, superflues.
Tout, d’ailleurs, dans ces distinctions est loin d’être de la même justesse. Les pédants ne seraient pas les seuls surpris d’y voir le grec relégué parmi les études de pure curiosité, et le latin réduit à n’être « qu’utile. » Le monde moderne, grâce à Dieu, n’est pas près de penser comme Fleury. En France, du moins, le latin passe pour nécessaire, et la maxime qu’on n’apprend finement le français qu’à l’aide du latin, n’est contestée que de ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre.
On y croit encore que le grec est tout au moins utile pour savoir à fond le latin, et que l’union de ces trois langues, liées d’une parenté si étroite, et qui ont exprimé en perfection toutes les vérités de la religion, de la morale et de l’art, est l’inattaquable fondement de toute éducation libérale.
Ce n’est pas non plus une médiocre erreur de Fleury d’avoir cru que, pour goûter l’éloquence de Démosthène et de Cicéron, les traductions suffisent. Ainsi le pensait Perrault, et, après lui, Lamotte-Houdard, pour Homère. S’ils s’en sont bien trouvés, on l’a vu à la façon dont tous les deux ont jugé l’Iliade, et dont le second l’a traduite. La traduction n’éteint pas seulement les beautés des mots, elle ôte de la vie aux choses. Nous sommes par tant de côtés étrangers aux sujets de l’éloquence antique, qu’à moins de nous rendre l’orateur présent par la connaissance de sa langue, de nous placer sous son souffle, le plus médiocre livre qui nous parle de notre temps nous intéressera plus que les harangues de Démosthène et de Cicéron. Quel roman ne vaut pas mieux que Virgile lu dans une traduction ?
C’est par Virgile mal expliqué que les romans s’introduisent dans nos écoles. Faites-moi toucher sous les mots ce tendre cœur d’où s’est épanchée cette poésie si expressive ; rendez-moi plus étroite, par la difficulté même de la langue, l’intimité avec le divin poète, et si je ne suis pas guéri de l’envie de lire de mauvais romans, me voilà capable au moins de les lire sans péril.
Il y a plus d’une autre trace du chimérique dans ce livre, où l’ami de Fénelon semble par moments rêver un plan d’études pour les écoles de Salente.
Mais Fénelon lui-même a inspiré et sa main aurait pu écrire certaines pages où Fleury donne aux maîtres, sur la façon dont il faut en user avec les enfants, des conseils renouvelés de Montaigne, avec la subtilité de moins et l’onction de plus.
Ces pages exquises, vrais modèles de littérature chrétienne, où la finesse qui découvre nos imperfections n’est que l’auxiliaire de la charité qui les pardonne, n’ont pourtant pas réussi à rendre le livre de Fleury populaire. Tour à tour trop général ou trop particulier, il disperse notre attention sur trop d’objets, et il nous éblouit par l’abondance même de ses lumières. C’est une ingénieuse spéculation sur les études ; un traité des études restait à faire.
Ce fut l’œuvre de Rollin.
Il n’y a dans son livre rien de spéculatif : c’est l’explication de ce qui se faisait, avec plus ou moins de lacunes, dans les écoles publiques de son temps.
Il n’entend pas donner un nouveau plan d’études, ni proposer de nouvelles règles ; il veut seulement marquer ce qui s’observait de son temps dans l’Université de Paris. Pour ses doctrines, il ne les présente ni comme neuves ni comme de lui. Il pouvait être tenté, dit-il, de fondre dans son ouvrage les pensées des anciens, « en cachant soigneusement la trace de ses vols » ; mais, ayant à donner des préceptes, il devait s’appuyer sur des autorités. Il s’est donc contenté de recueillir et de mettre en ordre les maximes des autres.
Il n’est pas indifférent de rapprocher de ces humbles déclarations le témoignage, si
près de l’apologie, que se rend Quintilien au début de son Institution de
l’orateur. Ses amis, nous dit-il, l’ont invité à composer un traité de l’art
oratoire. Il n’a voulu d’abord que déférer à leur invitation ; puis le plan s’étendant à
mesure qu’il y pensait, il a fini par s’imposer une tâche plus lourde, « pour
n’avoir pas, dans un sentier si battu, à se traîner stérilement sur les traces
d’autrui. »
Non content de donner son plan comme très différent de ce qu’ont
fait ses devanciers, il annonce qu’il se distinguera d’eux par son style, et
« qu’il rendra les gens éloquents par sa façon de leur enseigner
l’éloquence. »
Le maître qui apprenait à son élève à ne baisser les yeux
devant personne ne pouvait guère connaître pour son compte la modestie.
Si le livre de Rollin n’est pas original par un plan d’études nouveau, il l’est par l’explication de celui que Rollin a vu pratiquer, qu’il a pratiqué lui-même ; il l’est par sa méthode, la meilleure qu’on ait imaginée pour cultiver, par les deux antiquités, l’homme et le chrétien. Je sais que Rollin n’en a pas eu l’ambition. S’il y a pensé, comme toutes ses pages le disent, il était trop modeste pour en annoncer le dessein. Mais c’est là que mène tout ce détail sur les exercices de classe où il s’étend en homme du métier, sans en demander pardon, comme Quintilien, aux gens frivoles, sans soupçonner que ce soient de petites choses, ni qu’il puisse s’abaisser en en parlant.
La description de tous ces instruments de culture, grammaire, explication d’auteurs, thèmes, vers latins, discours, qui sont comme autant de labours donnés aux jeunes esprits, me rappelle les descriptions des Géorgiques. Chaque précepte est pratique ; chaque règle pourvoit à un besoin ou satisfait à une convenance de l’esprit. Après le plus humble de ces exercices, tout enfant bien doué sent qu’il a fait un pas en avant ; il n’est pas de maître éclairé qui ne soit en état de l’en avertir et de lui en donner la joie encourageante.
Rollin a deux manières de s’approprier ce qu’il appelle les maximes des anciens : le commentaire et la traduction. Par le commentaire il prête aux textes qu’il cite presque autant d’autorité qu’il en reçoit, et il fait sien le précepte commun. Sa traduction s’adresse à l’esprit, non aux yeux ni aux oreilles ; il tient plus à faire rassortir la leçon du maître que la physionomie de l’auteur. S’il y faut quelque infidélité légère, il ne se la refuse pas, par respect même pour ceux dont il s’autorise. Il croit être encore leur interprète, quand il met son âme où ils n’ont mis que leur esprit.
Les infidélités de Rollin sont dans l’accent du précepte, dans le sentiment ; c’est le
précepte rendu plus pénétrant, échauffé par l’esprit de charité, christianisé, si cela
peut se dire. Où Quintilien, parlant de l’affection que le maître doit porter à ses
élèves, dit : « Qu’il prenne avant tout des sentiments de père pour ses
disciples, et qu’il se regarde comme tenant la place de ceux qui lui ont confié leurs
enfants31 »
, Rollin
traduit : « Qu’il prenne avant tout et par-dessus tout la place de
père »
, substituant le père aux personnes innommées de Quintilien, et
ajoutant les mots par-dessus tout, qui transforment le conseil en un
appel de cœur.
Et il continue, croyant traduire encore : « Dont par conséquent il doit
emprunter la douceur, la patience et les entrailles de bonté et de tendresse qui lui
sont naturelles. »
Ailleurs Quintilien, sur un autre devoir du maître, dit
avec la même netteté un peu sèche : « Qu’il réponde volontiers à leurs
questions ; et s’ils n’en font point, qu’il les y provoque32. »
Sous la plume du
traducteur, la prescription technique a l’onction d’une exhortation touchante.
« Qu’il se fasse un plaisir, dit Rollin, de répondre à toutes les questions qu’ils lui font ; qu’il aille même
au devant et qu’il les interroge lui-même, s’ils ne lui en font
point. »
Comme la traduction est plus tendre et plus pressante que le
texte ! Rollin voit les enfants, il est au milieu d’eux ; il va au-devant
d’eux. C’est à toutes les questions, entendez vous ? qu’il faut
répondre, à toutes ; ne manquez pas une occasion d’éclairer, d’aider, d’encourager un
jeune esprit. J’aime jusqu’à cette fin de phrase, quoique traînante : « S’ils ne lui en font point. » C’est plus et autre chose qu’ultro, et si cela déborde, c’est du cœur.
C’est ainsi que Rollin reste lui-même tout en suivant les anciens comme à la trace. Mais où ce maître des maîtres est unique, c’est quand il traite des devoirs du maître. On l’a très bien dit, ce sont là proprement les mémoires de Rollin. Il a pratiqué toutes ses maximes. Ce qu’il recommande à l’instituteur, maître, régent ou principal, il en a éprouvé les bons effets et donné l’exemple. De tous les devoirs propres à chacun, de tous les traits qui les caractérisent il résulte comme un idéal du maître dans les temps modernes et dans une société chrétienne.
Cet idéal est sans chimère. J’ai grand’peur que, pour former son élève imaginaire, Quintilien n’ait créé qu’un maître chimérique. Je vois trop souvent un rhéteur honnête occupé à parer de toutes les perfections un fantôme. L’idéal du maître dans Rollin est un homme de bon sens et de bien, comme il s’en rencontre plus d’un, Dieu merci, qui, par des moyens appropriés et des vertus accessibles à tous ceux qui ont la bonne volonté, forme des élèves, non pour atteindre une vertu impossible, mais pour apprendre, par le bon emploi de leur jeunesse, à bien user du reste de leur vie. Non que Rollin n’exige beaucoup du maître ; il semble même, à compter les devoirs dont il le charge, que Quintilien ait plus ménagé le sien. Mais il n’en est aucun qui ne soit commandé par les besoins de l’élève, ni qui soit au-dessus des forces du maître. Rien, dans ces descriptions, ne sent la vaine fertilité du lieu commun, si familier aux spéculatifs anciens. Rollin, père par adoption, attentif et tendre comme les meilleurs pères par la nature, semble avoir appris des enfants eux-mêmes l’art de les élever. Il connaît toutes leurs faiblesses : il a observé leurs qualités et leurs défauts d’un œil plus clairvoyant que celui de leurs parents, lesquels s’exagèrent les qualités par la même vanité qui leur cache les défauts.
C’est assez dire qu’il ne sépare point l’éducation de l’instruction. Il n’eût pas fait cette singulière distinction qui, de nos jours, a paru à tant de gens une nouveauté et un progrès. Il n’y a pour lui qu’un seul nom et une seule chose, l’éducation. Ce n’est pas lui qui aurait imaginé, même par supposition, un maître assez mal instruit de son devoir pour omettre l’âme dans la culture de l’esprit. Le Traité des études ne laisse rien à inventer dans l’art de tirer l’éducation de l’instruction. Rien de plus efficace que ces leçons de morale semées à travers tous les exercices, d’autant plus goûtées qu’elles arrivent comme par hasard, quoique à propos, qu’elles ne s’imposent pas sous la forme de règles, et qu’aucune prétention ne les rend suspectes. C’est l’instant où l’homme se montre dans le maître, et où les enfants se sentent aimés de celui qui les instruit. Au lieu de se figurer l’éducation et l’instruction comme deux modes de culture incompatibles, et comme deux influences ennemies, que n’apprend-on dans Rollin comment elles sont inséparables ? L’éducation administrée à part ferait haïr jusqu’à la morale. Il y a quelqu’un qui n’est guère plus aimable que le pédant, c’est le pédagogue.
De ce mélange de maximes empruntées aux anciens ou tirées de son fonds, s’est formé
comme le miel de ce doux livre, qui a fait dire à Montesquieu parlant de Rollin :
« C’est l’abeille de la France. »
Mot charmant et profond, où l’on sent à la fois l’affection et le jugement, vraie saillie de cœur à propos d’un homme dont le cœur est tout le génie. Nous voilà bien avertis qu’il ne faut pas lire de tels livres avec l’esprit tout seul.
L’image d’une abeille est la seule en effet qui caractérise l’aimable génie de Rollin. Quand nous pensons au travail de l’abeille, nous avons d’abord l’idée d’un choix fait, parmi toutes les fleurs, de celles qui donnent le miel ; puis l’idée d’un travail dont le profit est pour les autres. Pourquoi Jupiter donna-t-il aux abeilles une parcelle de l’âme divine ? Enfant, elles l’avaient nourri dans l’antre de Dircé33. Choix sans méprise, travail désintéressé, ces deux idées sont inséparables de l’idée d’abeille.
C’est tout le Traité des études. Comme l’abeille, Rollin va droit aux plus belles fleurs de l’art. Comme elle, il travaille pour les autres. Mais, à la différence de l’abeille, il le sait ; et s’il met tant de soin à composer son trésor, c’est qu’il aime ceux auxquels il le destine.
Il faudrait inventer un nom particulier pour le Traité des études. Dans les choses d’éducation, c’est le livre unique, ou, mieux encore, c’est le livre. Rollin n’a sans doute ni l’éloquence de Cicéron ni la pointe de Quintilien ; il n’est ni si animé que le premier ni si ingénieux que le second ; mais tandis que tous les deux se passionnent pour leurs idées, Rollin se passionne pour ses nourrissons. Comparé aux maîtres modernes, il est loin d’être aussi pénétrant que Fénelon et d’un détail aussi fin. Mais il n’effraye pas les enfants de leur propre profondeur ; il n’introduit pas la crainte dans le devoir de se connaître ; il est pressant et n’est pas impérieux ; il ne demande aux enfants que des efforts proportionnés, et sa main encourageante les y aide.
Quand il lui faut arriver à l’article des châtiments, comme il sait être doux et ferme
tout ensemble ! Mais quoi ? Rollin va-t-il approuver l’emploi des verges ? Son embarras
est touchant. Il existait sur ce point une tradition, un usage, et Rollin n’est pas un
novateur. De plus, il y a un texte sacré, et l’on sait si Rollin est orthodoxe.
Volontiers il n’y verrait qu’une figure ; car quelle apparence, dit-il, que
« l’Écriture, si remplie de charité et de douceur, si pleine de compassion pour
les faiblesses même d’un âge plus avancé, veuille qu’on traite durement des enfants
dont les fautes souvent viennent plutôt de légèreté que de méchanceté ? »
Dans
le doute, il n’ira donc pas jusqu’à proposer la suppression des verges ; mais s’il
consent à ce que l’usage en soit maintenu, sa bonté se dédommage par les conditions
qu’il y met.
Il semble que le dix-septième siècle ait tenu en réserve quelques-unes des plus aimables qualités de sa langue pour des vérités qu’il laissait à exprimer à son dernier-né. Si Rollin, comme il en fut tenté d’abord, eût écrit le Traité des études en latin, nous aurions, dans le style de Lebeau ou du père Porée, un livre estimable que personne ne lirait. On ne met de son cœur que dans un livre où l’on parle la langue de sa mère. Mais qui songe à la langue, au style en lisant le Traité des études ? Ce serait y avoir bien peu profité que de se demander si Rollin écrit bien, ou si d’autres ont mieux écrit que lui. On voit à toutes les pages un écrivain qui ne dit que ce qu’il veut dire et rien qui ne doive être dit. On sent partout la raison douce, la bonté, le père qui cache le maître, l’homme qui cache l’auteur. Il reste, à quiconque lit Rollin avec candeur, non des impressions de style, mais une amitié de toute la vie pour l’homme.
On ne changera rien utilement au plan d’études de Rollin ; ou si l’on y change, ce doit être avec la réserve qu’il met lui-même à proposer les réformes. Lui aussi voulait le progrès ; qui donc ne le veut pas ? On lui fit même le reproche de trop étendre le cercle des études, d’y réclamer une place pour l’histoire, d’y faire plus grande celle du grec, d’y introduire l’enseignement critique des lettres françaises. Mais il faut voir dans quelle proportion il entend qu’on innove ; c’est la proportion recommandée par Vaugelas pour l’introduction des mots nouveaux dans la langue : peu, et dans l’esprit de ce qui est établi.
Le Traité des études n’est pas seulement le meilleur guide des études dans une société civilisée et chrétienne ; c’est aussi un traité de morale, et je n’en sais pas de plus pratique.
La définition que Rollin y donne du goût est toute une morale. C’est une de ces vérités
dont l’esprit ne peut pas être instruit sans que le cœur soit touché. « Le goût,
dit-il, est un discernement délicat, vif, net et précis de toute la beauté, la vérité
et la justesse des pensées et des expressions qui entrent dans un
discours. »
N’est-ce que cela ? pourront dire les partisans du vrai orné de Bouhours et des bonnes viandes bien apprêtées de l’abbé Trublet. Oui, ce n’est que cela ; hors de cela, il n’y a que les goûts particuliers, aussi divers que les humeurs, il n’y a que la mode.
Il n’était pas si aisé qu’il y paraît de penser si simplement et si sainement, au beau
moment du précieux ressuscité, à la veille de toutes les définitions capricieuses que le
dix-huitième siècle allait donner du goût. Dès 172634, Montesquieu avait
écrit que « le goût n’est que l’avantage de découvrir avec finesse et avec
promptitude la mesure du plaisir qu’une chose doit donner aux hommes. »
Définition qui en demanderait plus d’une autre, et que Montesquieu n’éclaircit guère par
sa division des plaisirs en plaisirs de l’âme, plaisirs qui résultent de son union avec
le corps, plaisirs fondés sur les préjugés ou la malignité. Voltaire, quelques années
plus tard, définissait le goût « un discernement prompt comme celui de la langue
et du palais, comme lui sensible et voluptueux à l’égard du bon, et rejetant comme lui
le mauvais avec soulèvement. »
C’est plus près du vrai que les subtilités de
Montesquieu ; mais Voltaire ne fait-il pas tort au goût en le louant dans la langue du
licencié Sedillo savourant les plats fins que lui sert Gil Blas ? Sans compter que
Voltaire s’est plus d’une fois trompé à la qualité des plats, par exemple, quand son sens voluptueux préfère le Tasse à Homère, et qu’il se
soulève devant « la mesquinerie des draperies dans Raphaël. »
D’Alembert, à son tour, du droit que s’était arrogé l’esprit philosophique d’analyser
tous nos plaisirs, décidait vers le même temps que le goût est proprement « le
talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et
ce qui doit les blesser »
, comme si nous ne savions pas bien que les âmes
sensibles d’alors ne sont que les auteurs et les lecteurs de
l’Encyclopédie !
Vient enfin Marmontel, définisseur par profession, qui voit dans le goût « un
sentiment vif et prompt des finesses de l’art, de ses délicatesses, de ses beautés les
plus exquises, et de même, de ses défauts les plus imperceptibles et les plus
séduisants. »
C’est bien raffiné pour être un sentiment, et
le raffinement est trompeur : témoin Marmontel, qui, pour en avoir trop mis dans ses
jugements littéraires, en vint à dire du mal de Boileau, et, qui pis est, à le dire en
vers, prouvant, contre sa propre théorie, qu’il ne savait voir ni les beautés chez les
autres, ni les défauts chez lui.
Le trait commun à toutes ces définitions, c’est que le vrai n’y est
pas nommé. Le neuf, le pensé, l’avaient fait
oublier. Un homme d’esprit de la fin du siècle a dit le mot de l’époque : « Je ne
suis point touché de ce qui est vrai, mais de ce qui est neuf35. »
En revanche, si ces définitions omettent le vrai, elles nomment ou contiennent implicitement le plaisir. Boit, si c’est le plaisir auquel songeaient Boileau et ses illustres amis, quand ils faisaient à l’écrivain un devoir de plaire par le vrai aimable. Mais le plaisir au dix-huitième siècle, c’est l’ingénieux qui amuse.
Le dix-septième siècle avait dit :
Bien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
La devise du dix-huitième est : Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ; maxime qui mènera loin, qui fera craindre à l’auteur de l’Esprit des lois d’être trop sérieux, à Buffon d’être trop savant ; qui persuadera à bon nombre de gens que tout ce qui les amuse est bon, et que le genre de Pascal et de Bossuet n’est pas bon, puisqu’ils s’y ennuient.
On en revient avec soulagement à la définition de Rollin. Tandis que les philosophes du dix-huitième siècle, en mettant le vrai hors du goût, mettent le goût hors de l’homme, la définition de Rollin met tout le goût dans le discernement du vrai, et le restitue à l’homme devenu juge des beautés des lettres, par la même sorte de raison perfectionnée qui discerne le bien du mal dans les choses de la conduite. Vérité, justesse, beauté, autant de choses qu’on ne peut juger sans les sentir, ni sentir sans que la conscience soit de moitié avec l’esprit. Le livre de Rollin développe sa définition, si c’est là une définition, et non pas plutôt le sentiment qui fait appel au sentiment. Dans ces pages, où les mêmes choses servent à l’instruction et à l’éducation, toutes les raisons littéraires sont par quelque côté des vérités morales. On ne peut pas lire le Traité des études sans se mieux connaître, ni s’y rendre plus capable de goûter les beautés des lettres sans devenir plus homme de bien.
C’est là cette première morale du Traité des études dont je parlais tout à l’heure. Il y en a une autre plus directe, qui s’applique à tous les devoirs particuliers de l’éducation publique. Le code en est complet. Mais ce mot de code n’est-il pas trop sec pour des prescriptions données sur le ton des conseils paternels ? La morale, dans le livre de Rollin, est une sagesse proportionnée, à la portée de toutes les mains, dont personne n’est incapable. Tous n’y arrivent pourtant pas, et le doux maître sait bien quels défauts y font obstacle ; mais, au lieu d’en tracer des peintures satiriques, plus propres à y opiniâtrer les gens qu’à les en corriger, c’est par d’aimables descriptions des qualités qu’il critique les défauts, et par la beauté des devoirs qu’il fait honte à ceux qui les négligent.
Quelle bonne grâce aurais-je à ne pas compter parmi les mérites de ce livre le bien que j’en ai reçu ? Je n’en lis pas une page sans retrouver avec reconnaissance les conseils que j’ai suivis dans ma jeunesse, avec regret ceux que j’aurais dû suivre. Dans ces peintures si simples et si souriantes des mœurs des écoliers, je reconnais, pour avoir passé par là, leur tendresse à la louange et à la réprimande. Je sens de nouveau les joies et les peines fécondes de l’émulation, et ces naissantes admirations pour les beautés des lettres, auxquelles m’invitait une parole respectée, et qui sont jusqu’à la fin de la vie des voluptés pour l’esprit et des forces pour l’âme.
Dans le même livre, où il me remet sous les yeux ma jeunesse d’écolier, il m’instruit de mes devoirs de père et de maître. Cet homme qui ne se maria point et ne connut la paternité que par la charité, nous apprend à aimer nos enfants pour eux-mêmes, et par quelle illusion notre tendresse même s’y trompe. S’agit-il de mes devoirs de maître, quand je considère dans Rollin tout ce que la parole d’un maître doit avoir de gravité douce, son esprit de justesse, son savoir de solidité, sa conscience de scrupules, sa vie de bons exemples, je m’effraye de me trouver si au-dessous de la tâche ! Mais cette crainte même est encore un des bienfaits du livre ; elle excite le courage en ôtant la vanité. On ne s’avise pas de se croire arrivé à cette perfection ; mais on sent qu’elle est humaine, qu’on y peut faire des progrès jusqu’à la fin, et qu’à la condition d’y marcher en tenant la main du guide vénéré, il est de douces satisfactions même dans le sentiment de ce qui nous manque pour y atteindre.
Chapitre quatrième §
Les gains et les pertes de la littérature française au dix-huitième siècle. Histoire des pertes. — § I. Pertes dans la poésie et l’art d’écrire en vers. — Les Odes de Jean-Baptiste Rousseau. — § II. La Henriade de Voltaire ; Discours en vers ; Epîtres et satires ; Poésies légères. — § III. De quelques écrivains en vers : Gilbert. — § IV. La poésie retrouvée : André Chénier.
Lesage et Rollin ne paraîtront plus dans cette histoire ; mais nous retrouverons tout à l’heure les trois grands écrivains qui développent et enrichissent la langue fidèlement continuée par ces deux génies aimables, derniers représentants de la pure tradition du dix-septième siècle. La science politique et sociale dans Montesquieu, l’histoire dans Voltaire, l’exposition éloquente des découvertes scientifiques dans Buffon, sont comme autant de facultés nouvelles de l’esprit français. Là sont proprement les gains de la littérature française au dix-huitième siècle. Dans les genres qui semblent plus particulièrement les facultés du dix-septième, la poésie, le théâtre, l’éloquence religieuse, la philosophie morale, les pertes ne sont pas compensées par quelques beautés inspirées des anciennes, ni par d’heureuses nouveautés restées trop loin de la perfection. Avant de parler des gains, et pour en relever le prix, j’ai à faire le compte des pertes, en commençant par la poésie, où elles sont plus sensibles que dans la prose.
§ I. Pertes dans la poésie et dans l’art d’écrire en vers. Les Odes de Jean-Baptiste Rousseau. §
Il ne s’agit pas ici de la poésie telle que des théories récentes l’ont idéalisée, inspiration distincte de l’art, d’écrire en vers, chant intérieur que le poète se chante à lui-même, etc., images décevantes, à la suite desquelles on est allé jusqu’à l’excès d’ôter le nom de poète à Molière et à La Fontaine. La poésie peut être tout cela ; mais elle est autre chose encore, et avant tout elle est l’art d’écrire en vers.
Il n’y a pas plus de poète sans l’art d’écrire en vers qu’il n’y a de peintre sans l’exécution. Il est vrai que l’art des vers est fort différent de la versification ; et, pour le dire tout de suite, c’est parce que le dix-huitième siècle les a pris l’un pour l’autre qu’on y est si peu poète.
La poétique du dix-septième siècle avait contribué à cette méprise du dix-huitième. Ses prescriptions ne touchent qu’aux genres et aux soins de la langue. Elle ne dit rien de l’invention ; elle ne remonte pas aux sources de la poésie. C’est un astre qui, dans Boileau, fait le poète, comme ce sont les étoiles, dans Balzac, qui font l’orateur. L’Art poétique enseigne au poète les genres et leurs conditions, comme des limites où il l’enferme, plutôt que comme des espaces qu’il lui ouvre. Vient ensuite, sous la garde d’un sévère censeur, la langue presque autant comme un épouvantail que comme une aide. L’Art poétique est surtout l’art d’écrire en vers. C’était, en ce temps-là, l’objet pressant. Ce ne sera jamais un objet secondaire, et l’Art poétique ne cessera pas d’avoir son à-propos, soit contre les mauvais écrivains en vers, soit pour apprendre à goûter les vrais poètes.
Mais le péril de toute théorie sur l’art d’écrire en vers, c’est qu’on la prenne trop à la lettre, et que l’on confonde l’art avec le mécanisme. Boileau lui-même ne s’en voulait nullement d’avoir mis en vers sa perruque. Parlant de correction, il avait dit :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,Polissez-le sans cesse et le repolissez.
Pris au figuré, ce précepte n’en dit pas trop ; pris à la lettre, si
c’est un poète qui l’exécute, il s’y éteindra. Est-ce pour cela que le poème de
la Religion de Louis Racine est si froid ? Il sollicitait pour ce poème
une permission d’imprimer. Le cardinal Fleury, qui ne se pressait pour rien, et qui, en
fait de livres, craignait tout, la lui faisait attendre. Louis Racine profite du retard
pour polir et repolir son poème. « Vous savez mieux qu’un
autre, écrit-il à J.-B. Rousseau, qu’on ne peut pas trop passer la lime sur les vers.
J’ai employé la moitié de ma vie à composer cet ouvrage, je devrais passer l’autre à
le corriger. »
Boileau lui-même n’en eût pas voulu tant.
Avant Louis Racine, un autre disciple de Boileau, Jean-Baptiste Rousseau, outrant l’art, et du même coup l’abaissant, écrivait dans son Êpître à Marot :
Le jeu d’échecs ressemble au jeu des vers.Savoir la marche est chose très unie ;Jouer le jeu, c’est le fruit du génie.
Comparer, même dans une pièce marotique, l’art des vers à un jeu n’est pas d’un poète. Boileau avait parlé de la hauteur de l’art des vers ; combien ce jeu d’échecs du disciple nous met loin de là !
Cependant J.-B. Rousseau se vante que l’amour du vrai l’a fait auteur et que la vertu fut « son premier docteur. » Il dit avoir compris tout d’abord qu’aux œuvres du génie
L’âme toujours a la première part,Et que le cœur ne parle point par art.
J’aimerais mieux pour lui qu’il n’eût pas trahi dans ces vers froids et sans accent le dessein de se couvrir de la belle maxime de Boileau :
Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.
Il n’est pas besoin d’être prévenu contre sa mémoire, pour s’apercevoir que le disciple a converti en procédés de versification les grandes doctrines du maître. En se défendant ainsi, J.-B. Rousseau se dénonce. Il a pu préférer le vrai au faux, soit souvenir de Boileau, soit éclair de justesse ; il ne l’a pas aimé d’affection, et la vertu qui lui a servi de « premier docteur » est la vertu du lieu commun.
Ne lui disputons pas d’ailleurs le mérite d’une certaine imagination de style, et par moment d’un heureux choix de mots ; mais dans ses plus beaux vers on ne sent ni une raison émue ni un cœur touché. L’homme ne palpite pas sous l’écrivain. A cet habile artisan de mots il ne vient jamais de pensées profondes, de douces ni de bienfaisantes. Si quelques-unes nous veulent parler du devoir, l’accent y manque, et l’image qui les fait briller y remplace l’émotion qui les rendrait persuasives.
Le choix des mots dans J.-B. Rousseau est loin d’être sûr. Son art n’est que la hardiesse d’un esprit timide et le feu d’un homme froid. La mémoire lui fournit les mots : les mots le mènent aux idées. Il sourit à la rareté d’un rapprochement, à l’inattendu d’un tour. Il hasarde tranquillement un sens détourné, au risque de laisser sur le papier une énigme. Ce qui fait que le vrai poète choisit bien les mots, c’est qu’il les invente plutôt qu’il ne les sait. Les exemples manquent-ils donc, soit d’ignorants chez qui la propriété est de génie, soit d’ouvrages de puristes où la langue bronche à chaque instant ?
J.-B. Rousseau fait-il un pas hors du lieu commun, et s’avise-t-il de penser hors des
pensées des autres, d’écrivain incertain il devient barbare. Il faut qu’il rentre dans
le lieu commun pour y retrouver son talent. Ses épîtres, où il s’émancipe, ne sont que
bizarres. J’entre volontiers dans la colère de Voltaire s’écriant : « Quel faux
dans les sujets, et quelles contorsions dans le style ! »
Il ne dit pas ce
qu’il veut, et il veut autre chose que ce qu’il dit. A quoi bon chercher, dans une
discussion des témoignages historiques, s’il a mérité sa mauvaise renommée ? Ses épîtres
le dénoncent. Cet esprit-là ne regarde en face ni lui ni les autres. Je ne m’informe pas
du genre de ses fautes ; le moins qu’il ait été, c’est un homme équivoque.
Ces épîtres seraient des satires, si les satiriques ne réclamaient. L’épître, ce genre aimable, où le poète, devenu moins chatouilleux sur les défauts d’autrui et moins indulgent pour les siens, ne s’excepte pas de la morale qu’il fait aux autres, J.-B. Rousseau n’en a connu ni l’aisance ni les grâces. Dès les premiers vers, sa gaieté tourne à l’aigre et son épître à la satire. Il n’y parle que de ses ennemis ; est-ce pour détourner de nous l’idée que le pire de ses ennemis, c’était lui-même ? L’histoire des lettres françaises doit être sévère pour ce poète dont le caractère gâta le talent, et dont la vie offre, entre autres scandales, celui d’un auteur de poésies sacrées qui n’a tout son talent que dans l’épigramme licencieuse.
Telle est pourtant la force des bonnes traditions, que ce fut assez de sa fidélité intelligente à l’art des maîtres, pour lui mener heureusement la main dans quelques odes que l’on peut appeler belles, dans la rareté de celles qui le sont. L’Ode au comte du Luc est même un chef-d’œuvre pour qui ne demande à l’ode ni une raison exacte, ni un sentiment profond, ni le feu, si différent de cet enthousiasme que simule le versificateur par la violence des figures de mots. Dans ce flot de rythmes et cet éblouissement d’images, l’oreille et les yeux font illusion à l’esprit, et c’est même la séduction de cette pièce, de surprendre le goût avant qu’il ait fait ses réserves. Il en est de l’Ode au comte du Luc et de quelques cantates du même auteur comme de ces chants d’un rythme brillant et facile qu’on fredonne involontairement ; notre âme n’y est pas tout entière, mais assez pour qu’elle ne soit pas à autre chose.
Dans le genre familier, l’Ode à une veuve, quoique bien dure pour le mari mort et un peu trop savante pour la veuve, est vive et spirituelle. Le billet, en forme d’ode, à l’abbé de Chaulieu, est bien à l’adresse de cet esprit aimable, un peu poète et charmant dans ce peu, et ces fleurs du paganisme ne messiéent pas dans des vers au plus païen des abbés.
L’impression générale et dernière, après une lecture des œuvres lyriques de J.-B. Rousseau, est le vide de ce travail, le froid de ces lieux communs, rendus plus surannés par la parure dont il essaye de les rajeunir, la langueur et l’infidélité de ces paraphrases de textes sublimes, le manque de justesse dans les choses de raison, de cœur dans les choses de sentiment, l’incertitude de la langue, tour à tour imprudente par calcul et timide par impuissance. On comprend le dépit de Montesquieu insultant par la bouche d’Usbek à l’art des lyriques, qu’il traite « d’harmonieuse extravagance. » Les lyriques ont à demander compte à J.-B. Rousseau des mépris de Montesquieu.
Notre siècle a vu des beautés lyriques qui nous rendent sévères pour la
muse artificielle de J.-B. Rousseau. Depuis que l’ode a franchi les limites que lui
trace l’Art poétique, et qu’elle nous est apparue non comme le seul genre
« ou le poète soit poète de profession36 »
, mais comme celui où
il est le plus poète d’inspiration, J.-B. Rousseau est tombé des qualifications de grand poète, de grand Rousseau, d’Orphée de la
France, qui lui sont prodiguées par les menus lyriques du dix-huitième siècle,
et il mérite à peine les louanges modérées que lui donne Voltaire, plus près de bien
juger le poète par cela seul qu’il n’aimait pas l’homme.
Dans tout le cours du dix-huitième siècle, et jusqu’à nos jours, J.-B. Rousseau a compté parmi les poètes classiques, et la force de la coutume maintient encore ses odes à côté des Épîtres de Boileau et des chœurs d’Esther et d’Athalie, dans nos plans d’étude où manque Malherbe. Mais c’est une autorité fort ébranlée, et le temps n’est pas loin où celui qui représentait à lui seul dans nos études la poésie lyrique, rangé désormais en une place proportionnée, entre le grand poète qui l’a créée en France et les hommes illustres de notre temps qui en ont déployé toutes les richesses, ne représentera plus l’ode qu’au temps où elle n’est qu’une œuvre d’imitation et l’application habile d’une recette.
§ II. §
La Henriade de Voltaire. Discours en vers ; Êpîtres ; Poésies légères.
Voltaire aurait été bien surpris si, dans un de ses moments d’inquiétude secrète sur la durée de ses œuvres, quelqu’un lui eût dit qu’en écrivant une épopée il s’était donné le même genre de tort que Chapelain, et qu’au jugement des connaisseurs, la Henriade ne serait qu’un exemple plus illustre que la Pucelle d’un mauvais poème épique composé selon les règles.
Quand il disait plaisamment « qu’on marche bien plus à son aise dans une
carrière où l’on a pour rivaux Chapelain, Lamotte ou Saint-Didier, que dans celle où
il faut tâcher d’égaler Racine et Corneille »
, la médiocrité du goût public
lui donnait de sérieux motifs de sécurité. Divers préjugés avaient fait la fortune de
la Henriade, et Voltaire, comme le plus intéressé, n’avait eu que la
plus grosse part de l’illusion commune. On aimait tant le raisonnement qu’on ne lui
préférait pas l’invention. Où l’on voyait les règles de l’épopée appliquées avec un goût
timide, on croyait lire un poème épique. Pourvu que l’auteur évitât ce qu’on appelait
les longueurs de l’Iliade et la grossièreté des mœurs homériques, qu’il
eût soin de ne pas prendre pour héros un homme pieux comme Énée, ces prétendus défauts
de moins lui étaient comptés comme des qualités. On tenait plus à approuver qu’à
admirer.
Il s’ajoutait à cette première illusion un esprit de patriotisme respectable. Les
étrangers reprochaient à la France de n’avoir jamais pu produire d’épopée. La
Henriade, après tout, en était une. Elle était l’œuvre d’un poète déjà
populaire, et les vers épiques de Voltaire valent ceux qu’on avait applaudis dans Œdipe. Il n’y manque pas certaines beautés spécieuses où l’on pouvait se
tromper. Les plus indulgents soupçonnaient bien que, pour être plus sagement conduite que l’Iliade et l’Énéide, la
Henriade ferait parler d’elle moins longtemps. Mais ils auraient
craint, en le disant, de paraître trop peu soucieux de la gloire de la nation, et, pour
rester bons Français, ils se montraient juges faciles. Pour ceux qui, soit meilleur
goût, soit prévention contre le poète, pensaient que la France pouvait attendre encore,
et qu’il valait mieux passer pour n’avoir pas la tête épique que de se tenir pour
content de la Henriade, à grand’peine s’empêchait-on de les appeler
mauvais citoyens. « Prenons garde, disait la Harpe, défendant la
Henriade contre la critique, c’est le seul poème épique que nous
ayons »
; comme s’il n’était pas plus honorable pour la France de n’avoir pas
de poème épique du tout que d’en admirer un médiocre !
Pour se défendre d’une prévention si forte, il ne fallait pas moins que la prévention
contraire ; encore était-ce trop peu que cette prévention vînt du goût, s’il ne s’y
ajoutait la passion contre la personne. Quand la Beaumelle disait de la
Henriade : « Qui, dans cinquante ans, lira ce recueil de
vers ? »
il était plus près de la bien juger que Marmontel qui lui promet
l’immortalité, ou la Harpe qui ne trouve au-dessus de la Henriade que
l’Iliade et l’Énéide. Voilà des gens qui poussent
l’hostilité jusqu’à compter dans ce poème de quatre mille vers combien de fois le même
mot y est répété ; voilà Fréron qui de son encre rouge note vingt fois le mot tranquille, et qui en fait un bordereau que la Harpe dit avoir vu. C’est
moins de la critique que de la guerre, et je n’affirmerais pas que ces prophètes de
malheur et ces éplucheurs de mots aient été purs du péché d’envie ; cependant, ne
sont-ils pas plus près de la vérité dernière sur la Henriade que la
Harpe, qui ne trouve à porter au compte des fautes qu’un seul exemple de
« vérités communes exprimées en vers communs ? — Un seul, dit-il ; il n’y en a
pas un second. »
C’est le jugement de la Beaumelle et de Fréron qui a prévalu.
Leur tort est d’avoir trop raison et de ne pas savoir user modérément de leurs
avantages. On dirait des juges qui, après avoir rendu un juste arrêt, prendraient
plaisir à accabler le coupable de considérants accessoires, et à le condamner une
seconde fois par les commentaires de l’arrêt. Il est vrai qu’ils étaient adversaires
plutôt que juges, et que, dressant un procès, ils ne devaient négliger aucune preuve.
Nous qui sommes juges dans un procès fait à un homme de génie, nous ne prenons de ces
preuves que ce qu’il en suffit pour donner raison à la vérité contre Voltaire, sans
toucher à sa gloire.
Oui, nous voulons bien en convenir avec les admirateurs de la Henriade, le poème, pour parler comme Frédéric II, est conduit « avec toute la sagesse imaginable » ; les épisodes y sont dans leur lieu ; le songe de Henri IV, au septième chant, « est plus vraisemblable qu’une descente aux enfers imitée d’Homère et de Virgile » ; la Politique, l’Amour, la Vraie Religion, les Vertus et les Vices « sont des allégories nouvelles » ; nous accordons à Marmontel que les personnages sont amenés avec art, soutenus avec sagesse, qu’ils ne se démentent pas plus que ceux du Clovis de Desmarets ; que la Henriade n’a pas l’enflure de la Pharsale ; que toutes les règles y sont observées, et, sur ce point, nous donnerons volontiers acte à Voltaire d’avoir respecté l’épopée plus qu’aucune autre autorité au monde.
Mais tout cela n’est pas la poésie, et ce que veut d’un poète la nation au nom de laquelle la Harpe sollicite des égards pour la Henriade, c’est de la poésie. Dans quels états généraux la France a-t-elle voté qu’il lui fallait une épopée ?
On lisait la Henriade, il y a un siècle, les amis de Voltaire pour le plaisir qu’ils y prenaient, ses ennemis pour y trouver des raisons de ne pas l’aimer. Aujourd’hui, lire la Henriade n’est possible à personne ; j’entends la lire comme on fait des vrais poètes, pour la lire. On ne lit pas la Henriade, on en prend connaissance. Tout en a passé de mode, la gloire de Voltaire y aidant du reste, car, dans son œuvre prodigieuse, on abandonne d’autant plus aisément le médiocre qu’on y trouve à admirer l’excellent.
J’en veux moins à la Henriade qu’à ses apologistes, de certaines de leurs excuses qui ont la prétention de se donner comme des règles de goût. Quand la Harpe, d’accord avec les critiques de Voltaire sur le défaut d’invention de la Henriade, y vante les beautés de style, que veut-il nous persuader ? Un poète incapable d’inventer et capable d’exprimer est chose tout aussi inconnue qu’un poète qui aurait l’invention et n’aurait pas l’expression. On cite l’exemple de Virgile ; Virgile est-il donc sans invention ? Prenons la maîtresse pièce du poème épique, les caractères. Didon, Camille, Mézence, Nisus et Euryale, Énée même, sont-ils de vains noms ou des êtres vivants qui peuplent toutes les imaginations cultivées ? Ils sont inventés, car ils vivent ; et par quoi vivent-ils, sinon par les beautés du style ? Le Henri IV de l’Essai sur les mœurs est plus vivant que celui de la Henriade, parce qu’il est tracé de main d’écrivain. Une rancune de Voltaire a mis dans la Henriade Mornay, au lieu de Sully, à côté de Henri IV : ses vers ont-ils fait qu’on y voie Mornay et qu’on n’y cherche pas Sully ?
Je soupçonne fort l’illusion de la Harpe d’être intéressée. S’il refuse à la Henriade l’invention et lui accorde la beauté des vers, n’est-ce pas pour préparer le public à une transaction du même genre au profit de ses tragédies ? Qu’il y ait dans la Henriade de beaux vers, très bons à citer dans une prosodie comme exemples de figures de mots, tout le monde est d’accord avec la Harpe. Il a eu tort toutefois d’en dresser, lui aussi, un bordereau pour l’opposer au bordereau des fautes, et j’en citerais plus d’un qui déparerait même une prosodie. Défions-nous d’ailleurs des beaux vers. Il y a un mot d’un grand acteur du commencement de ce siècle, qui doit faire règle sur ce point. Un poète lui offrait un rôle dans une pièce où ses amis, disait-il avec candeur, avaient loué quelques beaux vers. « J’aime mieux les bons », lui dit Talma. Il s’était aperçu que les bons font applaudir le personnage et les beaux le poète. Aux beaux vers il ne pouvait prêter que sa voix ; dans les bons il mettait toute son âme. Les beaux vers ne doivent être que les meilleurs d’entre les bons. Je ne nie pas que la Henriade n’ait de ces vers-là ; mais on ne les trouve pas toujours où on le voudrait, et peut-être en fait on quelquefois crédit à la renommée de Voltaire.
Si l’invention dans le poète épique est le don de s’oublier lui-même et de vivre de la vie des personnages qu’il a créés, nul n’était moins fait que Voltaire pour la gloire de l’épopée, parce que nul ne s’est moins oublié dans ses écrits. Sa Henriade réfléchit ses passions, ses humeurs, ses rancunes ; et qui voudrait en faire la recherche y trouverait jusqu’aux accidents de sa santé. Les moins pâles de ses personnages ne sont que ses prête-noms. Aussi aime-t-on mieux l’entendre en personne que par ses interprètes. Dès qu’il descend des hauteurs de l’épopée dans des genres où non seulement il ne messied pas à la personne de se montrer, mais dont la grâce est dans la naïveté même de l’exhibition, il réussit, il est bon écrivain en vers, il est souvent poète.
Tel nous le voyons dans ses Discours en vers, dans ses Épîtres et ses Satires, et surtout dans ses Poésies légères, le premier gain de la poésie française au dix-huitième siècle. Tous ces ouvrages sont pleins de sa personne ; personne très diversement jugée, qui n’a guère moins mérité le mal que le bien qu’on en a dit, mais, après tout, personne si naturelle, si française et de tant d’esprit, que pour en avoir plus que lui il faut, comme on l’a dit, être tout le monde.
Je mettrais au troisième rang les Discours en vers sur l’homme, parce que Voltaire y prêche. C’est encore sa personne, mais sur un théâtre, ou plutôt du haut de cette chaire bâtarde près de laquelle il n’y a point d’autel, et où l’on se croit par moments à la comédie. Il y a là une mise en scène, des machines, du merveilleux même, et, pour ajouter au scandale, du merveilleux chrétien :
Un de ces esprits que le souverain ÊtrePlaça près de son trône et fit pour le connaître37 .
Autrement dit un ange, car c’en est un. Pour en venir là, comme il a fallu que Voltaire sortît de lui-même !
Il y rentre dans la partie morale. C’est en effet sa morale à lui. Celle des païens est meilleure. Le discours qui nous conseille d’être modérés en fait de science, de ne pas chercher à percer l’obscurité des choses, me fait songer à Virgile chantant le bonheur de connaître les secrets de la nature :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !…
Le discours septième nous enseigne que la bienfaisance est la vraie vertu. Sénèque lui-même, qui a tant raffiné sur les bienfaits, ne bornait pas la vraie vertu à être bienfaisant. Le sixième veut que, nous reconnaissions Dieu à nos plaisirs ; j’aime mieux, avec Épictète et Marc-Aurèle, le reconnaître à nos devoirs. Le Discours sur la liberté nous laisse libres de croire qu’elle n’existe pas. Le Discours sur la modération nous invite à nous ménager dans les plaisirs pour être en état de recommencer. La morale du Discours sur la nature de l’homme, est qu’on n’y connaît rien, et qu’il ne faut pas perdre son temps à la chercher. Enfin je ne vois qu’une vérité dans le Discours sur l’envie, c’est qu’il ne faisait pas bon critiquer les vers de Voltaire.
Il en a bien pris à Voltaire de quitter ces airs de prédicateur et cette mise en scène dans ses Satires et ses Épîtres. Là encore il est tout entier de sa personne ; mais c’est le plus souvent cette personne par ses beaux côtés, par son bon sens qui est comme le bon sens de la France, par son goût supérieur à son talent, par ce naturel qui nous fait voir le fond de son cœur et nous apprend à lire dans le nôtre. Je suis fâché que la meilleure de ses satires soit le Pauvre Diable. Mais la meilleure des satires de Boileau est aussi la plus cruelle Est- ce à dire que les deux poètes ont eu besoin de nuire à autrui pour avoir tout leur talent ? Non : c’est la faute du genre, et un peu la faute de Chapelain et de Fréron.
Dans les Épîtres et les Satires, la composition est ce qu’elle peut. Moins le poète a eu le temps de consulter l’auteur, mieux elle vaut. C’est pour cela que les rimes mêlées lui réussissent mieux que l’alternative des féminines et des masculines, les vifs mouvements des vers inégaux que la gravité de l’alexandrin, le vers de dix syllabes que tous les autres. Il n’y cherchait que son aise : la poésie vient l’y trouver.
Elle ne lui est nulle part plus fidèle que dans les pièces légères, son véritable génie, comme la Henriade est sa prétention. C’est l’homme lui-même, à nous croire en sa présence. Facilité, pétulance, esprit jaillissant et intarissable, art de plaire, flatteries qui ont l’air d’amitiés caressantes, louanges qui demandent du retour, art d’occuper les autres de soi sans les en fatiguer, et d’intéresser leur vanité à sa gloire ; toutes les grâces du langage poli dans la patrie de la société, comme Voltaire appelle Paris : c’est la France elle-même en coquetterie avec toutes les nations civilisées.
Quand on lit les Épîtres et les Satires de Voltaire, on pense à Horace qui, dans la même morale, est plus élevé et plus aimable, et, par le tour et par l’image, plus poète ; à Boileau, qui, dans une morale supérieure, tire ses plus beaux vers de sa fidélité à cette morale ; on pense à Voltaire lui-même, qui, dans ses poésies légères, dira plus agréablement les mêmes choses. Quand on lit les Poésies légères, on ne se rappelle rien de meilleur et l’on ne regrette rien. C’est un genre charmant, et Voltaire en est le modèle. Que dire encore ? Ce qu’est la Correspondance de Voltaire à ses ouvrages en prose, ses Poésies légères le sont à ses œuvres poétiques ; c’est sa correspondance en vers.
§ III. De quelques écrivains en vers. — Gilbert. §
Il m’en coûte par moments d’avoir à accabler de la sévérité de mes doctrines des poètes qui ont laissé un souvenir, et de n’en faire mention que pour expliquer pourquoi je les omets. En arrivant à des noms qu’on prononce encore avec estime, Racine le fils, Gresset, le Franc de Pompignan, Florian, Delille, Roucher, Lebrun et d’autres, je m’inquiète de ne savoir où les placer : car que d’esprit souvent bien employé, que de travail, et, pour rester en deçà de la gloire du poète, quel talent d’écrire en vers ! Il faut pourtant dire qu’ils ne sont plus, mais il faut le dire avec des égards pour ce qu’ils ont été.
La fortune de Louis Racine est bien petite pour son nom. Cependant le poème de la Religion a des morceaux qui, récités par un enfant, plaisent par les beautés modestes des livres d’éducation. Je me souviens du temps où de pieux maîtres me les faisaient apprendre par cœur, et je craindrais, en y regardant de trop près, de manquer de respect à leur mémoire. C’est comme une sorte de poésie du premier degré ; elle ne prépare pas mal à la grande. Le Racine des enfants peut servir à faire mieux goûter le Racine des hommes faits. Il n’est pas aisé d’écrire en vers même comme Louis Racine ; témoin la Loi naturelle de Voltaire, fort au-dessous de la Religion de Louis Racine.
Comment ne pas tenir compte à Gresset de ses petits vers, quoique moins légers, par
moments, de tour que de choses ; à Florian d’être resté avec esprit si inférieur à la
Fontaine ? Le Franc de Pompignan et Lebrun ont quelques strophes, et ce n’est pas peu ;
car toucher le but lyrique, fût-ce une seule fois, met un nom à part, et toutes les
railleries de Voltaire ont fait moins de mal à le Franc de Pompignan que ses strophes
sur la mort de J.-B. Rousseau ne lui ont fait de bien. Il n’est pas peu honorable pour
Delille qu’on ne soit pas surpris de sa célébrité et qu’on se l’explique. Versificateur
par nature, le commerce de Virgile le fit poète une fois par reflet, et le plus original
de ses ouvrages est une traduction. Pour ses Jardins, ce sont des salons
de verdure, où la lumière vient des bougies plutôt que du soleil. Je comprends Buffon
les mettant au même rang que les Saisons de Saint-Lambert et les
Mois de Roucher, dans cette boutade à madame Necker : « Saint-Lambert,
au Parnasse, n’est qu’une froide grenouille, Delille un hanneton, et Roucher un oiseau
de nuit. »
Le jugement, pour être rendu de mauvaise humeur, n’en est pas moins
juste ; encore aujourd’hui, ce n’est pas sans mauvaise humeur qu’on lit ces poésies,
surtout les Saisons. Le souvenir des Géorgiques traduites
défend les Jardins, et, quoique les vers de Roucher soient d’un
déclamateur de l’école de J.-J. Rousseau, on a par moments bonne envie de trouver un
poète dans le courageux compagnon d’échafaud d’André Chénier.
Une mort prématurée, un touchant adieu à la vie dans des strophes harmonieuses, n’ont pas fait tort aux satires de Gilbert. Son nom est sous la protection d’un regret, et le regret nous dispose à l’indulgence.
Cependant les satires de Gilbert méritent leur réputation par des beautés durables. Un motif plus à plaindre qu’à louer l’avait fait satirique. Poète débutant, il avait manqué une des couronnes de l’Académie ; pauvre, les gens de lettres en renom l’avaient rebuté :
Insensé, jusqu’ici croyant que la scienceDonnait à l’homme un cœur compatissant,Je courus à vos pieds plongé dans l’indigence ;Vous vîtes mes douleurs et mon besoin pressant.Qu’en reçus-je ? des dons ? non, des refus, la honte…38
Ailleurs il s’avoue tourmenté par
L’ambition de l’or, la jalousie impure.
Certes ces Muses-là ne sont pas bonnes conseillères. Et pourtant Gilbert, aigri, repoussé, satirique par rancune plutôt que de génie, est clairvoyant, par cela seul qu’il s’entête à ne pas voir comme ses contemporains. Ce qu’il écrit avec colère sur les auteurs en renom, la postérité le pense froidement. Otez de ses jugements le trait personnel, ils restent vrais. La colère est dans les mots, la justice est dans les choses. Tout à l’heure je me fâchais contre les Saisons de Saint-Lambert ; que ne laissais-je la parole à Gilbert :
Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédanteFait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante,Qui, du nom de poème ornant de plats sermons,En quatre points mortels a rimé les saisons.
C’est ce que nous pensons, ou plutôt c’est ce que nous nous épargnons de penser, en ne lisant point Saint-Lambert.
Pour en revenir à Gilbert, il prouve combien il est difficile à qui s’est défendu de l’illusion publique sur les écrivains contemporains, de se défendre de leurs défauts, et de sauver à la fois de la contagion ses sentiments et son goût. Comme les poètes qu’il attaque, il a les défauts organiques du siècle, la déclamation et la fausse sensibilité ; il a la périphrase par laquelle le dix-huitième siècle renchérit sur le faible du dix-septième pour la noblesse du style ; il a l’impropriété, où tombent tous les écrivains qui le sont par imitation et tous les poètes qui cherchent la poésie hors d’eux-mêmes. Comme le médecin, dans les temps d’épidémie, le mal qu’il voulait guérir, il se l’est inoculé.
§ IV. La poésie retrouvée : André Chénier. §
Avec André Chénier, l’imagination, la sensibilité, le naturel, la poésie, rentrent dans les vers. La publication de ses poésies, paraissant pour la première fois vingt-cinq ans après sa mort39, eut tout l’éclat d’une découverte. Il trouva les esprits et les cœurs tout prêts. La faveur même de la mode ne lui manqua pas. Les poètes avaient besoin d’une autorité pour justifier certaines franchises de leur poétique. André Chénier y servit. Plus d’un qui l’admirait à son profit, et pour se louer plus commodément sous le nom d’un illustre mort, ne faisait que lui rendre justice. Ce succès de mode n’a pas eu de retour. C’était bien véritablement de la gloire. L’histoire n’a rien à ôter à André Chénier de cette consécration dont tous les motifs n’étaient pas désintéressés. Celui-là est un poète. Il y en a eu de plus grands ; il n’y en a pas de plus poète.
Tout dans ses vers vient de l’homme, et cet homme est un de ceux qui font le plus d’honneur à la nature humaine. André Chénier eut tous les grands sentiments où se nourrit la poésie durable, droiture, candeur, désintéressement,
Une muse naïve et de haines exempte.
De son temps on aimait l’Amitié ; on l’apostrophait dans tous les poèmes ; c’était un des dieux de la mythologie d’alors. André Chénier aime ses amis :
Où sont donc mes amis, objets chéris et doux ?Je souffre, ô mes amis ! Ciel ! où donc êtes-vous ?
Voilà un cœur qui parle. Aimer ses amis, c’est le trait qui achève le caractère de l’homme de bien.
A tous les grands sentiments se joignait dans André Chénier une raison supérieure. Il la fallait bien ferme, dans ces premiers jours de la révolution française, pour applaudir aux grandes réformes de 1789, et, ces réformes accomplies, s’arrêter, prévoir où les girondins poussaient la révolution, et, quoiqu’il eût un frère parmi eux, les désavouer et les combattre. Les temps qui se sont écoulés, et chaque jour qui s’écoule, nous le disent assez haut. Tout ce qui était à conquérir de durable était conquis en 89 ; tout ce qu’on a pu conquérir après, on l’a usurpé, et les usurpations ont compromis les conquêtes. Faire la différence dès ce temps-là, dans l’ivresse des espérances et la fumée des illusions ; prévoir et prédire que la politique des girondins, qui menait au 10 août, mènerait, par le 10 août, au 21 janvier, était d’un grand esprit ; laisser la lyre pour prendre la plume à la fois vengeresse et prophétique, était d’un grand cœur. Le couteau de 1793 n’a pas tranché une tête plus noble que celle d’André Chénier.
Cependant, pour inventer, à la fin du dix-huitième siècle, parmi tous ces fades jeux d’esprit où achevait de s’énerver et de se perdre l’art des vers, une poésie jeune, fraîche, parfumée, qui nous transporte au milieu de vrais champs et nous ramène en nous-mêmes ; pour faire apparaître, parmi toutes ces fleurs de papier peint, un si charmant bouquet de fleurs naturelles, il fallait plus que les grands sentiments d’André Chénier, plus que sa raison supérieure ; il fallait ce qui peut s’appeler du même nom en religion et en poésie, il fallait la grâce. La grâce, ce fut pour André Chénier d’être né d’une mère grecque, belle et spirituelle, sur les rives de Bosphore, en face du beau pays où la tradition fait naître Homère. Il suça le grec avec le lait maternel. Ses yeux s’ouvrirent pour la première fois à cette splendide lumière du ciel de l’Orient, où toute chose forme tableau, où tout poète est peintre. Amené en France à l’âge de deux ans, le beau soleil du Languedoc conserva et fixa dans sa tête enfantine les images flottantes du pays natal. La tradition vint ensuite cultiver ses instincts, et les maîtres divins de l’antiquité grecque et latine le reçurent des bras de sa mère, l’oreille déjà accoutumée à leur langue sonore, l’esprit ouvert à leurs doux enseignements. Les lettres grecques lui étaient comme une littérature maternelle ; de sévères études l’y rendirent savant. Sous-lieutenant en garnison à Strasbourg, où Brunck donnait l’exemple de l’enthousiasme dans l’érudition, il faisait sa lecture familière du recueil des poètes grecs de ce savant40.
Quand il vint à Paris, en 1782, Parny et Bertin y jouissaient de la faveur publique. Lebrun, appelé aujourd’hui, par sobriquet, le Pindarique, l’était alors à titre de louange, et pouvait, du consentement de tous, dire de son bonheur en ménage :
Le bonheur m’attendait dans les bras de la gloire.
On ne trouvait rien de trop avantageux dans ces vers à son fils :
Émule généreux des aigles du Parnasse,Ton père quelquefois atteignit leur audace41 .
André Chénier sut être l’ami de l’homme sans imiter le poète. Il apportait avec lui tout le trésor de sa poésie dans un cœur de vingt ans, et dans un esprit fécond autour duquel veillaient le souvenir de sa mère et les ombres vénérées des maîtres immortels. Ses deux éducations le rendaient invulnérable.
Et pourtant, tel est le péril que fait courir la mode aux esprits les plus originaux, qu’on n’est pas fâché de le voir, las tout d’abord de Paris, voyager deux ans en Suisse, en Italie, visiter en Orient les horizons de son enfance, et mettre les monts et les mers entre lui et le tour d’esprit passager qui rendait Bertin, Parny et Lebrun populaires. Après ces deux années d’une douce vie passée en compagnie de deux amis dignes de lui, c’est-à-dire en compagnie plus intime avec lui-même, il revint à Paris, la tête débordant de poèmes, de plans, d’esquisses, où sont mêlées la science, la politique, la Bible, l’Amérique ; ambitieux de tout sentir et de tout rendre, de faire de la poésie l’organe inspiré de toutes les idées modernes, l’écho du passé et du présent, la voix prophétique de l’avenir. Par le peu qu’il a laissé d’ébauches imposantes ou charmantes, on peut deviner quelle eût été la beauté de l’œuvre achevée. Heureusement, dans cette diversité de sujets, il en est deux, de tout temps préférés, où le poète avait donné non des promesses, mais des fruits mûrs, avant que la Révolution tuât la poésie et que la Terreur tuât le poète. Ce sont les Idylles et les Élégies.
Tous les bons juges des choses de l’esprit dans notre siècle en ont parlé, et, j’ajouterais, en ont tout dit, si André Chénier n’avait de commun avec tous les grands poètes que tout en a été dit et que tout en est encore à dire. La gloire n’est que la même louange donnée aux œuvres supérieures par tous ceux qui sont capables de les goûter ; il n’y a de différent et de personnel que l’accent de chacun.
Les premiers goûts poétiques d’André Chénier furent pour le bucolique :
Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans,Mes rustiques souhaits m’ont porté vers les champs.
Le fond de l’Idylle, qu’il ne faut pas confondre avec sa recette, ce sont ces trois amours qui les premiers s’éveillent dans l’âme du vrai poète : l’amour de la nature, l’amour de la beauté personnifiée dans une femme, l’amour de l’art, qui achève le poète. Tandis que la jeunesse d’André Chénier était doucement occupée de ces trois amours, la lecture des bucoliques grecs l’avertit de son génie pour l’idylle.
Vinrent ensuite les élégies, sous l’inspiration d’un amour contrarié. Là encore les modèles antiques le guidèrent où le poussait son instinct, dans ce genre si difficile, surtout en France, où l’amour est si près de se confondre avec la galanterie.
L’idylle et l’élégie existaient, comme genres, avant André Chénier ; mais c’est à lui que nous en devons les premiers modèles durables.
Au temps où Boileau donnait la poétique de l’idylle, nous n’en avions que le lieu commun ingénieux dans les églogues de Segrais et de Racan. Ni les bergers de l’Astrée, ni les champs qui avoisinent Paris, trop peu cléments pour la vie en plein air que menaient les pâtres de Sicile et d’Italie, n’avaient pu leur donner l’idée de composer des idylles. Ils étaient poètes bucoliques par la mode qui faisait lire avec délices les romans de d’Urfé. Encore le sont-ils si peu que, sauf quelques passages charmants où ils sont naturels par le goût, je ne vois de rustique dans leurs poésies que l’archaïsme de leur langue.
Pour l’élégie, dont le genre était si cultivé au dix-huitième siècle, en est-il une seule qui ait échappé à l’oubli ? Dans la jeunesse d’André Chénier, Bertin et Parny en étaient les maîtres. Otez de leurs élégies la rime, les images mythologiques, les périphrases, il reste de la prose érotique. La versification n’en fait pas de la poésie. L’impuissance d’idéaliser rend plus choquante la grossièreté du fond. Ces élégies ne disent guère que ce qu’on ne doit pas dire. Tacenda loquuntur. Elles furent cependant très admirées, et elles en durent la fortune au dégoût pour le précieux. On en trouva le style naturel, parce qu’il était bourgeois. Mais dans le fond, c’était le commun succédant au raffiné. Au lieu d’une Iris en l’air, le poète célébrait, — je devrais dire prostituait, — une maîtresse en chair et en os et nommée par son nom. C’étaient les grossières confidences de l’alcôve substituées à de galantes rêveries qui avaient du moins le mérite d’être innocentes.
S’il fallait avoir une opinion sur les élégiaques des deux époques, je préférerais au naturel de Parny et de Bertin même, le galant de Fontenelle ; et combien plus celui dont s’est moqué Boileau ! Dans le galant des deux époques, il y a, outre de l’esprit, du respect pour la femme et pour le rêve de l’amour ; dans les confidences bourgeoises des élégiaques du dix-huitième siècle, il n’y a que les malhonnêtes indiscrétions du plaisir qui se donne l’air de la passion.
André Chénier n’imita pas l’élégie à la mode. C’est à l’école des élégiaques anciens qu’il apprit l’art si difficile d’idéaliser la passion et de ne montrer de son cœur que ce qui peut toucher le nôtre.
Je mets à la charge de la mode certains passages où il est vulgaire pour être naturel, et licencieux pour être vrai. Quelques pièces ont le tort d’avoir été écrites trop près de la circonstance qui y donne sujet. Elles se sentent de l’improvisation dans un moment de trouble. Le souvenir inspire mieux le poète que l’émotion présente. Je préfère, dans les Élégies, ce qui vient de la muse à ce qui vient de la maîtresse.
Tout est de la muse dans les Idylles, la meilleure des œuvres d’André Chénier. J’y cherche la part du dix-huitième siècle. C’est à peine si çà et là un hémistiche commun, une rime un peu maigre, un vers pensé où l’on voudrait un sentiment, donnent la date du morceau. Tous les sentiments y sont purs des deux défauts auxquels nul n’échappe en parlant de soi, l’exagération et la familiarité. C’est toujours l’homme, mais l’homme se tenant discrètement derrière le poète. Il est plus poète là où il se déprend de lui-même, où il se transforme, où il revêt quelqu’une de ces dix mille âmes qu’une ingénieuse critique prête à Shakspeare42. Les modèles qui l’assistent dans son travail sont aussi plus élevés : c’est Théocrite, d’un génie plus naïf et d’un art plus caché que les élégiaques latins ; c’est Virgile, que ne contentait pas son Enéide. Aussi, quels chefs-d’œuvre que le Jeune Malade, le Mendiant, l’Aveugle, et, dans un cadre plus restreint, Lydé, Hylas, la Jeune Tarentine ! Le disciple a égalé les maîtres, et il a l’avantage d’intéresser plus vivement les modernes à des choses de l’art antique.
Tout est neuf dans ces idylles, quoiqu’il n’y manque aucune des images familières de l’antiquité bucolique ; tout, jusqu’à la mythologie qui, dans les poètes contemporains d’André Chénier, n’est que l’application fastidieuse du précepte de Boileau. André Chénier croit aux dieux de Théocrite et de Virgile, autant qu’ils y ont cru eux-mêmes, de cette foi du vrai poète dans les choses qu’il crée. De même que Virgile a vu Vénus, sous les traits d’une nymphe des forêts, apparaissant à Enée, et parfumant les airs de l’ambroisie qui s’exhale de sa chevelure, André Chénier a vu du bois voisin l’aimable manège des Naïades qui entraînent le jeune Hylas
En un lit de joncs frais et de mousses nouvelles.
Quand la mère, dans le Jeune Malade, invoque le dieu à l’arc d’or, nous nous associons à sa prière. André Chénier est devenu païen, parce qu’il est poète, et nous le sommes un moment avec lui, parce que là où le vrai poète met son âme il y attache la nôtre.
André Chénier est comme le dernier-né des poètes du dix-septième siècle. Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques, pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle, sans en avoir l’étiquette. S’il eût vécu en ce temps-là, Boileau l’eût peut-être rendu plus difficile sur la correction ; mais en retour il eût appris à Boileau un idéal de l’élégie et de l’idylle bien autrement aimable que celui de l’Art poétique.
Que dire de la Jeune Captive, et des beautés vengeresses de ces ïambes, qu’il envoyait à son père, de la prison de Saint-Lazare, avec son linge, écrits sur de petites bandes de papier enroulées, d’une écriture si serrée et si fine, qu’il fallait les yeux paternels pour les lire ; que dire des dernières tendresses et des dernières colères de ce cœur si passionné et si haut, sinon que le poète charmant des Élégies et des Idylles prenait l’essor d’un grand poète, au moment où le geôlier de Saint-Lazare vint le chercher pour l’échafaud !
Chapitre cinquième §
§ I. Suite de l’histoire des pertes. — La tragédie au dix-huitième siècle. — Les premiers imitateurs de Corneille et de Racine. — Le Manlius de Lafosse. — L’Ariane de Thomas Corneille. — § II. Des innovations de Crébillon. — L’homme et le poète. — § III. De l’Œdipe de Voltaire. — Des perfectionnements que lui doit la tragédie. — § IV. Zaïre et Mérope. — § V. Des défauts du théâtre de Voltaire et de leurs causes. — § VI. Du style de Voltaire dans ses tragédies. — § VII. De quelques imitateurs de Voltaire. — Tentatives pour régénérer la tragédie. — Ducis. — Lemercier.
§ I. Suite de l’histoire des pertes. — La tragédie au dix-huitième siècle. — Les premiers imitateurs de Corneille et de Racine. §
La tragédie après Corneille et Racine ne fut d’abord qu’une imitation ; et comme on n’imite pas la vérité des caractères et des passions, ni les beautés d’une langue de génie, on imita tantôt l’abus des raisonnements et de l’intrigue de Corneille, tantôt la galanterie noble de Racine. Racine, comme venu le dernier, fut le plus imité. On crut lui prendre ses plans en s’assujettissant étroitement à ses règles, et son harmonie en évitant les vers durs. Telle fut l’illusion des premiers qui après Racine osèrent donner des tragédies, Campistron, Lagrange-Chancel, Duché. Ils ne manquaient pourtant ni d’esprit ni de goût, et leur admiration de disciples tendres et fidèles donne à leurs pièces le caractère de pieux hommages à la gloire du maître. C’est assez pour racheter leurs intentions, mais c’est trop peu pour se faire lire.
Le meilleur ouvrage imité de Corneille est le Manlius de Lafosse. Manlius est un assez beau type du conjuré qui a de grands desseins et qui est capable d’exercer le pouvoir qu’il veut usurper ; Rutile, du conjuré qui satisfait plutôt une passion qu’il ne poursuit un dessein ; Servilius, du conjuré d’autant moins secret qu’il est plus emporté et plus sincère. La jalousie des privilèges aristocratiques, l’orgueil du sénat, sont bien peints dans Valérius, et la femme de Servilius, Valérie, intéresse par ses combats entre sa tendresse pour son mari et son devoir envers son père. Le style est ferme et soutenu dans toute la pièce, et, parmi des vers généralement bons, il y en a d’excellents.
Je préférerais pourtant à Manlius une pièce qui n’est ni si bien composée, ni écrite avec la même fermeté, mais qui touche : c’est l’Ariane de Thomas Corneille. Un peu plus de poésie, une main plus sûre, et telle scène de l’Ariane serait digne de Racine. J’aime mieux Ariane que Manlius de toute la préférence que je donne aux beautés de sentiment sur les autres beautés de l’art. Ariane me tire des larmes si vraies que je ne m’avise pas qu’il y en ait de meilleur aloi, et ni Bérénice, ni Phèdre, ni Hermione ne me rendent moins touchante l’amante délaissée de Thésée.
Quelques scènes heureuses, de beaux vers, plutôt des rôles que des caractères, l’amour sous la forme de la galanterie, des pièces dont les meilleures laissent une impression d’estime pour l’auteur plutôt que le souvenir de personnages vivants ; l’art demeurant dans les grandes voies, mais sans produire d’effets nouveaux ; une langue saine dans les bons endroits, incorrecte, vague, sans couleur dans le reste, et, là même où elle est irréprochable, paraissant fatiguée ; telle est la tragédie dans les mains des imitateurs de Corneille et de Racine. Il n’en faudrait même pas parler si, dans cet art si difficile de la tragédie, il n’y avait quelque gloire, non seulement à écrire une belle scène, mais à relever par de beaux vers une scène médiocre.
§ II. Des innovations de Crébillon. — L’homme et le poète. §
Le commencement du dix-huitième siècle vit paraître un auteur qui était d’ambition à tout changer, et qui avait assez de talent pour produire des nouveautés durables : c’est Crébillon. L’extraordinaire ne manque pas dans sa vie. Nous voilà loin du poète du dix-septième siècle, qui savait être homme de génie au théâtre et homme de sens dans sa vie. Crébillon a ce désordre intéressant auquel certaines théories complaisantes reconnaissent le signe et comme la fatalité du génie. Il ne se fera pas reprocher, comme Racine, ses qualités d’homme de ménage. Il est le premier de cette famille de poètes qui n’a aucune des petites vertus de la vie civile, et pour lesquels on a épuisé les comparaisons de lions, d’aigles et autres espèces d’animaux fiers et solitaires. Crébillon ne sut jamais s’il pourrait payer ce qu’il achetait. Il se mariait sans le consentement de son père et se faisait déshériter. Il vendait un office de receveur des amendes à la cour des comptes et en laissait perdre le prix ; il gagnait de l’argent au système de Law et ne savait pas le garder. Le régent d’abord, puis Mme de Pompadour, voulurent l’enrichir : c’est à peine s’ils parvinrent à le faire vivre.
Corneille, Racine, Molière, les deux derniers surtout, avaient été les plus savants
dans leur art. Crébillon connaît mieux la Calprenède qu’Eschyle ou Sophocle. Seul, dans
une chambre écartée, enveloppé d’un nuage de tabac, sans livres ni papier devant lui, il
composait de mémoire des pièces qui se sentaient de ses lectures. Ses devanciers
travaillaient à la lumière du soleil, cette joie des yeux, comme l’appelle Bossuet ;
lui, il ferme ses fenêtres en plein jour et travaille aux bougies ; puis, sortant de
cette retraite, dans son jardin, l’habit bas, il marche à pas inégaux, déclamant ses
vers à voix haute, au grand effroi de son jardinier. Il ne faisait pas de plan ; on n’en
cite qu’un qu’il ait écrit, c’est celui de Xerxès. Autant valait le
laisser flotter dans sa vaste mémoire, puisqu’en le fixant sur le papier, il n’a pas su
voir par où il péchait. Racine disait : « Je n’ai plus que les vers à
faire. »
Pour Crébillon, les vers faits, il restait à faire la pièce.
D’un poète si singulier, il ne pouvait manquer de sortir du nouveau.
Il devait sortir un Catilina en sept actes, où l’on eût vu en action la scène du serment et la coupe de sang humain promenée à la ronde. Au moment de mettre la pièce au jour, Crébillon recula.
Il devait sortir une tragédie romanesque, Cléomède, dont chaque acte se terminait par une catastrophe. Ce fut la dernière rêverie d’un octogénaire dont les mains défaillantes venaient de laisser tomber le Triumvirat.
En fait de nouveau, nous n’avons donc eu de Crébillon que des promesses ou des menaces. Ces vastes pièces, ces catastrophes à la fin de chaque acte, sont demeurées au fond de sa mémoire et ont péri avec lui. Les ouvrages qu’il a donnés au théâtre ne quittent pas les voies de la tragédie classique. Les conversations y sont aussi longues et le paraissent bien plus, parce que les personnages nous parlent trop d’eux et pas assez de nous. Des trois unités, Crébillon en observe au moins deux : celles de temps et de lieu. Pour l’unité d’intérêt, il y est moins fidèle : c’est le plus difficile de l’art, et l’habileté n’y peut suppléer le génie. Le spectateur veut bien ne pas regarder de trop près aux moyens dont se sert le poète pour faire rencontrer ses personnages au même lieu et dans le même temps ; mais il ne consent ni à s’intéresser à plusieurs personnages à la fois, ni à s’intéresser médiocrement au principal.
La seule invention de Crébillon, ce fut de forcer l’un des deux ressorts de la tragédie
classique, la terreur. Il avait pris pour modèle le cinquième acte de
Rodogune et ses beautés si périlleuses. Il définissait la tragédie
« une action funeste qui doit conduire les spectateurs à la pitié par la
terreur. »
Il est vrai qu’il ajoute : « avec des mouvements et des traits
qui ne blessent ni leur délicatesse ni les bienséances. »
Voilà pourquoi il a
fait enlever par Thyeste aux autels mêmes la femme d’Atrée. Dès lors la haine d’Atrée
n’est plus une haine de frère, mais la vengeance d’un mari à qui on a enlevé sa femme.
« Je l’ai mis, dit Crébillon, dans le cas du mari de la Coupe
enchantée43. »
C’est ce qu’il appelle accommoder la terreur à la
délicatesse des spectateurs et aux bienséances. Par un accommodement du même genre, au
lieu de Thyeste buvant le sang de son fils, nous en sommes quittes pour voir la coupe
dont Thyeste n’approche même pas les lèvres. Ainsi, Crébillon concevait ou empruntait à
la Fable un caractère et une action atroces ; et pour les faire passer au théâtre, il
altérait le caractère ou adoucissait l’horreur de l’action par des atténuations de pure
fantaisie.
Cette terreur mitigée, cette terreur qui se défie d’elle-même, qui désire ménager les bienséances, n’est pas un moyen dramatique sérieux. Quant à la terreur de la tragédie grecque, celle qui faisait accoucher en plein théâtre les femmes d’Athènes, nous ne voulons pas de ses émotions, parce qu’elles coûtent trop cher au goût. Il existe, pour ceux qui prisent les violentes secousses au théâtre, un genre de pièces où il n’est pas toujours prudent de conduire une femme grosse : c’est le mélodrame. L’idéal qui apparaissait à Crébillon, à travers les bouffées du tabac, ne serait-ce pas le mélodrame d’aujourd’hui ?
Notre goût a réduit la terreur tragique à ce qu’elle doit être pour que les nerfs n’y aient pas plus de part que l’esprit. L’approche d’une catastrophe qui n’est guère moins prévue que redoutée, une sorte de crainte qui nous instruit en même temps qu’elle nous trouble, voilà la terreur telle que l’entendent les maîtres de notre théâtre. Le Cid, Polyeucte, Cinna, presque tout Racine, sont en dehors de la théorie de Crébillon. Est-ce qu’il y a chez nos grands tragiques de la terreur pour les nerfs ? Je n’y vois que cette crainte réfléchie qu’ils ont découverte, non dans les livres d’Aristote, mais dans le cœur humain. Nous ne sommes assurément ni si passionnés, ni si peu maîtres de nous que certains de leurs personnages ; mais, en revanche, ceux-ci ne sont pas si transformés par la passion que nous ne reconnaissions en eux des frères en faiblesse et en misère. Quand nous les voyons sur le point de se perdre, il y a dans notre crainte comme un aveu secret que nous pourrions bien courir le même péril, si nous avions un pied sur la pente d’où ils vont se précipiter.
Malgré ses mauvaises doctrines et ses mauvais exemples, si Crébillon est moins qu’un homme de génie, il est plus qu’un homme de talent. La Muse qui souffle les belles paroles à l’oreille des hommes de génie lui a inspiré, parmi tant d’exagérations, des vérités de passion et de sentiment, et, parmi tant de personnages de fantaisie, des ébauches de caractères. La langue de la tragédie, qui déjà paraissait épuisée, se renouvelle sous sa plume. Les bons vers de Duché, de Lafosse, de Thomas Corneille, ont le tort d’en rappeler de meilleurs ; ce sont de bonnes monnaies, mais les profils en sont émoussés. Ceux de Crébillon semblent partis de la main de Corneille et de Racine. Ce sont des pièces du même or, frappées et mises en circulation le même jour.
Dans Rhadamiste et Zénobie, son principal titre, non seulement de très bons vers nous rendent la langue des maîtres, mais des actes entiers, des caractères vivants nous rappellent leurs créations. Rhadamiste ne serait pas un indigne frère du Cid, et Zénobie est la sœur de Pauline. Ce sont des membres de la famille héroïque dont Corneille est le père. Aux sentiments comme au langage, je reconnais la race cornélienne. Crébillon, d’ordinaire si incorrect, et qui semble recevoir ses mots de la rime, les a tirés cette fois de son cœur et de sa raison. Et, chose remarquable du plus rocailleux de nos poètes, l’impression dernière qui nous reste des vers de Rhadamiste et Zénobie, est une impression d’harmonie : tant il est vrai que cette qualité, au lieu d’être un don personnel, est l’effet nécessaire de toutes les autres qualités du langage réunies.
En imaginant la théorie de la terreur, Crébillon n’avait trouvé qu’un paradoxe : ceux qui l’en louaient de son temps comme d’une nouveauté durable, n’avaient trouvé qu’un moyen de plus de chagriner Voltaire. Son meilleur ouvrage est un éclatant démenti à sa théorie.
§ III. §
DE L’Œdipe DE VOLTAIRE. — QUELS PERFECTIONNEMENTS LUI DOIT LA TRAGÉDIE.
Huit ans après Rhadamiste et Zénobie, une très belle scène dans une pièce médiocre, plus de beaux vers que de bons, faisaient applaudir, à la représentation d’Œdipe, un poète de vingt ans. Voltaire était poète par la jeunesse, par sa vive admiration pour les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle. Il a fait plusieurs fois aussi bien que cette belle scène ; je doute qu’il ait fait jamais mieux.
Comme poétique de la tragédie, il n’y a rien à ajouter aux enseignements de ses préfaces, à ses jugements sur ses prédécesseurs, à tant de pensées profondes, écrites, comme en se jouant, dans ses lettres, où elles semblent n’être que des grâces du style épistolaire.
L’esprit de cette poétique n’est pas l’application étroite d’une théorie. Voltaire trouve du bon à prendre partout, même dans Shakspeare qu’il eut le tort de traiter de barbare. Mais ses modèles les plus proches, ce sont Corneille et Racine. Tandis que Lamotte, qui n’avait que de l’esprit, croit, la tragédie épuisée, et propose, pour rajeunir cette reine de l’art, de lui ôter sa couronne, la langue des vers, Voltaire, qui avait du génie, juge qu’il n’y a rien à tenter de durable hors de la grande voie tracée par ses devanciers.
Il recommande la vérité des caractères, le développement des passions, l’unité d’intérêt et de temps, sinon de lieu, enfin, la perfection des vers pour faire durer tout le reste.
Mais s’il ne veut pas d’autres modèles de la tragédie que les pièces de Corneille et de Racine, c’est sous la réserve de les imiter librement. Il crut que plus de rapidité dans l’action produirait des effets nouveaux, que plus de spectacle ajouterait à la vraisemblance, que le plaisir des yeux rendrait plus vif le plaisir de l’esprit. Seulement il fallait prendre garde qu’en donnant plus de place à l’action et à la pompe, on n’ôtât quelque chose à l’essentiel de l’art, et que pour être plus près du réel on ne s’éloignât du beau. Ainsi amendée par Voltaire, la poétique de la tragédie du dix-septième siècle est celle que nous tenons pour la seule vraie, après tous les exemples des Grecs, après ceux du dix-septième siècle, après les beautés supérieures d’un théâtre plus libre, celui de Shakspeare.
Cette part nouvelle faite à l’action et au spectacle rendait nécessaire une double réforme du théâtre.
On avait abusé longtemps des tirades et du monologue, la plus longue de toutes ; Voltaire raccourcit la tirade, réduisit le nombre des monologues, puis les supprima tout à fait. Par là les acteurs devaient ressembler de plus en plus à des personnages qui agissent, à des peintures vivantes, comme les voulait Voltaire.
Pour ajouter à la vraisemblance par plus de spectacle, il fallait une scène entièrement
libre, d’où l’on vît venir les acteurs de loin ; assez vaste pour rendre les aparté
vraisemblables : il fallait qu’on pût voir dans le fond de la scène des rochers, des
précipices ; à l’horizon, des tentes, et « Julie dans l’enfoncement, couchée
entre des rochers44. »
Ce point gagné, il fallait plus de richesse dans les
costumes, des décorations souvent renouvelées, des bûchers, des flammes d’alcool, du
tonnerre, des éclairs, des comparses pour représenter les foules. Voltaire demanda et
obtint tous ces changements. On lui doit la liberté de la scène, l’éclat des costumes,
premier pas vers l’exactitude historique, la pompe des décorations. Pour la liberté de
la scène surtout, il eut fort à faire. Ce n’était pas chose facile d’en renvoyer les
gentilshommes, pour qui c’était un privilège de leur rang d’y voir la pièce assis sur
des banquettes, et de s’y faire voir. Voltaire y réussit45.
Ce sont là des innovations durables et à l’honneur de Voltaire. Mais ces libertés données à l’art avaient leur péril. Dans une réforme de ce genre, où s’arrêter ? Comment faire que l’attention du spectateur ne dégénère pas en curiosité impatiente ? Comment amuser les yeux sans distraire les esprits ? Le public qui ne sait pas se partager entre deux plaisirs, n’aide guère le poète à trouver cette mesure. L’action qui l’emporte le rend indifférent aux discours qui veulent le ramener sur lui-même, en mêlant de la réflexion à son plaisir.
On en vit plus d’une preuve au temps même des réformes de Voltaire. Peu de personnes ont lu l’Hypermnestre de Lemierre. Je ne sais pourtant si Zaïre fut plus applaudie. A quoi Lemierre dut-il son succès ? A une scène de la fin, où l’on voyait un poignard levé sur Danaüs. Tout le monde tremblait. On le croyait mort. Point. Il était sauvé et son assassin tué. La Veuve du Malabar, du même Lemierre, fut d’abord froidement accueillie, parce qu’au lieu d’être brûlée sur la scène, elle descendait dans un trou où l’attendait le bûcher. A ce trou, Lemierre substitua un bûcher véritable sur lequel montait son héroïne ; on courut à la pièce avec fureur. Un récit de la pomme eût fait tomber son Guillaume Tell ; la scène en action le fit réussir.
Voltaire lui-même est l’exemple le plus éclatant du péril de ses propres nouveautés. Trompé par son succès, il finit par mettre l’action et le spectacle au-dessus du reste, et il appela les tragédies de ses devanciers de longues conversations en cinq actes. Lui qui estimait assez peu les anciens, faute de les connaître à fond, il les trouvait fort bons à imiter dans la pompe de leur théâtre. Il transportait, sans s’en apercevoir, l’opéra sur la scène tragique. « Olympie s’élance sur le bûcher aux yeux de ses amis épouvantés et des prêtres, qui tous ensemble sont dans une attitude douloureuse, empressée, égarée, qu’annonce une marche précipitée (quel luxe de pantomime !), les bras étendus et prêts à courir au secours. » « Toutes ces peintures vivantes, ajoute-t-il, formées par des acteurs pleins de feu et d’âme, pourraient donner quelque idée de la terreur et de la pitié. » Ainsi la terreur et la pitié, au lieu de naître et de s’accroître à mesure que la pièce se noue, ne sont plus que des secousses subites et inattendues, provoquées par des effets de théâtre.
Ce besoin d’acteurs pleins d’âme et de feu pour des peintures vivantes, trahit le penchant croissant du poète à chercher l’effet du poème dans le secours de ceux qui l’interprètent. Au lieu de se faire le juge de la pièce qu’il compose, il s’en fait en idée le spectateur frivole. Il est utile sans doute que le poète donne des indications aux acteurs ; mais les bons ouvrages sont ceux qui forment les bons acteurs par la secrète vertu de leurs beautés. Je doute que Racine en eût plus appris à Talma sur la manière de jouer ses pièces, que Talma n’en apprenait tout seul dans la méditation de Racine, en ce temps si cher à nos souvenirs, où le grand acteur, tour à tour Mithridate, Néron, Oreste, Achille, Joad, eût étonné l’auteur de ces sublimes créations.
La pente était rapide, et Voltaire y était emporté par sa gloire. Il n’en resta pas à
ses premières insinuations contre le théâtre de ses devanciers ; il s’émancipa peu à peu
du principe salutaire qu’il faut écrire pour être représenté et lu, et il fit passer le
parterre avant le lecteur. Plus il travaille, ou plutôt plus il réussit, plus il est
frappé des imperfections de l’ancien théâtre, plus il se plaint des inconvénients, des
entraves, noms que donnent aux règles et aux fortes disciplines les esprits qui se
relâchent. Le voilà qui se choque du prosaïsme de notre poésie, et qui extrait du
théâtre de Racine quinze ou vingt vers médiocres pour s’autoriser à écrire plus
hardiment. Il veut qu’on ne rime que pour les oreilles : « Il faut des lois
sévères, dit-il, — concession que font tous ceux qui vont prendre des licences ;
— mais non un vil esclavage. »
Comme si rimer maigrement aidait à penser plus
fortement !
Ces attaques détournées contre les sévères conditions de l’ancien théâtre ne prouvaient qu’une chose : c’est que Voltaire cherchait des excuses pour y avoir manqué. Sa critique de l’art de ses devanciers n’est qu’une apologie indirecte du sien. Voltaire, qui a eu du génie pour tant de choses, n’avait pas tout le génie que veut chaque chose. Entre les beautés du fond et celles de la représentation, son penchant, pour ne pas dire sa faiblesse, le portait vers les secondes, vers la tragédie représentée, quoique tout d’abord ses excellents jugements sur ses prédécesseurs, ses exclamations sur Racine, lussent tout en l’honneur de la tragédie lue. Il est même remarquable que, tout en préférant, jusqu’à l’injustice, Racine à Corneille, il ait plus imité les intrigues compliquées du second que la simplicité des plans du premier, et plus souvent les incertitudes de la langue de Corneille que la pureté et la hardiesse contenue de celle de Racine. Quand il juge l’art de ses prédécesseurs, il ne voit rien de plus beau que le développement des caractères par le dialogue. Veut-il justifier son théâtre, ces développements, ces dialogues deviennent des « conversations trop longues », que les étrangers ont raison de reprocher au théâtre français.
C’est à la scène que Voltaire a tous ses avantages ; il faut le juger en spectateur pour lui donner tout son prix. Si nous n’avons pas le plaisir de voir la passion se former au fond du cœur de ses personnages, croître et s’exalter par sa lutte même avec l’intérêt ou le devoir, Se servir de l’esprit, de la raison, de la bonne foi même, pour se justifier, nous voyons des actions qui se précipitent, des péripéties imprévues, des coups d’épée qui tranchent les situations. Tout en pressentant la fragilité de cet art, sa grâce et son éclat nous éblouissent.
Le spectacle déployé au théâtre avec discrétion est une ressemblance de plus avec la
vie. Nous voyons les personnages plus au vrai, les voyant, pour ainsi dire, chez eux.
Une certaine image des arts et de la civilisation, à l’époque et dans le pays où se
passe l’action, ajoute à l’effet dramatique le profit d’une notion d’histoire. Elle
donne à la pièce une date, au spectateur le relief d’un homme instruit. Enfin, quand on
me fait voir, « dans cette île où les triumvirs firent les proscriptions et le
partage du monde, la scène s’obscurcir, les éclairs sillonner la nue, et Julie
paraître dans l’enfoncement, couchée entre des rochers46 »
, je m’y prête
très volontiers, pourvu que le tonnerre ne soit pas une machine qui remplace la
terreur ; que la scène ne s’obscurcisse pas pour porter dans mes sens un trouble que la
pièce ne porte pas dans mon esprit ; pourvu que cet enfoncement, ces rochers, où est
couchée Julie, ne la dispensent pas de me dire en un beau langage ce qu’elle a dans le
cœur.
La représentation donne au théâtre de Voltaire un dernier avantage ; elle dérobe au parterre les fautes de l’exécution. Tant de facilité et d’abondance désarme le goût. La scène agrandie fait voir le poète de plus loin, et l’on sait que le respect est plus grand pour les choses éloignées. Des acteurs habiles, de beaux décors, des costumes brillants, le visage d’une Gaussin, sont comme autant de séductions qui nous empêchent d’aller droit à la pièce, et notre esprit est au moins amolli quand il la juge. Qu’est-ce qu’une froide épithète de plus ou de moins dans ce torrent de vers brillants, une mauvaise rime dans ces tirades roulantes, une fausse métaphore dans cet éclat ? Nous allons au théâtre pour être touchés ou amusés, non pour nous mettre à l’affût des incorrections du langage ni pour éplucher des rimes. A la lecture, nous ne sommes pas si accommodants. Le poète n’a plus d’intermédiaires entre nous et lui, ni d’enchanteurs pour nous corrompre, ni le débit et le geste d’un Lekain pour donner de l’accent et du corps à des pensées faibles ou vagues, ni les yeux et la voix d’une Clairon ou d’une Lecouvreur pour prêter de la tendresse à des développements de rhétorique. Il s’en faut que cette seconde épreuve soit aussi favorable à Voltaire. Mais avant de dire par où il pèche, je voudrais m’arrêter un moment sur ses beautés.
§ IV. Zaïre et Mérope. §
Il ne faut pas chercher si l’action dans Zaïre et dans Mérope est simple et sans incidents romanesques, si les personnages sont mis en présence par la passion ou par des combinaisons arbitraires ; si c’est la logique des caractères ou le fil des marionnettes qui les fait entrer ou sortir. Laissons-nous aller, et puisque les deux pièces marchent et intéressent, qu’importe que ce soit au prix de quelques convenances qui, pour rendre l’effet plus légitime, l’auraient rendu moins puissant ?
Il n’y manque pas non plus de ces coups de théâtre que Voltaire veut dans la tragédie. La reconnaissance de Lusignan et de sa fille, dans Zaïre ; l’arrivée du vieux Narbas, dans Mérope, au moment où la reine va frapper Égisthe, sont des effets admirables ; on ne leur demande pas s’ils sont conformes aux règles. L’émotion n’est pas trop chèrement payée par le léger tort que peut faire à l’art l’irrégularité du moyen.
Cependant, ce n’est ni l’action ni les coups de théâtre qu’on admire le plus dans Zaïre et dans Mérope : ce sont les caractères. Ces caractères vivent ; nous les connaissons, nous les aimons.
Zaïre est un des plus touchants caractères de la scène. Elle a toute la pureté d’une jeune fille vertueuse, et pourtant elle meurt comme une coupable ; triste exemple du ravage des passions, qui dévorent même ceux à qui elles n’ont pas ôté l’innocence. Zaïre aime ; rien ne lui en fait un crime ; seule, sans appui, esclave d’un prince qui veut élever sa captive jusqu’à lui, son amour pour Orosmane est à la fois une passion et un bon sentiment. On lui a dit, à la vérité, qu’elle est née de parents chrétiens, et la croix qu’elle porte sur son cœur ne laisse pas de la troubler par moments ; mais l’amour est le plus fort, et la pièce en commençant nous la montre heureuse de la meilleure sorte de bonheur, le bonheur qu’on espère.
Les événements du drame lui apprennent tour à tour qu’elle est chrétienne, de la race des anciens rois de Jérusalem, fille du dernier Lusignan, que son père vit encore. Elle le voit ; il l’exhorte avec l’autorité du sang, des cheveux blancs, de la mort qui s’approche, à confesser la foi chrétienne. Elle la confesse ; c’en est fait : la voilà désormais placée entre deux devoirs incompatibles : aucun ne cédera ; c’est elle qui sera brisée.
Cependant, tout n’est pas dit encore. Cette loi chrétienne, quelle est-elle ? La religion de Nérestan et de Lusignan interdit-elle à Zaïre d’être la femme d’un vainqueur généreux qui n’a voulu l’obtenir que d’elle-même ? Nérestan lui ôte toute espérance ; cette union serait un crime digne du poignard. Elle résiste à y croire ; elle montre quelque étonnement d’avoir à se reprocher jusqu’à sa reconnaissance pour Orosmane, et d’être forcée de haïr celui qu’elle aime. Mais l’ardeur de Nérestan ne la laisse pas respirer. Le devoir parle d’ailleurs ; à peine a-t-il apparu aux âmes bien nées, qu’il y règne en maître. Zaïre a fait son sacrifice ; ce cœur si tendre jette un dernier cri :
Pardonnez-moi, chrétiens, qui ne l’aurait aimé ?
Zaïre ne peut plus être à Orosmane ; mais elle l’aime encore. Il vient, il la presse ; il prend ses hésitations pour l’embarras de la pudeur. Zaïre balbutie ; sa foi n’est pas celle de Polyeucte, qui s’anime par son abondance et se fortifie par ses subtilités même. C’est la foi d’une fille obéissante ; elle croit par respect pour son père et par honneur domestique. Aux instances d’Orosmane elle ne sait que répondre ; elle demande que le mariage soit différé et elle s’enfuit. Cette fuite n’est pas une difficulté éludée ; c’est un trait de génie, comme, dans le tableau de Timanthe, le voile jeté sur l’indescriptible visage d’un père qui pleure.
Le drame voulait une dernière explication entre Orosmane et Zaïre ; la vérité voulait un dernier combat. Zaïre a juré à Lusignan qu’Orosmane ne saurait pas le secret de ses parents retrouvés et de son baptême clandestin ; elle tiendra son serment.
Mais, elle ne veut pas que son amant la soupçonne d’infidélité. Que va-t-elle dire ? La foi qui devient de plus en plus impérieuse, le sang que chaque minute fait parler plus haut, peuvent bien arrêter sur ses lèvres tremblantes les paroles trop tendres ; mais ils ne la forceront pas à simuler la trahison ou l’indifférence. Il faut qu’elle désespère Orosmane sans le tromper. Déchirée, entre des devoirs contradictoires, la piété filiale, la religion, un amour né de la reconnaissance, l’infortunée ne voudra manquer à aucun ; mais, quand Orosmane la frappera, elle sentira sans horreur la pointe du poignard qui doit lui ôter avec la vie le regret de ce que sa vertu lui aura coûté.
Mérope est peut-être une création moins originale que Zaïre. Je voudrais qu’elle me fît moins penser à Andromaque à qui elle emprunte la fidélité de la veuve, à Clytemnestre dont elle imite l’orgueil. Je lui voudrais un esprit plus profond et plus politique. Une reine, une veuve de roi, une mère qui voit l’héritage de son fils convoité par un Polyphonte, a plus pensé, plus senti, et doit en savoir plus sur le cœur humain que Mérope. Quand Polyphonte la force de choisir entre sa main et la mort d’Égisthe, je regrette qu’elle n’ait rien de l’innocente habileté d’Andromaque, faisant servir au salut de son fils la passion qu’elle inspire à Pyrrhus. Quand la vie d’Égisthe est menacée, je regrette qu’à l’exemple de Clytemnestre défiant Agamemnon d’arracher sa fille d’entre ses bras, elle ne rende pas à Polyphonte menace pour menace, et ne sache pas en même temps prier et se faire craindre. Elle dit plus d’une chose vaine :
Quoi ! ce jour que j’abhorre,Ce soleil luit pour moi ! Mérope vit encore !
et plus loin :
Ne m’ôtez pas la douceur de le voir ;Rendez-le à mon amour, à mon vain désespoir.
C’est peut-être de la rhétorique maternelle ; j’y cherche vainement l’éloquence d’une mère. L’âme de Voltaire n’était pas assez tendre pour inventer dans un ordre de sentiments où l’imagination n’est d’aucune aide. Un génie brillant, le feu de la poésie, les souvenirs de quelque amour de jeunesse, c’est assez pour créer Zaïre. Il fallait le génie profond et la tendresse de Racine pour faire parler un cœur de mère.
Enfin, pour épuiser les réserves, l’action marche, les situations se compliquent, sans que le caractère de Mérope se développe. Il est, au cinquième acte, ce qu’il était au premier, uniforme, plutôt que conforme à lui-même, comme le veulent les maîtres, et comme l’exige la vérité dramatique. La surface de ce cœur semble seule troublée. Le péril qui s’accroît, le dénoûment qui s’approche, n’en font sortir aucun accent inattendu. Il y a même lieu d’admirer l’industrie avec laquelle le poète diversifie par les jeux de scène l’expression d’un sentiment qu’il n’a pas su varier en l’approfondissant.
Cependant la tristesse de Mérope, à la fois noble et tendre, son indifférence pour la possession d’une couronne qui ne doit pas passer sur la tête de son fils, l’ennui qu’on lui cause en lui parlant des intrigues de Polyphonte au milieu de ses angoisses sur le sort d’Égisthe, ce vide du pouvoir suprême pour une mère qui craint de n’avoir plus de fils, voilà des traits de nature ; et si la Mérope de Voltaire n’est pas une de ces vigoureuses créations auxquelles le génie du poète donne une existence historique, c’est du moins une admirable esquisse.
§ V. Des défauts du théâtre de Voltaire et de leurs causes. §
Voltaire n’a rien fait de meilleur que Zaïre et Mérope. Ce sont deux peintures de maître, l’une à la fresque et l’autre à l’huile. S’il fallait donner la préférence, j’aimerais mieux la peinture à la fresque. Ces vers de Zaïre, qui ne coûtèrent que vingt jours de travail, valent mieux que les vers si souvent retouchés de Mérope. Je ne serais pourtant pas si indulgent que la Harpe, qui ne trouve à relever dans Zaïre que dix fautes, soit de grammaire, soit contre l’élégance. Il fallait ou céder au charme tout à fait, ou savoir mieux s’en défendre ; et puisque la Harpe regardait aux fautes jusqu’à les compter, il eût pu se montrer meilleur gardien de la langue et de la logique, sans rabaisser cette charmante création. Je conçois cependant que Zaïre l’ait ébloui ou désarmé ; mais qu’il n’ait compté dans Mérope que neuf fautes, tout juste une de moins que dans Zaïre, voilà qui est moins d’un critique que d’un auteur de tragédies qui sentait les vers d’autrui comme il faisait les siens. Il n’est pas besoin de savoir beaucoup de grammaire ni de Versification pour noter dans Mérope cent exemples d’impropriété ou d’incohérence. Y relever neuf fautes, c’est prétendre qu’à neuf vers près tout y est sentiment, trait de passion, vérité de cœur humain ; car les bons vers ne sont que ces choses-là bien exprimées. Or Voltaire lui-même, malgré sa complaisance pour Mérope, n’eût pas été dupe du compte de la Harpe.
Voltaire avait le sentiment de tout ce qu’il perdrait à la lecture. Il se l’est prédit en vers charmants. Il lui était impossible de s’excepter de son admirable bon sens. Il voyait par-delà ses succès le refroidissement venir, dès qu’on lirait ses pièces avec le goût qu’il avait lui-même contribué à former. Il appréhendait les retours de fortune, et il semble qu’il voulût les conjurer, en s’y offrant avec toutes les grâces d’une modestie à laquelle, d’ailleurs, il eût été imprudent de se fier. Il nous invite à le critiquer ; il se livre, moitié sincèrement, moitié avec le désir de n’être pas pris au mot. Il en a coûté à tels de ses contemporains d’avoir accepté l’invitation, et de ne s’être pas doutés que c’est pour se rendre d’autant plus inviolable, qu’un poète s’offre de lui-même aux coups. Pour nous, qui n’avons pas à craindre que Voltaire se moque de nous pour l’avoir cru sur parole, nous pouvons examiner impunément si, en faisant si bon marché de ses pièces, il n’a pas eu plus de clairvoyance qu’il ne croyait.
Le plus sensible de ses défauts, et pour ainsi dire le vice organique de son théâtre, c’est la faiblesse de la conception et le caprice des plans. On n’y sent pas la vérité historique. Je n’entends pas par là l’authenticité de l’événement qui sert de sujet à une tragédie, ni cette notoriété qui résiste au scepticisme d’un Niebuhr. Les traditions religieuses, les fables même, par leur conformité avec le cœur humain, ont autant de réalité historique que les faits de l’histoire proprement dite. Certains héros de la Grèce primitive, certains saints du moyen âge, en qui la critique s’évertue à chercher des mythes, sont historiques, parce que nous nous reconnaissons dans leurs pensées, dans leurs actions, dans leur grandeur même, pour peu qu’elle ne soit pas inaccessible. Ce que l’esprit humain tient pour vraisemblable, ce que le cœur humain tient pour vrai, voilà l’histoire. Le poète dramatique n’est lui-même qu’un historien qui commence où l’annaliste finit ; il raconte ce qui s’est accompli dans ce secret des cœurs, où les passions consomment leur œuvre et où l’annaliste ne pénètre pas. L’invention au théâtre ne doit être qu’une conjecture approuvée par la conscience du genre humain ; le plan, que la suite invincible des pensées et des actions, et comme la trace encore fraîche que les personnages ont laissée de leurs pas.
Dans le théâtre de Voltaire, l’invention n’est le plus souvent qu’une combinaison ingénieuse ; le plan, qu’un enchaînement arbitraire d’incidents imaginés dans le cabinet. Les événements n’y sont pas nécessaires comme dans l’histoire, et la moralité n’en a rien de plus imposant que celle d’un roman. Ce théâtre est trop son ouvrage ; les personnages sont trop ses enfants. Il en use comme de sa chose. Il les groupe pour en faire des contrastes, il les façonne à ses effets de scène. Il y a dans tout cela, malgré un esprit infini, je ne sais quoi qui sent la tragédie de collège. Je ne m’étonne pas qu’on ait joué longtemps dans les collèges le théâtre de Voltaire. Des écoliers bien appris pouvaient se tirer agréablement de rôles qui ne dépassent pas pour la plupart la force d’une composition de rhétorique.
Au lieu de la loi qui fait sortir les situations des caractères et la catastrophe du combat des passions, je vois quantité de petits expédients et de fils dans la main d’un machiniste très habile. Voltaire a pris trop souvent le cœur humain pour un moyen de théâtre parmi d’autres, et non pour la source unique de toutes les beautés comme de toutes les inventions dramatiques. Rarement il nous élève à cette hauteur d’où nous contemplons les choses humaines d’un regard qu’elles ne troublent pas, et où nous pouvons les sentir sans en être agités. Je retiens en vain un mot qui veut sortir ; les tragédies de Voltaire semblent toutes des ouvrages de jeunesse. Il n’y a pas mis tout ce qu’il savait du cœur humain ; il ne pensait guère qu’à échanger avec ses contemporains du plaisir contre de la popularité.
Nous voulons bien que les héros du théâtre aient plus d’esprit que nous, que leur sensibilité soit plus profonde, leur imagination plus riche, leur raison plus hardie que la nôtre ; qu’ils soient les premiers, mais les premiers parmi leurs pareils. Les personnages de Voltaire ne sont pas nos pareils ; j’en accuse plus d’un d’avoir moins d’esprit que son père et moins de cœur que nous. Ils ont beau nous faire mille avances, mille agaceries, nous parler la langue de nos préjugés : loin de nous abandonner avec eux, nous les discutons ; nous ne savons pas au juste à qui nous avons affaire. Ce ne sont pas là de vieilles connaissances, comme les personnages de Corneille et de Racine, ou ceux de ce Shakspeare, le père de tant d’immortels enfants en qui les derniers lecteurs de ses drames reconnaîtront des frères et des amis.
« Une des premières règles, dit Voltaire, est de peindre les héros connus tels
qu’ils sont ou plutôt tels que le public les imagine47. »
C’est en vertu de cette règle
que nous refusons de reconnaître Mahomet, Cicéron, César, aux portraits défigurés que
Voltaire en a tracés. Il n’y a là ni ce que nous savons de ces grands hommes, ni ce que
nous en imaginons. Nul ne s’est représenté Mahomet sous les traits d’un charlatan qui se
moque de lui-même et qui crie sa supercherie sur les toits. En quoi le maigre croquis du
César de la Rome sauvée ressemble-t-il au plus grand homme de l’Italie
ancienne et de l’antiquité ? Est-ce par quelques vers politiques que lui fait débiter
Voltaire ?
Mais ces vers nous font penser à ceux de Cinna, et le César de Voltaire au César de Shakspeare.
Ce que le nom de Gengis-kan éveille d’images de guerre et de destruction, rendues plus grandes par l’immensité et l’inconnu de l’Orient, ne nous prépare guère au sauvage doucereux de l’Orphelin de la Chine, rappelant à Idamé qu’il l’a aimée sous le nom de Témugin, et l’invitant à divorcer avec Zamore pour devenir sultane ; car, remarque-t-il :
Le trône a quelques charmes,Et le bandeau des rois peut essuyer des larmes.
Que Gengis-kan redevienne un moment Témugin, que Mahomet arrête sa course victorieuse pour parler d’amour à une esclave, soit : nous avons passé à Racine Mithridate amoureux ; ne soyons pas plus difficiles pour Voltaire. Mais encore faudrait-il que le reste de la pièce nous montrât Gengis-kan et Mahomet tels qu’ils sont ou tels que nous les imaginons.
Si j’ai le regret de voir Mithridate user d’une supercherie de comédie pour savoir le secret de Xipharès et de Monime, au moins je le retrouve, dans ses discours contre Rome, tel qu’il est, grand comme l’objet de sa haine ; et mon imagination est satisfaite. Quand le poète met en scène un personnage fameux, il éveille à la fois beaucoup de curiosité et quelque crainte ; on veut voir du grand, et l’on a peur que le poète ne reste au-dessous de ce qu’on attend. Il faut contenter cette curiosité et dissiper cette crainte. C’est ce que font Horace, Auguste, dans Corneille ; Mithridate, Agrippine, Néron, Phèdre, dans Racine. Ils sont égaux à leur renommée.
Voltaire a mieux réussi dans les personnages de son invention. N’y regardons pourtant
pas de trop près. Plusieurs ne sont que d’agréables héros de roman ; on les voit
volontiers une fois, mais on n’a pas envie de les revoir. Au surplus, Voltaire nous met
bien à l’aise avec eux : « C’est de la crème fouettée », dit-il de
Zulime. Il avait dit aussi de Mahomet ; « C’est du
gros vin. »
Pourquoi respecterions-nous plus son travail qu’il ne l’a respecté
lui-même ? Il est vrai qu’il y a beaucoup de bon dans les deux choses auxquelles il
compare ses pièces. La crème fouettée est un petit plat qui, offert à la fin du dîner, a
son prix, et dans le gros vin il y a la force.
Parmi les personnages romanesques du théâtre de Voltaire, quelques-uns ont plus d’un père. Cideville, d’Argental et sa femme, Formont, d’Argens, madame du Châtelet, y ont contribué, ceux-ci par des additions, ceux-là par des retranchements. C’est de la tragédie qui se traitait par correspondance. On envoyait au poète des amendements à son plan et comme des membres qu’il ajustait à ses personnages, soit pour les accommoder au goût du jour, soit pour complaire aux gens avec lesquels il en partageait la paternité.
J’admire la Harpe de juger du même style doctrinal les pièces romanesques de Voltaire et les tragédies de Corneille et de Racine, et d’appliquer la même critique à d’aimables jeux de société et à des œuvres de marbre et d’airain ! Et n’est-il pas plaisant de voir Voltaire lui-même, dans ses charmantes lettres, donner des démentis aux pédants qui s’enflaient pour le louer ? La tendresse de l’auteur pour les vers qui viennent d’éclore, cette candeur du premier travail qui lui fait tenir pour bon tout ce qu’il vient d’écrire sincèrement, la contradiction, l’injustice des critiques et l’excès des louanges, tout cela pouvait tromper un moment Voltaire sur la valeur de son œuvre. Mais le goût reprenait le dessus, et Voltaire avait du goût même contre Voltaire. Quand Fréron le harcelait de la gloire de Corneille et de Racine, je comprends que par dépit il fût tenté de diminuer leur part pour grossir la sienne. Mais quand il se charge lui- même de faire la comparaison, il se traite plus durement que ses critiques, et dans la façon dont il plaisante ses pièces je sens une généreuse inquiétude. Autant Voltaire regimbe contre la correction qui lui vient d’autrui, autant il se ménage peu quand il se l’administre de ses propres mains.
Je n’ai rien à dire de cette livrée philosophique qui fait d’un bon nombre de ses personnages des encyclopédistes. Ce défaut a été assez relevé. N’oublions pas, après tout, que tel d’entre eux a rendu populaire plus d’une vérité utile. Ce que nous ôterions au poète, par amour de l’art, un historien de Voltaire aurait à le restituer au philosophe. On exposerait, d’ailleurs, à des représailles Corneille et Racine, qui, eux aussi, accommodent l’histoire à leur temps et font parler des Romains en théologiens et des petites-filles de Jupiter en chrétiennes. Seulement, chez ces deux grands poètes, les caractères restent vrais, en dépit de l’anachronisme. Dans Voltaire l’anachronisme est souvent tout le caractère de ses héros. Il fait la pièce pour une maxime, et les personnages pour la propager ; j’y vois des gens du dix-huitième siècle dont le nom seul n’est pas du temps.
Ce n’est pas le génie tragique qui a manqué à Voltaire ; c’en est, si je puis parler ainsi, la gravité. Il ne s’est pas assez défié de ses qualités merveilleuses ; il a été trop adonné à son temps. Au lieu de chercher ses sujets dans une profonde étude de l’histoire ou dans son propre fonds, il les recevait des passions ou des préjugés de ses contemporains.
Il écrit Mahomet
« pour faire voir le danger du fanatisme »
; Marianne,
parce qu’on pleure à Inès de Castro ; Zulime, pour essayer
de fléchir un père qui ne voulait pardonner ni à son gendre ni à sa fille, mariés sans
son consentement ; Sémiramis, Oreste, Rome
sauvée, pour faire pièce à la Sémiramis, à
l’Électre, au Catilina de Crébillon, qui s’imprimaient
au Louvre aux frais du roi. Quant à Zaïre, elle est née du défi que lui
porta Lamotte de composer une pièce toute d’amour. Il y répondit en vingt-deux jours.
Cette fois c’était le cas de dire que le temps ne fait rien à l’affaire.
On ne peut pas douter que la légèreté de ces motifs n’ait été la principale cause de la faiblesse du théâtre de Voltaire. Il en est bien autrement des œuvres de Corneille et de Racine. Leur solidité s’explique par le choix libre et savant de leurs sujets. Pour Racine en particulier, c’est dans la méditation des historiens et des tragiques de l’antiquité, entre Tacite et Sophocle, qu’il cherchait les sujets de ses pièces, regardant l’homme tour à tour dans l’histoire, dans le cœur des maîtres de l’art et dans son propre cœur, essayant divers sujets, rejetant ceux où il aurait eu à mettre trop du sien, résistant à la tentation du poète dramatique de façonner le monde pour son théâtre, et l’homme pour le rôle qu’il lui fait. Un jour, pourtant, on lui commanda des sujets religieux. Il y était tout prêt. On l’invitait à épancher dans les derniers et les plus beaux de ses vers les trésors d’adoration, les tendresses chrétiennes, les souvenirs des saints livres, qu’il avait amassés pendant douze ans d’une vie employée à expier sa célébrité. En écrivant Esther et Athalie, il ne flattait pas une mode, il ne faisait pas sa cour à la religion ; c’est la religion elle-même qui demandait au plus humble de ses fidèles de lui consacrer ses grands talents, et qui lui permettait de purifier sa gloire en y ajoutant. Quel spectacle, et que j’aime à m’y reposer de la vue de cet autre grand esprit, esclave de son siècle pour en être applaudi, qui tour à tour se faisait le complaisant des préjugés du parterre ou faisait du parterre le complaisant de sa vanité !
Voltaire commettait encore la tragédie en se partageant, dans le même temps, entre ses pièces et des travaux de tout autre sorte. Cela flattait sa vanité de faire dire qu’en trois mois il avait composé la Mort de César et Eriphyle, et achevé l’Histoire de Charles XII. Il n’était pas rare qu’il menât de front trois ou quatre ouvrages. Tandis qu’il écrivait Alzire, il disputait à Euler un prix de physique. Le génie qui dépense ainsi ses forces peut répandre des lumières et des beautés sur tous les sujets ; mais il n’excelle en aucun, et j’ai bien peur qu’il ne soit ni assez physicien dans ses mémoires de physique, ni assez poète dans ses tragédies.
Cependant Voltaire voulait faire bien, et il croyait n’y rien négliger en corrigeant beaucoup48. Mais ces corrections, aussi rapides que sa première rédaction, ne fortifiaient pas son travail ; il enjolivait la façade d’une maison qui péchait par les fondements. Trompé par sa sévérité même, il pensait créer à nouveau ce qu’il ne faisait que rhabiller, et, en mettant sous le joug sa muse légère, il se flattait d’avoir trouvé le secret de joindre à l’éclat des ouvrages faciles la solidité des ouvrages travaillés. Pour dernier malheur, la plupart de ses retouches lui étaient suggérées par ses amis. Quand je le vois ajouter ainsi ou retrancher, sur des conseils que lui apporte le courrier du matin, sacrifier à d’Argental un trait, allonger une tirade pour Cideville, improviser pour madame du Châtelet un effet de scène, je me figure un peintre, au milieu d’amis invités à voir sa nouvelle toile, qui, debout, devant son tableau, la palette en main, ferait des retouches à toute réquisition. Certes, les amis de ce peintre pourraient admirer fort un ouvrage où chacun d’eux aurait mis du sien ; mais les connaisseurs feraient peu de cas d’une toile qui serait plutôt une succession d’ébauches superposées qu’une œuvre d’art.
§ VI. Du style de Voltaire dans ses tragédies. §
Il est plus aisé de dire ce que n’est pas le style de Voltaire que ce qu’il est. Cette légèreté dans le choix des sujets, ces caresses au goût du jour, ces tragédies en collaboration avec tout le monde, ces corrections rapides, tout cela n’est guère compatible avec un style. On trouve dans les tragédies de Voltaire des exemples de toutes les qualités du style : force, douceur, délicatesse, coloris poétique ; on y cherche un style.
Quand on parle du style de Corneille, du style de Racine, tout esprit cultivé s’en fait une idée, et, à la différence de celui de Voltaire, il est plus aisé de dire ce qu’est ce style que ce qu’il n’est pas.
Ces deux grands poètes n’ont pas seulement le style de leurs sujets, ils ont un style personnel, et ce style c’est leur âme. L’âme de Corneille se nourrissait du grand. Le grand est le côté par lequel il voyait les choses humaines. Toutes les qualités prenaient cette forme à ses yeux, même la douceur dans un caractère de femme. Je m’explique par cette passion pour le grand, par cette vie de son esprit au sein du grand, ce qu’on raconte de sa candeur, de son ingénuité, de ses absences, de sa maladresse pour les choses de la vie réelle. S’il avait eu l’âme moins élevée, il eût flatté plus habilement Montauron. On l’a appelé le grand Corneille, comme on a appelé Louis XIV Louis le Grand, autant pour la grandeur de leurs œuvres que parce qu’ils ont aimé avant tout le grand. Cet amour se sent jusque dans les fautes du roi, jusque dans les plus faibles pièces du poète. Il survit au malheur, à la vieillesse ; les derniers actes de Louis XIV sont d’un héros, les dernières lueurs du génie de Corneille sont des vers sublimes.
Avec plus de sensibilité que Corneille, Racine avait, non pas plus d’esprit, mais un sentiment plus juste de la réalité. Racine voit tout, le grand où il se présente, les qualités mêlées qui sont plus de l’homme, le vrai, en un mot, dont le grand n’est que le genre le plus rare. Il en est un autre pourtant qui lui parle plus intimement : c’est le vrai des sentiments tendres. La même justice qui a donné à Corneille le nom de grand a dit le tendre Racine, non pour le réduire au mérite d’avoir bien exprimé la tendresse, mais parce que c’est sa qualité dominante. Si ce titre n’en dit pas assez pour tout ce que Racine a fait, il en a un second, c’est celui de grand poète. Il a tous les talents et toutes les ressources de l’auteur dramatique, et de plus il est poète. Qu’est-ce donc que cette poésie qui répand sur le style les couleurs et l’harmonie, et qui fait parler poétiquement les personnages, sans qu’aucun d’eux sente son poète ? Je ne m’aventurerai pas à le définir. Le grand poète Racine dit tout cela.
Le trait caractéristique du style de Corneille est la simplicité. Grandeur et simplicité sont choses qui vont ensemble. On ne s’avise pas de remarquer la simplicité dans un discours ordinaire ; on n’en est averti que là où la grandeur des pensées fait contraste avec la simplicité des mots. Comme il n’y a pas de gens qui se mettent plus à l’aise que les grands hommes, il n’y a pas de discours qui soit plus simple que le sublime.
La simplicité des héros de Corneille me rappelle celle de César dans ses Mémoires. Ce qui s’y voit de grand, ce sont les actions ; la simplicité des paroles, au lieu de les dérober, les fait paraître plus grandes. César avait assez d’esprit pour les enfler, s’il eût voulu, par le discours ; mais il avait une idée trop exquise de la gloire pour être tenté de se vanter, et il a raconté simplement des choses prodigieuses, sachant bien qu’il donnerait à l’homme de guerre tout ce qu’il ôterait à l’écrivain.
Voltaire a des vers simples qui ont la précision et la plénitude de sens de ceux de
Corneille ; il en a de tendres, il en a de poétiques, comme Racine. C’est même une de
ses mille qualités d’avoir su imiter ce qu’il admirait. Mais ces beaux échantillons de
style ne suffisent pas à donner à son discours un corps et un caractère. Tous les vers
de Voltaire semblent être des expédients. Là où les pensées sont fortes, ces expédients
sont des beautés, ailleurs, c’est une phraséologie d’emprunt, dont Voltaire se serait
moqué dans les ouvrages d’un autre. Piron disait d’une pièce de Voltaire qui n’avait pas
réussi : « Il voudrait bien que j’en fusse l’auteur »
; mot charmant,
parce qu’il contient à la fois une épigramme contre le poète tombé et un hommage au goût
du critique. En effet, Voltaire désintéressé ne se trompe guère en fait de style. Nul
n’a mieux vu chez les autres ses propres défauts.
On a trouvé un mot pour caractériser le style de ses tragédies ; c’est le mot brillant. Voltaire est le père du style brillant. Comme on dit le grand Corneille, le tendre et le grand poète Racine, on dit le brillant auteur de la Henriade et de Zaïre. C’est beaucoup sans doute, et n’est pas brillant qui veut ; mais c’est trop peu pour la durée. Où la pensée est solide, le sentiment juste et profond, le style ne brille pas ; il pénètre, il frappe, il échauffe. Les sentiments superficiels, les pensées spécieuses appellent le style brillant, avec le cortège des mille fautes secrètes dont il fourmille. Je le compare aux feux d’artifice : il éblouit plus qu’il n’éclaire, il éclaire plus qu’il n’échauffe, et avec la dernière fusée le souvenir s’en évanouit. Il ne reste qu’un certain étonnement d’une invention si ingénieuse.
§ VII. §
DES IMITATEURS DU THÉÂTRE DE VOLTAIRE : DE BELLOY, GUYMOND DE LA TOUCHE, 8AURIN, LA HARPE, MARIE-JOSEPH CHÉNIER. — TENTATIVE POUR RÉGÉNÉRER LA TRAGÉDIE : DUCIS, LEMERCIER.
La tragédie de Voltaire devait avoir beaucoup d’imitateurs. Il ne fallait que de l’esprit pour imiter la légèreté de ces conceptions, l’artifice de ses effets de scène, ses personnages romanesques qu’il ne réussit pas à rendre historiques, ses personnages historiques qu’il rend romanesques, Il ne fallait qu’un peu de talent pour attraper quelque chose de sa manière brillante. C’est par là surtout que les imitateurs étaient séduits. Le style brillant paraît plus beau que le style vrai, et il est plus facile ; nous y sommes donc attirés à la fois par notre vanité et notre paresse. Aussi Voltaire fit-il souche féconde.
A peine de tant de tragédies imitées des siennes est-il resté quelques vers brillants ; encore ne faut-il pas s’y arrêter : en les regardant, on les dissipe. Ce sont les fusées de tout à l’heure, après lesquelles les ténèbres sont plus noires.
Les imitateurs de Voltaire, et lui tout le premier, nous ont gâté le vers alexandrin.
Il faut des sentiments généraux et profonds pour une forme que la plénitude du sens fait
trouver si simple, que des pensées vagues ou communes font trouver si vide ; il faut des
diamants pour de pareils chatons. L’alexandrin est insupportable dans des scènes
romanesques, où des personnages indécis nous parlent des petites contrariétés qu’il a
plu au poète de leur donner, ou ne savent pas nous parler des grandes affaires que les
événements leur ont mises sur les bras. « Qu’est-ce qu’un roman mis en action et
en vers ? »
disait excellemment Voltaire49. Rien, même avec le talent de Voltaire.
Telle est toutefois la difficulté de ce grand art et la séduction des beaux vers, ne fussent-ils que brillants, que l’œuvre des imitateurs de Voltaire doit être mentionnée avec honneur dans une histoire des lettres françaises. On n’est pas un poète tragique même de troisième ordre sans avoir beaucoup de talent ; on n’a pas beaucoup de talent sans avoir exprimé en perfection quelques vérités du cœur humain, c’est-à-dire sans avoir eu par accident ce que l’homme de génie a d’habitude. La critique peut parler sévèrement des tragédies médiocres, en les comparant à l’idéal ; mais dans sa sévérité pour l’œuvre, elle doit faire sentir son estime pour l’ouvrier, et ne jamais perdre de vue ce qu’il faut de mérite même pour ne pas réussir, et tout ce qui sépare le talent de produire du talent de juger.
Une histoire spéciale du théâtre trouverait à louer plus d’une beauté dans le
Spartacus de Saurin, dont Voltaire trouve les vers duriuscules. Elle ferait une place honorable à l’auteur d’une ou deux scènes de
l’Iphigénie en Tauride, Guymond de la Touche, mort trop tôt peut-être.
Elle aurait aussi quelques louanges pour le Siège de Calais de de Belloy,
dont Voltaire disait : « Il a besoin d’un succès, il est mon ami. »
J’ai
rappelé à quels effets de scène Lemierre avait dû le succès de son Guillaume
Tell et de sa Veuve du Malabar ; une histoire du théâtre y
trouverait à louer autre chose, que la pomme et le bûcher. Enfin, elle rendrait justice
à quelques tirades élégantes de Warwick et de Mélanie,
tout en ne voyant dans ces pièces que de pâles témoignages de la prétention de la Harpe
à l’universalité de Voltaire.
Le dernier de ses imitateurs, Marie-Joseph Chénier, paraît le moins loin du maître. Il avait des talents, et de plusieurs sortes ; aucun dans un degré supérieur. Il n’était point incapable de politique ni d’affaires ; il avait beaucoup de cet esprit qu’il a si bien défini :
Esprit, raison qui finement s’exprime.
Versificateur ingénieux, il ne quitte guère la rhétorique, mais il n’en abuse pas. Un peu plus qu’habile dans la prose où il a de bonnes pages, sensées et d’un style ferme, il avait de l’adresse, de la pratique, et ce goût vif pour les arts qui en donne quelquefois le talent. D’ailleurs assez peu poète ; le poète de la famille est André.
Le meilleur ouvrage de Marie-Joseph est posthume. C’est son Tibère. Au collège, Tibère ne me paraissait qu’un peu au-dessous de Britannicus. A cet âge-là on sait trop peu la vie pour discerner la vérité dramatique de ses apparences. Les événements artificiels, les incidents extraordinaires, plaisent à l’imagination des jeunes gens ; les fautes spécieuses, les impropriétés cachées, échappent à leur insuffisante connaissance de la langue. Tibère est d’ailleurs un échantillon du style brillant, et le brillant c’est l’amorce où la jeunesse se laisse prendre. Aussi admirai-je Tibère, outre que la politique du temps50, qui s’insinuait dans nos collèges et nous y divisait en partis, donnait à tout le mal que Chénier dit du vieux tyran de Caprée le piquant de l’à-propos.
J’ai lu Tibère une dernière fois, dirais-je pour la dernière fois ? — voulant le juger sur une impression récente. Les gens désappointés ne sont pas bons juges. Je ne voudrais pas m’appesantir sur cette pièce qui ne doit pas porter la peine de ce que je l’ai admirée. Il ne faut pas être ingrat, même envers les illusions perdues. Mais la vérité veut que je remarque par quel étrange et mélancolique retour ce qui nous a le plus séduits dans la jeunesse est ce qui choque le plus notre âge mur.
Je n’ai rien retrouvé en moi de ce qui m’avait fait goûter ce vernis de politique révolutionnaire, d’antiquité romaine fraîchement apprise, répandu sur une pièce que Chénier, appelé à un poste dans l’instruction publique, écrivit, dit-on, pour faire preuve de latinité. Le vernis a été mis d’ailleurs par une main habile, et bon nombre de beaux vers, comme il en survient aux poètes qui le sont à force d’esprit, font lire avec plaisir certains passages heureusement imités de Tacite. Mais entre Britannicus et Tibère il n’y a de commun qu’un sujet romain.
La fin du dix-huitième siècle fut témoin de deux tentatives éclatantes pour régénérer la tragédie qui se mourait entre les mains des imitateurs de Voltaire. Ducis voulut remplacer son faux poli par un peu de rudesse imitée de Shakspeare, corriger sa sécheresse par un peu de poésie descriptive imitée de Paul et Virginie, réchauffer sa rhétorique par quelques accents tirés de son cœur d’homme de bien. Népomucène Lemercier essaya de retremper la tragédie dans l’étude de l’art grec, et de la rendre plus forte en la rendant plus savante et plus littéraire. Roméo et Juliette, Hamlet, Abufar, sont nés de la première tentative ; Agamemnon de la seconde.
Les pièces de Ducis intéressent par tout ce qui s’y est répandu de ce cœur si chaud, de cette âme si naïvement éprise du grand et du bon, de cette bonhomie originale où l’on a reconnu un peu de La Fontaine, un peu du grand Corneille. Ducis se plaît dans les contrastes des passions mélancoliques et sombres du Nord et des mœurs primitives de l’Orient. Il aime les palmiers, les oasis, le soleil du désert ; même il n’a pas de répugnance pour le poignard du mélodrame.
Comme les hommes très simples et les caractères bénins, il prenait plaisir à effrayer son imagination. Mais il aimait surtout à se donner des images de sa belle âme dans les personnages qu’il inventait, et il les croyait vivants parce qu’il les avait animés de tous les bons sentiments dont il était plein. J’ai lu des lettres où il parle de ses pièces, non en auteur qui s’y admire, mais en père qui se complaît dans des enfants honnêtes et bons. Ducis était plus poète qu’auteur tragique. Il avait l’imagination qui peint non celle qui crée ; il avait la sensibilité des âmes affectueuses, non celle qui révèle aux maîtres du théâtre la profondeur ou la violence des passions qu’ils n’ont pas connues. Mais il est si rare d’être poète, qu’avec des ouvrages qui ne sont guère plus près de l’idéal que ceux des imitateurs de Voltaire, Ducis est pourtant fort au-dessus d’eux par quelques bons vers, écrits dans un temps où l’on n’en faisait que de brillants, et par quelques couleurs rendues à cette langue, si abstraite et si décolorée aux mains des poètes philosophes51.
Moins sensible que Ducis, mais plus fin, plus savant, avec une littérature plus profonde, joignant à un vrai talent pour le drame la sagacité et la philosophie du critique, Lemercier faisait applaudir, en 1797, une pièce qui éveillait les redoutables souvenirs du théâtre d’Eschyle et de Sophocle. Peut-être fut-ce une bonne chance pour la pièce qu’il n’y eût pas alors d’hellénistes pour l’accabler de la comparaison. Il y en a eu depuis lors, et d’éminents, aux yeux de qui Agamemnon est un bon ouvrage ; et la preuve que l’étude des modèles n’inspire pas si mal, c’est que l’originalité très réelle de Lemercier, — et il la poussa souvent jusqu’à se lasser d’être raisonnable, — ne lui a rien suggéré de mieux.
Aucun des ouvrages que je viens de nommer n’égale les bonnes pièces de Voltaire ; aucun, n’offre une scène à comparer à ses belles scènes. C’est ce qui prouve que beaucoup de talent ne suffit pas pour la tragédie, et qu’il fallait du génie, même pour n’y tenir, comme Voltaire, que le second rang. Malgré bien des fautes, l’ensemble de son œuvre théâtrale ne laisse pas d’être imposant. Et puisque je me règle d’ordinaire, dans mes jugements, sur l’impression dernière, celle qui me reste, au moment où j’écris ces lignes, est une impression de fécondité, de variété et de vie. A mesure que je m’éloigne des défauts, les beautés m’apparaissent, et, dans ce lointain où je les regarde une dernière fois, il me semble voir un monde ingénieux de personnages brillants, animés, éloquents, et au-dessus de toutes ces figures, dont plus d’une est indécise, une tête charmante et immortelle, Zaïre, et une tête sacrée, que les anciens appelaient l’épouse et la mère, Mérope.
Chapitre sixième §
Suite de l’histoire des pertes. — La comédie après Molière. — § I. Regnard ; le Joueur. — Dufresny. — Dancourt. — Turcaret. — § II. Marivaux. — Destouches. — La Chaussée. — § III. Retour à Molière. La Métromanie. — Le Méchant. — § IV. Diderot. La théorie de la comédie sérieuse. — § V. Beaumarchais. — Le Barbier de Séville. — Le Mariage de Figaro. — § VI. Andrieux et Collin d’Harleyille. — Fabre d’Églantine ; le Philinte de Molière.
Il semblait qu’il y eût du nouveau à tenter dans la tragédie après Corneille et Racine. Comme je l’ai dit au chapitre précédent, la scène pouvait être plus animée, l’action plus rapide, la représentation plus semblable à la réalité. Ce triple changement fut l’œuvre de Voltaire ; c’est la nouveauté durable de son théâtre.
Après Molière, qu’y avait-il à essayer de nouveau dans la comédie ? Est-ce du côté du spectacle ? Nul n’y pouvait songer. Le spectacle, la pompe, une vaste scène, ajoutent à l’effet de la tragédie ; ils mettent les portraits dans leurs cadres. Nous sommes dans l’histoire ; l’appareil théâtral nous donne la date, le lieu, les costumes ; il nous rend contemporains du passé. La comédie n’a que faire de tout cela. C’est assez pour elle d’un paravent pour coulisse, d’un salon pour scène. Plus le théâtre a l’air d’un appartement, mieux le spectateur s’y reconnaît. Le comble de l’illusion, pour la comédie, c’est de faire croire au public qu’il est chez lui. A quoi bon plus d’action ? Ceux pour qui le Misanthrope n’en a pas assez avaient de quoi se dédommager dans le Tartufe. Y avait-il à s’approcher un peu plus de la vérité dans le dialogue, en y réduisant la part de chacun et en abrégeant les tirades ? Soit. Si quelqu’un pensait que discourir comme Alceste et Philinte n’est pas causer, et que les belles tirades sentent trop la thèse, il n’avait qu’à venir au Molière du lendemain. Là il assistait à une conversation ; là le dialogue est vif, coupé ; l’attaque et la riposte s’y succèdent comme les coups dans un duel. Aimait-on mieux pour la comédie la prose que les vers ? On n’avait qu’à faire comme Fénelon, et à chercher dans la prose de l’Avare la perfection que les vers ôtent, selon lui, au Misanthrope. Préférait-on l’inattendu de l’intrigue aux effets prévus de la comédie de caractère, le bon rire des bourgeois au fin sourire des gens de cour ? Molière y avait pourvu. Molière corrigeait, complétait, perfectionnait Molière. Il avait pris, tour à tour, à la volonté des gens, les nobles traits d’Alceste, la mine d’aigrefin de Mascarille, le visage refrogné de Sganarelle, l’air ingrat et les mains crochues d’Harpagon. Il avait porté tous les costumes, depuis l’habit brodé d’Alceste jusqu’au sac de Scapin. Il n’y avait pas un goût, pourvu qu’il fût franc, qui n’y trouvât la chose qu’il aimait le mieux, et en perfection.
Molière ne laissait d’autre champ à ses successeurs que le choix dans l’imitation.
On ne s’avisa pas d’abord d’essayer de la haute comédie. Personne après Molière n’était de force à l’oser. On reprit tout ce qu’il avait successivement abandonné. La comédie recula modestement jusqu’à l’Étourdi. Les pièces à intrigue ramenèrent les coups de théâtre, les aparté, les valets de fantaisie, des rôles au lieu d’hommes, l’esprit du poète au lieu de la nature. Les caractères généraux paraissaient épuisés ; il restait les caractères anecdotiques, un joueur, une coquette de village, des Normands qui se réconcilient, un philosophe sans le savoir ; ou bien les travers du jour, une bourgeoise à la mode de 1692, une femme d’intrigue de la même année, un financier de 1709. Les auteurs regardaient désormais le monde au microscope, au risque de prendre pour un caractère un ridicule plusieurs fois grossi.
§ I. §
Le Joueur de Regnard. — Dufresny. — Dancourt. — Turcaret.
Le Joueur de Regnard §
En 1696, une comédie en vers fit dire que Molière avait trouvé un successeur. Ce fut le Joueur, de Regnard. Il faut lire le Joueur après l’Étourdi ou le Menteur, non après le Misanthrope. J’y vois une intrigue plaisante ; j’y cherche un caractère. Le nom même de caractère ne convient qu’à une disposition dominante qu’ont enracinée et fortifiée le temps et l’habitude. On n’en change pas, on ne s’en dépouille pas. On peut en être puni ; en est-on jamais corrigé ? Dans les comédies durables, chaque personnage porte la peine de son caractère. On en voit de rudement châtiés : il n’en faut pas demander davantage. Espérer qu’ils changeront, qu’il y aura, comme dit le grand Corneille, purgation des passions, n’y songeons pas. On sent bien que Tartufe, que l’Avare, que le Misanthrope même ne se corrigeront pas ; mais ce qui suffit à la vérité suffit à la morale, et pourvu que le spectateur qui vient d’applaudir à leurs disgrâces songe, en s’en allant, à ce que coûte un travers ou un vice, que veut-on de plus ?
Jouer n’est pas un caractère ; la preuve c’est qu’on s’en corrige : le joueur cesse
de jouer. Bourdaloue, dans une peinture éloquente des ravages du jeu, parle de gens
« que la nécessité des temps force d’apporter quelque tempérament à leur
jeu52. »
On joue donc plus ou moins selon les temps : le
jeu peut donc être une affaire de mode. Pour un joueur qui l’est par passion, combien
le sont pour faire comme les autres ! Regnard avait eu, dans sa jeunesse, la fureur du
jeu. Plus tard il s’y modéra. Où l’on peut se modérer, il n’est pas impossible qu’on
se corrige, et si l’on se corrige du jeu, un joueur n’est pas un caractère. On ne
tirera jamais d’un rôle de joueur le comique de caractère, qui est le vrai
comique.
Il est un cas pourtant où ce genre de comique peut naître de la passion du jeu ;
c’est quand cette passion est vieille et qu’elle a pris l’homme tout entier. C’est
« le jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans borne », dont parle la
Bruyère, « où l’on expose sur une carte ou à la fortune du dé la fortune de sa femme
et de ses enfants53. »
Le jeu poussé jusqu’à cette fureur est une
seconde nature ; c’est tout l’homme. Mais alors il faut le renvoyer au drame.
Le Joueur de Regnard n’est qu’un de ces jeunes étourdis qui jouent par imitation et que l’âge corrige.
Je l’attends à quelques années de là. Il sera Regnard, toujours joueur peut-être, mais jouant un jeu honnête et borné, et mettant avant le jeu tout ce que dans sa jeunesse il mettait après. Je ne vois dans toute la pièce que Regnard qui, sous le nom de Valère, me montre son esprit et rime agréablement ses souvenirs de mauvais sujet.
Cependant la Harpe loue le comique du caractère dans le rôle du Joueur. Est-ce parce qu’il est amoureux quand il a perdu, indifférent quand sa bourse est pleine ? Qu’y a-t-il là de si comique ? Un joueur malheureux ne pense qu’à se rattraper. Heureux, il redevient amoureux ; voilà la nature. Si Valère oublie dans la joie du gain son amour pour Angélique, et s’il s’en souvient dans la perte, c’est qu’il n’est pas assez amoureux quand il aime, ni assez joueur quand il joue.
Je voudrais bien voir où le Joueur parle en vrai joueur. Serait-ce quand, après un coup qui l’a ruiné, il s’écrie :
Non, l’enfer en courroux et toutes les furies N’ont jamais exercé de telles barbaries.Je te loue, ô destin, de tes coups redoublés.Je n’ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés.Pour assouvir encore la fureur qui t’anime,Tu ne peux rien sur moi : cherche une autre victime.
Et, plus loin :
Sort cruel, ta malice a bien pu triompher,Et tu ne me flattais que pour mieux m’étouffer.
Il y a là des souvenirs des vers de Racine ; c’est peut-être une ingénieuse parodie ; ce n’est pas l’accent de la vérité.
La joie de Valère dans le gain est-elle plus vraie ? Je l’entends, après un coup heureux qui vient de remplir d’or son chapeau, vanter l’état du joueur, sa vie où s’enchaînent les plaisirs, le cuivre devenant or dans ses heureuses mains, les belles qui le poursuivent de leurs billets doux, les vieux seigneurs qui le cajolent, les festins, les bals, la comédie, etc. Pourquoi ne serait-ce pas tout aussi bien le langage d’un financier, qui, à la vue de sa cassette, songerait à tout ce qu’un mortel peut se donner avec de l’argent ? Je n’aime pas ces traits qui conviennent également à deux conditions très différentes ; ils ne caractérisent ni l’une ni l’autre.
L’idée de génie, dans le Joueur, c’est d’avoir amené Valère à mettre en gage le portrait d’Angélique. Au premier mot qu’il en dit à son valet, celui-ci se révolte :
Ah ! que dites-vous là ? Vous devez le garder.
Et Valère de répondre :
Tu sais jusqu’où vont mes besoins.N’ayant pas son portrait, l’en aimerai-je moins ?
Voilà le joueur. Regnard l’a pris sur le fait. Le portrait mis en gage procure à Valère mille écus, et ces mille écus ont ramené la fortune. Valère va-t-il les retirer de son gain pour racheter le portrait ? Son valet le lui conseille honnêtement. Oh ! non, répond-il,
C’est un dépôt.
Trait charmant, le sublime du genre. L’argent du jeu ! Comment donc ? C’est le seul sacré ; le joueur n’a de devoirs qu’envers son gain.
Quelques traits de plus de cette force, et le joueur serait un caractère. Tel qu’il est, c’est le mélange ingénieux d’une esquisse vraie et d’un portrait de fantaisie. Ce qui appartient à l’esquisse est comique, même à la lecture ; ce qui appartient au portrait n’est plaisant qu’à la scène.
On en pourrait dire autant de tous les personnages de Regnard. Ce ne sont ni des types ni des individus. Enfants de sa bonne humeur, quelques traits d’observation juste, sinon profonde, les font par moments ressembler à des gens de connaissance. On dirait une joyeuse mascarade où de temps en temps un masque qui tombe laisse voir un visage d’homme. S’ils ne sont pas plus comiques, c’est qu’ils ne veulent être que plaisants. Regnard avait fait parler Polichinelle avant de s’essayer à faire parler le cœur humain. Songea-t-il même jamais au cœur humain, ce cynique mitigé, comme il s’appelle, qui invite ses amis à venir dans sa maison de Montmartre prendre leur part d’un festin qu’égayeront les « mots piquants »,
… enfants nés dans le vin ?
Le mot piquant c’est ce que cherche Regnard ; et s’il le trouve souvent, souvent aussi il le manque. Ses personnages sont ces hôtes qu’il convie aux luttes des mots piquants. Nul ne veut y être des derniers ; mais il s’en faut que tous y soient heureux.
Beaucoup de franche gaieté, avec le parti pris de toujours faire rire, voilà le fonds
du théâtre de Regnard. Je sais des juges instruits et de goût qui n’admettent pas la
restriction. S’ils le font de bonne foi, et non par peur du mot de Voltaire que
« qui ne se plaît pas à Regnard n’est pas digne d’admirer Molière »
,
c’est moi qui ai tort. Mais comment rire quand on n’en sent pas l’envie ? Il y a
quelqu’un de plus gai que les pièces de Regnard, c’est le poète lui-même. Derrière ses
personnages parfois plus grimaçants que plaisants, je le vois lui-même, au milieu de
ses joyeux convives, riant du bon rire des gros mangeurs et des gens replets, et je
préfère involontairement à ce qui a passé de sa gaieté dans ses pièces ce qu’il en
gardait pour ses amis. Les personnages de Regnard semblent avoir été chargés de
répéter ses bons mots. Le meilleur s’en est perdu en passant par leur bouche.
Je sais qu’en parlant ainsi de Regnard, je tombe sous le coup de la sentence de Voltaire. Soit ; je ne suis pas digne d’admirer Molière. Mais si je l’aime, si j’y passe mes meilleures heures, si je ne m’en lasse point, si j’y trouve toute comédie, même celle qui fait rire les plus mélancoliques, que gagnerais-je de plus à être « digne de l’admirer ? »
Les mêmes juges qui goûtent la gaieté de Regnard parlent aussi de l’excellence de son style.
C’est encore un éloge que je garderais pour Molière. Où le fond est si léger, comment le style serait-il excellent ? Regnard a souvent le vers aisé, net, bien tourné ; il ne l’a jamais éloquent. Il est par moments bon écrivain en vers ; il n’est jamais poète. Éloquence, poésie, tout le style est là, et il n’y a ni éloquence ni poésie où le comique ne naît pas des caractères. Voilà pourquoi les délicats en fait de poésie, ceux mêmes qui ne souffrent pas que Thalie soit une muse, ne refusent pas à Molière le nom de grand poète. Parlez-moi plutôt de la langue de Regnard que de son style. Vraie dans tout ce qui est esquisse vraie, spirituelle et correcte dans les choses de bon sens, presque sœur de la langue de Boileau dans les traits de satire contemporaine, la langue de Regnard dans tout le reste est de la langue facile. Les impropriétés n’y sont pas rares ; les vers prosaïques, si différents des vers familiers, y abondent ; la rime n’y obéit pas toujours, et où elle n’obéit pas elle commande. Le secret de Molière s’est perdu :
Enseigne-moi, Molière, où ta trouves la rime.
Il la trouvait où Regnard ne la cherche pas toujours, dans l’accord de la rime et du sens. Lisons-le donc un peu pour lui, un peu pour revenir, plus charmés par la comparaison, au divin poète chez qui la rime n’est qu’une grâce de plus qui nous invite à apprendre par cœur les vers que nous venons de lire.
Le théâtre de Regnard n’a tout son prix qu’à la scène. Il lui faut des acteurs dont le geste expressif et la voix mordante relèvent les mots qui se traînent, dont le jeu mette la gaieté où il n’a songé qu’à mettre la farce. Il les faut espiègles, alertes, vifs, pour ces artifices de scène où il ne peut y avoir de naturel que leur talent. Quand le Joueur, rentré le matin après une nuit passée au jeu, à demi égaré par ses pertes, parcourt la scène à pas précipités, si le valet qui le poursuit de sa robe de chambre déployée est un acteur habile, toute la salle rira de bon cœur. La lecture éteint ce feu des jeux de scène, refroidit plus d’un effet de surprise, émousse plus d’une pointe. Il est vrai que faire rire à la scène, en dût-on le succès à de bons acteurs, ce n’est pas si peu, puisque c’est la gloire.
Regnard avait été quelque temps brouillé avec Boileau. C’était après la satire contre les femmes. Regnard y répondit par une satire contre les maris. Il n’eut pas l’avantage. Ce fut l’occasion de la querelle. La vraie cause était le dépit d’un auteur au début qui en voulait à Boileau de la gêne des règles. Devenu plus juste avec plus de talent, Regnard se rapprocha de celui de tous les critiques qui a eu le plus de souci de la gloire des écrivains. Les Ménechmes furent le gage de leur réconciliation. Comment redevenir l’ami de Boileau sans faire quelque chose pour les règles ? Regnard y trouva la force d’écrire avec grand soin cette petite pièce, très librement imitée de Plante, où beaucoup de vers ont la franchise et la correction du maître. Le Joueur ne devrait être que pour une moitié dans la célébrité de Regnard ; les Ménechmes y devraient être pour l’autre.
Dufresny. — Dancourt — Turcaret. §
Il est triste que Regnard n’ait pas fait une seule fois mention de Molière. Il est plus triste qu’il se soit trouvé un auteur qui s’impatientât de cette gloire jusqu’à trouver qu’il manquait quelque chose à Molière. Ce quelque chose, qui le croirait ? c’est l’esprit. Dufresny s’en avisa le premier, et osa le dire. S’il s’agit de l’esprit de mots, Dufresny n’avait pas tort ; Molière s’en passe dans les comédies de caractère. Ce n’était pas faute d’en avoir presque autant que Dufresny ; témoin tout ce qu’il en a prêté aux légères créations de l’Étourdi et du Dépit amoureux. De ce hors-d’œuvre, dont le génie vigoureux de Molière s’était bientôt dégoûté, Dufresny fit le fond de tous ses repas. C’était un fureteur de ces aventures anecdotiques dont un homme d’esprit tire des sujets de pièces, en s’y chargeant de tous les rôles. Les paysans de Dufresny sont Dufresny en paysan. On se trouve de l’esprit en lisant Molière, en lisant Dufresny on craint d’être un sot ; et comme c’est l’espèce de peur qu’on pardonne le moins, on se venge du livre en le fermant.
Dancourt eut la sagesse de se faire un art à sa taille. Il s’abstint d’écrire en vers, et composa, sur le modèle des comédies bourgeoises de Molière, des pièces en prose assez gaies, écrites avec naturel, qui firent rire Louis XIV, rendu difficile par Molière.
Après Regnard et Dancourt, le nom populaire de Turcaret nous avertit qu’il y a là un ouvrage durable. Turcaret vit ; il est au milieu de nous. La révolution de 89 lui a ôté sa vaste perruque, son habit d’or, les diamants qui chargeaient ses doigts ; elle lui a laissé sa suffisance et sa sottise. La finance renouvelle sans cesse les copies de Turcaret. L’esprit d’égalité les force à ressembler, au moins par l’habit, aux autres hommes ; mais le cœur est resté le même. Ces gens-là pensent tous, comme Turcaret, que l’argent donne toutes les qualités dont il tient lieu.
C’est un trait de génie d’avoir entouré Turcaret de fripons ; la compagnie est digne de l’homme. Celui qui n’estime que l’argent mérite de vivre au milieu de gens qui ne pensent qu’à lui voler le sien. La morale de la bonne comédie le veut ainsi, et la vérité le veut avant la morale. Si rangent tout seul donnait de vrais amis, des serviteurs fidèles, qui donc aurait tort de s’enrichir à tout prix ? Le châtiment inévitable du travers de Turcaret, c’est d’avoir affaire à des gens qui entendent bien lui reprendre une partie de ce qu’il a pris. Ces fripons-là, d’ailleurs, font leurs coups hors du ressort du Châtelet ; ce sont de ces honnêtes gens qui ne se permettent que ce que la loi ne défend pas, et qui s’aiment trop pour nous donner la consolation de se faire pendre. Gil Blas en est plein ; on tiendrait plus de compte à Lesage de son Turcaret, s’il n’avait pas fait Gil Blas.
§ II. Marivaux. — Destouches. — La Chaussée. §
Marivaux §
C’est le contraire qui est arrivé à Marivaux. Son roman de Marianne, quoique travaillé pendant vingt ans, et en beaucoup d’endroits d’un agrément et d’un fini proportionnés au travail, n’a pas fait tort à ses pièces. Beaucoup de choses dans ce roman sont mortes. Si l’on ne savait que l’auteur a mis vingt ans à l’écrire, et qu’il a survécu vingt ans à son œuvre inachevée, on le devinerait : il sent la lassitude. Le travail qui ne ramène pas l’écrivain au naturel l’en éloigne presque autant que l’imitation des choses à la mode. Pour vouloir être trop rare, Marivaux s’est perdu dans ses propres finesses. Le vrai même dans Marianne manque de naïveté, et c’est souvent le spécieux qui se présente à sa place. Enfin, le théâtre de Marivaux est plus aisé que son roman, et quoique là encore le fini y touche souvent au précieux, on se délasse et on se détend du Marivaux de Marianne dans le Marivaux des Jeux de l’amour et du hasard et des Fausses confidences.
Ces pièces sont loin pourtant d’être de la force de Turcaret. Turcaret est un caractère ; il est toujours de ce monde. Parlez au premier venu de Turcaret, le nom évoque l’homme ; plus d’un qui n’a pas la pièce de Lesage connaît pourtant Turcaret. Voilà la vie et la gloire.
Au contraire, parlez, même à un homme instruit, de Dorante et de Silvia. Lesquels ? dira-t-il. On en compte plusieurs, même dans Marivaux. Mais parlez de deux jeunes fiancés qui, pour s’éprouver, se font la cour sous un déguisement, l’un de valet, l’autre de soubrette, tout le monde s’en souvient et nomme les Jeux de l’amour et du hasard.
Cette pièce n’est qu’une situation, mais je n’en sais guère de plus aimable au
théâtre. Les deux jeunes gens s’éprennent l’un de l’autre, attirés par un charme
secret dont ils ne songent pas à se défendre, tant ils sont sûrs de n’y pas céder. Peu
à peu ce charme, devenu plus fort, les étonne, puis les inquiète, et à la fin les
domine. Marquer ces progrès et cette marche insensible de l’attrait qu’on ne s’avoue
pas à la passion qu’on déclare ; mettre sans inconvenance une fille de condition en
face d’un valet qui lui fait une déclaration d’amour ; nous faire consentir qu’elle
écoute ce valet et qu’elle réponde de façon à ne pas le désespérer et à ne pas
l’encourager ; la retenir dans le naturel et la vérité, entre la raison qui lui montre
le péril, et le penchant secret qui le lui dérobe, fuyant et s’avançant à demi,
retirant les paroles échappées, fermant son cœur presque en même temps qu’elle
l’entr’ouvre, c’est un vrai tour de force de l’art, ou tout simplement une vérité de
cœur humain vue avec simplicité, en un jour de veine heureuse, non par le Marivaux bel
esprit, entêté du fin54 et ne voyant
dans Voltaire que « la perfection des idées communes »
, mais par le
Marivaux homme de bien et doux, naturel à force de candeur, et peut-être à son
insu.
Les Fausses Confidences ne sont que la même situation, avec des circonstances qui la diversifient. Ici le Dorante n’est pas un valet ; mais s’il est quelque chose de plus, c’est de fort peu : il est l’intendant de celle qu’il ose aimer. Il y a là, comme pour Silvia, un cas de mésalliance : La mère d’Araminte, bourgeoise entichée des grandes alliances, veut faire chasser Dorante, parce qu’il a le double tort de n’être pas l’intendant de son choix et d’oser lever les yeux sur sa fille. Araminte commence, ainsi que Silvia, par le plaisir secret de se voir aimée sans conséquence. Elle laisse venir la tentation, parce qu’elle se croit certaine de vaincre. En défendant Dorante contre sa mère, elle croit ne défendre que son droit d’avoir pour intendant qui bon lui semble, et la cause du bon sens contre le préjugé des grandes alliances. Mais ce qui au fond la pousse à parler, c’est l’amour. A la fin elle verra clairement dans son cœur, et c’est elle-même qui ordonnera son mariage avec Dorante.
Rien de plus aimable, de plus fin avec aisance, de plus ingénieux sans subtilité que ces scènes de sentiment. Qu’importe que Marivaux nous y mène par le chemin de l’invraisemblance ? Si détournées que soient les routes, pourvu qu’on arrive à la vérité, je ne chicane pas. A ce prix-là, je me résigne volontiers à traverser, dans Marivaux, ses inventions de maîtres déguisés en valets, ses faux confidents, même son marivaudage, qui paraît la langue naturelle de ces invraisemblances, et dont il réserve d’ailleurs les grâces minaudières pour ses valets.
Destouches. §
Vers le temps ou Paris applaudissait les pièces de Marivaux, un homme doué de cet
esprit du monde qui est plutôt le tact que le sentiment du ridicule et le talent de le
peindre, Destouches, d’abord diplomate, puis auteur par passe-temps, crut avoir
trouvé, dans les loisirs de sa jolie maison de campagne près de Melun, un genre de
comédie nouveau. Resté diplomate, même dans le témoignage qu’il se rend comme auteur,
« il n’entendait, dit-il modestement, qu’essayer, par quelque changement dans
les mœurs et le ton des personnages, à se rendre supportable après
Molière. »
Regnard et Dancourt avaient prodigué les saillies d’esprit, les
équivoques, les jeux de scène, Lesage, dans Turcaret, n’avait peint que
des fripons. Destouches voulut épurer la comédie de tout ce qui provoquait la grosse
gaieté ou qui sentait la mauvaise compagnie. Il imagina une sorte de comédie
bienveillante et diplomatique, où tous les personnages prétendent intéresser, les uns
par leurs vertus, les autres par des travers dont ils guériront. Avec Destouches, on
ne désespère de l’amendement de personne. C’est de la comédie qui prétend ingénument
ne pas faire rire. Les mœurs du théâtre de Destouches, plus douces que vraies, ses
caractères qui se corrigent invariablement à la fin de la pièce, son dialogue
obligeant et qui sent la négociation, les bonnes manières de ses personnages qu’on
dirait formés autour du tapis vert de la table d’un congrès55, tout cela veut
être joué en famille. Le meilleur ouvrage de Destouches, le Glorieux,
demande un parterre d’enfants, quoiqu’il n’y manque pas de traits justes et délicats,
dont les parents peuvent faire leur profit.
Le succès ne fit pas défaut aux pièces de Destouches. Cette comédie ingénue devait plaire à des spectateurs qui avaient vu la comédie effrontée de la régence, et qui peut-être y avaient eu des rôles. Le bon ton des personnages, quantité de bons sentiments qui font ressembler ces pièces à des moralités, beaucoup de cet esprit qui fait plutôt estimer l’auteur que rire de ses personnages, une raillerie dont les pointes sont émoussées, un style coulant et flatteur, une correction superficielle, tout cela fut très goûté d’abord, puis délaissé. La bonne compagnie avait peut-être raison d’applaudir ces jouvenceaux gourmandés par un père respectable et qui se corrigent à ses genoux. Mais les critiques de Destouches, ou, comme il les appelle, ses envieux, n’avaient pas si tort de regretter la gaieté de Regnard, la bonhomie de Dancourt, ou même les saillies de Dufresny. La comédie de Destouches avait cessé de faire rire ; c’était une transition naturelle à la comédie qui allait faire pleurer.
La Chaussée. §
Le premier qui fit pleurer à la comédie fut la Chaussée. C’était un homme d’esprit et de goût. Il avait commencé par se moquer des nouveautés de Lamotte, de son Homère abrégé et traduit, et de ses odes en prose. Le début promettait ; mais à l’âge de plus de quarante ans, une actrice charmante, Mlle Quinault, le jeta lui-même dans des nouveautés qui n’eurent guère moins d’éclat ni une fin plus heureuse que celles dont il avait ri. Elle le pria de faire d’une anecdote de société une pièce de rire et de larmes. La Chaussée donna le Préjugé à la mode. L’ouvrage fut très applaudi. D’autres le suivirent, qui ne le furent pas moins. La question du mélange des deux genres paraissait résolue. On venait de trouver le moyen de faire passer le spectateur dans la même soirée par les deux états extrêmes de l’âme, le rire et les larmes.
Par malheur, on ne rit pas et on ne pleure pas des mêmes choses aujourd’hui qu’en l’an 1735. Il y a une sensibilité comme une gaieté de mode. Il arrive même que ce qui a fait pleurer les pères fait rire les fils. La Chaussée ne connut que les pleurs et le rire du jour. Il y eut des contemporains qui s’en aperçurent, et qui se doutèrent de l’illusion.
Le mot de comédie larmoyante est du temps. Larmoyer n’est pas pleurer ; ces gens-là le sentaient bien. La Chaussée lui-même ne se fiait guère à son genre, tant il prend de précautions pour ne pas forcer le rire ou les larmes, et pour se tenir dans le juste milieu. De cet honnête combat entre les incitations de la mode et les scrupules de son goût, il résulta un travail sans vérité, qui finit par ne plus faire rire ni pleurer personne, même de son vivant.
C’est à Voltaire, dit-on, que mademoiselle Quinault avait offert d’abord le sujet du Préjugé à la mode. Il résista prudemment à la tentation d’être le père de la comédie larmoyante ; il ne résista pas à l’émulation des succès de la Chaussée. Il fit jouer l’Enfant prodigue un an après le Préjugé à la mode, et Nanine deux ans après la Gouvernante. Voltaire, imitateur tardif de la comédie larmoyante, la prit plus au sérieux que la Chaussée lui-même. Au lieu de rester, comme l’inventeur, sur les limites du gros rire et des grosses larmes, il se servit du burlesque pour égayer son spectateur et du tragique pour l’attendrir. On est médiocrement peiné qu’un homme qui eut du génie en tant de choses en ait manqué pour la comédie ; mais il est triste de voir Voltaire disputant à la Chaussée le prix dans un genre dont il se moque, et abandonné cette fois par son esprit qui ne voulut pas faire les affaires de son amour-propre. Ce vers même de dix syllabes où il est si à l’aise, y est sans grâce et sans vivacité. Où la pièce prétend toucher, il est lourd ; où elle veut faire rire, il n’est que grimaçant.
On ne lit plus Destouches, ni la Chaussée, ni les comédies où Voltaire s’est compromis, croyant, cette fois encore, qu’il était capable de faire tout ce dont il excellait à parler. Il y aura toujours des spectateurs et des lecteurs pour les auteurs de comédies qui ont suivi les voies de Molière, pour Dufresny, quoiqu’il ne lui ait pas trouvé d’esprit, pour Marivaux, quand il n’abuse pas du sien, pour Dancourt, pour Lesage, pour Regnard, en tête de tous. Des trois genres de comédie où Molière a excellé, ils ont imité le moins difficile, la comédie d’intrigue. C’est à leur louange ; il y a une sorte d’originalité à savoir ce qu’on est capable d’imiter.
§ III. Retour à Molière. — La Métromanie. — Le Méchant. §
L’imitation de Molière est si féconde, qu’il en a bien pris à deux auteurs de cette première moitié du siècle de quitter la poésie légère, pour s’aventurer, sur les pas de ce guide, dans la haute comédie. C’est Piron, le génie de l’épigramme gaie, et Gresset, le génie du petit vers de collège. Molière apprit à Piron qu’il valait mieux que ses épigrammes ; à Gresset, que l’art sérieux du Méchant ne ferait pas tort aux aimables mignardises de Vert-Vert et de la Chartreuse.
Piron semble avoir écrit la Métromanie devant quelque image de Molière, les yeux fixés sur le visage du contemplateur, lui demandant le secret de créer un caractère. Mais il a tort de croire que Molière eût trouvé son sujet fécond. La passion de rimer peut être un ridicule : ce n’est pas un caractère. Molière a eu dans l’esprit deux personnages entêtés de vers. Il s’est bien gardé d’en faire deux sujets de pièce. Oronte ne paraît qu’un moment pour faire les honneurs de son sonnet. Quant à Trissotin, s’il est en scène jusqu’à la fin, est-ce à titre de faiseur de vers, ou de faiseur de dupes avec ses vers ? Il s’est introduit chez Philaminte, pour un gain plus solide que la louange des précieuses. Notre homme en veut à la fille, pour sa dot. Ce dessein, adroitement mené, de tirer profit de la sotte admiration qu’on a pour lui, voilà ce qui fait le caractère. Trissotin est le Tartufe du bel esprit. Il s’insinue chez les gens par de petits vers, comme l’autre par la dévotion.
Le métromane de Piron n’a ni la vanité d’Oronte, ni la cupidité de Trissotin. Le titre de la pièce le dit : il a la manie des vers. Soit. Si sa manie est sérieuse, il va nous donner à rire. Mais, dès la première scène, je vois qu’au lieu de s’appeler de son vrai nom Damis, il s’est donné le sobriquet de M. de l’Empyrée. Il ne m’en faut pas plus pour le juger. S’il ne se prend pas au sérieux, je suis sûr qu’il ne sera pas plaisant. Quoi de moins plaisant en effet que Damis ? Il ôte aux autres le plaisir de se moquer de son travers, en s’en moquant lui-même. Damis a ce qu’il veut. On n’a pas la moindre envie de rire.
Damis a un autre défaut, le pire de tous : ses qualités n’attachent pas. Il est désintéressé, mais il ignore le prix de ce qu’il sacrifie. Il pouvait épouser une riche héritière, il la cède à un ami. Le beau mérite ! il n’en est pas amoureux. On ne lui veut ni mal ni bien, et quand, à la fin de la pièce, il s’écrie :
Muse, tenez-moi lieu de fortune et d’amour !
il fait penser à la fable du Chien qui lâche sa proie pour l’ombre.
Un seul rôle dans la Métromanie est vivant : c’est M. Baliveau, oncle de Damis. Celui-là déteste la manie des vers, et ne veut pas laisser son bien à un métromane. Ce n’est qu’une esquisse, mais l’esquisse est vraie. Aussi les meilleurs vers de la pièce sont-ils dans la bouche de Baliveau. Molière n’eût pas désavoué cette apostrophe à Damis qui parle de chercher fortune « au Temple de mémoire » :
Où vas-tu la chercher ? Ce temple prétendu(Pour parler ton jargon) n’est qu’un pays perdu,Où la nécessité, de travaux consumée,Au sein de son orgueil se repaît de fumée.Eh ! malheureux, crois-moi, fuis ce terroir ingrat ;Prends un parti solide et fais choix d’un étatQu’ainsi que le talent le bon sens autorise,Qui te distingue, et non qui te singularise.
Après Baliveau, ceux qui parlent le mieux, dans la Métromanie, sont les valets. Vrais valets de comédie d’ailleurs, copiés sur ce type, mi-parti de traits de convention et de traits de nature, que Molière avait rajeuni. Piron suit le maître, et s’en trouve bien. Ses valets sont sensés ; ils voient les travers de leurs maîtres, et ils y cherchent leur profit. Voilà pourquoi ils parlent avec vérité et gaieté.
Les choses se passent de même dans le Méchant, de Gresset. Les meilleurs vers sont dans le rôle d’Ariste, le sage, l’ami sensé de la sotte famille où le Méchant s’est rendu le maître en y brouillant tout le monde. Viennent ensuite les valets, une Lisette, un Frontin, esprits prompts, fines langues, dont on se souviendrait si Gresset, au lieu de les appeler de noms génériques, leur eût donné des noms propres. Lisette surtout, quand je la vois aux trousses du Méchant, me rappelle Dorine aux trousses de Tartufe ; par le bon sens, la riposte leste, le mot vif et heureux, elle en est par moments la digne fille.
Le principal rôle dans le Méchant, Cléon, n’est pas plus un caractère que le Damis de la Métromanie. Il est méchant pour le plaisir de l’être. Or, au théâtre, ce n’est pas l’être assez. Il ne fait pas rire, et il ne fait pas peur. Que fait-il donc ? On se le demande après avoir lu la pièce. Ce méchant n’a pas de dessein. Je me trompe, il pense par moments à tout brouiller, pour pêcher une femme en eau trouble. Il y a dans la maison une jeune fille et une vieille tante. Laquelle veut-il ? La tante au commencement, la nièce à la fin ; ni l’une ni l’autre, pour peu que la chose soit trop difficile. Il en a pris son parti d’avance :
Si rien ne réussit, je ne me pendrai pas.
Singulier propos dans la bouche d’un méchant. Aussi ne s’inquiète-t-on guère pour les gens qui ont affaire à Cléon. Que craindre d’un méchant qui ne tient même pas à ce que ses méchancetés lui profitent ?
La première fois qu’on joua le Méchant, Cléon ne parut qu’un homme comme tout le monde. J.-J. Rousseau note le fait56, comme une preuve, selon lui, de l’influence corruptrice des lettres sur les mœurs. Si les spectateurs ne trouvaient pas Cléon assez méchant, dit-il, c’est qu’ils l’étaient plus que lui. Rousseau se trompe. De ce que le parterre ne trouva pas Cléon assez méchant, il ne s’ensuit ni qu’il fût plein de méchantes gens, ni que les lettres corrompent les mœurs. Le public était venu voir un méchant ; on lui montrait un brouillon, à peine un peu plus méchant qu’un médisant, et beaucoup meilleur qu’un méchant : il était désappointé, et il le disait.
Cependant le Méchant est plus près d’être un caractère que le Métromane. Il y a dans tout brouillon un esprit satirique. C’est par là que Cléon est un peu de notre connaissance. Au sage Ariste qui l’attaque dans sa manie de brouiller, il répond :
Croyez-vous aux méchants ?...Pour moi, je n’y crois pas, soit dit sans intérêt.Tout le monde est méchant, et personne ne l’est ;On reçoit et l’on rend ; on est à peu près quitte.Parlez-vous des propos ? Comme il n’est ni mérite,Ni goût, ni jugement qui ne soit contredit,Que rien n’est vrai sur rien, qu’importe ce qu’on dit ?...Aujourd’hui, dans le monde, on ne connaît qu’un crime,C’est l’ennui : pour le fuir, tous les moyens sont bons.Il gagnerait bientôt les meilleures maisons,Si l’on s’aimait si fort ; l’amusement circule Par les préventions, les torts, le ridicule.Au reste, chacun parle et fait comme il l’entend.Tout est mal, tout est bien, tout le monde est content.
Voilà de ces « vers heureux et d’un tour agréable »
, que loue Voltaire,
si bon juge, même dans un moment où il aurait bien envie de n’être pas équitable. J’en
trouve encore dans la réponse d’Ariste :
On n’a rien à répondre à de telles maximes.Tout est indifférent pour les âmes sublimes.Le plaisir, dites-vous, y gagne ; en vérité,Je n’ai vu que l’ennui chez la méchanceté.Ce jargon étemel de la froide ironie,L’air de dénigrement, l’aigreur, la jalousie,Ce ton mystérieux, ces petits mots sans fin,Toujours avec un air qui voudrait être fin ;Ces indiscrétions, ces rapports infidèles,Ces basses faussetés, ces trahisons cruelles ;Tout cela n’est-il pas, à le bien définir,L’image de la haine et la mort du plaisir ?Aussi ne voit-on plus où sont ces caractères,L’aisance, la franchise et les plaisirs sincères.On est en garde, on doute enfin si l’on rira :L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.De la joie et du cœur on perd l’heureux langagePour l’absurbe talent du triste persiflage57.
C’est bien dit. L’Ariste de l’École des maris eût dit mieux ; mais, pour parler même un peu moins bien que son aîné, le nouvel Ariste avait dû pratiquer l’ancien. Ses vers ont l’originalité de la bonne éducation, la meilleure après celle du génie.
La Métromanie et le Méchant ont l’honneur de mettre Voltaire de mauvaise humeur. Il a tort de dire de la première, qu’il appelle la Piromanie, qu’elle ne doit son succès passager qu’à le Franc et à lui58. Elle le doit à « l’esprit et aux beaux vers » qu’il a le bon goût d’y louer lui-même, et ensuite à Molière. Pour le Méchant, je veux bien accorder à Voltaire que Gresset, devenu dévot, s’est fort exagéré le crime de l’avoir écrit. Oui,
Gresset se trompe, il n’est pas si coupable ;Un vers heureux et d’un tour agréableNe suffit pas…
Mais il y a dans le Méchant quelque chose de plus, et
n’y eût-il que « vers heureux et d’un tour agréable »
, ce n’est pas si
peu ; car de tels vers ne se trouvent que pour des vérités fines et délicates. C’est la
qualité du Méchant, et cette qualité manque à Nanine. Il y
manque aussi les « beaux vers » de la Métromanie. Voltaire, qui s’en
doutait un peu, n’en a-t-il pas voulu à la Métromanie et au Méchant d’avoir été plus heureux que Nanine ? Il y a deux choses
dont il n’était pas incapable : être mécontent de lui, et ne pas le pardonner aux
autres.
§ IV. Diderot. — Théorie de laComédie sérieuse. §
Les plus agréables de ces pièces ne pouvaient contenter la hauteur d’ambition où nous avait mis Molière pour la comédie. Aussi, vers le milieu du siècle, le public demandait-il du nouveau. Deux hommes inégalement célèbres entreprirent de lui en donner ; à tout prix, peut-on dire, quand on voit les noms. Le premier, c’est Diderot, qui a écrit tant de pages sans laisser un livre, et parlé de tant de choses sans rien dire de décisif sur quoi que ce soit ; écrivain auquel on peut d’ailleurs pardonner bien des torts pour le travers, si rare, d’avoir toujours été trop jeune. L’autre est Beaumarchais chez qui tout sent l’aventurier, même les bonnes actions, même l’honnêteté, qui eut ses heures dans cette vie singulière ; auteur comme on est homme d’affaires, qui fit, entre autres spéculations heureuses, deux ouvrages supérieurs. Certes, s’il suffisait d’être hardi pour faire du nouveau, la hardiesse ne manqua pas à ces deux hommes, esprits insoumis, auxquels les voies régulières étaient inconnues. Ils n’eurent pas, d’ailleurs, le tort d’admirer médiocrement Molière ; mais ils virent en lui l’auteur de comédies plutôt que la comédie elle-même, et ils crurent, en quittant sa tradition, ne s’affranchir que d’un homme, tandis qu’ils sortaient de la comédie, hors de laquelle il n’y a, pour les plus heureux, que l’oubli après le succès d’un jour.
C’est ce qui s’appela, sous la plume téméraire de Diderot, le premier en date des deux réformateurs du théâtre, un retour à la nature.
Étrange destinée des mêmes mots ! On avait dit aussi des Fâcheux de Molière que c’était un retour à la nature. La Fontaine écrit à Maucroix, à la date de 1660 :
Nous avons changé de méthode :Jodelet n’est plus à la mode,Et maintenant il ne faut pasQuitter la nature d’un pas.
Ce que La Fontaine entendait par la nature, c’était, à la place des valets de convention de la farce italienne, les gens de connaissance qu’on venait de voir dans les Fâcheux ; c’était, au lieu des lazzis de Jodelet, les naïvetés échappées à un caractère ; c’était enfin l’homme remplaçant la marionnette. Voilà ce qui faisait dire à La Fontaine de l’auteur de ces nouveautés :
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Boileau, dont Molière n’était pas moins l’homme, n’entend pas la nature d’une autre façon. Ce qu’il a dit des pièces perdues de Ménandre, il le pensait du théâtre de Molière :
Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,S’y vit avec plaisir ou crut ne s’y point voir.L’avare, des premiers, rit du tableau fidèleD’un avare souvent tracé sur son modèle59.
La nature que le dix-septième siècle applaudit dans la comédie, c’est donc le caractère en action et en paroles. C’est le fond de l’homme, que trouble, sans le changer, la passion. Voilà pourquoi les peintures de ce fond n’ont reçu aucune atteinte du temps, et pourquoi rien n’a vieilli de ce langage. L’art, qui s’attache à exprimer la nature participe de son caractère inaltérable, et, comme il représente ce qui n’est pas sujet au changement, ses couleurs ne passent point.
A la nature ainsi interprétée au dix-septième siècle, voici la nature que Diderot substitue :
Ce ne sont plus les caractères qu’il faut mettre sur la scène, ce sont les conditions.
La condition n’a été jusqu’ici que l’accessoire ; il faut en faire le principal. C’est
du caractère qu’on tirait autrefois toute l’intrigue ; aujourd’hui la condition doit
être le fond de l’ouvrage. Le financier, le père de famille, l’homme de lettres, le
philosophe, le citoyen, le magistrat, le grand seigneur, l’intendant, etc., sont les
personnages de ce que Diderot appellera la comédie sérieuse. Joignez-y
les parents à tous les degrés, les gens de tout état, célibataires, maris, veufs,
orphelins, enfants naturels, « combien de détails importants ! s’écrie Diderot,
que de circonstances ! que d’actions publiques ou domestiques ! que de situations à en
tirer ! Qui verra la fin d’un genre de comédie dont les conditions seront le fond ? Il
s’en forme tous les jours, de nouvelles. »
Ainsi s’exalte Diderot en vantant
son invention.
La condition donnée, il reste à la combiner avec un caractère. Diderot détermine les
proportions du mélange. La condition y sera pour les deux tiers, le caractère pour le
reste. On aura un magistrat un peu avare, un intendant légèrement misanthrope, un négociant quelque peu tartufe.
Grâce à ces mélanges, la condition rajeunira le caractère, et, pour peu qu’on s’y
entende, « on pourra faire, affirme Diderot, un Misanthrope
nouveau tous les cinquante ans. »
Nous sommes à deux cents ans du premier ; le
second, nous l’attendons encore.
La condition étant « la base » de la comédie sérieuse, toute l’intrigue doit consister à jeter le personnage dans les situations les plus incompatibles avec sa condition. S’agit-il d’un juge, par exemple ?
« Qu’il soit forcé, — je cite Diderot, — par les fonctions de
son état, soit de manquer à la dignité et à la sainteté de son ministère, et de se
déshonorer aux yeux des autres et aux siens, soit de s’immoler lui-même dans ses
passions, dans ses goûts, sa fortune, sa femme et ses enfants. Que la violence de
cette situation mette tout un peuple à la gêne, et que les spectateurs soient
troublés, incertains, éperdus, comme ces gens qui, dans un tremblement de terre,
voient les murs de leurs maisons vaciller et sentent la terre se dérober sous leurs
pieds. »
Voilà pour Diderot l’idéal d’une comédie sérieuse. Sérieuse, en
effet, car je défie qu’on y trouve le plus petit mot pour rire.
Aussi bien, Diderot ne veut pas qu’on rie. Sa prétention va plus haut. Jusque alors la comédie, tout en pensant à nous amuser, entendait mêler à cet amusement quelque enseignement sur nous-mêmes. Elle croyait y réussir par la création de caractères où nous pouvions nous reconnaître. C’était s’y prendre mal, selon Diderot. Pour peu que le caractère soit chargé, dit-il, le spectateur peut ne s’y pas reconnaître, et la leçon qui se tire de la ressemblance est perdue. Parlez-moi de la condition pour produire cet effet ! Au juge qui est assis au parterre, je montre un juge sur la scène. Ce serait hasard qu’il ne s’y reconnût pas. On ne se cache pas son état, dit Diderot. Voilà donc le juge spectateur corrigé par le juge acteur. Jamais leçon n’aura été plus à son adresse.
C’est se tromper étrangement sur la nature humaine. Nul ne se reconnaît de Sosie. Qu’on me demande de mon propre portrait s’il est ressemblant, fût-il d’un maître de l’art, fût-ce mon visage même gravé par la lumière sur le papier, il me faut le jugement d’autrui pour croire que c’est bien moi que je vois. Encore n’en suis-je pas convaincu. Qu’un complaisant me dise : « Le peintre ne vous a pas flatté », ou « la lumière enlaidit tout le monde », me voilà de son avis. Ce que nous sommes pour notre figure, à plus forte raison le sommes-nous pour notre caractère. Boileau l’a dit :
Et mille fois un fat finement expriméMéconnut le portrait sur lui-même formé.
Je le crois bien : pour se reconnaître, il eût fallu qu’il se trouvât ridicule. N’en demandons pas tant aux gens. Le juge du parterre ne se retrouvera donc pas dans le juge qui est en scène, et je le vois quittant la salle, soit en hochant la tête, si le portrait n’est pas beau, soit en se l’appliquant, s’il est flatté, dans l’alternative de ne pas se reconnaître du tout, ou de s’ignorer un peu plus qu’auparavant.
La vraie comédie n’a pas la prétention de nous mettre de nos personnes sur la scène pour nous intéresser ou nous instruire ; mais la leçon, quoique indirecte et impersonnelle, n’en va pas moins toucher celui qui en a besoin. Il n’y a pas un spectateur intelligent qui n’emporte de la pièce quelque chose à son adresse. De tous les personnages qui passent sous nos yeux, nous ne sommes tout à fait ni celui-ci ni celui-là. Si vains que soient certains hommes, même de leurs vices, nul ne se croit ni Sganarelle, ni Tartufe, ni Alceste. Mais il y a des traits de tous ces caractères dans chacun de nous. Pendant la représentation, nous sommes bien réellement sur la scène, non pas une fois, mais plusieurs fois ; notre conscience ne s’y trompe pas. Il n’est pas une pièce de Molière d’où je sois revenu sans quelques lumières nouvelles ou réveillées sur moi-même, et sans me confesser tout bas de tel travers de ses personnages, mes illustres frères. Il est vrai que je m’en dédommageais en me trouvant quelque ressemblance avec leurs bons côtés ; aussi la purgation n’était-elle pas complète. Il en est ainsi pour tout spectateur capable de se rendre compte de son plaisir. Voilà le profit que nous tirons de la comédie qui n’a jamais prétendu que nous faire rire. A la vérité, le rire qu’elle provoque est mélancolique ; quand nous sortons du théâtre, on ne devine pas à nos visages si nous avons ri ou pleuré.
Dans la comédie sérieuse de Diderot, le caractère n’étant que l’accessoire, je m’attends bien à cette maxime : « C’est aux situations à décider des caractères » : et à celle-ci : « Le plan d’un drame peut être fait et bien fait sans que le poète sache rien du caractère qu’il donnera à ses personnages60. »
Je n’exhume pas ces paradoxes d’un livre oublié, pour me donner le vain plaisir de triompher d’idées qui n’auraient plus de champions. La doctrine de Diderot n’a pas cessé d’être en honneur. C’est un de ces sophismes immortels comme la médiocrité qui s’en autorise pour se dérober aux grands efforts, comme l’art mercenaire qui cherche le succès d’argent.
Molière aurait dit, tout à l’opposé de Diderot : « C’est aux caractères à
décider des situations. »
Pour une fois que la situation donne l’essor au
caractère, cent fois c’est le caractère qui fait naître la situation. Si l’on s’y
trompe, c’est faute d’y regarder d’assez près. Par exemple, voici un homme qui nous
paraît capable, éclairé, honnête ; pourquoi végète-t-il ? C’est, dit-on, que le malheur
s’attache à sa maison, ou la faute de la société qui ignore un tel homme.
Approchons-nous, et perçons les apparences. La vraie cause de ce malheur obstiné se
découvre à nous : c’est un fond de caractère caché à tous, souvent même à l’homme qui en
pâtit ; et voilà la société justifiée. La beauté du théâtre, c’est de montrer comment le
bonheur ou le malheur des hommes sort invinciblement de ce fond, et comment, dans les
épreuves de la vie, la personne dont chaque homme a le plus à se plaindre, c’est
lui-même.
Dans la théorie de Diderot, jeter un personnage dans les situations les plus opposées à
son caractère, voilà le maître-œuvre. Il veut bien en trouver des exemples dans Molière,
chose louable, au moment où il entreprend de réformer sa tradition ; mais ces exemples
montrent tout le contraire de ce qu’il y voit. « Si vous rendez Alceste amoureux,
dit-il, que ce soit d’une coquette ; si Harpagon, que ce soit d’une fille
pauvre. »
Molière l’a bien entendu ainsi. Mais il ne s’agit pas là d’une
opposition créée artificiellement entre des caractères et des situations ; c’est la vie
réelle observée et prise sur le fait. Alceste est entêté de franchise, de droiture, de
défiance des hommes ; il ne croit pas à la sincérité, à l’amitié. Je parie qu’il va se
laisser prendre aux premiers semblants qu’il en verra ; et qui est plus prodigue de ces
semblants qu’une coquette ? Harpagon s’éprend pour une fille pauvre. C’est d’abord
nécessité, car quelle fille riche voudrait pour mari d’un avare affiché ? Et pourtant
Harpagon ne serait pas vrai, s’il croyait Marianne tout à fait pauvre. L’avarice ne
recherche pas la pauvreté. Harpagon ne va pas jusqu’à s’imaginer que Marianne est
riche ; ce serait d’un sot encore plus que d’un avare. Mais il croit volontiers ce que
Frosine lui a dit d’un certain pays où Marianne et sa mère ont du
bien. Il n’ira pas aux informations, parce qu’il est amoureux ; mais, parce qu’il
est avare, il gardera l’espoir que Marianne ne sera pas sans dot.
Voilà la nature. Le caractère a créé la situation, et cette situation, loin d’être, comme le veut Diderot, l’opposé du caractère, en est la conséquence naturelle.
Le même sentiment de la nature avait indiqué à Molière, parmi les plus puissants moyens
d’effet, le contraste des caractères. « Moyen usé, s’écrie Diderot. Voit-on
arriver sur la scène le personnage impatient du Bourru, on se dit : Le personnage doux
et tranquille n’est pas loin. Pourquoi ces contrastes de caractères, sinon pour rendre
l’un des deux plus sortant61 ? »
Et quel si grand mal
qu’il en soit ainsi ? Diderot, l’auteur des Salons, devait le savoir
mieux que personne. Pourquoi refuser au poète comique, à titre de repoussoir, un
caractère secondaire qui fasse valoir le caractère principal ?
Mais on ferait tort aux caractères secondaires en n’y voyant que des repoussoirs dans un tableau. Ce sont des créations qui veulent être appréciées pour elles-mêmes. Les négliger, c’est prouver qu’on n’est observateur qu’à demi, et qu’auprès d’un homme on ne sait pas voir son entourage. Non, Molière n’a pas fait Ariste pour rendre Sganarelle plus sortant, ni Philinte pour mettre en relief le Misanthrope, ni Orgon pour nous faire mesurer par sa simplicité la profondeur d’astuce de Tartufe. Il a trouvé ces gens-là dans la vie, côte à côte, sous le même toit. Oh il y a un Sganarelle, tenez pour sûr qu’Ariste n’est pas loin. Sganarelle sans Ariste, Tartufe sans Orgon, Philaminte sans Chrysale, ne seraient que la moitié d’eux-mêmes.
Si Philinte n’existait pas, il naîtrait de l’exagération même d’Alceste, et tout près de lui, non pour le faire valoir, mais parce que c’est le propre des caractères excessifs d’engendrer leurs contrastes, ne fût-ce que par contradiction.
Dans sa prévention contre les contrastes, Diderot s’emporte jusqu’à dire qu’il faut les abandonner au farceur ; et il le dit à quelques lignes d’une remarque où il oppose à Térence, qui use peu des contrastes, à Plaute, qui en use moins encore, Molière, qui se les permet plus souvent : en sorte que le plus près du tréteau du farceur, ce serait Molière.
J’ai le secret de la passion de Diderot. S’il en veut tant aux contrastes, c’est qu’il a inventé quelque chose qui vaut mieux. Ce sont les différentes.
La belle invention, vraiment ! Au lieu de deux hommes de caractères opposés dont l’un est sacrifié à l’autre, et dont le dialogue, selon Diderot, n’est qu’un tissu de petites idées et d’antithèses, vous avez deux personnes qui diffèrent d’intérêt, d’âge, de passion, et dont l’entretien est grave, aisé, naturel ; témoin, dans le Père de famille, le père et le commandeur. Quel dommage que tant de gens sachent par cœur les « petites idées et les antithèses » du Misanthrope, et que si peu connaissent « les graves entretiens » du Père de famille !
On aurait trop raison contre Diderot, si on lui demandait compte des deux modèles de
comédie sérieuse qu’il composa d’après sa théorie. Les
applaudissements n’ont pourtant pas manqué au Fils naturel ni au
Père de famille. Il n’est pas jusqu’à Fréron qui n’ait constaté le
succès de la première pièce, et peut-être en avait-il pris sa part. Voltaire qualifie
sérieusement le Père de famille
« d’ouvrage tendre, vertueux et d’un goût nouveau62. »
Il y a de l’esprit dans
tout ce que fait un homme d’esprit ; il doit y en avoir dans ces deux erreurs de Diderot
et de son temps. Mais quiconque voudra payer de l’ennui de les lire le droit de les
juger, en fera le même cas que ces seigneurs de la cour de Naples, qui se permirent de
« bâiller » au Père de famille, pendant que leur roi fondait en
larmes63.
Les pièces de Diderot sont oubliées ; ses théories ne le sont pas. Trouver des situations, puis, si l’on peut, y adapter des caractères, est une doctrine trop commode pour n’avoir pas gardé des partisans. Plus d’un succès bruyant et lucratif l’a mise en crédit. On fait même à la comédie sérieuse de Diderot l’honneur d’y reconnaître les origines du drame. Je n’ai garde d’estimer peu le talent qu’exige un drame ; mais je fais l’histoire de ce qui dure, et quel drame a duré ? Les œuvres de l’esprit ne demeurent que par le style, et quel drame s’est élevé jusqu’au style ? D’habiles gens qui s’y sont fait applaudir l’ont si bien senti que, pour lui donner droit de cité littéraire par le style, ils l’ont mis en vers. Ce serait peut-être le bon moyen ; mais alors le drame se renie lui-même, et devient malgré lui la tragédie.
Je vois des gens qui s’impatientent de ces noms de tragédie et de comédie, comme s’il s’agissait de catégories inventées par je ne sais quels tyrans littéraires contre les libertés de l’esprit humain. Que ne s’impatientent-ils plutôt contre l’esprit humain lui-même qui a imaginé les choses qui sont sous ces noms, et tracé lui-même les limites des arts.
§ V. §
Beaumarchais. — Le Barbier de Séville. — Le Mariage de Figaro.
Disciple passionné de Diderot d’abord, et, comme le lui dit en termes grossiers une satire du temps,
Singe impuissant de son dieu Diderot,
Beaumarchais commence par exagérer les doctrines du maître. Selon lui
la tragédie grecque et la tragédie française ne touchent point. « Enlever, agiter,
transporter, bouleverser le spectateur », voilà le but de l’art. Que Bret s’y entend
bien mieux que Racine, lui dont le Faux Généreux fait dire à Diderot :
« Voilà qui plaira à toute la terre et dans tous les temps ! voilà qui fera
fondre en larmes ! L’effet a confirmé mon jugement. »
Soyez-en témoins,
lecteurs, vous à qui j’apprends sans doute qu’il a existé un auteur au nom de Bret et
une pièce appelée le Faux Généreux64.
Plus loin, Beaumarchais s’écrie : « Plus de comédies avec les pointes et
cocardes du comique : plus de ces dialogues qui ne sont que deux longs monologues qui
se croisent ; au lieu de cela, le dialogue vif, pressé, coupé, tumultueux, où chacun
ne parle que le temps qui lui est laissé par l’impatience de l’interlocuteur. Plus de
vers ; transportez-moi loin des coulisses ; arrière le compas de la césure et
l’affectation de la rime ! Lamotte-Houdart n’avait pas si tort de n’en pas vouloir,
même pour la tragédie, et de faire un Œdipe non rimé. Sa faute, c’était
son sujet. »
Diderot avait dit : « Opposez les situations aux caractères. »
Beaumarchais renchérit sur le maître. « Je veux, dit-il, que mon Eugénie soit un
modèle de raison, de dignité, de douceur, de vertu, de courage… Je veux qu’elle soit
seule, et que son père, son amant, sa tante, son frère, et jusqu’aux étrangers, tout
ce qui aura quelque relation avec cette victime dévouée, ne fassent pas un pas, ne
disent pas un mot qui n’aggrave le malheur dont je veux l’accabler. »
« Tenez vos personnages dans la plus grande gêne possible », avait dit le
maître. « Je veux, dit le disciple, que la situation des personnages soit
continuellement en opposition avec leurs désirs, leurs intérêts, leurs
caractères. »
Soit. A l’œuvre nous allons juger de la doctrine. La recette mitigée de Diderot a produit le Fils naturel et le Père de famille ; la recette renforcée de Beaumarchais nous donnera Eugénie. Un mélange extravagant d’incidents impossibles, de violents démentis à l’expérience, à la vie, de perfections et de perversités imaginaires, voilà ce que des spectateurs prévenus applaudirent un moment comme un retour à la nature !
Ne nous y trompons pas. La première raison des innovations au théâtre, c’est l’ardeur du succès, qui s’accroît à mesure que le désir et la force de le mériter diminuent. Est-ce le nouveau par l’invention que cherchent, après Molière, les auteurs de comédies, ou bien le plus facile où ils se rabattent ? Regnard se dérobe au labeur de la haute comédie dans les facilités de la comédie d’intrigue. Dufresny se sauve des périls du comique dans l’ingénieux. Avec Destouches, la comédie descend du théâtre dans un salon, et, pour ne pas sortir du décent, elle renonce à faire rire. La Chaussée la fait rire et pleurer tout ensemble, parce qu’il est plus facile de réussir dans les deux choses médiocrement que dans une seule en perfection. Mais du moins la comédie larmoyante avait gardé la rime et le dialogue à tirades, dernière image de la comédie évanouie ; Diderot et Beaumarchais les rejettent bravement pour se rapprocher, disent-ils, du langage de la nature, qui parle en prose ; pour se donner, disons-le, une facilité de plus.
Toutes leurs prescriptions ne sont que des tentations ou des dispenses offertes aux esprits médiocres. Fabriquer dans un cabinet un caractère parfait comme l’Eugénie de Beaumarchais, est plus facile que de prendre dans la nature un caractère mêlé. Inventer des situations, comme le veut Diderot, est plus facile que de créer des caractères. Faire contraster les situations avec les caractères, où Diderot voit plus de vérité et d’intérêt dramatique, est seulement plus facile. Écrire en vers, qui paraît à nos deux réformateurs une convention violente, est tout simplement plus difficile qu’écrire en prose. Et de même, dialoguer court, par mots entrecoupés de points, est à la portée de plus de gens que le dialogue à tirades éloquentes, où se répand le caractère et s’épanche la passion, où le poète pense au lecteur tout en travaillant pour le parterre, et conquiert le succès du moment par les beautés qui font les succès durables.
Diderot, plus naïf que Beaumarchais, ne l’a pas dissimulé. Son désir secret, c’est de
rendre l’accès du théâtre plus facile. S’il préfère les sujets compliqués aux sujets
simples, c’est, avoue-t-il, qu’il est plus aisé d’en faire le dialogue ; et il ajoute :
« La multitude des incidents donne pour chaque scène un objet d’intérêt
déterminé ; au lieu que si la pièce est simple, et qu’un seul incident fournisse à
plusieurs scènes, il reste pour chacune je ne sais quoi de vague qui embarrasse un
auteur ordinaire ; mais c’est où se montre un homme de génie. »
Rien de plus
vrai. D’où vient donc, Diderot, que vous vous donnez tant de peine pour imaginer un art
qui puisse se passer d’un homme de génie ?
Tenons-lui compte pourtant d’avoir eu, dans la famée de ses succès, un moment de clairvoyance. C’est le jour où il confessa que sa comédie sérieuse n’était peut-être que du roman dialogué. On ne voit pas mieux par où l’on pèche. Le Père de famille, le Fils naturel, sont en effet des romans dialogués. Imités du roman le plus populaire d’alors, Clarisse Harlowe, ils ont eu le sort d’une mode venue de l’étranger : après beaucoup de bruit, l’oubli. Il en est de même de l’Eugénie de Beaumarchais. Il croit la créer, parce qu’il répète à plusieurs reprises : « Je veux qu’elle soit ainsi », et il la copie presque servilement sur le type des infortunes de Clarisse. Mais, plus heureux et plus habile que Diderot, il sait se tirer à temps de la comédie sérieuse, comme il fait d’un mauvais procès, et il revient, sur les pas de Molière, à la comédie qui fait rire. Le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro n’ont pas été fabriqués, comme Eugénie, à coups de « je veux » ; ils sont trouvés ; ce sont des caractères.
Il est vrai que ces caractères ne sont pas aimables. Ce sont gens qui pensent avant
tout à faire leurs honneurs, et qui savent trop bien qu’on les écoute. Aussi que
d’esprit déployé pour être applaudis ! Ils en ont tous, comme Bossuet disait de Fénelon,
à faire peur. Mais ils n’en donnent pas au spectateur ; ils lui ôtent plutôt ce qu’il en
a. Et puis ils sont tous trop mûrs, hommes, femmes, jeunes filles, adolescents, et de
quelle maturité ! La corruption est son vrai nom. « De l’intrigue et de l’argent,
te voilà dans ta sphère »
, dit Suzanne à Figaro. Que vous semble de ce mot
d’une fiancée à son fiancé ? Ces gens là n’ont rien à s’apprendre ; leur père ne leur a
rien caché de ce qu’ils ont à penser les uns des autres. Ils savent qu’ils jouent la
comédie. Tout en se parlant entre eux, ils sont tournés à demi vers le public, et ils
lui donnent le mot.
Je parle de leur père. C’est que nul auteur n’a été plus le père de ses personnages que Beaumarchais. J’ajoute que nul père n’a été plus occupé de l’avancement de ses enfants. Que de peines et de démarches pour les produire ! Quelle ardeur et quelle patience ! Il a d’abord contre lui la puissance publique ; il la tourne, il la surprend, et finit par la mettre de son côté. Les ministres, sous le charme, entraînent le pauvre roi Louis XVI qui, par scrupule d’honnête homme, par un juste sentiment du danger de laisser des langues si affilées parler librement de tant de choses, ne voulait pas de cette famille soi-disant venue d’Espagne, où les enfants sont plus effrontés que les laquais, et les laquais plus éclairés que leurs maîtres.
On les accepte sans les adopter ; on est avec eux comme on devait être avec leur père, ébloui, amusé, intéressé, mais point à l’aise. Beaumarchais n’a pas dû avoir un ami qui ne s’attendît à devenir son ennemi. Ses qualités séduisent, étourdissent ; elles n’attachent pas. On n’était pas fâché d’être de ses amis, d’abord pour ne l’avoir pas contre soi, puis pour le relief d’une amitié avec un homme de tant d’esprit ; je doute que le cœur y fût pour quelque chose. Ainsi sommes-nous avec ses personnages. Ils plaisent, on ne les aime pas. Mais, aimés ou non, ils vivent. Vainement la critique, à certaines époques, a voulu voir en eux, au lieu de types vrais, d’ingénieuses machines de destruction dans les mains d’un ennemi de toutes les choses établies. Cette sévérité même est un aveu. On ne se fâche pas si fort pour ce qui ne vit pas ; on l’oublie. Ils vivent donc, du consentement des uns ou en dépit des autres, et pour ne pas mourir. C’est que Beaumarchais les a pris dans la nature et dans la société française. Si ses enfants sont moins bien nés que ceux de Molière, ils n’en vivent pas moins de la même vie. Ce sont tous ensemble des individus et des types, et nous les tenons à la fois comme gens de notre espèce et comme gens de notre pays.
Pour parler d’Almaviva, on en trouverait le caractère, moins les grâces, jusque dans les démocraties de notre temps. Il n’y manque pas, que je sache, de riches dont l’unique état est de courir après le plaisir qui fuit et de tendre des pièges aux femmes de leurs inférieurs. Or, à côté d’un Almaviva, il y a toujours une épouse négligée et languissante qui n’entend pas rester vertueuse pour ménager l’honneur mondain d’un mari infidèle, et qui ne se dérobe pas à la tentation. Si ce n’est pas un page, comme Chérubin, qui trouble son cœur, ce sera quelque adolescent dont elle a éveillé les sens par des airs de langueur et des familiarités imprudentes. Bartholo est aussi une vieille connaissance ; c’est ce type de tuteur avare qui veut épouser sa pupille, d’abord pour n’avoir pas à rendre ses comptes de tutelle, puis parce qu’il la trouve à son goût. Quant à ce Basile qui vit de ses complaisances pour les vices d’autrui, c’est un original dont les copies se renouvellent aussi souvent que ceux qui ont besoin de leurs services. Suzanne, Brid’oison, Marceline, ont aussi reçu le souffle de vie, et sont bien de la maison.
Mais le personnage le plus vivant, c’est Figaro. Il y a là sous le même habit, un caractère, l’esprit d’une époque, Beaumarchais lui-même.
Mélange d’habileté et d’audace, d’impudence et de discrétion, honnête homme qui ne veut pas l’être jusqu’à la duperie, Figaro est un type, cher à la France, de l’enfant de ses œuvres faisant son chemin parmi ceux « qui n’ont eu que la peine de naître », de l’inférieur qui défend son bien contre le supérieur, de l’esprit qui bat le privilège. Voltaire lui-même ne représente pas plus fidèlement la première moitié du dix-huitième siècle que Figaro la seconde. Figaro est le plus adroit et le plus spirituel des libres penseurs, en un temps où telle est la passion pour la libre pensée, que les abus eux-mêmes, personnifiés dans ceux qui en profitent, sont les premiers à rire des coups mortels qu’on leur porte, sans se douter qu’ils sont enveloppés par une multitude immense et silencieuse, qui prend ces rires imprudents pour une confession. Plus d’une des impertinences de Figaro a perdu le mérite de l’à-propos. Les plus gros des abus qu’il harcelait de ses épigrammes ont disparu. Parmi les bons mots du sémillant barbier, beaucoup se sont émoussés qui s’attaquaient à des iniquités aujourd’hui réparées. Mais il en est qui s’attaquent aux abus indestructibles : ceux-là ont gardé toutes leurs pointes ; ils font partie de cette morale éternelle qui tient les sociétés en défiance et les gouvernements en haleine.
Enfin, Figaro c’est Beaumarchais lui-même se vengeant sur tout le monde des difficultés de sa vie, si semblable à celle de son héros, dont il commença par porter la guitare en bandoulière. On voit son cœur mal satisfait dans cette gaieté agressive qui s’épanche toujours aux dépens de quelqu’un. Ses personnages sont les légers croquis de ses ennemis, et leurs propos les répliques de ses procès. Spectacle piquant pour ceux qui savent quelque chose de cette vie aventureuse, et qui au plaisir d’assister à des pièces amusantes peuvent joindre le plaisir de se croire les confidents des plus secrètes pensées de l’auteur.
Voilà ce qui fait la vie des deux comédies de Beaumarchais. Tout en est français ; mais rien n’y est plus goûté de nos jours que l’esprit de mot, si en faveur au théâtre et dans les livres. Je n’estime guère cet esprit, et ce n’est pas sans scrupule que je me sépare, sur ce point, de tout le monde, au moment où j’explique par quel accord de tout le monde deux ouvrages d’esprit sont immortels. Je ne le trouve ni rare, ni varié, et je lui en veux d’exiger de moi plus d’esprit que je n’en ai. Il m’en coûte trop pour être ce bon entendeur à qui le demi-mot suffit, et pour avoir le premier talent après celui de faire des traits, qui est de les saisir au vol.
Au milieu de gens si pétillants, je suis comme un provincial parmi les Parisiens à la mode, ou comme un homme sobre parmi des convives qui s’oublient à table. Mais qu’il soit ou non de mon goût, l’esprit de mot est et sera toujours en faveur dans notre pays. Il y en a d’ailleurs de l’excellent ; par exemple celui qui donne à une bonne raison l’attrait d’une pensée neuve, et fait pénétrer une pointe où aurait glissé une vérité tout unie. Ce genre d’esprit abonde dans Beaumarchais. Il s’en trouve aussi du moins bon ; il y relève le prix du meilleur. Il est vrai que les mêmes mains battent aux deux ; Beaumarchais n’en a que plus de succès : il a pour lui le goût et la mode.
Il y a moins d’esprit de mot dans le Barbier de Séville que dans le Mariage de Figaro ; et sauf Figaro, qui déjà met trop de prix à tout ce qu’il dit, les gens y parlent plus simplement. La pièce est moins spirituelle ; aussi est-elle plus gaie. Oser faire deux pièces avec les mêmes personnages, et y réussir, c’était jouer de bonheur. Autant nous aimons dans la vie à ne pas changer de connaissances, autant au théâtre les nouvelles figures nous plaisent. L’auteur qui produit pour la seconde fois sur la scène les mêmes personnages risque d’avoir affaire à ce genre de curiosité où se mêle le doute du succès, peut-être l’attente d’un échec. Beaumarchais tenta l’entreprise, et retrouva le parterre fidèle ; mais il le lassa en lui présentant, dans la Mère coupable, les mêmes personnages une troisième fois. Qui donc peut supporter Almaviva en époux trompé, Rosine en mère coupable d’un bâtard en âge de se marier, Figaro en vieux serviteur vertueux et chenu ? La Mère coupable est un retour de Beaumarchais vieillissant à la comédie sérieuse de Diderot ; le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro sont de Beaumarchais quittant un moment Diderot pour Molière.
Certes il n’a pas nui à la popularité du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro d’avoir fourni des poèmes d’opéras au plus illustre musicien de notre temps, Rossini, et au génie même de la musique, Mozart. Il se fait à notre insu, entre la prose de l’écrivain et les chants des deux artistes, une confusion de souvenirs qui profite à l’écrivain. Sa tirade nous paraît d’une légèreté moins travaillée à travers la cavatine qui n’est pas moins spirituelle, et qui semble plus facile. Ce je ne sais quoi d’aimable qui manque aux personnages de Beaumarchais, ils le reçoivent de la musique, quand, au lieu de parler, ils chantent ; mais cela même est à la gloire de Beaumarchais, et ce qu’il gagne à être mêlé dans nos souvenirs avec Mozart et Rossini est la juste récompense de ce qu’il leur a prêté.
§ VI. Andrieux. — Collin d’Harleville. §
Après la comédie effrontée de Beaumarchais et cette gaieté un peu amère où l’on ne sait
au juste si l’on rit ou si l’on raille, nous voyons sortir d’un tendre commerce d’esprit
et de cœur, entre deux hommes ingénieux et bons, comme une image aimable de la comédie
dans ses beaux jours, lorsqu’au lieu de vouloir réformer l’Etat, elle ne prétendait que
nous faire sourire de nos travers. C’est cette comédie que retrouvaient en commun, dans
leur admiration pour les modèles du dix-septième siècle, et dans un juste sentiment de
leurs forces, Andrieux et Collin d’Harleville, deux amis qui se disaient la vérité. Le
bon Ducis a chanté cette amitié. Il était digne d’y être admis. Dans d’agréables
remarques sur ses Étourdis, Andrieux, longtemps après la mort de son ami,
racontant qu’il avait dû à Collin un de ses vers les plus applaudis : « Je
m’arrête, dit-il, pour ne pas mouiller de mes pleurs les pages où je parle du plus gai
de mes ouvrages65. »
La gaieté vraie, celle qui n’a besoin, pour assaisonnement, du chagrin de personne, la bonne humeur de deux jeunes poètes à qui les jolis vers arrivent sans effort, tel est le caractère et presque toute l’invention de la première pièce née de cette amitié, les Étourdis d’Andrieux.
Sans doute les vers du Meunier sans souci et les piquantes leçons du professeur populaire n’ont pas été inutiles à la réputation des Étourdis ; mais on ne fait que justice à cette pièce en la trouvant très agréable. C’est bien de l’école de Regnard et des Mémoires de Grammont que lisait alors Andrieux, pour s’y tenir en verve, nous dit-il, et y chercher les mots piquants et les vers comiques. Il y a trouvé ceux dont il avait en lui l’heureux don. Ce neveu qui fait payer ses dettes par son oncle en se donnant pour mort, ces usuriers qui ont plus peur d’un revenant que de n’être pas payés, sont du monde de Regnard, quand il cherchait encore des sujets de farce pour le Théâtre-Italien. Mais bon nombre de vers d’un comique aisé et franc témoignent que, tout en lisant de préférence Regnard, Andrieux se souvenait de Molière.
C’est Molière que médite surtout Collin, le bon Collin, comme on l’appelait de son temps, aimable auteur, et plus original par cette bonté que par l’invention dramatique et le style. Il y a, dans toutes ses pièces, des gens honnêtes par lesquels il épanche tous ses bons sentiments. Les pires de ses personnages se sentent de l’indulgente humeur de leur père. Bons ou méchants, tous sont nés dans ce paisible manoir d’Harleville où Collin avait été élevé par une tendre aïeule, sous les yeux d’un père qui lui a suggéré l’Optimiste, et où plus tard, possesseur à son tour du toit paternel, il abritait, après le 31 mai 1792, Andrieux fugitif et menacé.
Collin a eu son jour de force comique : c’est quand il créait, peut-être d’expérience, le rôle de la gouvernante dans le Vieux Célibataire. Ambitieuse et adroite, habile à jouer la douceur et le respect, ayant l’air d’obéir quand elle commande, impérieuse dès qu’elle se croit nécessaire, mais, quand le maître gronde, faisant retraite jusqu’aux repentirs larmoyants et aux demandes de pardon, Mme Évrard est le type de la gouvernante qui veut devenir l’épouse légitime. Acheminer le vieux célibataire au mariage sans l’y pousser ; écarter, par de prudentes calomnies, un neveu et sa jeune femme de la maison d’un oncle incapable de haine et très capable de retour ; ménager un intendant complice de ses petits profits, qui veut sa main parce qu’il la sait bien pleine ; poursuivre le maître en paraissant l’attendre, et tenir l’intendant tout à la fois en échec et en espérance : voilà les fins auxquelles la rusée fait servir les qualités comme les vices de sa nature. Or, c’est en cela que consiste proprement le caractère ; la condition n’est qu’une occasion pour le caractère de se montrer tel qu’il était avant et tel qu’il doit rester après. Ce seul type fait du Vieux Célibataire le chef-d’œuvre de Collin d’Harleville, et c’est assez, même sans le cortège des pièces agréables qui l’ont précédé ou suivi, pour lui assurer une modeste place dans une histoire des écrits durables.
Il y a sans doute, pour ceux qui jugent le théâtre en hommes de l’art, beaucoup à louer dans les autres pièces de Collin. Pour moi, qui n’en juge qu’en lecteur, l’Optimiste, l’Inconstant, les Châteaux en Espagne ne sont que d’ingénieuses esquisses tracées d’une main incertaine. Collin a toujours en vue la peinture d’un caractère, et c’est à sa louange ; mais l’objet à peindre lui échappe. Il tourne agréablement autour de la vraie comédie, il n’y pénètre pas. Aussi manque-t-il à son théâtre ce qui fait durer les ouvrages d’art, le style.
La langue de Collin d’Harleville est saine, si c’est être sain que de n’avoir ni vigueur ni coloris. Je suis surpris que la Harpe n’ait guère trouvé qu’à louer dans ses vers, et que, pour faire acte de critique, il se soit attaqué à quelques lignes de prose oubliées, où le bon Collin est assez osé pour risquer le mot singer. Il n’est pas besoin d’aller chercher la prose de Collin pour trouver sa langue en défaut. Gardons les épithètes de naturels, d’élégants, que la Harpe prodigue à ses vers, pour les scènes où Mme Evrard parle la vraie langue de la comédie. C’est que Mme Evrard est un caractère ; ses paroles disent ce qu’elle a été, ce qu’elle est, ce qu’elle sera. Tout vient de la nature et de l’habitude qui sont tout l’homme, d’où vient à son tour le style.
Collin fait honneur aux lettres françaises par le souvenir de pureté morale et de douce bonhomie qui s’attache à son nom. Il a en raison de se prédire une réputation pure et de la préférer à la célébrité. Sa prédiction s’est accomplie, parce que sa préférence était sincère et d’un auteur connaissant ses forces. La célébrité était hors de sa portée ; la réputation à laquelle il a borné ses désirs attirera toujours quelques lecteurs de choix vers le coin modeste qu’il occupe dans le temple.
Fabre d’Églantine. — Le Philinte de Molière. §
De son vivant, cette réputation lui suscita un envieux à qui la jalousie, chose triste à dire, inspira la meilleure comédie de la fin du siècle. C’est Fabre d’Églantine. Longtemps sifflé sur le même théâtre où Collin d’Harleville était applaudi, Fabre y fit applaudir à son tour le Philinte de Molière. La préface de sa pièce rendit publique sa jalousie que le succès n’avait pas désarmée. La renommée douteuse du Philinte de Molière est comme le châtiment des mauvais sentiments de sa préface. La première lecture en est rebutante. Cependant une certaine force de pensée et de style vous fait revenir au livre, et tel est l’attrait de la vérité, que ce poète sans oreille, ce Crébillon de la comédie, finit par se rendre maître de vous et vous force à marcher à travers les impropriétés d’un style rocailleux et barbare, jusqu’au dénoûment naturel d’une pièce bien conçue et, aux bons endroits, bien écrite. Prendre des noms à Molière, oser lire à son tour dans des cœurs où le regard de Molière avait pénétré, retoucher ses portraits et n’y pas échouer, c’est d’un homme qui aurait pu laisser un grand nom dans l’art, si le temps l’eût permis, et si, ardent et nécessiteux, il n’eût pas été jeté dans les hasards de la révolution par cette passion du bien-être par le pouvoir, qui se pare du nom de passion politique.
Fabre a créé le type de l’égoïste, type si difficile à personnifier. Egoïste ! Qui ne l’est un peu, j’allais dire qui ne l’est trop ? Où en trouver un qui pousse le défaut de tout le monde jusqu’au genre de ridicule dangereux qui fait le fond de la haute comédie ? Fabre a cru que le Philinte du Misanthrope en devait arriver là en vieillissant ; et peut-être n’a-t-il pas eu tort. L’idée en était déjà venue à J.-J. Rousseau66. Fabre la reprend, et développe la création de Molière, les yeux fixés sur le modèle. C’est en effet continuer Molière que nous montrer Philinte, si sec pour autrui, si tendre quand on le touche, qui s’écrie à la nouvelle d’un acte d’improbité dont il est victime :
Je me perds, je m’égare.Ô perfidie ! ô siècle et pervers et barbare !Hommes vils et sans foi ! Que vais-je devenir ?Rage, fureur, vengeance ! Il faut… on doit punir,Exterminer…
« C’est bien là l’égoïste, dit très judicieusement la Harpe.
Les autres souffrent, tout est dans l’ordre ; le mal vient-il jusqu’à lui, le monde
entier est confondu. »
Si le temps a pu tourner en égoïsme l’indifférente sagesse du jeune Philinte, pourquoi n’aurait-il pas changé en générosité active la stérile misanthropie du jeune Alceste ? C’est ainsi que Fabre a complété le héros de Molière, et la vérité n’y répugne point. Pour moi, je reconnais encore le premier Alceste à l’ardeur dont le second laisse ses propres affaires pour suivre celles d’un inconnu, et risque de se ruiner pour tirer son ami de la ruine. Mais quoi ? Philinte va-t-il garder un si parfait ami ? Non ; la vérité morale ne le voudrait pas et la nature s’y oppose. Philinte sera sauvé de la ruine par Alceste, mais il perdra son amitié. Juste châtiment de l’égoïste. Le voilà condamné à s’aimer tout seul. Plaignez-le. Il y a des gens qui se tuent pour en avoir été réduits là.
Tant que Fabre d’Églantine s’épuise à disputer le succès à Collin en l’imitant, il y perd ses qualités sans acquérir celles de son rival. Mais sitôt qu’il s’attache au manteau de Molière, sa veine jaillit, et il fait applaudir des beautés nouvelles. Sur les traces de Colin, il courait au hasard après l’ombre de la comédie ; avec Molière, il en retrouve le corps et il se retrouve lui-même.
Sur l’autorité de cet exemple, le dernier et non le moins frappant que nous offre l’histoire de la comédie au dix-huitième siècle, j’oserai dire, en finissant, aux auteurs comiques qui se sentent au cœur le désir secret de faire des choses qui durent : Méditez Molière. Par Molière vous chercherez le comique à sa source la plus féconde, les caractères ; par l’étude des caractères, vous connaîtrez et développerez votre fond ; par votre fond seulement vous aurez un style, et vous vous élèverez aux créations qui ne périssent pas.
Chapitre septième §
Suite de l’histoire des pertes. — I. Pertes dans l’éloquence religieuse. — Les trois époques du sermon, et leurs représentants. — § I. Bossuet. — § II. Bourdaloue. — § III. Massillon. — Impression dernière de la lecture de nos trois grands sermonnaires. — II. Pertes dans la philosophie morale. — Vauvenargues. — § I. Vauvenargues moraliste. — § II. Vauvenargues peintre de caractères. — § III. Vauvenargues critique.
I. Pertes dans l’éloquence religieuse. §
On peut dire de l’oraison funèbre qu’elle commence et finit avec Bossuet. Il n’a eu comme orateur en ce genre d’éloquence, inouï jusqu’à lui, ni devanciers, ni émules, ni successeurs. Il n’en est pas de même du sermon. Non seulement Bossuet n’en a pas pris toute la gloire ; mais, selon certains juges, il n’y serait même pas le premier. L’histoire de l’éloquence religieuse dans le sermon a trois époques, marquées par trois grands noms : Bossuet, Bourdaloue, Massillon. J’essayerai de caractériser ces trois époques, et d’apprécier les pertes de ce grand art dans Massillon.
Il y faut mettre beaucoup de candeur, et avouer tout d’abord dans quelle mesure nous sommes juges compétents du sermon. Pour ce qui regarde le dogme, nous n’en pouvons guère juger, et je le dis de ceux surtout qui se croiraient le droit d’en parler légèrement. A beaucoup d’entre nous il manque la foi ; il nous manque à tous la science de la religion. Nous ne sommes plus au temps où les livres de théologie étaient les lectures populaires, où le prince de Condé, assistant à la thèse de Bossuet, fut tenté d’argumenter contre le jeune docteur. S’il en est parmi nous qui veulent connaître l’histoire de leur foi, les occupations de la vie commune, l’insuffisance de l’éducation, ne leur permettent pas d’y faire assez de progrès pour sa rendre familière cette grande éloquence du dogme, et se diriger à travers les obscurités des mystères. Les plus habiles n’en doivent juger qu’avec réserve, et quant aux ignorants, on ne leur demande que de ne pas mépriser les pensées des grands hommes et des saints.
Il en est tout autrement de la morale. Nous connaissons la morale chrétienne, comme elle nous connaît nous-mêmes. C’est la science de notre fond : nous en sommes à la fois les juges et les justiciables. S’il est vrai que nous ne soyons pas théologiens, du moins nous sommes chrétiens. Ceux qui ne peuvent pas l’être par la foi n’osent pas ne pas l’être par la raison, et tel qui résiste aux dogmes s’incline devant la plus sublime des philosophies.
Tout invoque cette sainte autorité, tout veut remonter jusque-là et dater de là ; toutes les rêveries honnêtes sur la perfectibilité indéfinie des sociétés humaines veulent être des applications de cette morale. Ces sophismes mêmes, sous lesquels se cachent les passions destructives, lui rendent ce genre d’hommage que l’hypocrisie rend à la vertu. Nous sommes les sujets de ces peintures, les originaux de ces portraits.
Soit donc qu’il s’agisse de règles pour la conduite, ou de peintures de l’homme, nous sommes, au premier degré, juges compétents de la vérité du sermon.
Et s’il est vrai que ce qui touche au mystère et au dogme nous dépasse pour la plupart, il n’est pas un esprit cultivé qui ne puisse recevoir de fortes impressions des pensées d’un Bossuet, des raisonnements d’un Bourdaloue sur ces saintes difficultés du christianisme. La preuve que nous y avons une sorte de compétence, c’est que nous serions fort choqués d’un sermon qui se tairait sur les mystères et passerait en courant sur le dogme. Sans l’autorité de la doctrine, un sermon n’est qu’une leçon de morale sur le ton de l’homélie. Nous sommes sans doute moins touchés que les fidèles du dix-septième siècle de l’interprétation subtile ou hardie des mystères, mais nous sommes certainement plus choqués que les auditoires de la régence de ce qui manque de cette moelle des Ecritures à la plupart des sermons de Massillon.
Telle est, ce me semble, notre compétence dans cette partie de l’éloquence chrétienne. C’est en m’enfermant dans ces limites que j’oserai juger ses trois plus illustres organes, aux dix-septième et dix-huitième siècles.
§ I. Bossuet. §
Bossuet, le premier en date, en est le plus excellent. Comme Corneille dans la tragédie, en créant le sermon, il en a donné le modèle. Cependant, un préjugé que n’a pas pu détruire encore la critique, le met au troisième rang, après Bourdaloue et Massillon. Ce préjugé date de loin. L’admiration de Voltaire pour le Petit Carême, et plus tard le jugement de la Harpe, beaucoup plus lu que les sermons dont il parlait, ont persuadé à beaucoup de gens que ces rangs sont définitifs. En parlant de Massillon, je dirai comment Voltaire aurait pu moins admirer le Petit Carême sans cesser d’être juste. Quant au jugement de la Harpe, dont le goût est trop souvent un goût d’école, il est incroyable avec quelle insuffisance de lecture il décide des réputations et des rangs.
La première fois qu’il traite du sermon, il en admire le plus parfait modèle dans Massillon ; il mentionne à peine Bossuet, et il omet, ou peu s’en faut, Bourdaloue. Plus tard il rétablit Bourdaloue, mais à la suite de Massillon, et Bossuet recule au dernier rang. J’en conclus que la première fois il n’avait lu ni Bossuet ni Bourdaloue, et que la seconde, s’il a pris quelque connaissance de Bourdaloue, il a persévéré à ne pas lire Bossuet. Une distribution des rangs qui peut avoir pour effet d’ôter des lecteurs à Bossuet, et de faire trop admirer Massillon, est une erreur que la critique doit relever. Il y aurait presque autant d’injustice à donner aux tragédies de Voltaire le prix sur celles de Corneille, qu’à mettre les sermons de Massillon au-dessus de ceux de Bossuet. Si vous voulez tenir haut les esprits, élevez les modèles ; ne mettez pas l’habileté avant le génie, et préférez l’art sévère à l’art complaisant.
Pour être juste envers Bossuet, il faut le faire passer du dernier rang au premier ; Bourdaloue restera au second, et cet ordre des grands noms de la prédication en France indiquera la marche et les changements de cet art, où, parmi les nations chrétiennes, la nôtre est sans rivale.
Dans les sermons de Bossuet, la doctrine tient plus de place que la morale. Cette seule proportion est déjà du génie. Que sont en effet les prescriptions sans la loi, et quelle différence y a-t-il, en matière de morale, entre l’enseignement philosophique et l’enseignement religieux, si l’auditeur n’y voit que des conseils qu’il est libre de négliger ou de suivre ? L’important, c’est le dogme qui fait obéir à la morale. Mettez-moi d’abord en paix sur l’origine et la sanction de la morale ; apprenez-moi au nom de qui vous l’enseignez ; persuadez-moi qu’une autre vie m’attend, où il me sera fait selon mes mérites. C’est par là que doit commencer le prédicateur chrétien. S’il ne trouve rien de plus fort contre mes passions que le consentement passager que lui donne ma raison naturelle, au moment où il développe des maximes que j’ai déjà lues dans les livres, je risque fort de garder mon mal. Me convaincre que je pouvais faire mieux que je n’ai fait, c’est à peine m’apprendre un peu plus que je n’en sais déjà par la peine terrestre attachée à chaque infraction ; c’est trop peu pour me corriger. Forcer ma raison à être attentive aux preuves de la foi, l’étonner, la troubler par le développement des mystères et les preuves du dogme, tel doit être l’objet principal du sermon.
On peut n’y pas réussir ; il faut le vouloir du moins, et ce doit être la mâle ambition de la chaire chrétienne. Elle était digne de Bossuet, et j’admire qu’avec une science si profonde des cœurs, quand il pouvait les ouvrir, pour ainsi parler, et les étaler tout vifs sur la chaire, il aime mieux poursuivre et harceler son auditoire d’austères explications du dogme, et songe plutôt à lui faire peur de ne pas croire qu’à l’intéresser par l’imagination à bien agir.
Qu’on ne s’attende pas pourtant à de la théologie en forme. Où le raisonnement est possible sans abaisser la matière, Bossuet raisonne ; mais il raisonne de telle sorte, qu’on sent le fidèle qui confesse sa foi dans le logicien qui argumente. Il ne traite pas toutes les difficultés avec la même méthode ; chaque difficulté à la sienne. Tantôt il regarde le mystère en face, et il se porte impétueusement au plus épais des saintes obscurités, avec le généreux courage d’un soldat qui se jette dans une mêlée. Tantôt il s’arrête, troublé, ébloui, contraint de baisser la vue, et il demande « à remettre ses sens étonnés », Ailleurs il décide d’enthousiasme, il ordonne, il enjoint, et cet « instinct qui le pousse », plus convaincant que la logique de l’école, plus habile que toutes les adresses de la rhétorique, lui suggère des preuves inattendues et saisissantes.
Enfin, si les preuves manquent, cherche qui voudra à contenter la curiosité des hommes, s’épuise qui voudra à pénétrer les causes des secrets jugements de Dieu : pour lui il chantera à jamais ses miséricordes. Logique sublime, qui tire de son impuissance même ses plus fortes preuves !
Les personnes divines ne sont pas pour Bossuet des symboles. Il les voit d’une vue claire dans le mystère de leur unité et de leur existence personnelle. Notre esprit est plein des images du Dieu des Oraisons funèbres, de ce « grand Dieu » qui tient dans ses mains le fil des affaires humaines, et qui fait et défait les empires. Le Dieu des Sermons est plus occupé de l’homme. Bossuet sait le rapprocher de nous en nous élevant vers lui, et l’employer, sans le commettre, à l’œuvre de notre correction particulière, réussissant tout à la fois à ne pas nous enorgueillir par le prix auquel il nous estime, et à agrandir l’idée que nous avons de Dieu. Le Dieu des Sermons, c’est ce Dieu de la chapelle Sixtine, que Michel-Ange fait descendre sur la terre pour tirer la première femme des flancs d’Adam endormi.
Comme l’art de Michel-Ange, l’art de Bossuet fait naître des impressions d’humilité de ce qui semblerait si propre à enfler la nature humaine.
Cependant le Christ tient plus de place que Dieu dans les sermons. Il est sur la terre ; il a vécu dans un lieu et dans un temps ; les hommes l’ont vu et entendu. Bossuet à son tour le voit et l’entend ; il lui fait cortège comme ses autres disciples ; il en est le plus attaché et le plus tendre. Quelles peintures de sa douceur et de sa bonté ! Comme le divin perce sous l’humain ! Le Christ de Bossuet me fait souvenir de celui que le sublime pinceau de Léonard de Vinci a tracé sur la muraille d’un couvent. L’illusion est la même ; ce sont les mêmes rayons de l’essence divine que réfléchissent la page du prédicateur et la muraille dégradée où le temps a effacé les traits du visage divin, sans effacer l’expression de bonté et l’auréole.
La grandeur de l’esprit de Bossuet a caché à beaucoup de gens sa sensibilité, comme
la douceur des vers de Racine leur cache sa vigueur et sa force. C’est dans ses
peintures du Christ que le cœur du grand prédicateur se laisse voir. Comme il l’aime,
comme il souffre des rigueurs de ce mystère du Dieu-homme s’offrant en victime pour
nous sauver ! Comme il baise ses traces ! comme il boit ses paroles ! Jean, le
disciple bien-aimé, n’eut pas plus d’amour pour son maître. Et lorsque, après le
mystère de cette vie mortelle endurée trente ans par l’homme-Dieu, le mystère de la
mort sur la croix s’accomplit, lorsqu’il faut se représenter la passion de ce « cher
Sauveur », il se refuse à la décrire, non par la vaine crainte de ne pas égaler les
paroles aux choses, mais parce que son cœur n’en peut pas soutenir le spectacle.
« Mes frères, s’écrie-t-il, je vous en conjure, soulagez ici mon esprit :
méditez vous-mêmes Jésus crucifié, et épargnez-moi la peine de vous décrire ce
qu’aussi bien mes paroles ne sont pas capables de vous faire entendre. Contemplez ce
que souffre un homme qui a tous les membres brisés et rompus par une suspension
violente, qui, ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient plus que sur ses
blessures, et tire ses mains déchirées de tout le poids de son corps antérieurement
abattu par la perte du sang ; qui, parmi cet excès de peine, ne semble élevé si haut
que pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la tête, qui
fait un sujet de risée d’une extrémité si déplorable67 ! »
J’ai reconnu le Dieu de Bossuet dans le Dieu de Michel-Ange, son Christ dans le
Christ de Léonard de Vinci : je reconnais dans sa Marie les vierges de Raphaël.
L’époux de Marie n’est que son gardien ; son mariage n’est que le voile sacré qui
couvre et protège sa virginité ; son fils bien-aimé, une fleur que son intégrité a
poussée. Ailleurs, Bossuet se représente Jésus entre les bras de la sainte Vierge,
« ou suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou
enclos dans ses chastes entrailles. »
C’est ainsi qu’il sait nous rendre la
croyance aimable en nous enseignant qu’elle est de foi. Il y emploie mille pensées
hardies et chastes tout ensemble, des comparaisons, des images, soit tirées de son
fonds, soit empruntées aux Pères et embellies par cette main dans laquelle l’or même
s’épure. Il n’entend pourtant pas rivaliser avec les peintres ; il critique même les
images qu’ils hasardent de la Vierge, « lesquelles ressemblent, dit-il, à leurs
idées, et non à elle. »
Il n’eût pas dit cela des vierges de Raphaël ; car
c’est d’après le même modèle, gravé au fond de leur cœur par la foi et le génie, que
le prédicateur par la beauté de ses paroles, l’artiste par les grâces de son pinceau,
ont su représenter l’idéal de la plus touchante des croyances catholiques.
Tant de pensées, soit d’étonnement, soit d’admiration ou d’amour, sur les personnes divines, semblent être, dans les Sermons de Bossuet, des impressions de leur commerce.
Elle est vraie de lui, cette parole du Christ à ses disciples : « Je demeure
en vous, et vous demeurez en moi. »
Dieu, le Christ, la Vierge, les saints,
c’était là sa compagnie durant ces longues années de retraite où il vécut abîmé dans
les Ecritures et les Pères, s’en rendant tous les personnages présents par la
puissance de l’imagination et de la foi. Il semble qu’on reconnaisse un frère, un
ouvrier de la même vigne dans les portraits qu’il a tracés des Pères, ses
prédécesseurs dans l’interprétation du dogme et dans la prédication. Il avait
ressuscité toute cette élite sacrée du christianisme, prophètes qui l’ont prédit,
apôtres qui l’ont prêché, martyrs qui l’ont consacré de leur sang, Pères qui en ont
expliqué et transmis la doctrine. Ce ne sont pas des autorités qu’il invoque, ce sont
des maîtres ou des amis qui lui viennent en aide de leur personne, et qui rendent
témoignage de sa fidélité à la tradition.
Il sort de tout cela une première morale, plus forte et plus efficace peut-être que toutes les prescriptions particulières : c’est un sentiment profond de la misère de l’homme et de l’impossibilité pour nous de n’en pas chercher le remède. A quoi tendent en effet tous ces dogmes, sinon à relever le prix de l’innocence ? Que cachent tous ces mystères, sinon les origines sacrées de toutes les règles des mœurs ? Qu’est-ce que la religion, sinon un sublime effort de la nature humaine pour lutter contre sa corruption originelle ? Et quel plus grand objet de l’éloquence, que de montrer Dieu lui-même nous y aidant et s’employant à la réparation de sa créature intelligente ?
Produire cette impression, tel doit être l’effet d’un sermon chrétien dans la bouche d’un prédicateur qui n’est pas au-dessous de sa matière. S’il ne persuade pas par cette voie, il étonnera du moins, et c’est déjà une victoire ; il étonnera les plus jaloux de l’indépendance de leur raison. J’en dis trop peu, il les épouvantera par ce spectacle d’un si grand travail et depuis tant de siècles commencé, où se sont consumés une si longue suite de grands hommes, pour expliquer le mal dans le monde et pour en affranchir l’homme par la vertu. L’impuissance même du prédicateur à contenter notre raisonnement ajoute à cette épouvante ; voilà notre cœur touché d’une inquiétude qui ne doit pas finir, et si la foi nous manque, nous avons du moins ce doute mêlé d’humilité, qui ne s’opiniâtre point et qu’accompagne le sincère désir de croire.
On n’en a pas fini avec les beautés de ces sermons, quand on a admiré la doctrine et la morale dont Bossuet élève les maximes à la hauteur des dogmes. Il reste ce qui n’a pas de nom dans la critique, l’élan, la force, l’enthousiasme du prédicateur ; l’image visible et pourtant indescriptible de son âme ; cette liberté si fière, cette fougue qui s’accommodent du langage le plus exact ; cette abondance qui ne se permet pas plus une expression vague qu’une pensée vulgaire. Je m’étonne qu’on ait eu le courage de remarquer dans les sermons de Bossuet le manque d’une certaine correction extérieure, comme celle de Fléchier par exemple, chez qui la propriété du langage est sacrifiée à l’euphonie, et le génie de la langue à la grammaire. C’est plus qu’un style, c’est l’image même d’un homme de génie sortant du recueillement où il a préparé son âme plutôt que ses paroles, et jetant de fougue sur le papier des pensées dont il est plein et des expressions qui vont s’y ajuster d’elles-mêmes. Ses ébauches sont aussi étonnantes que ses sermons les plus achevés. Tout le nécessaire y est, et en perfection. Le fini donnera autre chose, mais ne remplacera pas la naïve beauté de ce premier travail.
Qu’avec cette abondance sans superflu, cet éclat sans faux brillants, tant de traits hardis, de figures vives et naturelles, tant d’art pour attirer l’imagination aux subtilités de la théologie ; qu’avec d’éminentes qualités extérieures, une physionomie noble, un regard doux et perçant, un accent passionné, un geste imposant, Bossuet, à l’apparition de Bourdaloue, ait cessé de passer pour le premier prédicateur, comment l’expliquer, sinon parce que le génie de Bourdaloue le tenait plus près de l’auditoire et que Bossuet lui parlait de trop haut ? Ou, s’il faut croire que quelques parties de l’orateur lui ont manqué, nous, pour qui tout le mérite de l’action oratoire est perdu, et qui, les yeux sur un livre inanimé, ne pouvons plus sentir que la muette éloquence des paroles écrites, nous n’en donnerons pas moins la première place au prédicateur qui a écrit le plus fortement. J’entends Bossuet, quand je crois le lire. Il n’y a d’évanoui que le geste ; le regard brille encore derrière tant d’expressions ou touchantes ou véhémentes, et si le son de la voix n’arrive pas à mes oreilles, l’accent pénètre jusqu’à mon cœur.
§ II. Bourdaloue. §
Il y a d’autres raisons plus vraies peut-être de la popularité de Bourdaloue. Il changea l’économie du sermon. Le mystère, le dogme, sauf dans quelques sermons de pure théologie, n’y tiennent que le second rang. La morale est au premier, La dialectique, que Bourdaloue introduit dans la chaire, rend l’enseignement religieux plus accessible. Enfin, ce que les contemporains racontent de son action, achève d’expliquer son succès, un des plus éclatants qu’ait obtenus la parole humaine.
Le dogme s’impose à nous sans nous consulter. Le prédicateur moraliste se sert de nous contre nous-mêmes, et, par un de ces mille détours de l’amour-propre qui trouve son compte même aux coups qu’il reçoit, il ne peut pas nous faire voir notre fond sans nous y intéresser, ni nous accuser sans nous flatter par le prix qu’il met à notre innocence. Quand il nous parle de nous, fût-ce avec sévérité, ce n’est pas sans douceur que nous sommes mécontents de nous. Notre conscience croit se décharger en confessant la vérité de ces peintures. S’agît-il d’autrui, nous y prenons un double plaisir, celui de n’être pas dans le cas signalé par le prédicateur, et celui d’y voir les autres. Un prédicateur moraliste est donc sûr du succès. A cet effet général de la morale dans les sermons de Bourdaloue, il s’en joignait deux autres, la hardiesse de la censure et l’attrait des allusions.
« Jamais prédicateur évangélique, écrit Mme de Sévigné,
n’a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes68. »
II
n’y a peut-être plus de société assez forte pour entendre impunément une telle parole.
Il fait beau voir comme il traite les grands, les courtisans, les riches, de quel prix
il entend qu’ils payent leurs privilèges, en quels termes véhéments il leur enjoint de
faire l’aumône, non par caprice, ni à leurs moments, mais par devoir, mais selon leurs
moyens qu’il évalue ; avec quelle audace il va les menaçant des comptes qu’ils auront
à rendre à Dieu « le caissier des pauvres ! » A la vérité, dans cette hardiesse contre
les grands, il n’a pas de lâches complaisances pour les petits. Les uns et les autres
sont dans l’ordre de Dieu, et si les petits ont des droits, à Dieu seul il appartient
de les faire valoir. Ce n’est pas d’ailleurs au nom des opinions humaines que
Bourdaloue condamne les riches, c’est au nom du maître commun des riches et des
pauvres ; la misère de ceux-ci n’est jamais autorisée à se faire justice de l’avarice
de ceux-là.
Les allusions ajoutaient à la sévérité de ces censures. « Le sermon du P.
Bourdaloue, dit encore Mme de Sévigné, était d’une force à faire
trembler les courtisans. »
Et ailleurs : « Le Bourdaloue frappe
toujours comme un sourd. »
Et dans une autre lettre : « Je m’en vais
en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens69. »
On venait avec
appréhension à ses sermons, comme à un réquisitoire de l’accusateur public. On avait
peur d’être aperçu de cet œil pénétrant, qui regardait entre ses paupières à demi
fermées. Qu’on imagine l’émotion de l’auditoire quand il frappait, comme dit Mme de Sévigné, sur ces vices assis au pied de sa chaire, qui,
s’étaient introduits dans le temple sous le dehors de la piété et du recueillement.
Quelle devait être, sous la parole révélatrice de Bourdaloue, l’attente de tous et
l’anxiété de quelques-uns, à mesure que la morale allait prenant un corps, et se
personnifiant de plus en plus ! On n’était pas moins troublé de ce que l’orateur
menaçait de dire, que de ce qu’il disait. La qualité maîtresse de l’éloquence,
l’action, qui paraît avoir été éminente en Bourdaloue, ajoutait à cet effet. Il avait
à la fois la facilité et le feu, une voix pleine et pénétrante. La rapidité de sa
diction ne laissait pas à l’auditeur le temps de se ravoir, et l’emportait hors
d’haleine à la suite de l’orateur, comme les satellites entraînés dans la rotation
d’une planète.
Sa méthode était un art tout nouveau dans le sermon. Les idées y sont présentées sous la forme de propositions ; chaque proposition a un nombre proportionné de preuves. Bourdaloue s’était formé à cette méthode en enseignant les sciences pendant dix-huit ans. De ses exercices de professeur, il avait retenu, outre les formules de la démonstration, l’habitude de donner aux idées une valeur absolue.
La raison la plus droite ajoutait à la force de ce procédé, car en même temps qu’on était assuré d’aller avec lui droit au vrai, on était charmé d’y aller si commodément. Rien d’avancé qui ne dût être prouvé ; point de termes sans définition ; des repos ménagés avec un art admirable, l’uniformité qui enchaîne l’attention préférée à la variété qui la disperse ; nul scrupule de se répéter pour être plus clair ; — voilà ce qui fit goûter si fort ces sermons, d’où l’on sortait avec le plaisir d’avoir été ému, tout en ne se rendant qu’au raisonnement.
La lecture nous explique l’effet de cet art-là sur l’auditoire ; mais nous ne le sentons pas sur nous-mêmes. Nous n’entendons plus la voix qui variait ces tours uniformes ; nous ne voyons plus le geste qui poussait ces idées en avant, qui les rangeait comme des pièces, qui achevait les peintures ébauchées par la parole. Combien ne s’est-il pas perdu de cet accent et de cette couleur sous les voûtes des églises qui entendirent Bourdaloue ?
Nous sommes bien plus touchés des excès que de la commodité de sa méthode. J’ai bien de la peine à me faire à un appareil de divisions comme celui-ci : 1° le comble de notre misère ; — 2° l’excès de notre misère ; : — 3° le prodige de notre misère ; — 4° la malignité de notre misère ; — 5° l’abomination de notre misère : — 6° l’abomination de la désolation de notre misère. Qu’un orateur rapide et véhément distingue, par des nuances dans le débit, ces gradations au moins étranges ; que son ton s’élève, que sa voix s’anime, que son geste se précipite, peut-être ces froides catégories me rendront-elles plus attentif. Mais si j’ai à les lire, tant de soin pour me diriger me fatigue ; les divisions, au lieu d’éclaircir la pensée, la dissipent ; l’éloquence est étouffée sous l’appareil oratoire, et le discours trop divisé tombe en poussière.
Dirai-je aussi que la dialectique, dont l’effet est si grand du haut d’une chaire ou d’une tribune, d’où elle semble jeter sur l’auditeur comme un filet invisible, ne paraît guère, aux yeux d’un lecteur tranquille, qui en suit froidement les déductions, qu’un procédé artificiel et spécieux, plus propre à faire tort à la vérité qu’à la servir ? Je me défie de la dialectique, quand je vois tout le moyen âge enchaîné au syllogisme, et l’esprit humain tournant sur lui-même pendant des siècles, dans le cercle étroit d’une vaine méthode d’argumenter. Si la vérité importe plus que le chemin qui nous y mène, je préfère un libre mélange de raisonnement et de sentiment qui me persuade, à cette trame d’une argumentation en forme qui veut me prendre et qui me manque. J’entends pourtant vanter les logiciens, mais je cherche quelles gens ils ont su convaincre. Le premier des logiciens, Pascal, ne vient pas à bout de nous par sa logique.
Sa vraie puissance est dans son éloquence passionnée : sa victoire, c’est de nous accabler de l’insuffisance de nos lumières.
Les sermons de Bourdaloue, sans l’action de l’orateur, sans la méthode, perdent encore, pour nous qui les lisons, l’effet des hardiesses fameuses de sa morale et de la généreuse audace de ses allusions.
Cette censure des grands désordres dans de grandes conditions ne nous atteint pas dans notre obscurité et dans nos passions, bornées comme notre vie. Nous pourrions en être touchés comme de la vérité d’une peinture historique ; mais il y aurait fallu un pinceau plus vigoureux que celui de Bourdaloue. Il s’en faut en effet que sa parole soit aussi hardie que son sentiment. Ses peintures n’ont été vraies que pour ceux qui pouvaient les appliquer à des vivants ; ses allusions nous échappent. Il y faudrait une clef ; encore cette clef pourrait-elle bien ne nous apprendre qu’une chose, c’est que le sermon a été plus timide que l’histoire.
Quand je lis les Caractères de La Bruyère, je n’ai que faire d’une clef ; c’est ce que je lis qui vit. Et quel intérêt ai-je à chercher sous ce portrait immortel l’original qui n’est plus ? L’allusion d’ailleurs, dans La Bruyère, est une création ; c’est une personne. Dans Bourdaloue, ce n’est qu’un peu de scandale généreux qu’autorisait la sainte liberté de la chaire. A la lecture, l’allusion n’atteint personne ; les esquisses n’étant plus pour nous des indiscrétions inattendues et redoutées, nous leur faisons un tort de la charité qui a retenu le crayon du peintre.
Je ne m’étonne donc pas de l’espèce d’oubli où tomba Bourdaloue après ce grand éclat de ses prédications. Du temps de Mme de Sévigné, on allait en Bourdaloue ; l’homme était comme une institution, comme une église à lui seul. Sitôt que la mort eut fermé cette bouche éloquente, ses sermons furent négligés. On oublia Bourdaloue pour Massillon, qui le remplaça bientôt dans cette chaire à peine vide un moment, où se renouvelaient pour les besoins religieux de Louis XIV les grands orateurs, de même que les grands poètes s’étaient succédé pour ses plaisirs, les grands généraux et les hommes d’Etat pour ses affaires. Il ne reste du Bourdaloue que l’écrivain excellent, et fort à étudier ; il reste le plus abondant et peut-être le plus judicieux de nos moralistes.
Toute la morale chrétienne est dans ses sermons. Il en avait appris la science dans la longue pratique de la direction des âmes, où il était si recherché et si habile. Employant quelquefois jusqu’à six heures par jour aux confessions, et attirant à son tribunal les petits et les grands, les riches et les pauvres, dans l’égalité de la pénitence, toutes les prévarications humaines lui avaient dit leur secret. Il n’y ajoute rien de son fond. Il semble qu’il répugne à sa conscience si droite de faire des spéculations arbitraires sur le mal dont l’homme est capable ; il ne révèle que ce que le confessionnal lui en a appris. Cette morale de direction, sans raffinement comme sans prescriptions excessives, a le mérite de n’exciter ni le découragement par trop de défiance de nous-mêmes, ni une indiscrète curiosité de notre fond par trop de découvertes ingénieuses. L’imagination n’y vient pas distraire la conscience, et le plaisir de voir des singularités n’y trouble pas la résolution de faire le bien. On sait gré à un homme de tant d’esprit d’en montrer si peu, à l’auteur consommé de rester toujours l’homme du saint ministère, chargé, non de nous être agréable, mais de nous corriger.
Les moralistes ont peut-être le défaut de trop se complaire à la morale ; c’est un emploi si honorable de leur esprit, qu’ils ne s’en défient pas. Ils pensent sincèrement n’en avoir que pour le service des autres, et même le travers d’en montrer plus qu’ils n’en ont leur est dérobé par l’honnêteté de leur dessein. Il est admirable avec quelle simplicité sévère Bourdaloue moralise ; le goût lui en était venu du devoir, du sentiment de l’utilité, bien plus que d’un tour d’esprit particulier. On ne rend pas plus gratuitement plus de services ; on ne peut pas faire plus pour éviter la louange. Elle lui vint pourtant plus d’une fois ; mais ce fut sous la forme de remercîments adressés au directeur efficace par des consciences malades, que ses soins avaient rétablies.
Le grand succès de Bourdaloue est d’un temps où la critique proposait aux auteurs, pour idéal commun à tous les ouvrages d’esprit, la raison. Un peu avant lui, l’idéal avait été la nature. On y était revenu après les abus du bel esprit et par dégoût du précieux. De la nature on en vint bientôt à la raison, qui n’est que la nature dans sa perfection. Ce doit être en effet l’idéal des lettres, puisqu’on ne peut s’y élever qu’avec un esprit et un cœur droits. La théorie de la raison en littérature est toute une morale. Mais en nettoyant le discours de toute affectation, en voulant qu’un écrit fût d’abord la plus honorable des actions, la théorie de la raison rendait les auteurs un peu timides, et leur faisait craindre leur imagination comme une tentation du bel esprit. Dans Bourdaloue, l’humilité du prêtre avait dû aggraver la sévérité de cette doctrine, et de même qu’il ne montre pas tout l’esprit qu’il avait, de même il avait plus d’imagination qu’il n’en laisse voir. Ses peintures sont plutôt des sentiments que des images. Il se souvient des choses, il ne les voit pas au moment où il parle ; ou, s’il les voit, il semble qu’avant de les peindre, il les éteigne.
Sa langue est comme ses peintures, exacte en perfection, mais timide. Il ne rejetait point les pensées communes, dit le Père Bretonneau70 ; mais les pensées communes accablent les langues de termes dépréciés et effacés par l’usage. Bourdaloue y est d’autant plus sujet, qu’il était plus au-dessus du travers de rendre extraordinaires par les mots les choses communes. Croyant ces choses communes utiles à son propos, il ne voulait pas avouer, en les ornant, que des paroles utiles peuvent n’être pas assez belles. Dans les endroits relevés sa langue est vigoureuse, mais toujours modeste.
Les sermons sur les mystères sont la partie la plus faible de l’œuvre de Bourdaloue. Sa dialectique sans enthousiasme ne convainc pas et nous laisse froids. Ses efforts pour prouver l’incompréhensible sentent l’école plutôt que l’angoisse du génie, et tout son discours reste au-dessous du sujet. Attaquer la raison sans la vaincre, sans l’étonner du moins, comme fait Bossuet, sans l’épouvanter, comme fait Pascal, c’est risquer de la rendre indifférente ou d’ajouter à sa superbe.
Bourdaloue n’use pas même de preuves qui lui soient propres ; il ne quitte point l’école d’un pas, et il n’emploie que les raisonnements consacrés. Et pourtant telle est la simplicité et la profondeur de sa foi, qu’à la longue on se sent touché de respect. Au lieu d’un avocat qui veut nous donner à croire ce qu’il ne croit pas, ou d’un rhéteur qui, dans la cause de la vérité, n’oublie pas les affaires de son esprit, c’est un prêtre qui n’a que la foi du troupeau, un docteur qui a conservé la docilité du disciple. Il n’est ni agité du désir de trop prouver, ni inquiet de prouver trop peu. Si son âme fut jamais troublée par les difficultés de la foi, il n’en reste pas de traces. Il n’a pas à se démontrer à lui-même ce qu’il va enseigner ; il transmet la doctrine telle qu’il l’a reçue, en y ajoutant l’autorité de la soumission plutôt que la nouveauté de motifs personnels.
Il ne faut pas d’ailleurs chercher dans les sermons de Bourdaloue ces vives peintures
des personnes divines dont Bossuet anime l’explication des dogmes. Il semble qu’il
n’ait pas osé élever ses regards jusqu’à elles, et qu’il n’ait pas cru permis au
chrétien de s’en faire des images trop sensibles. Pour lui Dieu n’est que le premier
des dogmes chrétiens et le mystère des mystères. Il y croit de foi ; il l’aime d’un
amour qui n’ose être tendre, et dans ce double sentiment, il fait taire toutes ses
pensées. Il ne prend pas plus de liberté avec le Christ, malgré les invitations de
l’Homme-Dieu à venir à lui, à le suivre, à le toucher. Loin d’imiter l’affectueuse
familiarité de paroles où, plus rassuré par l’homme qu’intimidé par le Dieu, Bossuet
se laisse aller, Bourdaloue semble craindre de voir l’homme dans le Dieu. Il se tient
à l’écart, il le regarde de loin, dans la foule, plus ébloui qu’attiré par l’auréole
lumineuse qui entoure sa tête. Enfin Marie, la médiatrice, il n’ose pas la contempler
dans la dignité ineffable que le mystère lui a faite ; il ne la voit pas comme
Bossuet, avec ses grâces qui rendent le mystère plus aimable ; il s’en fait des images
sévères et tristes, et quand il parle « de son exacte régularité, de son
attention à ne se relâcher jamais sur les moindres bienséances, de sa conduite à
l’épreuve de la plus rigide censure »
, ne dirait-on pas qu’il s’agit de
quelque pénitente ou d’une personne en religion ?
Il garde la même réserve avec les saints et les Pères : ce sont des autorités, des traditions, soit pour les mœurs, soit pour la doctrine ; des vases d’élection, non des personnes. Bossuet les a vus et suivis dans leur passage à travers cette vie ; il n’a pu les fréquenter sans faire amitié avec eux. Bourdaloue ne connaît des saints que leurs pensées ; les personnes ne lui apparaissent que sous les voiles mystiques et les traits uniformes des bienheureux.
En résumé, dans la théologie comme dans la morale de Bourdaloue, il n’y a rien pour l’imagination, et c’en est peut-être le défaut. Je sais bien que le christianisme fait la guerre aux sens, et que l’imagination étant de toutes nos facultés la plus sujette à leur influence, il est d’orthodoxie de ne lui pas être complaisant ; mais il y a un juste milieu entre lui trop complaire et ne lui faire aucune part. Le christianisme ne croit pas qu’il y ait excès à s’aider de toutes nos facultés pour faire pénétrer la lumière au fond de notre âme, à travers nos doutes, nos langueurs et nos ajournements. Il se tient à égale distance d’une spiritualité aride et du culte grossier des images.
Bourdaloue ne s’adresse qu’à la raison, par la voie du raisonnement. C’est un piège que le rationalisme protestant avait tendu au catholicisme. Une religion qui ne parle qu’à la raison risque fort de ne pas persuader, et de détourner sur elle-même les doutes qu’elle n’a pas dissipés. Les choses mal prouvées font plus d’incrédules que les choses qui s’imposent d’autorité. On a songé à réfuter Pascal, et Bossuet n’a jamais été contredit. C’est que Bossuet ne raisonne pas comme l’école ; il explique, à l’aide de tous les moyens du discours. Le raisonnement ne vient qu’en son lieu, et semble moins un procédé qu’un mouvement de l’âme. Bossuet raisonne comme le peuple fait des figures. Pendant que le dialecticien échoue devant la raison de tel petit esprit opiniâtre qui, du doute où vous l’avez laissé, passera bientôt au mépris, Bossuet, en attaquant l’homme par tous les points sensibles, abat toute contradiction, et jette l’âme la plus rebelle dans un trouble d’où sortira peut-être la foi, d’où ne sortira jamais le mépris.
§ III. Massillon. §
Si Bossuet est l’orateur de la chaire, si Bourdaloue en est le dialecticien, Massillon en est le rhéteur.
Il ne faut pas prendre cette qualification par le mauvais côté. N’est pas rhéteur qui veut. Il y a souvent de l’orateur dans le rhéteur. Une imagination vive, une mémoire vaste et prompte qui sert comme d’une seconde intelligence, le talent d’écrire, la science du langage ; on n’est pas rhéteur à moins. Pourtant ce mot signifie plus d’esprit que de génie, plus d’habileté que d’invention, plus de procédé que d’inspiration véritable. C’est un art dont l’objet est moins de persuader que de plaire. On y donne plus de soin aux mots qu’aux choses, à l’éclat du discours qu’à l’efficacité, et, dans le langage même, à l’harmonie plutôt qu’à la propriété, à ce qui brille qu’à ce qui se grave.
Il y a de tout cela dans Massillon ; mais, pour être juste, mettez-y le correctif et comme le charme d’une intention toujours pure, d’une foi sincère, de la raison et de la charité. S’il est rhéteur, c’est que son procédé est trop souvent au-dessous de son dessein, et ses moyens moins bons que sa volonté.
C’est un premier trait du rhéteur, dans Massillon, que de négliger le dogme et les mystères, et de donner toute la place à l’enseignement moral. Déjà Bourdaloue avait affaibli l’autorité du sermon en y réduisant la part du dogme. Massillon, en l’omettant tout à fait, ou, ce qui est pire, en ne le rappelant que pour mémoire, fit du sermon une leçon de morale, où le christianisme ne paraît être que la plus sévère des philosophies humaines. Il tient les mystères pour établis, les difficultés de la religion pour résolues ; il craint de hérisser son discours de textes sacrés ; s’il cite les Pères, c’est pour ôter au discours l’air mondain plutôt que pour y mettre le nerf de la tradition. Le christianisme dogmatique ne lui est redevable d’aucune de ces démonstrations imposantes qui affermissent la foi ou embarrassent l’incrédulité.
La force manquait à Massillon pour les âpres méditations où Bourdaloue et surtout Bossuet avaient trouvé leur logique. Sa foi, plus douce que profonde, était facilement satisfaite, et sa vertu le menait au dogme par la morale. Il faut dire aussi que le temps où il prêchait n’était guère favorable à l’exposition théologique. Les querelles religieuses de la fin du siècle avaient lassé tout le monde. L’auditoire craignait la théologie contentieuse. Un ennemi venait de s’élever contre le christianisme : c’était la philosophie. Elle parlait aux imaginations, elle avait la faveur de la mode ; il fallait que la chaire lui disputât les esprits, et, comme la philosophie se piquait de n’avoir affaire qu’à la raison, la chaire s’accoutumait à retirer du débat le dogme qui veut le sacrifice de la raison, et n’y laissait que la morale dont les plus incrédules s’accommodent.
C’est ce que fit Massillon, et je le dis plus à son excuse qu’à sa gloire : ces sortes de transactions compromettent le principe qui a cédé. Je me fais une belle image d’un orateur chrétien se roidissant alors contre les dédains et les sourires de la philosophie, et qui se serait retranché de plus en plus dans la science du christianisme, aimant mieux rebuter la frivolité de son auditoire que de commettre le fond de la religion. Ce rôle ne tenta pas Massillon. Esprit facile, aimable, moraliste par vocation, il n’eut pas même la pensée de résister à son temps ; il parla peu du dogme à ces oreilles superbes. Servit-il du moins la foi par la morale ? J’en doute, et la vérité me force d’en dire les raisons.
En ôtant au sermon l’autorité du dogme, Massillon ne se dissimulait pas qu’il affaiblissait la chaire chrétienne : pour compenser ce désavantage, il outra la morale. La plupart de ses sermons sont impitoyables. Le mot crime, dont il caractérise les infractions à la loi chrétienne, s’y présente en mille endroits où l’on ne voudrait voir que le mot de péché. Le sermon sur le Petit nombre des élus, son chef-d’œuvre, découragerait même les saints. Il n’y a pas de paix possible pour qui l’a lu avec foi. Où fuir en effet, où se cacher ? Je ne sache que le quiétisme pour recueillir le fidèle épouvanté par cette impossibilité d’être sauvé. Il n’y a plus qu’à s’offrir à la maladie qu’on ne peut pas guérir, à courir au-devant d’une condamnation qu’on voit inévitable. Qui sait si les derniers quiétistes ne se recrutèrent pas parmi les auditeurs encore tremblants du sermon sur le Petit nombre des élus ?
Ces excès de la morale de Massillon parurent à beaucoup de gens des éclats de zèle indiscret, ou, ce qui est plus fâcheux, des figures d’éloquence. Le danger d’une morale outrée, c’est de ne pas nous convaincre des crimes dont elle nous accuse, et de nous laisser dans un doute plus favorable à la rechute qu’au repentir. En nous ôtant la force de contenter une doctrine si exigeante, elle nous en ôte jusqu’à l’envie. Je vois les mondains de la Régence, au sortir de ces sermons foudroyants, souriant des duretés de ce prêtre si doux, et tout prêts à se trouver innocents par l’impossibilité de se croire si coupables. Tel est l’effet de toute morale exagérée. La morale, même chrétienne, ne doit pas nous demander plus que nous ne pouvons, sous peine d’obtenir moins que nous ne devons. Ce qu’on dit de l’excès du droit, qui n’est que la suprême injustice, est vrai de la morale outrée ; elle peut corrompre une âme faible en lui rendant la vertu inaccessible.
N’est-il pas singulier que les grands docteurs devanciers de Massillon aient été plus doux que lui pour le pécheur ? Combien qui croient le contraire, et à qui Massillon paraît à la fois un théologien plus traitable et un moraliste plus indulgent ! Il ne faut pas cependant que ce nom aimable et populaire fasse tort à Bossuet ni à Bourdaloue. Le propre de leur morale est de se proportionner aux forces humaines. L’innocence à laquelle ils nous invitent n’est interdite à personne. Ils pensent moins à nous épouvanter qu’à nous tenir en inquiétude sur nous-mêmes, et l’honnête homme, ne le fût-il que selon le monde, ne trouve rien dans leurs prescriptions que sa conscience ne lui ait conseillé.
L’exagération du moraliste dans Massillon n’est pas seulement une sorte de compensation de ce qu’il retranchait au dogme ; je crains d’y voir une habitude de rhéteur. Le rhéteur n’a pas la véritable invention qui consiste dans les raisons moyennes ; il veut frapper fort, et il cherche dans les choses outrées la force que l’orateur trouve dans les choses justes. S’il est homme de bien et qu’il prêche la morale, je m’attends à ce qu’il soit terrible. Il accablera les gens de son innocence ; il aura des haines de tête contre les vices dont sa pureté l’a préservé, et il s’en fera des images d’autant plus affreuses, qu’il ne les aura pas même connus par la tentation. Il insultera les pécheurs ; il leur jettera la malédiction et l’anathème ; la chaire chrétienne retentira d’expressions violentes. Trop souvent le doux évêque de Clermont nous apparaît avec l’épée de l’ange exterminateur à la main.
Outre cette violence innocente, la composition, le langage, tout dans les sermons de Massillon trahit le rhéteur. La Harpe, qui le loue beaucoup trop71, a cependant dit le mot qui caractérise justement sa manière de composer ; ce mot, c’est l’amplification. L’amplification est l’éloquence des rhéteurs. Il ne faut pas la confondre avec le développement : développer est un art, amplifier n’est qu’un procédé.
Bourdaloue nous offre un beau modèle de l’art de développer. Il ne tire du sujet que des idées importantes ; aucune qui soit de trop, ou qui n’ait avec l’objet du sermon le rapport du chemin au lieu où l’on va. Son ordre n’est pas cet arrangement artificiel qui fait passer les petites raisons avant les grandes, et qui prétend amorcer l’auditeur avant de le prendre. Il n’use d’aucune raison qui ne soit, en son lieu, la raison capitale, dans un raisonnement qui croulerait si elle était fausse. Il développe les choses par leur fond ; Massillon amplifie. Le premier voit son sujet, il le circonscrit et le traite à fond ; le second le cherche encore après y être entré, et, en courant un peu au hasard après ses richesses naturelles, il suscite d’autres sujets qui étouffent le principal, comme les branches gourmandes qui épuisent l’arbre à fruit. De vaines subdivisions où il a renchéri sur la subtilité de Bourdaloue72, servent à marquer l’ordre du discours, et sont comme des jalons plantés à l’aventure dans un terrain vague et sans bornes. Cette incertitude du premier dessein se fait sentir dans l’exécution ; souvent les idées s’y pressent plutôt qu’elles ne se suivent. La plus forte vient avant la plus faible, et la même se reproduit plusieurs fois sous des mots différents. Tantôt le discours, après avoir fait un pas en avant, recule ; tantôt il tourne sur lui-même. Cependant un certain mouvement le précipite ; mais c’est comme la mer dans une décoration de théâtre : ces flots-là ne vont à aucun rivage.
Le style de Massillon a tous les défauts de l’amplification ; les figures de mots y abondent, et en particulier celles qui simulent la véhémence. La phrase y affecte presque exclusivement la forme d’une période dont les membres se font équilibre, quelquefois par le poids des idées, trop souvent par le nombre et le son des mots. Les paroles suscitent les choses, à peu près comme dans certaines poésies les rimes appellent les vers. Le bel esprit trouve à s’y mêler, et ses vaines fleurs, semées parmi tant de pieuses invectives, montrent que le désir de corriger l’auditoire ne fait pas négliger à l’orateur le soin de lui plaire73.
Que dans des sermons où le dogme a presque honte de se montrer, où la morale est excessive et la composition artificielle, où le prédicateur n’oublie pas qu’il parle devant des admirateurs de Fontenelle et de Lamotte, la langue ait fléchi, qui s’en étonnerait ? Cette langue, si hardie, si colorée dans Bossuet, si saine, si exacte dans Bourdaloue, Massillon l’a gâtée. Les nuances douteuses qu’il y prodigue l’étendent comme l’amplification étend le sujet en l’énervant, ou comme l’eau étend le vin en lui ôtant sa force.
Sans insister sur ce que le génie de la langue trouverait à y redire, on se heurte, dans Massillon, à deux défauts communs à tous les rhéteurs dans toutes les langues, l’impropriété spécieuse et la fausse précision. Pour un esprit attentif, ce sont des défauts bien autrement graves que les grosses fautes ; car les grosses fautes ne trompent personne. La fausse précision, l’impropriété spécieuse, nous font illusion. On s’imagine que beaucoup de finesse doit se cacher sous des termes qui expriment plusieurs choses à la fois, et que c’est la langue qui a fait faute à l’auteur. J’y verrais plutôt le contraire. C’est pour n’être pas tombé juste sur ce qu’il avait à dire, qu’il a dit plus, ou qu’il a dit autre chose.
Cette corruption de l’éloquence religieuse n’est nulle part plus marquée que dans le Petit Carême. On regarde pourtant ce petit livre comme le chef-d’œuvre de Massillon. Est-ce parce que les sermons y sont plus courts ? Est-ce sur la foi de l’estime qu’en faisait Voltaire qui le copia, dit-on, plusieurs fois de sa main, et qui l’avait toujours sur sa table avec Athalie74 ? On lit si peu les sermons, qu’il se peut bien qu’on se prenne d’admiration pour ceux qu’on a lus jusqu’au bout. Et qui s’aviserait d’ailleurs de ne pas trouver bons des sermons recommandés par Voltaire ?
Massillon gagnerait, ce semble, à ce que le Petit Carême ne passât
point pour son plus beau titre. Voltaire, bien que d’un goût si sûr, ne voit pas
toujours juste. Il s’en faut qu’il soit infaillible dans ses jugements sur Corneille.
Sur Pascal, il ne s’est pas trompé seulement par passion antichrétienne. Enfin
n’a-t-il pas dit de Tacite : « C’est un fanatique pétillant d’esprit75? »
Il y a bien de la rhétorique dans les tragédies de
Voltaire. La prédilection pour le Petit Carême ne trahit-elle pas
une complaisance secrète du rhéteur en vers pour le rhéteur en prose ? Est-ce
l’éloquence qu’il y goûtait, et non pas plutôt l’habileté du langage et le tissu
souvent plus précieux que l’étoffe ? Les grands écrivains ont quelquefois la
superstition de l’artiste pour la façon ; le bien-dire les touche presque plus que le
vrai ; ils nous laissent à nous le soin de le démêler parmi ces merveilleuses adresses
de l’art, dont ils sont quelquefois épris jusqu’à en être dupes.
Les belles qualités qu’on peut louer dans le Petit Carême sont mêlées,
dans l’Avent, de moins de défauts. A l’époque où il prêchait l’Avent, Massillon était plus près des exemples de Bossuet et de
Bourdaloue, et la chaire d’où celui-ci venait à peine de descendre était encore
remplie de cet esprit de religion sévère, et de ce grand goût qui avait fait du
prédicateur le directeur des esprits non moins que des consciences. Massillon avait
encore à ses sermons le grand auditeur à qui successivement Bossuet et Bourdaloue
avaient fait plus aimer la vérité qui corrige que le bel esprit qui amuse. Après la
mort de Louis XIV, parlant à une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, charmée des
premières hardiesses de cette philosophie qui devait lui être si meurtrière, il crut
qu’il fallait rendre le sermon agréable pour rendre la religion efficace. Dans ses
duretés contre les courtisans, il laissa se glisser l’esprit de cour, et fit admirer
aux grands la main habile qui leur portait des coups encore innocents. En les
accablant, il les amusa. Plus d’un de ces grands criminels, comme il les appelait, dut
lui dire de ses sermons : « Mon père, il y a plaisir à être damné par
vous. »
Mais, même dans le Petit Carême, le rhéteur, en plus d’un endroit, redevient orateur. Au lieu de l’amplification oratoire, nous avons la vraie éloquence. La chaleur descend de la tête au cœur, les fortes raisons se succèdent et s’enchaînent dans un ordre naturel ; la stérile abondance du procédé fait place à la fécondité de l’invention ; on est ému, on sent quelque chose de ce trouble où nous tient Bossuet tant qu’il parle ; on devient attentif comme à la vigoureuse dialectique de Bourdaloue. Je reconnais là les traditions d’un grand art. Ajoutez-y les qualités personnelles de Massillon, surtout la facilité qui répand tant de grâce sur les parties solides de ses discours. Par cette facilité aimable, par certains ressouvenirs de la poésie antique, Massillon ressemble à l’archevêque de Cambrai76. Cette abondance de motifs rappelle les conseils un peu longs de Mentor à Télémaque. C’est la physionomie de l’homme, et il ne faut pas oublier que cet homme fut un des meilleurs et des plus doux de son temps. Sévère seulement du haut de sa chaire, et, comme il arrive, d’autant plus timide dans la conduite, celui qui avait supprimé les degrés dans les fautes, et pour qui tout était crime, consentait à sacrer l’abbé Dubois.
Telle est l’histoire du sermon à ses trois époques. En perfection dans Bossuet, dans Bourdaloue il se soutient ; il fléchit dans Massillon. Mais peut-être faut-il oublier ces différences, et savoir se placer au-dessus des scrupules du goût, pour porter un juste jugement sur ce magnifique recueil de nos sermonnaires, monument unique dans l’histoire des lettres, sans modèle comme sans égal chez les autres nations chrétiennes.
Dieu seul sait ce que tant de conseils de direction, tant de révélations sur le cœur humain, tant d’adresse et d’insinuation pour y pénétrer, tant d’autorité pour forcer les hommes à y lire et à se voir en face, tant d’éloquence ou persuasive, ou véhémente, ou tendre, ont dû raffermir de conduites, réveiller de consciences languissantes, ouvrir de mains pour l’aumône, relever par le repentir d’âmes dégradées par la faute, adoucir de misères, guérir de blessures, et, le moment du dernier voyage arrivé, susciter de belles morts et envoyer d’âmes consolées à la source de toute miséricorde ! Ne jugeons pas de cette morale par le mal qui a continué son cours malgré elle, mais par celui qu’elle a prévenu ou réparé. Par malheur, le mal qui se fait est le seul qui laisse un souvenir ; l’histoire l’enregistre et amuse la curiosité humaine de ses scandales ; le mal qui ne se fait pas n’est su que de celui qui seul connaît le nombre des bons et des méchants, et qui pèse les sociétés et les siècles. C’est faute de voir ce que le frein de la morale religieuse a empêché de mal, et pour n’avoir vu que ce qu’il n’en empêche pas, que l’homme en vient à lui préférer, comme règle des mœurs, les trompeuses lumières de la raison individuelle.
Notre société, notre temps, en seraient-ils arrivés là ? La morale de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, n’y serait-elle plus la loi des consciences ? Il faudrait trembler alors, car je ne sais pas quelle force spirituelle ferait vivre et prospérer une société où l’on ne croirait plus qu’à ces deux choses : la fin de la morale chrétienne et l’impossibilité de la remplacer !
II. Pertes dans la philosophie morale. Vauvenargues. §
§ I. §
Vauvenargues moraliste.
La philosophie morale faisait de plus grandes pertes encore que l’éloquence religieuse, en tombant des moralistes du dix-septième siècle à Vauvenargues. Cependant on a, dans ces derniers temps, qualifié cet aimable écrivain de moraliste du premier ordre. Il faut ménager de telles expressions. Du premier ordre dans un genre où le premier ordre est formé de Pascal, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Nicole, quand Nicole écrit le Traité des moyens de conserver la paix parmi les hommes, cela veut dire que Vauvenargues est leur égal ; c’est en dire trop.
Il y a bien des raisons pour lui contester le rang que lui assigne la prévention de ses panégyristes. Je n’en veux donner qu’une seule : il lui manque l’autorité. L’autorité d’un moraliste lui vient du principe même de sa morale. Ce n’est pas assez que ses maximes aient été des vues désintéressées de son esprit ou des inspirations de son cœur ; il lui faut une foi qui donne à sa morale le caractère d’une croyance transmise, et qui la mette au-dessus de ce droit capricieux que nous avons sur nos pensées.
La foi dans la morale chrétienne, comme science de l’homme et comme règle des mœurs, est le principe commun aux immortels devanciers de Vauvenargues. La guerre aux passions, voilà leur objet. Dans les plaintes poignantes qu’exhale Pascal sur la misère de l’homme, dans les peintures que La Bruyère a tracées de nos ridicules, dans les soupçons violents dont La Rochefoucauld nous poursuit, dans les conseils de charité que nous insinue le doux Nicole, le trait commun, c’est que les passions y sont traitées en suspectes. L’autorité de ces grands moralistes est surtout dans l’unanimité de leur défiance contre les passions. Que les passions refusent de se rendre à cette autorité, qu’elles se regimbent, que m’importe ? La meilleure preuve de l’existence de l’autorité est la résistance qu’on lui fait.
L’autorité de La Rochefoucauld n’est pas d’autre sorte que celle de Pascal, de Nicole, de La Bruyère.
C’est vouloir se tromper que d’en faire honneur à ce qu’on appelle son grand style. Grand style, soit ; pourvu que cette grandeur ne soit pas creuse, et qu’elle lui vienne des vérités qui remplissent les mots. On en veut beaucoup à la Rochefoucauld, c’est tout simple ; ce sont en grande partie ses originaux qui réclament ; ils ont leurs raisons pour croire qu’à vouloir expliquer toutes les conduites des hommes par l’intérêt, on les calomnie. Ils seraient bien aises d’arracher de nos mains le flambeau que La Rochefoucauld y a mis pour nous les faire reconnaître. Cependant quelques honnêtes gens qu’il a peut-être méconnus, se plaignent aussi, quoique moins haut. Qu’il nous ait par moments jugés par prévention plutôt que sur pièces, je ne le nie pas ; mais là même il ne cesse pas d’être vrai ; et, pour le trouver vrai, il suffit qu’en méditant avec candeur sur les plus sévères de ses maximes, nous ne nous sentions pas incapables de toutes les fautes dont nous sommes innocents.
Dans ces quatre grands moralistes, ce qui fait l’autorité, c’est une règle uniforme, et cette règle est comme un corps de prescriptions contre les passions. L’un nous montre leur impuissance pour notre bonheur ; l’autre, leur étroite affinité avec nos travers et nos vices ; celui-ci, l’obstacle incessant qu’elles font à notre paix avec nous-mêmes et avec les autres ; celui-là, leur présence, soit visible, soit inaperçue, dans toutes nos actions et toutes nos pensées. Tous les quatre leur font la même guerre, ici ouvertement et avec colère, là par des insinuations, ailleurs par des railleries ; le plus indifférent les déshonore en s’amusant. C’est bien sévère, je le sais ; mais ce qui n’est pas cela n’est pas la morale. Appelez-le d’un autre nom, si beau que vous voudrez, soit ; mais laissez le nom de morale à l’art de nous mettre en défense contre nos passions, et donnez le titre de moralistes de premier ordre à ceux-là seuls qui ont le mieux enseigné cet art, et qui, dans nos combats contre nous- mêmes, nous ont pourvus des meilleures armes.
Si Vauvenargues n’est pas de ceux-là, c’est qu’au lieu de nous prévenir contre nos passions, il nous les recommande. Peu s’en faut qu’il ne prenne leur défense contre le mal que ses prédécesseurs nous en ont dit. Il jette de la défaveur sur les vertus chrétiennes, la prudence, l’humilité, le manque d’ambition, la crainte de soi-même qu’il appelle servile. Au contraire, il loue l’ambition, il exalte l’amour de la gloire ; il veut que l’homme vive de toute sa vie, de toutes ses forces, de toutes ses passions même, à charge de les conduire et d’en rester maître. Il est très vrai qu’il n’entend pas leur lâcher la bride ; mais à quoi bon la restriction ? Elle arrive quand le mal est fait, et que, loin de pouvoir conduire sa passion, l’homme n’est plus maître de son âme. Honorer, relever, encourager les passions, les envier presque comme des prérogatives, — Vauvenargues va jusque-là, — sauf à leur tracer après un champ et des limites ; autant courir après la pierre une fois lancée. Il n’est plus temps ; on a ôté un dernier scrupule à la passion et fait tomber une dernière résistance.
Que penserait-on, en littérature, d’un critique qui s’évertuerait à nous prouver que nous avons le droit de faire du nouveau à tout prix, et qui pousserait à la production des livres, au nom des libertés de l’esprit humain ? Il faut réserver le titre de critique à celui qui nous avertit, non de ce qu’il nous est loisible, mais de ce qu’il nous est périlleux d’écrire, et qui nous enseigne les devoirs de l’écrivain et les droits du lecteur. Pourquoi Boileau est-il un critique de premier ordre ? C’est qu’il nous dit, en vers excellents, ce qu’il ne faut pas faire, et même ce qu’il faut vouloir faire malgré nous.
La morale, pour tout dire, n’est pas une transaction. Elle n’est pas non plus la théorie de la conduite d’un d’homme, fût-ce le plus homme de bien, fût-ce un sage. Elle n’affecte pas d’ailleurs d’ignorer notre nature. Elle sait aussi que la coutume, les mœurs publiques, l’opinion, toutes ces règles inégalement variables, nous instruisent assez de ce qui nous est permis, outre notre propre penchant et l’exemple des autres. A quoi bon nous l’enseigner avec complaisance ? Belle découverte que de nous dire que les passions ont du bon, qu’elles peuvent être des aiguillons pour le bien, que la vertu n’est souvent qu’une passion réglée ! Le moraliste a mieux à faire que cela. Il nous rappelle ce qui échappe à notre mémoire fragile ou subornée. Il nous montre qu’il y a plus loin d’une passion à une vertu qu’à un vice ; il nous tient en défiance contre nous-mêmes ; et, quand il est un Pascal, il nous passionne contre nos passions. Rien n’est de trop pour que l’avertissement arrive aux plus sourds, et l’inquiétude aux plus tranquilles. La sévérité, l’ironie, la prévention qui tient en haleine même l’innocence, tout sert, tout est bon pour cette défense incessamment nécessaire de la conscience contre l’appétit, de l’âme contre le corps. Nous cherchons pourquoi nos grands moralistes sont grands écrivains. Il est vrai qu’ils le sont de génie ; mais leur génie, c’est la foi en la morale chrétienne, et cette morale est la suprême vérité sur la nature humaine.
Vauvenargues, en louant les passions, ne fait que prendre parti, à son insu, pour les relâchements de son temps contre les sévérités du temps précédent. Il ne rend pas la morale plus pratique ; il l’accommode à la pratique de son siècle, ce qui est fort différent. Il y a un excès insupportable à dire qu’il restitue à l’homme ses vertus. On ne peut pas, dans un même temps, restituer à l’homme ses vertus et le réconcilier avec ses passions. La vertu, c’est la force qui résiste à la passion. Vanter à l’homme ses passions, même en arrêtant l’éloge où commencent leurs dangers, c’est risquer de diminuer la force qui leur tient tête. Je vois bien l’intention de Vauvenargues, et elle est à sa louange : il croit que ses devanciers, en dépréciant les passions, ont ôté à l’homme l’aiguillon ; il veut le lui rendre, mais il lui ôte le frein.
Car enfin quelle est dans Vauvenargues la règle du devoir ? Je vois bien des maximes, et des meilleures, et de quoi faire plus qu’un homme de bien. Mais je préférerais moins de maximes et plus de principes. Les maximes sont de la personne ; elles forment comme une sagesse individuelle, accommodée à l’humeur, à la bonne et à la mauvaise santé, aux revers et aux succès ; les principes sont des règles à l’aide desquelles l’homme domine et conduit la personne. Il y a dans Vauvenargues beaucoup d’opinions honnêtes, d’impressions vertueuses qu’il convertit en maximes ; il n’y a pas de principes. La vertu n’est qu’une convenance de sa noble nature ; ce n’est pas une loi pour tous et dans les forces de tous. Par ses devanciers on se sent conduit ; et si par moments on leur résiste, si l’on cherche à se dégager de la main impérieuse d’un guide qui vous entraîne, cela même est encore excellent ; car, soit qu’on suive, soit qu’on refuse de marcher, on sait ce qu’on fait, et l’on reçoit un avertissement qui ne s’oublie pas. C’est proprement l’effet de l’autorité dans les grands hommes et c’est ce qu’on ne sent pas dans Vauvenargues.
Mais cette humeur, ces vues, ces impressions personnelles, ces épanchements de cœur, ces retours sur soi-même, tout ce qui est de sa propre histoire dans sa morale, voilà le vrai charme de cet aimable auteur. S’il n’est pas de ceux qu’on prend pour guides, il est de ceux qu’on voudrait avoir pour amis. Homme de son temps par la confiance naïve qu’il témoigne aux passions, par son peu de goût pour les règles trop sévères, combien n’est-il pas meilleur que son temps par sa candeur, par sa bonté, par une intégrité de vie que rendait si difficile et si méritoire la pire des pauvretés, celle d’un gentilhomme qui ne peut pas soutenir son état ! C’est par ses vertus mêmes qu’il est inconséquent. Il ne veut pas pour lui des facilités de sa morale. A la différence de bien des prêcheurs de sagesse, sa pratique vaut mieux que ses leçons.
Serait-il devenu conséquent ? Chrétien par la douceur et la pureté, le serait-il
devenu par la croyance ? Aurait-il fait une fin chrétienne et trouvé la paix dans la
foi aux sources divines de l’unique morale ? On a de lui une méditation sur la foi et
une prière que Voltaire veut lui faire supprimer comme « affligeant sa
philosophie. »
Il les maintient. Est-ce comme actes de foi, ou seulement
parce qu’il ne rougit pas d’avoir eu des aspirations chrétiennes, et peut-être aussi
par tendresse d’auteur pour des pages brillantes ? Il y a eu là tout au moins un jour
où la religion de sa mère lui a parlé. Je doute pourtant que la voix eût été enfin
écoutée. On avait, au temps de Vauvenargues, bien des illusions sur les passions ; on
en avait bien plus encore sur la raison. On la croyait infaillible depuis qu’on la
voyait émancipée. Il eût fallu un saint pour douter de la sienne, et Vauvenargues
n’est qu’un héros.
Mais ce qui me fait croire que la grâce n’était pas près de parler, c’est que, dans un portrait qu’il a fait de lui, à une époque où l’approche des dernières souffrances avait dû achever d’épurer sa belle âme, s’il y a des paroles douces, vertueuses, généreuses, il n’y en a pas d’humbles77. Tout l’orgueil du dix-huitième siècle s’est ligué pour empêcher Vauvenargues de s’humilier. Je suis sûr qu’il est bien mort ; je voudrais être sûr qu’il a emporté en mourant les suprêmes espérances.
§ II. §
Vauvenargues peintre de caractères.
Comme peintre de mœurs et de caractères, il faut se garder de comparer Vauvenargues au modèle du genre, La Bruyère. Il serait même bon, pour rester juste envers le disciple, d’oublier le maître. Mais cela se peut-il ? Nous ne nous détachons pas à volonté de ces types qui ont pris possession de nous, parce qu’ils sont nous-mêmes. C’est surtout pour la partie descriptive de sa morale, que le temps a manqué à Vauvenargues. Les peintures de caractères ne se font pas de fougue : s’il y a un genre où la jeunesse ne soit pas une qualité, c’est celui-là. Le temps seul donne la science, les solides couleurs, la variété, l’abondance des traits qui permet la sévérité du choix. Il faut que cela
s’écrive sur le tard, ou par un homme de génie qui a su dès sa jeunesse toute la vie humaine.
Vauvenargues, d’ailleurs, n’a pas bien pris le genre. Par la peur d’imiter, qui est
un piège comme l’imitation elle-même, il n’a pas voulu, dit-il, peindre les ridicules,
« mais des mœurs plus fortes, des passions, des vices, des caractères
véhéments, des portraits historiques. »
Comme s’il n’y avait rien de tout
cela dans ses devanciers ! D’ailleurs, en fait de portraits, on ne fait pas ce qu’on
veut ; on peint ce qui existe. Aussi Vauvenargues, ne trouvant pas de caractères sous
sa main, en imagine, ce qui est tout autre chose. La plupart de ses portraits sont si
complexes et si vastes, qu’on dirait une collection de traits mis en réserve pour
quelque travail ultérieur de triage et de choix. Tel de ses caractères est une foule
confuse ; ce n’est pas une personne.
Dans La Bruyère je vois des physionomies ; dans Vauvenargues, bon nombre de visages
n’ont rien d’individuel. Voici, par exemple, un homme qui professe, entre autres
maximes, « qu’on ne gagne point les hommes sans les tromper ; que l’honneur est
la chimère des fous, qu’il y a peu de sciences certaines ; que l’homme du monde le
plus digne d’envie est celui qui a le plus d’empire sur l’esprit d’autrui ; que
l’homme le plus heureux et le plus libre est celui qui a le moins de préjugés et de
devoirs. »
Quel est au juste ce personnage ? Est-ce quelque politique de
l’école de Machiavel ? Est-ce un de ces ambitieux qui s’appellent du nom plus exact
d’intrigants ? Est-ce simplement un sceptique ou quelque épicurien de l’école
d’Horace ? Est-ce un juge qui raille ? Enfin, ne serait-ce pas, sous un autre nom, le
même que Vauvenargues appelle ailleurs Lipse, ou l’homme sans
principes ? Non, ce n’est aucun de ceux-là ; je vous le donne à deviner ;
c’est Othon, ou le débauché. Et cet autre personnage que Vauvenargues
nous montre passant toute la matinée à se laver la bouche, n’est-ce point Othon
lui-même ? Point du tout : c’est l’homme pesant.
Dans les caractères de Vauvenargues, comme dans sa morale, le meilleur c’est ce qui le peint lui-même, ce sont les traces de sa vie douloureuse, c’est sa propre physionomie. On en trouve presque à chaque page les traits aimables et délicats : ici une bouche que la bonté rend souriante ; là un froncement de sourcils au souvenir de quelque injustice ou sous la pointe de la souffrance ; ailleurs les rides avant l’âge, stigmates touchants des injures de sa destinée. On peut, avec ces parcelles de la vie de Vauvenargues, le ressusciter et se le rendre présent ; on le voit et on l’aime.
§ III. §
Vauvenargues critique.
Vauvenargues me paraît plus original comme critique que comme moraliste. Critique n’est peut-être pas le mot juste ; spéculatif littéraire conviendrait mieux. C’est à la fois quelque chose de plus et quelque chose de moins : de moins, parce que Vauvenargues n’a pas la science du critique ; de plus, parce qu’il a ce que la science ne donne pas et ce qu’elle ôte quelquefois, la naïveté du sentiment.
Cette naïveté est son cachet. Elle relève le prix de tout ce qu’il dit de juste ; elle donne de la grâce à ses erreurs. Vauvenargues ne voit pas les fautes des autres par trop d’estime pour lui-même, ni par excès de complaisance pour son propre jugement ; il ne critique pas les gens pour s’élever sur leur réputation diminuée ; il n’attaque pas les noms consacrés pour rabaisser des rivaux. Sa critique est toute de sentiment.
Le sentiment est un excellent juge des beautés littéraires ; c’est même le meilleur, je le veux bien. Mais s’il nous découvre ce qu’il y a de plus admirable dans les livres, il ne nous avertit pas de tout ce qui est à admirer. Il est la partie la plus exquise du jugement dans la critique : il n’est pas tout le jugement. Vauvenargues juge pour les lecteurs de sa façon, pour ceux qui jugent par sentiment ; mais ils sont rares ceux qui lisent comme ceux qui écrivent avec le cœur. Il y a des beautés qui se sentent et d’autres qui se voient, et il se trouve beaucoup plus de gens pour les secondes que pour les premières. Le critique supérieur est celui que touchent les unes comme les autres. Mais à une époque où l’on voyait tant et où l’on sentait si peu, cette prérogative donnée au sentiment dénote en Vauvenargues un critique supérieur.
Dans sa morale, il n’est guère que de son temps ; et, quoi qu’on dise, être de son temps n’est pas assez. Sa théorie des passions, c’est un peu la morale du plaisir, ou du bonheur, comme Voltaire appelait honnêtement le plaisir, professée par un homme meilleur que ce qu’il enseigne. Il n’est que le plus retenu de ses contemporains dans une doctrine glissante, et peut-être le seul disciple inconséquent de l’école commune.
Dans sa critique, il n’est pas seulement meilleur que son temps, il est contre son temps.
C’était alors le règne du bel esprit. Beaucoup d’esprit sans justesse, la recherche de ces choses qui flottent entre le vrai et le faux, et qu’on appelle complaisamment le neuf, nul besoin de penser pour croire, la fureur de se distinguer des autres par laquelle on arrive si vite à ressembler à tout le monde : tels sont les traits de beaucoup de ceux qui font du bruit dans les lettres au temps de Vauvenargues. Quelques-uns rencontraient souvent la vérité, mais on les admirait plus souvent pour l’avoir manquée.
C’est au beau milieu de ces chercheurs d’énigmes, de ces faiseurs d’épigrammes, c’est
dans ce cliquetis de traits ingénieux que Vauvenargues arrive avec la passion du vrai,
lequel apparaît en même temps à son esprit comme un idéal, à son cœur comme une règle
de conduite. En quel dégoût il prend tout d’abord cette orgie de bel esprit !
Donnez-lui donc un homme sans esprit, avec lequel il ne faudra pas à toute force en
avoir, de quelle ardeur il ira se réfugier dans son entretien, contre le jargon et les
épigrammes des gens à la mode ! « Ô charmante simplicité ! s’écrie-t-il,
j’abandonnerais tout pour marcher sur vos traces ! »
Aussi goûte-t-il médiocrement certaines admirations de son temps. La principale, c’était Fontenelle auquel il a grand’peine à pardonner la préférence ouverte ou secrète que tant de gens donnaient à son esprit sur « le sublime de M. de Meaux. » C’étaient ensuite les Lettres persanes dont « l’imagination » passait, dans le goût public, avant « la perfection » des Lettres provinciales, « où l’on est étonné », dit-il, « de voir ce que l’art a de plus profond avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. » Toute la critique de Vauvenargues se résume en ceci : justice un peu froide pour son temps ; préférence de sentiment et de goût pour le dix-septième siècle. Sans doute il n’était pas le seul de cet avis. Le dix-septième siècle comptait encore bon nombre d’admirateurs fidèles. Mais l’autorité n’était plus là. Elle était du côté de ces novateurs qui impatientent si fort Vauvenargues, et pour qui admirer le dix-septième siècle n’était qu’un préjugé passé de mode.
Il est bien vrai qu’à l’époque où Vauvenargues voulait ramener les esprits vers les écrivains du dix-septième siècle, Voltaire avait déjà, dans le Temple du goût, dit son mot sur les plus grands. Il y avait là sans doute de quoi avertir un bon entendeur, non de quoi le convaincre ni le passionner. Dans le Temple du goût, d’ailleurs, dont Voltaire est le dieu, le goût c’est le petit, et celui de Vauvernargues c’est le grand, auquel le petit prépare mal, quand il ne l’ôte pas tout à fait. C’est donc bien de son fonds, c’est de son cœur ingénu qu’est sorti le premier jugement supérieur, exprimé au dix-huitième siècle, sur les grands auteurs du dix-septième.
Les deux plus difficiles à bien juger alors, c’étaient Boileau et Racine. En n’étant que juste, on risquait encore de n’avoir pas le public pour soi. Les admirer, c’était frapper au visage Fontenelle et ses amis, encore engagés dans la vieille querelle entre Corneille et Racine. Vauvenargues n’hésite pas ; il dit son sentiment, mais sans la moindre pensée de polémique. Il ne veut pas affliger de ses préférences Fontenelle qu’il admire, quoique sans illusions. On n’avait encore rien dit d’aussi juste sur Boileau. L’excellent, le moins bon, le médiocre de l’homme, sont pesés dans la plus fine balance. Et quelle justesse dans cette remarque générale sur l’imagination du style et de l’expression, considérée comme une qualité de génie chez les poètes ! Voltaire, pour le dire en passant, n’était pas de cet avis. Il ne voit le génie que dans l’invention et le dessein. Il avait ses raisons pour cela. Il osait plus se croire poète par l’invention que par la langue, où il s’inquiétait de la concurrence des poètes du dix-septième siècle, même de Boileau.
Le jugement sur Racine est également neuf et plus complet encore. Est-ce donc un jugement ? Le mot est trop sévère pour tout ce qu’expriment d’aimable, de tendre, de charmant, ces pages où Vauvenargues semble moins un critique appréciant Racine, qu’une belle âme parlant de la plus douce de ses amitiés intellectuelles. C’est ainsi qu’il faudrait parler des livres. Mais combien savent lire les livres de façon à en parler comme Vauvenargues ?
Si Vauvenargues est injuste envers Corneille, c’est par dépit contre les admirateurs
outrés qui croyaient enrichir Corneille de tout ce qu’ils ôtaient à Racine. Les gens
qui aiment bien Racine l’aiment de cœur, et c’est au cœur qu’on les touche quand on
dit du mal de leur poète. Quoi qu’il en soit, Vauvenargues a eu tort de ne pas
appliquer à Corneille sa très juste maxime, « qu’il ne faut pas juger des
hommes par leurs défauts. »
Remarquer les défauts de Corneille est le droit
de la vérité ; s’y montrer sensible jusqu’à garder, en lisant les beaux endroits, un
peu de la mauvaise humeur que donnent les fautes, c’est un travers. Vauvenargues n’y a
pas échappé. Il est trop ému des défauts de Corneille, et surtout do cette grandeur
outrée qu’il a fort raison de distinguer de la vraie. Vauvenargues voit pourtant la
vraie par moments ; je n’affirmerais pas qu’il la sentît. L’image de la fausse n’est
pas dissipée quand il arrive à la vraie, et il continue longtemps à les confondre.
Personne ne lui a appris Racine ; mais il a fallu que Voltaire lui apprît Corneille.
Encore ne l’admire-t-il que par déférence : il ne conteste plus, il ne croit pas
encore.
Son peu de goût pour Molière va jusqu’à l’injustice. Fénelon lui avait passé ses
préventions, qu’il exagère. Dans Corneille, il est trop choqué des défauts que tout
monde y voit ; les défauts qu’il reproche à Molière, il les lui prête. Et cependant,
c’est dans Molière qu’il admire « ces dialogues qui jamais ne languissent,
cette forte et continuelle imitation des mœurs qui passionne ses moindres discours,
ce naturel, cause de sa supériorité sur tous les autres dans la comédie. »
Il est étonnant qu’on s’arrête en si beau chemin, et qu’un critique touché jusque-là
n’ait pas été entièrement conquis. Il est encore plus étonnant que le cœur de
Vauvenargues n’ait pas senti celui de Molière, jusque dans cette gaieté si franche et
si communicative, sous laquelle sont ces pleurs secrets que le divin génie de Virgile
a appelés les larmes des choses.
Mais le cœur ne se partage pas, et Vauvenargues avait donné tout le
sien à Fénelon. Quel accent, quel élan de tendresse dans cette apostrophe à « l’ombre
illustre », et à « l’aimable génie qui fit régner la vertu par l’onction et la
douceur ! »
C’est un chant qui lui échappe en contemplant l’idéal même de
« la simplicité charmante. »
Rien de plus vrai que ses vives esquisses de La Fontaine, de Montaigne, de Pascal, de La Bruyère, où, n’en déplaise à la Harpe, il a si fort raison de trouver du pathétique. Ce sont moins des jugements que des confidences sur les douceurs de son commerce avec ces grands hommes. Voilà pourquoi ce qu’il en dit est si juste. Pour Pascal surtout, il ne nous a guère laissé qu’à penser comme lui ou à n’être pas dans le vrai. Avec quelle finesse de jugement, comparant Pascal et Bossuet, il fait des distinctions jusque dans leur gloire commune, la plus haute où se soient élevés, dans les choses de l’esprit, des hommes mortels ! S’il penche secrètement pour Pascal, c’est qu’entre Pascal et lui il y a le lien de la souffrance ; mais sa préférence n’enlève rien à Bossuet.
Cette justice nous paraît aujourd’hui facile ; elle ne l’était pas au temps de
Vauvenargues. Penser tout cela était du bonheur, le dire tout haut était témérité.
Pour mettre Racine à son rang, non seulement Vauvenargues n’est point aidé par son
temps, mais il l’a contre lui. Dans ses jugements sur Pascal et Fénelon, il en dit
beaucoup trop au gré de Voltaire. La première édition du Temple du
goût contenait cette phrase sur Bossuet : « Bossuet, le seul éloquent
entre tant d’écrivains qui ne sont qu’élégants. »
Vauvenargues osa réclamer
en faveur de Pascal et de Fénelon, dépouillés au profit de Bossuet78. Voltaire effaça la phrase. Une autre fois, au bas d’un
passage où Vauvenargues parlait de « la vérité » dont Bossuet « fait sentir
despotiquement l’ascendant »
, — de la vérité ! oh ! avait
écrit en note Voltaire. Vauvenargues lit la note et maintient sa phrase, n’approuvant
pas plus Voltaire dans ce qu’il veut ôter à Bossuet, que dans ce qu’il lui donnait
tout à l’heure au détriment de Pascal et de Fénelon.
Je touche à ce qui fut l’honneur commun de Vauvenargues et de Voltaire : c’est cette amitié qui lia un moment le jeune officier débutant dans les lettres et l’écrivain illustre, déjà en possession de la faveur publique. Des deux côtés elle fut vraie. Vauvenargues devait à Voltaire ces premiers encouragements qui versent dans le cœur du jeune écrivain la confiance, l’espoir, la patience, et qui, pour quelques-uns, ont été plus d’une fois le pain de la journée. Qui sait même si ces premiers regards de la gloire, dont Vauvenargues compare la douceur à celle des premiers rayons de l’aurore, ne sont pas le premier coup d’œil que jeta Voltaire étonné et charmé sur les Réflexions critiques du jeune écrivain ? Voltaire avait trouvé en Vauvenargues un de ces rares admirateurs qui savent parler à un homme de génie de ses qualités et de ses défauts sans intérêt. Il l’aime comme un homme mûr aime un jeune homme qu’il respecte.
De même que toutes les amitiés sincères, celle-ci fut utile aux deux amis. Voltaire ramena Vauvenargues à Corneille et à Molière ; Vauvenargues rendit Voltaire plus juste envers Pascal et Fénelon.
Si le plus jeune eût vécu, qu’elle eût été son influence sur l’aîné ? Voltaire avait-il trouvé son Quintilius Varus, ou l’ami « prompt à vous censurer » de Boileau ? « Si vous étiez né quelques années plus tôt, écrivit-il à Vauvenargues, mes ouvrages en vaudraient mieux », Voltaire était-il sincère ? Je le crois. S’il aima les louanges de tout le monde, il sut aimer aussi les critiques des gens qui lui voulaient du bien. Celles de Vauvenargues défendaient le génie du maître contre les défauts de son temps. Il était d’ailleurs dans les conditions où un critique a la chance de se faire écouter : assez célèbre pour recommander ses jugements, pas assez pour donner de l’ombrage. Mais à quoi bon ce rêve d’une amitié que devait interrompre, dès ses premières douceurs, la mort prématurée de l’un des deux amis ? Suffisait-il que Vauvenargues vécût quelques années de plus, pour que le dix-huitième siècle, ce temps des liaisons intéressées, et fragiles, où les amis ressemblent à des partisans enrôlés sous un chef, vît un exemple nouveau de ces amitiés littéraires dont la gloire aimable s’ajoute à toutes celles qui ont valu au dix-septième siècle son nom de grand ?
Chapitre huitième §
Les gains de la prose française au dix-huitième siècle. — § I. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. — Bossuet et Montesquieu comparés. — § II. Du silence de Montesquieu sur les Gracques. — De ses jugements sans considérants. — § III. L’Esprit des lois ; comment s’est fait ce livre. — § IV. Attraits de l’Esprit des lois. — Genre de vérités ; beautés de la langue et du style de Montesquieu. Manque de méthode. — § V. De la pensée de l’Esprit des lois. Fortune de ce livre au dix-huitième siècle. Montaigne et Montesquieu. — § VI. Des erreurs de Montesquieu et de leur cause principale.
Ici commencent les vrais gains de la prose française. Non que l’éloquence religieuse ne se soit enrichie de très beaux mouvements dans Massillon, et la philosophie morale de plus d’une maxime profonde dans Vauvenargues, mais on ne peut pas compter comme de véritables gains des écrits qui en font regretter de très supérieurs dans le même genre. Massillon et Vauvenargues ont affaibli, l’un la prédication chrétienne, l’autre la morale qui nous défend contre nos passions. Tous les deux gâtent la langue du dix-septième siècle, l’un en la surchargeant, l’autre en l’énervant.
Avec Montesquieu, Voltaire, Buffon, nous entrons dans les nouveautés durables. Les mêmes hommes de génie qui ont relevé l’esprit français d’un commencement de décadence, le soutiennent à la hauteur où ils l’ont porté d’abord, ou le portent plus haut. Ils font à leur tour un siècle qui s’appellera de leurs noms. Sans doute le dix-huitième siècle ne tiendra jamais dans l’éducation publique la même place que le dix-septième, et ce serait un malheur que le second fît négliger le premier. Mais, étudiés dans leur ordre, les chefs-d’œuvre de ces deux grandes époques seront toujours la plus forte école où notre nation puisse apprendre à se continuer, en valant mieux. Si la pensée a eu quelque chose de trop timide au dix-septième siècle sur certaines matières de grande conséquence, le dix-huitième siècle y supplée, et rend à l’esprit humain, avec la liberté, la vérité. Si c’est au contraire le dix-huitième siècle qui a été téméraire, le dix-septième vient avec sa science plus tranquille et plus sûre de l’homme, avec sa sagesse libérale, rabattre ces témérités et remettre les choses au vrai. Et s’il est un système d’éducation qui puisse gouverner les passions de l’homme en les lui laissant, et qui, pour la France en particulier, soit propre à préparer ses générations aux fortunes diverses que les sociétés humaines ont à traverser, certes c’est celui où, après Descartes, Pascal, Bossuet, les maîtres familiers et populaires sont Montesquieu, Voltaire et Buffon. Je ne parle que des prosateurs.
Cependant, on n’admire pas de la même façon les grands prosateurs du dix-huitième siècle et ceux du dix-septième. On ne peut pas goûter les premiers sans faire des réserves, ni réfléchir sur leur puissance sans penser à leurs faiblesses, ni leur obéir sans de nécessaires retours d’indépendance. L’esprit français s’y reconnaît ; mais il est d’autres modèles qu’il leur préfère, parce qu’il s’y trouve encore plus ressemblant. On est plus charmé que soumis, plus séduit que dominé. On s’y engage avec circonspection, comme si l’on craignait quelque piège. C’est pour cela qu’ayant à parler de leurs écrits, on me verra mêler les restrictions aux éloges, et plus habituellement sur la défensive que dans l’abandon.
§ I. Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. — Bossuet et Montesquieu comparés. §
C’est à Montesquieu que commence cette suite d’ouvrages supérieurs marqués du genre de perfection où il était permis d’atteindre après le dix-septième siècle. Le premier en date est le livre des Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains.
Il n’importe guère plus de savoir si l’idée lui en est venue de Saint-Evremond ou de Bossuet, que de rechercher si les Lettres persanes lui ont été inspirées par les Siamois de Dufresny ou par le Spectateur d’Addison. Montesquieu était de force à concevoir tout seul la pensée de son livre. Il y rêvait tout en écrivant les Lettres persanes. Rica, visitant la grande bibliothèque d’un couvent de dervis, y remarque les historiens et surtout les historiens de la décadence romaine ; c’est Montesquieu lui-même qui prend date, et par d’admirables réflexions sur la chute de l’empire romain révèle une pensée en travail, et met la main sur le sujet, du droit du premier occupant.
Autant il est oiseux de rechercher si Montesquieu s’est inspiré de Bossuet, autant il peut être utile de comparer ces deux juges si excellents des choses humaines. C’est une heureuse nécessité de cette étude, qu’on ne puisse lire Montesquieu sans avoir besoin de relire Bossuet, ni contenter son esprit sur un des plus grands objets de l’histoire, sans demander tour à tour des lumières à l’un et à l’autre. La comparaison des deux écrivains n’est donc pas un hors-d’œuvre littéraire, c’est le sujet.
En ce qui regarde la grandeur romaine, il semble que Montesquieu en ait mieux vu les causes politiques, Bossuet les causes morales.
Personne ne nous instruit plus à fond ni avec plus d’agrément que Montesquieu du détail des institutions et des maximes qui donnèrent à Rome l’empire du monde. Il fait voir admirablement avec quel bonheur de première invention et quel esprit de suite on y fait servir la guerre à l’agrandissement au dehors et à la paix au dedans ; avec quelle audace réfléchie on la porte chez l’ennemi au lieu de l’attendre ; avec quelle habileté on change les vaincus en alliés pour en vaincre d’autres ; avec quelle magnanimité farouche on y sacrifie la nature à la discipline ; avec quel sens pratique on imite de l’ennemi ses usages militaires et jusqu’à ses armes pour le battre ; avec quelle prévoyance Rome se fait de ses colonies militaires comme autant d’enceintes fortifiées qu’il faudra franchir avant de l’atteindre. Toutes ces causes politiques de la grandeur romaine sont expliquées par Montesquieu avec une clarté supérieure, et chacune au meilleur moment, lorsqu’un acte décisif, un revers réparé, une crise civile étouffée, fournissent aux explications comme des preuves à l’appui, et confirment les remarques de l’écrivain par l’autorité des exemples.
Quant au rôle prépondérant du sénat dans la grandeur romaine, il s’en faut que Montesquieu l’ait découvert le premier. Machiavel, qu’il a eu tort de ne pas nommer, et après Machiavel, Bossuet qui parle de la sagesse de cette assemblée auguste comme d’une chose prédite par le Saint-Esprit dans le livre des Machabées, nous avaient déjà introduits dans l’intérieur de la curie. Mais par Montesquieu nous pénétrons encore plus avant, et nous voyons « l’assemblée auguste » de plus près que dans Bossuet. Ce grand corps qui parmi ses traditions avait celle du secret, et qui reste impénétrable même pour les historiens de Rome, c’est un Français du dix-huitième siècle qui le dévoile.
Montesquieu connaît les talents du peuple romain ; il connaît moins ses vertus.
N’est-il pas étrange que ce soit un prêtre catholique qui note parmi ces vertus la
religion ? Cependant Montesquieu y avait pensé tout d’abord. Dans un discours de sa
jeunesse79, il avait
traité de la politique des Romains dans la religion ; il est vrai qu’il s’agit de la
religion en la main des grands pour gouverner les petits, par « cette crédulité
des peuples qui est toujours au-dessus du ridicule et de l’extravagant. »
Bossuet l’entend d’une tout autre façon. Où le publiciste ne voit qu’un expédient politique, l’évêque reconnaît et admire une des vertus de la nature humaine. Pour lui, un peuple religieux est un peuple qui sait quelque chose de meilleur que lui-même et de plus cher que la vie, et qui s’y soumet. Ce peuple a en lui la première cause de toute grandeur humaine, le dévouement. Bossuet la voit tout d’abord et du premier coup ; il ne conçoit pas de grandeur pour les nations hors des vertus qui font la grandeur individuelle de l’homme. Ces vertus étaient dans son cœur ; elles étaient de son temps. C’est le temps des grands sentiments par lesquels on se rachetait des grandes fautes. C’est le temps où l’on mourait héroïquement dans son lit. Le cœur restait intact au milieu des souillures des passions ; on savait quelque chose de mieux que se conserver, et la crainte de Dieu était autre chose que la peur. Bossuet avait vu de quoi la religion rend capable le cœur où elle est maîtresse de la volonté ; il savait de quelles chutes elle relève les âmes ; il ne lui en coûta pas de reconnaître dans le sentiment religieux, là même où la religion était fausse, une des causes de la grandeur du pays.
Les Pères de l’Église ne s’y étaient pas trompés, eux qui, dans les premiers siècles de l’Église, sur tous les points du monde romain, partout où il y avait des hommes vivant en société, c’est-à-dire de la matière pour l’extrême bien comme pour l’extrême mal, avaient si profondément médité sur la nature humaine. Ce jugement sur Rome, Bossuet l’avait reçu de son plus cher modèle, de saint Augustin, ce maître si maître, comme il le qualifie parmi tant d’autres appellations reconnaissantes.
L’auteur de la Cité de Dieu explique la grandeur romaine par le dévouement. Il met les Romains au-dessus de leurs dieux, et il fait de la fortune de leur ville le juste prix dont il a plu à Dieu de récompenser leurs vertus. Vue de génie et témoignage de candeur chrétienne, d’autant plus méritoire que le paganisme était encore debout, que ses apologistes lui rapportaient les gloires de l’ancienne Rome et que le dessein du livre de saint Augustin est d’élever la cité de Dieu sur les ruines de la plus grande des cités terrestres !
Pour connaître le détail d’exécution de la grandeur romaine, il faut lire Montesquieu ; pour en connaître l’âme, il faut lire Bossuet.
Dans l’explication des causes de la décadence, il semble que l’avantage soit au premier. Bossuet y est très court, quoiqu’il n’en dise rien qui ne soit considérable. Il n’aime pas la décadence il en détourne la vue ; mais de ce regard détourné et fugitif il n’en aperçoit pas moins les causes principales. Montesquieu s’y plaît, et comme il arrive aux hommes de génie, dans leur sujet de prédilection, il y excelle. Il n’était pas loin encore du temps où il avait raillé la décadence du grand règne, et il écrivait les Considérations avec la plume qui venait d’achever les Lettres persanes. Lui aussi avait son « maître si maître », le grand peintre des décadences, Tacite.
§ II. Du silence de Montesquieu sur les Gracques. — De ses jugements sans considérants. §
Des deux principales causes qu’il a signalées, les guerres loin de Rome qui habituent les soldats à ne considérer plus que leurs chefs « et à voir de plus loin la ville », et la substitution d’un faux peuple romain au vrai peuple détruit par les guerres civiles et étrangères, Bossuet avait touché à la première, et où Bossuet a touché il montre le chemin. Pour la seconde, peu s’en faut qu’il ne l’ait développée, à l’enlever à jamais même aux esprits de la force de Montesquieu. Mais ce que Montesquieu a vu après Bossuet, il eût pu le voir sans l’aide de Bossuet, et il y a une manière de développer les pensées d’un autre qui équivaut à les trouver.
Ces deux causes ont été si actives et si puissantes, que Montesquieu leur donne leur vrai nom en les appelant des causes de destruction. Il en est une autre plus destructive encore, sur laquelle il est singulier qu’il se taise : c’est le coup porté à la constitution romaine par les Gracques. Le nœud du drame est à cette époque si fameuse et si fatale. Personnages des plus considérables dans toute histoire, hommes qui emportent tout dans l’histoire de leur pays, les Gracques seront à jamais un sujet de jugements contradictoires, et admirés, même de ceux qui les condamnent.
Pourquoi le sujet n’a-t-il pas tenté la pénétration de Montesquieu ? A peine mentionne-t-il les Gracques dans une courte et indifférente réflexion sur la lutte où ils succombèrent. Il était pourtant sur la voie, quand il parlait de la puissance d’une république où l’on observe les lois, non par crainte, non par raison, mais par passion, comme Lacédémone et Rome. La conséquence était sous sa main. Si Rome a prospéré tant que l’obéissance aux lois y a été une passion, le jour où une autre passion s’y est rendue plus forte, ce jour-là la décadence a commencé. Les Gracques, en violant les lois, détruisirent ce qui modérait l’ambition des nobles et rendait la patience plus facile au peuple par l’espérance. Avant même que Rome eût atteint toute sa grandeur, le premier pas fut fait vers sa chute.
Bossuet l’a bien vu ; Montesquieu ne l’a pas dit.
Peut-être, par une illusion du temps où il écrivait son livre, les défenseurs de la liberté du citoyen et les champions du peuple lui cachaient-ils, dans les Gracques, les factieux qui détruisaient le respect de la loi, et par qui Rome allait passer de l’âge héroïque à l’âge purement humain. Il les connut plus tard, et c’est un soulagement de lire dans l’Esprit des lois ce qu’il dit des maux infinis qui sortirent de l’entreprise des Gracques, et dont le plus grand fut l’usurpation de la loi par les magistrats chargés de la défendre, et le peuple instruit à la mépriser par ceux qui la violaient à son profit.
Il y a plus d’un exemple, dans les Considérations, de questions historiques auxquelles Montesquieu semble se dérober. Il s’y rencontre aussi plus d’un jugement sans considérants. Par exemple, est-ce assez de dire des lois de Rome que, bonnes pour faire un grand peuple, elles deviennent impuissantes pour le gouverner ? Ce qu’on voudrait savoir, c’est par quelle condition des choses humaines les mêmes lois qui ont aidé une petite république à grandir, lui sont à charge quand elle est grande. Montesquieu nous le laisse à chercher, au risque de ne le trouver pas et, en attendant, de décider de la chose à la légère.
Beaucoup s’accommodent de la discrétion de Montesquieu, et ce ne sont pas les moins passionnés de ses admirateurs. Ils lui savent gré de compter sur eux. Ils ne devinent pas le secret, ils n’y essayent même pas ; il leur suffit de se croire de ceux auxquels on donne de ces secrets-là à deviner.
Pour moi, qui n’admire Montesquieu que pour les lumières que j’en reçois, là où ce grand esprit pose la question en me laissant la charge de la résoudre, je cesse de l’admirer. Les livres qui traitent de la politique, de l’histoire, des gouvernements, où nous sommes la plupart ignorants ou prévenus, ne doivent pas nous laisser la décision ; car ce qui nous reste de telles lectures, c’est la vanité d’être institués juges de telles choses, et le penchant à critiquer d’autant plus vif qu’on sait moins ce qu’on critique.
Dans le Discours sur l’histoire universelle, on ne court aucun de ces risques. Bossuet ne pose point de problèmes, et ne jette point de pâture à nos doutes. Tout est décision et conclusion. Point de jugement sans les motifs, et point de motifs dont notre bon sens ne puisse à l’instant vérifier la justesse. C’est proprement la morale de ce Discours. L’explication qu’il nous donne de l’élévation et de la chute de Rome fait à chacun de nous sa part personnelle et sa leçon. Il nous apprend par quelles qualités nous pouvons contribuer à la grandeur de notre pays, par quels défauts nous risquons d’en hâter la décadence. Les Considérations, sans nous enseigner le contraire, nous cachent souvent nos torts ou diminuent notre part de devoirs dans les fortunes de notre patrie : elles nous disposent à juger, du haut de notre innocence, ceux qui portent le fardeau des affaires publiques. Je sors d’une lecture du Discours résolu à moins exiger des gouvernements et plus de moi-même. Les Considérations me laisseraient croire que je n’ai point à m’aider pour être bien gouverné, et que ceux qui gouvernent m’ont pris ma place. Aussi, ne faut-il entrer dans les Considérations qu’armé contre leurs séductions de la sagesse supérieure du Discours.
Je ne compare pas ces deux grands monuments pour élever l’un aux dépens de l’autre. La
comparaison sert à faire voir non des infériorités, mais des différences dont la vérité
historique, la morale et la langue ont profité. Seulement, on me pardonnera de garder
une secrète préférence pour le Discours, comme plus propre à me conduire,
et comme faisant sortir pour tous, de l’étude de l’histoire, la vérité qu’il nous
importe le plus d’avoir présente, à savoir que les vertus privées font seules la
grandeur publique. Mais cette préférence ne me gâte ni le plaisir que j’ai à apprendre
dans Montesquieu des choses si considérables avec si peu d’efforts, ni les nouveautés de
cette étude du cœur humain transportée de l’homme aux sociétés, et de l’individu aux
nations, ni les beautés de ces portraits des grands personnages historiques, tirés de la
demi-obscurité où les avait laissés l’art ancien, et qui nous font lire dans ces âmes
profondes avec l’œil de Montesquieu ; ni tout cet esprit des Lettres
persanes, assaisonnant les vérités les plus élevées ; ni cette langue si
neuve, qui a gardé la justesse et la propriété de l’ancienne, et qui la rajeunit sans y
mettre de fard. Je ne parlerais même pas de quelques fleurs mêlées parmi toutes ces
beautés, si Montesquieu n’eût reproché à Tite-Live d’en jeter sur « les énormes
colosses de l’antiquité. »
Il faut le noter, non pour trouver un si grand
esprit en faute, mais comme un avis donné aux plus habiles, de prendre garde si ce ne
sont pas leurs propres défauts qu’ils reprochent aux autres, et de parler avec
ménagement des anciens.
§ III. L’Esprit des lois. — Comment s’est fait ce livre. §
Si l’on eût demandé à Montesquieu comment il avait fait l’Esprit des lois, il aurait pu répondre comme Newton : En y pensant toujours. Aussi loin qu’on remonte dans sa vie, après ses premières et courtes incertitudes entre les lettres et les sciences, on peut noter des pensées qui l’y préparent ou des études qui l’y mènent. Le Discours sur l’usage de la religion chez les Romains l’en approche ; les Lettres persanes l’en distraient sans l’en séparer, et dans les plus belles il semble déjà s’y essayer. Les Considérations sur la grandeur et la décadence romaines en sont comme le préambule. C’est son penchant le plus ancien, son habitude ; c’est ce sujet de prédilection auquel un grand esprit travaille, même avant d’en avoir tracé le plan et trouvé le titre ; où va tout ce qu’il pense de plus solide et de plus constant, tout ce qu’il y a de l’homme mûr dans le jeune homme. C’est ce qui sera non seulement son œuvre principale, mais son esprit même, cet esprit qui se forme parmi les distractions, les imitations momentanées, les hésitations des débuts, comme se forme le caractère dans le trouble des premières passions et parmi les contradictions des premières expériences.
Les voyages de Montesquieu n’avaient pas pour but, comme le dit d’Alembert, par une illusion propre au genre apologétique, de se rendre utile aux diverses nations qu’il visitait. Les pays où Montesquieu a voyagé y ont trouvé leur compte, et dans ce sens d’Alembert a raison ; mais l’auteur de l’Esprit des lois pensait plutôt à faire servir les nations à son livre, et ses voyages n’ont été que la manière la plus agréable d’y travailler. C’est pour ce livre futur qu’il parcourut successivement l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, l’Angleterre, portant dans ces divers pays, non pas une indiscrète préférence pour le sien mais une curiosité libre et sympathique, et, comme il le dit dans ses Pensées, le vœu sincère de les voir dans un état florissant.
Il y recherchait les personnages considérables. Il vit le prince Eugène
à Vienne, à Venise le fameux Law et le non moins fameux comte de Bonneval ; en
Angleterre, les philosophes et les hommes d’État, à une époque de grande liberté de
pensée et de parole. De retour en France, il quittait de temps en temps sa solitude pour
venir à Paris faire des voyages dans les esprits et les cœurs. Une grande dame d’alors
qui l’y voyait, Mme de Chaulnes, disait de lui, ne croyant pas le
louer : « Cet homme venait faire son livre dans la société ; il retenait tout ce
qui s’y rapportait ; il ne parlait qu’aux étrangers dont il croyait tirer quelque
chose. »
Son travail est à la fois un labeur de bénédictin et un plaisir d’épicurien. Point pressé, point impatient de faire parler de lui, sachant qu’il en coûte plus d’être trop fréquent que de se faire attendre, il ne s’acharne pas à son livre, et il ne le quitte pas. Quand il parle du plaisir qu’il éprouve chaque matin, en s’éveillant, à voir la lumière, il pense à ce livre qu’il va retrouver, livre heureux d’un homme heureux. Il s’y fatigua pourtant ; sa vue s’y altéra ; ses jours s’y abrégèrent ; il n’est pas de volupté qui ne se paye cher, même celle du travail. Enfin l’Esprit des lois parut, et entre l’éclat de son apparition et la mort de Montesquieu quelques années s’écoulèrent, pendant lesquelles il connut qu’il avait fait un chef-d’œuvre, comme on connaît qu’on a fait une bonne action, presque plus par l’ingratitude que par la reconnaissance de ceux qui devaient en profiter.
Ainsi s’est fait l’Esprit des lois, « l’enfant né sans
mère »
, comme Montesquieu l’appelle lui-même, voulant dire qu’il n’avait eu ni
guide ni devancier. Je ne courrai pas le risque, en le contredisant, de l’accuser de
vanité. Cependant, si La Bruyère ne s’est pas fait tort en disant de ses
Caractères. « Je rends au public ce qu’il m’a prêté »
,
on ne fait pas tort à Montesquieu en disant qu’il a rendu à la France du dix-huitième
siècle ce qu’il en a reçu. La lumière qui venait chaque matin éclairer sur sa table de
travail les pages commencées, était cette lumière d’une grande époque qui de toutes
parts rayonne vers un grand esprit, et qui s’y réfléchit en s’épurant.
§ IV. Attraits de l’Esprit des lois. — Genre de vérités. — Beautés de la langue et du style de Montesquieu. — Manque de méthode. §
L’Esprit des lois n’a tout son prix que lu à sa date et dans son ordre, après les grands prédécesseurs de Montesquieu, en le comparant avec eux, non pour donner des rangs, mais pour distinguer les mérites. Pour qui connaît les grands écrivains du dix-septième siècle, ce qui reste dans l’esprit comme dernier souvenir, c’est comme un portrait général de l’homme, auquel tous ces grands peintres ont travaillé. Peindre l’homme pour nous l’apprendre, et nous l’apprendre avec le conseil de nous y reconnaître, tout va là au dix-septième siècle. Par tous les chefs-d’œuvre en tous genres le lecteur est sans cesse ramené sur lui-même. Il est son propre et presque unique spectacle. Si on lui parle des sociétés, il ne s’agit pas des sociétés politiques, ni de lui en faire porter des jugements inutiles au grand objet de la connaissance de soi-même ; il s’agit des sociétés purement civiles et des devoirs que chacun est tenu d’y remplir pour être heureux en contribuant au bonheur public. Enfin, on quitte le dix-septième siècle, plein de maximes et de commandements sur la conduite de l’esprit et de la vie, invité, exhorté par toutes les voix qui parlent de haut à s’étudier, à se savoir, à valoir mieux.
Après ces enseignements, et comme au sortir de cette grande école, voici qu’une littérature nouvelle, « engageante et hardie », vient tirer le lecteur de lui-même, l’appelle au dehors, lui fait voir, au lieu de l’homme abstrait, l’habitant d’un pays et le citoyen d’une ville ; au lieu d’un type de société formé d’honnêtes gens qui s’occupent de leur réforme intérieure, sous une puissance établie de Dieu, des sociétés aussi diverses que les climats, les territoires et les religions. Cette littérature lui découvre les ressorts de ces sociétés, explique et compare leurs constitutions, leurs lois, les causes de leur fragilité ou de leur durée, l’invite à se faire juge de toutes ces choses par sa raison, désormais appelée à faire partie d’une puissance nouvelle qui se nommera l’opinion publique.
Le plaisir qu’il éprouve est extrême. Il sent à la fois s’accroître ses connaissances et ses droits sans que ses devoirs s’en augmentent. Les vérités du siècle précédent lui parlaient d’obéissance et de déférence, des droits des autres et de ses propres devoirs ; elles le traitaient en sujet de quelqu’un ou de quelque chose ; elles armaient sa raison contre lui-même. Qu’on s’imagine sa surprise et son enchantement quand il passe des vérités du dix-septième siècle à celles du dix-huitième, des Pensées de Pascal, par exemple, à l’Esprit des lois de Montesquieu. La morale de l’Esprit des lois ne l’oblige qu’à des vœux généraux d’humanité, de justice, de liberté pour tous, qui l’acquittent de toute obligation particulière. Elle ne lui dit pas ce qu’il aurait à faire de sa personne pour que ces vœux s’accomplissent, et pour mériter sa part dans le bien commun. Il est juste, libéral, humain, dès qu’il veut que tout le monde soit de même. De plus, le voilà en possession d’une faculté nouvelle : il appelle les rois, les ministres, les gouvernements à son tribunal ; il ne pense plus guère qu’à juger, à décider, à charger tout le monde des devoirs dont il s’exempte. Mauvais effet d’une lecture par tant d’autres côtés bienfaisante, si l’Esprit des lois était lu avant les Pensées, ou si Montesquieu ôtait l’envie de connaître Pascal.
Ajoutez à ce premier attrait une langue dont les nouveautés viennent des choses, non
des mots, et qui nous donne le plaisir du changement sans qu’il en coûte rien au goût.
Voltaire a raison de compter Montesquieu parmi les auteurs du dix-septième siècle ; il y
est né en effet, et il en a retenu la langue. C’est encore cette finesse qui saisit les
nuances les plus délicates, cette propriété qui les fixe, cette clarté qui les rend
visibles. Il semble par moments que les mêmes mains tiennent encore la plume. Le
portrait des Français, qu’on lit au livre XIX80, est-il de Montesquieu ou de La Bruyère ? Qui a parlé si grandement
d’Alexandre81? Est-ce
Montesquieu ou Bossuet ? Je suppose un habile homme ne sachant pas qui a écrit ces
réflexions sur le monarque, « lequel peut faire des hommes des bêtes et des bêtes
des hommes, qui doit être exorable à la prière, ferme contre les demandes ; à qui la
raillerie piquante est bien moins permise qu’au dernier de ses sujets, parce que les
rois sont les seuls qui blessent toujours mortellement82 » ;
risquerait-il sa réputation de
connaisseur en les croyant de Fénelon ?
Outre ces beautés de la langue renouvelée du grand siècle, il y a dans l’Esprit des lois les nouveautés du style de Montesquieu. Le style, c’est proprement ce qui est personnel à l’écrivain dans la langue commune. On ne lit pas Montesquieu sans être très attentif à son style, et il faut dire qu’il ne nous aide pas à oublier l’auteur. Ce style nous tient tout près de lui. Montesquieu nous fait plutôt des confidences à voix basse sur des choses supérieures, curieuses, rares, qu’il ne veut nous amener de force à des opinions contentieuses. Il y a dans cette langue la part du mystère, de la satire voilée, de l’ironie détournée. Il y a aussi le demi-mot, et ce n’est, pas ce qui flatte le moins le lecteur qui pour tout demi-mot s’estime bon entendeur. Cela me mène à l’épithète qui caractérise le style de Montesquieu : c’est un style flatteur. Les obscurités même n’en déplaisent pas : on y voit des avances faites à notre sagacité ; elles ont prouvé des panégyristes83.
Le manque de méthode de l’Esprit des bis n’est pas la moindre de ses
séductions. Le même d’Alembert, au dire de qui les obscurités de ce livre sont
« des vérités importantes voilées pour ceux qu’elles auraient pu blesser, mais
claires pour les sages »
, estime que le désordre n’y est qu’apparent, et
qu’aux yeux de ces mêmes sages, l’ordre « qui se fait apercevoir dans les grandes
parties de l’Esprit des lois ne règne pas moins dans les détails.
Au risque de n’être pas compté parmi les sages, je confesse n’avoir vu l’ordre ni dans
les détails ni dans les grandes parties. Et pourquoi l’y chercherais-je au prix que
d’Alembert y met, à force de lectures « répétées et opiniâtres ? » Montesquieu lui-même
n’eût pas su beaucoup de gré à son panégyriste, de faire en son nom aux lecteurs de
l’Esprit des lois des promesses si semblables à des menaces. Je
croirais plutôt qu’il a pris plus de peine pour manquer de méthode que pour en avoir.
Son mot : « Mon livre sera plus apprécié que lu84 »
, est d’un auteur qui craint de
demander trop au public. Montesquieu connaissait son lecteur ; il lui avait appris tout
le premier à chercher dans les livres le plaisir sans la peine. Sa théorie du goût85 menait là un
public tombé de cette hauteur d’attention ou les sévères méthodes littéraires du
dix-septième siècle avaient élevé les contemporains. Les Lettres
persanes, et plus tard les Considérations avaient persuadé aux
lecteurs qu’on peut sans travail s’instruire des choses les plus délicates de la
politique et de l’histoire, et devenir profond en s’amusant. Montesquieu le savait pour
l’avoir voulu lui-même, et cette inquiétude sur la fortune de l’Esprit des
lois était peut-être méritée, pour avoir trop songé à rendre les
Lettres persanes sérieuses et les Considérations
amusantes.
Son génie n’est pas d’ailleurs de ceux qui s’imposent une méthode, ni qui se privent d’une pensée, parce qu’elle se présente hors de son lieu. Il est l’homme aux considérations ; il faut le prendre au mot ; et considérer n’est pas nécessairement raisonner, déduire ou conclure. Cependant, les considérations dans Montesquieu se pressent par moments dans l’ordre rigoureux de raisons qui s’enchaînent. Mais cela dure peu. Il rentre bientôt dans son naturel, qui est de méditer librement, par saillies plutôt qu’avec suite, et dans son dessein, qui est moins de convaincre son lecteur que de l’éclairer.
Convaincre est le dessein des grands écrivains au dix-septième siècle : aussi la méthode est-elle une de leurs gloires. Avoir sans cesse en vue le public, ne penser à soi qu’après tous les autres, composer, c’est-à-dire s’ajuster à l’esprit d’autrui, sacrifier des idées, ranger celles qu’on choisit, ménager les transitions, non de rhétorique, mais de logique, voilà l’art au dix-septième siècle, et l’art ainsi appliqué est du dévouement. Montesquieu en était-il capable ?
Son public en méritait-il l’effort ? En tout cas, la méthode n’était pas son penchant. Il est de ceux qui songent à se payer de deux façons de l’emploi qu’ils font de leur esprit, par le plaisir qu’ils y prennent et par la gloire. Du même pays que Montaigne, presque du même tour d’esprit, il ne s’excepte pas de sa doctrine de l’art pour le plaisir, et il jouit de lui-même. Mais le plaisir de Montesquieu, si l’on songe où il l’a cherché, est plutôt d’un stoïcien que d’un épicurien, et pour rappeler sa comparaison de Rollin avec une abeille, lui aussi est une abeille qui a bien mérité de prendre sa part de son miel.
§ V. De la pensée de l’Esprit des lois. — Fortune de ce livre au dix-huitième siècle. — Montaigne et Montesquieu. §
Si le sujet de l’Esprit des lois appartient au dix-huitième siècle, la pensée, qui est autre chose que le sujet, n’appartient qu’à Montesquieu, et cette pensée est plus dans les parties de son livre où il contredit son époque que dans celles où il veut lui complaire.
J’en crois sa déclaration : « Il n’a pas naturellement l’esprit désapprobateur.
Il n’écrit point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. S’il
pouvait faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses
devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; que ceux qui commandent augmentassent leurs
connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent
un nouveau plaisir à obéir ; s’il pouvait faire que les hommes pussent se guérir de ce
qui fait qu’on s’ignore soi-même, il serait le plus heureux des mortels. »
Cette déclaration, par laquelle s’ouvre l’Esprit des lois, parut au
grand nombre une précaution contre les gouvernants et la Sorbonne. Les autres en furent
d’autant plus piqués qu’ils la croyaient plus sincère. Voltaire fut de ces derniers. De
là certains mots de mauvaise humeur contre Montesquieu, où l’on aime mieux voir le
désappointement du chef des désapprobateurs que la jalousie de
l’émule. D’Alembert, cette fois bon juge plutôt que panégyriste prévenu, ne met pas en
doute la déclaration de Montesquieu, par respect pour sa parole. « Ceux qui ont
indécemment attaqué l’Esprit des lois, dit-il, lui doivent peut-être
plus qu’ils n’imaginent. »
Il eût préféré sans doute louer Montesquieu d’autre
chose. Il est certain qu’il ne le compte pas comme un compagnon d’armes dans la guerre
du dix-huitième siècle contre l’ordre établi.
Oui, telle a été la pensée de Montesquieu, qu’il a paru plus près de vouloir le maintien des abus que le renversement de l’ordre établi. C’était non seulement une vue de génie ; mais un acte de courage, si l’on regarde le temps, de faire contrepoids, par des idées de respect pour les choses existantes, à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal, à l’esprit de chimère qui venait à sa suite, rêvant, après la ruine universelle, des sociétés indéfiniment perfectibles. Depuis lors, cette action bienfaisante de l’Esprit des lois n’a pas cessé. Aucun livre n’a plus gardé le mérite de l’à-propos.
Deux esprits se disputent le gouvernement des sociétés humaines, l’esprit de conservation et l’esprit de progrès. Les défenseurs du premier comme ceux du second méritent bien de l’humanité. Mais ceux-ci sont plus aidés. Ils ont la faveur des cœurs généreux ; ils ont aussi la popularité parmi tous les hommes que le présent fatigue, soit parce qu’ils sont mal avec leur temps, soit parce qu’ils ne sont pas bien avec eux-mêmes. Il y a peut-être plus de mérite à défendre l’esprit de conservation ; car le présent paraissant plus fort que l’avenir, on risque, en prenant sa défense, de passer pour être du parti du plus fort, et l’appui même qu’on reçoit des choses établies compromet le défenseur plus qu’il ne le recommande.
La perfection de la raison consisterait à défendre également les deux esprits, avec un peu plus de souci toutefois pour l’esprit de conservation, comme le plus faible, et pour maintenir l’équilibre. Il est vrai qu’il faudrait prendre son parti de ne plaire ni à l’un ni à l’autre. On n’aurait pas l’appui des espérances de l’avenir, ni des illusions qui s’y mêlent, et l’on s’exposerait à être désavoué par le présent dont les idées ne sont souvent que des intérêts respectables. C’est là tout à la fois le caractère de la raison dans l’Esprit des lois et l’histoire de la fortune de ce livre. L’ordre établi l’attaque, et ceux qui en veulent le renversement le louent avec tiédeur ; encore est-ce moins pour les vérités qu’il dit que pour celles qu’on le soupçonne de taire. Sa gloire se fait sans aide, et son nom égale tout à coup les plus grands, sans que personne s’y emploie, ni que la mode s’en mêle. Montesquieu est du petit nombre des hommes qui sont devenus illustres sans faire de bruit.
La vieille monarchie, qui représentait tous les intérêts respectables
et tous les abus du présent, n’adopta pas Montesquieu ; la révolution, dans ses premiers
hommages à ceux qui l’avaient préparée, ne pensa pas d’abord à lui. Le premier qui parla
de Montesquieu dans l’assemblée constituante le mit sous la protection du mot, vrai ou
faux, de Voltaire : « Le genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les lui
a rendus. »
Une statue lui fut décrétée. Mais le marbre et le sculpteur
étaient encore à trouver sous la Législative où l’on reparla de lui, cette fois encore,
comme d’un protégé de Voltaire. Jusqu’en 1796 rien n’avait été fait en l’honneur de sa
mémoire. Il fut heureux pour lui que la proposition de mettre ses restes au Panthéon
avortât comme les précédentes ; il échappa à un honneur qu’on avait rendu à Marat.
L’imagination ni la passion n’ont jamais été pour Montesquieu. Il ne parle pas à la passion comme les grands séducteurs ; il ne parle pas à l’imagination comme les grands hommes. Dans son dessein de faire du bien aux sociétés humaines, il lui a manqué d’avoir combattu et souffert. Il n’a pas de véritables colères contre le mal. La réserve qu’il a gardée, pour l’honneur de la raison et de la vérité, dans des questions où l’on risque si souvent de les compromettre en les servant, on le suspecte de l’avoir gardée pour sa commodité. Sa gloire a trop peu coûté à son repos. C’est encore un trait qui lui est commun avec Montaigne d’avoir été si heureux, ou d’avoir si bien conduit sa vie, qu’il ne lui est venu aucun mal, même de ce qu’il n’aimait pas, et que son génie semble n’avoir eue que la plus grande de ses aises. Les vrais grands hommes pâtissent pour servir l’espèce humaine, et troublent leur vie pour améliorer la nôtre. Montaigne et Montesquieu sont plutôt de très grands esprits que des grands hommes.
Entre ceux qui conduisent les nations et ceux qui les égarent, il y a ceux qui les éclairent. Montesquieu est de ceux-là, en un rang où il n’a personne au-dessus de lui. Eclairer, c’est ce qu’il a voulu. Nul n’a mieux su ce qu’il voulait, et n’y a mieux réussi. L’Esprit des lois, c’est, dans la science sociale, le flambeau une fois allumé pour ne plus s’éteindre. Il y a là de quoi faire le meilleur des gouvernements, et il n’y a pas de quoi donner ridée d’un gouvernement chimérique. Tant que la France saura lire dans ce livre, elle sera également en garde contre les impatiences de l’avenir et les langueurs imprudentes du présent. Elle diminuera la part du mal inévitable ; elle l’empêchera du moins de s’aggraver jusqu’au point où les remèdes meurtriers sont nécessaires et où les nations ont à jouer leur vie pour la sauver. Si la chose n’était plus à faire pour nous, si notre pays était à cette heure en possession de cette sagesse, l’Esprit des lois n’y aurait pas peu servi. En tout cas, il en restera la plus parfaite expression, et s’il arrive jamais que les principes de la science sociale se perdent dans quelque catastrophe universelle, nos enfants pourront les rapprendre dans ce livre immortel, le legs le plus précieux que le dix-huitième siècle ait fait à la France, le plus grand service que la France ait rendu à la société moderne.
§ VI. Des erreurs de l’Esprit des lois et de leur cause principale. §
Ce service est si grand, qu’on ose à peine parler des erreurs de l’Esprit des
lois. J’en parlerai pourtant, mais avec la réserve que recommande Voltaire,
bien qu’il pût le prendre de plus haut avec Montesquieu, « en le respectant
jusque dans ses chutes, parce qu’il se relève pour monter au ciel86. »
Il ne faut pas se méprendre aux erreurs apparentes, erreurs si l’on n’y regarde qu’une fois, vérités détournées et profondes si l’on y revient. Ce n’est pas lire l’Esprit des lois que de s’y donner, dans une rapide lecture, le spectacle le plus éblouissant qu’un écrivain ait produit avec des faits et des idées ; il faut pénétrer, par la réflexion, dans ces maximes qui résument en si peu de mots de longs raisonnements et des méditations assidues. Chez Montesquieu, la pensée est ce que sont dans la science les corps composés de plusieurs substances : il faut pour les démêler toutes les subtilités et toute la patience de l’analyse. L’obscurité résulte en plus d’un endroit de l’excès de concentration. Mais c’est le défaut a une qualité supérieure ; et quand on critique le défaut, il est prudent de se souvenir de la qualité.
Les erreurs de l’Esprit des lois sont : ou des faits invraisemblables que Montesquieu tient pour vrais et explique comme tels, ou des faits certains dont il ne donne pas l’explication vraie, ou des maximes générales qu’on pourrait appeler des erreurs en grand, par exemple la théorie de l’influence du climat. On en a fait des volumes, sans compter ce commentaire où Voltaire semble par moments s’impatienter plutôt contre la gloire de Montesquieu que contre ses erreurs. Oserai-je dire que ce qui importe, ce n’est pas de compter les fautes de Montesquieu, mais de rechercher par quelle cause générale il se trompe ?
Cette cause, c’est qu’il n’a pas eu une connaissance complète de l’homme. Quoi ! un esprit de cette application et de cette force, si profond observateur et si fin, qui, par l’art de diriger son génie vers les études où il était le plus propre, sa vie vers le genre de bonheur dont il était le plus capable, a paru si bien prouver qu’il se connaissait, Montesquieu aurait ignoré quelque chose de l’homme ! Je vais apaiser les admirateurs de ce grand esprit en disant qu’il n’en a ignoré que ce qu’il n’a pas voulu connaître. Il y a une source d’informations où il pouvait compléter sa connaissance, l’antiquité chrétienne : il l’a volontairement négligée. Des deux antiquités, il n’a eu confiance qu’en la païenne ; la chrétienne n’a guère obtenu de lui que du respect : c’était beaucoup pour le temps ; pour un historien des sociétés humaines, c’était trop peu.
Peut-être le mot de respect n’en dit-il pas assez. Je ne verrai jamais, pour mon compte, un calcul de conduite dans l’éloge que fait Montesquieu du christianisme, et je ne me mettrai pas sous le feu des piquantes railleries que se sont justement attirées, dans la Défense de l’Esprit des lois, certains dévots du temps. Plus d’une réflexion courte mais profonde, qui semble comme échappée à une conviction habituelle, une éloquente réfutation du paradoxe de Bayle qui prétend qu’un État formé de véritables chrétiens ne pourrait subsister, le dogme des peines éternelles presque justifié par la théorie des crimes inexpiables, tout cela est d’un homme qui a eu tout au moins une vue supérieure du christianisme. Il n’a manqué à Montesquieu que de regarder quelques instants de plus. Son temps l’a arraché à cette contemplation fugitive, et la lumière chrétienne l’a éclairé un moment sans le pénétrer. Il a su que le christianisme avait des annales ; mais, au lieu de les consulter, il en a détourné les yeux comme d’un fatras de théologie obscure et de morale inaccessible.
J’en vois une preuve entre autres dans ce jugement sur les Pères de l’Église, auxquels
il reproche d’avoir censuré les lois d’Auguste sur les mariages, « sans doute,
dit-il, avec un zèle louable pour les choses de l’autre vie, mais avec trop peu de
connaissance des affaires de celle-ci87. »
Sans parler de la science de l’homme, qui est la plus grande partie de la science des affaires, est-il donc vrai que les Pères, si profonds dans la première, aient été si inexpérimentés dans la seconde ? Quels hommes furent plus mêlés aux affaires de leur temps ? Parmi ceux qui ont la double auréole des grands écrivains et des saints, il n’en est aucun qui soit entré dans la vie religieuse voilé et les yeux fermés au monde. C’est au milieu de ses intérêts et de leurs propres combats contre ses séductions, que, soldats, gens de loi, professeurs, les uns se font chrétiens, les autres deviennent par l’élection les chefs religieux des peuples. Saint Grégoire de Nazianze, Saint Basile, avaient brillé dans les écoles d’Athènes ; saint Chrysostome avait essayé au barreau cette éloquence qui arrachait à Théodose le pardon d’Antioche. Parmi les solitaires mêmes, un saint Jérôme arrivait au désert après avoir passé par l’orgueil et les dissipations de la vie patricienne à Rome, et plus voyagé que Montesquieu lui-même dans le monde romain, alors l’univers. Que n’a pas su saint Augustin des affaires de cette vie ? A laquelle n’a-t-il pas mis la main ?
Evêques, moines, en commerce continuel de méditation et d’extase avec le mystère, est-ce qu’ils cessent pour cela de communiquer avec le monde ?
Ils conduisent la société nouvelle à travers les ruines de l’ancienne, et ils en sont tout le gouvernement. Saint Ambroise était le premier magistrat de Milan, lorsque l’acclamation populaire le fit évêque. Il changeait de titre et non de fonctions. Devenu le guide spirituel du peuple de Milan, il resta son guide temporel, et, comme il l’a dit avec raison, l’Italie du nord put se passer d’un empereur : elle avait un chef.
Les Pères ne gouvernaient pas seulement les esprits et les cœurs, ils avaient la charge de la chose publique. Ils étaient tout, dans l’ordre civil comme dans la religion, non par ambition, — on sait leurs refus et leurs fuites, — mais malgré eux, parce que, dans la défaillance croissante des puissances temporelles, on allait à eux comme aux plus habiles, par le besoin que de tout temps les hommes ont eu de la science, de l’éloquence et de la vertu. On les vit partout mêlés de leur personne aux révolutions qui ôtaient ou donnaient l’empire. Leurs fautes vinrent de ce que trop de pouvoir trouble par moments les saints eux-mêmes, et je conviens que saint Chrysostome, chassé du siège de Constantinople et rétabli, puis, à travers des émeutes populaires, chassé de nouveau et exilé, a besoin de toute la bonté de sa cause et de toute la majesté de sa disgrâce pour n’avoir pas l’air d’un factieux.
On ne croit pas manquer à Montesquieu en disant que, pour s’être si gravement mépris sur le rôle des Pères de l’Eglise dans leur temps, et sur leur autorité dans toute science sociale, il faut qu’il les ait fort peu lus.
Par cette négligence des grands monuments de l’antiquité chrétienne s’explique un
défaut sensible de l’Esprit des lois : c’est cette sorte
d’indifférence où glisse, faute de principes certains, l’impartialité de Montesquieu.
Trop souvent, parlant de ce qui s’est fait, il s’abstient d’indiquer ce qu’il eût fallu
faire. Il donne les raisons des lois ; il en laisse chercher la morale à l’hésitation du
lecteur. On ne sent pas assez chez lui, dans une grande faveur pour l’idée du droit, une
ferme croyance au devoir. D’Alembert lui en fait une louange : « Montesquieu,
dit-il, s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels
on peut nous obliger à le remplir. »
C’est vrai, et finement jugé. Mais j’ai
grand’peur pour le devoir, quand, au lieu de nous montrer pourquoi nous y sommes tenus
de nous-mêmes, on nous enseigne comment on peut nous y forcer.
Il manque encore à l’Esprit des lois ce que l’antiquité chrétienne pratiquée, non pour sa théologie, mais pour sa science de l’homme, y eût mis sans doute ; il y manque une morale. Une morale, c’est plus que le goût de tout ce qui est moral, plus que l’amour du droit, plus que la justice et la bienfaisance ; c’est la certitude que toutes ces choses ne sont pas de purs mérites de la volonté, mais des lois divines obéies, et qu’en les pratiquant d’un cœur sincère, on reste infiniment au-dessous de ce qu’elles prescrivent. Montesquieu, homme bienfaisant, le bonhomme, comme on l’appelait, par un double hommage à sa bonté et à sa manière d’être bon, Montesquieu avait cette morale dans le cœur : il n’a pas pu, chose singulière, la faire passer de son cœur dans son esprit.
L’aspect sévère sous lequel nous la montrent les moralistes du dix-septième siècle avait effarouché sa douce raison, outre peut-être un désir secret de s’absoudre de certaines pages des Lettres persanes.
Il l’a accusée de vouloir détruire et non régler les sentiments de l’homme, de parler à l’entendement et nom à l’âme88 ; critique injuste, contre laquelle témoigne la popularité sans vicissitudes de ces moralistes soi-disant outrés. L’œuvre du dix-septième siècle a été soumise à plus d’une révision, et je ne sache pas d’écrivain qui n’y ait perdu, gagné, ou reperdu quelque chose ; ces retours n’ont rien ôté à la fortune des moralistes, et peut-être l’ont-ils accrue. Un seul a été et sera toujours débattu, La Rochefoucauld ; c’est tout simple. Notre portrait n’y est pas beau ; c’est à qui ne veut pas s’y reconnaître. Qu’importe, pourvu que l’immortel attrait de la ressemblance nous invite à nous y regarder ?
Il manque aussi à l’Esprit des lois une théorie de l’autorité. Ai-je besoin de dire qu’il ne s’agit ni de l’autorité comme l’entendent ceux qui en usent mal et ceux qui sont incapables d’obéissance, ni de la puissance publique sous une forme particulière de gouvernement. Il s’agit de ce principe, non pas supérieur au principe de liberté, mais apparemment plus nécessaire aux nations, puisqu’il ne souffre pas d’interruption ; il s’agit de cette force protectrice des sociétés, qui se forme de leur consentement intelligent et qui pourrait être le dernier progrès de la liberté dans ceux qui obéissent. Entre l’idéal de l’autorité, tel qu’il apparut à Bossuet sous la forme de la monarchie absolue, tempérée par des lois fondamentales, et les dangereuses rêveries du Contrat social, il manque un corps de doctrines tirées de la science des besoins de l’homme et de l’expérience comparée des sociétés humaines, supérieur à toutes les formes de gouvernement et pouvant les perfectionner toutes. Il eût été digne de Montesquieu d’en avoir l’idée et de tracer un idéal de l’autorité qui fût à jamais une lumière pour les gouvernants, une garantie pour les sujets, un obstacle insurmontable pour quiconque ne peut pas commander et ne veut pas obéir. Il n’y a pas songé. C’est une occasion perdue pour la France et pour l’esprit humain, et on le regrette, surtout en nos temps où les révolutions ont accoutumé de plus en plus les peuples à ne voir dans l’autorité qu’une dictature, et dans les gouvernements que des expédients.
Les erreurs de l’Esprit des lois sont d’ailleurs si peu
impérieuses, si pures de déclamation, qu’il n’y a pas de risque qu’elles passionnent la
foule ni ceux qui veulent prévaloir par la foule. Elles n’ont été pour rien dans nos
malheurs publics. C’est au contraire le propre des vérités qui brillent dans ce livre,
comme le feu toujours allumé sur l’autel de Vesta, d’avoir été pour quelque chose dans
tous les biens de l’ordre civil dont nous jouissons. Les vérités nous ont défendus de la
séduction des erreurs, et jusqu’au paradoxe de la vénalité des charges, que Montesquieu
a eu le tort de défendre, ses belles idées sur la justice nous ont appris à le réfuter.
Enfin, cette « joie secrète » qu’il a sentie, disait-il, « toutes les fois qu’on
a fait quelque règlement qui allait au bien commun »
, il l’inspire à ceux qui
lisent son livre, et il donne à chacun le désir de contribuer pour sa part au bien de
tous. Il peut se faire qu’on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son
esprit ; mais on en sortira toujours meilleur citoyen.
Chapitre neuvième §
Suite de l’histoire des gains de la prose française au dix-septième siècle. — § I. Le Siècle de Louis XIV. — L’idée du Siècle n’appartient qu’à Voltaire. — § II. Ce qu’il faut penser des critiques qu’on a faites du plan. — De nos prétentions et de nos besoins en matière d’histoire. — § III. De quelques-uns des tableaux du Siècle. — § IV. De ce qui manque au Siècle, — § V. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. — Qualités et défauts de ce livre. — § VI. La Correspondance de Voltaire. — De quelques traités sur la réforme des lois pénales. — § VII. Les différentes sortes d’esprit dans la Correspondance. — § VIII. De la partie de critique littéraire. — § IX. Les lettres de Voltaire et celles de Cicéron.
§ I. Le Siècle de Louis XIV. — L’idée du Siècle n’appartient qu’à Voltaire. §
De toutes les inspirations de Voltaire, la plus heureuse est le Siècle de Louis XIV. Il en eut la pensée dans le temps où il aima la gloire avec candeur, alors qu’elle lui apparaissait sous les traits des jeunes Français de l’âge futur apprenant de lui à admirer, dans l’époque où régna Louis XIV, toutes les grandeurs de leur pays.
L’idée de placer la France du dix-septième siècle à la tête de l’Europe intellectuelle, de faire accepter de tout le monde l’appellation du Siècle de Louis XIV, de présenter à l’esprit humain, comme sa plus parfaite image, l’esprit français personnifié dans nos écrivains, nos savants et nos artistes, cette idée-là ne vint à Voltaire ni d’un besoin public, ni d’une invitation de la mode. Ce fut son ouvrage personnel, et, bien loin d’y être aidé par son temps, s’il n’eût pensé qu’au succès, peut-être ne l’eût-il pas entrepris.
Il s’en faut en effet que les premiers sentiments du dix-huitième siècle aient été favorables à Louis XIV. On trouvait tout simple que le parlement, une cour instituée pour protéger l’autorité des testaments, eût cassé celui d’un roi. Ceux qui avaient applaudi sur le passage du parlement marchant de la grand’chambre au Louvre après ce coup d’État, n’étaient pas, disait-on, cette foule qui bat des mêmes mains à ce qui s’élève et à ce qui tombe ; c’étaient les gens de bien, les sages. Le parlement avait cassé le testament du grand roi, l’opinion cassait le règne tout entier.
La mémoire de Louis XIV avait toutes sortes d’adversaires. Elle en avait au nom de la liberté de conscience, fruit, chèrement payé, des querelles religieuses ; elle en avait au nom de la science économique, née des souffrances du commerce et de l’industrie dans les dernières années, et qui se plaignait avec le double crédit de critiques fondées et d’espérances sans limites. Le même tour d’esprit qui mettait les lumières au-dessus des grands sentiments, qui dédaignait la gloire comme trop coûteuse, qui raillait la poésie comme une ingénieuse inutilité, et la prospérité des arts comme témoignant du nombre des fainéants, dénigrait le prince par qui toutes ces choses avaient été honorées et encouragées.
Colbert n’était pas plus ménagé que Louis XIV. Montesquieu n’avait pas trouvé à le nommer dans les Lettres persanes. En s’occupant plus des sciences curieuses et des beaux-arts que des compagnies de commerce maritime, Colbert avait pris, disait-on, l’ombre pour le corps. Il se rencontrait des Français pour penser, des écrivains pour imprimer, que le peuple n’était pas si fou quand il voulait déchirer le corps de Colbert, puisqu’il avait été malheureux, et malheureux par Colbert.
Voltaire lui-même avait eu, dans sa jeunesse, sa part de la prévention universelle. Il avait loué Fouquet,
… Dont Thémis fut le guide ;Du vrai mérite appui ferme et solide,Tant regretté, tant pleuré des neufs sœurs,Le grand Fouquet…89
Par contre, le persécuteur de Fouquet, le roi, n’était pas ménagé.
Louis fit sur son trône asseoir la flatterie…Et l’encens à la main, la docte AcadémieL’endormit cinquante ans par sa monotonie.
Pour écrire le Siècle de Louis XIV, Voltaire avait à se démentir lui-même. Il avait aussi à se rendre libre des ménagements que lui imposait envers l’Europe, toujours animée contre le nom du grand roi, l’accueil qu’on y faisait à ses écrits. Dans ses deux années de séjour en Angleterre, il avait formé et laissé d’illustres amitiés ; il y avait joui en pleine liberté de tout ce qu’on lui disputait dans son pays. Il pouvait craindre, en élevant un monument à la gloire de Louis XIV, de déplaire à l’Europe sans plaire à sa patrie. Une idée où il était si peu encouragé est donc bien à lui et à lui seul.
Idée, c’est trop peu dire : écrire le Siècle de Louis XIV était, pour Voltaire, une vocation. L’homme qui a dit de lui :
Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme,
devait être l’historien d’une époque où tous les goûts de l’esprit ont eu leur idéal.
§ II. Ce qu’il faut penser des critiques qu’on a faites du plan du Siècle. — De nos prétentions et de nos besoins en matière d’histoire. §
On a critiqué dans ces dernières années, et l’on critique encore le plan, ou plutôt ce qu’on appelle le manque de plan du Siècle de Louis XIV. Le premier reproche en est venu de Gibbon, qui contentait peut-être à son insu ses préjugés d’Anglais et sa rivalité d’historien. Une nouvelle théorie de l’histoire a mis sa critique en crédit. Nous sommes devenus très difficiles sur les devoirs de l’historien.
La pratique du gouvernement représentatif, où tous les ressorts d’une grande société sont mis au jour, nous a persuadé que nous sommes très bons juges de la politique, que nous n’ignorons pas la guerre, que nous nous entendons en finances et en administration, que rien ne nous échappe des rapports de la fortune publique avec l’esprit général du gouvernement. Nous nous flattons de sentir l’unité de l’Etat dans la multiplicité des fonctions sociales. Tout ce qu’on nous explique, nous croyons le comprendre, et nous ne sommes pas loin de nous imaginer que les seules choses dont on puisse bien juger sans études, c’est la société et l’État.
Il y a de plus un certain goût de la perfection qui nous rend injustes. Par exemple, on forme de tous les traits qui appartiennent aux plus grands poètes un type de poésie ; en regard de ce type, on place tel poète qui, pour être au-dessous, n’en a pas moins des traits du grand poète, et on lui en refuse le nom. Ainsi, dans ces dernières années, Boileau s’est presque vu chasser du Parnasse, pour n’avoir pas réuni en lui l’invention d’Homère et de Shakspeare, le génie comique de Molière et la sensibilité de Virgile. Je me défie d’autant plus de ces sévérités, qu’elles ne sont pas toujours l’impression dernière de lectures faites avec candeur et compétence. Jamais on n’est plus décisif que quand on connaît moins les pièces du procès. Nul n’est plus sévère pour les poètes que celui qui ne lit plus de vers. Les théories, l’esthétique, c’est la fin des lectures.
J’ai bien peur qu’il n’en soit ainsi pour le Siècle de Louis XIV. Quand on a répété, après Gibbon, que c’est un livre sans plan, un char mal attelé que les chevaux tirent en tous sens, au risque de le faire verser, on a tout dit. On a fait à ses propres yeux preuve d’instruction ; et, chose qu’on recherche plus que l’instruction, on a loué son propre goût en critiquant un grand écrivain.
Ceux qui demandent à l’historien la science universelle, veulent une histoire pour leurs prétentions plutôt que pour leurs besoins. Il y a grand péril à vouloir les contenter. Tel historien qui nous traite en savants risque fort de nous fatiguer. Nous sautons le technique et nous courons au récit ; car, si nous aimons nos prétentions, nous leurs préférons notre plaisir.
Voltaire, écrivant le Siècle de Louis XIV, n’a point songé à caresser nos prétentions. Il s’en moque même à l’occasion, et plus d’une raillerie est à l’adresse de ceux qui se piquent de pénétrer dans l’histoire au-delà de ce que l’historien peut découvrir, et de ce que le lecteur doit savoir.
Nul n’a mieux connu que lui ni mieux contenté nos vrais besoins. Où trouver, sur les causes de la grandeur française au dix-septième siècle, plus de ces lumières qui sont en même temps des impulsions puissantes ? Quel écrivain a mieux dit ce dont nous sommes capables dans la guerre comme dans la paix, sous la conduite de ceux qui sont les premiers d’entre nous, par nos qualités nationales ?
Quel livre nous laisse plus justement fiers de la place que s’est faite notre pays dans le monde, et plus jaloux de la garder ?
C’est un de ces cas où la fin justifie les moyens. Mais le moyen qu’a pris Voltaire est-il donc si mauvais ? A un récit complexe et continu, il a préféré une suite de tableaux représentant, l’un après l’autre, tous les grands côtés de la société française sous le règne de Louis XIV. Chaque tableau est un sujet, et chaque sujet provoque un genre de curiosité particulière que Voltaire satisfait. Ce plan-là en vaut un autre ; il était nouveau alors : il n’a pas cessé d’être bon.
§ III. De quelques-uns des tableaux du Siècle. §
Je prends pour exemple le tableau des guerres, et parmi ces guerres celles de Hollande. Ce que nous demandons à l’historien, pour en garder une impression durable, ce sont les causes de la guerre exposées et jugées, la situation des deux peuples qui vont en venir aux mains, leurs chefs, les préparatifs de la lutte, les batailles, et, dans les récits de ces batailles, les traits qui caractérisent le commandement chez les généraux et la manière de se battre chez les soldats ; enfin, la justice rendue à tous, avec un peu d’inclination pour tout ce qui peut honorer notre nation à ses propres yeux, et entretenir parmi nous la tradition de la discipline et du courage. Autant de questions que Voltaire s’est posées, et auxquelles il répond.
Je n’empêche pas qu’un autre n’analyse longuement les dépêches et qu’il n’entrecoupe le récit par des extraits ; — mais alors il fait une histoire diplomatique ; — qu’il ne s’étende sur les dissensions intérieures de la Hollande et sur la fin tragique des De Witt ; mais c’est entreprendre sur l’histoire de la Hollande ; — qu’il ne raconte au long les combats qui en si peu de jours mettent la Hollande aux abois, et la forcent à se noyer pour se sauver ; — mais ce sont là des mémoires militaires.
En attendant, je me contente d’un récit qui m’en apprend assez sur les causes de la guerre pour que je ne confonde pas cette conquête manquée avec une guerre juste, et l’ambition du roi avec la querelle de la France ; qui des luttes intérieures de la Hollande fait ressortir cette triste vérité, que l’invasion même ne réconcilie pas les partis ; qui m’intéresse aux deux nations, à la Hollande par la justice et par le respect du faible, à la France par le patriotisme et l’amour de la gloire ; qui, parmi plusieurs portraits d’un dessin aussi juste que brillant, me laisse imprimées dans l’esprit les deux grandes figures royales du siècle, Louis XIV et Guillaume III, esquissées comme certains croquis de grands maîtres, dont le crayon ne laisse plus rien à faire au pinceau.
Prenons un second tableau, d’un genre tout différent, celui où Voltaire nous peint la France sortant, sous l’impulsion puissante de Louis XIV, du chaos de la Fronde.
Je suppose un lecteur qui connaît en gros les principaux traits de cette époque : l’œuvre de Richelieu attaquée et près de périr ; un parlement qui veut régir l’État et ne rend pas la justice ; un Condé, un Turenne menant les armées étrangères contre la France ; des finances mises au pillage ; un premier réparateur, l’Italien Mazarin, plus Français que les Français de la Fronde, mais qui se paye de ses services par des mains qui prennent tout ; que va-t-il demander à l’historien de cette époque ? Ce que Voltaire s’est demandé à lui-même, avant d’écrire son chapitre : Comment la France s’en tirera-t-elle ? Comment une société tombée en dissolution parce que tout le monde veut la gouverner, et personne gratuitement, va-t-elle se relever sur ses bases, et quelles sont ces bases ?
Le chapitre répond à ces questions. Tout ce que le lecteur voulait voir, il le voit : où il y avait des ruines, une résurrection ; où il n’y avait rien, des créations durables ; le jeu rendu à tous les ressorts de la machine ; les mêmes hommes qui hors de leur place troublaient l’État, à leur place le raffermissant et l’illustrant ; la fonction du gouvernement exercée par celui auquel elle appartenait, et qui avait, comme tout exprès, l’amour de la gloire, si inséparable de l’idée du bien public, que je n’oserais pas le mettre au-dessous de l’amour du devoir. Il reste de tout cela, comme impressions dernières, l’idée de ce que chacun doit à l’État et de ce que l’État doit à tous, le patriotisme, le goût du grand, qui est l’utile sous sa forme la plus élevée, l’admiration pour les grands hommes, avec une justice particulière pour ceux qui ont le génie du gouvernement, et qui sont chargés de la triple tâche de conserver, de faire marcher et de perfectionner la machine.
La même intelligence des besoins du lecteur a inspiré le chapitre des Anecdotes et particularités et le chapitre des Lettres et
arts. Comme beaucoup d’écrits de Voltaire, ils tiennent plus que le titre ne
promet. Le premier est une histoire familière de la cour de Louis XIV ; vrai tableau, ou
plutôt vraie galerie de tableaux imposants et charmants, au-dessus desquels domine,
tracé d’une main libre, pour l’histoire et non pour la tragédie, le portrait du grand
roi. Dans le second, nous voyons apparaître et comme se lever successivement à
l’horizon, tous ces astres de la poésie, de l’éloquence et des arts, qui brillent à
jamais au ciel de la France, et dirigent ses générations dans toutes les voies de
l’idéal. Il y a là encore des portraits, ceux de nos pères par l’esprit, de ces beaux
génies qui, selon les paroles de Voltaire, « ont préparé des plaisirs purs et
durables aux hommes qui ne sont point encore nés. »
Rien n’a vieilli des
jugements sommaires et pourtant si pleins qu’il en a portés ; la critique la plus
profonde ne réussit qu’à nous en donner les motifs.
§ IV. De ce qui manque au Siècle. §
Il manque au livre de Voltaire, pour être l’image la plus exacte du grand siècle, l’élévation morale. Au fond, l’historien ne s’intéresse qu’à la civilisation. Encore n’est-ce pas la civilisation dans les plus précieux de ses biens, dans ceux qui améliorent la condition morale de l’homme. La civilisation de Voltaire est celle d’un épicurien. Le luxe, les arts, les commodités de la vie, y sont au premier rang ; il fait la civilisation à l’image de sa vie. C’est un certain ordre où les gens comme lui ont toutes leurs aises, y compris, j’en conviens, un besoin de justice générale satisfait. Dans son goût pour le luxe, Voltaire n’oublie pas ce qui en revient aux petits :
Le goût du luxe entre dans tous les rangs ;Le pauvre y vit des vanités des grands90.
C’est bien sec, et nous savons mieux que cela, même en fait de civilisation purement économique. Voltaire n’est pas allé au-delà. Le Mondain est sa véritable ode ; il y est plus lyrique que dans ses odes sur certains événements publics, où l’émotion n’est pas moins factice que la poésie. Il y chante son luxe et son bien-être ; le chant n’est guère propre à toucher ceux qui ne peuvent pas vivre de sa vie ; mais la nature y parle, et les vers sont écrits de verve.
On comprend dès lors son indulgence pour les mœurs de Louis XIV. Le luxe lui cache le
scandale. Parlant du voyage de guerre que fit ce prince, en 1670, en Flandre pour y
préparer la ruine de la Hollande, le carrosse à glaces, d’invention récente, où est
assise à côté du roi et de la reine Mme de Montespan, les plus beaux
meubles de la couronne, portés dans les villes où le roi devait coucher, les tables
envoyées en avant et servies, à chaque étape, comme à Saint-Germain, les présents aux
dames, les bals parés ou masqués, les feux d’artifice, tout cela dérobe à Voltaire
l’indignité de la maîtresse en titre, étalée, à l’armée et à l’Europe, « et pour qui
sont tous les honneurs, dit-il, excepté ce que le devoir donnait à la reine », comme si
le moins que dût Louis XIV à sa femme n’était pas tout d’abord le renvoi de sa
maîtresse. L’historien, loin d’y trouver à redire, y voit un motif de louer Louis XIV.
« Cette maîtresse si fière et si triomphante n’était pas, ajoute-t-il, du
secret. Louis XIV savait distinguer les affaires d’Etat des plaisirs91. »
Si
Louis XIV en a mérité l’éloge, il fallait le lui donner ailleurs. Entre les relâchements
du Mondain et les déclamations d’un historien vulgaire, qui censure les
princes au nom de maximes qu’il ne pratique pas, il y a une morale que Voltaire n’a pas
appliquée aux autres, parce qu’il n’en a pas voulu pour lui-même.
Louis XIV, au plus fort des désastres de la guerre de la succession, disait de
Guillaume III : « Mon frère d’Angleterre connaît mes forces, mais il ne connaît
pas mon cœur. »
On peut de même dire de Voltaire, historien du dix-septième
siècle : Il a connu les forces de ce siècle ; il n’en a pas connu le cœur. Ce cœur,
c’est le christianisme, accepté à la fois comme science de l’homme et comme règle des
mœurs. Voltaire a pourtant parlé de « la gravité chrétienne » au dix-septième siècle ;
il a su la voir ; il ne l’a pas sentie. Dans l’éloquence religieuse sortie du cœur du
dix-septième siècle, il signale « un art nouveau inconnu des anciens et sans
modèle »
; il n’en est pas touché. Il rend justice aux grands orateurs
chrétiens ; il ne s’y plaît pas.
Sa justice même paraît lui coûter, et il gâte les louanges données aux talents par des doutes sur la sincérité des personnes. Il a supposé un Bossuet à double visage ; théologien pour la robe et pour les honneurs, philosophe dans le fond. Qui sait s’il ne croyait pas faire honneur à Bossuet ?
Il reste indifférent et railleur devant les belles morts chrétiennes de ce temps-là, et
ces fins de vie édifiantes par lesquelles on s’y préparait. Mme de
Montespan, expiant sa faveur et ses fautes par les macérations, les ceintures à pointes
de fer, et, ce qui est moins mêlé d’imagination, par la douceur et la bienfaisance ;
travaillant, de ses mains restées si belles, à des ouvrages grossiers pour les pauvres ;
si humble après tant de hauteur ; « mourant, dit Saint-Simon, sans regret et
uniquement occupée à rendre son sacrifice plus agréable à Dieu »
; une vaincue si résignée n’est pour Voltaire qu’« une vieille maîtresse
disgraciée qui s’amuse à doter des jeunes filles »
; et si elle ne va pas,
comme la Vallière, aux Carmélites, « c’est, dit-il, qu’elle n’est plus dans l’âge
où l’imagination y envoie. »
Cette impossibilité de voir le bien où il
faudrait en faire honneur au christianisme, ôte toute autorité aux chapitres sur les
affaires ecclésiastiques et les querelles religieuses au dix-septième siècle. Voltaire
n’a pas senti ce qu’il y avait de sérieux et de respectable dans des débats où des
chrétiens, aussi sincères qu’éloquents, se disputaient l’honneur d’être les plus fidèles
dépositaires d’une croyance qui donne aux hommes une règle des mœurs, et leur promet
l’immortalité. Il n’y a pas vu ce qu’un si grand objet pouvait inspirer d’éloquence dans
les écrits, de vertus dans la conduite, ni ce que l’histoire peut tirer de vérités sur
l’esprit français et sur le cœur humain, de ces querelles où la théologie n’est que le
champ clos temporaire de passions et de contradictions éternelles. En arrivant à ces
chapitres, d’ailleurs si piquants, son parti était pris. « On va parler, dit-il,
de ces dissensions qui font honte à la nature humaine. »
La bonne foi même
dont il confesse sa prévention le rendra prompt aux inexactitudes calomnieuses et aux
dédains. Et pourtant, dans la passion de l’incrédule, l’impartialité du génie se fait
jour par moments, et de la même plume qui rapetissait les choses il a tracé des
personnes des portraits qui les grandissent.
Malgré ces défauts où Voltaire est trop de son temps, on a raison de mettre le Siècle aux mains de la jeunesse studieuse. Tant qu’il sera un livre d’enseignement, je n’ai pas peur que les Français aiment médiocrement leur pays. C’est le meilleur ouvrage et peut-être la meilleure action de Voltaire.
Il l’a faite dans le même temps qu’il défendait contre Frédéric, alors prince de Prusse, la liberté morale, et Dieu contre Sa Majesté le Hasard. Il cherchait de bonne foi, pour tous ses instincts honnêtes, une origine divine. Il aimait toutes les grandes choses ; il ne confondait pas la gloire avec le bruit de son nom ; il ne pensait pas encore à recommander Dieu comme une institution de police.
L’admiration pour le dix-septième siècle est une des forces morales de notre pays ; à qui nous l’a enseignée le premier il faut beaucoup pardonner.
Le livre de Voltaire n’est pas seulement un bon livre, c’est un bienfait.
§ V. Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Qualités et défauts de ce livre. — Voltaire et Frédéric II. §
On n’en peut pas dire autant de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. L’esprit n’en vaut pas l’intention. Le mauvais esprit philosophique y gâte les enseignements du bon. L’idée du livre n’appartient pas à Voltaire. Les mêmes contemporains qui le détournaient d’écrire le Siècle de Louis XIV, lui commandèrent de faire ce procès au passé, par les mêmes principes au nom desquels on avait mis à la raison Aristote, puis Homère. Cette fois le temps dicte, Voltaire écrit.
C’est ce temps où le doute théologique est devenu l’incrédulité, le doute métaphysique la négation de l’âme, et, comme conséquence inévitable, la négation de la liberté morale.
C’était le fond des cœurs ; les habiles le cachaient, les enfants perdus le laissaient voir.
Un de ces enfants perdus, Lamettrie, justifiait l’athéisme, définissait le remords une
faiblesse d’éducation, faisait sortir l’homme du limon de la terre comme un végétal,
qualifiait le vol de vice, le vice et la vertu d’effets du sang ; donnait à la vie pour
but suprême le bonheur par les sens, par l’opium, le rêve ou la folie, et pour fin le
néant. Frédéric le louait publiquement, et disait de son Homme
machine, « qu’il ne devait déplaire qu’aux gens ennemis par état de la
raison. »
L’orgueil même de ses grandes qualités de ce qu’on pouvait appeler,
malgré lui, ses vertus, lui faisait prendre plaisir à cet avilissement systématique de
la nature humaine, par la douceur de penser que de toutes ces machines il était la plus
parfaite.
Frédéric, c’est le grand corrupteur de Voltaire. Cette amitié singulière entre le prince et l’écrivain ne fut jamais bonne au second. Le nom même d’amitié ne convient guère à cette espèce de coquetterie d’esprit, par moments caressante, plus souvent inquiète et ombrageuse, qui rapprocha et éloigna tour à tour l’un de l’autre ces deux esprits et ces deux hommes. Du côté du roi, un goût très vif pour les lettres, une admiration vraie pour Voltaire, le besoin d’une main à la fois exercée et discrète pour corriger ses vers ; du côté de Voltaire, la vanité chatouillée par un commerce d’esprit avec un roi et un grand homme : tels étaient les attraits, non les liens, qui firent de ces deux hommes deux amis de tête, et de Voltaire le commensal de Frédéric à Berlin. Ils se convenaient sans s’aimer. Tous les deux, supérieurs dans la moquerie, se doutaient bien qu’ils ne s’exceptaient pas l’un l’autre du plaisir de railler les gens, et il ne manqua pas de complaisants intéressés qui en firent leur cour au roi et à l’écrivain.
On sait comment ils se quittèrent, le burlesque de la fuite de Voltaire, l’arrestation de sa nièce, la saisie de ses papiers, et Frédéric s’amusant à lui faire peur. L’amitié se renoua pourtant : superbe du côté du roi comme envers un sujet rentré en grâce, flatteuse chez Voltaire, qui accepte la condition de ne pas revenir sur le passé et de garder le soufflet du roi. De tels amis n’ont pas pu se faire de bien ; ils se sont plutôt entre-gâtés. Mais celui qui a le plus perdu dans ce commerce entre inégaux, c’est l’écrivain.
Par l’esprit, où Frédéric n’était pas loin d’égaler
Voltaire ; par le caractère, où il lui est supérieur ; par l’ascendant de la puissance, qui fait que ce qu’un roi pense il le commande, le prince amène peu à peu l’écrivain à toutes ses opinions. Dans son poème sur la Loi naturelle, Voltaire avait pris la défense du remords comme preuve de la liberté de l’homme. Frédéric n’y voulait voir, comme Lamettrie, qu’un préjugé d’éducation. Il critiqua le pas sage. Voltaire, dans une seconde édition, ne défendit plus le remords qu’à titre d’opinion utile. Le titre de Religion naturelle, donné d’abord au poème, déplaît à Frédéric ; Voltaire essaye d’en atténuer le sens par ses explications. C’est une couverture, dit-il au prince, qui ne doit pas lui donner de scrupules. Frédéric insiste. Le titre disparaît. Ce n’est plus la Religion, mais la Loi naturelle, et encore Voltaire en réduit-il les prescriptions à être bon père, bon ami et bon voisin.
Sous la même influence, son zèle pour l’humanité s’attiédit et change de nature. Frédéric comparait les hommes à une horde de cerfs dans le parc d’un grand seigneur ; Voltaire, au commencement, l’avait contredit. A la fin, il les compare lui-même à une multitude de fous destinés à amuser un homme d’esprit. Insensiblement le beau projet d’une histoire universelle des mœurs et de l’esprit des nations tourne à ce qu’il appelle lui-même un tableau des sottises humaines.
Nous connaissons l’idéal de Voltaire en fait de société humaine. C’est une société
libre, non par les vertus de la nation, mais par la facilité de son gouvernement ; non
par l’obéissance à des lois sévères, mais par des lois qui exigent peu des hommes. C’est
la civilisation, comme il la voulait pour lui et à sa main, une surface brillante, du
luxe, des arts, des carrosses à glaces, de la politesse, des manières, une religion pour
ceux qui n’ont pas le frein de l’éducation ou d’une modération naturelle, une justice
douce par des magistrats qui ne se croient pas trop innocents ni les criminels trop
pervers ; les lettres, les théâtres, et, pour tout dire, tous ses goûts satisfaits,
toutes ses gênes supprimées ; une société où ses passions et ses fautes ne lui auraient
pas donné plus d’embarras qu’ils ne lui donnaient de scrupules. Tout ce qui n’est pas
cet idéal ou ne s’en approche pas est pour Voltaire ridicule et odieux. Il ne veut pas
que ce qui a cessé d’être bon l’ait été un seul jour ; le passé n’a pas été la
préparation laborieuse et nécessaire, mais l’obstacle du présent. Les mœurs de nos pères
n’étaient que des usages barbares ou ridicules, leur simplicité que rusticité, leurs
croyances que la foi d’ignorants à des fraudes pieuses. Il les plaint comme de nos jours
on a plaint la condition des nègres. Il ne paraît pas soupçonner qu’on ait pu être
heureux aux quatorzième et quinzième siècles, étant si grossièrement logé et vêtu, et
« sans connaître l’art des Sophocle »
, comme il le dit avec l’accent du
regret.
Voltaire n’a pas connu le cœur de la société moderne. Il fallait là aussi voir le christianisme ; il en a détourné les yeux, ou plutôt il ne l’a vu que dans le mal inévitable. L’Essai n’est que la guerre déclarée au christianisme par l’histoire.
Dans le récit des croisades, ce n’est pas pour les chrétiens que Voltaire penche,
fussent-ils Français. Saladin est son héros. Le promoteur de la première croisade,
Pierre l’Ermite, c’est « Coucoupètre ou Cucupiètre, ce Picard qui marche à la
tête de l’armée, en sandales et ceint d’une corde, nouveau genre de vanité. »
L’éloquence de saint Bernard lui vaut quelque justice ; mais Voltaire s’en rachète bien
vite aux yeux de Frédéric, par un portrait de saint Bernard « refusant l’emploi
de général pour se contenter de celui de prophète, prêchant partout en français à des
Allemands, et prédisant des victoires à des armées qui sont battues. »
Pour
saint Louis, auquel il n’a pas nui, aux yeux de Voltaire, d’avoir tenu tête à Rome, il
l’admire sincèrement ; mais Saladin lui est plus cher.
Arrivé à la fin des croisades, il respire. On dirait un historien musulman qui se félicite de voir son pays nettoyé de la présence des barbares.
Voltaire ne voit dans le moyen âge ni la condition de la femme relevée, ni la beauté de la famille chrétienne, ni l’art admirable qui a tiré des cœurs le type de l’architecture religieuse, ni l’esprit de douceur et de charité d’où est sortie l’Imitation. Il n’y sent pas la vie, car était-ce vivre que d’être au monde avant l’invention des carrosses à glaces ?
Il écrit l’histoire de la société moderne comme un magistrat au criminel fait un réquisitoire ; une seule chose soutient l’un et l’autre contre le dégoût de leur sujet, c’est le désir de gagner leur procès.
L’Essai n’en est pas moins le premier modèle de la critique historique, et si l’exécution n’en vaut pas toujours la méthode, la méthode est la bonne, et l’esprit humain n’en changera pas. C’est l’histoire fondée sur les deux sources d’information les plus sûres, la vérité par le témoignage des contemporains éclairés, et, où manque la vérité, la vraisemblance. Par malheur, la vraisemblance est trop souvent pour Voltaire ce qui ressemble au vrai, tel qu’il le veut, et « les contemporains éclairés » sont les hommes qui ont été en leur temps de mauvais chrétiens. Mais il nous a prémunis contre lui-même, et c’est grâce à sa méthode que, juges plus désintéressés de la vraisemblance et mieux informés de la vérité des témoignages, nous avons pu relever le moyen âge de ses mépris, et rendre au christianisme sa part dans une civilisation supérieure à celle que Voltaire a rêvée.
On fait plus que s’intéresser à sa guerre contre l’injustice, la violence, le duel, le meurtre juridique, contre tout ce qui dépeuple les nations et détruit les individus ; on y prend parti. Il ne laisse pas aux lecteurs à conclure, de peur qu’ils ne le prennent trop froidement ; il conclut lui-même. Il est vrai qu’il s’y trompe quelquefois. Il lui arrive de confondre avec le mal un bien laborieux, mélangé, confus, d’où le mieux doit sortir, à peu près comme quelqu’un qui prendrait pour un mal les douleurs de l’enfantement. Dirai-je aussi que chez lui l’horreur du mal sent son voluptueux, devant qui l’on parlerait d’une opération douloureuse, plutôt que la mâle aversion d’un honnête homme, et que son amour du bien est surtout l’amour de l’ordre ?
Aussi, pour qui lit l’Essai sans préjugé, les restrictions suivent pied à pied l’admiration. La vérité y a l’air d’une saillie heureuse, et l’erreur n’y mérite pas toujours qu’on la réfute. On est surpris de s’amuser où l’on croyait s’instruire, et l’on est près de se reprocher son amusement comme un plaisir pris hors de saison, dont on est médiocrement obligé à celui qui vous le donne.
Je ne me dissimule pas d’ailleurs que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ne soit un livre pour lequel l’heure de l’impartialité n’est pas encore venue. Viendra-t-elle même jamais ? Selon qu’on est touché de l’esprit de conservation ou de progrès, ou bien le livre de Voltaire paraît un guide et un aiguillon pour des conquêtes futures à travers des ruines nécessaires, ou bien il a le tort d’exciter cette impatience de l’avenir qui fait tant d’injustes censeurs du présent, incapables d’espérances qui soient pures de haine. Pour moi, qui ne puis m’accoutumer à ce que la marche des nations soit une course aveugle à travers le temps, qui regarde la guerre qu’on fait au passé comme une guerre civile, tout en admirant dans l’Essai la beauté de la pensée première, les vérités de détail dont le livre est semé, un style où, à la différence du style précieux, ce sont les beautés et non les défauts qui se cachent, j’estime que le bien n’y compense pas le mal, et je ne verrais pas sans inquiétude pour mon pays qu’on y préférât l’Essai sur les mœurs au Siècle de Louis XIV.
§ VI. De quelques traités de Voltaire sur la réforme des lois pénales. §
Avant d’arriver à la Correspondance, j’ai plaisir à mentionner quelques écrits de Voltaire qui, pour être des actes encore plus que des ouvrages d’esprit, n’en sont pas moins marqués en plus d’un endroit de la beauté littéraire. Ce sont le Traité sur la tolérance, le Commentaire sur le livre de Beccaria, le Prix de la justice et de l’humanité. Le lecteur qui n’y voulait chercher que des notes sur les mœurs du temps, y rencontre l’éloquence ; il n’y trouve pas du moins la déclamation. Voltaire ne tombe point dans cette philanthropie des gens de son siècle, qui fait douter de leur humanité. On aimerait mieux sans doute que les mêmes actes qui honorent son bon sens fussent des mouvements de son cœur ; mais la meilleure chose, après la sensibilité, est de n’en pas affecter ; et l’on sait gré à Voltaire de n’avoir mis que de la raison émue où d’autres auraient mis de la rhétorique.
La pensée qui lui fait prendre la plume est de railler des abus ; mais s’il s’en présente un par trop criant qui le prenne aux nerfs, il éclate, et l’on entend le cri de la douleur vraie parmi des moqueries.
Ces pages-là vivent encore, quoique les abus dont s’y plaint Voltaire aient été redressés. Elles vivent par ces vérités supérieures qui, après avoir servi à réformer la société, servent encore à la perfectionner, et qui sont à la fois l’expression de ce qui s’est fait et l’idéal de ce qui reste à faire pour améliorer les sociétés humaines.
Il s’en faut pourtant que tout soit de bon sens dans ces opuscules de Voltaire. Je
doute fort qu’en fait de peines proportionnées aux délits, on aille jusqu’à condamner
l’incendiaire, « qu’on brûlait, dit Voltaire, en cérémonie »
, à rebâtir
la grange incendiée, puis « à veiller toute sa vie, chargé de chaînes et de coups
de fouet, à la sûreté de toutes les granges du voisinage. »
Je doute qu’on
imagine jamais de punir le faux monnayeur, en le forçant de fabriquer toute sa vie en
prison la monnaie de l’État ; le faussaire, en le contraignant à copier de bons
ouvrages, ou à transcrire sa sentence sur les registres des juges. Mais si l’on ne va
pas jusqu’à ces chimères, on ira peut-être plus loin dans l’idée supérieure d’employer
la peine au profit moral de celui qui la subit, et de la société qui la lui inflige ; et
quelque progrès qu’on fasse en cette matière, Voltaire y aura sa part.
C’est la voie chrétienne, en dépit de Voltaire. « Il m’est venu un bien grand
souci, écrivait saint Augustin à un personnage puissant, c’est que Ta Sublimité croie
devoir infliger à ces coupables la rigueur de la loi du talion. N’en fais rien, je
t’en supplie par la foi en Jésus-Christ, et ne souffre pas qu’on le fasse… Sans doute
il faut ôter aux criminels la faculté de commettre de nouveaux crimes ; mais c’est
assez que, laissés en vie, avec tous leurs membres, la loi les fasse passer de
l’agitation insensée dans un repos inoffensif, ou qu’ils soient arrachés aux mauvaises
œuvres pour être employés à quelque œuvre utile. On verra moins un supplice qu’un
bienfait dans une peine qui n’énerve pas la sévérité de la justice, et qui laisse au
criminel le remède du repentir.92. »
La doctrine est complète ; elle pense à l’âme du criminel en
lui laissant la vie ; elle lui ménage le moyen de se relever ; elle le croit capable
encore de l’honneur chrétien qui est le repentir. Où la philosophie croyait être arrivée
par les seules forces de la raison, une tradition entrée dans le monde avec l’Évangile
l’y avait amenée sans qu’elle s’en doutât.
L’indulgence de Voltaire pour certains délits est moins de l’humanité qu’une complaisance, dont il ne s’excepte pas, pour ce qu’il appelle les faiblesses humaines. Ainsi l’adultère n’est un crime que parce que les hommes, se considérant comme les propriétaires de leurs épouses, y voient un vol de leur bien. La polygamie n’est un cas pendable que dans Monsieur de Pourceaugnac ; l’inceste qu’une loi de bienséance ; et quant au viol, il n’est pas possible. La morale de Voltaire est celle de son temps. En demandant une loi pénale plus douce, on songeait moins à relever la nature humaine qu’à mettre l’individu plus à l’aise. Dans les cruautés de l’ancienne justice envers le criminel, il y avait du moins du respect pour l’homme.
§ VII. Correspondance de Voltaire. — Des différentes sortes d’esprit dans la Correspondance. §
Mais c’est assez parler de ces écrits qui appartiennent plus à l’histoire de la société qu’à l’histoire des lettres. J’en viens au meilleur, au plus charmant, au moins contesté des titres de Voltaire, sa Correspondance.
Voltaire épistolier remplit toute l’idée que nous nous faisons de l’esprit. Il a d’abord l’esprit de bon sens,
Esprit, raison qui finement s’exprime,
a dit Chénier qui l’avait vu sur les lèvres de Voltaire. C’est cet esprit qui, dans nos premiers conteurs, naît tout formé, et, parmi tant de mots et de tours destinés à la refonte, crée un français qui ne changera pas. C’est celui qui, dans Villon et Marot, se dégage des allégories du moyen âge et résiste aux premières superstitions pour l’antiquité classique. Dans Molière, dans La Fontaine, dans Lesage, c’est une moitié charmante et immortelle de la littérature. Nous avons beaucoup de cet esprit-là dans nos jugements sur les autres, fort peu dans nos jugements sur nous-mêmes. Personne n’en a eu plus que Voltaire. On a dit de lui : Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. Oui, mais cet esprit de tout le monde, c’est encore le sien.
Il a de Gil Blas cette raillerie souriante dont le héros du livre effleure les travers de tous, y compris les siens. Seulement, dans Gil Blas, elle est si discrète, qu’elle semble comme échappée à l’auteur à son insu. Dans Voltaire, elle est plus près du trait, et le premier qui s’en doute, c’est Voltaire lui-même. Pour goûter la raillerie dans Gil Blas, peut-être faut-il à la fois plus de finesse et de candeur que n’en a le commun même des gens d’esprit ; pour n’en rien perdre dans Voltaire, à peine est-il nécessaire d’avoir de l’esprit.
Il y a une autre sorte d’esprit qui fait presque toujours compagnie à la raillerie enjouée, c’est l’art de louer, aussi en perfection dans notre pays que l’art de railler. Dans l’opinion des étrangers, c’est notre travers. En tout cas, ne l’a pas qui veut, et peut-être ne nous le reproche-t-on que parce qu’on nous l’envie. Il est très vrai que l’art de louer n’est pas une vertu héroïque ; mais c’est encore moins un vice. Voltaire y est exquis. Bailler ne lui est pas plus naturel que louer. Voltaire a un grand art : il nous fait goûter des louanges qui ne sont pas pour nous. Je me suis demandé pourquoi nous aimons tant ces friandises que d’autres ont mangées ; le motif nous fait honneur : c’est notre tendresse à la louange et notre désir de la mériter.
Outre l’art de louer les autres, il y a dans la Correspondance l’art de recevoir leurs louanges. Celui-là est plus difficile. L’homme qui reçoit une louange est si disposé à s’en faire l’écho, et cette sorte d’écho qui renvoie plusieurs fois le son ! Il est poussé sur une pente si glissante, et s’y retenir demande tant de vertu ! Voltaire y réussit, et sa vertu ne sent pas la peine. Il ne prend pas tout ce qu’on lui donne ; bon moyen de s’assurer d’autant plus ce qu’il prend. Quand nous louons les gens, nous aimons qu’ils y fassent quelque défense ; cela nous y entête, et nous redoublons, plus jaloux de les convaincre de notre bon goût que de les persuader de leur mérite. Que de louanges ainsi renchéries Voltaire ne s’est-il pas attirées, en se dérobant à des louanges ordinaires !
Otez du discours d’un homme d’esprit ce qui est pensée ou sentiment juste, raillerie fine, louange délicate, il reste encore quelque chose qui ne nous apprend rien et pourtant qui n’est pas de trop.
Voltaire est plein de ce « superflu si nécessaire. » Mais à quoi bon énumérer lourdement des choses si légères ? En fait de genre d’esprit, il n’est guère plus aisé de trouver celui qui manque à Voltaire que de définir tous ceux qu’il a. Il lui manque l’esprit précieux ; je dis l’esprit parce qu’on n’est pas précieux sans beaucoup d’esprit : témoin les héros du genre au temps de Voltaire, Fontenelle, Marivaux, qui, en y mettant ou plutôt en y gâtant beaucoup de très bon esprit, rendaient le défaut si tentant.
Il n’y a pas une phrase de style précieux dans la Correspondance, pas même dans les louanges, où l’on est enclin à raffiner et où l’on ne craint pas dans les gens qu’on loue les scrupules du goût.
§ VIII. De la critique littéraire dans la Correspondance. §
S’il y avait à préférer dans l’excellent, je préférerais parmi ces lettres celles dont le sujet est littéraire. Je voudrais qu’on en fît un recueil. Ce cours de littérature sans plan et sans dessein, cette poétique sans dissertation, cette rhétorique sans règles d’école, seraient un livre unique. Voltaire parle des choses de l’esprit comme on en parle entre honnêtes gens qui songent plus à échanger des idées agréables qu’à se faire la leçon. Les genres sont sentis plutôt que définis, et leurs limites plutôt indiquées comme des convenances de l’esprit humain que jetées en travers des auteurs comme des barrières. Le goût n’est pas une doctrine, encore moins une science ; c’est le bon sens dans le jugement des livres et des écrivains. La vérité, au lieu de s’imposer, se donne comme un plaisir d’esprit dont Voltaire nous invite à essayer. Il y a des prescriptions, des conseils, car il faut bien que le temple du goût ait une enceinte sacrée ; mais quiconque sait n’être pas ennuyeux a le droit d’y entrer, fût-ce par la brèche.
Cependant le goût de Voltaire n’est pas le grand goût. Le grand goût n’est pourtant que le bon sens, mais le bon sens gouverné par des principes, non celui qui dépend de l’humeur de l’homme. Tel est trop souvent le bon sens de Voltaire, et son goût en porte la peine. Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés où il a pris sa commodité pour règle. S’il n’admire pas Homère, c’est qu’il ne sait pas le grec, et qu’il préfère la Henriade à l’Iliade. Le tort d’être chrétiens lui cache les beautés les plus intimes des écrivains du dix-septième siècle. Ses craintes intermittentes pour la gloire de ses tragédies le rendent injuste pour Boileau, comme si l’Art poétique avait prédit et préparé leur décadence93. Il critique Montesquieu, Buffon, J.-J. Rousseau, parce qu’ils font trop parler d’eux.
Cependant, nul n’a plus admiré leurs qualités. Son goût leur rend alors plus que son humeur ne leur a ôté, et sa justice fait plus de bien que sa partialité n’a fait de mal. Aussi je ne sache pas de meilleur guide que sa Correspondance, pour apprendre à lire et à juger les écrivains des deux derniers siècles et Voltaire lui-même. Il a vu tous ses côtés faibles ; et comme s’il eût trouvé moins dur d’aller au devant de la critique que de l’attendre, il a fait sa propre confession. Il aimait si peu les censeurs qu’il était homme à leur ôter par malice la primeur de leurs critiques, et à garder sur eux l’avantage de voir ses propres défauts avant eux. Peut-être, par une dernière illusion de l’amour-propre, espérait-il qu’on le défendrait contre ses scrupules, et que ses péchés avoués lui seraient remis. En tout cas, on n’a pas besoin de chercher des témoins pour lui faire son procès ; on a les aveux du coupable.
§ IX. Des lettres de Voltaire et de celles de Cicéron. §
On ne peut guère lire la Correspondance de Voltaire sans penser au recueil qui y ressemble le plus dans l’antiquité, les Lettres de Cicéron.
L’amour de la gloire est l’âme de ces deux recueils, et ce que Voltaire fait dire au Cicéron de sa Rome sauvée :
Romains, j’aime la gloire et ne veux pas m’en taire,
est aussi vrai du poète que de son héros. La même faiblesse se trahit dans le Romain et dans le Français ; c’est cette vanité si reprochée à tous les deux, dans Cicéron plus abandonnée et plus naïve, dans Voltaire mieux conduite. Tous les genres d’esprit de la Correspondance brillent dans les Lettres, sauf l’esprit de se faire louer, dont Voltaire donne plus volontiers la commission aux autres, et dont Cicéron se charge lui-même. Même naturel dans les deux ouvrages, avec plus d’éclat dans Cicéron, par le bonheur d’une langue plus colorée et plus sonore ; avec plus de finesse et de saillies dans Voltaire. Même critique exquise, et même délicatesse de goût, si ce n’est que les erreurs de Cicéron sur les choses de l’esprit viennent de sa faiblesse pour la rhétorique, et celles de Voltaire de sa faiblesse pour lui-même. Mais l’ancien me semble avoir un grand avantage sur le moderne. Il y a plus de cœur dans les Lettres que dans la Correspondance ; je devrais dire un cœur plus cultivé. La famille seule cultive le cœur. Le père qui a connu ce que c’est que d’aimer quelqu’un plus, que soi-même, a senti tout son cœur, et telle est la chaleur de l’amour paternel, que le même homme en aime mieux tout ce qui est à aimer. Cicéron, tendre père d’une fille charmante, père désespéré quand il la perdit, en est meilleur citoyen, plus attaché à ses amis, plus épris de la vérité, laquelle devient plus chère à l’homme chez qui la tendresse de cœur se communique à l’esprit, et qui aime la vérité à la fois comme une lumière et comme un sentiment.
J’ai peur que Voltaire n’ait aimé que son esprit.
Il est vrai qu’il avait le droit de l’aimer dans le bon usage qu’il en a fait ; mais, à quelque chose qu’il l’emploie, il ne le hait pas. Il aime la vérité comme une convenance de cet esprit, et quoique la vérité, même rabaissée à la commodité d’un homme, ait été souvent, dans ses mains habiles et actives, une puissance bienfaisante, souvent il la traite en homme qui aurait su s’en passer, et il lui préfère la gloire. Enfin, ses amis sont-ils autre chose que les hommes d’affaires de son esprit ? Il les flatte plus qu’il ne les aime, et pour plus d’un il suffit de tourner la page pour voir l’égratignure à la suite de la caresse.
Concluons de ces différences, non pas que les Lettres de Cicéron valent mieux que la Correspondance de Voltaire, mais qu’un païen qui cherchait sa morale est quelquefois d’un meilleur commerce pour l’âme qu’un chrétien qui s’est ôté la sienne.
Chapitre dixième §
Suite de l’histoire des gains. — § I. Histoire naturelle de l’homme. Variétés des races humaines ; unité de l’homme. — § II. Histoire de l’individu. Description physique et morale de l’homme. — Chasteté du pinceau de Buffon. — § III. Histoire naturelle des animaux. — Les dégoûts de Buffon. — § IV. Les Époques de la nature. — Le Discours sur le style.
§. I. Histoire naturelle de l’homme. Variétés des races humaines ; unité de l’homme. §
En passant de Voltaire à Buffon, on quitte les vérités fécondes, mais agressives et militantes, de l’histoire des sociétés humaines, pour les vérités pacifiques des sciences naturelles, et l’éloquence de combat pour l’éloquence tranquille de la démonstration scientifique.
Aucune littérature n’en offre un plus majestueux monument que l’Histoire naturelle de l’homme.
Avant Buffon, on n’étudiait que l’individu, on négligeait l’espèce ; il apprit à mieux étudier l’un, et il créa la science de l’autre. Aristote et Pline ont cru aux monstres. Même au temps de Buffon, les Portugais ne reconnaissaient pas un homme dans le nègre, et plus d’un philosophe était de leur avis. Le seul titre du chapitre sur les Variétés de la race humaine trancha la question en la posant. Il y a différentes races humaines ; il n’y a qu’une espèce : le nègre est un homme.
Buffon parcourt du regard de l’esprit les quatre parties du monde ; il en divise les populations en quatre races principales, dont il peint les traits caractéristiques, notant les dégradations et les nuances par où elles se touchent, et, dans certaines populations de transition, se mêlent et se confondent. Des ressemblances et des différences résultent des lois qu’il déduit des faits par le raisonnement. Une vérité supérieure se dégage peu à peu de ce travail et plane sur toutes les vérités particulières, noble conquête de l’espèce humaine désormais réhabilitée dans toutes ses races : c’est l’unité de l’homme.
Parmi les vérités scientifiques, il en est qui ne touchent que l’intelligence, et qui, une fois acquises, demeurent au fond de l’esprit humain immobiles et inactives. Telles sont certaines vérités de l’astronomie physique, qui, pareilles aux étoiles fixes que le télescope a découvertes, jettent incessamment une lumière sans variation et sans chaleur. On les apprend avec une secrète joie, on a plaisir à les savoir ; mais il n’en passe rien de la tête au cœur, et elles n’ont aucun effet appréciable sur la vie morale. D’autres vérités, au contraire, influent sur les sentiments des individus comme sur l’esprit des nations, et sont comme des forces immortelles qui, une fois créées, ne cessent pas d’agir.
De ce nombre est la vérité, pour la première fois trouvée et exprimée par Buffon, de l’unité de l’homme, première marque de sa supériorité sur les animaux, après la pensée. Ceux-ci sont enchaînés au sol qui a vu naître leurs premières générations : c’est à peine si une acclimatation artificielle parvient à faire végéter hors de leur patrie quelques individus dégénérés. L’homme est partout. Il vit sur tous les points du monde, non pas autre à l’orient, autre à l’occident, mais partout le même, partout roi de la création et maître des animaux. Et si c’est le même homme, qui donc l’a mis sur la terre et l’y a mis debout, homme fait, capable dès le jour de sa naissance de se défendre contre la nature et de se multiplier, qui, si ce n’est Dieu ?
Voilà dès l’abord où nous mène par sa propre force cette grande vérité, et Buffon lui-même qui le premier l’a trouvée, se voyant en face de la création du genre humain, confesse avec simplicité qu’il ne sait pas d’explication plus décisive de la présence de l’homme sur la terre.
Élever l’espèce humaine à ses propres yeux par l’idée que seule elle possède le
privilège de n’être exotique nulle part, et que le premier homme a été à un certain
moment l’œuvre unique du divin artisan, est un des effets toujours agissants de la
vérité trouvée par Buffon. Le dix-huitième siècle ne le sentit pas : l’unité de l’homme
conduisait à Dieu ; cela ne faisait pas le compte des préjugés du temps : elle fut niée.
Voltaire y opposa une théorie qui, en expliquant la variété des races par l’apparition
multiple de l’homme sur divers points du globe, essayait de détourner les esprits de
l’idée religieuse d’une création volontaire vers le hasard de plusieurs créations
spontanées. La vérité nouvelle n’en fit pas moins son chemin, et, dès le jour où elle
parut dans le monde, elle suscita les premiers doutes qui préparèrent l’émancipation des
noirs. En dépit de Voltaire qui les tenait pour dûment esclaves, de la politique qui
prescrivait, dans l’intérêt des colonies, « de ne pas affaiblir l’état
d’humiliation attaché à leur espèce94 »
,
la France, persuadée par Buffon, y reconnaissait des hommes, et, dès la quatrième séance
des états généraux, un La Rochefoucauld invitait l’assemblée à prendre en considération
la liberté des noirs.
Buffon, traçant un portrait du caractère moral de la race nègre, avait dit :
« Je ne puis écrire leur histoire sans m’attendrir sur leur état. Ne sont-ils
pas assez malheureux d’être réduits à la servitude, d’être obligés de toujours
travailler sans pouvoir jamais rien acquérir ? Faut-il encore les exécrer, les frapper
et les traiter comme des animaux ? L’humanité se révolte contre ces traitements odieux
que l’avidité du gain a mis en usage, et qu’elle renouvellerait peut-être tous les
jours, si nos lois n’avaient pas mis un frein à la brutalité des maîtres et resserré
les limites de la misère de leurs esclaves. On les force de travail, on leur épargne
la nourriture même la plus commune. Ils supportent, dit-on, très aisément la faim ;
pour vivre trois jours il ne leur faut que la portion d’un Européen pour un repas ;
quelque peu qu’ils mangent et qu’ils dorment, ils sont toujours également forts,
également durs au travail. Comment des hommes à qui il reste quelques sentiments
d’humanité peuvent-ils adopter ces maximes, en faire un préjugé, et chercher à
légitimer par ces raisons les excès que la soif de l’or leur fait commettre95 ? »
On
ôterait à Buffon le meilleur de sa gloire si l’on doutait que le grand seigneur libéral,
qui porta le premier à la tribune politique de la France la question des noirs, eût lu
ce sévère et énergique appel à l’humanité.
§ II. Histoire de l’individu. — Description physique et morale de l’homme. — Chasteté du pinceau de Buffon. §
Le premier historien des races humaines est aussi le plus fidèle historien de l’homme.
Dans la description de l’homme physique, sa science est exacte et son pinceau reste
chaste. Jusque dans le détail des fonctions les plus secrètes de la nature, il sait ne
rien taire en ne disant rien qui puisse faire rougir le lecteur, et il reste peintre en
éteignant la description au moment où la science coûterait à la pudeur. Grâce à cette
chasteté qui, pour ne pas corrompre les imaginations, « détruit le sentiment dans
l’expression »
, l’âme s’intéresse à la description de son enveloppe, parce que
c’est elle-même qui la décrit.
Toutes ces choses étaient et sont encore nouvelles. La nature avait eu ses peintres ; l’homme physique n’avait pas eu le sien. Exceptons pourtant quelques coups de pinceau de Descartes dans ce petit Traité des passions (1649), où il fait voir ce qui se passe au fond de l’homme, considéré comme corps, quand il est sous l’empire des passions. Il faudrait encore citer avec estime un traité sur la même matière, du peintre Lebrun, qui suivait les indications sommaires et si lumineuses de Descartes. Buffon n’a pas ignoré le traité de Descartes ; mais il fait autre chose. Descartes décrit, et le plus souvent imagine arbitrairement les effets physiques des passions ; Buffon décrit les attitudes qu’elles font prendre à l’homme ; il montre les mouvements de l’âme dans la pantomime du corps.
Sa description de l’homme moral nous reporte au plus beau moment de la philosophie spiritualiste du dix-septième siècle. Quel tranquille défi au matérialisme qui allait rendre Helvétius si populaire ! De quelle hauteur tombe le dédain sur ces négateurs de l’âme, qui ne sont ni nommés ni même indiqués par allusion, et qui, au dépit de se voir réfutés, ont à ajouter le dépit de se voir omis !
Sur le majestueux visage de l’historien de l’homme moral, on n’aperçoit même pas le pli du sourire ironique ; il semble ignorer ce qui se dit à Paris sur la nature de l’homme. Les belles inventions de l’homme-machine ne sont pas arrivées jusqu’à sa retraite de Montbard.
Mais Buffon n’en a pas fermé l’entrée à d’autres erreurs de son temps. On expliquait
alors les idées par la table rase où s’impriment les images que transmettent les sens.
Buffon croit que des sens plus exercés ajouteraient à nos facultés morales. « Si
les enfants, dit-il, avaient les bras hors du maillot, l’exercice prématuré du toucher
leur donnerait plus d’esprit. »
L’usage de laisser aux nouveau-nés les bras
libres est devenu général ; en avons-nous plus de gens d’esprit ? Son premier homme,
chez qui toutes les idées entrent successivement par la porte des sens, n’est pas le
fils de Descartes. Dans Descartes, l’âme se révèle d’abord à elle-même, puis reconnaît
Dieu, son auteur ; après quoi, regardant son enveloppe, elle la distingue de soi, mais
sans l’affirmer, tant il lui est impossible d’être assurée d’une autre existence que la
sienne. Dans le premier homme de Buffon, l’âme découvre tout ce qui n’est pas elle ;
elle ne se découvre pas elle-même. Je ne suis point surpris qu’après cette prise de
possession de l’existence par une succession de sensations délicieuses, le premier homme
s’endorme voluptueusement sans rendre d’actions de grâces à personne. La théorie de
l’homme intérieur double que se partagent les deux puissances souveraines de la nature
humaine, le principe ou sens spirituel et le sens intérieur matériel, est de la mauvaise
psychologie. Les combats dont nous sommes le théâtre sont des combats de l’âme contre
elle-même. Le corps en est souvent l’occasion, il est vrai, et c’est ce qui fait dire à
saint Paul : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? »
Mais il n’y a pas
un certain principe qui cède à la passion et un autre qui lui résiste ; c’est le même
qui est tour à tour vainqueur et vaincu, et qui sent sa victoire par son contentement de
lui-même, sa défaite par ses remords. L’homme intérieur est simple, parce qu’il n’y a
qu’une conscience.
Buffon s’est trompé sur le nombre et la nature des combattants ; mais il décrit en grand peintre le combat. S’agit-il de montrer ce qu’il en coûte à l’âme pour avoir cédé l’empire aux sens, il égale, par la force et la sévérité de ses tableaux, les grands moralistes du dix-septième siècle. Dirai-je même que l’impression de cette morale purement naturelle est plus forte ? On peut suspecter la morale du dix-septième siècle de nous demander le plus pour avoir le moins. Buffon n’exagère rien : ni le zèle de la prédication, ni les raffinements du spéculatif ne le passionnent et ne forcent son langage ; c’est la science qui regarde tranquillement une violation de l’ordre moral, et qui la décrit comme elle la voit. Son impartialité ajoute à l’effet. Ce que le moraliste ou le prédicateur a voilé par des scrupules d’art ou par respect pour la chaire, Buffon le montre dans sa nudité, et l’effet que ceux-ci veulent produire par la violence de leur dégoût, il le produit sans effort par la fidélité de son pinceau. Il s’en faut pourtant qu’il soit indifférent ; il a l’émotion que donne la vue du désordre à l’historien de l’ordre. C’est dans cette mesure qu’il est grand moraliste.
Il n’y avait pas d’apparence que le moraliste qui a poussé le soin jaloux de la dignité de l’homme jusqu’à ôter arbitrairement aux animaux toute propriété ressemblant du plus loin à la pensée, s’interdît de parler du devoir à l’âme réintégrée par lui dans ses droits, et raffermie dans sa foi en elle-même. Ces conseils, donnés comme en passant, avec une gravité majestueuse et douce, ont une force singulière. On ne les attendait pas ; ils viennent tout à coup rappeler l’intelligence au but moral de toute science, qui est de savoir pour mieux valoir. C’est encore un trait commun à Buffon et à Descartes, qu’au milieu de spéculations qui semblent si étrangères à la science de la vie, il leur arrive par moment de jeter sur le monde moral un rapide et sûr regard. Cette science du penseur me donne confiance en celle du naturaliste.
§ III. Histoire naturelle des animaux. §
Ici, comme dans l’Histoire naturelle de l’homme, Buffon est inventeur. La dégénération des espèces, sous la triple influence du climat, de la nature et de la domesticité ; la loi de la distribution des espèces sur le globe, sont deux grandes vérités que la science doit à Buffon. Avant lui, les animaux du nouveau monde étaient appelés du même nom que les animaux analogues de l’ancien. Il fait cesser cette confusion. Il distingue ceux qui sont propres à chacun des deux continents et ceux qui leur sont communs. De cette comparaison sortent deux remarques fécondes : l’une, que la nature vivante paraît, en général, beaucoup moins grande et moins forte dans le nouveau monde que dans l’ancien ; l’autre, que les animaux du nouveau monde, comparés à ceux de l’ancien, forment comme une nature collatérale, comme un second règne animal, qui correspond presque partout au premier.
Ainsi, selon ses propres paroles, chaque animal a son pays, sa patrie naturelle, où il est retenu par une nécessité physique. La zoologie se lie à la géographie. Une lumière nouvelle, dit un juge compétent de Buffon96, éclaire les rapports des choses créées. Un coin du voile est levé, l’œuvre de Dieu est mieux connue ; de nouvelles idées d’ordre, de beauté, d’harmonie, entrent dans nos esprits charmés, à la suite de ces vérités qui guident désormais les naturalistes, en brillant pour tout le monde.
La science, qui la première nous a appris les grands titres de Buffon, nous a mis en garde contre le principal défaut de l’Histoire naturelle des animaux. Ce défaut, qui le croirait ? c’est que l’historien n’est pas impartial.
Il ne se contente pas de revendiquer la supériorité de l’homme sur les animaux, il les en accable. Comme Descartes et Malebranche, il ôte tout aux uns au profit de l’autre, et l’animal dont il oppose l’unité à ce qu’il appelle la duplicité de l’homme, n’est qu’une machine. Les abeilles mêmes, il nous les gâte. Leurs alvéoles ne sont, selon lui, qu’un effet de la forme de leurs corps et de ce qu’il appelle la compression. Il ne ménage pas plus les aimables images de la prévoyance des fourmis. Que Descartes et Malebranche aient traité les animaux avec mépris, on ne s’en étonne pas. Ils sont si jaloux des prérogatives de la nature humaine, Descartes, parce qu’il croit les lui avoir restituées, Malebranche, parce qu’il la voit en Dieu, que, pour relever la pensée, ils méprisent la vie. Dans Buffon, plus naturaliste que métaphysicien, plus de justice envers les animaux n’eût été que séant, car si en regard du matérialisme de son temps il a mis l’homme très haut, il ne l’a pas mis assez près de Dieu pour qu’il fût besoin de lui donner pour piédestal la nature animale dégradée. Lui qui a imaginé pour l’homme un sens intérieur matériel, comment n’a-t-il pas trouvé pour l’animal un sens intérieur spirituel ?
On reconnaît là son point faible : trop de confiance dans la vue de l’esprit, et l’observation négligée comme le petit côté du naturaliste. De même que son insuffisance comme observateur l’avait trompé sur la nature des animaux, son dédain pour les méthodes le trompa sur leurs propriétés. Il voulait que le naturaliste entrât dans la science sans guide, et qu’il examinât les objets à mesure que les lui présenterait la nature ou l’occasion, dans leurs rapports avec l’homme, et par l’utilité qu’il en tire. On voit le péril de cette étude. Du jour où nous examinerons les animaux par leurs rapports avec nous et d’après leur utilité, notre imagination, nos usages, nos goûts, nos dégoûts corrompront notre étude. Nous leur ferons des qualités de tout ce qui nous plaira en eux, des défauts de tout ce qui nous y déplaira. Nous les verrons avec l’œil du fabuliste plus qu’avec l’œil du naturaliste.
C’est ce qui est arrivé à Buffon. Il a, pour un historien des animaux,
d’étranges partialités ; il a ses héros et, si j’osais dire, ses bêtes noires. Aux uns
il prête des qualités morales qui supposeraient tout au moins un principe
intérieur spirituel ; il charge les autres de défauts qui supposent une
perversité calculée. La description du lion semble un panégyrique, et celle du tigre un
acte d’accusation. « L’un a la colère noble, le courage magnanime, le naturel
sensible ; il méprise les insultes ; il pardonne à de petits ennemis des libertés
offensantes ; l’autre, trop long de corps, trop bas sur ses jambes, n’a que les
caractères de la basse méchanceté et de la cruauté insatiable. »
Une science
plus exacte les a reconnus tous les deux également capables d’attachement et de
reconnaissance. Buffon, grand seigneur, juge le cerf dans ses rapports avec les grands
seigneurs, et il y voit la cause finale des chasses à courre. Son cygne, je dis le sien,
« est fier de sa noblesse et de sa beauté. »
Il ôte au cygne de la
nature le mérite de sa grâce, qui est de s’ignorer elle-même. J’aime pourtant mieux
encore ses partialités que ses dédains. Est-ce bien un naturaliste qui a écrit ceci :
« Ces tristes oiseaux d’eau dont on ne sait que dire, et dont la multitude est
accablante ? »
Oserais-je dire des dégoûts de Buffon pour certains objets de son étude, que la cause principale est que Dieu y manque ? S’il avait cru avec la simplicité de cœur de Newton à un créateur, le ver de terre lui eût paru tout aussi étonnant que le lion, le plus humble oiseau d’eau que le cygne. Il n’eût pas accablé les uns de ses répugnances, ni récompensé les autres, par d’imaginaires qualités, de l’honneur de lui avoir plu. Son siècle, plus fort que sa raison, l’empêcha de voir la main qui a prodigué ces variétés infinies de structure, et qui a mis jusque dans des infusoires invisibles une parcelle de vie que les plus désarmés n’abandonnent pas sans la défendre. Cette faiblesse a coûté à Buffon le meilleur du génie du naturaliste, l’exactitude, et le même siècle qui lui cachait Dieu a le plus douté de la solidité de sa science.
Cependant le plus vif de son éloquence lui vient de sa partialité. Les animaux sont pour lui, non des objets d’histoire naturelle, mais des amis ou des ennemis. De là ses descriptions passionnées, et parmi des erreurs que la science a redressées avec son aide, un sentiment de la vie, de la beauté, de la force dans les animaux, de la convenance de leur organisation à leurs besoins, de leurs mœurs à leurs destinées, qui rachète le tort du grand naturaliste en nous rendant plus sensible le Dieu dont il s’est passé. De là aussi ses vives peintures de leurs propriétés, qui sont à ses yeux comme des reflets confus du caractère de l’homme.
Il les gourmande ou les loue ; singulière contradiction dans un livre qui explique l’âme des bêtes par un système d’ébranlements organiques de la mécanique animale !
L’Histoire naturelle des animaux n’a pas de plus belles pages que celles où Buffon, philosophe du dix-huitième siècle, mais non encyclopédiste, apporte sa part à l’œuvre de réforme. Discret sur les choses établies, respectant les croyances d’autrui, se contentant de conseiller aux hommes un meilleur emploi de leur santé, de leur argent et de leur vie, sévère pour les riches, parce que tous les exemples bons ou mauvais viennent d’eux, exhortant l’Europe à la paix, non pas en politique, mais en sage, il recommande à tous un genre de vie formé sur le modèle du sien, dans l’ordre, la dignité et le travail. Ces pages compensent la part de vaine parure que la science et le goût ont justement critiquée dans l’Histoire naturelle des animaux. Buffon voulait rendre la science populaire ; il y fallait un peu de mode, et par qui avoir la mode en France, si ce n’est pas les esprits frivoles ? C’est pour eux que le cygne s’étale comme s’il se croyait regardé, et que le paon fait la roue. Passons à Buffon un moyen innocent qui a réussi. Les fleurs de l’Esprit des lois s’excusent comme les enjolivements de l’Histoire naturelle des animaux ; c’était l’appât nécessaire pour attirer à leurs beautés fécondes la foule qui ne regarde qu’où il y a du spectacle, et n’écoute que ce qui fait du bruit.
§ IV. Les Époques de la nature. §
Buffon avait passé l’âge de Bossuet prononçant en cheveux blancs l’oraison funèbre du prince de Condé, quand il écrivit les Époques de la nature, son chef-d’œuvre. Après avoir raconté l’histoire de la terre émergeant du sein des mers desséchées, celles des animaux qui la peuplent, des végétaux qui revêtent sa surface, des minéraux que recèlent ses entrailles, celle de l’homme, roi de toutes les choses créées, il voulut raconter ce qui a précédé toute histoire, décrire ce qui n’avait pas de forme, débrouiller le chaos, y suivre, y tracer les grands commencements des choses, en faire sortir par degrés l’univers avec la dernière face que la création lui a imprimée. Dans ce livre prodigieux, il pouvait contenter son cœur, marcher seul, à la lumière du regard intérieur, et, désormais affranchi du secours des autres, découvrir sans voyageurs, observer sans naturalistes, des pays que Dieu seul a vus. Tandis que la plupart des hommes supérieurs, soit fatigue, soit défiance mélancolique dans les vues de l’esprit si souvent démenties, finissent par le détail, le fait, et s’éteignent dans les timides plaisirs de l’érudition, c’est le temps pour Buffon de l’invention, des affirmations hardies, de la foi dans l’esprit, de la passion pour cette recherche des causes où Virgile rêvait le bonheur du sage.
Dans aucun autre de ses ouvrages l’imagination de Buffon n’a été plus puissante ni sa raison plus sûre. Il semble s’y être corrigé de tous les défauts où il était comme engagé de réputation, par l’éclat de ses dédains contre ses contradicteurs. Il rectifie ses premières vues par les expériences récentes, se consolant de s’être autrefois trompé par la pensée qu’on se servait de ses vérités pour redresser ses erreurs. La terre n’est pas seulement un fond de mer ; il y voit la double action de l’eau et du feu ; il y voit, c’est le mot ; à la façon dont Buffon peint ce que d’autres ont découvert, il a l’air de le découvrir.
Il faut penser au Discours de la méthode et au traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, pour trouver à quelles créations de l’esprit humain comparer les Époques.
Après le spectacle de l’homme de Descartes, se connaissant par sa pensée et ne pouvant connaître sa pensée sans connaître Dieu, le plus beau sans doute est celui que nous donne Buffon, quand il fait apparaître devant nos yeux la terre, d’abord masse incandescente, détachée du soleil et emportée vers la route où elle doit éternellement rouler, puis, par le déluge des vapeurs condensées qui tombent sur sa surface attiédie, devenant une mer sans rivages, d’où sort par ses pointes de granit la roche intérieure qui forme le noyau du globe ; les continents s’emparant des espaces abandonnés par la mer ; les volcans vomissant les masses vitres-cibles ; les grands animaux qui viennent peupler les régions du Nord, les premières refroidies et desséchées ; le déchirement du globe en deux vastes continents, dont l’un sera le monde ancien et l’autre le nouveau ; enfin, l’homme prenant possession de la terre pacifiée et rendue digne de recevoir son nouvel hôte.
La science a fait ses réserves sur quelques-uns de ces prodigieux changements. Elle n’admet pas cette retraite définitive de la mer. Elle prouve que des déluges ont inondé passagèrement des parties de la terre. Elle ne reconnaît pas, dans les animaux du Nord, des animaux du Midi qu’aurait séparés du lieu de leur population primitive le déchirement des continents. Aidée de la géologie et de l’anatomie comparée, elle a restitué leurs ossements où s’était mépris Buffon, à des animaux d’espèces très différentes et aujourd’hui perdues. Elle compte un plus grand nombre d’époques ou de révolutions terrestres, et, au lieu de deux successions d’animaux, un homme de génie venu après Buffon, et suscité par lui, Cuvier, a distingué dans quatre couches terrestres les monuments de quatre populations animales. Les hypothèses des Époques de la nature ont été corrigées ; leurs vérités subsistent, et telle en est la grandeur et la fécondité, que la science reconnaissante écrit ses réserves, à titre de simples notes, au bas du texte glorieux où la France et l’Europe les ont apprises pour la première fois.
L’idée du livre subsiste également ; et quelle idée plus belle, dans cet ordre de spéculations, a suscité plus de découvertes ? En reconnaissant dans l’histoire de la nature des époques, et dans les ossements fossiles les médailles de chaque époque, Buffon du même coup inventait une science et en donnait le flambeau aux savants qui devaient rectifier ses idées en en profitant. Pourquoi Buffon, après avoir amené l’homme sur la terre et lui avoir mis en main « le sceptre », s’avise-t-il de supputer le nombre des années que durera ce règne, et d’assigner un jour où, sur la terre envahie de toutes parts par le froid des pôles, l’homme mourant laissera tomber ce sceptre de ses mains glacées ? Je reconnais là l’orgueil du siècle et l’orgueil de l’écrivain. Les incrédules ne sont pas les moins affirmatifs. On ne croyait pas en Dieu, et on s’arrogeait sa prescience.
Est-il donc vrai que Dieu soit absent des Époques de la nature ? On l’a
dit, et Buffon y a donné prise. On trouve du moins avec soulagement, dans cet admirable
livre, écrite à plus d’une page, sinon la foi en Dieu, du moins l’idée de Dieu.
« Plus j’ai pénétré dans le sein de la nature, dit Buffon, plus j’ai admiré et
profondément respecté son auteur97. »
C’est bien froid, et ces mots de la civilité humaine, admiré, respecté profondément, appartiennent à peine à la langue du
sujet. On ne serait pas juste pourtant de n’y voir qu’une précaution contre les censures
de la Sorbonne. Buffon est amené à l’idée de Dieu comme par l’impossibilité d’y
échapper, en présence de tant de témoignages d’une création volontaire et intelligente.
Il avait sous la plume le mot nature ; s’il écrit « l’auteur de la nature », c’est qu’à
ce moment-là, l’explication des beautés de l’ordre suprême par une force aveugle et
impersonnelle ne satisfait pas son esprit. De même Dieu est nommé par d’autres écrivains
du dix-huitième siècle, toutes les fois que leur instinct se rend plus fort que leurs
préjugés. Ils rencontraient Dieu par l’intelligence qui remontait, comme à leur insu,
vers sa source ; mais leur cœur n’était pas touché. L’idée de Dieu se présente à Buffon
en certains moments de clairvoyance supérieure ; mais elle disparaît avant d’être
devenue un sentiment et une croyance. Encore ne s’agit-il que du Dieu souverainement
puissant. Le Dieu souverainement bon n’est connu que des humbles qui le trouvent par la
défiance en leurs lumières et qui le gardent par le cœur.
§ V. Discours sur le style. §
Parmi tant de discours académiques, dont plusieurs sont d’excellents modèles, un seul a
l’autorité d’un ouvrage d’enseignement : c’est le Discours de Buffon sur
le style. Il le doit à l’excellence des préceptes résumés dans la fameuse maxime qui
pourrait en être l’épigraphe : « Le style est l’homme même. »
D’autres maximes très belles, l’admirable vers de Boileau :
Le vers se sent toujours des bassesses du cœur,
la phrase célèbre de Vauvenargues : « Les grandes pensées
viennent du cœur »
, nous avaient indiqué d’où vient le meilleur de nos
écrits ; la maxime de Buffon nous mène à la source même du style. Le style, c’est
l’homme. Où il y a un homme, il y a un style. Cherchons donc l’homme en nous ; démêlons
notre raison de notre humeur ; n’ayons pas la vanité de ce qui nous vient d’emprunt,
mais sachons estimer ce que nous avons en propre ; tous ces conseils sont dans la maxime
de Buffon.
« Quand vous avez un sujet à traiter, dit-il, n’ouvrez aucun livre, tirez tout
de votre tête. »
Descartes n’eût pas conseillé autre chose, ni Pascal, si ravi
de trouver un homme où il croyait rencontrer un auteur. Les défauts, c’est-à-dire tout
ce qui n’est pas le style, ces traits saillants qu’on veut mettre partout, ces mots
« qui nous éblouissent un moment pour nous laisser ensuite dans les ténèbres,
ces pensées fines, déliées, sans consistance, qui, comme la feuille du métal battu, ne
prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité »
; la peine qu’on se donne
pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ;
les phrases arrangées, les mots détournés de leurs acceptions, les traits irréguliers,
les figures discordantes ; — d’où tout cela vient-il, sinon de ce qu’on écrit hors de
soi, à côté de soi, et qu’il y a un auteur au lieu d’un homme ? C’est ce qui explique
qu’aux époques où fleurit cette manière d’écrire, elle ait tant d’imitateurs. Pour un
écrivain qui se replie sur lui-même et s’y défend contre l’imitation, combien qui se
livrent, qui abdiquent et qui, une fois sortis d’eux-mêmes, n’y rentrent jamais !
L’imitation n’est si commune que parce qu’elle est facile. Se faire un plan, attendre, avant de prendre la plume, cette plénitude qui est l’inspiration des bons écrivains, rejeter les pensées isolées, les premières vues, se défier des traits, c’est œuvre d’homme ; si le style vient de là, je comprends que pour un style il faille un homme.
Dans la théorie de Buffon, les mêmes règles s’appliquent à la fois aux choses de
l’esprit et aux choses de la conduite. Quand il remarque que, faute d’avoir assez
réfléchi sur son sujet, un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où
commencer à écrire, le conseil n’est-il pas aussi bon pour les actions que pour les
écrits ? Substituez au mot écrire le mot agir, et
voilà l’explication de bien des conduites embarrassées, d’actions qui finissent mal pour
avoir été commencées sans décision. Ailleurs, parlant des moyens de donner au style de
la gravité, Buffon dit : « Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier
mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante
pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité. »
La maxime
n’est pas moins vraie du caractère que du style. Et quand il ajoute : « Si l’on
écrit comme l’on pense (mettez : si l’on parle), si l’on est convaincu de ce qu’on
veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres
et la vérité du style (mettez : du langage), lui fera produire tout son
effet… »
le précepte s’adresse-t-il aux auteurs seulement ou à tout honnête
homme qui veut amener les autres à son opinion ?
Cependant cette théorie du style pèche par un point. Elle ne tient pas compte de la diversité des voies de l’esprit. Quand Buffon prescrit à l’écrivain de conduire sa plume sur un premier trait, et de l’y laisser immobile et comme enchaînée, jusqu’à ce que la logique lui ait montré le trait où elle doit se porter ensuite ; puis, ce nouveau pas fait, de l’arrêter encore, et ainsi jusqu’à la fin de l’œuvre, on dirait un mathématicien enseignant l’art de résoudre un problème. Buffon semble n’avoir connu que la logique des mathématiques, si différente de la logique des lettres. Il n’a pas pensé à la liberté. Les mots sont pour lui des chiffres. Il n’est pas mauvais qu’on pousse jusque-là le soin de la propriété ; encore ne faut-il pas qu’il y paraisse, ni que dans l’homme qui écrit on sente le mathématicien qui calcule. Buffon semble nier les bonheurs du premier jet, suspecter la verve, exclure la peinture à fresque, aussi charmante dans les pages d’un livre que sur les murs d’une coupole. On avait été plus libéral au dix-septième siècle. De l’idéal de ses prédécesseurs, Buffon a gardé et consacré de nouveau les grands traits ; mais, par l’excès même de précision de ses règles, et la superstition de l’analyse, cet idéal descend par moments jusqu’au procédé.
Il lui arrive aussi de prescrire, comme qualités d’obligation, ses propres faiblesses. Buffon aime le noble en homme anobli, plus jaloux de ne pas déroger que l’homme dont la noblesse est ancienne. Il affectionne le mot noble, comme Bossuet le mot grand, comme Fénelon le mot aimable. Mais le grand fait aimer le simple ; l’aimable est bien près de n’être que le simple ; le noble le cache. L’idée du noble est de celles où il peut entrer de la mode et du préjugé. Au temps de Ronsard, un style noble était un style retentissant de termes empruntés à la guerre et à la chasse. Pour Buffon, la noblesse du style, c’est son grand air à lui, c’est le travail de toute sa vie pour garder cet air et se tenir toujours droit.
Je doute que le petit pavillon du jardin de Montbard où, jusqu’en ces derniers temps, le jardinier faisait sécher ses graines, ait vu le naturaliste écrire, tel qu’on l’a représenté, en manchettes et poudré, l’épée de gentilhomme au côté ; mais si on l’a dit, la faute en est à cette faiblesse de l’anobli pour le noble, nulle part plus messéante que dans des écrits dont le sujet est la nature, où il n’y a pas d’ordres privilégiés et où tout est simple.
Je viens de parler du jardin de Montbard. Soit illusion, soit que l’homme imprime à sa demeure quelque chose de son tour d’esprit, on dirait que ce jardin a été fait à l’image de la théorie de Buffon. Le noble, comme on l’entendait alors, y est prodigué. Ce sont des terrasses soutenues par des murs, des escaliers pour monter et descendre noblement, plus de pierres que de gazon et de fleurs, un jardin où le maçon a eu plus à faire que l’horticulteur. Mais un site admirable et dominant, un rocher s’élançant à pic et surmonté d’une vieille tour qui s’y incruste et qui en semble le prolongement, font bientôt oublier les escaliers que le temps a disjoints, et les murs qui s’affaissent sous le poids des terrasses. L’appropriation a des défauts ; le lieu reste grandiose. Ainsi, dans le style de Buffon, parmi quelques ornements vieillis, le vrai, le grand, le noble de la nature choisie subsistent, et si l’on aperçoit quelques rides, c’est dans un monument immortel.
Chapitre onzième §
Jean-Jacques Rousseau. — § I. De l’influence de ses écrits. — § II. De l’esprit d’utopie en général. — § III. De l’utopie dans les écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau. — § IV. Dans la Nouvelle Héloïse. — § V. Dans l’Émile. — § VI. Dans les Confessions. — § VII. Comment Jean-Jacques Rousseau est devenu utopiste. — § VIII. Des beautés durables dans les œuvres de Jean-Jacques Rousseau.
§ I. De l’influence des écrits de Jean-Jacques Rousseau. §
Les écrits de Jean-Jacques Rousseau sont-ils parmi les gains de la prose française au dix-huitième siècle ? Sont-ils parmi les pertes ? La chose doit rester à jamais litigieuse. En tout cas, plus célèbre un moment que Montesquieu, et non moins populaire que Voltaire, Jean-Jacques Rousseau a le plus perdu par le temps. Les révolutions ont apporté des preuves et comme fourni des pièces justificatives à l’appui des vérités exprimées par Montesquieu. Les découvertes de la science témoignent chaque jour de la justesse des vues de Buffon. Quant à Voltaire, s’il n’a pas gagné, il s’est soutenu par le bon sens et le goût qu’il a répandus dans la nation. Jean-Jacques Rousseau a le plus perdu, parce que c’est celui auquel la mode a le plus prêté. Montesquieu, Buffon, Voltaire ont eu des admirateurs ; J.-J. Rousseau a été l’objet d’un culte. Pouvait-on moins faire pour un homme qui octroyait à notre esprit d’indépendance des droits inconnus, offrait à nos travers et à nos vices des excuses, à notre vanité, la chimère d’une excellence de nature dont la société seule nous fait déchoir ?
Jean-Jacques Rousseau, pendant un quart de siècle, eut le crédit d’un oracle. Les Corses, les Polonais, l’invitèrent, par ambassade, à être leur Lycurgue. Passe encore qu’on ait demandé des constitutions à un homme de lettres, qui allait y rêver disait-il, sous les arbres de la forêt de Saint-Germain ; mais qu’on soit venu de tous les points de l’Europe consulter sur l’éducation des enfants un père qui s’était affranchi du soin d’élever les siens, voilà qui n’est pas croyable. Rousseau, consulté comme législateur par les peuples, était appelé comme pédagogue par les familles. Tour à tour Solon et Mentor, on le voit, par l’effet de la mode qui ne s’arrête pas même au ridicule, invoqué comme la déesse Lucine au moment de l’accouchement.
S’il n’est pas appelé dans le travail, sitôt l’enfant venu au monde, on ne fait rien sans ses prescriptions. On couche le nouveau-né un peu mollement, un peu de biais, et souvent au grand air. Le berceau doit-il être un panier d’osier ? lui demande une mère. — Peu importe, répond Rousseau, pourvu qu’il ne soit point dur. Pour les nourrices, s’il est besoin d’y recourir, il examinera la qualité de leur lait. Mais la meilleure nourrice, c’est la mère. Si Rousseau ne l’a pas dit le premier, il a été le premier à le dire avec éloquence, et il l’a persuadé. Il mit la maternité à la mode. On portait les enfants dans leurs barcelonnettes à la suite des mères, fût-ce à l’Opéra, où leurs petits cris troublèrent quelquefois le spectacle. Il avait institué des prix pour les mères qui se passeraient de nourrices. Il promettait des lacets pour le premier-né qui serait nourri du lait maternel. L’avis du médecin ne prévalait pas sur le sien.
Des princes le consultaient sur le choix d’une gouvernante. La meilleure, dit Rousseau,
doit être sans aucune instruction ; car si elle sait, elle se déguisera ; ignorante, on
la connaîtra mieux. Il vaut mieux la prendre veuve que fille, pas trop facile à vivre,
intéressée. Pour l’attacher à l’enfant, le père la mènera un jour promener dans une
campagne riante. Elle y verra une petite maison ornée, une basse-cour, un jardin, des
terres pour l’entretien de la maison. Elle sera enchantée. Au fort de son enthousiasme,
le père la prendra à part, et lui dira : « Élevez ma fille à ma fantaisie, et ce
que vous voyez est à vous. »
Et si l’enfant, un jour, répond mal à ses soins,
la gouvernante, s’attendrissant, lui dira : « C’en est donc fait, vous m’ôtez le
pain de ma vieillesse ! »
Mais, dit gravement Rousseau, « il ne faut
pas que ce mot-là soit dit deux fois. »
Il n’était que trop obéi. On ne consultait ni la force de la mère ni le tempérament de l’enfant. Il avait prescrit une nourriture réglée ; on affamait les enfants : — des bains d’eau froide ; on risquait d’y faire périr les nourrissons trop faibles : — beaucoup d’air ; on en exposait de presque nus à l’intempérie des saisons. Devenus adolescents, c’est sur leurs jeunes âmes qu’on expérimentait les utopies du père sans enfants. De Dieu, de la morale, on ne leur disait mot. L’habileté des gouverneurs, précepteurs, serviteurs de toute nature, consistait à se faire mépriser des enfants ; ils se gardaient bien d’y manquer, sachant que c’était faire leur cour aux parents.
Rousseau lui-même se plaignait qu’on outrât son système : « Il s’en faut bien,
disait-il à Bernardin de Saint-Pierre, qu’on ait fait ce que je demandais ; on se
jette toujours dans les extrémités. J’ai parlé contre ceux qui faisaient ressentir aux
enfants leur tyrannie, et ce sont eux, à présent, qui tyrannisent leurs gouvernantes
et leurs précepteurs98. »
Fénelon avait été forcé
de gourmander, lui aussi, certaines âmes pour leur trop grand attachement à sa doctrine
du pur amour.
Dans le même temps que J.-J. Rousseau faisait des constitutions pour les peuples et des plans d’éducation pour les pères de famille, les particuliers sollicitaient de lui des règles de conduite pour leur profession. Un abbé gentilhomme, philosophe par principes, ecclésiastique par état, l’interrogeait sur l’art de vivre en homme, et de concilier ses devoirs avec son mépris pour les préjugés, c’est-à-dire avec l’incrédulité à la mode. Les actrices de l’Opéra lui demandaient des conseils pour vivre honnêtement. Rousseau était excédé du rôle qu’il avait recherché. Cet homme qui avait écrit sur sa porte, en grosses lettres et en matière d’enseigne, que tout était mal, que jusqu’à lui tout le monde s’était trompé, s’étonnait qu’on le sommât de donner des recettes pour faire mieux. En vain se dérobait-il ; on le persécutait de lettres et de visites. Quand Balzac se plaint des monceaux de lettres entassées sur sa table, qui demandent des réponses, et des réponses à montrer, il perce du contentement jusque dans son chagrin ; car ce qu’on lui demande, c’est de quoi parler de lui. On voulait plus encore de Rousseau. Beaucoup de gens l’avaient pris au mot, et le sommaient de réaliser, au moins pour eux, ses utopies. On le traitait en médecin qui s’est affiché comme inventeur d’une panacée ; tous les malades sur qui la médecine ordinaire avait échoué, lui demandaient de sa panacée et voulaient être guéris.
Outre les visiteurs venus pour les consultations, il y avait les curieux, et le nombre
en était immense. Rousseau en est poursuivi jusqu’en Angleterre. « J’ai du monde
de tous les états, écrit-il à du Peyrou, depuis l’instant où je me lève jusqu’à celui
où je me couche, et je suis forcé de m’habiller en public99. »
Enfin il avait ses fanatiques. « Ne m’amenez pas votre camarade, disait-il à
Bernardin de Saint-Pierre, il m’a fait peur ; il m’a écrit une lettre où il me mettait
an-dessus de Jésus-Christ100. »
Après sa
mort, on peut dire que ses idées formèrent une partie de l’opinion publique dans notre
pays. La révolution de 1789 en mit les plus sensées à l’expérience. Dès le mois de
décembre 1790, l’Assemblée constituante lui votait une statue. Les gens de lettres
préparaient des inscriptions pour le piédestal. Les artistes le sculptaient en
bas-relief sur des pierres arrachés aux ruines de la Bastille. Dans les discours de
collège, « le monument champêtre qu’on lui avait élevé, sous les regards de la
nature101 »
, passait bien avant les superbes mausolées où sont
renfermées les dépouille » des princes et des souverains. Beaucoup de gens croyant qu’il
s’était tué, Bouilly avait fait tout exprès une pièce où il mourait chez lui, sa croisée
ouverte, en s’écriant : « Que la nature est belle ! Je vois Dieu. Je meurs dans
ses bras. »
Dans une scène, on le voyait rentrant de la promenade, des plantes
dans une main, et, dans l’autre, un nid de fauvettes, « qu’il confiait aux soins
de sa femme, pour les rendre à la liberté sitôt qu’elles auraient des ailes. »
Une autre scène le montrait causant avec le menuisier du village de quelques réparations
à faire « dans sa modeste demeure. » Dans une troisième, un créancier auquel il devait
cent écus le menaçait de saisir ses meubles ; le libraire Rey lui envoyait cent écus
avec lesquels il payait le créancier. Là-dessus la mort arrivait.
Au mois de septembre 1794, sur un rapport de Lakanal, où il est dit que « le
Contrat social semble avoir été fait pour être prononcé en présence
du genre humain, et pour lui apprendre ce qu’il a été et ce qu’il a perdu »
,
la Convention décrétait l’apothéose de J.-J. Rousseau. La même séance vit décréter celle
de Marat, « dont les préparatifs, disait Collot-d’Herbois, étaient dans tous les
cœurs. »
On demanda la priorité pour l’apothéose de Marat.
La priorité fut votée. Associer dans un projet d’hommage public J.-J. Rousseau et Marat, et donner le pas sur l’auteur du Contrat social à l’homme qui en avait poussé la logique jusqu’au massacre de ses contradicteurs, n’est-ce pas tout à la fois un fruit et un châtiment de ce livre ?
Les apothéoses de la démagogie ne sont des fêtes que pour le pouvoir absolu, qui mesure d’avance ce qu’il trouvera de facilités dans ceux qu’elles réjouissent comme dans ceux qu’elles épouvantent. Le Consulat n’exécuta point le monument que le Directoire voulait élever à J.-J. Rousseau dans le jardin des Tuileries, et personne ne s’avisa de lui en faire la sommation. L’Empire, encore plus hardi et plus encouragé par l’opinion, put méconnaître impunément certaines vérités bienfaisantes du Contrat social, sous la protection de la peur qu’inspiraient ses sophismes.
Notre temps a été témoin de la résurrection de ces sophismes. La propriété considérée comme une permission du peuple souverain qui peut, s’il lui plaît, l’abolir, et qui, en l’abolissant, ferait disparaître le brigandage, les rapines et la violence ; la destination de l’homme, qui n’est pas de travailler et de mériter, mais de jouir ; le luxe, comme cause unique de la pauvreté ; le bonheur, non par le devoir ni par la raison, mais par le tempérament : toutes ces doctrines ont reparu, et, pour la dernière fois plaise à Dieu ! des flots de sang ont éteint l’incendie qu’elles avaient rallumé. Mais il s’en faut qu’elles aient été extirpées des cœurs ; elles peuvent se taire, elles n’abdiqueront jamais. Elles sont aussi vieilles et aussi vivaces que l’inégalité, laquelle date du jour où il y a eu deux hommes sur la terre. Ce ne sont pas des doctrines, mais des passions, sous les couleurs de l’amour du genre humain.
Il y aura donc toujours opportunité à demander compte aux idées de J.-J. Rousseau, et, au besoin ; à ses fautes, du mal qui s’est autorisé de son nom. J’oserai le faire dans la mesure de mes forces. La vertu de Fénelon, les grâces de son génie, le risque de toucher à une des gloires les plus aimées de notre pays, n’ont pu me réconcilier avec le chimérique, aujourd’hui sans partisans, de l’amour pur et de la royauté de Salente. Les malheurs de Rousseau méritent-ils plus de ménagements que les vertus de Fénelon ?
Il y a d’ailleurs dans les écrits de J.-J. Rousseau, parmi les égarements de l’esprit d’utopie, la part de la raison sereine et supérieure, comme il y a dans la rhétorique de son rôle les sentiments naturels et les inspirations naïves d’un esprit qui a vu le vrai et l’a exprimé en perfection. C’est par ces belles parties qu’il conserve beaucoup d’admirateurs, soit parmi les gens qui pardonnent tout au talent, soit parmi ceux qui, dans des pages où le faux tient compagnie au vrai, savent passer de l’un à l’autre sans que le faux leur gâte le vrai. Je chercherai sincèrement les motifs de cette admiration ; mais, je le déclare d’avance : entre ceux qui aiment J.-J. Rousseau et ceux qui ne veulent être que justes pour lui, c’est parmi ces derniers que je me range.
§ II. De l’esprit d’utopie. §
En dénonçant l’esprit d’utopie, est-il besoin de dire que je ne le confonds nullement avec l’esprit de critique ? La critique est nécessaire ; et, tout compte fait, elle a plus souvent raison que tort. L’histoire lui en rend l’hommage ; et le christianisme, à qui le monde moderne doit tous ses progrès, n’est, au point de vue humain, que la plus sublime des critiques. La différence la plus marquée entre l’esprit de critique et l’esprit d’utopie, c’est que le premier est par habitude l’ennemi du mal, et peut l’être passagèrement du bien qu’il prend de bonne foi pour le mal ; et que le second, très souvent l’ami du mal, est toujours l’ennemi du bien.
L’utopiste ne trouve rien à conserver de la société établie : usages, traditions, principes, institutions, tout lui en semble hors de service ; à peine se résigne-t-il à n’y pas mettre le feu. Son trait caractéristique est d’ignorer le monde où il vit, et de s’ignorer lui-même. Il juge la société par ce qu’elle ne fait pas pour lui ; et quant à lui, il ne se juge pas, il s’aime. Mais, dira-t-on, s’aimer n’est pas propre au seul utopiste. Je conviens que l’homme de bon sens ne se hait pas ; il se juge du moins. L’utopiste se met hors de rang. Sa maladie est de rêver la perfection. Voudrait-on qu’il s’exceptât de son rêve ? L’habitude de tout blâmer dans la société ajoute à cette hauteur d’opinion sur lui-même ; il en vient à se croire à la fois incapable de tout ce qu’il trouve de mal, et capable de tout le bien qu’il voudrait mettre à la place. Il raisonne comme certaines gens qui, en lisant un auteur, s’imaginent avoir toutes les qualités qu’ils y louent, et n’avoir aucun des défauts qu’ils y critiquent.
Après lui, ce que l’utopiste aime le plus, c’est la vertu. Il l’aime comme idéal, à proportion du peu de cas qu’il fait des simples vertus d’un galant homme. Car, je vous prie, contre le mal absolu qui travaille les sociétés, que peuvent ces petites vertus ? Et s’il les avait, à quoi lui serviraient-elles, sinon à faire de lui une dupe au milieu de fripons ? Il reste donc dans la perfection spéculative et l’imperfection pratique, bien résolu à n’être qu’un héros, ou à ne pas s’en mêler.
Les honnêtes gens se contentent d’aimer tout bonnement la vertu. Boileau, un type d’honnête homme, a dit de lui :
Ami de la vertu plutôt que vertueux.
Ami n’est pas adorateur. L’amour de la vertu n’est pas un enthousiasme ; c’est l’amour de la peine, du renoncement, des mille difficultés attachées à une conduite vertueuse. L’honnête homme aime la vertu comme on aime son devoir ; l’utopiste l’adore. Une certaine bassesse de cœur avec une fausse élévation d’esprit forme le plus souvent son caractère. Tandis que par l’une il se paye de généralités ambitieuses, par l’autre il se dérobe aux devoirs, fidèle à un amour platonique, au milieu de tous les désordres de l’infidélité.
Cette adoration de la vertu dans ces cœurs médiocres est sincère. On dirait comme une voix lointaine et mystérieuse de leur conscience. Reléguée hors de leur vie, pour ainsi dire, elle parle encore par ce stérile amour pour une perfection qu’on ne leur demande pas. L’honnêteté de l’utopiste est dans sa tête ; elle y est comme une sorte d’ivresse dans laquelle il oublie ce que commande aux gens de bien l’honnêteté qui vient du cœur.
Après lui et la vertu, l’utopiste a un troisième amour, l’amour du genre humain. C’est le moins exigeant des trois. On peut s’y dévouer sans dérangement, dans son cabinet. C’est un amour sans devoirs, quoique non pas toujours sans profit : car il se trouve des sociétés qui sont dupes de son charlatanisme et qui en font les frais. La famille n’est ni si crédule, ni si commode. Elle veut plus que des déclarations et des promesses. On ne l’aime qu’en se gênant, de l’amour qu’on s’ôte à soi-même. Une femme, des enfants, ne se payent pas de cette vaste tendresse pour le genre humain. En tout cas, ils entendent que nous commencions par eux, et ils n’ont pas tort. C’est ce qui n’arrange pas l’utopiste, accoutumé à être tout ensemble son cercle et son centre. Je ne m’étonne pas qu’on ait fort à souffrir, autour de lui, de cet amour pour les hommes, qui passe par-dessus la tête de ceux qui l’entourent. L’exemple n’en a pas commencé au fameux marquis de Mirabeau ; mais l’ostentation de ses écrits l’a rendu à la fois plus célèbre et plus odieux. Cet ami des hommes eût volontiers offert au genre humain le logis d’où il chassait son fils. Il l’offrit à J.-J. Rousseau, persuadé qu’il ne serait pas pris au mot, et que Rousseau comprendrait de reste que deux amis du genre humain ne peuvent mieux faire que de rester chacun chez soi102.
Quand je vois l’utopiste ouvrir les bras au genre humain, je me doute qu’il vient de les fermer à ses proches. Désirer l’union d’un peuple en une seule famille, l’union des nations en un seul peuple, faire de l’État un père et de tous les citoyens des enfants entre lesquels sa main partage également les fruits du travail commun, tout cela met en paix l’utopiste sur ce qu’il a négligé de faire pour répandre un peu de bonheur autour de lui.
Qui donc le blâmerait de ne pouvoir être à la fois utile au genre humain et à sa famille ? Il a désormais sa fonction ; et quelle comparaison à faire entre cette fonction sublime et une profession modeste, où il vivrait et ferait vivre les siens honorablement, en servant la société par son travail et par son exemple ? Les mêmes forces ne suffisant pas aux deux tâches, la même vie ne suffit pas aux deux devoirs, et il est trop juste que le plus grand dispense du plus petit.
Ainsi raisonne l’utopiste. J’en crois Jean-Jacques Rousseau ; il s’y connaissait. Un
utopiste de son temps, qu’il appelle du pseudonyme de Cassius, trouvait toutes choses si
mauvaises dans son pays, qu’il s’était fait conspirateur. « Marié, écrivait-il à
Rousseau, j’ai cru longtemps combiner mes affections avec mes devoirs. L’illusion
cesse, et je vois qu’un vrai citoyen doit les abolir. »
Voilà l’utopiste au
vrai. Aimer les siens, les servir est un vol fait au genre humain, ou un plaisir défendu
que l’utopiste se reproche. Rousseau pénètre la pensée secrète de ce Cassius.
« Je vous avoue, répond-il à une dame qui lui en avait écrit, que votre Cassius
m’a tout à fait l’air d’un ambitieux embarrassé de sa femme, qui veut couvrir du
masque de Théroïsme son inconstance et ses projets agrandissement103. »
On ne peut mieux toucher : c’est ce qui s’appelle
reconnaître les siens.
Rousseau n’est peut-être pas le pire, il est certainement le plus illustre de ces utopistes dont j’ai esquissé le portrait. Le portrait lui-même est fait d’après lui ; tour d’esprit et méthode, caractère et conduite, chaque trait essentiel se reconnaît dans ses ouvrages et dans sa vie. Seulement, comme ses erreurs sont celles d’un esprit supérieur, et ses fautes celles d’un homme qui n’était pas sans qualités, l’éclat de ces contrastes rend son portrait plus séduisant. C’est une raison pour le regarder de plus près.
§ III. De l’utopie dans les écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau. §
Dans la politique, Rousseau s’est fait tout d’abord un idéal de ce qu’il appelle l’état
de nature. Il imagine un homme antérieur aux temps « où furent inventés les mots affreux
du tien et du mien », et chez qui tout est simple, vrai, innocent. S’est-il du moins
autorisé de quelques relations de voyageurs qui auraient trouvé ou inventé soit un
individu isolé, soit quelques petits groupes vivant dans ce prétendu état d’innocence,
antérieur aux sociétés ? Nullement. Ce type de simplicité, de vérité, d’innocence,
auquel il faut revenir pour trouver la fin ou le correctif des vices de l’homme social,
est un enfant de ses ardentes rêveries. Il l’a rencontré dans ses solitaires promenades
« sous les grands arbres de la forêt de Saint-Germain »
, et il l’a
dépeint sous les traits d’un homme des bois. C’est ce qu’il appelle « tracer fièrement »
l’histoire des premiers temps.
Ce type trouvé, il lui compare l’homme tel que l’a déformé la société. Rien n’en est à conserver.
Sous sa plume, le bien devient le mal ; le mal devient le pire ; ce qui peut se corriger devient irréparable. La description violente et mensongère qu’il fait de la société est d’autant plus décevante, qu’elle ménage les personnes et les choses du présent. Ce n’est pas la prévention d’un contemporain ni l’humeur d’un individu, c’est l’éternelle logique qui condamne la société.
Épouvanté de vivre au sein d’un mal si profond, et d’être une partie de cette corruption, on demande à l’utopiste ce qu’il faut faire.
Si tout est mal, tout doit-il être changé ?
Si la science et les arts engendrent tous les vices, faut-il donc brûler les bibliothèques, les musées et les laboratoires, fermer les écoles, renvoyer l’homme dans les forêts, et, comme disait spirituellement Voltaire, se mettre à marcher à quatre pattes ?
Comment rester dans un état si déplorable ? Comment en sortir ?
Pour ne parler que de la question de la richesse, qui occupe si fort l’utopiste, comme si convoitise et utopie étaient un peu parentes, on demande à Rousseau ce qu’il faut faire de la richesse. La supprimer, dit-il résolûment. Soit : il n’y a plus de riches ; mais comment ferez-vous, tous les biens partagés, pour que les parts restent toujours égales ? — Égales, non ; on peut les rendre moins inégales. — Supposons qu’on le puisse, comment maintiendrez-vous cette inégalité modérée ? Et le jour où elle sera dépassée, fût-ce d’un centime, qui l’empêchera de s’accroître ? Et si vous ne parvenez à étouffer dans le cœur de l’homme le désir d’acquérir pour lui et les siens ; si vous ne lui liez les bras en présence des forces de la nature ; si vous ne pouvez empêcher que sa lutte avec elle, nécessaire sous peine de périr, ne suscite les arts et les sciences, et par eux la richesse ; comment, dans votre impuissance absolue d’anéantir la cause, supprimerez-vous ou modérerez-vous l’effet ? On a vu le despotisme, non seulement arrêter la pensée sur les lèvres, mais l’empêcher de naître ; on l’a vu se rendre maître des âmes : il n’y a pas d’exemple qu’il se soit rendu maître de l’argent.
C’est encore dans la forêt de Saint-Germain que Rousseau est allé chercher les prétendues conventions expresses ou tacites qui ont formé le lien des premières sociétés. Les gens de bon sens expliquent la chose naturellement. Selon eux, c’est sous l’impulsion du plus impérieux des besoins, celui d’échapper au régime du loup mangeant l’agneau, que des hommes inégalement intelligents et forts ont consenti un certain jour à placer au-dessus d’eux soit un plus fort, soit une loi, qui les protégeât contre les périls de l’inégalité. Mais il s’agit bien de choses si simples ! Dans la forêt de Saint-Germain, il n’y a pas eu besoin d’une protection achetée au prix d’un consentement humiliant. Les peuples que Rousseau y a vus sont des peuples forts ; on n’y connaît que des droits, et dans les conventions qu’ils veulent bien faire, on ne stipule que des libertés et l’on oublie l’obéissance.
C’est dans cette forêt que Rousseau a découvert ce peuple souverain qui ne peut pas se tromper, parce qu’il n’y a pas d’autre souverain pour le corriger ; qui ne peut s’ôter de ses droits, ni s’amoindrir ; qui se délègue en restant entier ; qui donne le commandement en le gardant et fait des lois dont le législateur est exempt.
Voilà le double idéal du Contrat social : une prétendue convention primitive qui n’a réglé que des droits, un souverain se composant de tout le monde et se personnifiant dans chaque individu, immortel, immuable, qui ne peut ni faillir, ni être redressé. En regard de cet idéal, Rousseau place les gouvernements existants. Au lieu d’en tracer des tableaux passionnés, c’est sous les formes pacifiques de la spéculation qu’il les déshonore et les livre à la haine des peuples.
S’agit-il de la monarchie ? « Un homme d’un vrai mérite, dit-il, est presque
aussi rare dans un ministère qu’un sot à la tête d’un gouvernement
républicain. »
Et ailleurs : « Tout concourt à priver de justice et de
raison un homme élevé pour commander aux autres. »
S’agit-il des gouvernements en général, quelle qu’en soit la forme ? « Ils sont
plus ou moins dévorants. »
S’agit-il des sociétés ? « L’homme, né libre, est partout dans les
fers. »
Quel remède, mon Dieu ! à des maux si grands ? Sera-ce les lois ? Mais la loi même, au
dire de Rousseau, est encore à définir. « Il faudrait, ajoute-t-il, des dieux
pour donner des lois aux hommes. L’ouvrage de la législation est une entreprise au-
dessus de la force humaine. »
Sera-ce l’autorité ? Mais l’autorité, dans l’idéal du gouvernement tracé par Rousseau, n’est rien.
Il préfère par goût, peut-être par politesse pour Genève, sa patrie, le gouvernement
aristocratique ; mais sa logique préfère le démocratique : « seulement, dit-il,
il y faut un peuple de dieux104. »
Qui donc croit-il en dégoûter en y mettant
cette condition ? Les gens de bon sens, oui : ceux-là disent tout bonnement qu’un
gouvernement qui veut des dieux ou seulement des héros est une absurdité. Mais la foule
ne pense pas de même. Quoi ! ne vous faut-il que des dieux ? Qu’à cela ne tienne ! La
foule à qui Rousseau a persuadé qu’elle est le seul souverain infaillible et impeccable,
la foule se croira Dieu.
Il y a une époque dans notre histoire où l’on a eu foi aux doctrines du Contrat social ; ce qui reste de cette foi est parmi les périls les plus pressants de notre temps. C’est là proprement la part de Rousseau dans le mal que nous a fait la philosophie politique du dernier siècle. Il a eu aussi sa part dans le bien qui en est sorti ; mais tandis que dans le bien il a été devancé ou égalé, le mal ne peut s’autoriser d’aucun nom plus que du sien.
§ IV. L’utopie dans la Nouvelle Héloïse. §
Tout est utopie dans la Nouvelle Héloïse ; mais du moins le chimérique ne messied pas à un roman. Roman, utopie, c’est tout un. Non que les romans qui ne sont pas des utopies ne soient de beaucoup les meilleurs : Gil Blas vaut mieux que la Nouvelle Héloïse.
Quand Rousseau conçut l’idée de son roman, il était, dit-il, sans amour et sans amitié, et, dans l’impuissance d’avoir ces deux choses, il les rêvait.
De ces rêves sortirent deux amants : Saint-Preux, un précepteur « qui adore la vertu » ; — que ne se contentait-il de l’aimer ? — et qui séduit dans la maison paternelle la jeune fille confiée à ses soins ; et Julie, héroïne sous le toit de son vieux mari, fille coupable sous le toit de sa mère. C’est dans ces deux amants que Rousseau personnifiait l’amour, et qu’il se repaissait de ses images. Pour l’amitié, il crut la figurer dans deux caractères de jeunes femmes s’aimant d’une tendresse passionnée, ce qui n’est pas commun, mais aimant le même homme, l’une en amante, et l’autre plus qu’en amie, ce qui est d’utopie. Il compléta ce cercle par un mari qui recherche la personne de Julie, tout en sachant que son cœur est à Saint-Preux, et qui sait être athée avec tous les sentiments d’un chrétien.
Voilà des caractères tout au moins singuliers. Cependant l’utopie de la Nouvelle Héloïse est bien plus dans les sentiments que dans les caractères. La diversité des caractères est telle qu’à peine doit-on dire qu’il y en a d’impossibles ; mais on ne passe pas, même au romancier, l’invraisemblance des sentiments. Les cœurs ne sont pas aussi variés que les humeurs, et deux personnes véritablement touchées d’amour ou d’amitié sentent de la même façon. L’expression de leurs sentiments pourra différer, mais le fond en sera le même ; et ce fond, invariable parmi les diversités infinies des caractères et des situations, c’est le cœur humain. On dit le cœur humain, et non le caractère humain.
Or, ce qui manque au roman dans lequel Jean-Jacques voulait se représenter « les deux idoles de son cœur, l’amour et l’amitié », c’est l’amitié et l’amour. Ce sont en effet deux idoles ; mais les idoles sont des faux dieux. Rousseau n’avait pas connu l’amitié ; il n’avait pas su garder un ami, parce qu’il n’avait pas su le trouver. Quant à l’amour, j’en crois ce qu’il dit : « il adora le sexe », il n’aima jamais.
Quoique les vrais amis soient rares, il s’en trouve toujours un pour l’homme capable de
l’être lui-même. « L’amitié, disait Socrate, se glissant à travers tous les
obstacles, va trouver les gens de bien et les unit. »
De même l’amour
véritable nous mène sur le chemin de la femme que nous devons aimer. Rousseau avait
ignoré l’amour parce qu’il n’était capable que de désirs. Il crut aimer Mme d’Houdetot : il ne fit que la convoiter. Sa correspondance ne contient qu’une
seule lettre d’amour ; le désir s’y trahit à toutes les lignes, non l’amour. Rousseau
n’aime pas, car il ne respecte pas celle qu’il aime.
L’amour, tel qu’il le peint, n’est qu’une sorte de métaphysique amoureuse, où l’on reconnaît ses deux préoccupations habituelles, prendre le contrepied de son temps et en dire plus qu’il ne sent.
Où son siècle était délicat, il affecte la grossièreté ; où son siècle était grossier, il raffine sur la délicatesse. Il est pourtant tel travers d’esprit contemporain qu’il n’évite pas ; mais plutôt que de l’avoir comme tout le monde, il l’aura plus que tout le monde. Ainsi, c’était le temps des amants qui pensent plus qu’ils ne sentent. On sait si les amants de la Nouvelle Héloïse se font faute de penser. Ils se piquent néanmoins de sentir plus que tout le monde : de là tant de lettres où les mots sont brûlants et les choses sont froides. L’envie qu’ils ont d’être crus donne à leurs paroles une certaine ardeur qui trompe ; touchez la main de ces amants, elle est glacée.
Il n’y a de même, dans ce roman, au lieu de l’amitié, que la métaphysique d’une amitié extraordinaire, qui veut faire honte à toutes les amitiés du siècle, et prouver à la postérité que si Rousseau perdait ses amis, c’est qu’il était seul digne d’en avoir.
Le but moral de la Nouvelle Héloïse n’est pas moins chimérique que les
sentiments. Rousseau a beau qualifier d’avance de « menteur et d’hypocrite » quiconque
osera dire « que la peinture d’une jeune personne honnête qui se laisse vaincre à
l’amour, et qui, étant femme, redevient vertueuse, est scandaleuse et n’est pas
utile »
; il a beau dire, dans sa correspondance, que « quiconque,
après avoir lu la Nouvelle Héloïse, la peut regarder comme un livre de
mauvaises mœurs, n’est pas fait pour aimer les bonnes »
; sous le coup de
cette double menace, je me risque à dire, avec tout le monde, que la Nouvelle
Héloïse n’est ni un livre utile ni un livre de bonnes mœurs. Rousseau s’est
fait illusion, en croyant que ce qu’il appelle « le doux coloris de
l’innocence »
y serait un correctif des « tableaux voluptueux. » Un précepteur
qui séduit son élève, une jeune fille « qui se laisse vaincre à l’amour », seront
toujours de mauvais professeurs de morale. Il s’en fallait que tout le monde en fût
dupe : les longs sermons de la Suissesse sont un mot du temps.
Aujourd’hui ces sermons paraissent encore plus longs ; le coloris de l’innocence a
passé, et les tableaux voluptueux restent.
Nous sommes peut-être plus délicats que les dames romaines du temps d’Epictète, qui lisaient la République de Platon pour les pages où il recommande la communauté des femmes105 ; mais si nous ne demandons pas aux romans des excuses pour nos vices, tout au moins nous y sommes attirés par leurs complaisances pour nos faiblesses. Rousseau, en traçant les tableaux voluptueux de la Nouvelle Héloïse, entendait bien qu’on les vît avec le plaisir sensuel qu’il avait eu à les peindre ; mais il voulait en même temps qu’on y prît des leçons de morale. Ce genre de succès n’est pas celui que recherchent les faiseurs de romans ; mais il le voulait pour le sien, tant l’utopie était dans toutes ses pensées.
§ V. L’utopie dans l’Émile. §
Émile et son gouverneur, comme les amants et les amis de la Nouvelle Héloïse, comme le souverain du Contrat social, sont des enfants du même père et des habitants du même pays.
L’idéal de l’Émile est, comme le dit Rousseau, un homme qui n’est pas de l’homme, mais de la nature. Venu au monde bon et libre, c’est la société qui le rend esclave et méchant. Rapprocher l’enfant, par une éducation appropriée, de cet homme idéal ; attaquer la société dans tout ce qu’elle a fait pour le gâter, telle est la pensée de l’Émile.
Jusqu’à cet homme de la nature, on en connaissait depuis fort longtemps un autre sur lequel, chose imposante ! le paganisme et le christianisme sont d’accord : à savoir, un être également capable de mal et de bien, et libre de choisir. Toutefois le penchant au mal avait paru si fort et si impérieux que, sans parler du péché originel, par lequel le christianisme l’a expliqué, le paganisme lui-même y avait cru voir l’expiation de crimes commis dans une vie antérieure106. Aucun païen, d’ailleurs, n’avait professé l’énormité d’un être originairement bon sans mélange de mal ; et la morale païenne, dans les livres excellents qui nous l’ont transmise, n’est qu’une arme donnée à l’homme pour défendre sa raison contre sa corruption naturelle.
L’éducation publique et privée, avant et depuis le christianisme, était fondée sur ce principe, que l’homme est libre de faire le mal ou le bien. S’il préférait le mal au bien, on se croyait en droit de le punir. Par la même raison, s’il se décidait pour le bien, on avait imaginé de le récompenser, non en payement d’un devoir rempli, mais pour le porter à l’habitude de bien faire par l’appât d’une rémunération ; car il est si faible, et le bien si difficile, qu’on jugeait nécessaire d’appeler l’intérêt à l’aide du devoir.
Que des abus se fussent mêlés aux bonnes pratiques de l’éducation publique et privée, et qu’au temps de Rousseau une certaine réforme fût utile, personne ne le nie. Relever ces abus, réclamer cette réforme, ce pouvait être la tâche et la gloire d’un moraliste bienfaisant ; mais cette gloire-là ne tente pas l’utopiste, lui qui ne sait qu’opposer à la chimère d’un bien sans mélange la chimère d’un mal sans mesure, et offrir l’optimisme comme correctif du pessimisme.
C’est ce que fit Rousseau.
Tout est bien, a-t-il dit pour premier axiome et pour première phrase de l’Émile, tout est bien en sortant des mains de la nature, et en premier lieu l’homme. La nature le fait bon ; c’est la société qui, par une mauvaise éducation publique ou privée, le fait mauvais. Aussi le système en est-il à changer. Tout y étant institué dans l’idée d’un être libre et faillible, tout s’y fait au rebours du bon sens. Les collèges sont des ateliers où l’on fausse ce qui était naturellement droit : il n’y a pas une heure à perdre, il faut les fermer.
Voilà donc la société et les familles accusées de déformer l’œuvre que la nature leur avait donnée parfaite. Que doivent-elles faire ?
Rien de plus simple : prendre en toutes choses le contre-pied de l’usage.
On punissait les enfants. Plus de châtiments, dit Rousseau. S’il avait dit : Moins de
châtiments, ou : Des châtiments qui corrigent sans abaisser, et qui soient proportionnés
à la faute ; c’était de la sagesse à l’usage de tout le monde. Mais l’utopiste ne fait
pas cas de cette sagesse-là. « L’enfant, dit-il, ne pouvant rien faire qui soit
moralement mal, rien de ce qu’il fait ne mérite châtiment. Partant, ne souffrez pas
qu’il demande pardon. »
Ah ! Rousseau n’avait jamais vu un enfant se
réconciliant avec ses parents après une faute avouée et pardonnée, ni ses bras jetés
autour du cou de sa mère, ni ces douces larmes que lui fait verser sa conscience
soulagée !
Naturellement, les récompenses, qui sont le corollaire des peines, sont supprimées. Car pourquoi récompenser l’enfant du bien qu’il a fait ? Il n’a pas plus de mérite à cela que l’oiseau à être innocent. Règle générale : laissez faire à l’enfant tout ce qu’il veut. Rousseau accorde pourtant qu’il peut lui prendre fantaisie de casser des objets de prix, et il veut bien ne pas le tenir pour bon. Je vous donne à deviner ce qu’il propose pour empêcher l’enfant d’en casser d’autres. D’abord, il faut le mettre dans une chambre où il n’y ait rien de précieux à casser. Soit ; mais s’il casse des choses utiles, des meubles, par exemple, on des vitres ? Pour les meubles, ne le grondez pas ; agissez comme s’ils s’étaient cassés tout seuls. Et pour les vitres ? Faites d’abord comme pour les meubles, ne le grondez pas : n’allez pas dire à l’enfant que casser les carreaux, c’est faire un dégât coûteux et incommoder autrui ; ce serait lui dire qu’il peut mal faire et lui en donner l’idée. Ne rétablissez pas les carreaux et laissez-le s’enrhumer.
Par une conséquence naturelle, là où le maître n’a le droit de rien commander ni de rien défendre, l’obéissance est supprimée. L’enfant, dit Rousseau, ne doit rien faire par obéissance, mais par nécessité. Ainsi il proclame l’homme libre, et il retranche de l’éducation la seule chose par laquelle l’homme reconnaît qu’il est autrement libre que les animaux, cette obéissance qu’un moraliste bien autrement sûr que lui, saint Paul, appelle du nom si beau d’obéissance raisonnable.
Mais qui donc sera juge de la nécessité qu’il y substitue ? Sera-ce l’enfant ou le maître ? Si c’est l’enfant, elle peut être pressante sans qu’il la voie, elle peut lui coûter la vie avant qu’il l’ait vue. Si c’est le maître et que l’enfant n’en convienne pas, il faudra donc qu’il cède ; mais voilà quelque chose de bien pis que l’obéissance. C’est le droit du plus fort auquel se soumet en frémissant le plus faible. Rousseau est forcé d’en convenir : « Que l’enfant sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort, et que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci », La morale de la force remplace la morale de l’obéissance libre !
Rousseau a raison de dispenser de la politesse un enfant qu’il a dispensé de
l’obéissance. « Point de s’il vous plaît, dit-il, avec les
domestiques. Ce n’est qu’une prière arrogante. Il vaut mieux dire : Faites cela. »
Quoi donc ? Est-ce que Rousseau exclut les domestiques
de sa définition de l’homme né libre ? S’il vous plaît est du moins un
hommage, ne fut-ce que de forme, rendu à la liberté dans l’homme qui a volontairement
engagé la sienne. Faites cela le met au niveau de la bête qui marche
au bâton. Je sais bien que le s’il vous plaît ne s’attend pas plus à
un refus que le faites cela ; mais pourquoi ne serait-il pas permis au
maître juste et bienveillant d’ôter au commandement ce qu’il a de dur pour celui qui
obéit ?
Supprimer la politesse comme impliquant l’arrogance n’est qu’un paradoxe ; interdire
aux enfants le plaisir de faire l’aumône ne vient pas d’un cœur bon. Rousseau ne veut
pas voir l’aumône tomber de la petite main de l’enfant dans la main du pauvre. Il
détourne les yeux du scandale de ces familles où l’on récompense la bonne conduite des
enfants par quelque argent à donner aux pauvres. Il lui semble plus moral de dire à
Émile : « Les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des riches »
; affreux
mot qui pourra donner aux pauvres l’idée de retirer la concession, ou, s’ils sont trop
sensés pour écouter cette provocation, voilà la charité abolie et la pauvreté
aggravée.
Ne menez pas l’enfant à l’église ; vous le rendriez impie. Ne lui défendez pas d’avoir des vices ; c’est le moyen de lui en donner. Ne lui enseignez rien ; vous ne lui enseignez que des erreurs. Point d’études de langues, ni de géographie, ni d’histoire ; supprimez tous les devoirs des enfants, ôtez-leur surtout les instruments de leur plus grande misère, à savoir les livres107.
Encore quelques prescriptions comme celles-là, — et vous les trouvez dans l’Émile, — et Rousseau aura ramené l’homme à son idéal, à l’homme de la nature, dit-il ; à l’état de la bête, devons-nous dire.
Car qu’est-ce qu’un enfant qui ne sait s’il fait mal ou bien, qui ignore l’obéissance et ne cède qu’à la force ; que son précepteur ne mène pas à l’église ; qui commande sans tempérer le commandement par aucune parole respectueuse pour ceux que leur condition lui subordonne ; qui n’apprend pas à donner, par la plus touchante de toutes les manières de donner, par l’aumône ; de qui l’on éloigne les livres pour qu’il ne perde pas une heure de plaisir, et qu’il resserre, comme dit Rousseau, son existence en lui-même ; que sera-ce qu’un tel enfant, sinon la bête de l’espèce la plus dangereuse ?
Il est vrai que Rousseau consentira quelque jour à lui mettre un livre dans les mains ; mais ce ne sera pas le jour où l’âme de l’enfant, s’échappant des liens de cette éducation matérielle, se sentira éprise d’une autre sorte de curiosité que celle qui le porte à briser un joujou ou à casser un meuble. Quand il sera touché de ce goût du vrai que le païen Cicéron regardait comme la plus noble prérogative de l’homme ; quand, averti par son instinct, il soupçonnera que la connaissance du monde où il vit est nécessaire à son bonheur, ces premiers indices qui prouvent que l’âme est adulte, même dans les plus jeunes enfants, ne hâteront pas d’une heure le moment où Rousseau se résignera enfin à lui apprendre à lire. Ce précepteur si attentif et si obéissant aux commandements du corps, dans son élève, sera sourd aux premières sollicitations de sa jeune intelligence. Mais qu’Émile reçoive un billet qui l’invite pour le lendemain à venir manger de la crème, voilà l’occasion venue de commencer son instruction. Il veut lire le billet ; c’est à sa gourmandise qu’Emile devra de savoir lire.
Si quelque chose étonne plus que de si violentes offenses au sens commua, c’est le ton doctoral dont s’exprime Rousseau. Qui donc lui donnait le droit de le prendre de si haut avec les pères de famille ? De quels enfants parlait-il ? Il n’avait pas connu, hélas ! les seuls qu’on regarde de près, les siens ! Telle fut pourtant l’illusion publique, qu’il se trouva des pères qui doutèrent de leur tendresse pour leurs enfants, en la comparant à celle d’un utopiste pour son élève imaginaire !
Pour élever un enfant au rebours de tous les usages, il fallait un précepteur différent de tous les précepteurs. Au temps de Rousseau, le précepteur était ce qu’il est encore aujourd’hui, un homme de mérite sans fortune, qui vit honorablement des soins qu’il donne aux enfants d’autrui. Entre gens bien élevés, les choses se passent de façon que les soins donnés et la rémunération aient l’air d’un échange de services. Rousseau a trouvé un précepteur qui ne reçoit pas de salaire. Indépendant, pouvant se marier, être père lui-même et exercer sur ses propres enfants le génie qu’il a pour la pédagogie, il se dévoue par amitié à l’éducation de l’enfant d’un autre.
Dans l’usage, le précepteur recevait l’enfant des mains des femmes, comme on disait alors, et ne pénétrait pas dans le gynécée. Le précepteur d’Émile s’empare de son élève avant même qu’il soit né. S’il ne préside pas à l’accouchement, il n’est pas loin, et il y dit son mot.
Mais j’y songe. Comment Rousseau n’a-t-il pas prescrit à la mère d’Émile d’allaiter elle-même son enfant ? Lui qui en avait mis le devoir à la mode, qui avait institué des prix d’encouragement pour les mères-nourrices, il fait donner au nouveau-né le sein d’une étrangère. Telle était chez Rousseau l’ardeur de n’être de l’avis de personne, qu’en voyant venir les autres à son avis, il s’en était dégoûté.
Le précepteur d’Émile, une fois installé, n’a d’autre système que de prendre le
contre-pied de tout ce qui se fait. On avait cru jusqu’alors, parents, nourrices,
médecins, que les hochets d’ivoire ou de cristal qu’on voit aux mains des petits
enfants, en pressant la gencive contre les dents qui germent, en favorisaient le
percement. « Les corps durs, dit magistralement Rousseau, en rendant les gencives
calleuses, s’opposent à l’éruption des dents. »
Avait-il jamais regardé avec
quelle avidité les enfants au maillot mordillent le hochet de matière dure, et comme
leurs petits cris s’apaisent quand on le leur donne ? C’était un usage, donc il fallait
le changer. Donnez aux enfants « de petites branches d’arbre avec leurs fruits et
leurs feuilles, une tête de pavot, dont l’enfant entendra sonner les graines, on bien
un bâton de réglisse »
, — comme si les branches avec leurs fruits et les
bâtons de réglisse n’étaient pas des corps durs, et comme si une tête de pavot à sucer
était un hochet innocent !
Il est tout simple que le même homme qui a inspecté le lait dont Emile devait être nourri, surveillé sa dentition, présidé à son ignorance, s’occupe de le marier, contre l’usage qui en laisse le soin aux parents. Chercher une épouse pour Emile dans son pays, parmi ses relations de famille, c’est ce que conseillait à son gouverneur un autre usage non moins sensé. Mais là encore notre gouverneur ne veut pas faire comme tout le monde, et il part avec son élève à la découverte d’une femme. Ils la trouvent dans un coin du pays d’Utopie, faite comme tout exprès au gré de l’élève et du maître. Émile prend feu ; Sophie est touchée ; ils se conviennent ; ils s’aiment. Les parents de Sophie sont d’accord avec le gouverneur d’Emile. Le mariage va-t-il se faire ? Il se ferait si le bon sens et l’usage n’en donnaient pas l’idée. Au lieu de marier Emile, son gouverneur le fait voyager pendant trois ans, pour « l’instruire des diverses formes de gouvernement. »
Enfin, voilà les deux amants de nouveau réunis et le jour du mariage arrivé. L’usage est que la mère prépare sa fille au changement d’état par lequel elle va passer ; une mère seule peut trouver dans sa tendresse et son respect pour son enfant la chasteté de langage qui sied à de telles confidences. Le gouverneur d’Emile en prend la charge. C’est lui qui donne aux nouveaux mariés des conseils de tempérance. Lira qui voudra cette scène plus indécente mille fois que ces plaisanteries du jour des noces, dont se plaint avec raison Rousseau, et dont on embarrassait alors si cruellement la pudeur des nouveaux mariés. On comprend que Sophie, honteuse, se cache les yeux avec son éventail et garde le silence ; mais qu’Emile se fâche et se récrie, c’est ajouter au scandale de la scène.
Je ne m’étonne pas que ce mariage, où un sophiste a remplacé la mère auprès de la jeune fille et Dieu auprès des deux époux, où l’homme qui défend qu’on parle des vices aux enfants, pour ne pas les rendre vicieux, ose parler de l’incontinence dans le mariage, au risque d’en suggérer l’idée ; je ne m’étonne pas, dis-je, qu’un pareil mariage ait mal tourné. Il n’y a rien de plus corrupteur que l’amalgame du romanesque et de la grossièreté. Cette Sophie qui pense à la santé d’Émile le surlendemain de son mariage, et qui ménage, comme le lui conseille Rousseau, l’amant dans le mari, finit par l’adultère, digne résultat d’un plan d’éducation qui n’est qu’un triple démenti à la nature, à la coutume et à la raison.
§ VI. L’utopie dans les Confessions. §
De toutes les utopies de J.-J. Rousseau, la plus vaine et la plus dangereuse est celle dont il est le héros. C’est l’utopie dans les Confessions. Il crut qu’il voulait sincèrement se faire connaître, qu’il se connaissait, lui et les autres hommes, et que ses Confessions seraient d’un bon exemple. Ce furent autant d’illusions. Il se trompa sur son dessein ; il se trompa sur lui-même et sur autrui ; il se trompa sur l’effet de son livre. Dans aucun autre pourtant il n’a déployé plus de séductions pour nous faire sentir avec son humeur, voir avec ses yeux, juger avec ses préventions, et dans aucun autre son éloquence n’est plus pure de déclamation. Mais l’impression dernière des Confessions, c’est que Rousseau, faute de s’être connu lui-même, ne s’y est pas confessé ; c’est qu’il a défiguré, faute de les avoir connus, presque tous ceux qu’il y a peints ; c’est qu’en croyant faire une bonne action, il a donné un mauvais exemple.
L’espèce de recueillement solennel par lequel il se prépare à cet examen de conscience,
la déclaration qu’il va mettre son cœur sous les yeux du public, me font soupçonner tout
d’abord une illusion. « Mon occupation, écrit-il à mylord Maréchal, est d’écrire
ma vie, non ma vie extérieure, comme les autres, mais ma vie réelle, celle de mon âme,
l’histoire de mes sentiments les plus secrets. Je ferai ce que nul homme n’a fait
avant moi, ce que vraisemblablement nul autre ne fera dans la suite. Je dirai tout, le
mal, le bien ; tout enfin. Je me sens une âme qui peut se montrer. »
C’est,
aux mots près, le début des Confessions. « Je forme, y dit-il, une
entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je
veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme
ce sera moi. Moi seul, je sens mon cœur, et je connais les hommes. J’ai dévoilé mon
intérieur tel que tu l’as vu, ô Éternel… Que chacun de mes semblables se découvre à
son tour au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il
ose : Je fus meilleur que cet homme-là ! »
Il va se confesser, et d’avance il
s’est donné l’absolution. Nous voilà bien avertis que nous allons lire une apologie.
Les hommes font leur apologie de bien des façons. La plus complaisante n’est pas celle où le personnage se loue. C’est dans le mal qu’on dit de soi que peut se cacher le plus de vanité. Redoublez de précaution avec celui qui vous prend à témoin de ses fautes ; le moins qu’il pense, c’est qu’il vaut mieux que vous.
A peine doit-on se fier à la confession qu’on se fait à soi-même, sur l’oreiller, tout bas et sans témoins ; à peine est-il prudent de s’en rapporter aux aveux d’un saint qui s’inflige l’humiliation d’une confession publique ; tant notre tendresse pour nous- mêmes est ingénieuse, tant la chair vaincue et humiliée s’aime encore dans les pleurs qu’elle répand sur sa corruption, et dans la confusion qu’elle en éprouve.
Cependant l’homme qui s’examine seul et en secret, celui qui va décharger son cœur entre les mains du pouvoir qui lie et délie, veulent sincèrement se connaître et se confesser. Le premier peut se dire la vérité, parce qu’il n’est entendu que de lui-même ; et encore n’est-ce pas sans combats. Le pénitent sera vrai aussi, pourvu qu’il ait affaire à un confesseur qui sache l’y aider, et, par l’appât de la réconciliation, obtenir de lui cette immolation de son orgueil.
Je crois enfin à la sincérité d’un saint qui se confesse publiquement, entre Dieu qu’il
prend à témoin de ses erreurs, et les hommes qu’il veut servir par l’exemple de sa
pénitence. Autant le début des Confessions de J.-J. Rousseau me rend
suspect tout ce qu’il va dire, autant les premiers mots des Confessions
de saint Augustin m’inspirent de confiance. Rousseau veut bien prendre l’Éternel pour arbitre entre lui et les autres hommes. Saint Augustin s’humilie
devant Dieu, « Tu es grand, Seigneur, et infiniment digne d’être loué. »
Et ce Dieu qu’il invoque en commençant, pour mieux s’assurer contre toutes les
tentations de la fausse honte, il se met en sa présence à chaque aveu ; il le prend à
témoin de l’exactitude de ses souvenirs. « Oui, c’est bien ainsi que j’étais, je
m’en souviens. Voici mon cœur, ô mon Dieu, tu vois que je m’en souviens. »
Et pourtant cette humilité, cette résolution de n’affirmer que ce qu’il croyait voir
dans les obscurités de sa mémoire, sous le regard et avec le témoignage de Dieu,
n’avaient pas empêché la complaisance pour lui-même de se glisser jusque dans sa
pénitence. Parlant de la mort d’un ami tendrement aimé, il avait dit dans ses.
Confessions : « La vie m’était en horreur ; je ne voulais pas
vivre, réduit à la moitié de moi-même ; et peut-être craignais-je de mourir, de peur
qu’avec moi ne mourût tout entier celui que j’avais tant aimé108. »
Plus tard, dans ses
Rétractations, revenant sur ce passage : « C’est plutôt une
légère déclamation, dit-il, qu’une confession sérieuse109. »
La
phrase sent en effet la subtilité. Il s’en aperçoit, en relisant son livre, et il s’en
accuse ; grande preuve de la difficulté d’une confession, puisque l’effort qu’elle coûte
à l’orgueil humain n’en chasse pas le bel esprit qui n’est au fond que l’amour déréglé
de notre esprit.
Mais comment croire à la sincérité d’un homme qui défie d’avance son lecteur d’oser se trouver plus honnête homme que lui ? Aussi, malgré ce défi, je me doute que celui-là ne sera pas un juge incorruptible de ses fautes, qui, au début de sa confession, se fait un mérite de ce que d’autres ont été plus coupables que lui.
Il a beau se frapper la poitrine, sa main ne risque pas de se piquer aux pointes d’un cilice caché sous ses vêtements. Non, J.-J. Rousseau ne hait pas ses vices. Un homme qui s’accuse sincèrement n’a pas cette complaisance de pinceau pour les choses qu’il se reproche, et ne fait pas un travail de variantes pour pousser à l’effet la peinture de ses fautes. Un vrai repentir lui eût appris à les voir avec tristesse et à n’en montrer aux autres que ce qui pouvait les édifier. Rousseau se déplaît beaucoup moins dans la compagnie de ses fautes que dans la société des hommes. Dans tous les débats entre sa conscience et son orgueil, sa conscience n’a jamais le dernier mot. L’un a des retraites où l’autre ne pénètre pas.
La vraie raison pour laquelle Rousseau ne s’est pas réellement confessé, c’est qu’il ne
s’est pas connu. Descartes avait en vue ce type d’esprit, quand il écrivait cette phrase
si significative : « Ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont le plus
sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent110. »
Se connaître n’est pas chose facile, même à ceux qui se cherchent. Se chercher
n’est guère plus aisé. Les plus sincères s’y trompent et ne se cherchent pas toujours où
ils se trouveraient. C’est à la fois la faiblesse et l’honneur de l’homme. Il a soif de
l’estime des autres, et il ne consent pas à ne pas la mériter. De là son irrésistible
penchant à se voir tel qu’il voudrait qu’on le vît.
Si quelqu’un peut se chercher et a la chance de se trouver, c’est sans doute un homme qui n’a pas peur de ressembler aux autres hommes. Quel portrait attendre de celui qui va se peindre avec le parti pris de se distinguer de tout le monde ? Il ne se cherche pas, il se fuit. Tel est Rousseau. Loin de se connaître, il se donne tout ce qu’il ne voit pas chez autrui, et s’ôte tout ce qu’il y voit ; poussant l’ardeur de la singularité jusqu’à regarder avec plus de complaisance dans sa vie le mal par lequel il diffère des honnêtes gens, que le bien par lequel il leur ressemble.
Hume, dont je ne prends le témoignage qu’avant sa brouille avec J.-J. Rousseau, quand
il était sous le charme d’une amitié naissante, Hume disait des
Confessions, alors en projet : « Je pense que Rousseau a
sérieusement l’intention de faire de lui-même un portrait véritable ; mais je pense en
même temps que personne ne se connaît moins que lui111. »
Il en donne pour preuve
ses imaginations sur sa santé. Rousseau se figurait être infirme. « C’est, dit
Hume, un des hommes les plus robustes que j’aie vus. Il passe dix heures de la nuit
devant son bureau, pendant les hivers les plus rudes, alors que les marins sont glacés
à en mourir. »
D’autres l’avaient remarqué avant Hume.
« Tandis qu’il entretient l’Europe de ses infirmités et de ses souffrances,
disait un homme d’esprit qui le fréquentait à Motiers, je ne l’ai jamais vu incommodé.
Il cheminait, gambadait, atteignant avant les autres le sommet des montagnes, et
mangeant de fort bon appétit112. »
Plus que sexagénaire, il étonnait Bernardin de
Saint-Pierre par sa vigueur, faisant à pied le tour du bois de Boulogne, sans qu’à la
fin de cette promenade il parût fatigué113. Se croire malade est une ignorance de soi-même
fort commune. Chez la plupart, c’est l’effet de trop d’amour pour leur corps ; chez
Rousseau, c’était cette soif de l’attention publique qui lui eût fait préférer la
persécution à l’oubli. Il se crut le plus malade des hommes, par le même orgueil qui lui
persuadait qu’il était le plus vertueux. Toujours pire ou meilleur qu’il ne s’est peint
dans ses Confessions, toujours emporté hors de lui-même, il ne s’est pas
vu au vrai un seul moment.
Je ne m’étonne pas que, ne se connaissant pas lui-même, il n’ait pas connu les autres. C’est le même œil qui lit en nous et en autrui : si cet œil se trouble quand nous le tournons sur nous-mêmes, il n’est pas net quand il regarde nos semblables. Cependant les écrits de Rousseau sont pleins de vérités de détail, finement ou fortement exprimées, sur la nature humaine. Il est, par moments, moraliste supérieur. Beaucoup d’esprit suffit pour nous faire connaître l’homme en général, et Rousseau a beaucoup d’esprit ; notre caractère seul nous apprend les hommes tels qu’ils sont.
Les gens que Rousseau connaît le moins, ce sont ceux qui tous les jours ont affaire à lui. Il leur voit des visages d’abord ouverts qui se voilent ; des yeux qui, après l’avoir regardé en face, se détournent : nul doute, ce sont des ennemis venus avec des dehors pacifiques pour mieux le tromper. Il y a là, sous ces faux semblants, quelque piège caché. Hélas ! le piège, c’est son caractère. Sa défiance finit par rendre les gens défiants. Ils croient s’être mépris, et ils se retirent. Si l’on en croyait Rousseau, il est tels de ses contemporains qui n’auraient eu pour toute profession dans le monde que de lui nuire. Le mal qu’il en a écrit de cette plume qui brûle, eût été irréparable, si leur vie n’avait pas eu des témoins pour les cautionner contre la plus dangereuse des calomnies, celle que recommandent l’éloquence et la bonne foi.
Les illusions envenimées de Rousseau sur les contemporains de son âge mûr, rendent fort suspects les portraits des contemporains de sa jeunesse. Les uns et les autres font l’office des repoussoirs en peinture ; ils ne servent qu’à le faire ressortir lui-même. Les Confessions et la Nouvelle Héloïse sont deux romans ; seulement le plus agréable est celui qui se donne pour une histoire.
Quand il disait à Hume qu’il allait se peindre au naturel et nous peindre nous-mêmes dans les Confessions, Rousseau était dupe d’une double chimère.
Nous n’y reconnaissons ni lui ni nous. Nous ne consentons, ni pour nous, ni pour Rousseau lui-même, à ce qu’il soit vertueux avec tant de bassesse, ni si bas avec tant de vertus. Si Rousseau a ressemblé aux vilains côtés de son portrait, il n’a pas pu ressembler aux plus beaux. Et quant à nous, qui n’avons ni la folie de nous tant idolâtrer, ni sujet de nous tant mépriser, si nous ne prétendons pas nous élever si haut, nous prétendons bien ne pas tomber si bas.
L’honnête Ginguené, parlant des Confessions, s’écrie : « On s’y reconnaît ! » Qu’il parle pour lui. C’était d’ailleurs de mode et de bonne politique de le dire en 1791. Rousseau allait être fait dieu.
Je ne sache qu’une espèce de gens qui puissent être jaloux de ressembler au Rousseau des Confessions, ce sont les utopistes.
Il n’y a qu’une réflexion à faire sur le prétendu bon exemple donné par les Confessions. Elles ont donné à de petits esprits la tentation de se grandir, en se confessant de ce qu’ils n’ont pas fait, à de grands esprits l’idée de faire de leur orgueil une de ces idoles carthaginoises, à laquelle ils immolent tous ceux qui ont eu le tort d’être venus au monde dans le même temps qu’eux.
§ VII. Comment Jean-Jacques Rousseau est devenu utopiste. §
Quand les utopistes deviennent nombreux chez une nation, et qu’ils y ont du crédit, on peut affirmer que le sens moral va s’y affaiblissant. L’esprit d’utopie s’accroît à mesure que l’esprit de devoir diminue. Là où les utopistes se multiplient et s’accréditent, tenez pour certain que le niveau de l’honnêteté commune s’est abaissé.
La cause réelle de l’esprit d’utopie n’est pas le désir naturel du mieux, tel que l’éprouvent de très honnêtes gens qui savent se faire estimer, et se rendre relativement heureux dans la société où ils vivent ; c’est en général une fureur de perfection absolue, où s’emportent les gens incapables du bien qui est à la portée de tous. C’est une sorte de conscience d’apparat que se donnent tous ceux qui n’ont pas sujet d’être contents de leur véritable conscience.
Quand les travers d’un homme d’esprit, ses fautes de conduite, beaucoup d’ambition jointe à beaucoup de paresse, des choses commencées et abandonnées faute de persévérance, du découragement sans repentir, l’ont réduit à la plus pernicieuse sorte d’impuissance, celle d’un homme qui ne peut plus rien pour lui-même, attendez-vous à ce qu’il sorte de là le plus absolu et le plus impatient des réformateurs. Passe encore s’il ne faisait que trouver tout mauvais ; par malheur, il sait quelque chose à lui substituer, non de mieux, mais de parfait ; et voici toute la foule des malaisés par leur faute qui se récrient sur la découverte, et qui, si l’on ne se met en défense, se ruent sur la société pour faire son bien malgré elle.
L’esprit d’utopie chez J.-J. Rousseau n’eut pas une autre origine. Certes, les qualités supérieures de l’esprit ne lui manquèrent pas ; ce qui lui manqua, ce fut le talent de se faire une part dans les fruits de son travail. N’estimons pas médiocrement ce talent : c’est tout simplement celui par lequel subsistent les sociétés humaines ; c’est l’origine de la propriété et le soutien de la famille ; c’est l’honneur de l’homme. Résolution, patience, persévérance ; beaucoup de petits devoirs et de petites gênes qui sont le prix de notre liberté personnelle et la garantie de celle d’autrui ; point de dépit, si l’on ne réussit pas tout d’abord ; s’imputer courageusement les plus grandes difficultés du succès ; faire respecter ses talents par sa vie : cela n’est pas un petit travail, et je m’explique pourquoi les utopistes trouvent la perfection plus commode. Rousseau ne fut pas capable de ces efforts ; c’est pour cela qu’il devint utopiste.
Sans aller fouiller dans ce qu’il nous autorise à appeler les ordures de sa vie, il suffit de noter le trait qui en marque toute la suite ; ce trait, c’est le dégoût du devoir. Rousseau ne s’est pas fait faute de s’en confesser. Il se déclare ingrat ; la haine de la reconnaissance le faisait ennemi de quiconque l’avait obligé. Toutes les fois que le devoir était la seule issue d’un mauvais pas, il y restait engagé ou s’y enfonçait plus avant. Il n’est que le plus éloquent des gens qui ne veulent point se gêner, et qui rêvent toutes les immunités pour eux dans une société où toutes les charges seraient pour les autres. On appelle cela, dans la langue de la « morale de campagne », le cynisme de l’amour de soi.
C’est presque au lendemain du jour où il avait manqué au premier et au plus doux des devoirs, qu’il s’éveilla d’un sommeil sans remords, réformateur public de son temps. C’est après avoir commis la moins pardonnable de toutes les fautes, qu’éclata dans sa tête cette effervescence de vertu durant laquelle il fit le procès à toutes choses et la leçon à tout le monde. C’est après avoir violé le principe qui maintient et perpétue les sociétés humaines, qu’il jetait sur le papier les fondements d’une société chimérique, avec la jouissance pour but et la vertu pour moyen. La date est cruelle. Quand Rousseau écrivit son fameux discours sur les sciences et les arts, déjà il avait livré à ce qu’il appelle l’éducation publique le premier de ses cinq enfants114.
Il n’est pas besoin de rechercher si, comme l’a raconté Marmontel, Rousseau songeait à défendre les sciences et les arts, et si l’idée de les attaquer lui vint de Diderot. Ayant manqué à la première des lois sociales, il devait déclarer la guerre à la société. C’est à la fois un fait qui lui est particulier et un trait de l’esprit d’utopie. Dès que l’utopiste a laissé passer le moment de conquérir sa place dans la société, qu’il s’y voit déclassé, flottant, suspect aux autres, inutile à lui-même, c’est le moment de la réformer et de se venger sur tout le monde de ce qu’on n’a pas fait ses affaires malgré lui.
Voilà pourquoi, parmi ses griefs contre son siècle, Rousseau a osé comprendre l’abandon
de ses enfants. Pour les deux premiers, il en rend responsable la morale du monde où il
vivait. Il fréquentait, dit-il, de très aimables et de très honnêtes gens qu’on
applaudissait pour en avoir fait autant. Leur gloire le tenta ; et, pour être à la mode,
il se décida « gaillardement à augmenter la population des enfants
trouvés. »
Un autre motif aurait déterminé l’abandon des trois derniers de ses
enfants. « Il pensait, nous dit-il, faire acte de citoyen et de père, et se
regardait comme un membre de la république de Platon. »
On voudrait bien
croire à une aberration d’esprit ; mais une lettre écrite longtemps avant les
Confessions nous donne le vrai motif : « Il a voulu, dit-il,
soustraire ses enfants à une société qui n’en eût fait que des décrotteurs ou des
bandits, ou qui ne les eût protégés qu’au prix d’infamies. »
Et il ajoute :
« C’est l’état des riches, c’est votre état qui vole au mien le pain de nos
enfants115. »
Voilà bien l’utopiste essayant de cacher le père sans
entrailles ; il y a, dans ces paroles sauvages, la mauvaise humeur d’un homme qui a
conservé assez d’honnêteté pour s’attacher, avec une sorte de rage, à un sophisme qui
lui voile sa faute.
Cette bonne foi étrange a fait illusion même à des esprits supérieurs. Ainsi Bernardin
de Saint-Pierre, dans un fragment sur J.-J. Rousseau, imagine, pour le justifier, une
distinction entre ce qu’il appelle le caractère social et le caractère naturel :
« Le caractère naturel de Rousseau était la sincérité, la confiance, la
générosité ; en entrant dans la société, il y prend un caractère social ; il y devient
méfiant, lâche, bas, sauvage116. »
La théorie de Bernardin de Saint-Pierre est
d’un utopiste qui en excuse un autre. La société peut modifier les caractères : les
changer, non. Rien n’est plus commun d’entendre dire de tel ou tel homme : Il est dans
le monde ce qu’il était au collège, homme ce qu’il était enfant. C’est là l’expérience ;
l’utopie seule connaît des âmes ouvertes que la société a rendues défiantes, des cœurs
tendres qu’elle a endurcis, d’honnêtes gens dont elle a fait des fripons, des gens
sociables qu’elle a métamorphosés en misanthropes. Non, il n’y a jamais eu de société
qui pût ainsi pervertir et dénaturer un homme ; non, pas même la société romaine, au
temps où un Tacite, pour échapper aux délateurs de Domitien, pouvait bien tenir ses
lèvres fermées et enfouir sa pensée, comme on enfouit son or en temps d’invasion, mais
gardait intact ce sens moral par lequel « le plus grand peintre de l’antiquité117 » en est un
des plus grands moralistes.
La société du dix-huitième siècle n’a pas plus dépravé Rousseau qu’elle ne lui a ôté le pain de ses enfants. Une société dont ce serait le train régulier que l’honnête homme y perdît son honnêteté, et que le pain y manquât à qui veut résolûment le gagner, ne subsisterait pas vingt-quatre heures. Le travail a pu être en certains temps plus ingrat, moins aidé, plus précaire ; mais c’était l’imperfection et non le crime volontaire de la société d’alors, et, comme pour la justifier, on y était plus patient.
De même la morale a pu être gênée par les mœurs publiques, et la nature par l’éducation ; mais les préceptes de l’une et la voix de l’autre ont parlé toujours assez haut pour quiconque ne se bouchait pas les oreilles. Ni les mœurs publiques n’ont jamais empêché personne de vivre honnêtement, ni l’éducation n’a jamais absous celui qui outrageait la nature. Le dix-huitième siècle est chargé d’assez de fautes ; n’ajoutons pas à son fardeau le crime d’avoir remplacé, chez un homme supérieur, le caractère naturel qui l’eût fait excellent père, par un caractère social qui lui conseillait d’abandonner ses enfants à la charité publique.
Ainsi, une jeunesse où se rencontrent l’apostasie, le vol domestique, des innocents dénoncés, un ami malade abandonné dans la rue, le tort de vivre aux dépens d’une femme menacée de la pauvreté118 ; un âge mûr qui débute par la plus grande des fautes ; un peu de folie peut-être ; voilà de quel fond se forma cet esprit d’utopie qui, servi par beaucoup d’éloquence et par une logique vigoureuse, a fait tant de dupes, et parmi ces dupes tant de victimes, et empêché tant de bien par la passion insensée de la perfection.
Cette éloquence même, la grande qualité de Rousseau, se sent, aux meilleurs endroits de ses livres, du mélange, propre à l’utopiste, de l’élévation d’esprit et de la médiocrité de cœur. Son style, plein de force, a je ne sais quoi de bourgeois. Une seule chose en peut donner l’idée, c’est la façon dont s’habilla l’auteur à partir de sa fameuse réforme : on croit voir cette perruque ronde et ce costume sans épée qu’il avait pris comme livrée de la vertu.
Des pensées élevées ne cohabitent pas impunément avec des inclinations basses. Il est rare qu’elles soient pures de ce qu’on pourrait appeler l’élévation des cœurs médiocres, la déclamation. De même que les vertus que s’imposa Rousseau, après sa réforme, ont je ne sais quoi d’âpre et d’inquiet, qui leur donne l’air d’un engagement de vanité pris avec l’opinion, plutôt que d’un ferme propos] et d’une mâle résolution de faire le bien ; de même plus d’un tour guindé et plus d’une phrase tendue annoncent, jusque dans ses plus belles pages, que l’élévation lui coûte des efforts, et qu’il n’entre pas de plain-pied dans les pensées hautes.
L’éloquence de Rousseau a porté la peine de son ignorance de lui-même et des autres. Par l’ignorance de lui-même, il se croyait plus passionné et plus vertueux qu’il n’était. De là une ardeur artificielle de paroles pour peindre sa sensibilité, et des figures violentes pour représenter ses ardeurs vertueuses. De là des mouvements arrangés, des apostrophes fréquentes, dans un travail pénible et froid, où la chaleur ne vient que d’opiniâtreté. Rousseau nous l’a dit, et ses pages ne le démentent pas. Toutes ces figures qui simulent l’emportement et l’enthousiasme sont, aux yeux des connaisseurs, des ailes de cire qui ne l’enlèvent pas de terre.
Son ignorance des hommes le jette sans cesse hors de la vérité morale. Le peu qu’entrevoit des choses réelles ce roi des ours, comme l’appelait spirituellement Mme d’Épinay, les jours où il passait sa tête inquiète hors de la porte de son ermitage, il l’entrevoit d’un œil troublé par la passion ou dépaysé par la solitude. Comment ne se serait-il pas trompé sur les hommes ? Il n’était jamais de sang-froid en leur présence : on tout amour comme pour Diderot, ou tout défiance comme pour Hume ; jamais dans la vérité, qui pour lui n’était que la sincérité de sa passion. Quoique moraliste parfois supérieur, aucun n’a exprimé sur la nature humaine plus d’idées contestables sans être originales.
Voilà ce qui rend en particulier la lecture de l’Émile si fatigante. Il est bien rare que Rousseau nous y donne le plaisir de nous reconnaître. On est gêné avec son livre, comme avec ces fâcheux qui vous accablent de tout ce qu’ils n’ont pas de commun avec vous. Quel miel pour attirer les lecteurs que de leur dire à chaque instant : « N’allez pas vous piquer de me ressembler » ; et, pour varier : « N’oubliez pas que je vaux mieux que vous ! » Que La Bruyère s’entendait mieux à nous prendre, lui qui disait de ses Caractères : « Je ne fais que rendre au public ce qu’il m’a prêté ! »
En cherchant dans la vie et dans les livres de Rousseau les causes et les effets de l’esprit d’utopie, je n’ai pas voulu faire le procès à sa personne. Procès n’est pas justice, et peut-être envers qui a tant souffert est-ce trop peu de n’être que juste. Il a souffert pour les fautes de sa volonté et souffert pour des torts involontaires. Il a vécu isolé entre la crainte des ennemis qu’il se faisait et le regret des amis perdus par sa faute ; s’aimant uniquement au fond, et condamné à ne jamais bien vivre avec le seul qu’il aimât. La gloire même avait pris pour lui la forme de la persécution ; insuffisante pour assouvir son orgueil, elle n’était que le plus grand ennemi de son repos. Plus on le regarde, et plus on est porté à le plaindre. Il s’est fait assez de mal de ses propres mains : ne nous mettons pas avec lui contre lui-même.
Mais autant l’indulgence pour sa personne est justice, autant la complaisance pour ses idées serait duperie. Quand un écrivain s’est illustré par l’utopie d’une perfection chimérique, qui nous rend intolérables les imperfections d’autrui, en nous cachant ou en colorant les nôtres ; qui dans la politique nous dégoûte de tous les gouvernements, dans la morale nous rend incapables de toute vertu proportionnée à notre état, il faut être sans ménagement. Et si cette utopie a pour cause première une faute contre la nature et l’honneur, il ne faut pas craindre de la discréditer en en signalant la cause. Nous vivons dans un temps où il est d’un grand intérêt pour la société française de savoir que toutes les idées anarchiques depuis soixante ans sont nées de cette utopie, née elle-même d’une faute si grande qu’on est tenté d’en chercher l’excuse dans un commencement de folie. Je vois bien des esprits de cet avis. Si ces pages servent à les y confirmer, je me consolerai d’en encourir quelque disgrâce auprès de ceux qui professent le droit absolu du talent, et qui mettent les auteurs au-dessus du genre humain.
§ VIII. Les beautés durables de Jean-Jacques Rousseau. §
Les défauts de l’écrivain dans J.-J. Rousseau sont comme les vertus de l’homme : ils s’étalent. Aussi a-t-il été très imité. Il a fait à la fois école et secte. Ses sectaires, on les a vus à la fin du dernier siècle débuter par les maximes de sa philanthropie, et finir par égorger une partie de la nation par amour pour l’autre. Il n’est que trop certain qu’ils ont laissé des héritiers. L’orgueil propre à notre siècle, l’esprit d’utopie que les révolutions y ont déchaîné, font encore des croyants au Contrat social, même parmi les gens qui ne le lisent pas. C’est une maladie. Autrefois on s’en cachait : Rousseau a persuadé à la foule que le malade était le médecin ; on s’en vante.
Son école est autre chose que sa secte, et il a des imitateurs même parmi ceux qui ne sont pas de ses partisans. Ce qu’ils imitent du maître, c’est sa prétention à sentir plus vivement que les autres hommes. Ecole des grandes passions à froid, des larmes sur le papier, de ces inventions romanesques où l’on se donne dans les mots le spectacle de voluptés dont on n’est pas capable.
On a imité encore de Rousseau cet amour de soi-même dont on n’excepte pas même ses défauts, et ces confessions publiques qui ne sont que la plus chère des délectations de l’orgueil. Que de gens qui se sont pris pour le centre du monde ! Par malheur, des esprits éminents ont cru l’exemple bon ; et, dans ces dernières années, estimer ses singularités plus que ses qualités, honorer ses erreurs, rechercher le succès de curiosité plutôt que d’approbation, est devenu la faiblesse d’hommes illustres. L’esprit au dix-septième siècle ne se croyait fait que pour le service de la vérité ; au dix-huitième siècle, il a commencé à jouir de lui-même ; au dix-neuvième, grâce à l’exemple de Rousseau, il s’estime plus que la vérité et moins que le bruit qu’il fait.
Ce qu’on n’a point imité de J.-J. Rousseau, ce sont les qualités de ses défauts. Il y a deux hommes en lui : l’utopiste, à la charge duquel sont tous ces défauts, et l’homme qui eut de la sensibilité, dans sa prétention d’être le seul à en avoir, et peut-être de la vraie bonté dans sa philanthropie. Cette part de passion naturelle et de bonté vraie lui a inspiré des pages énergiques et tendres, où il est créateur et inimitable. Rousseau vit par ces belles pages.
Il vit aussi par toutes les choses où il a eu raison contre ses contemporains. Peu importe que l’esprit de contradiction et l’ardeur de la singularité l’aient averti, avant sa conscience et sa raison, de certains sophismes de son temps : il les a signalés avec éclat, il les a combattus avec éloquence, il les a vaincus ; c’est assez. Pour être passées dans les mœurs et dans les lois, les vérités qu’il a défendues ou revendiquées n’ont rien perdu de leur à-propos ni du feu d’éloquence dont il en a animé l’expression. Et lors même que les faits qui en sont sortis seraient suspendus ou abolis, et que de vérités pratiques elles redeviendraient des vérités spéculatives, elles font désormais partie des conquêtes durables et des croyances de l’esprit humain.
Il s’agit moins d’ailleurs de vérités nouvelles que de vérités rendues nouvelles, soit par le moment où il les a défendues, soit par la beauté de la défense. Ainsi, lorsque Rousseau revendique la religion naturelle contre le matérialisme de son temps, il n’invente rien, et c’est tant mieux ; mais il y a des restaurations qui valent autant que des inventions ; et la profession de foi du vicaire savoyard est de celles-là. Parler de Dieu et de l’âme à ce siècle où, dans une foule qui n’y croyait plus guère que par respect humain, des esprits distingués faisaient profession d’athéisme, où Voltaire défendait Dieu comme une bonne institution de police, c’était une inspiration de génie et un acte d’homme de bien. Rousseau n’a rien écrit de plus solide et de plus élevé que ces belles pages. Il y était soutenu et comme porté par la conscience du genre humain, par tout ce que ses illusions et ses fautes avaient laissé d’intact dans la sienne, par tout ce que son esprit reçut jamais de pures lumières. Il ne commit pas d’ailleurs la question avec les arguments de la menue philosophie du dix-huitième siècle, ni avec les railleries qu’elle en faisait à table. Il ne fit pas une œuvre de polémique : il se prosterna, et il adora.
Jamais plus magnifique hommage ne fut rendu par la raison humaine à son divin créateur. Il est vrai qu’un hommage plus magnifique encore resterait infiniment au-dessous du plus simple acte de foi et d’amour d’une âme véritablement chrétienne ; mais puisqu’il y a des esprits qui ne peuvent pas devenir religieux par le cœur, ne faut-il pas remercier Dieu qu’il lui ait plu de se révéler à eux par la force de la logique dans les écrits d’un Descartes, par la force du sentiment dans ceux d’un Jean-Jacques Rousseau ? Le plus doux des chrétiens du dix-septième siècle, Nicole, qui recommandait de ne point dédaigner les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, eût absous la première partie de la profession de foi du vicaire savoyard. Ces belles pages sont bienfaisantes comme le Phédon et les Tusculanes ; mais si Rousseau y a sur Platon et Cicéron quelques avantages de force dans les preuves ou de hauteur dans les sentiments, il le doit au christianisme que la seconde partie allait nier.
Il est un autre point sur lequel il en a bien pris à J.-J. Rousseau de ne vouloir pas être de son temps. On n’aimait guère la nature au dix-huitième siècle. Il n’est rien que Rousseau ait plus aimé, ni d’un amour plus pur de tout désir de singularité. Il n’est rien pourtant où il ait été plus singulier, à une époque où l’on préférait les salons aux champs, la clarté des bougies à la lumière du soleil ; où l’on allait à la campagne pour travailler plus à l’aise à l’œuvre philosophique ou pour jouer la comédie.
Mais cette singularité, il a l’air de l’ignorer, et il ne l’exagère pas. Dans ses promenades aux champs, la boîte de l’herboriseur au dos, il oublie son rôle, ses ennemis ; il s’oublie lui-même. Il est tout à la petite fleur qu’il découvre au pied d’un buisson, et qu’il rangera le lendemain dans son herbier. Il n’a rien écrit de plus simple et de plus charmant que ses surprises et ses joies de botaniste. Ses descriptions ne sont pas des tableaux où l’auteur a concentré sur lui toute la lumière, et s’est placé de façon que de tous les côtés du paysage on n’aperçût que sa personne. L’imagination qui, dans tout le reste, lui a gâté le réel, ici le lui rend plus aimable. Il a eu des jours heureux, parce qu’il a eu ces jours-là un goût naïf et la faculté de s’y oublier.
Que de belles pages encore ne devons-nous pas à cette passion pour la contradiction dont il ne s’est pas excepté lui-même ! Ce novateur dont la maxime est que tout le monde s’est trompé avant lui, n’est jamais meilleur écrivain que quand il a raison, à son insu, avec tout le monde, et qu’il descend de ses superbes rêveries dans le langage de l’expérience et de la pratique commune. A côté des fausses vues, des illusions, des subtilités de l’esprit d’utopie, il y a mille vérités de détail qui leur donnent des démentis ; à côté du moraliste arbitraire, qui façonne le cœur humain pour sa philosophie, et qui fait l’élève pour le maître, il y a le moraliste selon la morale universelle, qui glisse, comme en cachette de l’autre, quelques grains du plus pur froment dans l’ivraie de cette fausse philosophie. En cherchant des raisons de polémique ou des preuves pour un système, il rencontre la vérité qui doit servir à éclairer les autres sur ses propres sophismes ; il fournit les armes avec lesquelles on le battra.
Mais l’épreuve en est dangereuse, et les lecteurs de Rousseau, tiraillés entre la vérité et le sophisme, comme il le fut lui-même, risquent fort de ne pas se ranger du côté de la vérité. Aussi bien, le sophisme se présente à eux sous les deux formes qui nous plaisent le plus, ici comme une caresse grossière à nos passions, là comme une excuse du bien que nous n’avons pas su faire ou du mal que nous avons fait. Lire Jean-Jacques Rousseau sera toujours chercher une tentation. Il instruit médiocrement, il charme quelquefois, il agite toujours. Pour ceux dont le sens moral est à l’épreuve de ses doctrines sur le droit de jouir, de sa politique par la souveraineté de l’individu, de sa morale fondée sur la double chimère de l’innocence naturelle de l’homme et de la corruption irréparable des sociétés : pour ceux-là, ce qui leur reste de cette lecture, c’est, parmi quelques souvenirs charmants, une impression attristante de ce mélange de lumière et d’ombre, de vrai et de faux, de hauteurs et de chutes, dans des ouvrages où les mauvais esprits deviennent pires, où les bons ne deviennent pas meilleurs. Rousseau est un grand nom et un grand écrivain ; mais s’il y a des rangs parmi ceux qui sont hors de tout rang, il doit venir le dernier de nos grands noms et de nos grands écrivains. La gloire de ses écrits sera toujours celle des livres qui laissent douter laquelle des deux forces qui se disputent le monde moral en a tiré le plus de secours, si c’est le mal ou si c’est le bien.
Chapitre douzième §
§ I. L’Encyclopédie. — § II. D’Alembert. — Essai sur les gens de lettres. — Éloges des membres de l’Académie française. — Discours préliminaire de l’Encyclopédie. — § III. Diderot. — Esprit de l’école encyclopédique. — Ses effets. — § IV. Bernardin de Saint-Pierre. — Les Études de la Nature. — Paul et Virginie. — § V. Chateaubriand. — René. — Le Génie du Christianisme. — Les deux antiquités remises en honneur. Nouvelles voies ouvertes à la littérature française. Chateaubriand tel que l’a fait la politique. — Ses Mémoires.
§ I. L’Encyclopédie. §
Si j’ai fait bien comprendre la pensée de ce livre, on ne doit pas s’attendre à y trouver une place pour l’Encyclopédie. L’Encyclopédie n’est pas un livre, c’est un acte. On n’y va pas chercher la vérité littéraire et la durée. Tout en a été ou corrigé ou refait à neuf. Œuvre de polémique, elle a eu, avec le retentissement, la fragilité de ces sortes d’œuvres. C’est à l’histoire générale qu’il appartient de juger cette entreprise, grande idée au dire des uns, selon d’autres grande présomption, qui, sous l’apparence d’un inventaire des connaissances humaines, faisait au passé tout entier le procès que Perrault et Lamotte avaient fait à Homère ; œuvre si contradictoire et si anarchique qu’au temps même où elle fut exécutée, des esprits qui la favorisaient comme acte la désavouaient comme ouvrage d’esprit, et la qualifiaient de Babel. De même que l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, l’Encyclopédie sera plutôt débattue que définitivement jugée. Selon que l’idée du progrès par la destruction, ou l’idée de la conservation par l’amendement pacifique des choses, prévaudra dans l’esprit de l’historien, l’Encyclopédie sera un grand effort de la raison française, ou la plus dangereuse des témérités de l’imagination du temps ; un progrès ou une cause de ruine, une lumière qui continue à éclairer les hommes, ou une torche qui s’est étouffée elle-même dans l’incendie qu’elle a allumé.
Dieu seul sait lequel de ces deux jugements est le vrai. La seule chose qu’il y aurait injustice à ne pas reconnaître, c’est une certaine grandeur dans la pensée première, et ce qu’il y a eu de généreux dans les illusions qui s’y mêlèrent et dans la passion qui la mit à fin. Quand on voit d’Alembert, dans l’enthousiasme du commencement, déclarer que si les anciens avaient exécuté une Encyclopédie, et que le manuscrit en eût échappé seul aux flammes qui consumèrent la bibliothèque d’Alexandrie, il nous eût consolés de la perte des autres, cet excès de confiance ne choque point ; mais on est fort loin de le partager. Qu’on se figure ce qui manquerait à la société moderne si, par l’effet de quelque cataclysme, il ne lui restait que l’Encyclopédie. Elle ne se consolerait guère avec le chaos et la cendre. Un seul livre de génie lui serait de plus de secours pour la relever et l’aider à retrouver ses bases. Pour l’homme à qui manquerait tout à coup l’enseignement du passé, le plus pressant serait de retrouver sa raison et son cœur, et c’est là tout d’abord ce qu’il retrouverait dans le livre de génie.
Il y a cependant des pages littéraires durables dans l’Encyclopédie.
Plusieurs sont de Voltaire ; on les a réunies à ses autres œuvres, où elles sont en
meilleure compagnie. Il ne se sentait pas à sa place dans l’Encyclopédie,
qu’il a appelée « une grande boutique » dont les auteurs sont les « garçons. » —
« Pourquoi n’avez-vous pas recommandé une espèce de protocole à ceux qui vous
servent, écrit-il à d’Alembert : étymologie, définitions, exemples, raison, clarté et
brièveté ? Plusieurs articles sont remplis de déclamations, paradoxes, idées
hasardées, dont le contraire est souvent vrai ; phrases ampoulées, exclamations qu’on
sifflerait dans une académie de province, etc. »
A quoi d’Alembert répond :
« Vous avez bien raison de dire qu’on a employé trop de manœuvres à cet
ouvrage… C’est un habit d’arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et
trop de haillons. »
Nous le pensions bien ; mais il nous plaît que ce soient
les encyclopédistes qui le disent.
L’exécution, menée en commun par d’Alembert et Diderot, fut meilleure au commencement, tant que le plus sage des deux promoteurs de l’entreprise, d’Alembert, eut la main au gouvernail119.
Après sa retraite, tout ce que Voltaire et lui avaient dit de l’œuvre fut encore plus vrai. Entraînée plutôt que conduite par Diderot, à la fois le chef et le principal ouvrier de l’entreprise, qui s’y était dévoué par tempérament presque autant que par opinion, et pour avoir où dépenser son improvisation intarissable, l’Encyclopédie fit une fin confuse et tumultueuse par des volumes qui s’emplissaient au hasard de témérités de toutes sortes, et de légèretés de toutes mains, dont la plus infatigable fut celle de Diderot120.
§ II. D’Alembert. §
A voir le prodigieux travail de ces deux hommes, plus considérables et plus illustres que leur œuvre, mes scrupules se renouvellent sur la rigueur de mon plan, qui me permet à peine une courte mention de deux des noms les plus retentissants du dix-huitième siècle. Mais je raconte l’histoire des ouvrages durables ; et ni d’Alembert ni Diderot n’en ont ajouté un seul à la liste glorieuse. On ne trouve guère, en les lisant, qu’à faire des restrictions de goût, de raison ou de morale, ou bien à regretter ce qui leur manque.
Plus de considération s’attache au nom de d’Alembert, pour la modération habituelle, la gravité, la pauvreté fièrement supportée121, le fond et la tenue de l’honnête homme. Il est fâcheux que sa correspondance, publiée après sa mort, ait montré sous le sage un homme trop ami de son repos, sous le philosophe qui proteste de son respect pour le christianisme, l’incrédule qui fait assaut de plaisanteries antichrétiennes avec Voltaire et Frédéric II, et qui, pour comble de disgrâce, y est l’instigateur de Voltaire122. Il n’a pas voulu que la postérité l’ignorât, et, pour plus de sûreté, il avait copié deux fois de sa main cette correspondance, se souciant peu de charger sa mémoire de ce qui eût embarrassé sa vie, et tenant fort à prouver qu’il avait pensé autrement qu’il n’avait dit. « C’est du style de notaire », disait-il de certaines affectations de respect pour la religion, que Voltaire lui reprochait.
Les lettres doivent peu à d’Alembert. Son Essai sur les gens de lettres eût été un service, s’il y avait plus parlé des devoirs des écrivains que des travers des grands, et des périls de l’indépendance que des inconvénients de la protection. Le manque de divisions et de repos123 en rend la lecture difficile ; les raisons s’y traînent au lieu de s’enchaîner ; l’ingénieux y tire à l’énigme, outre je ne sais quelle incertitude qui se trahit dans toutes les opinions morales et littéraires d’un homme qui ne croyait au fond qu’à la géométrie124.
Cette incertitude se trahit à chaque instant dans un ouvrage de d’Alembert, que rendent
d’ailleurs agréable la diversité des sujets et le mélange de la biographie et de la
critique, les Éloges des membres de l’Académie française. Les principes y
font défaut, quoique le dogmatisme n’en soit pas absent. Les vérités y sont données
comme des vues. La justesse n’y a pas la grâce de la promptitude ; elle ne jaillit pas
comme chez Voltaire ; elle n’est pas un bonheur de l’esprit : c’est une déduction
rigoureuse ; on en convient, on n’en est pas touché. Le style, correct sans couleur, est
ferme sans accent. Le spécieux y tient une grande place. D’Alembert en goûtait beaucoup
le héros, Lamotte, jusqu’à l’excès de le comparer à Descartes, « pour nous avoir
appris, dit-il, à n’être pas dupes de l’autorité et à secouer la superstition
littéraire. »
S’il pense finement, ce n’est pas, comme Fontenelle, dans un
train de discours dégagé ; ses finesses sont accablées par ce qui les accompagne. Il est
insupportable de voir la Harpe le compter, avec Pascal et Buffon, « parmi les
trois hommes qui ont eu le génie de la science et le talent d’écrire »
, et le
louer « de ce style élégant et ingénieux qui se proportionne à tous les sujets et
se plie à tous les tons. »
D’Alembert y a tâché ; il a bien connu les
convenances du genre ; mais lorsqu’il réussit, c’est par savoir-faire plutôt que de
veine.
Les premiers de ces Éloges sont les meilleurs : il était plus près des traditions du dix-septième siècle. Dans les derniers, l’ingénieux va se raffinant de plus en plus, et l’écrivain ne paraît guère viser qu’au succès du joli académique, par toutes ces petites fleurs de langage que fait applaudir à un auditoire de cérémonie, venu pour le plus sérieux des divertissements, un orateur qui s’évertue à prouver qu’il a de l’esprit.
Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, je lis cette remarque
piquante sur la vanité des érudits, « plus grande, dit d’Alembert, que celle des
poètes, parce que l’érudit croit voir tous les jours augmenter sa substance par les
acquisitions qu’il fait sans peine, tandis que l’esprit qui invente est toujours
mécontent de ses progrès, parce qu’il voit au-delà. »
On ne sait trop qui a pu
amener cette phrase, ni ce qu’elle fait dans un discours de ce genre, tant le titre et
la matière emportent l’esprit loin de réflexions agréables sur les mœurs littéraires. Il
y en a plus d’une autre de la même sorte, et ce n’est pas le moindre défaut de ce
discours que les pensées les plus heureuses n’y appartiennent pas au sujet. Tel est le
faible des écrivains à vues : s’il leur vient une idée, fût-elle hors de leur sujet, il
n’y a pas de risque qu’ils en fassent le sacrifice.
Cependant le Discours préliminaire est un bon écrit. Il explique clairement la pensée de l’Encyclopédie. Il en détermine le but avec netteté. L’historique de la marche des connaissances humaines est exact et grave, quoique superficiel. Les jugements sur les époques et sur les principaux noms ne provoquent ni assentiment vif ni contradiction. Les mêmes choses pouvaient être dites plus fortement ; mais ce qui était à dire est dit, et si le lecteur n’est pas frappé, du moins il n’est pas mal informé.
La langue est la bonne langue, mais refroidie, et d’un habile homme qui connaît la valeur des mots plutôt que d’un écrivain qui se les rend propres par l’imagination et le sentiment. Ce que d’Alembert pense, il ne le voit pas, encore moins le sent-il : il le démêle sans le détacher ; il l’éclaircit sans le faire briller. Il n’a pas nui d’ailleurs au Discours préliminaire que l’Encyclopédie n’en ait pas tenu les promesses. La turbulence de l’exécution, comparée à la gravité des promesses, relève le prix de celles-ci par le contraste, et tout ce que Diderot en a gâté tourne à l’honneur de d’Alembert. Au reste, ce que la critique littéraire ôte à ce dernier, la science le lui rend. S’il y a en lui des parties d’un grand esprit, c’est pour la géométrie, où, de l’avis des bons juges, il a excellé, où il se serait élevé plus haut s’il eût donné à la science tout le temps qu’il a perdu dans les lettres, pour n’être pas même parmi les premiers du second rang.
§ III. Diderot. — Esprit de l’école encyclopédique. — Ses effets. §
Il y a, tout au contraire, en Diderot des parties de l’écrivain supérieur. L’imagination, loin de lui faire défaut, déborde et emporte tout le reste : il a ce qui ressemble le plus au sentiment, la verve. Si d’Alembert est plus considéré, le nom de Diderot est plus en faveur auprès des lettrés auxquels il appartient sans partage. Ses défauts ont profité d’une certaine morale qui a eu cours en ces dernières années, sur l’incompatibilité du génie avec la sagesse commune. Mais quel livre de Diderot peut-on lire ? Lequel fait date dans une histoire de notre littérature ? Ceux qui sont allés jusqu’au bout de ses romans licencieux y ont appris, entre autres choses, qu’il y a de la mode jusque dans la licence, et que l’écrivain qui va le plus loin en ce genre ne peut pas même se promettre la gloire de n’être pas surpassé. La déclamation est tout le fond de ses œuvres philosophiques ou historiques, et la morale qui excuse Sénèque d’avoir écrit pour Néron l’apologie du meurtre de sa mère, ne se trouve pas dans les livres de ces jésuites qu’il contribua de sa personne à faire chasser. Ses Salons, parmi beaucoup de critiques justes et piquantes, ont le défaut de confondre les limites des arts, et de demander à la palette et au ciseau ce qu’il faut laisser à la plume. Il veut de la peinture qui raconte et de la statuaire qui se pique de peindre. Il refait tous les tableaux sur le patron mélodramatique du Père de famille. L’idéal qu’il poursuit dans ses spéculations sur les arts, c’est une scène et des acteurs. Il n’y a que deux choses auxquelles il ne pense pas et qui en sont le principal : la forme et la beauté.
On éprouve quelque embarras à louer le meilleur ouvrage de Diderot, le meilleur, parce qu’il l’a fait sans y penser : ce sont ses Lettres. Le posthume lui a mieux réussi qu’à d’Alembert. Ce que d’Alembert avait copié deux fois de sa main pour le garder de toute fraude, s’est tourné contre sa mémoire. Ce que Diderot avait cru jeter aux vents est venu, dans ces dernières années, par un retour des choses, témoigner en faveur de l’homme contre ses écrits publics, et montrer, ce qui n’est pas le seul exemple au dix-huitième siècle, un auteur qui vaut mieux que ses ouvrages.
Diderot, c’est le paradoxe. C’est pour cela qu’il est si cher à une certaine classe de
lettrés, outre son désordre, dont l’attrait n’est pas médiocre pour les gens qui ne
goûtent pas l’ordre. Il a été toute sa vie l’homme qui conseillait à Rousseau de tourner
contre les lettres la déclamation qu’il avait préparée pour leur défense. Il aimait la
vérité sans la respecter, comme une maîtresse, avec l’infidélité en projet. Les zélés
qui, en ces derniers temps, ont parlé de remplacer les Pères par les auteurs païens, ne
se doutent guère que l’idée était venue à Diderot de mettre aux mains des enfants de dix
à onze ans des extraits des Pères, « comme ayant autant d’esprit que les plus
beaux esprits d’Athènes et de Rome. »
Et poussant sa pointe, il voulait qu’on
fît argumenter les enfants de douze ou treize ans sur les preuves métaphysiques de la
religion.
Type du décousu, de la témérité, se permettant tout, même la raison et la vérité, agité de tous les souffles du temps, sans lest, point incapable du bien, pourvu qu’il n’y fallût que le premier mouvement, faisant le mal avec l’étourderie de l’enfant qui lapide une statue, il y aurait autant de duperie à l’admirer qu’à lui demander, comme la Harpe, au nom de la religion, de la morale et du goût, un compte pédantesque de tous ses paradoxes.
Une seule chose fait la consistance de cette vie si débraillée, c’est l’Encyclopédie achevée. Cette fidélité de l’ouvrier à l’œuvre, meilleure que l’œuvre elle-même, prouve que Diderot croyait plutôt fonder que détruire, et qu’il a plus pensé au bien qui devait sortir de l’acte corrigé par le temps, qu’au mal fait par le livre à tous les intérêts qu’il attaquait. On n’est pas si persévérant pour un mauvais dessein, et une bonne intention qui persiste pendant trente années, à travers la persécution et la gêne, peut être réputée dévouement.
La grande distinction entre la littérature du dix-septième siècle et celle du dix-huitième, l’une s’occupant de l’homme pour perfectionner sa nature morale, l’autre s’occupant de la société pour la rendre plus commode à l’homme, éclate surtout dans l’Encyclopédie. Le théâtre de l’esprit encyclopédique, ce sont les salons, — je ne veux pas dire les cafés, invention du dix-huitième siècle ; — ce sont ces salons présidés par des Phrynés honoraires, où, sous prétexte de chercher les principes nouveaux, on se débarrassait des devoirs ; où, dans le plus grand relâchement des mœurs, on poursuivait la destruction des abus ; où, croyant s’éclairer, on ne faisait guère que s’entre-corrompre.
L’histoire de l’esprit humain n’offre pas une époque où la contradiction ait été plus complète entre les professions de foi publiques et les conduites, entre les écrits et la vie, entre le rôle et l’homme. Dans le rôle, l’amour de l’humanité, l’amour de la justice ; dans l’homme, l’humeur pour règle, la conscience parlant bas comme si elle avait peur d’être un préjugé ; le bien et le mal au hasard du tempérament ; les vices de l’individu reprochés à la société ; la prédication dans les livres tenant lieu d’innocence ; l’homme se croyant quitte du devoir quand l’auteur l’a prêché.
C’est pitié de voir dans quel cercle tournent ces gens qui le prennent de si haut avec l’esprit humain. Ou bien ils se louent sans s’approuver et se caressent sans s’aimer ; ou bien ils prodiguent l’injure à ceux qu’ils appellent leurs ennemis, et qui ne sont, après tout, que des contradicteurs, avec le tort d’avoir les mêmes mœurs en défendant une meilleure cause. S’il est sorti du bien de l’école encyclopédique, jamais il ne fut plus vrai de dire qu’il est quelquefois dans les desseins de Dieu de faire le bien par les mains les moins dignes.
Je parle de Dieu. L’école encyclopédique avait essayé de l’ôter à l’homme, soit en lui
prouvant qu’il est sans prises pour le saisir, soit par une affectation de faux respect,
en niant la Providence divine, sous prétexte de ne pas la commettre avec les désordres
du monde physique et les misères du monde moral. Mais on n’ôte pas Dieu tout seul. Avec
Dieu disparaissait le sentiment des œuvres de la nature, lesquelles ne parlent à notre
âme qu’à la condition d’y trouver la croyance à l’ouvrier. Cependant, même au temps des
prospérités de l’Encyclopédie, et quoiqu’elle eût intéressé la vanité de
l’homme à cette diminution de son être moral, il y avait plus d’âmes ayant besoin de
Dieu et de la nature que d’esprits persuadés qu’on peut s’en passer. Aussi, quel ne fut
pas le soulagement de tous ceux que n’avait pas atteints la propagande encyclopédique, à
la lecture d’un livre qui faisait rentrer la Providence dans le monde, et l’âme dans la
nature redevenue le théâtre de la création intelligente, où chaque chose raconte la fin
pour laquelle elle a été créée ! Ce livre, ce sont les Études de la
nature de Bernardin de Saint-Pierre, et tel en fut le premier effet ou plutôt
le bienfait. Un mot d’un contemporain, homme instruit, qui vivait loin des salons
parisiens, nous dit quel jugement en portaient tous les esprits restés libres dans cette
servitude de la négation universelle. Son fils lui écrivait de Paris qu’il venait
d’acheter l’Encyclopédie : « Asseyez-vous sur
l’Encyclopédie, répond le père, pour lire les Études de la
nature. »
§ IV. Bernardin de Saint-Pierre. — Les Études de la nature. — Paul et Virginie. §
Cependant les années ont fait presque autant de ruines dans les Études de la nature que dans l’Encyclopédie. La science sourit ou parle avec dédain de tout ce qui y est pur système. Elle n’y trouve aucune grande vérité, aucune découverte qui ait donné l’impulsion. La gloire des explications hardies, des vues fécondes mêlées d’erreurs réparables, est restée tout entière à Buffon.
Dans la philosophie morale, Bernardin de Saint-Pierre n’a fait qu’imiter, en les exagérant, les chimères de J.-J. Rousseau. Il en adopte le paradoxe que la nature fait l’homme bon et que l’éducation le déprave, et il imagine, lui aussi, un plan d’éducation publique pour conserver à l’homme sa bonté native. Les puérilités de l’Émile y sont dépassées. Les collèges deviennent les Écoles de la patrie. Pour apprendre à lire aux enfants, on met des dragées sur chacune des lettres de l’alphabet. Ils apprennent à nager, moins pour se tirer eux- mêmes de péril que pour porter secours à ceux qui se noient. On les exerce, en septembre, au maniement des armes à feu et aux manœuvres de la tactique des Grecs ; on les fait dormir sur l’herbe, « à l’ombre des forêts. » Les maîtres des Écoles de la patrie ne prennent pas la qualification de maîtres ni de docteurs, comme dure et orgueilleuse ; leurs noms, tirés du grec, signifient les amis de l’enfance, les pères de la patrie. Un magistrat préside chaque école, et l’inspection générale de toutes les écoles est confiée, à titre gratuit, à un grand seigneur « des plus qualifiés. »
Pour inciter la jeunesse à la vertu, Bernardin de Saint-Pierre voudrait qu’un Élysée
fût créé dans une des îles de la Seine, plantée d’arbres exotiques. On y mettrait les
tombeaux des grands hommes. Le tombeau de Nicot serait entouré d’une plantation de
tabac. Celui de Fénelon ne porterait que son nom. De tous les points du monde, on
viendrait à Paris pour y briguer l’honneur d’être enterré à l’Elysée et d’y conquérir
« les droits d’une bourgeoisie illustre et immortelle. »
Cet Élysée
serait en même temps un lieu d’asile. Les pères endettés pour les mois de nourrice de
leurs enfants, s’y réfugieraient contre les gens de justice, et nul n’y pourrait être
arrêté que sur un ordre du roi, signé de sa main. On y donnerait des repas aux pauvres
gens, au pied de la statue d’un homme illustre ; l’hôte serait obligé de se mettre à
table avec ses invités ; il ne leur laverait pas les pieds, mais il leur donnerait des
bas et des chaussures.
J’ai peur qu’un homme qui a cherché si loin le bien à faire n’ait pas fait tout le bien qui était à sa main. Il n’est ni de mon sujet ni de mon goût d’examiner si la vie privée de Bernardin de Saint-Pierre n’a pas, comme on l’en a accusé, démenti ses doctrines philanthropiques ; mais il a risqué de le faire soupçonner, et il a pu donner aux indiscrets l’envie de s’assurer si le disciple de J.-J. Rousseau n’avait pas imité du maître le scandale de la contradiction entre sa vie et ses écrits.
Dans cette espèce d’apologétique de la Providence, où Bernardin de Saint-Pierre combat
les objections des incrédules de son temps, un grand nombre de ses preuves pourraient,
dans une cause moins bonne, s’appeler des sophismes. Bernardin de Saint-Pierre crut la
Providence plus en péril qu’elle ne l’était, et il la défendit comme fait un avocat pour
un client douteux, en y employant les mauvaises comme les bonnes raisons. Pour sauver
l’attribut de la toute-bonté, il nie le mal physique, ou, ce qui est pis, il l’excuse.
La plupart des animaux carnassiers dévorent les bêtes toutes vivantes ; c’est là un mal
tout au moins pour les bêtes dévorées. « Qui sait, dit gravement Bernardin de
Saint-Pierre, si ces carnassiers ne transgressent pas leurs lois naturelles, et ne
sont pas comme les assassins dans une société réglée ? »
On aime presque
autant l’incrédulité que d’aussi méchantes excuses.
Le système des causes finales, où Bernardin de Saint-Pierre avait en Fénelon un guide à la fois si discret et si éloquent, n’est qu’un cercle étroit où il enchaîne la Providence. Il voit des desseins où il a plu à la pensée divine de rester inexplicable, et des lois manifestes où il n’y a que des énigmes dont le sens nous sera éternellement caché. Il est de son siècle, tout en le combattant ; il ne sait pas voir les bornes de la raison, et il s’y trompe d’autant plus souvent, qu’il donne à sa raison l’étendue de son imagination, et qu’il croit raisonner encore quand il rêve.
Tout ce qui est de système et de polémique dans les Études de la nature a péri ; tout ce qui est peinture a survécu. Les devanciers de Bernardin de Saint-Pierre, dans l’art de peindre les choses de la nature, Fénelon, J.-J. Rousseau et Buffon, ne sont que ses égaux.
Fénelon démontrant l’existence de Dieu « par les merveilles de la création », indique par le mot de merveilles, le caractère indistinct de ses peintures. Il ne songe pas à décrire. Il néglige les détails qui n’intéresseraient que la curiosité du lecteur, et détourneraient son esprit des grands desseins du Créateur par trop d’attention donnée aux propriétés des choses créées. Ses épithètes éveillent des sentiments plutôt que des sensations. Les fruits sont délicieux, les sources fraîches, les fleurs odoriférantes, les pâturages fertiles. Il suffit de mêler à la pensée religieuse quelque souvenir éloigné et comme épuré des plaisirs qui nous viennent par les sens, dans la contemplation ou dans l’usage des choses de la nature.
J.-J. Rousseau nous approche un peu plus des objets. Plus attaché à la terre que Fénelon, plus attentif à ses propres sensations, les impressions de son enfance écoulée sur les rivages du lac de Genève, les souvenirs des beautés alpestres, le mettent plus habituellement en présence de la nature, et il se plaît dans la solitude qui nous fait contracter des amitiés avec la fleur du buisson. De là, dans ses descriptions, plus d’épithètes caractéristiques. Cependant le tableau est composé, et le peintre s’y met le premier, au beau milieu de la toile, en s’efforçant de s’y faire voir plus grand que nature parmi les objets diminués.
Buffon peint d’idée tout ce qu’il voit, et il ne voit rien qu’avec les yeux de l’esprit. Chez lui le philosophe domine le peintre. Il est exact ; il n’est pas pittoresque.
Bernardin de Saint-Pierre voit en observateur et décrit en peintre. Ses épithètes dessinent et colorent les choses. Il n’a pas seulement ajouté à la langue de Fénelon, de J.-J. Rousseau et de Buffon des beautés de bon aloi ; il a marqué la limite où la peinture des choses visibles cesse d’être un art pour devenir un procédé. Entre l’écrivain qui les voit par l’esprit, sous la forme de types, et celui qui, l’œil fixé sur l’objet, en suit servilement les contours comme la lumière indifférente dans l’appareil photographique, il y a le peintre. Bernardin de Saint-Pierre est ce peintre. Au-delà de son art, je ne vois plus que la froide recherche de l’effet et le procédé de l’état de lieux, si fatigant même quand c’est un écrivain qui le dresse.
Paul et Virginie. §
C’est de ce pinceau si riche que Bernardin de Saint-Pierre a tracé les scènes de Paul et Virginie. Scènes et tableaux tout à la fois ; car le paysage encadre si naturellement les figures, qu’on ne les sépare pas dans le souvenir.
Cependant les exagérations du temps y ont laissé leurs traces. L’ignorance y est
préférée aux lumières. Apprendre tard nous est donné comme le meilleur état, après ne
rien savoir ; témoin Virginie qui en arrivant en France ne sait ni lire ni écrire. La
Providence y ressemble par moments au Dieu de l’Encyclopédie. Mme de la Tour console les tristesses de la petite société par sa théologie douce, en leur parlant, non de Dieu, mais de la Divinité. On a consulté les Jardins de Delille pour
l’arrangement du paysage. Un bocage s’appelle la Concorde, un autre
les Pleurs essuyés. Voici un rocher nommé la Découverte
de l’amitié, « parce que c’est de là qu’on voit venir l’Ami
de la maison. »
Cet ami de la maison est ce solitaire par qui Bernardin de
Saint-Pierre se fait conter l’aventure de Paul et Virginie. Le solitaire est tout
plein des Promenades de J.-J. Rousseau, et il en exagère le langage
déclamatoire. Il n’est pas le seul d’ailleurs qui déclame dans Paul et
Virginie. Je n’aime pas Virginie disant à l’esclave marronne, du ton d’un
personnage de Diderot : « Rassurez-vous, infortunée créature ! »
En
général les sentiments des deux amants sont plus naturels que leurs discours.
Mais rien n’égale, pour la grâce et la pureté de la peinture, cet amour qui naît comme à l’abri de l’amitié fraternelle ; cet éveil des sens chez le jeune homme qui se trahit le premier, parce qu’il se défie le moins de ce qu’il sent : les troubles de la pudeur qui agitent la jeune fille avant que sa conscience soit avertie, et qui lui parlent sans paroles ; le malaise secret dans ce qui ressemble le plus au bonheur, le premier amour ; les joies permises qui ne laissent guère plus de paix à l’âme humaine que les joies défendues.
La première qui s’inquiète du mal inconnu, c’est la jeune fille. Marquer cette nuance
délicate était un trait de génie ; la peindre était le plus difficile de l’œuvre. Ni
les ardeurs combattues de Didon, ni les langueurs d’Épicharis n’ôtent du prix à la
peinture de Virginie perdant la sérénité et le sourire, gaie tout à coup sans joie et
triste sans chagrin, n’osant plus arrêter ses yeux sur ceux de Paul, se dérobant à ses
caresses qu’autrefois elle cherchait, s’éloignant de la maison, fuyant dans la
solitude pour éviter Paul et ne s’y trouvant que plus en sa présence ; puis revenant
auprès de sa mère, « pour lui demander un abri contre elle-même »
, et
se dérober dans son sein à l’image aimée dont elle n’ose plus parler. On ne songe pas
un moment qu’il manque à cette création poétique les vers de Virgile, et le pinceau de
Fénelon n’est pas plus suave, en étant plus timide.
J’ai lu bien des fois Paul et Virginie, pour éprouver ce que le temps m’avait ôté ou laissé de mon admiration première. Chaque fois que je l’ai lu, aux mêmes pages, aux mêmes paroles, mes yeux se sont mouillés de larmes. J’aurais été de ceux qui demandaient à l’auteur, au temps de la grande faveur de Paul et Virginie, s’il était vrai que ce couple charmant eût fait une si cruelle fin. Je le demande encore, et, vraie ou non, je ne suis pas près de m’en consoler.
On a donné trop d’avantages à la pastorale de Paul et Virginie, en la comparant à celle de Daphnis et Chloé. Mettre un jeune couple aux champs, parmi les tentations d’une nature sensuelle ; les faire dormir côte à côte, non tout enfants dans le même berceau, comme Paul et Virginie, mais adolescents, sous une cépée de chênes, et préserver leur innocence par leur ignorance, c’est un jeu d’esprit dont le moindre tort est de n’être pas chaste. Longus corrompt son lecteur en l’amusant. Bernardin de Saint-Pierre élève l’âme en faisant trouver la chasteté supérieure à l’amour ; il épure à la fois les sentiments du jeune cœur qui aime et les souvenirs de ceux qui ont passé l’âge d’aimer.
Voyageur et naturaliste, il aurait pu abuser de la description. Il lui suffit de quelques pages pour peindre le lieu de la scène, ce petit coin de terre dont le lecteur se souvient comme du pays natal, ces deux familles qui l’habitent, les douces bêtes qui complètent leur domestique. Il y a une belle description de tempête au moment même des premiers troubles des deux amants ; mais elle est moins belle comme peinture de phénomènes inconnus à l’ancien monde, que par l’à-propos des images de destruction qu’elle mêle à nos pressentiments sur la destinée de ces deux jeunes cœurs, où gronde l’orage des passions humaines.
Ainsi, dans cette pastorale, tout arrive en son lieu, à son moment ; tout sert à
l’impression dernière de pureté, d’innocence et de poésie, la plus douce et la plus
douloureuse qu’il ait été donné à un livre de produire. Je ne suis pas si inquiet sur
la gloire de Bernardin de Saint-Pierre que cet apologiste qui, trouvant sans doute
Paul et Virginie un trop petit bagage, nous renvoie aux
Études, « non pour y voir le grand peintre, dit-il, ce qui est
n’y rien voir, mais pour y admirer la pensée supérieure qui unit l’homme aux
nations, les nations au monde, et le monde à Dieu125. »
Si Bernardin de Saint-Pierre avait à
attendre sa gloire jusqu’au jour où le monde sera d’accord avec son apologiste sur
« la pensée supérieure » des Études, il l’attendrait longtemps. Bien
lui a pris de la demander à un petit livre moins ambitieux, où il n’a rien mis de ses
systèmes où, ce qu’il a rêvé est si supérieur à ce qu’il a pensé. S’il a une place
dans l’histoire des écrits durables, il le doit à sa pastorale.
§ V. Chateaubriand. — René. — Génie du Christianisme. — Les deux antiquités remises en honneur. — Nouvelles voies ouvertes à la littérature. — Chateaubriand tel que l’a fait la politique. — Ses Mémoires. §
J’en dirai autant du plus petit des ouvrages de Chateaubriand, René. Ces quelques pages auraient suffi pour tirer Chateaubriand du second rang.
René ne doit pourtant pas faire tort à un autre petit ouvrage du même auteur, qui parut le premier et qui fit plus de bruit, Atala. Là aussi il y a un pinceau, non plus délicat que celui de Bernardin de Saint-Pierre, ni mieux conduit, mais plus hardi et plus riche. Les paysages idéalisés par les poètes ; les coteaux de Virgile, où le soleil fait mûrir la Vendange ; les rives phéaciennes où la tempête a jeté Ulysse parmi les compagnes de
Nausicaa, ne nous sont pas plus familiers que les paysages d’Atala. Tout est couleurs, murmures, parfums, dans cette prose opulente comme la nature qu’elle décrit. Notre littérature descriptive n’a pas de pages plus splendides. Pour le roman, les seules parties qui n’en soient pas fanées sont celles où l’on sent venir René.
Atala fut longtemps préféré à René. Ce petit livre dut cette faveur à ses éblouissantes nouveautés ; il le dut aussi à ce que les premières admirations se donnent, au lieu que les secondes se vendent. Il avait rendu à notre pays l’émotion littéraire dont la faculté même semblait perdue parmi tant d’autres ruines. Il transportait les contemporains loin de leur pays, de leur temps, de leurs derniers souvenirs, d’eux-mêmes ; René les y ramena. C’était la différence d’un roman de fantaisie à un roman de cœur ; il prit peu à peu la première place, et il l’a gardée.
Cependant, à en croire l’auteur, il a regretté d’avoir écrit René126. Est-ce, comme il le dit, parce que le livre tourna la tête à quelques jeunes gens ? Chateaubriand avait assez de sortes d’orgueil pour ne pas dédaigner même celui de la coquette qui se vante de tourner les têtes. Peut-être en voulait-il à René d’un succès persistant qui le mettait en souci pour ses autres ouvrages. Il ne consentait pas à reconnaître dans ses œuvres un plus bel endroit, et il ne souffrait pas qu’on le lui montrât.
En écrivant René, Chateaubriand avait cru, dit-il, « n’exposer
qu’une infirmité de son siècle, et décrire seulement cet état de l’âme qui précède les
grandes passions, le désabusement du jeune homme qui n’a encore usé de rien. »
René ne fût-il que cela, ce ne serait déjà pas si peu. Mais ces
admirables pages vont plus loin, et je ne sache ni un temps qui n’y reconnaisse son
infirmité, ni un homme, dans la maturité ou le déclin de la vie, qui n’y retrouve ses
désabusements. N’est-il donc arrivé qu’aux seuls jeunes gens de se heurter partout à des
bornes en cherchant un bien inconnu ; d’être habiles par les livres, les exemples, et
point par l’expérience ; d’avoir « l’imagination riche, abondante, merveilleuse,
et l’existence pauvre et désenchantée ? »
N’appartient-il qu’à la jeunesse de
ressentir des troubles de cœur indéfinissables, d’avoir de ces rêveries où l’on est
attentif aux moindres choses, au bruit de la feuille qui tombe, à l’oiseau qui traverse
le ciel, à la fumée qui monte dans les arbres, au clocher qui s’élève au loin dans la
vallée ? A quel âge cesse-t-on d’être « tourmenté et comme possédé par le démon
de son cœur ? »
La maladie dont souffre René est de tous les temps. Seulement, à l’époque où Chateaubriand la décrivit, elle était à l’état de fièvre. Jamais l’amour de la vie et jamais le dégoût de vivre n’avaient été plus violents et plus inséparables qu’en ces temps de ruines récentes et de restaurations merveilleuses, où, pareils à des réchappés d’un naufrage, les hommes éprouvaient en même temps les dernières terreurs du péril et les premières joies de la délivrance.
Non seulement le mal de René n’est pas de ceux qui guérissent, mais serait-il à désirer qu’il guérît ? L’homme a besoin de souffrir de son imperfection pour valoir tout son prix, et de se souvenir de sa misère pour être heureux. En perdant la mélancolie de René, il perdrait cette paix qui s’y mêle à la fin, et ce repos au terme de la lutte, plus doux que celui du vieux soldat qui se délasse des fatigues des longues guerres au foyer du pays natal.
J’ai relu à plusieurs reprises René, et une dernière fois avant d’en
parler ici. Comme dans Paul et Virginie, à certaines pages irrésistibles,
les larmes me sont venues ; j’ai pleuré, c’était jugé. Voltaire a raison : « Les
bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. »
Mettons-y l’amendement de
Chateaubriand : « Pourvu que ce soit d’admiration autant que de
douleur. »
C’est ainsi que René fait pleurer. On y pleure non seulement du
pathétique de l’aventure, toujours poignante, quoique toujours attendue, mais de
l’émotion du beau qui poétise toutes ces pages.
Le grand ouvrage dont René ne devait être d’abord qu’un épisode, le Génie du Christianisme, si éclatant à son apparition, aujourd’hui trop déchu, est quelque chose de moins qu’un chef-d’œuvre, mais il est beaucoup plus qu’une influence. Il a appris à notre pays le chemin des deux antiquités. Il est vrai qu’il y ramenait le public par l’imagination plutôt que par la science ; mais ce moyen n’était pas le plus mauvais, surtout dans notre pays, où la raison même, avant de prendre pied, a besoin de s’introduire comme une mode. Des chrétiens comme des anciens que fit la vogue du Génie du Christianisme, plus d’un a cessé de l’être ; et je sais qu’en pareil cas ceux qui secouent le charme font plus de pas en arrière qu’ils n’en avaient fait en avant. Mais combien qui, attirés d’abord par l’enchanteur, voulurent regarder de près les choses dont il parlait, en sentirent la vie, et y devinrent plus savants et plus croyants que lui !
L’admiration de Chateaubriand pour Homère, et pour ce qu’il appela le premier « la littérature des Pères de l’Église », fit lire Homère et les Pères ; on y prit goût, et la chaîne de la tradition fut renouée127.
Le Génie du Christianisme rendit un autre service. On confondait en ce temps-là dans la même admiration les écrivains du dix-septième siècle et ceux du dix-huitième. Encore n’admirait-on les premiers que sur la foi des seconds, les seuls qui fussent lus. Chateaubriand rétablit les rangs. On lut ceux qu’on se contentait d’admirer ; on se refroidit pour ceux qu’on lisait128. C’est encore par l’imagination qu’il ramenait le public au dix-septième siècle. Qu’importe, pourvu qu’on y revînt ? Les choses anciennes ont tant besoin de protection dans notre pays, qu’elles ne doivent pas dédaigner même celle des nouveautés. Pour moi, le service est si grand, qu’il rachète les défauts justement relevés dans le Génie du Christianisme : la légèreté du savoir ; quelques injustices faites aux anciens, même en les louant ; trop de pompe et d’esprit pour recommander la religion des humbles et des simples ; l’excès de l’apologie, qui fait douter de la foi de l’apologiste ; Massillon cité comme le modèle de l’éloquence chrétienne ; sans compter la langue, qui n’est pas partout aussi bonne que la cause.
Choisir pour l’héroïne des Martyrs une fille des Homérides, une prêtresse d’Homère, quel beau défi jeté à ceux qui préféraient, sur la foi de Voltaire, la Jérusalem délivrée à l’Iliade, et le Roland furieux à l’Odyssée !
Vint ensuite, pour achever la restauration classique, l’Itinéraire, qui menait le lecteur comme en pèlerinage au double berceau des deux antiquités, à travers tous les souvenirs propres à les lui rendre plus augustes et plus familières.
Les mêmes livres qui restituaient à l’esprit français ses vrais guides ouvraient devant lui des horizons nouveaux. Toutes les nouveautés durables de la première moitié du dix-neuvième siècle, en poésie, en histoire, en critique, ont reçu de Chateaubriand ou la première inspiration ou l’impulsion décisive. Il a ouvert la marche, tenant à la main ce flambeau qui jetait tant de lumière parmi tant de fumée. Il nous a donné des goûts qui sont devenus des sciences. Son admiration pour les beautés de l’architecture gothique a suscité l’archéologie chrétienne. Les Franks des Martyrs sont les prédécesseurs des Franks d’Augustin Thierry. La littérature comparée s’était renfermée jusqu’alors dans les trois langues classiques ; il l’étendit aux langues modernes et, par-delà ces langues, aux idiomes primitifs de l’Orient et du Nord, et il forma un idéal nouveau de poésie de toutes les grandes œuvres et de tous les grands noms. Si cet idéal a été pour beaucoup de poètes de ce siècle au-delà de leur portée, une élite du moins y a touché.
Dans cette partie toute littéraire de la vie de Chateaubriand, sa langue est plus près du dix-septième siècle que du dix-huitième. Elle avait suivi ses admirations. Il était bien digne de retrouver la langue de ce siècle, alors qu’il gardait encore de ses mœurs littéraires la docilité aux conseils du « censeur solide et salutaire », et qu’il aimait la gloire à la façon des grands écrivains d’alors, non comme une affaire à laquelle on travaille de sa personne, mais comme une fortune qu’on laisse faire à ses œuvres.
Par malheur, il arriva un jour où la politique fit briller aux yeux de Chateaubriand une autre gloire que celle des lettres, la gloire de l’homme d’Etat. Il avait trop de célébrité et de talent pour n’en être pas tenté, et il n’était pas fait pour elle. Dans cette compétition violente, qu’on appelle la vie politique, où il s’agit avant tout de n’être pas battu et d’avoir le dernier applaudissement, fût-ce celui d’une émeute, il perdit de ses grandes qualités sans acquérir celles de ses rivaux. Quel rang tiendra-t-il dans l’histoire des luttes politiques de la France contemporaine ? Se serait-il tant agité pour le chétif profit d’une courte mention entre le blâme et l’éloge ? Des deux grandes opinions qui se disputaient de son temps le gouvernement de la France, laquelle revendiquera Chateaubriand ? Sa fidélité à l’antique monarchie, chevaleresque par les déclarations, très peu par les actes, a été, pour ses deux derniers rois, un embarras et un péril, et nous avons vu le champion de la descendance de Robert le Fort porté sur le pavois populaire par ceux qui l’avaient chassée. La monarchie tombée, cette fidélité eut l’air d’une pose théâtrale, et Chateaubriand pleurant ses rois exilés ressemble trop à un voyageur appuyé contre un débris de colonne, qui médite parmi des ruines.
Quant à la liberté, l’aima-t-il pour elle-même ou pour les louanges de l’esprit de parti ? Il n’aimait pas sincèrement les choses qui devaient lui survivre, et prophétisait plus volontiers les chutes que les élévations. Esprit malheureux, et pour cela plus à plaindre qu’à blâmer, il n’avait que l’ambition d’un dégoûté, et, ne sachant être ni de ceux qui commandent ni de ceux qui servent, il se dissimulait cette impuissance de sa volonté par l’ardeur de ses attaques contre les uns et par l’injustice de ses mépris pour les autres.
La guerre aux personnes, un doute amer sur les choses, une sorte de chagrin universel, nulle part une espérance ni un souhait sincère de bonheur pour les générations qui ne devaient pas le voir parmi les vivants, telle est sa politique, et tel est l’esprit de ses écrits politiques, éloquents par tout cela et malgré tout cela. Par moments, René mêle à cette tristesse farouche son sentiment si vrai de l’imperfection des choses humaines, et partout où René a passé il reste une trace ineffaçable.
La politique ne fit pas de Chateaubriand un homme d’Etat, et elle gâta son talent littéraire. Dans ce qu’il écrivit pour les lettres en ce temps-là, les belles pages sont plus rares que les belles phrases.
Mais la politique n’a pas seule à s’imputer la corruption d’un grand talent et d’une belle langue. Sous l’inspiration des premières œuvres de Chateaubriand, une école littéraire s’était formée, représentée par des hommes jeunes et bientôt illustres. Chateaubriand s’en émut. Il craignit pour son droit d’inventeur, et il eut la double faiblesse de désavouer ses disciples et d’imiter les imitateurs de ses défauts, au risque d’être à son tour désavoué comme téméraire par des jeunes gens. C’est le temps où, septuagénaire, on l’offensait en l’appelant vieillard illustre, quoiqu’il ne se refusât pas de parler de sa tête chauve, comme un moyen de la faire voir de plus loin. C’est le temps où son style, de plus en plus pauvre de pensées, se charge de figures, et où l’on voit comme du rouge aux joues de ce vieillard qui ne craint rien tant que d’avoir les qualités de son âge.
C’est vers ce temps-là qu’étant allé faire visite à M. de Chateaubriand, il me montra, tout humide encore des dernières corrections, une page qu’il venait d’achever, voulant, disait-il, me rendre témoin de ce qu’il se donnait de peine pour plaire aux plus difficiles. Je pris le feuillet avec émotion, pensant y trouver le secret de ce travail supérieur qui, sous la plume des maîtres, amène les choses à la clarté, à la justesse éloquente, à l’accent. Quel ne fut pas mon chagrin en voyant, à chaque rature, la pensée s’éloigner du vrai et les mots de leur sens propre, et tout le morceau jeter de vains rayons qui m’éblouissaient en me laissant l’âme vide ! Il y avait pourtant des beautés dans ce travail ; je n’en regrettai que plus de voir se dissiper ainsi les restes d’un talent encore puissant, et une œuvre de vieillard à laquelle manquait la gravité.
L’ouvrage auquel appartient cette page, les Mémoires d’outre-tombe, écrits à différâtes époques de sa vie, mais repris, et, si j’ose dire, surchargés dans une dernière rédaction, ont eu la triste fortune de faire trouver l’orgueil de J.-J. Rousseau modéré. Ce livre, où il n’y a d’épargnés que les oubliés, fait penser avec effroi que l’on courait le même péril à être des amis de l’auteur que de ses ennemis. Je ne vois guère, dans les Mémoires, d’autres joies que celles de la raillerie ou de la vengeance. Tristes joies ! Virgile les a placées à la porte des enfers. Elles s’appellent les mauvaises joies de l’âme, mal a gaudia mentis.
L’histoire des ouvrages durables n’aura qu’une mention sévère pour les Mémoires d’outre-tombe, œuvre ingrate d’un homme qui ne veut pas se soumettre à la vieillesse ni plier sous le temps, et qu’aigrit l’implacable chagrin de finir avant de mourir. En revanche, il y aura toujours une place d’honneur pour la belle et poétique intelligence qui s’inspira, au commencement de ce siècle, de tout ce qui voulait revivre du passé, de tout ce qui commençait à vivre de l’avenir. C’est le Chateaubriand d’avant la politique, dans le temps qu’il faisait parler de quelqu’un qui n’était pas Napoléon, de quelque chose qui n’était ni des batailles gagnées, ni des reconstructions de la société civile, et qu’il semblait mener en France le chœur des lettres ressuscitées. Sous sa main, la langue, parmi quelques pertes, s’enrichit, et pareille à l’arbre dont parle Virgile, si par moments son nouveau feuillage l’étonne ; elle le reconnaît comme sorti du tronc commun. Un nouveau style vient ajouter aux plaisirs qui nous viennent des choses de l’esprit. C’est le style brillant, — si différent du style spécieux, — qui échappe par éclairs à un esprit capable de pensées solides. Chateaubriand est peut-être le plus brillant de nos écrivains en prose, et nul n’est brillant s’il n’a de la flamme.
Sans doute, beaucoup de ces pages qui ont ébloui nos pères sont aujourd’hui ternies, comme certains tableaux où, pour avoir trop cherché l’effet de la fresque, l’artiste a manqué les tons solides de la peinture à l’huile. Mais combien qui sont restées belles, et qui de jour en jour entrent plus avant dans la lumière des œuvres qui demeurent ! Il y aura toujours, sur le rang où doit être placé Chateaubriand dans la glorieuse élite, une dispute entre ceux qui ne peuvent le souffrir au premier et ceux qui ne se contentent pas pour lui du second. Cette dispute a commencé, et dût-elle ne pas finir, c’est de la gloire. On en a déjà fait des livres, et comme s’il s’agissait d’un ancien, juger Chateaubriand est une partie notable de la littérature de notre temps, et un titre d’honneur pour des écrivains illustres129.
Conclusion §
Pourquoi cette histoire s’arrête au dix-neuvième siècle. — Illusions des jugements sur les contemporains. — § I. Ouvrages de philosophie politique et de polémique religieuse. — M. de Bonald et Mme de Staël. — Lamennais. — Joseph de Maistre. — § II. La poésie dans les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle. — § III. L’histoire et les principaux historiens. — § IV. La critique littéraire. — La critique philosophique. — § V. Le théâtre et le roman. — Impression dernière.
A Chateaubriand doit s’arrêter cette histoire. La pousser plus loin, dire ce qui durera de tout ce que les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle ont vu naître d’ouvrages d’esprit, je ne m’en sens pas l’autorité.
Nul n’est impartial pour les écrivains de son temps. Toute la suite de cette histoire témoigne de quelles illusions sont mêlés les jugements contemporains, et combien peu sont ratifiés par la postérité.
Les critiques, même malveillants, sont plus près de la vérité dernière que les admirateurs. Mais les critiques malveillants n’ont pas de mérite à avoir raison. Ils ne doivent leur sagacité qu’à la prodigieuse illusion des admirateurs. Plusieurs ont trouvé la vérité en cherchant le mal d’autrui. La Beaumelle prédisait la chute de la Henriade à force de la souhaiter.
Entre ces deux sortes de lecteurs passionnés, il peut se trouver un homme qui voit bien, qui, sans être indifférent, est impartial, qui, quoique prévenu pour ou contre les personnes, peut rester témoin véridique des œuvres ; un esprit capable de regarder la gloire elle-même, comme l’aigle le soleil, sans en être ébloui. Ce fut, au temps d’Auguste, Quinctilius Varus, ce fin critique, l’ami d’Horace, qui disait aux poètes : « Corrigez ceci et cela130 », et renvoyait les mauvais vers à l’enclume. Au dix-septième siècle, c’est Boileau. Boileau a pensé des auteurs de son temps ce que, deux siècles après lui, libres des préventions et des surprises dont il eut à se défendre, nous en pensons à notre tour, sans effort et presque sans mérite. Plus législateur en cela que dans son Art poétique, ses jugements sur les personnes nous dirigent plus sûrement que ses lois sur les genres. Vainement a-t-on essayé de les casser, d’abord par des plaidoyers sans les pièces justificatives, puis par ces pièces elles-mêmes, réimprimées avec luxe, et que recommandaient toutes les séductions du paradoxe. Les poètes dont il s’était moqué ont été rendus à la lumière, et comme ces corps qu’exhume une curiosité indiscrète, la seule impression de la lumière les a fait tomber en cendres. On connaît les réhabilitateurs ; on ne lit pas les réhabilités.
Mais qui oserait se croire doué de l’impartialité de Quinctilius Varus, ou du jugement prophétique de Boileau ?
Aux causes générales d’illusion qui troublent le jugement des contemporains sur les
choses de la littérature, la politique de notre temps est venue ajouter les complaisances
et les injustices de l’esprit de parti. Il n’y a pas, pour l’esprit de parti, de méchant
écrivain qui ne soit bon, ni de bon écrivain qui ne soit un homme de génie, ni de
vieillard qui baisse ; la dernière homélie de l’archevêque de Grenade est la meilleure.
Par malheur, fort peu de gens, même parmi ceux qui se doutent de l’illusion, échappent à
cette sorte de loi de nos mœurs. On est enveloppé, on est surpris. « Un caractère
particulier de la France, et surtout de Paris, écrivait, en 1817, Joseph de Maistre,
c’est le besoin et l’art de célébrer. »
Depuis 1817, grâce à la politique, le
besoin est devenu plus grand, et l’art moins délicat.
Je suis trop peu sûr de m’être gardé de toutes ces causes d’erreur, pour oser juger en historien les ouvrages d’esprit de mon temps. Mais comme il ne me plairait point de paraître un témoin indifférent, et surtout un lecteur ingrat de tout ce qui s’y est écrit d’excellent, je risquerai de dire, en quelques pages, mon impression dernière sur les œuvres que l’accord persévérant des bons juges a consacrées, ce qui équivaut à un commencement de gloire131.
Je ne parlerai que des genres et ne nommerai que les morts. Je m’en tiendrai, parmi les vivants, à ceux qui, selon les lois de la nature humaine, semblent avoir accompli leur œuvre, et qui depuis longtemps en sont récompensés par l’admiration publique. Je ne les nommerai ni ne les cacherai. Quant aux jeunes qui sont encore débattus, dont quelques-uns n’ont pas fini de se débattre avec eux-mêmes, l’avenir dira si leur âge viril a tenu les promesses de leur jeunesse et réalisé des espérances que je partage avec les plus prévenus de leurs amis.
§ I. Philosophie politique. — Polémique religieuse. — Madame de Staël. — De Bonald. — Lamennais. — Joseph de Maistre. §
Après l’éclat des premiers ouvrages de Chateaubriand, apparaissent des talents plus grands que les œuvres, Mme de Staël, de Bonald, Lamennais, Joseph de Maistre. C’était un moment bien périlleux pour les livres. L’ambition des reconstructions était venue après les grandes ruines. On croyait que tout ce qui avait plié était rompu, que tout ce qui avait été vaincu était mort. Chacun s’évertuait, soit à retrouver les principes de la société humaine, soit à imaginer des ressorts nouveaux, comme si tous les anciens eussent été brisés, ou que les principaux ne se fussent pas redressés d’eux-mêmes dans la société conservée par la même providence qui conserve la vie humaine.
Les livres nés de cette ambition sont de ceux où vont volontiers rêver, sur l’origine des sociétés humaines et sur les formes des gouvernements, les esprits touchés d’idéologie. Ceux qui cherchent dans les ouvrages d’esprit des lumières sur les choses plus près d’eux, ou simplement les plaisirs si variés de l’art, ceux-là ne trouvent dans ces livres, un moment célèbres, qu’un désappointement égal à l’admiration qu’ils ont inspirée.
M. de Bonald est resté un nom imposant. Par combien d’abstractions ténébreuses, de rêveries auxquelles manque le charme poétique, ne faut-il pas passer avant d’arriver à une page éloquente, à une vérité neuve ou renouvelée par une expression originale ! Les livres de Mme de Staël, virils par l’ambition des sujets et par les mots, ne sont pas toujours d’une femme par la grâce de l’imagination, le naturel, la finesse, le bonheur des choses trouvées. On est régenté où l’on voudrait être attiré par le charme. Il y a, dans ces livres, assez de force pour soulever les questions, pas assez pour les résoudre ; assez de talent pour sortir du commun, pas assez pour être de l’élite ; un style qui brille sans éclairer ; outre le travers filial d’un publiciste pour qui la plus belle époque de l’histoire de France est celle du ministère de Necker, et qui voit dans le Directoire un gouvernement modèle, parce que les salons rouverts faisaient fête chaque soir à la brillante conversation de Mme de Staël.
Cependant le livre de l’Allemagne est à la fois une œuvre ingénieuse et un service rendu aux lettres ; et quoique notre siècle y ait pris, avec plus de libéralité envers le génie étranger, le goût des ombres de l’esthétique allemande, par beaucoup de pensées fécondes, par les perspectives qu’il ouvre devant l’esprit français, ce livre a été une influence, la première gloire après celle des œuvres durables.
Les retraites jalouses où Lamennais se dérobe, même à ses amis, pendant de longs mois passés dans des méditations opiniâtres, ne me persuadent pas qu’il est un penseur. Un penseur n’est pas emporté avec cette violence aux deux pôles contraires, et je suspecte d’autant plus les méditations de Lamennais, qu’à ces deux pôles se trouve tour à tour la popularité. Ce qu’il amasse ainsi dans la solitude, ce sont des raisons pour ses colères contradictoires ; ce qu’il défend, même contre les distractions de l’amitié, c’est le temps prodigieux que demande l’art si difficile d’écrire avec correction des choses passionnées, et de mettre du goût dans la déclamation. Les écrits de Lamennais ne sont pas les seuls où l’on ait vu associés aux raffinements de l’art les derniers emportements de la passion.
On peut trouver le mot de déclamation trop dur à propos de cet écrivain. J’engage ceux qui s’en choqueraient à lire, dans l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, les extraits de J.-J. Rousseau que Lamennais y intercale pour les réfuter. Les phrases du philosophe de Genève, déclamatoires dans l’ouvrage d’où son contradicteur les a tirées, paraissent, en regard de la réfutation, simples et naturelles. Vous diriez des tableaux de l’école française éteints par le voisinage de peintures vénitiennes.
Lamennais est une belle plume ; Joseph de Maistre est véritablement un penseur. Quoique absolu, il ne rebute pas ceux qu’il ne convainc pas ; on ne se débarrasse pas de lui comme on fait d’un déclamateur tyrannique, on se défend. La vie de l’homme ajoute au crédit du penseur. Tout ce qui mérite l’estime des hommes s’y trouve réuni : unité, consistance, fierté sans morgue ; un homme qui n’a pas toute l’ambition de ses talents ; pauvre et gardant un grand air ; l’agent d’un roi sans royaume, qui fait respecter dans son maître la dignité du malheur par la façon dont il fait respecter sa propre gêne ; aimable, civil, mêlé aux affaires sans en être possédé ; ayant, lui aussi, ses retraites et sa solitude, mais dans sa pensée tranquille, dans sa conscience de chrétien, dans les affections de la famille, si favorables à la recherche et à l’expression de la vérité.
Ses lettres, le plus aimable et peut-être le plus original de ses ouvrages, ont révélé dans ce penseur absolu, dans ce logicien inexorable, un père presque plus père que les plus tendres ; car tout ce que ceux-ci ont d’entrailles pour l’enfant qui vit sous leur toit, tout près de leur cœur, de Maistre l’avait pour une fille née le jour même où il quittait son pays, et dont il cherchait « à se représenter la figure », entrevue et devinée par le cœur dans les tristesses de l’exil, et embellie par l’orgueil paternel.
L’esprit chrétien peut seul expliquer comment tant de sévérité, — pour ne rien dire de plus, — dans les opinions, se concilie avec tant de tendresse dans les sentiments. Il y a deux sortes d’esprits absolus : les absolus du sens propre, et les absolus de la foi. Ceux-ci obéissent plus qu’ils ne commandent, ou ne commandent qu’au nom des choses auxquelles ils obéissent. On ne sait s’ils sont plus impérieux que soumis. De Maistre est de ce nombre. Il défend le foyer chrétien, comme on défend sa patrie contre l’envahissement de l’étranger, par tous les moyens de destruction que permettent les lois de la guerre. Dur aux idées plus qu’aux personnes, il ne croit pas plus licite d’être facile aux dépens de la vérité que libéral avec l’argent d’autrui. Il n’y a pas de risque que la raison moderne s’accommode jamais de ses exagérations ; mais telles de ses opinions qui ont fâché si fort ses contradicteurs, au temps des premières illusions de la liberté, suggéreront toujours des doutes utiles à qui saura de quels fonds de tendresse et de bonté elles sont sorties.
Sa haine pour la révolution française n’est pas ce qui donne le moins à penser. On ne s’étonne pas qu’il soit sans ménagements pour les chefs de parti qui s’en sont tour à tour disputé et arraché des mains le gouvernement, et qui ont payé de leur vie le droit d’être pendant quelques mois les seuls pourvoyeurs de l’échafaud politique. De Maistre n’est en reste avec personne, ni de paroles méprisantes quand il mesure leurs talents, ni d’indignation généreuse quand il flétrit leurs actes. Mais, après tout, il n’en dit pas plus, pour le fond, que n’en pense tout honnête homme. L’originalité de sa haine, c’est de n’être pas plus doux pour les victimes que pour les bourreaux. Il est peu de ceux qui meurent qu’il ne tienne pour les premiers coupables de leur mort. Leurs injustices ou leurs folies ont, selon lui, dressé l’échafaud qui les a dévorés.
Concentrer sur quelques misérables toute l’horreur qu’inspirent les crimes de la révolution, c’est risquer d’en rendre la leçon inutile. On est trop tenté de se croire innocent des révolutions, parce qu’on en hait vigoureusement les héros. En forçant tous les termes de la langue pour infliger aux hommes de 93 les qualifications qu’ils méritent, on ne nous rend pas leur mémoire plus odieuse ; mais on détourne notre pensée des fautes de la nation qui les a soufferts. Pourquoi doutons-nous que le Néron de Tacite n’ait pas été chargé ? C’est qu’on ne comprend pas qu’une nation ait pu tomber assez bas pour supporter un tel misérable, ni comment des gens comme Tacite ont pu vivre sous ses pareils. Un récit qui nous l’eût expliqué n’eût pas rendu Néron plus aimable ; mais il nous eût appris par quelle dépravation une société, devenue incapable d’une liberté réglée, se rend tout à la fois la complice et la proie d’un de ces despotismes monstrueux auxquels on ose à peine croire, même sur la foi d’un Tacite.
Il est par trop commode de rejeter tout le tort des catastrophes politiques soit sur le pouvoir qui tombe, soit sur celui qui le remplace. C’est une complaisance qu’on n’ose plus avoir pour soi-même quand on a lu de Maistre. Loin d’absoudre la France des excès de la révolution, il la force de s’en déclarer responsable ; et comme le confesseur qui presse le condamné, jusque sous le couteau, d’avouer et de se repentir, l’inexorable vengeur de la justice éternelle demande, jusque sur la charrette, une confession au malheureux qu’on mène à l’échafaud. Otez ce que l’expression a de trop violent, et ce singulier goût pour les expiations sanglantes, il n’y a plus là que de la sévérité chrétienne, et l’enseignement en est meilleur que de vaines invectives contre les bourreaux.
Croyons-en donc de Maistre : chaque homme a sa part dans les épreuves des sociétés et dans la destinée des gouvernements. Il n’est aucune iniquité individuelle qui ne les affecte grièvement, aucun mauvais exemple qui ne grossisse cette force destructive qui les ébranle ou les renverse. Quiconque a des reproches à se faire, le jour où éclate une révolution, doit s’en regarder comme coupable pour sa portion virile, et accepter le dommage qu’il en reçoit comme un châtiment qu’il a mérité.
Le propre des livres de de Maistre est de nous faire faire des examens de conscience. Il n’en est pas de même des livres de Lamennais. On ne s’interroge pas sur les affirmations violentes dont ils sont pleins ; on ne descend pas en soi-même pour en vérifier la justesse ; on n’en accepte pas la leçon. L’imagination seule s’intéresse au spectacle de tant de talent dépensé à se contredire avec scandale, et à s’ôter toute créance parmi les hommes. La chimère de l’infaillibilité du témoignage humain, comme principe unique de la vérité religieuse, a rejoint la chimère de l’infaillibilité du peuple, comme fondement unique des gouvernements. Rêveries que Lamennais eût désavouées tout le premier, si les événements lui avaient mis dans la main le pouvoir de réaliser la première par le rétablissement de l’inquisition, la seconde par le règne de la démagogie. Les idées de de Maistre sur la papauté ont, à l’heure même où j’écris, l’éclatante fortune de faire réfléchir bien des esprits et de remuer bien des consciences, et sa théorie des révolutions, considérées comme des expiations publiques, où ceux qui tuent n’innocentent pas ceux qui sont tués, est une leçon qui n’est pas près de perdre de son à-propos. Les écrits de Lamennais nous renvoient éblouis et contristés ; Joseph de Maistre, après une première et vive résistance, nous laisse pour toujours avertis et fortifiés.
Tous les deux sont violents : de Maistre, à la façon des violents de l’Évangile, dont il est dit qu’ils emportent le royaume de Dieu ; Lamennais, à la façon de ces esprits sans mesure qui, après avoir accablé tout le monde de leurs affirmations, n’en trouvent pas une, au moment suprême, qui leur dise où ils vont et qui les aide à mourir. Mais parce qu’ils ont été violents tous les deux, ils ne prendront pas place parmi les grands écrivains et les grands esprits, avec cette différence que de Maistre paraîtra toujours plus près d’être un grand esprit, et Lamennais un grand écrivain.
§ II. La poésie dans la première moitié du dix-neuvième siècle. §
On donnerait trop d’avantages aux poètes de notre temps en les comparant à ceux du dix-huitième siècle, André Chénier et Voltaire exceptés. Il faut chercher les termes de comparaison jusque dans le dix-septième siècle. S’il n’y a pas eu progrès de la poésie française dans les genres où ce siècle a atteint la perfection, il y a eu développement du fonds poétique et enrichissement de la langue des vers, par l’invention ou par des reprises intelligentes du passé.
L’art d’écrire en vers s’est renouvelé ; la rime s’est enrichie, comme on le voulait au dix-septième siècle, par la richesse du sens ; la phrase poétique a repris son ancienne liberté ; le mot propre a été substitué à la périphrase, et le poète est allé le prendre hors de cette élite jalouse de mots auxquels un goût de cour, timide et circonspect comme l’étiquette, avait reconnu exclusivement la qualité de noble.
Mais ce renouvellement de l’art d’écrire en vers n’aurait que la valeur d’un travail ingénieux sur les mots, si la poésie elle-même ne s’était renouvelée.
Au dix-septième siècle, le poète prête son âme à des personnages imaginaires, et ne découvre de son fonds que ce qui lui est commun avec tous les hommes. La personne est si bien cachée derrière l’auteur, que si la vie de nos grands poètes n’avait eu des témoins, ou s’il n’était resté d’eux quelques lettres où ils se sont montrés sans le vouloir, à grand’peine pourrait-on, par la conjecture, s’en faire des images nettes d’après leurs ouvrages. Ces ouvrages eux-mêmes ont été composés selon des poétiques auxquelles les auteurs s’étaient comme ajustés, par la conformité de leur tour d’esprit avec le genre choisi par eux. Rester sévèrement renfermé dans les limites et les caractères du genre, c’était là le goût. Il semble qu’ils se soient plus étudiés à trouver les sentiments des autres qu’à exprimer les leurs. On reconnaît aussi, dans leurs œuvres, un dessein d’enseignement et la pensée d’une sorte de devoir public à remplir ; et ce n’est pas la moins éminente de leurs qualités que, travaillant pour l’éducation de l’esprit humain, aucun d’eux ne sente son docteur.
Au dix-neuvième siècle, les plus belles poésies ne sont plus des peintures de l’homme dans des cadres appelés genres. Il n’y a qu’un genre, sous divers titres particuliers ; c’est le genre lyrique. Le poète parle en son nom de tout ce qui l’a touché, peines, plaisirs, espérances, regrets, impressions des grands événements et des beautés de la nature, amour, enthousiasme, tentations du doute, rêveries, désenchantements, tout ce qui a passé par l’âme de René, René, le type de la poésie personnelle, l’aîné de cette noble famille qui le continue, non par imitation, mais parce que sa mélancolie est l’état des âmes d’élite au dix-neuvième siècle.
N’allons pas croire pourtant que tout, dans la poésie personnelle, soit l’expression vraie de la personne, ni que tout ce qui est écrit ait été senti. Plus d’une pièce nous donne, au lieu du poète lui-même, l’image flatteuse qu’il veut nous laisser de lui. C’est le piège de la poésie personnelle ; mais là où le portrait reproduit fidèlement l’original, l’art n’a pas de beautés plus pénétrantes.
Parmi les poètes qui s’y sont illustrés de notre temps, il en est trois qui, de l’aveu même de leurs émules, ont représenté avec le plus d’éclat la poésie personnelle.
Dans le premier132, elle s’épanche en des vers d’une harmonie que Racine même n’a pas connue. Cuvier comparait ces vers, apparus pour la première fois vers 1820, à un chant qu’entendrait tout à coup un promeneur solitaire et qui répondrait à ses secrets sentiments. L’image est aussi juste qu’aimable. Chant est le mot qui convient à ces choses à la fois si profondes et si légères133. Il y a en effet les paroles, expression des pensées, et un musicien invisible qui les accompagne avec un instrument sans nom, plus riche, plus doux et plus mélodieux que le plus parfait qui ait été fabriqué de main d’homme.
Nous y reconnaissons nos sentiments, comme en un rêve où nous n’avons qu’à demi conscience de nous-mêmes, et où nous goûtons la vie sans en sentir le poids. Dans cette poésie délicieuse, on reste sur le seuil de beaucoup de choses ; rien ne va jusqu’à la pensée poignante. Les plus tristes n’affectent l’âme que comme une douleur qui a perdu son aiguillon. La tristesse elle-même est caressante, et les larmes que répand le poète glissent sur la joue sans la brûler. Les mots sont à l’unisson des choses. En lisant ces vers, on ne s’avise plus d’accuser notre langue de dureté. Tous les angles s’émoussent ; les syllabes les plus rudes se polissent en se touchant, et, de ces mots si rebelles aux mains les plus habiles, se forme une langue musicale comme celles de l’antiquité. La lyre, la harpe éolienne, dont les cordes effleurées, par les souffles du ciel, rendaient des sons harmonieux, ne sont plus des symboles ; tout ce qui s’est dit au figuré de l’art du poète est vrai au propre du poète dont je parle.
Le second a rendu sa pensée visible par un talent non moins nouveau dans l’histoire de notre poésie. Si tout est chant dans le premier, dans celui-ci tout est forme et couleur. La pensée ne s’y joue pas autour du cœur ; elle veut y entrer de force, et il semble qu’elle y entre par les sens. Le monde moral et le monde physique se confondent ; les sentiments sont des sensations ; les idées ont des contours ; l’abstrait prend un corps, et l’invisible même veut qu’on le voie.
Comme Léonard de Vinci, qui regardait tout pour tout dessiner, jusqu’aux rides des vieilles murailles, où il trouvait des airs de tête, des figures étranges, des confusions de bataille, des habillements capricieux, le poète coloriste a tout regardé pour tout peindre. Par la puissance du même don, tout ce qu’il voit le regarde à son tour. Toute chose lui est comme un de ces portraits de maître qui, dans les musées, semblent suivre de l’œil les visiteurs, il n’y a pas dans la nature, telle qu’il la sent, d’objets inanimés ; tout a vie, et le sait ; il n’y a pas d’aspects, mais des visages. C’est la pensée de Pascal retournée : l’univers connaît l’homme, et s’il écrasait l’homme, il saurait qu’il l’écrase.
Cette poésie prodigieuse a fait peur presque autant qu’elle a été admirée. On craint que, devant ces innombrables yeux ouverts sur sa vie, l’homme, regardé de tous côtés et connu de la nature, ne finisse par moins estimer le privilège de la pensée qui cesse d’être un mystère entre Dieu et lui.
Il se mêlera toujours des scrupules à l’admiration pour le grand poète coloriste. Le goût français fera aussi des réserves sur ses défauts. Rayons et Ombres, ce titre d’un de ses recueils, sera sa devise, si on l’entend non seulement de ces alternatives de tristesse et de joie, de doute et de croyance, d’espoirs et de découragements, qui de l’âme du poète se communiquent à la nôtre, mais de ses beautés qui resplendissent comme des rayons, et de ses défauts qui pèsent sur l’esprit comme des ombres134.
Si j’ai une secrète préférence pour le dernier de ces trois poètes, et le plus jeune, que nous avons vu mourir, Alfred de Musset, tout ce livre en dit les motifs. Alfred de Musset, aussi original que ses deux aînés, est plus dans la tradition classique, qui est l’originalité même de la France. Il procède de La Fontaine, voire de Boileau, quoique en des jours d’insurrection capricieuse il ait regimbé contre sa discipline. Le fond de son talent est la raison. Son imagination lui obéit. Il sent tout ce qu’il dit, et, le sentiment épuisé, il ne le prolonge pas par le développement de rhétorique ; il passe à autre chose, comme La Fontaine. Il hait la thèse.
Sa langue, quoique bien à lui, se tient tout près de celle de ses grands devanciers. Les images, comme chez ceux-ci, y sont rares et justes ; le descriptif n’y a rien de l’inventaire ; il est de sentiment, comme tout le reste. Cette poésie ne fait pas d’efforts pour s’éloigner de la prose ; elle sait qu’il n’y a rien de plus charmant que la prose française, et que le mieux qu’elle puisse faire, c’est de ressembler à sa sœur en gardant sa physionomie. Elle est élevée sans prêcher, rêveuse sans se perdre dans le vague ; elle plaisante sans grimace ; elle raille sans déchirer.
Un mot en dira plus que tout ce détail : tout y vient du cœur, même l’esprit, qui chez tant d’autres vient de la tête ; à plus forte raison la passion, si éloquente et si simple, dans les vers d’Alfred de Musset. Nous n’avons pas de poète chez qui l’amour soit plus pur de galanterie comme d’exagération romanesque, soit plus l’amour, pour tout dire. Par ce trait il ressemble à André Chénier, qui l’annonce. Vrais frères, et noms de vrais poètes, aussi imposants qu’aimables, on se plaît à les associer dans les regrets qu’on donne à leur mort prématurée et à leur œuvre interrompue, en pleurant l’un et en plaignant l’autre.
Dans le recueil des chansons de Béranger, nos enfants ne liront pas celles que nous avons le plus chantées, parce que nous les chantions sous l’influence des mêmes préventions qui les lui avaient inspirées. En revanche, ils liront et goûteront plus d’une pièce que nous n’avons point chantée, où la poésie politique fait place à la poésie personnelle, où de belles strophes parlent à l’homme de tous les temps de la vie de tous les jours, à la France de sa gloire militaire et du grand homme qui lui en a le plus donné.
Une première idée fausse a gâté dans Alfred de Vigny un vrai naturel de poète. Cette idée, c’est que l’isolement est la condition du génie, et que la poésie doit se voiler aux regards vulgaires. De là, dans ses œuvres, distinguées plutôt que de premier ordre, la délicatesse tournant à la manière, la finesse à l’énigme ; de là un poète qui, pour se dérober aux yeux des profanes, s’enveloppe d’ombres, et finit par se perdre de vue lui-même. Mais de Vigny avait le don si rare des beaux vers, et telle est l’excellence de la beauté poétique, que là où elle brille il y a vie et durée. On ne connaîtrait ni toute la hauteur, ni certaines grâces exquises de l’art des vers au dix-neuvième siècle, si l’on n’avait pas lu Moïse, Éloa, et surtout la Colère de Samson, où, dans un cadre plus restreint, les beautés pressées laissent à peine voir quelques légères taches voulues ou non évitées.
Écho discret des enthousiasmes passagers de la jeunesse d’avant 1830, inventeur timide d’un art de transaction entre la grande tradition classique et la nouvelle école, Casimir Delavigne est plutôt un talent imposant qu’un vrai poète. Chez lui tout est combinaison, habileté, travail ingénieux ; il lui manque « la veine riche », sans laquelle, au dire d’Horace, qui s’y connaissait, le travail ne peut rien135. Je ne vois ses poésies ni dans les mains des jeunes gens, qui sont tout aux nouveautés retentissantes, ni dans les mains des pères, qui relisent les œuvres durables. Une seule chose est de source dans Casimir Delavigne, c’est l’esprit ; et cet esprit, joint à un rare talent de versification et au don de l’élégance, lui a fait faire le meilleur de ses ouvrages, celui qui lui appartient le plus en propre, l’École des Vieillards.
Sous le titre menaçant d’Iambes, d’admirables odes, sorties d’un cœur passionné pour l’honnête, éclataient en même temps que la Révolution de 1830, et en dominaient un moment le tumulte, comme le clairon domine tous les bruits de la bataille. On se détourna du spectacle des événements, pour entendre cette explosion de colère d’un pacifique. Les ïambes ont jeté sur les hommes et les choses de cette époque une lumière sombre, qui ne s’éteindra jamais.
Après quelque hésitation entre la peinture et la poésie, qui tout d’abord l’avaient attiré en même temps, Théophile Gautier choisit la poésie comme offrant plus de ressources à son talent, le plus plastique qui ait paru dans l’histoire de notre littérature. Sa plume dessine, peint, grave, cisèle. Le titre d’Émaux et Camées, que porte un de ses recueils, caractérise et loue tout à la fois l’ensemble de ses œuvres poétiques. Ce que le poète, dans ces prouesses d’art pur, laisse échapper de sentiments délicats et d’aperçus fins sur la vie morale, fait regretter qu’il n’ait pas eu plus souvent besoin de tourner du dehors au dedans un œil qui voit si bien, et qu’il ait semblé parfois se servir de l’art, comme les Orientaux de l’opium, pour se dérober aux souffrances de la pensée.
C’est, au contraire, de ces viriles souffrances que s’est inspiré, dans ses œuvres récentes, un poète de plus haut vol, disciple original de Lamartine, et successeur brillant d’Alfred de Vigny. Le sentiment de la nature, l’amour de l’humanité idéale, la méditation chrétienne, l’adoration de l’art, tel est le fond de ses premiers ouvrages. Les beaux vers y abondent, mêlés à des imitations d’école, qui faisaient penser à d’autres maîtres, et désirer que le poète s’en affranchît. D’accord avec son progrès intérieur, une critique amie lui conseillait de faire plus de place aux figures dans ses paysages, de mettre l’homme au premier plan et l’arbre au second, de dégager de ses mystiques aspirations sa pensée et ses sentiments. Il était prêt ; il a renouvelé son talent, et ses dernières poésies, vivantes et passionnées, et que remplit l’humain, ont achevé sa célébrité brillamment commencée par les œuvres de sa première manière.
Un talent naturel, un art ingénieux, un sujet neuf, et des beautés neuves, ont fait goûter, vers 1835, un recueil de poésies sur les hommes et les choses de la mer. Né sur les rives de la Méditerranée, l’auteur a vu et entendu à son tour ce que, jusqu’à la fin des temps, l’imagination des poètes verra dans les flots aux mille aspects de la mer, entendra dans les mille murmures de sa voix. Lui aussi a senti, comme Pierre Lebrun136,
Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour.
Cet amour il l’a épanché en une suite de petites pièces où sont décrits tous les spectacles de la mer, où est exprimé tout ce qu’il y a de poésie ingénue dans les cœurs vaillants qui ont fait amitié avec elle.
Ce poète a un autre amour encore. Il aime les petits, non pour en faire les grands dans un état social imaginaire, mais pour les avoir vus de près, dévoués et contents, remplissant, à la place où Dieu les a mis, le beau rôle qui leur a été donné de soutiens, de défenseurs, de nourriciers des sociétés humaines. Le laboureur dans son sillon, le vendangeur dans sa vigne, le marin sur l’Océan, le soldat devant l’ennemi, paraissent tour à tour, en des cadres appropriés aux portraits, non avec des perfections romanesques, mais avec les mœurs simples et fortes que fait le travail, et que transmettent les pères aux enfants, dans les familles encore nombreuses, grâce à Dieu, qui sont comme le sel de la terre française.
Le poète aimable et souriant à qui nous devons les Poèmes de la mer et La flûte et le tambour, a donné un exemple dont on trouvera tout simple que je le loue. En un temps où l’on a si fort exalté les écrits de premier jet, et dénoncé le travail comme l’ennemi de l’inspiration, il s’est imposé, sur la foi d’Horace, « le travail et la lenteur de la lime », sur la foi de Boileau, le
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
il a cru avec Voltaire que « qui ne sait pas se corriger ne sait pas écrire », et il a retravaillé ses poésies avant de les donner à lire dans une dernière édition. Ce qu’il a gagné à cette sévérité envers lui-même, ce ne sont pas seulement quelques vers redressés par l’enclume, c’est l’inspiration vraie retrouvée sous ce qui n’en était que l’apparence ; c’est, en plus d’une pièce, au lieu des « trompeuses amorces » de la poésie, la poésie elle-même se révélant tout entière, sur le tard, à un cœur où s’est conservée la sensibilité première, à un esprit mûr qui a gardé la jeunesse.
§ III. L’histoire dans la première moitié du dix-neuvième siècle. §
Si la politique est venue ajouter aux causes générales d’erreur sur les écrivains contemporains les illusions de l’esprit de parti, en revanche elle a apporté dans l’histoire, avec de nouvelles lumières sur le passé, de nouvelles beautés littéraires. Le progrès dont ce grand art est redevable à la politique, c’est la politique elle-même se faisant sa place dans l’histoire, et expliquant son œuvre dans la conduite des sociétés humaines.
Assistée de cette science nouvelle, l’histoire nous enseigne par quel travail se forme et se développe une société politique ; comment elle se maintient ; par quelles causes se détruit l’édifice, édifice si beau, même aux époques où l’architecture en est le plus défectueuse ; comment de ces destructions, qui ne sont que des transformations, sort un édifice nouveau ; dans quelles proportions le vieux s’y mêle au neuf ; quels sont, dans les crises violentes qu’on appelle les révolutions, les intérêts en lutte, les passions aux prises, les vérités en travail, les pertes où les conquêtes de la civilisation. Voilà les faits, de nature si diverse, que nous avons vus analysés et décrits avec une précision supérieure, parmi d’attachants récits, dans des ouvrages dont la civilisation moderne et la révolution d’Angleterre ont fourni les sujets.
Le caractère philosophique de ces livres, la morale tirée des événements, la profondeur et la gravité des maximes ; des vues supérieures et des leçons éloquentes sur la part de chacun dans la bonne et la mauvaise fortune des sociétés ; plus de penchant pour le principe d’autorité que pour le principe de liberté, dans une conviction égale de la nécessité des deux choses pour la bonne conduite et pour la gloire des sociétés humaines : toutes ces qualités indiquent que les nobles habitudes de l’enseignement public ont passé par là. On ne se sent pas seulement intéressé et éclairé : on est conduit137.
D’autres habitudes d’esprit, un autre génie développé par les luttes de la tribune et les improvisations de la presse, ont inspiré un genre d’histoire qu’on pourrait appeler l’histoire des affaires. La pratique du gouvernement de discussion en a fait naître le goût dans notre pays. Paix, guerres, expéditions, négociations, finances, administration intérieure, toutes ces choses par lesquelles la vie de chacun de nous est plus ou moins touchée, nous voulons en être instruits à fond. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a contenté ce besoin de notre temps, avec un assentiment extraordinaire des bons juges et de la foule. Si quelques esprits restés fidèles à l’ancien type historique, et justement préoccupés de précision, de choix sévère entre le nécessaire et le superflu, de beauté soutenue du langage, ont pu croire par moments qu’ils lisaient moins une histoire qu’un vaste et éloquent rapport, ils sont d’accord avec les bons juges et la foule pour admirer cette facilité, cette lumière universelle qui, de l’esprit de l’écrivain, se répand sur tous les sujets qu’il traite, cette pénétration qu’aucune difficulté ne met en défaut, cette éloquence qui, même où elle surabonde, ne sent jamais l’amplification, cette veine de français des meilleurs temps de la langue, qui court à travers les négligences et les locutions vieillissantes de la langue politique138.
Raconter, peindre, c’est tout le génie d’Augustin Thierry. Il a l’imagination, par laquelle l’historien se fait le témoin de la vie des aïeux, la sensibilité par laquelle il prend sa part de leurs joies et de leurs peines, le style qui seul préserve les ouvrages d’histoire de la fortune passagère des romans.
Même dans les parties de son œuvre où la critique historique conteste si justement sa théorie sur les luttes des races, ce style soutient les pages contestées. Il vit par toutes les vérités particulières qui le nourrissent et l’animent, et surtout par la candeur, par l’accent de sincérité d’un écrivain qui, entre autres nobles exemples, a donné celui d’avouer ses erreurs et de les effacer.
Dans l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, un critique si éminent a signalé un genre d’injustice d’ailleurs si rare, qu’il y a du mérite à en encourir le reproche, la partialité pour les vaincus. Il a dit spirituellement de l’historien, trop Saxon contre les Normands, qu’il avait retourné le mot de Brennus, et remplacé le væ victis par le vœ victoribus139.
Les Récits des temps mérovingiens, ouvrage si neuf et si dramatique, trahit, dans l’auteur, le penchant à croire que tout contemporain du passé est nécessairement un témoin fidèle, que tout ce qui est en vieux langage est naïf, que tout ce qui est authentique est vrai. Peut-être la critique aurait-elle noté encore, en ses derniers écrits, une mise en œuvre disproportionnée, par moments, à l’importance des faits, si elle avait pu oublier que, réduit par la cécité à chercher par les mains et à voir par les yeux d’autrui, Augustin Thierry s’attachait avec une sorte de passion inquiète à ces faits rendus trop précieux par leur rareté même, et qu’il les agrandissait ou les embellissait à force d’y penser uniquement, dans ce travail où l’histoire finit par se confondre avec une composition poétique.
Nous avons vu l’histoire sous d’autres formes également goûtées, tantôt comme une ingénieuse et facile reproduction des chroniques140, tantôt comme une discussion approfondie et sévère des témoignages, où le récit n’est qu’un exposé lumineux des preuves ; tantôt avec les grâces d’un poème et les infidélités d’un roman141. Nous l’avons vue aussi parmi les choses les plus voyantes et les plus bruyantes, moitié rêve, moitié chant lyrique, idéalisant les multitudes, et cherchant les grands hommes dans les propos de leurs valets, tombant des hauteurs du symbole dans l’anecdote, mais éloquente, vivante, dans une langue dont les emportements mêmes sont savants et qui est travaillée jusqu’au souci du rythme. On cherche quel nom donner à cette histoire, et si c’est de l’histoire ; on le cherchera encore après nous, et ce sera une sorte de gloire à laquelle contribueront les gens de goût, même en y résistant142.
Il a paru, en ces derniers temps, une œuvre historique qui a jeté un grand lustre sur notre littérature et sur notre pays. Elle est tout entière prise aux sources. Rien n’y est de seconde main ; rien non plus n’y est de trop. On peut dire de l’historien de Jules César ce que Cicéron a dit de César écrivain : il a ôté l’envie de refaire ce qu’il a fait. Ce livre, où toutes les sciences dont s’aide l’histoire pour élucider les questions, philologie, archéologie, topographie, tactique, ont apporté leurs preuves, est en même temps une œuvre d’art par les qualités du récit, par la peinture des hommes et des choses, par l’intérêt dramatique, par le style. Prévenu, comme je le suis, pour les modèles sévères, on trouvera tout simple que j’aie goûté surtout, pour l’autorité qu’en reçoivent mes doctrines, la simplicité nerveuse de ce style, une absence de recherche qui est moins d’un écrivain qui la dédaigne que d’un penseur qui l’ignore, une langue où les images ne sont que le dernier degré de la propriété et de la justesse.
Vu du côté de la politique, ce livre est plein d’utiles leçons pour les gouvernements qui veulent durer. Il leur apprend, par le détail approfondi et le tableau expressif des fautes qui minaient le gouvernement aristocratique à Rome, qu’il faut ne pas s’entêter ni s’opiniâtrer ; savoir ne garder du passé que ce qui en est vivant, et rompre avec ce qui en est caduc ; apercevoir de loin à l’horizon les intérêts nouveaux, et, le moment venu, leur faire leur juste part ; se convaincre enfin qu’au milieu des idées qui changent, des mœurs qui se renouvellent, des souffrances et des espérances qui travaillent les sociétés humaines, un gouvernement est tenu de ne pas vieillir.
Chose remarquable, cette histoire, qui semble une apologie du dictateur César, est peut-être le livre qui indique avec le plus de sincérité et de précision ce qu’il eût fallu faire pour échapper à sa dictature, pour renfermer sa grandeur menaçante dans le cercle légal de la constitution de son pays. S’il s’y trouve des paroles d’admiration passionnée pour les hommes, grands entre tous, auxquels la Providence confère la tutelle des sociétés que leurs fautes et celles de leurs gouvernements ont menées aux abîmes, toute la partie politique du livre n’est qu’un long enseignement des moyens de ne pas rendre cette tutelle nécessaire. Ni révolution, ni dictature, mais l’étude continuelle et la pratique résolue du vrai progrès, parmi les impatiences qu’excite et les séductions qu’exerce le faux progrès : tel est l’esprit de ce bel ouvrage, et c’est par là qu’il prend une des premières places à côté de ce qui s’est écrit de durable sur les choses romaines, pour l’enseignement du monde moderne.
§ IV. La critique littéraire. — La critique appliquée aux beaux-arts. — La critique philosophique. §
Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a eu de notre temps quatre sortes de critique littéraire. La première est comme une partie nouvelle et essentielle de l’histoire générale. Les révolutions de l’esprit, les changements du goût, les chefs-d’œuvre en sont les événements ; les écrivains en sont les héros. On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société ; on y prouve que la science des lettres n’est pas la moins relevée des sciences morales143.
La seconde sorte de critique est à la première ce que les mémoires sont à l’histoire. Elle s’occupe plus de la chronique des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Pour elle tout auteur est un type, et aucun type n’est méprisable. Aussi ne donne-t-elle pas de rangs ; elle se plaît aux talents aussi divers que les visages. Elle est moins touchée des lois générales de l’esprit que de ses diversités individuelles. Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s’éloigne le plus de l’enseignement et qui a l’allure la plus libre. La pénétration qui ne craint pas d’être subtile, la sensibilité, la raison, pourvu qu’elle ne sente pas l’école, le caprice même à l’occasion, le fin du détail, l’image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qualités éminentes. En lisant les Causeries de Sainte-Beuve on pense à Plutarque et à Bayle, et on les retrouve, avec le trait poétique qui leur manque.
La troisième sorte de critique choisit, parmi tous les objets d’étude qu’offrent les lettres, une question qu’elle traite à fond, en prenant grand soin de n’en avoir pas l’air. S’agit-il, par exemple, de l’usage des passions dans le drame, elle recueille dans les auteurs dramatiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux dont ils ont peint une passion ; elle compare les morceaux, non pour donner des rangs, mais pour faire profiter de ces rapprochements la vérité et le goût ; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de comparaison et de critique elle fait ressortir quelque vérité de l’ordre moral. C’est là son objet : tirer des lettres un enseignement pratique, songer moins à conduire l’esprit que le cœur, prendre plus de souci de la morale que de l’esthétique. C’est de la littérature comparée qui conclut par de la morale144.
J’éprouve quelque embarras à définir la quatrième sorte de critique. Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût, d’être une science exacte, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire. Elle s’est fait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal. Elle note ce qui s’en rapproche : voilà le bon ; ce qui s’en éloigne : voilà le mauvais. Si son objet est élevé, si elle ne fait tort ni à l’esprit humain, qu’elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu’elle veut montrer toujours semblable à lui-même, ni à notre langue, qu’elle défend contre les caprices de la mode, il faut avouer qu’elle se prive des grâces que donnent aux trois premières sortes de critique la diversité, la liberté, l’histoire mêlée aux lettres, la beauté des tableaux, la vie des portraits, les rapprochements de la littérature comparée. J’ai peut-être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre ; j’en ai plus encore pour le trouver difficile et périlleux.
Il y a une autre sorte de critique qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres, qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains. S’il n’avait pas suffi, pour l’inventer, de la justesse d’esprit et de la candeur d’âme dans un homme de bien, je dirais de l’écrivain qui s’y est fait de nos jours une aimable célébrité, qu’il en a pris le modèle à Fénelon et à Rollin.
La critique est la faculté générale et dominante du dix-neuvième siècle. Elle a attiré à elle et gardé pour elle des talents qui avaient donné des gages éclatants à la poésie, au théâtre, au roman. Elle est l’âme de tous les ouvrages ; elle est mêlée à tous les genres.
Appliquée à l’histoire des beaux-arts et au jugement des chefs-d’œuvre, elle a, dans des Études sur l’art à toutes les époques, esquissé l’histoire des grandes écoles et mis en lumière des vérités qui apprennent à bien voir et à bien juger. La plus étendue et la plus intéressante de ces Études a appelé sur l’œuvre du plus doux et du plus expressif de nos peintres, Eustache Lesueur, un retour de célébrité auquel est associé désormais le nom de son historien145.
Nous avons, vers la fin du premier tiers de ce siècle, admiré comme auditeurs, et nous admirons aujourd’hui comme lecteurs, une brillante application de la critique à l’histoire de la philosophie. C’étaient de belles fêtes pour l’esprit que ces leçons où l’exposition la plus lucide mettait sous nos yeux les quatre systèmes élémentaires nés des premières réflexions de l’homme sur lui-même, sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme ; où la dialectique la plus pénétrante démêlait le vrai d’avec le faux dans chaque système, et combattait les erreurs de l’un par les vérités de l’autre ; où l’éloquence, inspirée du seul intérêt de ces hautes matières, nous rendait quelque chose de l’ampleur de Descartes et de l’éclat de Malebranche ; où, charmés et persuadés, nous sentions notre nature morale s’élever et s’améliorer par les mêmes plaisirs d’esprit qui formaient notre goût.
Ces leçons, devenues des livres, ont gardé dans leurs parties les plus solides les qualités du style durable ; et, dans tout ce qui n’est que brillant, elles en ont encore le grand air. Peut-être eût-on désiré pour une si belle plume une fortune plus haute que l’histoire ou la critique des systèmes ; peut-être un nouvel effort supérieur d’invention et de démonstration, pour nous faire monter quelques échelons de plus vers l’inaccessible, eût-il plus servi la philosophie que les modestes affirmations de l’éclectisme. En tout cas, ce regret ne fait pas tort à l’homme illustre qui nous avait donné tant d’ambition pour lui146, et il ne nous rend pas indifférents à ce qui fut, il y a quarante ans, comme un souffle puissant de spiritualisme, qui purifia notre atmosphère intellectuelle des grossières vapeurs que le sensualisme du dix-huitième siècle y avait répandues.
Est-il vrai que plus d’un auditeur de la Sorbonne, sous le charme de tant de belles paroles sur Dieu, l’homme, le monde et leurs rapports, s’achemina vers Notre-Dame plus qu’à demi conquis aux vérités religieuses, qu’enseignaient, du haut de la chaire chrétienne, des prédicateurs plus loin des voies des grands sermonnaires que le philosophe ne l’était des voies de Descartes ? Ces auditeurs étaient-ils des gens touchés, allant du Dieu de l’éclectisme au Dieu de l’Evangile, ou des Athéniens courant d’une tribune à une autre tribune, du plaisir de la parole au plaisir de la parole ? En tout cas, la Sorbonne était digne de recruter pour Notre-Dame, et si on lui en donne la louange, c’est un honneur que ne refuserait pas la philosophie la plus jalouse de rester distincte de la religion.
§ V. Le théâtre et le roman au dix-neuvième siècle. — Dernière impression. §
Parmi tous les ouvrages d’esprit, il n’en est pas où les contemporains soient plus sujets à se tromper que les pièces de théâtre ou les romans.
Je m’effraye des vicissitudes de fortune que subissent les pièces de théâtre. Le nombre des auteurs qui ont écrit pour la scène, au dix-huitième siècle, et dont la plupart s’y sont fait applaudir, est tout près de passer cent. Les pièces jouées et applaudies sont innombrables. Je compte sur mes doigts celles qui se jouent aujourd’hui ; encore y faut-il un acteur, né tout exprès, un retour du goût passager qui les a fait réussir, une pénurie momentanée de pièces nouvelles. Il est jusqu’à trois ou quatre comédies de Beaumarchais et de Marivaux qui se jouent et se lisent. Dans une histoire des ouvrages durables, je n’ai pas trouvé à nommer Sedaine. Nous sommes reconnaissants envers les écrivains qui ont éclairé et instruit nos pères, nous oublions ceux qui les ont amusés. Ce qui défraye les pièces de théâtre, c’est le travers du jour, c’est le tour d’esprit du jour, c’est le langage du jour. Une mode vient-elle à tourner les esprits d’un autre côté, tout ce bruit cesse, et voilà de la pâture pour les rares curieux des livres qui ne se lisent plus.
La tragédie est plus tôt négligée et plus vite oubliée que la comédie. On parle des auteurs de comédies comme d’agréables esprits qui ont fait passer de bons moments à leurs contemporains ; on parle des auteurs de tragédies comme d’esprits fourvoyés qui ont eu le travers de viser au génie. L’oubli pour une tragédie a presque l’air d’une punition.
Le genre si français de la comédie légère s’est personnifié dans un homme d’un charmant esprit, Scribe, qui, dans la fécondité du théâtre contemporain, a été à lui seul aussi fécond que tous. Je ne dirai de lui qu’une chose : c’est que je voudrais ne pas craindre pour Scribe la fortune de Sedaine.
Les pièces en prose sont plus fragiles que les pièces en vers, parce que la langue en est plus semblable à celle que la conversation use et renouvelle si rapidement dans notre pays. Les pièces en vers, pourvu qu’il n’y manque pas un poète, ont plus de chance de durée, parce qu’il y a là un travail supérieur qui élève l’écrivain au-dessus du temps présent, qui l’excite à chercher dans le rôle le caractère, dans le personnage le type, qui le préoccupe d’idéal, qui le met en commerce avec les maîtres de l’art et le fait penser à la gloire. Il est telle tragédie contemporaine, au tour et au vers cornéliens, telle comédie étincelante d’esprit, de caprice et de style, qui témoigne, avec éclat, de la fécondité de la tradition chez des poètes bien doués, qui ont lu les modèles pour s’éclairer sur leur propre fonds, et pour apprendre d’eux à faire bien sans faire comme eux.
C’est l’étude passionnée de ces modèles, mêlés et comme identifiés à sa nature, qui inspirait à Ponsard, dans des pièces inégales, les belles scènes où il tire des beautés nouvelles du même cœur humain que Corneille et Molière ont fait parler, et où sa langue, hardie avec goût, neuve sans néologismes, est plutôt un heureux accroissement qu’un écho de la leur.
Si je suis effrayé pour les œuvres du théâtre, combien ne le suis-je pas plus pour les romans ! Tout y vient du temps, et ce qu’une mode y fait lire avec délices, une autre mode en dégoûte. La fortune la plus semblable à celle des costumes, c’est la fortune des romans.
Cependant quelques noms destinés à durer dominent la foule brillante de nos romanciers.
Je craindrais moins les retours du goût pour les bons romans de Balzac si les mœurs en étaient moins anecdotiques et la langue plus naturelle. Dans sa trop vaste galerie, parmi une multitude d’ébauches excessives, mais vivantes, il y a deux portraits achevés, ceux du père Grandet et de sa fille, dans le roman durable d’Eugénie Grandet.
Observateur moins profond, Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue. Ses premiers vers avaient annoncé un poète ; ses dernières pièces promettaient un maître de la scène ; il a mieux aimé conter, et le public charmé l’a appelé le plus grand amuseur de son temps. L’éloge n’est pas petit. Peut-être en eût-il mérité un plus enviable, s’il eût fait la différence entre produire beaucoup et travailler. Je cherche, dans la bibliothèque immense sortie de son puissant cerveau, le livre qui durera autant que son nom.
Entre ce producteur effréné et le romancier le plus ménager de son talent, Prosper Mérimée, le contraste est complet. Celui-ci s’est concentré dans quelques œuvres, et bien qu’ayant mis en appétit le public, il a su le rationner. On sait s’il s’en est bien trouvé.
Mérimée n’a pas la vraie sensibilité, mais il n’affecte pas la fausse. La passion lui fait défaut, mais il n’en prend pas le masque. L’imagination, chez lui, n’est pas riche, mais partout où elle doit avoir part à l’œuvre, il la trouve à son commandement. S’il n’a pas les qualités du grand écrivain, je cherche ce qui lui manque de l’excellent. En composant ses romans, il a eu si peur de s’abandonner, de paraître dupe de ses inventions, qu’on se retient en les lisant, et qu’on lui fait la politesse de n’y pas croire plus qu’il n’y croit lui-même. On ne pleure pas, quelque envie qu’on en ait, de peur d’être vu par lui. Le lecteur est à deux de jeu avec l’auteur. C’est ainsi que, pour impression dernière, la moitié de l’œuvre de Mérimée est un peu dans le ton négatif. Mais par cela même cette moitié offre peu de prise à la critique, et dans la seconde moitié, il y a Colomba !
Mérimée a donné à Colomba tout ce dont il avait fait épargne dans ses
autres romans. L’émotion y est sincère. Le goût, sans timidité ni sécheresse, semble un
tact heureux plutôt qu’un fruit de la réflexion. La finesse d’analyse, où excelle
Mérimée, se rapproche plus de la peinture, et la langue, dans sa propriété
irréprochable, a de l’abondance, du coloris et de l’accent. Bref, Colomba
vit, c’est un type, et comme le dit Balzac, dans une boutade de vanité, de ses propres
personnages, « c’est un nouvel être ajouté à l’état civil. »
La beauté poétique, par laquelle toutes les autres beautés de l’art ont leur lustre, donne un rang à part aux romans d’une femme célèbre, à qui, du consentement de tous, parmi les écrivains de ce temps, appartient la première place, Georges Sand.
Peintures de mœurs et de caractères, dialogues, récits, descriptions, tout dans ses livres est revêtu de cette beauté suprême. L’esprit se sent élevé par ces pures créations de l’art, alors même que le bon sens s’étonne de ce qui s’y mêle de critiques spécieuses contre des usages et des croyances que respectent tous les honnêtes gens. On veut croire que cette part d’utopie agressive n’appartient pas à l’auteur. Elle y paraît étrangère, comme le sont, dans sa langue naturelle et simple, certaines expressions tirées du vocabulaire romanesque du jour, que la mémoire inattentive de l’écrivain emprunte à de moins riches que lui.
Les gens de goût ont fait parmi ses œuvres un choix de quelques romans où la beauté morale se joint à la beauté poétique. Des aventures touchantes, les mœurs de la vie des champs, des paysages frais dans quelque coin de notre belle France, des villageois auxquels l’écrivain prête sa langue élégante, non comme Fontenelle a prêté la sienne à ses bergers, pour leur faire parler le beau langage de la ville, mais pour les aider à mieux rendre leurs sentiments ; le style des Confessions, avec plus d’aisance et de grâce ; le pinceau de Bernardin de Saint-Pierre retrouvé, ont rendu certaines pastorales aussi populaires que Paul et Virginie ; et de même que Paul et Virginie a plus fait pour la gloire de Bernardin de Saint-Pierre que ses Études et ses Harmonies, ainsi ces pastorales seront plus comptées à leur illustre auteur que les plus ingénieuses de ses utopies sociales.
Si je ne craignais d’être doublement dans l’illusion, comme contemporain et comme ami, j’oserais prédire à deux conteurs charmants et populaires, aussi heureux dans le roman qu’au théâtre, que leurs œuvres auront des lecteurs en France, tant qu’on y goûtera les délicatesses du sentiment et de la pensée exprimées dans la langue des bons écrivains.
Arrivé au terme de cette trop rapide revue, la gloire de mon temps m’attire vers d’autres côtés, et je me sens pris d’un dernier doute sur le mérite d’un plan qui me force d’omettre tout ce qui n’est pas de pure littérature. Ainsi il faut me taire sur ces écrits d’État, si ce mot m’est permis, bulletins de victoire, notes politiques, discours aux grands corps de l’État, par lesquels la France du dix-neuvième siècle a parlé au monde avec un si grand retentissement. Il faut me taire également sur tant de beaux exemples de l’éloquence politique, telle qu’elle s’est fait entendre du haut de la tribune, plus pratique et plus près des affaires que dans les assemblées de la révolution, moins étroitement nationale que chez nos voisins, élevée, libérale, philosophique, ne séparant jamais la cause de la France de la cause du genre humain.
Enfin, dans les éloges que j’ai donnés aux œuvres purement littéraires, en ai-je dit assez, non pour les auteurs, dont les plus modestes souffrent volontiers qu’on le soit moins qu’eux en parlant de leurs livres, mais pour la vérité ? N’ai-je pas résisté à mon admiration pour le présent, de peur des démentis de l’avenir ? Il faut bien que j’encoure le risque. Si j’ai pu croire, pour les œuvres antérieures au dix-neuvième siècle, que je parlais au nom de beaucoup de gens, pour toutes les œuvres contemporaines je n’ai parlé qu’en mon nom.
On ne m’accusera pas du moins d’avoir estimé médiocrement mon temps. Si l’on inventait pour le dix-septième siècle un titre supérieur à celui de grand, je dirais volontiers que les soixante premières années du dix-neuvième siècle sont plus de la moitié d’un grand siècle. Je pourrais même affirmer que le nom lui en restera, si l’esprit français resserre son union, un moment relâchée, avec les deux antiquités, ses deux immortelles nourrices. C’est la meilleure éducation, même pour l’originalité qui veut s’ouvrir d’autres voies. Là est la force du génie français, et la valeur de chaque esprit sera toujours proportionnée à la part qu’il aura reçue de la nourriture commune147.