Max Nordau

1894

Dégénérescence. Fin de siècle, le mysticisme. L’égotisme, le réalisme, le vingtième siècle

2015
Source : , Max Nordau, Dégénérescence, t. I. Fin de siècle — Le Mysticisme, Paris, Félix Alcan, 1894.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (OCR, stylage et édition TEI).

[Dédicace] §

A Monsieur le Professeur César Lombroso à Turin

Cher et honoré Maître,

Je vous dédie ce livre, pour reconnaître bien haut et avec joie que sans vos travaux il n’aurait jamais pu être écrit.

La notion de la dégénérescence, introduite d’abord par Morel dans la science, développée par vous avec génie, s’est, entre vos mains, déjà montrée extrêmement féconde dans les directions les plus diverses. Vous avez répandu sur de nombreux chapitres obscurs de la psychiatrie, du droit criminel, de la politique et de la sociologie, un véritable flot de lumière que seuls n’ont point perçu ceux qui se bouchent les yeux par entêtement ou qui ont la vue trop obtuse pour tirer profit d’une clarté quelconque.

Mais il est un vaste et important domaine où ni vous ni vos disciples n’avez encore porté jusqu’ici le flambeau de votre méthode : le domaine de l’art et de la littérature.

Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostitués, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais ces derniers présentent les mêmes traits intellectuels — et le plus souvent aussi somatiques — que les membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le surin de l’assassin ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de les satisfaire avec la plume et le pinceau.

Quelques-uns de ces dégénérés de la littérature, de la musique et de la peinture ont, dans ces dernières années, obtenu une vogue extraordinaire, et de nombreux admirateurs les exaltent comme les créateurs d’un art nouveau, les hérauts des siècles à venir.

Ce n’est pas là un phénomène indifférent. Les livres et les œuvres d’art exercent sur les masses une puissante suggestion. C’est en eux qu’une époque puise son idéal de morale et de beauté. S’ils sont absurdes et anti-sociaux, s’exercent une influence troublante et corruptive sur les vues de toute une génération. Celle-ci, notamment la jeunesse impressionnable et facile à l’enthousiasme pour tout ce qui est étrange et semble nouveau, doit donc être avertie et éclairée sur la nature réelle des créations aveuglément admirées. La critique ordinaire ne le fait pas. Une culture exclusivement littéraire-esthétique est aussi la plus mauvaise préparation imaginable pour bien reconnaître le caractère pathologique des œuvres de dégénérés. Le rhéteur qui moud des phrases expose avec plus ou moins d’agrément, de boursouflure ou d’esprit, les impressions subjectives qu’il reçoit des œuvres critiquées, mais il est incapable de juger si ces œuvres sont les produits d’un cerveau malade, et de quelle nature est le trouble d’esprit qui s’y révèle.

Or, j’ai entrepris d’examiner les tendances à la mode

dans l’art et la littérature, le plus possible d’après votre méthode, et de prouver qu’elles ont leur source dans la dégénérescence de leurs auteurs, et que ceux qui les admirent s’enthousiasment pour les manifestations de la folie morale, de l’imbécillité et de la démence plus ou moins caractérisées.

Ainsi, ce livre est un essai de critique réellement scientifique, qui ne juge pas une œuvre d’après les émotions qu’elle éveille, émotions très contingentes, capricieuses et variables selon le tempérament et la disposition d’esprit de chaque lecteur, mais d’après les éléments psychophysiologiques qui lui ont donné naissance ; — et il tente en même temps de combler une lacune qui existe encore dans votre puissant système.

Quant aux conséquences qu’aura pour moi mon initiative, je n’ai pas de doute à leur sujet. Il est aujourd’hui sans danger d’attaquer l’Église, car elle ne dispose plus de bûchers ; il n’y a pas grand péril non plus à écrire contre les gouvernants et les gouvernements, car on risque au pis-aller d’être emprisonné, et l’on a comme compensation la gloriole du martyre. Mais fâcheuse est la destinée de celui qui a l’audace de signaler les modes esthétiques comme des formes de décomposition intellectuelle. L’écrivain ou l’artiste visé ne pardonne jamais qu’on ait reconnu en lui un aliéné ou un charlatan ; la critique à hâblerie subjective est furieuse qu’on lui prouve combien elle est superficielle et incompétente, ou de quelle façon lâche elle nage avec le torrent ; et le public lui-même est irrité qu’on le force à voir qu’il emboîte le pas derrière des fous, des arracheurs de dents et des saltimbanques, comme si c’étaient des prophètes. Or, les graphomanes et leurs gardes du corps critiques dominent une partie de la presse et possèdent en elle l’instrument de torture qui leur permet de tortionner jusqu’à la fin de sa vie, à la mode indienne, le trouble-fête importun.

Mais le danger auquel il s’expose ne peut empêcher un homme de faire ce qu’il a reconnu comme son devoir. Quand on a trouvé une vérité scientifique, on la doit à l’humanité et on n’a pas le droit de la lui refuser. On ne le peut d’ailleurs même pas, pas plus que la femme ne peut volontairement s’empêcher de mettre au jour le fruit mûr de ses entrailles.

Sans prétendre me comparer le moins du monde à vous, qui êtes une des plus superbes apparitions intellectuelles du siècle, j’ose pourtant prendre pour exemple la sérénité souriante avec laquelle vous suivez votre route, sans vous soucier de la méconnaissance, des insultes et de l’inintelligence.

Veuillez, cher et honoré Maître, conserver votre bienveillance à votre reconnaissant et dévoué

Max Nordau.

Livre premier :
Fin de siècle §

I. Crépuscule des peuples §

Le caractère commun de nombreuses manifestations contemporaines, ainsi que la disposition d’esprit fondamentale qui se révèle en celles-ci, se résume dans le terme « fin de siècle ». On sait de longue date que l’expression d’une idée est habituellement empruntée à la langue du peuple qui, le premier, a conçu cette idée. La linguistique au service de l’histoire de la civilisation a de tout temps utilisé cette loi pour obtenir, au moyen de l’origine des radicaux, des renseignements sur la patrie des premières inventions et sur la marche du développement des diverses races humaines. « Fin de siècle » est français, car c’est la France qui, la première, a eu conscience de l’état d’esprit que l’on dénomme ainsi. Le mot a volé à travers les deux mondes et a trouvé accès dans toutes les langues cultivées. C’est la preuve qu’il répondait à un besoin. L’état « fin de siècle » des esprits se rencontre aujourd’hui partout ; mais il n’est, dans beaucoup de cas que l’imitation d’une mode étrangère tenue pour distinguée, et n’a rien d’organique. C’est dans son pays d’origine qu’il se présente de la façon la plus authentique ; et Paris est l’endroit désigné pour l’observer dans ses manifestations variées.

Que le mot en lui-même soit tout à fait niais, c’est ce qu’il est inutile de démontrer. Seul le cerveau d’un enfant ou d’un sauvage a pu concevoir la grossière idée que le siècle est une sorte d’être vivant né à la façon d’un animal ou d’un homme ; qu’il parcourt toutes les phases de l’existence, enfance, jeunesse, âge mûr ; puis vieillit et dépérit peu à peu, pour mourir à l’expiration de la centième année, après avoir subi dans les derniers dix ans toutes les infirmités d´une pitoyable sénilité. Cet anthropomorphisme ou zoomorphisme puéril ne réfléchit même pas que la division arbitraire du Temps, qui s’avance d’un pas éternellement égal, n’est pas la même chez tous les hommes civilisés, et qu’au moment où le dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne ainsi personnifié marche, affirme-t-on, à sa mort dans le plus profond épuisement, le quatorzième siècle du monde mahométan sautille allègement dans les chaussures de ses premières dix années, et le cinquante-septième siècle des juifs, avec sa cinquante-deuxième année, gravit d’un pas sûr le sommet de son développement ? Il naît chaque jour sur notre globe une génération de cent trente mille êtres humains pour laquelle le monde commence ce jour-là, et le nouveau citoyen de l’univers n’est ni plus flétri ni plus frais, qu’il ait surgi à la vie en 1900, au milieu de l’agonie du dix-neuvième siècle, ou en 1901, le jour de la naissance du vingtième. Mais c’est une habitude de l’esprit humain de projeter au dehors ses propres états d’âme. Cette habitude naïvement égoïste explique que les Français attribuent au siècle leur propre sénilité et parlent de « fin de siècle » là où, en bonne justice, ils devraient dire « fin de race1 »

Mais si idiot que puisse être le mot « fin de siècle », l’état d’esprit qu’il est destiné à définir existe en fait dans les groupes dirigeants. La disposition d’âme actuelle est étrangement confuse, faite à la fois d’agitation fiévreuse et de morne découragement, de crainte de l’avenir et de gaieté désespérée qui se résigne. La sensation dominante est celle d’un engloutissement, d’un éteignement. « Fin de siècle » est une confession et en même temps une plainte. L’antique mythe du Nord renfermait le dogme effroyable du Crépuscule des Dieux. De nos jours s’éveille dans les esprits d’élite la sombre inquiétude d’un Crépuscule des Peuples dans lequel tous les soleils et toutes les étoiles s’éteignent peu à peu, et où, au milieu de la nature mourante, les hommes périssent avec toutes leurs institutions et leurs créations.

Ce n’est pas la première fois dans le cours de l’histoire que la terreur de la fin du monde saisit les esprits. A l’approche de l’an mille, un sentiment semblable s’empara des peuples chrétiens. Mais la terreur chiliastique diffère essentiellement des émotions « fin de siècle ». Le désespoir des hommes, au tournant du premier millénaire de l’ère chrétienne, provenait du sentiment de la plénitude et de la joie de la vie. On sentait la sève circuler impétueusement dans tous ses membres ; on avait conscience d’une capacité de jouissance nullement affaiblie ; et l’on trouvait épouvantable de succomber avec l’univers, alors qu’il y avait encore tant de coupes à vider et de lèvres à baiser, et qu’on avait la pleine force de jouir des unes et des autres. Rien de semblable dans l’impression « fin de siècle ». Elle n’a rien de commun non plus avec la saisissante mélancolie crépusculaire d’un Faust, qui, vieillard, passant en revue l’œuvre de sa vie, est fier d’abord de ce qu’il a réalisé ; puis, considérant ce qu’il a laissé inachevé, est saisi du violent désir de le voir terminé, et, réveillé la nuit par l’inquiétude qui l’aiguillonne, sursaute en s’écriant : « Ce que j’ai songé, je veux me hâter de l’accomplir ». La disposition « fin de siècle » est tout autre. Elle est le désespoir impuissant d’un malade chronique qui, au milieu de la nature exubérante et éternelle, se sent peu à peu mourir ; l’envie du débauché âgé et riche qui voit un jeune couple amoureux s’enfoncer dans un bosquet discret ; la confusion d’épuisés et d’impuissants qui, fuyant une peste de Florence, se réfugieraient dans un jardin enchanté pour y vivre un décaméron, et se tortureraient en vain afin d’arracher à l’heure incertaine une ivresse encore. Ceux qui ont lu Une nichée de gentilshommes, de Tourguéneff, se rappellent la fin de cette noble œuvre. Le héros, Lavretzky, revient, au seuil de la vieillesse, dans la maison où, jeune, il a vécu son roman d’amour. Rien n’est changé. Les fleurs embaument dans le jardin, les oiseaux gazouillent joyeusement dans les grands arbres où ils ont déposé leurs nids, des enfants espiègles s’amusent bruyamment sur le frais gazon. Lavretzky seul est devenu vieux et contemple, chagrin et mis à l’écart, le tableau de cette nature qui poursuit gaiement son existence, ne se souciant nullement que la bien-aimée Lise ait disparu et que Lavretzky soit maintenant brisé et fatigué de la vie. La compréhension par Lavretzky que, au milieu de cette nature éternellement jeune, éternellement florissante, lui seul n’a plus de lendemain ; le cri d’agonie d’Alving : « Le soleil ! le soleil ! » dans Les Revenants d’Ibsen, — voilà la véritable disposition « fin de siècle » chez nos contemporains.

Le mot à la mode est empreint de ce vague qui le rend apte à indiquer toutes les choses à demi conscientes, et peu nettes qui s’agitent dans les esprits. De même que les mots « liberté, idéal, progrès », qui paraissent exprimer des notions et sont simplement des sonorités, « fin de siècle », lui aussi, ne dit rien en lui-même et reçoit une signification variable selon le cercle d’idées de ceux qui s’en servent.

Le plus sûr moyen de savoir ce qu’on entend par « fin de siècle » est de passer en revue une série de cas où ce mot a été employé. Ceux que nous allons citer ici sont empruntés aux journaux et aux livres français des deux dernières années2.

Un roi abdique, quitte son pays et s’installe à Paris. Il s’est toutefois réservé certains droits politiques. Un jour il perd au jeu beaucoup d’argent et se trouve fort embarrassé. Alors il passe avec le gouvernement de son pays un contrat aux termes duquel il renonce à jamais, moyennant une somme d’un million de francs, à tous les titres, situations officielles et privilèges qui lui restent encore. Roi « fin de siècle ».

Un évêque est poursuivi judiciairement pour offense au ministre des cultes de son pays. Au cours des débats il fait distribuer aux journalistes, par ses chanoines qui l’accompagnent, sa défense imprimée d’avance à un grand nombre d’exemplaires. A la suite de sa condamnation à une amende, il organise une souscription publique qui lui rapporte plus de dix fois le montant de cette amende. Il publie un volume-réclame renfermant toutes les lettres de félicitations qui lui ont été adressées. Il fait un voyage circulaire dans le pays, se montre dans toutes les cathédrales à la foule curieuse de voir la célébrité du jour, et ne manque pas à cette occasion de faire passer parmi les fidèles la bourse de quête. Évêque « fin de siècle ».

L’assassin Pranzini, après son exécution, est porté à salle d’autopsie. Le chef de la police secrète enlève au cadavre un grand morceau de peau, la fait tanner, puis transformer en porte-cigares et porte-cartes pour lui et quelques amis. Fonctionnaire « fin de siècle ».

Un Américain se marie dans une usine à gaz, puis monte avec sa femme dans un ballon qui les attend, et accomplit son voyage de noces dans les nuages. Mariage « fin de siècle ».

Un attaché d’ambassade chinois publié, sous son nom, des livres spirituels écrits en français. Il négocie avec des banques au sujet d’un gros emprunt de son gouvernement et se fait avancer de fortes sommes sur l’affaire à conclure. Plus tard il se découvre que les livres ont été écrits par son secrétaire français et que l’attaché d’ambassade chinois a mis dedans les banques. Diplomate « fin de siècle ».

Un élève de quatrième passe avec un camarade devant la prison où son père, un riche banquier, a été enfermé plusieurs fois pour banqueroute frauduleuse, détournements et autres crimes fructueux. Il montre le bâtiment à son ami et dit en souriant : « Voici le lycée de papa ». Fils « fin de siècle ».

Deux amies de pension de bonne famille causent ensemble. L’une soupire.

« Qu’as-tu ? demande l’autre.

— Un gros chagrin.

— Lequel ?

— J’aime Raoul, et il m’aime.

— Mais c’est charmant ! Il est beau, jeune, élégant, et c’est cela qui t’afflige ? 

— Oui, mais il n’a rien et n’est rien, et mes parents veulent que j’épouse le baron, qui est obèse, chauve et laid, mais puissamment riche.

— Eh bien ! épouse tranquillement le baron et fais-lui faire la connaissance de Raoul, sotte que tu es ».

Demoiselles « fin de siècle ».

Ces échantillons font comprendre quel sens on attache au mot dans son pays d’origine. Les niais pasticheurs allemands des modes parisiennes, qui emploient « fin de siècle » à peu près exclusivement dans le sens de « grivois » et « obscène », mésusent du mot, dans leur grossière ignorance. C’est ainsi que, une génération auparavant, ils ont, par méconnaissance de sa véritable signification, abaissé l’expression « demi-monde » en lui donnant le sens de « fille de joie », tandis qu’Alexandre Dumas, son créateur, a voulu désigner par ce mot des personnes dans la vie desquelles existe un point noir et qui, pour cette raison, sont exclues du milieu auquel elles appartiennent par la naissance, l’éducation ou la position, mais dont l’attitude ne révèle pas, du moins à celui qui n’est pas au fait de la chose, qu’elles sont rejetées de leur caste.

A première vue, un roi qui vend ses droits de souverain pour un chèque considérable semble avoir peu de ressemblance avec de nouveaux mariés qui font en ballon leur voyage de noces, et le rapport entre un barnum épiscopal et une demoiselle bien élevée qui conseille à son amie un mariage d’argent mitigé par un ami de la maison, n’est pas immédiatement reconnaissable. Et cependant, tous ces cas « fin de siècle » ont un trait commun : le dédain des convenances et de la morale traditionnelles.

Telle est la conception qui gît au fond du mot « fin de siècle » : le détachement pratique de la discipline transmise, qui théoriquement subsiste encore. Pour le débauché, il signifie le vautrement sans frein, le déchaînement de la bête dans l’homme ; pour le froid égoïste, le mépris de tout égard vis-à-vis ses semblables, le renversement de toutes les barrières enfermant la brutale ambition de l’or et l’avidité des plaisirs ; pour le contempteur du monde, l’impudente mise à nu des instincts et mobiles bas, qu’on avait jadis coutume sinon de supprimer vertueusement, du moins de dissimuler hypocritement ; pour le croyant, l’affranchissement du dogme, la négation du monde supra-sensible, l’adoption du plat phénoménisme ; pour le délicat, désireux d’éprouver des vibrations nerveuses esthétiques, la disparition de l’idéal dans l’art et l’impuissance de celui-ci à provoquer encore des sensations à l’aide des anciennes formes ; mais pour tous, la fin d’un ordre de choses qui, pendant une longue suite de siècles, a satisfait la logique, dompté la perversité, et fait mûrir le beau dans tous les arts.

Une période de l’histoire touche manifestement à son terme, et une autre s’annonce. Toutes les traditions sont traversées d’une déchirure, et demain ne semble pas vouloir se rattacher à aujourd’hui ; ce qui existe chancelle et s’écroule, et on le laisse s’affaler parce qu’on en est las et que l’on ne croit pas sa conservation digne d’un effort. Les idées qui jusqu’à présent ont dominé les esprits sont mortes ou expulsées comme des rois détrônés ; des successeurs légitimes et des usurpateurs se disputent l’héritage. En attendant, l’interrègne existe avec toutes ses horreurs : confusion des pouvoirs, perplexité de la foule privée de ses chefs, despotisme des forts, surgissement de faux prophètes, naissance de dominations partielles passagères et d’autant plus tyranniques. On guette avec impatience ce qui doit venir, sans pressentir de quel côté cela viendra et ce que cela sera. Dans le chaos des idées, on espère que l’art renseignera sur l’ordre qui doit succéder ; à la confusion. Le poète, le musicien doivent annoncer ou deviner, tout au moins laisser pressentir, dans quelles formes la civilisation continuera à se développer. Qu’est-ce qui demain sera moral, sera beau ? Demain que saura-t-on, à quoi croira-t-on, pour quoi s’enthousiasmera-t-on, comment jouira-t-on ? Telles sont les questions, posées par les mille voix de la foule. Et là où un pitre ouvre une boutique et affirme avoir une réponse, où un fou ou un farceur commence soudainement à prophétiser en vers ou en prose, en notes ou en couleurs, ou prétend exercer son art autrement que ses prédécesseurs et ses émules, on accourt en masse vers lui, on cherche dans ses productions, comme dans les oracles de la Pythie, à deviner un sens ; on essaye de les interpréter, et plus elles sont obscures, insignifiantes, et plus elles paraissent, aux yeux des pauvres gobe-mouches affamés des révélations, renfermer en elles d’avenir, plus avidement, plus passionnément on les commente.

C’est là l’aspect qu’offre, à la rouge lueur du Crépuscule des Peuples, le tourbillon humain. Les nuages fantastiques flamboient au ciel dans la belle rutilance sinistre qui, à la suite de l’éruption du Krakatoa, fut observée pendant plusieurs années. Sur terre rampent des ombres de plus en plus épaisses qui enveloppent les phénomènes d’une obscurité mystérieuse, détruisant toutes les certitudes et permettant tous les pressentiments. Les formes perdent leurs contours et se dissolvent en remous de brouillards. Un jour est fini, la nuit monte. Les vieux la voient venir avec angoisse, car ils craignent de ne pas être témoins de sa fin. Quelques jeunes, en petit nombre, sentent dans toutes leurs veines et tous leurs nerfs leur force vitale, et se réjouissent à l’avance du lever du Soleil. Les songes qui remplissent les heures d’obscurité jusqu’à l’aurore du jour nouveau sont, chez ceux-là, des souvenirs désolés, chez ceux-ci des espoirs superbes, et la forme sensible de ces songes ; ce sont les ’productions artistiques du temps.

C’est ici le lieu de prévenir un malentendu possible. La grande majorité des classes moyennes et inférieures n’est naturellement pas « fin de siècle ». Sans doute, la disposition d’âme actuelle remue les peuples jusque dans leurs dernières profondeurs et éveille même dans l’homme le plus obscur, le plus rudimentaire, un étrange sentiment de roulis et de jactation. Mais cet état de plus ou moins léger mal de mer psychique n’excite pas en lui les désirs des femmes enceintes et ne s’exprime pas en nouveaux besoins esthétique. Le philistin et le prolétaire, quand ils ne se savent pas observés par le regard railleur d’un homme à la mode et peuvent se livrer sans contrainte leurs inclinations, continuent à trouver une satisfaction sans mélange dans les vieilles et très vieilles formes de l’art et de la poésie. Ils préfèrent les romans de M. Georges Ohnet à tous les symbolistes, et Cavalliera rusticana de Mascagni à toutes les œuvres des disciples de Richard Wagner et à celles de Wagner lui-même. Ils s’amusent royalement aux farces à gifles et aux chansons des beuglants, et bâillent ou s’irritent aux pièces d’Ibsen. Ils s’arrêtent avec un vif plaisir devant les chromos d’après les tableautins de Munich représentant des scènes de brasseries et d’estaminets rustiques, et passent sans un regard devant les peintres du plein air. Une toute petite minorité seule trouve un plaisir sincère aux nouvelles tendances et les annonce avec conviction comme les seules justifiées, les seules conduisant à l’avenir, les seules faites pour plaire et pour édifier. Mais cette minorité a le don d’occuper toute la surface visible de la société, de même qu’une très petite quantité d’huile est capable de couvrir de larges étendues de mer. Elle se compose en grande partie de gens riches et distingués ou de fanatiques. Ceux-là donnent le ton à tous les fats, imbéciles et pauvres d’esprit ; ceux-ci impressionnent les faibles et les gens qui ne pensent pas par eux-mêmes, et intimident les peureux. Tous les snobs feignent d’avoir le même goût que la minorité exclusive qui, faisant bande à part, passe avec des airs de profond mépris devant tout ce qui jusqu’à présent a été réputé beau ; et c’est ainsi que l’humanité civilisée tout entière semble convertie à l’esthétique du Crépuscule des Peuples.

II. Symptômes §

Mêlons-nous à la foule sur les places élégantes des grandes villes européennes, sur les promenades des villes d’eaux à la mode, aux soirées des gens riches, et examinons les types que nous y rencontrons.

Parmi les femmes, celle-ci porte sa chevelure débordant toute lisse en arrière, comme la Maddalena Doni de Raphaël aux Offices de Florence ; celle-là, haut renflée sur le front, à la façon de Julie, fille de Titus, ou de Plotine, épouse de Trajan, dans les bustes du Louvre ; une troisième, coupée court par devant, ondoyant longuement aux tempes ; et sur la nuque, frisée et floue à la mode du xve siècle, comme on la voit représentée, chez Gentile Bellini, Botticelli et Mantegna, sur les têtes de pages et de jeunes chevaliers. Chez beaucoup, les cheveux sont teints, et de telle sorte, qu’ils surprennent par leur révolte contre la loi de l’harmonie organique et produisent l’effet d’une dissonance voulue qui doit trouver sa résolution dans la polyphonie supérieure de l’ensemble de la toilette. Cette brune aux yeux noirs fait pièce à la nature, en encadrant son visage au teint mat de rouge cuivré ou de jaune d’or ; cette belle aux yeux bleus, au teint de lait et de roses, accroît la blancheur de ses joues par une bordure de cheveux artificiellement aile-de-corbeau. Celle-ci couvre sa tête d’un large et lourd feutre qui, avec son bord relevé par derrière et sa garniture de gros pelotons de peluche, est évidemment imité du sombrero des toréros espagnols qui, pendant l’exposition universelle de 1889, ont exercé leur art à Paris et suggéré aux modistes toutes sortes de motifs ; celle-là plante sur sa chevelure le béret de velours vert et rouge des escholiers du moyen âge. Le costume continue les étrangetés de la coiffure et du chapeau. Ici, un mantelet descendant jusqu’à la ceinture, fendu sur un côté, drapé devant la poitrine comme une portière, et garni, au bord, de petites pelotes de soie dont le trémoussement incessant est fait pour hypnotiser ou mettre en fuite, en un instant, un spectateur nerveux ; là un peplum grec, dont le nom est devenu aussi familier au tailleur qu’à un respectable philologue ; à côté de la monumentale robe empesée de Catherine de Médicis et de la haute fraise cuirassée de Marie Stuart, les blancs vêtements flottante des anges de l’Annonciation dans les peintures de Memling ; et, en complet contraste avec ceci ; une caricature du costume masculin : redingote de drap étriquée, à revers largement ouverts, gilet, devant de chemise amidonné, petit col droit et cravate. Comme forme prédominante apparaît chez la majorité, qui ne veut pas se mettre en évidence et se contente d’une moyenne exempte de fantaisie, un rococo tourmenté à lignes obliques déconcertantes, avec bouffants, bourrelets, renflements et renfoncements incompréhensibles, plissés sans commencement raisonnable ni fin justifiée, dans lesquels sombrent tous les contours de la forme humaine, et qui font ressembler le corps féminin tantôt à un animal de l’Apocalypse, tantôt à un fauteuil, à un triptyque ou à tout autre objet d’apparat.

Les enfants des mères ainsi attifées cheminent à côté d’elles comme des incarnations d’une des aberrations les plus intolérables qui aient jamais pris naissance dans l’imagination malade d’une pauvre vieille fille. Ce sont les images devenues vivantes de l’insupportable Anglaise Kate Greenaway, condamnée par le célibat à renoncer aux joies maternelles, et dont l’amour pour les enfants, étouffé et dégénéré conséquemment en une forme contre nature, cherche sa satisfaction dans des dessins horriblement maniérés qui montrent les enfants sous les déguisements les plus ridicules et déshonorent tout bonnement l’enfance sacrée. Ce mioche est enfermé des pieds à la tête dans le costume rouge d’un bourreau du moyen âge ; cette fillette de quatre ans porte un chapeau-cabriolet tel qu’en portaient ses bisaïeules et traîne derrière elle un long manteau de cour au teint criard ; une autre bambine qui peut à peine se tenir sur ses petites jambes est revêtue de la robe à traîne à taille courte, à jupe longue, à ceinture haute et aux manches à gigot de la dame empire.

Les hommes complètent le tableau. Sans doute, par crainte du rire des philistins ou par un restant de bon goût, leur toilette demeuré préservée contre les pires absurdités, et à part l’habit rouge à boutons de métal et les culottes avec bas de soie par lesquels quelques idiots à monocle et à gardénia cherchent à ressembler aux artistes des théâtres de singes, on remarque en eux peu de choses qui s’écartent du type régnant du costume masculin de notre temps. Mais en matière d’ajustement des têtes, la fantaisie exerce d’autant plus librement son caprice. Celui-ci montre les boucles courtes et la barbe frisée à deux pointes de Lucius Verus ; celui-là, la tête rasée au milieu en une large raie, sur les côtés les cheveux plus longs, et la moustache rare, hérissée comme chez les chats, d’un kakemono japonais ; son voisin, la barbiche de Henri IV ; un autre, la moustache farouche d’un lansquenet de F. Brun ou de Callot, ou l’énergique touffe de barbe des gardes civiques dans la Ronde de nuit de Rembrandt.

Le caractère commun de tous ces êtres, c’est de ne pas donner leur véritable nature, mais de vouloir représenter quelque chose qu’ils ne sont pas. Ils ne se contentent pas de montrer leur formation naturelle ni de rehausser celle-ci par des artifices permis, adaptés à leur type justement senti, mais cherchent à incarner un modèle quelconque de l’art qui n’a aucune parenté avec leur propre schéma et souvent même lui est violemment opposé ; et très fréquemment ils n’imitent pas seulement un modèle, mais plusieurs modèles à la fois, qui grincent les dents les uns contre les autres. Ainsi apparaissent des têtes assises sur des épaules auxquelles elles ne font pas suite, des tenues dont les différentes pièces sont incohérentes comme un costume de rêve, des associations de couleurs qui semblent avoir été composées dans l’obscurité. On a l’impression d’être à une mascarade où chacun est venu dans un déguisement et en tête. En maintes occasions, comme le jour du vernissage au Salon du Champ-de-Mars, à Paris, ou à l’ouverture de l’exposition de tableaux de l’Académie royale de Londres, cette impression peut s’accroître si sinistrement, que l’on croit cheminer parmi des larves assemblées au hasard, dans un charnier fabuleux, avec des corps dépecés : têtes, troncs, membres, tels qu’on les a trouvés sous la main, et que l’ajusteur a ensuite revêtus, sans y prendre le moindrement garde, des premiers vêtements venus de toutes les époques de l’histoire et de toutes les parties du monde. Chaque individu aspire visiblement à éveiller violemment l’attention par une singularité quelconque de contour, d’attitude, de coupe, de couleur, et à la fixer impérieusement. Il veut exercer une forte excitation nerveuse, agréable ou désagréable, peu importe. Son idée fixe est de produire à tout prix de l’effet.

Suivons dans leurs demeures ces êtres ainsi travestis. Celles-ci sont à la fois des décors de théâtre et des chambres de débarras, des boutiques de brocanteurs et des musées. Le cabinet de travail du maître du logis est une salle gothique avec cuirasses, boucliers et bannières contre les murs, ou un étalage de bazar oriental avec tapis kurdes, bahuts de Bédouins, narghilés circassiens et boîtes de laque indoues. Près de la glace de la cheminée, des masques japonais font des grimaces atroces ou drôles. Entre les fenêtres se hérissent des trophées d’épées, poignards, masses d’armes et vieux pistolets à rouet. Le jour filtre à travers des vitraux qui représentent des saints émaciés en adoration extatique. Les murs du salon sont tapissés de gobelins vermoulus dont un soleil de deux siècles, ou peut-être simplement un savant bain chimique, a mangé les couleurs, ou de papiers de Morris sur lesquels des oiseaux exotiques passent légèrement dans le branchage follement entrelacé, et où de grandes fleurs lascives coquettent avec des papillons vaniteux. Entre les fauteuils et les poufs, tels que nos contemporains amollis les connaissent et les exigent, sont des sièges renaissance dont le fond de bois, en forme de coquillage ou de cœur, solliciterait tout au plus le verso endurci de rudes héros de tournois. Une chaise à porteurs dorée et peinte surprend entre des armoires de Boule, et une petite table chinoise biscornue à côté d’un secrétaire de dame incrusté, d’un rococo gracieux. Sur toutes les tables et dans toutes les vitrines sont exposées des antiquités petites et grandes, généralement d’une inauthenticité garantie, ou des produits des arts secondaires : une figurine de Tanagra à côté d’une boite en jade ajourée, une plaque de Limoges près d’une aiguière de cuivre persane à long cou, une bonbonnière entre un livre de messe à couverture d’ivoire découpé et des mouchettes de cuivre ciselé. Sur des chevalets drapés de velours sont des tableaux dont le cadre cherche, par une étrangeté quelconque : une araignée dans sa toile, un bouquet de chardon en métal, etc., à attirer indiscrètement le regard. Dans un angle est élevé une sorte de temple à un Bouddha accroupi ou debout. Le boudoir de la maîtresse de maison tient de la chapelle et du harem. La table de toilette est conçue et décorée en manière d’autel, un prie-Dieu garantit la piété de l’habitante de la chambre, et un large divan aux coussins ravagés semble rassurer sur la sévérité de cette piété. Les murs de la salle à manger sont garnis de tout le fonds d’un magasin de porcelaine ; de la vaisselle d’argent précieuse est exposée dans un vieux buffet rustique, et sur la table fleurissent des orchidées aristocratiques, tandis que d’orgueilleux surtouts d’argent brillent entre des plats et des cruches de faïence villageoise. La lumière répandue, le soir, dans ces pièces, par de hauts lampadaires, est à la fois amortie et teintée par des abats-jour rougeâtres, jaunes, verts, de forme excentrique, souvent bordés de dentelle noire ; les personnes éclairés de cette manière semblent tantôt baignées dans un brouillard bariolé transparent, tantôt enveloppées d’une clarté colorée, tandis que des pénombres savantes voilent mystérieusement les angles et les fonds, et que d’artificieux accords de couleurs fardent les meubles et les bibelots d’une originalité qu’ils n’ont pas à l’éclairage naturel ; quant aux personnes, elles se complaisent, de leur côté, dans des poses étudiées qui leur permettent de faire passer sur leurs visages des effets de lumière à la Rembrandt ou à la Schalcken. Tout, dans ces demeures, cherche à exciter et à troubler les nerfs. L’incohérence et l’opposition de tous les objets, la constante contradiction entre leur forme et leur usage, l’étrangeté de la plupart d’entre eux, tout vise à provoquer l’ahurissement. Il ne faut pas qu’on y ressente le calme que l’on éprouve devant un ensemble facile à embrasser du regard, l’aise qui berce votre esprit quand vous saisissez immédiatement tous les détails de ce qui vous entoure. Ceux qui entrent ici ne doivent pas s’assoupir, mais vibrer. Quand le maître du logis parcourt ces chambres, enveloppé dans un froc blanc de moine, à l’exemple de Balzac, ou dans le manteau rouge d’un chef de brigands d’opérette, à l’imitation de M. Jean Richepin, il exprime simplement l’aveu que sur ces tréteaux doit logiquement apparaître un polichinelle. Tout est réuni au hasard, d’une façon hétérogène, sans viser une unité quelconque ; un style historique bien déterminé passe pour suranné, lourdement provincial ; et quant à un style propre, l’époque ne l’a pas encore produit. L’unique tentative d’acheminement vers ce but se rencontre peut-être dans les meubles de M. Carabin exposés au Salon du Champ-de-Mars de Paris. Mais ces rampes d’escaliers sur lesquelles dégringolent tumultueusement des furies nues et des possédées, ces bibliothèques dont des têtes d’assassins coupées forment le socle et un pilastre, même cette table offrant l’aspect d’un livre gigantesque ouvert et porté par des gnomes, constituent un style pour des fébricitants ou des damnés. Si le directeur général de l’enfer de Dante a un salon de réception, il doit être garni de meubles semblables. Les créations de M. Carabin ne sont pas un ameublement, mais un cauchemar.

Nous avons vu comment la bonne société s’habille et s’installe. Examinons maintenant comment elle s’amuse, où elle cherche ses excitations et ses distractions. Au Salon, elle se presse avec de légers cris d’admiration, pas plus hauts qu’il ne sied, autour des femmes de M. Besnard, qui ont des cheveux vert d’herbe, des visages jaune-soufre ou rouge-flamme, des bras tachetés de violet et de rose, et qui sont vêtues d’un phosphorescent nuage bleu en forme tout justement reconnaissable de robe de chambre. Elle aime donc la débauche de couleurs hardiment révolutionnaire ? Oui : mais pas exclusivement. Car, après Besnard, elle accomplit avec une extase aussi forte ou plus forte encore ses dévotions devant le Puvis de Chavannes aux couleurs pâlies et éteintes comme à l’aide d’un lait de chaux à demi transparent ; devant le Carrière envahi par une vapeur énigmatique, pénétré comme d’un nuage d’encens ; devant le Roll vibrant dans une douce lueur argentée. Le violet des élèves de Manet plongeant uniformément toute la création visible dans une lumière de conte de fées ; les archaïstes avec leurs demi-couleurs ou plutôt les spectres de couleurs oubliées, éventées, comme ressuscitées d’un antique tombeau ; cette palette « feuille d’automne », « vieil ivoire », jaune évaporé, pourpre étouffé, attirent en somme plus de regards enthousiastes que l’opulente orchestration du groupe Besnard. Ce que le tableau représente a l’air de laisser indifférents les visiteurs d’élite ; seuls les gens de la campagne et les couturières, public reconnaissant des chromos, s’intéressent à « l’anecdote ». Et pourtant les visiteurs d’élite s’arrêtent avec prédilection, dans leurs promenades artistiques, devant Chacun sa chimère de M. Henri Martin, où des formes humaines brouillées qui s’écoulent en un bouillon jaune font toutes sortes de choses incompréhensibles, qu’une explication pleine de profondeur doit d’abord aider à saisir ; devant Le Christ et la Femme adultère de M. Jean Béraud, où, dans une salle à manger parisienne, au milieu d’une société en habit noir, devant une dame en robe de bal, un Christ authentique, vêtu à l’orientale et auréolé de façon orthodoxe, mime une scène de l’Évangile ; ou devant les ivrognes et coupeurs de gorge de la banlieue parisienne de M. Raffaelli, au dessin intense, mais peints avec de l’eau de bourbier et de l’argile délayée. Quand on navigue à travers une exposition de peinture dans le sillage de la bonne compagnie, on constate invariablement que celle-ci montre le blanc des yeux et joint les mains en face de tableaux qui font éclater de rire les gens ordinaires ou amènent sur leurs visages cette expression de courroux propre à l’homme qui se croit mystifié, et qu’elle se hâte de passer, en haussant les épaules ou en échangeant des regards railleurs, devant les œuvres où les autres stationnent avec un plaisir reconnaissant.

A l’Opéra et dans les salles de concerts, les formes arrêtées de l’ancienne mélodie laissent froid. La transparence du travail thématique des maîtres classiques, leur observation consciencieuse des lois du contre-point, passent pour plates et ennuyeuses. A une « coda » qui tombe gracieusement, finit d’une façon claire, à un point d’orgue juste et harmonique, on bâille. Les applaudissements et les couronnes vont au Tristan et Iseult de Wagner et particulièrement à son mystique Parsifal, à la musique d’église du Rêve de M. Bruneau, aux symphonies de César Franck. La musique destinée à plaire doit ou feindre le recueillement religieux, ou décontenancer par sa forme. L’auditeur musical a l’habitude de développer involontairement un peu en pensée chaque motif surgissant dans un morceau de musique. Or, la façon dont le compositeur conduit son motif doit différer absolument de ce développement anticipé. Il ne faut pas qu’on puisse la deviner. Là où l’on attend un intervalle consonant, doit en apparaître un dissonant ; quand on espère entendre la phrase menée en cadence finale plausible jusqu’à son terme naturel, il est nécessaire qu’elle soit coupée brusquement au milieu d’une mesure. Les modes et les clefs doivent subitement changer. Dans l’orchestre, une ardente polyphonie doit appeler l’attention vers quatre ou cinq côtés à la fois ; des instruments isolés ou des groupes d’instruments doivent, sans égard les uns pour les autres, se déchaîner simultanément sur l’auditeur, jusqu’à ce que celui-ci tombe dans l’état nerveux d’un homme qui s’efforce en vain de comprendre les mots dans le brouhaha d’une douzaine de voix qui lui parlent. Le thème, même s’il a d’abord un contour nettement accusé, doit devenir toujours plus indécis, se perdre insensiblement de plus en plus, et bientôt se fondre en un brouillard dans lequel la fantaisie peut voir, comme dans les nuages nocturnes courant à toute bride, toutes les formes qu’il lui plaît. Dans des suites de trioles infinies, montant et descendant chromatiquement, le flot sonore doit couler sans bords ni but reconnaissables, et faire apparaître parfois au regard de l’auditeur emporté par lui et cherchant anxieusement la terre, une rive lointaine qui bientôt est reconnue comme un mirage fuyant. La musique doit constamment promettre, mais ne jamais tenir ; elle doit faire semblant de vouloir conter un grand secret, et se taire ou divaguer avant d’avoir dit le mot attendu avec des palpitations.

L’auditeur cherche, dans la salle de concert, des états d’âme à la Tantale, et la quitte avec le profond épuisement nerveux du jeune couple amoureux qui, lors du rendez-vous nocturne, a essayé d’échanger des caresses, pendant des heures entières, à travers une fenêtre étroitement grillée.

Les livres qui divertissent ou édifient le public ici décrit, répandent un curieux parfum, dans lequel on peut discerner l’encens, l’eau de Lubin et le fumier, avec prédominance alternative de l’une ou de l’autre de ces odeurs. Les simples exhalaisons de cloaques ne suffisent plus. La poésie fangeuse de M. Zola et de ses disciples en vidange littéraire est dépassée et ne peut plus désormais s’adresser qu’à des couches sociales et à des peuples arriérés. La classe qui forme l’avant-garde de la civilisation se bouche le nez en face de la fosse mobile du naturalisme non atténué, et ne se penche au-dessus de lui avec sympathie et curiosité que si une habile canalisation y a amené aussi quelque parfum de boudoir et de sacristie. La sensualité nue passe pour vulgaire et n’est admise que quand elle se présente sous forme de vice contre nature et de dégénérescence. Des livres qui traitent simplement des rapports de l’homme et de la femme, même sans aucun voile, semblent absolument d’une moralité fade. La titillation élégante commence seulement là où cesse la sexualité normale. Priape est devenu le symbole de la vertu. Le vice se cherche des incarnations à Sodome et à Lesbos, dans le château du chevalier Barbe-Bleue et dans la chambre de domestique de la Justine du « divin » marquis de Sade. Le livre qui veut devenir à la mode doit avant tout être obscur. Le compréhensible est banal et bon seulement pour la populace. Ce livre doit afficher en outre un certain ton onctueux, mais pas trop importun, de prédicateur, et faire succéder aux scènes lubriques des explosions éplorées d’amour pour tous les souffrants et les humbles, ou des transports enflammés de fervente croyance en Dieu. On aime beaucoup les histoires de revenants, mais présentées sous un déguisement scientifique, tel qu’hypnotisme, télépathie, somnambulisme ; les jeux de marionnettes, où des compagnons à l’air naïf, mais rusés, font balbutier comme de petits enfants ou des imbéciles les figures vieillies des ballades ; enfin les romans ésotériques, dans lesquels l’auteur donne à entendre qu’il pourrait en dire beaucoup sur la magie, la kabbale, le fakirisme, l’astrologie et autres sciences blanches et noires, pour peu qu’il le voulût. On se grise des successions nébuleuses de mots des poésies symboliques. Ibsen détrône Goethe ; Mæterlinck est mis au même rang que Shakespeare ; des critiques allemands et même français déclarent Frédéric Nietzsche le premier écrivain allemand de l’époque présente ; la Sonate à Kreutzer, de Tolstoï, est la Bible des dilettantes de l’amour qui ne comptent plus leurs amants ; des messieurs comme il faut trouvent « très distingués » les refrains vulgaires et les chansons de forçats de Jules Jouy, de Bruant, de Mac Nab et de Xanrof, à cause de « la chaude sympathie qui y circule » (les mots entre guillemets sont une formule) ; et des mondains qui ne croient qu’au baccara et à la Bourse vont en pèlerinage au mystère de la Passion représenté par les paysans d’Oberammergau, et ils s’essuient les yeux en lisant les invocations de M. Paul Verlaine à la Sainte Vierge.

Expositions artistiques, concerts, théâtre et livres, fussent-ils si extraordinaires, ne suffisent toutefois pas aux besoins esthétiques de la société élégante. Celle-ci cherche des satisfactions inconnues. Elle exige des excitations plus fortes, et espère les trouver dans les exhibitions où différents arts s’efforcent d’agir simultanément sur tous les sens dans des combinaisons nouvelles. Poètes et artistes se battent incessamment les flancs pour satisfaire cet instinct. Un peintre, qui s’est moins préoccupé d’ailleurs de nouvelles impressions que de bonne vieille réclame, montre le soir, dans un salon profondément crépusculaire, son tableau qui représente tant bien que mal Mozart mourant travaillant à son Requiem, tandis qu’un aveuglant rayon de lumière électrique habilement dirigé tombe sur le tableau, et qu’un orchestre invisible joue doucement le Requiem. Un musicien fait un pas de plus. Poussant jusqu’à l’extrême une idée de Bayreuth, il organise un concert dans une salle plongée en une nuit complète, et récrée ainsi ceux de ses auditeurs auxquels un voisinage heureusement choisi offre l’occasion d’augmenter agréablement dans l’obscurité leurs émotions musicales par des émotions d’un autre genre. Le poète Haraucourt fait déclamer sur la scène, par Sarah Bernhardt, une paraphrase de l’Évangile écrite en vers vigoureux, pendant qu’une musique contenue accompagne, comme dans les anciens mélodrames, la comédienne d’une « mélodie sans fin ». Les pionniers s’adressent aussi au sens olfactif, injustement méprisé jusqu’ici par les beaux-arts, et l’invitent à prendre part aux jouissances esthétiques. Au théâtre, on installe un vaporisateur qui souffle des parfums sur les spectateurs. Sur la scène, on déclame une poésie de forme approximativement dramatique. Dans chaque coupure, chaque acte, chaque scène, de quelque nom qu’on veuille nommer la chose, domine une autre voyelle ; à chacune, le théâtre est illuminé d’une lumière différente ; à chacune, l’orchestre joue un morceau d’un autre mode, et le vaporisateur envoie un autre parfum. L’idée de cet accompagnement du vers par le parfum a été lancée à demi plaisamment par Ernest Eckstein voilà quelques années ; on l’a réalisée à Paris avec un sérieux religieux. Les novateurs vont prendre dans la chambre des enfants le théâtre de marionnettes pour y jouer, en vue des adultes, des pièces qui, dans une note artificiellement naïve, révèlent ou cachent un sens prétendument profond, et y faire défiler les ombres chinoises qu’ils perfectionnent avec beaucoup de talent et d’ingéniosité ; des figures gentiment dessinées et coloriées se meuvent sur des fonds à surprises lumineuses, et ces tableaux animés rendent visible le cours des idées d’une poésie dite à cette occasion par l’auteur, et dont un piano cherche aussi à rendre sensible à l’oreille le sentiment fondamental. Et pour jouir de ces exhibitions, la société se presse dans un cirque de faubourg, dans le grenier d’une maison sur la cour, dans une boutique de fripier ou une taverne fantastique, dont les représentations réunissent, dans une salle commune où l’on boit de la bière, les habitués crasseux avec des marquises éthérées.

III. Diagnostic §

Les manifestations décrites dans le chapitre précédent doivent sauter aux yeux de chacun, même du philistin le plus borné. Mais celui-ci les regarde comme une mode, et rien de plus, et les mots courants : caprice, excentricité, affectation du nouveau, instinct d’imitation, lui semblent une explication suffisante. Le bel esprit, auquel son éducation exclusivement esthétique ne permet pas de comprendre l’enchaînement des choses et de saisir leur véritable signification, s’abuse lui-même et abuse les autres sur son ignorance au moyen de phrases sonores et parle superbement d’une « recherche inquiète d’un idéal nouveau par l’âme moderne », des « vibrations plus riches du système nerveux affiné des contemporains », des « sensations inconnues de l’homme d’élite ». Mais le médecin, celui notamment qui s’est voué à l’étude particulière des maladies nerveuses et mentales, reconnaît au premier coup d’œil, dans la disposition d’esprit « fin de siècle », dans les tendances de la poésie et de l’art contemporains, dans la manière d’être des créateurs d’œuvres mystiques, symboliques, « décadentes », et l’attitude de leurs admirateurs, dans les penchants et instincts esthétiques du public à la mode, le syndrome de deux états pathologiques bien définis, qu’il connaît parfaitement : la dégénérescence et l’hystérie, dont les degrés inférieurs portent le nom de neurasthénie. Ces deux conditions de l’organisme diffèrent en elles-mêmes, mais ont certains traits communs ; elles se présentent fréquemment aussi l’une à côté de l’autre, de telle sorte qu’il est plus facile de les observer dans leurs formes mixtes que chacune isolément. La notion de la dégénérescence, qui domine aujourd’hui toute la science psychiatrique, a été pour la première fois nettement conçue et définie par Morel. Dans son œuvre capitale fréquemment citée, mais malheureusement trop peu lue3, cet excellent aliéniste, célèbre un moment en Allemagne même en dehors de sa profession4, donne de ce qu’il entend par « dégénérescence » l’explication suivante :

« L’idée la plus claire que nous puissions nous former de la dégénérescence de l’espèce humaine, est de nous la représenter comme une déviation maladive d’un type primitif. Cette déviation, si simple qu’on la suppose à son origine, renferme néanmoins des éléments de transmissibilité d’une telle nature, que celui qui en porte le germe devient de plus en plus incapable de remplir sa fonction dans l’humanité, et que le progrès intellectuel déjà enrayé dans sa personne se trouve encore menacé dans celle de ses descendants ». Quand, sous l’influence de nocivités de toutes sortes, un organisme est affaibli, ses descendants ne sont pas semblables au type sain, normal et évolutif de Espèce, mais forment une nouvelle sous-variété qui possède, comme toutes les autres, la faculté de léguer à ses propres descendants, à un degré qui s’accroît de plus en plus, ses écarts, de la norme, en ce cas pathologiques : arrêts de développement, difformités et vices. Ce qui distingue la dégénérescence de la formation de nouvelles espèces, ou phylogénie, c’est que la variété pathologique ne dure pas et ne se reproduit pas comme celle qui est saine, mais est heureusement bientôt frappée de stérilité et meurt après quelques générations, souvent même avant d’avoir atteint les plus bas degrés de la dégradation organique5.

La dégénérescence se trahit chez l’homme par certains signes somatiques qu’on nomme « stigmates », mot malheureux, car il part de l’idée fausse que la dégénérescence est nécessairement la conséquence d’une faute, et sa marque un châtiment. Ces stigmates sont les difformités, les formations multiples et les arrêts de développement : en première ligne l’asymétrie, c’est-à-dire le développement inégal des deux moitiés du visage et du crâne ; puis les imperfections de l’oreille, qui frappe par sa grandeur informe ou s’écarte de la tête en guise d’anse, dont le lobule manque ou est adhérent, le rebord (hélix) non ourlé ; ensuite le strabisme, le bec-de-lièvre, les irrégularités dans la forme et la position des dents, la coupe ogivale ou plate de la voûte du palais, les doigts soudés ou surabondants (syn = et polydactylie), etc. Morel énumère dans son livre les signes anatomiques de dégénérescence, dont la liste a été notablement accrue par les observateurs venus après lui. Lombroso, notamment, a considérablement enrichi la connaissance des stigmates6, mais il ne les attribue qu’à son « criminel-né », restriction qui, précisément au point de vue scientifique du maître italien, ne peut se justifier, car les « criminels-nés » ne sont autre chose qu’une subdivision des dégénérés. Féré exprime cela très nettement, quand il dit : « Le vice, le crime et la folie ne sont séparés que par les préjugés sociaux7 ».

Il y aurait un moyen sûr de prouver qu’elle n’est pas arbitraire, que ce n’est pas une boutade sans fondement, mais un fait, l’affirmation que les auteurs de tous les mouvements « fin de siècle » en art et en littérature sont des dégénérés ; ce serait d’examiner soigneusement leur personne physique et leur arbre généalogique. On rencontrerait indubitablement chez presque tous des proches parents dégénérés et un ou plusieurs stigmates qui mettent hors de doute le diagnostic « dégénérescence ». Il est vrai que fréquemment on n’oserait, par respect humain, publier le résultat d’un tel examen, et que ce dernier convaincrait seulement celui-là même qui pourrait y procéder.

A côté des stigmates physiques, la science en a aussi trouvé d’intellectuels, qui caractérisent la dégénérescence aussi sûrement que ceux-là, et ceux-ci apparaissent nettement dans toutes les manifestations vitales, notamment dans toutes les œuvres des dégénérés, au point qu’il n’est pas nécessaire de mesurer le crâne d’un écrivain ou de voir le lobe de l’oreille d’un peintre, pour reconnaître qu’il appartient à la classe des dégénérés.

On a trouvé pour ceux-ci une quantité de dénominations. Maudsley et Bail les nomment « habitants des pays-frontières », c’est-à-dire des régions limitrophes à la raison intacte et à la folie déclarée. Magnan les appelle « dégénérés supérieurs », et Lombroso parle de « matloïdes » (du mot italien matto, fou), et de « graphomanes », désignant par ce mot ces demi-fous qui ressentent le besoin d’écrire. En dépit de la multiplicité de ces dénominations, il s’agit d’une espèce unique d’individus, qui manifestent leur parenté par la similitude de leur physionomie intellectuelle.

L’inégalité que nous avons observée dans le développement physique des dégénérés, nous la rencontrons aussi dans leur développement intellectuel. L’asymétrie du visage et du crâne trouve en quelque sorte son pendant dans leurs facultés. Les unes sont complètement étiolées, les autres pathologiquement exagérées. Ce qui manque à presque tous les dégénérés, c’est le sens de la moralité et du droit. Pour eux n’existe aucune loi, aucune convenance, aucune pudeur. Ils commettent avec la plus grande tranquillité et la plus vive satisfaction des crimes et des délits, pour contenter un instinct, une inclination, un caprice momentanés, et ne comprennent pas que d’autres s’en formalisent. Quand ce phénomène apparaît à un haut degré, on parle de « folie morale », « la moral insanity » de Pritchard et de Maudsley8. Mais il y a aussi des degrés moindres où le dégénéré, sans faire peut-être lui-même rien qui l’expose aux lois pénales, justifie en théorie le crime, cherche à démontrer, avec une abondante phraséologie pseudo-philosophique, que « bien » et « mal », vertu et vice, sont des distinctions arbitraires, s’enthousiasme pour les criminels et leurs actes, découvre de soi-disant beautés dans les choses les plus abjectes et les plus repoussantes, et cherche à éveiller de la sympathie et de la « compréhension » pour toutes les bestialités. Les deux racines psychologiques de la folie morale à tous les degrés de développement sont d’abord un égoïsme monstrueux9, puis l’impulsivité10, c’est-à-dire l’impossibilité de résister à n’importe quelle impulsion soudaine, et ces deux choses forment aussi les principaux stigmates intellectuels des dégénérés. J’aurai occasion de démontrer, dans les chapitres suivants, pour quelles causes organiques, par suite de quelles particularités de leur cerveau et de leur système nerveux, les dégénérés doivent être égoïstes et impulsifs. Dans cette introduction, j’ai voulu me borner à caractériser le stigmate même.

Un autre stigmate intellectuel des dégénérés est leur émotivité. Morel a même prétendu faire de cet attribut leur marque distinctive capitale, mais à tort, selon moi11, car il paraît dans la même mesure aussi chez les hystériques, et se trouve même chez des personnes absolument saines qu’une cause passagère, maladie, épuisement, fort ébranlement moral, a affaiblies temporairement. En tout cas, c’est un phénomène qui manque rarement chez le dégénéré. Il rit jusqu’aux larmes ou pleure abondamment pour une excitation disproportionnément faible ; un vers ou une ligne en prose ordinaires lui font passer un frisson dans le dos : des statues et des tableaux indifférents le plongent dans le ravissement, et la musique tout particulièrement, même insipide et de peu de mérite, provoque chez lui la plus violente émotion12. Il est très fier d’être un instrument qui vibre si fortement, et il se vante de sentir tout son être intérieur ravagé, toute son âme résolue, et d’éprouver jusqu’au bout des doigts la volupté du beau, là où le philistin reste complètement froid. Son excitabilité lui semble une supériorité, il croit posséder une compréhension particulière qui manque aux autres mortels, et il méprise volontiers le vulgaire dont les sens sont émoussés et fermés. Le malheureux ne soupçonne pas qu’il est fier d’une maladie et se vante d’un trouble intellectuel ; et certains critiques niais qui, par crainte d’être accusés d’incompréhension, font des efforts désespérés pour ressentir, en face de n’importe quelle œuvre floue ou ridicule, les émotions d’un dégénéré, ou célèbrent en expressions exubérantes les beautés que le dégénéré affirme y trouver, imitent inconsciemment un des stigmates de la demi-folie.

À côté de la folie morale et de l’émotivité, on observe chez le dégénéré un état d’adynamie et de découragement intellectuels qui revêt, selon les circonstances, la forme du pessimisme, d’une crainte vague de tous les êtres humains et de tout le phénomène du monde, ou le dégoût de soi-même. « Ces malades », dit Morel, « ont un besoin continuel de… se plaindre, de sangloter, de répéter les mêmes questions et les mêmes mots, avec la monotonie la plus désespérante. Ils ont des conceptions délirantes de ruine, de damnation, de craintes imaginaires13 ». « L’ennui qui ne me quitte pas », dit un semblable malade dont Roubinovitch nous conte l’histoire, « c’est l’ennui de moi-même14 ». « Parmi les stigmates moraux », ajoute cet auteur, « il faut encore noter ces craintes indéfinissables que les dégénérés présentent parfois de regarder, de sentir ou de toucher un objet quelconque15 ». Et plus loin il mentionne leur « peur inconsciente de tout le monde16 ». Dans ce tableau du mélancolique déprimé, sombre, désespérant de lui-même et du monde, que torture la crainte de l’inconnu et que menacent des dangers vagues, mais terribles, nous reconnaissons trait pour trait l’homme du Crépuscule des Peuples et la disposition d’esprit « fin de siècle » décrite dans le premier chapitre.

À l’abattement caractéristique du dégénéré s’allie, en règle générale, une aversion pour toute action, qui peut aller jusqu’à l’horreur d’agir et l’impuissance de vouloir (aboulie). Or, c’est une particularité de l’esprit humain connue du psychologue, que la loi de la causalité gouvernant la pensée entière, il assigne des motifs rationnels à toutes ses propres décisions. Déjà Spinoza a exprimé cela d’une jolie façon : « Si une pierre lancée par la main d’un homme pouvait penser », dit-il, « elle s’imaginerait certainement qu’elle vole parce qu’elle veut voler ». Beaucoup d’états d’âme et d’actes dont nous devenons conscients sont la conséquence de causes dont nous n’avons pas conscience. Dans ce cas, nous inventons après coup pour eux des motifs qui satisfont notre besoin psychique de claire causalité, et nous nous persuadons sans peine que maintenant nous les avons réellement expliqués. Le dégénéré qu’effraye l’action, dépourvu de volonté, qui ne soupçonne pas que son incapacité d’agir est une conséquence de ses tares cérébrales héréditaires, se fait accroire que c’est par libre détermination qu’il méprise l’action et se complaît dans l’inactivité ; et pour se justifier à ses propres yeux, il se construit une philosophie de renonciation, d’éloignement du monde et de mépris des hommes, prétend qu’il s’est convaincu de l’excellence du quiétisme, se qualifie avec orgueil de bouddhiste et célèbre, en tournures poétiquement éloquentes, le nirvana comme le plus haut et le plus digne idéal de l’esprit humain. Les dégénérés et les aliénés sont le public prédestiné de Schopenhauer et de Édouard de Hartmann, et il leur suffit de connaître le bouddhisme pour y être convertis.

A l’incapacité d’agir se rattache l’amour de la rêverie creuse. Le dégénéré n’est pas capable de diriger longuement ou même un instant son attention sur un point, pas plus que de saisir nettement, d’ordonner, d’élaborer en aperceptions et jugements les impressions du monde extérieur que ses sens fonctionnant défectueusement portent à sa conscience distraite. Il lui est facile et plus commode de laisser produire à ses centres cérébraux des images demi-claires, nébuleusement fluides, des embryons de pensées à peine formés, de se plonger dans la perpétuelle ébriété de phantasmes à perte de vue, sans but ni rive, et il n’a presque jamais la force d’inhiber les associations d’idées et les successions d’images capricieuses, en règle générale purement automatiques, ni d’introduire de la discipline dans le tumulte confus de ses aperceptions fuyantes. Au contraire. Il se réjouit de son imagination, qu’il oppose au prosaïsme du philistin, et se voue avec prédilection à toutes sortes d’occupations libres qui permettent à son esprit le vagabondage illimité, tandis qu’il ne peut pas se tenir dans des fonctions bourgeoises réglées qui exigent de l’attention et un égard constant pour la réalité. Il nomme cela « une disposition à l’idéal », s’attribue des penchants esthétiques irrésistibles, et se qualifie fièrement d’artiste17.

Signalons brièvement quelques particularités que l’on constate fréquemment chez le dégénéré. Il est torturé par les doutes, demande la raison de tous les phénomènes, tout particulièrement de ceux dont les causes dernières nous sont absolument inaccessibles, et se trouve malheureux quand ses recherches et ses méditations n’aboutissent, comme c’est naturel, à aucun résultat18. Il fournit toujours de nouvelles recrues à l’armée des métaphysiciens à nouveaux systèmes, des explicateurs profonds de l’énigme du monde, des chercheurs de la pierre philosophai, de la quadrature du cercle et du mouvement perpétuel19, et ces trois derniers objets, notamment, l’attirent avec tant de force, que le bureau des brevets d’invention de Washington, par exemple, doit toujours avoir une provision de réponses imprimées aux innombrables demandes de brevets relatives à la solution de ces fantastiques problèmes. Après les recherches de Lombroso, il sera difficile aussi de nier que la dégénérescence fait également le fond des écrits et des actes de beaucoup de révolutionnaires et d’anarchistes20. Le dégénéré est incapable de s’adapter à des conditions données, incapacité caractéristique des variétés pathologiques de chaque espèce et certainement un des motifs principaux de leur prompte disparition. Il se révolte donc contre des états de choses et des manières de voir qui doivent nécessairement lui être importuns, ne fût-ce que parce qu’ils lui imposent le devoir d’exercer de l’empire sur lui-même, ce à quoi il est impuissant de par la débilité organique de sa volonté. C’est ainsi qu’il se met en devoir d’améliorer le monde et imagine pour la félicité du genre humain des projets qui se distinguent, sans exception, autant par leur ardent amour du prochain et leur sincérité souvent touchante, que par leur absurdité et leur monstrueuse ignorance de toutes les réalités de la vie.

Un stigmate capital du dégénéré, enfin, que j’ai réservé comme le dernier, c’est le mysticisme. « De toutes les manifestations délirantes propres aux héréditaires », dit M. Henri Colin, « il n’en est pas, croyons-nous, de plus pathognomonique que le délire mystique, ou, sans aller jusqu’au délire, que les préoccupations religieuses mystiques, la dévotion exagérée, etc.21 ». Je ne veux pas multiplier ici les témoignages et citations. Dans les chapitres suivants, où il sera question de l’art et de la poésie mystiques du jour, je trouverai l’occasion de montrer au lecteur qu’entre ces tendances et l’exaltation religieuse que l’on observe chez presque tous les dégénérés et aliénés héréditaires, il n’y a pas de différence.

J’ai énuméré les traits les plus saillants qui caractérisent l’état mental du dégénéré. Le lecteur peut maintenant juger par lui-même si le diagnostic « dégénérescence » est applicable ou non aux promoteurs des nouvelles tendances esthétiques. Que l’on n’aille pas croire, d’ailleurs, que dégénérescence est synonyme de manque de talent. Presque tous les observateurs qui ont examiné beaucoup de dégénérés établissent expressément le contraire. « Il ne faut pas oublier », dit Legrain, « que le dégénéré peut être un génie. Un esprit mal équilibré est susceptible des plus hautes conceptions, tandis que parallèlement on rencontre dans le même esprit des mesquineries, des petitesses qui paraissent d’autant plus manifestes, qu’elles siègent à côté des qualités les plus brillantes22 ». Cette réserve, nous la trouverons chez tous les auteurs qui ont fourni des contributions à l’histoire naturelle des dégénérés. « Ils peuvent », dit Roubinovitch, « atteindre un développement considérable au point de vue intellectuel, mais au point de vue moral leur existence est complètement déséquilibrée. Un dégénéré… emploiera ses facultés brillantes aussi bien pour servir une grande cause que pour satisfaire les penchants les plus vicieux23 ». Lombroso a cité toute une quantité de génies incontestables qui non moins incontestablement étaient des mattoïdes, des graphomanes ou des fous déclarés24, et un savant français, Lasègue, a pu émettre cette idée devenue courante : « Le génie est une névrose ». Cette assertion était imprudente, car elle permettait aux bavards ignorants de parler, avec un semblant de raison, d’exagération, et de railler les neuro-pathologistes et aliénistes qui voient un fou dans tout individu qui se permet d’être autre chose, d’être quelque chose de plus que le contribuable normal le plus ordinaire, le plus impersonnel. La science n’affirme pas que chaque génie est un fou. Il y a des génies sains, débordants de force, dont l’altier privilège consiste précisément en ce qu’une de leurs facultés intellectuelles est extraordinairement développée, sans que les autres demeurent en deçà de la mesure moyenne ; de même, naturellement, chaque fou n’est pas un génie, et la plupart des fous sont plutôt, même si l’on fait abstraction des imbéciles de différents degrés, pitoyablement stupides et incapables. Mais, dans de nombreux cas, le « dégénéré supérieur » de Magnan, de même qu’il présente çà et là une taille gigantesque ou un développement excessif de certaines parties, possède un talent particulièrement développé, aux dépens, il est vrai, des autres facultés, qui sont complètement ou partiellement étiolées25. C’est ce qui permet à l’homme compétent de distinguer, au premier coup d’œil, le génie sain du dégénéré hautement ou même très hautement doué. Que l’on enlève à celui-là la faculté particulière par laquelle il est un génie, et il restera toujours encore un homme capable, souvent d’une intelligence et d’une habileté supérieures, moral, apte à discerner, qui saura partout tenir sa place dans notre engrenage social. Que l’on tente la même épreuve avec le dégénéré, et l’on n’a qu’un criminel ou un fou que l’humanité saine ne peut employer à rien. Si Gœthe n’avait jamais écrit un seul vers, il n’en aurait pas moins été un homme d’excellente compagnie, de bons principes, un fin connaisseur d’art, un collectionneur plein de goût, un observateur pénétrant de la nature. Que l’on se représente, au contraire, un Schopenhauer qui n’aurait pas été l’auteur de livres étonnants, et l’on n’aurait devant soi qu’un original repoussant que ses mœurs devaient exclure de toute société honnête et que son délire de la persécution désignait pour l’asile d’aliénés. Le manque d’accord, le défaut d’équilibre, le côté singulièrement inutile et non satisfaisant même de la faculté à reconnaître chez le dégénéré de génie, frappent les yeux de tout observateur sain qui ne se laisse pas influencer par l’admiration bruyante de critiques eux-mêmes dégénérés, et lui permettront toujours de ne pas confondre le mattoïde avec l’homme exceptionnel sain qui ouvre de nouveaux sentiers à l’humanité et la mène à de plus hauts développements. Je ne partage pas l’avis de Lombroso, affirmant que les dégénérés de génie constituent une force propulsive du progrès humain26. Ils séduisent et aveuglent, ils exercent malheureusement aussi fréquemment une action profonde, mais celle-ci est toujours néfaste. Si on ne le remarque pas tout de suite, cela apparaît plus tard. Si les contemporains ne le constatent pas, l’historien de la civilisation le montre ultérieurement. Ils dirigent également l’humanité, par des sentiers propres qu’ils ont trouvés eux-mêmes, vers des buts nouveaux, mais ces buts sont des abîmes ou des déserts. Ils sont des guides dans les marécages comme les feux-follets, ou dans la perdition comme le preneur de rats de Hameln. Leur infécondité sinistre est expressément mise en relief par les observateurs. « Ce sont », dit Tarabaud, « des bizarres, des originaux, des déséquilibrés, des incapables ; ce sont de ces individus dont on ne peut pas dire qu’ils ne soient pas intelligents, mais ils ont une intelligence improductive27 ». « Un caractère commun les unit », écrit Legrain : « la faiblesse du jugement et l’inégal développement des facultés intellectuelles… Les conceptions ne sont jamais élevées, le débile est incapable d’avoir de grandes pensées, des idées fécondes ; ce fait contraste singulièrement avec le développement exagéré de ses facultés imaginatives28 ». « S’ils sont peintres », lit-on chez Lombroso, « la qualité dominante chez eux sera la couleur, ce seront des décoratifs. S’ils sont poètes, ils auront la rime très riche, la forme brillante, quelquefois ce seront des décadents29 ».

Ainsi sont bâtis les mieux doués de ceux qui, en art et en littérature, trouvent les nouveaux sentiers, et que des disciples enthousiastes acclament comme guides vers la terre promise de l’avenir. Parmi eux prédominent les dégénérés ou mattoïdes. A la foule, au contraire, qui les admire et jure par eux, qui imite les modes qu’ils ont imaginées et se plaît aux étrangetés décrites dans le chapitre précédent, s’applique avant tout le second des diagnostics établis plus haut : chez elle nous avons principalement affaire à l’hystérie et à la neurasthénie.

Pour des raisons que nous éclaircirons dans le chapitre suivant, l’hystérie a été jusqu’ici moins étudiée en Allemagne qu’en France, le pays où l’on s’est occupé d’elle le plus sérieusement. Ce que nous en savons, nous le devons presque exclusivement aux maîtres français. Les grands traités d’Axenfeld30, de Richer31, et particulièrement de Gilles de la Tourette32, résument d’une manière complète notre connaissance actuelle de cette maladie, et c’est sur eux que je m’appuyerai en énumérant les traits caractéristiques de l’hystérie.

Chez les hystériques, — et il ne faut pas croire que ceux-ci se trouvent exclusivement ou seulement même en plus grand nombre dans le sexe féminin, ils se rencontrent chez les hommes aussi fréquemment et peut-être plus fréquemment encore que chez les femmes33, — chez les hystériques comme chez les dégénérés, ce qui frappe avant tout, c’est une émotivité extraordinaire. « C’est bien plutôt l’impressionnabilité extrême des centres psychiques », dit M. Henri Colin, « qui constitue le caractère fondamental des hystériques…. Les hystériques sont avant tout des sensitifs34 ». Cette première propriété en engendre une autre, non moins frappante et importante : l’excessive facilité avec laquelle ils peuvent être soumis à la suggestion35. Les anciens observateurs ont toujours parlé de l’habitude illimitée du mensonge des hystériques, se sont même indignés contre elle, et en ont fait la marque par excellence de leur condition mentale. En cela ils ont commis une erreur. L’hystérique ne ment pas consciemment. Il croit à la vérité de ses fantaisies les plus folles. La mobilité maladive de son esprit, l’excitabilité exagérée de son imagination amènent à sa conscience toutes sortes d’aperceptions étranges et absurdes ; il se suggère à lui-même que ces aperceptions reposent sur des perceptions réelles, et il croit à la vérité de ses folles fantaisies jusqu’à ce qu’une suggestion nouvelle, soit propre, soit émanant d’un tiers, ait chassé la précédente. Une conséquence de la disposition de l’hystérique à la suggestion, c’est sa manie irrésistible de l’imitation36 et l’empressement avec lequel il suit toutes les inspirations des écrivains et des artistes37. Quand il voit un tableau, il veut ressembler aux personnages par l’attitude et le costume ; s’il lit un livre, il s’en approprie aveuglément les idées ; il prend pour modèles les héros des romans qu’il a justement en main, et s’identifie avec le caractère des personnes qui s’agitent devant lui sur la scène.

A l’émotivité et à la suggestibilité s’ajoute un amour de soi-même que l’on n’observe jamais en pareille mesure, il s’en faut même de beaucoup, chez les gens sains. Son propre « moi » apparaît gigantesque à l’œil intérieur de l’hystérique et emplit si complètement son horizon intellectuel, qu’il lui cache tout le reste de l’univers. Il ne supporte pas non plus l’inattention des autres. Il veut avoir autant d’importance pour autrui qu’il en a pour lui-même. « Un besoin incessant poursuit et domine l’hystérique, celui d’occuper son entourage de sa personne38 ». Un moyen de satisfaire ce besoin est d’imaginer des histoires qui le rendent intéressant. De là les aventures extraordinaires qui occupent fréquemment la police et les faits divers des journaux. L’hystérique est assailli dans la rue la plus passante par des hommes inconnus, dépouillé, maltraité, blessé, traîné dans un quartier éloigné et laissé pour mort. Il se relève péniblement et porte plainte à la police. Il peut montrer sur son corps les blessures reçues. Il précise tous les détails. Et il n’y a pas dans l’histoire un seul mot de vrai, tout a été rêvé et imaginé, et il s’est fait lui-même les blessures, afin de devenir un moment le centre de l’attention publique. Aux degrés moindres de l’hystérie, ce besoin d’attirer l’attention revêt des formes plus innocentes. Il se manifeste par des excentricités de costume et de conduite. « D’autres hystériques adorent les couleurs voyantes, les objets excentriques, aiment attirer le regard et faire parler d’eux39 ».

Il n’est pas nécessaire, je pense, de faire remarquer spécialement au lecteur combien ce portrait clinique de l’hystérique répond à la description des singularités « fin de siècle », et comment nous y rencontrons tous les traits que nous a fait connaître l’observation des phénomènes de l’époque, particulièrement la rage d’imiter, à l’extérieur, dans le vêtement, l’attitude, le port de la chevelure et de la barbe, des figures de tableaux anciens et nouveaux, et l’effort fiévreux pour attirer l’attention, par n’importe quelle étrangeté, et faire parler de soi. L’examen des dégénérés et des hystériques déclarés, dont l’état a rendu nécessaire le traitement médical, nous donne aussi la clef de détails secondaires des modes du jour. La fureur de collectionner des contemporains, l’entassement, dans les demeures, d’un bric-à-brac sans but qui n’en devient ni plus utile ni plus beau pour être baptisé du nom tendre de « bibelots », nous apparaissent sous un jour tout nouveau, quand nous savons que Magnan a constaté chez les dégénérés un instinct irrésistible d’acquérir des babioles inutiles. Cet instinct est si accusé et si particulier, que Magnan le déclare un stigmate de dégénérescence et a créé pour lui le nom « d’oniomanie », ou folie d’acheter.

On ne doit pas le confondre avec le plaisir d’acheter, propre aux malades dans le premier stade de la paralysie générale. Les achats de ces derniers sont une conséquence de leur manie des grandeurs : ils font de grandes acquisitions, parce qu’ils se croient millionnaires ou milliardaires. L’oniomane, au contraire, n’achète pas de masses considérables d’un seul et même objet, comme le paralytique général, et le prix ne lui est pas indifférent, comme à celui-ci. Il ne peut simplement passer devant une pacotille, sans ressentir le besoin de l’acquérir.

La manière singulière de certains peintres, impressionnistes, pointillistes ou mosaïstes, trembleurs ou papilloteurs, coloristes rugissants, teinturiers en gris ou en blafard, nous deviendra immédiatement compréhensible, si nous avons présentes à l’esprit les recherches de l’école de Charcot sur les troubles visuels des dégénérés et des hystériques. Les peintres qui assurent qu’ils sont sincères et rendent la nature telle qu’ils la voient, disent souvent la vérité. Le dégénéré qui souffre de nystagmus, ou tremblement du globe oculaire, percevra, en effet, le monde comme quelque chose de trémulant, d’instable, sans contours fermes, et s’il est un peintre consciencieux, il nous fournira des tableaux qui rappelleront la manière dont les dessinateurs des Fliegende Blætter de Munich représentent un chien mouillé qui se secoue vigoureusement, et qui n’éveilleront pas une idée comique uniquement parce que l’observateur attentif y lira l’effort désespéré pour rendre pleinement une impression qui, avec les moyens d’art créés par les hommes à vue normale, ne peut précisément être rendue.

Presque chez tous les hystériques existe l’anesthésie d’une partie de la rétine40. En règle générale, les endroits insensibles sont continus, et occupent la moitié extérieure de cette membrane. Dans ces cas-là, le champ visuel est plus ou moins rétréci et apparaît à l’hystérique non tel qu’à l’homme normal, — comme un cercle, — mais comme un tableau limité par une ligne capricieusement sortante et rentrante. Mais parfois les endroits anesthésiques ne sont pas continus et se trouvent répandus en forme d’îlots sur toute la rétine. Alors le malade aura dans son champ visuel toutes sortes de lacunes ou taches noires d’un effet curieux, et s’il peint ce qu’il voit, il inclinera à placer les uns près des autres des points ou taches plus ou moins gros non liés ensemble, ou liés d’une façon imparfaite. L’insensibilité n’a pas besoin d’être complète ; elle peut exister seulement pour certaines couleurs ou pour toutes les couleurs. Si l’hystérique a totalement perdu le sentiment des couleurs (achromatopsie), il voit tout uniformément gris, mais perçoit les différences de degrés de clarté. L’image du monde se présente donc à lui comme une eau-forte ou un dessin à la mine de plomb, où l’effet des couleurs absentes est remplacé par les dégradations de lumière, par la plus ou moins grande profondeur et par la vigueur des endroits blancs et noirs. Des peintres insensibles aux couleurs éprouveront naturellement de la prédilection pour la peinture blafarde, et un public souffrant du même mal ne trouvera rien de choquant à des tableaux dyschromatiques. Mais si, à côté du lait de chaux d’un Puvis de Chavannes éteignant uniformément les couleurs, le jaune, le bleu et le rouge hurlants d’un Besnard trouvent aussi des fanatiques, cela tient également à une cause que la clinique nous dévoile. « Le jaune et le bleu, couleurs périphériques, c’est-à-dire perçues par le bord extrême de la rétine », nous enseigne Gilles de la Tourette, « continueront à être perçus jusqu’à la dernière limite. Ce sont, en effet… les deux couleurs dont la sensation dans l’amblyopie hystérique se conserve le plus longtemps. Mais… chez certains malades, fréquemment même, c’est le rouge et non le bleu qui disparaît le dernier41 ».

Le rouge offre encore une autre particularité, qui explique la grande prédilection des hystériques pour lui. Les expériences ont établi que les impressions amenées au cerveau par les nerfs sensitifs exercent une influence considérable sur la nature et l’intensité des impulsions que celui-ci envoie aux nerfs moteurs42. Certaines sensations ont une action dépressive et inhibitive sur les mouvements ; d’autres, au contraire, rendent ceux-ci plus vigoureux, plus rapides et plus intenses : elles sont dynamogènes ou productrices de force. Or, comme à la dynamogénie ou production de force est toujours attaché un sentiment de plaisir, chaque être vivant éprouve le besoin de chercher des sensations dynamogènes et d’éviter les sensations inhibitives et dépressives. Or, le rouge est remarquablement dynamogène. « Ainsi », rapporte Binet, en décrivant une expérience tentée sur une hystérique atteinte d’insensibilité d’une moitié du corps, « nous mettons dans la main droite, anesthétique, d’Amélie Cle… un dynamomètre La main donne en moyenne le chiffre 12. Si on fait contempler à ce moment à la malade un disque rouge, aussitôt le chiffre de la pression inconsciente… double43… ». On comprend donc que des peintres hystériques se plongent à cœur-joie dans le rouge, et que des spectateurs hystériques éprouvent un plaisir particulier à la vue de tableaux qui agissent sur eux d’une façon dynamogène et éveillent en eux des sensations agréables.

Si le rouge est dynamogène, le violet, au contraire, est inhibant et dépressif44. Ce n’est point par hasard que le violet a été choisi par maints peuples comme couleur exclusive de deuil, et par nous comme couleur de demi-deuil. La vue de cette couleur exerce une action déprimante, et le sentiment de déplaisir qu’elle éveille répond à l’abattement d’une âme en deuil. Il est compréhensible que des hystériques et des neurasthéniques peignants auront une tendance à répandre en quelque sorte sur leurs tableaux une couleur répondant à leur état de fatigue et d’épuisement.

Ainsi naissent les peintures violettes de Manet et de son école, qui ne découlent pas d’un aspect réellement observable dans la nature, mais d’une vue intérieure, d’un état nerveux. Quand des pans de mur entiers de salons contemporains et d’expositions paraissent uniformément voilés de demi-deuil, cette prédilection pour le violet démontre simplement la débilité nerveuse des peintres.

Un autre phénomène est encore caractéristique à un haut degré de la dégénérescence des uns et de l’hystérie des autres : c’est la formation de groupes ou d’écoles fermés, s’isolant intraitablement des écoles voisines, que l’on observe actuellement dans l’art et la littérature. Des artistes ou des écrivains sains, dont l’esprit se trouve dans un état d’équilibre normal, ne songeront jamais à se former en une association que l’on peut, à son gré, nommer secte ou bande ; à rédiger un catéchisme, à se lier à des dogmes esthétiques déterminés, et à entrer en lice pour ceux-ci avec l’intolérance fanatique d’inquisiteurs espagnols. S’il y a une activité humaine qui doive être individuelle, c’est à coup sûr l’activité artistique. Le vrai talent est toujours personnel. Ce qu’il rend dans ses créations, c’est lui-même, ses propres vues et ses sentiments, et non pas les dogmes appris de n’importe quel apôtre esthétique ; il obéit à son impulsion créatrice, non à une formule théorique prêchée par le fondateur d’une nouvelle chapelle artistique ou littéraire ; il développe son œuvre dans la forme qui lui est organiquement nécessaire, et non dans celle qu’un chef de secte déclare exigée par la mode du jour. Le seul fait qu’un écrivain ou un artiste se laisse assermenter à un mot d’ordre, à un « isme » quelconque, qu’il coure avec des cris de jubilation derrière un drapeau et une musique turque, est une preuve complète de manque de personnalité, c’est-à-dire de talent. Si les mouvements intellectuels, même sains et féconds, d’une époque, sont en règle générale classés en grandes divisions qui reçoivent un nom particulier, ce sont les historiens de la civilisation ou de la littérature qui, après coup, embrassent des yeux le tableau d’ensemble de cette époque et y établissent pour leur propre commodité des sections et des classes, afin de se retrouver eux-mêmes plus facilement dans la diversité des phénomènes. Mais ces divisions sont presque toujours arbitraires et artificielles. Les esprits indépendants (il n’est pas question ici des simples imitateurs), qu’un bon critique réunit en un groupe, laisseront peut-être reconnaître une certaine ressemblance, mais en règle générale celle-ci sera le résultat d’influences extérieures, et non d’une réelle parenté intime. Personne ne peut se soustraire complètement aux influences ambiantes ; et sous l’impression des événements, les mêmes pour tous les contemporains, aussi bien que des vues scientifiques régnant à un moment donné, certains traits qui les a datent en quelque sorte se développent dans toutes les œuvres d’une époque. Mais les mêmes hommes qui, plus tard, se trouvent si naturellement réunis dans le livre de l’histoire qu’ils paraissent former une famille, ont, dans la vie, suivi loin les uns des autres leur voie particulière, et n’ont guère soupçonné qu’on les comprendrait un jour sous une désignation commune. Il en est tout autrement quand des écrivains ou des artistes se réunissent sciemment et à dessein, et fondent une école esthétique comme on fonde une banque d’escompte : avec un titre pour lequel on revendiquerait volontiers la protection de la loi, avec des statuts, un capital social, etc. Cela peut être de la spéculation ordinaire, mais, en général, c’est de la maladie. Le penchant au groupement, qui se révèle chez tous les dégénérés et les hystériques, peut prendre différentes formes. Chez les criminels, il conduit à la réunion de bandes, ainsi que Lombroso le constate expressément45 ; chez les aliénés déclarés, à la « folie à deux », dans laquelle l’un des malades impose complètement son délire à son compagnon ; chez les hystériques, à ces amitiés vives qui font répéter à Charcot en chaque circonstance : « Les nerveux se recherchent46 »; chez les écrivains enfin, à l’établissement d’écoles.

La base organique commune de ces différentes formes d’un seul et même phénomène, de la « folie à deux », de l’association des gens nerveux, de la formation d’écoles esthétiques et de la fondation de bandes de criminels, est, dans la partie active, chez les chefs et incitateurs : la prédominance d’obsessions ; dans la suite, chez les disciples, la partie soumise : la faiblesse de volonté et la suggestibilité pathologique47. Le porteur d’une obsession est un incomparable apôtre. Il n’y a pas de conviction raisonnable obtenue par un travail normal de la pensée, qui, autant qu’un délire, s’emparerait aussi complètement d’un esprit, se soumettrait aussi tyranniquement toute son activité, le pousserait aussi irrésistiblement aux paroles et aux actes.

Contre le fou et le demi-fou délirant rebondit toute démonstration de l’absurdité de ses aperceptions ; nulle contradiction, nulle raillerie, nul mépris ne le touchent ; l’opinion de la majorité lui est indifférente ; les faits qui ne sont pas à son gré, il les ignore ou les interprète de telle sorte qu’ils semblent venir en aide à son délire ; les obstacles ne l’effraient pas, parce que, contre la puissance de son délire, son instinct de conservation même est incapable de lutter, et en vertu de la même raison il est très souvent prêt à aller pour eux jusqu’au martyre. Des faibles d’esprit ou des déséquilibrés, en contact avec un délirant, sont immédiatement subjugués par la puissance de ses idées pathologiques et s’y convertissent aussitôt. Parfois il est possible de les guérir de ces délires transmis, en les séparant de ceux qui les ont provoqués ; mais souvent aussi le trouble mental survit à la séparation même.

Telle est l’histoire naturelle des écoles esthétiques. Un dégénéré proclame, sous l’effet d’une obsession, un dogme littéraire quelconque, le réalisme, la pornographie, le mysticisme, le symbolisme, le diabolisme. Il le fait avec une éloquence violente et pénétrante, avec surexcitation, avec un manque d’égards furibond. D’autres dégénérés, hystériques, neurasthéniques, se réunissent autour de lui, reçoivent le nouveau dogme de sa bouche, et vivent à partir de ce moment pour le répandre.

Dans ce cas, tous les intéressés sont de bonne foi : le fondateur comme les disciples. Ils agissent comme ils doivent agir, étant donné l’état maladif de leur cerveau et de leur système nerveux. Mais ce tableau, tout à fait clair au point de vue clinique, est généralement embrouillé quand l’apôtre d’un délire et sa suite parviennent à attirer sur eux une attention plus générale. Alors cet apôtre voit accourir à lui un tas de gens qui ne sont plus de bonne foi, qui savent très bien reconnaître le côté insensé du nouveau dogme, mais néanmoins l’acceptent, parce qu’ils espèrent gagner réputation et argent, comme membres de la nouvelle secte. Il y a dans chaque peuple dont l’art et la littérature sont développés, de nombreux eunuques intellectuels qui ne sont pas capables d’engendrer une œuvre vivante, mais arrivent très bien à imiter le geste de la procréation. Ces mutilés forment malheureusement la grande majorité des écrivains et des artistes de profession, et leur grouillante masse parasitaire étouffe trop souvent le talent vrai et spontané. Or, ce sont eux qui se hâtent de fournir l’escorte à chaque nouvelle tendance qui semble devenir à la mode. Ils sont naturellement toujours les plus modernes de tous, car nul commandement d’originalité, nulle conscience artistique ne les empêchent d’imiter constamment avec le même zèle d’artisan, en le défigurant, le modèle le plus récent. Habiles à s’approprier les extériorités, plagiaires et pasticheurs déterminés, ils s’empressent autour de chaque manifestation originale, qu’elle soit maladive ou saine, et se mettent sans perdre de temps à en fabriquer des contrefaçons. Aujourd’hui ils sont symbolistes, comme ils étaient hier réalistes ou pornographes. Ils écrivent avec la même facilité des mystères, s’ils s’en promettent renom et bon débit, comme ils bâclaient des romans de chevalerie et de brigands, des récits d’aventures, des tragédies romaines et des idylles villageoises, quand la demande des critiques de journaux et du public paraissait se porter plutôt sur cette marchandise-là. Ces praticiens qui, établissons-le de nouveau, forment la grande majorité des travailleurs intellectuels, par conséquent aussi des membres des sectes à la mode dans l’art et la littérature, sont d’ailleurs complètement sains au point de vue intellectuel, quoique à un très bas degré de développement, et celui qui les examinerait pourrait facilement mettre en doute, en ce qui concerne les fidèles des nouvelles doctrines, la justesse du diagnostic « dégénérescence ». On doit, en conséquence, apporter quelque prudence dans l’enquête, et constamment distinguer les promoteurs sincères des camelots spéculateurs qui les imitent, le fondateur de la religion et ses apôtres de la plèbe qui se préoccupe non du Discours sur la montagne, mais de la Pêche miraculeuse et de la Multiplication des pains.

Nous avons montré comment naissent les écoles : elles sont le fruit de la dégénérescence des créateurs et de leurs imitateurs convaincus. Mais qu’elles puissent venir à la mode, obtenir quelque temps des succès bruyants, cela s’explique par des particularités du public, et notamment par son hystérie. Nous avons vu que la suggestibilité excessive est le signe caractéristique des hystériques. Cette même puissance de l’obsession par laquelle le dégénéré recrute des imitateurs, groupe aussi autour de lui des partisans. Si l’on assure à l’hystérique, bien haut et sans se lasser, qu’une œuvre est belle, profonde, grosse d’avenir, il le croit. Il croit à tout ce qui lui est suggéré d’une façon suffisamment pénétrante. Quand la petite vachère Bernadette vit apparaître la Sainte Vierge dans la grotte de Lourdes, non seulement toutes les bigotes et les hystériques mâles des environs accourus au miracle crurent que la fillette hallucinée avait elle-même vu l’apparition, mais tous virent de leurs propres yeux la Sainte Vierge. M. Edmond de Goncourt raconte le fait suivant, relatif à la guerre de 1870 : « Mais la dépêche qui annonce la défaite du prince de Prusse, et la prise de 25 000 prisonniers, cette dépêche, dit-on, affichée dans l’intérieur de la Bourse (de Paris), cette dépêche, que me déclarent avoir lue des gens, au milieu desquels je la cherche dans l’intérieur, cette dépêche que — dans une étrange hallucination — des gens croient voir, en me faisant d’un doigt indicateur : « Tenez, la voilà, là ! »… et me montrant au fond un mur où il n’y a rien, — cette affiche, je ne peux la découvrir, la cherchant et la recherchant dans tous les coins de la Bourse48 ». On pourrait citer par douzaines de ces exemples d’illusions des sens suggérées à une foule excitée. Les hystériques se laissent donc, sans plus de façons, convaincre de la magnificence d’une œuvre, et ils y trouvent même ensuite des beautés de l’ordre le plus élevé, auxquelles son auteur et les trompettes de la renommée de celui-ci n’ont pas le moins du monde pensé. Une fois la secte suffisamment constituée pour avoir, outre son fondateur et les prêtres de son temple, les sacristains salariés et les enfants de chœur, encore une communauté, des processions avec bannières et chants et des cloches retentissantes, alors se joignent à elle d’autres croyants, en plus des hystériques qui se sont laissé suggérer la foi nouvelle. De jeunes gens sans discernement, qui cherchent encore leur route, vont là où ils voient la foule affluer, et ils la suivent sans hésitation, parce qu’ils croient qu’elle marche dans le vrai sentier. Des sots, qui ne craignent rien tant que d’être tenus pour arriérés, se joignent à elle avec des rugissements de vivats qui doivent les convaincre eux-mêmes qu’ils dansent, eux aussi, devant le tout nouveau triomphateur, la toute récente célébrité. Des vieillards usés, qui ont la crainte puérile que l’on sache leur âge, fréquentent assidûment le nouveau temple et mêlent leur voix chevrotante au chant des fidèles, parce qu’ils espèrent qu’en les voyant dans un groupe où prédominent les jeunes gens, on les tiendra pour jeunes.

Ainsi s’établit un attroupement en forme autour d’un infortuné dégénéré. Le fat à la mode, le « gigolo » esthétique, regarde par-dessus l’épaule de l’hystérique auquel a été suggérée l’admiration. L’intrigant marche sur les pieds du barbon qui feint la jeunesse, et entre eux tous se presse la jeunesse curieuse des rues, qui doit se trouver partout où « se passe quelque chose ». Et comme cette foule est poussée par la maladie, l’avidité du gain et la vanité, elle fait beaucoup plus de vacarme qu’un bien plus grand nombre d’hommes sains qui jouissent tranquillement et sans arrière-pensée égoïste des œuvres des talents bien portants ; ces derniers, en effet, ne se sentent pas obligés d’aller hurler leur appréciation sur les toits et ne menacent pas d’assommer les passants innocents qui ne veulent pas s’associer à leurs acclamations assourdissantes.

IV. Étiologie §

Nous avons reconnu que les tendances et modes littéraires et artistiques « fin de siècle », ainsi que l’accessibilité du public à leur égard, sont l’effet de maladies, et nous avons pu établir que ces maladies sont la dégénérescence et l’hystérie. Nous avons maintenant à rechercher comment ces maladies de l’époque sont nées, et pourquoi elles apparaissent si extraordinairement fréquentes justement en notre temps.

Morel, le grand scrutateur de la dégénérescence, ramène au fond celle-ci à l’intoxication49. Une génération qui use régulièrement, même sans excès, de stupéfiants et d’excitants sous n’importe quelle forme (boissons fermentées, tabac, opium, haschisch, arsenic), qui mange des choses corrompues (seigle ergoté, mauvais maïs), qui absorbe des poisons organiques (fièvre paludéenne, syphilis, tuberculose, goitre), engendre des descendants dégénérés qui, s’ils restent exposés aux mêmes influences, descendent rapidement aux plus bas degrés de la dégénérescence, à l’idiotisme, au nanisme, etc. Que l’intoxication des peuples civilisés continue et augmente dans la plus grande mesure, c’est ce que révèle la statistique. La consommation du tabac est montée en France, de 0 kilo 8 par tête qu’elle était en 1841, à 1 kilo 9 en 189050. On a pour l’Angleterre les chiffres correspondants de 13 et 26 onces51, pour l’Allemagne ceux de 0 kilo 8 et 1 kilo 5. L’usage de l’alcool s’est, pendant le même temps, élevé en Allemagne de 5, 45 quart (1844), à 6, 86 quart (1867), en Angleterre de 2,01 litres à 2,64 litres, en France de 1,33 litre à 4 litres52. L’augmentation de la consommation de l’opium et du haschisch est même plus forte encore, mais nous n’avons pas à nous en occuper, car seuls en souffrent les peuples orientaux, qui ne jouent aucun rôle dans le mouvement intellectuel de la race blanche. A ces influences nocives s’en ajoute encore une que Morel n’a pas connue ou n’a pas prise en considération : le séjour dans la grande ville. L’habitant de la grande ville, même le plus riche, celui qu’entoure le luxe le plus recherché, est continuellement exposé à des influences défavorables qui amoindrissent sa force vital, bien au-delà de la mesure inévitable. Il aspire un air chargé de détritus organiques, il mange des aliments flétris, contaminés, falsifiés, il se trouve dans un état perpétuel de surexcitation nerveuse, et on peut le comparer sans exagération à l’habitant d’une contrée marécageuse. L’effet de la grande ville sur l’organisme humain offre la plus grande analogie avec celui des maremmes, et sa population est victime de la même fatalité de dégénérescence et de destruction que les victimes de la malaria. La mortalité, dans la grande ville, est de plus d’un quart supérieure à la moyenne du peuple tout entier ; elle est le double de celle de la rase campagne, bien qu’en réalité elle devrait être moindre, puisque dans la grande ville prédominent les âges les plus vigoureux, où la mortalité est bien plus petite que dans l’enfance et la vieillesse53. Et les enfants eux-mêmes des grandes villes, qui ne sont pas enlevés de bonne heure, subissent l’arrêt de développement caractéristique relevé par Morel dans la population des contrées paludéennes54. Ils se développent assez normalement jusqu’à quatorze ou quinze ans, sont jusque-là éveillés, parfois même brillamment doués et promettent merveille ; puis soudainement se produit un arrêt, l’esprit s’éteint, la facilité de compréhension se perd, et le garçon qui, hier encore, était un écolier modèle, devient un cancre obtus qu’on ne peut piloter qu’avec la plus grande difficulté à travers les examens. A ces modifications intellectuelles répondent des modifications physiques. La croissance des os longs est excessivement lente ou cesse complètement, les jambes demeurent courtes, le bassin conserve une forme féminine, certains autres organes ne se développent pas davantage, et l’être entier offre un étrange et repoussant mélange d’inachèvement et de flétrissure55.

Or, on sait combien, dans la dernière génération, le nombre des habitants des grandes villes s’est accru56. Aujourd’hui, une partie incomparablement plus grande du peuple qu’il y a cinquante ans est soumise aux influences destructives de la grande ville ; le nombre des victimes de celle-ci est pour cette raison proportionnellement plus considérable que jadis, et augmente continuellement. Avec la croissance des grandes villes s’augmente parallèlement le nombre des dégénérés de toute espèce, des criminels, des fous et des « dégénérés supérieurs » de Magnan, et il est naturel que ces derniers jouent dans la vie intellectuelle un rôle toujours plus en vue, qu’ils s’efforcent d’introduire dans l’art et la littérature toujours plus d’éléments de folie.

L’énorme accroissement de l’hystérie, à notre époque, est dû en partie aux mêmes causes que la dégénérescence ; il y a en outre une cause beaucoup plus générale encore que la croissance des grandes villes, cause qui ne suffit peut-être pas à elle seule à amener la dégénérescence, mais qui est à coup sûr pleinement suffisante pour produire l’hystérie et la neurasthénie. Cette cause est la fatigue de la génération actuelle. Que l’hystérie soit en réalité une conséquence de la fatigue, c’est ce que Féré a démontré par des expériences probantes. Dans une communication à la Société de biologie de Paris, ce très distingué savant s’exprime ainsi : « J’ai observé récemment un certain nombre de faits qui mettent en évidence l’analogie qui existe entre la fatigue et la condition permanente des hystériques. On sait que chez les hystériques la symétrie des mouvements se manifeste d’une manière très caractéristique dans de nombreuses circonstances. J’ai constaté que chez les sujets normaux cette même symétrie des mouvements se retrouvait sous l’influence de la fatigue. Un phénomène qui se montre bien marqué chez les grands hystériques, c’est cette excitabilité particulière qui fait que l’on voit, sous l’influence d’excitations périphériques ou de représentations mentales, l’énergie des mouvements volontaires subir des modifications rapides et transitoires coexistantes avec des modifications parallèles de la sensibilité et des fonctions de nutrition. Cette excitabilité peut être également mise en évidence dans la fatigue… La fatigue constitue une véritable hystérie expérimentale momentanée ; elle établit une transition entre les états que nous appelons normaux et les états divers compris sous le nom d’hystérie. On peut changer en hystérique un individu normal en le fatiguant… Tous ces agents (provocateurs de l’hystérie) peuvent être ramenés, au point de vue de leur rôle pathogénique, à un processus physiologique unique : la fatigue, la dépression des phénomènes vitaux57 ».

Cette cause qui, d’après Féré, transforme des individus sains en hystériques, — la fatigue, — l’humanité civilisée tout entière y est soumise depuis un demi-siècle. Toutes ses conditions vitales ont subi en ce laps de temps une révolution dont il n’y a pas d’exemple dans l’histoire universelle. L’humanité n’offre pas un seul siècle où les inventions qui pénètrent si profondément, si tyranniquement dans la vie de chaque individu, s’entassent comme au nôtre. La découverte de l’Amérique, la Réforme, ont sans aucun doute puissamment excité les esprits et détruit certainement aussi l’équilibre de milliers de cerveaux peu résistants. Mais cela n’a pas changé l’existence matérielle des hommes. On se levait et on se couchait, on mangeait et buvait, on s’habillait, on s’amusait, on passait ses jours et ses années comme on l’avait toujours fait. De notre temps, contraire, la vapeur et l’électricité ont mis sens dessus dessous les habitudes d’existence de chaque membre des peuples civilisés, même du petit bourgeois le plus obtus et le plus borné, qui était complètement inaccessible aux pensées motrices du temps.

Dans une conférence exceptionnellement remarquable faite par le professeur À. W. de Hofmann au Congrès des naturalistes allemands de Brème en 1890, celui-ci donna, en terminant, une courte description de la vie d’un habitant de ville en 1822. Il nous montre un naturaliste qui arrive alors en poste de Brème à Leipzig. Le voyage a duré quatre jours et quatre nuits, et le voyageur est naturellement moulu. Ses amis le reçoivent et il voudrait un peu se rafraîchir ; mais il n’y a pas encore à Leipzig de bière de Munich. Après être resté un moment avec ses collègues, il va à la recherche de son auberge. Ce n’est pas chose facile, car dans les rues règne une obscurité égyptienne, interrompue seulement à de lointaines distances par la flamme fumeuse d’une lampe à l’huile. Il trouve enfin son logis et voudrait voir clair. Comme les allumettes n’existent pas encore, il en est réduit à se contusionner le bout des doigts avec le briquet à pierre, jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à allumer une chandelle. Il attend une lettre, mais celle-ci n’est pas arrivée, et il ne peut maintenant la recevoir que dans quelques jours, car la poste ne fonctionne que deux fois par semaine entre Francfort et Leipzig58

Mais il est inutile de remonter jusqu’à l’année 1822 choisie par le professeur Hofmann ; arrêtons-nous, pour la comparaison avec le présent, à l’année 1840. Ce n’est pas arbitrairement que nous prenons cette année-là. C’est environ le moment où est née la génération qui a assisté à l’irruption des nouvelles découvertes dans tous les ordres d’idées et de faits et subi en personne les transformations qui en sont la conséquence. cette génération règne et gouverne aujourd’hui, elle donne partout le ton, et elle a pour fils et pour filles la jeunesse européenne et américaine, dans laquelle les nouvelles tendances esthétiques trouvent leurs fanatiques partisans. Comparons maintenant comment les choses se passaient en 1840 et un demi-siècle plus tard dans le monde civilisé59.

En 1840, il y avait en Europe 3000 kilomètres de chemins de fer ; en 1890, il y en a 218 000 kilomètres. Le chiffre des voyageurs se montait en 1840, pour l’Allemagne, la France et l’Angleterre, à 2 millions et demi ; en 1891, il est de 614 millions. En Allemagne, chaque habitant recevait, en 1840, 85 lettres, en 1888, 200. En 1840, la poste distribuait, en France, 94 millions de lettres ; en Angleterre, 277 millions ; en 1881, 595 millions dans le premier pays, et 1299 dans le second. Les envois de lettres de tous les pays réunis, en dehors du mouvement intérieur de chaque pays pris à part, s’élevaient en 1840 à 92 millions, en 1889 à 2759. En Allemagne paraissaient, en 1840, 305 journaux, en 1891, 6800 ; en France, 776 et 5182, en Angleterre (1846) 551 et 2255. La librairie allemande produisait, en 1840, 1100 nouveaux ouvrages, en 1891, 18 700. Le commerce d’exportation et d’importation de l’univers avait, en 1840, une valeur de 85 milliards de francs ; en 1889, une valeur de 92 milliards. Les vaisseaux qui, en 1840, sont entrés dans les ports réunis de la Grande-Bretagne, contenaient 9 millions et demi de tonnes, et en 1890, 74 millions et demi. Tous les navires marchands britanniques mesuraient, en 1840, 3 200 000 tonnes, en 1890, 9 688 000.

Que l’on songe maintenant à la façon dont naissent ces chiffres formidables. Les 18 700 nouvelles publications de librairie, les 6800 journaux de l’Allemagne veulent être lus, quoique beaucoup le veulent en vain ; les 2759 millions de lettres doivent être écrites ; le mouvement commercial plus grand, les nombreux voyages, le trafic maritime plus fort, impliquent une activité proportionnellement plus considérable de chaque individu. Le dernier habitant de village a aujourd’hui un horizon géographique plus large, des intérêts intellectuels plus nombreux et plus compliqués, que le premier ministre d’un petit État et même d’un État moyen il y a un siècle ; en lisant seulement son journal, fût-ce la plus innocente feuille de chou locale, il prend part, non pas en intervenant et en décidant, sans doute, mais avec un intérêt de curiosité et de réceptivité, à mille événements qui se passent sur tous les points du globe, et il se préoccupe simultanément de l’issue d’une révolution au Chili, d’une guerre de brousse au Dahomey, d’un massacre dans la Chine du Nord, d’une famine en Russie, d’une échauffourée en Espagne, et d’une exposition universelle dans l’Amérique du Nord. Une cuisinière reçoit et expédie plus de lettres qu’autrefois un professeur de faculté, et un petit boutiquier voyage plus, voit plus de pays et de peuples, que jadis un prince régnant.

Or, toutes ces activités, même les plus simples, sont liées à un effort du système nerveux, à une consommation de matière. Chaque ligne que nous lisons ou écrivons, chaque visage humain que nous voyons, chaque conversation à laquelle nous nous livrons, chaque scène que nous percevons par la portière du train filant à toute vapeur, met en activité nos nerfs et notre cerveau. Même les petits ébranlements en chemin de fer non perçus par la conscience, les bruits perpétuels et les tableaux variés des rues d’une grande ville, notre impatience à connaître la suite de tels et tels événements, l’attente de notre journal, du facteur, des visiteurs, tout cela coûte du travail à notre cerveau. Depuis cinquante ans, la population de l’Europe n’a pas doublé ; la somme de son travail est montée au décuple, en partie même à cinquante fois plus. Chaque homme civilisé fournit donc aujourd’hui de cinq à vingt-cinq fois autant de travail qu’on lui en demandait il y a un demi-siècle.

A cet énorme accroissement de dépense organique ne répond pas et ne peut pas répondre un accroissement égal de revenu. Les Européens mangent aujourd’hui un peu plus et un peu mieux qu’il y a cinquante ans, mais nullement, il s’en faut de beaucoup, en proportion du surcroît de fatigue qui leur est actuellement imposé. Et même s’ils avaient en excès les aliments les plus choisis, cela ne leur servirait à rien, car ils seraient incapables de les digérer. Notre estomac ne peut marcher du même pas que notre cerveau et notre système nerveux ; celui-ci réclame beaucoup plus que l’autre n’est à même de donner. Il arrive donc ce qui arrive toujours quand, à de grandes dépenses, répondent de petits revenus : on consomme d’abord les économies, puis la banqueroute arrive.

L’humanité civilisée fut surprise à l’improviste par ses nouvelles découvertes et ses nouveaux progrès ; il ne lui resta pas de temps pour s’adapter aux conditions de vie nouvelles. Nous savons que nos organes acquièrent par l’exercice une capacité fonctionnelle de plus en plus grande, qu’ils se développent par leur propre activité et peuvent répondre à des exigences pour ainsi dire illimitées ; seulement à une condition : c’est que cela se fasse peu à peu, qu’il leur soit laissé du temps ; s’ils doivent fournir sans transition un multiple de la tâche habituelle, ils sont bien vite complètement paralysés. On n’a pas laissé de temps à nos pères. Pour ainsi dire d’un jour à l’autre, sans préparation, avec une soudaineté meurtrière, ils ont dû changer le pas commodément lent de l’existence antérieure contre la course échevelée de la vie moderne, et ni leur cœur ni leurs poumons n’y résistèrent. Les plus forts, eux, purent suivre, et, dans la progression la plus rapide, ne perdirent pas haleine ; mais les moins vigoureux tombèrent bientôt de droite et de gauche, et remplissent aujourd’hui de leurs corps les fossés de la voie du progrès.

Pour parler sans métaphore, la statistique indique dans quelle mesure la somme de travail de l’humanité civilisée s’est accrue depuis un demi-siècle. Cette dernière n’était pas entièrement de taille à supporter cet effort plus grand. Il l’a fatiguée et épuisée, et cet épuisement et cette fatigue se manifestent, chez la première génération, sous forme d’hystérie acquise ; chez la seconde, d’hystérisme héréditaire.

Les nouvelles écoles esthétiques et leur succès sont une forme de cette hystérie en masse ; mais elles sont loin d’être la seule. La maladie de l’époque se manifeste encore par beaucoup d’autres phénomènes qui peuvent être mesurés et comptés, c’est-à-dire qui sont susceptibles d’être constatés scientifiquement. Et ces symptômes certains et non équivoques d’épuisement sont bien propres à éclairer les profanes qui pourraient croire à première vue que c’est arbitrairement que le spécialiste rapporte à l’état de fatigue de l’humanité civilisée les tendances à la mode dans l’art et la littérature.

C’est devenu un lieu commun de parler de l’augmentation constante des crimes, de la folie et des suicides. En 1840, en Prusse, sur 100 000 personnes ayant l’âge de la responsabilité criminelle, il y avait 714 condamnés ; en 1888, 1102. (Communication épistolaire du bureau de statistique prussien). En 1865, sur 10000 Européens il se produisait 63 suicides ; en 1883, 109, et, depuis, le nombre en a encore considérablement augmenté. On a, dans les vingt dernières années, découvert et dénommé un certain nombre de nouvelles maladies nerveuses60. Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’elles ont toujours existé, mais qu’elles ont passé inaperçues. Si elles étaient apparues quelque part, on aurait bien su les reconnaître, car alors même que les théories régnant en médecine aux diverses époques étaient erronées, il y a toujours eu des médecins perspicaces et attentifs qui ont su observer. Si donc on ne remarqua pas les nouvelles maladies nerveuses, c’est que précédemment elles n’apparaissaient pas. Et elles sont exclusivement une conséquence des conditions d’existence actuelles de l’humanité civilisée. Maintes affections du système nerveux portent déjà une dénomination qui implique qu’elles sont une conséquence immédiate d’influences de la civilisation moderne. Les noms de « railway-spine » (moelle épinière-chemin de fer) et de « railway-brain » (cerveau-chemin de fer), que les pathologistes anglais et américains ont donné à certains états de ces organes, montrent qu’ils leur reconnaissent pour cause les commotions que le voyageur subit perpétuellement ou accidentellement en wagon. Le fort accroissement de la consommation des narcotiques et des stimulants, qui a été démontré plus haut par des chiffres, a également sa source incontestable dans l’épuisement des contemporains. Il y a là un désastreux cercle vicieux d’actions réciproques. Le buveur (et vraisemblablement aussi le fumeur) engendre des enfants affaiblis, héréditairement fatigués ou dégénérés, et ceux-ci boivent et fument à leur tour, parce qu’ils sont fatigués, aspirent à une excitation, à un instant de factice sentiment de vigueur ou à l’apaisement de leur excitabilité douloureuse, puis ensuite, par faiblesse de volonté, ne peuvent résister à leur habitude lorsqu’ils ont reconnu que celle-ci augmente à la longue aussi bien leur épuisement que leur excitabilité61.

Beaucoup d’observateurs établissent que la génération actuelle vieillit bien plus tôt que les générations précédentes. Dans son discours d’ouverture du semestre d’hiver de l’année 1891 à la Faculté de médecine de l’Université Victoria, sir James Crichton-Browne montre cet effet du genre de vie actuel sur les contemporains62. De 1859 à 1863 sont mortes en Angleterre, de maladies de cœur, 92 181 personnes ; de 1884 à 88, il en est mort 224 102. Les maladies nerveuses ont emporté, de 1864 à 68, 196 000 personnes ; de 1884 à 88, 260 558. La différence de chiffres serait bien plus frappante encore, si sir James avait choisi, pour la comparer au présent, une période plus reculée, car en 1865 la haute pression sous laquelle travaillaient les Anglais était déjà presque aussi forte qu’en 1885. Les morts qu’ont enlevés les maladies de cœur et de nerfs sont les victimes de la civilisation. Cœur et système nerveux s’écroulent tout d’abord sous le surmenage. Sir James dit encore dans son discours : « Hommes et femmes vieillissent avant l’âge. La vieillesse empiète sur la vigueur de la virilité… Les morts uniquement dues à la vieillesse se trouvent maintenant reportées entre l’âge de quarante-cinq et de cinquante-cinq ans… ». M. Gritchett (un éminent oculiste) dit : « Ma propre expérience, qui s’étend maintenant sur un quart de siècle, me porte à croire qu’hommes et femmes recherchent maintenant le secours des lunettes à une période de leur vie moins avancée que ne le faisaient leurs ancêtres… Cette moyenne est maintenant près de quarante-cinq ans ». Les dentistes établissent que les dents se gâtent et tombent plus vite que jadis. Le Dr Lieving assure que la calvitie précoce est « surtout le propre des gens de tempérament nerveux et d’esprit actif, mais de santé générale faible ». On n’a qu’à passer en revue le cercle de ses amis et connaissances, pour remarquer que l’on commence à grisonner bien plus tôt qu’autrefois. La plupart des hommes et des femmes découvrent aujourd’hui leurs premiers cheveux blancs au commencement de la trentaine, et beaucoup bien plus jeunes encore. Jadis le cheveu blanc était l’accompagnement de la cinquantaine.

Tous les symptômes énumérés sont des conséquences d’états de fatigue et d’épuisement, et ceux-ci à leur tour sont l’effet de la civilisation contemporaine, du vertige et du tourbillonnement de notre vie enragée, du nombre prodigieusement accru de sensations et de réactions organiques, c’est-à-dire de perceptions, de jugements et d’impulsions motrices qui se pressent aujourd’hui dans une unité de temps donnée. A cette cause générale des phénomènes pathologiques contemporains s’ajoute encore en France une cause particulière. Par les épouvantables pertes de sang que le corps national français avait subies dans les vingt années de guerres napoléoniennes, par les violents ébranlements moraux auxquels il avait été soumis lors de la grande Révolution et pendant la durée de l’épopée impériale, il se trouva particulièrement mal préparé à l’assaut des grandes découvertes du siècle, et en fut plus fortement secoué que les autres peuples plus robustes et plus capables de résistance. Sur ce peuple aux nerfs affaiblis et prédestiné aux troubles morbides fondit ensuite l’épouvantable catastrophe de 1870. Il s’était cru, avec une satisfaction de lui-même touchant presque à la folie des grandeurs, le premier peuple du monde, et il se vit soudain humilié et écrasé. Toutes ses convictions s’écroulèrent brusquement. Chaque Français individuellement subit des revers de fortune, perdit des membres de sa famille, et se sentit personnellement atteint dans ses conceptions les plus chères, voire même dans son honneur. Le peuple tout entier tomba dans l’état d’un homme qu’un coup écrasant de la destinée frappe soudainement dans ses biens, sa situation, sa famille, sa considération, son estime de lui-même. Des milliers de gens perdirent la raison. On observa même dans Paris une véritable épidémie de maladies mentales, pour lesquelles on trouva un nom spécial : la folie obsidionale. Et ceux-là même qui ne perdirent pas directement la raison, virent leur système nerveux s’altérer d’une manière durable. Cela explique qu’en France l’hystérie et la neurasthénie soient si fréquentes et apparaissent sous des formes si variées, et qu’on ait pu les étudier dans ce pays plus exactement que partout ailleurs. Mais cela explique aussi que c’est précisément en France que devaient prendre naissance les modes les plus délirantes en art et en littérature, et que là précisément on eut pour la première fois suffisamment conscience de l’épuisement maladif dont nous avons parlé, pour chercher à son sujet un mot particulier et trouver la dénomination de « fin de siècle ».

Je crois avoir prouvé ma thèse. Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d’esprit crépusculaire qui s’exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d’hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis. Et la dégénérescence et l’hystérie de leur côté sont les conséquences d’une usure organique exagérée, subie par les peuples à la suite de l’augmentation gigantesque du travail à fournir et du fort accroissement des grandes villes.

Guidé par cette chaîne solidement enclavée des causes et des effets, tout homme accessible à la logique reconnaîtra qu’il commet une lourde erreur, en voyant dans les écoles esthétiques surgies depuis quelques années les porte-bannières d’un nouveau temps. Elles n’indiquent pas du geste l’avenir, mais étendent la main vers le passé. Leur parole n’est pas une prophétie extatique, mais le balbutiement et le radotage déraisonnants de malades d’esprit, et ce que les profanes prennent pour des explosions de force juvénile surabondante et de turbulent désir de procréation, n’est en fait que les spasmes et convulsions de l’épuisement.

Il ne faut pas se laisser abuser par certains mots d’ordre qui reparaissent fréquemment dans les œuvres de ces soi-disant novateurs. Ils parlent de socialisme, d’émancipation intellectuelle, etc., et ont ainsi l’apparence d’être pénétrés des idées et tendances du temps présent. Mais ce n’est qu’une vaine apparence. Les mots à la mode sont piqués çà et là dans l’œuvre sans y avoir leur racine, les tendances de l’époque y apparaissent seulement comme un badigeon extérieur. C’est un phénomène observé dans tout délire, qu’il reçoit sa coloration particulière du degré de culture du malade et des idées dominantes de l’époque dans laquelle il vit. Le catholique en proie à la folie des grandeurs se tient pour le pape, le juif pour le Messie, l’Allemand pour l’empereur ou un feld-maréchal, le Français pour le président de la République. Dans la folie de la persécution, le malade accusait autrefois la méchanceté et les mauvais tours des envoûteurs et des sorcières ; aujourd’hui il se plaint que ses ennemis imaginaires lui envoient des courants électriques dans les nerfs et le tourmentent avec le magnétisme. Les dégénérés radotent aujourd’hui de socialisme et de darwinisme, parce que ces mots, et, dans le meilleur cas, les idées aussi qui s’y rattachent, leur sont familiers. Ces œuvres soi-disant socialistes et libres penseuses de dégénérés favorisent aussi peu le développement de la société vers des formes économiques plus équitables et des vues plus raisonnables sur le mécanisme du monde, que les plaintes et les peintures d’un individu atteint de la folie de la persécution, qui rend l’électricité responsable de ses sensations désagréables, ne contribuent à la connaissance de cette force. Ces œuvres confuses ou platement bavardes, qui ont la prétention d’apporter des solutions aux graves questions de notre temps ou du moins de les préparer, forment même un obstacle et un arrêt, parce qu’elles troublent les têtes faibles ou incultes, leur suggèrent de fausses idées, et les rendent plus difficilement accessibles ou même complètement fermées à des enseignements rationnels.

Le lecteur est maintenant placé aux divers points de vue d’où il peut voir les nouvelles tendances esthétiques sous leur vrai jour et leur vraie forme. Ce sera la tâche des livres suivants de démontrer le caractère pathologique de chacune de ces tendances et de rechercher avec quelle espèce particulière de délires dégénératifs ou de processus psychiques hystériques elles sont apparentées ou identiques.

Livre II :
Le mysticisme §

I. Psychologie du mysticisme §

Nous avons déjà vu que le mysticisme est un des symptômes principaux de la dégénérescence. Il apparaît si généralement à la suite de celle-ci, qu’il n’est guère d’observation clinique de dégénérés où il ne soit consigné. Citer ici des autorités est à peu près aussi inutile que de le faire à l’appui de l’affirmation que, dans la fièvre typhoïde, on observe une élévation de température. Reproduisons donc seulement cette constatation de Legrain : « Les idées mystiques doivent être mises au bilan de la folie des dégénérés. Il est deux états où elles sont observées : ce sont le délire épileptique et le délire hystérique63 ». Quand Fédéroff, qui mentionne le délire religieux et l’extase parmi les phénomènes accompagnateurs de l’attaque hystérique, en fait la spécialité de la femme, il commet une erreur, car ils sont au moins aussi fréquents chez les hystériques et dégénérés mâles, que chez les malades du sexe féminin64.

Que faut-il entendre par cette expression un peu vague : mysticisme ? Ce mot désigne un état d’âme dans lequel on croit percevoir ou pressentir des rapports inconnus et inexplicables entre les phénomènes, où l’on reconnaît dans les choses des indications de mystères, et où on les considère comme des symboles par lesquels quelque puissance obscure cherche à révéler, ou du moins à faire soupçonner, toutes sortes de choses merveilleuses que l’on s’efforce de deviner, le plus souvent en vain. Cet état d’âme est toujours lié à de fortes émotions que la conscience conçoit comme un effet de ses pressentiments ; mais, au contraire, ces émotions les précèdent et forment la cause des pressentiments, lesquels reçoivent d’elles leur tendance et leur coloris particuliers.

Tous les phénomènes du monde et de la vie se présentent au mystique autrement qu’à l’homme sain. Le mot le plus simple prononcé en sa présence lui semble une allusion à quelque chose de caché ; dans les mouvements les plus ordinaires et les plus naturels, il voit des avertissements secrets ; toutes les choses ont pour lui de profonds lointains ; elles jettent de larges ombres sur les domaines voisins ; elles envoient de vastes racines dans les couches abyssales. Chaque représentation qui surgit dans son esprit montre du doigt en silence, mais avec un regard et un geste qui en disent beaucoup, d’autres représentations nettes ou vagues, et lui fournit l’occasion d’associer des aperceptions entre lesquelles les autres ne trouvent aucun rapport. Par suite de cette particularité d’esprit, le mystique vit comme, environné de masques inquiétants, derrière lesquels apparaissent des yeux énigmatiques, et qu’il contemple avec une terreur constante, car il n’est jamais sûr de reconnaître les formes qui se pressent autour de lui sous le déguisement. « Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent », telle est l’affirmation caractéristique que l’on entend souvent sortir de la bouche du mystique. On lit dans l’observation d’un dégénéré de la clinique de Magnan : « Un enfant lui demande à boire à la fontaine Wallace ; il ne trouve pas cela naturel. Cet enfant le suit, et cela le surprend. Une autre fois, enfin, il voit une femme assise sur une borne, et il se demande ce que cela peut bien vouloir dire65 ». Dans les cas extrêmes, cette manière de voir maladive s’élève jusqu’à l’hallucination, qui en règle générale affecte l’ouïe, mais peut aussi s’adresser à la vue et aux autres sens. Alors le mystique ne se borne pas à soupçonner ou à deviner, dans les phénomènes et derrière eux, quelque mystère, mais il entend et voit matériellement des choses qui pour les êtres sains n’existent pas.

L’observation psychiatrique se contente de décrire cet état d’esprit et d’établir son existence chez les dégénérés et les hystériques ; mais cela ne suffit pas. Nous voulons aussi savoir de quelle façon le cerveau dégénéré ou épuisé tombe dans le mysticisme. Pour comprendre comment la chose se passe, il nous faut remonter à quelques faits simples de la vie psychique66.

La pensée consciente est une fonction de l’écorce cérébrale, tissu composé d’innombrables cellules nerveuses reliées les unes aux autres par les fibres nerveuses. A ce tissu aboutissent les nerfs de la périphérie du corps et des organes intérieurs. Un de ces nerfs est-il excité (le nerf optique par un rayon lumineux, un nerf cutané par un contact, un nerf organique par une transformation chimique interne, etc.), il propage son excitation jusqu’à la cellule nerveuse de l’écorce cérébrale, dans laquelle il débouche. Cette cellule subit par là des transformations chimiques qui, dans l’état sain de l’organisme, sont en proportion directe de la force d’excitation. La cellule nerveuse directement atteinte par l’excitation du nerf périphérique communique de son côté l’excitation reçue à toutes les cellules voisines auxquelles elle est reliée par des trajets fibreux ; le phénomène s’étend dans tous les sens comme une onde circulaire suscitée par un objet jeté dans l’eau, et il se dissipe peu à peu, absolument comme cette onde : plus vite ou plus lentement, avec une étendue plus ou moins grande, selon que l’excitation qui l’a occasionné a été plus forte ou plus faible.

Chaque excitation qui frappe un endroit de l’écorce cérébrale a pour conséquence à cet endroit une affluence de sang qui lui amène des matières nutritives67. La cellule cérébrale décompose ces matières et convertit en d’autres formes de force la force emmagasinée en elles : ces formes sont les aperceptions et les impulsions motrices68. Comment une décomposition de matières se transforme en aperceptions, comment un fait chimique devient conscience, c’est ce que personne ne sait ; mais ce qui est hors de doute, c’est qu’à la décomposition de matières, dans les cellules cérébrales excitées, sont liées des aperceptions conscientes69.

Aux propriétés fondamentales de la cellule nerveuse appartient encore, à côté de la faculté de répondre à une excitation par une action chimique, une autre faculté : celle de conserver l’image de la quantité et de la qualité de cette excitation. Pour exprimer la chose en termes populaires, nous dirons que la cellule est capable de se rappeler ses impressions. Si maintenant une excitation nouvelle, quoique faible, la frappe, elle éveille en elle l’image d’excitations semblables qui l’ont frappée précédemment, et cette image rappelée renforce la nouvelle excitation et la rend plus nette, plus compréhensible à la conscience. Si la cellule n’avait pas de mémoire, la conscience serait éternellement impuissante à interpréter ses impressions et ne parviendrait jamais à une représentation du monde extérieur. Les excitations immédiates individuelles pourraient, il est vrai, être perçues, mais elles resteraient sans cohésion et dépourvues de sens, étant insuffisantes pour conduire, par elles seules, à la connaissance, sans la coopération d’impressions précédentes. La première condition d’une activité cérébrale normale est donc la mémoire.

L’excitation qui frappe une cellule cérébrale donne lieu, comme nous l’avons vu, à une propagation de cette excitation aux cellules voisines, à une onde excitatrice se répandant dans tous les sens. Comme chaque excitation est liée à la naissance d’aperceptions conscientes, cela signifie que chaque excitation appelle dans la conscience un grand nombre d’aperceptions, et non seulement celles qui se rapportent à la cause extérieure immédiate de l’excitation perçue, mais aussi celles qui n’ont été éveillées que parce que les cellules qui les élaborent sont situées par hasard dans le voisinage de la cellule ou du groupe de cellules frappés immédiatement par l’excitation extérieure. L’onde excitatrice est, comme tout autre mouvement d’onde, plus forte à son point de départ, puis elle va en décroissant dans les limites où sa périphérie s’élargit, jusqu’à ce qu’elle finisse par se perdre dans l’imperceptible. Cela explique que les aperceptions dont le substratum anatomique est situé dans le voisinage immédiat des cellules d’abord frappées par l’excitation, sont les plus vives ; que celles nées dans les cellules plus éloignées ont un peu moins de netteté, et que cette netteté décroît de plus en plus, jusqu’à ce que la conscience finisse par ne plus les percevoir et qu’elles tombent, pour employer l’expression scientifique, au-dessous du seuil de la conscience. Ce n’est donc pas seulement dans la cellule vers laquelle elle est conduite immédiatement, mais aussi dans une quantité innombrable d’autres cellules qui lui sont voisines et sont reliées à elle, que chaque excitation éveille l’activité accompagnée d’aperception. Ainsi naissent simultanément, ou, pour parler plus justement, dans une succession d’une rapidité non mesurable, des milliers d’aperceptions d’une netteté régulièrement décroissante ; et comme des milliers d’excitations organiques externes et internes frappent incessamment le cerveau, des milliers d’ondes excitatrices courent continuellement dans le cerveau, se croisant et se pénétrant de la manière la plus variée, et éveillant dans leur parcours des millions d’aperceptions qui surgissent, pâlissent et disparaissent. C’est à quoi Gœthe fait allusion, quand il dépeint en termes si magnifiques comment

…. Un coup de pédale met en mouvement mille fils.
Les navettes glissent comme des traits de-ci, de-là.
Les fils coulent inaperçus ;
Chaque coup noue mille entrecroisements.

La faculté du souvenir n’est pas propre à la cellule nerveuse seulement, mais aussi à la fibre nerveuse, qui n’est qu’une modification de celle-là. Elle a de la mémoire pour l’excitation qu’elle a conduite, comme la cellule pour celle qu’elle a transformée en aperception et en mouvement. Elle est plus facilement parcourue par une excitation qu’elle a déjà conduite une fois, que par une excitation qu’elle doit transmettre pour la première fois d’une cellule à l’autre. Chaque excitation qui frappe une cellule s’étendra dans la direction de la moindre résistance, et cette moindre résistance lui est opposée par les voies nerveuses qu’elle a déjà parcourues précédemment. Ainsi se forment, pour la propagation d’une onde d’excitation, une route déterminée, une habitude de marche. Ce sont toujours les mêmes cellules nerveuses qui s’envoient réciproquement leurs excitations, une aperception éveille toujours les mêmes suites d’aperceptions et apparaît toujours accompagnée par elles dans la conscience. Ce fait s’appelle association d’idées.

Ce n’est ni l’arbitraire ni le hasard qui déterminent à quelles autres cellules une cellule excitée envoie routinièrement son excitation, quelles aperceptions d’accompagnement une aperception éveillée amène avec elle à la conscience. L’enchaînement des aperceptions est au contraire soumis à des lois que Wundt, notamment, a bien résumées.

Quiconque n’est pas né aveugle et sourd, comme l’infortunée Laure Bridgman que citent tous les psychologues, ne sera jamais frappé par une seule excitation périphérique, mais toujours par beaucoup à la fois. Chaque phénomène du monde extérieur a, en règle générale, non une seule qualité, mais plusieurs, et comme ce que nous nommons qualité est la cause présumée d’une excitation sensorielle donnée, cela veut dire que les phénomènes s’adressent habituellement à plusieurs sens à la fois, qu’ils sont à la fois vus, entendus, sentis, et à la fois vus à des degrés divers de luminosité et de coloration, entendus avec des timbres différents, etc. Les phénomènes peu nombreux qui n’ont qu’une seule qualité et par conséquent n’excitent qu’un seul sens, — le tonnerre, par exemple, qui est seul entendu, quoique avec beaucoup de gradations, — apparaissent eux-mêmes accompagnés d’autres phénomènes : ainsi, avec le tonnerre, pour nous en tenir à cet exemple, il y a toujours ciel chargé de nuages, éclairs et pluie. Notre cerveau est donc habitué à recevoir à la fois de chaque phénomène plusieurs excitations qui émanent en partie des différentes qualités du phénomène lui-même, en partie des phénomènes qui apparaissent habituellement en même temps que le premier. Il suffit maintenant qu’une seule de ces excitations frappe le cerveau pour éveiller aussi en lui les autres excitations du même groupe, grâce à l’association habituelle des images gardées. La simultanéité des impressions est par conséquent une cause d’association d’idées.

Une seule et même qualité appartient à beaucoup de phénomènes. Il y a toute une série de choses qui sont bleues, rondes, lisses. La possession commune d’une qualité implique une ressemblance qui est d’autant plus grande, que plus nombreuses sont les qualités communes. Mais chacune des qualités fait partie d’un groupe de qualités habituellement associées et peut, par le mécanisme de la simultanéité, éveiller l’image gardée de ce groupe. Par suite de la ressemblance, les images gardées ou souvenirs de tous les groupes auxquels est commune la qualité qui crée leur ressemblance, pourront en conséquence être éveillés. La couleur bleue, par exemple, est une qualité qui appartient à la fois au ciel serein, au bleuet, à la mer, à certains yeux, à maints uniformes militaires. La perception du bleu éveillera le souvenir de plusieurs choses ou de beaucoup de choses bleues qui n’ont d’autre rapport entre elles que cette couleur qui leur est commune. La ressemblance est par conséquent une seconde cause de l’association des idées.

C’est une particularité de la cellule cérébrale, qu’avec une aperception elle élabore toujours en même temps aussi le contraire de celle-ci. Vraisemblablement ce que nous percevons comme contraire n’est, dans sa forme primitive et la plus simple, que la conscience de la cessation d’une aperception déterminée. De même que l’épuisement des nerfs visuels par l’effet d’une couleur éveille en eux la sensation de la couleur complémentaire, ainsi, dans l’épuisement d’une cellule cérébrale par l’élaboration d’une aperception, l’aperception opposée semble être entraînée dans la conscience. Que cette interprétation soit juste ou non, le fait lui-même est établi par le « double sens contraire des racines primitives », trouvé par K. Abel70. Le contraste est la troisième cause d’association des idées.

Beaucoup de phénomènes apparaissent dans le même espace collatéralement ou successivement, et nous associons l’idée d’un endroit donné à des objets auxquels il sert habituellement de cadre. Simultanéité, ressemblance, contraste et apparition dans le même espace sont en conséquence, d’après Wundt, les quatre conditions auxquelles les phénomènes sont liés dans notre conscience par l’association des idées. James Sully a cru devoir en ajouter une cinquième : le fait que des aperceptions ont leur racine dans une même émotion71. Mais dans tous les exemples apportés par l’éminent psychologue anglais, on peut démontrer aisément l’existence d’une ou de plusieurs des lois de Wundt.

Pour qu’un organisme puisse se maintenir, il doit être capable d’utiliser à son profit les forces naturelles et de se garantir contre les nocivités de tout genre. Il ne le peut que s’il a connaissance de ces nocivités et des forces naturelles à utiliser, et il le peut d’autant mieux et plus sûrement, que cette connaissance est plus complète. Dans l’organisme supérieurement différencié, le cerveau et le système nerveux ont la tâche d’acquérir la connaissance du monde extérieur et de l’employer à l’avantage de l’organisme. L’accomplissement de sa tâche est rendu possible au cerveau par la mémoire, et le mécanisme par lequel la mémoire est mise au service de la connaissance est l’association d’idées. Car il est clair qu’un cerveau dans lequel une unique perception éveille, par l’effet de l’association d’idées, toute une série d’aperceptions cohérentes, reconnaîtra, comprendra et jugera beaucoup plus vite qu’un autre, dans lequel n’existerait pas d’association d’idées ; ce dernier, par conséquent, ne formera que des idées ayant pour contenu les perceptions sensorielles immédiates et les aperceptions qui naissent dans les cellules que le hasard du voisinage a placées dans le cercle d’une onde d’excitation. Au cerveau qui travaille avec association d’idées, la perception d’un rayon lumineux, d’une note, suffit pour former instantanément l’aperception de l’objet duquel émane cette excitation sensorielle et de ses rapports dans le temps et l’espace, pour unir ces aperceptions en idées, et de ces idées abstraire un jugement. Au cerveau sans association d’idées, cette perception donnerait seulement l’aperception qu’il a devant lui quelque chose de lumineux ou de sonore ; en même temps s’éveilleraient des aperceptions qui n’auraient rien de commun avec cet objet clair ou sonore ; il ne pourrait donc se faire aucune représentation de l’objet excitateur du sens, mais il devrait d’abord acquérir toute une série d’autres impressions de plusieurs sens ou de tous les sens, pour connaître les différentes qualités de l’objet dont une seule note ou une seule couleur a été perçue d’abord, et les réunir en une aperception unique. Même, dans ce cas, le cerveau saurait seulement comment l’objet est constitué, c’est-à-dire ce que le cerveau a immédiatement devant lui, mais nullement comment cet objet se comporte vis-à-vis les autres choses, où et quand il a déjà été perçu, de quels phénomènes il était accompagné, etc. La connaissance ainsi acquise de l’objet serait par conséquent encore complètement inutilisable pour la formation d’un jugement exact. On voit maintenant quel énorme avantage l’association d’idées fournit à l’organisme dans la lutte pour l’existence, et quel immense progrès dans le développement du cerveau et de ses fonctions cette acquisition signifie.

Cela n’est vrai toutefois qu’avec une restriction. L’association d’idées en soi ne facilite pas plus au cerveau sa tâche de connaître et de juger, que ne le fait la tumultueuse apparition d’images conservées dans le voisinage du centre d’excitation. Les aperceptions que l’association d’idées appelle à la conscience sont, il est vrai, avec le phénomène qui a envoyé une excitation dans le cerveau et a été perçu par celui-ci, en un rapport un peu plus étroit que celles qui surgissent dans le cercle géométrique de l’onde d’excitation ; mais ce rapport même est si lâche, qu’il ne prête aucun secours utile à l’interprétation du phénomène. Nous ne devons pas oublier que toutes nos perceptions, aperceptions et idées sont, par l’association d’idées, attachées les unes aux autres de plus près ou de plus loin. Comme, dans l’exemple cité plus haut, la perception du bleu éveille les aperceptions du ciel, de la mer, d’un œil bleu, d’un uniforme, etc., ainsi chacune de ces aperceptions éveillera à son tour les idées qui, d’après la loi de Wundt, leur sont associées : le ciel, la représentation d’étoiles, de nuages, de pluie ; la mer, celle de vaisseaux, de voyages, de pays étrangers, de poissons, de perles, etc. ; l’œil bleu, celles d’un visage de jeune fille, de l’amour et de toutes ses émotions, etc. Bref, cette unique perception peut, par le mécanisme de l’association d’idées, éveiller à peu près toutes les aperceptions que nous avons jamais formées, et l’objet bleu que nous avons effectivement devant les yeux et percevons, n’est ni rendu plus clair ni expliqué par ce tumulte de représentations qui ne se rapportent pas immédiatement à lui.

Donc, pour que l’association d’idées remplisse sa fonction dans l’activité cérébrale et se comporte en acquisition utile de l’organisme, une chose doit intervenir : l’attention. C’est elle qui apporte de l’ordre dans le chaos des représentations éveillées par l’association d’idées, et qui les fait servir à la connaissance et au jugement.

Qu’est-ce que l’attention ? Th. Ribot dit que « c’est un monoïdéisme intellectuel avec adaptation spontanée ou artificielle de l’individu72 ». En d’autres mots, l’attention est la faculté qu’a le cerveau de supprimer une partie des images conservées ou souvenirs qui, par l’association d’idées ou l’onde d’excitation, arrivent à la conscience à chaque excitation d’une cellule cérébrale ou d’un groupe de cellules, et de ne laisser subsister qu’une autre partie : les souvenirs qui se rapportent à la cause excitatrice, l’objet qui vient d’être perçu.

Qui fait ce tri parmi les images conservées ? L’excitation même, qui met en action les cellules cérébrales. Les cellules le plus fortement excitées sont naturellement celles en rapport immédiat avec les nerfs périphériques apportant l’excitation. Un peu plus faible est déjà l’excitation des cellules auxquelles la cellule primitivement excitée envoie son excitation par la voie nerveuse habituelle ; encore plus faible celle des cellules qui, par le même mécanisme, reçoivent leur excitation de la cellule excitée en seconde ligne. En conséquence, l’aperception la plus vive sera celle qu’éveille la perception immédiate ; un peu plus faible déjà sera la représentation qu’éveille la première aperception par l’association d’idées ; plus faible encore celle qu’amène de son côté la représentation associée. Nous savons de plus qu’un phénomène n’exerce jamais une excitation unique, mais plusieurs excitations à la fois. Si nous voyons, par exemple, un homme devant nous, nous ne percevons pas seulement un point de lui, mais une partie plus ou moins grande de sa surface, c’est-à-dire tout un grand nombre de points différemment colorés et différemment éclairés ; en outre, nous l’entendons peut-être, nous le touchons peut-être aussi, et nous percevons en tout cas, en dehors de lui-même, quelque chose aussi de son entourage, de ses rapports dans l’espace. Ainsi naît dans notre cerveau toute une quantité de centres d’excitations, qui agissent simultanément de la façon décrite plus haut. Dans la conscience surgit une série d’aperceptions primitives qui sont plus fortes, c’est-à-dire plus nettes que les représentations associées, réveillées à leur suite ; et ces aperceptions plus nettes sont précisément celles causées par l’homme qui est devant nous. Elles sont en quelque sorte les points les plus lumineux parmi d’autres moins brillants. Ces points plus lumineux prédominent nécessairement dans la conscience sur les moins lumineux. Ils remplissent la conscience, qui les réunit en un jugement. Car ce que nous nommons jugement n’est, en dernière analyse, rien autre chose que l’apparition simultanée dans la conscience d’un nombre d’aperceptions et de représentations que nous mettons en rapport les unes avec les autres, simplement parce que nous prenons conscience d’elles en même temps. La prédominance que les aperceptions plus claires gagnent dans la conscience sur les plus obscures, les aperceptions primitives sur les représentations amenées à leur suite, leur permet, avec l’aide de la volonté, d’influencer un certain temps en leur faveur toute l’activité cérébrale, c’est-à-dire de supprimer les représentations plus faibles, — celles amenées à la suite des aperceptions primitives, — de combattre celles qui ne se laissent pas lier à elles, d’en renforcer d’autres qui les renforcent elles-mêmes et qui, au milieu de l’incessante apparition et disparition des aperceptions se chassant les unes les autres, leur assurent quelque durée ; enfin, de les entraîner dans leur cercle d’excitation, ou de commencer seulement à les éveiller. L’intervention de la volonté dans cette lutte pour l’existence des aperceptions, je me la représente ainsi : la volonté envoie aux muscles des artères cérébrales des impulsions motrices (probablement inconscientes) ; par là les vaisseaux sanguins sont élargis ou rétrécis selon le besoin, et l’afflux du sang est plus ou moins abondant73. Les cellules qui ne reçoivent pas de sang doivent cesser leur travail ; celles qui en reçoivent une forte quantité peuvent au contraire fonctionner plus vigoureusement. La volonté qui, sous l’impulsion d’un groupe d’aperceptions obtenant temporairement la prédominance, préside à cette distribution de sang, ressemble donc à un serviteur incessamment occupé, dans un appartement, à allumer, sur l’ordre de son maître, ici la flamme du gaz, là à la monter davantage, ailleurs à la baisser ou à l’éteindre, de telle sorte que ce coin de l’appartement est alternativement clair, demi-obscur ou sombre74. La prédominance d’un groupe d’aperceptions ne lui permet pas seulement de mettre à son service, pendant la durée de son règne, les cellules cérébrales, mais l’organisme tout entier, et non seulement de se renforcer à l’aide des représentations qu’elle évoque par l’association d’idées, mais aussi de chercher de nouvelles impressions sensorielles et d’en écarter d’autres, afin d’obtenir par les unes de nouvelles excitations favorables à leur existence, de nouvelles aperceptions primitives, et d’exclure, par l’écartement des autres, les excitations qui menacent leur existence. Je vois, par exemple, dans la rue, un passant qui, pour une raison quelconque, est capable d’exciter mon attention. L’attention supprime immédiatement toutes les autres aperceptions qui étaient encore dans ma conscience, et laisse seulement subsister celles qui ont le passant pour objet. Pour renforcer ces aperceptions, je le suis des yeux, c’est-à-dire que les muscles ciliaires, les muscles oculaires, puis les muscles du cou, peut-être encore ceux du tronc et des jambes, reçoivent des impulsions motrices qui n’ont d’autre but que de me procurer, de l’objet de mon attention, toujours de nouvelles impressions sensorielles par lesquelles les aperceptions qui le concernent se renforcent et s’augmentent continuellement. Les autres personnes qui, pendant ce temps, surgissent dans mon champ visuel, je ne les remarque pas ; les sons qui frappent mon oreille, je ne m’y arrête pas ; je ne les entends peut-être même pas, si mon attention est assez forte ; je les entendrais au contraire immédiatement, s’ils émanaient du passant ou se rapportaient à lui. C’est là cette « adaptation de l’organisme tout entier à une idée prédominante » dont parle M. Ribot. C’est elle qui nous donne la connaissance exacte du monde extérieur. Sans elle, cette connaissance serait beaucoup plus difficile à obtenir et resterait beaucoup plus incomplète. Cette adaptation durera jusqu’à ce que les cellules porteuses des idées prédominantes se fatiguent. Alors elles devront nécessairement céder leur prédominance à d’autres groupes de cellules, et celles-ci à leur tour acquerront la puissance d’adapter l’organisme à leurs buts.

C’est donc seulement par l’attention, comme nous l’avons vu, que la faculté d’association d’idées devient une qualité profitable à l’organisme, et l’attention n’est autre chose que la faculté que possède la volonté de déterminer dans la conscience l’allumage, le degré de clarté, la durée et l’extinction des représentations. Plus forte est la volonté, et plus complètement nous pouvons adapter notre organisme tout entier à une aperception donnée, plus nous pouvons nous procurer d’impressions sensorielles servant à les rendre plus nettes, attirer par l’association d’idées des souvenirs qui les complètent et les rectifient, d’autant plus décidément supprimer les aperceptions qui les troublent ou leur sont étrangères, en un mot, plus sera étendue et exacte notre connaissance des phénomènes et de leur véritable rapport.

La civilisation, la suprématie sur les forcés de la nature, sont uniquement le résultat de l’attention ; toutes les erreurs, toutes les superstitions, des suites de son absence. Les fausses idées sur le rapport des phénomènes naissent de l’observation défectueuse de ceux-ci et sont rectifiées par une observation plus exacte. Or, observer, ce n’est autre chose qu’amener intentionnellement au cerveau des impressions sensorielles déterminées et élever par là un groupe d’aperceptions à une telle force et à une telle clarté, qu’il peut acquérir dans la conscience la prépondérance, éveiller par l’association d’idées les souvenirs qui leur sont adéquats, supprimer ceux qui sont inconciliables avec elles. L’observation, qui est la base de tous les progrès, est donc l’adaptation, par l’attention, des organes des sens et de leurs centres de perception à une aperception ou à un groupe d’aperceptions prédominant dans la conscience.

L’état d’attention ne laisse subsister dans la conscience aucune obscurité. Car, ou bien la volonté renforce chaque aperception surgissante jusqu’à la pleine lumière et à la netteté, ou bien, si elle ne le peut pas, elle l’éteint complètement. La conscience de l’homme sain, à volonté énergique et par là attentif, ressemble à une pièce vivement éclairée dans laquelle l’œil voit distinctement tous les objets, où tous les contours sont nets et où ne nagent nulle part d’ombres indécises.

L’attention a ainsi pour prémisse une volonté forte, et celle-ci, à son tour, est le propre d’un cerveau normalement construit et non fatigué. Le dégénéré, dont le cerveau et le système nerveux sont caractérisés par des arrêts de développement ou des anomalies congénitales, l’hystérique, dans lequel nous avons reconnu un épuisé, manquent absolument de volonté ou ne la possèdent qu’à un degré diminué. La conséquence de la faiblesse ou du manque de volonté est l’incapacité d’attention. Alexandre Starr a publié vingt-trois cas de lésions ou affections des lobes frontaux du cerveau dans lesquels il était « impossible (aux malades) de fixer leur attention75 », et M. Ribot remarque : « L’homme surmené par une longue marche…, le convalescent sortant d’une grave maladie, en un mot tous les débilités, sont incapables d’attention… Cette impuissance coïncide en somme avec toutes les formes d’épuisement76 ».

L’activité cérébrale des dégénérés et des hystériques, non surveillée ni guidée par l’attention, est capricieuse, dépourvue de plan et de but. Les représentations sont appelées à la conscience par le jeu d’association d’idées illimitées et peuvent s’y donner libre carrière. Elles s’allument et s’éteignent automatiquement, et la volonté n’intervient pas pour les renforcer ou les supprimer. Côte à côte apparaissent des représentations qui sont étrangères les unes aux autres ou s’excluent mutuellement. Comme elles sont contenues dans la conscience simultanément et à peu près avec la même intensité, la conscience, conformément à la loi de son activité, les réunit en une idée qui, nécessairement, est absurde, et ne peut exprimer les rapports réels des phénomènes.

Le manque ou la faiblesse d’attention conduit donc en premier lieu à de faux jugements sur l’univers, sur les qualités des choses et leurs rapports entre elles. La conscience obtient une image défigurée et vague du monde extérieur. Mais il y a une seconde conséquence. Le décours chaotique des excitations le long des voies de l’association d’idées et du voisinage anatomique éveille l’activité de groupes cellulaires proches, plus éloignés et très éloignés, qui restent abandonnés à eux-mêmes et ne travaillent qu’aussi longtemps, aussi vigoureusement ou faiblement, que cela répond au degré d’intensité de l’excitation qui les a frappés. Il naît dans la conscience des aperceptions claires, plus sombres et très obscures, qui disparaissent au bout de quelque temps, sans avoir été éclairées au-delà de leur degré primitif de clarté. Les aperceptions nettes donnent bien une idée, mais elle ne peut être un seul instant ferme et claire, parce qu’aux aperceptions nettes dont elle est composée s’en mêlent d’autres que la conscience ne perçoit qu’indistinctement ou ne perçoit plus du tout. De telles aperceptions demi-obscures surgissent aussi chez l’homme sain au-dessus du seuil de la conscience, mais l’attention intervient aussitôt pour les éclairer complètement ou pour les supprimer. Ces harmoniques accompagnant chaque idée ne peuvent donc fausser la note fondamentale. Les spectres d’idées surgissants ne sont pas capables d’exercer de l’influence sur la pensée, parce que l’attention ou bien leur éclaire vivement le visage, ou bien les rejette dans leur souterrain de l’inconscient.

Il en est autrement chez le dégénéré et l’épuisé, qui souffrent de faiblesse de volonté et de défaut d’attention, Les représentations-frontières pâles, à peine reconnaissables, sont perçues en même temps que les aperceptions centrales bien éclairées. Le jugement devient chancelant et fuyant comme les brumes au vent du matin. La conscience qui aperçoit les représentations-frontières spectralement transparentes, informes, cherche en vain à les saisir et les interprète sans sûreté, comme on attribue aux contours des nuages des ressemblances avec les choses ou les êtres. Ceux qui, dans la nuit noire, ont cherché à reconnaître les objets à l’horizon lointain, peuvent se faire une idée du tableau qu’offre le monde intellectuel d’un débile. Voyez, là, cette masse sombre. Qu’est-ce ? Un arbre ? Une meule de foin ? Un brigand ? Une bête fauve ? Faut-il fuir ? Faut-il lui courir sus ? L’impossibilité de reconnaître l’objet plus soupçonné que perçu remplit de trouble et d’angoisse. C’est là aussi l’état d’âme du débile en face de ses représentations-frontières. Il croit voir en elles cent choses à la fois, et il met toutes les formes qu’il se figure apercevoir, en rapport avec l’aperception principale qui les a provoquées. Mais il a très bien l’impression que ce rapport est inconcevable et inexplicable. Il réunit des aperceptions en une idée qui est en contradiction avec toutes les expériences, à laquelle il doit cependant accorder la même valeur qu’à toutes ses autres idées et à ses autres jugements, parce qu’elle prend naissance de la même façon que ceux-ci. Et s’il veut se rendre compte à lui-même de ce que contient son jugement, de quelles aperceptions particulières il se compose, il s’aperçoit que ces aperceptions n’en sont pas en réalité, mais des ombres méconnaissables d’aperceptions auxquelles il cherche en vain à donner un nom. Cet état d’esprit dans lequel on s’efforce de voir et où l’on croit voir, mais où l’on ne voit pas ; dans lequel on doit former des idées à l’aide d’aperceptions qui dupent et agacent la conscience à la façon des feux follets ou des vapeurs sur les marécages ; dans lequel on s’imagine percevoir entre des phénomènes nets et des ombres ambiguës et informes des rapports impossibles à suivre, — cet état d’esprit est ce que l’on nomme le mysticisme.

A la pensée nébuleuse du mystique, répond sa façon indécise de s’exprimer. Le mot, même le plus abstrait, correspond à une représentation concrète ou à une notion formée des qualités communes à différentes représentations semblables, qui continue à trahir son origine concrète. Pour ce que l’on croit voir comme à travers de la, fumée, sans forme reconnaissable, nulle langue n’a de mot. Mais le mystique, lui, a dans sa conscience de semblables, représentations spectrales sans contours et sans autres qualités, et il emploie, pour les exprimer, ou des mots connus auxquels il donne un sens tout différent du sens familier à tous, ou il ressent l’insuffisance du vocabulaire créé par les gens sains et se forge des mots nouveaux, particuliers, entièrement incompréhensibles pour tout autre, et dont lui seul connaît le sens nuageusement chaotique ; ou enfin il incorpore les différentes interprétations qu’il donne à ses représentations informes dans autant de mots, et produit alors ces juxtapositions stupéfiantes d’expressions s’excluant les unes les autres, qui ne peuvent raisonnablement être unies d’aucune façon, et qui sont si caractéristiques pour le mystique. Il parle alors, comme les mystiques allemands des xviie et xviiie siècles, du « feu froid » de l’enfer et de la « lumière obscure » de Satan, ou il dit, comme le dégénéré de la 28e observation de Legrain, que « Dieu lui apparaît sous la forme d’ombres lumineuses77 », ou il remarque, comme un autre malade du même : « Vous m’avez procuré une soirée immuable78 ».

Le lecteur ou l’auditeur sain, qui a confiance en son propre jugement et examine les choses en pleine clarté et indépendance, reconnaît naturellement aussitôt que les expressions mystiques sont dépourvues de sens et ne réflètent que la pensée confuse du mystique. Mais la majorité des hommes n’a ni confiance en soi-même ni capacité de jugement, et ne peut se défaire du penchant naturel que l’on a de lier à chaque mot un sens. Or, comme les mots du mystique n’ont en eux ou dans leur juxtaposition aucun sens déterminé, on leur en donne un arbitrairement, on y fait entrer un sens mystérieux. Aussi, l’effet du mode d’expression mystique sur les gens qui se laissent ahurir est-il très fort. Il leur donne à penser, comme ils disent, c’est-à-dire qu’il leur permet de s’abandonner à toutes les rêveries possibles, ce qui est beaucoup plus commode, et par conséquent plus agréable, que de suivre péniblement des aperceptions et idées à contours fermement dessinés ne permettant ni digressions ni échappées79. Il transporte leur esprit dans l’état d’activité intellectuelle déterminé par la seule association d’idées sans frein, propre au mystique ; il éveille aussi en eux ses représentations-frontières ambiguës et inexprimables, et il leur donne le pressentiment des rapports les plus étranges, les plus impossibles des choses entre elles. Le mystique paraît « profond », pour cette raison, à tous les imbéciles, et cette épithète, par le sens qu’elle a pris dans leurs bouches, est devenue presque offensante. Réellement profonds sont seuls les esprits exceptionnellement vigoureux qui peuvent soumettre leur activité intellectuelle à la discipline d’une attention particulièrement puissante. De tels esprits sont capables d’utiliser l’association d’idées de la manière la plus parfaite, de donner la plus grande acuité et la plus grande clarté à toutes les représentations appelées par elle à la conscience, de les supprimer sûrement et rapidement si elles ne s’accordent pas avec les autres, de se créer de nouvelles impressions sensorielles si celles-ci sont nécessaires pour rendre encore plus vivaces et plus nets les idées et jugements qui justement prédominent en eux ; ils obtiennent de cette façon un tableau du monde d’une incomparable luminosité, et découvrent entre les phénomènes des rapports réels qui restent nécessairement cachés à une attention plus faible. Cette profondeur réelle des esprits extraordinairement vigoureux est toute clarté. Elle chasse les ombres des recoins cachés et remplit les abîmes de rayonnements. La profondeur apparente du mystique est, par contre, toute obscurité. Elle fait paraître les choses profondes par les mêmes moyens que la nuit : en rendant non perceptibles leurs contours. Le mystique dissout le dessin arrêté des phénomènes, il étend sur eux des voiles et les enveloppe d’une vapeur bleue. Il trouble ce qui est clair et rend opaque ce qui est transparent, comme la seiche trouble les eaux de l’Océan. Ceux donc qui voient le monde à travers les yeux du mystique, plongent le regard dans une masse noire ondoyante où ils peuvent trouver tout ce qu’ils veulent, quoique, en réalité, ils ne perçoivent rien, et justement parce qu’ils ne perçoivent rien. Pour les imbéciles, tout ce qui est clair, fermement dessiné, et qui n’admet pour cette raison qu’une seule interprétation, est plat. Ils regardent comme profond tout ce qui n’a aucun sens et peut, par conséquent, recevoir toutes les interprétations imaginables. L’analyse mathématique est pour eux plate, la théologie et la métaphysique sont profondes. Plat est le droit romain, profonds sont la Clef des songes et les prophéties de Nostradamus. Les figures qui apparaissent, la nuit de la Saint-Sylvestre, dans le plomb fondu où les bonnes gens prétendent lire l’avenir, seraient les symboles exacts de leur profondeur.

Le contenu de la pensée mystique est déterminé par le caractère et le degré de culture du dégénéré et de l’hystérique. Il ne faut jamais oublier, en effet, que le cerveau pathologiquement altéré ou épuisé est simplement un milieu de culture ensemencé par l’éducation, l’instruction, les impressions et les expériences de la vie, etc. Les grains de semence ne naissent pas en lui, ils reçoivent seulement en lui et par lui leurs arrêts de développement, rabougrissements, malformations et rejets fous spéciaux. Le naturaliste qui perd la faculté de l’attention devient un « philosophe de la nature » ou un inventeur de l’espace à quatre dimensions, comme l’infortuné Zœllner. L’homme grossier et ignorant des basses couches populaires tombe dans la plus sauvage superstition. Le mystique élevé religieusement et nourri de dogmes rapporte ses représentations nébuleuses aux choses de la foi et les interprète comme des révélations sur la nature de la Sainte Trinité ou sur l’existence avant la naissance et après la mort. L’ingénieur en proie au mysticisme s’exténue à des inventions impossibles, croît être sur la trace de la solution du problème du mouvement perpétuel, imagine des communications entre la terre et les astres, des puits conduisant au noyau incandescent de notre globe, etc. L’astronome devient astrologue, le chimiste alchimiste et chercheur de la pierre philosophale, le mathématicien travaille à la quadrature du cercle ou à la découverte d’un système dans lequel l’idée de progrès s’exprime par un calcul intégral, et la guerre de 1870 par une équation.

Comme nous l’avons expliqué plus haut, l’écorce cérébrale reçoit ses excitations non seulement des nerfs périphériques, mais aussi de la profondeur de l’organisme, des nerfs des organes et des centres nerveux de la moelle épinière et du grand sympathique. Chaque état d’excitation, dans ces centres, influence les cellules cérébrales et éveille en elles des aperceptions plus ou moins nettes qui se rapportent nécessairement à l’activité des centres desquels l’excitation émane. Quelques exemples rendront la chose claire aux profanes. Si l’organisme éprouve le besoin de nourriture, c’est-à-dire si nous avons faim, nous n’avons pas seulement conscience en général d’un désir obscur d’aliments, mais il naît aussi dans notre esprit des représentations déterminées de mets, de tables servies, de tous les accessoires qui jouent un rôle dans le repas. Si pour une raison quelconque, peut-être à cause d’une maladie de cœur ou de poumons, nous ne pouvons pas bien respirer, nous n’éprouvons pas seulement une avidité d’air, mais nous avons aussi des représentations secondaires de nature anxieuse, pressentiments de dangers d’espèce inconnue, réminiscences mélancoliques, etc., c’est-à-dire des représentations de phénomènes qui habituellement arrêtent ou gênent la respiration. Dans le sommeil aussi, les excitations organiques exercent cette influence sur l’écorce cérébrale, et nous leur devons les rêves somatiques, c’est-à-dire ceux qui se rapportent à l’activité des organes qui se trouvent justement dans un état anormal.

Or, on sait que certains centres nerveux organiques, notamment les centres sexuels dans la moelle épinière et la moelle allongée, sont chez les dégénérés fréquemment mal formés ou pathologiquement surexcités. Les excitations qui en partent éveillent en conséquence, dans le cerveau d’un dégénéré de cette espèce, des aperceptions en rapports étroits ou lointains avec la sexualité, et ces aperceptions sont durables, parce que durables également sont les états d’excitation qui les occasionnent. Dans la conscience d’un tel dégénéré subsistent donc constamment, à côté des autres aperceptions qu’éveillent les excitations changeantes du monde extérieur, des aperceptions du domaine de la sexualité, et il rattache à chaque impression qu’il reçoit des êtres et des choses, des idées érotiques. Ainsi il en arrive à soupçonner des rapports mystérieux entre tous les phénomènes possibles de la réalité, entre un train de chemin de fer, le titre de son journal, un piano, etc., et la femme, et il éprouve, par suite de vues, de paroles, d’odeurs qui ne produisent cette impression sur aucun homme sain, des excitations de nature érotique qu’il rapporte à des propriétés inconnues de ces vues, de ces paroles, de ces odeurs. Il advient ainsi que le mysticisme a, dans le plus grand nombre de cas, une teinte érotique nette, et le mystique, interprétant ses représentations-frontières obscures, a constamment une tendance à leur attribuer un sens érotique. Le mélange de spiritualité et de sensualisme, de ferveur religieuse et amoureuse qui caractérise la pensée mystique, a frappé les yeux des observateurs mêmes qui ne comprennent pas de quelle façon il se produit.

Le mysticisme que j’ai étudié jusqu’ici est l’incapacité, basée sur une faiblesse de volonté congénitale ou acquise, de diriger par l’attention l’action de l’association d’idées, d’attirer dans le cercle lumineux central de la conscience les représentations-frontières nébuleuses, et de supprimer les aperceptions incompatibles avec celles qui fixent justement l’attention. Mais il y a aussi une autre forme de mysticisme, qui a pour cause non une attention défectueuse, mais une anomalie de l’excitabilité du cerveau et du système nerveux.

Dans l’organisme sain, les nerfs sensitifs conduisent au cerveau les impressions du monde extérieur dans toute leur force, et l’excitation de la cellule cérébrale est en rapport direct avec l’intensité de l’excitation qui lui est amenée. D’autre façon se comporte un organisme dégénéré ou épuisé. Chez celui-ci le cerveau peut avoir perdu son excitabilité normale ; il est obtus, et les excitations qui lui sont amenées ne l’ébranlent que faiblement. Un tel cerveau ne parvient jamais à élaborer des aperceptions nettement délimitées. Il pense toujours d’une façon phantomatique et vague. Mais je n’ai pas à décrire longuement les particularités de son fonctionnement, car un cerveau obtus existe rarement chez le dégénéré supérieur et ne joue aucun rôle en littérature et en art. Le possesseur d’un cerveau difficilement excitable a bien rarement l’idée de faire des vers ou de peindre. Il ne compte que comme public prédestiné et reconnaissant du mystique créateur. L’excitabilité insuffisante peut ensuite être un attribut des nerfs sensitifs. Ce trouble occasionne des anomalies de la vie intellectuelle sur lesquelles je m’étendrai dans le livre suivant. Enfin, au lieu d’obtusion, il peut y avoir de l’hyperexcitabilité, et celle-ci peut être propre à tout le système nerveux et au cerveau ou seulement à quelques portions de celui-ci. L’hyperexcitabilité générale donne ces natures maladivement sensitives qui tirent des phénomènes les plus indifférents les impressions les plus étonnantes, entendent les « sanglots du crépuscule », frissonnent au contact d’une fleur, distinguent dans le murmure de la brise d’effrayantes prophéties et de terribles menaces, etc.80 L’hyperexcitabilité de quelques groupes de cellules de l’écorce cérébrale donne lieu à d’autres phénomènes. Dans la portion du cerveau ébranlée soit par une excitation périphérique ou par une excitation de voisinage, par une impression sensorielle ou par une association d’idées, l’activité cellulaire, en ce cas, ne s’effectue pas proportionnellement à l’intensité de l’excitation, mais elle est plus forte et plus durable que ne le justifie l’excitation qui l’occasionne. Le groupe de cellules ébranlé ne rentre que difficilement ou même plus du tout en repos. Il absorbe de grandes quantités de matières nutritives pour les dissocier, et les enlève aux autres portions du cerveau. Il travaille comme un mécanisme qu’une main maladroite a mis en branle et n’est plus capable d’arrêter. Si l’on peut comparer l’activité normale des cellules du cerveau à une combustion calme, il faut voir dans l’activité du groupe cellulaire morbidement hyperexcitable une explosion, et une explosion qui unit la durée à la violence. Sur une excitation, s’enflamme ensuite dans la conscience une aperception ou une série d’aperceptions, de notions et d’idées, qui illuminent cette dernière avec la clarté d’un incendie, et surpassent en éclat toutes les autres aperceptions.

Selon le degré d’hyperexcitabililé morbide de quelques portions du cerveau, la prédominance des aperceptions élaborées par elles est aussi plus ou moins exclusive et invincible. A des degrés modérés naissent les obsessions, que la conscience reconnaît comme maladives. Elles n’excluent pas une activité cérébrale saine. A côté d’elles s’éveillent et s’éteignent des aperceptions normales, et la conscience s’habitue à traiter les obsessions simultanément présentes en quelque sorte comme des corps étrangers et à les exclure de ses idées et de ses jugements. A un degré plus élevé, l’obsession devient idée fixe. Les portions hyperexcitables du cerveau établissent leurs aperceptions avec une telle vigueur, que la conscience en est remplie et ne peut plus les distinguer de celles qui sont une conséquence d’impressions sensorielles et en reflètent exactement la qualité et l’intensité. Alors nous avons affaire aux hallucinations et aux délires. Au degré le plus haut enfin naît l’extase, que M. Ribot nomme « la forme aiguë de la tendance à l’unité de la conscience ». Dans l’extase, la portion cérébrale excitée travaille avec une telle violence, qu’elle supprime l’activité de tout le reste du cerveau. L’extatique est complètement insensible aux excitations extérieures. Il n’y a aucune aperception, aucune réunion d’aperceptions en notions et de notions en idées et jugements. Une seule aperception ou un seul groupe d’aperceptions remplit la conscience. Ces aperceptions sont de la plus grande netteté et clarté. La conscience est comme inondée d’une aveuglante lumière de midi. Il se passe donc ici exactement le contraire de ce que l’on observe chez le mystique ordinaire. A l’extase sont liées des émotions excessivement fortes dans lesquelles la plus ardente volupté se mêle à la douleur. Ces émotions accompagnent chaque activité violente et démesurée des cellules nerveuses, chaque désagrégation excessive, semblable à une explosion, de la matière nutritive nerveuse. La sensation de volupté est un exemple de ces phénomènes accompagnateurs de désagrégations extraordinaires dans la cellule nerveuse. Chez l’homme sain, les centres sexuels sont les seuls qui, conformément à leur fonction, sont différenciés, organisés de telle sorte qu’ils n’exercent pas une activité uniforme et constante ; mais, la plus grande partie du temps, ils se reposent complètement et emmagasinent de grandes quantités de matières nutritives, pour les désagréger ensuite soudainement, d’une façon en quelque sorte explosive. Chaque centre nerveux qui travaillerait ainsi nous procurerait des sensations de volupté, mais il n’y a justement pas chez l’homme sain, en dehors des centres sexuels, d’autre centre qui aurait à travailler ainsi pour répondre aux buts de l’organisme. Chez le dégénéré, au contraire, quelques centres cérébraux morbidement surexcités travaillent de cette façon, et les ravissements qui accompagnent leur activité explosive sont plus puissants que les sensations de volupté, dans la mesure où les centres cérébraux sont plus sensibles que les centres rachidiens subalternes, et plus obtus. Les grands extatiques, une sainte Thérèse, un Mahomet, un Ignace de Loyola, sont absolument dignes de foi, quand ils assurent que les voluptés qui accompagnent leurs extases ne sont comparables à rien de terrestre et sont presque au-dessus des forces d’un mortel. Cette remarque prouve qu’ils ont conscience aussi de la douleur aiguë qui accompagne la désagrégation dans les cellules cérébrales surexcitées, et qu’une analyse attentive discerne dans chaque sensation voluptueuse très forte. La circonstance que la seule sensation organique normale à nous connue, qui soit semblable aux sensations de l’extase, est la sensation de la volupté, explique que les extatiques relient par l’association d’idées des représentations érotiques à leurs aperceptions extatiques ; ils interprètent l’extase elle-même comme une espèce d’acte d’amour supra-terrestre, comme une union d’espèce indiciblement élevée et pure avec Dieu ou la Sainte Vierge. Cette mise en tiers de Dieu et des saints est la conséquence naturelle d’une éducation religieuse qui engendre l’habitude d’envisager les choses inexplicables comme surnaturelles, et d’établir un rapport entre elles et les représentations de la religion.

Nous avons vu maintenant que le mysticisme découle de l’incapacité de refréner l’association d’idées par l’attention, et que cette incapacité est la conséquence de la faiblesse de la volonté, tandis que l’extase est l’effet d’une hyperexcitabilité maladive de quelques centres cérébraux. Mais l’incapacité d’attention produit encore, outre le mysticisme, d’autres particularités de la pensée que nous nous contenterons de mentionner rapidement. Aux plus bas degrés de la dégénérescence, dans l’idiotisme, l’attention manque absolument. Nulle excitation n’est capable de la faire naître, et il n’y a aucun moyen extérieur pour produire une impression dans un cerveau d’idiot et éveiller dans sa conscience des aperceptions déterminées. Dans la dégénérescence moins complète, — l’imbécillité, — l’attention est possible, mais excessivement faible et fugitive. En série ascendante on trouve chez l’imbécile d’abord la fuite d’idées, c’est-à-dire l’impuissance de fixer les représentations s’appelant automatiquement les unes les autres à la conscience d’après les lois de l’association d’idées, et de les réunir en une idée ou jugement ; puis la rêvasserie, qui est une autre forme de la fuite d’idées, mais se distingue d’elle en ce que les représentations dont elle se compose sont faiblement élaborées, par conséquent nébuleuses et indistinctes, au point parfois qu’un imbécile auquel on demande soudainement dans sa rêverie à quoi il pense, n’est pas en état d’indiquer ce qui se trouve justement dans sa conscience. Tous les observateurs établissent que le dégénéré supérieur est fréquemment « original, brillant, spirituel », qu’il est incapable, il est vrai, d’activités qui réclament de l’attention et la discipline de soi-même, mais qu’il a de forts penchants artistiques. Toutes ces particularités sont imputables à l’action déréglée de l’association d’idées.

Que l’on se rappelle comment travaille le cerveau incapable d’attention : une perception éveille une aperception, qui appelle à la conscience mille autres représentations associées. L’esprit sain supprime les aperceptions ou représentations contradictoires ou qui ne s’accordent pas raisonnablement avec la première aperception ; l’imbécile ne le peut pas. La simple consonance détermine le décours de sa pensée. Il entend un mot et éprouve le besoin de le répéter une fois ou plusieurs fois : écholalie. Ou bien ce mot évoque dans sa conscience des mots semblables apparentés à celui-là seulement par le son, non par le sens81, et alors il pense et parle dans une suite de rimes absolument incohérentes ; ou bien les mots ont, outre la consonance, quelque parenté très éloignée et très faible de signification, et alors naît le jeu de mots ou calembour. Le profane incline à qualifier de spirituel l’imbécile qui rime et fait des jeux de mots, sans songer que cette façon de lier les représentations d’après le son des mots déjoue le but de la pensée, puisqu’au lieu de conduire à la connaissance du véritable rapport des phénomènes, elle en éloigne. Nulle mauvaise plaisanterie n’a jamais facilité la découverte d’une vérité, et ceux qui ont pu tenter de converser sérieusement avec un imbécile faisant de l’esprit, ont reconnu l’impossibilité de l’attacher à une suite d’idées, d’obtenir de lui une conclusion logique, de lui faire comprendre un fait ou un rapport de causalité. Quand l’enchaînement des aperceptions s’effectue non seulement d’après les impressions de l’ouïe, non d’après la pure consonance, mais aussi d’après les autres lois de l’association des idées, alors naissent ces juxtapositions de mots que le profane qualifie de « mode d’expression original » et qui procurent à leur auteur un renom de « brillant » causeur ou écrivain.

Le Dr Sollier cite quelques exemples caractéristiques du mode d’expression « original » d’imbéciles82. L’un disait à son camarade : « Tu as l’air d’un sucre d’orge en nourrice ». Un autre formulait en ces termes l’idée que son ami le faisait tellement rire, qu’il ne pouvait pas retenir sa salive : « Tu me fais baver des ronds de chapeaux ». L’accouplement de mots qui, par le sens, sont incohérents ou très peu cohérents, est en règle générale une preuve d’imbécillité, quoique trop souvent il étonne et fasse rire. Le genre d’esprit qu’à Paris on nomme « blague » ou « esprit du boulevard » est, aux yeux du psychologue, de l’imbécillité. Et que cet esprit puisse s’allier aux tendances artistiques, cela est compréhensible. Toutes les professions qui réclament la connaissance de la réalité et l’adaptation à celle-ci, présument l’attention. Mais l’attention manque à l’imbécile, qui est par conséquent inapte aux professions sérieuses. Certaines occupations artistiques, notamment celles de genre subordonné, sont au contraire conciliables avec l’association d’idées débridée, la rêverie, même la fuite de pensées, parce qu’elles réclament seulement une très faible adaptation à la réalité et ont, par cette raison, une grande force d’attraction pour l’imbécile.

Entre la pensée et le mouvement existe un parallélisme exact qui s’explique par ce fait, que l’élaboration d’aperceptions n’est autre chose qu’une modification de l’élaboration des impulsions motrices. Les phénomènes moteurs rendent sensible au profane, de la façon la plus claire, le mécanisme de l’activité pensante. A l’association d’idées répond l’association automatique des contractions musculaires, à l’attention la coordination. De même qu’en l’absence d’attention ne naît pas d’idée raisonnable, de même, avec le manque de coordination, ne naît pas de mouvement utile. A l’idiotisme du cerveau il faut assimiler la paralysie, à l’obsession et à l’idée fixe le tic de mouvement (tressaillement involontaire). Les plaisanteries de l’imbécile sont comme des coups d’épée dans l’air, les idées et les jugements des cerveaux sains comme une escrime soigneusement calculée en vue de la défense et de l’attaque. Le mysticisme trouve son image dans les mouvements sans but et sans force, souvent simplement esquissés, du tremblement sénile et paralytique, et l’extase constitue pour un centre cérébral le même état qu’un spasme tonique continu et violent pour un muscle ou un groupe de muscles.

II. Les préraphaélites §

Le mysticisme est l’état habituel des hommes, et nullement une disposition extraordinaire de leur esprit. Un cerveau vigoureux qui élabore chaque aperception en pleine netteté, une volonté forte qui arrête l’attention si difficile à fixer, sont des dons rares. Pour muser et rêver, pour laisser vagabonder l’imagination capricieuse dans les méandres de l’association d’idées, il faut un effort moindre ; et cet état d’âme est, par cette raison, de beaucoup préféré au dur travail de l’observation et du jugement raisonnable. C’est ainsi que la conscience des hommes est remplie d’une foule immense d’ombres de pensée ambiguës, et, règle générale, ils ne voient bien distinctement que les phénomènes journellement renouvelés de leur vie personnelle la plus étroite, et, parmi eux, ceux avant tout qui sont l’objet de leurs besoins immédiats.

Le langage, ce grand auxiliaire du développement de la pensée humaine, n’est pas un bienfait sans mélange. Il porte dans la conscience de la plupart des hommes incomparablement plus d’obscurité que de clarté. Il enrichit leur mémoire de sons, non d’images nettement dessinées de la réalité. Le mot, écrit ou parlé, excite un sens, la vue ou l’ouïe, et dégage une activité du cerveau, c’est vrai. Il éveille toujours une aperception. Une suite de notes musicales le fait aussi. Un mot inconnu, un mot baroque, un nom propre, un air raclé sur un crin-crin, font penser aussi, mais à quelque chose d’indéterminé, ou d’absurde, ou d’arbitraire. C’est une peine absolument perdue que de vouloir donner à un individu, par le mot, de nouvelles aperceptions et notions et élargir le cercle de sa connaissance lucide. Le mot ne peut jamais évoquer que les représentations que l’individu possède déjà, et, en dernière analyse, chacun ne travaille qu’avec le fonds d’aperceptions qu’il a acquises par une observation personnelle attentive du monde. Cependant on ne peut renoncer aux excitations que nous apporte le langage. Le désir de saisir sans lacunes l’ensemble du monde phénoménal est irrésistible, mais la possibilité d’aperceptions personnelles est restreinte même dans le cas le plus favorable. Ce que nous n’avons pas éprouvé nous-mêmes, nous nous le faisons dire par les autres, les morts et les vivants. Le mot doit remplacer pour nous des impressions sensorielles immédiates. Il est, après tout, lui-même aussi une impression sensorielle, et notre conscience est habituée à assimiler cette impression aux autres, à accorder la même valeur à l’aperception qu’éveille le mot qu’aux aperceptions que nous avons obtenues par la coopération simultanée de tous les sens, par le dévisagement et la palpation de toutes les faces, le déplacement et le soulèvement, l’examen par l’ouïe et l’odorat, de l’objet lui-même. Mais cette assimilation de valeur est un vice de raisonnement. Elle est dans tous les cas fausse, si le mot doit faire plus qu’évoquer dans la conscience le souvenir d’une aperception acquise par une perception propre, ou celui d’une notion composée d’aperceptions semblables. Nous commettons tous, néanmoins, cette faute de raisonnement. Nous oublions que le langage a été formé par l’espèce uniquement comme moyen d’entente entre les individus et de communication d’émotions, qu’il est une fonction sociale, non une source de connaissance. En vérité, il est plutôt une source d’erreur. Car ce que l’homme sait réellement, ce n’est pas ce qu’il a entendu et lu et répète, mais seulement ce qu’il a directement éprouvé et attentivement observé ; et quand il veut s’émanciper des erreurs que le mot lui apporte, il n’a pas d’autre moyen que d’augmenter son fonds d’aperceptions de pleine valeur par des perceptions propres et une observation attentive. Et comme l’homme n’est jamais capable de cet effort que jusqu’à une certaine limite, chacun est condamné à travailler dans sa conscience à la fois avec des aperceptions directes et avec des mots. L’édifice d’idées construit avec des éléments d’une solidité si inégale rappelle ces églises gothiques dont des maçons stupides rescellaient autrefois les endroits dégradés avec une colle de suie et de fromage à laquelle ils donnaient, à l’aide d’un badigeon, l’apparence de la pierre. La façade se présente irréprochable à l’œil, mais beaucoup de ses parties ne résisteraient pas un instant à un choc vigoureux de la critique.

Beaucoup d’interprétations erronées des phénomènes naturels, la plus grande partie des fausses hypothèses scientifiques, toutes les religions et les systèmes métaphysiques, sont nés ainsi : c’est que les hommes ont entremêlé à leurs idées et à leurs jugements, à côté d’aperceptions sorties d’une perception immédiate, d’autres aperceptions provoquées par des mots, auxquelles ils ont accordé une valeur égale. Ou les mots avaient été inventés par des mystiques, et ils n’indiquaient dès l’origine que l’état vertigineux d’un cerveau malade et faible, ou bien ils exprimaient au début une aperception déterminée et exacte ; mais leur sens véritable n’était jamais apparu à ceux qui les répétaient, et avait été arbitrairement faussé par eux, mal interprété ou embrouillé.

La faiblesse d’esprit innée ou acquise et l’ignorance conduisent au même but : le mysticisme. Le cerveau de l’ignorant élabore des aperceptions nébuleuses, parce qu’il est excité non par le phénomène lui-même, mais seulement par un mot, et que cette excitation n’est pas assez forte pour pousser les cellules cérébrales à un travail plus vigoureux ; et le cerveau de l’épuisé et du dégénéré élabore des aperceptions du même genre, parce qu’il n’est pas capable de répondre à une excitation par une activité vigoureuse. C’est ainsi que l’ignorance est une faiblesse d’esprit artificielle, comme, au contraire, la faiblesse d’esprit est l’inaptitude organique naturelle au savoir.

Dans une partie quelconque de son horizon intellectuel, chacun de nous est donc mystique. De tous les phénomènes qu’on n’a pas observés soi-même, chacun se fait des aperceptions vaporeuses et vacillantes. Mais on distinguera néanmoins facilement l’homme sain de celui qui mérite la désignation de mystique. Il y a pour les deux un critérium sûr. L’homme sain est capable de tirer de ses perceptions immédiates des aperceptions à contours nets et de saisir leur véritable rapport. Le mystique, au contraire, mêle ses représentations-frontières ambiguës et nuageuses à ses aperceptions immédiates mêmes, qui par là sont embrouillées et obscurcies. Le paysan le plus superstitieux lui-même a des aperceptions sûres de son travail des champs, de l’alimentation de son bétail et de la surveillance de sa borne. Il se peut qu’il croie à la sorcière de la pluie, parce qu’il ne sait pas comment la pluie se produit, mais il ne s’attend pas un seul moment à ce que les anges viennent labourer pour lui. Il fait peut-être bénir son champ, parce qu’il ignore les véritables conditions de la prospérité ou du dépérissement de sa moisson, mais, malgré sa confiance en une faveur surnaturelle, il n’omettra jamais de semer son blé. Chez le mystique proprement dit, au contraire, l’incompréhensible étant l’informe, pénètre et envahit toutes les aperceptions, même celles de son expérience journalière ; son manque d’attention le rend incapable de reconnaître le véritable enchaînement des phénomènes même les plus simples et dont les rapports sont les plus facilement visibles, et le conduit à leur assigner comme cause une des aperceptions nébuleuses insaisissables qui voguent et ondoient dans sa conscience.

Cette caractéristique du mystique ne s’applique aussi complètement, dans l’histoire de l’art et de la poésie de ce siècle, à aucun autre groupe d’hommes qu’aux auteurs et continuateurs du « mouvement préraphaélite » en Angleterre. On peut supposer l’histoire de ce mouvement connue, au moins dans ses traits essentiels, et nous n’en rappellerons ici que les principaux. Trois peintres, Dante-Gabriel Rossetti, Holman Hunt et Millais, formèrent en 1848 une association qui s’intitula Preraphaelitic Brotherhood (Fraternité préraphaélilique). Quand le groupe fut formé, les peintres F.-G. Stephens et James Collinson ainsi que le sculpteur Thomas Woolner vinrent s’y joindre. Ils exposèrent à Londres, au printemps de 1849, une série de tableaux et de statues qui portaient tous, outre la signature de l’auteur, l’inscription commune P. R. B. Le résultat fut atterrant. Le public, auquel des fanatiques hystériques n’avaient pas encore imposé tyranniquement la foi à la beauté de ces œuvres et qui n’était pas encore sous l’empire de la mode inventée par les snobs esthétiques, et consistant à voir dans l’admiration pour celles-ci une marque de distinction et d’affiliation à un cercle étroit et exclusif de patriciens du goût, le public, disons-nous, alla à elles sans prévention et les trouva incompréhensibles et grotesques. Leur vue excita un rire inextinguible chez les gens de bonne humeur et de la colère chez les grincheux, qui se fâchent quand ils croient qu’on veut se moquer d’eux. La « Fraternité » ne renouvela pas sa tentative ; l’exposition P. R. B. n’eut pas de répétition. L’association elle-même se rompit, et ses membres n’ajoutèrent plus à leurs noms les lettres de ralliement. Ils ne formèrent plus une réunion fermée dans laquelle on était reçu en due et bonne forme, mais seulement un cercle libre d’amis à tendances communes, sans cesse transformé par les entrées et sorties. Ainsi se rapprochèrent d’eux Burne Jones et Madox Browne, qui passent également pour préraphaélites, quoiqu’ils n’aient pas appartenu au P. R. B. primitif. Plus tard la définition s’étendit des artistes aux poètes, et l’on comprend parmi les préraphaélites littéraires, outre Dante-Gabriel Rossetti, qui échangea bientôt le pinceau contre la plume, Algemon-Charles Swinburne et William Morris.

Quels sont les idées-forces et les buts du mouvement préraphaélite ? Un critique anglo-allemand de valeur, Franz Hüffer, croit répondre à cette question, en disant : « Je voudrais nommer ce mouvement : la renaissance du mode de sentiment médiéval83 ». Outre que ces mots ne signifient rien, puisque par « le mode de sentiment médiéval » chacun peut entendre ce qu’il veut, l’allusion au moyen âge marque seulement le phénomène le plus extérieur du préraphaélisme et ne touche en rien à son essence intime.

Il est exact que les préraphaélites trahissent, dans l’image et le mot, une certaine prédilection, d’ailleurs non exclusive, pour le moyen âge ; mais le moyen âge de leurs poèmes et tableaux n’est pas le moyen âge historique ; c’est un moyen âge fabuleux, une simple désignation pour ce qui est placé hors du temps et de l’espace, une époque et un pays de rêve dans lesquels on peut transporter commodément toutes les figures et actions irréelles. Qu’ils prêtent à leur monde extra-terrestre quelques traits qui peuvent rappeler de loin le moyen âge, que dans ce monde évoluent des reines et des chevaliers, des damoiselles avec des couronnes dans leur chevelure d’or et des pages avec des toques à plumes, cela s’explique par les modèles qui flottaient, inconsciemment peut-être, devant l’esprit des préraphaélites.

Les mouvements en art et en littérature ne naissent pas soudainement et par génération spontanée. Ils ont des aïeux dont ils descendent par une filiation naturelle. Le préraphaélisme est un petit-fils du romantisme allemand et un fils du romantisme français. Mais dans ses pérégrinations à travers le monde, le romantisme, sous l’influence des dispositions changeantes des époques et du caractère particulier des différents peuples, a subi de telles altérations, qu’à peine un léger air de famille rappelle l’ancêtre allemand dans le rejeton anglais.

Le romantisme allemand était dans son principe une réaction contre l’esprit des encyclopédistes français, qui avaient dominé sans conteste le xviiie siècle. Leurs critiques des antiques erreurs, leurs nouveaux systèmes, qui voulaient expliquer les énigmes du monde et de la nature humaine, avaient d’abord séduit et presque enivré. Ils ne pouvaient cependant satisfaire d’une façon durable, car ils commettaient dans deux directions une lourde erreur. Ils interprétaient le monde phénoménal avec une connaissance insuffisante des faits et tenaient l’homme pour un être raisonnable. Fiers de leur penser rigoureusement logique, mathématique, ils ne voyaient pas que c’était là une méthode de connaissance, mais non la connaissance elle-même. L’appareil logique est une machine qui peut seulement élaborer la matière qu’on y a mise. Si cette machine n’est pas nourrie, elle tourne à vide, fait du bruit, mais ne produit rien. L’état de la science au xviiie siècle ne permettait pas aux encyclopédistes de mettre utilement en activité leur appareil logique. Mais ils ne le remarquèrent pas, et construisirent, inconsciemment téméraires, à l’aide de leurs faibles moyens, un système qu’ils donnèrent avec satisfaction pour la fidèle image de l’univers. On découvrit naturellement bientôt que les encyclopédistes, si fiers de leur raison, se trompaient, eux et leurs disciples. On découvrit des faits qui contredisaient leurs explications hâtives, et il y eut toute une série de phénomènes que le système négligeait entièrement, qu’il ne couvrait pas, comme un mantelet trop court, et qui passaient railleusement par toutes les bordures. Alors on maltraita à coups de pied la philosophie des encyclopédistes et l’on commit à son égard la faute qu’elle-même avait commise : on confondit la méthode de la critique rationnelle avec les résultats qu’elle avait produits entre les mains des encyclopédistes. Parce que ceux-ci, par connaissance insuffisante des faits, donnaient de la nature une explication fausse et arbitraire, les assoiffés de savoir s’écrièrent, déçus, que la critique rationnelle était en soi une fausse méthode ; que la pensée logique ne conduisait à rien ; que les explications de la philosophie d’émancipation étaient aussi indémontrées et indémontrables que celles de la religion et de la métaphysique, qu’elles étaient seulement moins belles, plus froides et plus étroites ; et l’on se précipita avec ferveur dans toutes les profondeurs de la foi et de la superstition, où, sans aucun doute, ne croissait pas l’arbre de science, mais où de beaux mirages enivraient l’œil, et où murmuraient les sources chaudes parfumées de toutes les émotions.

Et plus encore que l’erreur de leur philosophie, fut néfaste la fausse psychologie des encyclopédistes. Ils crurent que les pensées et les actions de l’homme sont, déterminées par la raison, par les lois de la logique, et ils ne soupçonnèrent aucunement que la vraie force motrice de ses idées et de ses actes sont les émotions, ces excitations élaborées dans les profondeurs des organes intérieurs, dont l’origine échappe à la conscience, qui font soudainement irruption dans celle-ci comme une horde de sauvages, ne disent pas d’où elles viennent, ne se plient à aucun règlement de police de la pensée civilisée, et exigent impérieusement d’être logées. Tout le vaste domaine des besoins organiques et des instincts héréditaires, ce qu’Edouard de Hartmann nomme l’« inconscient », resta caché aux rationalistes, et ils ne virent que l’étroit cercle de la vie psychique qu’éclaire la petite lampe de la conscience. Une poésie qui représentait l’homme d’après les vues de cette psychologie insuffisante, devait être fausse jusqu’au ridicule. Elle n’avait pas de place pour les passions et les folies. Elle ne voyait dans le monde que des formules logiques sur deux jambes et des équations mathématiques à tête poudrée et à habits brodés. Le sentiment naturel se vengea de cette aberration artistique, en entrant en révolte et en n’admettant plus que l’inconscient, l’instinct héréditaire et les appétits organiques, sans plus se préoccuper de la raison ni de la volonté, qui pourtant existent aussi.

Le mysticisme, qui s’insurgea contre l’emploi de la méthode rationaliste dans l’interprétation du monde, le mouvement d’assaut et d’irruption, qui s’émeuta contre le même emploi à l’égard de la vie psychique de l’homme, furent la moisson préparatoire du romantisme, qui n’est que la réunion et l’exagération de ces deux mouvements de révolte. Que le romantisme ait revêtu la forme de l’enthousiasme pour le moyen âge, c’était l’effet des événements et de la disposition d’esprit du temps. Car les commencements du romantisme coïncident avec l’abaissement le plus profond de l’Allemagne, et la douleur causée aux jeunes talents par la honte de la domination étrangère donna à tout l’ensemble de leurs idées une coloration patriotique. Au moyen âge, l’Allemagne avait eu une brillante période de force et de floraison intellectuelle. Ces siècles à la fois illustrés par la puissance des empereurs universels de la maison de Hohenstaufen, la magnificence de la poésie amoureuse de cour et la grandeur des églises gothiques, devaient nécessairement attirer les esprits sortant violemment et avec dégoût d’un présent intellectuellement prosaïque, politiquement humiliant. Pour éviter Napoléon, ils se réfugiaient auprès de Frédéric Barbe-rousse, et ils se remettaient chez Walther von der Vogelweide de leur horreur de Voltaire. Les imitateurs étrangers des romantiques allemands ne savent pas que, lorsqu’ils font, dans leur fuite de la réalité, une halte dans le moyen âge, ils ont pour guide de voyage le patriotisme allemand.

Le côté patriotique du romantisme fut d’ailleurs seulement accentué par les talents les plus sains de cette tendance. Chez les autres, celle-ci se révéla en pleine clarté pour ce qu’elle est : une manifestation de la dégénérescence. Les frères Schlegel donnèrent, dans leur revue l’Athenæum, ce programme du romantisme : « Le commencement de toute poésie est de suspendre de nouveau la marche et les lois de la raison pensant rationnellement et de nous replonger dans le bel égarement de la fantaisie, dans le chaos primitif de la nature humaine… Le bon plaisir du poète ne souffre aucune loi au-dessus de lui ». C’est bien là la façon de penser et de parler du faible d’esprit, de l’imbécile, qui est incapable de suivre avec son activité cérébrale, en les observant et en les comprenant, les phénomènes du monde, et qui, avec la satisfaction de soi-même propre aux imbéciles, présente son défaut comme une qualité, déclare son penser confus, dominé par l’association d’idées non réfrénée, le seul juste et recommandable, et se vante de ce dont l’homme sain le plaint, A côté de l’association d’idées déréglée, on observe aussi chez la plupart des romantiques le compagnon naturel de cette faiblesse cérébrale, le mysticisme. Ce qui les enchanta, en pensant au moyen âge, ce ne fut pas la grandeur et la puissance de l’empire allemand, l’abondance et la beauté de la vie allemande de ce temps-là, mais le catholicisme avec sa foi aux miracles et son culte des saints. « Notre service divin n’en est pas un », écrit Henri de Kleist. « Il parle seulement à la froide raison : mais une fête catholique parle à tous les sens ». Incontestablement, le symbolisme abyssalement obscur du catholicisme, toute l’extériorité de ses gestes hiératiques, des mystères de l’autel, de la magnificence de ses vêtements sacerdotaux, de ses objets et œuvres d’art liturgiques, de sa subjugation des sens par le tonnerre de l’orgue, les nuages de l’encens et les ostensoirs étincelants, tout cela excite plus d’aperceptions nébuleuses et confuses que le froid protestantisme. La conversion au catholicisme des Frédéric Schlegel, Adam Müller, Zacharias Werner, le comte Stolberg, est simplement logique, absolument comme le lecteur qui a suivi nos explications sur la psychologie du mysticisme comprendra que, chez ces romantiques, une sensualité souvent poussée jusqu’au rut accompagne les transports de dévotion.

Une génération plus tard qu’en Allemagne, le romantisme apparut en France. Ce retard est historiquement facile à expliquer. Dans les tourmentes de la Révolution et des guerres napoléoniennes, les esprits dirigeants du peuple français ne trouvèrent pas le temps de se replier sur eux-mêmes. Ils n’avaient pas le loisir d’examiner la philosophie de leurs encyclopédistes, de la trouver insuffisante, de la rejeter et de se cabrer contre elle. Ils dépensaient toute leur force dans les rudes et grandioses exploits musculaires de la guerre, et sentaient peu le besoin des émotions que donnent l’art et la poésie ; ce besoin était complètement satisfait par les émotions infiniment plus fortes de l’amour-propre et du désespoir excités par des victoires glorieuses et des désastres de fin du monde. Ce n’est qu’à l’époque de demi-sommeil qui suivit Waterloo, que les penchants esthétiques reprirent leurs droits, et les mêmes causes amenèrent alors les mêmes résultats qu’en Allemagne. Les jeunes talents, ici aussi, levèrent l’étendard de la révolte contre les tendances esthétiques et philosophiques régnantes. Ils voulaient que la fantaisie culbutât la raison et lui mit le pied sur la gorge, et ils proclamèrent le droit martial de la passion contre la procédure circonspecte de la discipline et de la morale. Initiés en une certaine mesure au mouvement allemand par Mme de Staël et par A.-W. de Schlegel, qui, l’une, agissait personnellement sur son entourage français, et, l’autre, avait été traduit de bonne heure en français, ils se rattachèrent, à moitié inconsciemment peut-être, à ce mouvement. Des différentes forces motrices en jeu dans le romantisme allemand, celles du patriotisme et du catholicisme mystique restèrent sans action sur l’esprit français, qui ne lui prit que sa prédilection pour les lointains dans le temps et dans l’espace et pour l’anarchie morale et intellectuelle.

Le romantisme français n’était ni médiéval ni pieux. Il élisait plutôt domicile dans la Renaissance, quand il voulait s’éloigner de la réalité dans le temps, et en Orient ou dans les pays fabuleux, quand il voulait s’en éloigner dans l’espace. Chez Victor Hugo, à côté des seuls Burgraves, dont l’action se passe au xiiie siècle, il y a tous les autres drames, Cromwell, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, Angelo, Ruy Blas, Hernani, Marion Delorme, Le Roi s’amuse, qui se déroulent dans le xvie et le xviie siècle, et à son unique roman moyen âge, Notre Dame de Paris, on peut opposer tous les autres, depuis Han d’Islande, qui a pour scène une Thulé de rêve, jusqu’aux Misérables, qui se passent dans un Paris apocalyptique, et à Quatre-vingt-treize, histoire de la Révolution à l’usage des fumeurs de haschisch. L’inclination du romantisme français pour la Renaissance est naturelle. Celle-ci a été le temps des grandes passions et des grands crimes, des palais de marbre, des vêtements étincelants d’or et des fêtes enivrantes, le temps où les choses esthétiques l’emportaient sur les choses utiles, le fantastique sur le rationnel, et où le méfait lui-même était beau, car l’assassinat était accompli avec des poignards ciselés et damasquinés, et le poison présenté dans des coupes historiées par Benvenuto Cellini.

Les romantiques français se servent de l’irréalité de leurs scènes et de leurs costumes principalement pour pouvoir doter sans contrainte leurs figures de toutes les qualités, exagérées jusqu’au monstrueux, que le Français, non encore aigri par la douleur de la défaite, aimait dans l’homme. C’est ainsi que nous apprenons à connaître, par les héros de Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Alfred de Musset, l’idéal masculin et féminin français. Les spéculations philosophiques à la Faust ou les monologues à la Hamlet ne sont pas leur affaire. Ils causent inépuisablement, avec des antithèses et des mots d’esprit éblouissants ; ils se battent un contre dix, ils aiment comme Hercule dans la nuit thespidienne, et leur vie entière n’est qu’un long enivrement de combats, de voluptés, de vin, de parfums et de splendeurs, une sorte de folie des grandeurs avec des idées de gladiateur romain, de Don Juan et de Monte Christo, une folle dissipation de trésors inépuisables de force physique, de gaieté et d’or. Ces naïfs idéals humains devaient nécessairement porter des pourpoints ou des capes espagnoles et parler la langue de temps inconnus, puisque cette exubérance musculaire ne pouvait tenir dans notre habit de soirée étriqué, et que la conversation des salons parisiens ne permet pas les franchises de ces âmes retournées de dedans en dehors.

En Angleterre, les destins du romantisme ont été exactement l’opposé de ceux qu’il a eus en France. Si les Français avaient surtout et même exclusivement emprunté au romantisme allemand, comme modèles, l’émigration hors de la réalité et la proclamation du droit souverain de la passion, les Anglais en développèrent non moins exclusivement les éléments catholico-mystiques. Pour eux, le moyen âge avait un puissant attrait, par cela seul qu’il était l’époque de la foi enfantine, de l’enivrement des simples d’esprit dans le commerce personnel avec la Sainte Trinité, la Sainte Vierge et tous les saints tutélaires.

Commerce, industrie et civilisation n’avaient jamais été développés nulle part au monde comme en Angleterre ; nulle part on n’avait autant travaillé, nulle part on n’avait vécu dans des conditions aussi artificielles. L’état de dégénérescence et d’épuisement que nous observons aujourd’hui dans tous les pays civilisés, comme suite de ce surmenage, devait pour ce motif apparaître en Angleterre plus tôt qu’ailleurs, et il s’y manifeste effectivement avec une violence croissante dès 1830 et 1840. Mais l’émotivité de dégénérescence et d’épuisement devait revêtir là, nécessairement, par suite des particularités du peuple anglais, une couleur religieuse.

Le peuple anglo-saxon est de sa nature un peuple sain et d’esprit solide, et il possède par cela même à un haut degré le besoin de connaissance propre à l’homme normal vigoureux. Il a de tout temps recherché le « pourquoi » et le « comment » des phénomènes, et témoigné une reconnaissance et un intérêt passionnés à ceux qui lui ont promis des renseignements sur ce sujet. Tous les écrivains qui se sont occupés des débuts de la formation de l’âme anglaise, G. Freytag et H. Taine, par exemple, citent le discours profond d’un chef anglais sur ce qui précède et suit la vie de l’homme, discours qui nous a été conservé par Béda dans son récit de la conversion du roi Edwin au christianisme84. Il témoigne que, dès le commencement du viie siècle, la soif ardente de s’expliquer le phénomène du monde dévorait les Anglo-Saxons. Or, cette belle et noble avidité de savoir est devenue à la fois la force et la faiblesse des Anglais. Elle les conduisit au développement parallèle des sciences naturelles et de la théologie. Les savants apportèrent des faits acquis par une pénible observation ; les théologiens, des systèmes composés de notions arbitraires ; mais tous deux élevèrent la prétention d’expliquer l’essence des choses, et le peuple leur fut profondément reconnaissant aux uns et aux autres, aux théologiens toutefois plus qu’aux savants, parce que ceux-là pouvaient enseigner plus abondamment et avec plus d’aplomb que ceux-ci. Le penchant des hommes à accorder la même valeur aux mots qu’aux faits et aux affirmations qu’aux preuves, donne toujours au théologien et au métaphysicien un avantage énorme sur l’observateur. La soif de savoir des Anglais a produit à la fois la philosophie d’induction et le spiritisme. L’humanité lui doit lord Bacon, Harvey, Newton, Locke, Darwin, John-Stuart Mill, mais aussi Bunyan, Berkeley, Milton, les puritains, les quakers, et tous les visionnaires religieux, apocalypticiens et médiums de ce siècle. De même qu’aucun peuple n’a fait autant pour ses naturalistes et ne les a autant honorés, aucun peuple non plus n’a, avec autant de sincérité et de dévotion que le peuple anglais, cherché dans la foi surtout renseignement. L’effort vers la connaissance est donc la source principale de la religiosité anglaise. A cela il faut ajouter que les classes dominantes ne donnèrent jamais l’exemple de l’indifférence en matière de foi, mais firent systématiquement de la religiosité une marque de distinction sociale, à l’opposition de la France, où la noblesse du xviiie siècle fit du voltairianisme la marque distinctive d’une condition sociale supérieure. Le développement historique conduisit en Angleterre à deux résultats qui s’excluent en apparence l’un l’autre : à la domination de caste et à la liberté personnelle. La caste, qui est en possession de la richesse et du pouvoir, désire naturellement défendre sa situation. Elle ne peut, vu le caractère rigidement indépendant du peuple anglais, recourir à la force matérielle. Elle a donc toujours cultivé les moyens coercitifs moraux qui lui permettent de maintenir dans la soumission et l’obéissance les classes inférieures, et, parmi ces moyens, la religion est de beaucoup le plus efficace.

Ainsi s’expliquent la foi des Anglais et en même temps le caractère religieux de leur dégénérescence intellectuelle. Le premier effet de la dégénérescence et de l’hystérie épidémiques fut le mouvement d’Oxford vers 1840. Wiseman tourna toutes les têtes faibles ; Newman passa au catholicisme ; Pusey revêtit toute la haute Église anglicane du costume romain. Le spiritisme se mit plus tard de la partie, et il est caractéristique que tous les médiums employaient une phraséologie théologique et faisaient des révélations sur le paradis et l’enfer. Les assemblées de « revival » de 1875 et l’« Armée du Salut » actuelle sont la continuation directe du mouvement d’Oxford, mais embourbée et empestée comme il convient au degré de culture plus bas de leurs membres. En matière d’art, l’enthousiasme religieux des Anglais dégénérés et hystériques chercha son expression dans le préraphaélisme.

Une définition exacte du sens de ce mot n’est pas possible, car il a été inventé par des mystiques et partage, avec tous les néologismes dus à des imbéciles et à des aliénés, la propriété d’être vague et équivoque. Les premiers membres de la « Fraternité » crurent découvrir dans les artistes du xive et du xve siècle, dans les précurseurs des grands génies des écoles ombrienne, milanaise et vénitienne, des esprits à l’unisson des leurs ; ils prirent quelque temps pour modèle leur manière de peindre et créèrent la désignation « préraphaélites » qui dut beaucoup leur plaire, parce que le préfixe « pré » éveille des idées de choses antiques, lointaines, à peine perceptibles, mystérieusement nébuleuses. Le mot « préraphaélites » fait résonner par association d’idées, comme autant d’harmoniques, les notions : « préadamites85 », « préhistorique », etc., bref, tout ce qui ouvre des perspectives immenses sur l’inconnu crépusculaire et permet à l’esprit un vagabondage de rêve dans le hors-du-temps et dans les pays fabuleux. Mais si les préraphaélites ont trouvé leur idéal artistique réalisé justement dans les peintres du « quattrocento », ils le doivent à John Ruskin.

Ruskin est un des esprits les plus troubles et les plus faux et un des plus puissants stylistes de ce siècle. Il met au service d’idées complètement délirantes le sauvage acharnement du fanatique dérangé d’esprit et le profond sentiment de l’« émotif » de Morel. Son état d’âme est celui des premiers grands-inquisiteurs espagnols ; il est un Torquemada de l’esthétique. Il aimerait brûler vifs le critique qui ne partage pas ses vues ou le philistin obtus qui passe sans recueillement devant les œuvres d’art. Mais comme les bûchers ne sont pas à sa portée, il fait rage et se déchaîne au moins en paroles, et anéantit métaphoriquement les hérétiques par l’injure et la malédiction. A son humeur colérique intraitable il allie une grande connaissance de tous les détails de l’histoire de l’art. S’il parle des formes de nuages, il reproduit les nuages de soixante ou quatre-vingts tableaux éparpillés à travers toutes les collections de l’Europe, et, notez-le bien, il a fait cela dans les années 1840 et suivantes, quand on ne connaissait pas encore les photographies d’après les chefs-d’œuvre de l’art, qui en rendent aujourd’hui si commode l’étude comparée. Cette accumulation de faits, cette érudition minutieuse lui conquirent l’esprit anglais. Elles expliquent l’influence puissante qu’il a exercée sur le sentiment artistique du monde anglo-saxon et sur ses idées théoriques du beau. Le positivisme lucide de l’Anglais réclame des indications exactes, des mesures, des chiffres. Qu’on lui livre tout cela, il est content et ne critique pas les points de départ. L’Anglais accepte un délire lorsque celui-ci se présente avec des notes au bas des pages, et il est conquis par un radotage accompagné de tableaux statistiques. C’est un trait bien anglais que Milton, dans sa description de l’enfer et de ses habitants, soit aussi détaillé et consciencieux qu’un arpenteur et un naturaliste, et que Bunyan raconte le Voyage du Pèlerin vers le royaume mystique de la rédemption, avec la méthode des récits de voyage les plus plastiques, comme un capitaine Cook ou un Burton. Ruskin possède au plus haut degré cette particularité anglaise de l’exact dans l’absurde, des mesures et des nombres dans le délire de la fièvre.

En 1843, presque en même temps que l’explosion du grand mouvement catholicisant, Ruskin commença à publier les études d’art surexcitées qui furent réunies plus tard sous le titre de Modem Painters (Peintres modernes). Il était alors un jeune théologien, et c’est comme tel qu’il aborda la contemplation des œuvres d’art. La vieille scolastique voulait faire de la philosophie la « servante de la théologie ». Le mysticisme de Ruskin se proposait le même but avec l’art. La peinture et la sculpture devaient être une forme du service divin, ou elles ne devaient pas être. L’œuvre d’art valait seulement par l’idée transcendante qu’elle voulait exprimer, par la ferveur qui l’inspirait et s’y révélait, et non par la perfection de la forme.

Cette manière de voir l’a conduit à des affirmations dont je veux citer ici quelques-unes des plus caractéristiques. « Il me semble », dit-il, « qu’un grossier symbole peut souvent émouvoir le cœur plus efficacement qu’un symbole raffiné, et que l’on examine des tableaux en tant que chefs-d’œuvre avec moins de dévotion et plus de curiosité… Ce que cherche et adore toujours celui qu’on nomme un connaisseur, c’est l’homme et sa fatuité, l’homme et ses trucs, l’homme et ses inventions, l’homme misérable, pitoyable, chétif, égoïste. Entre des tessons et des tas de fumiers, entre des goujats ivres et des belles-madames ratatinées, à travers tous les spectacles de la débauche et de la corruption, nous suivons l’artiste qui s’y lance à cœur-joie, non pour recueillir un enseignement sain, non pour être émus de pitié ou pour bondir d’indignation, mais pour observer la dextérité du pinceau et savourer le scintillement de la couleur… La peinture n’est rien autre chose qu’un noble et expressif langage, inappréciable comme transmetteur d’idées, mais en lui-même et par lui-même absolument nul… Ce n’est pas la façon dont les choses sont représentées ou dites, mais ce qu’elles représentent et disent, qui détermine finalement la grandeur du peintre ou de l’écrivain… Les efforts primitifs de Cimabue et Giotto sont les messages enflammés d’une prédiction annoncée par les lèvres balbutiantes de petits enfants… Le tableau qui renferme plus d’idées et de plus nobles, si maladroitement qu’elles puissent être exprimées, est plus grand et meilleur que celui qui contient moins d’idées et de moins nobles, si bien représentées qu’elles soient… Plus insuffisants paraissent les moyens par rapport au but, et d’autant plus puissante sera l’impression de la force artistique86 ».

Ces phrases furent décisives pour la direction des jeunes Anglais qui, vers 1843, unissaient des tendances artistiques au mysticisme des dégénérés et des hystériques. Elles renfermaient l’esthétique des premiers préraphaélites. Ceux-ci éprouvèrent l’impression que Ruskin avait clairement exprimé ce qui fermentait obscurément en eux. C’était là l’idéal artistique qu’ils pressentaient : la forme, indifférente ; la pensée, tout ; d’autant plus maladroite l’exécution, d’autant plus profond l’effet ; la ferveur religieuse, seul sujet digne d’une œuvre d’art. Ils parcouraient l’histoire de l’art à la recherche des types auxquels s’appliquaient les théories de Ruskin acceptées par eux avec enthousiasme, et trouvaient ce qu’ils cherchaient dans les « primitifs » italiens, dont la Galerie nationale de Londres est extraordinairement riche. Ils avaient là comme objet d’imitation des modèles achevés : ils devaient s’attacher à ces Cimabue, Giotto, Fra Angelico, à ces Botticelli et Filippo Lippi. Là étaient des tableaux mal dessinés, à l’origine déjà pauvrement peints, ou décolorés par l’action des siècles, les uns pâlis, les autres encrassés. Ils représentaient, avec des inexpériences d’écoliers, des scènes de la passion du Christ, de la vie de la Sainte Vierge ou de la Légende dorée, ou bien incarnaient d’enfantines conceptions de l’enfer et du paradis, dans lesquelles s’exprimait un sentiment de foi intense et de dévotion émue. Ils étaient faciles à imiter, car, lorsqu’on peignait dans le style des « primitifs », le dessin incorrect, l’absence du sentiment de couleur, l’impuissance artistique générale devenaient des qualités ; et ils contrastaient d’une façon suffisamment violente avec toutes les exigences du goût de l’époque, pour satisfaire le penchant à l’opposition, au paradoxe, à la négation, à la singularité, qui est, nous l’avons vu, le propre de l’imbécile.

La théorie de Ruskin en soi est empreinte de délire. Elle méconnaît les principes primordiaux de l’esthétique et embrouille, avec l’inconscience d’un enfant qui s’amuse étourdiment, les limites des différents arts. Il n’admet dans les beaux-arts que l’idée. Le tableau ne doit avoir que la valeur d’un symbole exprimant une pensée religieuse. Ruskin ne voit pas ou veut ignorer que les sentiments de plaisir éveillés par la contemplation d’un tableau sont directement produits non par l’idée que renferme celui-ci, mais par sa forme sensorielle. La peinture éveille avec ses moyens : couleur et dessin (celui-ci consiste à saisir et à reproduire exactement des gradations de lumière), premièrement, une impression, agréable purement aux sens, de belles couleurs individuelles et d’harmonies de tons heureusement accordés ; elle donne en second lieu l’illusion de la réalité, et, avec elle, le plaisir de degré supérieur et plus intellectuel consistant à reconnaître les objets représentés et à comprendre l’intention de l’artiste ; elle fait enfin voir les objets avec les yeux de l’artiste et découvrir en eux des traits particuliers ou collectifs que le spectateur non artiste n’a pu jusque-là percevoir par lui-même. Le peintre n’agit donc avec les moyens de son art qu’autant qu’il excite agréablement le sens des couleurs, qu’il donne à l’esprit l’illusion de la réalité et en même temps la conscience que c’est une illusion, et que, par sa vue plus profonde et plus intense, il ouvre au spectateur les richesses cachées de l’objet. Si, outre cela, le sujet, l’« anecdote » du tableau fait de l’effet sur le spectateur, ce n’est plus le mérite du peintre comme tel, mais celui de l’intelligence non exclusivement picturale, qui a choisi le sujet et l’a livré, pour être représenté, aux facultés picturales proprement dites. L’impression exercée par l’anecdote n’est pas produite par les moyens de la peinture. Elle n’a pas pour raison le plaisir causé au spectateur par la couleur, l’illusion de la réalité, la compréhension meilleure de l’objet, mais un penchant préexistant quelconque, un souvenir, un préjugé. Un tableau pictural, la « Mona Lisa » du Léonardo, transporte d’admiration tous ceux dont l’œil possède une éducation suffisante. Un tableau anecdotique, qui ne se distingue pas en même temps par des qualités purement picturales, laisse froids tous ceux à qui l’anecdote en elle-même est indifférente, c’est-à-dire ceux à qui elle serait indifférente si elle ne leur était pas présentée par les moyens propres à la peinture, mais simplement racontée, par exemple. Une icône russe émeut le moujik et laisse froid le connaisseur occidental. Un tableau représentant une victoire de l’armée française sur les troupes prussiennes toucherait et charmerait les philistins français, même s’il était peint dans le style des images d’Epinal.

Assurément, il y a une peinture qui ne veut pas fixer et évoquer dans le spectateur les impressions du sens visuel et les émotions directement excitées par elles, mais veut exprimer des idées, et dans laquelle le tableau ne doit pas agir par lui-même, par sa propre perfection artistique, mais par son contenu intellectuel ; seulement, cette peinture a un nom particulier : elle s’appelle l’écriture ; ses signes, qui doivent avoir non point une valeur picturale, mais uniquement la valeur de symboles, dans lesquels nous faisons abstraction de la forme pour ne nous attacher qu’à la signification, ses signes, nous les nommons les lettres ; et l’art qui se sert de ces symboles pour l’expression de processus intellectuels n’est pas la peinture, mais la poésie. Originairement, il est vrai, le tableau était un moyen de rendre sensibles les idées, et sa valeur esthétique ne venait qu’en second lieu, après sa valeur comme transmetteur de notions ; d’autre part, aujourd’hui encore, les impressions esthétiques jouent même dans notre écriture un rôle discret, et, tout contenu mis à part, une belle écriture produit un effet plus agréable qu’une laide. Mais déjà, aux commencements de son développement, la peinture qui ne devait que satisfaire des besoins esthétiques, se sépara de l’écriture qui sert à rendre sensibles les idées ; la peinture enfanta l’hiéroglyphe, l’écriture démotique, la lettre, et il était réservé à Ruskin de vouloir supprimer une distinction qu’avaient déjà su faire, six mille ans avant lui, les scribes de Thèbes.

Les préraphaélites allèrent plus loin que Ruskin, auquel ils avaient emprunté toutes leurs idées directrices. Ils entendirent mal son malentendu. Il avait seulement dit que la défectuosité de la forme peut être rachetée par la force et le noble sentiment de l’artiste. Mais, eux, ils établirent directement en principe que l’artiste, pour exprimer un noble sentiment et la ferveur, doit être défectueux dans la forme. Incapables, comme tous les faibles d’esprit, d’observer et de se rendre clairement compte des faits, ils ne discernèrent pas les vraies causes de l’effet exercé sur eux par les « primitifs ». Les tableaux de ceux-ci les touchaient et les émouvaient ; ce qui les distinguait avant tout des tableaux d’autres peintres qui les laissaient indifférents, c’était leur raideur pleine de gaucherie ; ils virent donc tout simplement dans cette raideur pleine de gaucherie la source de leur émotion, et imitèrent avec beaucoup de peine et de conscience le mauvais dessin des « primitifs ».

Oui, certes, la gaucherie des « primitifs » est touchante. Mais pourquoi ? Parce que ces Cimabue et ces Giotto étaient sincères. Ils voulaient se rapprocher de la nature et se délivrer du joug de la tradition de l’école byzantine, devenue complètement infidèle à la vérité. Ils luttaient, avec les plus violents efforts, contre les mauvaises habitudes d’œil et de main que les maîtres des corporations leur avaient imposées, et le spectacle d’une telle lutte, comme celui d’ailleurs de tout violent déploiement de forces de la personnalité qui veut briser des chaînes de n’importe quelle nature et affranchir son « moi », ce spectacle est le plus attrayant qu’il soit possible d’observer. Toute la différence entre les « primitifs » et les préraphaélites, c’est que ceux-là devaient commencer par inventer le dessin et la peinture exacts, tandis que ceux-ci voulaient les oublier. C’est pour cette raison que là où les premiers ravissent, les seconds doivent repousser. C’est le contraste existant entre le balbutiement d’un enfant et le bégaiement d’un vieillard ramolli, entre l’infantile et l’enfantin. Mais ce retour aux débuts, cette affectation de simplicité, ce jeu de bébé dans les mots et les attitudes, ce sont là des phénomènes fréquents chez les débiles d’esprit, et nous les rencontrerons souvent encore chez les poètes mystiques.

Conformément à la doctrine de leur maître théorique Ruskin, le déclin de l’art commence, pour les préraphaélites, avec Raphaël. Les raisons en sont claires. Imiter Cimabue et Giotto, cela est relativement facile. Pour imiter Raphaël, on doit soi-même pouvoir dessiner et peindre dans la perfection, et c’est ce qu’étaient incapables de faire les premiers membres de la « Fraternité ». De plus, Raphaël vivait au plus beau moment de la Renaissance. L’aurore de la pensée nouvelle rayonne dans son existence et dans ses œuvres. Dans sa liberté d’esprit de « cinquecentiste » émancipé, il ne peignait plus seulement des sujets religieux, mais aussi des sujets mythologiques et historiques, — les mystiques disent : des sujets profanes. Ses tableaux ne font plus seulement appel à la ferveur religieuse, mais aussi au sens de la beauté. Ils ne servent plus exclusivement Dieu ; en conséquence, ils servent le diable, dit Ruskin et répètent ses disciples, et sont par là condamnables. Enfin, il était conforme à la tendance de contradiction et de négation du notoire dominant toute l’intellectualité des imbéciles, qu’ils déclarassent faux justement celui des dogmes de l’histoire de l’art qu’on avait toujours considéré comme le plus incontestable. Tout le monde disait depuis trois siècles : « Raphaël est le point culminant de la peinture ». A cela ils répondirent : « Raphaël marque le point où la peinture est tombée le plus bas ». Et ainsi il advint que, dans la désignation qu’ils s’attribuèrent, ils firent précisément allusion à Raphaël et non à un autre maître ou à une autre période de l’histoire de l’art.

Il ne faut attendre de la pensée mystique ni logique ni unité. Il est conforme à sa nature de se mouvoir dans d’éternelles contradictions. A un endroit, Ruskin dit : « Le mal est que le peintre prend sur lui de changer les œuvres de Dieu suivant son bon plaisir, de jeter sa propre ombre sur tout ce qu’il voit. Toute modification des traits de la nature a son origine ou dans l’impuissance ou dans une effronterie aveugle87 ». Donc, le peintre doit reproduire l’objet comme il le voit et ne pas se permettre le plus léger changement à son égard. Et quelques pages plus loin, le même Ruskin dit : « Il y a une forme idéale pour chaque plante, chaque fleur, chaque arbre. C’est vers cette forme que chaque individu de l’espèce aspire à parvenir, s’il est délivré de l’influence du hasard ou de la maladie88 ». Et reconnaître et rendre cette forme idéale, continue-t-il, est la grande tâche du peintre.

Il est à peine nécessaire de démontrer qu’une de ces assertions détruit complètement l’autre. La « forme idéale » à laquelle aspire chaque objet, le peintre ne la voit pas devant lui avec les yeux du corps. Il la transporte dans l’objet en vertu d’une opinion préconçue. Mais il a affaire à des formes individuelles qui, « par hasard ou par maladie », s’écartent de la forme idéale.

Pour les ramener par le pinceau à leur forme idéale, il doit changer ce qui est donné par la nature. Ruskin exige qu’il le fasse, mais il dit en même temps que toute modification est « de l’impuissance et de l’indolence, ou une effronterie aveugle ! » Naturellement, une seule de ces affirmations, qui s’excluent l’une l’autre, peut être vraie. C’est la première, sans aucun doute. La « forme idéale » est une supposition, et non une perception. La distinction de l’essentiel d’avec l’accidentel dans l’objet est abstraction, travail de l’intellect, non de l’œil et du sentiment artistique. Or, la peinture a pour objet, d’après son essence, le visible et non le conjectural, le réel et non le possible et le vraisemblable, le concret et non l’abstrait. Retrancher du phénomène certains traits comme non essentiels et accidentels et retenir les autres comme essentiels et nécessaires, c’est réduire le phénomène à un schéma. Mais la tâche de l’art n’est pas de schématiser, elle est d’individualiser. D’abord, parce que le schéma a pour prémisse une représentation de la loi qui détermine l’objet, que cette représentation peut être erronée, qu’elle change avec les théories scientifiques régnantes, et que le peintre ne reproduit pas des théories scientifiques changeantes, mais des impressions sensorielles ; ensuite, parce que le schéma éveille un travail de pensée et non une émotion, et que la tâche de l’art consiste à éveiller des émotions.

Les préraphaélites, toutefois, n’avaient aucune compréhension de ces contradictions, et ils obéirent aveuglément à toutes les consignes de Ruskin. Ils schématisèrent la forme humaine, mais reproduisirent fidèlement tous les accessoires, et n’eurent pas « l’effronterie, l’impuissance ou l’insolence » d’y changer quelque chose. Ils peignirent avec la plus pénible exactitude le paysage qui servait de cadre à leurs personnages et les objets qui les entouraient. Le botaniste peut déterminer chaque graminée, chaque fleur ; le menuisier, reconnaître l’assemblage ou le collage de chaque escabeau, l’essence du bois, le vernis des meubles. Et cette netteté consciencieuse est, ajoutons-le, absolument la même au premier plan qu’au plan le plus reculé, où, d’après les lois de l’optique, les choses devraient à peine être encore perceptibles.

Cette reproduction uniformément nette de tous les objets d’un champ visuel est l’expression picturale de l’inaptitude à l’attention. Dans l’acte de penser, l’attention supprime une partie des aperceptions arrivant à la conscience (par association d’idées ou perception) et en laisse seulement subsister un groupe dominant. Dans l’acte de la vision, l’attention supprime une partie des objets du champ visuel, pour percevoir avec netteté seulement la partie fixée à ce moment par l’œil. Regarder, c’est voir nettement un objet et ne pas tenir compte des autres. Le peintre doit regarder, s’il veut nous faire comprendre distinctement quel objet l’a captivé et ce que son tableau doit nous montrer. S’il ne s’arrête pas, en le regardant, à un point déterminé du champ visuel, mais s’il présente uniformément le champ visuel tout entier, nous ne pouvons deviner ce qu’il voulait nous dire et vers quoi il désirait diriger notre attention. Une telle peinture est assimilable au parler incohérent de l’imbécile, qui caquette d’après le décours de l’association des idées, passe d’un sujet à un autre et ne sait pas lui-même où il veut en venir, pas plus qu’il ne peut le faire comprendre aux autres. C’est du radotage peint, de l’écholalie par le pinceau.

Mais précisément cette manière de peindre a exercé de l’influence sur l’art contemporain. Elle est la contribution préraphaélite au développement de celui-ci. Les peintres non mystiques, eux aussi, apprirent à regarder exactement les accessoires et à les rendre consciencieusement, en évitant toutefois de tomber dans l’erreur de leurs modèles, qui était de supprimer l’unité de leur œuvre, en remplissant les arrière-plans les plus éloignés de natures mortes péniblement et proprement peintes. Les morceaux de gazon, les fleurs et les fruits, rendus avec une exactitude de botaniste ; les rochers, les terrains et les formations montagneuses géologiquement justes ; les dessins bien nets de tapis et de tapisseries que nous retrouvons dans les tableaux modernes, — c’est à Ruskin et aux préraphaélites qu’on les doit.

Ces mystiques s’imaginaient être des parents intellectuels des « primitifs », parce qu’ils peignaient, comme ceux-ci, des tableaux religieux. Mais c’était une illusion. Cimabue, Giotto, Fra Angelico, n’étaient pas des mystiques. Ou, plus exactement, ils appartenaient à l’espèce des mystiques par ignorance, non par faiblesse d’esprit organique. Le peintre du moyen âge qui représentait une scène religieuse, était persuadé qu’il peignait quelque chose d’absolument vrai. Une annonciation, une résurrection, une assomption, un épisode de la vie des saints, une scène de l’existence au paradis ou en enfer, possédaient pour lui le même caractère indiscutable de réalité qu’une orgie dans une taverne de soudards ou un banquet somptueux dans un palais seigneurial. Il était réaliste lorsqu’il peignait les choses supra-sensibles. La légende religieuse lui avait été contée comme un fait matériel, il était pénétré de sa réalité littérale, et il la rendait comme il aurait présenté toute autre histoire vraie. Le spectateur s’approchait du tableau avec les mêmes convictions. L’œuvre d’art religieuse était une Bible des Pauvres. Elle avait pour l’homme du moyen âge la même signification que, pour nos contemporains, les illustrations dans les ouvrages d’ethnographie et de sciences physiques et naturelles. Sa tâche était de raconter et d’enseigner, et, pour cette raison, elle devait être exacte. Nous apprenons par la strophe touchante de Villon comment le peuple du moyen âge, qui ne savait pas lire, considérait les tableaux d’église. Le poète libertin fait dire par sa mère à la Sainte Vierge :

Femme je suis povrette et ancienne,
Ne riens ne sçay ; oncques lettre ne leuz ;
Au monstier voy, dont suis parroissienne,
Paradis painct, où sont harpes et luz,
Et ung enfer où damnez sont boulluz :
L’ung me faict paour ; l’autre, joye et liesse.
La joye avoir fais-moy, haulte deesse,
A qui pecheurs doivent tous recourir,
Comblez de foy, sans faincte ne paresse ;
En ceste foy, je vueil vivre et mourir89.

Avec cette foi simple, une manière de peindre mystique aurait été incompatible. Le peintre évitait aussi tout ce qui est flottant, mystérieux ; il ne peignait pas des rêves et des dispositions d’esprit nébuleux, mais des documents positifs. Il avait à convaincre et le pouvait, car il était lui-même convaincu.

Tout autrement procédèrent les préraphaélites. Ils ne peignirent pas des vues sobrement conçues, mais des émotions. Ils introduisirent, en conséquence, dans leurs tableaux, des allusions mystérieuses et des symboles obscurs qui n’avaient rien à faire avec la reproduction de la réalité visible. Je voudrais citer un seul exemple : L’Ombre de la mort, de Holman Hunt. Dans ce tableau, le Christ se tient en une attitude de prière orientale, les bras écartés, et l’ombre de son corps tombant sur le sol présente la forme d’une croix. Nous avons ici un exemple instructif des procédés de pensée mystiques. Holman Hunt se représente le Christ en prière. Par l’association d’idées s’éveille en même temps en lui la représentation de la future mort en croix du Christ. Il veut rendre visible par les moyens de la peinture cette association d’idées. Et alors il fait jeter par le Christ vivant une ombre qui prend la forme de la croix, c’est-à-dire prédit le sort du Sauveur, comme si quelque puissance mystérieuse inconcevable avait dirigé son corps vers les rayons du soleil, de façon qu’une miraculeuse annonce de sa destinée dût s’inscrire sur le sol. L’invention est de tous points absurde. C’eût été de la part du Christ un jeu puéril de dessiner à l’avance de son ombre sur le sol, soit par plaisanterie, soit par vantardise, son sacrifice sublime. L’image produite par l’ombre n’aurait eu non plus aucun but, car nul contemporain du Christ n’aurait compris la signification d’une croix d’ombre, avant que le Christ eût subi la mort, sur la croix. Mais, dans la conscience d’Holman Hunt, l’émotion a éveillé simultanément l’image du Christ priant et celle de la croix, et il rattache n’importe comment l’une à l’autre les deux idées, sans égard à leur rapport rationnel. Si un « primitif » avait eu à peindre la même idée, le Christ priant, que remplit le pressentiment de son prochain sacrifice, il nous aurait montré dans le tableau un Christ réaliste en prière, et, dans un coin, une crucifixion tout aussi réaliste, mais jamais il n’aurait tenté de fondre en une seule, par un lien nuageux, ces deux scènes différentes. Telle est la différence entre la peinture religieuse de croyants robustes et sains, et celle de dégénérés émotifs.

Avec le temps, les préraphaélites ont dépouillé beaucoup de leurs bizarreries du début. Millais et Holman Hunt n’affectent plus le mauvais dessin voulu et n’imitent plus puérilement le balbutiement de Giotto. Ils n’ont conservé des idées directrices de l’école que la reproduction soigneuse de l’accessoire et la peinture d’idées. Un critique bienveillant, M. Edouard Rod, dit d’eux : « Ils étaient littérateurs eux-mêmes, et leur peinture est de la littérature90 ». Ce mot continue à s’appliquer à cette école. Quelques-uns des premiers préraphaélites l’ont compris. Ils ont reconnu à temps qu’ils se sont trompés sur leur vocation, et alors ils sont passés d’une peinture qui était, en vérité, une écriture d’idées, à l’écriture véritable.

Le plus connu parmi eux est Dante-Gabriel Rossetti, ce fils, né en Angleterre, d’un carbonaro italien commentateur du Dante. Son père lui donna à sa naissance le nom du grand poète, et ce prénom expressif devint pour Rossetti une suggestion durable qu’il a ressentie, et, quoique peut-être seulement demi-consciemment, reconnue91. Il est l’exemple le plus instructif de l’affirmation souvent rappelée de Balzac, relative à l’influence déterminante d’un nom sur le développement et les destinées de celui qui le porte. Le sentiment poétique tout entier de Rossetti a sa racine dans le Dante. Sa conception du monde est un pastiche confus de celle du Florentin. Dans toutes ses représentations entre un souvenir sourd ou clair de la Divine Comédie ou de la Vie nouvelle.

L’analyse d’un de ses poèmes les plus célèbres : The blessed Damozel (La Damoiselle bénie) va nous faire comprendre et ce parasitisme sur le corps du Dante, et quelques particularités caractéristiques du travail d’un cerveau mystique. Voici la première strophe : « La damoiselle bénie se penchait en dehors sur la rampe dorée du ciel ; ses yeux étaient plus profonds que la profondeur des eaux, que le soir apaise. Elle avait trois lis à la main, et les étoiles dans sa chevelure étaient au nombre de sept ». Tout ce tableau de la bien-aimée perdue, qui, du haut de l’empyrée, conçu comme un palais, dans sa splendeur paradisiaque, abaisse les yeux sur lui, est un reflet du Paradis du Dante (3e chant), où la Vierge bienheureuse parle du sein de la lune au poète. Nous y retrouvons même certains détails, par exemple les eaux profondes et tranquilles (…ver per acque nitide e tranquille Non si profonde, che i fondi sien persi….). Les « lis à la main », il les a empruntés aux tableaux des « primitifs », mais on retrouve ici aussi un léger écho du salut matinal du Purgatoire (30e chant) : Manibus o date lilia plenis. Il nomme la bien-aimée du nom anglo-normand « damozel ». Par là, il rend artificiellement vagues les contours nets d’une jeune fille ou demoiselle, et voile sous un nuage l’image qui, sans cela, serait claire. Le mot « jeune fille » ferait simplement penser à une jeune fille, et à rien d’autre. L’expression « damozel », au contraire, éveille chez le lecteur anglais des idées obscures de châtelaines sur de vieilles tapisseries fanées, de hautains chevaliers normands bardés de fer, de quelque chose de lointain, d’excessivement vieux, d’à demi oublié ; « damozel » recule la bien-aimée contemporaine dans les mystérieuses profondeurs du moyen âge et la spiritualise en une figure merveilleuse de ballade. Ce seul mot évoque toutes les dispositions crépusculaires que l’ensemble des poètes et écrivains romantiques a déposées comme un sédiment dans l’âme des lecteurs contemporains. Dans la main de la « damozel » Rossetti met trois lis, autour de sa tête il entrelace sept étoiles. Ces nombres naturellement ne sont pas fortuits ; ils passent depuis les temps les plus reculés pour mystérieux et sacrés. Les chiffres « trois » et « sept » font allusion à quelque chose d’inconnu et de profond, que le lecteur troublé pourra s’efforcer de deviner.

Qu’on ne dise pas que ma critique des moyens par lesquels Rossetti cherche à exprimer son propre état d’âme rêveur et à le communiquer au lecteur, s’adresse à tout lyrisme et à la poésie en général, et que je condamne celle-ci quand je représente celle-là comme une émanation de la faiblesse mystique. C’est assurément une particularité de toute poésie d’employer des mots qui, à côté des représentations nettes qu’ils renferment, doivent aussi éveiller des émotions et les faire résonner dans la conscience. Mais le procédé d’un poète sain diffère absolument de celui d’un faible d’esprit mystique. Le mot plein de résonances que celui-là emploie a en soi un sens rationnel ; il est de plus fait pour éveiller en tout homme sain des émotions ; les émotions éveillées se rapportent enfin à l’objet du poème.

Un exemple va rendre la chose claire. Uhland chante en ces termes l’Éloge du Printemps :

Verdure des semences, parfum des violettes,
Trilles d’alouettes, chants de merles,
Pluie de soleil, douce brise,
Quand je chante de telles paroles,
Est-il besoin d’ajouter d’autres choses
Pour te célébrer, journée de printemps ?

Chaque mot des trois premiers vers renferme une représentation de choses ; chacun de ces mots éveille dans un homme qui sent naturellement, des sentiments joyeux. Ces sentiments réunis amènent la disposition d’esprit que l’éveil du printemps crée dans l’âme, et c’est justement le but que se proposait le poète. Si, au contraire, Rossetti glisse les nombres « trois » et « sept » dans la description de sa « damozel », ces nombres en eux ne signifient absolument rien ; ils n’éveilleront pas la moindre émotion chez un lecteur sain d’esprit qui ne croit pas aux nombres mystiques ; mais, même chez le lecteur dégénéré et hystérique sur lequel la kabbale fait de l’impression, les émotions provoquées par les nombres sacrés ne se rapporteront pas à l’objet du poème, — l’apparition d’une morte bien-aimée, — mais évoqueront tout au plus une disposition d’esprit générale qui peut-être pourra profiter de loin à la « damozel ».

Mais poursuivons l’analyse du poème. Il semble à la damoiselle bénie qu’elle est depuis un jour seulement une des choristes de Dieu ; à ceux laissés par elle sur terre ce seul jour a réellement duré dix années. « A l’un, il a été dix ans d’années » (To one, it is ten years of years). Cette chronologie est purement mystique ; elle ne signifie rien. Peut-être Rossetti s’imagine-t-il qu’il y a une unité supérieure où l’année proprement dite se comporte comme un jour vis-à-vis un an, qu’en conséquence 365 années feraient une espèce d’année d’un ordre plus élevé. Mais de même que Rossetti ne forme cette idée qu’incomplètement et vaguement, il est loin aussi de l’exprimer d’une façon aussi compréhensible que nous l’exprimons ici.

« C’était sur le rempart de la maison de Dieu qu’elle se tenait ; bâti par Dieu sur la vide profondeur, qui n’est autre chose que le commencement de l’espace ; si haut que, en regardant au-dessous d’elle, elle pouvait à peine voir le soleil. La maison est située au ciel, par-delà le flot de l’éther, comme un pont. Au-dessous, les flux et reflux du jour et de la nuit rident le vide avec la flamme et l’obscurité jusque dans les dernières profondeurs, là où notre terre passe comme une mite fantasque. Autour d’elle parlaient des amants qui, nouvellement réunis parmi des acclamations d’amour immortel, répétaient à jamais entre eux leurs nouveaux noms qui les ravissaient. Et les âmes qui montaient à Dieu passaient près d’elle comme de minces flammes… De sa forteresse du ciel, elle voyait le temps vibrer sauvagement, comme une pulsation, à travers tous les mondes ».

J’abandonne au lecteur le soin de se représenter tous les détails de cette description et de les réunir en un tableau d’ensemble. Si, en dépit d’efforts consciencieux, il n’y réussit point, il n’a qu’à se dire tranquillement que ce n’est pas sa faute, mais celle de Rossetti.

La « damozel » commence à parler. Elle voudrait que le bien-aimé fût déjà venu à elle, car il viendra. « Lorsque, autour de sa tête, sera attachée l’auréole, et qu’il sera habillé de blanc, je le prendrai par la main et j’irai avec lui aux sources profondes de la lumière. Nous nous y plongerons comme dans un torrent et nous y baignerons ensemble à la face de Dieu ».

Il faut remarquer comme, ici, au milieu d’un style transcendantalement dépourvu de sens, la représentation d’un bain pris en commun revêt une forme nette. Un accompagnement de sensualité ne fait jamais défaut à la rêvasserie mystique.

« Tous deux nous chercherons les bosquets où est Madame Marie avec ses cinq demoiselles d’honneur, dont les noms sont cinq douces symphonies, Cécile, Gertrude, Madeleine, Marguerite et Rosalys ».

Cette énumération de cinq noms de femmes forme deux vers. Semblables vers composés seulement de noms sont caractéristiques pour le mystique. Ici le mot cesse d’être le symbole d’une aperception ou d’une notion déterminée et tombe au son sans signification qui n’a plus d’autre but que d’éveiller par l’association d’idées toutes sortes d’émotions agréables. Dans ce cas-ci, les cinq noms de femmes éveillent les aperceptions vaporeuses glissantes de cinq belles jeunes filles ; Rosalys, celle en outre de roses et de lis, et les deux vers donnent l’impression d’un conte fabuleux où, dans un jardin ravissant, se promènent en tous sens, parmi les lis et les roses, de belles vierges roses et blanches à la taille élancée.

La damoiselle bénie continue à se dépeindre le tableau de la réunion avec le bien-aimé, puis nous lisons ceci : « Elle posa ses bras sur la rampe dorée, laissa tomber son visage entre ses mains, et pleura. J’entendis ses pleurs ».

Ces pleurs sont incompréhensibles. La damoiselle bénie rit, après sa mort, au comble de la plus haute félicité, dans un palais d’or, à la face de Dieu et de la Sainte Vierge. Qu’est-ce qui maintenant la tourmente ? Que son bien-aimé n’est pas encore auprès d’elle ? Dix années des hommes mortels sont pour elle comme un jour. S’il devait même être accordé à son bien-aimé de devenir très âgé, elle aurait au plus à attendre cinq ou six de ses jours pour le voir paraître à son côté, et au bout de ce laps de temps tien minime fleurirait pour tous deux la félicité éternelle. On ne peut donc comprendre pourquoi elle a du chagrin et verse des larmes. Cela ne s’explique que par le penser confus du poète mystique. Il se représente une vie heureuse après la mort ; mais en même temps apparaissent vaguement dans sa conscience d’obscures images d’anéantissement de la personnalité et de séparation définitive par la mort, et ces images provoquent les émotions douloureuses qui accompagnent habituellement les idées de mort, de corruption, de renonciation à tous ceux qu’on aime. Il arrive ainsi à terminer un hymne enthousiaste à l’immortalité par des larmes qui n’ont de sens qu’autant qu’on ne croit pas à la survivance après la mort. Il y a d’ailleurs dans le poème d’autres contradictions qui font voir que Rossetti n’a pas formé une seule de ses représentations assez nettement pour qu’elle exclue des représentations opposées, incompatibles avec elle. C’est ainsi qu’à un endroit, les morts sont habillés de blanc et parés d’une auréole ; ils apparaissent par couples et s’adressent de tendres noms ; on doit donc se les figurer avec une ressemblance humaine. À un autre endroit, au contraire, les âmes redeviennent de « minces flammes » qui glissent furtivement devant la damoiselle. Chaque image du poème que nous voulons examiner de sang-froid se volatilise infailliblement de cette façon dans le ténébreux et l’informe.

Dans la Divine Comédie, dont l’écho susurrant résonne dans l’âme de Rossetti, nous ne trouvons rien de semblable. C’est que le Dante, comme les peintres primitifs, était mystique par ignorance, non par faiblesse d’esprit dégénérescente. La matière première de sa pensée, le matériel des faits qu’il élaborait, tout cela était faux, mais leur emploi par son esprit était sûr et logique. Toutes ses représentations sont claires, bien agencées, libres de contradictions intimes. Son enfer, son purgatoire, son paradis, il les construisit avec la science de son temps, qui tirait exclusivement sa notion du monde de la théologie dogmatique. Dante connaissait le système de son contemporain Thomas d’Aquin (il avait neuf ans à la mort du docteur angélique) et en était pénétré. Pour les premiers lecteurs de l’Enfer, le poème devait sembler au moins aussi fondé sur les faits et convaincant, que pour le public d’aujourd’hui l’Histoire de la Création de Hæckel. Les siècles futurs verront peut-être, et même vraisemblablement, tout aussi bien des rêves poétiques dans nos idées d’un atome qui n’est probablement qu’« un centre de force », de la position des atomes dans la molécule d’une association organique, de l’éther et de ses vibrations, que nous en voyons, nous, dans les idées du moyen âge relatives au séjour des âmes après leur mort ; mais on n’a pas pour cela le droit de qualifier de mystiques un Helmholtz ou un William Thompson, parce qu’ils travaillent à l’aide des notions sous lesquelles eux-mêmes, dès aujourd’hui, ne peuvent plus se représenter rien de précis. C’est ainsi qu’on ne doit pas non plus nommer Dante un mystique, à la façon d’un Rossetti, qui tire sa Damoiselle bénie non de la connaissance scientifique de son temps, mais d’une brume d’idées embryonnaires non développées, en querelle constante les unes avec les autres. Dante suivait de l’œil pénétrant de l’observateur les réalités de ce monde, et il en transporta l’image jusque dans son enfer ; Rossetti n’est pas capable de comprendre le réel ou seulement de le voir, parce qu’il est incapable de l’attention nécessaire pour cela ; et comme il sent cette faiblesse, il se persuade, conformément à l’habitude humaine, qu’il ne veut pas ce que, en réalité, il ne peut pas. « Que m’importe », disait-il un jour, « que la terre tourne autour du soleil, ou le soleil autour de la terre ?92 » Cela ne lui importe pas, parce qu’il est incapable de le comprendre.

Il ne nous est naturellement pas possible d’examiner toutes les poésies de Rossetti aussi à fond que The blessed Damozel ; mais ce n’est pas non plus nécessaire, puisque nous y rencontrerions partout le même mélange du transcendant et de la volupté, la même pensée vaporeuse, les mêmes associations absurdes d’idées s’excluant les unes les autres. Il faut toutefois indiquer encore certaines particularités du poète, parce qu’elles caractérisent le travail cérébral des dégénérés imbéciles.

Avant tout, nous sommes frappés de sa prédilection pour les refrains. Le refrain est un excellent moyen pour révéler un état d’âme dans lequel prédomine une forte émotion. Il est naturel, par exemple, que l’amant qui aspire à sa bien-aimée soit toujours de nouveau hanté, au milieu des autres idées qui s’imposent de temps à autre à lui, par la pensée de cette bien-aimée. Il est également compréhensible, pour citer un autre exemple, que le malheureux torturé par des désirs de suicide ne puisse bannir de son esprit une « fleur de l’âme damnée » aperçue au cours d’une promenade nocturne, et dont la représentation répond à la disposition de son âme. (Voyez la pièce de Henri Heine : « Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide »…. où le vers : « la fleur de l’âme damnée », revient à la fin des deux strophes avec un accent terriblement significatif). Mais les refrains de Rossetti diffèrent de ce refrain naturel et compréhensible. Ils n’ont rien à voir avec l’émotion ou l’action de la pièce ; ils paraissent étrangers au milieu du cercle de ses idées. En un mot, ils ont le caractère d’une obsession que le malade ne peut supprimer, bien qu’il reconnaisse qu’elle n’a aucun rapport raisonnable avec le contenu de sa conscience à un moment donné. La pièce intitulée Troy town raconte comment Hélène, longtemps avant d’avoir été enlevée par Pâris, s’agenouille à Sparte dans le temple de Vénus, et, enivrée de la magnificence de son propre corps, supplie avec ferveur la déesse de la donner en présent à un homme altéré d’amour, d’où il vienne et quel qu’il soit. Remarquons simplement en passant la sottise de cette idée. La première strophe s’exprime ainsi :

Heavenborn Helen, Spartas queen,
(O Troy town !)
Had two breasts of heavenly sheen,
The sun and the moon of the hearts desire :
All loves lordship lay between.
(O Troy’s down,
Tall Troy’s on fire !)
Helen knelt at Venus shrine
(O Troy town !)
Saying : « A little gift is mine,
A little gift for a hearts desire.
Hear me speak and make me a sign ».
(O Troy’s down,
Tall Troy’s on fire !93 )

Et ainsi revient constamment à travers quatorze strophes, après le premier vers : « Ô ville de Troie ! » dans le troisième vers, cette fin : « désir du cœur », et après le quatrième vers, ceci : « Oh ! Troie est à terre, la sublime Troie est en feu ! » Ce que veut Rossetti est facile à voir. Chez lui se renouvelle le procédé de pensée que nous avons constaté dans le tableau de Holman Hunt, l’Ombre de la mort. Comme lui-même, à l’idée d’Hélène à Sparte, est amené par l’association des idées à celle des destins ultérieurs de Troie, de même le lecteur, qui voit encore à Sparte la jeune reine enivrée de sa propre beauté, doit avoir en même temps présent à l’esprit le tableau des conséquences tragiques éloignées de sa soif d’amour. Néanmoins il n’essaie pas d’unir raisonnablement ces deux cercles d’idées, mais il répète toujours à part soi, par intervalles, à la façon monotone d’une litanie, les mêmes invocations mystérieuses à Troie, tandis qu’il raconte la scène du temple de Vénus à Sparte. Sollier note cette particularité chez les faibles d’esprit : « Ils interposent des mots qui n’ont aucun rapport avec la question ». Et plus loin : « Chez l’idiot…, le rabâchage devient un véritable tic94 ».

Dans un autre poème très célèbre, Eden bower95, qui traite de la Lilith préadamite, de son amant le serpent de l’Eden et de sa vengeance à l’égard d’Adam, on retrouve alternativement, après le premier vers des quarante-neuf strophes, ces mots en forme de litanie : « Eden bowers in flower » et « And o the bower and the hour ». Bien entendu, entre ces mots absolument dépourvus de sens en eux-mêmes : « Le berceau de verdure de l’Éden est en fleur », « Et ô le berceau de verdure et l’heure ! » et la strophe qu’ils interrompent, il n’y a pas le plus petit rapport. Les mots « Eden bower’s in flower », « And o the bower and the hour », sont alignés sans égard aucun à leur signification, simplement d’après leur consonance. C’est un exemple surprenant de pure écholalie.

Cette particularité du langage des idiots et des aliénés, — l’écholalie, — nous la trouvons fréquemment chez Rossetti. En voici quelques échantillons : « So wet she cornes to wedf » — « Si mouillée elle vient à la noce ? » (Stratton water). Le son wed a appelé le son wet. Dans le poème intitulé My sister’s sleep, on lit à un endroit où il est question de la lune : « The hollow halo it was inWas like an icy crystal cup ». — « Le cercle creux dans lequel était la lune ressemblait à une coupe de cristal glacé ». Il est manifestement absurde de désigner par l’épithète « creux » une chose plane comme l’aréole de la lune ; l’adjectif et le substantif s’excluent raisonnablement l’un l’autre ; mais l’assonance a joint « hollow » à « halo ». Que de ces vers on rapproche encore ceux-ci : « Yet both were ours but hours will corne and go » (A new years burden)f et « Forgot it not, nay, but got it not ». (Beauty).

Plusieurs des poésies de Rossetti sont des juxtapositions de mots absolument incohérents, et ce sont ces radotages qui semblent naturellement les plus profonds aux lecteurs mystiques. Je voudrais en donner un seul exemple. La seconde strophe de The song of the bower porte : « Mon cœur, s’il vole vers ton berceau de verdure, qu’y trouvera-t-il qui le reconnaîtra ? Là il doit tomber comme une fleur frappée par la pluie d’orage, rouge à son intérieur déchiré et assombrie par la pluie. Ah ! et pourtant, quel abri est encore versé sur lui, quelles eaux reflètent encore ses feuilles déchirées ? Ton âme est l’ombre qui s’attache autour de lui, pour l’aimer, et les pleurs sont son miroir profondément enfoncé dans ton cœur96 ».

La particularité de semblables alignements de mots est que chaque mot isolé a par lui-même un sens émotionnel (comme cœur, verdure, fuir, tomber, fleur, déchiré, sombre, aimer, pleurs, etc.), et qu’ils se suivent dans un rythme berçant et avec des rimes qui flattent l’oreille. Ils éveillent en conséquence facilement chez le lecteur émotif et inattentif une émotion générale, comme fait aussi une série de notes musicales sur le mode mineur, et le lecteur s’imagine comprendre la strophe, tandis qu’en fait il interprète seulement sa propre émotion d’après son degré de culture, son caractère et ses réminiscences de lectures.

Outre Dante-Gabriel Rossetti, on range habituellement parmi les poètes préraphaélites Swinburne et Morris. Mais la ressemblance de ces deux poètes avec le chef de l’école est pourtant éloignée. Swinburne est un « dégénéré supérieur » dans le sens de Magnan, tandis que Rossetti doit être rangé parmi les « imbéciles » de Sollier. Swinburne n’est pas aussi émotif que Rossetti, mais il est intellectuellement à un niveau beaucoup plus élevé que celui-ci. Ses idées sont fausses et fréquemment délirantes, mais il a pourtant des idées, et elles sont claires et cohérentes. Il est mystique, mais son mysticisme a plus le caractère du pervers et du criminel que du paradisiaque et du dévot. Il est le premier représentant du « diabolisme » baudelairien dans la littérature anglaise. Ceci s’explique par ce fait, qu’à côté de l’influence de Rossetti il a tout particulièrement subi celle de Baudelaire. Comme tous les dégénérés, il est extraordinairement accessible à la suggestion, et il a successivement imité, consciemment ou inconsciemment, tous les poètes marquants qui lui sont passés sous les yeux. Il a été, de même que de Rossetti et de Baudelaire, un écho de Théophile Gautier et de Victor Hugo, et l’on peut suivre pas à pas dans ses poésies le courant de ses lectures.

Absolument dans la manière de Rossetti est, par exemple, Christmas carol97 (Three damsels in the queens chamber) : « Trois demoiselles dans la chambre de la reine. La bouche de la reine était extraordinairement belle. Elle dit un mot de la mère de Dieu, tandis que les peignes passaient dans ses cheveux. Marie, qui es puissante, mène-nous à la vue de ton fils — Mary that is of might, Bring us to thy sons sight ». Ici nous trouvons le mysticisme du fond uni au mode d’expression affectant l’archaïque et l’enfantin du véritable préraphaélisme. Sur ce modèle est travaillé aussi The masque of queen Bersabe, qui imite, avec ses indications de jeux de scène en latin et son style de théâtre de marionnettes, un « miracle » du moyen âge, et qui est devenu de son côté le modèle de beaucoup de poèmes français où l’on ne fait plus que balbutier et bégayer, et où, comme dans une chambre d’enfants, on rampe en quelque sorte sur quatre pattes.

Swinburne marche sur les traces de Baudelaire quand, dans Anactoria, il cherche à contracter son visage en une grimace démoniaque et fait dire par une femme à une autre femme qui lui a inspiré un amour contre nature : « Je voudrais que mon amour pût te tuer. Je suis rassasiée de te voir vivre, et voudrais bien t’avoir morte. Je voudrais que la terre eût ton corps comme fruit à manger, et qu’aucune bouche, mais seulement quelque ver, te trouvât douce. Je voudrais imaginer de cruelles façons de t’assommer, des inventions violentes et un excès de torture…. Oh ! si j’osais t’anéantir en t’écrasant d’amour, et mourir, mourir de ta douleur et de mes délices, et me mêler à ton sang et me fondre en toi ! » Ou quand il maudit et blasphème, comme dans Before dawn : « De la pudeur je voudrais dire : qu’est-ce ? De la vertu : nous n’avons que faire d’elle. Du péché : nous voulons l’embrasser, et il n’est plus le péché ».

Un poème mérite une analyse plus étendue, parce qu’il contient incontestablement en germe le futur « symbolisme » et constitue un exemple instructif de cette forme du mysticisme. Ce poème a pour titre La Fille du Roi. C’est une sorte de ballade qui raconte, en quatorze strophes de quatre vers, l’histoire fantastique de dix filles de roi dont l’une, préférée aux neuf autres, est magnifiquement vêtue, nourrie de mets délicieux, mollement couchée et distinguée par un beau prince, tandis que ses sœurs restent délaissées ; au lieu, toutefois, de trouver le bonheur aux côtés du prince, elle devient profondément malheureuse, tellement qu’elle désire la mort. Le premier et le troisième vers de chaque strophe racontent l’histoire ; le second vers parle d’un ruisseau de moulin fabuleux qui vient dans la ballade on ne sait comment, et qui reflète toujours symboliquement, par une influence mystérieuse, la marche de l’action par toutes sortes de modifications qui s’accomplissent en lui ; et le quatrième vers renferme une invocation en forme de litanie qui se rapporte aussi parallèlement aux différentes phases de l’histoire. « Nous étions dix jeunes filles dans le blé vert », ainsi commence la pièce ; « petites feuilles rouges dans l’eau du moulin. Plus belles jeunes filles ne naquirent jamais ; pommes d’or pour la fille du roi ! Nous étions dix jeunes filles près d’une source jaillissante ; petits oiseaux blancs dans l’eau du moulin. Plus douces jeunes filles jamais ne furent demandées en mariage ; anneaux de métal rouge pour la fille du roi ». Dans les strophes suivantes sont décrites les excellentes qualités de chacune des dix princesses, et les vers intermédiaires symboliques portent : « Grains de blé dans l’eau du moulin, — Pain blanc et pain brun pour la fille du roi. Belles plantes vertes dans l’eau du moulin, — Vin blanc et vin rouge pour la fille du roi. Beaux roseaux grêles dans l’eau du moulin, — Gâteau de miel pour la fille du roi. Fleurs tombées dans l’eau du moulin, — Gants dorés pour la fille du roi. Fruits tombés dans l’eau du moulin, — Manches dorées pour la fille du roi ». Maintenant arrive le jeune prince ; il choisit la princesse et dédaigne les neuf autres. Les vers symboliques peignent le contraste entre la destinée brillante de l’élue et la triste destinée des dédaignées. « Un petit vent dans l’eau du moulin, — Une couronne de pourpre pour la fille du roi. Une petite pluie dans l’eau du moulin, — Un lit de paille jaune pour les autres. Un lit d’or pour la fille du roi. La pluie tombe dans l’eau du moulin, — Un peigne de coquilles jaunes pour les autres. Un peigne d’or pour la fille du roi… Vent et grêle dans l’eau du moulin, — Une ceinture d’herbe pour toutes les autres. Une riche ceinture pour la fille du roi. La neige tombe dans l’eau du moulin, — Neuf petits baisers pour toutes les autres. Cent fois autant pour la fille du roi ». La fille du roi semble donc très heureuse et enviable par rapport à ses neuf sœurs. Mais seulement en apparence, car le poème change soudainement de ton : « Barques brisées dans l’eau du moulin, — Présents dorés pour toutes les autres. Douleur de cœur pour la fille du roi. Creusez une fosse pour mon beau corps. Pluie qui dégoutte dans l’eau du moulin, — Et couchez mon frère à côté de moi. Peine d’enfer pour la fille du roi ». La cause de ce changement de destinée, le poète la laisse à dessein dans l’obscurité. Peut-être veut-il nous donner à entendre que le fils du roi n’est pas un prétendant légitime, mais le frère de la fille du roi, et que la princesse choisie meurt de la honte de cette liaison incestueuse. Cela répondrait à l’enfantillage diabolique de Swinburne. Je ne veux pas m’arrêter toutefois à ce côté du poème, mais à son symbolisme.

C’est une chose parfaitement fondée au point de vue psychologique, d’établir un rapport subjectif entre nos divers états d’âme et les phénomènes, de voir dans le monde extérieur un reflet de nos dispositions d’esprit. Si le monde extérieur a un coloris émotionnel nettement marqué, il éveille en nous la disposition d’esprit qui lui répond, et si, au contraire, nous sommes sous l’empire d’une disposition d’esprit nettement marquée, nous remarquons dans le monde extérieur, conformément au mécanisme de l’attention, seulement les phénomènes qui s’accordent avec notre disposition d’esprit, l’entretiennent et la renforcent, et nous ne remarquons ni ne percevons même pas les phénomènes contradictoires. Une sombre gorge de montagne au-dessus de laquelle est suspendu un ciel lourd de nuages, nous rend tristes. C’est là l’une des formes de l’influence que le monde extérieur exerce sur notre disposition d’esprit. Mais si, pour une raison quelconque, nous sommes déjà tristes, nous trouvons partout dans notre horizon des images attristantes : dans une rue de grande ville, des enfants déguenillés mourant de faim, des chevaux de fiacre maigres horriblement écorchés, une mendiante aveugle ; dans les bois, un feuillage fané et pourri, des champignons vénéneux, des limaces glaireuses, etc. Sommes-nous gais : nous voyons absolument les mêmes tableaux, mais nous ne les remarquons pas ; par contre, nous percevons à côté d’eux : dans la rue, un cortège nuptial, une fraîche jeune fille avec un panier de cerises au bras, des affiches gaiement bariolées, un gros homme drôle avec son chapeau enfoncé dans le cou ; dans le bois, des oiseaux qui volent rapidement, des papillons qui voltigent, de petites anémones blanches, etc. C’est là l’autre forme de cette influence. Les poètes emploient de plein droit l’une et l’autre forme. Quand Henri Heine chante :

La pierre runique s’avance dans la mer ;
Là je me tiens avec mes songes.
Le vent siffle, les mouettes jettent leur cri,
Les vagues passent et écornent.
J’ai aimé mainte belle enfant Et maint bon compagnon —
Où sont-ils allés ? — Le vent siffle,
Les vagues écument et passent, —

quand le poète chante ainsi, il apporte avec lui une disposition d’esprit pensivement mélancolique. Il déplore la fugacité de la vie humaine, l’inconstance des sentiments, la disparition des êtres aimés qui passent comme des ombres devant notre esprit. Dans cet état d’âme, il regarde la mer aux bords de laquelle il est assis, et ne perçoit que les phénomènes qui s’accordent avec ses émotions et leur donnent corps : le souffle du vent qui fuit, l’apparition soudaine et la disparition des mouettes, les flots qui se précipitent contre la falaise et retombent sans laisser de traces. Ces traits du tableau de la mer deviennent des symboles de ce qui se passe dans l’âme du poète, et ce symbolisme est sain et fondé sur les lois de notre pensée.

De toute autre espèce est le symbolisme de Swinburne. Il ne fait pas exprimer par le monde extérieur une disposition d’esprit, mais lui fait raconter une histoire ; ce monde change d’aspect suivant le caractère du fait qui s’y déroule ; il accompagne, comme un orchestre, tous les faits qui se passent à un endroit. Ici la nature n’est plus la blanche muraille sur laquelle se projettent, comme dans un jeu d’ombres chinoises, les images bigarrées de notre âme, mais un être vivant et pensant qui suit un coupable roman d’amour avec le même intérêt soutenu que le poète lui-même, et qui, également comme le poète, exprime à l’aide de ses moyens son contentement, sa joie, sa tristesse au sujet des différents chapitres de l’histoire. C’est là une idée purement délirante. Elle répond en art et en poésie à l’hallucination dans la folie. Elle est une forme du mysticisme que nous rencontrons chez tous les dégénérés.

De même que, chez Swinburne, l’eau du moulin pousse devant elle de « petites feuilles rouges » et même, ce qui est un peu plus rare, de « petits oiseaux blancs » quand tout va bien, et qu’elle est au contraire fouettée par la neige et la grêle et balance des barques brisées quand les choses prennent une mauvaise tournure : ainsi, dans L’Assommoir de Zola, s’écoule du ruisseau d’une teinturerie de l’eau rosée ou jaune d’or les jours de joie, et de l’eau noire ou grise quand les destins de Gervaise et de Lantier s’assombrissent tragiquement ; et, dans Les Revenants d’Ibsen, il pleut à torrents quand Mme Alving et son fils sont en proie à leur lourd chagrin, et le soleil apparaît radieux quand la catastrophe se produit. Ibsen va ainsi plus loin que les autres dans ce symbolisme hallucinatoire, car, chez lui, la nature actrice n’a pas seulement sa part d’intérêt, mais même de raillerie méchante ; elle n’accompagne pas seulement expressivement les événements, elle se moque même d’eux.

Beaucoup plus sain intellectuellement que Rossetti et Swinburne est William Morris, dont l’oscillation hors de l’équilibre ne se trahit pas par le mysticisme, mais par le manque d’originalité et l’instinct exagéré d’imitation. Son affectation consiste à jouer au moyen âge. Il se nomme lui-même un élève de Chaucer98. Il copie innocemment aussi des strophes entières du Dante, par exemple l’épisode si connu de Françoise de Rimini du cinquième chant de l’Enfer, quand il chante dans Guenevere : « Dans ces beaux jardins Lancelot vint, se promenant. Cela est vrai. Le baiser dont nous nous baisâmes, lors de cette rencontre, par ce jour de printemps, j’ose à peine parler de la félicité de ce souvenir ». Morris se persuade qu’il est un trouvère du xiiie ou du xive siècle ; il se donne la peine d’envisager les choses et de les exprimer dans la langue dont il se serait servi s’il avait été réellement un contemporain de Chaucer. A part cette ventriloquie poétique par laquelle il cherche à modifier le son de sa voix de façon qu’elle ait l’air de résonner de loin à nos oreilles, on n’observe pas en lui beaucoup de marques de dégénérescence. Cependant il tombe parfois dans une écholalie prononcée, par exemple dans cette strophe de l’Earthly Paradise :

Of Margaret sitting glorious there
In glory of gold and glory of hair
And glory of glorious face most fair,

où « glory » et « glorious » sont répétés cinq fois en trois, vers. Son émotivité a fait de lui, dans les derniers temps, l’adepte d’un socialisme nuageux principalement composé de pitié et d’amour du prochain, et qui produit une impression passablement étrange, quand on le voit s’exprimer dans le langage des vieilles ballades.

Les préraphaélites ont exercé une grande influence sur la génération de poètes anglais apparue depuis vingt ans. Tous les hystériques et les dégénérés ont, après Rossetti, chanté la « damozel » et la Sainte Vierge ; après Swinburne, célébré les désirs contre nature, le crime, l’enfer et le diable ; après Morris, écorché la langue archaïque dans le ton des scaldes et à la manière des Contes de Canterbury ; et si aujourd’hui toute la poésie anglaise n’est pas sans mitigation préraphaélite, elle le doit uniquement au hasard heureux d’avoir possédé, simultanément avec les préraphaélites, un poète aussi sain que Tennyson. Les honneurs officiels qui lui furent départis comme « poète lauréat », les succès sans exemple qu’il obtint auprès des lecteurs, le désignèrent à l’imitation d’au moins une portion des petits ambitieux et des pasticheurs ; et c’est ainsi que, à côté du chœur des mystiques portant des lis à la main, on a pu entendre aussi d’autres chanteurs des rues répétant plutôt les airs du poète des Idylles du Roi.

A la phase ultérieure de son développement, le préraphaélisme aboutit, en Angleterre, à l’« esthétisme », et, en France, au « symbolisme ». Nous aurons à nous occuper plus à fond de ces deux tendances.

III. Les symbolistes §

Le phénomène que nous avons observé chez les préraphaélites se renouvelle chez les symbolistes français. Nous voyons un certain nombre de jeunes gens se réunir pour fonder sciemment et intentionnellement une école qui prend un nom particulier, mais qui, en dépit de maints caquetages obscurs et de tentatives ultérieures de mystification, n’a aucuns principes artistiques communs, aucune visée esthétique claire, et ne poursuit qu’un but inavoué quoique facile à reconnaître, — celui de faire du bruit dans le monde, d’attirer par l’étrangeté l’attention sur soi et de parvenir de cette façon à la gloire et à la jouissance, à la satisfaction de tous les appétits et de toutes les vanités dont était remplie jusqu’au bord l’âme dévorée d’envie de ces flibustiers du succès.

Vers 1880 il y avait, dans le Quartier latin, un groupe d’ambitieux à peu près du même âge, qui se rassemblaient chaque soir dans le sous-sol d’un café du quai Saint-Michel ; ils y buvaient des bocks, fumaient et faisaient des calembours très tard jusque dans la nuit ou même jusqu’au matin, se répandaient en abominations sur les écrivains reconnus et faisant de l’argent, et vantaient leurs propres talents, encore inconnus du monde. Ceux qui y tenaient avant tout le crachoir étaient Émile Goudeau, hâbleur dont on ne connaît que quelques vers satiriques niais, Maurice Rollinat, l’auteur des Névroses, et Edmond Haraucourt, maintenant au premier rang des mystiques français. Ils se nommaient eux-mêmes les « hydropathes », mot absolument dépourvu de sens, né manifestement d’une réminiscence obscure des deux mots « hydrothérapie » et « névropathes », et qui, avec le vague qui caractérise la pensée mystique des faibles d’esprit, devait sans doute n’exprimer que l’idée générale de gens dont la santé n’est pas satisfaisante, qui se sentent souffreteux et suivent un traitement99. En tout cas, le nom choisi par eux-mêmes implique la vague conscience et l’aveu d’un état d’ébranlement nerveux. Le groupe possédait aussi une petite feuille hebdomadaire, Lutèce, qui mourut au bout de quelques numéros.

Vers 1884, la société quitta son établissement habitué et dressa sa tente au « café François Ier », boulevard Saint-Michel. Ce café est arrivé à une haute célébrité : il fut le berceau du symbolisme. Il continue à être le temple de quelques jeunes ambitieux qui espèrent obtenir, en se rangeant sous la bannière de l’école symbolique, les avancements qu’ils n’ont pas à attendre de leur talent. Il est aussi la Kaaba vers laquelle se rendent en pèlerinage tous les imbéciles exotiques qui ont entendu parler de la nouvelle tendance parisienne et veulent être initiés à ses arcanes et mystères. Quelques-uns des « hydropathes » n’émigrèrent pas avec les autres. De frais adhérents prirent leur place : Jean Moréas, Laurent Tailhade, Charles Morice, etc. Ils abandonnèrent aussi l’ancien nom et furent connus un moment sous celui de « décadents ». Ce nom leur avait été attaché par un critique avec une idée de raillerie ; mais de même que les gueux des Pays-Bas se parèrent, avec une truculence fière, du nom destiné à les outrager et à les ridiculiser, eux aussi arborèrent à leurs chapeaux, comme un signe de révolte contre la critique, l’injure qui leur avait été lancée au visage. Bientôt, toutefois, les habitués du « François Ier » se fatiguèrent de leur nom, et Moréas trouva pour eux le terme de « symbolistes », sous lequel ils furent universellement connus, — tandis qu’un tout petit groupe particulier qui se sépara des symbolistes continua à porter la dénomination de « décadents ».

Les « symbolistes » sont un exemple remarquable de cette formation débandés dans laquelle nous avons vu une des particularités des dégénérés. Ils réunissaient à la fois tous les signes caractéristiques des dégénérés et des faibles d’esprit : la vanité sans bornes et l’opinion exagérée de leur propre mérite, la forte émotivité, la pensée confuse et incohérente, le caquetage (la « logorrhoée » de la psychiatrie), l’inaptitude complète au travail sérieux et soutenu. Plusieurs d’entre eux étaient bacheliers, d’autres point. Tous étaient d’une ignorance profonde, et comme ils n’étaient pas capables, par faiblesse de volonté, par impossibilité d’attention, d’apprendre quelque chose systématiquement, ils se persuadèrent, d’après une loi psychologique bien connue, qu’ils méprisaient tout savoir positif et ne tenaient comme dignes de l’homme que la rêverie et la divination, « l’intuition ». Quelques-uns d’entre eux, comme Moréas et Guaita, qui depuis est devenu « mage », lisaient sans méthode toutes sortes de livres qui leur tombaient sous la main aux étalages des bouquinistes des quais, et rapportaient aux camarades, avec des tournures de langage grandiloques et mystérieuses, les fruits de leurs lectures ainsi happés. Les auditeurs s’imaginaient ensuite qu’ils se livraient à une étude pénible, tandis qu’ils acquéraient de cette façon ce bric-à-brac d’érudition qu’ils étalaient ensuite dans leurs articles et brochures, et où le lecteur sain d’esprit rencontre avec un joyeux étonnement les noms de Schopenhauer, Darwin, Taine, Renan, Shelley, Gœthe, qui servent d’étiquette à des rognures informes et méconnaissables, à des balayures de bribes non digérées, de phrases incomprises audacieusement mutilées, et de fragments d’idées arrachés çà et là et empochés sans scrupule. Cette ignorance des symbolistes et cette vantardise puérile d’un feint savoir sont franchement avouées par l’un des leurs. « En doctrine religieuse et philosophique », dit M. Charles Morice, « bien peu de ces jeunes gens ont des informations précises. Mais des termes du culte ils retiennent de beaux vocables comme ostensoir, ciboire, etc., plusieurs gardent de Spencer, de Mill, de Shopenhauer (sic !), de Comte, de Darwin, quelque terminologie. Rares ceux qui savent profondément de quoi ils traitent, ceux qui ne cherchent pas à faire étalage et parade d’un parler sans autre mérite qu’une vanité de syllabes100 ». Je laisse naturellement à M. Charles Morice la responsabilité du manque de sens de la tournure de phrase finale.

Les habitués du « François Ier » paraissaient à une heure de l’après-midi à leur café et y restaient jusqu’à l’heure du dîner. Immédiatement après ils y retournaient, et ne quittaient leur quartier général que longtemps après minuit. Aucun des symbolistes, naturellement, n’avait d’occupation classée. De même qu’ils sont inaptes à l’étude méthodique, ces dégénérés l’étaient et le sont aussi à l’accomplissement d’un devoir régulier. Quand cette insuffisance organique se présente chez un homme des basses classes, il devient vagabond ; chez une femme de la même classe, elle mène à la prostitution ; chez les membres des classes supérieures, elle prend la forme du bavardage artistique et littéraire. L’esprit populaire allemand révèle un profond soupçon du rapport réel des choses, quand il applique à ces flâneurs esthétiques le nom de « voleurs des jours », « Tagedieb ». Car le vol de profession et le penchant insurmontable à l’oisiveté bavarde affairée et pleine d’importance découlent de la même source : la faiblesse native du cerveau.

Sans doute, les buveurs de bocks des cafés n’ont pas conscience de leur infirmité intellectuelle. Ils trouvent pour leur incapacité de se soumettre à une discipline et de consacrer à un travail quelconque une concentration et une attention soutenues, des noms aimables et des désignations décoratives. Ils nomment cela « nature artistique », « génialité au libre essor », « élan hors de l’atmosphère épaisse et basse de la banalité ». Ils raillent le plat philistin qui accomplit mécaniquement, comme le cheval du moulin, un travail régulier, et méprisent les épiciers étroits qui exigent qu’un homme exerce un métier bourgeois bien défini ou possède un titre officiellement reconnu, et témoignent, au contraire, une profonde défiance pour les arts sans pain. Ils glorifient les gens errants qui vagabondent lyriquement, carottent insoucieusement, et ils présentent comme leur idéal le coucheur à la belle étoile qui se lave dans la rosée, dort sous les fleurs, et s’habille dans la même maison que le lis des champs dont parle l’Évangile. La Chanson des Gueux, de M. Jean Richepin, est l’expression la plus typique de cette conception de la vie, dont les Chansons d’un Compagnon errant et les Lieds du Ménétrier, de Rodolphe Baumbach, nous offrent, dans la littérature allemande, un exemple analogue, quoique moins accusé. Le Pégase au joug de Schiller, aussi, semble tirer sur la corde de ces contempteurs du labeur quotidien réclamé par la société ; mais seulement en apparence, toutefois, car notre grand poète ne prend point parti pour le paresseux impuissant, mais pour la force débordante qui voudrait faire plus de choses, et de plus grandes, que l’ouvrage du garçon de bureau et du veilleur de nuit.

En dépit, d’ailleurs, de son imbécillité et de son amour de lui-même, le flâneur affectant des dehors d’artiste ne peut dissimuler que sa manière d’être est en contradiction avec les lois sur lesquelles reposent la structure de la société et la civilisation, et il éprouve le besoin de se justifier à ses propres yeux. Il le fait en attribuant une haute importance aux rêves et aux caquetages où il gaspille son temps, importance destinée à éveiller chez lui l’illusion que ces rêves et ces caquetages ont la même valeur que les plus sérieuses activités, que même ils leur sont supérieurs. « Au fond, voyez-vous, dit M. Stéphane Mallarmé, le monde est fait pour aboutir à un beau livre101 ». M. Charles Morice déplore avec émotion que le bel esprit soit dans « l’obligation de s’interrompre entre deux hémistiches, pour aller… accomplir une période de vingt-huit jours d’instruction militaire »… « Les agitations de la rue », continue-t-il, « le grincement de la machine gouvernementale, — journaux, élections, changements de ministères, — n’a jamais fait tant de bruit ; l’autocratie turbulente et bruyante du commerce a supprimé, dans les préoccupations publiques, la préoccupation de la Beauté, et l’industrie a tué ce que la politique laisserait subsister de silence102 ». En effet, que sont tous ces riens : commerce, industrie, politique, administration, en regard de l’énorme importance d’un hémistiche ?

Les radotages des symbolistes ne se perdirent pas complètement dans l’atmosphère de leurs cafés, comme la fumée de leurs cigarettes et de leurs pipes. Une partie d’entre eux se fixa et parut dans la Revue indépendante, la Revue contemporaine, et autres recueils caducs qui servaient d’organes à la table ronde du « François Ier ». Ces petites gazettes et les livres publiés par les symbolistes restèrent d’abord inaperçus en dehors du café en question. Puis il advint que des chroniqueurs de journaux du boulevard, dans les mains desquels ces écrits étaient tombés par hasard, leur consacrèrent, en l’absence d’autres sujets, des articles, mais uniquement pour se moquer d’eux. C’était là tout ce que les symbolistes demandaient. Peu leur importait la raillerie ou l’éloge, pourvu que l’on s’occupât d’eux. Ils étaient maintenant en selle et se révélèrent aussitôt comme d’incomparables cavaliers de cirque. Ils s’efforcèrent de trouver eux-mêmes accès dans les grands journaux, et quand l’un d’eux réussissait, comme le forgeron de Jüterbock, dans le conte connu, à jeter son bonnet par la porte imprudemment entrebâillée d’une rédaction, il suivait tête et corps tout entiers, s’emparait de la place et la transformait, en un tour de main, en une place forte du parti symboliste. Tout favorisait cette tactique : le scepticisme et l’indifférence de certains rédacteurs parisiens absolument desséchés, ne prenant rien au sérieux, incapables d’un enthousiasme ou d’une aversion, et ne connaissant que ce seul principe d’affaires : faire du bruit, éveiller la curiosité, devancer les autres avec du nouveau, de l’« épatant » ; le manque de critique et la badauderie du public, qui répète de confiance tout ce que son journal lui débite d’un air important ; la lâcheté et la flagornerie de critiques qui, trouvant en face d’eux un groupe organisé et nombreux de jeunes gens que n’arrêtait aucun scrupule, avaient peur de leurs poings tendus et de leurs yeux menaçants et n’osaient pas s’attaquera eux ; la basse matoiserie des intrigants espérant faire de bonnes affaires s’ils spéculaient sur la hausse des actions du symbolisme. C’est ainsi que les pires et les plus méprisables traits de caractère des rédacteurs, des critiques, des écrivains avides de succès et des liseurs de journaux, concoururent à faire connaître, et, en partie même, à rendre célèbres les noms des habitués du « François Ier », et à éveiller dans la tête de beaucoup d’imbéciles des deux mondes la conviction que leur tendance domine la littérature du temps présent et renferme en elle tous les germes de l’avenir. Ce triomphe du symbolisme signifie la victoire de la bande sur l’individu. Il démontre la supériorité de l’attaque sur la défense, et l’efficacité de l’assurance mutuelle de réclame, même avec les aptitudes les plus chétives.

Si dissemblables qu’elles puissent être, les œuvres des symbolistes ont entre elles deux caractères communs : elles sont obscures, souvent jusqu’à l’incompréhensibilité, et elles sont dévotes. Après tout ce qui a été dit ici sur les particularités de la pensée mystique, leur obscurité ne saurait étonner. Quant à leur piété, elle a atteint une importance qui oblige à l’examiner de près.

Quand, dans les dernières années, parut toute une série de mystères, jeux de la Passion, légendes de saints et cantates ; quand, les uns après les autres, une douzaine, deux douzaines de nouveaux poètes et écrivains firent, dans leurs premières poésies, romans et articles, de brûlantes professions de foi religieuse, invoquèrent la Sainte Vierge, parlèrent extatiquement du sacrifice de la messe et s’agenouillèrent en de ferventes prières, alors les réactionnaires, qui ont un intérêt de parti à faire croire à un retour de l’humanité civilisée aux ténèbres intellectuelles du passé, s’écrièrent : « Voyez ! La jeunesse, l’espoir et l’avenir du peuple français, se détourne de la science ; l’émancipation a fait banqueroute, les âmes s’ouvrent de nouveau à la religion, et l’Église catholique accomplit de nouveau son office sublime d’institutrice, de consolatrice et de guide de l’humanité civilisée ». On désigne démonstrativement la tendance symbolique par le nom de « néo-catholique », et quelques critiques voient dans son apparition et ses succès la preuve que la libre pensée est vaincue par la foi. « Le coup d’œil le plus superficiel sur l’état du monde nous montre », écrit M. Edouard Rod, « que, dans tous les domaines, nous sommes en pleine réaction ». Et plus loin : « Je crois à la réaction, dans tous les sens que ce mot comporte. Mais jusqu’où ira cette réaction ? C’est le secret de demain103 ».

Les hérauts jubilants de la nouvelle réaction demandent la cause de ce mouvement, et trouvent avec une unanimité étrange cette réponse : les esprits les meilleurs et les plus cultivés reviennent à la foi, parce qu’ils ont découvert que la science les a trompés, qu’elle n’a pas tenu ce qu’elle leur a promis. « L’homme de ce siècle, dit M. Melchior de Vogüé, a pris en lui-même une confiance bien excusable… Le mécanisme rationnel du monde lui est enfin apparu… Dans l’explication des choses on élimina… tout l’ordre divin… D’ailleurs, à quoi bon rechercher des causes douteuses, quand le fonctionnement de l’univers et de l’homme devenait si clair pour le physicien, pour le physiologiste ?… Le moindre tort de Dieu, c’était d’être inutile. De beaux esprits l’affirmèrent, et tous les médiocres en furent persuadés. Le xviiie siècle avait inauguré le culte de la Raison : on vécut un moment dans l’ivresse de ce millénium. Puis vint l’éternelle désillusion, la ruine périodique de tout ce que l’homme bâtit sur le creux de sa raison… Il dut s’avouer que par-delà le cercle des vérités conquises, l’abîme d’ignorance reparaissait, toujours aussi vaste, aussi irritant104 ».

M. Charles Morice, le théoricien et le philosophe des symbolistes, dénonce presque à chaque page de son livre : La Littérature de tout à l’heure, la science pour ses différents gros péchés. « Il est déplorable que nos savants n’aient point compris », dit-il dans son langage apocalyptique, « qu’en vulgarisant la science ils la décomposaient (?), que confier aux mémoires inférieures les principes, c’est les exposer aux incertitudes d’interprétations sans autorité, d’erronés commentaires, d’hétérodoxes hypothèses ; car c’est lettre morte, le Verbe enclos dans les livres, et les livres eux-mêmes peuvent périr, — mais le courant qu’ils déterminent, le souffle émané d’eux leur survit, — et que faire s’ils ont soufflé la tempête et déchaîné (!) les ténèbres ? Or, tel est le résultat le plus clair de tout ce fatras de vulgarisation… Ne touchons-nous pas ici (à propos de la morale des Fables de la Fontaine) la résultante naturelle de tout un siècle d’investigation psychologique, qui fut une bonne éducation de la raison, mais dont les résultats objectifs et immédiats ne pouvaient être que la fatigue, le dégoût même et même le désespoir de raisonner ?… Naguère la science avait biffé le mot : mystère. Elle avait, du même trait, biffé les mots : beauté, vérité, joie, humanité… Le mysticisme a repris à la science intruse et accaparante non seulement tout ce qu’elle lui avait dérobé, mais peut-être bien aussi quelque chose de la propre part de la science. La réaction contre les négations insolentes et désolantes de la littérature scientifique… s’est faite… par une imprévue restauration poétique du catholicisme105 ».

Un autre graphomane, l’auteur du livre imbécile Rembrandt éducateur, radote à peu près de la même façon. « L’intérêt pour la science, dit-il, et particulièrement pour la science de la nature jadis si populaire, diminue actuellement dans les larges cercles du monde allemand… On est en quelque sorte sursaturé d’induction ; on a soif de synthèse ; les jours de l’objectivité s’inclinent de nouveau vers leur fin, et la subjectivité frappe en revanche à la porte106 ».

M. Edouard Rod dit : « Le siècle a marché sans tenir toutes ses promesses », et quelques lignes plus loin il parle encore de « ce siècle vieillissant et déçu107 ».

Dans un petit écrit qui est devenu une sorte d’évangile des imbéciles et des idiots, l’auteur, M. Paul Desjardins, se livre à des attaques continuelles contre l’« empirisme dit scientifique », parle des « négatifs », parmi lesquels il range « les empiristes ou mécanistes absorbés dans leur unique attention aux forces physiques et fatales », et proclame bien haut son dessein « d’infirmer la valeur de la méthode empirique108 ».

Même un penseur sérieux, M. Fr. Paulhan, arrive, dans son enquête sur les causes du néo-mysticisme français, à la conclusion que la science exacte s’est montrée impuissante à satisfaire les besoins de l’humanité. « Nous nous sentons, dit-il, environnés d’un inconnu immense où nous demandons au moins qu’on nous réserve un accès. L’évolutionnisme, comme le positivisme, a fermé le passage… Pour toutes ces raisons, l’évolutionnisme devait, tout en laissant de grandes idées, se montrer impuissant à suffire à la direction des esprits109 ».

Si écrasante que puisse sembler cette unanimité d’esprits solides et estimables et de graphomanes imbéciles, elle ne renferme cependant pas la moindre étincelle de vérité. Prétendre que le monde se détourne de la science parce que la méthode « empirique », c’est-à-dire la méthode scientifique de l’observation et de l’enregistrement des faits, a subi un naufrage, cela est ou un mensonge conscient ou de l’irresponsabilité intellectuelle. Un esprit sain et loyal doit presque avoir honte de prouver cette proposition. La science a donné dans les dernières périodes décennales, grâce à l’analyse spectrale, des renseignements sur la nature des astres les plus lointains, sur leur composition matérielle, leur degré de chaleur, la rapidité et la direction de leurs mouvements ; elle a établi l’unité de toutes les formes de la force et rendu des plus vraisemblables l’unité de la matière ; elle est sur la trace de la formation et du développement des éléments chimiques, et elle nous a appris à comprendre la construction des compositions organiques, d’une structure si compliquée ; elle nous montre les rapports des atomes dans la molécule et la position de la molécule dans l’espace ; elle a jeté un jour surprenant sur les conditions d’action de l’électricité et mis cette force au service de l’homme ; elle a renouvelé la géologie et la paléontologie et débrouillé l’enchaînement des formes de la vie animale et végétale ; elle a créé la biologie et l’embryologie, et, par la découverte et l’étude des microbes, éclairé d’une façon saisissante quelques-uns des mystères les plus inquiétants de l’éternelle transformation, de la maladie, de la mort ; elle a trouvé ou perfectionné des méthodes qui, comme la chronophotographie, la photographie instantanée, etc., permettent de décomposer et d’enregistrer des phénomènes non directement observables pour les sens humains et qui promettent d’être des plus féconds au point de vue de la connaissance de la nature. Et en face de si magnifiques, de si grandioses résultats, dont l’énumération pourrait s’étendre au double et au triple, on ose parler d’un naufrage de la science et de l’impuissance de la méthode « empirique ! ».

La science n’aurait pas tenu ce qu’elle a promis ! Quand a-t-elle jamais promis autre chose que d’observer loyalement et attentivement les phénomènes, et, si possible, de déterminer les conditions dans lesquelles ils se produisent ? Et n’a-t-elle pas tenu cette promesse ? Ne la tient-elle pas constamment ? Celui qui a attendu d’elle que du jour au lendemain elle explique tout le mécanisme de l’univers comme un escamoteur explique ses trucs soi-disant merveilleux, celui-là n’a aucune idée de la tâche réelle de la science. Elle se refuse tous les bonds et toutes les envolées. Elle avance pas à pas. Elle jette lentement et patiemment un pont solide sur l’inconnu, et ne peut lancer une arche nouvelle sur l’abîme avant d’avoir assis un nouveau pilier dans la profondeur et l’avoir amené jusqu’à la hauteur voulue.

En attendant, elle ne parle pas de la cause première des phénomènes, tant qu’elle a encore un si grand nombre de causes proches à étudier. Maints représentants des plus éminents de la science vont même jusqu’à déclarer que la cause première ne fera jamais l’objet de la recherche scientifique et la nomment, avec Herbert Spencer, « l’inconnaissable », ou profèrent, avec Du Bois-Reymond, le découragé : Ignorabimus ! Mais tous deux, ici, procèdent d’une façon complètement anti-scientifique, et prouvent simplement que même des penseurs clairs comme Herbert Spencer et des savants prudents comme Du Bois-Reymond, sont encore sous le joug de la rêverie théologique. La science ne peut parler d’un inconnaissable quelconque, car cela présupposerait qu’elle est en état de limiter exactement les bornes du connaissable, ce qu’elle ne peut, puisque chaque nouvelle découverte les recule ; l’hypothèse d’un inconnaissable implique en outre l’admission du fait qu’il y a quelque chose que nous ne pouvons connaître ; maintenant : ou nous devons, pour pouvoir affirmer sérieuse ment l’existence de ce quelque chose, en avoir une connaissance quelconque, si légère et si peu nette soit-elle, ce qui prouverait alors que ce quelque chose ne peut pas être inconnaissable, puisque nous le connaissons effectivement, et rien en ce cas ne justifierait l’affirmation a priori que notre connaissance actuelle de l’objet, si faible soit-elle, ne s’élargira ni ne s’approfondira jamais ; ou nous n’avons aucune idée, pas même la plus faible, de l’inconnaissable du philosophe, et dans ce cas il ne peut exister pour nous ; toute la notion repose sur le néant, et le mot est une création oiseuse de la fantaisie qui se donne carrière. On peut dire la même chose de l’Ignorabimus. C’est le contraire de la science. Ce n’est pas la conclusion logique de prémisses bien fondées, ce n’est pas le résultat de l’observation, mais une prophétie mystique. Personne n’a le droit de donner pour des faits des renseignements sur l’avenir. La science peut indiquer ce qu’elle sait aujourd’hui ; elle peut aussi désigner exactement ce qu’elle ne sait pas. Mais dire ce qu’elle saura ou ne saura pas un jour, ce n’est pas sa fonction.

Certes, celui qui exige de la science qu’elle réponde imperturbablement et audacieusement à toutes les questions des esprits désœuvrés ou inquiets, celui-là sera nécessairement déçu par elle, car elle ne veut ni ne peut satisfaire à ses exigences. La théologie, la métaphysique ont naturellement un rôle plus facile ; elles inventent un conte quelconque et le débitent avec un sérieux abasourdissant ; si on ne veut pas les en croire, elles insultent et menacent le client indiscipliné, mais elles ne peuvent rien lui prouver, elles ne peuvent le forcer à prendre pour de l’argent comptant leurs billevesées. La théologie et la métaphysique ne peuvent jamais être mises dans l’embarras. Il ne leur en coûte rien d’ajouter plus de paroles à leurs paroles, de rattacher à une affirmation arbitraire une autre affirmation, d’entasser un dogme sur un autre dogme. L’esprit sérieux et sain, avide de connaissance réelle, n’aura jamais l’idée de la demander à la métaphysique ou à la théologie. A celles-ci s’adresse seulement le cerveau d’enfant dont le désir de savoir ou plutôt la curiosité est pleinement satisfaite par le ton doucement endormant d’un conte de nourrice.

La science n’entre pas en rivalité avec la théologie et la métaphysique. Quand celles-ci affirment pouvoir expliquer le phénomène cosmique, la science montre que ces prétendues explications sont du pur bavardage. Quant à elle, elle se garde naturellement de substituer à une absurdité démontrée une autre absurdité. Elle dit modestement ; « Voici un fait, voici une hypothèse, voici une supposition. Un fourbe seul donne plus qu’il n’a ». Si cela ne suffit pas aux néo-catholiques, ils n’ont qu’à s’asseoir et à chercher eux-mêmes de nouveaux faits qui les aideront à éclaircir les ténèbres angoissantes du phénomène cosmique. Ce serait là une preuve de véritable soif de savoir. A la table de la science il y a place pour tous, et chacun de ceux qui s’associent aux observations communes est le bienvenu. Mais cette idée ne vient pas même en rêve à ces pauvres d’esprit qui radotent de la « banqueroute de la science ». Bavarder est tellement plus facile et commode que chercher et trouver !

Oui, c’est vrai : la science ne raconte rien d’une vie après la mort, de concerts de harpes dans le paradis, et de la transformation de cancres et de bécasses hystériques en anges vêtus de blanc, aux ailes irisées. Elle se contente, infiniment plus plate et prosaïque, d’adoucir l’existence terrestre de l’homme. Elle diminue la mortalité moyenne et prolonge la vie de l’individu qui ne la contrecarre pas par ses propres folies anti-hygiéniques, en supprimant les causes de maladies reconnues ; elle crée de nouvelles commodités, et facilite la lutte contre les forces destructives de la nature. Le symboliste qui, après une intervention chirurgicale, est préservé par l’asepsie de la suppuration, de la gangrène et de la mort ; qui se protège contre la fièvre typhoïde à l’aide d’un filtre Chamberland ; qui, en tournant négligemment un bouton, emplit sa chambre de lumière électrique ; qui, par le moyen du téléphone, converse par-delà les pays avec un être aimé, — le symboliste doit tout cela à cette science qui, à l’en croire, a fait banqueroute, et non à la théologie à laquelle il affirme vouloir retourner.

Exiger de la science qu’elle ne donne pas seulement des éclaircissements réels, quoique limités, et n’offre pas seulement des bienfaits palpables, mais qu’elle résolve aujourd’hui, à l’instant même, toutes les énigmes, qu’elle fasse l’homme omniscient, heureux, bon, — cela est absurde. Cette exigence, la théologie et la métaphysique ne l’ont jamais remplie. Elle est simplement la forme intellectuelle de cette folle présomption qui, sur le terrain matériel, se manifeste par la soif de jouissance et la haine du travail. Le déclassé qui aspire au vin de Champagne et aux femmes, au loisir et aux honneurs, et qui accuse l’ordre social parce qu’il ne donne pas satisfaction à ses fringales, est frère du symboliste qui réclame la vérité et honnit la science, parce que celle-ci ne lui présente pas celle-là sur un plat d’or. Tous deux révèlent la même inaptitude à saisir la réalité de l’univers et à comprendre qu’il n’est pas possible d’atteindre, sans travail physique, la fortune, et, sans effort intellectuel, la vérité. L’homme honnête qui arrache péniblement ses dons à la nature, le savant laborieux qui ouvre, à la sueur de son front, les sources de la connaissance, inspirent le respect et une chaude sympathie. On ne peut, au contraire, éprouver que du mépris pour les flâneurs mécontents qui attendent la richesse d’un numéro de loterie ou d’un oncle à héritage, et la connaissance d’une révélation qui doit venir les illuminer, sans un effort de leur côté, dans leur café habituel, au moment où ils sont en train de vider leur bock.

Les pauvres niais qui insultent la science lui reprochent aussi d’avoir détruit l’idéal et enlevé à la vie sa valeur. Ce reproche n’est pas moins stupide que l’imputation de banqueroute. Il ne peut y avoir d’idéal plus haut que l’accroissement de la connaissance. Quelle légende des saints est aussi belle que la vie d’un savant qui passe son existence courbé sur un microscope, presque sans besoins physiques, connu et estimé de peu de gens, travaillant uniquement pour sa propre conscience, sans autre ambition que celle d’établir peut-être un seul nouveau petit fait qu’un successeur plus heureux utilisera pour une brillante synthèse, et enchâssera comme moellon dans un monument de la science de la nature ? Quel conte religieux a enflammé de plus sublimes martyrs au mépris de la mort qu’un Gehlen, qui tombe empoisonné en préparant l’hydrogène arsénieux découvert par lui ; qu’un Crocé-Spinelli, qui trouve la mort dans son ballon monté trop rapidement, tandis qu’il observait la pression atmosphérique ; pour ne pas parler d’un Ehrenberg, que le travail de toute son existence finit par rendre aveugle, d’un Hyrtl, dont les préparations anatomiques au sublime corrosif détruisent presque la vue, des médecins qui s’inoculent des maladies mortelles, de la troupe presque incalculable des voyageurs de découvertes au pôle nord et à l’intérieur des continents noirs ? Et un Archimède n’a-t-il réellement pas trouvé de la valeur à sa vie, quand il adressait aux soudards de Marcellus cette adjuration : « Ne détruisez pas mes cercles » ? La véritable et saine poésie a toujours, elle aussi, reconnu cela, et ses figures les plus idéales ne sont pas un homme pieux qui marmotte des prières d’une bouche baveuse, et contemple, les yeux convulsés, une vision hallucinatoire, mais un Prométhée et un Faust, qui luttent pour la science, c’est-à-dire pour la connaissance précise de la nature.

L’affirmation que la science n’a pas tenu ce qu’elle a promis et que la génération montante se détourne d’elle pour cette raison, ne résiste pas un instant à la critique. C’est une affirmation purement en l’air. Ce point de départ du néo-catholicisme est absurde, les symbolistes eux-mêmes assurassent-ils cent fois que c’est le dégoût de la science qui les a rendus mystiques. Les allégations que même un esprit sain donne sur les mobiles réels de ses actions ne doivent être utilisées qu’avec la plus prudente critique ; celles que présente un dégénéré sont absolument inutilisables. Car, chez lui, les impulsions d’action et de pensée proviennent de l’inconscient, et la conscience invente après coup, pour les idées et les actes dont elle ignore elle-même la réelle provenance, des raisons spécieuses et jusqu’à un certain point plausibles. Dans tous les livres sur la suggestion, on cite des pendants au cas typique de Charcot : on plonge une hystérique dans le sommeil hypnotique et on lui suggère qu’à son réveil elle doit poignarder un des médecins présents. On la réveille, elle prend le poignard et fond sur la victime désignée. On lui arrache l’arme et on lui demande pourquoi elle veut tuer le médecin. Elle répond sans hésiter : « Parce qu’il m’a fait du mal ». Remarquez bien qu’elle le voyait pour la première fois de sa vie. Cette personne éprouvait à l’état de veille le besoin de tuerie médecin. Sa conscience n’avait aucune idée de ce que ce besoin lui avait été suggéré dans l’état hypnotique. Que l’on ne tue jamais sans motif, c’est ce que sait la conscience. Forcée de trouver le mobile de la tentative de meurtre, la conscience tombe immédiatement sur le seul raisonnable dans le cas donné, et elle s’imagine qu’elle en est venue à l’idée de meurtre pour tirer vengeance d’un tort subi.

L’hypothèse de M. Paul Janet sur la double personnalité offre une explication de ce phénomène de la vie psychique. « Tout homme, dit-il, présente deux personnalités, une consciente et une inconsciente. Chez l’homme normal, elles sont égales, complètes toutes les deux, équilibrées ; chez l’hystérique, elles sont inégales, déséquilibrées. Une des deux personnalités, la première généralement, est incomplète, l’autre restant parfaite110 ». La personnalité consciente a la tâche ingrate d’inventer des motifs pour les actes de l’inconsciente. C’est comme dans le jeu connu, où une personne fait les gestes et où une autre dit les paroles correspondantes. Chez le dégénéré déséquilibré, la conscience assume le rôle d’une mère quelque peu simiesque qui sait trouver des excuses pour les sots et méchants tours d’un enfant malappris. La personnalité inconsciente commet des folies et des méfaits, et la consciente, qui reste là impuissante et ne peut les empêcher, cherche à les pallier par toutes sortes de prétextes.

La cause du mouvement néo-catholique n’est donc pas que la jeunesse ait à reprocher quelque chose à la science ou à se plaindre d’elle d’une façon quelconque. MM. de Vogué, Rod, Desjardins, Paulhan, qui assignent une pareille base au mysticisme des symbolistes, lui attribuent arbitrairement une origine qu’il n’a pas. Celle-ci est exclusivement imputable à l’état de dégénérescence des inventeurs de cette tendance. Le néo-catholicisme a sa racine dans l’émotivité et le mysticisme, ces deux stigmates les plus fréquents et les plus caractéristiques des dégénérés.

Qu’en France aussi, dans le pays de Voltaire, le mysticisme des dégénérés ait revêtu fréquemment la forme de la ferveur religieuse, cela peut, au premier abord, sembler étrange ; mais l’examen des conditions politiques et sociales du peuple français pendant les dernières périodes décennales rendra la chose compréhensible.

La grande Révolution proclama trois idéals : Liberté, Égalité et Fraternité. La fraternité est un mot innocent qui n’a pas de signification réelle, et, par conséquent, ne gêne personne. La liberté, elle, est désagréable aux classes supérieures, qui se plaignent beaucoup de la souveraineté du peuple et du suffrage universel ; mais elles supportent cependant sans trop de malaise une situation mitigée, après tout, par une administration chicanière, la tutelle policière, le militarisme et la gendarmerie, et dans laquelle la populace est encore tenue suffisamment en laisse. Mais l’égalité est pour les possédants une abomination insupportable. Elle est l’unique conquête de la grande Révolution qui ait survécu à toutes les transformations ultérieures du régime politique et soit restée vivante dans le peuple français. Car de la fraternité, le Français ne sait pas beaucoup ; sa liberté, nous l’avons dit, a fréquemment pour symbole une muselière ; mais l’égalité, il la possède effectivement et y est fermement attaché. Le dernier des vagabonds, le souteneur des grandes villes, le chiffonnier et le palefrenier croient valoir autant que le châtelain, et ils le lui disent sans barguigner en plein visage, quand l’occasion s’en présente. Les motifs du fanatisme égalitaire des Français ne sont pas particulièrement nobles. Il ne résulte pas d’un sentiment de hautaine virilité et d’une affirmation de sa propre valeur, mais d’une basse envie et d’une intolérance mauvaise. Rien ne doit dépasser le niveau ! Rien ne doit être meilleur, plus beau ou seulement plus en vue que la vulgarité moyenne ! Or, contre cette rage d’égalitarisme, se révoltent avec une violence passionnée les classes supérieures, et avant tout celles que la grande Révolution a portées au sommet.

Les petits-fils des serfs ruraux qui pillèrent et détruisirent les châteaux seigneuriaux, en égorgèrent lâchement les habitants et s’emparèrent de leurs terres ; les descendants des boutiquiers et des savetiers des villes qui s’enrichirent par la politique des rues et des clubs, la spéculation sur les biens nationaux et les assignats, ainsi que par des fraudes dans les fournitures militaires, ne veulent pas être confondus avec la foule ; ils veulent former un État privilégié ; ils veulent être reconnus comme caste supérieure. Ils cherchèrent, dans ce but, une marque distinctive qui fit voir immédiatement en eux des membres d’une élite sociale, et ils la trouvèrent dans le cléricalisme.

On comprend ce choix. La foule, notamment celle des villes, est en France absolument incrédule, et la vieille noblesse historique qui, au xviiie siècle, se targuait d’irréligion, est sortie très pieuse du cataclysme de 1789, car elle comprit ou soupçonna le rapport intime entre les idées et symboles antiques de la foi, la royauté et la noblesse féodale. Par leur cléricalisme, les parvenus établissaient donc à la fois un contraste entre eux et la foule dont ils voulaient se séparer, et une ressemblance avec la caste au sein de laquelle ils brûlaient de se glisser ou de faire irruption.

L’expérience enseigne que l’instinct de conservation est souvent le pire conseiller dans les situations dangereuses. L’homme qui ne sait pas nager et qui tombe à l’eau lève involontairement les bras, ce qui a pour résultat que la tête plonge et qu’il se noie, tandis que sa bouche et son nez resteraient hors de l’eau, s’il tenait tranquillement bras et mains au-dessous de celle-ci. Le mauvais cavalier qui ne se sent pas sûr de lui remonte ordinairement ses jambes et tombe certainement, tandis qu’il conserverait vraisemblablement l’équilibre, s’il les laissait tendues. Ainsi la bourgeoisie française, qui sait très bien qu’elle s’est emparée des fruits de la grande Révolution et a renvoyé les mains vides le quatrième état qui seul a fait celle-ci, a, en prenant le cléricalisme pour tradition sociale, choisi le plus mauvais moyen de se maintenir en possession des biens et privilèges mal acquis, et d’échapper à l’égalitarisme contre nature. Par là, elle éloigna d’elle les esprits les plus intelligents, les plus vigoureux et les plus cultivés, et poussa au socialisme beaucoup de jeunes gens qui, radicaux en matière de pensée philosophique, mais conservateurs au point de vue économique et peu épris de l’égalité, seraient devenus une force protectrice pour une bourgeoisie libre penseuse. Le socialisme, en effet, à côté de ses doctrines économiques radicales et de ses théories égalitaires impossibles, représente l’émancipation de la pensée.

Mais je n’ai pas à juger ici si le mimétisme religieux de la bourgeoisie française, qui doit la rendre semblable à la noblesse historique, exercera ou non l’action protectrice attendue ; j’établis simplement le fait de ce mimétisme. Il a pour résultante que tous les riches parvenus tranchant du grand seigneur envoient leurs fils dans les écoles de jésuites. Être élevé par les jésuites, c’est là un signe de caste, presque comme de faire partie du Jockey-Club. Les anciens élèves des jésuites forment une franc-maçonnerie noire qui pousse avec zèle ses protégés dans toutes les carrières, les marie avec de riches héritières, court à leur aide dans les situations fâcheuses, cache leurs fautes, étouffe les scandales, etc. Or, ce sont les jésuites qui, dans ces dernières années, se sont appliqués à inculquer leur propre manière de penser à la jeunesse dorée de France à eux confiée. Ces jeunes gens apportèrent dans les écoles de prêtres un cerveau héréditairement défectueux et inclinant en conséquence au mysticisme, et les écoles en question donnèrent ensuite à la pensée mystique des jeunes dégénérés la couleur religieuse. Ce n’est pas là une hypothèse arbitraire, mais un fait. M. Charles Morice, le théoricien esthétique et le philosophe des symbolistes, a, au témoignage de ses amis, reçu son éducation chez les jésuites111. De même MM. Louis Le Cardonnel, Henri de Régnier et autres. Les jésuites ont trouvé la phrase de la « banqueroute de la science », et leurs élèves la rabâchent après eux, parce qu’elle renferme une explication plausible de leur rêvasserie religieuse, dont ils ne connaissent pas les véritables raisons organiques, qu’ils ne comprendraient d’ailleurs pas, même s’ils les connaissaient. « Je retourne à la foi parce que la science ne me satisfait pas », c’est là une chose que l’on peut dire. Elle a même bon air, car elle laisse supposer la soif de la vérité et la noble préoccupation des grandes questions. Par contre, on confessera difficilement ceci : « Je suis pris de passion pour la Sainte-Trinité et la Sainte Vierge, parce que je suis un dégénéré et que mon cerveau est incapable d’attention et de pensée claire ».

Que l’argument des jésuites, tel que l’exposent MM. de Vogüé, Rod et autres, ait pu trouver aussi crédit en dehors des cercles ecclésiastiques et des jeunes dégénérés, au point que l’on entend aujourd’hui répéter par les esprits demi-cultivés : « La science est vaincue, à la religion appartient l’avenir », cela est étroitement lié aux particularités intellectuelles de la foule. Celle-ci ne remonte jamais aux faits, mais répète les phrases toutes faites qui ont été dites devant elle. Si elle tenait compte des faits, elle saurait que le nombre des Facultés des sciences, des professeurs et élèves, des revues et livres, de leurs abonnés et lecteurs, des laboratoires, des sociétés savantes et des communications aux académies, augmente d’année en année. On peut prouver par des chiffres que la science, loin de perdre du terrain, en gagne continuellement. Mais la foule ne s’inquiète pas des statistiques précises. Elle se laisse tranquillement suggérer l’idée par quelques journaux écrits principalement pour des membres de cercles et des catins dorées et dans lesquels les élèves des écoles de prêtres ont trouvé accès, que la science recule devant la religion. De la science elle-même, de ses prémisses, méthodes et résultats, elle n’a jamais rien su. A un certain moment, la science a été à la mode. En ce temps-là, les journaux écrivaient journellement : « Nous vivons à une époque scientifique » ; les nouvelles du jour enregistraient les voyages et les mariages des savants, les romans-feuilleton faisaient de spirituelles allusions à Darwin, les inventeurs de cannes élégantes et de parfums nommaient leurs produits « parfums d’évolution » ou « badines de sélection », et les gens à fausse prétention de culture se prenaient d’une façon sérieuse pour des tranche-montagne du progrès et de l’émancipation intellectuelle. Aujourd’hui, les cercles sociaux qui font la mode, et les feuilles qui cherchent à leur plaire, décrètent que ce n’est plus la science, mais la foi, qui est le « chic » ; aussitôt les faits-divers des feuilles boulevardières racontent de petites histoires piquantes sur les prédicateurs ; dans les romans-feuilleton on cite l’Imitation de Jésus-Christ ; les inventeurs se présentent avec de riches prie-Dieu et de recommandables chapelets, et le philistin sent avec une profonde émotion la fleur merveilleuse de la foi germer et s’épanouir dans son cœur. Quant à ses réels adeptes, la science n’en a guère perdu un seul. En revanche, il est naturel que la plèbe des salons, pour laquelle elle n’a jamais été qu’une affaire de mode, lui tourne le dos, sur le simple mot d’ordre d’un tailleur ou d’une modiste.

Voilà pour le néo-catholicisme que l’on veut donner, soit pour des raisons de parti, soit par ignorance et par snobisme, comme un mouvement intellectuel sérieux de l’époque.

Le symbolisme, toutefois, ne prétend pas être seulement un retour à la foi, mais aussi une nouvelle théorie de l’art et de la poésie. Examinons donc également ce côté de son essence.

Si nous voulons tout d’abord savoir ce que les symbolistes se représentent sous le nom de symbole et de symbolisme, nous nous heurtons aux mêmes difficultés que lorsqu’il s’est agi de déterminer le vrai sens de préraphaélisme, et cela pour la même raison : c’est que les inventeurs de ces dénominations ont pensé à cent choses différentes, contradictoires entre elles et peu claires, ou même n’ont pensé à rien du tout. Un spirituel et habile journaliste, M. Jules Huret, a fait une enquête sur le nouveau mouvement littéraire en France, et obtenu de ses principaux représentants des renseignements qui nous font connaître suffisamment le sens qu’ils attachent ou prétendent attacher aux expressions de leur programme112. Je vais reproduire ici quelques-unes de ces déclarations. Ce qu’est le symbolisme, elles ne nous l’apprendront d’ailleurs pas ; mais elles nous permettront de pénétrer dans la pensée des symbolistes.

M. Stéphane Mallarmé, le chef de la troupe symboliste le moins contesté par les adeptes, s’exprime en ces termes : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole ; évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements ».

Si le lecteur ne comprend pas immédiatement cet enchaînement de mots obscurs, qu’il ne s’arrête pas à déchiffrer l’énigme. Je traduirai plus tard le balbutiement de ce faible d’esprit dans la langue compréhensible des hommes sains.

M. Paul Verlaine, un autre grand-prêtre de la secte, fait la réponse que voici :

« C’est moi qui, en 1885, ai réclamé pour nous le nom de symbolistes. Les parnassiens et la plupart des romantiques manquaient de symboles en un certain sens… De là l’erreur de la couleur locale dans l’histoire, le mythe rétréci par une fausse interprétation philosophique, la pensée sans aperception des analogies, le sentiment retiré de l’anecdote ».

Écoutons quelques poètes de second rang du groupe : « L’art », dit M. Paul Adam, « je le définirai l’inscription d’un dogme dans un symbole ; il est un moyen pour faire prévaloir un système et mettre au jour des vérités ». M. Rémy de Gourmont confesse loyalement : « Quant à dévoiler la secrète signification de ce vocable (le mot symbolistes), je ne le saurais. Je ne suis ni théoricien, ni devin ». M. Saint-Pol-Roux-le-Magnifique fait entendre cet avertissement profond : « Qu’on y prenne garde, le symbolisme exaspéré aboutit au nombrilisme et à l’épidémique mécanisme… Ce symbolisme est un peu la parodie du mysticisme… Le symbolisme exclusif est anormal en notre siècle considérable de combative activité. Considérons donc cet art de transition comme une spirituelle niche faite au naturalisme, aussi comme un prodrome de la poésie de demain ».

Des théoriciens et des philosophes du groupe, nous devons attendre des renseignements plus complets sur leurs moyens et buts. M. Charles Morice nous apprend effectivement : « Quant au symbole, c’est le mélange des objets qui ont éveillé notre sentiment, et de notre âme, en une fiction. Le moyen, c’est la suggestion : il s’agit de donner aux gens le souvenir de quelque chose qu’ils n’ont jamais vu ». Et M. Gustave Kahn dit : « Pour moi personnellement, l’art symbolique serait d’inscrire en un cycle d’œuvres autant que possible toutes les modifications et variations intellectuelles d’un poète, épris d’un but déterminé par lui ».

Il s’est déjà trouvé en Allemagne quelques imbéciles et idiots, quelques hystériques et graphomanes, qui prétendent comprendre ce verbiage et le ressassent à leur tour dans des conférences, des articles de journaux et des livres. Le philistin allemand auquel on a prêché de temps immémoral le mépris de la « platitude », c’est-à-dire du bon sens, et l’admiration de la « profondeur », c’est-à-dire, en règle générale, du bouillonnement impuissant de cerveaux mucilagineux et gélatineux incapables de penser, devient visiblement inquiet et commence à se demander si, derrière ces suites de mots absolument dépourvues de sens, il ne se cache pas pourtant quelque chose. En France, on n’est pas tombé dans le panneau tendu par de pauvres sots et des farceurs de sang-froid, et l’on a reconnu le symbolisme pour ce qu’il est : de la folie ou du charlatanisme. Nous rencontrerons ces qualifications dans la bouche de représentants autorisés de toutes les tendances littéraires.

« Les symbolistes », s’écrie M. Jules Lemaître, « ça n’existe pas… Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent ; c’est quelque chose qui est là, sous terre, qui remue, qui grouille, mais qui n’affleure pas, comprenez-vous ? Quand, à grand’peine, ils ont produit quelque chose, ils veulent bâtir, autour, des formules et des théories, mais comme ils n’ont pas le genre d’esprit qu’il faut pour cela, ils n’y arrivent pas… Ce sont des fumistes, avec une part de sincérité, je l’accorde, mais des fumistes ». M. Josephin Péladan les traite de « curieux artificiers en métrique et lexique (qui) se groupent pour arriver et se nomment bizarrement pour être connus ». M. Jules Bois est beaucoup plus énergique : « Gestes incohérents, clameurs bégayées, — ce sont les décadents symbolistes… Cacophonie de sauvages qui auraient feuilleté une grammaire anglaise et un lexique de vieux mots déchus. Si jamais ils surent quelque chose, ils affectent de l’oublier. Vagues, incorrects, obscurs, ils ont le sérieux des augures… Vous, symbolistes décadents, nous mystifiez en une syntaxe abracadabrante et puérile ». Paul Verlaine lui-même, un des inventeurs du symbolisme, accommode de cette façon, dans un moment de sincérité, ses disciples : « Ce sont des pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit : Réclame ! ». M. Henri de Régnier pense, avec indulgence : « Ils (les symbolistes) éprouvent le besoin de se ranger sous une enseigne commune pour lutter ensemble plus efficacement contre les satisfaits ». M. Emile Zola parle d’eux comme d’une « bande de requins qui, ne pouvant pas nous manger, se mangent entre eux ». M. Joseph Caraguel dénomme la littérature symboliste « une littérature de vagissement, de balbutiement, de vague à l’esprit, une littérature d’avant les griots soudaniens ». Edmond Haraucourt reconnaît clairement le but visé par les symbolistes : « Il y a un parti de mécontents et de gens pressés. C’est du boulangisme littéraire ! Il faut vivre. On veut tenir une place, être notoire, ou notable. On bat la caisse, qui n’est même pas une grosse caisse… Voilà leur vrai symbole : « Colis pressé ». Tout le monde prend le rapide. Destination : la gloire ! »

M. Pierre Quillard affirme « qu’il n’y a pas d’école symboliste, et que, sous ce nom, on a réuni, bien arbitrairement, des poètes du plus réel talent et de purs imbéciles ». M. Gabriel Vicaire traite « leurs… proclamations de pures fumisteries de collégiens ». M. Laurent Tailhade enfin, un des principaux symbolistes, évente le secret : « Je n’attribuai jamais à ces jeux d’autre valeur que celle d’un amusement passager ; nous essayâmes sur l’intelligence complaisante de quelques débutants littéraires la mystification des voyelles colorées, de l’amour thébain, du schopenhauérisme et de quelques autres balivernes, lesquelles, depuis, firent leur chemin par le monde ». Même en Allemagne, nous l’avons dit.

Mais injurier n’est pas expliquer, et si l’on est en droit de mettre à leur place le plus énergiquement possible des charlatans conscients qui, à la façon des arracheurs de dents, jouent sur les foires l’homme sauvage pour soutirer de l’argent aux badauds, la colère et la raillerie, vis-à-vis des imbéciles sincères, ne sont pas à leur place. Ce sont des malades ou des infirmes qui, comme tels, ne méritent que de la pitié. Sans doute, il faut dévoiler leur mal ; seulement, depuis Pinel, les traitements rigoureux sont abolis même dans les asiles d’aliénés.

Les symbolistes, en tant que dégénérés et imbéciles sincères, ne peuvent penser que d’une manière mystique, c’est-à-dire vague. L’inconscient est en eux plus fort que le conscient, l’activité des nerfs organiques prédomine sur celle de l’écorce cérébrale grise, leurs émotions sont maîtresses de leurs aperceptions. Quand des gens de cette espèce ont l’instinct poétique et artistique, ils veulent naturellement exprimer leur propre état d’esprit. Ils ne peuvent employer de mots précis à signification claire, car ils ne trouvent pas dans leur propre conscience d’aperceptions nettement dessinées et univoques qui puissent être comprises dans de tels mots. Ils choisissent en conséquence des mots vagues interprétables à plaisir, parce qu’ils répondent le mieux à leurs aperceptions qui sont de même nature. Plus indécis et plus obscur est un mot, mieux il se prête aux besoins de l’imbécile, et cela, on le sait, va si loin chez l’aliéné, qu’il trouve pour son aperception devenue absolument informe des mots nouveaux qui ne sont plus seulement obscurs, mais dépourvus de tout sens. Nous avons déjà vu que pour les dégénérés typiques le réel n’a aucune signification. Je rappelle seulement les remarques précédemment citées de Rossetti, Charles Morice, etc., sur ce point. Le langage clair sert à la communication du réel ; il n’a par conséquent aucune valeur pour le dégénéré. Celui-ci n’estime que le langage qui ne le force pas à suivre attentivement la pensée de celui qui parle, mais lui permet de s’abandonner librement au vagabondage de sa propre rêvasserie, de même que son propre langage n’a pas pour but de communiquer une pensée déterminée, mais doit simplement être le pâle reflet de son crépuscule intellectuel. C’est ce que veut dire M. Stéphane Mallarmé, quand il s’exprime ainsi : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance… Le suggérer, voilà le rêve ».

La pensée d’un cerveau sain a, de plus, un décours réglé par les lois de la logique et le contrôle de l’attention. Elle prend pour contenu un objet déterminé, le façonne et l’épuise. L’homme sain peut raconter ce qu’il pense, et son récit a un commencement et une fin. L’imbécile mystique, au contraire, pense uniquement d’après les lois mécaniques de l’association d’idées, sans attention à un fil conducteur. Il a une fuite d’idées. Il ne peut jamais indiquer exactement à quoi il pense, il ne peut que désigner l’émotion qui domine momentanément sa conscience. Il ne peut que dire en général : « Je suis triste », « je suis gai », « je suis tendre », « j’ai peur ». Sa pensée est emplie d’aperceptions nuageuses fuyantes et flottantes qui reçoivent leur coloris de l’émotion régnante, de même que la fumée, au-dessus d’un cratère, revêt la rutilance de la flamme qui bouillonne au fond de l’abîme volcanique. S’il compose des poésies, il ne déroulera donc jamais une suite logique d’idées, mais cherchera à représenter, par des mots obscurs d’un coloris émotionnel déterminé, une émotion, une « disposition d’esprit ». Aussi ce qu’il apprécie dans les œuvres poétiques, ce n’est pas un récit clair, l’exposé d’une idée déterminée, mais seulement le reflet d’une disposition d’esprit qui en éveille aussi en lui une autre, pas nécessairement la même. Les dégénérés sentent très bien cette différence entre une œuvre qui exprime un travail vigoureux de pensée et une autre où flotte simplement une fuite d’idées à teinte émotionnelle, et ils cherchent instinctivement une expression distinctive pour le genre de poésie dont seuls ils ont la compréhension. En France, ils ont donc trouvé pour lui le mot symbolisme. Si dénuées de sens que semblent les explications données par les symbolistes eux-mêmes de leur mot d’ordre, le psychologue distingue néanmoins nettement dans leur balbutiement et bégayement que, par un « symbole », ils comprennent un mot ou une suite de mots qui expriment non un fait du monde extérieur ou de la pensée consciente, mais une aperception crépusculaire à interprétations diverses qui ne contraint pas le lecteur à penser, mais lui permet de rêver, c’est-à-dire qui transmet des « dispositions d’esprit » ou émotions vagues, et non pas des processus intellectuels.

Le grand poète des symbolistes, leur modèle admiré, celui duquel ils ont reçu, de leur aveu unanime, la plus forte impulsion, c’est Paul Verlaine. En cet homme nous trouvons réunis, d’une façon étonnamment complète, tous les stigmates physiques et intellectuels de la dégénérescence, et à aucun écrivain, à ma connaissance, ne s’appliquent aussi exactement trait pour trait qu’à lui, à ses dehors somatiques, à l’histoire de sa vie, à sa pensée, à son monde d’idées et à son langage particulier, les descriptions que les cliniciens font des dégénérés. M. Jules Huret décrit ainsi son extérieur : « Sa tête de mauvais ange vieilli, à la barbe inculte et clairsemée, au nez brusque (?) ; ses sourcils touffus et hérissés comme les barbes d’épi couvrant un regard vert et profond ; son crâne énorme et oblong entièrement dénudé, tourmenté de bosses énigmatiques, élisent en cette physionomie l’apparente et bizarre contradiction d’un ascétisme têtu et d’appétits cyclopéens113 ». Comme cela apparaît dans ces expressions ridiculement recherchées et en partie complètement absurdes, l’irrégularité du crâne de Verlaine, ce que M. Hurel nomme les « bosses énigmatiques », a sauté aux yeux même de l’observateur absolument étranger à la science. Si l’on examine le portrait du poète par Eugène Carrière114, dont une photographie précède le volume des poésies choisies de l’auteur, et particulièrement celui exposé en 1892 par M. Aman-Jean au Salon du Champ-de-Mars, on remarque au premier coup d’œil la forte asymétrie du crâne que Lombroso a signalée chez les dégénérés115, et la physionomie mongoloïde caractérisée par les pommettes saillantes, les yeux bridés et la barbe rare, que le même savant regarde comme un stigmate de dégénérescence116.

La vie de Verlaine est enveloppée de mystère, mais on sait pourtant par ses propres aveux qu’il a passé deux années en prison. Dans la pièce intitulée : Écrit en 1875117, il raconte au long et non seulement sans honte, mais avec une nonchalance joyeuse, même vantarde, comme un véritable criminel de profession :

J’ai naguère habité le meilleur des châteaux
Dans le plus fin pays d’eau vive et de coteaux :
Quatre tours s’élevaient sur le front d’autant d’ailes,
Et j’ai longtemps, longtemps habité l’une d’elles…
Une chambre bien close, une table, une chaise,
Un lit strict où l’on pût dormir juste à son aise, …
Tel fut mon lot durant les longs mois là passés…
… J’étais heureux avec ma vie,
Reconnaissant de biens que nul, certes, n’envie.

Dans les stances qui ont pour titre : Un Conte, il dit ceci :

Ce grand pécheur eut des conduites
Folles à ce point d’en devenir trop maladroites,
Si bien que les tribunaux s’en mirent, — et les suites !
Et le voyez-vous dans la plus étroite des boites ?
Cellules ! prisons humanitaires ! Il faut taire
Votre horreur fadasse et ce progrès d’hypocrisie…

On a su depuis qu’il y a eu une forme d’érotisme au fond de la condamnation de Verlaine, ce qui n’a pas lieu de surprendre, car le caractère particulier de sa dégénérescence est un érotisme follement ardent. Il songe constamment à la luxure, et son esprit est incessamment empli d’images libidineuses. Je n’ai nullement envie de citer ici des endroits où s’exprime le dégoûtant état d’âme de ce malheureux esclave de ses sens maladivement excités ; je me contenterai d’indiquer aux lecteurs désireux d’être renseignés les pièces intitulées Les Coquillages, Fille et Auburn118.

L’érotisme n’est pas sa particularité unique. Il est aussi un dipsomane, et, comme il faut l’attendre d’un dégénéré, un dipsomane paroxystique qui, éveillé de son ivresse, est saisi d’un profond dégoût du poison alcoolique et de lui-même, et parle (dans la première pièce de La bonne Chanson) des « breuvages exécrés », mais, à la première occasion, succombe de nouveau à la tentation.

Cependant, il n’existe pas de folie morale chez Verlaine. Il pèche par un instinct irrésistible ; c’est un « impulsif ». Ce qui distingue ces deux formes de dégénérescence, c’est que le fou moral ne tient pas ses crimes pour quelque chose de mauvais, qu’il les commet avec la même tranquillité d’âme que met un homme sain à accomplir des actions indifférentes ou vertueuses ; après leur perpétration, il est absolument satisfait de lui, tandis que l’impulsif conserve la pleine conscience de l’abjection de son acte, lutte désespérément contre son instinct, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus résister, et éprouve, après l’acte, le plus terrible désespoir et un grand repentir. Un « impulsif » seul parle de lui-même sur un ton plein de reproches, comme du « seul Pervers » (p. 71), ou trouve les notes contrites des premiers sonnets de Sagesse :

Hommes durs ! Vie atroce et laide d’ici-bas !
Ah ! que du moins, loin des baisers et des combats,
Quelque chose demeure un peu sur la montagne,

Quelque chose du cœur enfantin et subtil,
Bonté, respect ! car qu’est-ce qui nous accompagne,
Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il ?…

Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ :
Une tentation des pires. Puis l’infâme…
Si la vieille folie était encore en route ?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer ?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute !
Ô va prier contre l’orage, va prier !…

C’est vers le Moyen-Age énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât,
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste…

Et là que j’eusse part…
….à la chose vitale,
Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits,

Haute théologie et solide morale,
Guidé par la folie unique de la Croix
Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale !

Comme le montrent ces exemples, la compagne ordinaire de l’érotisme maladif, la ferveur religieuse, n’est pas non plus absente des œuvres de Verlaine. Cette ferveur revêt du reste, dans maintes autres poésies, une expression beaucoup plus nette. Je veux seulement citer des strophes caractéristiques empruntées à deux autres pièces de Sagesse119.

Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour,
Et la blessure est encore vibrante,
Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour.

Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé,
Et la brûlure est encore là qui tonne,

(Qu’on observe ces expressions et ces répétitions constantes),

Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé.
Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil,
Et votre gloire en moi s’est installée,
Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil.

Noyez mon âme aux flots de votre vin,
Fondez ma vie au pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre vin.

Voici mon sang que je n’ai pas versé,
Voici ma chair indignée de souffrance,
Voici mon sang que je n’ai pas versé.

Suit l’énumération extatique de toutes les parties du corps qu’il offre à Dieu en sacrifice ; puis le poème se termine ainsi :

Vous connaissez tout cela, tout cela,
Et que je suis plus pauvre que personne,
Vous connaissez tout cela, tout cela.
Mais ce que j’ai, mon Dieu, je vous le donne.

À la Sainte Vierge, le poète s’adresse en ces termes :

Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
Tous les autres amours sont de commandement,

Nécessaires qu’ils sont, ma mère seulement
Pourra les allumer aux cœurs qui l’ont chérie.

C’est pour Elle qu’il faut chérir mes ennemis,
C’est pour Elle que j’ai voué ce sacrifice,
Et la douceur de cœur et le zèle au service.
Comme je la priais, Elle les a permis.

Et comme j’étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
Et m’enseigna les mots par lesquels on adore.

Les cordes touchées ici sont bien connues de la clinique psychiatrique. Il faut rapprocher de ces épanchements la description que fait Legrain d’un de ses malades : « C’est toujours Dieu, la Vierge, sa cousine, qui reviennent dans ses discours ». (Il s’agit d’une manie héréditaire chez un conducteur d’omnibus). « Des idées mystiques viennent compléter la scène ; il parle de Dieu, du ciel, fait des signes de croix, des génuflexions, il dit qu’il suit la loi du Christ ». (L’objet de l’observation est un journalier). « Le diable veut me tenter, mais je vois Dieu qui me protège ; il faut que vous priiez pour moi, j’ai demandé à Dieu que tout le monde soit béni, etc.120 ».

La perpétuelle alternance de dispositions opposées chez Verlaine, ce régulier passage subit du rut bestial à la dévotion extatique et du péché au repentir, ont frappé même des observateurs qui ne connaissent pas la signification de ce phénomène. « Il est », dit M. Anatole France, « tour à tour croyant et athée, orthodoxe et impie121 ». Oui, Verlaine est tout cela, mais pourquoi ? Simplement parce qu’il est un « circulaire ». Par ce terme assez peu heureux qu’a imaginé la psychiatrie française, on entend des aliénés chez lesquels les états d’excitation et de dépression se suivent régulièrement. A la période d’excitation correspondent les impulsions irrésistibles au crime et les discours blasphématoires, à la période d’affaissement les accès de contrition et de piété. Le « circulaire » appartient à la pire espèce des dégénérés. Il est « ivrogne, obscène, méchant et voleur122 ». Il est de plus incapable de toute occupation régulière prolongée, puisqu’il est évident que, dans l’état de dépression, il ne peut accomplir aucun travail qui exige de la vigueur et de l’attention. Le « circulaire » est condamné par la nature de son mal, s’il n’appartient pas à une riche famille, à être vagabond ou voleur ; il n’y a pas de place pour lui dans la société normale. Verlaine a été toute sa vie un vagabond. Il s’est traîné en France sur toutes les grandes routes, mais a aussi vagué en Belgique et en Angleterre. Depuis sa sortie de prison il réside le plus souvent à Paris, mais n’y a pas de domicile, et se fait soigner dans les hôpitaux sous prétexte de douleurs rhumatismales qu’il a d’ailleurs pu trop facilement gagner dans ses nuits passées à la belle étoile. L’administration ferme les yeux et lui accorde le vivre et le couvert par égard pour son talent poétique. Conformément à la tendance de l’esprit humain, qui cherche à exalter ce qui ne peut être changé, il se persuade que son vagabondage, qui lui est imposé par son vice organique, est un état glorieux et enviable ; il le vante comme quelque chose de beau, d’artistique et de sublime, et contemple les vagabonds avec des yeux pleins de tendresse. Parlant d’eux, il dit (Grotesques) :

Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tous biens l’or de leurs regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.

Le sage, indigné, les harangue ;
Le sot plaint ces fous hasardeux ;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d’eux.

Chez tous les aliénés et les imbéciles on rencontre cette conviction, que les gens raisonnables qui les jaugent sont des « sots ».

…. Dans leurs prunelles
Rit et pleure — fastidieux —
L’amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux !

— Donc, allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Le long des gouffres et des grèves,
Sous l’œil fermé des paradis !

La nature à l’homme s’allie
Pour châtier comme il le faut
L’orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut.

Dans une autre pièce (Autre), il crie à ses camarades de prédilection :

Allons, frères, bons vieux voleurs,
Doux vagabonds,
Filous en fleur,
Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
Promenons-nous Paisiblement :
Rien faire est doux.

De même que le vagabond se sent attiré vers les vagabonds, l’aliéné se sent attiré vers les aliénés. Verlaine ressent une admiration sans bornes pour le roi Louis II de Bavière, ce malheureux dément dont la raison était complètement éteinte longtemps déjà avant sa mort, et chez lequel les plus hideux instincts d’immondes animaux de la plus basse espèce avaient seuls survécu à la destruction des fonctions humaines du cerveau. Il lui adresse cet hymne :

Roi, le seul vrai Roi de ce siècle, salut, Sire,
Qui voulûtes mourir vengeant votre raison
Des choses de la politique, et du délire
De cette Science intruse dans la maison,

De cette Science assassin de l’Oraison
Et du Chant et de l’Art et de toute la Lyre,
Et simplement et plein d’orgueil en floraison
Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire !

Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi
De ce siècle…
Et le martyr de la Raison selon la Foi…

Deux choses frappent dans le langage de Verlaine. Premièrement, le fréquent retour du même mot, de la même tournure, ce « rabâchage » dans lequel nous avons vu un symptôme de débilité intellectuelle. Presque dans chacune de ses poésies reviennent plusieurs fois, sans changement, les mêmes vers et les mêmes hémistiches, et au lieu d’une rime reparaît souvent tout simplement le même mot. Si je voulais citer tous les exemples de ce genre, il me faudrait transcrire à peu près toutes les poésies de l’auteur ; je me bornerai donc à quelques spécimens.

Dans le Crépuscule du soir mystique reparaît deux fois, sans nécessité organique, ce vers : « Le souvenir avec le crépuscule », et celui-ci : « Dahlia, lys, tulipe et renoncule ». Dans Promenade sentimentale, l’adjectif « blême » poursuit le poète à la façon d’une obsession ou « onomatomanie », et il l’applique aux nénuphars et aux ondes (« des ondes blêmes ! »). La Nuit du Walpurgis classique commence ainsi :

Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement
Rythmique…

Dans Sérénade, les deux premières strophes reviennent mot à mot comme quatrième et huitième strophes. De même dans Ariettes oubliées, VIII :

Dans l’interminable
Ennui de la plaine,
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre,
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.
Le ciel est de cuivre,
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Corneille poussive,
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Dans l’interminable
Ennui de la plaine,
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Chevaux de bois commence ainsi :

Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

Dans une pièce vraiment charmante de Sagesse, on trouve ceci :

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau, sur l’arbre qu’on voit,
Chante sa plainte.

Dans « les fleurs des gens, les fleurs innombrables des champs », (Amour) « champs » et « gens » ont à peu près la même assonance. Ici le rabâchage imbécile de sons semblables inspire au poète un jeu de mots inepte. Et maintenant, cette strophe de Pierrot gamin :

Ce n’est pas Pierrot en herbe
Non plus que Pierrot en gerbe,
C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot.
Pierrot gamin, Pierrot gosse,
Le cerneau hors de la cosse,
C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot !

Ce sont là les paroles d’une nourrice à son nourrisson, où il ne s’agit pas de chercher un sens, mais simplement de gazouiller à l’enfant des sons qui lui font plaisir. La strophe finale d’une autre pièce, Mains, indique un arrêt complet de la pensée, un marmottage machinal hébété :

Ah ! si ce sont des mains de rêve,
Tant mieux, ou tant pis, — ou tant mieux.

La seconde particularité du langage de Verlaine est l’autre symptôme de la débilité intellectuelle : la réunion de substantifs et d’adjectifs absolument incohérents, qui s’appellent réciproquement par une association d’idées vaguant sans égard au sens, ou par une similitude de son. Nous en avons déjà trouvé quelques exemples dans les citations précédentes. Il y a été question du « Moyen-Age énorme et délicat » et de « la brûlure., qui tonne ». Verlaine parle aussi de pieds qui « glissaient d’un pur et large mouvement », d’une affection « étroite et vaste », d’un « paysage lent », de « jus flasque », de « parfum doré », de « galbe succinct », etc. Les symbolistes admirent cette manifestation de l’imbécillité, en l’appelant « la recherche de l’épithète rare et précieuse ».

Verlaine a nettement conscience du vague de sa pensée, et dans une pièce très remarquable au point de vue psychologique, Art poétique, où il cherche à donner une théorie de son lyrisme, il élève la nébulosité à la hauteur d’un principe et d’une méthode :

De la musique avant toute chose.
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

(« Pèse » et « pose » sont uniquement juxtaposés à cause de leur similitude de sons).

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise ;
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Cette strophe est du pur délire ; elle oppose en un contraste la « nuance » à la « couleur », comme si celle-ci l’était pas contenue dans celle-là. L’idée qui probablement flottait dans le pauvre cerveau de Verlaine, mais qu’il n’a pu mener complètement à terme, c’est qu’aux couleurs lien nettes il préfère les couleurs assourdies et mixtes, qui ont sur la limite de différentes couleurs.

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !

Je ne songe pas à nier que, aux mains de Verlaine, cette méthode poétique ne donne parfois des résultats de la plus grande beauté. Il y a dans la littérature française peu de poésies comparables à la Chanson d’automne, dont le charme mélancolique s’exprime en vers richement rimés et emplis de musique :

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

« D’autres pièces, Avant que tu ne tenailles…. (p. 99), et Il pleure dans mon cœur (p. 116), doivent être regardées, comme des perles de la poésie lyrique française.

C’est que les ressources d’un rêveur fortement émotif et inapte à penser suffisent à la poésie n’exprimant que des dispositions générales de l’âme ; mais là est la limite qui lui est impitoyablement assignée. Rappelons-nous toujours ce qu’est la « disposition d’âme ». Ce mot indique un état dans lequel la conscience, par suite d’excitations organiques qu’elle ne peut percevoir directement, est remplie de représentations uniformes qui sont plus ou moins clairement élaborées et se rapportent toutes sans exception à ces excitations organiques inaccessibles à la conscience. Le simple alignement de mots qui désignent ces représentations associées ayant leurs racines dans l’inconscient, exprime la disposition d’âme et peut éveillât celle-ci chez un autre. Il n’est pas besoin d’une idée fondamentale, d’un exposé progressif qui développe Cet état d’âme. Des poésies de cette nature réussissent parfois étonnamment à Verlaine. Mais là où une conception déterminée, un sentiment dont le motif est clair pour la conscience, un fait nettement circonscrit dans le temps et dans l’espace, doivent être transmis poétiquement, la poétique du débile émotif devient entièrement impuissante. Chez le poète à l’esprit sain et vigoureux, une disposition générale elle-même se rattache à des images nettes, et n’est pas un simple ondoiement de brumes roses diaphanes. Le dégénéré émotif ne créera jamais des poésies comme Toutes les cimes sont calmes, Le Pécheur, Plein de joie et de tristesse, de Gœthe ; mais, d’autre part, les plus merveilleuses poésies de Gœthe, reflétant des dispositions générales, ne sont pas aussi complètement immatérielles, aussi soupirées, que trois ou quatre des meilleures poésies d’un Verlaine.

Nous avons maintenant devant nous la figure bien nette du chef le plus fameux des symbolistes. Nous voyons un effrayant dégénéré au crâne asymétrique et au visage mongoloïde, un vagabond impulsif et un dipsomane qui a subi la prison pour un égarement érotique, un rêveur émotif, débile d’esprit, qui lutte douloureusement contre ses mauvais instincts et trouve dans sa détresse parfois des accents de plaintes touchants, un mystique dont la conscience fumeuse est parcourue de représentations de Dieu et des saints, et un radoteur dont le langage incohérent, les expressions sans signification et les images bigarrées révèlent l’absence de toute idée nette dans l’esprit. Il y a dans les asiles d’aliénés beaucoup de malades dont le délabrement intellectuel n’est pas aussi profond et incurable que celui de ce « circulaire » irresponsable, que, pour son malheur, on laisse aller librement, et que seuls ont pu condamner, pour ses fautes épileptiques, des juges ignorants. Un second chef des symbolistes, dont nul ne met en question l’autorité, est M. Stéphane Mallarmé. Il est le plus curieux phénomène de la vie intellectuelle de la France contemporaine. Quoiqu’il ait maintenant largement dépassé la cinquantaine, il n’a presque rien produit ; le peu que l’on connaît de lui est, en outre, au sentiment de ses admirateurs les plus déterminés, chose indifférente ; et néanmoins il passe pour un très grand poète, et sa complète stérilité, l’absence absolue de toute œuvre qu’il pourrait montrer et qui témoignerait de ses facultés poétiques, sont précisément prônées comme son plus grand mérite et comme la preuve la plus frappante de son importance intellectuelle. Le lecteur sain d’esprit trouvera cela si fabuleux, qu’il exigera à bon droit la preuve de ce que j’avance. Or, M. Charles Morice dit de Mallarmé : « De l’œuvre d’un poète, comme il l’a dit lui-même, exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels, je n’ai pas à divulguer les secrets. Le fait même que cette œuvre soit encore inconnue… semblerait interdire d’adjoindre le nom de M. Mallarmé aux noms de ceux qui nous ont donné des livres. Je laisse bruire, sans y répondre, la critique vulgaire, et j’observe que, sans nous avoir donné « des livres », M. Mallarmé est célèbre. Célébrité, naturellement, qui ne s’est pas faite sans exciter dans les petits et grands journaux des rires, ceux de la sottise ; sans offrir à la sottise publique et privée, officielle et majestueuse ou officieuse et besogneuse, l’occasion tôt saisie d’étaler ses turpitudes qu’irrite l’approche d’une merveille nouvelle… Les gens, malgré l’horreur qu’ils ont pour la beauté et surtout pour la nouveauté dans la beauté, ont compris malgré eux, peu à peu, le prestige d’une autorité légitime. Ils ont eu, eux-mêmes et même eux ! honte de leurs ineptes rires, et devant cet homme que ces rires n’arrachaient pas à la sérénité de son silence méditatif, les rires se sont tus, à leur tour subissant la divine contagion du silence. Même pour les gens, cet homme qui n’imprimait pas de livres d’art personnel et que tous pourtant désignaient : « un poète », devint comme la symbolique figure du poète, en effet, qui cherche le plus possible à s’approcher de l’Absolu… Par son silence il a signifié que… il ne pouvait réaliser l’œuvre d’art encore inouïe qu’il veut accomplir. Cette abstention ainsi motivée, et dût la vie méchante refuser de seconder l’effort, notre respect, et mieux que le respect, notre vénération seule peut lui répondre dignement123 ».

Le graphomane Charles Morice, du style détraqué et biscornu duquel cette citation donne une juste idée, admet que Mallarmé créera peut-être pourtant encore son « œuvre d’art inouïe ». Mais M. Mallarmé lui-même conteste toute raison d’être à un espoir de ce genre. « Le délicieux Mallarmé », raconte M. Paul Hervieu, « me disait un jour… qu’il ne comprenait pas que l’on se publiât. Un tel acte lui faisait l’effet d’une indécence, d’une perversion, comme ce vice qu’on nomme : l’exhibitionnisme. Et, au reste, nul n’aura été plus discret de son âme que cet incomparable penseur124 ».

Ainsi, cet « incomparable penseur… est complètement discret de son âme ». Un jour, il justifie son silence par une sorte de crainte pudique de la publicité ; une autre fois, parce qu’il « ne peut encore réaliser l’œuvre qu’il veut accomplir », deux arguments d’ailleurs qui se contredisent réciproquement. Il s’approche du soir de sa vie et n’a encore publié, en dehors de quelques plaquettes, telles que Les Dieux de la Grèce et L’Après-Midi d’un Faune, et quelques vers et comptes rendus de livres et de pièces dispersés dans des revues, — en tout à peine un maigre volume, — que quelques traductions de l’anglais et quelques livres scolaires (M. Mallarmé est professeur d’anglais dans un lycée de Paris), et on l’admire comme un grand poète, comme le Poète, le seul, l’exclusif, et on accable de toutes les expressions de mépris qui s’offrent à l’imagination d’un aliéné en colère, les « sots », les « nigauds » qui rient de lui. N’est-ce pas là un des prodiges de nos jours ? Lessing fait dire par Conti, dans Emilia Galotti, que « si Raphaël était par malheur né sans mains, il aurait été le plus grand génie en peinture ». Nous avons dans M. Mallarmé un homme que l’on vénère comme un grand poète, quoiqu’il soit « né malheureusement sans mains », quoiqu’il ne crée pas, quoiqu’il m’exerce pas son soi-disant art. A Londres, à une époque d’agiotage financier exubérant, quand tout le monde se disputait avec fureur la possession du moindre chiffon de papier de Bourse, il advint que quelques compères habiles invitèrent, par la voie des journaux, à souscrire aux actions d’une société dont le but devait rester secret. Il se trouva effectivement des gens pour confier leur argent à ces joyeux aigrefins, et les chroniqueurs des crises de la Cité trouvent cela incompréhensible. L’incompréhensible, se renouvelle à Paris. Quelques individus exigent une admiration sans bornes pour un poète dont les oeuvres restent son secret et le resteront sans doute, et d’autres lui apportent fidèlement et humblement l’admiration exigée. Les sorciers des nègres du Sénégal offrent à la vénération de ceux-ci des paniers ou des calebasses dans lesquels ils leur assurent qu’un puissant fétiche est enfermé. En réalité, ils ne contiennent rien ; mais les nègres contemplent les récipients vides avec une crainte religieuse et leur rendent, à eux et à leurs possesseurs, des honneurs divins. D’une façon absolument semblable, le vide Mallarmé est le fétiche des symbolistes, qui sont d’ailleurs fort au-dessous des nègres du Sénégal au point de vue intellectuel.

C’est par ses entretiens oraux qu’il est parvenu à cette situation de calebasse adorée à genoux. Il réunit chez lui une fois par semaine des poètes et des écrivains en germe, et développe devant eux des théories d’art. Il parle comme MM. Morice et Kahn écrivent. Il aligne des mots obscurs et merveilleux qui rendent ses élèves aussi confus que « s’ils avaient dans la tête une roue de moulin » (voir Faust), de sorte qu’ils le quittent comme ivres et avec l’impression d’avoir reçu des révélations incompréhensibles, mais surhumaines. S’il y a quelque chose de compréhensible dans le flot de paroles incohérentes de Mallarmé, ce serait peut-être son admiration pour les préraphaélites. C’est lui qui a rendu les symbolistes attentifs à cette école et les a poussés à son imitation. Les mystiques français ont reçu, par Mallarmé, le « médiévalisme » et le néo-catholicisme de leurs modèles anglais. Ajoutons encore, pour être complet, qu’on remarque chez Mallarmé « des oreilles longues et pointues de satyre125 ». R. Hartmann126, Frigerio127 et Lombroso128 ont, après Darwin, qui le premier appuya sur le caractère simiesque de cette particularité, déterminé la signification atavique et dégénérative de pavillons de l’oreille démesurément longs et pointus, et démontré qu’on les rencontre surtout fréquemment chez les criminels et les aliénés.

Le troisième parmi les esprits dirigeants des symbolistes est M. Jean Moréas, un Grec faisant des vers français, qui, à trente-six ans accomplis (ses amis prétendent, mais probablement par méchanceté de camarades, qu’il se rajeunit considérablement), a produit en tout trois très minces recueils de vers, de cent à cent vingt pages au plus chacun, qui portent ces titres : Les Syrtes, Les Cantilènes et le Pèlerin passionné. Évidemment, l’étendue du volume ne fait rien à l’affaire, si celui-ci est exceptionnellement remarquable. Mais quand un homme caquette des années entières, dans d’interminables séances de café, sur le renouvellement de la poésie et la révélation d’un art de l’avenir, et que finalement il présente, comme résultat de ses efforts destinés à émouvoir le monde, trois plaquettes de vers enfantins, l’insignifiance matérielle de la production devient aussi, en ce cas, un trait de ridicule.

Moréas est un de ceux qui ont trouvé le mot « symbolisme ». Pendant quelques années il a été le grand-prêtre de cette doctrine secrète, et il a desservi son culte avec le sérieux requis. Puis, un beau jour, il abjura soudainement la religion fondée par lui-même, déclara que le « symbolisme » n’avait jamais été qu’une plaisanterie destinée à mener les nigauds par le nez, et que le véritable salut de la poésie se trouvait dans le « romanisme ». Sous ce mot il prétend entendre le retour au langage, à la forme de vers et à la manière de sentir des poètes français à l’issue du moyen âge et à l’époque de la Renaissance ; mais on fera bien de suivre avec prudence ses explications, car il se peut que dans deux ou trois ans il dévoile aussi son « romanisme » comme une farce de brasserie, ainsi qu’il l’a fait avec le « symbolisme ».

L’apparition du Pèlerin passionné, en 1891, fut célébrée par les symbolistes comme un événement à dater duquel commençait une ère nouvelle pour la poésie. Ils organisèrent en l’honneur de Moréas un banquet où, au dessert, on l’adora comme le libérateur qui brisait les vieilles formes et les vieilles idées, comme le Sauveur qui amenait le royaume de Dieu de la vraie poésie. Et les mêmes littérateurs qui s’étaient assis à table avec lui, qui lui avaient adressé des allocutions exaltées ou avaient applaudi à celles-ci, le couvrirent, peu de semaines après, de railleries et de mépris. « Et Jean Moréas ? Symboliste ? » s’écrie Charles Vignier. « L’est-il par ses idées ? Mais écoutez-le rire ! Ses idées ! Elles ne pèsent pas lourd, les idées de Jean Moréas ». — « Moréas ! » demande Adrien Remacle ; « nous en avons ri, tous, toujours ; c’est ce qui l’a monté à la gloire ! ». René Ghil nomme son Pèlerin passionné « des vers de mirliton écrits par un grammairien », et Gustave Kahn prononce ce jugement : « Moréas n’a pas de talent…. Il n’a jamais rien fait de bon ; il a son jargon à lui129 ». Ces jugements laissent reconnaître tout ce qu’il y a de creux et de mensonger, au fond ; dans le mouvement symbolique que, hors de la France, des imbéciles et des spéculateurs en sensation s’entêtent à présenter comme un mouvement sérieux, tandis que ses inventeurs français s’égosillent jusqu’à extinction de voix à persuader au monde qu’ils ont tout simplement voulu mystifier les philistins et se faire en même temps à eux-mêmes de la réclame.

Après ces jugements de ses frères du Parnasse symbolique, je pourrais en rester là avec Moréas. Je veux cependant donner quelques échantillons de son Pèlerin passionné, afin que le lecteur puisse se faire une idée du degré de ramollissement du cerveau qui se révèle dans ces vers.

Voici le début de la première pièce du recueil, Agnès130 :

Il y avait des arcs où passaient des escortes
Avec des bannières de deuil et du fer
Lacé (?), des potentats de toutes sortes
— Il y avait — dans la cité au bord de la mer.
Les places étaient noires, et bien pavées, et les portes,
Du côté de l’est et de l’ouest, hautes ; et comme en hiver
La forêt, dépérissaient les salles de palais, et les porches,
Et les colonnades de belvéder.
C’était (tu dois bien t’en souvenir) c’était aux plus beaux jours de ton adolescence.
Dans la cité au bord de la mer, la cape et la dague lourdes
De pierres jaunes, et sur ton chapeau des plumes de perroquets,
Tu t’en venais, devisant telles bourdes,
Tu t’en venais entre tes deux laquais
Si bouffis et tant sots — en vérité, des happelourdes ! —
Dans la cité au bord de la mer tu t’en venais et tu vaguais
Parmi de grands vieillards qui travaillaient aux felouques,
Le long des môles et des quais.
C’était (tu dois bien t’en souvenir) c’était aux plus beaux jours de ton adolescence.

Et ce radotage continue encore ainsi pendant huit strophes, et nous trouvons à chaque ligne les signes caractéristiques du langage des débiles, tels que les relève Solfier dans sa Psychologie de l’Idiot et de l’Imbécile : le rabâchage des mêmes expressions, l’incohérence de rêve du discours, et l’intercalation de mots qui n’ont aucun rapport avec le sujet.

Citons encore deux courtes chansons131 :

Les courlis dans les roseaux !
(Faut-il que je vous en parle,
Des courlis dans les roseaux ?)
Ô vous joli’ Fée des eaux.

Le porcher et les pourceaux !
(Faut-il que je vous en parle,
Du porcher et des pourceaux ?)
Ô vous joli’ Fée des eaux.

Mon cœur pris en vos réseaux !
(Faut-il que je vous en parle,
De mon cœur en vos réseaux ?)
Ô vous joli’ Fée des eaux.

On a marché sur les fleurs au bord de la route,
Et le vent d’automne les secoue si fort, en outre.

La malle-poste a renversé la vieille croix au bord de la route ;
Elle était vraiment si pourrie, en outre.

L’idiot (tu sais) est mort au bord de la route,
Et personne ne le pleurera, en outre.

Le truc rusé à l’aide duquel Moréas veut engendrer ici, par l’évocation des trois tableaux associés de fleurs foulées aux pieds et houspillées par le vent, d’une croix renversée et vermoulue et d’un idiot dont personne ne déplore la mort, une disposition d’âme désolée, fait de cette pièce un modèle de poésie à intentions profondes, à l’usage des Petites-Maisons.

Là où l’auteur du Pèlerin passionné n’est pas ramolli, il étale une enflure oratoire qui rappelle les plus inférieures productions de notre Hofmann de Hofmannswaldau. Un seul exemple de ce genre132, et nous en aurons fini avec Jean Moréas.

J’ai tellement soif, ô mon amour, de ta bouche,
Que j’y boirais en baisers le cours détourné
Du Strymon, l’Araxe et le Tanaïs farouche ; .
Et les cent méandres qui arrosent Pitané,
Et l’Hermus qui prend sa source où le soleil se couche,
Et toutes les claires fontaines dont abonde Gaza,
Sans que ma soif s’en apaisât.

Derrière les chefs Verlaine, Mallarmé et Moréas, se presse la tourbe des petits symbolistes, dont chacun, il est vrai, se tient pour le seul grand poète de la bande, mais auxquels leur manie des grandeurs n’a pas encore donné de droits suffisants à ce qu’on s’occupe spécialement d’eux. On leur rendra toute la justice qui leur est due, en caractérisant leur nature d’esprit par la citation de quelques-uns de leurs vers. Jules Laforgue, qui « est comme l’unique, non point dans cette génération, mais dans la littérature », s’écrie :

Ah ! que la vie est quotidienne !

et dans son poème Pan et la Syrinx, nous rencontrons des « vers » comme les suivants :

Ô Syrinx ! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette matinée et la circulation de la vie.
Oh, vous là ! et moi, ici ! Oh, vous ! Oh, moi ! Tout est dans Tout !

Gustave Kahn, un des théoriciens et philosophes du symbolisme, chante ainsi dans sa Nuit sur la Lande :

De tes beaux yeux la paix descend comme un grand soir
et des pans de tentes lentes descendent gemmées de pierreries
tissés de rais lointains et de lunes inconnues,

« Des pans de tentes lentes » qui « descendent » sont un charabia fou et entièrement incompréhensible, mais dont on peut expliquer l’origine. Les mots qui composent la phrase forment une écholalie pure ; c’est un alignement de sons similaires qui s’appellent l’un l’autre comme des échos. (La psychiatrie nomme cette manière de parler de la « verbigération ».)

Charles Vignier, l’« élève favori de Verlaine », dit à sa maîtresse :

Là-bas c’est trop loin,
Pauvre libellule,
Reste dans ton coin
Et prends des pilules….

Sois Edmond About
Et d’humeur coulante,
Sois un marabout
Du Jardin des Plantes.

Et voici un autre de ses poèmes :

Dans une coupe de Thulé
Où vient pâlir l’attrait de l’heure,
Dort le sénile et dolent leurre
De l’ultime rêve adulé.

Mais des cheveux d’argent filé
Font un voile à celle qui pleure,
Dans une coupe de Thulé
Où s’est éteint l’attrait de l’heure.

Et l’on ne sait quel jubilé
Célèbre une harpe mineure,
Que le hautain fantôme effleure
D’un lucide doigt fuselé !…
Dans une coupe de Thulé.

Ces vers rappellent si complètement le genre où s’essayent parfois, en Allemagne, des étudiants joyeux, et que nous connaissons sous le nom de « non-sens fleuri », qu’en dépit des affirmations solennelles de critiques français, je suis convaincu que leur auteur a voulu rire. Si cette supposition est juste, alors les vers cités, naturellement, ne caractériseraient pas l’état mental de M. Vignier, mais celui de ses lecteurs, admirateurs et critiques.

Louis Dumur interpelle ainsi la Néva :

Puissante, magnifique, illustre, grave, noble reine !
Ô Tsaristsa (sic !) de glace et de fastes ! Souveraine !
Matrone hiératique et solennelle et vénérée !…
Toi qui me forces à rêver, toi qui me déconcertes,
Et toi surtout que j’aime, Émail, Beauté, Poème, Femme.
Néva ! j’évoque ton spectacle et l’hymne de ton âme !

Et René Ghil, un des symbolistes le plus souvent nommés (il est le chef d’une école dite « évolutive-instrumentiste », qui professe à la fois une philosophie et une théorie d’art), tire de sa lyre les sons que voici :

Ouïs ! ouïs aux nues haut et nues où
Tirent-ils d’aile immense qui vire… et quand vide
et vers les grands pétales dans l’air plus aride —
(Et en le lourd venir grandi lent stridule, et
Titille qui n’alentisse d’air qui dure, et !
Grandie, erratile et multiple d’éveils, stride
Mixte, plainte et splendeur ! la plénitude aride)
et vers les grands pétales d’agitations
Lors évanouissait un vol ardent qui stride….
(des saltigrades doux n’iront plus vers les mers….)

Il faut reconnaître une chose : tous les symbolistes déploient un talent étonnant dans l’invention de leurs titres.

Le livre lui-même peut n’être que de la littérature d’asiles d’aliénés, le titre est toujours remarquable. Nous avons vu que Moréas a donné le nom de Syrtes à un de ses recueils de vers. Il aurait pu aussi bien l’intituler « le Pôle Nord », « la Marmotte » ou « Abd-el-Kader », car ces mots ont tout autant de rapport que celui de Syrtes avec le contenu de la plaquette ; mais on ne peut nier que, sur ce nom géographique, se posent un éblouissement de soleil africain et un reflet plus pâle d’antiquité classique faits pour plaire à l’œil du lecteur hystérique. Édouard Dubus intitule ses poésies : Quand les violons sont partis ; Louis Dumur, Lassitudes ; Gustave Kahn, Les Palais nomades ; Maurice du Plessis, La Peau de Marsyas ; Ernest Raynaud, Chairs profanes et Le Signe ; Henri de Régnier, Sites et Épisodes ; Arthur Rimbaud, Les Illuminations ; Albert Saint-Paul, L’Echarpe d’iris ; Viélé-Griffin, Ancæus, et Charles Vignier, Centon.

Quant à la prose des symbolistes, j’en ai déjà donné quelques échantillons. Je voudrais seulement citer encore quelques passages d’un livre que les symbolistes prônent comme une de leurs plus fortes manifestations intellectuelles : La Littérature de tout à l’heure, de Charles Morice. C’est une sorte de revue du développement littéraire tout entier jusqu’à nos jours, une critique rapide des livres et des auteurs les plus récents, et une espèce de programme de la littérature de l’avenir. Ce livre est un des plus étonnants qui existent en aucune langue. Il a beaucoup de ressemblance avec Rembrandt éducateur, ce livre allemand dont nous avons parlé ; mais il dépasse encore celui-ci par le complet non-sens de ses juxtapositions de mots.

C’est un monument de pure « graphomanie », et ni Octave Delepierre dans sa Littérature des Fous, ni Philomneste (Gustave Brunet) dans ses Fous littéraires, ne citent d’exemples d’une plus complète confusion mentale qu’on ne la rencontre à chaque page de ce volume. Nous livrons à l’appréciation du lecteur la profession de foi suivante de M. Charles Morice : « Quoique en ce livre de seule esthétique, — pourtant d’esthétique fondée sur la métaphysique, — on entende autant que possible s’abstenir de purement philosopher, il faut bien donner une approximative définition d’un mot qu’on emploiera plus d’une fois et qui, dans le sens principal où il est pris ici, n’est pas indéfinissable. — Dieu est la cause première et universelle, la fin finale et universelle, le lien des esprits, le point d’intersection où deux parallèles se rencontreraient, l’achèvement de nos velléités, la perfection correspondante aux splendeurs de nos rêves, l’abstraction même du concret, l’Idéal invu et inouï et pourtant certain de nos postulations vers la Beauté dans la Vérité. Dieu, c’est par excellence LE « mot propre », — le mot propre, c’est-à-dire ce verbe inconnu et certain dont tout écrivain a la notion incontestable mais indiscernable, ce but évident et caché qu’il n’atteindra jamais et qu’il approche le plus possible. En esthétique, pour ainsi dire, pratique, c’est l’atmosphère de joie où s’ébat l’esprit vainqueur d’avoir réduit l’irréductible Mystère aux Symboles qui ne périront pas133 ». Que des théologiens trouvent tout à fait compréhensible ce galimatias sans pareil, c’est ce dont je ne doute pas un instant. Ils découvrent, comme tous les mystiques, un sens dans chaque son, c’est-à-dire qu’ils se persuadent et persuadent aux autres que les aperceptions nébuleuses que le son éveille dans leur cerveau par l’association d’idées, sont le sens de ce son. Mais ceux qui demandent aux mots de servir de véhicules à des idées déterminées, reconnaîtront, en présence de ce radotage, que l’auteur ne pensait à rien, bien qu’il rêvât de beaucoup de choses, quand il écrivait cela. « La religion est », pour M. Charles Morice, « la source de l’art, (et) par essence l’art est religieux » (p. 56), affirmation qu’il a empruntée à Ruskin, mais sans le citer. « Nos savants, nos penseurs, … les têtes de lumière du xixe siècle » sont « Edgar Poe, Carlyle, Herbert Spencer, Darwin, Auguste Comte, Claude Bernard, Berthelot » (p. 57). Edgar Poe à côté d’Herbert Spencer, de Darwin et de Claude Bernard : jamais encore les idées n’ont dansé, dans un cerveau détraqué, un plus fou quadrille !

Et ce livre, que caractérisent suffisamment les endroits cités, des critiques en France, absolument comme Rembrandt éducateur en Allemagne, l’ont déclaré « étrange, mais intéressant et suggestif ». Un pauvre diable de dégénéré qui s’oublie en un pareil griffonnage, et un lecteur imbécile qui suit son radotage comme des nuages qui passent, sont simplement à plaindre. Mais quel mot de mépris serait assez fort à l’égard des drôles sains d’esprit qui, pour ne se brouiller avec personne, ou pour se donner l’apparence d’une compréhension particulière, ou pour feindre l’équité et la bienveillance même envers celui dont ils ne partagent pas toutes les vues, assurent découvrir dans des livres de cette espèce « mainte vérité, beaucoup d’esprit à côté d’étrangetés capricieuses, une chaleur idéale et de fréquents éclairs d’idées ? »

Les inventeurs du symbolisme, ainsi que nous l’avons vu, ne se représentent rien sous ce mot. Comme ils ne poursuivent pas consciemment une tendance artistique déterminée, il n’est pas non plus possible de leur démontrer que cette tendance est fausse. Le cas est différent pour quelques-uns de leurs disciples, qui se sont attachés à eux en partie par désir de la réclame ; en partie parce qu’ils croyaient, dans la lutte des camps littéraires, se ranger du côté des plus forts et des plus assurés de la victoire ; en partie simplement aussi par niaiserie imitative des modes nouvelles et par suite de l’action qu’exerce sur les esprits sans critique toute nouveauté bruyante. Moins débiles que les chefs, ils ont senti le besoin de donner au mot « symbolisme » un certain sens, et ils ont posé en fait quelques thèses qui les guident, affirment-ils, dans leurs travaux. Ces thèses sont assez claires pour qu’on puisse s’engager dans leur discussion.

Les symbolistes réclament une plus grande liberté dans le traitement du vers français. Ils s’insurgent impétueusement contre l’antique alexandrin avec césure au milieu et terminaison nécessaire de la phrase à la fin, contre l’interdiction de l’hiatus, la loi de l’alternement régulier des rimes masculines et féminines. Ils emploient avec défi le « vers libre » de longueur et de rythmes arbitraires et la rime qui n’est pas pure. L’étranger ne peut que sourire des gestes farouches des combattants. C’est une guerre d’écoliers contre un livre détesté qui est solennellement mis en pièces, foulé aux pieds et brûlé. Toute cette querelle au sujet de la prosodie et de la rime est pour ainsi dire une affaire exclusivement française qui n’a aucune importance au point de vue de la littérature universelle. Nous autres Allemands possédons depuis bien longtemps déjà tout ce que les poètes français se mettent en devoir d’obtenir à l’aide des barricades et du carnage dans les rues. Nous avons dans le Prométhée, le Chant de Mahomet, le Voyage au Harz en hiver, de Gœthe, dans le Cycle de la mer du Nord, de Henri Heine, etc., des modèles achevés ’de vers libres ; nous entrelaçons les rimes comme nous voulons, nous faisons suivre les rimes masculines et féminines comme bon nous semble, nous ne nous enchaînons pas à la loi sévère des antiques mesures classiques, mais laissons alterner dans la marche balancée de notre vers, selon notre sentiment de l’harmonie, l’anapeste avec l’ïambe ou le spondée. Les poésies anglaise, italienne, slave, ont réalisé les mêmes progrès, et si les poètes français sont seuls restés en arrière et ressentent enfin le besoin de jeter leur vieille perruque emmêlée et mangée des vers, cela est tout à fait raisonnable ; mais ils se rendent tout bonnement ridicules aux yeux de tous ceux qui ne sont pas Français, quand ils crient par-dessus les toits que leur laborieuse course à cloche-pied derrière les autres poésies, de beaucoup en avant de la leur, est une ouverture de voies inouïe, une poussée enthousiastement idéale dans l’aurore de l’avenir.

Une autre exigence esthétique des symbolistes, c’est que le vers provoque par sa seule sonorité, indépendamment de tout sens, une émotion cherchée. Le mot ne doit pas agir par l’idée qu’il renferme, mais en qualité de son ; le langage doit devenir de la musique. C’est une chose caractéristique, que beaucoup de symbolistes ont donné à leurs livres des titres faits pour éveiller des idées musicales. Nous trouvons Les Gammes, de Stuart Merrill ; Les Cantilènes, de Jean Moréas ; Cloches dans la nuit, d’Adolphe Retté ; Romances sans paroles, de Paul Verlaine, etc. Mais cette idée d’employer le langage à l’obtention d’effets purement musicaux est du délire mystique. Nous avons vu que les préraphaélites réclament des beaux-arts qu’ils ne représentent pas le concret plastiquement ou optiquement, mais expriment l’abstrait, c’est-à-dire jouent simplement le rôle de l’écriture alphabétique. Pareillement, les symbolistes déplacent toutes les limites naturelles des arts et assignent au mot une tâche qui n’appartient qu’à la note musicale. Mais tandis que ceux-là prétendent élever les beaux-arts à un rang plus haut qu’il ne leur convient, ceux-ci dégradent considérablement le mot. A ses débuts, le son est musical. Il n’exprime pas une aperception déterminée, mais une émotion générale de l’animal. Le grillon joue du violon, le rossignol fait des trilles, quand l’un et l’autre sont excités sexuellement ; l’ours gronde, quand il entre en fureur combative ; le lion, rugit de plaisir en dépeçant une proie vivante, etc. Selon la, mesure où le cerveau se développe dans la série animale, et où la vie intellectuelle devient plus riche, se perfectionnent et se différencient aussi les moyens d’expression vocaux ; et ils deviennent capables de rendre perceptibles non seulement des émotions générales et simples, mais des groupes d’aperceptions plus étroitement et plus nettement délimitées, et même, si les observations du professeur Garner sur le langage des singes sont exactes, des aperceptions isolées passablement exclusives. Enfin, le son, comme moyen d’expression des faits psychiques, atteint sa plus haute perfection dans le langage cultivé, grammaticalement articulé, puisqu’alors il peut suivre exactement le travail d’idées du cerveau et le rendre objectivement perceptible dans tous ses détails les plus délicats. Ramener le mot lourd d’idées au son émotionnel, c’est vouloir renoncer à tous les résultats de l’évolution organique et rabaisser l’homme, heureux de posséder le langage, au rang de grillon qui grésillonne ou de grenouille qui coasse ; aussi bien, les efforts des symbolistes conduisent à un radotage dépourvu de sens, mais nullement à la musique de mots cherchée, car celle-ci n’existe tout simplement pas. Nul mot humain de n’importe quelle langue n’est musical en soi. Certaines langues ont plus de consonnes, dans d’autres dominent les voyelles. Celles-là exigent, lorsque l’on parle, une plus grande gymnastique de tous les muscles en jeu ; leur prononciation passe en conséquence pour plus difficile, et elles paraissent moins agréables à l’oreille de l’étranger que les langues riches en voyelles. Mais cela n’a rien à faire avec le côté musical. Où est l’effet sonore du mot, quand il est murmuré sourdement ou n’est visible que sous forme d’image écrite ? Et cependant il peut, dans les deux cas, éveiller absolument les mêmes émotions que si, plein de sonorité, il arrivait à la conscience par l’ouïe. Qu’on essaye donc de faire lire à haute voix à quelqu’un une série, si habilement choisie qu’elle soit, de mots d’une langue qui lui est complètement inconnue, et de lui donner par le seul effet sonore une émotion déterminée ! On constatera toujours que cela est impossible. C’est le sens du mot, non le son du mot, qui détermine sa valeur. Le son n’est en soi ni beau ni laid. Il devient l’un ou l’autre par la voix qui lui donne l’existence. Sortant d’un gosier d’ivrogne, même ta premier monologue de l’Iphigénie de Gœthe est laid. Prononcé d’une voix d’alto chaude et agréable, le hottentot même, comme j’ai pu m’en convaincre, a un son très joli.

Plus insensé encore est le délire d’une subdivision des symbolistes, les « instrumentistes », qui ont pour chef M. René Ghil. Ils rattachent au son une sensation colorée déterminée et exigent que le mot n’éveille pas seulement une émotion musicale, mais produise en même temps un effet esthétique comme harmonie de couleurs. Cette folie a son origine dans un sonnet beaucoup cité de M. Arthur Rimbaud, Les Voyelles, dont le premier vers porte :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu.

M. Charles Morice témoigne expressément (ce dont ne doutera d’ailleurs aucun homme d’esprit sain) que Rimbaud voulait se payer une de ces sottes plaisanteries habituelles aux imbéciles et aux idiots134. Mais quelques-uns de ses camarades prirent implacablement le sonnet au pied de la lettre, et en tirèrent une théorie d’art. René Ghil donne, dans son Traité du Verbe, les valeurs chromatiques non seulement des voyelles isolées, mais aussi des instruments musicaux. « Constatant les souverainetés, les harpes sont blanches ; et bleus sont les violons mollis souvent d’une phosphorescence pour surmener les paroxysmes (J’espère que le lecteur apprécie à leur valeur ces juxtapositions de mots). En la plénitude des ovations, les cuivres sont rouges ; les flûtes, jaunes, qui modulent l’ingénu s’étonnant de la lueur des lèvres ; et, sourdeur de la terre et des chairs, synthèse simplement des seuls instruments simples, les orgues toutes noires plangorent… ». Un autre symboliste, qui compte de nombreux admirateurs, M. Francis Poictevin, nous enseigne, dans Derniers songes, à connaître les sentiments qui répondent aux couleurs : « Le bleu va, — sans plus de passion, — de l’amour à la mort, ou mieux il est d’extrémité perdue. Du bleu turquoise au bleu indigo, l’on passe des pudiques influences aux ravages finals ».

Les « compréhensifs » se trouvèrent naturellement aussitôt là, et établirent une théorie soi-disant scientifique de l’audition colorée. Chez beaucoup de personnes, les sons éveillent censément des sensations de couleur. D’après les uns, ce serait là le privilège particulier des natures nerveuses, d’une organisation exceptionnellement fine ; d’après les autres, cette disposition reposerait sur une communication accidentelle anormale des centres optique et acoustique avec le cerveau par des fibres nerveuses. Cette explication anatomique est absolument arbitraire, et nul fait ne la justifie. Mais l’audition colorée elle-même n’est nullement établie. Le livre le plus complet publié jusqu’ici sur ce sujet, celui de l’oculiste français Suarez de Mendoza135, résume toutes les observations relatives à ce soi-disant phénomène et croit pouvoir le définir de la façon suivante : « C’est une faculté d’association des sons et des couleurs, par laquelle toute perception acoustique objective, d’une intensité suffisante, ou même sa simple évocation mentale, peut éveiller et faire apparaître, pour certaines personnes, une image, lumineuse ou non, constante pour la même lettre, le même timbre de voix ou d’instrument, la même intensité ou la même hauteur de son ». Suarez est probablement dans le vrai, quand il dit : « Les phénomènes de pseudo-photesthésie dépendent tantôt d’une association d’idées, datant de la jeunesse… tantôt d’un travail cérébral ou psychique spécial dont la nature intime nous échappe et qui aurait une certaine analogie avec l’illusion…. et avec l’hallucination ». Pour moi, il n’est pas douteux que l’audition colorée est toujours une suite d’association d’idées dont les origines restent nécessairement obscures, parce que la liaison de certaines représentations colorées avec certaines sensations acoustiques repose généralement sur des perceptions tout à fait fugitives du premier âge, qui n’étaient pas assez fortes pour éveiller l’attention, et sont par ce motif restées inconnues de la conscience. Qu’il s’agisse d’associations purement individuelles, amenées par le hasard de l’association d’idées, et non d’attachements organiques reposant sur des communications nerveuses anormales déterminées, c’est ce que rend déjà très vraisemblable le fait que chaque auditeur des couleurs assigne une couleur différente aux voyelles et aux instruments musicaux. Nous avons vu que, pour René Ghil, la flûte est jaune. Pour L. Hoffmann, que cite Gœthe dans sa Théorie des couleurs, elle est vermillon. Arthur Rimbaud dit l’A noir. Des personnes mentionnées par Suarez entendaient cette voyelle bleue, etc.

Le rapport entre le monde extérieur et l’être vivant est originairement très simple. Dans la nature ont lieu continuellement des mouvements, et le protoplasma de la cellule vivante perçoit ces mouvements. A l’unité de cause répond une unité d’effet. Les animaux inférieurs n’apprennent rien du monde extérieur, sinon que quelque chose change en lui, et peut-être aussi que ce changement est fort ou faible, brusque ou lent. Ils reçoivent des impressions différentes quantitativement, mais non qualitativement. Nous savons, par exemple, que le siphon de la pholade (pholas dactylus), qui à chaque excitation se contracte plus ou moins énergiquement et rapidement, est sensible à toutes les impressions extérieures, lumière, bruit, contact, odeurs, etc. Ce mollusque voit donc, entend, sent, flaire avec cette seule partie du corps ; son siphon lui sert à la fois d’œil, d’oreille, de nez, de doigts, etc. Chez les animaux supérieurs, le protoplasma se différencie ; il s’y forme des nerfs, des ganglions, un cerveau, des organes des sens. Maintenant, les mouvements dans la nature sont perçus différemment. Les sens différenciés traduisent l’unité du phénomène dans la diversité de la perception. Mais même au cerveau le plus hautement différencié, il reste encore comme un très lointain et très obscur souvenir que la cause qui excite les différents sens est un même et seul mouvement, et ce cerveau forme des aperceptions et des notions qui seraient incompréhensibles, si nous ne pouvions admettre la vague intuition de l’unité originaire de l’essence de toutes les perceptions. Nous parlons de sons « élevés » et « profonds », et attribuons ainsi aux ondes sonores des rapports dans l’espace qu’elles ne peuvent avoir. Nous parlons également de coloris du son, et, à l’inverse, de tonalité des couleurs, et confondons ainsi les propriétés acoustiques et optiques des phénomènes. Lignes et tons « durs » et « mous », voix « douces », sont des expressions fréquentes qui reposent sur la transposition des perceptions d’un sens aux impressions d’un autre sens. Dans beaucoup de cas, cette manière de s’exprimer peut être rapportée sans aucun doute à une paresse de l’esprit, qui trouve plus commode de désigner la perception d’un sens par un mot familier, quoique emprunté au domaine d’un autre sens, que de créer un mot propre pour la perception particulière. Mais même cet emprunt par commodité n’est possible et compréhensible que si l’on admet que l’esprit perçoit, entre les impressions des différents sens, certaines ressemblances parfois explicables par l’association d’idées consciente ou inconsciente, mais plus souvent absolument inexplicables objectivement. Ici nous reste seulement cette hypothèse, que la conscience, dans ses assises les plus profondes, fait de nouveau abstraction de la différenciation des phénomènes par les différents sens, de ce perfectionnement obtenu très tard dans le développement organique, et traite simplement encore les impressions, qu’elles soient apportées par tel sens ou par tel autre, comme des matériaux non différenciés pour la connaissance du monde extérieur. On conçoit ainsi que l’esprit confonde les perceptions des différents sens, et transpose l’une dans l’autre. Binet a établi, dans d’excellents essais, cette « transposition des sensations » chez les personnes hystériques136. Une malade dont la peau était, complètement insensible sur une moitié du corps ne s’apercevait de rien quand on la piquait avec une épingle, sans être vu d’elle ; mais à l’instant de la piqûre surgissait dans sa conscience l’image d’un point noir (d’un point clair chez d’autres malades). La conscience transposait ainsi une impression des nerfs cutanés, qui, comme telle, n’avait pas été perçue, en une impression de la rétine, du nerf optique.

En tout cas, lorsque la conscience renonce aux avantages des perceptions différenciées du phénomène et confond négligemment les rapports, des différents sens, c’est là une preuve d’activité cérébrale maladive et affaiblie. C’est rétrograder aux débuts du développement organique. C’est retomber de la hauteur de la perfection humaine au bas niveau de la pholade. Élever au rang d’un principe d’art l’attachement réciproque, la transposition, la confusion des perceptions de l’ouïe et de la vue ; prétendre voir de l’avenir en ce principe, c’est proclamer comme un progrès le retour de la conscience humaine à celle de l’huître.

C’est d’ailleurs une vieille observation clinique, que la déchéance intellectuelle est accompagnée d’un mysticisme de couleurs. Un malade de Legrain « s’attachait à connaître le bien du mal par la distinction des couleurs, en remontant du blanc au noir. Quand il lisait, les mots avaient un sens caché qu’il comprenait137 ». Lombroso cite des « originaux » qui, « comme Wigman, faisaient confectionner pour l’impression de leurs œuvres du papier orné de plusieurs couleurs sur la même page… Filon enduisit d’une couleur différente chaque page du livre composé par lui138 ». Barbey d’Aurevilly, que les symbolistes honorent comme un précurseur, écrivait des épîtres où chaque lettre d’un mot était peinte avec une encre d’autre couleur. La plupart des aliénistes connaissent par expérience des cas analogues.

Les symbolistes les moins irresponsables expliquent leur mouvement comme « une réaction contre le naturalisme » . Certes, une réaction de ce genre était justifiée et nécessaire. Le naturalisme à ses débuts, en effet, tant qu’il se trouvait incarné en MM. de Goncourt et Emile Zola, était pathologique, et, dans son évolution ultérieure, il est devenu, entre les mains des imitateurs, vulgaire et véritablement criminel, comme nous le démontrerons plus tard. Le symbolisme est toutefois la chose la moins faite pour vaincre le naturalisme, car il est encore plus pathologique que celui-ci, et, en matière d’art, le diable ne peut être chassé par Belzébuth.

Enfin, on affirme encore que le symbolisme signifie « l’inscription d’un symbole dans une personne ». Exprimée dans un stylé non mystique, cette définition veut dire que, dans les poésies des symbolistes, chaque figure humaine ne doit pas seulement signifier son individualité propre et sa destinée contingente, mais représenter un type humain répandu et incarner une loi biologique générale. Or, cette qualité n’est pas seulement le partage des poésies symbolistes, mais de toutes les poésies. Nul véritable poète n’a jamais éprouvé le besoin de traiter un fait anecdotique absolument sans exemple antérieur et ne se produisant qu’une fois, ou un être monstrueux n’ayant pas son pareil dans l’humanité. Ce qui l’attache aux hommes et à leurs destinées, c’est précisément leur connexion avec l’humanité tout entière et avec les lois générales de la vie humaine. Plus est visible dans la destinée de l’individu l’action des lois générales, plus l’homme individuel incarne de ce qui vit dans tous les hommes, et plus l’un et l’autre sont attrayants pour le poète. Il n’est pas, dans toute la littérature de l’humanité, une seule œuvre reconnue comme remarquable qui ne soit symbolique en ce sens, dont les personnages, leurs passions et leurs destins, n’aient une signification typique dépassant de beaucoup leur cas particulier. C’est donc une sotte prétention des symbolistes, de revendiquer cette qualité pour les seules œuvres de leur tendance. Ils prouvent, d’ailleurs, qu’ils ne comprennent pas du tout leur propre formule, car ces mêmes théoriciens de l’école, qui réclament de la poésie qu’elle soit « un symbole inscrit dans un homme », déclarent en même temps que seul « le cas rare, unique », mérite d’occuper le poète, — c’est-à-dire le cas qui ne signifie rien que lui-même, qui est, par conséquent, le contraire d’un symbole139.

Nous avons vu maintenant que le symbolisme, de même que le préraphaélisme anglais auquel il a emprunté quelques-uns de ses mots d’ordre et de ses sentiments, n’est autre chose qu’une forme du mysticisme des dégénérés débiles et émotifs. Les tentatives de quelques suiveurs du mouvement pour introduire un sens dans le balbutiement de ses chefs et prêter à ce mouvement une sorte de programme, ne résistent pas un instant à la critique, mais s’affirment comme des radotages graphomanes sans le plus petit fonds de vérité et de bon sens. Un jeune écrivain français non hostile, assurément, à des innovations raisonnables, M. Hugues Le Roux, caractérise très justement le groupe des symbolistes, quand il dit d’eux : « Ridicules ankylosés, insupportables les uns aux autres, ils vivent incompris du public ; plusieurs, de leurs amis ; quelques-uns, d’eux-mêmes. Poètes ou prosateurs, leurs procédés sont identiques : plus de sujets, plus de sens, mais des juxtapositions, des mots éclatants, musicaux (?), des attelages de rimes prodigieux, des totaux de couleurs et de sons imprévus, des bercements, des heurts, des hallucinations et des suggestions provoquées140 ».

IV. Le tolstoïsme §

Le comte Léon Tolstoï est devenu, dans ces dernières années, un des écrivains les plus cites et probablement aussi les plus lus de l’univers. Chacune de ses paroles éveille un écho chez tous les peuples civilisés. Sa forte action sur les contemporains est indéniable. Mais ce n’est pas une action artistique. On ne l’imite pas encore, au moins pour le moment. Il ne s’est formé autour de lui aucune école à la façon des écoles préraphaélite et symboliste. Les écrits déjà très nombreux auxquels il a donné lieu sont explicatifs ou critiques ; ce ne sont pas des créations poétiques sur le modèle des siennes. L’influence qu’il exerce sur la manière de penser et de sentir contemporaine est une influence morale qui s’adresse infiniment plus à la grande masse des lecteurs qu’au cercle restreint des ambitieux littéraires cherchant un chef. Ce n’est donc pas une théorie esthétique, mais une conception du monde, qu’on peut définir par le nom de tolstoïsme.

Pour démontrer que le tolstoïsme est une aberration intellectuelle, une forme de dégénérescence, il est nécessaire d’examiner critiquement d’abord Tolstoï lui-même, puis le public qui s’enthousiasme pour ses idées.

Tolstoï est à la fois poète et philosophe, cette dernière qualité dans le plus large sens, c’est-à-dire également théologien, moraliste et sociologue. En tant que créateur d’œuvres d’imagination, il occupe une très haute place, bien qu’il n’atteigne pas la valeur de son compatriote Tourgueneff, qu’il semble actuellement avoir fait reculer dans l’estime de la foule. Tolstoï ne possède pas la pondération artistique superbe de Tourgueneff, chez lequel il n’y a jamais un mot de trop, jamais de longueur ni de digressions, et qui, authentique et grandiose créateur d’hommes, plane à la façon d’un Prométhée au-dessus de ses figures, auxquelles il insuffle la vie. Les plus grands admirateurs de Tolstoï eux-mêmes admettent qu’il est prolixe, se perd dans les détails, et ne sait pas toujours dans leur multitude relever avec un goût sûr l’essentiel et sacrifier ce qui n’est pas indispensable. M. de Vogüé dit, en parlant de La Guerre et la Paix : « L’appellation de roman convient-elle bien à cette œuvre compliquée ?… Le fil très simple et très lâche de l’action romanesque sert à rattacher des chapitres d’histoire, de politique, de philosophie, empilés pêle-mêle dans cette polygraphie du monde russe… Le plaisir y veut être acheté comme dans les ascensions de montagne ; la route est parfois ingrate et dure, on se perd, il faut de l’effort et de la peine… Les esprits passionnés pour l’histoire ne seront pas sévères à ce fouillis de personnages, à cette succession d’incidents banals qui encombrent l’action. En sera-t-il de même pour ceux qui ne cherchent dans la fiction romanesque qu’un divertissement ? Ceux-là, Tolstoï va dérouter toutes leurs habitudes. Cet analyste minutieux ignore ou dédaigne la première opération de l’analyse, si naturelle au génie français ; nous voulons que le romancier choisisse, qu’il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde141 ».

M. de Vogüé voit les choses remarquablement juste, mais il ne sait pas les interpréter. Il a nettement caractérisé, à son insu, la méthode avec laquelle un dégénéré mystique envisage le monde et en décrit le phénomène. Nous savons que ce qui constitue la particularité de la pensée mystique, c’est le manque d’attention. C’est celle-ci qui, dans le chaos des phénomènes, fait le choix et les groupe de façon qu’ils rendent claire une idée prédominante dans l’esprit de l’observateur. Si elle manque, le tableau du monde apparaît à celui-ci comme un écoulement monotone d’états énigmatiques qui apparaissent et disparaissent sans connexion et restent absolument inexpressifs pour la conscience. Ce fait primordial de la vie psychique, le lecteur doit toujours l’avoir présent à l’esprit. L’homme attentif se trouve actif en face de l’univers ; l’homme inattentif est passif. Celui-là le règle d’après un plan qu’il a élaboré dans son esprit ; celui-ci subit le tumulte de ses impressions, sans tenter de les organiser, de les séparer et de les assembler. Il y a la même différence que dans la reproduction du monde par un bon peintre ou par une plaque photographique. Le tableau supprime certains traits et en met d’autres en relief, de sorte qu’il laisse immédiatement reconnaître soit quelque acte ou spectacle extérieur, soit quelque émotion intérieure du peintre. La photographie reflète sans choix le phénomène entier avec tous ses détails, de sorte qu’elle ne prend une signification que si l’observateur y applique l’attention que la plaque sensible n’a pu exercer. Remarquons d’ailleurs que la photographie elle-même n’est pas non plus une reproduction fidèle de la réalité, car la plaque sensible n’est telle que pour certaines couleurs ; elle enregistre le bleu et le violet, et n’éprouve du jaune et du rouge qu’une faible impression, ou qu’une impression nulle. A la sensibilité de la plaque chimique correspond l’émotivité du dégénéré. Celui-ci aussi fait un choix dans le phénomène, non d’après la loi de l’attention consciente, mais d’après l’instinct de l’émotivité inconsciente. Il perçoit ce qui s’accorde avec ses émotions ; ce qui ne s’accorde pas avec elles n’existe pas pour lui. Ainsi naît la méthode de travail signalée par M. de Vogüé dans les romans de Tolstoï. Les détails sont uniformément perçus et placés sur le même plan, non d’après leur importance pour l’idée fondamentale, mais d’après leur rapport avec l’émotion du poète. D’idée fondamentale, du reste, il n’y en a pas, ou à peine. Le lecteur doit commencer par la mettre dans le roman, comme il la mettrait dans la nature même, dans un paysage, dans une foule, dans la succession des événements historiques.

Le roman est seulement écrit parce que le poète a ressenti de fortes émotions, accrues par certains traits du tableau du monde se déroulant devant ses yeux. C’est ainsi que le roman de Tolstoï ressemble à la peinture des préraphaélites : une abondance de détails merveilleusement exacts142, une idée fondamentale mystiquement vague et à peine apercevable143, une profonde et forte émotion144. C’est ce que sent clairement aussi M. de Vogüé, mais de nouveau sans pouvoir se l’expliquer. « Par une singulière et fréquente contradiction, dit-il, cet esprit troublé, flottant, qui baigne dans les brumes du nihilisme, est doué d’une lucidité et d’une pénétration sans pareilles pour l’étude scientifique des phénomènes de la vie. Il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre… On dirait l’esprit d’un chimiste anglais dans l’âme d’un bouddhiste hindou ; se charge qui pourra d’expliquer cet étrange accouplement : celui qui y parviendra expliquera toute la Russie… Ces phénomènes qui lui offrent un terrain si sûr quand il les étudie isolés, il en veut connaître les rapports généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors, ce regard si clair s’obscurcit, l’intrépide explorateur perd pied, il tombe dans l’abîme des contradictions philosophiques : en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la nuit145 ».

M. de Vogüé souhaite une explication de cet « étrange accouplement » de la plus grande clarté dans la perception des détails, et de l’incapacité complète de comprendre leurs rapports les uns avec les autres. cette explication, mon lecteur la possède maintenant. La pensée mystique, la pensée sans attention de l’émotif, amène à sa conscience des images isolées qui peuvent être très nettes, quand elles se rapportent à son émotion ; mais cette pensée n’est pas capable de rattacher raisonnablement les unes aux autres ces images isolées, parce qu’elle manque pour cela de l’attention nécessaire.

Ainsi donc, quelque grandioses qualités que possèdent les œuvres d’imagination de Tolstoï, ce n’est pas à celles-ci qu’il est redevable de sa réputation universelle et de son action sur les contemporains. On s’accordait à voir dans ses romans des productions remarquables, mais, pendant de longues années, ni La Guerre et la Paix, ni Anna Karénine, ni les petits récits, n’eurent beaucoup de lecteurs en dehors de la Russie, et la critique ne payait son tribut d’admiration à leur auteur que sous réserve. En Allemagne, Franz Bornmüller disait encore de Tolstoï, en 1882, dans son Dictionnaire biographique des écrivains du temps présent : « Il possède un talent littéraire non ordinaire, mais insuffisamment achevé au point de vue artistique, et influencé par certaines manières de voir étroites sur la vie et sur l’esprit de l’histoire ». C’étaient là, il y a quelques années encore, l’opinion des personnes assez peu nombreuses, en dehors des Russes, qui le connaissaient.

La Sonate à Kreutzer, parue en 1889, porta pour la première fois son nom jusqu’aux limites de la civilisation ; ce petit récit fut le premier traduit dans toutes les langues, tiré à des centaines de milliers d’exemplaires, et lu, avec une vive émotion, par des millions de personnes. A partir de ce moment, l’opinion publique des peuples occidentaux le mit au premier rang des écrivains vivants ; son nom passa dans toutes les bouches, l’intérêt général ne se tourna pas seulement vers ses récits antérieurs, restés ignorés pendant de longues années, mais aussi du côté de sa personne et de sa destinée, et il devint au soir de sa vie, pour ainsi dire du jour au lendemain, ce qu’il est aujourd’hui sans conteste : une des principales figures représentatives du siècle à son déclin. La Sonate à Kreutzer, cependant, n’atteint pas au niveau poétique de la plupart de ses œuvres antérieures ; une gloire acquise d’un coup non par La Guerre et la Paix, Les Cosaques, Anna Karénine, etc., mais longtemps après la publication de ces riches créations par la Sonate à Kreutzer, ne peut donc pas reposer seulement ou principalement sur les mérites esthétiques. L’histoire de cette gloire démontre ainsi que ce n’est pas le « poète » Tolstoï qui est la cause du tolstoïsme.

En fait, c’est surtout et peut-être uniquement au « philosophe » Tolstoï que cette tendance d’esprit est imputable. Le philosophe a donc une importance plus grande que le poète au point de vue de notre enquête.

Tolstoï s’est formé, de la position de l’homme dans l’univers, de ses rapports avec l’humanité et du but de sa vie, une idée qui ressort de toutes ses œuvres, mais qu’il a aussi développée systématiquement dans plusieurs écrits théoriques, notamment dans Ma Confession, Ma Religion, Court Exposé de l’Évangile, et Ma Vie. Cette idée est peu compliquée et se laisse résumer en quelques mots : l’individu n’est rien, l’espèce est tout ; l’individu vit pour faire du bien à ses semblables ; penser et chercher, c’est là le grand mal ; la science est la perdition, la foi est le salut.

Comment il est arrivé à ce résultat, il le raconte dans Ma Confession. « Je perdis de bonne heure la foi. Je vécus un temps, comme tous les autres, des vanités de la vie. J’écrivis des livres et enseignai, comme les autres, ce que je ne savais pas. Puis le sphinx commença à me poursuivre toujours plus cruellement : Devine mon énigme, ou je te dévore. La science ne m’a rien expliqué. A mon éternelle question, la seule qui signifie quelque chose : Dans quel but est-ce que je vis ? — la science me donna des réponses m’apportant d’autres enseignements qui m’étaient indifférents. La science me dit seulement : la vie est un mal dépourvu de sens. Je voulus me tuer. Enfin, j’eus l’idée d’examiner comment vit l’immense majorité des hommes, non pas celle qui, comme nous, les prétendues classes supérieures, se livrent à la réflexion et à l’étude, mais celle qui travaille et souffre, et qui cependant est tranquille et a des idées nettes sur le but de la vie. Je compris que l’on doit vivre comme cette foule, revenir à sa foi simple ».

Si l’on examine sérieusement cette marche d’idées, on reconnaît immédiatement qu’elle est absurde. Poser ainsi la question : « Dans quel but est-ce que je vis », c’est la poser d’une façon défectueuse et superficielle. C’est présupposer implicitement l’idée de finalité dans la nature, présupposition sur laquelle l’esprit vraiment avide de vérité et de connaissance a précisément à exercer sa critique.

Pour demander : « Quel est le but de notre vie ? », nous devons admettre avant tout que notre vie a un but déterminé, et comme notre vie n’est qu’un phénomène particulier dans la vie générale de la nature, dans révolution de notre terre, de notre système solaire, de tous les systèmes solaires, cette hypothèse renferme cette autre, que la vie générale de la nature a un but déterminé. Cette hypothèse à son tour présuppose nécessairement l’existence, dans l’univers, d’un esprit conscient, prévoyant et dirigeant. Qu’est-ce en effet qu’un but ? L’effet voulu, placé dans l’avenir, de forces actives dans le présent. Le but exerce sur ces forces une influence, en ce qu’il leur trace une direction ; il est par conséquent lui-même une force. Mais il ne peut exister objectivement, dans le temps et l’espace, car alors il cesserait d’être un but futur, il deviendrait une cause présente, c’est-à-dire une force à classer dans le mécanisme général des forces naturelles, et le sol se déroberait à toute spéculation relative à la finalité. Mais s’il n’est pas objectivement, s’il n’existe pas dans le temps et l’espace, il doit, pour qu’on puisse encore se le représenter, exister quelque part virtuellement, comme idée, plan et dessein ; or, ce qui renferme en soi un dessein, une idée, un plan, nous le nommons conscience ; et une conscience qui élabore un plan de l’univers et emploie consciemment les forces de la nature à sa réalisation, est synonyme de Dieu. Or, si l’on croit à un Dieu, on perd immédiatement le droit de poser cette question : « Dans quel but est-ce que je vis ? ». Car, alors, elle est une arrogante prétention, une tentative de l’homme petit et faible pour regarder Dieu par-dessus l’épaule, épier son plan, se soulever jusqu’à la hauteur de l’omniscience. Mais elle est inutile aussi, car on ne peut s’imaginer un Dieu sans la suprême sagesse, et, s’il a conçu un plan de l’univers, ce plan est certainement parfait, toutes ses parties sont harmoniques, le but auquel est employé chaque collaborateur, le plus petit comme le plus grand, est le meilleur imaginable, et l’homme peut en toute quiétude et en toute assurance vivre conformément à ses forces et à ses instincts déposés en lui par Dieu, vu que dans tous les cas il remplit, en collaborant au divin plan cosmique, inconnu de lui, une haute et digne mission.

Si, au contraire, on ne croit pas à un Dieu, on ne peut non plus former l’idée de finalité, car alors le but futur, qui ne peut exister que comme idée dans une conscience, n’a, en l’absence d’une conscience universelle, aucun endroit où il puisse exister, et il ne peut y avoir pour lui aucune place dans la nature. Et s’il n’y a pas de finalité, on ne peut non plus demander : « Dans quel but est-ce que je vis ? ». Alors la vie n’a pas un but prédéterminé, elle n’a plus que des causes. Nous n’avons donc plus qu’à nous préoccuper de celles-ci, au moins des plus proches, accessibles à notre examen, car les causes éloignées et notamment les causes dernières se dérobent pour l’instant totalement à notre connaissance. Notre question alors doit être : « Pour quelle cause vivons-nous ? », et la réponse n’est pas difficile. Nous vivons parce que nous sommes, comme toute la nature cognoscible, sous la loi générale de la causalité. Celle-ci est une loi mécanique qui n’exige aucun plan préétabli ni aucun dessein, par conséquent aussi aucune conscience universelle. En vertu de cette loi, les phénomènes du présent ont leur racine dans le passé, non dans l’avenir. Nous vivons, parce que nous sommes engendrés par nos parents, parce que nous avons reçu d’eux une quantité déterminée de force qui nous permet de résister un temps donné aux forces dissolvantes de la nature agissant sur nous. Comment se façonne notre vie, cela résulte des effets réciproques constants de nos forces organiques héritées et des influences extérieures. Considérée objectivement, notre vie est donc la résultante nécessaire de l’activité régulière des forces naturelles mécaniques. Subjectivement, elle implique une certaine quantité de joies et de douleurs. Nous sentons, comme joies, la satisfaction de nos instincts organiques ; comme douleurs, leur aspiration vaine à cette satisfaction. Dans l’organisme sain qui possède un haut degré d’adaptabilité, se développent seuls les instincts dont la satisfaction est possible, au moins jusqu’à un certain point, et n’est pas accompagnée de suites fâcheuses pour l’individu ; dans son existence, conséquemment, les joies remportent d’une façon décidée sur les douleurs, et il sent la vie non comme un mal, mais comme un grand bien. Dans l’organisme détraqué, il existe des instincts dégénérés qui ne peuvent être satisfaits, ou dont la satisfaction nuit à l’individu ou le détruit ; ou bien l’organisme dégénéré est trop faible ou trop maladroit pour satisfaire même les instincts légitimes ; dans son existence, nécessairement, prédominent alors les douleurs, et il sent la vie comme un mal. Mon interprétation de l’énigme de la vie est proche parente de l’interprétation eudémonique bien connue, mais elle est fondée sur une base biologique, et non métaphysique. Elle explique l’optimisme et le pessimisme tout simplement comme force vitale suffisante ou insuffisante, comme adaptabilité existante ou manquante, comme santé ou maladie. L’observation impartiale de la vie montre que l’humanité tout entière occupe consciemment ou inconsciemment le même point de vue philosophique. Les hommes vivent volontiers, et plutôt doucement joyeux que tristes, aussi longtemps que l’existence leur offre des satisfactions. Les souffrances sont-elles plus fortes que le sentiment de plaisir qu’apporte la satisfaction du premier et plus important de tous les instincts organiques : l’instinct vital ou de la conservation, — alors ils n’hésitent pas à se tuer. Quand le prince de Bismarck disait un jour : « Je ne sais pas pourquoi je devrais supporter tous les ennuis de l’existence, si je ne croyais pas à Dieu et à une vie future », il montrait simplement qu’il n’avait qu’une connaissance insuffisante des progrès de la pensée humaine depuis Hamlet, qui posait à peu près la même question. Il supporte les ennuis de l’existence, parce qu’il peut les supporter et aussi longtemps qu’il le peut, et il rejette infailliblement celle-ci au moment où sa force n’est plus suffisante pour les supporter. Voilà pourquoi l’incrédule vit et reste joyeux, aussi longtemps que les douceurs prédominent dans sa vie ; et voilà pourquoi le croyant, lui aussi, rejette l’existence, comme nous voyons la chose arriver à tout moment, lorsqu’il constate que le bilan de sa vie se chiffre par un déficit de satisfactions. L’argument de la foi a incontestablement, dans l’esprit du croyant, — comme, d’ailleurs, l’argument du devoir et de l’honneur, dans l’esprit de l’incrédule, — une force persuasive, et doit être inscrit à l’avoir dans les comptes de la vie. Cependant il n’a aussi qu’une valeur limitée et ne peut que balancer son équivalent de souffrances, et pas davantage.

De ces considérations il résulte que la terrible question : « Dans quel but est-ce que je vis ? », qui a presque poussé Tolstoï au suicide, pouvait être résolue, sans difficulté, d’une façon satisfaisante. Le croyant, qui admet que sa vie doit avoir un but, vivra conformément à ses inclinations et à ses forces, et se dira que, de cette façon, il accomplit correctement la part de travail qui lui est assignée dans l’univers, même sans connaître les buts derniers de celui-ci, absolument comme un soldat fait volontiers son devoir sur le point du champ de bataille où il est placé, sans avoir le moindre soupçon de la marche générale de la bataille et de l’importance de celle-ci pour a campagne tout entière. L’incrédule, qui est convaincu que sa vie est un cas particulier de la vie universelle de la nature, que sa personnalité est éclose à l’existence comme un effet normal et nécessaire des forces organises éternelles, sait aussi très exactement non seulement pourquoi, mais à quoi bon il vit : il vit parce que la vie, et aussi longtemps que la vie, est pour lui une source de satisfactions, c’est-à-dire de joie et de bonheur.

Tolstoï, avec ses efforts désespérés, a-t-il trouvé une autre réponse ? Non. Les lumières que ne lui apportèrent pas ses réflexions et ses études, il les rencontra, comme nous l’avons vu dans le passage plus haut cité de Ma Confession, auprès de « l’immense majorité des hommes… qui travaille et souffre, et qui cependant est tranquille et a des idées nettes sur le but de la vie ». « Je compris, ajoute-t-il, que l’on doit vivre comme cette foule, revenir à sa foi simple ». La phrase finale est arbitraire ; c’est un saut d’idées mystique. « La foule vit tranquille et ayant des idées nettes sur le but », non parce qu’elle a une « foi simple », mais parce qu’elle est saine, parce qu’elle est contente de se sentir vivre, parce qu’à chaque fonction organique, à chaque exercice de ses forces, à tout moment, la vie lui donne des satisfactions. La « foi simple » est un phénomène accidentel accompagnant cet optimisme naturel. Sans doute, la majorité des illettrés dans le peuple, qui représente la partie saine de l’humanité et par cette raison est heureuse de vivre, reçoit dans sa jeunesse un enseignement religieux, et ne rectifie que rarement plus tard par ses propres réflexions les erreurs qui lui ont été inculquées de par l’État ; mais sa croyance demi-inconsciente est une suite de sa pauvreté et de son ignorance, comme ses mauvais vêtements, sa nourriture insuffisante et son logement insalubre. Dire que la majorité « vit tranquille et ayant des idées nettes sur le but », parce qu’elle a une « foi simple », cela est tout aussi logique que de dire, par exemple, que cette majorité « vit tranquille et ayant des idées nettes sur le but », parce qu’elle mange surtout des pommes de terre, ou habite dans des caves, ou prend rarement des bains.

Tolstoï a très bien vu que la majorité ne partage pas son pessimisme et est contente de vivre ; mais ce fait, il l’a interprété à la manière mystique. Au lieu de reconnaître que l’optimisme de la fouie est simplement une manifestation de sa force vitale, il le ramène à sa foi, et cherche alors lui-même dans la foi des éclaircissements sur le but de sa propre existence. « Je fus amené au christianisme », raconte-t-il dans un autre de ses écrits, « non par les études théologiques ou les recherches historiques, mais par cette circonstance que, à l’âge de cinquante ans, m’étant demandé à moi-même et ayant demandé aux sages de mon entourage quelle signification avaient mon « moi » et ma vie, je reçus cette réponse : « Tu es un enchaînement fortuit de petites parties ; la vie n’a aucune signification ; la vie est en soi un mal ». Alors je me livrai au désespoir et voulus me tuer. Mais me rappelant que jadis, dans mon enfance, au temps où je croyais, la vie avait eu pour moi un sens, et que les hommes croyants qui m’entourent, — et dont la majeure partie n’a pas été corrompue par la richesse, — mènent une véritable vie, je doutai de la justesse de la réponse que j’avais reçue des sages de mon entourage, et je m’efforçai de comprendre la réponse que fait le christianisme aux hommes qui mènent me véritable vie146 ».

La réponse en question, il la trouva « dans les Évangiles, cette source de lumière ». « Cela, continue-t-il, m’était complètement indifférent : Jésus-Christ était-il Dieu ou non Dieu, l’Esprit saint émanait-il de celui-ci ou de celui-là ? Je n’avais également aucun besoin de savoir quand ou par qui avaient été composés l’Évangile ou telle parabole, et si on pouvait les attribuer au Christ ou non. Ce qui m’importait, c’était cette lumière qui, depuis dix-huit cents ans, a éclairé et éclaire le monde ; quant à nommer la source de cette lumière, à connaître sa composition, à savoir qui l’a allumée, cela m’était absolument égal ».

Apprécions cette marche d’idées d’un esprit mystique : l’Évangile est la source de la vérité, mais il n’importe aucunement de savoir si l’Évangile est une révélation de Dieu ou une œuvre humaine, s’il renferme la tradition non altérée des destinées du Christ, ou s’il a été rédigé, les siècles après la mort de celui-ci, sur un fonds de légendes obscurcies et défigurées ! Tolstoï sent tout le premier qu’il commet ici une lourde faute de raisonnement ; nais il prend le change, à la façon habituelle des mystiques, en employant une comparaison et en se faisant accroire à lui-même que son image est la pure réalité ; il appelle en effet l’Évangile une lumière, et s’écrie qu’il n’importe pas de savoir quel nom donner à la lumière et de quoi elle est composée. Cela est juste, s’il s’agit d’une lumière véritable et matérielle. Mais ce n’est que par métaphore que l’Évangile est une lumière, et il ne peut évidemment être comparé à une lumière que s’il renferme la vérité ; s’il renferme la vérité, c’est ce qui ne peut être reconnu qu’à la suite d’une exégèse ; si cette exégèse démontre qu’il est une œuvre humaine et ne se compose que de légendes non prouvées, il ne serait naturellement pas un vase de vérité ; on ne pourrait plus le comparer à la lumière, et l’altière image à l’aide de laquelle Tolstoï prétend répondre à celui qui le questionne sur la source de la lumière, se dissiperait en fumée. Ainsi, en appelant l’Évangile une lumière et en niant la nécessité d’examiner ses sources, Tolstoï accepte tout simplement comme démontré ce qui précisément est à démontrer : à savoir que l’Évangile est une lumière. Mais nous connaissons déjà cette particularité des mystiques, qui consiste à appuyer toutes leurs conclusions sur les prémisses les plus absurdes, à feindre le mépris de la réalité, et à s’opposer à l’examen raisonnable de leur point de départ. Je rappelle seulement le mot de Rossetti : « Que m’importe que le soleil tourne autour de la terre, ou la terre autour du soleil ! », et l’assertion de M. Mallarmé : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre ».

De quelle façon Tolstoï traite l’Évangile afin d’en tirer les éclaircissements réclamés, on peut le voir soi-même dans son Court Exposé. Il ne se préoccupe pas le moins du monde du texte sacré, mais y fait entrer ce qui lui passe par la tête. L’Évangile si fantastiquement transformé par lui, qui offre à peu près autant de ressemblance avec les écrits canoniques qu’en offrent les Fragments physionomiques « tirés de sa propre tête » par « le joyeux petit maître d’école Maria Wuz d’Auenthal », de Jean-Paul, avec l’ouvrage de Lavater portant le même titre, enseigne ce qui suit à Tolstoï sur la signification de la vie : « Les hommes s’imaginent qu’ils sont des êtres particuliers, chacun libre de vivre à sa volonté ; mais c’est une illusion. La seule vie véritable est celle qui reconnaît la volonté du Père comme origine de la vie. Cette unité de la vie est révélée par ma doctrine, qui représente la vie non comme des surgeons isolés, mais comme un arbre unique sur lequel croissent tous les surgeons. Celui qui vit dans la volonté du Père comme un surgeon sur l’arbre, celui-là seul vit ; mais celui qui veut vivre à sa volonté, comme un surgeon arraché, celui-là meurt147 ». Plus haut déjà il a dit que Dieu est l’« origine universelle infinie » et est synonyme d’« Esprit ». Si ce passage a un sens, ce sens ne peut donc être que celui-ci : la nature entière n’est qu’un seul être vivant, chaque être vivant en particulier, par conséquent aussi chaque homme, est une partie de la vie universelle, et cette vie universelle est Dieu. Mais ce n’est pas Tolstoï qui a inventé cette doctrine. Elle porte un nom dans l’histoire de la philosophie : elle se nomme le panthéisme. Elle est pressentie par le bouddhisme et même par l’hylozoïsme, et développée par Spinoza. Mais elle n’est sûrement pas contenue dans l’Evangile, et constitue la négation déterminée du christianisme. Celui-ci, en effet, à quelque interprétation rationaliste et à quelque torture que l’on soumette ses écrits sacrés, ne peut jamais renoncer à la doctrine du Dieu personnel et de la nature divine du Christ, sans se vider de tout son contenu religieux, de tous ses organes vitaux essentiels, et cesser d’être une foi.

Ainsi nous voyons que Tolstoï, dans sa recherche de l’explication de l’énigme de la vie, croit en être arrivé à la foi chrétienne de la foule, et en est arrivé en fait au contraire de la foi chrétienne de la foule, au panthéisme. La réponse des « sages », qu’il est, lui, « un enchaînement fortuit de petites parties, et que la vie n’a aucune signification », l’a « presque poussé au suicide » ; par contre, il est parfaitement tranquille en constatant que « la véritable vie… n’est pas la vie passée ou future, mais la vie présente, ce qui occupe chacun dans la minute actuelle » ; il nie expressément, dans Ma Religion, la résurrection du corps et l’individualité de l’âme, et ne s’aperçoit pas que la doctrine qui le satisfait pleinement est absolument la même que celle des « sages » qui l’ont « presque pousse au suicide ». Car si la vie n’est que l’instant présent, elle ne peut avoir aucun but, vu que celui-ci nous montre un avenir ; et si le corps ne ressuscite pas et si l’âme n’a pas d’existence individuelle, les « sages » ont absolument raison de nommer l’homme « un enchaînement de petites parties », non pas, certes, fortuit, mais nécessaire, parce qu’il est déterminé causalement.

La conception du monde de Tolstoï, le fruit du travail de réflexion désespéré de toute sa vie, n’est donc que brouillard, incompréhension de ses propres questions et réponses, et verbiage creux. Il n’en va pas beaucoup mieux de sa morale, à laquelle il attache lui-même un bien plus grand poids qu’à sa philosophie. Il la résume en cinq commandements, dont le plus important est le quatrième : « Ne pas s’opposer au mal, supporter l’injustice et faire plus que les hommes ne réclament ; par conséquent, ne pas juger et ne pas laisser juger… Se venger enseigne seulement à se venger148 ». Son admirateur M. de Vogüé exprime dans cette forme la doctrine morale de Tolstoï : « Ne résistez pas au mal… ne jugez pas… ne tuez pas. — Donc, pas de tribunaux, pas d’armées, pas de prisons, de représailles publiques ou privées. Ni guerres ni jugements. La loi du monde est la lutte pour l’existence, la loi du Christ est le sacrifice de son existence aux autres149 ».

Est-il encore nécessaire de démontrer la complète déraison de cette doctrine morale ? Elle saute nettement aux yeux de tout esprit sain. Si l’assassin n’avait plus à craindre l’échafaud, ni le voleur la prison, l’assassinat et le vol deviendraient bientôt les métiers les plus répandus, puisqu’il est beaucoup plus commode d’escamoter le pain déjà cuit et les bottes déjà faites, que de s’éreinter sur les champs et dans l’atelier. Si la société cessait de s’arranger de manière à ce que le crime soit une entreprise dangereuse, qu’est-ce qui retiendrait les méchants, — car il en existe aussi, d’après Tolstoï lui-même, — de s’adonner à leurs pires instincts, et qu’est-ce qui retiendrait même la grande masse des indifférents qui n’ont de penchant décidé ni pour le bien ni pour le mal, d’imiter l’exemple des criminels ? A coup sûr, pas la doctrine de Tolstoï, suivant laquelle « la véritable vie est la vie présente ». La première fonction de la société, celle pour laquelle les hommes isolés se sont originairement formés en une société, c’est la défense de ses membres contre les malades affligés d’impulsions homicides et contre les parasites qui, déviations également pathologiques du type normal, ne peuvent vivre que du travail ’des autres et violentent sans hésiter, pour assouvir leurs désirs, tout être humain qu’ils rencontrent sur leur route. Les individus à instincts anti-sociaux formeraient bientôt la majorité, si les individus sains ne les combattaient et ne leur créaient des conditions défavorables à l’existence. Mais laissez-les devenir les plus forts, et la société, bientôt l’humanité elle-même, seraient nécessairement vouées à la ruine.

Outre le principe négatif que l’on ne doit pas s’opposer au mal, la morale de Tolstoï a aussi un principe positif : on doit aimer tous les hommes, leur sacrifier tout, même sa propre vie, leur faire du bien quand on le peut. « Il est nécessaire de comprendre que, quand l’homme fait du bien, il ne fait que ce à quoi il est forcé, ce qu’il ne peut pas ne pas faire…. Quand il sacrifie sa vie charnelle pour le bien, il ne fait rien qui mérite qu’on le remercie et qu’on le récompense…. Ceux-là seuls vivent, qui font le bien ». (Court Exposé de l’Évangile). « Ce n’est pas l’aumône qui est efficace, mais le partage fraternel. Celui qui a deux manteaux doit en donner un à celui qui n’en a pas ». (Que doit-on faire ?). Cette distinction entre l’aumône et le partage ne peut pas être sérieusement maintenue. Chaque don qu’un homme obtient d’un autre homme sans travail, sans réciprocité, est une aumône, et c’est là une chose profondément immorale. Le malade, le vieillard, l’infirme qui ne peut pas travailler, doivent être nourris et soignés par leurs semblables ; c’est le devoir de ceux-ci, et aussi leur instinct naturel. Mais faire des présents à un homme en état de travailler, c’est, en toute circonstance, une faute et une duperie de soi-même. Si l’homme capable de travailler ne trouve pas de travail, cela tient manifestement à un défaut des institutions économiques de la société ; et chacun a le devoir de collaborer sérieusement à la suppression de ce défaut, et non pas d’en faciliter le maintien, en calmant pour un certain temps encore, par un présent, la victime de ces conditions défectueuses ; l’aumône n’a d’autre but, en ce cas, que d’étourdir la conscience de celui qui donne, et de lui fournir une excuse pour se dérober au devoir qui lui incombe de guérir les maux reconnus de l’ordre social Mais si l’homme capable de travailler déteste le travail, l’aumône alors le corrompt complètement et tue définitivement en lui le désir de mise en action de ses forces, qui seule maintient l’organisme sain et moral. C’est ainsi que l’aumône faite à un homme en état de travailler dégrade aussi bien celui qui la reçoit que celui qui la donne et empoisonne le sentiment du devoir et la moralité de tous deux.

Mais, en y regardant de plus près, l’amour du prochain qui se manifeste par l’aumône ou même par le partage fraternel, n’en est pas en réalité. L’amour sous sa forme la plus simple et la plus primitive (je ne parle pas ici de l’amour sexuel, mais de la sympathie générale pour un autre être vivant, qui n’a pas même besoin d’être un être humain), est un instinct égoïste qui cherche uniquement sa propre satisfaction, et non celle de l’être aimé ; à un degré supérieur de développement, au contraire, il a en vue principalement, ou même exclusivement, le bonheur de l’être aimé, et il s’oublie lui-même. L’homme sain qui n’a pas d’instincts anti-sociaux aime la société des autres hommes ; il évite donc presque inconsciemment les actes qui éloigneraient de lui ses semblables et il fait ce qui, sans lui coûter de trop grands efforts, est suffisamment agréable à ses semblables pour les attirer vers lui. La représentation de souffrances, même de celles qui ne sont pas les siennes propres, provoque chez ce même homme sain une douleur plus ou moins forte, selon le degré d’excitabilité de son cerveau ; plus vive est la représentation de la souffrance, et plus violent est le sentiment de douleur qui l’accompagne ; comme les aperceptions provoquées par les impressions sensorielles directes sont les plus vives, les souffrances qu’il voit de ses propres yeux lui procurent la douleur la plus aiguë, et, afin d’y échapper, il fait des efforts proportionnés pour que la douleur étrangère cesse, parfois simplement aussi pour qu’il ne la voie pas. Ce degré d’amour du prochain est, comme nous l’avons dit, pur amour de soi-même, car il ne se propose d’autre but que de s’éviter la douleur et d’accroître ses propres sentiments de plaisir. Au contraire, l’amour du prochain que Tolstoï veut évidemment prêcher, se prétend désintéressé ; il a en vue la diminution de la souffrance et l’augmentation du bonheur des autres ; il ne peut donc plus être exercé d’instinct, car il exige une connaissance exacte des conditions d’existence, des sentiments et désirs d’autrui, et l’obtention de cette connaissance suppose observation, réflexion et jugement. On doit sérieusement peser ce qui convient réellement à son semblable et lui fait véritablement du bien. On doit complètement sortir de ses propres habitudes et idées, et s’efforcer d’entrer dans la peau de l’homme auquel on veut faire du bien. On doit voir avec l’œil de cet homme, sentir avec l’âme de celui-ci, et non avec son œil et son âme à soi, le bienfait qu’on se propose de lui départir. Tolstoï agit-il ainsi ? Celles de ses œuvres où il montre en action son prétendu amour du prochain, témoignent absolument du contraire.

Dans le récit intitulé Albert150, Delessow recueille chez lui, par admiration pour son haut talent et par pitié pour sa pauvreté et son délaissement, un joueur de violon, — un bohème malade. Comme l’infortuné artiste est un buveur, Delessow l’emprisonne en quelque sorte dans son logis, le place sous la surveillance de son serviteur Sachar, et lui refuse des boissons alcooliques. Le premier jour, Albert — l’artiste — se soumet, mais il est déprimé et de mauvaise humeur. Le second jour, il jette déjà à son bienfaiteur des « regards méchants ». — « Il paraissait craindre Delessow, une violente terreur se peignait sur son visage chaque fois que leurs regards se rencontraient…. Il ne répondait pas aux questions qui lui étaient posées ». Le troisième jour enfin, Albert se révolte contre la contrainte à laquelle il se croit soumis. « Vous n’avez pas le droit de me retenir ici ! », s’écrie-t-il. « Mon passeport est en règle, je ne vous ai rien volé, vous pouvez me fouiller ; j’irai chez le commissaire de police ». Le serviteur Sachar cherche à le calmer. Albert devient toujours plus furieux et « crie soudainement à plein gosier : La garde ! ». Delessow le laisse partir, et Albert « s’en va sans dire adieu et en marmottant constamment des paroles inintelligibles ».

Delessow a recueilli Albert parce que l’aspect de l’artiste maladivement pâle, tremblant du froid de l’hiver russe, insuffisamment vêtu, était douloureux pour lui. Quand il le vit dans sa chaude demeure, devant une table richement servie, enveloppé de sa belle robe de chambre à lui-même, Delessow fut content et satisfait de sa manière d’agir. Mais Albert fut-il content aussi ? Tolstoï nous atteste qu’Albert se sentit beaucoup plus malheureux dans sa nouvelle situation que précédemment ; si malheureux, que bientôt il ne put plus la supporter, et s’y arracha avec un transport de fureur. Maintenant, à qui Delessow a-t-il fait du bien ? A lui, ou à Albert ?

Dans ce récit, il s’agit d’un homme à l’esprit malade, et à un homme de ce genre on doit parfois, en effet, imposer par la force un bienfait qu’il ne peut saisir ni sentir comme tel, — cela aussi, du reste, d’une façon plus logique, plus persévérante et plus prudente que ne l’a fait Delessow. Mais dans une autre histoire du même volume : Le Journal du prince Nechljudow, apparaît bien plus vivement encore et sans aucune excuse l’absurdité d’un amour du prochain qui ne se préoccupe pas des besoins réels du prochain.

Le prince Nechljudow a entendu, par une magnifique soirée de juillet, devant l’« Hôtel Suisse », à Lucerne, un chanteur ambulant dont les chansons l’ont profondément ému et charmé. Le chanteur est un pauvre petit diable bossu, mal habillé et à l’air famélique. A tous les balcons du somptueux hôtel s’étaient accoudés, avec leurs épouses, de riches Anglais qui avaient pris grand plaisir aux chansons du pauvre infirme ; mais quand celui-ci, ôtant son chapeau, avait sollicité une petite récompense, personne ne lui avait jeté la plus légère obole. L’indignation de Nechljudow est extrême. Il est irrité au plus haut point de ce que « le chanteur a pu solliciter trois fois une charité, et que personne ne lui a donné la moindre chose ; que la plupart même ont ri de lui ». Cela lui semble « un événement que les historiens de notre temps doivent inscrire en lettres de flamme inextinguibles dans le livre de l’histoire ». Il ne veut pas, pour sa part, être complice de ce crime inouï. Il court derrière le pauvre diable, le rattrape, et lui propose de boire avec lui une bouteille de vin. Le chanteur accepte. « Il y a près d’ici un petit café », dit-il, « on peut y entrer, — un petit café modeste », ajoute-t-il. « Ce mot « modeste » fit naître involontairement en moi », raconte Nechljudow dans son carnet, « l’idée de ne pas aller dans un modeste café, mais à l’« Hôtel Suisse », où se trouvaient les gens qui l’avaient écouté chanter. Bien qu’il refusât à plusieurs reprises, avec une timidité émue, d’aller à l’« Hôtel Suisse », beaucoup trop distingué, disait-il, je persistai dans mon idée ».

Il conduit le chanteur dans l’hôtel distingué. La domesticité lance des regards hostiles et méprisants au vagabond misérablement habillé, bien qu’il apparaisse en compagnie de l’hôte princier. Elle leur indique « la salle de gauche réservée au peuple ». Le chanteur est très embarrassé et se souhaite à mille lieues de là, mais il n’en laisse rien voir. Le prince commande du champagne. Le chanteur boit sans réel plaisir et sans confiance. Il raconte sa vie et dit soudainement : « Je sais ce que vous voulez : me rendre ivre, pour voir comment je serai ». Les mines railleuses et effrontées des serviteurs irritent Nechljudow, qui entraîne vivement son invité dans l’élégante salle à manger de droite, destinée aux clients de marque. Il veut être servi là, et rien que là. Les Anglais présents quittent la salle, indignés, les garçons sont stupéfiés, mais n’osent pas contrecarrer le prince russe irrité ; « le chanteur faisait un visage piteusement effrayé et me pria, ne comprenant évidemment pas pourquoi j’étais en colère ni ce que je voulais, de le laisser partir aussitôt que possible ». Le petit homme était assis « à demi mort, à demi vivant », auprès du prince, et fut très heureux quand enfin Nechljudow le congédia.

Que l’on remarque avec quelle absurdité sans nom le prince Nechljudow se comporte du commencement à la fin. Il invite le chanteur à boire une bouteille de vin, quoiqu’il dût se dire, s’il possédait la moindre étincelle de bon sens, qu’un souper chaud ou, mieux encore, une pièce de cent sous, serait beaucoup plus nécessaire et utile au pauvre diable qu’une bouteille de vin. Le chanteur propose d’entrer dans un modeste cabaret où il se sentirait à l’aise. Le prince ne prête pas la moindre attention à ce désir naturel et raisonnable, mais traîne le malheureux dans un hôtel distingué où, avec son misérable vêtement, sous le feu croisé des regards insolents et railleurs des garçons, il se sent excessivement gêné. Peu importe au prince. Il commande du champagne, auquel le chanteur n’est pas habitué et qui lui fait si peu de plaisir, qu’il en vient à s’imaginer que son noble amphitryon veut lui jouer un tour, — le voir ivre. Nechljudow commence à se quereller avec les garçons, pénètre dans la plus riche salle de l’hôtel, met en fuite les autres clients qui ne veulent pas souper avec le chanteur des rues, et ne se soucie pas, pendant tout ce temps, des sentiments de son invité, qui est assis sur des charbons ardents, voudrait disparaître sous terre, et ne respire de nouveau que quand son terrible bienfaiteur le laisse échapper de ses griffes.

Nechljudow a-t-il pratiqué l’amour du prochain ? Non. Il n’a rien fait d’agréable pour le chanteur. Il l’a torturé. Il s’est satisfait lui-même, et c’est tout. Il a voulu se venger des Anglais au cœur dur, contre lesquels il était furieux, et il l’a fait aux dépens du pauvre diable. Il regarde comme un événement inouï que les riches Anglais n’aient rien donné au chanteur ; mais son procédé à l’égard de celui-ci est pire. L’exécrable lésinerie des Anglais a peut-être attristé le chanteur un quart d’heure ; l’hospitalité absurde de Nechljudow l’a torturé toute une heure. Le prince n’a pas pris un seul instant la peine d’examiner ce qui serait agréable et utile au pauvre diable ; il n’a pensé qu’à ses propres émotions, à sa colère, à son mécontentement. Ce philanthrope au cœur tendre est un dangereux et criminel égoïste.

L’amour du prochain, dépourvu de discernement, du mystique émotif, manque nécessairement son but, parce qu’il n’a pas pour point de départ la connaissance des véritables besoins de son semblable. Le mystique pratique un anthropomorphisme sentimental. Il transporte sans hésitation sa propre manière de sentir sur d’autres êtres qui sentent tout différemment que lui. Il est capable de plaindre amèrement les taupes condamnées à rêver dans l’éternelle obscurité de leurs passages souterrains, et songe peut-être, avec des larmes dans les yeux, à introduire dans ceux-ci la lumière électrique. Puisque lui, qui voit, il souffrirait atrocement dans les conditions d’existence d’une taupe, il pense que cet animal est naturellement aussi à plaindre, bien qu’il soit aveugle et n’ait donc pas à regretter la lumière. Une anecdote raconte qu’un enfant, un jour d’hiver, versa de l’eau chaude dans l’aquarium du salon, parce que les petits poissons dorés auraient eu trop froid, et il est souvent question, dans les journaux comiques, de sociétés de bienfaisance qui envoient de chauds vêtements d’hiver aux nègres de l’Équateur. C’est l’amour du prochain de Tolstoï en action.

Un point spécial de sa doctrine morale est la mortification de la chair. Tout commerce avec la femme est à ses yeux une immoralité, le mariage est aussi impur que la liaison la plus libre. La Sonate à Kreutzer est l’affirmation la plus complète et, en même temps, la plus célèbre de ces principes. Le meurtrier par jalousie, Pozdnyscheff, dit : « Rien d’agréable dans la lune de miel, au contraire. C’est une gêne continuelle, une honte, une humeur noire, et, par-dessus tout, un ennui, un ennui épouvantable. Je ne puis comparer cette situation qu’à celle d’un jeune homme qui veut s’habituer à fumer : il a des envies de vomir, avale sa salive, et feint quand même d’éprouver un grand plaisir. Si le cigare doit lui donner des jouissances, c’est plus tard, comme pour le mariage. Avant d’en jouir, les époux doivent d’abord s’habituer au vice.

« — Comment, au vice ? (lui objecte son interlocuteur). Mais vous parlez d’une chose naturelle, d’un instinct.

« — Une chose naturelle ! un instinct ! Pas le moins du monde. Je suis arrivé, permettez-moi de vous le dire, à la conviction contraire, et j’estime, moi, homme corrompu et débauché, que c’est contre nature… C’est un acte absolument contre nature pour toute jeune fille pure, tout autant que pour un enfant151 ».

Plus loin, Pozdnyscheff développe la théorie délirante suivante de la loi de la vie : « Le but de l’homme, comme de l’humanité entière, est le bonheur, et, pour l’atteindre, il leur a été donné une loi qu’ils doivent suivre. Cette loi consiste dans l’union des êtres qui composent l’humanité. Les passions seules empêchent cette union, et, par-dessus toutes les autres, la plus forte, la pire, l’amour sensuel, la volupté. Quand on aura réprimé les passions, et, avec toutes, la plus forte, l’amour sensuel, l’union existera alors, et l’humanité, ayant accompli son but, n’aura plus de raison d’exister ». Et ses derniers mots sont : « Il faut bien saisir le sois exact de l’Évangile selon saint Mathieu, v. 28 ; il faut bien comprendre que cette phrase : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère », se rapporte aussi à la sœur et non seulement à la femme étrangère, mais aussi et surtout à sa propre femme152 ».

Tolstoï en qui, comme dans tout dégénéré supérieur, vivent deux hommes, dont l’un remarque et juge les absurdités de l’autre, a, dans la Sonate à Kreutzer, encore le sentiment clair de la folie de sa théorie, et il fait dire par le proclamateur de celle-ci, Pozdnyscheff, qu’« il passe pour être fou153 ». Mais dans son Court Exposé de l’Évangile, où il parle en son propre nom, il développe la même doctrine, quoique avec un peu plus de réserve. « La tentation de pécher contre le second commandement vient de ce que nous croyons que la femme est créée pour le plaisir charnel, et que, lorsqu’on laisse une femme et qu’on en prend une autre, on a plus de plaisir. Pour ne pas succomber à la tentation, il faut se souvenir que ce n’est pas la volonté du Père que l’homme ait du plaisir par le charme féminin… ». Et, dans Le Roman du Mariage, il expose également que l’homme et la femme, même s’ils s’épousent par amour, doivent, dans le mariage, devenir ennemis, et qu’il est absolument inutile de tenter une culture durable des sentiments primitifs154.

Ce serait perdre son temps que de réfuter une théorie qui insulte à toutes les expériences, à toutes les observations de la nature, à toutes les institutions et à toutes les lois développées historiquement, et qui a consciemment pour but d’anéantir l’humanité. L’idée de la combattre avec zèle ne pourrait venir qu’à des hommes qui eux-mêmes auraient l’esprit plus ou moins détraqué. Pour les cerveaux sains, il suffit de la résumer clairement. On la reconnaît alors immédiatement pour ce qu’elle est : de la folie.

Le grand ennemi, pour Tolstoï, c’est la science. Il ne se fatigue pas, dans Ma confession, de l’accuser et de la railler. Suivant lui, elle ne sert pas au peuple, mais aux gouvernements et aux capitalistes. Elle s’occupe de choses aussi oiseuses et vaines que l’examen du protoplasma et l’analyse spectrale, mais n’a jamais songé encore à rien d’utile, par exemple « à la meilleure façon de fabriquer une hache et son manche, au moyen de faire une bonne scie, de bon pain ; quelle sorte de farine convient le mieux pour celui-ci, comment il faut traiter le levain, bâtir le four et le chauffer ; quelles boissons et quels aliments sont les plus sains, quels champignons sont comestibles, etc., etc. ». Il a du malheur avec ses exemples, remarquons-le en passant, car des sujets qu’il énumère, les débutants même dans l’étude de l’hygiène et de la mécanique s’en occupent. Conformément à sa nature de poète, il a senti le besoin d’incarner aussi en une œuvre artistique ses vues sur la science. Il l’a fait dans la comédie intitulée Les Fruits de l’Éducation. Qui raille-t-il là ? De pauvres imbéciles qui croient aux revenants et vont, pleins d’angoissé mortelle, à la chasse des microbes. Le spiritisme et les opinions de gens du monde ignorants sur les microbes infectieux, opinions puisées dans les faits divers mal compris des journaux politiques, sont pour lui la science, et c’est contre cela qu’il lance les flèches de sa satire !

La science véritable n’a pas besoin d’être défendue contre des attaques de ce genre. J’ai déjà démontré, en appréciant les reproches que les symbolistes néo-catholiques et leurs protecteurs critiques soulèvent contre la science exacte, que toutes ces phrases sont ou puériles ou de mauvaise foi. L’imputation de mauvaise foi ne serait pas de mise à l’égard de Tolstoï. Il croit ce qu’il dit. Mais ses plaintes et ses railleries sont en tout cas enfantines. Il parle de la science comme un aveugle parle des couleurs. Il n’a visiblement aucun soupçon de sa nature, de sa tâche, de ses méthodes et des objets dont elle s’occupe. Il ressemble à Bouvard et Pécuchet, les deux idiots de Flaubert, qui, complètement ignorants, dépourvus de maîtres et de guides, feuillettent sans choix une quantité de livres, s’imaginent avoir acquis, en se jouant ainsi, un savoir positif, cherchent à l’employer avec l’innocence d’un crooboy dressé, commettent, naturellement, d’horribles sottises les unes sur les autres, et se croient ensuite autorisés à insulter la science et à la déclarer une bêtise et un leurre. Flaubert, en accommodant ainsi Bouvard et Pécuchet, se vengeait de la niaiserie de ses propres tentatives pour conquérir la science comme un lieutenant conquiert une chanteuse de café-concert ; Tolstoï a déchargé sa colère sur la science, cette beauté orgueilleuse et prude qu’on ne peut gagner que par de sérieux et longs services désintéressés, en peignant sur les murs les imbéciles de ses Fruits de l’Éducation. Le dégénéré Flaubert et le dégénéré Tolstoï se rencontrent ici dans le même délire.

La route du bonheur est, pour Tolstoï, l’éloignement de la science, l’abdication de la raison et le retour à la vie naturelle, c’est-à-dire à l’agriculture. « Il faut abandonner la ville, renvoyer le peuple des fabriques, s’établir dans la campagne, travailler des mains ; le but de tout homme doit être de satisfaire seul tous ses besoins ». (Que doit-on faire ?)

Comme la raison et l’absurdité se mêlent étrangement aussi dans ce programme économique ! Les maux que traînent derrière eux le déracinement du peuple de la maternelle terre nourricière et la culture artificielle d’un prolétariat industriel des grandes villes, Tolstoï les a exactement reconnus. Il est vrai également que l’agriculture pourrait occuper sainement et utilement beaucoup plus d’hommes qu’actuellement, si le sol était la propriété de la collectivité et que chacun n’en reçût d’autre part, et seulement en part viagère, que celle qu’il pourrait cultiver à fond. Mais faut-il pour cela détruire l’industrie ? Ne serait-ce pas détruire la civilisation elle-même ? L’amour rationnel du prochain et l’équité n’ont-ils pas plutôt pour tâche de maintenir soigneusement la division du travail, ce résultat nécessaire et avantageux d’une longue évolution, mais en transformant, par un meilleur ordre économique, l’ouvrier industriel, de galérien des fabriques condamné à la misère et à la maladie qu’il est aujourd’hui, en un libre producteur de biens jouissant lui-même des fruits de son travail et ne peinant plus que dans la mesure où cela est compatible avec sa santé et ses droits à la vie ?

Mais c’est en vain qu’on cherche chez Tolstoï la plus légère allusion à une solution semblable. Il se contente de l’enthousiasme stérile pour la vie campagnarde, qui, beau encore chez Horace, est déjà ridicule et agaçant chez Rousseau, et il rabâche, à la suite du beau parleur genevois en proie au délire des persécutions, qui ne pouvait mener par le bout du nez qu’un siècle sentimental comme le sien, les phrases creuses sur l’inutilité de la civilisation. Retour à la nature ! Il n’est pas possible de condenser en moins de mots plus de sottise. La nature est sur notre planète l’ennemi que nous devons combattre, devant lequel nous n’avons pas le droit de déposer les armes. Pour conserver notre vie, nous devons créer des conditions artificielles compliquées à l’infini : couvrir notre corps, construire un abri au-dessus de notre tête, amasser des provisions pour les nombreux mois pendant lesquels la nature nous refuse toute nourriture. Il n’y a qu’une étendue très étroite de notre planète où l’homme peut vivre sans efforts, sans inventions et sans arts, comme l’animal dans la forêt et le poisson dans l’eau : ce sont quelques îles de l’Océan Pacifique. Là, en effet, dans un printemps éternel, il n’a besoin ni de vêtements ni de demeure, ou tout au plus de quelques feuilles de palmier pour s’abriter contre une pluie momentanée. Là, il trouve en toute saison sa nourriture toujours prête dans le cocotier, l’arbre à pain, le bananier, dans quelques animaux domestiques, quelques poissons et coquillages. Nulle bête fauve ne menace sa sécurité et ne le force à déployer de la vigueur et à braver la mort. Mais combien d’hommes peut nourrir ce paradis terrestre ? Peut-être un centième de l’humanité actuelle. Les quatre-vingt-dix-neuf autres centièmes n’ont que le choix ou de périr, ou de coloniser ces régions de notre planète où la table n’est pas servie et la couche voluptueuse pas dressée, mais où l’on doit se procurer artificiellement et péniblement tout ce que la vie réclame pour sa conservation. Le « retour à la nature », à nos degrés de latitude, signifie le retour à la mort par la faim et le froid, au dépècement par les loups et les ours. Ce n’est pas dans l’impossible retour « à la nature » qu’il faut chercher le traitement curatif de la misère humaine, mais dans l’organisation rationnelle de notre lutte contre la nature, je dirais volontiers dans le service obligatoire universel contre elle, dont les infirmes seuls pourraient être exemptés.

Nous avons vu maintenant une à une les idées qui, réunies, constituent le tolstoïsme. Comme philosophie, il explique le monde et la vie au moyen de quelques paraphrases absurdes ou contradictoires de versets de la Bible mal compris à dessein. Comme doctrine morale, il prescrit la renonciation à la résistance contre le vice et le crime, le partage des biens et l’anéantissement de l’humanité par une complète continence. Comme doctrine sociale et économique, il prêche l’inutilité de la science, le salut par l’abrutissement, la renonciation aux produits de l’industrie, et l’agriculture obligatoire, sans toutefois indiquer où le paysan prendrait le champ nécessaire. Ce qu’il y a de curieux dans ce système, c’est qu’il ne remarque pas sa propre superfluité. S’il se comprenait lui-même, il se limiterait à ce seul point : la continence. Car il est clair qu’il est inutile de se casser la tête sur le but et le contenu de la vie humaine, sur le crime et l’amour du prochain, et particulièrement sur l’existence à la campagne ou à la ville, si, par suite de continence, l’humanité doit finir avec la génération actuelle.

M. Édouard Rod nie que Tolstoï soit un mystique. « Le mysticisme, en effet, comme le mot l’indique(?), a toujours été une doctrine transcendantale. Les mystiques, surtout les mystiques chrétiens, ont toujours sacrifié la vie présente à la vie future… Or, ce qui frappe au contraire un esprit non prévenu, dans les livres de Tolstoï, c’est l’absence presque complète de toute métaphysique, c’est l’indifférence où le laissent ce qu’on appelle les problèmes de l’au-delà155 ».

Ce critique ne sait pas, évidemment, ce qu’est le mysticisme. Il restreint d’une façon inadmissible le sens de ce mot, s’il l’applique seulement à l’examen des « problèmes de l’au-delà ». Moins superficiel, il reconnaîtrait que la rêverie religieuse n’est qu’un cas particulier d’un état d’esprit général, et que le mysticisme est toute obscurité et incohérence maladives de pensée accompagnées d’émotivité, par conséquent celles aussi qui ont pour fruit le système à la fois matérialiste, panthéiste, chrétien, ascétique, rousseaulâtre et communiste de Tolstoï.

Raphaël Lœwenfeld, auquel nous devons la première traduction allemande complète des œuvres de Tolstoï, a aussi composé une biographie très méritante de l’écrivain russe, dans laquelle toutefois il se croit obligé non seulement de prendre passionnément parti pour son héros, mais aussi d’assurer par avance de son profond mépris les critiques possibles de celui-ci. « L’incompréhension, dit-il, les nomme (les « phénomènes originaux » de l’espèce de Tolstoï) des originaux ; elle ne peut supporter que l’un soit plus grand d’une tête que tous les autres. L’homme exempt de préjugés, qui a reçu en partage la faculté d’admirer les grandes choses, voit dans cette originalité la manifestation d’une force extraordinaire qui dépasse la puissance de l’époque et montre la voie à ceux qui viennent156 ». Il est peut-être osé d’accuser ainsi d’« incompréhension » tous ceux qui ne partagent pas votre opinion. Celui qui juge si souverainement devra souffrir qu’on lui réponde que celui-là se rend coupable d’incompréhension, qui aborde sans la préparation la plus élémentaire le jugement d’un phénomène exigeant, pour être compris, beaucoup plus que quelque savoir esthético-littéraire et des sensations personnelles. Lœwenfeld se vante de sa capacité d’admirer les grandes choses. Il a peut-être tort de ne pas supposer cette capacité chez d’autres aussi. Ce que précisément il faudrait prouver, c’est que ce qu’il admire mérite réellement la qualification de grandes choses ; mais son affirmation est la seule preuve qu’il produit en faveur de ce point si important. Il se dit exempt de préjugés. On peut lui accorder qu’il est exempt de préjugés, mais il est malheureusement exempt aussi des connaissances préliminaires qui seules autorisent à se former et à exposer avec assurance une opinion sur des phénomènes psychologiques qui frappent comme exceptionnels le profane lui-même. S’il possédait ces connaissances préliminaires, il saurait, par exemple, que Tolstoï, qui doit « montrer la voie à ceux qui viennent », n’est qu’un exemplaire-type d’un genre d’hommes qui a eu des représentants à toutes les époques. Lombroso cite, entre autres, un certain Knudsen, un fou qui vivait vers 1680 dans le Sleswig et « soutenait qu’il n’y avait ni Dieu ni enfer ; que les prêtres et les juges étaient inutiles et nuisibles, et que le mariage était une immoralité ; que l’homme cessait à la mort ; que chacun devait se laisser guider par ses lumières intérieures, etc.157 ». Nous avons là les parties essentielles des idées de Tolstoï sur le monde, et de sa doctrine morale. Mais Knudsen a si peu « montré la voie à ceux qui viennent », qu’il n’est plus cité que dans les livres consacrés aux maladies mentales, et comme un cas instructif de folie.

La vérité est que toutes les particularités intellectuelles de Tolstoï peuvent être ramenées aux stigmates les mieux connus et le plus souvent observés de la dégénérescence supérieure. Il raconte de lui-même : « Le scepticisme me jeta durant un temps dans un état voisin de la folie. J’avais l’idée qu’en dehors de moi personne et rien n’existe dans l’univers entier, que les objets ne sont pas les objets, mais des représentations qui n’apparaissent que si je dirige sur elles mon attention, et que ces représentations disparaissent dès que je cesse de songer à elles…. Il y eut des heures où, sous l’influence de cette idée fixe, je parvins à un tel degré de confusion intellectuelle, que je me retournais parfois brusquement du côté opposé, dans l’espoir d’être surpris, là où je n’étais pas, par le néant158 ». Et, dans Ma Confession, il dit expressément : « Je sentais que je n’étais pas complètement sain au point de vue intellectuel159 ». Son sentiment était juste. Il souffrait de la manie sceptique ou du doute, que l’on observe chez beaucoup de dégénérés supérieurs. Kowalewski déclare que la manie du doute est exclusivement une psychose dégénérative160. Griesinger raconte le cas d’un malade qui ne cessait de se casser la tête sur les idées du beau, de l’être, etc., et se répandait en questions sans fin sur ces sujets. Seulement, Griesinger était peu au courant des phénomènes de dégénérescence, et regardait par conséquent son cas comme « peu connu161 ». Lombroso mentionne dans l’énumération des signes de ses fous de génie : « Presque tous sont douloureusement poursuivis par des doutes religieux qui excitent l’esprit et obsèdent comme un crime la conscience craintive et le cœur malade162 ». Ce n’est donc pas la noble soif de la connaissance qui contraint Tolstoï à s’occuper incessamment des questions relatives au but et à la signification de la vie, mais la maladie dégénérative de la manie du doute, qui est stérile, parce qu’aucune réponse, aucun éclaircissement, ne peuvent la satisfaire. Il va de soi, en effet, qu’un « parce que » si clair, si définitif qu’il soit, ne peut jamais faire taire un « pourquoi » mécanico-impulsif provenant de l’inconscient.

Une forme particulière de la manie du doute est la rage de contredire et le penchant à des affirmations bizarres, que plusieurs cliniciens, Sollier entre autres, notent comme un des stigmates de la dégénérescence163. Elle s’est accusée fortement chez Tolstoï à certains moments. « Dans son effort vers l’indépendance », dit Lœwenfeld, « Tolstoï dépassa parfois les bornes du goût, en combattant la tradition uniquement parce que c’était la tradition. C’est ainsi… qu’il nomma Shakespeare un écrivailleur à la douzaine, et soutint que l’admiration… pour le grand Anglais n’avait, à vrai dire, d’autre cause que l’habitude de répéter machinalement les opinions des autres164 ».

Ce qu’on trouve le plus touchant et le plus digne d’admiration chez Tolstoï, c’est son amour illimité du prochain. Que, dans ses prémisses et ses manifestations, cet amour, tel qu’il le comprend, soit absurde, je l’ai démontré plus haut. Mais il reste encore à prouver qu’il est également un stigmate de dégénérescence. Tourgueneff, cet esprit clair et sain, a, sans connaître les expériences des aliénistes, rien qu’en suivant son sentiment naturel, nommé « railleusement », dit Lœwenfeld, « l’amour ardent de Tolstoï pour le peuple opprimé » un amour « hystérique165 ». Nous le retrouverons chez beaucoup de dégénérés. « En opposition au débile égoïste », nous enseigne Legrain, « plaçons le débile bon jusqu’à l’exagération, philanthrope, échafaudant mille systèmes absurdes en vue du bonheur de l’humanité ». Et plus loin : « Tout plein de son amour pour l’humanité, le malade débile aborde sans hésiter la question sociale par ses côtés les plus ardus, et la tranche imperturbablement par une série d’inventions grotesques166 ». Cette philanthropie déraisonnable, non guidée par le jugement, que Tourgueneff, avec un pressentiment juste mais une désignation fausse, qualifiait d’« hystérique », n’est autre chose qu’une des formes de cette émotivité qui, pour Morel, constitue le caractère fondamental de la dégénérescence. Le fait que, pendant la dernière famine, Tolstoï a eu le bonheur de pouvoir déployer une activité des plus efficaces et des plus dévouées pour l’adoucissement de la détresse de ses compatriotes, ne peut rien changer à ce diagnostic. Le cas était simple. La détresse de ses semblables se présentait sous la forme la plus primitive : le manque de nourriture. La philanthropie pouvait également se manifester sous sa forme la plus primitive : la distribution d’aliments et de vêtements. Il n’était pas besoin, en cette circonstance, d’une vigueur particulière de jugement, d’une intelligence approfondie des besoins de ses semblables. Et si les dispositions prises par Tolstoï pour venir en aide aux malheureux ont été plus efficaces que celles des autorités, cela prouve simplement l’hébétement et l’incapacité de ces dernières.

De même, la position de Tolstoï vis-à-vis la femme, qui doit rester incompréhensible pour un esprit sain, deviendra facilement intelligible à la lumière de l’expérience clinique. Nous avons déjà répété ici, à plusieurs reprises, que l’émotivité des dégénérés a, en règle générale, une teinte érotique, parce que les centres sexuels sont chez eux pathologiquement altérés. L’excitabilité anormale de ces parties du système nerveux peut aussi bien avoir pour conséquence un penchant particulier pour la femme, qu’une aversion particulière pour elle. Le lien commun qui unit ces effets opposés d’un seul et même état organique, c’est la continuelle préoccupation de la femme, la continuelle obsession de la conscience par des représentations du domaine de la sexualité167.

Dans la vie intellectuelle de l’homme sain, la femme est loin de jouer le rôle qu’elle joue dans la vie du dégénéré. Le rapport physiologique de l’homme à la femme est celui du désir périodique de la possession de celle-ci, et de l’indifférence quand l’état de désir n’existe pas. L’homme normal n’éprouve jamais d’aversion, encore moins d’hostilité violente à l’égard de la femme en général. Quand il la désire, il l’aime ; quand son excitation érotique est calmée, il reste à son égard froid et étranger, mais sans dégoût ni crainte. Il est vrai que l’homme, s’il n’avait, tenu compte que de ses besoins et de ses penchants physiologiques purement subjectifs, n’aurait jamais inventé le mariage, l’union durable avec la femme. Ce n’est pas là, en effet, une institution sexuelle, mais sociale ; elle ne repose pas sur les instincts organiques de l’individu, mais sur les besoins de la collectivité. Elle dépend de l’ordre économique existant et des conceptions régnantes de l’État, de sa mission et de ses rapports vis-à-vis l’individu, et change de forme avec ceux-ci. L’homme peut — ou devrait du moins — choisir par amour, pour épouse, une femme déterminée ; mais ce qui, son choix fait et son but atteint, le retient dans le mariage, ce n’est plus l’amour physiologique, mais un mélange compliqué d’habitude, de reconnaissance, d’amitié asexuelle, de commodité, le désir de se procurer des avantages économiques (au nombre desquels il faut naturellement compter un intérieur bien réglé, la représentation mondaine, etc.), l’idée du devoir envers ses enfants et l’État, plus ou moins aussi l’imitation machinale d’un usage général. Mais des sentiments tels que ceux qui sont décrits dans la Sonate à Kreutzer et Le Roman du Mariage, l’homme normal ne les éprouve jamais à l’égard de sa femme, même s’il a cessé de l’aimer au sens biologique du mot.

Tout autres se présentent ces conditions chez le dégénéré. Il est complètement dominé par l’activité maladive de ses centres sexuels. Chez lui, l’idée de la femme a la puissance d’une obsession. Il sent qu’il ne peut résister aux excitations qui partent de la femme, qu’il est l’esclave désarmé de celle-ci, et qu’il serait prêt, sur un regard et un signe d’elle, à commettre toutes les folies et tous les crimes. Il voit donc nécessairement dans la femme une force de la nature sinistre et toute-puissante, offrant à la fois la plus haute volupté et exerçant une action destructrice, et il tremble devant cette puissance à laquelle il est livré sans défense. Si ensuite viennent s’ajouter à cela les aberrations qui ne manquent presque jamais, s’il commet réellement pour la femme des actes qu’il condamne lui-même et pour lesquels il doit se mépriser ; ou bien si la femme, sans qu’il aille jusqu’aux actes réels, éveille en lui des impulsions et des idées dont l’abjection ou la scélératesse l’épouvante, alors l’horreur que lui inspire la femme tournera, dans les moments d’épuisement où le jugement est plus fort que l’instinct, en dégoût et en haine furieuse. Le dégénéré érotomane se comporte vis-à-vis la femme comme le dipsomane vis-à-vis la boisson alcoolique. Magnan a tracé un tableau terrible des luttes que se livrent, dans l’esprit de l’ivrogne, la passion violente de la bouteille et le dégoût, l’horreur ressentis pour elle168. L’esprit de l’érotomane est le théâtre de luttes semblables, mais probablement plus fortes encore. Elles amènent parfois le malheureux qui ne voit pas d’autre moyen d’échapper à ses obsessions sexuelles, jusqu’à l’auto-mutilation. Il y a en Russie, on le sait, une secte tout entière de dégénérés, les skoptzi, qui pratique systématiquement la mutilation comme le seul procédé efficace pour échapper au diable et devenir bienheureux. Pozdnyscheff, dans la Sonate à Kreutzer, est un skopetz sans le savoir, et la morale sexuelle enseignée par Tolstoï dans ce récit et dans ses écrits théoriques est l’expression littéraire de la psychopathie sexuelle des skoptzi.

L’immense talent littéraire de Tolstoï a, sans aucun doute, une part au succès universel de ses écrits, mais non la plus grande part. Comme nous l’ayons vu, en effet, au commencement de ce chapitre, ce ne sont pas ses créations les plus remarquables au point de vue artistique, les œuvres de ses meilleures années, mais ses travaux mystiques postérieurs, qui lui ont acquis ses fidèles. Cette action s’explique par des raisons non esthétiques, mais pathologiques. Tolstoï aurait passé inaperçu comme un Knudsen quelconque du xviie siècle, si ses rêveries de mystique dégénéré n’avaient trouvé les contemporains préparés à les accepter. L’hystérie d’épuisement si répandue était le sol indispensable sur lequel, seul, pouvait prospérer le tolstoïsme.

Que la naissance et la diffusion du tolstoïsme ne soient pas imputables à la valeur intrinsèque des écrits de Tolstoï, mais à l’état d’âme de ses lecteurs, cela ressort le plus clairement de la différence des parties de son système qui ont fait impression dans les différents pays. C’est que, chez chaque peuple, ces notes-là seules éveillent un écho, qui sont au diapason du système nerveux de ce peuple.

En Angleterre, c’est la morale sexuelle de Tolstoï qui eut le plus grand succès, car, en ce pays, les conditions économiques condamnent au célibat une masse effroyable de filles précisément des classes cultivées ; ces pauvres créatures doivent donc naturellement puiser de riches consolations pour leur vie solitaire et sans but, pour leur cruelle exclusion de leurs fonctions naturelles, dans une doctrine qui célèbre la chasteté comme la plus haute dignité et la plus sublime destination de l’homme, et stigmatise avec une sombre colère le mariage comme une effroyable dépravation. Aussi la Sonate à Kreutzer est-elle devenue le livre d’édification de toutes les vieilles filles de l’Angleterre.

En France, ce qu’on apprécie particulièrement dans le tolstoïsme, c’est qu’il met la science à la porte, dépouille l’intelligence de tous ses emplois et dignités, prêche le retour à la foi du charbonnier, et n’estime heureux que les pauvres d’esprit. C’est là l’eau au moulin des néocatholiques, et ces mêmes mystiques par intention politique ou par dégénérescence, qui bâtissent une cathédrale au pieux symbolisme, dressent aussi à Tolstoï un des maîtres-autels de leur église.

En Allemagne, on rencontre, en somme, peu d’enthousiasme pour la morale d’abstinence de la Sonate à Kreutzer et la réaction intellectuelle de Ma Confession, Ma Religion et Les Fruits de l’Education ; par contre, les fidèles allemands de Tolstoï font leur dogme de son vague socialisme et de sa philanthropie maladive. Tous les cerveaux brumeux de notre peuple, qui éprouvent, non par sobre conviction scientifique, mais par émotivité hystérique, du penchant pour un socialisme douceâtre et mou aboutissant surtout à la délivrance de bons de soupe aux prolétaires et à la lecture ou à la contemplation passionnées de romans et de mélodrames sentimentaux tirés de la prétendue vie de l’ouvrier des grandes villes, voient naturellement dans le communisme mendiant de Tolstoï, qui nargue toutes les lois économiques et morales, l’expression de leur amour — très platonique — pour les déshérités ; et dans les milieux où le rationalisme fade, retardant au moins de cent ans, de M. d’Egidy, a pu faire sensation et son premier écrit provoquer environ cent réponses, adhésions et commentaires, le Court Exposé de l’Évangile de Tolstoï, avec sa négation de la nature divine du Christ et d’une existence après la mort, avec ses effusions extravagantes d’un amour sans objet, de sanctification personnelle incompréhensible et de moralité phraseuse, et notamment avec son étonnante interprétation des endroits les plus clairs de l’Écriture, devait être un événement. Tous les adeptes de M. d’Egidy sont des suivants prédestinés de Tolstoï, et tous les admirateurs de Tolstoï commettent une faute de logique, quand ils n’entrent pas dans la nouvelle Armée du Salut de M. d’Égidy.

Par le timbre particulier de l’écho que le tolstoïsme a éveillé dans les différents pays, il est devenu un instrument qui, mieux qu’aucune autre forme de dégénérescence dans la littérature contemporaine, peut servir à déterminer, à mesurer et à comparer le genre et le degré : de dégénérescence et d’hystérie chez les nations civilisées où l’on observe le phénomène du Crépuscule des Peuples.

V. Le culte de Richard Wagner §

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, que tout le mouvement mystique de l’époque a sa racine dans le romantisme, c’est-à-dire qu’il part originairement de l’Allemagne. Le romantisme allemand se transforma, en Angleterre, en préraphaélisme ; celui-ci engendra en France, avec ce qui lui restait de force fécondante, les produits difformes du symbolisme et du néo-catholicisme, et ce couple de frères siamois contracta avec le tolstoïsme un mariage de banquistes à la façon de ceux qui ont lieu entre un estropié de place publique et un prodige de baraque de foire. Tandis que les descendants de l’émigré, — qui, à son exode de la patrie allemande, portait déjà en lui tous les germes des extumescences et des déformations ultérieures, — changés jusqu’à en être devenus méconnaissables, grandissaient dans les différents pays et se préparaient à regagner l’antique patrie pour essayer de renouer leurs rapports de famille avec les parents restés là-bas, l’Allemagne enfanta un nouveau phénomène qui, il est vrai, ne put être élevé qu’avec beaucoup de peine et ne fut l’objet, pendant de longues années, que de peu d’attention et d’estime ; mais ce phénomène finit, néanmoins, par constituer sur la grande foire des fous du temps présent une force d’attraction incomparablement plus puissante que tous ses rivaux. Ce phénomène est le Richard-Wagnérisme. C’est la contribution allemande au mysticisme moderne, et elle dépasse de beaucoup l’apport fait à celui-ci par tous les autres peuples ensemble. Car l’Allemagne est puissante en tout, dans le mal comme dans le bien, et l’énormité de sa force élémentaire se manifeste d’une façon écrasante dans ses actions dégénératives, comme dans ses actions évolutives.

Richard Wagner est chargé à lui seul d’une plus grande quantité de dégénérescence que tous les dégénérés ensemble que nous avons vus jusqu’ici. Les stigmates de cet état morbide se trouvent réunis chez lui au grand complet et dans le plus riche épanouissement. Il présente dans sa constitution d’esprit générale le délire des persécutions, la folie des grandeurs et le mysticisme ; dans ses instincts, la philanthropie vague, l’anarchisme, la rage de révolte et de contradiction ; dans ses écrits, tous les caractères de la graphomanie, c’est-à-dire l’incohérence, la fuite d’idées et le penchant aux calembours niais, et, comme fond de son être, l’émotivité caractéristique de teinte à la fois érotomane et religieuse.

Quant au délire des persécutions de Wagner, nous avons le témoignage de son dernier biographe et ami Ferdinand Præger, qui raconte que, pendant de longues années, Wagner fut fermement persuadé que les juifs s’étaient ligués contre lui pour empêcher la représentation de ses opéras, délire qui lui inspira son furieux antisémitisme. Sa folie des grandeurs est tellement connue par ses écrits, ses conversations et toute sa conduite, qu’il suffit de la signaler ; il convient d’avouer, d’ailleurs, que les agissements lunatiques de son entourage ne contribuèrent pas peu à l’augmenter. Même un équilibre beaucoup plus stable que celui qui régnait dans l’esprit de Wagner aurait infailliblement été détruit par la répugnante idolâtrie qui avait son foyer à Bayreuth. Les Bayreuther Blætter sont un phénomène sans précédents. Pour ma part, du moins, je ne connais pas un second exemple de journal fondé exclusivement en vue de la déification d’un homme vivant, et dans chaque numéro duquel, pendant de longues années, les prêtres préposés au culte du dieu du temple lui aient, avec le fanatisme sauvage de derviches hurlants et dansants, brûlé de l’encens, offert des génuflexions et des prosternations, et immolé ses adversaires en guise de sacrifices.

Nous voulons examiner de près le graphomane Wagner. Ses Écrits et poèmes complets forment dix gros volumes, et parmi les 4500 pages environ qu’ils renferment, on en trouverait difficilement une seule qui n’étonne pas le lecteur critique par une idée absurde ou une expression impossible. Parmi ses œuvres en prose, — nous nous occuperons plus tard des œuvres en vers, — la principale est certainement celle intitulée L’Œuvre d’art de l’avenir169. Les idées, — si l’on peut nommer ainsi les ombres dansantes d’aperceptions d’un dégénéré mystique-émotif, — exprimées dans cet écrit, ont occupé Wagner toute sa vie et ont été exposées à vingt reprises par lui sous des formes toujours nouvelles. Opéra et Drame, Le Judaïsme dans la musique, Sur l’État et la Religion, Sur la Destination de l’Opéra, Religion et Art, ne sont autre chose que des paraphrases et des amplifications de certains passages de L’Œuvre d’art de l’avenir. Cette répétition infatigable d’une seule et même suite d’idées est déjà, à elle seule, caractéristique à un haut degré. L’écrivain clair et sain de cerveau, qui se sent poussé à dire quelque chose, s’exprimera une bonne fois aussi nettement et vigoureusement qu’il lui sera possible, et sera satisfait ensuite. Il se peut qu’il revienne sur son sujet pour éclaircir des malentendus, repousser des attaques et combler des lacunes ; mais il ne songera jamais à récrire une seconde et une troisième fois son livre tout entier ou partiellement en termes fort peu différents, même si plus tard il reconnaît qu’il n’a pas réussi à trouver la forme adéquate. Le graphomane au cerveau confus, au contraire, ne peut reconnaître dans son livre, une fois terminé, l’expression satisfaisante de ses idées, et il sera toujours tenté de recommencer à nouveau un travail qui est sans espoir, puisqu’il doit consister à donner à des lotions informes une forme littéraire arrêtée.

L’idée fondamentale de L’Œuvre d’art de l’avenir est celle-ci : le premier en date comme en importance des arts a été la danse ; l’essence véritable de la danse est le rythme, et celui-ci s’est développé dans la musique ; la musique, composée du rythme et du son, a haussé (Wagner dit : condensé) son élément phonétique en langage, et produit la poésie ; la forme la plus haute de la poésie est le drame, qui s’est associé, en vue de la construction de la scène, l’architecture, et pour l’imitation du cadre des actions humaines, du paysage, la peinture ; la sculpture enfin n’est autre chose que la fixation du comédien en une forme morte et immobile, et l’art du comédien n’est que la vraie sculpture vivante, animée et fluide. Ainsi se groupent tous les arts autour du drame, et celui-ci devrait normalement les réunir. Actuellement, cependant, ils apparaissent isolés, au grand détriment de chaque art en particulier et de l’art en général. Cet éloignement et cet isolement réciproques des différents arts sont un état contre nature et une cause de décadence, et la tâche des vrais artistes doit être de retrouver le contact naturel et nécessaire. La pénétration et la fusion mutuelles de tous les arts en un art unique donneront la véritable œuvre d’art. L’œuvre d’art de l’avenir est donc un drame avec musique et danse qui se déroule dans un paysage peint, a pour cadre une création magistrale de l’art architectural mis au service de la poésie musicale, et est représenté par des mimes qui sont à proprement parler des sculpteurs, mais réalisent leurs inspirations plastiques par leur propre corps.

C’est ainsi que Wagner a arrangé à son usage le développement de l’art. Son système provoque la critique dans toutes ses parties. La filiation historique des arts qu’il tente d’établir est fausse. Si l’on peut admettre les rapports primitifs du chant, de la danse et de la poésie, le développement de l’architecture, de la peinture et de la sculpture est sûrement indépendant de la poésie dans sa forme dramatique. Que le théâtre emploie tous les arts, cela est vrai ; mais c’est une de ces vérités qui vont tellement d’elles-mêmes, que l’on n’a pas besoin de l’énoncer, et surtout avec des mines de prophète inspiré et les grands gestes hiératiques d’un annonciateur de révélations saisissantes. Chacun sait par expérience que la scène est dans un édifice, qu’elle montre des décors peints représentant des paysages ou des bâtiments, et qu’on y parle, chante, danse et mime. Wagner sent lui-même en secret qu’il se rend ridicule en s’efforçant d’exposer ce fait de banale expérience sur un ton d’oracle, avec un luxe énorme de pathos et d’exaltation ; aussi l’exagère-t-il jusqu’à l’absurdité. Il ne se borne pas à constater que dans le drame, — plus exactement dans l’opéra, ou le drame musical, comme Wagner préfère le nommer, — différents arts agissent ensemble ; mais il affirme que chaque art isolé n’atteint que par cette action d’ensemble sa plus haute puissance d’expression, et que les arts isolés doivent renoncer et renonceront chacun à leur indépendance comme à un égarement contre nature, pour ne plus exister que comme collaborateurs du drame musical.

La première affirmation est au moins douteuse. Dans la cathédrale de Cologne, l’architecture produit son effet sans qu’un drame y soit représenté ; l’accompagnement en musique n’ajouterait rien à la beauté et à la profondeur de Faust et de Hamlet ; la poésie lyrique de Gœthe et la Divine Comédie n’ont pas besoin, comme cadre et arrière-fond, d’un paysage peint ; le « Moïse » de Michel-Ange fait difficilement une plus profonde impression, si l’on danse ou si l’on chante autour de lui, et la Symphonie pastorale de Beethoven n’exige pas, pour exercer pleinement son charme, d’être accompagnée de paroles. Schopenhauer, que Wagner a admiré comme le plus grand penseur de tous les temps, s’exprime très nettement sur ce point. « Le grand opéra, dit-il, n’est pas, à proprement parler, un produit du sens artistique pur, mais plutôt de l’idée un peu barbare de l’accroissement de la jouissance esthétique par l’accumulation des moyens, la simultanéité d’impressions tout à fait différentes, et le renforcement de l’effet par la multiplication de la masse et des forces agissantes ; tandis qu’au contraire la musique, en sa qualité du plus puissant de tous les arts, suffit à elle seule à remplir complètement l’esprit qui est ouvert à elle ; et même ses plus hautes productions, pour être comprises et goûtées comme il convient, réclament l’esprit tout entier, sans partage et sans distraction, afin qu’il se livre à elles et s’y plonge, pour saisir à fond leur langue si incroyablement intime. Au lieu de cela, on attaque l’esprit, pendant une musique d’opéra si hautement compliquée, en même temps par l’œil, au moyen de la pompe la plus bigarrée, des tableaux les plus fantastiques et des impressions de lumière et de couleurs les plus vives ; outre cela, l’affabulation de la pièce occupe encore l’esprit…. Strictement donc, on pourrait nommer l’opéra une invention anti-musicale au profit d’esprits non musicaux, chez lesquels la musique doit être introduite en contrebande par un intermédiaire qui lui est étranger, c’est-à-dire à peu près comme accompagnement d’une fade histoire d’amour longuement délayée et de ses maigres potages poétiques : car le texte d’un opéra ne supporte même pas une poésie serrée, pleine d’âme et d’idées170 ». C’est là une condamnation absolue de l’idée wagnérienne du drame musical comme œuvre d’art universelle de l’avenir. Il paraîtrait, il est vrai, que certaines expériences récentes de la psychophysique viennent au secours de la théorie de Wagner relative au renforcement réciproque des effets simultanés des différents arts. Charles Féré a montré que l’oreille entend mieux si l’œil est excité en même temps par une couleur agréable (dynamogène)171. Mais, d’abord, on peut interpréter ce phénomène ainsi : c’est que l’impression visuelle accroît l’acuité de l’ouïe non comme telle, non en tant que simple excitation sensorielle, mais seulement par sa nature dynamogène, et stimule tout le système nerveux en général à une activité plus vive. Ensuite, il s’agit uniquement, dans les expériences de Féré, de simples perceptions des sens, tandis que le drame musical doit éveiller une plus haute activité cérébrale, engendrer des aperceptions et des idées à côté d’émotions immédiates ; alors chacun des arts agissant de concert produira, par suite de l’éparpillement fatal de l’attention sur lui, une sensation plus faible que s’il parlait seul aux sens et à l’esprit.

La seconde affirmation de Wagner, que le développement naturel de chaque art le conduit nécessairement à la renonciation à son indépendance et à sa fusion avec les autres arts, contredit si fort toutes les expériences et toutes les lois de révolution, qu’on peut la qualifier nettement de délirante172. Le développement naturel va toujours de l’unité à la diversité, et non au rebours ; le progrès consiste dans la différenciation, c’est-à-dire dans la transformation de parties primitivement semblables en organes particuliers de nature différente et de fonctions autonomes, et non dans le retour des êtres différenciés et d’une riche originalité à une archaïque gélatine sans physionomie. Les arts ne sont pas nés fortuitement ; leur différenciation est la conséquence d’une nécessité organique ; quand ils sont une fois parvenus à l’indépendance, ils n’y renoncent plus jamais. Ils peuvent dégénérer, ils peuvent même mourir, mais ils ne peuvent plus se rétrécir à l’état du germe qui a été leur point de départ. Toutefois, l’effort pour revenir aux commencements est une particularité de la dégénérescence et est fondé dans son essence la plus profonde. Le dégénéré est lui-même en train de descendre de la hauteur du développement organique atteinte par notre espèce ; son cerveau défectueux est inapte au dernier et plus délicat travail de la pensée ; pour cette raison, il se sent poussé à se faciliter ce travail, à simplifier la variété des phénomènes et à les rendre ainsi plus sommaires, à ramener toutes les choses vivantes et mortes à des échelons plus bas et plus anciens d’existence, afin de les rendre plus commodément accessibles à son intelligence. Nous avons vu que les symbolistes français veulent, avec leur audition des couleurs, dégrader l’homme jusqu’à la perception sensorielle non différenciée de la pholade ou de l’huître. La fusion des arts de Wagner forme le pendant de cette lubie. Son « œuvre d’art de l’avenir » est l’œuvre d’art d’un passé lointain. Ce qu’il tient pour de l’évolution est de la régression, un retour à l’état de choses des hommes primitifs, voire même des temps où les hommes n’existaient pas encore.

Beaucoup plus extraordinaire encore que l’idée fondamentale du livre est la langue de celui-ci. Que l’on apprécie, par exemple, les remarques suivantes sur l’art musical (p. 68) : « La mer sépare et relie les terres ; ainsi l’art musical sépare et relie les deux pôles extrêmes de l’art humain, la danse et la poésie. Il est le cœur de l’homme ; le sang qui prend de lui sa circulation donne à la chair tournée à l’extérieur sa chaude couleur vivante ; mais il nourrit, avec une force élastique ondoyante, les nerfs du cerveau qui aspirent à l’intérieur ». — « Sans l’activité du cœur, l’activité du cerveau resterait simplement un tour d’adresse mécanique, l’activité des membres extérieurs un agissement également mécanique et privé de sentiment ». « Par le cœur, l’intelligence se sent apparentée au corps tout entier, et le simple homme sensuel s’élève à l’activité intellectuelle ». — « L’organe du cœur est le son, son langage artistement conscient, l’art musical ». L’idée qui préoccupait ici Wagner, c’était une comparaison, déjà complètement absurde en soi, entre le rôle de la musique comme moyen d’expression des sentiments, et le rôle du sang comme véhicule des matières nutritives de l’organisme. Mais comme son cerveau mystique n’était pas capable de saisir nettement les diverses parties de cette idée corsée et de les ordonner parallèlement, il s’embarrassa dans l’absurdité d’une « activité du cerveau sans activité du cœur », d’une « parenté de l’intelligence avec le corps tout entier par le cœur, etc. », et en vint finalement à ce pur radotage d’appeler le son l’« organe du cœur ».

Il veut exprimer l’idée bien simple que la musique ne peut communiquer des aperceptions et des jugements déterminés, mais seulement des sentiments de nature générale, et il imagine dans ce but le galimatias qui suit (p. 88) : « Elle ne peut… jamais amener par elle seule l’homme sensoriellement et moralement déterminé à la représentation distinctive exactement perceptible ; elle est, dans son accroissement infini, toujours et rien que sentiment ; elle apparaît à la suite du fait moral, non comme fait même ; elle peut juxtaposer des sentiments et des dispositions d’âme, mais non développer, selon les nécessités, une disposition de l’autre ; il lui manque la volonté morale ».

Que l’on approfondisse cet endroit encore (p. 159) : « Seulement dans la mesure exacte où la femme, d’une féminité complète, a développé aussi, dans son amour pour l’homme et par son absorption dans son être, l’élément masculin de sa féminité et l’a complètement achevé en soi avec l’élément purement féminin, autrement dit dans la mesure où elle n’est pas seulement la maîtresse de l’homme, mais aussi son ami, l’homme peut trouver déjà dans l’amour de la femme une pleine satisfaction ».

Les admirateurs de Wagner affirment comprendre cet alignement de mots poussés les uns contre les autres au hasard. Ils les trouvent même remarquablement clairs. Cela ne doit pas nous étonner. Les lecteurs qui, par débilité d’esprit ou par distraction habituelle, sont incapables d’attention, comprennent toujours tout. Il n’y a pour eux ni obscurité ni absurdité. C’est qu’ils cherchent dans les mots, sur lesquels leur regard distrait glisse superficiellement, non l’idée de l’auteur, mais un reflet de leurs propres rêveries vagabondes. Ceux qui ont observé d’un œil sympathique ce qui se passe dans les nursery, ont pu assister fréquemment à ce spectacle : un enfant prenant un livre ou un morceau de papier imprimé, le mettant devant son visage, le plus souvent à l’envers, et commençant d’un air sérieux à y lire tout haut, parfois l’histoire que sa maman lui a contée la veille avant qu’il s’endorme, plus ordinairement les idées qui passent à l’instant même par sa petite tête. C’est à peu près la manière de faire des bienheureux lecteurs qui comprennent tout. Ils ne lisent pas ce qui se trouve dans les livres, mais ce qu’ils y mettent, et, en effet, pour les procédés et résultats de ce genre d’activité intellectuelle, il importe assez peu que l’auteur ait réellement pensé et dit ceci ou cela.

L’incohérence de la pensée de Wagner, déterminée par les excitations du moment, se manifeste par ses perpétuelles contradictions. Une fois il déclare (p. 187) : « Le but suprême de l’homme est le but artistique, le but artistique suprême est le drame », et peu après, dans une note de la page 194, il s’écrie : « Ces braves gens entendent et voient volontiers tout, excepté l’homme réel, non défiguré, qui se tient comme avertisseur à l’issue de leurs rêves. Mais c’est précisément celui-ci que nous devons maintenant placer au premier plan. ». Il est clair que cette affirmation est diamétralement opposée à l’autre. L’homme « artistique », « dramatique », n’est pas l’homme « réel », et celui qui regarde comme sa tâche de s’occuper de l’homme réel ne verra jamais dans l’art « le but suprême de l’homme » ni ne tiendra ses « rêves » pour sa plus noble fonction.

A un endroit il dit (p. 206) : « Qui donc par conséquent sera l’artiste de l’avenir ? Sans aucun doute, le poète. Mais qui sera le poète ? Incontestablement l’interprète. Qui cependant sera à son tour l’interprète ? Nécessairement l’association de tous les artistes ». Si cela a un sens, ce ne peut être que celui-ci : c’est qu’à l’avenir le peuple composera et représentera en commun ses drames ; et Wagner témoigne qu’il a réellement eu cela en vue, en allant en ces termes au-devant de l’objection supposée par lui, à savoir que le créateur de l’œuvre d’art de l’avenir devrait donc être la populace (p. 225) : « Songez que cette populace n’est nullement un produit normal de la véritable nature humaine, mais plutôt le résultat artificiel de votre civilisation anti-naturelle ; que tous les vices et toutes les abominations qui vous répugnent en cette populace ne sont que les gestes désespérés de la lutte que la véritable nature humaine engage contre son cruel oppresseur, la civilisation moderne ». Que maintenant on mette en regard de ces assertions le passage suivant de l’écrit qui a pour titre : Qu’est-ce qui est allemand ? « Que du sein du peuple allemand soient sortis Gœthe et Schiller, Mozart et Beethoven, cela amène beaucoup trop facilement le grand nombre des médiocres à s’imaginer que ces grands esprits font de droit partie de leur nombre, et à laisser croire à la masse du peuple, avec une satisfaction démagogique, qu’elle est elle-même Gœthe et Schiller, Mozart et Beethoven173 ». Mais qui donc lui a persuadé cela, sinon Wagner en personne, qui la déclare, elle, la masse du peuple, l’« artiste de l’avenir ? ». Et justement cette folie que, dans la remarque citée, il apprécie lui-même comme telle, a fait une grande impression sur la foule. Elle a pris à la lettre ce que Wagner lui a chanté sur tous les tons « avec une satisfaction démagogique ». Elle s’est véritablement imaginé être l’« artiste de l’avenir », et nous avons vu se former en divers lieux de l’Allemagne des sociétés qui voulaient construire un théâtre de l’avenir et y jouer eux-mêmes des œuvres de l’avenir ! Et à ces sociétés ne participaient pas seulement des étudiants ou de jeunes « calicots » pour lesquels un certain penchant à jouer la comédie est une maladie de croissance, et qui s’imaginent volontiers qu’ils servent l’« idéal », quand ils gesticulent et déclament avec une vanité enfantine, revêtus de costumes grotesques, devant leurs parents et connaissances émus, qui les admirent ; non, de vieux épiciers au crâne déplumé et au ventre bedonnant abandonnaient leur bienheureux jeu de besigue et jusqu’à leur intangible verre de bière du matin, pour se préparer avec onction à leurs exploits dramatiques. Depuis la circonstance mémorable où Quince, Snug, Bottom, Flute, Snout et Starveling (dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare), étudièrent ensemble la « très lamentable comédie et la mort très cruelle de Pyrame et de Thisbé », le monde n’avait jamais vu spectacle semblable. Les radotages de Wagner étaient montés à la tête des boutiquiers sentimentaux et des garçons de magasin enthousiastes, et les provinciaux et philistins auxquels sa bonne nouvelle était parvenue, se mirent, à la lettre, en devoir de continuer, avec leurs forces réunies, Gœthe et Schiller, Mozart et Beethoven.

Dans le passage cité où il glorifie, dans la manière la plus passée de Jean-Jacques Rousseau, la populace, où il parle de la « civilisation anti-naturelle » et appelle la « civilisation moderne » le « cruel oppresseur de la nature humaine », Wagner trahit cet état d’esprit que les dégénérés partagent avec les réformateurs illuminés, les criminels-nés avec les martyrs du progrès humain : le mécontentement profond et dévorant de l’état de choses existant. Ce mécontentement, il est vrai, est d’autre nature chez le dégénéré que chez le réformateur. Celui-ci s’indigne seulement contre les maux réels et forme, pour y remédier, des projets raisonnables qui peuvent être en avance sur leur temps, supposer une humanité meilleure et plus sage que celle qui existe, mais se soutiennent toujours par des arguments logiques. Le dégénéré, au contraire, choisit, parmi les institutions de la civilisation, ou celles qui n’ont pas d’importance ou celles qui sont justement très utiles, pour se révolter contre elles. Sa colère vise des buts ridiculement insignifiants ou se déchaîne en l’air. Il ne songe d’ailleurs pas sérieusement à une amélioration, ou couve des projets de bonheur universel dont l’absurdité est renversante. Sa disposition d’esprit fondamentale est une fureur persistante à l’égard de tout et de tous, fureur qui se traduit en paroles virulentes, menaces sauvages et rage de destruction propre aux bêtes fauves. Wagner est un bon échantillon de cette espèce. Il voudrait écraser « la civilisation politique et criminelle », comme il s’exprime. Mais en quoi se manifestent à lui la corruption de la société et le caractère intenable de tous les états de choses ? En ce qu’on joue les opéras avec des ariettes sautillantes et qu’on représente des ballets ! Et comment l’humanité doit-elle parvenir au salut ? En exécutant le drame musical de l’avenir ! J’espère qu’on ne réclame pas de moi la critique de ce projet de panacée.

Wagner est anarchiste déclaré. Il développe nettement la doctrine de cette secte dans L’Œuvre d’art de l’avenir (p. 217) : « Tous les hommes ont seulement un besoin commun… : c’est le besoin de vivre et d’être heureux. En cela se trouve le lien naturel de tous les hommes…. Les besoins particuliers, tels qu’ils se manifestent et croissent selon le temps, le lieu et l’individu, peuvent seuls, dans l’état raisonnable de l’humanité future, fournir la base des associations particulières…. Ces associations changeront, prendront une autre forme, se dissoudront et se reconstitueront suivant que les besoins eux-mêmes changeront et reparaîtront174 ». Il ne dissimule pas que cet « état raisonnable de l’humanité future » ne pourra être amené que par la violence (p. 228) : « La nécessité doit nous pousser, nous aussi, à travers la Mer Rouge, si nous voulons, purifiés de notre honte, parvenir à la terre promise. Nous ne nous y noierons pas. Elle n’est dangereuse que pour les pharaons de ce monde, qui une fois déjà… y ont péri corps et biens, — les pharaons arrogants et orgueilleux qui avaient oublié que, jadis, un pauvre fils de berger les avait préservés par ses sages conseils, eux et leur pays, de la mort par la faim ».

A côté de l’aigrissement anarchiste, une autre émotion domine toute la vie intellectuelle consciente et inconsciente de Wagner : l’émotion sexuelle. Il a été toute sa vie un érotique (dans le sens de la psychiatrie), et toutes ses idées tournent autour de la femme. Les impressions les plus banales et le plus éloignées du domaine sexuel éveillent infailliblement dans sa conscience de luxuriants tableaux de caractère érotique, et le trajet de l’association d’idées automatique est chez lui toujours dirigé vers ce pôle de sa pensée. Qu’on lise, à ce point de vue, ce passage de L’Œuvre d’art de l’avenir (p. 44), où il cherche à exposer les rapports réciproques des arts de la danse, de la musique et de la poésie : « En contemplant cette ravissante ronde des muses les plus authentiques et les plus nobles, de l’homme artistique (?), nous les apercevons maintenant toutes trois enlacées gracieusement jusqu’à la nuque dans les bras l’une de l’autre ; puis tantôt celle-ci, tantôt celle-là isolément, comme pour montrer à l’autre sa belle forme en pleine indépendance, se détachant de l’entrelacement et ne touchant plus que de la pointe extrême des doigts les mains des autres ; à présent l’une, ravie de la vue de la double forme de ses deux sœurs vigoureusement entrelacées, s’inclinant vers elles ; puis deux, transportées par le charme de l’une, la saluant d’un air plein de soumission, pour s’unir enfin toutes, fondues en une, poitrine contre poitrine, membres contre membres, dans un ardent baiser d’amour, en une seule forme voluptueusement vivante. — C’est là l’amour et la vie, la joie et le mariage de l’art, etc. » (Il y a en allemand : Das Lieben und Leben, Freuen und Freien, jeux de mots caractéristiques). Ici Wagner perd visiblement le fil de sa démonstration, il néglige ce qu’il voulait dire, et s’arrête en jouissant à l’image des trois jeunes filles dansantes apparues à son œil intérieur, suivant avec une concupiscence lascive les contours de leur forme et leurs mouvements excitants.

La sensualité éhontée qui règne dans ses poèmes dramatiques a frappé tous ses critiques. Hanslick parle de la « sensualité bestiale » de l’Or du Rhin et dit de Siegfried : « Les accents exaltés d’une sensualité insatiable et brûlante jusqu’à l’extrême, ces râles de rut, ces gémissements, ces cris et ces affaissements si affectionnés par Wagner, produisent une impression répugnante. Le texte de ces scènes d’amour devient parfois, dans son exubérance, un pur non-sens175 ». Qu’on lise au premier acte de La Valkyrie176, dans la scène entre Siegmund et Sieglinde, les indications de jeu : « Interrompant ardemment », « il la saisit avec une ardeur brûlante », « dans un doux transport », « elle se suspend ravie à son cou », « les yeux dans ses yeux », « hors de lui », « au comble de l’ivresse », etc. A la fin, il est dit : « Le rideau tombe vite », et des critiques légers n’ont pas manqué ce trait d’esprit facile : « C’est très nécessaire ». Les lamentations, les glapissements et les fureurs amoureuses de Tristan et Iseult, tout le second acte de Parsifal entre le héros et les filles-fleurs, puis entre le même et Kundry, dans le jardin enchanté de Klingsor, s’ajoutent dignement à ces endroits. Cela fait vraiment grand honneur à la moralité du peuple allemand, que les opéras de Wagner aient pu être représentés publiquement sans provoquer le plus profond scandale. Combien innocentes doivent être les femmes et les jeunes filles qui sont en état de regarder ces pièces sans rougir jusqu’aux cheveux, ni, de honte, se réfugier sous terre ! Combien innocents sont eux-mêmes les maris et les pères qui permettent à leurs femmes et à leurs filles d’assister à ces représentations de scènes de lupanar ! Évidemment, les spectateurs allemands des drames de Wagner ne voient rien de mal aux actions et aux attitudes de ses figures ; ils ne semblent pas soupçonner quels sentiments les excitent et quels desseins déterminent leurs paroles, leurs faits et gestes, et cela explique la candeur paisible avec laquelle ils assistent à des scènes dramatiques où, dans un public moins ingénu, personne n’oserait lever les yeux sur son voisin ni ne pourrait supporter son regard.

L’excitation amoureuse revêt toujours, dans la peinture qu’en fait Wagner, la forme d’une folie furieuse. Les amants se comportent dans ses pièces comme des matous enragés qui se roulent, avec des extases et des spasmes, sur une racine de valériane. Ils reflètent l’état intellectuel du poète, que connaissent bien les hommes spéciaux. C’est une forme du sadisme ; c’est l’amour des dégénérés, qui dans le transport sexuel deviennent des bêtes féroces177. Wagner est atteint de la « folie érotique » qui fait des natures grossières des assassins par luxure, et inspire aux dégénérés supérieurs des œuvres telles que La Valkyrie, Siegfried, Tristan et Iseult.

Non seulement le fond de ses écrits, mais déjà la forme extérieure de ceux-ci montre en Wagner un graphomane. Le lecteur a pu voir par nos citations à quel abus des mots en italiques Wagner se livre. Parfois il fait composer des demi-pages en lettres espacées. Ce phénomène est expressément constaté par Lombroso chez les graphomanes178. Il s’explique suffisamment par la particularité, souvent exposée ici, de la pensée mystique. Aucune forme de langage que le dégénéré mystique peut donner à ses spectres de pensée ne parvient à le satisfaire ; il a toujours la conscience que les phrases qu’il écrit n’expriment pas les faits confus se passant dans son cerveau, et comme il doit désespérer de les traduire par des mots, il cherche, à l’aide de points d’exclamation, de traits suspensifs, de points et de blancs, à faire entrer mystiquement dans ce qu’il écrit plus de choses que les mots n’en peuvent dire.

Une autre particularité des graphomanes (et des imbéciles), le penchant irrésistible aux jeux de mots, est développée à un haut degré chez Wagner. Voyons-en quelques exemples empruntés à L’Œuvre d’art de l’avenir (p. 56) : « Ainsi l’art musical acquiert par le son devenu langage… sa plus haute satisfaction en même temps que sa hauteur la plus satisfaisante ». (Ihre hôchste Befriedigung zugleich mit ihrer befriedigendsten Erhôhung). (p. 91) : « Comme un second Prométhée qui, d’argile (aus Thon), formait des hommes, Beethoven avait tenté de les former avec le son (aus Ton). Ce n’est pas toutefois d’argile ou de son (aus Thon oder Ton), mais des deux choses à la fois, que l’homme, image de Zeus dispensateur de la vie, devait être formé ». Mettons particulièrement en relief ce passage étonnant (p. 103) : « Si la mode ou l’usage nous permettait de reprendre la seule et vraie manière d’écrire et de parler : Tichien pour Dichten (composer en vers), nous obtiendrions dans les noms réunis des trois arts primitifs, danse, musique et poésie (Tanz, Ton und Tichtkunst), une image sensuelle agréablement caractéristique de l’essence de ces trois sœurs trinitaires, c’est-à-dire une allitération parfaite…. Cette allitération serait particulièrement caractéristique aussi par la situation que la poésie (Tichtkunst) y occuperait : comme dernier membre de la rime, la poésie transformerait véritablement l’allitération en rime, etc. »

Nous arrivons maintenant au mysticisme de Wagner, qui pénètre toutes ses œuvres et est devenu une des causes principales de son action sur les contemporains, au moins en dehors de l’Allemagne. Bien que complètement irréligieux et se livrant à de fréquentes attaques contre les religions positives, leurs doctrines et leurs prêtres, il a conservé vivants, d’une enfance passée dans une atmosphère de convictions et de pratiques de foi chrétiennes protestantes, les sentiments et les idées qu’il transforma plus tard si étrangement dans son esprit dégénéré. Ce phénomène en vertu duquel continuent à subsister, au milieu des doutes et des négations ultérieurs, les conceptions chrétiennes de bonne heure acquises, qui agissent comme un ferment toujours actif, altèrent singulièrement toute la pensée et y subissent elles-mêmes de nombreuses désagrégations et déformations, nous pouvons fréquemment l’observer dans les cerveaux confus. Nous le rencontrerons, par exemple, également chez Ibsen. Au fond de tous les poèmes et écrits théoriques de Wagner se trouve un sédiment plus ou moins épais de doctrines défigurées du catéchisme, et dans ses plus luxuriants tableaux percent, sous les couleurs empâtées et criardes, d’étranges traits à peine apparents, qui trahissent que ces tableaux ont été brutalement appliqués sur un fond pâle de souvenirs évangéliques.

Une idée, ou plus justement un mot, s’est tout spécialement ancré au fond de son esprit et l’a poursuivi toute sa vie comme une véritable obsession : le mot « rédemption ». Sans doute, il n’a pas chez lui la valeur qu’il possède dans le langage de la théologie. Pour les théologiens, la « rédemption », cette idée centrale de toute la doctrine chrétienne, signifie l’acte sublime d’un amour surhumain qui spontanément se charge de la plus grande souffrance et la supporte joyeusement, afin de délivrer de la puissance du mal les hommes, dont la propre force ne suffit pas pour atteindre ce but. Ainsi comprise, la rédemption a trois prémisses. On doit premièrement admettre le dualisme dans la nature, que la religion zend a le plus clairement développé, l’existence d’un principe originel du mal et du bien, entre lesquels l’humanité est placée et qui se la disputent ; secondement, le rédimé doit être exempt de faute consciente et voulue, il doit être la victime de forces puissantes à l’excès qu’il est lui-même incapable de vaincre ; troisièmement enfin, le rédempteur, pour que son acte soit véritablement un acte de salut et acquière la force rédemptrice, doit se sacrifier spontanément en remplissant une mission clairement reconnue et voulue. Parfois, il est vrai, s’est manifestée la tendance d’envisager la rédemption comme une grâce qui peut devenir le partage non seulement des victimes, mais aussi des pécheurs ; l’Église, toutefois, a toujours reconnu l’immoralité d’une telle conception et expressément enseigné que le coupable, pour obtenir la rédemption, doit y travailler activement lui-même, par le repentir et l’expiation, et non pas l’attendre passivement comme un cadeau complètement immérité.

Cette rédemption théologique n’est pas la rédemption au sens de Wagner. Elle n’a pas chez lui de sens bien net et sert seulement à désigner quelque chose de beau et de grand, qu’il n’indique pas autrement. Le mot a fait évidemment, à l’origine, une profonde impression sur son imagination, et il s’est servi de lui par la suite à peu près comme d’un accord mineur (disons la-do-mi), qui, lui aussi, ne signifie rien de précis, mais éveille néanmoins une émotion et peuple la conscience de représentations flottantes. Chez Wagner, on est constamment « rédimé ». Si (dans L’Œuvre d’art de l’avenir) la peinture cesse de peindre des tableaux et ne crée plus que des décors de théâtre, cela est sa « rédemption ». De même, la musique qui accompagne les mots d’un poème est une musique « rédimée ». L’homme est « rédimé » s’il aime une femme, et le peuple est « rédimé » s’il joue le spectacle. Ses pièces aussi ont toutes pour pivot la « rédemption ». Frédéric Nietzsche a déjà remarqué cela, et il s’en moque, avec des plaisanteries désagréablement superficielles, il est vrai.

« Wagner, dit-il, n’a médité sur rien autant que sur la rédemption » (assertion des plus fausses, d’ailleurs, car le radotage de Wagner sur ce sujet n’est sûrement pas le résultat de la méditation, mais un écho mystique de ses émotions d’enfant) ; « son opéra est l’opéra de la rédemption. Quelqu’un chez lui veut toujours être rédimé : tantôt un petit homme, tantôt une petite femme…. Qui nous a appris, sinon Wagner, que l’innocence rédime de préférence des pécheurs intéressants ? (Le cas Tannhæuser). Ou que le Juif-Errant lui-même est rédimé et devient sédentaire, quand il se marie ? (Le cas du Vaisseau-Fantôme). Ou que de vieilles gaillardes corrompues préfèrent être rédimées par de chastes jouvenceaux ? (Le cas Kundry). Ou que de belles jeunes filles aiment surtout être rédimées par un chevalier qui est wagnérien ? (Le cas des Maîtres chanteurs). Ou que des femmes mariées aussi sont volontiers rédimées par un chevalier ? (Le cas d’Iseult). Ou que le vieux bon Dieu, après s’être compromis moralement de toutes les manières, est rédimé par un libre penseur et un homme immoral ? (Le cas des Nibelungen). Admirez particulièrement cette dernière profondeur d’esprit ! La comprenez-vous ? Pour moi, je me garde de la comprendre179 ».

L’œuvre de Wagner qu’on peut réellement nommer l’« opéra de la rédemption », est Parsifal. Ici nous sommes à même de saisir la pensée de Wagner dans son vagabondage le plus incohérent. Deux personnages sont rédimés dans Parsifal : la roi Amfortas et Kundry. Le roi s’est laissé séduire par les charmes de Kundry et a péché dans ses bras. Pour le punir, la lance magique qui lui a été confiée lui est enlevée, et il est blessé avec cette arme sacrée. La blessure béante saigne continuellement et lui cause de terribles douleurs. Rien ne peut la guérir que la lance même qui l’a faite. Mais cette lance, seul « le pur niais savant par compassion » peut l’arracher au méchant sorcier Klingsor. Jadis, étant jeune fille, Kundry a vu le Sauveur gravissant son calvaire, et a ri de lui. Pour sa punition, elle doit vivre éternellement, aspirer vainement à la mort, séduire au péché tous les hommes qui l’approchent. Elle ne peut être rédimée de la malédiction, que si un homme résiste à ses avances. Un homme lui a résisté en fait, le sorcier Klingsor. Cependant sa résistance victorieuse ne l’a pas rédimée, comme cela devait être. Pourquoi ? C’est ce que Wagner n’explique pas par un traître mot. Celui qui apporte la rédemption aux deux maudits est Parsifal. Le « pur niais » n’a pas la moindre idée qu’il est destiné à rédimer Amfortas et Kundry, et il ne souffre, dans l’accomplissement de l’acte du salut, ni maux particuliers, ni ne s’expose à aucun danger sérieux. Il doit, il est vrai, quand il pénètre dans le jardin enchanté de Klingsor, s’escrimer un peu avec les chevaliers de celui-ci ; mais cette escarmouche est plutôt pour lui un plaisir qu’un ennui, car il est beaucoup plus fort que ses adversaires, et, après un assaut où il se joue, il les met en fuite couverts de sang. Il résiste, il faut le dire, à la beauté de Kundry, et cela est méritoire, mais ne constitue guère un acte d’immolation de soi-même. Il obtient, sans s’être donné aucune peine, la lance miraculeuse. Klingsor la brandit vers lui pour le tuer, mais l’arme « plane au-dessus de sa tête », et Parsifal n’a qu’à allonger la main pour la saisir commodément, et remplir ensuite sa mission.

Chaque trait de cette pièce mystique est en contraste direct avec l’idée chrétienne de rédemption qui pourtant l’a inspirée. Amfortas a besoin d’être rédimé par suite de sa propre faiblesse et de sa faute, non par suite d’une fatalité invincible, et il est rédimé sans avoir fait pour cela autre chose que gémir et geindre. Le salut qu’il attend, et que finalement il obtient, a sa source complètement en dehors de sa volonté et de sa conscience ; il n’a, lui, aucune part à son obtention. Un autre l’acquiert pour lui et le lui offre en présent. La rédemption est quelque chose de purement extérieur, une heureuse trouvaille fortuite, non le prix d’un effort moral intérieur. Plus monstrueuses encore sont les conditions de la rédemption de Kundry. Non seulement il ne lui est pas donné de travailler elle-même à son salut, elle doit même employer toute sa force de volonté à rendre impossible son propre salut. Car sa rédemption dépend de ceci : qu’elle soit dédaignée par un homme, et la tâche à laquelle elle a été condamnée est précisément de déployer toute la puissance de séduction de la beauté et toute celle de l’amour passionné, pour attirer l’homme à elle. Elle doit empêcher par tous les moyens l’homme destiné à devenir son rédempteur, de devenir ce rédempteur. Si l’homme succombe à son charme, la rédemption est manquée sans qu’il y ait de sa faute, quoique par son action ; s’il résiste à la tentation, elle obtient la rédemption sans mérite de sa part, parce qu’elle l’obtient en dépit de son effort opposé. Il est impossible d’élucubrer une situation à la fois plus absurde et plus immorale. Le rédempteur Parsifal, enfin, est, du commencement jusqu’au bout, une réincarnation mystique de « Jean dans la prospérité », ce héros d’un conte populaire allemand. Tout lui réussit, comme à celui-ci, sans qu’il fasse rien pour cela. Il est en promenade pour tuer un cygne, et trouve le Graal et la couronne royale. Son rôle de rédempteur n’est pas pour lui un sacrifice personnel, mais une prébende. C’est une enviable charge honorifique à laquelle l’a appelé la faveur du ciel ; sur quelle puissante recommandation, c’est ce que Wagner ne dit pas. Mais en regardant de plus près, on découvre encore des choses pires. Parsifal, « le pur niais », est simplement un précipité de souvenirs confus de la christologie. Wagner, violemment empoigné par les éléments poétiques de l’histoire de la vie et des souffrances du Sauveur, a éprouvé l’ardent besoin d’extérioriser ses impressions et ses émotions, et il a créé Parsifal, auquel il départit quelques-unes des scènes les plus émouvantes de l’Évangile et qui est devenu sous sa main, partiellement peut-être à son insu, une caricature à la fois niaise et frivole de Jésus-Christ. La tentation du Sauveur dans le désert s’est transformée, dans la pièce mystique, en tentation de Parsifal par Kundry. La scène dans la maison du pharisien, où la pécheresse oint les pieds du Sauveur, est reproduite à la lettre : Kundry lave et oint les pieds de Parsifal, qu’elle essuie avec sa chevelure dénouée, et « le pur niais » singe les paroles du Christ : « Tes péchés te sont pardonnés », dans cette exclamation : « J’accomplis ainsi mon premier devoir : prends le baptême et crois au rédempteur ». Que l’habitué ordinaire du théâtre ne soit pas choqué de cette application abusive de la légende du Christ, qu’il retrouve même dans les fragments défigurés de l’Évangile quelques-unes des émotions que celui-ci peut jadis avoir excitées en lui, cela se conçoit. Ce qui est incompréhensible, c’est que les croyants sérieux, et, tout particulièrement, les zélateurs fanatiques de la foi, n’aient jamais senti quelle profanation de leurs idées les plus sacrées commet Wagner, en ornant son Parsifal des traits du Christ.

Relevons encore un des détails absurdes de Parsifal. Le vieux Titurel est échu au destin terrestre de la mort, mais, par la grâce du Sauveur, il continue à vivre dans le tombeau. La vue du Graal renouvelle toujours pour quelque temps sa force vitale défaillante. Titurel semble attacher une grande valeur à cette triste existence de mort-vivant. « Je vis dans le tombeau par la grâce du Sauveur », s’écrie-t-il joyeusement de son cercueil, et il réclame sur un ton impétueux que le Graal lui soit montré, pour que sa vie se prolonge. Dois-je contempler aujourd’hui encore le Graal, et vivre ? », demande-t-il avec angoisse ; et comme il ne reçoit pas de réponse immédiate, il se lamente : « Dois-je mourir, non accompagné du Sauveur ? ». Son fils Amfortas hésite ; alors le vieillard donne ses ordres : « Découvrez le Graal ! » « La bénédiction ! ». Et quand on a obéi à ses ordres, il s’écrie avec joie : « Oh ! saintes délices ! Comme le Seigneur nous salue aujourd’hui radieusement ! ». Plus tard, Amfortas a négligé un certain temps de découvrir le Graal, et Titurel a dû mourir. Amfortas est désespéré. « Mon père ! Béni entre les héros !… Moi qui seul voulais mourir, c’est à toi que j’ai donné la mort ! ». De tout cela il résulte indubitablement que tous ces personnages voient dans la vie, fût-ce dans la vie d’ombre et vide d’un être déjà couché au cercueil, un bien excessivement précieux, et, dans la mort, un malheur amer. Et cela se passe dans la même pièce où Kundry subit la vie éternelle comme une effroyable malédiction, et aspire passionnément à la mort comme au bien par excellence ! Peut-on imaginer contradiction plus ridicule ? L’épisode de Titurel est, au surplus, la négation de toutes les prémisses du Parsifal, bâti sur l’idée religieuse de la persistance de la personnalité après la mort. Comment la mort peut-elle effrayer l’homme qui est persuadé que les joies du paradis l’attendent ? Nous sommes ici en face du même manque d’auto-compréhension de ses propres hypothèses qui nous a déjà frappés chez Dante-Gabriel Rossetti et Tolstoï. Mais c’est précisément là la particularité de la pensée pathologiquement mystique. Elle réunit des représentations qui s’excluent les unes les autres, elle se dérobe à la loi de la logique et joint ensemble, sans façons, des détails tout étonnés de se voir ainsi rapprochés. Chez le mystique par ignorance, par paresse de pensée, par imitation, nous n’observons pas ce phénomène. Il peut prendre une représentation absurde pour point de départ d’une suite d’idées ; mais celle-ci même se déroule raisonnablement et logiquement et ne souffre pas de grossière contradiction entre ses membres.

De même que la christologie a inspiré à Wagner la figure de Parsifal, l’eucharistie lui a inspiré la scène la plus émouvante de la pièce, celle des agapes des chevaliers du Graal. C’est la mise en scène de la messe catholique, en y ajoutant hérétiquement un trait protestant : la participation de la communauté à la communion sous les deux espèces. La mise à découvert du Graal répond à l’élévation de l’ostensoir. Les servants revêtent la forme des chœurs de garçons et d’adolescents. Dans les chants alternés et dans les actions d’Amfortas se trouvent des rapprochements avec les quatre parties de la messe. Les chevaliers du Graal psalmodient une sorte d’Introitus rabougri ; la longue plainte d’Amfortas : « Non ! Ne le découvrez pas ! Oh ! Dire que personne, personne ne conçoit cette torture ! etc. », peut être regardée comme un Confiteor ; les garçons chantent l’offertoire (« Prenez mon sang au nom de notre amour ! » etc.). Amfortas procède à la consécration, tous prennent part à la communion, et il y a même comme une réminiscence parodiée de l’ite, missa est, dans l’exclamation de Gurnemanz : « Sors, par là, vers ton chemin ! » Ce que, depuis Constantin le Grand, ce que, depuis l’élévation du christianisme au rang de religion d’État, nul poète n’a osé, Wagner l’a fait : de l’action si incomparablement riche en émotions du sacrifice de la messe, il a tiré des effets de théâtre. Il a profondément senti la symbolique de la Cène, elle a provoqué en lui une forte émotion mystique, et il a éprouvé le besoin de revêtir d’une forme dramatique le fait symbolique, de revivre par les sens dans tous les détails et d’une façon complète ce qui, dans le sacrifice de la messe, est seulement indiqué, condensé et spiritualisé. Il voulait voir et sentir comment les élus goûtent, avec de violentes émotions, le corps du Christ et son sang rédempteur, et comment les phénomènes supra-terrestres, le rayonnement pourpré du Graal, la lente descente d’une colombe (dans la scène finale), etc., rendent en quelque sorte palpables la présence réelle du Christ et la nature divine de la Cène. De même que Wagner a emprunté à l’église son inspiration pour les scènes du Graal et y a vulgarisé la liturgie à son propre usage, à la façon de la Biblia Pauperum, de même les spectateurs retrouvent sur son théâtre la cathédrale et la grand’-messe, et apportent dans la pièce toutes les émotions que les cérémonies d’église ont laissées dans leur âme. Le prêtre réel sous ses habits sacerdotaux, le souvenir de ses gestes, de la clochette et des génuflexions des servants, de la vapeur bleue et du parfum de l’encens, du mugissement de l’orgue et du jeu bigarré des rayons solaires à travers les vitraux coloriés de l’église, sont, dans l’âme du public, les collaborateurs de Wagner, et ce n’est pas son art qui berce celui-là dans un ravissement mystique, mais la disposition fondamentale que deux mille ans de sentiment chrétien ont inculquée à l’immense majorité des hommes de race blanche.

Mysticisme et érotisme, nous le savons, marchent toujours ensemble, notamment chez les dégénérés dont l’émotivité a principalement sa source dans un état d’excitation maladif des centres sexuels. L’imagination de Wagner est incessamment occupée de la femme. Mais il n’aperçoit jamais les relations de celle-ci avec l’homme sous la forme de l’amour sain et naturel, qui est un bienfait et une satisfaction pour les deux amants. De même qu’à tous les érotiques malades, — nous avons déjà remarqué cela chez Verlaine et Tolstoï, — la femme s’offre à lui comme une terrible force de la nature dont l’homme est la victime tremblante et impuissante. La femme qu’il connaît est l’effroyable Astarté des Sémites, l’épouvantable mangeuse d’hommes Kali Bhagawati des Hindous, une vision apocalyptique de riante volupté assassine, d’éternelle perdition et de tourment infernal, dans une incarnation diaboliquement belle. Nul problème poétique ne l’a plus profondément ému que celui des rapports entre l’homme et l’enivrante destructrice. Il a abordé ce problème par tous les côtés et lui a donné les différentes solutions répondant à ses instincts et à ses conceptions morales. Fréquemment l’homme succombe à la séductrice, mais Wagner se révolte contre cette faiblesse dont il n’a lui-même que trop profondément conscience, et, dans ses œuvres principales, il prête à l’homme une résistance désespérée, et finalement victorieuse. Ce n’est toutefois pas par sa propre force que l’homme s’arrache au charme paralysant de la femme ; un secours surnaturel doit lui venir en aide. Il arrive le plus souvent d’une vierge pure et dévouée qui forme opposition avec le sphinx au corps moelleux de femme et aux griffes de lion. En vertu de la loi psychologique du contraste, Wagner imagine, comme contre-partie de la femme effroyable qu’il sent tout au fond de son être intime, une femme angélique qui est tout amour, tout dévouement, toute pitié céleste, une femme qui ne demande rien et donne tout, une femme qui berce, caresse et guérit, une femme, en un mot, à laquelle aspire de toutes ses forces un malheureux qui, dévoré par les flammes, se débat affreusement entre les bras brûlants de Belit. Les Elisabeth, Eisa, Senta, Gutrune de Wagner sont des manifestations excessivement instructives du mysticisme érotique, dans lesquelles cherche à prendre forme l’idée à demi inconsciente que le salut du dégénéré fou d’érotisme gît dans la pureté, la continence ou la possession d’une femme qui n’aurait d’individualité, de désirs, de droits d’aucune sorte, et qui par ces motifs ne pourrait jamais devenir dangereuse pour l’homme.

Dans un de ses premiers poèmes comme dans le dernier, dans Tannhæuser comme dans Parsifal, il traite le thème de la lutte de l’homme contre la corruptrice, de la mouche contre l’araignée, et témoigne ainsi que, pendant trente-trois ans, de sa jeunesse à sa vieillesse, ce sujet n’a cessé d’être présent à son esprit. Dans Tannhæuser, c’est la belle diablesse Vénus elle-même qui enguirlande le héros et avec laquelle il doit lutter désespérément pour le salut de son âme. La pieuse et chaste Élisabeth, cette créature de rêve tissée de clair de lune, de prière et de chant, devient sa « rédemptrice ». Dans Parsifal, la belle diablesse se nomme Kundry, et le héros n’échappe au danger dont elle menace son âme, que parce qu’il est « le pur niais » et se trouve en état de grâce.

Dans La Valkyrie, l’imagination de Wagner s’abandonne sans bride à la passion. Ici il se représente l’homme en rut qui se laisse aller sauvagement et follement à ses désirs, sans égard aux lois de la société, et sans tenter d’opposer une digue à l’impétuosité furieuse de ses instincts. Siegmund voit Sieglinde et n’a plus qu’une idée : la posséder. Elle a beau être la femme d’un autre, il a beau la reconnaître comme sa propre sœur, cela ne l’arrête pas un instant. Ces considérations sont comme une plume devant la tempête. Il paye, le lendemain, sa nuit d’amour par la mort. Car, chez Wagner, l’amour est toujours une fatalité, et autour de sa couche voluptueuse s’élèvent toujours les flammes de l’enfer. Et comme il n’a pas montré en Sieglinde elle-même les images de carnage et d’anéantissement que l’idée de la femme évoque en lui, il les personnifie à part dans les Valkyries. Leur apparition dans le drame est pour lui un besoin psychologique. Les traits qui sont inséparables, dans son esprit, de la conception de la femme et qu’il réunit d’ordinaire dans une figure unique, il les a ici séparés et élevés à la hauteur de types indépendants. Vénus, Kundry sont une séductrice et une destructrice en une seule personne. Dans La Valkyrie, Sieglinde est seulement la séductrice ; quant à la destructrice, elle prend les proportions de toute une horde d’épouvantables amazones qui boivent le sang des combattants, jouissent au spectacle des coups meurtriers, et galopent en poussant des ululements de joie sauvages sur la plaine couverte de cadavres.

Siegfried, Le Crépuscule des Dieux, Tristan et Iseult, sont d’exactes répétitions de l’idée qui fait le fond de La Valkyrie. C’est toujours la personnification dramatique de la même obsession des épouvantes de l’amour. Siegfried aperçoit Brunhilde au milieu de son cercle de feu, et tous deux se ruent aussitôt, enragés d’amour, dans les bras l’un de l’autre ; mais il doit expier son bonheur par la perte de la vie, et tombe sous l’acier de Hagen. La simple mort de Siegfried ne suffit pas à la fantaisie de Wagner, comme conséquence inévitable de l’amour ; le destin doit se montrer plus terrible. La burg des Ases elle-même flamboie, et l’esclave de l’amour entraîne, en périssant, tous les dieux du ciel dans sa propre perdition. Tristan et Iseult est l’écho de cette tragédie de la passion. Ici aussi, complet anéantissement du sentiment du devoir et de la domination de soi-même par le débordement de l’amour chez Tristan comme chez Iseult ; et ici aussi, la mort comme but naturel de l’amour. Pour expliquer son idée mystique fondamentale, que l’amour est une fatalité sinistre dont un destin inaccessible frappe le pauvre mortel incapable de défense, il a recours à un moyen enfantin : il introduit dans ses poèmes des philtres magiques, tantôt pour expliquer la naissance de la passion elle-même et caractériser sa nature surhumaine, comme dans Tristan et Iseult ; tantôt pour arracher toute la vie morale du héros à l’autorité de sa volonté et montrer en lui un jouet de forces supra-terrestres, comme dans Le Crépuscule des Dieux.

Ainsi les poèmes de Wagner nous permettent de jeter un regard profond dans le monde des idées d’un dégénéré érotiquement émotif. Ils révèlent les états d’âme changeants d’une sensualité implacable, de la révolte du sentiment de moralité contre la tyrannie des désirs, de la défaite de l’être moral et de son repentir désespéré. Wagner était, nous l’avons dit, un admirateur de Schopenhauer et de sa philosophie. Il se faisait accroire, avec son maître, que la vie est un malheur, le non-être le salut et le bonheur. L’amour, en tant qu’incitation toujours active au maintien de l’espèce et à la continuation de la vie, avec toutes les douleurs qui l’accompagnent, devait lui paraître la source de tout mal ; et la suprême sagesse et moralité, par contre, devait lui sembler la résistance victorieuse à cette incitation, la virginité, la stérilité, la négation de la volonté de perpétuer l’espèce. Et tandis que son intelligence l’attachait à ces vues, ses instincts l’attiraient irrésistiblement vers la femme et le contraignirent sa vie durant à faire tout ce qui insultait à ses convictions et condamnait sa doctrine. Ce désaccord entre sa philosophie et ses penchants organiques est la tragédie intime de sa vie intellectuelle, et ses poèmes forment un tout unique qui raconte les phases du combat intérieur. Il voit la femme, il se perd aussitôt et se noie complètement dans son charme. (Siegmund et Sieglinde, Siegfried et Brunhilde, Tristan et Iseult). C’est là un grave péché qui doit être expié ; la mort seule est un châtiment suffisant. (Scènes finales de La Valkyrie, du Crépuscule des Dieux, de Tristan et Iseult). Mais le pécheur a une excuse faible et timide. « Je n’ai pas pu résister. J’ai été la victime de puissances surhumaines. Ma séductrice était de race divine » (Sieglinde, Brunhilde), « des philtres magiques m’ont privé de ma raison » (Tristan, Siegfried dans ses rapports avec Gutrune). Combien ce serait beau si l’on était assez fort pour dompter en soi le monstre dévorant de la concupiscence ! Quelle altière et radieuse figure serait l’homme qui poserait le pied sur la tête du démon femme ! (Tannhæuser, Parsifal). Et combien, d’autre part, serait belle et adorable une femme qui, au lieu d’allumer dans l’homme le feu infernal de la passion, l’aiderait au contraire à l’étouffer ; qui n’exigerait pas de l’homme la révolte contre la raison, le devoir et l’honneur, mais serait pour lui un exemple de renonciation et de discipline de soi-même ; qui, au lieu d’asservir l’homme, se dépouillerait, en esclave aimante, de sa propre nature, pour se fondre dans la sienne ; en un mot, une femme qui rendrait sans danger pour lui le manque de défense de l’homme, parce qu’elle-même serait complètement désarmée ! (Elisabeth, Elsa, Senta, Gutrune). La création de ces figures de femmes est une sorte de De Profundis du voluptueux apeuré, qui sent l’aiguillon de la chair et implore une aide qui doit le protéger contre lui-même.

Comme tous les dégénérés, Wagner est complètement stérile en tant que poète, bien qu’il ait écrit une longue série d’œuvres dramatiques. La force créatrice capable de rendre le spectacle de la vie générale normale lui est refusée. Il tire le fond émotionnel de ses pièces de ses propres émotions mystico-érotiques, et les faits extérieurs qui forment leur ossature sont les simples résultats de ses lectures, des réminiscences de livres qui ont produit sur lui de l’impression. C’est la grande différence entre le poète sain et le dégénéré qui sent d’après les autres. Celui-là est capable de « plonger en pleine vie humaine », suivant le mot de Gœthe, de la saisir toute vive et de la faire entrer, haletante et palpitante, dans un poème qui deviendra lui-même ainsi un morceau de vie naïve ; ou bien, de la surmouler avec un art qui l’idéalise, de supprimer ses traits accessoires fortuits, de mettre en relief l’essentiel, et de montrer ainsi d’une façon convaincante, derrière le phénomène énigmatiquement déconcertant, la loi qui le régit. Le dégénéré, au contraire, ne peut rien faire avec la vie.

Il reste à son égard aveugle et sourd. Il est un étranger parmi les hommes sains. Il lui manque les organes pour la comprendre, voire même pour seulement la percevoir. Travailler d’après le modèle, cela n’est pas dans ses forces. Il ne peut que copier les dessins existants, et les colorier ensuite subjectivement avec ses propres émotions. Il ne voit la vie que si elle est couchée sur le papier, s’il l’a devant lui, noir sur blanc. Tandis que le poète sain ressemble à la plante chlorophyllienne qui plonge dans le sol et se procure par l’honnête travail de ses racines les matières nutritives dont elle construit ses fleurs et ses fruits, le dégénéré a la nature de la plante parasite qui ne peut vivre que sur un hôte et se nourrit exclusivement des sucs élaborés par celui-ci. Il y a des parasites modestes et des parasites superbes. Leur série va du lichen insignifiant à la merveilleuse rafflésia, dont la fleur large d’un mètre illumine, dans la sauvage magnificence de son rouge sanguinolent, les forêts sombres de Sumatra. Les poèmes de Wagner ont en eux quelque chose de l’odeur de charogne et de la beauté effrayante de cette plante de rapine et de putréfaction. A la seule exception des Maîtres chanteurs, ils sont greffés sur les « sœgur » islandais, sur les épopées de Gottfried de Strasbourg, de Wolfram d’Eschenbach et du chantre de la guerre de la Wartbourg du manuscrit de Manesse, comme sur autant de troncs d’arbres à demi morts, et ils en tirent leur force. Tannhæuser, la tétralogie des Nibelungen, Tristan et Iseult, Parsifal et Lohengrin, sont entièrement formés des. matières que lui a livrées la vieille littérature. Il a emprunté Rienzi à l’histoire livresque, et Le Vaisseau-Fantôme à la tradition populaire cent fois utilisée. Des légendes populaires, c’est celle du Juif-Errant qui a fait sur lui, par suite de son côté mystique, la plus profonde impression. Une fois il l’a mise en œuvre dans Le Vaisseau-Fantôme, une autre fois traduite trait pour trait au féminin dans la personne de Kundry, non sans tisser quelques réminiscences de la légende d’Hérodiade dans cette mise à l’envers. Tout cela est du ravaudage et du dilettantisme. Wagner s’illusionne, sans doute inconsciemment, sur son incapacité de former des êtres humains, en ne représentant pas des hommes, mais des dieux et des demi-dieux, des démons et des spectres dont les actions s’expliquent non par des mobiles humains, mais par des destins mystérieux, des malédictions et des prophéties, des forces fatales et magiques. Ce qui s’agite dans les pièces de Wagner, ce n’est pas la vie, mais les apparitions, les sabbats de sorcières ou le rêve. C’est un fripier qui a acheté de seconde main les vieux habits des contes, et en refait, parfois non sans dextérité, de nouveaux costumes où l’on reconnaît, étrangement entremêlés et réunis les uns aux autres, les lambeaux des vieilles étoffes royales et les fragments des armures damasquinées. Mais ces costumes travestis ne servent de vêtement à aucun être de chair et de sang. Leurs mouvements apparents sont uniquement produits par la main de Wagner, qui s’est introduite dans les pourpoints et les manches vides, derrière les traînes ondoyantes et les longues robes pendantes, et s’y est démenée épileptiquement, pour éveiller chez le spectateur l’impression d’une ranimation spectrale de cette garde-robe obsolète.

Sans doute, des génies sains se sont rattachés aussi à la tradition populaire ou à l’histoire, comme Gœthe avec Faust et Torquato Tasso. Mais quelle différence entre la façon dont le poète sain et le poète dégénéré traitent la matière déjà existante qui leur est donnée ! Pour le premier, elle est un vase qu’il remplit de vie fraîche et vraie, de sorte que le contenu nouveau devient l’essentiel ; pour le second, au contraire, l’enveloppe est et reste la chose principale, et sa part personnelle consiste au plus à la bourrer de la paille hachée de phrases dénuées de sens. Les grands poètes revendiquent aussi pour eux le privilège du coucou, de déposer leur œuf dans un nid étranger. Mais l’oiseau qui sort de cet œuf est tellement plus grand, plus beau et plus fort que les habitants primitifs du nid, que ceux-ci en sont impitoyablement chassés, et que ce dernier venu en reste le seul possesseur. Sans doute il y a, de la part du grand poète qui dépose son vin nouveau dans de vieilles outres, un peu de paresse, de pauvreté d’invention, un calcul assez peu noble sur des émotions préexistantes chez le lecteur ; mais on ne peut néanmoins lui tenir bien fort rigueur de cette petite lésinerie, parce qu’il donne, après tout, tant du sien. Qu’on se figure Faust privé de toutes ses parties tirées du vieux livret populaire, et il reste à peu près tout : il reste tout l’homme assoiffé de connaissance et se mettant à sa recherche, toute la lutte entre les bas instincts avides de jouissance et la moralité supérieure heureuse du renoncement, bref, précisément tout ce qui fait de l’œuvre un des plus fiers poèmes de l’humanité. Si, au contraire, on enlève aux vieilles marionnettes wagnériennes leurs armures et leur brocart, il ne reste rien, ou tout au plus de l’air et une odeur de moisi. Cent fois des esprits assimilateurs ont éprouvé la tentation de traduire Faust à la moderne. L’entreprise est si sûre de sa réussite, qu’elle est superflue ; Faust en habit noir ne serait autre chose que le Faust en personne et nullement modifié de Gœthe lui-même. Mais qu’on se représente Lohengrin, Siegmund, Tristan, Parsifal, comme contemporains ! On ne pourrait même les utiliser pour la parodie, en dépit du persiflage du Tannhæuser par le vieux poète viennois Nestroy.

Wagner fanfaronnait au sujet de l’œuvre d’art de l’avenir, et ses adeptes l’acclamaient comme l’artiste de l’avenir. Lui, l’artiste de l’avenir ! Il est un écho chevrotant du passé le plus reculé. Sa route ramène à des déserts que toute vie a depuis longtemps abandonnés. Wagner est le dernier champignon vivant sur le fumier du romantisme. Ce « moderne » est l’héritier appauvri d’un Tieck, d’un La Motte-Fouqué ; bien plus, c’est triste à dire, d’un Jean-Frédéric Kind. Sa patrie intellectuelle est la Gazette du Soir de Dresde. Il tire sa subsistance du legs des poèmes du moyen âge, et meurt de faim quand le chèque du xiie siècle n’arrive pas.

Seul, le sujet des poèmes wagnériens mérite un examen sérieux ; quant à la forme, elle est au-dessous de toute critique. On a si souvent relevé et montré jusque dans les détails le ridicule de son style, sa platitude, la gaucherie de ses vers, son impuissance complète à revêtir ses sensations et ses idées de mots tant soit peu suffisants, que je puis m’épargner la peine de m’arrêter sur ces points. Mais une faculté qui fait nécessairement partie du don dramatique ne peut lui être refusée : celle de l’imagination pittoresque. Elle est développée chez lui jusqu’à la génialité. Le dramaturge Wagner est en réalité un peintre d’histoire de tout premier ordre. Nietzsche (dans Le Cas Wagner) veut peut-être indiquer cela, quand il le nomme en passant, sans s’arrêter d’ailleurs à cette importante constatation, à côté de « magnétiseur et de « collectionneur de brimborions », un « peintre de fresques ». Cela, il l’est à un degré que n’a encore atteint aucun autre auteur dramatique d’aucune littérature. Chaque action s’incarne pour lui dans une suite de tableaux des plus grandioses, qui, quand ils sont composés tels que Wagner les a vus avec son œil intérieur, doivent bouleverser et ravir le spectateur. La réception des hôtes dans la salle de la Wartbourg, l’apparition et le départ de Lohengrin dans la barque tirée par un cygne, les ébats des trois filles du Rhin dans le fleuve, le défilé des dieux sur le pont d’arc-en-ciel vers la burg des Ases, l’irruption de la lumière lunaire dans la cabane de Hunding, la chevauchée des neuf Valkyries sur le champ de bataille, Brunhilde dans le cercle de feu, la scène finale du Crépuscule des Dieux où Brunhilde s’élance à cheval et fond dans le bûcher, tandis que Hagen se précipite dans le Rhin débordant et qu’au ciel flamboie le reflet de l’incendie du palais des dieux, l’agape des chevaliers dans le château du Graal, les funérailles de Titurel et la guérison d’Amfortas, — ce sont là des tableaux qui n’ont pas jusqu’ici leurs pareils dans l’art. Ce don d’invention de spectacles incomparablement grandioses a fait appeler Wagner par Nietzsche un « cabotin ». Le mot ne signifie rien, et, en tant qu’il peut avoir un arrière-goût de dédain, il est injuste. Wagner n’est pas un cabotin, mais un peintre-né. S’il avait été un génie sain doué d’équilibre intellectuel, c’est ce qu’il serait certainement devenu. Sa contemplation intérieure lui aurait mis de force le pinceau dans la main, et il aurait été contraint de la réaliser sur la toile par la couleur. Léonard de Vinci avait ce même don. Il fit de lui le plus grand peintre que le monde ait jusqu’ici connu, et en même temps un inventeur et un ordonnateur incomparable de fêtes, cortèges, triomphes et spectacles allégoriques, qui conquit en cette qualité, peut-être plus encore qu’en celle de peintre, l’admiration de ses protecteurs princiers, Ludovic le More, Isabelle d’Aragon, César Borgia, Charles VIII, Louis XII, François Ier. Mais Wagner, comme on l’observe chez tous les dégénérés, ne vit pas clair dans son propre être. Il ne comprit pas ses impulsions naturelles. Peut-être aussi, dans le sentiment d’une profonde faiblesse organique, redouta-t-il le pénible travail du dessin et de la peinture, et son instinct, conformément à la loi du moindre effort, se tourna-t-il vers le théâtre, où ses visions intérieures étaient incarnées par d’autres, les peintres décorateurs, les machinistes, les interprètes, sans qu’il eût besoin de tendre ses forces. Ses tableaux ont incontestablement une très grande part dans l’effet de ses pièces. On les admire, sans se demander s’ils sont amenés par la marche raisonnable du drame. Qu’ils soient complètement absurdes comme partie d’une action, ils se justifient artistiquement par leur propre beauté, qui en fait des manifestations esthétiques indépendantes. Dans l’énorme grossissement par les moyens scéniques, les séductions pittoresques sont perceptibles même pour l’œil des plus grossiers philistins, tandis qu’autrement ils n’ont pas de sens pour elles.

Du musicien Wagner, plus considérable en apparence que l’écrivain, le poète dramatique et le peintre de fresques, je parle en dernier lieu, car ce travail doit nous fournir la preuve de la dégénérescence de Wagner, et celle-ci est bien plus sensible dans les écrits que dans la musique, où certains stigmates de dégénérescence ne frappent pas, et où d’autres apparaissent directement comme des qualités. L’incohérence que les gens attentifs remarquent immédiatement dans le mot ne se manifeste dans la musique que si elle est excessive ; l’absurdité, les contradictions, le radotage y apparaissent à peine, parce qu’elle n’a pas d’idée précise à exprimer, et l’émotivité n’a rien chez elle de maladif, puisque l’émotion est son essence même.

Nous savons, au reste, qu’un grand talent musical est compatible avec un état de dégénérescence très avancé, même avec la folie, la démence et l’idiotisme déclarés. Sollier dit : « L’instinct d’imitation nous amène à parler de certaines aptitudes qui se manifestent assez souvent chez les idiots et les imbéciles avec une grande intensité… C’est surtout pour la musique qu’on les rencontre… Quoique cela puisse paraître désagréable pour les musiciens, cela tend à montrer que la musique est le moins intellectuel de tous les arts180 ». Lombroso remarque que « l’on a observé que l’aptitude musicale s’est manifestée presque involontairement et d’une façon inattendue chez beaucoup d’individus atteints d’hypocondrie et de manie, et même de folie réelle181 ». Il cite entre autres cas : un mathématicien devenu mélancolique qui improvisait sur le piano ; une femme atteinte de la folie des grandeurs qui « chantait de très beaux airs, en improvisant en même temps sur le piano deux motifs différents » ; un malade qui « trouvait de très belles mélodies nouvelles, etc. », et il ajoute que les personnes atteintes de la folie des grandeurs et de paralysie générale surpassent les autres aliénés en talent musical, « et cela pour le même motif d’où procède leur aptitude particulière à la peinture » : leur violente excitation cérébrale.

Wagner musicien a été très fort attaqué précisément par les musiciens. Il le constate lui-même. « Deux amis (Ferdinand Hiller et Robert Schumann) croyaient avoir bien vite découvert que je n’étais pas particulièrement doué comme musicien. Aussi mon succès leur paraissait-il fondé sur les textes écrits par moi-même182 ». En d’autres termes, toujours la vieille histoire : les musiciens le tenaient pour un poète, et les poètes pour un musicien. Il est naturellement commode d’expliquer ultérieurement, quand Wagner avait pour lui le succès, les jugements tranchants d’hommes qui étaient à la fois des artistes musiciens éminents et de sincères amis de Wagner, par cette considération que la tendance de celui-ci était trop nouvelle pour pouvoir être immédiatement appréciée ou seulement même comprise par eux. Mais cette interprétation est précisément peu exacte à l’égard de Schumann, ami de toutes les innovations et que les hardiesses, même différentes des siennes, attiraient plutôt qu’elles ne le choquaient. Rubinstein, aujourd’hui encore, fait de fortes réserves au sujet de la musique de Wagner183, et parmi les critiques musicaux sérieux de l’époque présente, qui ont été témoins de la naissance, du développement et du triomphe du culte de Wagner, Hanslick resta très longtemps récalcitrant ; mais enfin, en face du fanatisme tout-puissant des hystériques wagnériens, il amena pavillon, ce qui n’était pas très crâne. Ce que Nietzsche, dans Le Cas Wagner, dit contre Wagner musicien, est sans importance, vu que la brochure d’abjuration est aussi follement délirante que la brochure de déification ( Wagner à Bayreuth), écrite douze ans auparavant.

En dépit des jugements défavorables de maints de ses confrères, Wagner est incontestablement un musicien éminemment doué. Cette constatation exprimée sans frénésie semblera sûrement grotesque à ses fanatiques, qui le placent au-dessus de Beethoven. Mais un chercheur sérieux de la vérité n’a pas à se préoccuper des impressions qu’il provoque parmi ces gens-là. Wagner a trouvé, plus fréquemment d’ailleurs dans les premiers temps que par la suite, de très beaux morceaux dont bon nombre doivent être regardés comme des perles de la littérature musicale et jouiront sans doute longtemps de l’estime même des gens sérieux et raisonnables. Mais le musicien Wagner eut toute sa vie en face de lui un ennemi qui l’empêcha violemment de déployer tous ses dons artistiques, et cet ennemi fut le théoricien musical Wagner.

Dans sa confusion de graphomane, il a élucubré quelques doctrines qui représentent tout autant de délires esthétiques. Les plus importantes sont ses dogmes du leitmotif et de la mélodie sans fin. Aujourd’hui chacun sait sans aucun doute ce qu’il entend par le premier ; l’expression est passée dans toutes les langues civilisées. Le « leitmotif », auquel devait logiquement aboutir « la musique de programme » définitivement enterrée, est une suite de notes qui doit exprimer une idée déterminée et apparaît dans l’orchestre quand le compositeur a l’intention de rappeler à l’auditeur l’idée correspondante. Par le « leitmotif », Wagner transforme la musique en un langage sec. L’orchestre qui s’élance de « leitmotif » en « leitmotif » ne traduit plus des émotions générales, mais a la prétention de s’adresser à la mémoire, à l’intelligence, et de leur communiquer des aperceptions nettement délimitées. Wagner réunit quelques notes en une figure musicale qui, en règle générale, n’est même pas très distincte ni originale, et fait avec l’auditeur l’arrangement suivant : « Cette figure signifie un combat, cette autre un dragon, cette troisième une épée, etc. ». Si l’auditeur n’accepte pas cette convention, les « leitmotifs » perdent toute signification, car ils n’ont rien en eux qui force à saisir le sens qui leur est arbitrairement prêté, et ils ne peuvent même avoir en eux rien de semblable, parce que les moyens d’imitation de la musique se limitent normalement aux phénomènes purement acoustiques et tout au plus à ceux des phénomènes optiques qui habituellement sont accompagnés par des sonorités. La musique peut, en imitant le tonnerre, exprimer la notion d’orage ; en imitant les sons de la trompette, exprimer celle d’armée, et cela de façon que l’auditeur puisse à peine conserver un doute sur la signification des suites de sons correspondantes. Au contraire, il est absolument refusé à la musique de rendre sans équivoque, avec les moyens dont elle dispose, le monde du visible ou du tangible, et à plus forte raison celui de la pensée abstraite. Les « leitmotifs » sont donc tout au plus de froids symboles qui, comme les lettres de récriture, ne disent rien en eux-mêmes et transmettent à l’initié et au lettré seuls une aperception donnée.

Ici nous retrouvons ce phénomène qu’à plusieurs reprises déjà nous avons indiqué comme caractéristique de la manière de penser des dégénérés : la façon inconsciente et somnambulesque dont ils s’élancent au-delà des limites les plus sûres des différents domaines artistiques, suppriment la différenciation des arts obtenue par une longue évolution historique, et ramènent ceux-ci à l’état qu’ils peuvent avoir eu à l’époque des habitations lacustres et même des plus anciens habitants des cavernes. Nous avons vu que les préraphaélites réduisent le tableau à une écriture qui ne doit plus agir par ses qualités picturales, mais exprimer une pensée abstraite, et que les symbolistes font du mot le transmetteur conventionnel d’une idée, une harmonie musicale à l’aide de laquelle ils visent à éveiller non une idée, mais un effet de sonorité. Tout pareillement, Wagner veut dépouiller la musique de son essence propre, et, de transmetteuse d’émotion, la rendre transmetteuse de cogitation. Le déguisement à l’aide de l’échange réciproque d’habits est, de cette façon, complet. Les peintres se donnent pour écrivains, les poètes se comportent en symphonistes, le musicien joue au poète. Les préraphaélites qui veulent rédiger un apophtegme religieux ne se servent pas pour cela de l’écriture, qui ne laisse rien à désirer pour la commodité et dans laquelle ils seraient sûrement compris, mais se lancent dans le labeur d’une peinture détaillée et leur coûtant un temps considérable, qui, malgré tout son luxe de figures, est loin de parler aussi nettement à l’intelligence qu’une seule ligne d’un écrit raisonnable. Les symbolistes qui veulent éveiller une émotion musicale ne composent pas une mélodie, mais alignent des mots soi-disant musicaux quoique dépourvus de sens, qui peuvent provoquer peut-être la gaieté ou le courroux, mais non l’émotion visée. Quand Wagner veut exprimer l’idée de « géant », « nain », « casque qui rend invisible », il ne dit pas tout simplement « géant », « nain », « casque qui rend invisible », mais il remplace ces excellents mots par une série de notes dont nul, s’il n’en a la clef, ne devinera le sens. Est-il besoin d’insister davantage sur la complète folie de cette confusion de tous les moyens d’expression, de cette méconnaissance de ce qui est possible à chaque art ?

Wagner a l’ambition d’imiter les étudiants facétieux qui apprennent à dire « papa » à leur chien. Il veut exécuter ce tour de force : faire dire à la musique les noms de « Schulze » et de « Müller ». La partition doit au besoin pouvoir remplacer l’almanach d’adresses. Le langage ne lui suffit pas. Il se crée à lui-même son volapiik et prétend que ses auditeurs l’apprennent. On n’est pas admis, si l’on ne pioche sérieusement. Ceux qui ne se sont pas assimilé le vocabulaire du volapük wagnérien ne peuvent comprendre ses opéras ; inutile de s’imposer le voyage de Bayreuth, si l’on ne peut causer couramment « leitmotif ». Et combien pitoyable est, après tout, le résultat de cet effort délirant ! Henri de Wolzogen, qui a écrit le Guide thématique de la tétralogie des Nibelungen, ne trouve en tout que quatre-vingt-dix « leitmotifs » dans ces quatre œuvres énormes. Une langue de quatre-vingt-dix mots, si amphigouriques qu’ils puissent être, tels que « motif de Siegmund fatigué », « motif de la manie de vengeance », « motif de l’asservissement, etc. ! ». À l’aide d’un tel vocabulaire, on ne pourrait pas même échanger une idée sur le temps qu’il fait, avec un habitant de la Terre de Feu. Une page du lexique de Sanders renferme plus de moyens d’expression que tout le dictionnaire de Wolzogen consacré au langage en « leitmotifs » de Wagner. L’histoire de l’art n’enregistre pas d’aberration plus étonnante que cette folie du « leitmotif ». Exprimer des idées n’est pas la tâche de la musique ; le langage se charge de cela autant qu’on peut le souhaiter. Quand le mot est accompagné par le chant ou l’orchestre, ce n’est pas en vue de le rendre plus clair, mais pour le renforcer par l’intervention de l’émotion. La musique est une espèce de table d’harmonie dans laquelle le mot doit éveiller quelque chose comme un écho de l’infini. Mais un tel écho de pressentiment et de mystère ne s’échappe pas de « leitmotifs » froidement accolés ensemble, qui reparaissent d’après un schéma mécanique, comme par le travail d’un consciencieux bureaucrate.

Il en est de la « mélodie infinie », le second précepte de Wagner, comme du « leitmotif ». Elle est un produit de la pensée dégénérée, un mysticisme musical. Elle est la forme dans laquelle se manifeste en musique l’inaptitude à l’attention. En peinture, l’attention mène à la composition ; son absence, au traitement uniformément photographique de tout le champ visuel, comme chez les préraphaélites ; en poésie, elle a pour résultat la clarté des idées, le cours logique de l’exposition, la suppression de ce qui n’a pas d’importance, et la mise en relief de ce qui est essentiel ; son absence amène le radotage, comme chez les graphomanes, et une prolixité pénible par suite de l’enregistrement sans choix de toutes les perceptions, comme chez Tolstoï ; en musique enfin, elle s’exprime par des formes arrêtées, c’est-à-dire par des mélodies délimitées ; son absence, au contraire, est marquée par la dissolution de la forme, l’effacement de ses limites, c’est-à-dire par la mélodie infinie, comme chez Wagner. Ce parallélisme n’est pas un jeu arbitraire de l’esprit, mais le tableau exact des processus parallèles dans la conscience des différents groupes de dégénérés, processus qui produisent dans les différents arts, conformément à leurs moyens et à leurs buts particuliers, des phénomènes différents.

Qu’on se rappelle ce qu’est la mélodie. C’est un groupement régulier de notes en une série de sons supérieurement expressive. La mélodie est, dans la musique, ce qu’est, dans le langage, la phrase logiquement bâtie, exposant clairement une idée, ayant un commencement et une fin nettement limités. Aussi peu le vagabondage rêveur d’idées nébuleuses à demi formées permet le moulage de phrases de cette sorte, aussi peu le mouvement flottant d’émotions sourdement confuses conduit à la formation d’une mélodie. Les émotions, de même, peuvent être plus moins nettes. Elles peuvent montrer un état chaotique et un état ordonné. Dans le premier cas elles se dressent, figures reconnaissables et vigoureusement éclairées par l’attention, dans la conscience qui saisit leur nature et leur dessein ; dans le second, elles sont pour la conscience une énigme inquiétante, et elle ne les perçoit que comme excitation générale, comme une espèce de tremblement et de grondement souterrains de cause et de direction inconnues. Les émotions sont-elles compréhensibles : elles voudront s’exprimer dans la forme la plus expressive et la plus saisissable possible. Sont-elles, au contraire, un état durable général sans cause déterminée ni but appréciable : leur extériorisation par le secours des sons sera aussi vague et nébuleuse qu’elles-mêmes. On peut dire : la mélodie est un effort de la musique pour dire quelque chose de précis. Il est clair qu’une émotion non consciente de ses motifs et de ses buts, non éclairée par l’attention, n’élèvera pas son expression musicale jusqu’à la mélodie, parce qu’elle n’a précisément rien de précis à dire.

La mélodie fermée est une conquête tardive de la musique, que celle-ci n’a faite qu’au bout d’une longue évolution. A ses débuts historiques, — et, bien plus encore, préhistoriques, — l’art musical ne la connaît pas. Originairement, la musique sort du chant et du bruit rythmique, (c’est-à-dire répété à des intervalles égaux ou réguliers) du pied frappant la terre, du cri, du battement de mains qui l’accompagnent, et le chant n’est autre chose que la parole s’élevant par suite d’une excitation des nerfs et se mouvant par intervalles plus espacés. De la littérature à perte de vue relative à ce sujet traité jusqu’à la banalité, je ne veux donner qu’une citation. Herbert Spencer dit, dans son travail bien connu Sur l’origine et la fonction de la Musique : « Toute musique commence par être vocale… Les chants qui accompagnent les danses des sauvages sont très monotones, et, par suite de cette monotonie, plus rapprochés du langage ordinaire que les chants des hommes civilisés… Les poésies primitives des Grecs, qui, il ne faut pas l’oublier, étaient des légendes sacrées traduites dans le langage figuré rythmique amené par les forts sentiments, n’étaient pas parlées, mais psalmodiées ; les mêmes influences qui rendent la parole poétique rendirent musicaux les sons et la cadence… Cette psalmodie n’était pas ce que nous nommons le chant, mais se rapprochait de notre récitatif et était beaucoup plus simple encore que celui-ci, si l’on tire des conclusions du fait que l’ancienne lyre grecque, qui avait seulement quatre cordes, était maniée à l’unisson de la voix, qui par conséquent ne s’étendait qu’à quatre notes… Que le récitatif, — au-delà duquel, soit dit en passant, les Chinois et les Hindous ne paraissent jamais s’être élevés, — soit naturellement né des modulations et des cadences d’un fort sentiment, c’est ce dont nous avons aujourd’hui encore des preuves vivantes. Un fort sentiment, actuellement encore, se donne parfois carrière de cette façon. Ceux qui ont jamais entendu prêcher un quaker dans une assemblée de coreligionnaires (ils ne prennent la parole que sous l’influence d’une émotion), auront été frappés des sons tout à fait insolites, semblables à une psalmodie étouffée, de son allocution184 ».

Le récitatif, qui n’est qu’une parole intensive et ne laisse reconnaître aucune forme mélodique fermée, est donc la plus ancienne forme de la musique ; il est le point de développement auquel est parvenu l’art musical chez les sauvages, les anciens Grecs, les peuples actuels de l’Extrême-Orient. La « mélodie infinie » de Wagner n’est autre chose qu’un récitatif richement harmonisé et mouvementé, mais un récitatif. Le nom accolé par Wagner à sa prétendue invention ne doit pas nous faire prendre le change. Dans la bouche du dégénéré, le mot n’a jamais le sens que lui prête le langage habituel. C’est ainsi que Wagner nomme tranquillement « mélodie », avec une épithète distinctive, une forme qui est en fait la négation et la suppression de la mélodie. Il fait de la mélodie sans fin un progrès de la musique, tandis qu’elle est le retour de celle-ci à son antique point de départ. Ici, de nouveau, se renouvelle chez Wagner ce que nous avons si souvent relevé dans les chapitres précédents : c’est que les dégénérés considèrent, par une étrange illusion d’optique, leur atavisme, leur retour maladif à des degrés de développement excessivement reculés et tout à fait bas, comme une montée dans l’avenir.

Wagner fut amené à sa théorie de la mélodie infinie par son peu d’aptitude à trouver des mélodies finies, c’est-à-dire de véritables mélodies. Sa faiblesse en matière de création mélodique a sauté aux yeux de tous les musiciens impartiaux. Dans sa jeunesse elle était moins prononcée, et il a créé (dans Tannhæuser, Lohengrin, Le Vaisseau-Fantôme), quelques mélodies superbes. Avec l’âge, cette veine s’appauvrit de plus en plus, et à mesure que le torrent de l’invention mélodique se desséchait en lui, il accentuait avec plus d’entêtement et de rudesse sa théorie de la mélodie infinie. Toujours la répétition de cette méthode connue, qui consiste à élucubrer ultérieurement une théorie destinée à donner un semblant d’argument rationnel en faveur de ce que l’on fait par une nécessité organique inconsciente. Wagner n’étant pas capable de différencier par une caractéristique purement musicale les différents personnages de ses opéras, imagina le « leitmotif185 ». Éprouvant une grande difficulté, surtout en avançant en âge, à créer de véritables mélodies, il établit la nécessité de la mélodie infinie.

Toutes ses autres lubies de théorie musicale s’expliquent aussi par le sentiment clair d’insuffisances déterminées. Dans L’Œuvre d’art de l’avenir, il accable le contrepoint et les contrepointistes, ces ennuyeux cuistres qui rabaissent l’art le plus vivant à une mathématique desséchée et morte, d’une raillerie qui veut être mordante et qui fait seulement l’effet d’un écho des injures de son maître Schopenhauer à l’adresse des professeurs de philosophie allemands. Pourquoi ? Parce que, en sa qualité de mystique inattentif voué à la rêvasserie informe, il devait se sentir insupportablement gêné par la discipline sévère et les règles certaines de la science du contrepoint qui, seule, a donné une grammaire à la langue musicale balbutiante et fait d’elle un digne moyen d’expression des émotions d’hommes civilisés. Il déclare que la musique instrumentale pure est finie avec Beethoven, qu’aucun progrès n’est possible après lui, que la « déclamation musicale » est l’unique voie dans laquelle l’art musical puisse encore se développer. Il se peut que, après Beethoven, la musique instrumentale ne fasse plus de progrès pendant de longues années ou pendant des siècles. C’était un si immense génie musical, qu’il est en effet difficile de se figurer comment on pourra le dépasser, ou seulement l’atteindre. Léonard de Vinci, Shakespeare, Cervantès, Goethe, produisent une impression semblable. Et en effet ces génies, jusqu’ici, n’ont pas été surpassés. Il est imaginable aussi qu’il y a des bornes qu’un art donné est incapable de franchir, de sorte qu’un très grand génie dit le dernier mot de cet art, et qu’après lui nul progrès n’est plus possible. Mais, en ce cas, l’ambitieux doit dire humblement : « Je sais que je ne puis faire mieux que le maître suprême de mon art ; je me contente donc de travailler en épigone, à l’ombre de sa grandeur, satisfait si mon œuvre exprime quelques particularités de ma personnalité ». Il ne doit pas affirmer avec arrogance : « Prétendre lutter avec le vol d’aigle du colosse, cela n’a aucun sens ; le progrès ne réside plus maintenant que dans mon battement d’ailes de chauve-souris ».

C’est exactement là ce que fait Wagner. N’étant pas particulièrement doué pour la musique instrumentale pure, comme le prouvent assez ses rares travaux symphoniques, il décrète sur le ton de l’infaillibilité : « La musique instrumentale est finie avec Beethoven. Prétendre glaner sur ce champ complètement brouté, c’est une aberration. L’avenir de la musique réside dans l’accompagnement de la parole, et la voie de cet avenir, c’est moi qui vous l’indique ».

Ici Wagner se fait simplement une vertu de sa pauvreté et un titre de gloire de sa faiblesse. La symphonie est la plus haute différenciation de l’art musical. C’est en elle que celui-ci a le plus complètement dépouillé sa parenté primitive avec la parole, et est parvenu à la plus grande indépendance. La symphonie est donc ce que la musique peut produire de plus musical. La désavouer, c’est désavouer la musique comme art indépendant et différencié. Mettre au-dessus d’elle la musique comme accompagnatrice du mot, c’est assigner à la servante un rang plus élevé qu’à la maîtresse. Il ne viendra à l’idée d’aucun compositeur véritablement musicien de sentiment et de pensée, de chercher, pour rendre ce qui s’agite dans son âme, des mots au lieu de thèmes musicaux. Si cette idée en effet lui vient, cela prouvera précisément que, dans son essence intime, il est poète ou écrivain, et non musicien. Il ne faudrait pas alléguer contre la justesse de cette thèse les chœurs de la neuvième symphonie. Dans ce cas-là, Beethoven fut maîtrisé par une émotion si forte et si univoque, que le caractère plus général et plus équivoque de l’expression musicale pure ne put lui suffire, et qu’il dut de toute nécessité appeler le mot à son secours. Dans la légende biblique, d’un sens si profond, l’âne même de Balaam acquiert la parole quand il a quelque chose de précis à dire. L’émotion qui devient nettement consciente de son contenu et de son but cesse d’être une simple émotion et se transforme en aperception, en idée et en jugement qui, eux, ne s’expriment pas en musique, mais en langage articulé. Si maintenant Wagner mettait, en principe, la musique accompagnant la parole au-dessus de la musique instrumentale pure, et cela non comme moyen d’expression des idées, — car, à ce sujet, il ne peut y avoir diversité d’opinion, — mais comme forme musicale proprement dite, cela prouverait simplement que, dans le fond intime de sa nature, en vertu de sa disposition organique, il n’a pas été un musicien, mais un mélange confus de poète balbutiant et de peintre paresseux, mêlant à tout cela un accompagnement de gamelang javanais. C’est le cas de la plupart des dégénérés supérieurs, avec cette différence que les fragments constitutifs de leur talent hybride, étrangement entremêlés, ne sont pas aussi forts et aussi grands que chez lui.

Les morceaux de musique les plus remarquables de Wagner, celui du Vénusberg, le mi-bémol-sol-si-bémol du « Wigala-Weia » cent trente-six fois répété des Filles du Rhin, la chevauchée des Valkyries, l’incantation du feu, la vie de la forêt, l’idylle de Siegfried, le miracle du vendredi-saint, — morceaux magnifiques à bon droit admirés, — montrent précisément tout ce qu’il y a d’anti-musical dans le génie de Wagner. Tous ces morceaux ont ceci de commun, qu’ils peignent. Ils ne constituent pas une émotion intérieure jaillissant de l’âme sous forme de sons, mais la vision psychique d’un œil de peintre génial, vision que Wagner, avec une puissance gigantesque, mais une gigantesque aberration, s’efforce de fixer en sons, au lieu de la fixer en lignes et en couleurs. Il s’attache à des sons ou bruits naturels, qu’il imite directement ou dont il éveille la représentation par l’association d’idées, — et reproduit le bruissement des vagues, le murmure des cimes des arbres et le chant des oiseaux des bois, acoustiques en eux-mêmes, ou, par un parallélisme acoustique, les phénomènes optiques des mouvements de la danse de formes féminines luxuriantes, du galop des chevaux s’ébrouant sauvagement, du flamboiement et du sautillement des flammes, etc. Ces créations ne sont pas nées d’émotions internes, mais ont été provoquées par les impressions extérieures sensorielles ; elles ne sont pas la manifestation d’un sentiment, mais un reflet, c’est-à-dire, par conséquent, quelque chose d’essentiellement optique. Je comparerais volontiers la musique de Wagner, là où elle est la meilleure, au vol des poissons volants. C’est un spectacle étonnant et brillant et pourtant quelque chose d’innaturel, un égarement de l’élément naturel dans un élément étranger, et avant tout quelque chose d’absolument stérile qui ne peut servir d’exemple ni aux poissons ni aux oiseaux normaux.

Wagner a très clairement senti lui-même qu’on ne peut rien asseoir de plus sur le fond de ses peintures musicales. Il se plaint en effet, au sujet des tentatives de musiciens qui auraient volontiers fondé une école Wagner, que « de jeunes compositeurs se donnent beaucoup de mal pour l’imiter d’une façon déraisonnable186 ».

Ce prétendu musicien de l’avenir est donc de tous points, comme nous l’a montré un examen attentif, le musicien d’un passé très reculé. Tous les traits de son talent indiquent la route non vers les temps futurs, mais vers les temps depuis longtemps écoulés. C’est de l’atavisme que son « leitmotif », qui rabaisse la musique à un symbole phonétique conventionnel ; de l’atavisme, sa mélodie sans fin, qui ramène la forme arrêtée au récitatif vague des sauvages ; de l’atavisme, sa subordination de la musique instrumentale hautement différenciée au drame musical, qui mêle encore la musique et la poésie et ne laisse arriver à leur pleine indépendance aucune des deux formes ; de l’atavisme même, sa particularité de ne faire chanter presque jamais qu’une seule personne sur la scène et d’éviter les morceaux harmonisés à plusieurs voix. En tant qu’individualité, il occupera une place considérable dans l’histoire de la musique ; en tant qu’initiateur ayant développé et fait avancer son art, il n’en occupera aucune, ou seulement une bien petite. Tout ce que des talents musicaux sains peuvent, en effet, apprendre de lui, c’est, dans l’opéra, à tenir le chant et l’accompagnement étroitement rapprochés de la parole, déclamer d’une façon vraie et caractéristique, et à suggérer à l’imagination, par l’effet orchestral, des aperceptions picturales. Mais je n’ose pas décider si ce dernier point doit être encore considéré comme un élargissement ou déjà comme une rupture des limites naturelles de l’art musical, et les disciples de Wagner devront, en tout cas, pour ne pas se fourvoyer, n’employer qu’avec beaucoup de prudence sa riche palette musicale.

La puissante action de Wagner sur ses contemporains ne s’explique ni par ses talents d’écrivain et de musicien, ni par aucune qualité personnelle, à l’exception peut-être de cette « persévérance entêtée dans une seule et même idée fondamentale », que Lombroso indique comme un des caractères des graphomanes187, mais par les particularités de la vie nerveuse du temps présent. Sa destinée terrestre ressemble à celle de ces plantes bizarres de l’Orient, les roses de Jéricho (anastatica, asteriscus), qui, d’un brun effacé, coriaces et desséchées, roulent au gré de tous les vents, jusqu’à ce que, ayant trouvé un sol favorable, elles prennent racine et s’épanouissent en fleurs heureuses. Jusqu’au soir de sa vie, l’existence de Wagner n’a été que lutte et amertume, et ses fanfaronnades n’eurent d’autre écho que les rires non seulement des gens raisonnables, mais, malheureusement, aussi des sots. Ce n’est qu’après avoir dépassé depuis longtemps déjà la cinquantaine, qu’il commença à connaître l’ivresse de la gloire universelle, et dans les dix dernières années de sa vie il était placé parmi les demi-dieux. En résumé : le monde, dans l’intervalle, était devenu mûr pour lui — et pour les Petites-Maisons. Il avait eu le bonheur de durer jusqu’à ce que la dégénérescence et l’hystérie générales fussent suffisamment avancées pour fournir à ses théories et à son art un riche sol nourricier.

Le phénomène constaté et expliqué ici à diverses reprises, que les aliénés volent les uns vers les autres comme la limaille de fer vers l’aimant, frappe tout particulièrement dans la vie de Richard Wagner. Sa première grande protectrice a été la princesse de Metternich, fille du comte Sandor, cet original bien connu, et dont les propres excentricités ont défrayé la chronique de la cour napoléonienne. Son autre zélateur, qui s’enthousiasma pour lui et le protégea, fut François Liszt, que j’ai caractérisé à un autre endroit (Voir mes Lettres parisiennes choisies, 2e édition, Leipzig, 1887, p. 172), et au sujet duquel je me contenterai, pour cette raison, de remarquer ici qu’il offrait la plus grande ressemblance avec Wagner : il était écrivain (ses œuvres, qui comprennent six gros volumes, occupent une place, d’honneur dans la littérature des graphomanes), compositeur, érotomane et mystique, tout cela, il est vrai, à un degré incomparablement inférieur à celui de Wagner, qu’il ne surpassait que dans son talent extraordinaire de pianiste. Wagner s’éprenait d’admiration pour tous les graphomanes qui lui tombaient sous la main, par exemple pour ce A. Gleizès que Lombroso range expressément parmi les aliénés188 et sur le compte duquel Wagner s’exprime en termes d’un enthousiasme exubérant189, et il s’entourait en outre d’une cour de graphomanes d’élite, parmi lesquels nous citerons : Frédéric Nietzsche, dont la folie rendit nécessaire l’internement dans une maison de santé ; Henri de Wolzogen, dont la Symbolique poétique du son aurait pu être écrite par les plus exquis « symbolistes » ou « instrumentistes » français190; Henri Porgès, E. de Hagen, etc. Mais les relations les plus importantes de ce genre étaient celles qui l’unissaient au pauvre roi Louis II. Wagner trouva en lui l’âme qu’il lui fallait ; en lui il trouva la pleine compréhension de ses doctrines et de ses créations. On peut affirmer que c’est Louis de Bavière qui a créé le culte de Wagner. C’est seulement quand le roi fut devenu le protecteur déclaré du musicien, que celui-ci et ses tendances acquirent une importance pour l’histoire de la civilisation : non seulement parce que Louis II offrit à Wagner les moyens de réaliser ses rêves artistiques les plus somptueux et les plus audacieux, mais surtout parce qu’il mit l’éclat de sa couronne au service de la tendance wagnérienne. Qu’on songe, en effet, combien l’immense majorité du peuple allemand est profondément monarchique, avec quel tremblotement de genoux respectueux le buveur de bocks salue la calèche de cour, même vide ; quels battements de cœur de délicieux enthousiasme la vue d’un prince provoque chez la demoiselle bien élevée ! Et ici un roi véritable, et de plus un roi admirablement beau, jeune, entouré d’une légende, dont la folie passait alors auprès de toutes les âmes sentimentales pour un « idéalisme » sublime, étalait un enthousiasme sans bornes pour un artiste et renouvelait en une bien plus large mesure les rapports de Charles-Auguste avec Gœthe ! A partir de ce moment, Wagner devait naturellement devenir l’idole de tous les cœurs « loyalistes ». On était fier de partager le goût du roi « idéal ». La musique de Wagner devint une musique royale bavaroise avec couronne et blason, en attendant de devenir plus tard une musique impériale allemande. En tête du mouvement wagnérien s’avance, comme cela était logique, un roi dément.

Louis II pouvait mettre Wagner à la mode chez le peuple allemand tout entier (à l’exception toutefois des Bavarois révoltés des prodigalités de leur roi), mais le prosternement d’humbles sujets n’aurait pas à lui seul enfanté un fanatisme wagnérien. Pour que la simple mode Wagner grandît jusqu’à celui-ci, un autre élément encore devait se mettre de la partie : l’hystérie de l’époque.

Cette hystérie n’est pas encore répandue en Allemagne au degré où elle l’est en France et en Angleterre, mais elle n’y manque pas non plus, et, depuis un quart de siècle, elle y gagne de plus en plus de terrain. L’Allemagne en a été préservée, plus longtemps que les peuples de l’Ouest, par le développement plus faible de la grande industrie et par l’absence de grandes villes proprement dites. Mais, dans la dernière génération, ces deux bienfaits lui ont été surabondamment accordés ; deux grandes guerres ont fait le reste, pour rendre le système nerveux du peuple allemand accessible aux influences pernicieuses des grandes villes et des fabriques.

Les effets de la guerre sur les nerfs de ceux qui y ont pris part n’ont pas encore été étudiés systématiquement, et pourtant ce serait là un travail bien utile et bien nécessaire. La science sait quels désordres une seule forte émotion morale, un danger de mort soudain, par exemple, produit dans l’homme ; elle a noté des centaines et des milliers de cas où des personnes sauvées d’une noyade, présentes à l’incendie d’un navire ou à un accident de chemin de fer, menacées par un assassin, etc., ont ou perdu la raison, ou ont été prises de maladies nerveuses graves et longues, souvent incurables. En temps de guerre, de nombreuses centaines de mille hommes sont exposées à toutes ces impressions terribles à la fois. Pendant des mois entiers, de cruelles mutilations ou une mort brusque les menacent à chaque pas. Ils ont fréquemment devant eux le spectacle de la dévastation, de l’incendie, des plus horribles blessures et d’effroyables monceaux de cadavres. En même temps, on exige énormément de leurs forces ; ils doivent marcher jusqu’à ce qu’ils tombent et ne peuvent compter ni sur une nourriture ni sur un sommeil suffisants. Et ces centaines de milliers d’hommes ne subiraient pas l’effet qu’un seul de ces événements, enregistrés en nombre incalculable par la guerre, peut, la chose est prouvée, amener avec lui ? Qu’on ne vienne pas dire que le soldat, en campagne, est émoussé contre les horreurs qui l’entourent. Cela signifie simplement qu’elles cessent d’exciter l’attention de sa conscience. Mais elles n’en sont pas moins perçues par les sens et leurs centres cérébraux et n’en laissent pas moins leurs traces dans le système nerveux. Si le soldat ne remarque pas à l’instant même le profond ébranlement et même la désorganisation qu’il subit, cela non plus ne prouve rien. L’« hystérie traumatique », la « moelle épinière des chemins de fer » (railway-spine), les maladies nerveuses consécutives à un choc moral, n’apparaissent, elles aussi, souvent que plusieurs mois après l’événement qui les a occasionnées.

Je crois qu’on ne peut pas mettre en doute que chaque grande guerre est une cause d’hystérie des masses, et que le plus grand nombre des soldats rapportent d’une campagne, quoique complètement à leur insu, une vie nerveuse quelque peu dérangée. Cette affirmation, il est vrai, s’applique bien moins au vainqueur qu’au vaincu, car le triomphe est une des plus hautes jouissances que puisse éprouver un cerveau d’homme, et l’action dynamogène de cette jouissance est bien faite pour contrecarrer les influences destructives des impressions de guerre. Mais elle aura de la peine à les contre-balancer complètement, et le vainqueur, lui aussi, laisse sur le champ de bataille et au bivouac une bonne portion de force nerveuse et de santé morale.

La « brutalisation des masses » après chaque guerre est devenue un lieu commun. Cette expression procède de l’observation qu’à la suite d’une campagne la manière d’être du peuple devient plus brusque et plus grossière, et que la statistique enregistre un plus grand nombre d’actes de violence. Le fait est exact, mais son interprétation superficielle. Si le soldat rentré dans ses foyers s’emporte plus facilement et va jusqu’à s’armer du couteau, ce n’est pas parce que la guerre l’a rendu plus brutal, mais parce qu’elle l’a rendu plus irritable. Or, cette irritabilité augmentée n’est qu’une des formes de la débilité nerveuse. Sous l’influence des deux grandes guerres, en y rattachant le développement de la grande industrie et l’accroissement des grandes villes, l’hystérie a donc, depuis 1870, gagné chez le peuple allemand considérablement de terrain, et nous ne tarderons pas à rattraper l’avance peu enviable que les Anglais et les Français avaient sur nous dans cette direction. Seulement, chaque hystérie, comme chaque folie, comme chaque maladie, reçoit de la nature du malade son aspect particulier. Le degré de culture, le caractère, les penchants et les habitudes du détraqué donnent au détraquement sa couleur spéciale. Chez les Anglais, enclins de tout temps à la dévotion, la dégénérescence et l’hystérie devaient revêtir une teinte mystico-religieuse. Chez les Français, avec leur bon goût si développé et leur passion si répandue pour toutes les activités artistiques, il était naturel que l’hystérie prît une direction artistique et conduisît aux extravagances que nous savons dans la peinture, la littérature et la musique. Nous autres Allemands ne sommes en général ni très pieux ni très cultivés sous le rapport esthétique. Notre compréhension pour le beau dans l’art s’exprime le plus souvent par ces exclamations idiotes : « Charmant ! Ravissant ! », que la demoiselle bien élevée glapit indifféremment, d’une voix de tête aiguë et en montrant le blanc des yeux, à l’aspect d’un caniche tondu d’une manière drôle ou devant la Vierge de Holbein du musée de Darmstadt, et par le grognement de satisfaction avec lequel le bon bourgeois, à l’audition d’un orphéon, met le nez dans son verre de bière. Non pas que le sens du beau nous manque par nature ; je crois au contraire que, tout au fond de nous, nous le possédons plus que la plupart des autres peuples ; mais ce sens, par la défaveur des circonstances, n’a pu atteindre son développement complet. Depuis la guerre de Trente Ans nous avons été trop pauvres, nous avons eu à combattre trop durement avec les nécessités de la vie, pour qu’il nous restât quoi que ce fût à donner à un luxe quelconque, et les classes dirigeantes de notre peuple, profondément romanisées, esclaves de la mode française, étaient devenues si étrangères aux masses, que celles-ci, pendant deux siècles, ne purent avoir la moindre part à la culture, au goût, aux satisfactions esthétiques des classes supérieures séparées d’elles par un abîme infranchissable. Donc, le peuple allemand, dans sa grande [sic]rité, ne s’intéressant pas à l’art et s’en préoccupant peu, l’hystérie allemande ne pouvait être non plus une hystérie artistique et esthétique.

Elle prit d’autres formes, en partie abominables, en partie ignobles, en partie ridicules. L’hystérie allemande se manifeste par l’antisémitisme, la forme la plus dangereuse de la folie des persécutions, dans laquelle l’individu qui se croit persécuté devient un persécuteur sauvage et capable de tous les crimes (le « persécuté-persécuteur » des aliénistes français)191. L’hystérique allemand s’occupe anxieusement, à la façon des hypocondriaques et des hémorroïdaires, de sa chère santé. Ses délires pivotent autour de ses transpirations et de ses fonctions alvines. Il s’éprend de fanatisme pour la camisole de flanelle de Jæger et pour le gruau que moulent eux-mêmes les végétariens. Il tombe en une violente émotion devant les aspersions d’eau froide et les courses à pieds nus sur l’herbe humide, tant prônées par Kneipp. En même temps, il s’excite en un amour maladif pour les animaux (la « zoophilie » de Magnan) à cause des souffrances de la grenouille utilisée dans les recherches physiologiques, et comme note fondamentale de toute cette folie antisémitique, végétarienne, anti-vivisectionniste, jægerolâtre et kneippophile, perce un chauvinisme teuton mégalomane contre lequel nous a mis vainement en garde le noble empereur Frédéric. Tous les troubles divers apparaissent en général simultanément, et neuf fois sur dix, on ne se trompera pas si l’on tient l’adepte de Jæger pour un chauvin, l’enthousiaste de Kneipp pour un fanatique du pain de gruau, et le défenseur de la grenouille avide du sang des professeurs, pour un antisémite.

L’hystérie de Wagner revêtit, elle, toutes les formes de l’hystérie allemande. Il pouvait dire de lui-même, en modifiant légèrement le Homo sum de Térence : « Je suis un déséquilibré, et nul trouble intellectuel ne m’est étranger ». Il pouvait, comme antisémite, rendre des points au pasteur Stœcker192. Il maniait la phraséologie chauvine avec une maîtrise inimitable193. N’a-t-il pas été jusqu’à faire accroire à sa chapelle d’hystériques hypnotisés que c’étaient des figures foncièrement allemandes, les héros de ses pièces, — ces Français, ces Brabançons, ces Islandais et Norvégiens, ces femmes de la Palestine, tous ces êtres fabuleux qu’il était allé chercher dans les poésies provençales et dans celles des trouvères, dans la saga du Nord, dans l’Évangile, et qui, — à part Tannhæuser et Les Maîtres chanteurs, — n’ont pas une seule goutte de sang allemand dans les veines, une seule fibre allemande dans leur corps ! C’est de la même façon qu’un charlatan hypnotiseur faisait accroire à ses victimes, en des représentations publiques, qu’elles mangeaient des pêches, tandis que Ce n’étaient que des pommes de terre crues. Wagner se fit le défenseur du végétarisme, et comme le fruit nécessaire pour nourrir le peuple de cette façon n’existe abondamment que dans les contrées chaudes, il conseilla, sans hésiter, de « diriger une émigration rationnelle des peuples vers la péninsule de l’Amérique du Sud, qui, affirme-t-on, est seule en état, grâce à sa productivité tout à fait surabondante, de nourrir la population actuelle de toutes les parties du monde194 ». Il brandit son épée chevaleresque contre les physiologistes qui se livrent à des expériences sur les animaux195. Il ne s’enthousiasma pas pour la laine, parce que personnellement il préférait la soie, et c’est là l’unique lacune dans ce tableau d’ailleurs si complet. Wagner n’a pas été témoin de la grandeur du vénérable curé Kneipp ; sans quoi il aurait vraisemblablement aussi trouvé des paroles profondes pour la sublimité incomparablement allemande des pieds mouillés et pour la puissance rédemptrice des arrosements du genou.

Quand donc l’amitié romanesque du roi Louis de Bavière pour Wagner eut enfin donné à celui-ci le prestige nécessaire et attiré sur lui l’attention générale de l’Allemagne, quand le peuple allemand eut appris à connaître Wagner avec ses particularités, tous les mystiques du meurtre rituel juif, des chemises de laine, du menu végétal et des cures sympathiques, durent le saluer par des cris d’allégresse, car il était la personnification de toutes leurs obsessions. Sa musique, ils l’acceptaient simplement par-dessus le marché. L’immense majorité de ses fanatiques n’y comprenait rien. Les émotions que leur faisaient éprouver les œuvres de leur idole ne provenaient ni des chanteurs ni de l’orchestre, mais en partie de la beauté pittoresque des tableaux scéniques, et en plus grande partie des délires particuliers qu’ils apportaient avec eux au théâtre et dont ils honoraient en Wagner le porte-parole et le champion.

Je ne vais cependant pas jusqu’à prétendre que c’est uniquement le chauvinisme à skat196 et l’idéalisme héroïque des cures naturelles, du riz aux fruits, du « les juifs à la porte » et du gilet de flanelle, qui faisaient battre plus vite, dans une émotion délicieuse, les cœurs des fidèles de Wagner à l’audition de sa musique. Cette musique était certainement aussi de nature à enchanter des hystériques. Ses forts effets d’orchestre amenaient chez eux des états hystériques, — à l’hôpital de la Salpétrière, à Paris, on produit fréquemment l’hypnose en frappant soudainement sur un gong, — et la nature informe de la mélodie sans fin répondait complètement à la rêvasserie vagabonde de leur propre pensée. Une mélodie claire éveille et exige l’attention, et s’oppose par conséquent à la fuite d’idées de dégénérés à cerveau débile. Un récitatif coulant, sans commencement ni fin, ne réclame au contraire aucun effort d’esprit, car la plupart des auditeurs ne s’occupent pas du tout, ou ne s’occupent que très peu de temps, du jeu de cache-cache des « leitmotifs » ; on peut donc se laisser bercer et porter à la dérive par lui et on en émerge comme on veut, sans souvenir particulier, seulement avec le sentiment voluptueux d’avoir pris un excitant bain chaud de sonorités. Le rapport de la mélodie sans fin à la mélodie proprement dite est celui des arabesques capricieuses mille fois répétées, et ne représentant rien de précis, d’une décoration murale mauresque à un tableau de genre ou d’histoire, et l’Oriental sait depuis longtemps combien la vue de ses arabesques est favorable au « kef », cet état de rêve dans lequel l’intelligence est assoupie et où la folle du logis seule gouverne en maîtresse dans la maison.

La musique de Wagner initia les hystériques allemands aux mystères délicieux du « kef » turc. Nietzsche a beau railler à ce sujet, avec son idiot jeu de mots « Sursum-Boum boum » et ses observations sur l’adolescent allemand qui cherche des « pressentiments » ; on ne peut nier qu’une portion des fidèles de Wagner, celle qui apportait au théâtre un mysticisme maladif, trouvât chez lui des satisfactions, rien n’étant propre à évoquer des « pressentiments », c’est-à-dire des idées-frontière ambiguës et vaporeuses, comme une musique née elle-même d’ombres d’idées.

Quant aux femmes hystériques, Wagner les gagna ayant tout non seulement par l’érotisme lascif de sa musique, mais encore par sa façon de présenter les rapports de l’homme vis-à-vis de la femme. Rien n’enchante autant une femme romanesque que l’irrésistibilité démoniaque chez la femme et l’adoration tremblante de sa puissance surnaturelle chez l’homme. Prenant le contre-pied du mot de Frédéric-Guillaume Ier, qui s’écriait avec colère : « Je ne veux pas que vous me craigniez, mais que vous m’aimiez ! », les femmes de ce genre préféreraient crier à chaque homme : « Vous ne devez pas m’aimer, mais tomber à mes pieds, dans la poussière, plein d’épouvante et de terreur ». Madame Vénus, Brunhilde, Iseult et Kundry ont acquis à Wagner l’admiration des femmes, bien plus qu’Élisabeth, Elsa, Senta et Gutrune.

Après que Wagner eut conquis l’Allemagne et que la foi fervente en lui fut devenue le premier article du catéchisme patriotique allemand, l’étranger, de son côté, ne put longtemps se dérober à son culte. L’admiration d’un grand peuple a une puissance de persuasion extraordinaire ; il impose même, avec une suggestion irrésistible, ses aberrations aux autres peuples. Wagner a été un des principaux vainqueurs des guerres allemandes ; c’est pour lui qu’ont été remportées les victoires de Sadowa et de Sedan. Le monde devait, qu’il le voulût ou non, prendre position en face de l’homme que l’Allemagne déclarait son compositeur national. Il effectua sa marche triomphale autour du globe, couvert par le drapeau impérial allemand. Les ennemis de l’Allemagne étaient aussi ses ennemis, et cela força même ceux des Allemands restés froids à son égard, à prendre parti pour lui vis-à-vis l’étranger. Je m’en bats la poitrine : moi aussi j’ai combattu pour lui, par la parole et par la plume, contre les Français. Je l’ai défendu aussi contre les patronnets qui, à Paris, sifflaient Lohengrin. Comment se dérober à un devoir de ce genre ? Hamlet perce de son épée la tapisserie, sachant bien qu’un homme est derrière. Il faut alors lui courir résolument sus, si l’on est le fils ou le frère de Polonius. Wagner avait la chance de jouer vis-à-vis des Hamlets français le rôle de la tapisserie qui donne prétexte de diriger l’épée contre l’Allemagne-Polonius. Cela prescrivait impitoyablement à chaque Allemand l’attitude à tenir dans la question Wagner.

Au zèle des Allemands s’ajoutèrent encore à l’étranger toutes sortes de choses qui y favorisèrent le succès de Wagner. Une minorité composée en partie de natures vraiment indépendantes et noblement exemptes de préjugés, mais en partie aussi de dégénérés mus de manie de contradiction, prit parti pour lui, justement parce qu’il avait été furieusement et aveuglément attaqué par la majorité chauvine en proie à la haine nationale. « Il est inepte », s’écria cette minorité, « de condamner un artiste parce qu’il est Allemand. L’art n’a pas de patrie. Il ne faut pas juger la musique de Wagner avec des souvenirs de l’Alsace-Lorraine ». Cette manière de voir est si raisonnable et si noble, que ceux qui l’ont émise ont dû en être satisfaits et fiers. Ils se disaient nettement, en entendant la musique de Wagner : « Nous valons mieux et sommes plus intelligents que les chauvins », et cette idée les mettait nécessairement dans une si agréable et si bienveillante disposition d’esprit, qu’ils trouvèrent cette musique infiniment plus belle qu’ils n’auraient fait, s’ils n’avaient dû étouffer auparavant en eux des instincts banals et bas, et fortifier au contraire des pensées élevées, larges et distinguées. Les émotions qu’ils durent à leur satisfaction d’eux-mêmes, ils les attribuèrent ensuite par erreur à la musique de Wagner.

La circonstance aussi qu’on ne pouvait entendre qu’à Bayreuth celle-ci tout à fait authentique et non délayée, fut d’une grande importance pour l’estime qu’on en fit. Si on l’avait jouée dans chaque théâtre, s’il avait été possible d’assister sans peine et sans complications à une représentation de Wagner comme à une représentation du Trouvère, Wagner n’aurait pas acquis, à l’étranger, son public précisément le plus zélé. On devait, pour connaître le Wagner authentique, se rendre à Bayreuth ; on ne pouvait le faire qu’à de longs intervalles et à des époques déterminées ; il fallait se préoccuper longtemps à l’avance de ses places et de son logement. C’était un pèlerinage exigeant beaucoup d’argent et de temps, et auquel la plèbe, par conséquent, ne pouvait prendre part. L’excursion à Bayreuth devint ainsi le privilège des gens riches et distingués, et ce fut pour les snobs des deux mondes un grand mérite social que d’y être allé. On pouvait se vanter de ce voyage ; on pouvait en être hautain. On n’appartenait plus à la foule, mais à l’élite ; on était un hadji ! Et les sages orientaux connaissent si bien la vanité spéciale aux hadjis, qu’un de leurs proverbes met expressément en garde contre l’homme pieux qui a été trois fois à la Mecque.

Ce fut donc un signe d’aristocratisme que d’avoir fait le pèlerinage de Bayreuth, et un signe de distinction intellectuelle que d’apprécier Wagner malgré sa nationalité. Le préjugé favorable pour lui était créé, et une fois qu’on venait à lui dans ces dispositions, il n’y avait aucune raison pour qu’il n’agit pas sur les hystériques étrangers comme sur ceux de l’Allemagne. Parsifal, notamment, devait complètement subjuguer les néo-catholiques français et les mystiques anglo-américains qui marchent derrière le drapeau de l’Armée du Salut. C’est surtout aussi avec cet opéra que Wagner triomphe auprès de ses admirateurs non allemands. Entendre la musique de Parsifal est devenu l’acte religieux de tous ceux qui veulent recevoir la communion sous forme musicale.

Tels sont les motifs qui expliquent que Wagner ait d’abord conquis l’Allemagne, puis le monde. L’absence de jugement chez la masse qui, dans la psalmodie, récite l’antiphonaire ; l’imitation des musiciens sans originalité qui voyaient de son côté le succès et se cramponnaient aux pans de son habit comme les enfants qui veulent qu’on les emmène avec soi, ces choses firent le reste pour mettre l’univers à ses pieds. De tous les égarements du temps présent, le wagnérisme, le plus répandu, est aussi le plus sérieux. Le théâtre de Bayreuth, les Bayreuther Blætter, la Revue Wagnérienne de Paris, sont des monuments durables qui permettront à l’avenir étonné de mesurer toute l’étendue et toute la profondeur de la dégénérescence et de l’hystérie de notre temps.

VI. Les parodies du mysticisme §

Les formes artistiques et poétiques du mysticisme que nous avons étudiées jusqu’ici peuvent inspirer peut-être des doutes aux esprits superficiels ou insuffisamment renseignés quant à leur source dans la dégénérescence, et se présenter comme des manifestations d’un talent réel et fécond. Mais à côté d’elles en apparaissent d’autres où s’exprime un état d’âme qui fait cependant s’arrêter court et rend perplexe le lecteur même le plus crédule et le plus accessible à la suggestion de la parole imprimée et au charlatanisme s’affichant avec audace. Il se publie des livres et il s’affirme des doctrines dans lesquels le profane lui-même constate la profonde déchéance intellectuelle de leurs auteurs. Celui-ci prétend pouvoir initier le lecteur à la magie et pouvoir faire des prestiges lui-même ; celui-là donne une forme poétique à des délires bien caractérisés et classés par la médecine mentale ; cet autre écrit des livres qui rappellent la façon de penser et de sentir de tout petits enfants ou d’idiots. Une grande partie des œuvres que j’ai ici en vue justifierait, sans autre forme de procès, la mise en tutelle de leurs auteurs. Comme cependant, en dépit de la folie visible de ces œuvres, les « compréhensifs » bien connus s’acharnent à découvrir en elles « de l’avenir », de « nouvelles excitations nerveuses » et des beautés d’espèce mystérieuse, et à les présenter aux gobe-mouches ébahis comme des révélations du génie, il n’est pas superflu de leur consacrer un court examen.

Une portion pas trop grande de mysticisme mène à la foi, une plus grande nécessairement à la superstition, et plus la pensée est confuse et détraquée, plus insensée sera la nature de la superstition. En Angleterre et en Amérique, celle-ci prend le plus ordinairement la forme du spiritisme et de la fondation de sectes. Des hystériques et des détraqués reçoivent des inspirations divines et se mettent à prêcher ou à prédire, ou conjurent les esprits et ont commerce avec les morts. Les histoires de revenants commencent à occuper une large place dans la littérature de fiction de l’Angleterre et à jouer dans les journaux de ce pays le rôle de bouche-trous joué auparavant dans les journaux continentaux par le serpent de mer et le vaisseau-fantôme. Il s’est formé une société qui n’a pas d’autre but que de collectionner des histoires de revenants pour en contrôler la réalité, et même des savants en renom ont été saisis du vertige du surnaturel et condescendent à servir de garants aux aberrations les plus niaises.

En Allemagne aussi le spiritisme a trouvé accès, mais, somme toute, il a jusqu’ici conquis peu de terrain. Il peut y avoir dans les grandes villes quelques petites sociétés spirites ; l’expression anglaise trance y est devenue si familière à quelques détraqués, qu’ils l’ont traduite en allemand par trans, en s’imaginant vraisemblablement, avec l’étymologie populaire, qu’elle signifiait « au-delà », tandis qu’elle est en réalité le mot anglais qui désigne l’« extase », c’est-à-dire l’état dans lequel doit, d’après l’hypothèse des spirites, se trouver le médium qui entre en communication avec le monde des esprits ; mais le spiritisme a exercé encore peu d’influence sur notre littérature. Abstraction faite des derniers romantiques tombés dans l’enfance, notamment des auteurs de tragédies reposant sur l’idée de « la fatalité » (Schicksalstragœdien), peu d’écrivains ont osé introduire dans leurs créations le surnaturel autrement que sous forme de symbole. C’est au plus si, chez Henri de Kleist et Justinus Kerner, il prend une certaine importance, et les lecteurs sains ne considèrent pas cela comme un avantage pour les drames de l’auteur infortuné de La Bataille d’Hermann et pour La Voyante de Prevorst du poète souabe. D’autre part, il convient d’observer que l’élément spectral a précisément valu à ces deux écrivains, dans ces derniers temps, auprès des dégénérés et des hystériques allemands, un regain de jeunesse et de faveur. Maximilien Perty, qui vint évidemment trop tôt, ne rencontra de la part de la génération encore insuffisamment ramollie qui précéda la nôtre, avec ses épais volumes sur les apparitions des esprits, qu’une attention rare et plutôt moqueuse ; et, parmi les contemporains, il n’y a guère que le baron Karl du Prel qui se soit fait une spécialité du monde des revenants dans ses écrits théoriques et dans ses romans. Tout compté, nos œuvres dramatiques et narratives sont encore peu hantées, à peine assez pour donner la chair de poule à une pensionnaire, et chez les écrivains éminents de l’étranger connus en Allemagne, chez Tourgueneff, par exemple, ce ne sont pas non plus les histoires d’apparitions qui attirent le lecteur allemand.

Les quelques voyants que nous avons pour le moment encore en Allemagne tentent également, cela va de soi, de donner à leur trouble d’esprit un vernis scientifique, et ils s’appuient pour cela sur quelques professeurs de mathématiques et de sciences naturelles, qui, disent-ils, sont complètement d’accord avec eux, ou du moins inclinent en partie vers eux. Mais leur tout est uniquement Zœllner, qui offre simplement la triste preuve que le professorat ne préserve pas de la folie, et ils peuvent peut-être invoquer encore des remarques occasionnelles de Heimholtz et d’autres mathématiciens sur les dimensions n (un nombre quelconque), qu’à dessein ou par faiblesse d’esprit mystique ils ont mal comprises. Le mathématicien peut, dans un problème analytique, poser à la place de une, deux ou trois dimensions, des dimensions n, sans que cette substitution change quelque chose à la loi du problème et aux dérivations régulières de celui-ci ; mais il ne lui vient pas à l’idée de se représenter sous l’expression géométrique « nième dimension » quelque chose de donné dans l’espace et de saisissable par les sens. Quand Zœllner, avec l’exemple connu du renversement de la rondelle en caoutchouc, qui, parce qu’il n’est possible que dans la troisième dimension, devrait paraître absolument inimaginable et surnaturel à un être bi-dimensional, croit faciliter la compréhension de la formation d’un nœud dans un anneau fermé comme une action exécutable dans la quatrième dimension, il offre simplement un exemple de plus de la tendance connue du mystique à se leurrer, lui comme les autres, de mots qui semblent signifier quelque chose, qu’un imbécile, le plus souvent aussi, est convaincu de comprendre, mais qui, en réalité, n’expriment aucune idée et ne sont, par conséquent, que de vains sons dénués de signification.

C’est la France qui est en train de devenir la terre promise de la croyance aux apparitions. Les compatriotes de Voltaire ont déjà damé le pion aux pieux Anglo-Saxons sous le rapport du surnaturel. Je n’ai pas en vue par là les classes populaires inférieures, chez lesquelles la Clef des Songes n’a jamais cessé d’être, à côté de l’Almanach et parfois du Paroissien, le seul livre de la maison, ni les belles dames qui de tout temps ont assuré aux somnambules et aux tireuses de cartes de brillantes recettes, mais seulement les représentants mâles des classes cultivées. Des douzaines de sociétés spirites comptent des milliers de membres. Dans de nombreux salons de la meilleure société (meilleure dans le sens aussi de la plus cultivée !), on évoque les morts. Une revue mensuelle, L’Initiation, expose sur un ton profond et en prodiguant les technicismes philosophiques et scientifiques, la doctrine ésotérique des merveilles de l’ultra-terrestre. Une revue qui ne paraît que tous les deux mois, les Annales des sciences psychiques, s’intitule « Recueil d’observations et d’expériences ». A côté de ces deux revues, les plus importantes, il en existe encore toute une série d’autres de tendance semblable, et toutes sont fort répandues. Des travaux absolument spéciaux sur l’hypnotisme et la suggestion ont éditions sur éditions, et c’est devenu une spéculation fructueuse pour les médecins inoccupés, qui se soucient peu de l’opinion de leurs confrères, de compiler sur ce sujet des manuels dépourvus, il est vrai, de toute valeur scientifique, mais que les profanes achètent comme des brioches. A part de rares exceptions, les romans en France n’ont plus de débit, mais des livres sur les phénomènes obscurs de la vie nerveuse s’écoulent brillamment, de telle sorte que des éditeurs habiles donnent à leurs auteurs découragés ce conseil : « Laissez pour le moment les romans, et écrivez sur le magnétisme ».

Quelques-uns des livres parus dans ces dernières années en France sur la magie se rattachent directement aux phénomènes de l’hypnotisme et de la suggestion : par exemple, Les états profonds de l’hypnose, de A. de Rochas, et Traits de lumière, « recherches physiques dédiées aux incrédules et aux égoïstes », de C.-A. de Bodisco. Plusieurs observateurs en ont conclu que les travaux et les découvertes de l’école de Charcot ont donné l’impulsion à tout ce mouvement. L’hypnotisme, disent les partisans de celui-ci, a mis en lumière tant de faits étonnants, que l’on ne peut continuer plus longtemps à douter de l’exactitude de certaines traditions, croyances populaires et récits anciens, que l’on tenait jusqu’ici pour des inventions de la superstition ; possession, ensorcellement, double vue, guérison par l’imposition des mains, prophéties, commerce spirituel à la distance la plus éloignée sans intervention de la parole, ont été l’objet d’une nouvelle interprétation et ont dû être reconnus possibles.

Quoi de plus naturel alors que des esprits de peu ferme équilibre et insuffisamment préparés au point de vue scientifique, soient devenus accessibles au merveilleux contre lequel ils s’étaient défendus tant qu’ils le tenaient pour des contes de nourrice, quand ils le virent apparaître sous le costume de la science et se trouvèrent dans la meilleure société, en y croyant ?

Pour si plausible que semble cette manière de voir, elle n’en est pas moins fausse. Elle attelle la charrue devant les bœufs ; elle confond la cause avec l’effet. Nul homme complètement sain d’esprit n’a été amené par les expériences de la nouvelle science hypnotique à la croyance au merveilleux. Jadis, on n’avait pas pris garde aux phénomènes obscurs, ou l’on avait fermé à dessein les yeux devant eux, parce qu’ils ne se laissaient pas adapter aux systèmes régnants et qu’on les tenait par ce motif pour des billevesées ou des duperies. Depuis douze ans, la science officielle prend connaissance d’eux, et l’on s’en occupe dans les Facultés et les Académies. On ne songe toutefois pas un moment à les tenir pour surnaturels et à soupçonner derrière eux l’action de forces ultra-terrestres, mais on les classe avec tous les autres phénomènes naturels accessibles à l’observation des sens et déterminés par les lois générales de la nature. Notre connaissance a simplement élargi son cadre et accepté un ordre de faits qui auparavant étaient restés en dehors d’elle. Maintes actions de l’hypnose sont expliquées d’une façon plus ou moins satisfaisante ; d’autres ne le sont pas du tout. Mais un esprit sérieux et sain n’attache pas grande importance à cela, car il sait qu’on ne va pas loin dans la prétendue explication des phénomènes, et que le plus souvent nous devons nous contenter de les déterminer d’une manière sûre et de connaître leurs conditions immédiates. Il n’est pas dit non plus que la nouvelle science a épuisé son objet et atteint ses limites. Mais quels que soient l’inconnu et le surprenant qu’elle puisse mettre à jour, il n’est pas douteux pour l’esprit sain qu’il s’agira toujours en cela de choses naturelles, et que les lois élémentaires de la physique, de la chimie et de la biologie ne peuvent être ébranlées par ces découvertes.

Si donc maintenant tant de gens interprètent les phénomènes de l’hypnose comme surnaturels et nourrissent l’espoir que la conjuration des esprits des morts, les voyages aériens sur le manteau magique de Faust, l’omniscience, etc., seront bientôt des arts aussi courants que l’écriture et la lecture, ce ne sont pas les découvertes de la science qui les ont conduits à cette illusion, mais l’illusion existante est heureuse de pouvoir se faire passer pour la science. Loin de se cacher, comme jadis, elle se montre fièrement dans la rue au bras de professeurs et d’académiciens. M. Paulhan a très bien compris la chose : « Ce n’est pas simplement l’amour du fait positif, dit-il, qui a entraîné les esprits ; il y a eu certainement une sorte de revanche de l’amour du merveilleux, de désirs autrefois satisfaits et qui, comprimés à présent, sommeillaient inavoués à l’état latent. La magie, la sorcellerie, l’astrologie, la divination, toutes ces antiques croyances correspondent à un besoin de la nature humaine, celui de pouvoir agir facilement sur le monde extérieur et sur le monde social, celui d’avoir, par des moyens relativement aisés, les connaissances requises pour que cette action soit possible et féconde197 ». La superstition jaillissant avec tant d’impétuosité n’a nullement sa source dans les recherches hypnologiques ; elle s’élance simplement dans le canal creusé par celles-ci. Nous avons déjà fait remarquer ici, à plusieurs reprises, que les déséquilibrés adaptent toujours leurs délires aux idées régnantes et s’emparent avec prédilection, pour les expliquer, des plus récentes découvertes de la science. Les physiciens étaient bien éloignés encore de s’occuper de magnétisme et d’électricité, que déjà les malades atteints du délire des persécutions ramenaient couramment leurs sensations désagréables et leurs hallucinations à des courants électriques ou étincelles que leurs persécuteurs leur envoyaient à travers les murs, les plafonds et les planchers ; et, de nos jours, les dégénérés furent également les premiers à s’approprier les résultats des recherches hypnologiques et à les employer comme preuves « scientifiques » de la réalité des esprits, des anges et des démons. Mais la foi au merveilleux, les dégénérés l’avaient auparavant ; elle est un de leurs traits caractéristiques198, et ce ne sont pas les observations des hypnologistes des écoles de Paris et de Nancy qui l’ont créée.

S’il était besoin d’une autre preuve à l’appui de cette affirmation, on la trouverait dans ce fait que la plupart des « occultistes », comme ils se nomment, évitent, dans leurs traités des arts magiques et des sciences merveilleuses, de s’appuyer sur les résultats des essais hypnologiques, et, sans aucun prétexte de modernité, sans aucune concession à l’honnête science, ils reviennent directement aux plus antiques traditions. Papus (pseudonyme du Dr Encausse) écrit un Traité méthodique de science occulte, énorme volume grand in-octavo de 1050 pages avec 400 figures, qui introduit le lecteur dans la kabbale, la magie, la nécromancie et la chiromancie, l’astrologie, l’alchimie, etc., et auquel un vieil érudit non sans mérite, Adolphe Franck, de l’Institut, a eu l’imprudence de joindre une longue préface élogieuse, probablement sans avoir même ouvert le livre. Stanislas de Guaita, que les adeptes révèrent craintivement comme le maître par excellence en matière d’art magique et comme archi-sorcier, donne deux traités, Au seuil du Mystère et Le Serpent de la Genèse, d’une profondeur obscure auprès de laquelle Nicolas Flamel, le grand alchimiste que nul mortel n’a jamais compris, paraît clair et transparent comme le cristal. Ernest Bosc se limite à la doctrine de la sorcellerie des anciens Égyptiens. Son livre : Isis dévoilée ou l’Égyptologie sacrée, a pour sous-titre : « Hiéroglyphes, papyrus, livres hermétiques, religion, mythes, symboles, psychologie, philosophie, morale, art sacré, mystères, initiation, musique ». Nehor a également sa spécialité. De même que Bosc dévoile les mystères égyptiens, Nehor révèle les mystères assyrio-babyloniens. Les Mages et le Secret magique, tel est le titre de la modeste brochure dans laquelle il nous initie aux sorcelleries les plus profondes des mobeds ou templiers chaldéens.

Si je ne m’étends pas davantage sur ces livres, qui ont trouvé des lecteurs et des admirateurs, c’est que je ne suis pas convaincu de leur sérieux. Leurs auteurs lisent et traduisent si couramment des textes égyptiens, hébreux et assyriens qu’aucun orientaliste de profession n’a encore déchiffrés, ils citent si fréquemment et si amplement des livres qui ne se trouvent dans aucune bibliothèque au monde, ils donnent avec une mine si intrépide des instructions minutieuses pour éveiller les morts, maintenir la jeunesse éternelle, entrer en rapport avec les habitants de Sirius, prophétiser par-delà toutes les limites de temps et d’espace, qu’on ne peut se défendre de l’impression qu’ils ont voulu se moquer de sang-froid du lecteur.

Un seul de tous ces maîtres-sorciers est assurément de bonne foi, et comme il est en même temps de beaucoup le plus considérable parmi eux au point de vue intellectuel, je veux m’occuper un peu à fond de lui. Il s’agit de M. Joséphin Péladan. Il s’est attribué lui-même le titre royal assyrien de « sar », sous lequel il est généralement connu ; les pouvoirs publics seuls ne le lui donnent pas, mais ceux-ci ne reconnaissent en France aucune noblesse. Il affirme descendre des anciens mages et posséder tous les legs intellectuels de Zoroastre, de Pythagore et d’Orphée. Il est en outre l’héritier direct des templiers et des rose-croix et a fondu ensemble les deux ordres, qu’il a fait revivre sous la forme nouvelle d’« ordre de la Rose-Croix ». Il s’habille archaïque ment d’un pourpoint de satin bleu ou noir ; il assujettit sa chevelure et sa barbe noires merveilleusement abondantes aux formes en usage chez les Assyriens ; il emploie une grande écriture droite rappelant à s’y méprendre celle du moyen âge, écrit de préférence avec de l’encre rouge ou jaune, et dans l’angle de son papier à lettres est dessinée, comme marque distinctive de sa dignité, une couronne royale assyrienne avec les rois renflements serpentins ouverts par devant. Il a comme armes le symbole de son ordre : sur un écu divisé de sable et d’argent, un calice d’or surmonté d’une rose pourpre à deux ailes éployées et chargée d’une croix latine de sable. L’écu est couronné d’un diadème avec trois pentagrammes en guise de pointes. M. Péladan a nommé toute une série de commandeurs et de dignitaires de son ordre (grands-prieurs, archontes, esthètes), qui compte en outre des postulants et grammairiens ou élèves. Il possède un costume particulier de grand-maître et de sar (Alexandre Séon a fait ainsi son portrait en pied), et un compositeur faisant partie de l’ordre a composé à son usage une fanfare qui doit être jouée à son entrée, dans les circonstances solennelles. Il se sert de formules extraordinaires. Il qualifie ses lettres de « mandements ». Il appelle les personnes auxquelles il les adresse, ou « magnifiques », ou « pairs », à l’occasion aussi « très cher adelphe » ou « synnoède ». Il ne leur dit pas : Monsieur, mais : Votre Seigneurie. Le début porte : « Salut, lumière et victoire en Jésus-Christ, le seul Dieu, et en Pierre, le seul roi », ou : « Ad Rosam per Crucem, ad Crucem per Rosam, in eâ, in eis gemmatus resurgam ». C’est en même temps la devise de l’ordre de la Rose-Croix. On lit habituellement à la fin : « Amen. Non nobis, Domine, non nobis, sed nominis tui gloriæ solæ ». Il écrit le nom de son ordre avec une croix intercalée dans le milieu, de cette façon : Rose ┼ Croix. Il qualifie ses romans d’« éthopées », lui-même d’« éthopoète », ses drames de « wagnéries », et le résumé de leur contenu, d’« eumolpées ». : Chacun de ses livres est orné d’une grande quantité d’images symboliques. Celle qui reparaît le plus souvent est une vignette montrant sur une colonne une forme accroupie à tête de femme soufflant des flammes et à poitrine féminine, avec des pattes de lion et l’arrière-train d’une guêpe ou d’une libellule se terminant en un appendice semblable à une queue de poisson. L’œuvre elle-même est toujours précédée de quelques préfaces, introductions et invocations, et souvent suivie aussi de pages du même genre. Je prends comme exemple le livre intitulé : Comment on devient Mage199. Après le double titre orné d’un grand nombre d’images symboliques (taureaux ailés assyriens, la rose-croix mystique, etc.), vient une longue dédicace « au comte Antoine de la Rochefoucauld, grand-prieur du Temple, archonte de la Rose-Croix ». Puis on rencontre en latin une « prière de saint Thomas d’Aquin, très propre à prémunir le lecteur contre les erreurs possibles de ce livre » ; ensuite un « élenctique » qui renferme une espèce de profession de foi catholique ; après cela, une invocation « aux ancêtres » dans le style des prières chaldéennes ; enfin une longue allocution « au jeune homme contemporain », après quoi commence seulement le livre proprement dit.

En tête de chaque chapitre se trouvent neuf formules mystérieuses. Citons-en deux exemples. « I. Le Néophyte. Nom divin : Jud. (La lettre hébraïque qui porte ce nom).

Sacrement : Baptême. Vertu : Foi. Don : Crainte de Dieu. Béatitude : Pauvreté d’esprit. Œuvre : Instruire. Ange : Michaël. Arcane : l’Unité. Planète : Samas. — II. La Société. Nom divin : El-lah (en caractères hébraïques inexactement transcrits, du reste, puisqu’ils doivent être lus effectivement : jah-el). Sacrement : Confirmation. Vertu : Espérance. Don : Piété. Béatitude : Douceur. Œuvre : Conseiller. Ange : Gabriel. Arcane : Le Binaire. Planète : Sin ».

Quant au reste de l’immense volume, je crois inutile d’en faire des citations. Il est en conformité complète avec ces titres de chapitres.

Les romans ou « éthopées » de M. Péladan, dont neuf ont paru jusqu’ici, mais que l’auteur doit porter jusqu’à quatorze, sont ordonnés par groupes de sept, le nombre mystique. M. Péladan a même établi un « schéma de concordance200 » qui a la prétention de résumer leurs principales idées directrices. Écoutons de quelle façon il explique ses œuvres :

« Premier septénaire. — I. Le Vice suprême. Diathèse morale et mentale de la décadence latine. Mérodack, sommet de volonté consciente, type d’entité absolue ; Alta, prototype du moine en contact avec le monde ; Courtenay, homme-destin insuffisant, envoûté par le fait accompli social ; L. D’Este, l’extrême fierté, le grand style dans le mal ; Coryse, la vraie jeune fille ; La Nine, androgyne, mauvais ou mieux, Gynandre ; Dominicaux, pervers conscients, caractère d’irrémédiabilité résultant d’une théorie, esthétique spécieuse pour chaque vice, qui tue la notion et partant la conversion. Chaque roman a un Mérodack, c’est-à-dire un principe orphique abstrait en face d’une énigme idéale.

« Il. Curieuse. Phénoménisme clinique collectif parisien. Éthique : Nébo ; volonté sentimentale systématique. Érotique : Paule passionnée à prisme androgyne. La grande horreur, la Bête à deux dos, dans la Gynandre (IX) se métamorphose en dépravations unisexuelles. Curieuse, c’est le tous les jours et tout le monde de l’instiuct, la Gynandre, la minuit gœthique et l’exceptionnel, etc. ».

Que cette « concordance » soit de nature à donner même la plus légère idée du contenu des romans de M. Péladan, je ne le crois pas un instant. Je veux donc dire quelques mots de ceux-ci en langage non magique.

Ils se meuvent tous dans ces trois cercles d’idées qui se pénètrent et s’entre-croisent diversement les uns les autres : le suprême but intellectuel de l’homme est d’entendre la musique de Richard Wagner et de l’apprécier complètement ; le plus haut développement de la moralité consiste à renoncer à la sexualité et à se transformer en un être hybride bisexuel (androgyne et gynandre) ; l’homme supérieur peut quitter et reprendre son corps à volonté, planer dans l’espace en qualité d’« être astral » et asservir à sa volonté la puissance surnaturelle tout entière du monde des esprits, les bons comme les mauvais.

Dans chaque roman apparaît en conséquence un héros qui réunit en lui les marques distinctives des deux sexes et combat avec horreur les instincts sexuels vulgaires, joue la musique de Wagner ou en jouit, vit lui-même quelque scène du théâtre wagnérien, et conjure les esprits ou doit repousser leurs attaques.

En scrutant les origines de toutes ces idées délirantes, on se rendra compte sans difficulté comment elles sont nées. En lisant la Bible, M. Péladan tomba sur le nom du roi babylonien Mérodak Béladan. La similitude de son entre « Béladan » et « Péladan » incita sa fantaisie à établir des rapports entre lui-même et le roi babylonien de la Bible, et une fois cette idée née, il trouva dans le galbe de son propre visage, dans la couleur de ses cheveux et la forme de sa barbe, des ressemblances avec les têtes des rois d’Assyrie représentées sur les plaques d’albâtre du palais de Ninive. L’idée put ainsi lui venir facilement qu’il était peut-être un descendant de Béladan ou d’autres rois assyriens, ou du moins que ce serait chose curieuse s’il l’était. Et il continua à travailler cette pensée, jusqu’à ce qu’il prît un jour résolument le titre de « sar ». Et s’il descendait des rois de Babylone, il pouvait être aussi l’héritier de la sagesse des Mages. Il commença en conséquence à proclamer les doctrines ésotériques de la magie.

A ces rêveries s’ajoutèrent ensuite les impressions qu’il reçut, dans un pèlerinage à Bayreuth, de Tristan et surtout de Parsifal. Il s’enfonça en imagination dans la légende du Graal, se voyait lui-même en chevalier du Graal, et créa son ordre de la Rose-Croix, qui est entièrement composé de réminiscences du Parsifal. Son invention de l’être hybride asexuel témoigne que son imagination est vivement préoccupée de représentations ayant un caractère génésique et cherche inconsciemment à idéaliser des « instincts sexuels contraires ».

La vie psychique de M. Péladan permet de suivre en un exemple excessivement clair les voies de la pensée mystique. Il est absolument dominé par l’association d’idées. Une assonance fortuite éveille en lui une série d’idées qui le pousse irrésistiblement à se proclamer roi assyrien et mage, sans que son attention soit en état de lui représenter qu’on puisse se nommer Péladan sans devoir pour cela descendre d’un Béladan biblique. Le flux de paroles dénué de sens des scholastiques du moyen âge le séduit, parce que ce flux se meut incessamment dans une « pensée analogique », c’est-à-dire parce qu’il suit exclusivement le jeu de l’association d’idées provoquée par les ressemblances les plus secondaires, les plus extérieures. Il subit avec la plus grande facilité chaque suggestion artistique. S’il entend les opéras de Wagner, il croit être un personnage wagnérien ; s’il poursuit des lectures sur les templiers et les rose-croix, il est grand maître du Temple et de tous les autres ordres secrets. Il a l’émotivité sexuelle particulière aux dégénérés supérieurs, et celle-ci lui inspire une étrange figure fabuleuse qui, à la fois chaste et concupiscente, incarne d’une façon étonnamment démonstrative les combats secrets qui se livrent dans sa conscience entre les instincts maladivement exacerbés et le jugement qui reconnaît leur danger.

M. Péladan croit-il à la réalité de ses représentations illusoires ? Autrement dit, se prend-il au sérieux ? La réponse à cette question n’est pas aussi simple que plusieurs le supposent peut-être. Les deux êtres que renferme l’esprit de chaque homme sont, chez des natures comme celle de M. Péladan, en proie à un étrange conflit. L’inconscient en lui se fond complètement avec le rôle de sar, mage, chevalier du Graal, grand-maître d’ordre, etc., qu’il a inventé ; la conscience sait que tout cela est absurde, mais elle y trouve un plaisir artistique et laisse faire l’inconscient. C’est ainsi que les fillettes qui jouent à la poupée les caressent ou les punissent et les traitent comme si c’était un être vivant, tout en voyant bien au fond qu’elles n’ont devant elles qu’un objet en cuir et en porcelaine.

Le jugement de M. Péladan n’a pas d’empire sur son impulsion inconsciente. Il n’est pas en son pouvoir de renoncer au rôle d’un sar ou d’un mage, ou de ne plus se poser en grand-maître d’un ordre. Il ne peut s’empêcher de revenir continuellement à son absurdité « androgyne ». Tous ces égarements, de même que l’invention de néologismes et la prédilection pour les symboles, les titres longuement détaillés et les préfaces qui s’emboîtent les unes dans les autres, si caractéristiques pour les dégénérés supérieurs, proviennent des profondeurs de ses dispositions organiques et se dérobent à l’action de ses centres plus élevés. Dans sa partie consciente, l’activité cérébrale de M. Péladan est riche et belle. Il y a dans ses romans des pages à ranger parmi les plus magnifiques qui soient sorties d’une plume contemporaine. Son idéal moral est haut et noble. Il poursuit d’une haine ardente tout ce qui est bas et vulgaire, l’égoïsme, la fausseté, la soif des jouissances sous toutes les formes, et ses personnages sont des âmes absolument altières qui ne s’occupent que des intérêts les plus dignes, plutôt artistiques, il est vrai, de l’humanité. Il est profondément regrettable que l’envahissement d’idées mystiques maladives frappe d’une stérilité complète son talent peu ordinaire.

A une très grande distance au-dessous de M. Péladan, nous trouvons M. Maurice Rollinat, qui doit cependant être cité, d’abord parce qu’il incarne, d’une façon très instructive, une forme déterminée de dégénérescence mystique, et ensuite parce que tous les hystériques français et beaucoup d’hystériques étrangers célèbrent en lui un grand poète.

Dans ses poésies, qu’avec une connaissance caractéristique de lui-même il intitule Les Névroses201, il trahit tous les stigmates de dégénérescence qui désormais doivent être assez familiers au lecteur pour qu’il suffise de les signaler.

Il sent en lui des instincts criminels (Le Fantôme du Crime) :

La mauvaise pensée arrive dans mon âme
En tous lieux, à toute heure, au fort de mes travaux…
J’écoute malgré moi les notes infernales
Qui vibrent dans mon cœur où Satan vient cogner ;
Et bien que j’aie horreur des viles saturnales
Dont l’ombre seulement suffit pour m’indigner,
J’écoute malgré moi les notes infernales…
Le fantôme du crime à travers ma raison
Y rôde (dans mon crâne)…
Le meurtre, le viol, le vol, le parricide
Passent dans mon esprit comme un farouche éclair….

Le spectacle de la mort et de la putréfaction a pour lui une grande force d’attraction ; il se repaît de la pourriture et se délecte de la maladie. Voyons-en des exemples empruntés à différentes pièces :

Ma spectrale adorée, atteinte par la mort,
Jouait donc devant moi, livide et violette…
Osseuse nudité, chaste dans sa maigreur !
Beauté de poitrinaire aussi triste qu’ardente !…
Auprès d’elle une bière…
Ouvrait sa gueule oblongue avec avidité
Et semblait rappeler…
(L’Amante macabre.)
Mademoiselle Squelette !
Je la surnommais ainsi :
Elle était si maigrelette !
Crachant une gouttelette
De sang très peu cramoisi…
Elle était si maigrelette !…
Sa phtisie étant complète ; …
Sa figure verdelette…
Un soir, à l’espagnolette
Elle vint se pendre ici.
Horreur ! une cordelette
Décapitait sans merci
Mademoiselle Squelette :
Elle était si maigrelette !
(Mademoiselle Squelette).
Pour arracher la morte aussi belle qu’un ange
Aux atroces baisers du ver,
Je la fis embaumer dans une boite étrange.
C’était par une nuit d’hiver.
On sortit de ce corps glacé, raide et livide,
Ses pauvres organes défunts,
Et dans ce ventre ouvert aussi saignant que vide
On versa d’onctueux parfums…
(La Morte embaumée).
Viande, sourcils, cheveux, ma bière et mon linceul,
La tombe a tout mangé : sa besogne est finie…
Mon crâne a constaté sa diminution,
Et, résidu de mort qui s’écaille et s’émiette,
J’en viens à regretter la putréfaction
Et le temps où le ver n’était pas à la diète…
(Le mauvais Mort).

Cette perversion du goût s’observe assez fréquemment chez les aliénés. Elle inspire simplement à M. Rollinat des vers écœurants. Il en est d’autres qu’elle mène à l’absorption avide d’excrétions humaines, et, sous ses pires formes, à l’amour avec les cadavres (nécrophilie).

Une violente excitation érotomane s’exprime dans une série de pièces du volume (Les Luxures), qui ne célèbrent pas seulement la sensualité la plus débridée, mais aussi toutes les aberrations de la psychopathie sexuelle.

Ce qui frappe le plus, cependant, ce sont les sensations de terreur vague qui remplissent continuellement l’auteur. Tout lui inspire de l’angoisse, tous les spectacles de la nature lui paraissent enfermer un effrayant mystère ; il attend toujours, en tremblant, quelque chose inconnue, mais épouvantable.

Je frissonne toujours à l’aspect singulier
De certaine bottine ou de certain soulier.
Oui (que pour me railler vos épaules se haussent !)
Je frissonne : et soudain, songeant au pied qu’ils chaussent,
Je me demande : « Est-il mécanique ou vivant ? »…
(Le Maniaque).
Ma chambre est pareille à mon âme…
Des rideaux lourds et très antiques
Se crispent sur le lit profond ;
De longs insectes fantastiques
Dansent et rampent au plafond.
Quand l’heure sonne à ma pendule,
Elle fait un bruit alarmant ;
Chaque vibration ondule
Et se prolonge étrangement…

Meubles, tableaux, fleurs, livres même,
Tout sent l’enfer et le poison,
Et comme un drap, l’horreur qui m’aime
Enveloppe cette prison….
(La Chambre).
Elle (la bibliothèque) faisait songer aux très vieilles forêts.
Treize lampes de fer, oblongues et spectrales,
Y versaient jour et nuit leurs clartés sépulerales
Sur ses livres fanés pleins d’ombre et de secrets.
Je frissonnais toujours lorsque j’y pénétrais :
Je m’y sentais, parmi des brumes et des râles,
Attiré par les bras des treize fauteuils pâles
Et scruté par les yeux des treize grands portraits…
(La Bibliothèque).
Dans le marais plein de rancune
Qui poisse et traverse ses bas,
Il s’entend appeler très bas
Par plusieurs voix qui n’en font qu’une.

Il trouve un mort en faction
Qui tourne sa prunelle mate
Et meut sa putréfaction
Avec un ressort d’automate.

Je montre à ses yeux consternés
Des feux dans les maisons désertes,
Et dans les parcs abandonnés
Des parterres de roses vertes…
Et la vieille croix des calvaires
De loin le hèle et le maudit,
En repliant ses bras sévères,
Qu’elle dresse et qu’elle brandit.
(La Peur).

Je ne veux pas multiplier ces échantillons jusqu’à satiété, et je me contenterai de citer seulement encore les titres de quelques-unes de ces poésies : L’Enterré vif, Le Soliloque de Troppmann, Le Bourreau monomane, Le Monstre, Le Fou, La Céphalalgie, La Maladie, L’Enragée, Les Yeux morts, Le Gouffre, Les Larmes, L’Angoisse, Les Agonies lentes, L’Ensevelissement, La Bière, Le Glas, La Putréfaction, Rondeau du Guillotiné, etc.

Toutes ces poésies sont les produits d’un délire que l’on observe fréquemment chez les dégénérés. Dostojewski, qui était, on le sait, atteint d’aliénation mentale, en a aussi souffert. « Dès que venait le crépuscule », dit-il de lui-même, « je tombais par degrés dans cet état d’âme qui s’empare de moi, si souvent, la nuit, depuis que je suis malade, et que j’appellerai frayeur mystique. C’est une crainte accablante de quelque chose que je ne puis définir ni concevoir, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut-être va se réaliser soudain, à cette minute même, apparaître et se dresser devant moi, comme un fait inexorable, horrible, difforme ». (Humiliés et Offensés, p. 55202). Legrain cite un dégénéré fou dont la folie commença « par des sensations d’angoisse, par des craintes imaginaires203 ». Le professeur Kowalewski indique, comme degrés des troubles intellectuels de la dégénérescence, en premier lieu la neurasthénie, en second lieu les obsessions et les sentiments d’angoisse maladifs204. Legrand du Saulle205 et Morel206 décrivent cet état de crainte vague non fondée et forment pour lui le mot assez peu heureux de « panophobie ». Magnan le nomme plus exactement « anxiomanie », folie angoissante, et le considère comme un stigmate très habituel de la dégénérescence. La folie angoissante est une erreur de la conscience qui est remplie de représentations de crainte et en place la cause dans le monde extérieur, tandis qu’en réalité elles sont produites par des processus pathologiques se passant dans l’intimité des organes. Le malade se sent oppressé et inquiet, et il impute aux phénomènes qui l’entourent un aspect menaçant et sinistre pour s’expliquer à lui-même sa terreur dont la cause lui échappe, parce qu’elle a ses racines dans l’inconscient.

Si nous avons vu en Maurice Rollinat le poète de l’anxiomanie, nous allons voir en un autre écrivain dont le nom, dans ces deux dernières années, s’est répandu au loin, le Belge Maurice Mæterlinck, un exemple du mysticisme devenu absolument enfantin et idiotement incohérent. C’est surtout dans ses poésies que son état d’esprit se révèle de la manière la plus caractéristique207. Empruntons-leur quelques citations.

Voici la première pièce du recueil :

Ô serre au milieu des forêts !
Et vos portes à jamais closes !
Et tout ce qu’il y a sous votre coupole !
Et sous mon âme en vos analogies !

Les pensées d’une princesse qui a faim,
L’ennui d’un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables.

Allez aux angles les plus tièdes !
On dirait une femme évanouie un jour de moisson,
Il y a des postillons dans la cour de l’hospice ;
Au loin, passe un chasseur d’élans devenu infirmier.

Examinez au clair de lune !
(Oh ! rien n’y est à sa place I)
On dirait une folle devant les juges,
Un navire de guerre à pleines voiles sur un canal,
Des oiseaux de nuit sur des lys,
Un glas vers midi,
(Là-bas sous ces cloches !)
Une étape de malades dans la prairie,
Une odeur d’éther un jour de soleil.

Mon Dieu ! mon Dieu ! quand aurons-nous la pluie,
Et la neige et le vent dans la serre !

Ces successions de mots idiots sont intéressantes au point de vue psychologique, car elles laissent reconnaître avec une clarté instructive ce qui se passe dans un cerveau détraqué. La conscience n’élabore plus une idée fondamentale ou centrale. Les représentations surgissent telles que l’association d’idées purement mécanique les évoque. Nulle attention ne cherche à mettre de l’ordre dans le tumulte des images qui vont et qui viennent, à séparer celles qui n’ont pas de rapports raisonnables entre elles, à supprimer celles qui se contredisent, et à unir logiquement en une série unitaire celles qui sont apparentées.

Voyons encore, dans ces poésies, quelques exemples d’une suite d’idées exclusivement dominée par l’association d’idées affranchie de tout contrôle. Voici une pièce intitulée Cloches de verre.

Ô cloches de verre !
Etranges plantes à jamais à l’abri !
Tandis que le vent agite mes sens au dehors !
Toute une vallée de l’âme à jamais immobile !
Et la tiédeur enclose vers midi !
Et les images entrevues à fleur du verre !

N’en soulevez jamais aucune !
On en a mis plusieurs sur d’anciens clairs de lune.
Examinez à travers leurs feuillages :
Il y a peut-être un vagabond sur le trône,
On a l’idée que des corsaires attendent sur l’étang,
Et que des êtres antédiluviens vont envahir les villes.

On en a placé sur d’anciennes neiges.
On en a placé sur de vieilles pluies.
(Ayez pitié de l’atmosphère enclose !)
J’entends célébrer une fête un dimanche de famine,
Il y a une ambulance au milieu de la maison,
Et toutes les filles du roi errent un jour de diète à travers les prairies.

Examinez surtout celles de l’horizon !
Elles couvrent avec soin de très anciens orages,
Oh ! il doit y avoir quelque part une énorme flotte sur un marais !
Et je crois que les cygnes ont couvé des corbeaux !
(On entrevoit à peine à travers les moiteurs)

Une vierge arrose d’eau chaude les fougères,
Une troupe de petites filles observe l’ermite en sa cellule,
Mes sœurs sont endormies au fond d’une grotte vénéneuse !

Attendez la lune et l’hiver,
Sur ces cloches éparses enfin sur la glace.

En voici une autre, Ame.

Mon âme !
Ô mon âme vraiment trop à l’abri !
Et ces troupeaux de désirs dans une serre !
Attendant une tempête sur les prairies !
Allons vers les plus malades :
Ils ont d’étranges exhalaisons !
Au milieu d’eux, je traverse un champ de bataille avec ma mère.
On enterre un frère d’armes à midi,
Tandis que les sentinelles prennent leur repas.

Allons aussi vers les plus faibles :
Ils ont d’étranges sueurs ;
Voici une fiancée malade,
Une trahison le dimanche
Et de petits enfants en prison.
(Et plus loin, à travers la vapeur,)
Est-ce une mourante à la porte d’une cuisine ?
Ou une sœur épluchant des légumes au pied du lit d’un incurable ?

Allons enfin vers les plus tristes :
(En dernier lieu, car ils ont des poisons.)
Oh ! mes lèvres acceptent les baisers d’un blessé !
Toutes les châtelaines sont mortes de faim, cet été, dans les tours de mon âme !
Voici le petit jour qui entre dans la fête !
J’entrevois des brebis le long des quais Et il y a une voile aux fenêtres de l’hôpital !

Il y a un long chemin de mon cœur à mon âme !
Et toutes les sentinelles sont mortes à leur poste !

Il y a eu un jour une pauvre petite fête dans les faubourgs de mon âme !
On y fauchait la ciguë un dimanche matin ;
Et toutes les vierges du couvent regardaient passer les vaisseaux
Sur le canal, un jour de jeûne et de soleil.
Tandis que les cygnes souffraient sous un pont vénéneux ;
On émondait les arbres autour de la prison,
On apportait des remèdes une après-midi de juin,
Et des repas de malades s’étendaient à tous les horizons !
Mon âme !
Et la tristesse de tout cela, mon âme ! et la tristesse de tout cela !

Rien ne serait plus aisé que de composer, sur le modèle de ces « poésies », d’autres pièces qui dépasseraient même celles de Mæterlinck, celle-ci par exemple : Ô fleurs !

Et l’on gémit si lourdement sous ces très anciens impôts !
Un sablier contre lequel le chien aboie en mai,
Et l’étrange enveloppe de lettre du nègre qui n’a pas dormi.
Une grand’mère qui mangerait des oranges Et ne pourrait écrire !
Des matelots en ballon, mais bleus ! bleus !
Sur le pont ce crocodile,
Et l’agent de la police à la joue enflée Fait des signes, silencieux !
O ! deux soldats dans l’étable,
Et le rasoir est ébréché !
Mais ils n’ont pas gagné le gros lot.
Et sur la lampe il y a des taches d’encre, etc.

Mais à quoi bon parodier Mæterlinck ? Son genre ne supporte aucune parodie, vu qu’il atteint déjà les bornes extrêmes de l’idiotie, et il n’est pas non plus très digne de la part d’un esprit sain de se moquer d’un pauvre diable d’idiot.

Quelques poésies de Mæterlinck sont simplement composées d’assonances rapprochées les unes des autres sans égard au sens et à la signification, comme, par exemple, la courte pièce intitulée Ennui :

Les paons nonchalants, les paons blancs ont fui,
Les paons blancs ont fui l’ennui du réveil ;
Je vois les paons blancs, les paons d’aujourd’hui,
Les paons en allés pendant mon sommeil,
Les paons nonchalants, les paons d’aujourd’hui,
Atteindre indolents l’étang sans soleil,
J’entends les paons blancs, les paons de l’ennui,
Attendre indolents les temps sans soleil.

On s’explique le choix de ces mots : ils renferment presque tous la voyelle nasale « en » ou « an » ou « aon ». C’est un cas de cette forme d’écholalie qui n’est pas rare chez les aliénés. Un tel malade dit, par exemple (en allemand) : Man kann dann ran Mann wann Clan Bann Schwan Hahn, et il continue à débiter avec monotonie cette psalmodie, jusqu’à ce qu’il se fatigue ou qu’un mot prononcé devant lui devienne le point de départ d’une nouvelle série de rimes.

Quand on lit avec quelque attention les poésies de Mæterlinck, on reconnaît bientôt que les images confuses qui s’y suivent pêle-mêle, comme dans un rêve, sont empruntées à un cercle très restreint de représentations qui renferment une émotion, soit pour tout le monde, soit seulement pour lui. « Étrange », « vieux », « lointain », sont les adjectifs qu’il répète continuellement ; ils ont cela de commun qu’ils indiquent quelque chose de vague, de difficile à reconnaître, de reculé jusqu’à l’extrême horizon, et répondent ainsi au nébuleux penser mystique. Un autre adjectif qui le fait rêver est « lent ». Il produit aussi cet effet sur les symbolistes français, qui pour cette raison l’aiment beaucoup. Ils l’associent manifestement à la représentation des mouvements du prêtre lisant sa messe, et il éveille en eux les émotions de la foi mystique. Ils trahissent cette association d’idées, en ce qu’ils emploient fréquemment « lent » à côté de « hiératique ». Mæterlinck songe en outre continuellement à des hôpitaux avec leurs malades et à tout ce qui en fait partie (religieuses, remèdes, opérations chirurgicales, bandages, etc.), à des canaux couverts de bateaux et de cygnes, et à des princesses. Les hôpitaux, ainsi que les canaux qui forment un trait du paysage belge, sont peut-être liés aux premières impressions de son enfance et produisent en lui, pour cette raison, des émotions. Mais les princesses enfermées dans des tours, souffrant la faim, s’égarant, pateaugeant à travers les marais, etc., lui sont incontestablement demeurées dans l’imagination à la suite de la lecture des puériles ballades des préraphaélites, dont celle de Swinburne a été reproduite, comme échantillon, dans un chapitre précédent. Hôpitaux, canaux, princesses : tels sont les tableaux qui reparaissent toujours, avec l’opiniâtreté d’obsessions, et qui, seuls, laissent apercevoir quelques contours un peu arrêtés, au milieu du chaos nébuleux de son galimatias.

Quelques-unes des poésies de Mæterlinck sont écrites dans la forme poétique traditionnelle ; d’autres, au contraire, n’ont ni mesure ni rime, et consistent en lignes de prose de longueur arbitrairement changeante, non à la façon des poésies libres de Goethe ou des Lieder de la mer du Nord de Henri Heine, qui voguent d’un mouvement rythmique fortement accusé, mais aussi sourdes, cahotantes et boiteuses qu’une énumération d’inventaire. Ces pièces sont une imitation servile des éjaculations de Walt Whitman, cet Américain fou pour lequel Mæterlinck, conformément à la loi d’attraction mutuelle des aliénés entre eux, devait nécessairement éprouver de la sympathie.

Je voudrais placer ici quelques remarques sur Walt Whitman, qui est également une des idoles auxquelles les dégénérés et les hystériques des deux mondes dressent depuis quelque temps des autels. Lombroso le range expressément parmi les « génies fous208 ». Fou, Walt Whitman l’était sans aucun doute. Mais un génie ? Cela serait difficile à prouver. C’était un vagabond et un infâme débauché, et ses poésies renferment des explosions d’érotomanie comme on n’en voit guère un second exemple d’une égale impudeur naïve dans la littérature signée d’un nom d’auteur209. Il doit précisément sa réputation à ces pièces bestialement sensuelles qui ont commencé par attirer sur lui l’attention de tous les saligauds américains. Il est atteint de folie morale et incapable de distinguer entre le bien et le mal, la vertu et le vice. « Telle est la profonde doctrine de l’impressionnabilité », dit-il à un endroit : « ni préférence, ni exclusion. Le nègre à tête crépue, le bandit des grands chemins, le malade, l’ignorant, nul n’est renié ». Et, ailleurs, il déclare qu’il « aime d’un même amour l’assassin et voleur, l’homme pieux et bon ». Un radoteur américain, W. D. O’Connor, l’a appelé pour cette raison « the good grey Poet » (le bon vieux poète). Mais nous savons que cette « bonté », qui est en réalité de l’obtusion morale et de la sensiblerie maladive, accompagne fréquemment la dégénérescence et apparaît même chez les plus cruels assassins, chez Ravachol, par exemple. Walt Whitman est atteint de la folie des grandeurs et dit de lui-même : « A partir de cette heure, je décrète que mon être est affranchi de toutes les barrières et limites ; je vais où je veux, maître incontesté et absolu de moi-même. Je respire profondément dans l’espace. L’Est et l’Ouest sont à moi. A moi sont le Nord et le Sud. Je suis plus grand et meilleur que moi-même l’avais pensé. J’ignorais qu’il y eût en moi tant d’infinie bonté… Celui qui me renie ne me cause aucune peine. Celui ou celle qui me reconnaît sera béni et me bénira. ». Il est atteint de folie mystique, et il s’écrie : « J’ai le sentiment de tout, je suis tout et crois à tout. Je crois que le matérialisme est vrai et que vrai aussi est le spiritualisme ; je ne rejette rien ». Et dans un autre passage encore plus caractéristisque : « Santa spirita ! (sic). Souffle, vie, au-delà de la lumière, plus léger que la lumière, au-delà des flammes de l’enfer, joyeux, sautant légèrement par-dessus l’enfer, au-delà du paradis, parfumé seulement par mon parfum, saisissant toute vie sur la terre, atteignant et comprenant Dieu, comprenant le Sauveur et Satan, pénétrant tout (car que serait tout, que serait Dieu sans moi ?), essence des formes, vie des identités réelles, vie du grand globe rond du soleil et des étoiles et de l’homme, moi, l’âme universelle… ». Dans ses poésies patriotiques il flagorne cette corrompue démocratie d’argent américaine qui achète les suffrages, suborne les fonctionnaires et abuse du pouvoir, et il rampe devant la suffisance yankee la plus arrogante. Dans ses poésies guerrières, les célèbres Drum Taps (Roulements de tambour), ce qu’on remarque surtout, c’est l’amphigouri fanfaron et le pathos creux. Ses morceaux purement lyriques avec leurs « ô ! » et leurs « ah ! » extatiques, leurs phrases doucereuses de fleurs, prairies, printemps et soleil, rappellent les endroits les plus arides, les plus douceâtres et les plus mollasses de notre vieux Gessner, heureusement enterré et oublié. En tant qu’homme, Walt Whitman offre une ressemblance surprenante avec Paul Verlaine, dont il partageait tous les stigmates de dégénérescence, le genre de destinée, et, chose étonnante, même l’ankylose rhumatismale. En tant que poète, il a renoncé à la strophe arrêtée, comme trop difficile, à la mesure et à la rime, comme trop gênantes, il a donné carrière à sa fuite d’idées émotive en exclamations hystériques auxquelles la définition de « prose devenue folle » convient infiniment mieux qu’aux braves hexamètres réguliers de Klopstock. Le parallélisme des psaumes et le style éruptif de Jérémie semblent lui avoir, à son insu, servi de modèles. Nous avons eu, au siècle précédent, les Paramythies de Herder et l’insupportable « prose poétique » de Gessner déjà mentionné. Notre goût sain n’a pas tardé à nous faire reconnaître tout ce qu’il y a de peu artistique et de rétrograde dans ce style informe, et depuis un siècle cette aberration du goût n’a plus trouvé chez nous un seul imitateur. Les admirateurs hystériques de Walt Whitman louent au contraire chez lui, comme « de l’avenir », ce retour à une mode surannée, et voient une invention du génie dans ce qui n’est que l’incapacité d’un travail méthodique. Néanmoins, il est intéressant de signaler que deux personnalités aussi dissemblables que Richard Wagner et Walt Whitman sont arrivées sur des terrains différents, sous la contrainte des mêmes motifs, au même but : celui-là à la « mélodie infinie », qui n’est plus une mélodie ; celui-ci à des vers qui ne sont plus des vers, tous deux par suite de leur impuissance à soumettre leur pensée capricieusement vacillante au joug de ces règles qui régissent la mélodie « finie » comme le vers lyrique pourvu de mesure et de rime.

Ainsi donc, Mæterlinck a imité servilement dans ses poésies le fou Walt Whitman, en exagérant encore ses absurdités. Outre les poésies signalées, il a encore écrit des choses qu’il faut bien appeler des drames, puisqu’elles sont coulées dans la forme du dialogue. Le plus connu de ces drames est La princesse Maleine210.

Les dramatis personæ, comme l’auteur, fidèle en cela à l’usage romantico-mystique des préraphaélites et des symbolistes, intitule la liste de ses personnages, sont les suivantes : Hjalmar, roi d’une partie de la Hollande ; Marcellus, roi d’une autre partie de la Hollande ; le prince Hjalmar, fils du roi Hjalmar ; le petit Allan, fils de la reine Anne ; Angus, ami du prince Hjalmar ; Stéphano et Vanox, officiers de Marcellus ; Anne, reine du Jutland ; Godelive, femme du roi Marcellus ; la princesse Maleine, fille de Marcellus et de Godelive ; la princesse Uglyane, fille de la reine Anne. A cela s’ajoutent toutes les poupées articulées et les pantins bien connus empruntés aux recoins les plus poussiéreux du vieux débarras romantique : un fou, trois pauvres, deux vieux paysans, des seigneurs, des pèlerins, un cul-de-jatte, des mendiants, des vagabonds, une vieille femme, sept béguines (le nombre mystique !), etc.

Il faut remarquer les noms que Mæterlinck donne à ses figures. En sa qualité de Flamand, il sait très bien que Hjalmar n’est pas un nom hollandais, mais scandinave, et que Angus est un nom écossais. Mais il commet cette confusion à dessein, pour effacer de nouveau les contours précis dont il semble délimiter ses personnages en les qualifiant de « rois de Hollande », pour les détacher de nouveau du sol ferme sur lequel il fait semblant de les placer, pour supprimer les coordonnées qui leur assignent une place dans l’espace et le temps. Ils doivent porter des vêtements, avoir des noms et occuper un rang humain, et n’être cependant en même temps que des ombres et des nuages.

Le roi Hjalmar arrive avec le prince Hjalmar au château du roi Marcellus, afin de demander pour le prince la main de la princesse Maleine. Les deux jeunes gens se voient pour la première fois et seulement quelques moments, mais tombent aussitôt amoureux l’un de l’autre. Au banquet en l’honneur du roi éclate une querelle au sujet de laquelle on ne nous renseigne pas ; le roi Hjalmar, gravement offensé, jure vengeance et quitte en courroux le château. Dans l’entr’acte, Hjalmar porte la guerre chez Marcellus, le tue, lui et sa femme Godelive, et rase son château et sa ville. La princesse Maleine et sa nourrice ont été à cette occasion — comment, pourquoi et par qui ? on ne nous le dit pas — emmurées en une chambre voûtée dans une tour ; mais la nourrice parvient, après trois jours de travail, à desceller avec ses ongles une pierre de la muraille, et les deux femmes gagnent le large.

Comme Maleine aime Hjalmar et ne peut l’oublier, elles se mettent en route vers le château de son père. Les choses y vont mal. Là demeure la reine Anne du Jutland, qui, chassée par ses sujets, a trouvé auprès du roi Hjalmar, avec sa fille adulte Uglyane et son jeune fils Allan (ici aussi le Danois a reçu systématiquement un nom écossais), un accueil hospitalier. La reine Anne a tourné la tête au vieillard. Elle est devenue sa maîtresse, le domine complètement et le détraque de corps et d’âme. Il veut que son fils épouse sa fille à elle. Hjalmar est désespéré des défaillances de son père. Il exècre sa belle-mère de la main gauche et frémit à la pensée d’un mariage avec Uglyane. Il croit que Maleine a été, pendant la guerre, tuée avec ses parents, mais il ne peut néanmoins l’oublier.

Maleine, pendant ce temps, a traversé avec sa nourrice une sorte de forêt enchantée et de village incompréhensible où elle a une série de rencontres et de conversations étranges avec des mendiants, des vagabonds, des paysans, des vieilles femmes, et elle arrive au château de Hjalmar où personne ne la connaît, mais où elle n’en devient pas moins aussitôt demoiselle d’honneur de la princesse Uglyane.

Un soir, cependant, le prince Hjalmar se décide à se rapprocher d’Uglyane, et il lui donne à cette fin un rendez-vous nocturne dans le parc du château, non un rendez-vous secret, mais en quelque sorte officiel, un rendez-vous de fiançailles consenti par son père à lui, par sa mère à elle. Maleine y met obstacle, en disant à Uglyane qui s’habille et se pare somptueusement, que le prince Hjalmar est allé dans la forêt et ne viendra pas. Ensuite elle se rend elle-même dans le parc et se fait reconnaître de Hjalmar, qui arrive ponctuellement. Il la mène tout ravi à son père, qui la salue comme sa bru future, et il n’est plus question des fiançailles de Hjalmar avec Uglyane. La reine Anne résout de se débarrasser de la gêneuse. Elle affecte à son égard de l’amitié et lui assigne une belle chambre dans le château ; puis, dans la nuit, elle contraint le roi, qui résiste longtemps, à pénétrer avec elle dans la chambre de Maleine, au cou de laquelle elle passe un lacet et qu’elle étrangle. Cet acte est accompagné de signes et de prodiges. Une fenêtre s’ouvre violemment sous un coup de vent, une comète apparaît, une aile du château s’écroule, une forêt prend feu, un cygne tombe mort, blessé par une main invisible, etc.

Le lendemain matin, on découvre le cadavre de la princesse Maleine. Le roi Hjalmar, que la nuit du meurtre a privé du dernier reste de sa raison, trahit le secret du crime. Alors le prince Hjalmar poignarde la reine Anne et s’enfonce ensuite à lui-même la lame dans le cœur. Après quoi, la pièce se termine ainsi :

La nourrice. — Venez, mon pauvre seigneur.

Le roi. — Mon Dieu ! mon Dieu ! elle attend à présent sur les quais de l’enfer !

La nourrice. — Venez ! venez !

Le roi. — Y a-t-il quelqu’un ici qui ait peur de la malédiction des morts ?

Angus. — Oui, sire, moi….

Le roi. — Eh bien, fermez les yeux alors et allons-nous-en !

La nourrice. — Oui, oui, venez, venez !

Le roi. — Je viens, je viens ! Oh ! oh ! comme je vais être seul maintenant ! — Et me voilà dans le malheur jusqu’aux oreilles ! A soixante-dix-sept ans ! Où donc êtes-vous ?

La nourrice. — Ici, ici.

Le roi. — Vous ne m’en voudrez pas ? — Nous allons déjeuner ; y aura-t-il de la salade ? — Je voudrais un peu de salade….

La nourrice. — Oui, oui, il y en aura.

Le roi. — Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd’hui. — Mon Dieu, mon Dieu ! que les morts ont donc l’air malheureux !… (Il sort avec la nourrice).

Angus. — Encore une nuit pareille, et nous serons tout blancs ! (Ils sortent tous, à l’exception des sept béguines, qui entonnent le Miserere en transportant les cadavres sur le lit. Les cloches se taisent. On entend les rossignols au dehors. Un coq saute sur l’appui de la fenêtre et chante).

Lorsque l’on commence à lire cette pièce, on s’arrête et on se demande : Pourquoi tout cela me semble-t-il si connu ? Qu’est-ce que cela me rappelle donc ? — Au bout de quelques pages, la clarté se fait soudain : tout cela est une espèce de centon de Shakespeare ! Chaque figure, chaque scène, chaque expression quelque peu essentielle ! Le roi Hjalmar est composé du roi Lear et de Macbeth ; du roi Lear par sa folie et par la façon dont elle se manifeste, de Macbeth par sa participation au meurtre de la princesse Maleine ; la reine Anne est un ravaudage de lady Macbeth et de la reine Gertrude ; le prince Hjalmar est incontestablement Hamlet, avec ses discours obscurs, ses profondes allusions, et sa lutte intérieure entre ses devoirs de fils et la moralité ; la nourrice est celle de Juliette, Angus est Horatio, Vanox et Stéphano sont Rosenkranz et Guldenstern, avec des alliages de Marcellus et de Bernardo (dans Hamlet), et toutes les figures accessoires : le fou, le médecin, les courtisans, etc., portent la physionomie des figures shakespeariennes.

La pièce commence de la façon suivante : « Les jardins du château. (Entrent Stéphano et Vanox). — Vanox. Quelle heure est-il ? — Stéphano. D’après la lune, il doit être minuit. — Vanox. Je crois qu’il va pleuvoir ». Que l’on rapproche de cela la première scène d’Hamlet : « Une plate-forme devant le château. (Francisco est en faction, Bernardo vient à lui)… Francisco. Vous venez très exactement à votre heure. — Bernardo. Minuit vient de sonner… — Francisco. Le froid est aigre, et je suis transi jusqu’au cœur ». On pourrait ramener ainsi tout, scène par scène, mot par mot, si la chose en valait la peine, à quelque endroit de Shakespeare ayant servi de modèle. On trouve successivement dans La princesse Maleine la description de la terrible nuit d’orage de Jules César (acte Ier, scène III), l’épisode du Roi Lear dans le château d’Albany (acte Ier, scène VI : « Lear. Je ne veux pas attendre un moment de plus le déjeuner. Va, et apporte-le-moi… »), la scène nocturne de Macbeth où lady Macbeth presse son époux de commettre l’assassinat, le triple « ô ! ô ! ô ! » d’Othello, poussé ici par la reine Anne, les conversations d’Hamlet avec Horatio, etc. La mort de la princesse Maleine a été inspirée à la fois par le souvenir de Desdémone et par celui de la princesse Cordélia, qu’on a pendue. Tout cela est, il est vrai, entremêlé de la manière la plus folle et souvent défiguré jusqu’à être méconnaissable, ou bien pris à contre-pied ; mais, avec quelque attention, on s’y retrouve pourtant.

Que l’on s’imagine un enfant à l’âge où il est juste en état de suivre la conversation de grandes personnes, devant lequel on aurait joué ou lu Hamlet, Le Roi Lear, Macbeth, Roméo et Juliette, Richard II, et qui, retourné dans la chambre de ses petits frères et sœurs, leur raconterait à sa façon ce qu’il a entendu. On aura alors une idée juste de La princesse Maleine. Mæterlinck s’est gavé l’estomac de Shakespeare et rend les morceaux non digérés, mais transformés d’une manière répugnante et avec un commencement de décomposition putride. Cette image n’est pas ragoûtante, mais elle peut seule donner une idée claire du processus intellectuel qui se produit lorsque des dégénérés font ce qu’ils appellent « créer ». Ils lisent avidement, reçoivent, par suite de leur émotivité, une très forte impression ; celle-ci les poursuit avec la puissance d’une obsession, et ils ne sont pas tranquilles tant qu’ils n’ont pas rendu, en le parodiant d’ailleurs tristement, ce qu’ils ont lu. Leurs œuvres ressemblent ainsi à ces monnaies des Barbares qui imitent les modèles romains et grecs, mais qui révèlent pourtant que leurs confectionneurs ne pouvaient lire et ne comprenaient pas les lettres et les symboles maladroitement copiés par eux.

La princesse Maleine de Mæterlinck est une anthologie shakespearienne à l’usage d’enfants ou d’habitants de la Terre de Feu. Les figures du grand Anglais sont devenues des rôles pour les artistes du théâtre de singes. Elles rappellent encore à peu près les attitudes et les mouvements des personnes qu’elles imitent, mais elles n’ont pas de cervelle humaine dans la tête et ne peuvent pas dire deux mots cohérents et sensés. Voici quelques exemples de la conversation des personnages de Mæterlinck.

Le roi Marcellus cherche (acte Ier, scène II) à dissuader la princesse Maleine de son amour envers Hjalmar. Il lui parle ainsi :

Marcellus. — Eh bien, Maleine ?

Maleine. — Sire ?

Marcellus. — Tu ne comprends pas ?

Maleine. — Quoi, Sire ?

Marcellus. — Tu me promets d’oublier Hjalmar ?

Maleine. — Sire….

Marcellus. — Tu dis ? — Tu aimes encore Hjalmar ?

Maleine. — Oui, Sire !

Marcellus. — « Oui, Sire/ ». Ah ! démons des tempêtes ! Elle avoue cela cyniquement, et elle ose me crier cela sans pudeur ! Elle a vu Hjalmar une seule fois, pendant une seule après-midi, et la voilà plus chaude que l’enfer !

Godelive. — Seigneur !…

Marcellus. — Taisez-vous ! « Oui, Sire ! ». Et elle n’a pas quinze ans ! Ah ! c’est à les tuer sur place !

Godelive. — Seigneur !

La nourrice. — Est-ce qu’elle ne peut pas aimer comme une autre ? Allez-vous la mettre sous verre ? Est-ce une raison pour crier ainsi à tue-tête après une enfant ? Elle n’a rien fait de mal !

Marcellus. — Ah ! elle n’a rien fait de mal ! — Et d’abord, taisez-vous ; je ne vous parle pas, et c’est probablement à vos instigations d’entremetteuse…

Godelive. — Seigneur !

La nourrice. — Entremetteuse ! moi, une entremetteuse !

Marcellus. — Me laisserez-vous parler enfin ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en toutes deux ! Oh ! je sais bien que vous vous entendez, et que l’ère des intrigues est ouverte à présent ; mais attendez !… Maleine, il faut être raisonnable. Me promets-tu d’être raisonnable ?

Maleine. — Oui, Sire.

Marcellus. — Ah ! tu vois ! alors tu ne songeras plus à ce mariage ?

Maleine. — Oui.

Marcellus. — Oui ? — c’est-à-dire que tu vas oublier Hjalmar ?

Maleine. — Non.

Marcellus. — Tu ne renonces pas encore à Hjalmar ?

Maleine. — Non.

Marcellus. — Et si je vous y oblige, moi ! et si je vous enferme ? et si je vous sépare à jamais de votre Hjalmar à face de petite fille ! — vous dites ? — (Elle pleure). Ah ! c’est ainsi ! — Allez-vous-en ; et nous verrons ! Allez-vous-en !

Voici maintenant la scène du second acte, où Maleine et Hjalmar se rencontrent dans le parc sombre du château.

Hjalmar. — Venez….

Maleine. — Pas encore.

Hjalmar. — Uglyane ! Uglyane ! (Il l’embrasse ; ici le jet d’eau, agité par le vent, se penche et vient retomber sur eux).

Maleine. — Oh ! qu’est-ce que vous avez fait ?

Hjalmar. — C’est le jet d’eau !

Maleine. — Oh ! oh !

Hjalmar. — C’est le vent !

Maleine. — J’ai peur !

Hjalmar. — Ne songez plus à cela ; allons plus loin. Ne songeons plus à cela. Ah ! ah ! ah ! je suis tout mouillé !

Maleine. — Il y a quelqu’un qui pleure ici.

Hjalmar. — Quelqu’un qui pleure ici ?

Maleine. — J’ai peur.

Hjalmar. — Mais n’entendez-vous pas que c’est le vent ?

Maleinb. — Mais qu’est-ce que tous ces yeux sur les arbres.

Hjalmar. — Où donc ? Oh ! ce sont les hiboux qui sont revenus ! Je vais les chasser. (Il leur jette de la terre). Allez-vous-en ! allez-vous-en !

Maleine. — Il y en a un qui ne veut pas s’en aller !

Hjalmar. — Où est-il ?

Maleine. — Sur le saule pleureur.

Hjalmar. — Allez-vous-en !

Maleine. — Il ne s’en va pas !

Hjalmar. — Allez-vous-en ! allez-vous-en ! (Il lui jette de la terre).

Maleine. — Oh ! vous avez jeté de la terre sur moi !

Hjalmar. — J’ai jeté de la terre sur vous ?

Maleine. — Oui, elle est retombée sur moi !

Hjalmar. — Oh, ma pauvre Uglyane !

Maleine. — J’ai peur !

Hjalmar. — Vous avez peur auprès de moi ?

Maleine. — Il y a là des flammes entre les arbres.

Hjalmar. — Ce n’est rien ; — ce sont des éclairs, il a fait très chaud aujourd’hui.

Maleine. — J’ai peur ! Oh, qu’est-ce qui remue la terre autour de nous ?

Hjalmar. — Ce n’est rien ; c’est une taupe, une pauvre petite taupe qui travaille.

(La taupe d’Hamlet ! Saluons cette connaissance !)

Maleine. — J’ai peur !…

Et après quelques autres phrases du même style :

Hjalmar. — A quoi songez-vous ?

Maleine. — Je suis triste !

Hjalmar. — Vous êtes triste ? A quoi songez-vous, Uglyane ?

Maleine. — Je songe à la princesse Maleine.

Hjalmar. — Vous dites ?

Maleine. — Je songe à la princesse Maleine.

Hjalmar. — Vous connaissez la princesse Maleine ?

Maleine. — Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar — Quoi ?

Maleine. — Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar. — Vous n’êtes pas Uglyane ?

Maleine. — Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar. — Vous êtes la princesse Maleine ! Vous êtes la princesse Maleine ! Mais elle est morte !

Maleine. — Je suis la princesse Maleine.

A-t-on jamais vu, dans n’importe quelle œuvre poétique les deux mondes, des idiots plus accomplis ? Ces « ah ! » et ces « ô ! », cette façon de ne rien comprendre aux remarques es plus simples, cette répétition quadruple ou quintuple les mêmes expressions stupides, donnent un tableau clinique des plus fidèles d’un incurable crétinisme. Ce sont précisément ces endroits que louent le plus les admirateurs de Mæterlinck. Suivant eux, tout cela est fait dans un but profondément artistique. Un lecteur sain n’en croira rien. Les personnages stupides de Mæterlinck ne disent rien, parce qu’ils n’ont rien à dire. Leur créateur n’a pu leur mettre une seule idée dans leurs crânes vides, parce que lui-même n’en a pas une seule. Ce ne sont pas des êtres humains pensant et parlant qui s’agitent dans sa pièce, mais des têtards ou des limaces considérablement plus bêtes que les puces savantes que l’on montre dans les foires.

Tout, d’ailleurs, n’est pas rêvasserie pseudo-shakespearienne dans La princesse Maleine. Les « sept béguines », par exemple, appartiennent à Mæterlinck. C’est une invention étonnante. Tout le temps on les voit évoluer en un monôme fou à travers la pièce, serpenter en psalmodiant à travers toutes les chambres et tous les corridors du château, dans la cour, le parc, la forêt, tournant à l’improviste le coin au milieu des scènes, entrant au galop sur la scène, sortant de l’autre côté, sans que l’on comprenne jamais d’où elles viennent, où elles vont, pourquoi elles marchent à travers le théâtre. Elles sont une obsession vivante qui se mêle irrépressiblement à tous les incidents de la pièce. Nous retrouvons du reste ici tous les tics intellectuels que nous avons remarqués dans Serres chaudes. La princesse Maleine elle-même est l’incarnation des princesses affamées, malades, errantes par les prairies, qui apparaissent dans ses poésies et ont incontestablement pour mère La Fille du Roi, de la ballade de Swinburne. Les canaux aussi jouent leur rôle (p. 27 : « Et son regard !… on était tout à coup comme dans un grand canal d’eau fraîche » ; (p. 110 : « Nous avons été voir les moulins à vent le long du canal »), et de malades et de maladie, il en est question presque à chaque page (p. 110 : « Anne. — J’ai été malade moi aussi. Le roi. — Tout le monde est malade en arrivant ici. Hjalmar. — Il y a beaucoup de malades au village ».)

Outre La princesse Maleine, Mæterlinck a écrit quelques autres pièces. L’une, L’Intruse, traite cette idée, que la mort pénètre vers minuit dans une maison où se trouve une femme gravement malade, qu’elle traverse le jardin d’un pas que l’on entend, coupe d’abord avec sa faux quelques brins du gazon devant l’habitation, comme pour s’exercer, puis frappe à la porte, enfonce celle-ci, qu’on ne veut pas lui ouvrir, et enlève sa victime. Dans une seconde, Les Aveugles, on nous montre un certain nombre de pensionnaires d’un asile d’aveugles menés dans une forêt par un vieux prêtre. Celui-ci meurt subitement, sans proférer un son. Les aveugles, d’abord, ne s’aperçoivent de rien. Enfin ils s’inquiètent, tâtent autour d’eux, trouvent le cadavre déjà froid, établissent, par des questions réciproques, que le défunt était leur guide, et attendent alors, dans le plus terrible désespoir, la mort par la faim et le froid. Car cette belle histoire se déroule au milieu d’une île sauvage située haut dans le Nord ; entre la forêt et l’asile il y a une rivière impossible à traverser sans l’aide d’un pont que les aveugles ne peuvent trouver en l’absence d’un guide qui voit. Que dans l’asile, où il y a aussi — on le mentionne expressément — des sœurs de charité, on ne remarque pas le long attardement de tous les aveugles et qu’on n’envoie personne à leur recherche, c’est ce que ni Mæterlinck ni aucun de ses aveugles inconsolables n’admet comme possible. Le lecteur n’attend pas, je suppose, que je perde mon temps à démontrer l’absurdité du point de départ de ces deux pièces, ou que, après ces échantillons, je raconte et dissèque aussi deux autres pièces de l’auteur, Les sept Princesses (sept ! naturellement !) et Pelléas et Mélisande !

L’Intruse a été traduite en beaucoup de langues et représentée dans plusieurs villes. A Vienne, on a ri de cette bêtise. A Paris et à Londres, on a secoué la tête. A Copenhague, un public d’appréciateurs de la poésie de l’« avenir » a été ému, charmé, enthousiasmé. C’est là un accueil aussi caractéristique pour l’hystérie de l’époque que la pièce elle-même.

Excessivement curieuse et instructive aussi est l’histoire de la célébrité de Mæterlinck. Ce triste infirme intellectuel végétait depuis des années dans son coin à Gand, sans que même les symbolistes belges, qui dament encore le pion aux symbolistes français, lui prêtassent la plus légère attention ; quant au grand public, personne ne soupçonnait son existence. Voilà qu’un beau jour, en 1890, ses écrits tombèrent par hasard sous la main de l’excellent romancier français Octave Mirbeau. Il les lut, et soit qu’il voulût se moquer, en grand style, de ses contemporains, soit qu’il obéît à quelque impulsion maladive, il publia dans Le Figaro un article d’une exubérance inouïe, où il présentait Mæterlinck comme le poète le plus radieux, le plus sublime, le plus émouvant que les trois derniers siècles eussent produit, et lui assignait une place à côté et même au-dessus de Shakespeare. Et alors le monde fut témoin d’un des exemples de suggestion les plus extraordinaires et les plus probants. Les cent mille lecteurs riches et cultivés auxquels s’adresse Le Figaro adoptèrent immédiatement la manière de voir que leur avait impérieusement imposée Mirbeau. Ils virent tout de suite Mæterlinck avec l’œil de Mirbeau. Ils trouvèrent en lui toutes les beautés que Mirbeau affirmait y trouver. Ce fut la répétition trait pour trait du conte d’Andersen relatif aux habits invisibles du roi. Ils n’existaient pas, mais toute la cour les voyait. Les uns s’imaginaient réellement voir ces superbes habits absents, les autres ne les voyaient pas, mais se frottaient les yeux jusqu’à ce qu’ils en vinssent du moins à douter s’ils les voyaient ou non ; d’autres enfin ne parvenaient pas à s’en faire accroire à eux-mêmes, mais n’osaient pas contredire les autres. C’est ainsi que, par la grâce de Mirbeau, Mæterlinck devint en un tour de main un grand poète, un poète de l’« avenir ». Mirbeau avait donné aussi des citations qui pouvaient complètement suffire à un lecteur non hystérique, non irrésistiblement livré à la suggestion, pour voir en Mæterlinck ce qu’il est réellement : un pasticheur débile d’esprit ; mais précisément ces citations arrachèrent au public du Figaro des cris d’admiration, car Mirbeau les avait indiquées comme des beautés de premier ordre, et l’on sait qu’une affirmation impérieuse suffit à faire manger à des hypnotisés des pommes de terre crues comme autant d’oranges, ou à les convaincre qu’ils sont des chiens ou d’autres quadrupèdes.

Il se trouva bientôt en tous lieux des apôtres pour annoncer, expliquer, célébrer le nouveau maître. Parmi les « gigolos » de la critique, qui mettent leur orgueil à adopter les premiers, voire même à pressentir, — qu’il s’agisse de la couleur et de la forme des cravates ou des manifestations littéraires, — les toutes dernières modes, la mode de demain, parmi ces « gigolos » critiques se livra une véritable lutte d’émulation à qui surpasserait l’autre dans la déification de Mæterlinck, avec ce résultat que, depuis la suggestion de Mirbeau, il y a eu dix éditions de sa Princesse Maleine et que ses Aveugles et son Intruse ont été représentés en différents endroits.

Nous connaissons maintenant les différentes formes sous lesquelles le mysticisme de la dégénérescence se manifeste dans la littérature contemporaine. La magie d’un Guaita et d’un Papus, l’androgynie d’un Péladan, l’anxiomanie d’un Rollinat, le radotage idiot d’un Mæterlinck, peuvent être regardés comme ses aberrations culminantes. Je ne puis du moins imaginer qu’il serait possible au mysticisme de dépasser, même de l’épaisseur d’un cheveu, ces points extrêmes, sans que les hystériques, les badauds et les snobs de modernité encore un peu capables de discernement reconnussent eux-mêmes dans ce mysticisme un profond et complet enténébrement intellectuel.

Livre III :
L’égotisme §

I. Psychologie de l’égotisme §

Si dissemblables que puissent paraître au premier aspect des individualités telles que Richard Wagner et Tolstoï, Rossetti et Verlaine, nous avons néanmoins rencontré chez chacune certains traits : pensée vague ou incohérente, tyrannie de l’association d’idées, apparition d’obsessions, excitabilité érotique, enthousiasme religieux, qui laissent reconnaître en elles des membres d’une seule et même famille intellectuelle et justifient leur réunion en un groupe unique : celui des mystiques.

Nous devons faire un pas de plus et dire que non seulement les mystiques, parmi les dégénérés, mais au fond tous les dégénérés, de quelque nature qu’ils soient, sont pétris de la même pâte. Ils montrent tous les mêmes lacunes, inégalités et déformations des facultés intellectuelles, les mêmes stigmates psychiques et somatiques. Ceux donc qui, ayant à juger un certain nombre de dégénérés, voudraient mettre en relief et présenter comme leur particularité exclusive, chez les uns seulement le mysticisme de la pensée, chez les autres seulement l’émotivité érotique, ou la manie de réforme universelle et la philanthropie confuses et stériles, ou seulement l’impulsion aux actes criminels, etc., ceux-là ne verraient évidemment qu’un côté du phénomène et ne tiendraient pas compte des autres. Tel ou tel stigmate de dégénérescence peut, dans un cas donné, apparaître tout particulièrement ; mais, en cherchant avec soin, on trouvera à côté tous les autres également, au moins indiqués.

Le grand mérite d’Esquirol a été d’avoir reconnu qu’il y a des formes d’aliénation mentale dans lesquelles la pensée procède en apparence d’une façon tout à fait raisonnable, mais où apparaissent au milieu de l’activité cérébrale intelligente et logique, semblables à des blocs erratiques, quelques idées folles qui laissent reconnaître dans le sujet un malade d’esprit. Seulement, Esquirol a commis la faute de ne pas creuser assez profondément ; son observation s’est trop arrêtée à la surface. Pour ce motif seul il a pu introduire dans la science l’idée de la « monomanie », c’est-à-dire de la folie partielle bien délimitée, de l’idée fixe isolée, à côté de laquelle tout le restant de la vie intellectuelle s’effectuerait sainement. C’était une erreur. Il n’y a pas de monomanie. Le propre élève d’Esquirol, Falret père, l’a suffisamment démontré, et notre Westphal, disons-le sans vouloir faire tort à ses mérites, était loin d’être à la hauteur de la science quand, un demi-siècle après Esquirol, trente ans après Falret, il décrivait encore la « peur des espaces » ou agoraphobie comme une maladie intellectuelle spéciale, comme une monomanie. La prétendue monomanie est en réalité l’indice d’un profond désordre organique qui ne se révèle jamais par une folie unique. Une idée fixe n’existe jamais isolément211. Elle est toujours accompagnée aussi d’autres irrégularités de la pensée et du sentiment qui, il est vrai, n’apparaissent pas tout de suite au regard fugitif aussi nettement que le délire particulièrement développé. L’observation clinique récente a découvert une longue série de semblables idées fixes ou « monomanies », et constaté qu’elles sont toutes la conséquence d’une disposition fondamentale de l’organisme : la dégénérescence de celui-ci. Il était inutile que Magnan donnât un nom particulier à chaque symptôme de dégénérescence et fît défiler la série presque comique des « phobies » et « manies » : l’agoraphobie (peur des espaces), la claustrophobie (peur des espaces fermés), la roupophobie (peur de la saleté), l’iophobie (peur du poison), la nosophobie (peur de la maladie), l’aichmophobie (peur des objets pointus), la bélénophobie (peur des aiguilles), la cremnophobie (peur des abîmes), la trichophobie (peur des cheveux), l’onomatomanie (folie des mots ou des noms), la pyromanie (folie incendiaire), la cleptomanie (folie du vol), la dipsomanie (folie de la boisson), l’érotomanie (folie amoureuse), l’arithmomanie (folie des nombres), l’oniomanie (folie des achats), etc. On pourrait allonger à plaisir cette liste et l’enrichir à peu près de toutes les racines du dictionnaire grec. C’est là simplement un jeu philologico-médical. Aucun des troubles découverts et décrits par Magnan et ses élèves, et décoré d’un nom grec sonore, ne forme une entité indépendante et n’apparaît isolément, et Morel avait raison en négligeant comme sans importance toutes ces manifestations bigarrées d’une activité cérébrale maladive, pour s’en tenir au phénomène capital qui gît au fond de toutes les « phobies » et « manies » : la grande émotivité des dégénérés212. Si, à l’émotivité ou à l’excessive excitabilité, il avait ajouté la débilité cérébrale qui implique la faiblesse de l’aperception, de la volonté, de la mémoire, du jugement, l’inattention, l’instabilité, il aurait complètement caractérisé la nature de la dégénérescence et peut-être empêché que la psychiatrie fût surchargée d’une foule de désignations inutiles et troublantes. Kowalewski s’est approché bien plus près de la vérité quand, dans son étude connue213, il a représenté tous les troubles intellectuels des dégénérés comme une maladie unique qui offre simplement différents degrés de gravité et qui amène, sous sa forme la plus bénigne, la neurasthénie ; sous une forme plus grave, les obsessions et les angoisses irraisonnées ; sous sa forme la plus grave, la folie de la négation ou du doute. Dans ce cadre se rangent toutes les « manies » et « phobies » isolées qui pullulent actuellement dans la littérature psychiatrique.

Mais si l’on doit se refuser à faire une maladie particulière de chaque symptôme par lequel se manifeste le trouble fondamental, c’est-à-dire la dégénérescence, il ne faut pas non plus méconnaître, d’autre part, que chez certains dégénérés prédomine nettement un groupe de phénomènes morbides, sans que pour cela manquent chez eux les autres. Il est donc permis de distinguer parmi eux certaines espèces principales, notamment, à côté des mystiques dont nous avons étudié les plus remarquables représentants dans l’art et la poésie contemporains, les « égotistes » (Ichsüchtige). Ce n’est pas par affectation que je me sers de ce mot, au lieu des mots « égoïsme » et « égoïste » ordinairement employés. L’égoïsme est un manque d’amabilité, un défaut d’éducation, peut-être un défaut du caractère, une preuve de moralité insuffisamment développée, mais ce n’est pas une maladie. L’égoïste est complètement en état de se conduire dans la vie et de tenir sa place dans la société ; il en est même souvent, quand il ne s’agit que d’atteindre des buts bas, plus capable que l’homme supérieur et meilleur qui s’est élevé jusqu’à l’abnégation de lui-même. L’égotiste, au contraire, est un malade qui ne voit pas les choses comme elles sont, ne comprend pas le monde et ne sait pas prendre juste position vis-à-vis lui. La différence que je fais en allemand entre Ichsucht et Selbstsucht, les Français la font aussi dans leur langue, où jamais un écrivain soigneux ne confondra le mot « égotisme », emprunté à l’anglais, avec le mot « égoïsme ».

Naturellement, le lecteur auquel on montre la physionomie intellectuelle des égotistes doit toujours se rappeler que, si les représentants principaux de cette espèce et de l’espèce mystique sont caractérisés avec une netteté suffisante, les frontières de celles-ci sont flottantes. Les égotistes sont d’une part à la fois mystiques, érotiques et, parfois même, ce qui a l’air paradoxal, affectent un semblant de philanthropie, et chez les mystiques, d’autre part, nous rencontrons assez souvent un égotisme fortement développé. Il y a parmi les dégénérés certains exemplaires chez lesquels tous les troubles se produisent à un degré tellement égal, que l’on peut se demander si l’on est en présence plutôt de mystiques que d’égotistes. En règle générale cependant, le rangement dans l’une ou l’autre classe ne souffrira pas de trop grandes difficultés.

Que l’égoïsme soit un trait de caractère saillant des dégénérés, c’est ce qu’établissent unanimement tous les observateurs. « Il (le dégénéré) ne connaît, ne s’intéresse qu’à lui-même », dit Roubinovitch214, et Legrain constate qu’il « n’a… qu’une préoccupation, celle de satisfaire ses appétits215 ». Cette particularité établit un lien qui rattache le plus haut dégénéré au plus bas, le génie délirant au débile d’esprit. « Tous les génies délirants », remarque Lombroso, « sont très épris et très occupés de leur propre moi216 », et Sollier écrit au sujet de leurs antipodes, les imbéciles : « Indisciplinés, ils n’obéissent que par crainte, sont souvent violents, surtout avec ceux qui sont plus faibles qu’eux, humbles et soumis avec ceux qu’ils sentent plus forts. Peu affectueux, égoïstes au premier chef, vantards217 ».

Le clinicien se contente d’indiquer le fait de cet égoïsme caractéristique ; mais nous voulons, nous, aussi rechercher quelles sont ses racines organiques, pourquoi le dégénéré doit être plus qu’égoïste, pourquoi il doit être égotiste et ne peut être autrement.

Pour comprendre comment naît la conscience du « moi » maladivement exagérée, fréquement accrue jusqu’à la folie des grandeurs, nous devons nous rappeler comment se forme la saine conscience du « moi ».

Il ne peut naturellement me venir à l’idée de traiter ici la théorie entière de la connaissance ; seuls les résultats les plus importants de cette science, aujourd’hui déjà si développée, peuvent trouver place à cet endroit.

C’est devenu un lieu commun philosophique, que nous obtenons la connaissance immédiate seulement des transformations qui ont lieu dans notre propre organisme. Si, malgré cela, nous sommes en état de nous créer, à l’aide des perceptions que nous puisons uniquement dans notre intérieur, une image du monde extérieur qui nous entoure, cela vient de ce que nous ramenons les transformations perçues par nous dans notre organisme à des causes agissant en dehors de celui-ci, et que nous lirons de la nature et de la force des transformations qui se passent dans notre organisme, des conclusions sur la nature et la force des faits extérieurs qui les occasionnent.

Comment nous arrivons à admettre qu’il y a quelque chose d’extérieur et que les transformations, perçues seules par nous dans notre organisme, peuvent avoir des causes qui ne résident pas dans l’organisme même, c’est là une question sur laquelle la métaphysique se casse la tête depuis des siècles. Celle-ci a si peu trouvé de réponse, que, pour avoir l’air d’en finir avec cette difficulté, elle a simplement nié la question même et prétendu que le « moi » n’a réellement aucune connaissance d’un « non-moi », d’un monde extérieur, et ne peut non plus l’avoir, parce qu’il n’y a pas de monde extérieur, que ce que nous nommons, ainsi est une création de notre esprit et existe seulement dans notre pensée comme représentation, mais non en dehors de notre « moi » comme réalité.

C’est un fait caractéristique pour l’action assoupissante exercée par le son d’un mot sur l’esprit humain, que ce caquetage absolument dénué de sens, insinuant, bien agencé et formé en système philosophique, de l’idéalisme, ait complètement satisfait pendant près de huit générations la plupart des métaphysiciens de profession, de Berkeley à Fichte, Schelling et Hegel. Ces hommes sages répétèrent sur un ton convaincu la doctrine de la non-existence du « non-moi », et cela ne les troubla pas de contredire constamment dans toutes leurs actions leur propre verbiage, de se livrer, de leur naissance à leur mort, à une série ininterrompue d’actes absolument absurdes s’il n’y avait pas de monde extérieur objectif, de voir par conséquent eux-mêmes dans leur système de l’ombre et du vent, un jeu puéril avec des mots vides de sens. Et le plus logique parmi ces radoteurs sérieux, l’évêque Berkeley, ne remarqua même pas qu’il n’avait toujours pas obtenu, au prix de l’abdication totale du bon sens, la réponse cherchée à la question fondamentale de la connaissance, car son idéalisme dogmatique nie, il est vrai, la réalité du monde extérieur, mais admet étourdiment qu’en dehors de lui, Berkeley, il y a encore d’autres esprits et même un esprit du monde. Ainsi donc, même d’après lui, le « moi » n’est pas tout, il y a en dehors, du « moi » quelque chose encore, un « non-moi » ; il existe donc un monde extérieur, ne fût-ce que sous la forme d’esprits immatériels. Mais alors cela ramène la question : comment le « moi » de Berkeley arrive-t-il à concevoir l’existence de n’importe quoi en dehors de lui-même, l’existence d’un « non-moi » ? C’est à cette question qu’il fallait répondre, et, tout en sacrifiant le monde des phénomènes tout entier, l’idéalisme de Berkeley, comme l’idéalisme de chacun de ses successeurs, n’y répond en quoi que ce soit.

La métaphysique ne pouvait trouver de réponse à la question, parce que celle-ci, telle qu’elle est posée par celle-là, n’est pas susceptible de réponse. La psychologie scientifique, c’est-à-dire la psycho-physiologie, ne rencontre pas les mêmes difficultés. Elle ne prend pas le « moi » achevé de l’adulte clairement conscient de lui-même, se sentant nettement opposé au « non-moi », au monde extérieur tout entier, mais elle revient aux débuts de ce « moi », recherche de quelle manière il se forme, et trouve alors qu’à une époque où l’idée de l’existence d’un « non-moi » serait réellement inexplicable, cette idée, en effet, n’existe absolument pas, et qu’ensuite, quand nous la rencontrons, le « moi » a déjà fait des expériences qui expliquent complètement comment il a pu et dû arriver à la formation de l’idée d’un « non-moi ».

Qu’une certaine conscience soit le phénomène accompagnateur de chaque réaction du protoplasma sur les actions extérieures, c’est-à-dire une qualité fondamentale de la matière vivante, c’est ce qu’il nous est permis de supposer. Même les êtres vivants unicellulaires les plus simples se meuvent avec une intention évidente vers certains buts et s’éloignent de certains points ; ils distinguent entre les aliments et les matières impropres à les nourrir ; ils ont donc une sorte de volonté et de jugement, et ces deux activités supposent de la conscience218. De quelle nature, il est vrai, peut être cette conscience localisée dans le protoplasma pas même encore différencié en cellules nerveuses, c’est là une chose dont l’esprit humain ne peut absolument se faire une idée claire. Ce que nous pouvons seulement supposer d’une façon certaine, c’est que, dans la conscience crépusculaire d’un être vivant unicellulaire, la notion d’un « moi » et d’un « non-moi » qui lui est opposé, n’existe pas. La cellule éprouve des transformations en elle-même, et ces transformations provoquent, d’après des lois bio-chimiques ou bio-mécaniques déterminées, d’autres transformations ; elle reçoit une impression à laquelle elle répond par un mouvement ; mais elle ne se fait sûrement aucune idée que l’impression est causée par un processus dans le monde extérieur et que son mouvement réagit sur le monde extérieur.

Même chez des animaux bien plus élevés dans la série, beaucoup plus avancés dans la différenciation, un « moi » proprement dit est inimaginable. Comment les bras d’une étoile de mer, le bouton d’un tunicier, du botryle, par exemple, la moitié d’un animal double (diplozoon), le tube d’une actinie ou d’un autre polype coraillier, peuvent-ils avoir conscience d’un « moi » particulier, vu que, tout en étant des animaux par eux-mêmes, ils sont en même temps une partie d’un animal composé, d’une colonie d’animaux, et doivent percevoir les impressions qui les frappent directement aussi bien que celles éprouvées par un compagnon de la même colonie ? Ou bien certains gros vers, maintes espèces d’eunice, par exemple, peuvent-ils avoir une idée de leur « moi », puisqu’ils ne sentent ni ne reconnaissent les propres parties de leur corps comme parties constitutives de leur individualité, et entament leur queue quand, par un hasard de l’enroulement, elle vient à se trouver devant leur bouche ?

La conscience du « moi » n’est pas synonyme de la conscience en général. Tandis que celle-ci est probablement un attribut de toute la matière vivante, celle-là est le résultat de l’action concordante d’un tissu nerveux hautement différencié et placé dans un rapport de subordination réciproque (hiérarchisé). Elle apparaît très tard dans la série d’évolution des organismes et est jusqu’à présent le plus haut phénomène vital dont nous ayons connaissance. Elle naît peu à peu des expériences que fait l’organisme au cours de l’activité naturelle de ses parties constitutives. Chacun de nos ganglions nerveux, chacune de nos fibres nerveuses et même chaque cellule, a une conscience subalterne et vague de ce qui se passe en eux Comme le système nerveux entier de notre corps a de nombreuses communications entre toutes ses parties, il perçoit dans sa totalité quelque chose de toutes les excitations de ses parties et de la conscience qui les accompagne. De cette façon naît au centre où aboutissent toutes les voies nerveuses du corps entier, au cerveau, une conscience totale composée de consciences partielles innombrables, mais qui naturellement n’a pour objet que les processus se passant dans son propre organisme. Dans le cours de son existence, et cela de très bonne heure, la conscience distingue deux sortes de perceptions tout à fait différentes. Les unes apparaissent imprévues, les autres précédées d’autres phénomènes. Nul acte de volonté ne précède les excitations des sens, mais il précède chaque mouvement conscient ; avant que nos sens perçoivent quelque chose, notre conscience n’a aucune notion de ce qu’ils percevront ; avant que nos muscles exécutent un mouvement, une image de ce mouvement est élaborée dans, le cerveau ou la moelle épinière (s’il s’agit d’une action réflexe) ; il existe donc auparavant une représentation du mouvement que les muscles exécuteront. Nous sentons clairement que la cause immédiate du mouvement est placée en nous-mêmes ; par contre, nous n’avons pas les mêmes sensations quant aux impressions des sens ; nous apprenons en outre par le sens musculaire la réalisation des représentations de mouvement élaborées par notre conscience ; par contre, nous n’éprouvons rien de semblable quand nous élaborons une représentation de mouvement qui n’a pas exclusivement pour objet nos propres muscles. Nous voulons, par exemple, lever le bras. Notre conscience élabore cette représentation, les muscles brachiaux obéissent, et la conscience reçoit le rapport que la représentation a été réalisée par les muscles brachiaux. Maintenant, nous voulons lever ou lancer avec le bras une pierre. Notre conscience élabore une représentation de mouvement impliquant nos propres muscles et la pierre. Quand nous exécutons le mouvement voulu et pensé, notre conscience reçoit des impressions des muscles mis en activité, mais non de la pierre. Elle perçoit donc des mouvements qui sont accompagnés de sensations musculaires, et d’autres qui apparaissent sans cet accompagnement.

Pour saisir complètement la formation de notre conscience du « moi » et de l’idée de l’existence d’un « non-moi », nous devons encore envisager un troisième point. Toutes les parties, toutes les cellules de notre corps ont leur conscience particulière qui accompagne chacune de leurs excitations. Ces excitations sont occasionnées en partie par l’activité de la nutrition, de l’assimilation, du dédoublement du noyau, c’est-à-dire par les processus vitaux de la cellule même, en partie par les actions extérieures. Les excitations qui proviennent des processus intérieurs, bio-chimiques et bio-mécaniques, de la cellule, sont continues et durent aussi longtemps que la vie de la cellule même. Les excitations qui sont un effet des actions extérieures n’apparaissent évidemment qu’avec ces actions, c’est-à-dire non continuellement, mais périodiquement. Les processus vitaux dans la cellule n’ont directement de valeur et d’importance que pour la cellule même, non pour l’organisme total ; les actions extérieures peuvent acquérir de l’importance pour l’organisme tout entier. L’organe principal, le cerveau, s’habitue à négliger les excitations qui se rapportent à l’activité vitale intérieure de la cellule, d’abord parce qu’elles sont continues et qu’on ne perçoit clairement qu’un changement d’état, non un état même, et ensuite parce que la cellule accomplit ses propres fonctions par sa propre force, ce qui rend inutile l’intervention du cerveau. Le cerveau tient compte, par contre, des excitations qui sont amenées par une action extérieure, premièrement parce qu’elles apparaissent avec des interruptions, et secondement parce qu’elles peuvent rendre nécessaire une adaptation de l’organisme total, laquelle n’a lieu que par une intervention du cerveau.

Que le cerveau ait connaissance aussi des excitations intérieures de l’organisme, et, seulement pour les raisons exposées, ne soit pas, en règle générale, clairement conscient d’elles, cela n’est pas douteux. Si, par la maladie, un trouble se produit dans les fonctions de la cellule, nous devenons aussitôt conscients des processus dans la cellule, nous sentons l’organe malade, il excite notre attention, l’organisme entier est mal à l’aise et mal disposé. C’est des excitations de ce genre, qui, à l’état sain, n’arrivent pas clairement à notre conscience, que se compose la sensation de notre corps, notre « moi » organique, la « cénesthésie ».

La cénesthésie, le « moi » organique obscurément conscient, s’élève jusqu’à la conscience claire du « moi » par les excitations de la seconde espèce qui arrivent au cerveau par les nerfs et les muscles, car elles sont plus fortes et plus nettes que les autres et sont interrompues. Le cerveau apprend les transformations causées dans le système nerveux par les actions extérieures et les contractions des muscles. Comment il a connaissance de ces dernières, cela est encore obscur. On a prétendu dans ces derniers temps que le sens musculaire a pour siège les nerfs des articulations. Cela est sûrement faux, car nous avons des sensations nettes des contractions de muscles qui ne mettent en mouvement aucune articulation, par exemple des muscles orbiculaires et constricteurs, puis des spasmes toniques et cloniques même de fibres musculaires isolées qui, également, ne produisent pas un changement de position de l’articulation. Quoiqu’il en soit, de quelque façon que se produisent les perceptions du sens musculaire, ces perceptions existent en tout cas.

La conscience fait donc de très bonne heure l’expérience que les mouvements musculaires perçus sont précédés de certains actes qu’elle accomplit elle-même, à savoir l’élaboration de représentations de mouvements et l’envoi d’impulsions aux muscles. Elle reçoit connaissance de ces mouvements deux fois l’une après l’autre : elle les perçoit d’abord directement comme représentation et acte volitionnel propres, comme image de mouvement élaborée dans les centres nerveux, et immédiatement après comme impression provenant des nerfs musculaires, comme mouvement exécuté. Elle s’habitue à rattacher les mouvements musculaires à ses propres actes, à ses représentations de mouvements élaborées d’abord, et à regarder ces mouvements musculaires comme une conséquence de ceux-ci : bref, à penser causalement. La conscience a-t-elle pris l’habitude de la causalité, elle cherche alors la cause de toutes ses perceptions et ne peut plus s’imaginer une perception sans cause, La cause des perceptions musculaires, c’est-à-dire des mouvements voulus avec conscience, elle la trouve en elle-même. La cause des perceptions nerveuses, c’est-à-dire des rapports faits par le système nerveux sur les excitations qu’il éprouve, elle ne la trouve pas en elle-même. Mais celles-ci doivent cependant avoir une cause. Où est-elle ? Comme elle ne se trouve pas dans la conscience, elle doit nécessairement exister quelque part ailleurs ; il doit donc y avoir quelque chose d’autre encore en dehors de la conscience, et c’est ainsi que la conscience parvient, par l’habitude de la pensée causale, à concevoir l’existence de quelque chose en dehors d’elle-même, d’un « non-moi », d’un monde extérieur, et à y transporter la cause des excitations qu’elle perçoit dans le système nerveux.

L’expérience enseigne que, dans la distinction entre le « moi » et le « non-moi », il ne s’agit réellement que d’une habitude de pensée, d’un schéma de pensée, et non d’une connaissance effective et sûre qui porte en elle-même le critérium de son exactitude et de sa certitude. Quand, par suite d’un trouble maladif, nos nerfs sensoriels ou leurs centres de perception sont excités et que la conscience acquiert connaissance de cette excitation, elle lui impute sans hésitation, conformément à son habitude, une cause existant dans le « non-moi », une cause extérieure. Ainsi naissent les illusions et les hallucinations, que le malade tient pour des réalités, et cela si sûrement, qu’il n’y a absolument aucun moyen de le convaincre qu’il perçoit des faits qui se passent en lui, non hors de lui. De la même manière, la conscience conclut que les mouvements exécutés inconsciemment sont causés par une volonté étrangère. Elle perçoit le mouvement, elle n’a pas remarqué que la cause intérieure habituelle, la représentation d’un mouvement et un acte de volonté, l’ont précédé ; elle place donc sans hésitation la cause du mouvement dans le « non-moi », bien qu’elle réside dans le « moi », étant élaborée par des centres inférieurs dont l’activité reste inaperçue par la conscience. C’est là ce qui donne naissance au spiritisme, qui, en tant qu’il est de bonne foi et non ouvertement une duperie, constitue simplement un essai d’explication mystique de mouvements dont la conscience ne trouve pas en elle-même la cause réelle, qu’elle place en conséquence dans le « non-moi ».

En dernière analyse, la conscience du « moi » et notamment l’opposition du « moi » et du « non-moi », est une illusion des sens et une faute de pensée. Chaque organisme se rattache à l’espèce, et, au-delà d’elle, à l’univers. Il est la continuation matérielle directe de ses parents, il se continue d’une façon matérielle directe dans ses descendants. Il se compose des mêmes matières que le monde qui l’entoure, ces matières pénètrent constamment en lui, le transforment, produisent en lui tous les phénomènes de la vie et de la conscience. Toutes les lignes de force de la nature se prolongent dans son intérieur, théâtre des mêmes faits physiques et chimiques qui se passent dans l’univers entier. Ce que le panthéisme pressent et revêt de mots inutilement mystiques, est un fait net et clair : l’unité de la nature, dans laquelle chaque organisme est aussi une partie reliée au tout. Certaines parties sont plus rapprochées, d’autres s’écartent un peu plus les unes des autres. La conscience perçoit seulement les parties étroitement rassemblées de son substratum somatique, non celles plus distantes. Ainsi elle arrive à se faire l’illusion que les parties rapprochées sont seules à elle, que les plus distantes lui sont étrangères, et à se considérer comme un « individu » qui se place en face du monde en qualité de monde particulier, de microcosme. Elle ne remarque pas que le « moi » si raidement affirmé n’a pas de limites fixes, mais se continue et s’étend au-dessous du seuil de la conscience, avec une netteté de séparation de plus en plus diminuée, jusqu’aux profondeurs extrêmes de la nature, pour s’y mêler à toutes les autres parties constitutives de l’univers.

Nous pouvons maintenant résumer beaucoup plus brièvement l’histoire naturelle du « moi » et du « non-moi », et la présenter en quelques formules. La conscience est une qualité fondamentale de la matière vivante. Le plus haut organisme lui-même n’est qu’une colonie d’organismes les plus simples, c’est-à-dire de cellules vivantes, qui sont différenciées diversement pour rendre apte la colonie à de plus hautes fonctions que la simple cellule ne peut en effectuer. La conscience collective ou du « moi » de la colonie se compose de la conscience particulière des parties. La conscience du « moi » a une partie obscure négligée qui se rapporte aux fonctions vitales des cellules, la cénesthésie, et une partie claire privilégiée qui est attentive aux excitations des nerfs sensoriels et à l’activité voulue des muscles, et qui les connaît. La conscience claire fait l’expérience que des actes de volonté précèdent les mouvements volontaires. Elle arrive à la conception de la causalité. Elle remarque que les excitations sensorielles n’ont pas de cause placée en elle-même. Elle est en conséquence forcée de transporter ailleurs cette cause à la conception de laquelle elle ne peut renoncer, et est nécessairement amenée par là d’abord à l’idée d’un « non-moi », et ensuite au développement de ce « non-moi » en un univers apparent.

La vieille psychologie spiritualiste, qui regarde le « moi » comme quelque chose d’entièrement différent du corps, comme une substance spéciale et une, prétend que ce « moi » considère son propre corps comme quelque chose de non identique avec lui, d’opposé au « moi » proprement dit, comme quelque chose d’extérieur, par conséquent, en fait, comme « non-moi ». Elle nie ainsi la cénesthésie, c’est-à-dire un fait empirique absolument certain. Nous avons constamment l’obscure sensation de l’existence de toutes les parties de notre corps, et la conscience de notre « moi » éprouve immédiatement une altération, si les fonctions vitales de quelqu’un de nos organes ou tissus subissent un trouble219.

Le développement va du « moi » inconscient organique à la conscience claire du « moi » et à la conception du « non-moi ». L’enfant a vraisemblablement déjà avant sa naissance, en tout cas après, de la cénesthésie, car il sent ses actes vitaux intérieurs, témoigne de la satisfaction quand ceux-ci s’effectuent sainement, manifeste par de l’agitation et des cris, qui ne sont aussi qu’une agitation des muscles respiratoires et laryngiens, son mécontentement quand des troubles y apparaissent, aperçoit et exprime les états généraux de son organisme, tels que la faim, la soif et la fatigue. Mais une conscience claire n’existe pas encore, le cerveau n’a pas encore pris le dessus sur les centres inférieurs ; des impressions sensorielles sont peut-être perçues, mais sûrement non encore réunies en aperceptions ; la plupart des mouvements ne sont précédés d’aucun acte de volonté conscient et ne sont que des actions réflexes, c’est-à-dire des manifestations de ces consciences locales qui, plus tard, deviennent obscures jusqu’à ne plus pouvoir être perçues, quand la conscience cérébrale a atteint sa pleine clarté. Peu à peu se développent les centres supérieurs ; l’enfant commence à prêter attention à ses impressions sensorielles, à former de ses perceptions des aperceptions et à faire des mouvements voulus adaptés à ses besoins. A l’éveil de sa volonté consciente est aussi liée la naissance de la conscience de son « moi ». L’enfant reconnaît qu’il est une individualité. Seulement ses processus organiques intérieurs l’occupent beaucoup plus encore que les phénomènes du monde extérieur qui lui sont transmis par les nerfs sensoriels, et ses propres états remplissent à peu près complètement sa conscience. L’enfant est pour cette raison un modèle d’égoïsme, et, jusqu’à un âge plus avancé, il est tout à fait incapable de déployer de l’attention ou de l’intérêt pour quoi que ce soit qui ne se rapporte pas directement à ses besoins et à ses penchants. Par le perfectionnement continué de son cerveau, l’homme parvient finalement à ce degré de maturité dans lequel il acquiert une notion juste de ses rapports avec les autres hommes et avec la nature. Alors la conscience prend de moins en moins garde aux processus vitaux dans son propre organisme, et de plus en plus aux excitations de ses sens. Elle ne s’occupe plus de ceux-là que quand ils s’affirment en pressants besoins ; elle s’occupe au contraire de ceux-ci toujours à l’état éveillé. Le « moi » recule décidément derrière le « non-moi », et l’image du monde remplit la plus grande partie de la conscience.

De même que la formation d’un « moi », d’une individualité clairement consciente de son existence particulière, est la plus haute œuvre de la matière vivante, de même le plus haut degré de développement du « moi » consiste à s’incorporer le « non-moi », à comprendre le monde, à vaincre l’égoïsme et à établir d’étroites relations avec les autres êtres, les choses et les phénomènes. Auguste Comte et, après lui, Herbert Spencer, ont nommé ce degré « altruisme », du mot italien « altrui », le prochain. L’instinct sexuel qui pousse l’individu à chercher un autre individu est aussi peu de l’altruisme que, par exemple, la faim qui incite le chasseur à suivre un animal pour le tuer et le manger. Il ne peut être question d’altruisme que quand l’individu s’occupe d’un autre être par sympathie ou par curiosité, et non pour satisfaire un besoin pressant immédiat de son corps, la faim momentanée de tel ou tel de ses organes.

Par l’altruisme seulement l’homme est en état de se maintenir dans la société et dans la nature. Pour constituer un être social, l’homme doit sentir avec ses semblables et se montrer sensible à leur opinion sur lui. L’un et l’autre présupposent qu’il est capable de se représenter assez vivement les sentiments de ses semblables pour les éprouver lui-même. Celui qui n’est pas en état de se représenter la douleur d’un autre assez nettement pour en souffrir lui-même, celui-là n’aura pas de compassion, et celui qui ne peut pressentir exactement quelle impression fera sur un autre telle action ou telle omission de lui-même, celui-là n’aura aucun égard pour les autres. Dans les deux cas il se verra bientôt exclu de la communauté humaine, l’ennemi de tous, combattu par tous, et très vraisemblablement il succombera. Et pour se défendre contre les forces naturelles destructrices et les tourner à son avantage, l’homme doit les connaître exactement, c’est-à-dire qu’il doit être en état de se représenter clairement leurs effets. Une représentation nette des sentiments des autres et des effets des forces naturelles suppose la faculté de s’occuper intensivement du « non-moi ». Pendant que l’homme s’occupe du « non-moi », il ne songe pas à son « moi », et celui-ci descend au-dessous du seuil de la conscience. Afin que le « non-moi » de cette façon l’emporte sur le « moi », les nerfs sensoriels doivent bien conduire les impressions extérieures, les centres de perception du cerveau doivent être sensibles aux excitations des nerfs sensoriels, les centres les plus élevés doivent développer d’une manière sûre, rapide et vigoureuse, les perceptions en aperceptions, unir celles-ci en concepts et en jugements, et, le cas échéant, les transformer en actes volitionnels, en impulsions motrices, et, comme la plus grande partie de ces différentes activités est accomplie par l’écorce grise des lobes frontaux, cela veut dire que cette dernière doit être bien développée et travailler vigoureusement.

Ainsi se présente à nous l’homme sain. Il perçoit peu et rarement ses excitations intérieures, toujours et nettement ses impressions extérieures. Sa conscience est remplie d’images du monde extérieur, non d’images d’activité de ses organes. Le travail inconscient de ses centres inférieurs joue un rôle presque négligeable à côté du travail pleinement conscient des centres les plus élevés. Son égoïsme n’est pas plus fort que cela n’est strictement nécessaire pour maintenir son individualité, et ses pensées et actions sont déterminées par la connaissance de la nature et de ses semblables et par les égards qu’il leur doit.

Tout autre est le spectacle offert par le dégénéré. Son système nerveux n’est pas normal. En quoi consistent en dernière analyse les écarts de la norme, nous l’ignorons. Très vraisemblablement la cellule du dégénéré est composée un peu autrement que celle de l’homme sain, les particules du protoplasma sont disposées autrement, moins régulièrement, les mouvements moléculaires ont lieu, par suite, d’une façon moins libre et rapide, moins rythmique et vigoureuse. Mais ceci est une simple hypothèse indémontrable. Seulement, on ne peut raisonnablement douter que tous les signes corporels ou « stigmates » de la dégénérescence, tous les arrêts et inégalités de développement observés n’aient leur source dans un trouble bio-chimique et bio-mécanique de la cellule nerveuse ou peut-être de la cellule en général.

Dans la vie psychique du dégénéré, l’anomalie de son système nerveux a pour conséquence l’incapacité d’atteindre le plus haut degré de développement de l’individu, la libre sortie des limites factices de l’individualité, l’altruisme. Dans le rapport de son « moi » et de son « non-moi », le dégénéré reste toute sa vie un enfant. Il apprécie et même aperçoit à peine le monde extérieur et s’occupe seulement des processus organiques dans son propre corps. Il est plus qu’égoïste, il est maladivement égotiste.

Son égotisme peut directement provenir de différentes conditions de son organisme. Ses nerfs sensoriels peuvent être obtus, sont en conséquence faiblement excités par le monde extérieur, transmettent lentement et mal leurs excitations au cerveau, et ne sont pas en état d’inciter celui-ci à une perception et à une aperception suffisamment fortes. Ou bien ses nerfs sensoriels travaillent passablement bien, mais le cerveau est insuffisamment excitable, il ne perçoit donc pas convenablement les impressions qui lui sont transmises par le monde extérieur.

L’obtusion des dégénérés est attestée par tous les observateurs. De la quantité innombrable de faits que nous pourrions rapporter ici, donnons seulement un très court choix suffisamment caractéristique. « Chez beaucoup d’idiots », dit Sollier, « il n’y a aucune distinction entre le sucré et l’amer. En leur administrant tour à tour du sucre et de la coloquinte, ils ne manifestent aucuns sentiments différents… (Chez eux) le goût n’existe pas à proprement parler… En outre, il y a des perversions du goût. Nous ne parlons pas ici des idiots complets, … mais d’imbéciles même qui mangent des ordures ou des choses repoussantes, … même leurs propres excréments… Les mêmes remarques s’appliquent à l’odorat. Plus encore peut-être pour les odeurs que pour les saveurs, les sens paraissent absolument obtus… La sensibilité tactile est très obtuse en général, mais elle l’est toujours d’une manière uniforme… On peut quelquefois se demander s’il n’y a pas anesthésie complète220 ». Lombroso a examiné la sensibilité générale de la peau de 66 criminels, et l’a trouvée obtuse chez 38 d’entre eux et inégale dans les deux moitiés du corps chez 46221. Dans un livre ultérieur, il résume en ces mots ses constatations sur l’acuité sensorielle des dégénérés : « Impassibles à la douleur eux-mêmes, analgésiques, ils ne comprennent jamais la douleur chez les autres222 ». M. Ribot ramène les « maladies de la personnalité » (c’est-à-dire les fausses conceptions du « moi ») à des « perturbations organiques, dont le premier résultat est de déprimer la faculté de sentir en général, le second, de la pervertir ». « Un jeune homme dont la conduite avait toujours été excellente, se livre subitement aux plus mauvaises tendances. On ne constata dans son état mental aucun signe d’aliénation évidente, mais on put voir que toute la surface de sa peau était devenue absolument insensible ». — « Il peut sembler étrange que les paresthésies et dyseslhésies, … c’est-à-dire de simples perturbations ou altérations sensorielles, désorganisent le moi. Pourtant, l’observation le démontre223 ». Maudsley décrit quelques cas de dégénérescence chez des enfants dont la peau était insensible, et remarque ensuite : « Ils ne peuvent sentir les impressions naturellement, ils ne peuvent s’adapter aux conditions environnantes avec lesquelles ils se mettent en désaccord, et les affections perverties du moi se traduisent par des actes d’un caractère destructeur224 ».

Du reste, l’insensibilité des dégénérés constatée par tous les observateurs est susceptible de différentes interprétations. Si beaucoup la considèrent comme une conséquence de la condition pathologique des nerfs sensoriels, d’autres croient que la perturbation a son siège non dans ces nerfs, mais dans le cerveau, non dans les conducteurs, mais dans les centres de perception. Pour citer l’un des plus éminents parmi les psycho-physiologistes de la jeune école, Binet établit que « si une partie du corps d’une personne est insensible, elle ignore ce qui s’y passe ; mais, d’autre part, les centres nerveux en relation avec cette région insensible peuvent continuer à agir ; il en résulte que certains actes souvent simples, mais parfois très compliqués, peuvent s’accomplir dans le corps d’une hystérique et à son insu ; bien plus, ces actes peuvent être de nature psychique et manifester une intelligence qui sera par conséquent distincte de celle du sujet et constituera un second moi, coexistant avec le premier ». « On s’est longtemps mépris sur la vraie nature de l’anesthésie hystérique, et on la comparait à une anesthésie vulgaire, de cause organique, due, par exemple, à l’interruption des nerfs conducteurs des impressions. Cette manière de voir doit être complètement abandonnée, et nous savons aujourd’hui que l’anesthésie hystérique n’est pas une insensibilité véritable ; c’est une insensibilité par inconscience, par désagrégation mentale ; en un mot, c’est une insensibilité psychique225 ».

Le plus souvent il ne s’agira pas de cas simples, où ce sont les nerfs sensoriels seuls ou les centres cérébraux seuls qui travaillent mal, mais de cas mixtes où les deux appareils ont une part diversement variable au trouble. Mais que les nerfs ne conduisent pas les impressions au cerveau, ou que le cerveau ne perçoive pas ou ne fasse pas monter dans la conscience les impressions amenées, le résultat est toujours le même : le monde extérieur ne sera pas saisi exactement et nettement par la conscience, le « non-moi » n’y sera pas convenablement représenté, le « moi » n’éprouvera pas la dérivation nécessaire de la préoccupation exclusive des processus se passant dans son propre organisme.

Le rapport naturel sain entre les sensations organiques et les perceptions sensorielles est plus fortement déplacé encore, quand à l’insensibilité des nerfs sensoriels ou des centres de perception, ou des deux, s’ajoute une activité vitale des organes maladivement modifiée et accrue. Alors le sentiment organique du « moi », la cénesthésie, s’avance impérieusement au premier plan, couvrant de ses tumultes en grande partie ou complètement les aperceptions du monde extérieur dans la conscience, qui ne tient plus compte que des faits intérieurs de l’organisme. Ainsi naît cette surexcitation ou émotivité particulière qui constitue, nous l’avons vu, le phénomène fondamental de la vie intellectuelle des dégénérés. Car la disposition d’esprit fondamentale de l’émotif, désespérée ou joyeuse, courroucée ou pleurarde, qui détermine le coloris de ses représentations comme la marche de ses idées, est la conséquence des phénomènes qui ont lieu dans ses nerfs, ses vaisseaux et ses glandes226. La conscience de ce dégénéré émotif est remplie d’obsessions qui ne sont pas inspirées par les faits du monde extérieur, et d’impulsions qui ne sont pas la réaction contre les excitations extérieures. A cela s’ajoute ensuite la faiblesse de volonté constante du dégénéré, qui lui rend impossible de supprimer ses obsessions, de résister à ses impulsions, de contrôler sa disposition d’esprit fondamentale, et d’attacher ses centres supérieurs à la poursuite attentive du phénomène du monde. Le résultat nécessaire de ces conditions est que, dans de pareilles têtes, le monde, suivant le mot du poète, doit se refléter autrement que dans les têtes normales. Le monde extérieur, le « non-moi », ou bien n’existe pas du tout dans la conscience du dégénéré émotif, ou n’y est représenté, comme sur une surface faiblement reflétante, que par une image entièrement décolorée, à peine reconnaissable, ou, comme dans un miroir creux ou convexe, que par une image fausse complètement défigurée ; la conscience, au contraire, est impérieusement accaparée par le « moi » somatique, qui ne permet pas que l’esprit s’occupe d’autre chose que des faits pénibles ou tumultueux qui se passent dans la profondeur des organes.

Nerfs sensoriels mauvais conducteurs, centres de perception du cerveau obtus, faiblesse de volonté et incapacité d’attention qui en est la conséquence, processus vitaux maladivement irréguliers et violents dans les cellules, voilà, par conséquent, les bases organiques sur lesquelles croit l’égotisme.

L’égotiste doit nécessairement exagérer de façon extraordinaire sa propre importance et celle de tous ses actes, car il n’est rempli que de lui-même, peu ou point de l’image du monde, et par là incapable de comprendre sa situation vis-à-vis les autres hommes et le monde, et d’apprécier convenablement le rôle de son activité dans le fonctionnement général de la société. On inclinerait peut-être maintenant à confondre l’égotisme avec la manie des grandeurs. Mais il y a entre les deux états une différence caractéristique. La manie des grandeurs, il est vrai, est, elle aussi, de même que son complément clinique, la manie des persécutions, causée par des processus maladifs dans l’intérieur de l’organisme, qui contraignent la conscience à consacrer constamment son attention à son propre « moi » somatique ; plus spécialement, l’activité biochimique des organes anormalement augmentée donne les représentations agréablement excessives de la manie des grandeurs ; l’activité ralentie ou maladivement aberrante, au contraire, les représentations pénibles de la manie des persécutions227. Seulement, dans la manie des grandeurs comme dans celle de la persécution, le malade s’occupe constamment du monde et des hommes ; dans l’égotisme, au contraire, il s’en abstrait à peu près complètement. Dans le délire systématique du fou mégalomane et persécuté, le « non-moi » joue le rôle prééminent. Le malade s’explique l’importance que son « moi » obtient à ses propres yeux, par l’invention d’une grandiose situation sociale universellement reconnue ou d’une inexorable hostilité de personnages ou de groupes puissants. Il est pape ou empereur, et ses persécuteurs sont des chefs d’État ou de grands pouvoirs sociaux, la police, le clergé, etc. Son délire compte par conséquent avec l’État et la société, il admet leur importance et attache la plus grande valeur, dans un cas, aux hommages, dans l’autre cas, à l’inimitié de son prochain. L’égotiste, au contraire, ne regarde absolument pas comme nécessaire de rêver une situation sociale inventée. Il n’a pas besoin du monde et de son appréciation pour justifier à ses propres yeux qu’il est lui-même l’objet de son unique intérêt. Il ne voit même pas le monde. Les autres hommes tout simplement n’existent pas pour lui. Tout le « non-moi » apparaît dans sa conscience seulement comme une ombre vague ou un nuage mince. Il ne lui vient donc pas même l’idée qu’il est quelque chose de particulier, qu’il est plus que les autres et, pour cette raison, ou admiré ou haï ; il est seul dans le monde, plus que cela, il est seul le monde, et tout le reste : hommes, animaux, choses, ne constitue que des figures accessoires sans importance qui ne valent pas qu’on y pense.

D’autant plus insignifiants sont les troubles des voies conductrices, des centres de nutrition, de perception et de volition, d’autant plus faible est naturellement l’égotisme et d’autant plus innocemment il se manifeste. Son expression la moins choquante est l’importance souvent comique que l’égotiste attribue à ses sensations, penchants et activités. Est-il peintre : il ne doute pas que l’histoire universelle tout entière ne pivote autour de la peinture, et de ses tableaux en particulier. Écrit-il en prose ou en vers : il est convaincu que l’humanité n’a pas d’autre souci ou, du moins, de souci plus sérieux que les vers et les livres. Qu’on n’aille pas objecter que cela n’est pas particulier aux égotistes seuls, mais spécial à l’immense majorité des hommes. Assurément, chacun trouve important ce qu’il fait, et celui-là ne vaut même pas grand’chose, qui exécute son travail si distraitement et si superficiellement, tellement sans plaisir ni conscience, que lui-même ne peut pas l’estimer. Mais la grande différence entre l’homme raisonnable et sain et l’égotiste, c’est que celui-là voit clairement combien est subordonnée pour le reste des hommes son occupation, quoiqu’elle remplisse sa vie et exige le meilleur de sa force, tandis que celui-ci ne parvient pas à se représenter qu’une activité à laquelle il consacre son temps et ses efforts puisse sembler à tous les autres sans importance et même puérile. L’honnête savetier qui ressemble une vieille botte se livre sûrement de corps et d’âme à son travail, mais il admet qu’il y a pour l’humanité des choses plus intéressantes et plus importantes encore que la réparation de chaussures endommagées. L’égotiste, par contre, s’il est écrivain, n’hésite pas à déclarer, comme M. Stéphane Mallarmé : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre ». Cette exagération absurde de nos propres occupations et intérêts donne en littérature les parnassiens et les esthètes.

La dégénérescence est-elle plus profonde et l’égotisme plus fort, celui-ci ne revêt plus la forme comparativement innocente de l’absorption totale en roucoulements poético-artistiques, mais se manifeste comme immoralité qui peut aller jusqu’à la folie morale. La tendance à commettre des actions nuisibles à lui-même ou à la société s’éveille çà et là aussi chez l’homme sain, quand un appétit délétère demande satisfaction ; mais il a la volonté et la force de l’étouffer. L’égotiste dégénéré est trop faible de volonté pour maîtriser ses impulsions, et l’égard au bien de la société ne peut pas déterminer ses actions et ses pensées, parce que la société n’est pas même représentée dans sa conscience. C’est un solitaire insensible à la loi morale créée pour la vie en société, non pour l’homme isolé. Il est clair que, pour Robinson Crusoé, le code pénal n’existe pas. Seul dans son île, n’ayant affaire qu’à la nature, il ne peut évidemment ni tuer, ni voler, ni piller au sens du code pénal. Il ne peut commettre de délits que contre lui-même. Le manque de discernement et d’empire sur soi-même est l’unique immoralité qui lui soit possible. L’égotiste est un Robinson Crusoé intellectuel qui, dans son idée, vit seul sur une île, et il est en même temps un débile impuissant à se dominer. La loi morale universelle n’existe donc pas pour lui, et la seule chose qu’il pourra voir et avouer, peut-être aussi un peu regretter, c’est qu’il pèche contre la loi morale du solitaire, c’est-à-dire contre la nécessité de maîtriser les instincts nuisibles à soi-même.

La moralité, non celle apprise machinalement, mais celle que nous ressentons comme un besoin intérieur, est devenue, dans le cours des milliers de générations, un instinct organisé. Elle est pour cette raison, comme tout autre instinct organisé, exposée à la « perversion » ; celle-ci a pour effet qu’un organe ou l’organisme entier travaille contrairement à sa tâche normale et à ses lois naturelles, et ne peut travailler autrement228. Dans la perversion du goût, le malade cherche avidement à avaler tout ce qui, d’ordinaire, provoque la plus profonde répulsion, c’est-à-dire est instinctivement reconnu nuisible et pour cette raison rejeté : des matières organiques en décomposition, des ordures, du pus, des crachats, etc. Dans la perversion de l’odorat, il préfère les odeurs de pourriture au parfum des fleurs. Dans la perversion du sens génésique, il a des désirs qui sont directement contraires au but de l’instinct : la conservation de l’espèce. Dans la perversion de l’instinct de moralité, le malade est attiré et éprouve des jouissances par des actes qui remplissent l’homme sain de dégoût et d’horreur. Si cette aberration particulière s’ajoute à l’égotisme, nous n’avons plus seulement devant nous l’indifférence obtuse envers le crime, qui caractérise la folie morale, mais la joie goûtée dans le crime. L’égotiste de cette espèce n’est plus seulement insensible au bien et au mal et incapable de les discerner, mais il a une prédilection décidée pour le mal, l’estime chez les autres, le fait lui-même chaque fois qu’il peut agir d’après son penchant, et lui trouve la beauté propre que l’homme sain trouve au bien.

Suivant la classe sociale à laquelle appartient l’égotiste atteint ou non de perversion de l’instinct de moralité, et suivant ses particularités personnelles, son trouble moral se manifestera naturellement d’une façon différente. Membre de la classe des déshérités, il est ou simplement un être déchu et abâtardi dont l’occasion fait un voleur, qui vit dans une promiscuité horrible avec ses sœurs ou ses filles, etc., ou un criminel d’habitude et de profession. Cultivé et à l’aise ou dans une situation dominante, il commet des méfaits qui sont propres aux classes supérieures et n’ont pas pour but la satisfaction des besoins matériels, mais d’autres convoitises. Il devient un Don Juan de salon et porte sans hésitation la honte et la désolation dans la famille de son meilleur ami. Il est capteur d’héritage, traître envers ceux qui ont confiance en lui, intrigant, semeur de discorde et menteur. Il s’élève quelquefois aussi jusqu’au grand carnassier sur le trône et jusqu’au conquérant universel. Il devient, dans d’étroites conditions, Charles le Mauvais, comte d’Évreux et roi de Navarre, Gilles de Rais, le prototype de Barbe-Bleue, ou César Borgia, et, dans de plus larges, Napoléon Ier. Si son système nerveux n’est pas assez fort pour élaborer des impulsions impérieuses, ou si ses muscles sont trop faibles pour obéir à de telles impulsions, tous ces penchants criminels restent non satisfaits et ne se dépensent que dans son imagination. L’égotiste perverti n’est alors qu’un malfaiteur platonique ou théorique ; et s’il embrasse la carrière littéraire, il inventera des systèmes philosophiques pour la justification de sa dépravation, ou emploiera une complaisante rhétorique en vers et en prose pour la célébrer, l’attifer, et la présenter sous une forme autant que possible séduisante. Nous nous trouvons alors en présence du « diabolisme et du décadentisme littéraires. Diaboliques et décadents se distinguent des criminels simplement en ce que ceux-là se contentent de rêver et d’écrire, tandis que ceux-ci ont la résolution et la force d’agir. Mais ils ont ce lien commun d’être les uns et les autres des êtres « anti-sociaux229 ».

Un second caractère que partagent entre eux tous les égotistes, qu’ils affirment leurs penchants anti-sociaux en pensées ou en actions, comme écrivains ou comme criminels, c’est leur incapacité de s’adapter aux conditions dans lesquelles ils doivent vivre. Ce manque d’adaptabilité est une des particularités les plus frappantes du dégénéré et elle est pour lui la source d’une constante souffrance et d’une ruine finale. Mais elle résulte nécessairement de la constitution de son système nerveux central. La prémisse indispensable de l’adaptation est d’avoir une notion exacte des faits auxquels on doit s’adapter230. Je ne puis éviter l’ornière dans le chemin, si je ne la remarque pas ; je ne puis détourner le coup que je ne vois pas venir ; il est impossible d’enfiler du fil dans une aiguille, si l’on n’aperçoit pas avec une netteté suffisante le chas et si l’on n’amène pas le fil d’une main sûre au bon endroit. Cela est tellement élémentaire, qu’il est à peine nécessaire de le dire. Ce que nous nommons le pouvoir sur la nature est en fait l’adaptation à la nature. C’est nous exprimer inexactement, que de dire que nous nous soumettons les forces de la nature. En réalité, nous les observons, nous apprenons à connaître leurs particularités, et nous nous arrangeons de façon que les tendances des forces naturelles et nos propres désirs coïncident. Nous construisons la roue là où doit tomber l’eau en vertu de la loi naturelle, et nous avons ensuite l’avantage que la roue tourne selon notre besoin. Nous savons que l’électricité suit les fils de cuivre et nous lui préparons, avec un empressement habile, des voies cuivrées dans la direction où nous voulons l’avoir et où son action nous est utile. Donc, sans connaissance de la nature, pas d’adaptation, et, sans celle-ci, pas de possibilité de profiter de ses forces. Or, le dégénéré ne peut s’adapter, parce qu’il n’a pas l’aperception nette des circonstances auxquelles il doit s’adapter, et il n’obtient pas d’elles une aperception nette, parce que, nous le savons, il a des nerfs mauvais conducteurs, des centres d’aperception obtus et une faible attention.

La cause active de toute adaptation, comme de tout effort en général, — et l’adaptation n’est autre chose qu’un effort d’espèce particulière, — est le désir de satisfaire un besoin organique quelconque ou d’échapper à un désagrément. Autrement dit, l’adaptation a pour but de donner des sentiments de plaisir et de diminuer ou de supprimer les sentiments de déplaisir. L’être inadaptable est pour cette raison bien moins en état que l’être normal de se procurer des sensations agréables et d’écarter de lui les sensations désagréables ; il se heurte à toutes les arêtes parce qu’il ne sait pas les éviter, et il aspire vainement au fruit savoureux, parce qu’il ne sait pas s’y prendre pour attraper la branche à laquelle il pend. L’égotiste est le type de l’être inadaptable. Il doit donc nécessairement souffrir du monde et des hommes. Aussi le fond de son être est-il la mauvaise humeur, et il se tourne avec un mécontentement haineux contre la nature, la société, les institutions publiques, qui l’irritent et le blessent, parce qu’il ne sait pas s’accommoder d’elles. Il est dans un état constant de révolte contre ce qui existe, et travaille à le détruire ou du moins en rêve la destruction. Dans un passage célèbre, H. Taine indique « l’amour-propre exagéré » et « le raisonnement dogmatique » comme les racines du jacobinisme231 ; celui-là mène au mépris et au rejet des institutions que l’on trouve tout établies, que par conséquent on n’a pas inventées ou choisies soi-même ; celui-ci considère l’édifice social comme absurde, parce qu’il n’est pas « une œuvre de la logique, mais de l’histoire ».

A côté de ces deux racines du jacobinisme que Taine a mises à jour, il y en a encore une autre, la plus importante, qui a échappé à son attention : l’inaptitude du dégénéré à s’adapter aux circonstances quelles qu’elles soient. L’égotiste est condamné par sa nature organique à être un pessimiste et un jacobin. Mais les révolutions qu’il souhaite, prêche et peut-être accomplit effectivement, sont stériles pour le progrès. Il est comme révolutionnaire ce que serait comme balayeur des rues une inondation ou un cyclone. Il n’est pas un déblayeur conscient du but, mais un destructeur aveugle. Cela le distingue du novateur à l’esprit clair, du révolutionnaire véritable, qui est un réformateur et conduit de temps en temps l’humanité souffrante et enlisée, par des sentiers pénibles, dans un nouveau Chanaan. Le réformateur abat avec une violence impitoyable, si cela est nécessaire, les ruines devenues embarrassantes, pour faire place à des constructions utiles ; l’égotiste se déchaîne furieusement contre tout ce qui est debout, que cela soit utilisable ou inutile, et ne songe pas à aplanir le terrain à la suite de la dévastation ; sa joie est de voir, là où s’élevaient auparavant des murailles et des faîtes, des monceaux de décombres envahis par les mauvaises herbes.

Cela creuse un abîme infranchissable entre le révolutionnaire sain et le jacobin égotiste. Celui-là a un idéal positif, celui-ci non. Celui-là sait quel but il vise, celui-ci n’a aucune idée de la façon dont on pourrait améliorer ce qui l’irrite. Il ne pense même pas si loin. Il ne s’occupe nullement de savoir ce qui remplacera les choses détruites. Il sait seulement que tout le chagrine, et il veut décharger sur tout sa méchante humeur grognonne et confuse. Aussi, il est caractéristique que le niais besoin de révolte de ce genre de révolutionnaires se tourne fréquemment contre des maux imaginaires, poursuive des buts puérils ou combatte des lois précisément sages et bienfaisantes. Ici, ils forment une « Ligue contre le salut par coup de chapeau » ; là, ils s’opposent à la vaccination obligatoire ; une autre fois, ils se soulèvent contre le recensement de la population, et ils ont la ridicule audace de mener ces campagnes ineptes avec les mêmes discours et attitudes que les vrais révolutionnaires mettent, par exemple, au service de la suppression de l’esclavage ou de la liberté de pensée !

A l’incapacité d’adaptation de l’égotiste s’ajoute souvent encore la manie de destruction ou clastomanie que l’on observe si fréquemment chez les idiots et les imbéciles et dans quelques formes de l’aliénation mentale232. Chez l’enfant, l’instinct de destruction est normal. Il est la première manifestation du besoin de mettre en action sa force musculaire. Bientôt cependant s’éveille le désir d’exercer ses forces non en détruisant, mais en créant. Or, l’acte de créer a une prémisse psychique : l’attention. Celle-ci manquant au dégénéré, l’instinct de destruction, qui peut être satisfait sans attention, par des mouvements désordonnés et fortuits, ne s’élève pas chez lui jusqu’à l’instinct de création.

Ainsi, le mécontentement comme conséquence de l’incapacité d’adaptation, le manque de sympathie pour ses semblables par suite du faible pouvoir de représentation, et l’instinct de destruction comme résultat d’arrêt de développement intellectuel, donnent ensemble l’anarchiste, qui, suivant le degré de ses obsessions, écrira seulement des livres et fera des discours de réunions populaires, ou recourra à la bombe chargée de dynamite.

A son point extrême de développement, enfin, l’égotisme conduit à cette folie à la Caligula, dans laquelle le déséquilibré se vante d’être « un lion riant », se croit au-dessus de toutes les règles de la morale et de la loi, et souhaite à l’humanité entière une seule tête pour pouvoir la lui abattre.

Le lecteur qui m’a suivi verra clair désormais, je l’espère, dans la psychologie de l’égotisme. Comme nous l’avons constaté, la conscience du « moi » naît de la sensation des processus vitaux dans toutes les parties de notre corps, et la conception du « non-moi », des transformations dans nos organes sensoriels. Comment d’une façon générale nous arrivons à la conception de l’existence d’un « non-moi », c’est ce que nous avons exposé en détail plus haut ; il est donc inutile de le répéter ici. Si nous voulons quitter le sol ferme des faits absolument établis et nous hasarder sur le terrain quelque peu vacillant des hypothèses vraisemblables, nous pouvons dire que la conscience du « moi » a sa base anatomique dans le système du grand sympathique, et la représentation du « non-moi » dans le système cérébro-spinal. Dans l’homme sain, la perception des faits vitaux intérieurs ne s’élève pas au-dessus du seuil de la conscience. Le cerveau reçoit ses excitations beaucoup plus des nerfs sensoriels que des nerfs du grand sympathique. Dans la conscience, la représentation du monde extérieur l’emporte donc de beaucoup sur la conscience du « moi ». Dans le dégénéré, les faits vitaux internes sont maladivement accrus ou s’effectuent anormalement, et sont en conséquence constamment perçus par la conscience ; ou bien les nerfs sensoriels sont obtus, et les centres d’aperception faibles et paresseux ; ou bien encore ces deux écarts de la norme existent simultanément ; le résultat, dans les trois cas, est que la notion du « moi » est bien plus fortement représentée dans la conscience que l’image du monde extérieur. L’égotiste, conséquemment, ne connaît ni ne saisit le phénomène du monde. La conséquence de ceci est le manque d’intérêt et de sympathie et l’incapacité de s’adapter à la nature et à l’humanité. L’absence de sentiment et l’incapacité d’adaptation, fréquemment accompagnées d’aberration des instincts et d’impulsions, font de l’égotiste un être anti-social. Il est un fou moral, un criminel, un pessimiste, un anarchiste, un misanthrope, et tout cela seulement dans ses pensées et ses sentiments, ou aussi dans ses actes. La lutte contre l’égotiste ennemi de la société, son expulsion du corps social, sont une fonction nécessaire de celui-ci, et s’il n’est pas capable de l’accomplir, c’est un signe de force vitale tarissante ou de maladie grave. Tolérer et surtout admirer l’égotiste théoricien ou agissant, c’est pour ainsi dire apporter la preuve que les reins de l’organisme social n’accomplissent pas leur tâche, que la société souffre de la maladie de Bright.

Dans les chapitres suivants nous étudierons les formes sous lesquelles l’égotisme se manifeste en littérature, et nous trouverons occasion de traiter en détail beaucoup de points qu’il suffisait d’indiquer ici.

II. Parnassiens et diaboliques §

On s’est habitué à désigner les parnassiens français comme une école, mais ceux qui sont compris sous cette dénomination ont toujours refusé de se laisser parquer sous un nom commun. « Le Parnasse ?… », s’écrie un des parnassiens les moins contestables, M. Catulle Mendès, « ça n’a jamais été une école !… Le Parnasse ! Mais nous n’avons seulement pas écrit une préface !… Le Parnasse est né d’un besoin de réaction contre le débraillé de la poésie issue de la queue de Murger, Charles Bataille, Amédée Rolland, Jean du Boys ; puis ç’a été une ligue d’esprits qui sympathisaient en art…233 ».

Le nom de « parnassiens » est effectivement appliqué à toute une série de poètes et d’écrivains qui ont à peine un point de commun entre eux. Ils sont réunis par un lien purement extérieur ; leurs œuvres ont paru chez l’éditeur Alphonse Lemerre, qui a pu faire des « parnassiens » comme l’éditeur Cotta, dans la première moitié de ce siècle, faisait en Allemagne des classiques. La désignation même émane d’une sorte d’Almanach des Muses que M. Catulle Mendès publia en 1860 sous ce titre : Le Parnasse contemporain : recueil de vers nouveaux, et qui renfermait des productions de presque tous les poètes de l’époque.

Je n’ai pas besoin de m’occuper ici de la plupart des noms de ce groupe nombreux, car ceux qui les portent ne sont pas des dégénérés, mais de braves gens de la moyenne susurrant correctement la chanson qui leur a été chantée par d’autres. Ils n’ont exercé aucune influence directe sur la pensée contemporaine, mais seulement contribué indirectement à fortifier l’action de quelques chefs, en se groupant autour d’eux dans l’attitude de disciples et en leur permettant par là de se présenter avec un cortège imposant, ce qui fait toujours de l’impression sur les badauds.

Ces chefs seuls ont de l’importance pour mon enquête. C’est à eux que l’on songe quand on parle des parnassiens, et c’est de leurs particularités que l’on a dérivé la théorie artistique attribuée au Parnasse. Incarnée de la façon la plus parfaite dans Théophile Gautier, elle se résume en deux mots : perfection de la forme et « impassibilité ».

Pour Gautier et ses disciples, la forme est tout en poésie, le fond n’a pas d’importance. « Un poète, quoi qu’on dise », ainsi s’exprime-t-il, « est un ouvrier ; il ne faut pas qu’il ait plus d’intelligence qu’un ouvrier et sache un autre état que le sien, sans quoi il le fait mal. Je trouve très parfaitement absurde la manie qu’on a de les guinder sur un socle idéal : rien n’est moins idéal qu’un poète… Le poète est un clavecin et n’est rien de plus. Chaque idée qui passe pose son doigt sur une touche : la touche résonne et donne sa note, voilà tout234 ». A un autre endroit il dit ceci : « Pour le poète, les mots ont, en eux-mêmes et en dehors du sens qu’ils expriment, une beauté et une valeur propres, comme des pierres précieuses qui ne sont pas encore taillées et montées en bracelets, en colliers ou en bagues : ils charment le connaisseur qui les regarde et les trie du doigt dans la petite coupe où ils sont mis en réserve235 ». Gustave Flaubert, un autre adorateur du mot, se range complètement à cette manière de voir, quand il s’écrie : « Un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose236 ». Par les mots « beau » et « moins beau », Flaubert entend ici « des noms aux triomphantes syllabes, sonnant comme des fanfares de clairon », ou « des mots rayonnants, des mots de lumière237 ». Gautier n’admettait de Racine, que lui, romantique, avait naturellement en profond mépris, que ce vers unique :

La fille de Minos et de Pasiphaé.

L’application la plus instructive de cette théorie se trouve dans une pièce de vers de M. Catulle Mendès intitulée Récapitulation, qui commence ainsi :

Rose, Emmeline,
Margueridette,
Odette,
Alix, Aline,
Paule, Hippolyte,
Lucy, Lucile,
Cécile,
Daphné, Mélite,
Artémidore,
Myrrha, Myrrhine,
Périne,
Naïs, Eudore.

Suivent onze strophes de façon identique, que je me dispense de reproduire, puis cette strophe finale :

Zulma, Zélie,
Régine, Reine,
Irène !…
Et j’en oublie238.

« Et j’en oublie ». C’est le seul des soixante vers de la pièce qui renferme un sens, tandis que les cinquante-neuf autres se composent uniquement de noms de femmes.

Ce que M. Catulle Mendès se propose ici est assez clair. Il veut montrer l’état d’âme d’un libertin qui jouit au souvenir de toutes les femmes qu’il a aimées ou avec lesquelles il a flirté. L’énumération de leurs noms doit faire surgir dans l’esprit du lecteur des images voluptueuses d’une troupe de jeunes filles qui servent au plaisir, des tableaux de harem ou du paradis de Mahomet. Mais sans parler de la longueur de la liste qui rend celle-ci insupportablement ennuyeuse et froide, M. Mendès n’atteint pas l’effet cherché pour une seconde raison encore : parce que sa forme artificieuse trahit au premier coup d’œil la profonde insincérité de sa prétendue émotion. Quand à l’esprit d’un adorateur de cotillons se présentent les figures de ses compagnes des heures du berger et qu’il éprouve réellement le besoin de murmurer tendrement leurs noms, il ne songe certainement pas à ranger ces noms en jeux de mots (Alix-Aline, Lucy-Lucile, Myrrha-Myrrhine, etc.). S’il est assez de sang-froid pour se livrer à cet aride travail de bureau, il ne peut absolument se trouver dans l’extase lascive que la pièce doit exprimer et communiquer au lecteur. Cette émotion, si immorale et vulgaire qu’elle soit, parce qu’elle est vantarde, aurait encore, comme chaque mouvement d’âme vrai, le droit d’être exprimée lyriquement. Mais une liste de noms sans signification, artificieusement combinée, rangée d’après leurs assonances, ne dit au contraire rien. Conformément à la théorie artistique des parnassiens, cependant, Récapitulation est une poésie, voire même l’idéal d’une poésie, car elle « ne signifie rien », comme l’exige Flaubert, et elle se compose uniquement de mots qui, suivant l’affirmation de Th. Gautier, « ont en eux-mêmes une beauté et une valeur propres ».

Un autre parnassien éminent, Théodore de Banville, sans pousser jusqu’à l’extrême limite, avec la logique intrépide de M. Catulle Mendès, la théorie des sonorités verbales dépourvues de tout sens, l’a, lui aussi, professée avec une sincérité à laquelle il faut rendre hommage : « … Je vous ordonne », crie-t-il aux poètes en herbe, « de lire le plus qu’il vous sera possible des dictionnaires, des encyclopédies, des ouvrages techniques traitant de tous les métiers et de toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie et des catalogues de ventes, des livrets de musées, enfin tous les livres qui pourront augmenter le répertoire des mots que vous savez et vous renseigner sur leur acception exacte, propre ou figurée. Une fois votre tête ainsi meublée, vous serez déjà bien armé pour trouver la rime ». Dans la poésie, d’après Banville, la seule chose essentielle est de trouver la rime. Pour composer une pièce de vers sur un sujet quelconque, enseigne-t-il à ses disciples, « il faut avant tout connaître toutes les rimes sur ce sujet. Le reste, les soudures, ce que le poète doit rajouter pour boucher les trous avec sa main d’artiste et d’ouvrier, est ce qu’on appelle les chevilles. Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée239 ». Le poète — c’est ainsi que Banville résume sa doctrine — n’a pas d’idées dans le cerveau ; il n’a que des sons, des rimes, des calembours. Ces calembours lui inspirent ses idées ou des apparences d’idées.

C’est avec raison que Guyau exerce cette critique à l’égard de la théorie artistique des parnassiens établie par Banville : « La recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond dépenser, car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus… Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons… La périphrase et la métaphore sont la seule ressource pour bien rimer… L’impossibilité de rester simple en cherchant les rimes riches risque à son tour d’entraîner comme conséquence un certain manque de sincérité. La fraîcheur du sentiment pris sur le vif disparaîtra chez l’artiste de mots trop consommé ; il perdra ce respect de la pensée pour elle-même qui doit être la première qualité de l’écrivain240 ».

Où Guyau commet une erreur, c’est quand il dit que le culte de la rime pour la rime « introduit dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent ». Il faut renverser la proposition. Le « chaos permanent » et le « désordre » dans le cerveau du poète sont ce qui existe antérieurement ; l’exagération de l’importance de la rime n’est qu’une conséquence de cet état d’esprit. Nous avons de nouveau affaire ici à une forme de cette inaptitude à l’attention, bien connue de nous, qui est particulière au dégénéré. Le cours de ses idées n’est pas déterminé par une idée centrale autour de laquelle la volonté groupe toutes les autres représentations, supprimant les unes et renforçant les autres à l’aide de l’attention, mais par l’association d’idées complètement mécanique éveillée, dans le cas des parnassiens, par une assonance verbale similaire ou identique. Sa manière poétique est de l’écholalie pure.

La théorie parnassienne de l’importance de la forme, notamment de la rime, pour la poésie, de la beauté propre du son des mots, du plaisir sensuel que peuvent donner des syllabes sonores sans égard à leur sens, et de l’inutilité et même du caractère nuisible d’une idée dans la poésie, est devenue décisive pour le récent développement de la poésie française. Les symbolistes, que nous avons étudiés dans le volume précédent, s’en tiennent exactement à cette théorie. Ces pauvres d’esprit, qui ne balbutient que des « syllabes sonores » dépourvues de sens, sont les descendants directs des parnassiens.

La théorie artistique parnassienne n’est que débile. Mais l’égotisme des dégénérés qui l’ont inventée se révèle dans l’énorme importance qu’ils attribuent à leur chasse à la rime, à leur poursuite puérile des mots « tonitruants » et « rayonnants ». M. Catulle Mendès termine par l’« envoi » suivant une poésie (La seule douceur), où il a décrit d’une façon aussi alléchante que possible une série de joies de l’existence :

Prince, je mens. Sous les Gémeaux
Ou l’Amphore, faire en son livre
Rimer entre eux de nobles mots,
C’est la seule douceur de vivre.

Celui qui n’est pas de cet avis se voit tout bonnement contester son caractère humain. C’est ainsi que Baudelaire appelle Paris « un capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu délicats sur les manières de tuer le temps et absolument rebelles aux jouissances littéraires241 ». Traiter d’imbécile celui qui estime pour néant un cliquetis de rimes dénué de sens et une kyrielle de soi-disant beaux noms propres, c’est déjà là une sotte suffisance dont on ne peut que rire. Mais Baudelaire va jusqu’à parler d’« inutiles ». On n’a pas droit à la vie, si l’on est inaccessible à ce qu’il nomme des « jouissances littéraires », c’est-à-dire à une idiote écholalie ! Parce qu’il cultive les jeux de mots avec un sérieux puéril, chacun doit accorder la même importance que lui à ses amusements de bébé, et celui qui ne le fait pas n’est pas seulement un philistin ou un être inférieur sans compréhension ni délicatesse, non, il est « un inutile ». Si ce niais en avait eu le pouvoir, il aurait sans aucun doute voulu poursuivre sa pensée jusqu’au bout et balayer les « inutiles » du nombre des vivants, comme Néron faisait mettre à mort ceux qui n’applaudissaient pas son jeu sur le théâtre. L’égotisme monstrueux d’un aliéné peut-il s’exprimer plus audacieusement que dans cette remarque de Baudelaire ?

La seconde caractéristique des parnassiens, après leur exagération insensée de la valeur de la forme la plus matérielle pour la poésie et de la rimaillerie pour l’humanité, c’est leur « impassibilité ». Eux-mêmes, il est vrai, ne veulent pas admettre que ce vocable leur soit applicable.

« En aura-t-on bientôt fini avec cette baliverne ! », s’écrie sur un ton d’impatience M. Leconte de Lisle, interrogé au sujet de l’« impassibilité », et M. Catulle Mendès dit :

« Parce que Glatigny a fait un poème intitulé : Impassible, et que moi j’ai dit ce vers dont la pose avouée se dément dans la suite même du poème :

Pas de sanglots humains dans le chant des poètes !

on a conclu que les parnassiens étaient ou voulaient être des « impassibles ». Où la prend-on, où la voit-on, cette sérénité figée, cette sécheresse dont on nous affuble ?242. »

En effet, le mot a été mal choisi par la critique. Il ne peut y avoir en art d’« impassibilité » dans le sens d’indifférence complète envers le spectacle de la nature et de la vie. Elle est psychologiquement impossible. Toute activité artistique, en tant qu’elle n’est pas une simple imitation de disciple, mais découle d’un besoin original, est une réaction de l’artiste contre des impressions reçues. Celles qui le laissent complètement indifférent n’inspirent au poète aucun vers, au peintre aucun tableau, au musicien aucun dessin mélodique. Les impressions doivent le frapper d’une manière quelconque, éveiller en lui une émotion quelconque, afin que lui vienne l’idée de les objectiver sous forme artistique. Dans la multitude infinie des phénomènes s’écoulant uniformément devant ses sens, l’artiste a distingué le sujet qu’il traite avec les moyens particuliers de son art, il a exercé une activité sélective, et a donné à ce sujet la préférence sur les autres. Cette préférence suppose la sympathie ou l’antipathie ; l’artiste doit donc avoir éprouvé quelque chose en apercevant son sujet. Le seul fait que l’écrivain a écrit une poésie ou un livre témoigne que le sujet traité lui a inspiré de la curiosité, de l’intérêt, de la colère, une émotion agréable ou désagréable, qu’il a forcé son esprit à s’y arrêter. Cela est donc le contraire de l’indifférence.

Les parnassiens ne sont pas impassibles. Dans leurs poésies ils geignent, maudissent et blasphèment, expriment la joie, l’enthousiasme et la douleur. Mais ce qui les tourmente ou les enchante, ce sont exclusivement leurs propres états, leurs propres expériences vitales. L’unique fond de leur poésie est leur « moi ». La douleur et la joie des autres hommes n’existent pas pour eux. Leur « impassibilité » n’est donc pas de l’insensibilité, mais une absence complète de sympathie. La « tour d’ivoire » dans laquelle, d’après le mot de l’un d’eux, le poète habite et s’abstrait orgueilleusement de la cohue indifférente, est un beau nom prêté à son obtusion pour l’existence et les actions de ses semblables. C’est ce qu’a très bien vu ce critique dont la belle santé intellectuelle impressionne si agréablement, M. Ferdinand Brunetière. « L’une des pires conséquences qu’elles puissent entraîner (les théories des parnassiens et particulièrement celle de Baudelaire), c’est, en isolant l’art, d’isoler aussi l’artiste, d’en faire pour lui-même une idole, et comme de l’enfermer dans le sanctuaire de son moi. Non seulement alors il n’est plus question que de lui dans son œuvre, — de ses chagrins et de ses joies, de ses amours et de ses rêves, — mais, pour se développer dans le sens de ses aptitudes, il n’y a plus rien qu’il respecte ou qu’il épargne, il n’y a plus rien qu’il ne se subordonne, ce qui est, pour le dire en passant, la vraie définition de l’immoralité. Se faire soi-même le centre des choses, au point de vue philosophique, l’illusion est aussi puérile que de voir dans l’homme « le roi de la création », ou dans la terre ce que les anciens appelaient « le nombril du monde » ; mais, au point de vue purement humain, c’est la glorification de l’égoïsme, et, par suite, la négation même de la solidarité243 ».

Ainsi, M. Brunetière remarque l’égotisme des parnassiens et établit leur manière d’être anti-sociale, leur immoralité ; mais il croit qu’ils ont librement choisi leur point de vue. C’est là sa seule erreur. Ils ne sont pas égotistes par libre choix, mais parce qu’ils sont forcés de l’être et ne peuvent être autrement. Leur égotisme n’est pas une philosophie ou une doctrine morale, il est leur maladie.

L’impassibilité des parnassiens n’est pas, comme nous l’avons vu, une froideur à l’égard de tout, mais seulement une froideur à l’égard de leurs semblables, unie au plus tendre amour pour eux-mêmes. L’impassibilité a toutefois encore une autre face, et ceux qui ont trouvé le mot ont vraisemblablement songé surtout à celle-ci, sans s’en être complètement rendu compte. L’indifférence qu’affichent les parnassiens et dont ils sont particulièrement fiers s’adresse moins aux joies et aux souffrances de leurs semblables qu’à la loi morale universellement reconnue. Pour eux il n’y a ni vertu ni vice, mais seulement des choses belles et laides, des choses rares et vulgaires. Ils prennent leur point de vue « au-delà du bien et du mal », longtemps avant que la folie morale de Frédéric Nietzsche ait trouvé cette formule. Baudelaire le justifie dans les termes suivants : « La poésie… n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus des intérêts vulgaires. Ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique, et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale. Elle n’a pas la vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même ». Et Th. Gautier, qui transcrit ces idées, les approuve complètement. « Sur les hauts sommets il (le poète) est tranquille : pacem summa tenent244 », dit-il en employant une image qui se retrouve à foison chez Nietzsche.

Déjouons avant tout ici un artifice courant de sophiste employé par Baudelaire. La question à laquelle il veut répondre est celle-ci : la poésie a-t-elle à être morale ou non ? Tout d’un coup, il glisse en fraude dans sa démonstration la science, dont il ne s’agit nullement, la nomme d’une haleine avec la moralité, montre d’un air triomphant que la science n’a rien de commun avec la poésie, et fait semblant ensuite d’avoir démontré la même chose au sujet de la moralité. Or, aujourd’hui, il ne vient à l’idée d’aucun homme raisonnable de demander à la poésie d’enseigner les vérités scientifiques, et, depuis des générations, nul poète sérieux n’a songé à exposer dans un poème didactique l’astronomie ou la physique. La seule question que certains esprits voudraient considérer comme ouverte est celle de savoir si l’on peut exiger ou non de la poésie d’être morale, et c’est à cette question que Baudelaire répond par une affirmation non prouvée et par une échappatoire artificieuse.

Je ne veux pas m’arrêter ici à cette question. Non qu’elle m’embarrasse et que je prétende l’éviter, mais parce que sa discussion me semble mieux à sa place quand nous étudierons les disciples du Parnasse, les décadents et les esthètes, qui ont poussé la doctrine jusqu’à l’extrême. Je ne contredis donc pas pour le moment l’affirmation des parnassiens que la poésie n’a pas à se soucier de moralité. Le poète doit rester « au-delà du bien et du mal ». Mais cela ne peut raisonnablement que signifier une impartialité absolue, cela ne peut que vouloir dire que le poète, en considérant une action ou un aspect quelconques, prétend simplement se trouver en face d’un spectacle qu’il juge uniquement d’après sa beauté ou sa laideur, sans même demander s’il est moral ou non. Un poète de ce genre devra donc voir nécessairement autant de belles choses que de laides, autant de choses morales que d’immorales. Car, somme toute, les choses morales et belles dans l’humanité et dans la nature sont au moins aussi fréquentes que leur contraire, et doivent même prévaloir. Car nous considérons comme laid ou ce qui représente une déviation des lois qui nous sont familières et auxquelles nous nous sommes adaptés, ou ce en quoi nous reconnaissons la manifestation d’une nocivité quelconque pour nous ; et nous sentons comme immoral ce qui est contraire à la prospérité ou à l’existence même de la société. Or, le seul fait que nous avons cru trouver des lois est une preuve que les phénomènes qui répondent aux lois reconnues, et par suite nous sont agréables, doivent être beaucoup plus nombreux que les phénomènes contradictoires de ceux-ci, et par suite, laids ; et, de même, l’existence de la société est une preuve que les forces conservatrices et favorables doivent être plus vigoureuses que les forces destructrices, c’est-à-dire immorales. Aussi, dans une poésie qui, sans doute, ne s’occupe pas de la moralité, mais qui, comme elle l’affirme, serait véritablement impartiale, le moral devrait-il être représenté dans une mesure au moins égale, et même un peu supérieure, à l’immoral. Mais dans la poésie des parnassiens, ce n’est pas le cas. Elle se complaît presque exclusivement dans le dépravé et le laid. Théophile Gautier célèbre, dans Mademoiselle de Maupin, la sensualité la plus basse, qui, si elle devait devenir la loi générale, ramènerait l’humanité à l’état des sauvages vivant en promiscuité sexuelle sans amour individuel et sans forme quelconque de famille ; Sainte-Beuve, d’ailleurs plus romantique que parnassien, bâtit au plaisir sensuel, dans son roman de Volupté, un autel sur lequel les antiques adorateurs asiatiques d’Astaroth pourraient, sans hésitation, accomplir leur culte ; M. Catulle Mendès, qui commença sa carrière littéraire par une condamnation pour outrage aux mœurs que lui attira sa pièce de théâtre : Le Roman d’une Nuit, exalte dans des œuvres postérieures, dont je ne veux même pas citer les titres, une des formes les plus répugnantes de la luxure contre nature ; Baudelaire chante les charognes, les maladies, les criminels et les prostituées ; bref, si l’on contemple le monde dans le miroir de la poésie parnassienne, on éprouve l’impression qu’il se compose exclusivement de vices, de crimes et de pourriture, sans le moindre mélange d’émotions saines, d’aspects réjouissants dans la nature et d’êtres humains sentant et agissant honnêtement. En contradiction perpétuelle avec lui-même, comme il convient à un vrai dégénéré, le même Baudelaire, qui ne veut pas, à un endroit, que la poésie soit confondue avec la moralité, dit à un autre endroit : « L’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente245 ».

Ce n’est plus là de l’indifférence envers la vertu ou le vice, c’est une prédilection absolue pour celui-ci et de l’aversion pour celle-là. Les parnassiens ne se tiennent pas du tout « au-delà du bien et du mal », mais enfoncés jusqu’au cou dans le mal et aussi loin que possible du bien. Leur « impartialité » feinte à l’égard du spectacle de la moralité et de l’immoralité est, en réalité, un parti pris passionné pour l’immoral et l’abject. On a donc eu tort de vouloir les caractériser par l’« impassibilité ». De même qu’ils manquent de sentiment seulement envers leurs semblables et non envers eux-mêmes, ils ne sont froids et indifférents aussi qu’envers le bien, non envers le mal ; celui-ci les attire au contraire autant et les emplit autant de sentiments de plaisir, que le bien attire et réjouit la majorité saine des hommes.

Cette prédilection pour le mal a été aperçue par beaucoup d’observateurs, et bon nombre ont essayé de l’expliquer philosophiquement. Dans une conférence sur Le Mal comme objet de la représentation poétique, Franz Brentano dit : « Puisque ce qui est exposé dans la tragédie paraît si peu désirable et réjouissant, cela suggère l’idée que ces explications (du plaisir que l’on y goûte) sont moins à chercher dans l’excellence du sujet que dans un besoin particulier du public auquel seules les choses ainsi exposées répondent… L’homme éprouverait-il par hasard, de temps en temps, le besoin d’une émotion douloureuse et aspirerait-il à la tragédie comme à une chose qui satisfasse ce besoin de la façon la plus efficace et l’aide, pour ainsi dire, à pleurer une bonne fois de bon cœur ?… Si pendant longtemps n’ont régné en nous aucune des passions que les tragédies excitent, le pouvoir de les ressentir demande de nouveau, en quelque sorte, à se manifester, et c’est la tragédie qui nous y aide ; nous sentons douloureusement, il est vrai, les émotions, mais en même temps nous éprouvons un apaisement bienfaisant de notre besoin. Je crois avoir fait cent fois semblables observations, moins sur moi-même que sur les autres, sur ceux, par exemple, qui dévorent avec avidité le récit d’un nouvel assassinat qu’ils lisent dans leur journal246 ». Le professeur Brentano confond ici avant tout, avec une regrettable légèreté, le mauvais et le triste, deux conceptions absolument différentes. La mort d’un être aimé, par exemple, est triste, mais on ne peut rien y trouver de mal, c’est-à-dire d’immoral, à moins que, avec une argutie subtile, on ne prétende interpréter comme une immoralité l’action des forces naturelles dissolvant l’individu. Il donne ensuite comme une explication ce qui n’est qu’une paraphrase tout à fait superficielle. Pourquoi prend-on plaisir au mal ? Parce que… nous avons évidemment en nous un penchant à prendre plaisir au mal ! Opium facit dormire quia est in eo virtus dormitiva. M. Fr. Paulhan a traité la question plus sérieusement, mais avec lui non plus nous n’allons pas bien loin. « Un esprit contemplatif, large, curieux, pénétrant, avec des tendances morales profondes, mais qui peuvent s’oublier en grande partie pendant la recherche scientifique ou la contemplation esthétique, avec aussi quelquefois une légère perversion naturelle ou simplement une tendance marquée vers certains plaisirs, quels qu’ils soient, qui ne sont pas un mal par eux-mêmes et peuvent même être un bien, mais dont l’abus est un mal, telles sont les raisons d’être des sentiments (de l’amour du mal) qui nous occupent. L’idée du mal, en flattant un goût, trouve un point d’appui solide, et il y a une raison de plus pour qu’elle soit agréable, en ce qu’elle satisfait idéalement un penchant que la raison empêche de satisfaire réellement jusqu’à satiété ». De nouveau cette suite d’idées qui tourne en cercle comme un chat qui joue et se mord la queue : nous ayons du goût pour le mal parce que nous trouvons du goût au mal. L’impuissance de raisonnement que M. Paulhan révèle ici est d’autant plus surprenante que, quelques pages plus haut, il s’est approché de bien près de la vraie solution de l’énigme. « Il est des états morbides », dit-il, « où l’appétit se déprave ; le malade avale avec avidité du charbon, de la terre, ou pis encore. Il en est d’autres où la volonté est viciée et le caractère détraqué par quelque endroit. Les exemples pathologiques sont frappants, et le cas du marquis de Sade est un des plus caractéristiques… On jouit parfois des maux qu’on éprouve soi-même aussi bien que de ceux des autres. Les sentiments de la volupté, de la douleur et de la pitié, dont la psychologie s’est occupée, paraissent déceler parfois une véritable perversion, et contenir comme élément l’amour de la douleur pour la douleur même… Souvent on a affaire à des gens qui veulent leur bien premièrement et puis le mal d’autrui. L’un ou l’autre état spécialement psychique sont visibles dans bien des cas de méchanceté, par exemple dans ce fait d’un riche fabricant accusant faussement un jeune homme qui va se marier d’être atteint d’une maladie vénérienne et maintenant son affirmation pour le plaisir, … ou encore du jeune gredin qui savoure le plaisir du vol au point de s’écrier : « Quand même je serais riche, je voudrais voler toujours ». — La vue même de la souffrance physique n’est pas toujours désagréable, bon nombre de personnes la recherchent… La perversion ici est probablement de tout temps et de tout pays… L’on dirait qu’il peut entrer dans l’esprit d’un homme de notre âge une certaine joie de déranger l’ordre de la nature, qui ne paraît pas s’être manifestée autrefois avec une pareille intensité. C’est une des mille formes du repliement sur soi qui caractérise notre civilisation avancée247 ». Ici M. Paulhan touche au nœud de la question, sans le remarquer et sans s’y arrêter. L’amour du mal n’est pas quelque chose d’universellement humain, il est une « aberration » et une « perversion » et « une des mille formes du repliement sur soi », autrement dit, d’une façon plus brève et plus claire : de l’égotisme.

La littérature criminaliste et psychiatrique enregistre des centaines de cas d’aberration dans lesquels le malade a ressenti une prédilection passionnée pour le mal et l’horrible, pour la souffrance et la mort. Je me contenterai de citer un exemple caractéristique. « Dans l’automne de 1884 mourut en prison, en Suisse, une femme nommée Marie Jeanneret, qui avait assassiné un certain nombre de personnes. Après une bonne éducation elle s’était consacrée au soin des malades, non par amour de la bienfaisance, mais pour satisfaire une passion folle. Les souffrances, les gémissements et les contorsions des malades la remplissaient d’une volupté secrète. Elle suppliait à genoux et en pleurant les médecins de la laisser assister aux opérations dangereuses, afin de pouvoir satisfaire ses désirs. L’agonie d’un être humain lui offrait la plus vive jouissance. Sous prétexte d’une maladie d’yeux, elle avait consulté plusieurs médecins oculistes et leur avait soustrait de la belladone et d’autres poisons. Sa première victime fut son amie ; d’autres suivirent, sans que les médecins auxquels elle se recommandait comme garde-malade eussent des soupçons, d’autant moins qu’elle changeait fréquemment de séjour. Une tentative manquée à Vienne amena la découverte : elle n’avait pas empoisonné moins de neuf personnes, mais n’en éprouvait ni repentir ni honte. En prison, son vœu le plus ardent était de tomber gravement malade, pour pouvoir se repaître dans la glace de ses propres contorsions248 ».

Ainsi nous reconnaissons, à la lumière de l’observation clinique, la véritable nature des parnassiens. Leur impassibilité, en tant que simple indifférence à l’égard de la souffrance d’autrui, de la vertu et du vice, procède de leur égotisme et est une conséquence de leur obtusion, qui leur rend impossible de se représenter assez vivement un processus du monde extérieur, par conséquent aussi la douleur, le vice ou la laideur, pour pouvoir y répondre par les réactions normales, l’aversion, l’indignation ou la pitié ; mais là où l’impassibilité constitue une prédilection déclarée pour le mal et l’horrible, il nous faut voir en elle la même aberration qui fait de l’imbécile un cruel tortionnaire d’animaux249 et de Marie Jeanneret, citée plus haut, une décuple empoisonneuse. Toute la différence consiste dans le degré de l’impulsion. Est-elle assez forte, elle a pour conséquence des actes cruels et des crimes. Est-elle élaborée par les centres malades avec une force insuffisante, elle peut être satisfaite par la seule imagination, par des manifestations poétiques ou artistiques.

Naturellement, on a tenté de défendre l’aberration comme quelque chose de justifié et de voulu, et même de l’ériger en distinction intellectuelle. C’est ainsi que M. Paul Bourget met dans la bouche des décadents, avec de petits artifices de style qui ne permettent pas de douter un instant qu’il exprime sa propre opinion, le raisonnement suivant : « Nous nous délectons dans ce que vous appelez nos corruptions de style, et nous délectons avec nous les raffinés de notre race et de notre heure. Il reste à savoir si notre exception n’est pas une aristocratie, et si, dans l’ordre de l’esthétique, la pluralité des suffrages représente autre chose que la pluralité des ignorances… C’est une duperie de ne pas avoir le courage de son plaisir intellectuel. Complaisons-nous donc dans nos singularités d’idéal et de forme, quitte à nous y emprisonner dans une solitude sans visiteurs250 ».

Il semble à peine nécessaire de faire remarquer qu’avec ces arguments, par lesquels M. Bourget anticipe toute la « philosophie » délirante de Nietzsche, chaque crime peut être glorifié comme une action « aristocratique ». L’assassin a « le courage de son plaisir intellectuel », la pluralité qui ne l’approuve pas est une pluralité d’« ignorants », il se complaît dans ses « singularités d’idéal » et doit tout au plus, pour ce motif, se laisser enfermer dans « une solitude sans visiteurs », c’est-à-dire, pour parler simplement, en prison, si « la pluralité des ignorances » ne le fait pas pendre ou guillotiner. Le décadent Maurice Barrès n’a-t-il pas, avec la théorie de M. Bourget, défendu et justifié Chambige ?

Ce même théoricien antipathique de l’égotisme antisocial le plus abject nie aussi qu’on puisse parler d’esprit malade ou sain. « Il n’y a », dit-il, « ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques, au point de vue de l’observateur sans métaphysique, car il n’aperçoit dans nos douleurs et dans nos facultés, dans nos vertus et dans nos vices, dans nos volitions et dans nos renoncements, que des combinaisons, changeantes, mais fatales et partant normales, soumises aux lois connues de l’association des idées. Un préjugé seul, où réapparaissent la doctrine antique des causes finales et la croyance à un but défini de l’univers, peut nous faire considérer comme naturels et sains les amours de Daphnis et de Chloë dans le vallon, comme artificiels et malsains les amours d’un Baudelaire251 ».

Pour ramener cette niaise sophistique à sa juste valeur, le bon sens n’a qu’à rappeler l’existence des asiles d’aliénés. Mais le bon sens n’a pas droit de suffrage chez des rhéteurs de l’espèce de M. Paul Bourget. Nous lui répondrons donc, avec un sérieux qu’il ne mérite pas, qu’en effet chaque manifestation vitale, celles du cerveau comme de tout autre organe, est l’effet nécessaire et seul possible des causes qui les occasionnent, mais que, d’après l’état de l’organe et de ses parties élémentaires, son activité nécessaire et naturelle en soi peut être utile ou nuisible à l’organisme total. Si le monde a un but, c’est là une question qu’on peut laisser indécise, mais l’activité de toutes les parties de l’organisme a néanmoins sinon le but, du moins l’effet incontestable de conserver l’organisme total ; si elle ne produit pas cet effet et si, au contraire, elle le contrecarre, elle est nuisible à l’organisme total, et pour une pareille activité nuisible de certains organes, la langue a formé le mot de « maladie ». Le sophiste qui nie qu’il y ait de la maladie et de la santé doit logiquement nier aussi qu’il y ait de la vie et de la mort, ou du moins que la mort ait une importance quelconque. Car en fait, étant donnée une certaine activité de ses parties que nous nommons maladive, l’organisme total périt, tandis qu’avec une activité d’une autre nature, que nous qualifions de saine, il vit et prospère. Tant que M. Bourget ne pose pas la thèse que la douleur est aussi agréable que le plaisir, la décrépitude aussi satisfaisante que la vigueur, et la mort aussi désirable que la vie, il prouve qu’il ne sait pas ou n’ose pas tirer de sa prémisse la conclusion juste qui en ferait apparaître immédiatement l’absurdité.

Toute la théorie qui doit expliquer et justifier la prédilection pour le mal n’a d’ailleurs été imaginée qu’après coup. Le penchant pour le mal et l’horrible existait d’abord, et il n’était pas une conséquence de considérations philosophiques et d’auto-persuasion. Nous avons simplement ici un nouveau cas de cette méthode de notre conscience, si souvent constatée au cours de cette étude, qui consiste à inventer des causes rationnelles aux instincts et actes de l’inconscient.

Il s’agit, dans la prédilection des parnassiens pour l’immoral, le criminel et le laid, seulement d’une aberration organique et de rien d’autre. Prétendre que des penchants de ce genre existent dans tout homme, même le meilleur et le plus sain, et sont simplement étouffés par lui, tandis que les parnassiens leur lâchent la bride, c’est là une affirmation arbitraire et non prouvée. L’observation et la marche entière du développement historique de l’humanité la contredisent.

Qu’il y ait dans la nature répulsion et attraction, personne ne le niera. Un coup d’œil sur les pôles magnétiques, sur les électrodes positifs et négatifs, suffit pour établir ce fait. Nous retrouvons ce phénomène chez les êtres vivants les plus inférieurs. Certaines matières les attirent, d’autres les repoussent. Il ne peut s’agir là d’un penchant ou d’une expression de volonté. Il faut plutôt considérer le processus comme un fait purement mécanique ayant vraisemblablement sa raison dans des conditions moléculaires qui nous sont encore inconnues. La microbiologie donne à l’attitude des micro-organismes vis-à-vis des matières attrayantes et répulsives le nom de « chémotaxis » ou chimiotaxie, formé par Pfeffer252. Dans les organismes supérieurs, les conditions ne sont pas naturellement si simples. Chez eux aussi, il est vrai, la raison dernière des inclinations et des aversions est sûrement chimiotactique, mais l’action de la chimiotaxie doit nécessairement s’y manifester sous une autre forme. Une simple cellule telle que le bacille, par exemple, s’éloigne aussitôt quand elle pénètre dans le rayon d’un corps chimique qui la repousse. Mais la cellule constituant une partie d’un organisme supérieur n’a pas cette liberté de mouvement. Elle ne peut changer par elle-même de place. Est-elle maintenant repoussée chimiotactiquement, elle ne peut échapper à l’action nuisible et doit y rester exposée, mais subit des troubles dans son activité vitale. Ceux-ci sont-ils assez graves pour nuire aux fonctions de l’organisme total, celui-ci en obtient connaissance, s’efforce de percevoir leur cause, la découvre aussi en règle générale, et fait pour la cellule souffrante ce que celle-ci ne peut faire seule : il la soustrait à l’action répulsive. L’organisme acquiert nécessairement de l’expérience en ce qui concerne sa défense contre les nocivités. Il apprend à connaître les conditions dans lesquelles elles apparaissent, et ne leur permet plus d’arriver jusqu’à l’effet réellement chimiotactique, mais évite le plus souvent les matières troublantes avant qu’elles puissent exercer une répulsion réelle directe. La connaissance acquise par l’individu devient héréditaire, se transforme en faculté organisée de l’espèce, et l’organisme ressent subjectivement comme un malaise qui peut s’accroître jusqu’à la douleur, l’avertissement qu’une nocivité agit sur lui et qu’il ait à s’y soustraire. Échapper à la douleur devient une fonction capitale de l’organisme, qu’il ne peut négliger plus ou moins sans expier cette négligence par sa ruine.

Chez l’être humain, les faits ne se passent pas autrement qu’ils viennent d’être décrits ici. L’expérience organisée héréditairement de l’espèce l’avertit de la nocivité des actions auxquelles il est fréquemment exposé. Ses postes avancés contre les forces naturelles hostiles sont ses sens. Le goût et l’odorat lui donnent, en ce qui concerne les matières chimiotactiquement répulsives, l’impression du dégoût et de la fétidité ; les différentes espèces de sensations cutanées lui rappellent, par le sentiment de la douleur, du chaud ou du froid, qu’un contact donné est défavorable pour lui ; l’œil et l’oreille le mettent en garde par la sensation du criard, du strident, de la dissonance, contre les effets mécaniques de certains phénomènes physiques, et les centres cérébraux supérieurs répondent aux nocivités reconnues de nature composite ou à leur représentation par la réaction également composite du déplaisir à ses différents degrés de vivacité, depuis le simple malaise jusqu’à l’horreur, à l’indignation, à l’épouvante ou à la fureur.

Le porteur de cette expérience héréditaire organisée est l’inconscient ; c’est donc à lui aussi qu’est confiée la défense contre les nocivités simples, apparaissant fréquemment ; la répugnance à des impressions de goût et d’odorat nuisibles, la peur des animaux et des phénomènes naturels dangereux, etc., sont devenues en lui un instinct auquel l’organisme s’abandonne sans réflexion, c’est-à-dire sans intervention de la conscience. Mais l’organisme humain n’apprend pas seulement à distinguer et à éviter ce qui lui est directement préjudiciable à lui-même ; il agit de même à l’égard de ce qui le menace non comme individu, mais comme être social, comme membre d’une société organisée ; l’antipathie à l’égard des actions qui nuisent à l’existence ou à la prospérité de la société devient aussi chez lui un instinct. Seulement, cet enrichissement de la connaissance organisée de l’inconscient représente un degré élevé de développement que beaucoup d’êtres humains n’atteignent pas. Les instincts sociaux sont ceux que l’homme a acquis en dernier lieu, et, conformément à la loi connue, il les perd en premier lieu lorsqu’il rétrograde dans son développement organique.

La conscience n’a l’occasion de constater le danger des phénomènes et de défendre contre lui l’organisme, que si ces phénomènes sont ou tout nouveaux ou très rares, de sorte qu’ils ne peuvent être connus et redoutés héréditairement ; ou bien s’ils renferment en eux beaucoup d’éléments différents et n’agissent pas directement, mais par leurs conséquences plus ou moins éloignées, de sorte que leur connaissance exige une activité de représentation et de jugement compliquée.

Le déplaisir est donc toujours une connaissance instinctive ou consciente de la nocivité d’un phénomène. Son contraire, le plaisir, n’est pas seulement, comme on l’a quelquefois soutenu, l’absence de déplaisir, — c’est-à-dire un état négatif, — mais quelque chose de positif. Chaque partie de l’organisme a des besoins déterminés qui s’affirment comme tendance consciente ou inconsciente, comme penchant ou désir ; la satisfaction de ces besoins est ressentie comme un plaisir qui peut s’accroître jusqu’à la volupté. Le premier de tous les besoins de chaque organe est de fonctionner. Sa simple activité est déjà pour lui, tant qu’elle ne va pas au-delà de son pouvoir, une source de plaisir. L’activité des centres nerveux consiste à recevoir des impressions et à les transformer en aperceptions et en mouvements. Cette activité leur procure des sentiments de plaisir. Ils ont en conséquence un fort désir de recevoir des impressions, pour être mis par elles en activité et éprouver des sentiments de plaisir.

Voilà à grands traits l’histoire naturelle des sentiments de plaisir et de déplaisir. Le lecteur qui la connaîtra n’éprouvera aucune difficulté à comprendre la nature de l’aberration.

L’inconscient est soumis aux mêmes lois biologiques que le conscient. Le porteur de l’inconscient est le même tissu nerveux, — quoique peut-être une autre partie du système, — dans lequel est élaborée aussi la conscience. L’inconscient est aussi peu infaillible que la conscience. Il peut être plus hautement développé ou arriéré dans son développement, être stupide ou intelligent. Si l’inconscient est incomplètement développé, il distingue mal et juge faussement, il se trompe dans la connaissance de ce qui lui est nuisible ou favorable, l’instinct devient incertain ou obtus. Alors nous avons l’indifférence envers le laid, le répugnant, l’immoral.

Nous savons que chez les dégénérés apparaissent divers arrêts de développement et des malformations. Certains organes ou systèmes entiers d’organes s’arrêtent à un degré de développement qui répond à l’enfance, même à la vie fœtale. Si les centres cérébraux les plus élevés du dégénéré s’arrêtent dans leur développement à un degré très peu avancé, il devient un imbécile ou un idiot. Si l’arrêt de développement frappe les centres nerveux de l’inconscient, le dégénéré perd les instincts qui se manifestent dans l’être normal comme dégoût et répulsion contre certaines nocivités ; son inconscient, pourrais-je dire, souffre d’imbécillité ou d’idiotisme.

Nous avons vu de plus, dans le précédent chapitre, que l’impressionnabilité des nerfs et du cerveau du dégénéré est obtuse. Il ne perçoit pour ce motif que les impressions fortes, ce ne sont que celles-ci qui excitent ses centres cérébraux à cette activité cogitative et motrice qui lui donne des sentiments de plaisir. Or, les impressions désagréables sont naturellement plus fortes que les impressions agréables ou indifférentes, car, si elles n’étaient pas plus fortes, nous ne les éprouverions pas comme douloureuses et elles ne pousseraient pas l’organisme à faire des efforts pour se défendre. Pour se procurer donc les sentiments de plaisir qui sont liés à l’activité des centres cérébraux, pour satisfaire le besoin de fonctionnement propre aux centres cérébraux comme à tous les autres organes, le dégénéré cherche les impressions qui sont assez fortes pour exciter à l’activité ses centres obtus et paresseux ; mais ces impressions fortes sont justement celles que l’homme sain ressent comme douloureuses ou répugnantes. Ainsi s’expliquent les aberrations ou perversions des dégénérés. Ils ont le désir de fortes impressions, parce que celles-ci seules mettent leur cerveau en activité, et cette action souhaitée sur leurs centres n’est exercée que par les impressions que les êtres sains redoutent à cause de leur violence, c’est-à-dire les impressions douloureuses, répugnantes et révoltantes.

Dire que chaque être humain a en secret une certaine prédilection pour le mal et l’abominable, c’est une sottise ; la seule petite étincelle de vérité que renferme cette affirmation absurde, c’est que l’être humain normal, lui aussi, devient obtus dans la fatigue ou l’épuisement par maladie, c’est-à-dire qu’il tombe dans l’état qui, chez le dégénéré, est l’état permanent. Alors il offre naturellement les mêmes phénomènes que nous avons constatés chez celui-ci, mais à un bien moindre degré. Il peut alors trouver du plaisir au crime et à la laideur, et à celui-là plutôt qu’à celle-ci ; car les crimes sont des nocivités sociales, tandis que les laideurs sont la forme visible de forces nuisibles à l’individu ; or, les instincts sociaux sont plus faibles que les instincts de conservation, ils s’assoupissent par conséquent plus tôt, et, pour cette raison, la répulsion contre le crime disparaît plus tôt que celle contre la laideur. En tout cas, cet état est chez l’être normal aussi une aberration, mais imputable à la fatigue et qui n’existe pas chez lui, comme chez le dégénéré, d’une façon permanente et ne forme pas le trait fondamental caché de son être, ainsi que le prétendent les sophistes qui le calomnient.

Une ligne de développement ininterrompue mène des romantiques français aux parnassiens, et l’on peut déjà distinguer en ceux-là tous les germes des aberrations qui nous apparaissent en plein épanouissement chez ceux-ci. Nous avons vu dans le livre précédent combien leur poésie est extérieure et indigente d’idées, comme ils exaltèrent leur imagination fort au-dessus de l’observation de la réalité, et quelle importance ils assignèrent à leur monde de rêve. Sainte-Beuve qui, au début, faisait partie lui-même de leur groupe, dit à ce sujet, avec une complaisance qui prouve qu’il ne croit pas exprimer un blâme : « Les romantiques… avaient une pensée, un culte, l’amour de l’art, la curiosité passionnée d’une expression vive, d’un tour neuf, d’une image choisie, d’une rime brillante ; ils voulaient à chacun de leurs cadres un clou d’or. (Image remarquablement fausse, soit dit en passant. On peut désirer pour un tableau un riche cadre, mais quant au clou qui supporte celui-ci, on aura égard à sa solidité et non à sa préciosité). « Enfants si vous le voulez, mais enfants des Muses, et qui ne sacrifièrent jamais à la grâce vulgaire253 ».

Retenons cet aveu : les romantiques étaient des enfants ; ils l’étaient dans leur inaptitude à comprendre le monde et les hommes, dans le sérieux et l’ardeur avec lesquels ils se livraient à leurs jeux de rimes, dans la naïveté avec laquelle ils se mettaient au-dessus des prescriptions de moralité et de bon sens à l’usage des adultes. Que l’on exagère un peu cette puérilité, sans lui associer la force d’imagination sauvage et exubérante d’un Victor Hugo et son don d’association d’idées rapide comme l’éclair et évoquant les plus étonnantes antithèses, et l’on obtient la figure littéraire de Théophile Gautier, que l’imbécile Barbey d’Aurevilly a pu nommer d’une haleine avec Gœthe254, pour la seule raison, probablement, que le son du nom du grand poète allemand dans la prononciation française a une certaine ressemblance avec celui de Gautier, mais dont un de ses admirateurs, M. J.-K. Huysmans, dit : « Des Esseintes (le héros de son roman) arrivait aussi à se désintéresser de l’œuvre de Gautier ; son admiration pour l’incomparable peintre qu’était cet homme était allée en se dissolvant de jour en jour, et maintenant il demeurait plus étonné que ravi par ses descriptions en quelque sorte indifférentes. L’impression des objets s’était fixée sur son œil si perceptif, mais elle s’y était localisée, n’avait pas pénétré plus avant dans sa cervelle et dans sa chair ; de même qu’un prodigieux réflecteur, il s’était constamment borné à réverbérer, avec une impersonnelle netteté, des alentours255 ».

Quand M. Huysmans regarde Gautier comme un miroir impersonnel de la réalité, il est victime d’une illusion optique. En vers comme en prose, Gautier est un ouvrier mécanique qui enfile les uns à la suite des autres des adjectifs étincelants, sans y entendre malice. Ses descriptions ne donnent jamais un contour net de l’objet qu’il veut peindre. Elles rappellent ces mosaïques grossières de la dernière période byzantine, dont les différentes pierres sont du lapis-lazuli, de la malachite, de la chrysoprase et du jaspe, et qui produisent pour ce motif l’impression d’une richesse barbare, mais laissent à peine reconnaître encore un dessin. Dans son égotisme dépourvu de toute sympathie pour le monde extérieur, il ne soupçonne pas ce que son spectacle renferme de douleurs et de joies, et de même qu’il ne ressent rien à son aspect, il ne peut non plus, avec ses tentatives distraites et maniérées pour le rendre, éveiller chez le lecteur d’émotion d’aucune sorte. Les seules émotions dont il est capable, — abstraction faite de l’orgueil et de la vanité, — sont les excitations sensuelles ; aussi ne trouve-t-on dans ses œuvres d’alternance qu’entre la froideur glaciale et la lasciveté.

Si l’on exagère le culte de la forme de Théophile Gautier et sa lubricité, et si à son indifférence envers le monde et les hommes on associe l’aberration qui la fait dégénérer en prédilection pour le mal et le répugnant, on a devant soi la figure de Baudelaire. Nous devons nous y arrêter, car Baudelaire est, plus encore que Gautier, le chef intellectuel et le modèle des parnassiens, et son influence domine d’une manière toute-puissante une partie de la génération actuelle des poètes et écrivains français, et aussi des poètes et écrivains anglais.

Il n’est pas besoin de démontrer longuement que Baudelaire était un dégénéré. Il est mort de paralysie générale, après s’être vautré de longs mois dans les degrés les plus abjects de la démence. Mais quand bien même une fin aussi horrible n’aurait pas mis le diagnostic à l’abri de toute attaque, celui-ci ne serait pas douteux, Baudelaire ayant accusé toute sa vie tous les stigmates intellectuels de la dégénérescence. Il était à la fois mystique et érotomane256, mangeur de haschich et d’opium257, il se sentait attiré d’une façon caractéristique par les autres dégénérés, aliénés ou dépravés, et appréciait, par exemple, le plus parmi les écrivains le richement doué mais aliéné Edgar Poe et le mangeur d’opium Thomas de Quincey. Il traduisit les récits du premier en leur consacrant une étude biographique et critique enthousiaste, et il emprunta aux Confessions d’un mangeur d’opium du second un extrait important qu’il accompagna d’un commentaire exubérant.

Les particularités de l’esprit de Baudelaire se révèlent à nous dans le recueil de ses poésies auquel il a donné un titre trahissant à la fois la connaissance qu’il avait de lui-même et son cynisme : Les Fleurs du Mal. Le recueil n’est pas complet. Il y manque quelques pièces qui ne circulent que manuscrites, parce qu’elles sont trop infâmes pour supporter la pleine publicité du livre de débit courant. Mais je veux emprunter mes citations seulement aux vers imprimés, qui suffisent entièrement à caractériser leur auteur.

Baudelaire hait la vie et le mouvement. Dans la pièce intitulée Les Hiboux, il nous montre ces oiseaux qui se tiennent rangés, immobiles, sous les ifs noirs, et continue :

Leur attitude au sage enseigne
Qu’il faut en ce monde qu’il craigne
Le tumulte et le mouvement.

L’homme ivre d’une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.

La Beauté dit d’elle-même, dans la pièce de ce nom :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Autant il abhorre le naturel, autant il aime l’artificiel. Voici comment il dépeint son monde idéal (Rêve parisien) :

De ce terrible paysage
Que jamais œil mortel ne vit,
Ce matin encore l’image,
Vague et lointaine, me ravit…

J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier…

Je savourais dans mon tableau
L’enivrante (!) monotonie
Du métal, du marbre et de l’eau.
Babel d’escaliers et d’arcades,
C’était un palais infini,
Plein de bassins et de cascades
Tombant dans l’or mat ou bruni ;

Et des cataractes pesantes,
Comme des rideaux de cristal,
Se suspendaient, éblouissantes,
A des murailles de métal.

Non d’arbres, mais de colonnades
Les étangs dormants s’entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes, se miraient.

Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues.
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers ;

C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c’étaient
D’immenses glaces éblouies
Par tout ce qu’elles reflétaient.

Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé…

Nul astre d’ailleurs, nuls vestiges
De soleil, même au bas du ciel,
Pour illuminer ces prodiges,
Qui brillaient d’un feu personnel (!).

Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !
Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !)
Un silence d’éternité.

C’est là le monde qu’il se représente et qui l’enthousiasme : pas de plante « irrégulière », pas de soleil, pas d’astres, nul mouvement, nul bruit, rien que métal et verre ; c’est-à-dire quelque chose comme un paysage en fer-blanc de Nuremberg, seulement plus grand et de matière un peu plus riche, un jouet pour l’enfant d’un millionnaire américain souffrant de la folie de richesse des parvenus, avec une petite lampe électrique à l’intérieur et une mécanique qui tourne lentement les cascades et fait glisser les nappes d’eau de verre. Tel doit être nécessairement l’aspect de l’idéal qu’un dégénéré égotiste se compose de l’univers. La nature le laisse froid ou le repousse, parce qu’il ne l’aperçoit ni ne la comprend. Là où l’homme sain voit le tableau du monde extérieur, l’égotiste est entouré d’un vide noir dans lequel flottent tout au plus des formes nébuleuses incomprises. Pour échapper à son horreur, il projette, lui, comme d’une lanterne magique, les ombres colorées des représentations qui remplissent sa conscience ; mais ces représentations sont rigides, paresseuses, monotones et enfantines comme les centres cérébraux malades et débiles qui les élaborent.

L’incapacité de l’égotiste d’éprouver avec justesse les impressions extérieures et la peine avec laquelle son cerveau travaille, sont aussi la clef de l’épouvantable ennui dont se plaint Baudelaire et du profond pessimisme avec lequel il contemple le monde et la vie. Écoutons-le dans Le Voyage :

Nous avons vu partout…
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ; …

Et les moins sots, hardis amants de la démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense (!).
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin…

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

Nous voulons…
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Ce cri désespéré vers du « nouveau » est la plainte naturelle d’un cerveau qui aspire au sentiment de plaisir du fonctionnement et réclame avidement une excitation que ses nerfs sensoriels impuissants ne peuvent lui donner. Qu’un homme sain se représente l’état d’esprit où il tomberait si on l’enfermait dans une cellule où ne parviendraient à lui nul rayon, nul bruit, nul parfum du monde extérieur. Il aura alors une exacte idée de l’état d’âme permanent de l’égotiste, que l’imperfection de son système nerveux isole éternellement de l’univers, de son bruit joyeux, de ses tableaux changeants, de son agitation captivante. Baudelaire ne peut que s’ennuyer horriblement, car son esprit n’apprend réellement rien de nouveau et d’amusant et est forcé de s’enfoncer sans relâche dans la contemplation de son « moi » souffreteux et geignant.

Les seuls tableaux qui peuplent le monde de sa pensée sont des tableaux sombres, haineux et abominables. Il dit (Un Mort joyeux) :

Dans une terre grasse et pleine d’escargots
Je veux creuser moi-même une fosse profonde
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde…

Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !

Dans La Cloche fêlée, il dit de lui-même :

… Mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts.

Spleen :

… Mon triste cerveau…
C’est… un immense caveau
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
— Je suis un cimetière abhorré de la lune
Où, comme des remords, se traînent de longs vers…

Horreur sympathique :

Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil !
Vos vastes nuages en deuil

Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon cœur se plaît !

Le Coucher du soleil romantique :

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Dame macabre. Le poète, parlant à un squelette :

Aucuns t’appelleront une caricature,
Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
L’élégance sans nom de l’humaine armature.
Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !…

Une Charogne :

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons…

Et le ciel regardait la carcasse superbe (!)
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir…

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements…

Ce à quoi Baudelaire se complaît le plus, c’est à ces tableaux de mort et de pourriture que je pourrais citer en plus grand nombre encore, si je ne croyais que ces exemples suffisent. Mais à côté de l’effroyable et du répugnant, c’est le maladif, le criminel et le lubrique qui exercent sur lui la plus forte attraction.

Le Rêve d’un curieux :

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse ?…

Spleen :

Mon chat sur le carreau cherchant une litière
Agite sans repos son corps maigre et galeux…

Le Vin du solitaire :

Un baiser libertin de la maigre Adeline.

Le Crépuscule du soir :

Voici le soir charmant, ami du criminel ; …
Et l’homme impatient se change en bête fauve…

La Destruction :

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon…
Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l’emplit d’un désir éternel et coupable…
Il me conduit…
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,
Et jette dans mes yeux…
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l’appareil sanglant de la Destruction !

Dans Une Martyre, il décrit complaisamment et en détails une chambre à coucher dans laquelle une jeune courtisane, présumablement jolie, a été égorgée ; l’assassin lui a coupé la tête et l’a emportée ; le poète n’est curieux que de savoir une chose :

L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,
Malgré tant d’amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
L’immensité de son désir ?

Femmes damnées, pièce consacrée à la pire aberration de femmes dégénérées, se termine par cette apostrophe extatique aux héroïnes du vice contre nature :

Ô vierges, ô démons, ô monstres, à martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs,
Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,
Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,

Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains…

Préface :

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie…

Mais s’il n’est pas assez hardi pour commettre lui-même des crimes, il ne laisse pas douter un instant qu’il les aime et les préfère de beaucoup à la vertu, de même qu’il préfère aux belles saisons les « fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue » (Brumes et Pluies). Il est « hostile à l’univers plutôt qu’indifférent » (Les sept Vieillards). Le spectacle de la douleur le laisse froid, et si l’on répand des larmes devant lui, elles n’évoquent dans son esprit que l’image d’un paysage aux eaux courantes.

Madrigal triste :

Que m’importe que tu sois sage ?
Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs
Ajoutent un charme au visage,
Comme le fleuve au paysage.

Dans la lutte entre Abel et Caïn, il prend sans hésiter parti pour celui-ci :

Race d’Abel, dors, bois et mange ;
Dieu te sourit complaisamment.
Race de Caïn, dans la fange Rampe et meurs misérablement.
Race d’Abel, ton sacrifice Flatte le nez du Séraphin.
Race de Caïn, ton supplice Aura-t-il jamais une fin ?
Race d’Abel, vois tes semailles Et ton bétail venir à bien ;
Race de Caïn, tes entrailles Hurlent la faim comme un vieux chien.
Race d’Abel, chauffe ton ventre A ton foyer patriarcal ;
Race de Caïn, dans ton antre Tremble de froid, pauvre chacal !
Ah ! race d’Abel, ta charogne Engraissera le sol fumant \
Race de Caïn, ta besogne N’est pas faite suffisamment.
Race d’Abel, voici ta honte :
Le fer est vaincu par l’épieu !
Race de Caïn, au ciel monte Et sur la terre jette Dieu !

S’il prie, c’est le diable (Les Litanies de Satan) :

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose…

Ici se mêle, à l’aberration, ce mysticisme qui ne fait jamais défaut chez le dégénéré. L’amour du mal ne peut naturellement revêtir la forme de l’adoration du diable, du diabolisme, que si l’on est croyant, si l’on tient le surnaturel pour une chose réelle. Celui-là seul qui est enraciné avec tous ses sentiments dans la foi religieuse, cherchera, s’il souffre d’aberration morale, une volupté dans l’adoration de Satan, dans l’outrage passionné adressé à Dieu et au Sauveur, dans la profanation des symboles de la foi, ou voudra aiguillonner sa volupté contre nature par le péché mortel et la damnation infernale, en lui sacrifiant dans la « messe noire », en présence d’un vrai prêtre consacré, et en parodiant hideusement toutes les formes de la liturgie.

A côté du diable, Baudelaire n’adore qu’une puissance encore : la volupté. Il la supplie ainsi (La Prière d’un païen) :

Ah ! ne ralentis pas tes flammes !
Réchauffe mon cœur engourdi,
Volupté, torture des âmes !…
Volupté, sois toujours ma reine !

Pour compléter le portrait de cet esprit, citons encore deux de ses particularités. Il souffre premièrement d’angoisses perpétuelles, comme le témoigne sa pièce : Le Gouffre, qui a la valeur d’une confession :

— … Tout est abîme, — action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Mainte fois de la peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant,
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.

Baudelaire décrit ici assez exactement cette obsession des dégénérés que l’on a nommée « la peur des abîmes » (cremnophobie)258. Sa seconde particularité est sa préoccupation des odeurs. Il y est attentif, les interprète, elles provoquent en lui toutes sortes de sensations et d’associations d’idées. Il s’exprime ainsi à ce sujet dans Correspondances :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Il aime la femme avec son odorat… (« Le parfum de tes charmes étranges », A une Malabaraise), et ne manque jamais, en décrivant une maîtresse, de mentionner ses exhalaisons.

Parfum exotique :

Quand les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone.

La Chevelure :

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !…

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

Naturellement, il préfère aux bonnes odeurs les parfums qui, pour l’homme sain, constituent une puanteur. La pourriture, la décomposition, la pestilence ravissent son nez.

Le Flacon :

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre…
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges !…

Nous connaissons maintenant tous les traits dont se compose le caractère de Baudelaire. Il a le « culte de soi-même259 », il abhorre la nature, le mouvement, la vie ; il rêve un idéal d’immobilité, de silence éternel, de symétrie et d’artificiel ; il aime la maladie, la laideur, le crime ; tous ses penchants sont opposés en une profonde aberration à ceux des êtres sains ; ce qui charme son odorat, c’est l’odeur de pourriture ; son œil, la vue des charognes, de la sanie et de la douleur d’autrui ; il se sent à l’aise dans la saison d’automne boueuse et nébuleuse ; ses sens ne sont excités que par le plaisir contre nature. Il se plaint d’un effroyable ennui et de sentiments d’anxiété ; son esprit n’est rempli que de représentations sombres, son association d’idées travaille exclusivement avec des images tristes ou répugnantes ; la seule chose qui puisse le distraire et l’intéresser est le mal : meurtre, sang, luxure, mensonge. Il adresse ses prières à Satan et aspire à l’enfer.

Il a essayé de faire passer ses particularités pour une comédie et une pose étudiée. Il dit dans une note placée en tête de la première édition (1857) des Fleurs du Mal : « Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé… n’a été considéré, du moins par les gens d’esprit, que pour ce qu’il est véritablement : le pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l’auteur a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes, comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n’empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace, etc. » Quelques-uns de ses admirateurs acceptent cette explication ou font semblant de l’accepter. « Son intense dédain du vulgaire », susurre suavement M. Paul Bourget, « éclate en paradoxes outranciers, en mystifications laborieuses… Chez beaucoup de lecteurs, même des plus fins, la peur d’être dupes de ce grand dédaigneux empêche la pleine admiration260 ». Le mot est devenu un lieu commun critique pour Baudelaire : il est un « mystificateur » ; tout, chez lui, n’est que tromperie ; lui-même ne sent et ne croit rien de ce qu’il exprime dans ses poésies. C’est du radotage et rien d’autre. Un rhéteur de l’espèce de M. Paul Bourget, égrenant de la paille et frisant des rognures de papier, peut croire qu’un homme libre intérieurement est capable de conserver artificiellement toute sa vie l’attitude d’un galérien et d’un aliéné, en sachant qu’il joue seulement une comédie. L’homme du métier sait que le choix d’une pose à la Baudelaire est à lui seul une preuve de trouble cérébral profond. La psychiatrie a constaté que les personnes qui simulent avec quelque persévérance la folie, même dans un but raisonnable, comme, par exemple, certains criminels mis en accusation, pour échapper au châtiment, sont presque sans exception réellement folles261, quoique pas au degré qu’elles affichent, de même que le penchant à s’accuser ou à se vanter de crimes imaginaires est un symptôme connu d’hystérie. L’affirmation de Baudelaire lui-même, que son satanisme n’est qu’un rôle étudié, n’a aucune espèce de valeur. Comme cela se produit si fréquemment chez les dégénérés supérieurs, il sent tout au fond de lui que ses aberrations sont maladives, immorales et anti-sociales, et que tous les gens normaux le mépriseraient ou le prendraient en pitié, s’ils étaient convaincus qu’il est véritablement ce qu’il se vante d’être dans ses poésies ; il recourt en conséquence à l’excuse enfantine que les malfaiteurs ont souvent aussi à la bouche, « que tout ça n’était pas sérieux ». Peut-être aussi la conscience de Baudelaire éprouvait-elle une horreur sincère des instincts pervers de son inconscient, et cherchait-il à se faire accroire à lui-même qu’avec son satanisme il se moquait des philistins. Mais une telle palliation après coup ne donne pas le change au psychologue et n’a aucune importance pour son jugement.

III. Décadents et esthètes §

De même que, à la mort d’Alexandre le Grand, ses généraux s’abattirent sur l’empire du conquérant et s’emparèrent chacun d’un lambeau, ainsi les imitateurs que Baudelaire trouva parmi ses contemporains et la génération suivante, — beaucoup même sans attendre sa folie ni sa mort, — prirent possession d’une de ses particularités, pour l’exploiter littérairement. L’école de Baudelaire reflète le caractère du maître, mais singulièrement décomposé ; elle est devenue en quelque sorte le prisme qui détaille cette lumière en ses rayons élémentaires. Sa folie anxieuse (anxiomanie) et sa prédilection pour la maladie, la mort et la pourriture (nécrophilie), sont échues en partage, comme nous l’avons vu dans le volume précédent, à M. Maurice Rollinat. M. Catulle Mendès a hérité de ses aberrations sexuelles et de sa lubricité, et les pornographes français actuels s’appuient en outre sur elles pour prouver la « raison d’être artistique » de leur dépravation. M. Jean Richepin, dans La Chanson des Gueux, lui a emprunté sa glorification du crime, et a de plus enflé à la grosseur de tout un épais volume, de la façon la plus vide et la plus ennuyeuse, dans Les Blasphèmes, les imprécations et les prières au diable de Baudelaire. Son mysticisme alimente les symbolistes qui, à son exemple, prétendent percevoir des rapports mystérieux entre les couleurs et les sensations des autres sens, avec cette différence qu’ils entendent les couleurs, alors que, lui, les sentait, ou, si l’on aime mieux, qu’ils ont un œil dans l’oreille, tandis que, lui, voyait avec le nez. Nous retrouvons chez Paul Verlaine son mélange de volupté et de piété ; Swinburne a établi un dépôt anglais de son sadisme composé de lubricité et de cruauté, de son mysticisme et de son amour du crime, et je crains bien que Giosuè Carducci lui-même, d’ailleurs si riche de son propre fonds et si personnel, n’ait coulé des regards vers les Litanies de Satan, quand il écrivit sa célèbre Ode à Satan.

Le diabolisme de Baudelaire a été cultivé particulièrement par Villiers de l’Isle-Adam et Barbey d’Aurevilly. Ces deux hommes ont en commun, outre l’air de famille général des dégénérés, une série de traits particuliers. Villiers et Barbey s’attribuaient, comme le font fréquemment les déséquilibrés, une extraction fabuleuse ; celui-là prétendait être un descendant du célèbre maréchal et grand-maître de Malte (qui en cette qualité n’était pas marié, bien entendu), comte de l’Isle-Adam, et il réclama un jour, par une lettre adressée à la reine d’Angleterre » en vertu de son droit d’héritage, la restitution de Malte. Barbey ajouta à son nom le surnom nobiliaire d’Aurevilly, et parla, sa vie durant, de sa noble race qui n’existait pas. Tous deux étalaient théâtralement un catholicisme fanatique, mais se délectaient en même temps à des blasphèmes étudiés contre Dieu262. Tous deux se complaisaient à des étrangetés de costume et d’existence, et Barbey avait l’habitude des graphomanes, déjà connue de nous, d’écrire ses lettres et ses travaux littéraires avec des encres de différentes couleurs. Villiers de l’Isle-Adam, et plus encore Barbey d’Aurevilly, créèrent une poésie du culte du diable qui rappelle les dépositions les plus folles des sorcières du moyen âge mises à la torture. Barbey est allé, sous ce rapport, probablement jusqu’à la limite de l’imaginable.

Son livre Le Prêtre marié pourrait être écrit par un contemporain des brûleurs de sorcières ; mais il est encore dépassé par Les Diaboliques, recueil d’histoires démentes où hommes et femmes se vautrent dans la luxure la plus hideuse, en invoquant continuellement le diable, en le célébrant et le servant. Tout ce qui, dans ces délires, est invention, Barbey l’a volé, sans l’ombre de vergogne, aux livres du marquis de Sade ; ce qui seul lui appartient en propre, c’est la tournure catholico-théolologique qu’il donne à ses abjections. Si je ne parle qu’en expressions générales des livres mentionnés ici, sans entrer dans les détails, sans en résumer les récits ni en citer de passages caractéristiques, c’est que ma démonstration n’exige pas ce plongeon dans l’ordure et qu’il me suffit d’indiquer de loin du doigt la sentine qui témoigne de l’action de Baudelaire sur ses contemporains.

Barbey, l’imitateur de Baudelaire, a lui-même trouvé un imitateur en M. Joséphin Péladan, dont le premier roman, Vice suprême, occupe une place éminente dans la littérature du diabolisme. M. Péladan, qui ne s’était pas encore hissé à la dignité de grand-roi assyrien, définit dans son livre ce qu’il entend par le « vice suprême » : « Qu’on nie Satan ! La sorcellerie a toujours des sorciers… des esprits supérieurs qui n’ont pas besoin de grimoire, leur pensée étant une page écrite par l’enfer, pour l’enfer. Au lieu du chevreau, ils ont tué en eux l’âme bonne, et vont au sabbat du Verbey. Ils s’assemblent pour profaner et souiller l’idée. Le vice qui est ne leur suffit pas ; ils inventent, ils s’émulent dans la recherche du mal nouveau, et s’ils le trouvent, s’applaudissent. Où est la pire, de la sabazie du corps ou de celle de l’esprit, de l’action criminelle ou de la pensée perverse ? Raisonner, justifier, héroïser le mal, en établir le rituel, en démontrer l’excellence, est-ce pas pis que le commettre ? Adorer le démon ou aimer le mal, terme abstrait ou concret du fait identique. Il y a de l’aveuglement dans la satisfaction de l’instinct, et de la démence dans la perpétration du méfait ; mais concevoir et théoriser exigent une opération calme de l’esprit qui est le Vice suprême263 ». Baudelaire a exprimé cela avec bien plus de concision dans ce seul vers : « La conscience dans le mal264 ».

Le même Villiers de l’Isle-Adam, qui a emprunté à Baudelaire son diabolisme, s’est approprié la prédilection de celui-ci pour l’artificiel et l’a élevée, dans son roman L’Ève future, jusqu’à une hauteur drolatique. Dans ce livre moitié fantastique, moitié satirique et fou au total, il imagine, comme prochain développement de l’humanité, un état dans lequel la femme de chair et de sang sera supprimée et remplacée par une machine à laquelle il laisse, ce qui est un peu contradictoire, la forme d’un corps féminin, et qu’il suffira de mettre à point à l’aide d’une vis pour obtenir immédiatement d’elle tout ce que l’on désire : amour, caprices, infidélité, dévouement, toutes les perversions, tous les vices. C’est réellement plus artificiel encore que les paysages de fer-blanc et de verre de Baudelaire !

Un disciple postérieur, M. Joris-Karl Huysmans, est plus instructif que tous ces imitateurs qui n’ont développé que l’un ou l’autre côté de Baudelaire, car il s’est soumis à la tâche difficultueuse de composer, avec les divers traits isolés qui se trouvent dispersés dans les poésies et écrits en prose du « maître », une figure humaine, et de nous présenter le baudelairisme incarné et vivant, pensant et agissant. Le livre dans lequel il nous montre son décadent modèle a pour titre : A rebours. Le mot « décadent » a été emprunté par les critiques français, entre 1850 et 1860, à l’histoire de l’empire romain finissant, pour désigner la manière d’être des Théophile Gautier et notamment des Baudelaire, et, aujourd’hui, les disciples de ces deux écrivains et de leurs imitateurs antérieurs le revendiquent comme un titre d’honneur. Autrement que pour les expressions « préraphaélites » et « symbolistes », nous possédons pour celle-ci une explication exacte du sens que ceux qui parlent de « décadence » et de « décadents « attachent à ces mots.

« Le style de la décadence », dit Théophile Gautier, « … n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques (!) les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave, et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. On peut rappeler, à propos de lui, la langue marbrée déjà des verdeurs de la décomposition et comme faisandée du Bas-Empire romain, et les raffinements compliqués de l’école byzantine, dernière forme de l’art grec tombé en déliquescence ; mais tel est bien l’idiome nécessaire et fatal des peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé la vie naturelle et développé chez l’homme des besoins inconnus. Ce n’est pas chose aisée, d’ailleurs, que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas entendus encore. A l’encontre du style classique, il admet l’ombre, et dans cette ombre se meuvent confusément les larves des superstitions, les fantômes hagards de l’insomnie, les terreurs nocturnes, les remords qui tressaillent et se retournent au moindre bruit, les rêves monstrueux qu’arrête seule l’impuissance, les fantaisies obscures dont le jour s’étonnerait, et tout ce que l’âme, au fond de sa plus profonde et dernière caverne, recèle de ténébreux, de difforme et de vaguement horrible. » Ces mêmes idées que Gautier exprime approximativement dans ce galimatias, Baudelaire les énonce en ces termes : « Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, que la langue de la dernière décadence latine, — suprême soupir d’une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle, — est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l’a comprise et sentie le monde poétique et moderne ? La mysticité est l’autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n’ont connu que le pôle sensualité. Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d’une passion qui s’oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du Nord agenouillé devant la beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégayements, ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l’enfance ?265 »

Le lecteur qui a présent à l’esprit le chapitre sur la psychologie du mysticisme reconnaît naturellement aussitôt ce qui se cache derrière le verbiage de Gautier et de Baudelaire. Leur description de l’état d’âme que le langage « décadent » doit exprimer est simplement la description de la disposition d’esprit des dégénérés mystiques, avec ses représentations nébuleuses glissantes, sa fuite d’ombres d’idées informes, ses perversions et aberrations, ses angoisses et impulsions. Pour exprimer cet état d’âme, il faut trouver en effet un langage nouveau et inouï, puisqu’il ne peut y avoir dans aucun langage usuel de désignation correspondant à des représentations qui, en réalité, n’en sont pas. Il est absolument arbitraire de chercher un exemple et un modèle d’expression « décadente » dans la langue du Bas-Empire. Il aurait été difficile à Gautier de découvrir chez n’importe quel écrivain du ive et du ve siècle le latin « marbré des verdeurs de la décomposition et comme faisandé » qui l’enchantait si fort. M. Huysmans, exagérant monstrueusement, à la façon des imitateurs, l’idée de Gautier et de Baudelaire, donne de ce prétendu latin du ve siècle la description suivante : « La langue latine, … maintenant complètement pourrie, … pendait (!), perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue266 ».

Cette débauche d’un déséquilibré avec perversion gustative dans les représentations pathologiques et nauséeuses, est un délire, et n’a aucun fondement dans les faits philologiques. Le latin des derniers temps de la décadence était grossier et plein de solécismes par suite de la barbarie croissante des mœurs et du goût des lecteurs, de l’étroitesse d’esprit et de l’ignorance grammaticale des écrivains, et de l’intrusion d’éléments barbares dans son vocabulaire, mais très éloigné d’exprimer « des idées neuves avec des formes nouvelles » et de prendre « des couleurs à toutes les palettes » ; il frappe, au contraire, par sa maladresse à rendre les pensées les plus simples et par son profond appauvrissement. La langue allemande, elle aussi, a eu une pareille période de décadence. A la suite de la guerre de Trente Ans, ses meilleurs écrivains eux-mêmes, un Moscherosch, un Zinkgref, un Schup, étaient, avec « leurs périodes de longue haleine et embrouillées » et « leur attitude aussi entortillée que raide », à peu près « incompréhensibles267 » ; la grammaire montrait les pires difformités, le vocabulaire pullulait de mots étrangers y pénétrant de force, mais l’allemand de cette époque désolée n’était sûrement pas « décadent » au sens des définitions de Gautier, Baudelaire et Huysmans.

La vérité est que ces dégénérés ont attribué arbitrairement leur propre état d’âme aux auteurs de la décadence romaine et byzantine, à un Pétrone, mais surtout à un Commodien de Gaza, à un Ausone, à un Prudence, à un Sidoine Apollinaire, etc., et ont créé d’après leur propre modèle ou leurs instincts maladifs un « homme idéal de la décadence romaine », comme Jean-Jacques Rousseau a inventé le sauvage idéal et Chateaubriand l’Indien idéal, et l’ont transporté par leur propre imagination dans un passé fabuleux ou dans un pays lointain. M. Paul Bourget est plus honnête, quand il renonce à citer charlatanesquement les auteurs latins du Bas-Empire et décrit ainsi la « décadence », sans se préoccuper de l’opinion des parnassiens ses maîtres : « Par le mot décadence on désigne volontiers l’état d’une société qui produit un trop grand nombre d’individus impropres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme. Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L’individu est la cellule sociale. Pour que l’organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes composants fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée ; et pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mêmes avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée. Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble268 ».

Très juste. Une société en décadence « produit un trop grand nombre d’individus impropres aux travaux de la vie commune » ; ces individus sont précisément les dégénérés ; « ils cessent de subordonner leur énergie à l’énergie totale », parce qu’ils sont égotistes et que leur développement rabougri n’est pas parvenu à la hauteur où l’individu atteint sa jonction morale et intellectuelle avec la totalité, et leur égotisme rend nécessairement les dégénérés anarchistes, c’est-à-dire ennemis de toutes les institutions qu’ils ne comprennent pas et auxquelles ils ne peuvent s’adapter. Ce qui est bien caractéristique, c’est que M. Bourget, qui voit tout cela, qui reconnaît que « décadent » est synonyme d’inaptitude aux fonctions régulières et de subordination aux tâches sociales, et que la conséquence de la décadence est l’anarchie et la ruine de la communauté, n’en justifie pas et n’en admire pas moins les décadents, notamment Baudelaire. C’est là « la conscience dans le mal » dont parle son maître.

Nous voulons maintenant examiner le décadent idéal que M. Huysmans nous dessine si complaisamment et si en détail dans A rebours. D’abord un mot sur l’auteur de ce livre instructif. M. Huysmans, le type classique de l’hystérique sans originalité qui est la victime prédestinée de chaque suggestion, commença sa carrière littéraire en imitateur fanatique de M. Zola et excréta à cette première période de son développement des romans et des nouvelles dans lesquels, comme dans Marthe, il dépassa de beaucoup son modèle en malpropreté. Puis il se détourna, par un brusque changement d’idée qui est également bien hystérique, du naturalisme, accabla cette tendance et M. Zola lui-même des plus violentes injures, et se mit à singer les diaboliques, en particulier Baudelaire. Un lien commun réunit d’ailleurs ses deux manières si opposées : sa lasciveté. Celle-là est restée la même. Il est comme « décadent » langoureux tout aussi vulgairement obscène qu’il l’était comme « naturaliste » brutal.

A rebours peut à peine s’appeler un roman, et M. Huysmans, du reste, ne nomme pas son livre ainsi. Celui-ci n’expose pas une histoire, n’a pas d’action, et s’offre comme une sorte de peinture ou de biographie d’un homme dont les habitudes, les sympathies et les antipathies, les idées sur tous les sujets possibles, notamment sur l’art et la littérature, nous sont contés en grand détail. Cet homme s’appelle des Esseintes et est le dernier porteur d’un antique titre ducal français.

Le duc Jean des Esseintes est physiquement un gringalet anémique et nerveux, l’héritier de tous les vices et de toutes les dégénérescences d’une race épuisée. « Les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines… La prédominance de la lymphe dans le sang apparaissait ». Cet emploi d’expressions techniques et de phrases vides d’apparence scientifique est particulier à beaucoup d’écrivains dégénérés modernes et à leurs imitateurs. Ils sèment ces mots et ces expressions autour d’eux comme le « valet instruit » d’une farce allemande connue sème autour de lui ses bribes de français, mais sans être plus au courant de la science que celui-ci n’est au courant de la langue française). Des Esseintes fut élevé chez les jésuites, perdit de bonne heure ses parents, mangea en noces stupides, qui l’accablaient d’ennui, la majeure partie de son patrimoine, et se retira bientôt de la société, qui lui était devenue insupportable. « Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude. Énervé, mal à l’aise, indigné par l’insuffisance des idées échangées et reçues, il devenait comme ces gens qui sont douloureux partout ; il en arrivait à s’écorcher constamment l’épiderme, à souffrir des balivernes patriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux… Il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine ».

Il réalise ce rêve. Il liquide ses biens, achète des rentes sur l’État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille livres, découvre une « bicoque » à vendre tout près de Paris, dans un endroit écarté, sans voisins, l’acquiert, et commence alors à s’organiser suivant son goût.

« L’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme. Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tout autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers ! » (p. 31).

Il bannit en conséquence de son horizon tout ce qui est naturel, et il s’entoure d’artificiel. Il dort dans la journée et ne quitte le lit que vers le soir, pour passer la nuit à lire, à rêver, dans son rez-de-chaussée éclairé à jour. Il ne franchit jamais le seuil de sa maison. Il ne veut voir personne, et même son vieux domestique et sa femme doivent faire leur besogne pendant qu’il dort, de façon à ne pas apparaître à ses yeux. Il ne reçoit ni lettres ni journaux, n’apprend rien du monde extérieur. Il n’a jamais d’appétit, et quand, par hasard, celui-ci se réveillait, « il trempait ses rôties enduites d’un extraordinaire beurre dans une tasse de thé, un impeccable mélange de Si-a-Fayoune, de Mo-you-Tann et de Khansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie par d’exceptionnelles caravanes » (p. 61).

Sa salle à manger « ressemblait à la cabine d’un navire », avec « sa petite croisée ouverte dans la boiserie, de même qu’un hublot dans un sabord ». Elle était insérée dans une pièce plus grande percée de deux fenêtres, dont l’une était placée juste en face du hublot pratiqué dans la boiserie. Un grand aquarium occupait tout l’espace compris entre le hublot et cette fenêtre ; le jour traversait donc, pour éclairer la cabine, la croisée, dont les carreaux avaient été remplacés par une glace sans tain, puis l’eau. « Quelquefois, dans l’après-midi, lorsque, par hasard, des Esseintes était réveillé et debout, il faisait manœuvrer le jeu des tuyaux et des conduits qui vidaient l’aquarium et le remplissaient à nouveau d’eau pure, et il y faisait venir des gouttes d’essence colorées, s’offrant, à sa guise ainsi, les tons verts ou saumâtres, opalins ou argentés, qu’ont les véritables rivières, suivant la couleur du ciel, l’ardeur plus ou moins vive du soleil, les menaces plus ou moins accentuées de la pluie, suivant, en un mot, l’état de la saison et de l’atmosphère. Il se figurait alors être dans l’entre-pont d’un brick, et curieusement il contemplait de merveilleux poissons mécaniques, montés comme des pièces d’horlogerie, qui passaient devant la vitre du sabord et s’accrochaient dans de fausses herbes ; ou bien, tout en aspirant la senteur du goudron, qu’on insufflait dans la pièce avant qu’il y entrât, il examinait, pendues au mur, des gravures en couleur représentant, ainsi que dans les agences des paquebots et des Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata » (p. 27).

Ces poissons mécaniques sont décidément plus remarquables que le paysage en fer-blanc de Baudelaire. Mais ce rêve de quincaillier retiré des affaires et devenu idiot n’est pas l’unique jouissance du duc des Esseintes, qui méprise si profondément « la sottise et la vulgarité des hommes », bien qu’aucune de ses connaissances sans doute n’aurait eu l’idée d’une ânerie pareille à ces poissons mécaniques à mouvement d’horlogerie. Quand il veut tout particulièrement jouir, il compose et se joue une symphonie gustative. Il s’est fait construire une armoire contenant une série de petits barils à liqueurs. Une tige peut rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement unique, de sorte qu’il suffit de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les cannelles remplissent de liqueur les « imperceptibles » gobelets placés au-dessous d’elles. Des Esseintes nomme cette armoire son « orgue à bouche ». (Que l’on remarque toutes ces complications risibles pour se procurer de plusieurs barils un peu de liqueur ! Comme s’il est besoin pour cela de tout ce mécanisme à n’en pas finir !) « L’orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix céleste », étaient tirés, prêts à la manœuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille. Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille ; la menthe et l’anisette à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce ; tandis que, pour compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics ! ». Il joue ainsi « des quatuors d’instruments à cordes… sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd » ; avec le vespétro comme violoncelle, le bitter comme contrebasse ; la chartreuse verte en était le mode majeur, la bénédictine le mode mineur, etc. (p. 63).

Des Esseintes n’entend pas seulement la musique des liqueurs, il renifle aussi la couleur des parfums. De même qu’il a un orgue à bouche, il possède une galerie de tableaux nasale, c’est-à-dire un nombre considérable de flacons renfermant toutes les substances odorantes possibles. Quand ses symphonies du goût ne lui causent plus de plaisir, il se joue un air olfactif. « Assis dans son cabinet de toilette, devant sa table, … une petite fièvre l’agita, il fut prêt au travail… Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri » ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations. Ce décor posé en quelques grandes lignes, … il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi-félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, le Chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner, dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur (!), de joies qui se démènent au plein soleil » (p. 154-157).

Nous avons vu comme M. Huysmans suit servilement à la lettre, dans ses caquetages sur le thé, les liqueurs et les parfums, le précepte fondamental des parnassiens, qui consiste à éventrer les dictionnaires spéciaux. Il a évidemment dû copier les catalogues des voyageurs en parfumeries et en savons, en thés et en liqueurs, pour réunir son érudition de prix courants.

Que des Esseintes, à ce régime, devienne malade, cela n’est pas surprenant. Son estomac refuse toute nourriture, ce qui rend possible le suprême triomphe de son amour pour l’artificiel : on est obligé de le nourrir avec des lavements peptonisés, c’est-à-dire d’une manière absolument opposée à la manière naturelle.

J’omets beaucoup de détails, pour ne pas devenir trop prolixe ; par exemple, une description sans fin des tons associés aux couleurs (p. 17-20) ; celle d’orchidées qu’il aime, parce qu’elles ont pour lui une apparence de dartres, de cicatrices, de croûtes, d’ulcères et de chancres, paraissent couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone (p. 120) ; une exposition du côté mystique des pierres précieuses et demi-précieuses (p. 57-60), etc. Je ne veux plus que signaler quelques autres particularités du goût de ce décadent-type.

« La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya, le captait ; mais l’universelle admiration que ses œuvres avaient conquise le détournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer… En effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dès que les orgues s’en emparent, l’œuvre d’art qui ne demeure pas indifférente aux faux artistes, qui n’est point contestée par des sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante » (p. 134).

L’exemple de l’orgue est un truc destiné à égarer le lecteur inattentif. Si un bel air devient insupportable, joué sur les orgues, c’est que les orgues jouent d’une façon fausse, criarde et dénuée d’expression, c’est-à-dire modifient l’essence même de l’air et l’abaissent à la vulgarité ; mais l’admiration du plus grand nigaud lui-même ne change absolument rien à l’œuvre d’art, et ceux qui l’ont aimée pour ses qualités retrouveront toutes ces qualités complètes et intactes, même quand les millions de regards de philistins insensibles auraient rampé sur elle. La vérité est que le décadent crevant de sotte vanité trahit ici involontairement son fond le plus intime. Ce garçon-là n’a, en fait, pas la moindre compréhension de l’art et est complètement inaccessible au beau, comme à toutes les impressions extérieures ; pour savoir si une œuvre d’art lui plaît ou non, il ne regarde pas l’œuvre d’art, oh non ! il lui tourne le dos, mais étudie anxieusement les mines des gens qui se tiennent devant elle ; sont-ils enthousiasmés, le décadent méprise l’œuvre ; restent-ils indifférents ou paraissent-ils même se fâcher, il l’admire avec conviction. L’homme banal cherche toujours à penser, à sentir, à faire la même chose que la foule ; le décadent, lui, cherche exactement le contraire. Tous deux tirent donc leur manière de voir et leurs sentiments non de leur intérieur, mais se les laissent dicter par la foule. Tous deux manquent de personnalité, et ils doivent avoir constamment les yeux fixés sur la foule, pour trouver leur route.

Le décadent est donc simplement un homme banal avec le signe minus, qui, absolument comme celui-ci, seulement en sens contraire, se dirige d’après la foule, mais se rend toutefois les choses bien plus difficiles que l’homme banal et se fait continuellement du mauvais sang, tandis que celui-ci reste joyeux. On peut résumer ceci dans une proposition : le snob décadent est un philistin atteint de la manie de contradiction et anti-social, sans le moindre sentiment pour l’œuvre d’art elle-même.

Entre ses séances dégustatives et olfactives, des Esseintes lit parfois aussi. Les seules œuvres qui lui plaisent sont naturellement celles des parnassiens et des symbolistes les plus excessifs. Car il trouve en eux (p. 266) « l’agonie de la vieille langue qui, après s’être persillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre, par atteindre ce deliquium de la langue latine qui expirait dans les mystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saint Boniface et de saint Adhelme. Au demeurant, la décomposition de la langue française s’était faite d’un coup. Dans la langue latine, une longue transition, un écart de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté et superbe de Claudien et de Rutilius et le verbe faisandé du viiie siècle. Dans la langue française aucun laps de temps, aucune succession d’âge n’avait eu lieu ; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même siècle ».

Nous connaissons maintenant le goût d’un décadent-type dans tous les sens. Jetons encore un coup d’œil sur son caractère, sa moralité, son sentiment, ses vues politiques.

Il a un ami, d’Aigurande, qui songe un jour à se marier. « Se basant sur ce fait que d’Aigurande ne possédait aucune fortune et que la dot de sa femme était à peu près nulle, il (des Esseintes) aperçut, dans ce simple souhait, une perspective infinie de ridicules maux ». Il encouragea en conséquence (!) son ami à commettre cette folie, et ce qui devait arriver arriva : le jeune couple manqua d’argent, tout devint sujet à aigreurs et à querelles, bref, la vie leur fut insupportable ; lui, s’amusa au dehors ; elle, « quêta, parmi les expédients de l’adultère, l’oubli de sa vie pluvieuse et plate ». D’un commun avis, ils résilièrent leur bail et requérirent la séparation de corps. « Mon plan de bataille était exact, s’était alors dit des Esseintes, qui éprouva cette satisfaction des stratégistes dont les manœuvres, prévues de loin, réussissent ».

Une autre fois il se croise un soir, rue de Rivoli, avec un garçon d’environ seize ans, un enfant « pâlot et futé » qui fumait une mauvaise cigarette et lui demande du feu. Des Esseintes lui offre d’aromatiques cigarettes turques, lie conversation avec lui, apprend que sa mère est morte, que son père le bat, et que le garçon travaille chez un cartonnier. « Des Esseintes l’écoutait pensif. — Viens boire, dit-il. Et il l’emmena dans un café où il lui fit servir de violents punchs. L’enfant buvait, sans dire mot. — Voyons, fit tout à coup des Esseintes, veux-tu t’amuser, ce soir ? c’est moi qui paye ». Et il emmène le malheureux dans une maison publique, où sa jeunesse et son trouble étonnent les filles. Tandis qu’une des donzelles entraîne l’enfant, la tenancière demande à des Esseintes quelle idée il a eue là de leur amener ce galopin. Le décadent répond (p. 95) : « Je tâche simplement de préparer un assassin. Ce garçon est vierge et a atteint l’âge où le sang bouillonne ; il pourrait courir après les fillettes de son quartier, demeurer honnête, tout en s’amusant… Au contraire, en l’amenant ici, au milieu d’un luxe qu’il ne soupçonnai même pas et qui se gravera forcément dans sa mémoire ; en lui offrant, tous les quinze jours, une telle aubaine, il prendra l’habitude de ces jouissances que ses moyens lui interdisent ; admettons qu’il faille trois mois pour qu’elles

lui soient devenues absolument nécessaires ; … eh bien ! au bout de ces trois mois je supprime la petite rente que je vais te verser d’avance pour cette bonne action, et alors il volera, afin de séjourner ici… Il tuera, je l’espère, le monsieur qui apparaîtra mal à propos tandis qu’il tentera de forcer son secrétaire. Alors, mon but sera atteint ; j’aurai contribué, dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne ». Et il quitte ce premier soir le pauvre enfant souillé, en lui disant : « Retourne au plus vite chez ton père… Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; avec cette maxime tu iras loin. — Bonsoir. Surtout ne sois pas ingrat. Donne-moi le plus tôt possible de tes nouvelles, par la voie des gazettes judiciaires ».

Il voit des gamins pauvres du village qui se battent pour un morceau de pain noir recouvert de fromage mou. Il ordonne aussitôt qu’on lui apprête une tartine pareille, et dit à son domestique : « Jetez cette tartine à ces enfants qui se massacrent sur la route. Que les plus faibles soient estropiés, n’aient part à aucun morceau et soient, de plus, rossés d’importance par leurs familles quand ils rentreront chez elles les culottes déchirées et les yeux meurtris ; cela leur donnera un aperçu de la vie qui les attend » (p. 226).

S’il songe à la société, ce cri s’échappe de sa poitrine : « Eh ! croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! » (p. 293).

Pour que les lecteurs ne soient pas en peine de la suite des destins de des Esseintes, ajoutons qu’une grave maladie nerveuse l’atteint dans sa solitude, et que son médecin exige impérieusement qu’il retourne à Paris, rentre dans la vie commune. Un second roman de M. Huysmans, Là-bas, nous montre ensuite ce que des Esseintes fait à Paris. Il écrit une histoire de Gilles de Rais, l’assassin sadique du xve siècle, sur lequel le livre de Moreau (de Tours) traitant des aberrations sexuelles a visiblement appelé l’attention de la bande des diaboliques, en général profondément ignorante, mais érudite sur cette matière spéciale de l’érotomanie, et cela fournit, l’occasion à M. Huysmans de fouiller et de renifler avec une satisfaction porcine dans les ordures les plus effroyables. Il expose en outre dans ce livre le côté mystique du décadentisme, il nous montre des Esseintes devenu dévot, mais allant en même temps à la « messe noire » avec une femme hystérique, etc. Je n’ai aucune raison pour m’occuper de ce livre aussi répugnant que niais. Ce que j’ai voulu, c’est montrer l’homme idéal du décadentisme.

Le voilà, le « surhomme » que rêvent Baudelaire et ses disciples, et auquel ils cherchent à ressembler : physiquement, malade et faible ; moralement, un fieffé coquin ; intellectuellement, un idiot sans nom qui passe son temps à choisir artistement les couleurs des étoffes qui doivent tapisser sa chambre, à observer les mouvements de poissons mécaniques, à flairer des parfums et à lécher des liqueurs. Son invention la plus corsée, c’est de veiller la nuit et de dormir le jour, et de tremper sa viande dans son thé. L’amour et l’amitié lui sont inconnus. Son sens artistique consiste à guetter l’attitude des gens en face d’une œuvre, pour prendre immédiatement l’attitude opposée. Son inadaptabilité complète se révèle en ce que chaque contact avec le monde et les hommes lui cause des douleurs. Il rejette naturellement sur ses semblables la cause de son malaise et vocifère contre eux comme une poissarde. Il les qualifie en masse de coquins et d’imbéciles, et profère à leur adresse d’horribles malédictions anarchistes. Ce crétin se regarde comme infiniment supérieur aux autres, et sa sottise inouïe n’a d’égale que son adoration grotesque de lui-même. Il possède cinquante mille francs de rente et doit aussi les posséder, car un lamentable sire pareil ne serait pas en état d’arracher un sou à la société et un grain de blé à la nature, parasite de la plus basse espèce, sorte de sacculus humain269, il serait condamné, s’il était pauvre, à mourir misérablement de faim, au cas où la société, dans sa bonté mal employée, ne lui assurerait pas le nécessaire dans un asile d’idiots.

Si M. Huysmans nous a montré dans son des Esseintes le décadent avec prédominance de perversion de tous les instincts, c’est-à-dire le complet baudelairien anti-nature avec folie esthétique et diabolisme anti-social, un autre représentant en vue de la littérature décadente, M. Maurice Barrès, incarne le pur égotisme du dégénéré incapable d’adaptation. Il a consacré jusqu’ici au « culte du moi » une série de quatre romans, et commenté en outre les trois premiers dans une brochure presque plus précieuse pour notre enquête que les romans mêmes, en ce que tous les sophismes par lesquels la conscience s’efforce d’expliquer mensongèrement les obsessions de l’inconscient malade apparaissent ici commodément résumés en une sorte de système philosophique.

Quelques mots sur M. Maurice Barrès. Il commença par faire parler de lui en défendant dans la presse parisienne son ami Chambige, un cultivateur logique de son « moi ». Puis il devint député boulangiste, et plus tard il canonisa Marie Baschkirtseff, une dégénérée morte jeune de phtisie, atteinte de folie morale, d’un commencement de délire des grandeurs et de la persécution ainsi que d’exaltation érotique morbide, sous l’invocation de « Notre-Dame du Sleeping »270. Ses romans : Sous l’œil des Barbares, Un Homme libre, Le Jardin de Bérénice et L’Ennemi des lois, sont construits d’après la formule artistique établie par M. Huysmans. Le tableau d’un être humain, de sa vie intellectuelle et de ses destinées extérieures monotones à peine modulées, donne à l’auteur prétexte d’exprimer ses propres idées sur toutes les choses possibles : sur Léonard de Vinci et Venise271, sur un musée de province et l’art industriel du moyen âge272, sur Néron273, Saint-Simon, Fourier, Marx et Lassalle274. Jadis il était d’usage d’utiliser en articles de journaux ou de revues, que l’on publiait ensuite en volumes, ces excursions sur tous les terrains possibles. Mais l’expérience a appris que le public ne témoigne pas beaucoup d’intérêt à ces recueils d’articles, et les décadents ont eu l’habile idée de les relier ensemble au moyen d’un fil de récit à peine perceptible et de les servir aux lecteurs comme des romans. Les romanciers anglais du siècle précédent, puis Stendhal, Jean-Paul et Gœthe lui-même, ont connu aussi ces broderies de réflexions personnelles de l’auteur sur le canevas du récit, mais chez eux (à l’exception peut-être de Jean-Paul) ces intercalations étaient au moins subordonnées à l’ensemble de l’œuvre. Il était réservé à M. Huysmans et à son école de faire d’elles le principal et de transformer le roman, de poésie épique en prose qu’il était, en un mélange hybride des Essais de Montaigne, des Parerga et Paralipomena de Schopenhauer, et des épanchements de Journal d’une pensionnaire de couvent.

M. Barrès ne cache nullement que, dans ses romans, il a dépeint son propre être et qu’il se tient pour le représentant typique d’une espèce. « Ces monographies… sont, dit-il, un renseignement sur un type de jeune homme déjà fréquent et qui, je le pressens, va devenir plus nombreux encore parmi ceux qui sont aujourd’hui au lycée… Ces livres… seront consultés dans la suite comme documents275 ».

Quelle est la nature de ce type ? Répondons à cette question dans les termes mêmes de l’auteur. Le héros des romans est « un peu lettré, orgueilleux, raffiné et désarmé » (Examen, p. 11) ; « un jeune bourgeois pâli, affamé de tous les bonheurs » (p. 26) ; « découragé du contact avec les hommes » (p. 34) ; il est un de ceux « qui se trouvent dans un état fâcheux au milieu de l’ordre du monde, … qui se sentent faibles devant la vie » (p. 45). Peut-on imaginer une description plus complète du dégénéré incapable d’adaptation, mal outillé en vue de la lutte pour l’existence, et haïssant et craignant, par cette raison, le monde et les hommes, mais secoué en même temps de désirs maladifs ?

Ce pauvre être délabré, que la faiblesse de volonté de son cerveau imparfait et le perpétuel tumulte de ses organes malsains rendent nécessairement égotiste, élève ses infirmités à la hauteur d’un système qu’il proclame orgueilleusement (p. 18) : « Il convient que nous nous en tenions à la seule réalité, au Moi » (p. 45). « Il n’y a qu’une chose que nous connaissions et qui existe réellement… Cette seule réalité tangible, c’est le Moi, et l’univers n’est qu’une fresque qu’il fait belle ou laide. Attachons-nous à notre Moi, protégeons-le contre les étrangers, contre les Barbares ».

Qu’entend-il par les Barbares ? Ce sont les « êtres qui de la vie possèdent un rêve opposé à celui qu’il (le héros d’un de ses livres) s’en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettrés, ils sont pour lui des étrangers et des adversaires ». Un jeune homme « contraint par la vie à fréquenter des êtres qui ne sont pas de sa patrie psychique » éprouve « un froissement ». « Ah ! que m’importe la qualité d’âme de qui contredit une sensibilité ! Ces étrangers qui entravent ou dévoient le développement de tel Moi délicat, hésitant et qui se cherche, ces barbares par qui plus d’un jeune homme impressionné et faillira à sa destinée et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les hais » (p. 23). « Soldats, magistrats, moralistes, éducateurs », ce sont là les Barbares qui mettent obstacle au développement du « moi » (p. 43). En un mot, le « moi » qui ne peut s’orienter dans l’ordre social, regarde comme ses ennemis tous les représentants et les défenseurs de cet ordre. Ce qu’il voudrait, ce serait « se livrer sans réaction aux forces de son instinct » (p. 25), distinguer « où sont ses curiosités sincères, la direction de son instinct, sa vérité » (p. 47). Cette idée d’affranchir l’instinct, la passion, l’inconscient, de la surveillance de la raison, du jugement, de la conscience, revient des centaines de fois dans les romans de l’auteur. « Le goût tient lieu de moralité » (L’Ennemi des lois, p. 3). « Homme, et homme libre, puissé-je accomplir ma destinée, respecter et favoriser mon impulsion intérieure, sans prendre conseil de rien du dehors ! » (p. 22). « Société tracée au cordeau ! Vous offrez l’esclavage à qui ne se conforme pas aux définitions du beau et du bien adoptées par la majorité. Au nom de l’humanité, comme jadis au nom de Dieu et de la Cité, que de crimes s’apprêtent contre l’individu ! » (p. 200). « Il n’y a pas à contraindre les penchants de l’homme, mais à leur adapter la forme sociale » (p. 97). (Qu’il fût beaucoup plus simple d’adapter à la forme sociale faisant loi pour des millions d’hommes, les penchants d’un seul homme, c’est là une idée qui ne vient pas même à notre philosophe !).

Il est absolument logique que M. Barrès, après nous avoir montré dans ses trois premiers romans ou « idéologies » le développement de son « cultivateur du moi », fasse devenir celui-ci anarchiste et « ennemi des lois ». Mais il sent lui-même qu’on lui objectera à juste titre que la société ne peut exister sans une loi et un ordre quelconques, et il cherche à prévenir cette objection en affirmant que chacun sait se conduire lui-même, que l’instinct est bon et infaillible : « Ne sentez-vous pas, dit-il (p. 177), que notre instinct a profité du long apprentissage de notre race parmi les codes et les religions ? ». Il avoue donc que « religions et codes » ont leur utilité et leur nécessité, mais seulement à une période primitive de l’histoire humaine. Lorsque les instincts étaient encore sauvages, mauvais et déraisonnables, ils avaient besoin de la discipline de la loi. Mais maintenant ils sont tellement parfaits, que ce guide et ce maître ne leur est plus nécessaire. Il y a pourtant encore des criminels ? Que faire de ceux-ci ? « En les étouffant de baisers et en prévenant leurs besoins, on les empêche de nuire ». Je voudrais bien voir M. Barrès obligé, dans une attaque nocturne, à employer sa méthode de défense contre des assassins.

Se laisser mener par ses instincts, c’est, en d’autres termes, faire l’inconscient maître de la conscience, subordonner les centres nerveux les plus élevés aux centres inférieurs. Or, tout progrès repose sur ce que les centres les plus élevés exercent de plus en plus d’autorité sur l’organisme entier, que le jugement et la volonté domptent et dirigent de plus en plus sévèrement les instincts et les passions, que la conscience empiète toujours davantage sur le domaine de l’inconscient et s’annexe toujours de nouvelles parties de celui-ci. Certes, l’instinct exprime un besoin directement senti dont la satisfaction procure un plaisir direct. Mais ce besoin est souvent celui d’un unique organe, et sa satisfaction, quoique agréable à l’organe qui la réclame, peut être nuisible et même mortelle à l’organisme total. Puis, il y a des instincts anti-sociaux dont la satisfaction, il est vrai, n’est pas directement nuisible à l’organisme même, mais rend difficile ou impossible sa vie en commun avec l’espèce, plus mauvaises, par conséquent, ses conditions vitales, et prépare indirectement sa ruine. Le jugement seul est appelé à opposer à ces instincts la représentation des besoins de l’organisme total et de l’espèce, et la volonté a la tâche d’assurer à la représentation rationnelle la victoire sur l’instinct suicide. Le jugement peut se tromper, car il est le résultat du travail d’un instrument supérieurement différencié et délicat qui, comme toute machine fine et compliquée, se dérange et refuse le service plus facilement qu’un outil plus simple et plus grossier ; l’instinct, — cette expérience de l’espèce héritée et organisée, — est, en règle générale, plus sûr ; cela doit être certainement admis. Mais où est le malheur, si le jugement se trompe une fois dans une défense qu’il oppose à l’instinct ? L’organisme, la plupart du temps, n’est alors privé que d’un sentiment momentané de plaisir, il souffre donc au plus un dommage négatif ; mais la volonté aura fait un effort, acquis de la vigueur par l’exercice, et cela est pour l’organisme un profit positif qui balance, certes, presque toujours ces dommages négatifs.

Et toutes ces considérations présument la santé parfaite de l’organisme, car dans celle-ci seulement travaillent normalement aussi bien l’inconscient que la conscience.

Mais nous avons vu plus haut que l’inconscient, lui aussi, est soumis à la maladie ; il peut être stupide, obtus et aliéné comme la Conscience ; alors il cesse complètement d’être sûr ; alors les instincts sont des guides aussi dépourvus de valeur que des aveugles ou des gens ivres ; alors l’organisme, s’il s’abandonne à eux, doit aboutir à la ruine et à la mort ; la seule chose qui puisse parfois alors le sauver est la vigilance constante, anxieuse, tendue, du jugement, et comme celui-ci n’est jamais capable, par ses propres ressources, de résister à une forte cohue d’instincts révoltés et faisant rage, il doit aller demander du renfort au jugement de l’espèce, c’est-à-dire à une loi, à une moralité reconnues quelconques.

Telle est la folle aberration des « cultivateurs du moi » : tombant dans le même défaut que les superficiels psychologues du xviiie siècle, qui reconnaissaient seulement la raison, ils ne voient qu’une partie de la vie intellectuelle de l’homme : son inconscient ; ils veulent recevoir leur loi uniquement de l’instinct, mais négligent complètement de voir que l’instinct peut dégénérer, tomber malade, s’épuiser, et devenir alors aussi inutilisable comme législateur qu’un fou furieux ou un idiot.

M. Barrès contredit d’ailleurs à chaque pas ses propres théories. Tandis qu’il prétend croire que les instincts sont toujours bons, il dépeint, avec les expressions de la plus tendre admiration, maintes de ses héroïnes comme de vrais monstres moraux. La « petite princesse », dans L’Ennemi des lois, est un des Esseintes féminin ; elle se vante d’avoir été, enfant, « le fléau de la maison » (p. 146). Elle considérait ses parents comme ses « ennemis » (p. 149). Elle aime les enfants « moins que les chiens » (p. 284). Naturellement, elle se donne aussitôt à chaque homme qui lui tape dans l’œil, car, autrement, à quoi cela servirait-il d’être une « cultivatrice du moi » et une adepte de la loi de l’instinct ? Tels apparaissent les êtres bons de M. Barrès, qui n’ont plus besoin de loi, parce qu’ils ont « profité du long apprentissage de notre race ».

Quelques traits encore pour compléter le portrait intellectuel de ce décadent. Il fait raconter par sa « petite princesse » : « Quand j’avais douze ans, j’aimais, sitôt seule dans la campagne, à ôter mes chaussures et à enfoncer mes pieds nus dans la boue chaude. J’y passais des heures, et cela me donnait dans tout le corps un frisson de plaisir ». M. Barrès ressemble à son héroïne. Il éprouve « un frisson de plaisir dans tout le corps », quand il « s’enfonce dans la boue chaude ».

« Il n’est pas un détail de la biographie de Bérénice qui ne soit choquant », — ainsi débute le troisième chapitre du Jardin de Bérénice ; — « je n’en garde pourtant que des sensations très fines ». Cette Bérénice était une marcheuse de l’Eden-Théâtre, que sa mère et sa sœur aînée avaient vendue toute petite à de vieux criminels, et qu’un amant arracha plus tard à la prostitution qui avait déjà souillé son enfance. Cet amant meurt et lui laisse une fortune considérable. Le héros du roman, qui l’a connue enfant du ruisseau, rencontre la veuve illégitime à Arles, où il se présente comme candidat boulangiste à la députation, et il reprend avec elle ses anciennes relations. Ce qui le charme le plus dans leurs rapports et exalte au plus haut degré sa jouissance, c’est l’idée du vif amour qu’elle a porté à son défunt amant et de l’abandon avec lequel elle a reposé dans ses bras. « Ma Bérénice qui sur ses lèvres pâles et contre ses dents éclatantes garde encore la saveur des baisers de M. de Transe (l’amant en question)… Le jeune homme qui n’est plus lui a laissé de passion ce qu’en peut contenir un cœur de femme » (p. 138).

Le sentiment que M. Barrès cherche à enguirlander à l’aide d’un phébus d’expressions ampoulées, est simplement l’émoustillement bien connu que des pécheurs séniles éprouvent à la vue des exploits érotiques des autres. Tous ceux qui sont au courant de la vie parisienne savent ce qu’on entend à Paris par un « voyeur ». M. Barrès se révèle ici comme « voyeur » métaphysique ; Et pourtant il voudrait faire croire que cette petite pierreuse, dont il expose les sales aventures avec la chaleur de l’amour et l’enthousiasme du dilettante, est en réalité un symbole ; ce n’est que comme symboliste qu’il prétend l’avoir conçue.

« On voit une jeune femme autour d’un jeune homme. N’est-ce pas plutôt l’histoire d’une âme avec ses deux éléments, féminin et mâle ? Ou encore, à côté du Moi qui se garde, veut se connaître et s’affirmer, la fantaisie, le goût du plaisir, le vagabondage, si vif chez un être jeune et sensible ?276 ». On est en droit de lui demander où est le symbolisme » dans les détails biographiques scabreux de « Petite-Secousse », nom qu’il donne à son « symbole ».

La maladie et la corruption exercent sur lui l’attraction baudelairienne habituelle. « Quand Bérénice était petite fille, dit-il (p. 72), j’avais beaucoup regretté qu’elle n’ait pas quelque infirmité physique… Une tare dans ce que je préfère à tout… flatte ma plus chère manie d’esprit ». Et à un endroit (p. 282) est raillé un ingénieur « qui voudrait substituer à nos marais pleins de belles fièvres quelque étang de carpes ».

Le stigmate de dégénérescence de la zoophilie ou de l’amour exagéré pour les animaux, est fortement accusé chez lui. Quand il veut particulièrement s’édifier, il court « contempler les beaux yeux des phoques et (se) désoler de la mystérieuse angoisse que témoignent dans leur vasque ces bêtes au cœur si doux, les frères des chiens et les nôtres277 ». Le seul éducateur qu’admette M. Barrès est — le chien. « Elle est excellente, en effet, l’éducation que donne un chien !… Nos collégiens surchargés d’acquisitions intellectuelles qui demeurent en eux des notions, non des façons de sentir, alourdis d’opinions qui ne sont pas dans le sens de leur propre fonds, réapprendraient du chien la belle aisance, le don d’écouter, l’instinct de leur moi278 ». Et que l’on ne s’imagine pas que des endroits tels que ceux-ci sont un persiflage de soi-même ou une manière de blaguer le philistin qui pourrait s’être égaré parmi les lecteurs du livre. Le rôle que deux chiens jouent dans le roman témoigne que les phrases citées sont terriblement sérieuses.

Comme tout vrai dégénéré, M. Barrès réserve pour les hystériques et les déments toute la somme d’amour du prochain et d’admiration qu’il n’a pas dépensée pour les phoques et les chiens. Nous avons déjà mentionné son enthousiasme à l’égard de la pauvre Marie Baschkirtseff. L’idée qu’il se fait de Louis II de Bavière est incomparable. L’infortuné roi est à ses yeux un « insatisfait » (L’Ennemi des lois, p. 201) ; il parle de « cet emportement hors de son milieu natal, cette ardeur à rendre tangible son rêve, cet échec de l’imagination dans la gaucherie de l’exécution » (p. 203) ; Louis Il est « un problème d’éthique tout parfait » (p. 200). « Comment eût-il toléré qu’aucune volonté intervînt dans sa vie, ce frère de Parsifal, ce pur, ce simple, qui opposait à toutes les lois humaines les mouvements de son cœur ! Et il semble bien que d’avoir entraîné le docteur Gudden sous l’eau soit la vengeance qu’il tira d’un barbare qui voulait lui imposer sa règle de vie » (p. 225). C’est en pareilles phrases que M. Barrès caractérise un aliéné dont l’esprit était complètement enténébré et qui, pendant des années, ne fut pas capable d’une seule idée raisonnable ! Cette façon impudente de détourner la tête d’un fait qui le soufflette à droite et à gauche, cette incapacité de reconnaître la démence dans la vie intellectuelle d’un malade tombé aux plus bas degrés du gâtisme, cet entêtement à expliquer les actes les plus fous comme fortement délibérés, intentionnels, philosophiquement justifiés et pleins d’un sens profond, jettent une vive lumière sur l’état d’esprit du décadent. Comment un être de cette espèce pourrait-il se rendre compte du trouble pathologique de son propre cerveau, quand il ne perçoit pas même que Louis II n’était pas un « problème d’éthique », mais un fou ordinaire, tel que chaque asile d’aliénés un peu considérable en contient des centaines ?

Nous connaissons maintenant la conception du monde et la doctrine morale des « cultivateurs du moi » à la façon de M. Maurice Barrès. Un mot seulement encore sur leur conduite de vie pratique. Le héros du Jardin de Bérénice, Philippe, est l’hôte réjoui de « Petite-Secousse » dans la maison que son dernier amant lui a laissée. Au bout de quelque temps il en a assez de l’« influence éducatrice » de celle-ci ; il la quitte, et lui donne en partant le conseil énergique d’épouser son compétiteur au siège de député, — ce qu’elle fait. L’« ennemi des lois », un anarchiste du nom d’André Maltère, condamné à plusieurs mois de prison pour un article de journal où il faisait l’éloge d’un attentat à la dynamite, est devenu par son procès une célébrité du jour ; une très riche orpheline lui offre sa main, et la « petite princesse » son amour. Il épouse la jeune fille riche, qu’il n’aime pas, et continue à aimer la « petite princesse », qu’il n’épouse pas. Car c’est ainsi que l’exige « la culture de son moi » ; pour satisfaire ses penchants esthétiques et « agir » par la parole et par la plume, il doit avoir de l’argent ; et pour apaiser ses besoins de cœur, il doit avoir la « petite princesse ». Après quelques mois de mariage, il trouve incommode de dissimuler devant sa femme son amour pour la « petite princesse ». Il lui laisse donc deviner ses besoins de cœur. Sa femme est à la hauteur de sa philosophie : elle est « compréhensive ». Elle se rend elle-même auprès de la « petite princesse », l’amène au noble anarchiste, et à partir de ce moment, celui-ci vit riche, aimé, heureux et satisfait, entre l’héritière et la maîtresse, comme il convient à une nature supérieure. M. Barrès croit avoir créé un type « rare et exquis ». Il se trompe. Des « cultivateurs du moi » de l’acabit du boulangiste Philippe et de l’anarchiste André se rencontrent par milliers dans toutes les grandes villes : seulement, la police les connaît sous un autre nom : elle les appelle des « souteneurs ». Et la loi morale du brave anarchiste est depuis fort longtemps celle des prostituées de la haute volée, qui, de tout temps, ont entretenu « l’amant de cœur » à côté de « l’autre », ou « des autres ».

Le décadentisme n’est pas resté limité à la France ; il a aussi fait école en Angleterre. Il a déjà été question, dans le volume précédent, d’un des premiers en date et des plus serviles imitateurs de Baudelaire, Swinburne. J’ai dû le classer parmi les mystiques, car le stigmate dégénératif du mysticisme prédomine dans ses œuvres. Il a, il est vrai, porté la traîne de tant de modèles, qu’on peut le ranger parmi la domesticité d’un grand nombre de maîtres ; mais, finalement, on lui assignera sa place là où il a le plus longtemps servi : chez les préraphaélites. Il a principalement emprunté à Baudelaire le diabolisme et le sadisme, la dépravation contre nature et la prédilection pour la souffrance, la maladie et le crime. L’égotisme du décadentisme, son amour de l’artificiel, son aversion contre la nature, contre toutes les formes d’activité et de mouvement, son mépris mégalomane des hommes et son exagération du rôle de l’art, ont trouvé leur représentant anglais dans les « esthètes », dont le chef est Oscar Wilde.

Wilde a plus agi par ses bizarreries personnelles que par ses œuvres. Comme Barbey d’Aurevilly, dont on connaît les chapeaux de soie rose et les cravates à dentelles d’or, comme le disciple de celui-ci, Joséphin Péladan, qui se promène en jabot à dentelles et en pourpoint de satin, Wilde s’habille de costumes étranges qui rappellent en partie les modes du moyen âge, en partie les formes rococo. Il prétend avoir renoncé au vêtement actuel parce qu’il offense son sens de la beauté, mais ce n’est là qu’un prétexte auquel très probablement il ne croit pas lui-même. Ce qui réellement détermine ses actes, c’est l’envie hystérique d’être remarqué, d’occuper de lui le monde, de faire parler de lui. On assure qu’il s’est promené en plein jour dans Pall Mail, la rue la plus fréquentée du Westend de Londres, en pourpoint et en culottes, avec une toque pittoresque sur la tête, et, à la main, un soleil, fleur adoptée en quelque sorte comme symbole héraldique des esthètes. Cette anecdote est reproduite dans toutes les biographies de Wilde, et je n’ai vu nulle part qu’on l’ait démentie. Eh bien ! une promenade avec un soleil à la main est-elle aussi inspirée par le besoin de beauté ?

Les hâbleurs nous répètent perpétuellement ce radotage, que c’est une preuve d’indépendance distinguée de suivre son propre goût sans s’astreindre à la réglementation philistine du costume, et de choisir pour ses vêtements des couleurs, des étoffes et des coupes que l’on sent belles, même si elles s’écartent n’importe combien de la mode du jour.. Il faut répondre à ce caquetage que c’est avant tout un signe d’égotisme anti-social d’irriter sans nécessité la majorité, pour l’unique satisfaction d’une vanité ou d’un instinct esthétique peu important et facile à réprimer, — ce que l’on fait toujours quand on se met, en paroles ou en actions, en contradiction avec elle. On est obligé de se refuser, par égard pour ses semblables, beaucoup de manifestations d’opinions et de désirs ; faire comprendre cela à l’homme est le but de l’éducation, et celui qui n’a pas appris à s’imposer quelque contrainte pour ne pas choquer les autres, les méchants philistins ne le nomment pas un esthète, mais un goujat.

Ce peut être un devoir, pour servir la vérité et la connaissance, de heurter de front la foule ; mais ce devoir, un homme sérieux le sentira toujours comme un devoir douloureux ; ce n’est jamais d’un cœur léger qu’il le remplira, et il examinera longuement et sévèrement si c’est réellement une loi élevée et absolument impérieuse qui le force à être désagréable à la majorité de ses semblables. Une telle action est, aux yeux de l’homme moral et sain, une sorte de martyre pour une conviction dont l’affirmation constitue une nécessité vitale ; elle est une forme, et non une forme facile, de sacrifice de soi-même, car elle est un renoncement à la joie que donne la conscience de l’accord avec ses semblables, et elle exige le refoulement douloureux des instincts sociaux qui, à la vérité, manquent aux déséquilibrés égotistes, mais sont très puissants dans l’homme normal.

L’amour des costumes étranges est l’aberration pathologique d’un instinct de l’espèce. La parure de l’extérieur a originairement sa source dans le désir d’être admiré des autres, — en première ligne du sexe opposé, — d’être reconnu comme particulièrement bien bâti, beau, juvénile, ou riche et puissant, ou bien éminent par la position et le mérite ; elle a donc pour but d’impressionner favorablement les autres, elle résulte du fait de penser aux autres, de se préoccuper de l’espèce. Si maintenant, non par suite d’une erreur de jugement, mais avec un dessein prémédité, on se pare de telle façon que l’on irrite les autres ou qu’on leur prête à rire, c’est-à-dire qu’on excite la réprobation au lieu de l’approbation, cela va juste à rencontre du but de l’art du costume et témoigne d’une perversion de l’instinct de vanité.

Le prétendu besoin de beauté est une excuse de la conscience pour une folie de l’inconscient. Le sot qui exécute à Pall Mail une mascarade ne se voit pas, ne jouit donc pas de la beauté qui serait, d’après son dire, un besoin esthétique pour lui. Cela aurait un sens, s’il s’efforçait d’amener les autres à s’habiller à son goût ; car il les voit, ils peuvent l’agacer par la laideur de leur costume et le charmer par sa beauté. Mais en commençant par lui-même cette innovation artistique du vêtement, il n’approche pas d’une seule ligne son prétendu but de satisfaction esthétique.

Ce n’est donc pas par indépendance de caractère qu’un Wilde se promène en « costume d’esthète » au milieu des philistins qui lui jettent des regards railleurs ou irrités, mais par un manque d’égards que n’excuse aucun devoir supérieur, qui est purement anti-social et égotiste, et par un désir hystérique de produire de l’épatement ; ce n’est pas non plus par besoin de beauté, mais par vicieuse manie de contradiction.

Quoi qu’il en soit, Wilde obtint, dans le monde anglo-saxon tout entier, par son déguisement de paillasse, la notoriété que ses poésies et ses drames ne lui auraient jamais acquise. Je n’ai aucun motif pour m’occuper de ceux-ci, faibles imitations de Rossetti et de Swinburne, et d’une nullité désespérante. Ses articles en prose, au contraire, méritent l’attention, parce qu’ils accusent tous les traits qui laissent reconnaître dans l’esthète le congénère du décadent.

Oscar Wilde méprise la nature, comme le font ses maîtres français. Ce qui arrive effectivement est perdu pour l’art. Toutes les mauvaises poésies sortent de sentiments vrais. « Être naturel veut dire être évident, et être évident veut dire être anti-artistique279 ».

Il est un « cultivateur du moi » et ressent une divertissante indignation de ce que la nature ose être indifférente envers son importante personne. « La nature est si indifférente, si incompréhensive. Chaque fois que je vais me promener dans Hyde-Park, je sens que je ne suis pas plus pour elle que le bétail qui paît sur la pente de la prairie » (p. 4).

Il a de lui et de l’espèce l’opinion de des Esseintes. « Ah ! Ne dites pas que vous êtes d’accord avec moi. Quand les gens sont d’accord avec moi, je sens toujours que je dois avoir tort » (p. 166).

Son idéal de la vie est l’inactivité. « Les philistins seuls cherchent à estimer une personnalité d’après l’épreuve vulgaire de ses œuvres. Que l’on cherche à être quelque chose, non à faire quelque chose » (p. 49). « La société pardonne souvent au criminel, elle ne pardonne jamais au rêveur. Les sentiments magnifiquement inféconds que l’art excite en nous sont haïssables à ses yeux… Les gens vous abordent toujours impudemment en vous demandant : Que faites-vous ? — Tandis que : Que pensez-vous ? est la seule question qu’un être civilisé devrait oser murmurer à un autre… La contemplation est l’occupation appropriée à l’homme… Les élus sont ceux qui sont là pour ne rien faire. L’activité est limitée et conditionnelle. Illimitée et non conditionnelle est la vue de celui qui reste confortablement assis là et observe, qui chemine et rêve dans la solitude » (p. 137). « Le sûr moyen de ne rien savoir de la vie, est de se rendre utile » (p. 144) « De temps en temps le monde élève un cri contre quelque charmant poète artistique, parce que, pour employer sa phrase ressassée et sotte, il n’a rien à dire. Mais s’il avait quelque chose à dire, il le dirait vraisemblablement, et le résultat serait ennuyeux. Précisément parce qu’il n’a rien de nouveau à nous annoncer, il peut accomplir un travail superbe ».

Wilde aime l’immoralité, le péché et le crime. Dans une caressante étude biographique sur le multiple assassin, dessinateur, peintre et auteur Thomas Griffith Wainewright, il dit : « C’était un faussaire de talent exceptionnel, et comme empoisonneur délicat et discret il n’a presque pas son pareil dans ce siècle ou dans un autre. Cet homme remarquable, si puissant par la plume, le pinceau et le poison, etc. » (p. 49). « Il cherchait l’expression de son être par la plume ou le poison » (Même page). « Un ami lui reprochant l’assassinat d’Hélène Abercrombie, il haussa les épaules et dit : Oui, c’est là une action terrible. Mais elle avait de très grosses chevilles » (p. 72). « Ses crimes semblent avoir exercé une action considérable sur son art. Ils donnèrent à son style une empreinte fortement personnelle, un caractère qui manquait sûrement à ses premiers travaux » (p. 73). « Il n’y a pas de péché, excepté la bêtise » (p. 172). « Une idée qui n’est pas dangereuse ne mérite même pas d’être une idée » (p. 147).

Il cultive accessoirement un léger mysticisme des couleurs. « L’amour du vert est chez les individus toujours un signe de disposition artistique délicate, et, chez les peuples, il indique le relâchement, et même la dissolution des mœurs » (p. 49).

Mais ce qui forme l’idée centrale de son verbiage lourdement railleur, poursuivant comme but suprême l’agacement du philistin et s’efforçant péniblement de prendre le contre-pied du sens commun, c’est l’exaltation de l’art. Wilde expose de la manière suivante le système des « esthètes » : « Leurs doctrines sont en deux mots celles-ci : l’art n’exprime jamais rien d’autre que lui-même. La une vie indépendante comme l’idée, et se développe exclusivement vers ses propres buts… Secondement : tout mauvais art provient du retour à la vie et à la nature et de l’élévation de celles-ci au rang d’idéal. La vie et la nature peuvent parfois être utilisables comme parties de la matière première de l’art, mais avant que celui-ci ne puisse réellement faire quoi que ce soit, elles doivent être traduites en conventions artistiques. Dès que l’art renonce à son médium d’imagination (?), il renonce à tout. Le réalisme, comme méthode, est un complet échec, et les deux choses que tout artiste devrait éviter sont la modernité de la forme et la modernité du sujet280. Pour nous, qui vivons au xixe siècle, chaque siècle est un objet artistique approprié, excepté le nôtre. Les seules belles choses sont celles qui ne nous concernent en rien… C’est justement parce qu’Hécube ne nous est rien, que ses douleurs sont un si bon sujet de tragédie281. Le troisième principe est que la vie imite beaucoup plus l’art que l’art n’imite la vie. Ceci est la conséquence non seulement de l’instinct d’imitation de la vie, mais aussi du fait que le but conscient de la vie est de trouver de l’expression, et que l’art lui offre certaines belles formes grâce auxquelles il peut réaliser cette aspiration » (p. 43 et sqq.). Bien entendu, par ce troisième point, l’influence de l’art sur la vie, Wilde ne songe nullement au rapport réciproque entre l’œuvre d’art et le public, rapport que j’ai depuis longtemps constaté282, et qui consiste en ce que celle-là exerce une suggestion et que celui-ci la subit ; mais il veut dire en toutes lettre que la nature — et non les hommes civilisés — se développe de façon à entrer dans les formes données par l’artiste. « De qui, sinon des impressionnistes, recevons-nous les merveilleux brouillards bruns qui rampent à travers nos rues, enfument les becs de gaz, changent les maisons en ombres monstrueuses ? A qui, sinon à eux et à leurs maîtres, sommes-nous redevables de la magnifique vapeur argentée qui plane au-dessus de notre fleuve et transforme les ponts voûtés et les barques balancées en apparitions d’une grâce évanescente ? Le changement extraordinaire qui, en ces dernières dix années, s’est opéré dans le climat de Londres, est complètement imputable à cette école artistique spéciale » (p. 33). S’il voulait simplement constater qu’auparavant on ne sentait pas comme des beautés les brouillards et les vapeurs, et que seule leur reproduction artistique a attiré sur eux l’attention de la foule, il n’y aurait pas à le contredire ; seulement, alors, il aurait exposé, avec des airs d’importance bien superflus, un lieu commun usé jusqu’à la corde ; mais il affirme que les peintres ont modifié le climat, que depuis dix ans il y a à Londres des brouillards parce que les impressionnistes ont représenté des brouillards, et cela est une ânerie telle qu’elle n’a pas besoin d’être refutée. Il suffit de la caractériser comme mysticisme artistique. Enfin, Wilde enseigne ceci : « L’esthétique est supérieur au moral ; il appartient à une sphère plus intellectuelle. Percevoir la beauté d’un objet est le point le plus noble auquel nous puissions parvenir. Même le sens de la couleur est plus important dans le développement de l’individu que le sens du juste et de l’injuste » (p. 173).

Ainsi, la doctrine des « esthètes » affirme, avec les parnassiens, que l’œuvre d’art est son propre but ; avec les diaboliques, qu’elle n’a pas besoin d’être morale, qu’il vaut même mieux qu’elle soit immorale ; avec les décadents, qu’elle doit éviter le naturel et la vérité et leur être directement opposés ; et avec toutes ces écoles égotistes de dégénérescence, que l’art occupe un rang plus haut que toute autre fonction humaine.

C’est ici le lieu de démontrer l’absurdité de ces thèses. Naturellement, cela ne pourra être fait que de la façon la plus succincte. Car si l’on voulait traiter en détail le rapport du beau avec le moral et l’objectivement vrai, l’idée du but dans le beau artistique et le rang de l’art dans les fonctions intellectuelles, on devrait simplement exposer toute la science de l’esthétique, dont tous les manuels quelque peu complets forment inévitablement plusieurs volumes, et ce ne peut être ici mon intention. Je me bornerai donc forcément à résumer les résultats derniers dans une série de déductions aussi claires et évidentes que possible, que le lecteur attentif pourra sans peine développer par ses propres réflexions.

Les bonzes de l’art qui proclament le dogme de « l’art pour l’art » regardent d’un œil de mépris tous ceux qui ment leur dogme, et ils affirment que les hérétiques qui assignent à l’œuvre d’art un but quelconque ne peuvent être que des philistins pachydermes qui n’ont de sens que pour le petit-salé aux gros pois, ou des boursicotiers qui ne s’inquiètent que de leurs petits profits, ou des calotins papelards qui feignent professionnellement la vertu. Ils croient pouvoir s’appuyer en cela sur des hommes tels que Kant, Lessing, etc., qui, eux aussi, étaient d’avis que l’œuvre d’art n’a qu’une seule mission : celle d’être belle. Les grands noms de ces garants ne doivent pas nous intimider. Leur opinion ne résiste pas à la critique qui, depuis cent ans, a été exercée à son égard par un grand nombre de philosophes (je nomme seulement Fichte, Hegel et Vischer), et il suffit, pour démontrer son insuffisance, de constater, par exemple, qu’elle ne fait aucune place au laid en tant qu’objet de représentation artistique.

Rappelons-nous comment prennent naissance l’œuvre d’art et l’art en général.

Que l’art du dessin sorte originairement de l’imitation de la nature, c’est là un lieu commun auquel on reproche avec raison de ne pas approfondir assez la question. L’imitation est sans doute une des premières et des plus générales réactions de l’être vivant développé contre les impressions qu’il reçoit du monde extérieur. C’est là une conséquence nécessaire du mécanisme de l’activité supérieure du système nerveux. Chaque mouvement composé doit être précédé de la représentation de ce mouvement, et, à l’inverse, une représentation de mouvement ne peut être élaborée sans que le mouvement correspondant soit au moins esquissé imperceptiblement par les muscles. C’est sur ce principe que repose, par exemple, la « lecture de pensées » que l’on connaît. Chaque fois donc qu’un être dont le système nerveux est assez développé pour pouvoir élever des perceptions jusqu’à la hauteur d’aperceptions, acquiert connaissance, c’est-à-dire forme une aperception, d’un phénomène quelconque qui implique un mouvement grossier (les mouvements moléculaires et, à plus forte raison, les vibrations de l’éther ne sont pas directement reconnus comme un changement de position dans l’espace), il a aussi une tendance à transformer l’aperception en un mouvement semblable, par conséquent à imiter le phénomène, naturellement dans la forme que cet être peut réaliser avec ses moyens. Si chaque aperception ne s’incarne pas en mouvement perceptible, cela tient à l’action des appareils d’inhibition dans le cerveau, qui ne permettent pas que chaque aperception mette tout de suite les muscles en activité. A l’état de fatigue, l’inhibition se relâche, et il se manifeste en effet toutes sortes d’imitations involontaires, comme, par exemple, les mouvements symétriques tels que celui de la main gauche exécutant sans intention et sans utilité ceux que fait la main droite pour écrire, etc. Il y a aussi une étrange maladie nerveuse observée jusqu’ici principalement en Russie et notamment en Sibérie, qu’on nomme là « myriachite283 », et dans laquelle l’inhibition est entièrement désorganisée, de sorte que les malades sont obligés d’imiter immédiatement chaque action qu’ils voient, même si elle leur est désagréable ou nuisible. Si quelqu’un, par exemple, tombe sous leurs yeux, ils sont également forcés de se laisser aussitôt choir, même au milieu de la rue boueuse.

En dehors de l’état de maladie et de fatigue, l’inhibition n’est suspendue que si l’excitation exercée par une impression sur le système nerveux se trouve assez forte pour la vaincre. Si cette impression est désagréable ou menaçante, les mouvements qu’elle détermine sont ceux de la défense ou de la fuite. Si elle est, au contraire, agréable ou si elle est surprenante, mais sans être inquiétante, la réaction de l’organisme contre elle est un mouvement sans but objectif, le plus souvent un mouvement imitateur. Chez l’homme sain avec un système nerveux pourvu de ses appareils d’inhibition en bon ordre, ce mouvement ne répond donc pas à chaque phénomène, mais seulement à ceux qui le frappent fortement, fixent son attention, l’occupent et l’excitent, bref, lui causent une émotion. L’activité imitative, — et les arts du dessin ne sont, en dernière analyse, que les traces laissées par des mouvements imitateurs, — a donc un but organique immédiat : celui de délivrer le système nerveux d’une excitation qui lui a été causée par une impression visuelle quelconque. l’excitation n’est pas causée par la vue d’un phénomène extérieur, mais par un état organique intérieur (éréthisme sexuel), ou par une représentation de nature abstraite (exultation triomphale, deuil, langueur), elle se transforme, il est vrai, également en mouvements ; ceux-ci toutefois, naturellement, ne sont pas imitateurs, puisqu’ils ne réalisent aucune représentation motrice, mais consistent en mouvements ayant uniquement pour but de détendre les centres nerveux chargés d’impulsions motrices, tels que la danse, les cris, le chant et la musique, soit en mouvements déchargeant les centres d’idéations, tels que la déclamation, la poésie lyrique et épique. Si l’activité artistique est fréquemment exercée et facilitée par l’habitude, il n’est plus besoin d’émotions extraordinairement fortes pour la provoquer. Chaque fois alors que l’homme est excité par des impressions extérieures ou intérieures qui ne réclament pas une action (lutte, fuite, adaptation), mais parviennent à sa conscience sous forme de disposition d’esprit, il décharge son système nerveux de cette excitation par une activité artistique quelconque, soit par les arts du dessin, soit par la musique et la poésie.

L’imitation n’est donc pas la source des arts, mais un des moyens de l’art ; la source réelle de ceux-ci est l’émotion284. L’activité artistique n’est pas son propre but, mais elle a une utilité directe pour l’artiste ; elle satisfait le besoin qu’a son organisme de transformer ses émotions en mouvement. Il crée l’œuvre d’art non pour l’amour de l’œuvre d’art, mais pour délivrer son système nerveux d’une tension. Cette expression devenue un lieu commun est parfaitement juste au point de vue psycho-physiologique : l’artiste se débarrasse, en écrivant, peignant, chantant ou dansant, d’une représentation ou d’un sentiment qui pèse sur son âme.

A ce premier but de l’œuvre d’art, le but subjectif de la délivrance de l’artiste, s’en ajoute un second, qui est objectif : celui d’agir sur les autres. Par suite de son instinct collectif ou social, l’homme aspire, comme tout autre animal vivant en société et ayant parfois besoin de celle-ci, à faire partager ses propres émotions à ses semblables, comme lui-même ressent aussi les émotions de ses semblables. Ce besoin de se savoir en communauté émotionnelle avec l’espèce est la sympathie, cette base organique de l’édifice social285. Dans la civilisation avancée, où les mobiles naturels primitifs des actions sont en partie obscurcis, en partie, remplacés par des mobiles artificiels, et où les actions elles-mêmes reçoivent un autre but que leur but théorique propre, l’artiste, il est vrai, n’a plus uniquement l’intention de partager ses émotions avec les autres, mais crée son œuvre avec l’idée accessoire soit de devenir célèbre, désir qui est encore inspiré par des instincts sociaux, puisqu’il tend à l’approbation de ses semblables, soit simplement de gagner de l’argent, ce qui n’est plus un mobile social, mais purement égoïste. Chez les innombrables imitateurs qui ne pratiquent pas l’art par besoin originaire, parce qu’il est pour eux le mode d’expression naturel et nécessaire de leurs émotions, mais parce qu’ils voient d’un œil envieux les succès remportés par d’autres sur ce terrain, ce mobile vulgairement égoïste est le seul qui agisse encore.

Dès qu’il est établi que l’art n’est pas exercé pour l’art seul, mais a un double but, subjectif et objectif, celui de satisfaire un besoin organique de l’artiste et celui d’agir sur ses semblables, à lui aussi s’appliquent les principes d’après lesquels est jugée toute autre activité humaine poursuivant le même but : les principes de la moralité et de la légalité.

Nous demandons, en présence de chaque tendance organique, si elle découle d’un besoin légitime ou si elle est la conséquence d’une aberration, si sa satisfaction est utile à l’organisme ou lui est nuisible ; nous distinguons l’instinct sain de l’instinct maladif, et exigeons que l’on combatte celui-ci. Si la tendance cherche sa satisfaction dans une activité qui agit sur d’autres, nous examinons si celle-ci est conciliable avec l’existence et la prospérité de la société, ou les compromet. L’activité qui nuit à la société entre en conflit avec l’usage et la loi, qui ne sont autre chose que le résumé des opinions que la société entretient à un moment donné sur ce qui lui est utile ou lui nuit.

Les notions de sain et de malade, de moral et d’immoral, de social ou d’anti-social, sont donc applicables à l’art comme à toute autre activité humaine, et il n’y a pas l’ombre d’une raison pour que nous considérions une œuvre d’art sous un jour différent que toute autre manifestation d’une individualité.

Il se peut très bien que l’émotion exprimée par l’artiste dans son œuvre découle d’une aberration maladive, qu’elle soit anti-naturelle, licencieuse, cruelle, tendant au laid ou au répugnant ; ne devons-nous pas condamner cette œuvre, et, si cela nous est possible, la supprimer ? Comment veut-on la justifier ? En prétendant, par exemple, que l’artiste était sincère en la créant, qu’il a rendu ce qui vivait réellement en lui, et qu’il était, pour cette raison, subjectivement justifié à s’épanouir sous forme artistique ? Mais il y a des sincérités absolument inadmissibles.

L’ivrogne ou le clastomane est sincère aussi quand il boit ou brise tout ce qui se rencontre sous sa main. Nous ne lui reconnaissons pourtant pas le droit de satisfaire sa tendance. Nous l’en empêchons par la force ; nous le mettons en tutelle, quoique, en buvant ou en démolissant, il ne nuise peut-être qu’à lui seul. Et bien plus énergiquement encore la société s’oppose-t-elle à la satisfaction des désirs qui ne peuvent être rassasiés sans agir violemment sur les autres. La science nouvelle de l’anthropologie criminelle admet sans difficulté que les assassins par luxure, certains incendiaires, beaucoup de voleurs et de vagabonds, agissent en vertu d’une impulsion, que par leurs crimes ils satisfont une tendance organique ; qu’ils violent, tuent, mettent le feu, volent, se livrent à la paresse, comme un autre se met à table pour dîner, uniquement parce qu’ils ont faim de ces choses-là ; mais elle réclame néanmoins, et justement pour cette raison, que l’on empêche par tous les moyens ces dégénérés d’apaiser leurs très sincères désirs, fallût-il recourir à leur entière suppression. Il ne nous vient pas à l’idée de permettre au criminel par disposition organique d’« épanouir » son individualité sous forme de crime ; et l’on ne peut davantage nous demander de permettre à l’artiste dégénéré d’épanouir son individualité sous forme d’œuvres immorales. L’artiste qui représente avec complaisance ce qui est dépravé, vicieux, criminel, qui l’approuve, peut-être le glorifie, ne se distingue que quantitativement et non qualitativement du criminel qui pratique en fait ces choses-là. C’est une question d’intensité de l’obsession et de force de résistance du jugement, peut-être aussi de courage et de lâcheté, et rien de plus. Si la loi positive ne traite pas le criminel d’intention aussi sévèrement que le criminel d’action, c’est que le droit pénal poursuit le fait et non l’intention, la manifestation objective, non ses racines subjectives. Le moyen âge avait des lieux d’asile où les criminels ne pouvaient être inquiétés pour leurs méfaits ; le droit moderne a supprimé cette institution. L’art doit-il être maintenant un dernier asile ouvert aux criminels qui veulent échapper au châtiment ? Les instincts que l’agent de police empêche de satisfaire dans la rue, doivent-ils pouvoir les apaiser dans le prétendu « temple » de l’art ? Je ne vois pas comment on voudrait défendre un pareil privilège de nature absolument anti-social.

Je suis très éloigné de partager cette opinion de Ruskin, qu’on ne peut demander à une œuvre d’art que la moralité, et rien de plus. La moralité seule ne fait pas l’affaire. Autrement, les petits « tracts » religieux seraient la plus belle littérature, et les saints peinturlurés fabriqués en gros à Munich, la plus remarquable sculpture. La supériorité de la forme conserve dans tous les arts ses droits et donne en première ligne à la création sa valeur artistique. L’œuvre n’a donc pas besoin d’être morale. Elle n’a pas besoin, plus exactement, de prêcher expressément la vertu et la crainte de Dieu et de se proposer l’édification de dévotes. Mais entre une œuvre sans but de sanctification et une œuvre d’une immoralité voulue, il y a une énorme différence. Une œuvre indifférente au point de vue moral n’attirera pas et ne satisfera pas également tous les esprits, mais ne repoussera ni ne scandalisera personne. Une œuvre expressément immorale excite chez des individus sains les mêmes sensations de déplaisir et de dégoût que l’action immorale elle-même, et la forme de l’œuvre n’y peut rien changer. Assurément, la moralité seule ne rend pas une œuvre belle ; mais la beauté est impossible sans la moralité.

Et nous arrivons ainsi au second argument par lequel les esthètes veulent défendre le droit de l’artiste à l’immoralité. L’œuvre d’art, disent-ils, n’a qu’à être belle. La beauté réside dans la forme ; le fond est donc indifférent. Qu’il soit vicieux et criminel, il ne peut diminuer les qualités de la forme, quand celles-ci existent.

De tels principes ne peuvent être hasardés que par ceux qui n’ont pas la moindre idée de la psycho-physiologie du sentiment esthétique. Ceux qui se sont occupés tant soit peu de ce sujet, savent que l’on distingue deux espèces de beau, le beau sensoriel et le beau intellectuel. Comme sensoriellement beaux nous sentons les phénomènes dont la perception par les centres sensoriels est accompagnée d’un sentiment de plaisir : telles une couleur déterminée, par exemple un beau rouge, ou une harmonie, même une note isolée avec ses harmoniques qui vibrent ensemble avec elle, quoiqu’ils ne soient pas perçus consciemment. Les recherches d’Helmholtz et de Blaserna286 ont répandu de la lumière sur les motifs du sentiment de plaisir causé par certaines perceptions acoustiques, et celles de Brücke287, sur le mécanisme des sentiments de plaisir en matière d’impressions optiques. Il s’agit là de la perception par les nerfs sensoriels de certains rapports numériques simples dans les vibrations de la matière ou de l’éther. Nous sommes moins renseignés sur les causes du sentiment de plaisir que nous éprouvons par l’odorat et le sens tactile, mais ici aussi il paraît s’agir d’impressions plus ou moins fortes, c’est-à-dire également de quantités, autrement dit de nombres. La raison dernière de tous ces sentiments est que certains modes de vibration concordent avec la structure des nerfs, leur sont aisés et laissent leur arrangement intime intact, tandis que d’autres dérangent l’ordre de leurs particules, de telle sorte qu’il en coûte aux nerfs un effort parfois dangereux au point de vue de leur existence, ou tout au moins de leur fonctionnement, pour les ramener à leur ordre naturel. Ceux-là sont sentis comme un plaisir, ceux-ci comme un déplaisir et même une douleur. Il ne peut, avec le beau sensoriel, être question de moralité, puisqu’il existe seulement comme perception et ne s’élève pas jusqu’à l’aperception.

Au-dessus du beau sensoriel se place le beau intellectuel, qui ne consiste plus en simples perceptions, mais en aperceptions, en idées et en jugements, ainsi qu’en émotions accompagnantes, élaborées dans l’inconscient. Le beau intellectuel, pour être senti comme beau, doit éveiller, lui aussi, des sentiments de plaisir, et aux sentiments de plaisir — ceci a été exposé plus haut— sont liées dans l’être sain, pleinement développé, muni aussi de l’instinct social (altruisme), seulement les aperceptions dont le contenu est profitable à la vie et à la prospérité de l’individu et de la société ou de l’espèce. Or, ce qui favorise la vie et la prospérité de l’individu et de l’espèce est justement ce que nous appelons moral. De là résulte de toute nécessité qu’une œuvre qui n’éveille pas de sentiments de plaisir ne peut être belle, et qu’elle ne peut éveiller de sentiments de plaisir si elle n’est pas morale, et nous arrivons à cette conclusion que la moralité et la beauté sont identiques dans leur essence intime. On n’avance pas une fausseté, quand on dit que la beauté est la moralité stationnaire, et la moralité, la beauté en action.

Ceci n’est contredit qu’en apparence par le fait que l’incontestablement laid et le mal peuvent plaire, par conséquent éveiller des sentiments de plaisir. Le processus intellectuel excité par les perceptions et les aperceptions n’est pas, en ce cas, aussi simple et aussi direct qu’en face du beau et du bien. Des associations d’idées quelquefois bien compliquées doivent d’abord être mises en train, pour conduire tout de même enfin à ce grand résultat : l’éveil de sentiments de plaisir. La « catharsis » aristotélicienne explique comment la tragédie, quoiqu’elle offre le spectacle de la souffrance et de la mort, produit pourtant finalement un effet agréable. La représentation du malheur mérité éveille l’idée de la justice, une idée agréable et morale, et même celle de l’infortune non méritée éveille encore la pitié, qui, en soi, est un sentiment douloureux, mais qui, en sa qualité d’instinct collectif ou social, est utile, et pour cela non seulement moral, mais, en dernière analyse, agréable aussi. Quand Valdès Léal, dans son célèbre tableau de l’hôpital de la Charité, à Séville, nous montre un cercueil ouvert avec le cadavre grouillant de vers d’un archevêque en chape et en mitre, cet aspect, en soi, est incontestablement répugnant. Il laisse néanmoins bien vite reconnaître l’émotion que le peintre a voulu exprimer : son sentiment du néant de tous les biens et de tous les honneurs terrestres, de la chétiveté de l’homme vis-à-vis la puissance de la nature. C’est la même émotion que Holbein a incarnée dans sa « Danse macabre », sans la même profondeur ni la même passion, il est vrai, que l’Espagnol au sentiment si intense, mais d’une façon railleuse et amère ; c’est aussi la même émotion qui, un peu moins sombre et plus mélancoliquement résignée, résonne dans le Requiem de Mozart. Dans l’idée qui oppose l’insignifiance de la vie individuelle à la grandeur et à l’éternité de la nature se mêle un élément de sublime dont la représentation, en tant que fonction inclyte des centres cérébraux les plus élevés, est accompagnée de sentiments de plaisir.

Dans les arts du dessin, une circonstance encore doit être prise en considération. En matière de sculpture et de peinture, on peut établir une large séparation de la forme et du fond, du sensoriel et du moral. Un tableau, un groupe peuvent représenter le fait le plus immoral et le plus criminel, sans que pour cela les parties constitutives, l’air, les harmonies de couleurs, les figures en soient moins belles en elles-mêmes, et le connaisseur peut y trouver du plaisir, sans s’arrêter au sujet de l’œuvre. Les gravures des « éditions des fermiers généraux » du xviiie siècle, les œuvres en marbre et en bronze du « Musée pornographique » de Naples, sont en partie odieusement immorales, parce qu’elles représentent la luxure contre nature ; mais elles sont en elles-mêmes excellemment travaillées et susceptibles d’être envisagées à un point de vue qui fasse abstraction de leur idée pour ne s’attacher qu’à la perfection de leur forme. Ici, en conséquence, l’impression de l’œuvre d’art est mélangée de dégoût pour le sujet traité et de plaisir pour la beauté des divers corps peints, dessinés ou sculptés, et celle de leurs attitudes ; le sentiment de plaisir peut l’emporter et l’œuvre agir, malgré son abjection, d’une façon non repoussante, mais attrayante. Dans la nature, il n’en est pas autrement. Si le nuisible et l’épouvantable sont quelquefois sentis comme beaux, cela provient de ce qu’il y a là dedans certains traits et éléments qui ne rappellent pas nécessairement le caractère terrible ou nuisible de l’ensemble, et qui, en conséquence, peuvent produire, par eux-mêmes, un effet esthétique. La vipère est belle par son reflet métallique, le tigre par sa force et sa souplesse, la digitale par sa forme gracieuse et sa riche couleur rose. La nocuité du serpent ne gît nullement dans ses bandes dorsales à éclat de cuivre, le caractère redoutable du carnassier dans sa forme élégante, la toxicité de la plante dans le dessin et la nuance de sa fleur. Le beau sensoriel l’emporte, dans ces cas-là, sur la laideur morale, parce qu’il est plus directement perceptible et laisse dans l’impression générale prédominer les sentiments de plaisir. Le spectacle du déploiement de force et de la résolution est également beau, par suite des idées de vaillance organique éveillées par lui. Mais produira-t-il encore cette impression, si l’on voit un assassin venir à bout d’une victime qui résiste désespérément, la jeter par terre et puis l’égorger ? Assurément non, car, devant un pareil tableau, il n’est plus possible de séparer de son but le déploiement de force beau en soi, ni d’en jouir sans se préoccuper de celui-là.

De même, cette séparation de la forme et du fond est beaucoup moins possible dans la poésie que dans les arts du dessin. Le mot en soi, par son image acoustique ou optique, ne peut guère faire un effet de beauté sensorielle, même s’il se présente rythmiquement réglé et renforcé par la rime en double son plus expressif. Il agit presque uniquement par son contenu, par les représentations qu’il éveille. Il est donc à peine concevable qu’on entende ou lise un exposé poétique de faits criminels ou immoraux, sans avoir présente à chaque mot l’idée de son contenu, non celle de sa forme, laquelle, évidemment, ne saurait représenter que sa sonorité ; l’impression, en ce cas, ne peut donc plus être mixte, comme à la vue de la représentation bien peinte d’un fait repoussant ; elle ne peut plus être qu’une laideur sans mélange. Les tableaux de Jules Romain pour lesquels l’Arétin écrivit ses Sonnets luxurieux (Sonetti lussuriosi) peuvent encore être trouvés beaux par les amateurs de la peinture molle de l’élève de Raphaël ; quant aux sonnets, ils ne sont plus que dégoûtants. Qui éprouvera, à la lecture des écrits du marquis de Sade, d’Andréa de Nerciat, des sentiments de plaisir ? Une seule espèce de gens : les dégénérés à perversions. Les représentations du crime et du vice en art et en littérature ont leur public, que nous connaissons bien : c’est celui des prisons. Les criminels ne lisent rien tant volontiers, à côté de livres sentimentaux et fades, que des récits d’actes d’immoralité et de violence288, et les dessins et inscriptions dont ils couvrent les murs de leurs cellules ont en majeure partie leurs crimes pour objet289. Mais l’homme sain se sent violemment repoussé par des œuvres de cette nature et il lui est impossible d’en recevoir une impression esthétique, leur forme répondit-elle aussi complètement que possible aux règles les moins contestées de l’art.

Il est encore un cas où la chose la plus laide et la plus vicieuse peut agir d’une façon moralement belle dans une représentation artistique : c’est quand elle permet de reconnaître une intention morale, quand elle nous révèle une émotion sympathique de l’auteur. Car ce que nous apercevons, consciemment ou inconsciemment, derrière chaque création d’art, c’est la particularité de son créateur et l’émotion d’où elle est sortie, et notre sympathie ou antipathie pour l’émotion de l’auteur a la plus forte part dans notre appréciation de l’œuvre. Quand Raffaelli peint des buveurs d’absinthe effroyablement dégradés dans les misérables bouchons de la banlieue parisienne, nous sentons clairement sa profonde pitié à la vue de ces êtres déchus, et cette émotion, nous la sentons comme moralement belle. De même, nous ne sommes pas un moment en doute sur la moralité des émotions de l’artiste, quand nous voyons les gravures de Callot sur les horreurs de la guerre, les saints sanglants et purulents de Zurbaran, les monstres de Breughel d’Enfer, ou que nous lisons la scène de l’assassinat dans le Raskolnikow de Dostojewski290. Ces émotions-là sont belles. Nous éprouvons, à les partager, un sentiment de plaisir. Le déplaisir causé par les traits repoussants de l’œuvre ne peut prévaloir contre ce plaisir. Mais si l’œuvre trahit que son auteur était indifférent à l’égard du mal ou du laid représenté, que peut-être même il ressentait pour eux de la prédilection, alors la répugnance qu’excite l’œuvre s’accroît de tout le dégoût que nous inspire l’aberration des instincts de l’auteur, et l’impression totale est celle du déplaisir le plus aigu. Ce fait ne se produit pas chez ceux-là seuls qui partagent les émotions de l’auteur, c’est-à-dire sont attirés et agréablement excités avec lui par le répugnant, la maladie, le mal, — et ce sont justement les dégénérés.

Les esthètes prétendent que l’activité artistique est la plus haute dont l’esprit humain soit capable, et qu’elle doit prendre la première place dans l’estimation des hommes. Sur quoi veulent-ils fonder cette prétention précisément à leur point de vue ? Pour quelle raison l’activité d’un gaillard qui me décrit avec enthousiasme les couleurs et les odeurs d’une charogne en pourriture aurait-elle de la valeur à mes yeux, et pour quelle raison devrais-je tenir en estime particulière un peintre qui me montre le libertinage d’une fille ? Parce que leur technique artistique est difficile ! Si c’est là un point décisif, les esthètes devraient logiquement placer l’acrobate plus haut que l’artiste de leur espèce, car l’on apprend l’art du virtuose du trapèze beaucoup plus difficilement que celui de rimailler ou de badigeonner, qui constitue l’« art » des esthètes. Serait-ce pour les sensations de plaisir que donnent les artistes ? D’abord, ceux dont s’enthousiasment les esthètes ne donnent pas à l’homme sain de plaisir du tout, mais du dégoût ou de l’ennui. Admettons cependant qu’on trouve chez eux des sensations : il s’agirait encore de se demander tout d’abord de quel genre elles sont. Toute sensation, même si, sur le moment, nous la sentons comme agréable, ne nous inspire pas d’estime envers celui à qui nous la devons. Le jeu, la taverne, le lupanar procurent à une nature basse des sensations avec lesquelles ne peuvent nullement rivaliser comme intensité celles qu’offre n’importe quelle œuvre des esthètes, Mais le plus crapuleux débauché lui-même ne professe pas néanmoins une estime particulière pour les tenanciers de ses lieux de plaisirs.

La vérité est que la prétention des esthètes à assigner le rang suprême à l’art renferme en soi la réfutation la plus complète de leurs autres thèses. L’espèce apprécie chaque activité d’après son utilité pour elle. Plus hautement elle se développe, plus elle acquiert la compréhension exacte et profonde de ce qui lui est véritablement nécessaire et profitable. Le guerrier qui, à un degré peu avancé de civilisation, joue à juste titre le rôle principal, parce que la société doit avant tout vivre et se protéger dans ce but contre ses ennemis, le guerrier, disons-nous, rétrograde à une place plus modeste, à mesure que les mœurs deviennent plus douces et que les rapports entre les peuples changent leur caractère bestial en un caractère humain. L’espèce est-elle parvenue à une compréhension un peu claire de sa situation vis-à-vis la nature : alors elle sait que la connaissance est sa tâche la plus importante, et son respect le plus profond va à ceux qui cultivent et élargissent la connaissance, c’est-à-dire aux penseurs et aux observateurs scientifiques. Même dans l’état monarchique qui, conformément à sa propre nature atavique, mesure l’importance du guerrier avec la toise des hommes primitifs (et dans l’état actuel de l’Europe, étant donnée la fureur belliqueuse à peine contenue de toute une série de peuples, on ne peut malheureusement refuser à cet atavisme sa raison d’être), le savant, en tant que professeur, académicien, conseiller, forme une portion de la machine gouvernementale, et les honneurs et dignités lui tombent en partage bien plus qu’au poète et à l’artiste. De ceux-ci s’enthousiasment la jeunesse et les femmes, c’est-à-dire ces éléments de l’espèce chez lesquels l’inconscient l’emporte sur la conscience ; car l’artiste et le poète s’adressent avant tout à l’émotion, et celle-ci est plus facile à exciter chez la femme et l’être jeune que chez l’homme mûr ; leurs mérites sont en outre plus accessibles à la foule que ceux du savant, que ne peuvent guère suivre que les meilleurs de son temps et dont la valeur, même à notre époque de vulgarisation de la science par les journaux, n’est en général pleinement appréciée que par un petit nombre de spécialistes. Il n’a pas à compter, à de rares exceptions près, sur la gloire rapide de l’artiste. L’État et la société cherchent, en revanche, à le dédommager de cette récompense qui lui échappe, par les formes officielles de haute estime dont ils l’entourent.

Sans doute, de très grands artistes et des poètes acceptés comme des initiateurs et dont l’œuvre est reconnue durable, obtiennent également leur part des honneurs officiels dont la chose publique organisée dispose comme telle ; ces hommes d’exception reçoivent alors une récompense plus brillante que n’importe quel savant ou découvreur, car ils possèdent, à côté des distinctions collatives qu’ils partagent avec celui-ci, la vaste popularité à laquelle ce dernier doit le plus souvent renoncer. Et pourquoi l’artiste est-il parfois placé aussi par de bons et sérieux esprits à côté de l’homme de science, et même au-dessus de lui ? Est-ce parce que ces esprits estiment plus le beau que le vrai, l’émotion que la connaissance ? Non. Mais parce qu’ils ont le sentiment juste que l’art est également une source de connaissance.

Il l’est de trois façons. D’abord, l’émotion qui suscite l’œuvre d’art est elle-même un moyen d’obtenir la connaissance, comme l’ont très bien vu Edmond R. Clay, James Sully et d’autres psychologues, sans pourtant insister sur ce fait important. Elle contraint les centres supérieurs à l’attention des causes qui les excitent, et amène par là nécessairement une observation et une compréhension plus aiguës de toute la série de phénomènes en rapports avec l’émotion. Ensuite, l’œuvre d’art permet de pénétrer du regard les lois dont l’expression est le phénomène, car l’artiste sépare dans sa création l’essentiel de l’accidentel, néglige celui-ci qui, dans la nature, distrait et désoriente habituellement l’observateur moins bien doué, et met involontairement en relief celui-là, qui occupe principalement ou exclusivement son attention, et qui est perçu et rendu par lui, pour cette raison, d’une façon particulièrement nette. L’artiste sent lui-même derrière la figuration l’idée, dans la forme sa raison intime et ses rapports que les sens ne sauraient percevoir, et il les révèle, dans son œuvre, au contemplateur. C’est ce que veut dire Hegel, quand il nomme le beau « la présence de l’idée en phénomène limité ». Par sa propre compréhension profonde de la loi naturelle, l’artiste seconde puissamment aussi la compréhension de celle-ci chez les autres hommes291. Enfin, l’art est l’unique lueur, si faible et incertaine soit-elle, qui se projette dans les ténèbres de l’avenir et nous donne au moins une notion vague comme un rêve des contours et de la direction de nos développements organiques ultérieurs. Ce n’est là nullement du mysticisme, mais un fait très clair et très compréhensible. Nous avons vu plus haut292 que chaque adaptation, c’est-à-dire chaque changement de forme et de fonction des organes, est précédée par une représentation de ce changement. Celui-ci doit commencer par être senti comme nécessaire et par être désiré ; ensuite, une représentation de lui est élaborée dans les centres nerveux supérieurs ou suprêmes, et enfin l’organisme fait des efforts pour réaliser cette représentation. Ce processus se répète dans l’espèce absolument de la même façon. Un état quelconque la gêne. Elle éprouve en lui des sentiments de déplaisir. Elle souffre de lui. De là s’ensuit son désir de changer cet état. Elle se fait une image de la nature, de la direction, de l’étendue de ce changement. D’après l’ancienne locution mystique, « elle se crée un idéal ». L’idéal est, en fait, l’idée formative d’un futur développement organique en vue d’une meilleure adaptation. Dans les individus les plus parfaits de l’espèce, il naît plus tôt et plus clairement que dans la foule moyenne, et l’artiste tente d’une main mal assurée de le rendre sensible par l’œuvre d’art, longtemps avant qu’il puisse être réalisé organiquement par l’espèce. Ainsi l’art accorde la plus délicate et la plus haute connaissance, une connaissance qui touche au merveilleux : celle de l’avenir. Pas aussi arrêtée, naturellement, pas aussi nette que la science, elle exprime cependant, elle aussi, la loi naturelle mystérieuse de l’être et du devenir. La science montre l’actuel, le certain ; l’art prédit, quoique en balbutiant et en termes obscurs, le futur, le possible. La nature dévoile à celle-là ses formes arrêtées ; elle permet à celui-ci de jeter en frissonnant un regard rapide et troublant dans la profondeur où les choses informes sont en travail d’apparition. L’émotion d’où sort l’œuvre d’art chargée de pressentiment est ce besoin du devenir de l’organisme vivace gros d’avenir293.

Cet art de pressentiment est assurément la plus haute activité intellectuelle de l’être humain. Mais ce n’est pas l’art des esthètes. C’est l’art le plus moral, car il est le plus idéal, mot qui signifie simplement qu’il est parallèle aux voies de perfectionnement de l’espèce, et même s’identifie avec elles.

Les méthodes les plus diverses nous ont toujours ramenés à ce même résultat : il n’est pas vrai que l’art n’ait rien de commun avec la moralité. L’œuvre d’art doit être morale, car elle a pour but d’exprimer et d’exciter des émotions ; en vertu de ce but elle tombe sous la compétence de la critique, qui examine toutes les émotions au point de vue de leur utilité ou de leur nocivité pour l’individu ou l’espèce, et elle doit, quand elle est immorale, être condamnée et supprimée comme toute autre activité organique contraire au but. L’œuvre d’art doit être morale, car elle doit produire un effet esthétique ; elle ne le peut que si elle éveille, au moins en dernière analyse, des sentiments plutôt de plaisir ; elle ne procure ceux-ci que si elle renferme de la beauté ; or, la beauté, dans son essence la plus intime, est synonyme de moralité. L’œuvre d’art suprême enfin ne peut, par sa nature fondamentale même, être autre chose que morale, car elle est une manifestation de force vitale et de santé, une révélation de la faculté de développement de l’espèce, et l’humanité ne la place si haut que parce qu’elle a le pressentiment de ce rôle.

En ce qui concerne enfin la dernière doctrine des esthètes, à savoir que l’art doit craindre la vérité et le naturel, elle est un lieu commun outré jusqu’à l’entière absurdité et pris au contre-pied. La vérité et le naturel pleins et objectifs n’ont pas besoin d’être interdits à l’art : ils ne lui sont simplement pas possibles. L’œuvre d’art, en effet, rend sensibles les aperceptions de l’artiste, mais une aperception n’est jamais le reflet exact d’un phénomène du monde extérieur ; chaque phénomène éprouve au contraire, avant de pouvoir passer dans une conscience humaine à l’état d’aperception, deux modifications très essentielles : une première dans les organes conducteurs et récepteurs des sens, une seconde dans les centres qui transforment les perceptions sensorielles en aperceptions. Les nerfs sensoriels et les centres de perception modifient la modalité des excitations extérieures conformément à leur nature, ils leur donnent leur timbre particulier, comme différents instruments à vent, joués par le même individu, font entendre sous le même souffle des timbres tout à fait différents. Les centres qui forment l’aperception modifient à leur tour le rapport réel des phénomènes entre eux, accentuant les uns plus fort et en négligeant d’autres qui, dans la réalité, ont une valeur égale. La conscience ne prend pas connaissance de toutes les perceptions sans nombre qui sont incessamment excitées dans le cerveau, mais seulement de celles auxquelles elle est attentive. Par le simple fait de l’attention, elle fait choix de certains phénomènes et leur donne une importance qu’ils n’ont pas dans le mouvement universel éternellement uniforme.

Mais si l’œuvre d’art ne rend jamais la réalité dans ses justes rapports, elle ne peut non plus jamais, — et c’est là également un lieu commun psychologique et esthétique, — être construite avec d’autres matériaux que ceux qui sont fournis par la réalité. La façon dont ces matériaux sont mélangés et assemblés par l’imagination de l’artiste laisse reconnaître un autre fait tout aussi vrai et naturel que tout ce que nous sommes habitués à regarder comme réel : le caractère, la façon de penser et l’émotion de l’artiste. Car qu’est-ce que l’imagination ? Un cas particulier de la loi psychologique générale de l’association d’idées. Dans l’observation et le jugement scientifiques, le jeu de l’association d’idées est surveillé de la façon la plus rigoureuse par l’attention, la volonté arrête énergiquement la propagation des excitations le long des voies les plus commodes et empêche la pénétration dans la conscience des simples ressemblances, contrastes et contiguïtés dans l’espace ou le temps, celle-ci restant réservée aux images de la réalité immédiate transmises par les sens. Dans la création artistique, l’imagination peut s’exercer, c’est-à-dire que l’inhibition appliquée par la volonté est moins sévère ; il est permis à une aperception d’évoquer dans la conscience, selon les lois de l’association d’idées, des représentations semblables, opposées, contiguës dans l’espace ou dans le temps ; seulement, l’inhibition n’est pas complètement levée et la volonté ne permet pas de rassembler en un concept des représentations s’excluant réciproquement, c’est-à-dire de produire un travail d’esprit absurde tel que le fournit l’association d’idées purement automatique : la fuite d’idées. Dans la façon dont se rassemblent en concepts les représentations provenant de l’association d’idées, se manifeste l’émotion qui domine l’artiste. Car celle-ci a pour effet que les représentations concordant avec elle sont retenues, et les indifférentes ou opposées, supprimées. Même des images fantastiques aussi extravagantes qu’un cheval ailé ou une femme à griffes de lion, révèlent une émotion vraie ; celui-là, cette aspiration qui naît de l’aspect de l’oiseau planant léger et libre ; celle-ci, une épouvante de la puissance de la sexualité subjuguant la raison et soufflant la passion dévorante. Ce serait pour les détaillistes de la psychologie une tâche féconde de dépister les émotions d’où sont sorties les images fantastiques les plus connues de l’art et les métaphores des poètes. On peut donc dire que chaque œuvre d’art renferme toujours de la vérité et de la réalité, en ce que, si elle ne reflète pas le monde extérieur, elle reflète sûrement la vie intellectuelle de l’artiste.

Aucun des sophismes des esthètes, comme nous l’avons vu, ne résiste à la critique. L’œuvre d’art n’est pas son propre but, mais elle a une tâche individuellement organique et une tâche sociale ; elle est soumise à la loi morale ; elle doit obéir à celle-ci ; elle ne peut revendiquer l’estime que si elle est réellement belle et idéale ; et elle ne peut être que, naturelle et vraie, en ce qu’elle est au moins l’empreinte d’une individualité qui fait partie, elle aussi, de la nature et de la réalité. Le système entier qui prend pour point de départ quelques assertions erronées ou imprudentes de penseurs et de poètes commandant le respect, mais que les parnassiens et les décadents ont développées d’une façon dont Lessing, Kant et Schiller n’ont jamais eu la plus légère idée, n’est autre chose que la tentative connue d’expliquer et de justifier les obsessions par des motifs plus ou moins plausibles inventés après coup. Les dégénérés qui, par suite de leurs aberrations organiques, font du répugnant et du laid, du vice et du crime, la matière d’œuvres dessinées et littéraires, s’avisent naturellement de la théorie que l’art n’a rien de commun avec la moralité, la vérité et la beauté, car cette théorie a pour eux la valeur d’une excuse. Et l’exagération de la valeur de l’activité artistique en soi, sans égard à la valeur de ses résultats, ne doit-elle pas être hautement bien venue auprès de la tourbe incalculable des imitateurs qui n’exercent pas les arts par besoin intérieur, mais par l’envie effrontée du respect qui environne les véritables artistes ; qui n’ont rien d’original à dire, pas une émotion, pas une idée, mais pastichent, avec une superficielle pratique de métier facile à acquérir, les vues et les sentiments des maîtres dans tous les genres ? Cette plèbe qui revendique pour soi, comme son privilège de haute noblesse, une place suprême dans la hiérarchie intellectuelle et l’affranchissement de toutes les lois morales, est certainement plus basse que le dernier vidangeur. Ces gens-là ne sont d’aucun profit pour la société et nuisent à l’art véritable par leurs productions, dont la quantité et l’importunité cachent à la plupart des hommes la vue des véritables œuvres d’art de l’époque, jamais bien nombreuses. Ce sont des débiles de volonté, impropres à une activité qui exige des efforts réguliers, uniformes, ou des victimes de la vanité qui veulent être plus célèbres qu’on ne peut le devenir comme casseur de pierres ou tailleur. Le manque de sûreté de compréhension et de goût de la majorité et l’incompétence de la plupart des critiques permettent à ces intrus de se nicher dans les arts et de vivre là en parasites pendant toute leur vie. L’acheteur distingue bien vite une bonne botte d’une mauvaise, et l’ouvrier cordonnier qui ne s’entend pas à coudre convenablement une semelle ne trouve pas d’emploi. Mais qu’un livre ou un tableau soit dépourvu de toute originalité, indifférent, et, pour ce motif, superflu, c’est ce qu’est loin de reconnaître aussi facilement le philistin, même celui armé de la plume du critique, et le producteur d’un tel bousillage peut, sans être troublé, continuer à gaspiller son temps sur un travail inutile. Ces gâcheurs en bérets et en pourpoints, qui brandissent triomphalement leur plume, leur pinceau ou leur ébauchoir, jurent naturellement par la doctrine des esthètes, se comportent comme s’ils étaient le sel de l’humanité, et affichent le plus profond mépris du philistin. Mais ils appartiennent aux portions les plus anti-sociales de l’espèce. Privés de sens pour les tâches et les intérêts de celle-ci, inaptes à comprendre une idée sérieuse, une action féconde, ils rêvent seulement la satisfaction de leurs plus vils instincts, et nuisent autant par l’exemple de leur existence de parasites que par la confusion que jette dans les esprits insuffisamment avertis leur abus du mot « art » envisagé comme synonyme de démoralisation et d’enfantillage. Les dégénérés égotistes, les décadents et les esthètes ont rassemblé au grand complet sous leur bannière ce rebut des peuples civilisés, et marchent à sa tête.

IV. L’ibsénisme §

Dans les deux derniers siècles, l’humanité civilisée tout entière a reconnu, à diverses reprises, plus ou moins unanimement, une sorte de royauté intellectuelle à un contemporain auquel elle a rendu hommage comme au premier et au plus grand parmi les auteurs vivants. Pendant un long espace du xviiie siècle, Voltaire, « le roi Voltaire », fut le « poète-lauréat » de tous les peuples civilisés. Dans le premier tiers du siècle actuel, cette situation fut prise par Goethe. Après la mort de celui-ci, le trône resta vacant une vingtaine d’années, puis Victor Hugo y monta, aux acclamations enthousiastes des peuples latins et slaves et avec une faible opposition de la part des peuples germaniques, pour l’occuper jusqu’à la fin de sa vie.

Depuis quelques années, maintenant, s’élèvent dans tous les pays des voix qui réclament pour Henrik Ibsen la plus haute dignité intellectuelle que l’humanité ait à départir. On voudrait que le dramaturge norvégien, sur ses vieux jours, fût reconnu comme 4e poète universel du siècle finissant. Seule une partie de la foule, il est vrai, et des avocats critiques du goût de celle-ci, le saluent de leurs acclamations ; mais déjà le fait qu’il ait pu venir à l’idée de quelqu’un de voir en lui un candidat possible au trône poétique, rend nécessaire l’examen minutieux de ses titres.

Qu’Henrik Ibsen soit un poète plein de tempérament et de vigueur, c’est ce qu’on ne peut nier un instant. Il est extraordinairement émotif et a le don de représenter d’une façon exceptionnellement vivante et impressionnante ce qui émeut ses sentiments. (Nous verrons que ceux-ci sont presque toujours des sentiments de haine et de rage, c’est-à-dire des sentiments de déplaisir). Son aptitude à imaginer des situations dans lesquelles les caractères doivent retourner vers le dehors leur fond le plus intime, des idées abstraites se transformer en actions, et des manières de voir et de sentir non perceptibles par les sens, mais agissant causalement, devenir visibles et perceptibles, d’une façon empoignante, par des attitudes et des gestes, par des jeux de physionomie et des paroles, cette aptitude le désigne naturellement pour la scène. Comme Richard Wagner, il s’entend à résumer des événements dans des fresques vivantes qui possèdent l’attrait de tableaux saisissants ; sauf cette différence, toutefois, qu’Ibsen ne travaille pas, ainsi que celui-ci, avec des costumes et des ameublements curieux, de la splendeur architecturale, des merveilles de machinerie, des dieux et des animaux fabuleux, mais avec de profondes perspectives sur les arrière-fonds des âmes et sur les états de l’humanité. Dans Ibsen aussi il y a du conte de fée. Seulement, au lieu de laisser l’imagination des spectateurs jouir de spectacles optiques seuls, il leur impose, par les tableaux qu’il déroule devant eux, des dispositions d’âme, et les relient captifs dans des cercles d’idées.

Son besoin d’incarner l’idée qui l’occupe dans un unique tableau que l’on doit pouvoir embrasser d’un coup d’œil lui fournit aussi la formule de son théâtre, qu’il n’a pas inventée, il est vrai, mais qu’il a grandement perfectionnée. Ses pièces sont, en quelque sorte, des mots de la fin qui terminent de longs développements antérieurs. Elles sont l’explosion soudaine de matières déflagrantes accumulées depuis des années, peut-être pendant des vies humaines entières et même plusieurs générations, et dont la brusque flamme éclaire vivement une vaste étendue d’espace et de temps. Les événements du théâtre d’Ibsen se déroulent le plus souvent en un seul jour, tout au plus en deux fois vingt-quatre heures, et dans ce court laps de temps se condensent d’une façon tellement synoptique tous les effets de la marche du monde et des institutions sociales sur des natures données, que les destinées des figures de la pièce nous deviennent claires (depuis leurs premiers débuts. Maison de poupée, Les Revenants, Rosmersholm, Les Soutiens de la société, Hedda Gabler, durent environ vingt-quatre heures ; Un Ennemi du peuple, Le Canard sauvage, La Dame de la mer, environ trente-six. C’est le retour à la doctrine aristotélicienne des unités de temps et de lieu, pratiquée avec une orthodoxie en regard de laquelle les classiques français du siècle de Louis XIV sont des hérétiques. Je qualifierais volontiers la technique d’Ibsen de technique de feu d’artifice, car elle consiste à préparer de longue main un échafaudage sur lequel sont soigneusement placés à l’endroit convenable les soleils, chandelles romaines, fusées, ballons de feu et gerbes finales ; puis, quand tout est prêt, le rideau se lève et l’œuvre artistiquement construite flamboie, brûlant sans interruption, coup sur coup, bruyante et aveuglante. Cette technique produit certainement beaucoup d’effet, mais manque de vérité. Dans la réalité, les événements ne se nouent guère en une catastrophe aussi brillante et aussi brève. Dans la nature tout est préparé lentement, tout se déroule lentement, et les résultats d’actions humaines qui durent des années ne se pressent pas en l’espace de quelques heures. La nature ne travaille pas épigrammatiquement. Elle ne peut se soucier des unités aristotéliciennes, car elle mène toujours de front à la fois une infinité d’affaires. Au point de vue du métier, il faut souvent admirer la dextérité avec laquelle Ibsen conduit ses fils et les noue. Parfois le travail réussit mieux, parfois moins bien, mais il implique toujours une grande habileté de tissage. Quant à ceux qui, dans une production poétique, estiment avant tout la vérité, c’est-à-dire l’action naturelle des lois vitales, ils emporteront des drames d’Ibsen souvent l’impression de l’invraisemblable, d’une élucubration pénible et subtile.

Fort au-dessus de son habileté tant vantée du raccourci dans le temps, que l’on peut regarder comme le pendant poétique du tour de force difficile, mais en général infécond, du raccourci dans l’espace du peintre, doit être placée la vigueur avec laquelle Ibsen dessine en quelques traits rapides une situation, une profondeur d’âme crépusculaire. Chacun des mots brefs qui lui suffisent a en soi quelque chose d’une meurtrière d’où s’ouvre une vue sur des lointains infinis. Le théâtre de tous les peuples et de tous les temps présente peu d’endroits aussi parfaitement simples et aussi irrésistiblement empoignants que les scènes, — pour n’en citer que quelques-unes, — où Nora joue avec ses enfants1, où le Dr Rank raconte qu’il est condamné par une maladie qui ne pardonne pas à une mort prochaine294, où Mme Alving retrouve avec effroi, dans son fils unique, le père dissolu de celui-ci295, où la gouvernante Mme Helseth voit mourir unis Rosmer et Rébecca296, etc.

De même, il faut reconnaître qu’Ibsen a créé quelques figures d’une vérité et d’une richesse telles qu’on n’en trouve pas chez un second poète depuis Shakespeare. Gina (dans Le Canard sauvage) est une des plus profondes créations de la poésie universelle. Elle est presque aussi grande que Sancho Pança, qui l’a inspirée. Ibsen a eu le courage de traduire Sancho au féminin, et il est bien près, dans sa témérité, d’atteindre Cervantès, que personne n’a atteint. Si Gina n’est pas absolument aussi incommensurable que Sancho, cela provient de ce que l’opposition à Don Quichotte lui manque ; son Don Quichotte à elle, Hjalmar, n’est pas un véritable idéaliste convaincu, mais simplement un misérable comédien d’idéal qui se leurre lui-même. En tout cas, aucun poète n’a réussi, depuis l’illustre maître espagnol, à créer une telle personnification du bon sens plat, joyeux et sain, de l’entregent pratique sans souci des choses éternelles, et du correct accomplissement de toutes les obligations proches et facilement saisissables sans soupçon de devoirs moraux supérieurs, telle que cette Gina, dans la scène, par exemple, où Hjalmar rentre à la maison après avoir passé la nuit dehors297. Hjalmar, lui aussi, est une création achevée dans laquelle Ibsen n’a pas succombé une seule fois à la tentation si pressante d’exagérer, mais a pratiqué d’une façon ravissante dans chaque mot la « mesure » qui, d’après Gœthe, est « le cachet des maîtres ». La petite Hedwige (toujours dans Le Canard sauvage), la tante Juliane Tesman (Hedda Gabler), peut-être aussi le phtisique enfantinement égoïste Lyngstrand (La Dame de la mer) ne le cèdent pas à ces figures. Cependant il faut remarquer que, à l’exception de Gina, de Hjalmar et d’Hedwige, les personnages vivants et artistiquement satisfaisants des drames d’Ibsen ne jouent jamais le rôle principal, mais se meuvent dans des tâches subordonnées autour des figures centrales. Or, celles-ci ne sont pas des êtres humains de chair et de sang, mais des spectres tels que les évoque un cerveau maladivement surexcité. Elles sont des tentatives d’incarnation des doctrines d’Ibsen, des homunculi nés non pas par procréation naturelle, mais par la magie noire du poète. C’est ce que doit reconnaître lui-même, quoique à contre-cœur et avec réserve, un de ses panégyristes les plus turbulents, M. Auguste Ehrhard298. Sans doute, Ibsen se donne beaucoup de mal pour farder artificiellement d’un semblant de vie les poupées parlantes destinées à lui servir de porte-paroles. Il leur applique toutes sortes de petites particularités dans le but de leur donner une physionomie personnelle. Mais ce : « Hein ? » idiot de Tesman constamment répété299 (Hedda Gabler), ce « Sacrebleu ! » et ce grignotement de pâtisseries de Nora300, cette façon de « fumer dans la grande pipe en écume de mer » et de boire du champagne, d’Oswald Alving (Les Revenants), n’empêchent pas l’observateur attentif de voir que ce sont des automates. En dépit des trucs du poète, on aperçoit derrière le vernis incarnat des figures les charnières d’articulation, et l’on entend, derrière les sons du phonographe caché à leur intérieur, le bruit des roues de la mécanique.

J’ai cherché à être équitable envers les grandes facultés poétiques d’Ibsen, et je pourrai reconnaître celles-ci quelques fois encore au cours de cette enquête. Mais est-ce son talent seulement ou surtout qui lui a acquis ses admirateurs dans tous les pays ? Son cortège de joueurs de fifre et de cornemuse l’estime-t-il pour ses scènes émotionnelles avec simplicité et pour ses figures accessoires vraies ? Non. C’est tout autre chose qu’ils louent en lui. Ils découvrent dans ses pièces des tableaux de vie de la plus grande vérité, l’emploi poétique le plus heureux des méthodes scientifiques, la clarté et la netteté d’idées, un amour de la liberté farouchement révolutionnaire et une modernité grosse d’avenir. Ces affirmations, nous allons les examiner l’une après l’autre et voir si elles peuvent s’appuyer sur les œuvres d’Ibsen ou si elles sont simplement des phrases arbitraires et indémontrables de hâbleurs esthétiques.

Ainsi donc, on prétend qu’Ibsen est avant tout exemplairement vrai. Il est même devenu le grand modèle du « réalisme ». En réalité, cependant, nul poète, depuis Alexandre Dumas père, l’auteur des Trois Mousquetaires et de Monte-Cristo, n’a probablement amoncelé dans ses œuvres un aussi grand nombre d’invraisemblances ahurissantes que l’a fait Ibsen. (Je dis : invraisemblances, parce que je n’ose pas dire : impossibilités ; car tout est possible après tout, comme exploit inouï de quelque fou ou comme effet extraordinaire d’un hasard unique). Est-il imaginable que (dans Les Revenants) le menuisier Engstrand voulant ouvrir à l’usage des marins une auberge à femmes, engage justement sa propre fille à entrer comme odalisque dans son « établissement », — cette fille qui lui rappelle qu’elle a été « élevée chez Mme Alving, la veuve d’un chambellan », qu’elle a été traitée là « presque en enfant de la maison » ? (p. 24). Non pas que je suppose à Engstrand des scrupules moraux. Mais un individu de cet acabit sait qu’une femme ne suffit pas pour sa maison ; et puisqu’il doit en engager d’autres, il ne s’adressera certainement pas d’abord à sa fille, qui a grandi dans une riche maison, au milieu d’habitudes de vie supérieures, et qui se rend très bien compte qu’elle n’a pas besoin de devenir d’emblée une fille à matelots, si elle veut mener une vie de plaisir. Est-il admissible que, dans la même pièce, le pasteur Manders, un ecclésiastique classiquement cultivé de la Norvège actuelle, pays qui possède de florissantes compagnies d’assurances, des banques, des chemins de fer, de grands journaux, etc., dissuade Mme Alving d’assurer contre l’incendie l’asile qu’elle vient de fonder ? « Pour mon propre compte, dit-il, je ne verrais aucun inconvénient à nous garantir contre toutes les éventualités… J’entends (par des opinions autorisées) les gens qui occupent une position assez indépendante et assez influente, pour qu’on ne puisse pas facilement négliger leur manière de voir… On serait tout disposé à croire que ni vous, ni moi, nous n’avons confiance dans les décrets de la Providence » (p. 42, 43). Ibsen veut-il réellement faire croire à quelqu’un qu’il y a en Norvège des personnes qui professent des scrupules religieux à l’égard d’une assurance contre l’incendie ? Cette idée saugrenue ne lui est venue que parce qu’il veut faire brûler et définitivement anéantir l’asile ; dans ce but, Mme Alving ne devait pas être assurée, et l’auteur a cru devoir motiver l’omission d’assurance. Un poète qui introduit dans son œuvre, comme symbole et en quelque sorte comme personnage agissant, un incendie, — car celui-ci a la tâche dramatique d’anéantir la légende mensongère de la charité du défunt pécheur Alving, — devait aussi avoir le courage de laisser inexpliquée une omission d’assurance, si étrange que soit celle-ci. Oswald Alving raconte à sa mère (même pièce, p. 99) qu’un médecin parisien qui l’a examiné lui a dit qu’il « était atteint d’un ramollissement du cerveau ». Or, je demande à tous les médecins des deux mondes s’ils ont jamais dit directement à un malade : « Vous avez un ramollissement du cerveau ». On révèle peut-être la chose à la famille, mais au malade, jamais, — tout d’abord parce que, si le diagnostic est exact, le patient ne comprendrait pas cette remarque et ne serait certainement plus en état d’aller seul chez le médecin. Mais pour un autre motif encore, le mot est impossible. La maladie dont il pourrait, à la rigueur, s’agir chez Oswald, n’est pas un ramollissement, mais un durcissement, une sclérose de l’encéphale.

Dans Maison de poupée, Helmer, un homme qui nous est présenté, sans doute, comme un peu sensuel, mais comme une banale nature prosaïque, terre-à-terre, pratique, dit à sa femme Nora : « C’est l’alouette qui gazouille ?… C’est l’écureuil qui remue ?… Le petit étourneau a-t-il de nouveau trouvé moyen de dépenser son argent ?… Allons, allons, l’alouette ne doit pas traîner l’aile… Comment s’appelle l’oiseau qui gaspille sans cesse ?… L’étourneau est gentil, mais il lui faut tant d’argent… Et je te veux absolument telle que tu es, mon alouette chérie » (p. 152-157). C’est ainsi que parle à sa femme, mère de trois enfants, au bout de huit ans de mariage, un mari qui est directeur de banque et avocat, et cela, non dans un moment d’exaltation amoureuse, mais en plein jour ordinaire, dans une scène interminable destinée à nous donner une idée du ton qui règne habituellement dans cet « intérieur de poupée » ! Je serais curieux de savoir ce que mes lecteurs et mes lectrices mariés au moins depuis huit ans pensent de cet échantillon du « réalisme » d’Ibsen.

Dans Les Soutiens de la société, tous les personnages parlent de la « société ». « Il faut que tu y ailles et que tu défendes la société, beau-frère », dit Mlle Lona Hessel « sérieuse » (p. 79). « Si vous me dénoncez, dit de son côté Bernick, vous me perdez et vous compromettez en une personne le riche et bel avenir de la société même, à laquelle vous appartenez par droit de naissance » (p. 93). Et un peu plus loin : « Avec le nom sans tache dont je jouis, je puis accepter courageusement cette responsabilité et dire à mes concitoyens : Voilà ce que j’ai hasardé dans l’intérêt général… N’est-ce pas la société elle-même qui nous contraint à cela ? » (p. 93-95). Les gens qui parlent ainsi sont un grand industriel qui est consul, et une institutrice qui a vécu longtemps en Amérique et possède un horizon étendu. Le mot « société », employé de cette façon, peut-il avoir, dans la bouche de gens cultivés, un autre sens que celui d’« édifice social » ? Eh bien ! les personnages de la pièce se serviraient, comme la chose est sans cesse expressément répétée, du mot « société » pour désigner une coterie de gens aisés d’une petite plage norvégienne, c’est-à-dire de quelque six ou huit familles. Ibsen fait accroire aux lecteurs de sa pièce qu’il sera question des soutiens de l’édifice social, et l’on est tout étonné de constater qu’il ne s’agit que des soutiens d’une imperceptible poignée de philistins d’un Landerneau du Nord.

Les docks de l’armateur Bernick renferment un bateau américain, l’« Indian Girl », qui a besoin de réparations. Sa cale est complètement pourrie. Il sombrera sûrement, s’il l’envoie en mer. Or, Bernick exige que cela ait lieu dans deux jours. Son contremaître Aune déclare la chose impossible. Alors Bernick menace Aune de le renvoyer, et celui-ci cède, promettant que l’« Indian Girl » sera prête le surlendemain. Bernick sait qu’il envoie à une mort certaine les dix-huit hommes qui forment l’équipage du bateau. Et pourquoi commet-il cet assassinat en masse ?

Il s’explique ainsi à ce sujet : « J’ai mes raisons pour être pressé. Avez-vous lu les journaux de ce matin ?… Alors vous devez savoir que l’équipage américain a encore fait des siennes. Ces individus mettent toute la . ville sens dessus dessous. Toutes les nuits il y a des rixes dans les auberges, dans les rues ; sans compter les autre scandales, que je passe… Et qui rend-on responsable de ces désordres ? Moi ! Oui, moi ! On met tout sur mon dos. Les écrivailleurs des journaux me reprochent de m’être uniquement occupé du « Palmier ». Et moi, dont la mission est de donner l’exemple à mes concitoyens, je dois me laisser dire ces choses-là en face ! Je ne veux pas le supporter plus longtemps, car je n’ai pas mérité que l’on déshonore ainsi mon nom… Actuellement non ; mais c’est que, précisément aujourd’hui, j’ai plus besoin que jamais de l’estime et de la sympathie générales. J’ai une grosse entreprise en vue, vous avez dû en entendre parler ; et si des gens mal intentionnés ébranlaient mon crédit, il pourrait en survenir de très grandes difficultés. C’est à cause de cela que je veux mettre fin à tous ces bruits calomnieux et que j’ai fixé la date d’après-demain » (p. 45). Ce mince motif pour l’assassinat froidement projeté de dix-huit hommes est tellement absurde, que même M. Aug. Ehrhard, qui admire tout dans Ibsen, n’ose pas le défendre et remarque timidement que l’auteur n’explique pas très bien pourquoi le souci qu’a Bernick de sa réputation exige qu’un bateau qu’il n’a pas eu le temps de faire réparer à fond, prenne la mer301.

En tête d’une délégation envoyée à Bernick par ses concitoyens, qui veulent le remercier de la création d’un chemin de fer, le pasteur Rorlund lui adresse une allocution où se trouvent des endroits comme ceux-ci : « Depuis longtemps déjà nous voulions vous offrir nos actions de grâce pour le solide appui moral que vous prêtez à notre société, si j’ose m’exprimer ainsi. Aujourd’hui nous rendons hommage d’abord au citoyen dévoué, infatigable, désintéressé et clairvoyant, qui a pris l’initiative d’une entreprise dont les brillantes apparences permettent de croire qu’elle contribuera pour une large part au bien-être matériel et moral de notre société… Vous êtes, au sens absolu du mot, la pierre angulaire de notre société. Et c’est précisément le désintéressement dont toute votre vie a porté le sceau, qui a produit des résultats si satisfaisants, surtout en ces dernières années. A l’heure actuelle vous êtes sur le point de nous donner, — je n’hésite pas à prononcer ce mot prosaïque, — un chemin de fer… Vous ne repousserez pas cependant un modeste témoignage de la reconnaissance de vos concitoyens, à cette heure solennelle où, d’après les hommes pratiques, commence une ère nouvelle » (p. 134-136). Je n’ai interrompu ni par une remarque, ni par un point d’exclamation, ce gatimatias inouï. Il doit agir par lui-même sur les lecteurs. Si ce radotage apparaissait dans une parodie burlesque, elle ne serait pas suffisamment gaie, mais du moins à peu près acceptable. Or, elle a la prétention d’être « réaliste » ! Ibsen nous demande de croire sur sa parole que le pasteur Rorlund a, sans être ivre, parlé sur ce ton ! Jamais auteur n’a, pensons-nous, porté défi plus offensant au bon sens de ses lecteurs.

Il est question, dans Un Ennemi du peuple, d’un établissement thermal assez peu compréhensible qui serait à la fois une source à boire, un bain d’eaux minérales et un bain de mer. Le médecin de l’établissement, le Dr Stockmann, a découvert que la source est polluée de germes de la fièvre typhoïde, et il demande que l’eau soit prise plus haut dans les montagnes, à un endroit où elle n’est pas contaminée par les déjections humaines. Il insiste avec la plus grande énergie sur ce point que, faute de cette précaution, une épidémie mortelle éclaterait parmi les baigneurs. Et à cela, le préfet de la ville, le propre frère du docteur, lui répondrait (p. 201) : « La conduite d’eau qui alimente l’établissement est construite une fois pour toutes ; c’est un fait accompli, et qui doit par conséquent être traité comme tel. Mais, sans doute, la direction des bains ne se refusera probablement pas, en temps opportun, à examiner ton rapport et à voir s’il serait possible d’améliorer la situation moyennant de légers sacrifices ». Il s’agit d’un endroit qui, comme Ibsen l’explique en insistant, a mis tout son avenir dans le développement de son jeune établissement thermal ; l’endroit est situé en Norvège, dans un petit pays où tout le monde se connaît et où tout le monde est au courant de chaque cas de maladie et de mort. Et le préfet acceptera qu’un assez, grand nombre de baigneurs soient atteints dans son pays de la fièvre typhoïde, quand on l’informe à temps que ce sera certainement le cas, si la canalisation de la source n’est pas déplacée ! Sans avoir de l’intelligence des officiers municipaux en général une opinion exagérée, j’affirme néanmoins qu’il n’y a pas en Europe, à la tête de n’importe quelle administration locale, un idiot tel que celui dépeint par Ibsen.

Tesman, d’Hedda Gabler, attend qu’un volume publié par lui sur « l’industrie domestique dans le Brabant au moyen âge », lui fasse obtenir une chaire de professeur à l’Université. Mais il a un compétiteur redoutable dans Eylert Lœvborg, qui a publié un livre « sur la marche générale de la civilisation ». Déjà cette œuvre a fait « grande sensation », mais la suite doit la dépasser de beaucoup. Celle-ci traite de « l’avenir ». « Mais, grand Dieu !, lui objecte-t-on, nous n’en savons absolument rien. — N’importe ! Il y a plusieurs choses à dire à ce sujet… Il y a deux parties. La première traite des puissances civilisatrices de l’avenir. La seconde — celle-ci — de la marche future de la civilisation » (p. 122). Qu’il ne s’agisse pas le moins du monde de science, mais de simple prophétie, c’est ce qui est expressément souligné. « Tu crois qu’un tel ouvrage est impossible à refaire ? Qu’on ne peut pas récrire deux fois ? — Non… Car l’inspiration, tu sais… » (p. 187). On connaît, ne fût-ce que par des œuvres populaires sur l’histoire des mœurs, comme le Démocrite de Karl-Julius Weber, les questions étranges dont les casuistes du moyen âge avaient coutume de s’occuper. Mais que, dans notre siècle, des travaux du genre de ceux de Tesman et de Lœvborg aient mené leurs auteurs, dans n’importe quelle Faculté des deux mondes, à une chaire de professeur ou seulement au grade de « privat-docent », c’est là une invention enfantine qui fera rire tous ceux qui connaissent les milieux universitaires.

Dans La Dame de la mer, le mystérieux marin revient trouver son ancienne fiancée, mariée depuis plusieurs années au Dr Wangel, et lui demande de le suivre, puisque, en réalité, elle lui appartient. L’époux assiste à la scène. Il démontre à l’étranger qu’il a tort de vouloir enlever Ellida. Il lui représente qu’il serait préférable de s’adresser, dans la conversation, à lui, mari, et non à sa femme. Il le reprend doucement de ce qu’il tutoie Ellida et l’appelle par son prénom : « C’est une familiarité qui n’est pas d’usage chez nous, monsieur ». La scène (p. 78-83) est d’un indicible comique et mériterait d’être reproduite en entier. Bornons-nous à en citer la conclusion.

L’étranger. — Demain soir je reviendrai. Tu m’attendras ici, dans le jardin, parce que je préfère régler cette affaire avec toi seule, comprends-tu ?

Ellida (bas et tremblante). — Wangel, entends-tu ?

Wangel. — Sois tranquille. Nous saurons bien l’empêcher de revenir.

L’étranger. — Au revoir, Ellida, à demain soir !

Ellida (suppliante). — Non, non, ne venez pas demain soir. Ne revenez pas !

L’étranger. — Et alors, si tu es disposée à venir avec moi sur la mer —

Ellida. — Ne me regardez pas ainsi.

L’étranger. — A tout hasard tiens-toi prête à partir.

Wangel. — Ellida, rentre dans la maison.

Et Wangel est dépeint par Ibsen non comme un vieillard mis sous tutelle et ramolli, mais comme un homme dans la force de l’âge et en pleine possession de ses facultés !

Toutes ces insanités, cependant, sont de beaucoup surpassées par la scène de Rosmersholm ou Rébecca confesse au brave Rosmer qu’elle a été dévorée d’ardents désirs sensuels à son égard (p. 308, 309).

Rosmer. — Qu’as-tu senti ? Parle de façon à ce que je puisse te comprendre.

Rébecca. — J’ai senti un désir, un élan sauvage invincible. Ah ! Rosmer !

Rosmer. — Un élan ? Rébecca ! vers…

Rébecca. — Vers toi !

Rosmer (faisant un mouvement pour se lever). — Qu’est-ce que cela veut dire ? (Imbécile !)

Rébecca (le retenant). — Reste là, mon ami. Je n’ai pas fini.

Rosmer. — Et tu dis — que tu m’as aimé — de cette façon.

Rébecca. — Je croyais alors que cela s’appelait aimer — alors. Cela me semblait de l’amour, mais ce n’en était pas, je le répète : c’était un désir sauvage, indomptable… Elle s’est abattue sur moi (cette passion) comme une tempête sur la mer, comme une de ces tourmentes d’hiver qui sévissent là-haut, dans le Nord. Elles passent, comprends-tu, et vous enlèvent, vous emportent avec elles. On n’y résiste pas.

Rosmer, l’objet de cette ardeur, est âgé de quarante-trois ans et a été pasteur. La chose est un peu drôle, mais pas impossible, car des érotomanes peuvent aimer toute espèce de choses, même des bottes302. Ce qui est inimaginable, c’est la façon dont la nymphomane s’y prend pour satisfaire son « désir sauvage, invincible », cette « tempête sur la mer » qui « vous enlève, vous emporte avec elle ». Elle est devenue l’amie de la femme de Rosmer, atteinte d’une maladie mentale, elle l’a torturée pendant dix-huit mois en lui démontrant que Rosmer est malheureux parce qu’elle n’a pas d’enfants, qu’il l’aime, elle, la nymphomane, mais se fait violence tant que sa femme vit, et, par ce poison patiemment et sans cesse versé dans son âme, elle l’a heureusement poussée au suicide. Au bout d’un an et demi ! Pour apaiser son « désir sauvage, invincible » ! C’est exactement comme si un individu que la faim a rendu fou imaginait, pour la calmer, un plan profond lui permettait d’attraper par captation d’héritage un morceau de champ, d’y faire pousser du froment, de faire moudre celui-ci, et de se cuire ensuite du pain magnifique qu’il sera si délicieux de dévorer ! Que le lecteur juge lui-même si c’est là la façon dont les affamés ou les femmes nymphomanes, sur lesquelles la passion s’abat « comme une tempête sur la mer », ont coutume de se comporter pour satisfaire leurs instincts !

Telles sont les représentations que ce « réaliste » se fait de la réalité du monde. Quelques-unes de ses élucubrations enfantines ou absurdes sont de petits détails accessoires, et un ami bienveillant, doué de quelque expérience de la vie et de quelque bon sens, aurait pu facilement le détourner, par des conseils à la portée de tout le monde, de se rendre ridicule. Mais d’autres de ses inventions touchent au fond le plus intime de ses créations, dont elles font des billevesées grotesques. Dans Les Soutiens de la société, Bernick, l’homme qui projette tranquillement l’assassinat de dix-huit matelots pour maintenir son renom de constructeur capable (on peut remarquer, en passant, l’absurdité de ce moyen pour atteindre pareil but), confesse tout d’un coup à ses concitoyens, sans y être contraint en rien, uniquement sur le conseil de Mlle Hessel, qu’il a été un gredin et un criminel. Dans Maison de poupée, la femme qui vient de jouer si tendrement, il n’y a qu’un instant, avec ses enfants, quitte brusquement sa famille sans même consacrer une pensée à ces enfants303. Dans Rosmersholm, on veut nous faire croire que la nymphomane Rébecca, en rapports constants avec l’objet de sa flamme, est devenue chaste et vertueuse, etc. Beaucoup des figures principales d’Ibsen offrent ce genre de métamorphoses impossibles et incompréhensibles, de telle sorte qu’elles ont l’air de figures qui, par suite d’une méprise de l’ouvrier, auraient été composées et collées ensemble à l’aide de deux moitiés ne se rapportant pas l’une à l’autre.

Après le « vérisme » d’Ibsen, examinons le caractère « scientifique » de son œuvre. Il rappelle la civilisation des nègres de Libéria. La constitution et les lois de cette république de l’Afrique occidentale sont à peu près les mêmes que celles des États-Unis de l’Amérique du Nord, et, sur le papier, ont l’air très respectables. Mais lorsqu’on vit à Libéria, on reconnaît bien vite que les républicains noirs sont des sauvages qui n’ont aucune idée des institutions politiques existant chez eux de nom, du droit théoriquement en usage chez eux, etc. Ibsen se donne volontiers l’apparence de se placer sur le terrain de la science et de mettre à profit ses derniers résultats. Dans ses pièces on cite Darwin. Il a évidemment feuilleté, quoique d’une main distraite, des livres consacrés à la question de l’hérédité, et il s’est fait raconter quelque chose sur certaines matières médicales. Mais les quelques pauvres formules grotesquement mal comprises qui sont restées dans sa mémoire, il les emploie de la même façon que mon nègre de Libéria, donné en exemple, emploie les respectables faux cols en papier et les chapeaux à haute forme de l’Europe. L’homme du métier ne peut jamais conserver son sérieux, quand Ibsen étale ses connaissances scientifiques et médicales.

L’hérédité est le dada qu’il enfourche dans chacune de ses pièces. Il n’y a pas un seul trait de ses personnages, pas un détail des caractères, pas une maladie, qu’il ne ramène à l’hérédité. Le Dr Rank (Maison de poupée) doit expier dans « son épine dorsale, la pauvre innocente, … la joyeuse vie qu’a menée son père quand il était lieutenant » (p. 217). Helmer expose à Nora qu’« une atmosphère de mensonge apporte une contagion et des principes malsains dans toute une vie de famille. Chaque fois que les enfants respirent, ils absorbent des germes de mal… Presque tous les gens dépravés de bonne heure ont eu des mères menteuses… Cela provient le plus fréquemment des mères ; mais le père agit naturellement dans le même sens » (p. 199). Et, p. 262 : « Avec la légèreté de principes de ton père… et ces principes, tu en as hérité. Absence de religion, absence de morale, absence de tout sentiment de devoir ». Oswald (Les Revenants) a appris de l’étonnant médecin parisien qui lui a dit qu’il était ramolli, que son mal était un héritage de son père304. Régine, la fille naturelle de feu Alving, tient complètement de sa mère. « Régine. Ainsi, ma mère en était une… — Mme Alving. Ta mère avait beaucoup de bonnes qualités, Régine. — Régine. Oui, mais c’en était une quand même. Oh ! je l’ai bien pensé quelquefois… Une fille pauvre doit employer sa jeunesse… Et moi aussi, madame, j’en possède, de la joie de vivre. — Mme Alving. Hélas, oui ! Mais ne va pas te perdre, Régine. — Régine. Bah ! Si je me perds, c’est que c’est inévitable. Si Oswald ressemble à son père, je dois ressembler à ma mère, j’imagine » (p. 126). La nymphomanie de Rébecca, dans Rosmersholm, s’explique par ce fait qu’elle est la fille naturelle d’une Lapone de mœurs douteuses. « J’estime que, pour expliquer toute votre conduite, il faut remonter jusqu’à votre origine », lui dit le recteur Kroll (p. 287). Rosmer ne rit jamais, parce qu’« il en est ainsi dans sa famille ». Il est « le descendant des hommes qui nous regardent ici », ajoute le recteur en montrant du geste les portraits des ancêtres de Rosmer. Il « tient à sa race par de fortes racines » (p. 286). Hilde, la belle-fille de « la dame de la mer », dit, dans la pièce qui porte ce titre (p. 44) : « Je ne serais pas étonnée qu’un beau jour elle devînt folle… Sa mère aussi était folle. En tout cas elle est morte folle ». Presque chaque personnage du Canard sauvage a son coup de marteau héréditaire. Grégoire Werlé, l’imbécile méchant, qui regarde et présente sa rage de potiner comme un besoin de vérité, tient ce travers de sa mère305. La petite Hedwige devient aveugle, comme son père, le vieux Werlé306. Déjà, dans les premiers drames philosophiques, revient constamment ce même motif. Brand et Peer Gynt tiennent de leurs mères, le premier son entêtement, le second son imagination mobile et excessive. Ibsen a visiblement lu le livre fondamental de Lucas sur l’hérédité, et il y a puisé sans critique. Il est vrai que Lucas croit à la transmission héréditaire de vues et de sentiments même très compliqués, se référant à des faits très particuliers, tels, par exemple, que l’horreur pour les médecins307, et que la transmission héréditaire de certaines déviations morbides de la norme, par exemple l’apparition de la cécité à un âge déterminé, ne fait pour lui aucun doute308. Lucas, dont les mérites ne doivent pas être niés, n’a pas suffisamment distingué entre ce que l’individu reçoit matériellement à son origine de ses parents, et ce qui lui est suggéré plus tard par l’éducation de famille et l’exemple, par la continuation d’existence dans les mêmes conditions que ses parents, etc. Ibsen est le vrai « homme d’un seul livre ». Il s’en tient à son Lucas. S’il avait lu Weismann309 et surtout Galton310, il saurait que rien n’est plus obscur, que rien n’est plus capricieux en apparence, que la marche de l’hérédité. Car l’individu est le résultat, — Galton dit : la moyenne arithmétique, — de trois quantités différentes : son père, sa mère, et l’espèce entière, représentée par la double série, remontant aux premiers commencements de toute vie terrestre, des ancêtres paternels et maternels. Cette troisième quantité est l’inconnu, l’X du problème. Des retours à des ancêtres éloignés peuvent rendre l’individu absolument dissemblable à ses parents, et les influences de l’espèce dépassent tellement, en règle générale, celles des procréateurs directs, que des enfants qui sont la copie exacte de leur père ou de leur mère, surtout sous le rapport des manifestations les plus compliquées de la personnalité, du caractère, des aptitudes et des penchants, constituent de très grandes raretés. Mais Ibsen ne tient nullement à justifier sérieusement, scientifiquement, ses idées sur l’hérédité. Comme nous le verrons plus loin, ces idées ont leur racine dans son mysticisme ; l’œuvre de Lucas n’a été pour lui qu’une trouvaille heureuse dont il s’est emparé avec joie, parce qu’elle lui offrait la possibilité de draper d’un mantelet scientifique son obsession mystique.

Une chose des plus réjouissantes, ce sont ses excursions sur le terrain médical, qu’il ne se refuse dans presque aucune de ses pièces. Le pasteur Rorlund, des Soutiens de la société, vante les dames de son entourage comme des espèces de « sœurs de charité qui préparent de la charpie » (p. 7). Faire de la charpie ! Dans le siècle de l’antisepsie et de l’asepsie ! Ibsen n’a qu’à s’aviser d’entrer, avec sa charpie, dans n’importe quelle salle de chirurgie : il sera étonné de l’accueil qu’on lui fera, à lui et à sa charpie ! Le Dr Stockmann, d’Un Ennemi du peuple, soutient (p. 476) qu’une eau pleine de « millions de bacilles » est extrêmement nuisible à la santé, lorsqu’on s’y baigne. Les bacilles dont il peut seulement s’agir, comme cela ressort de toute la pièce, sont les bacilles typhiques d’Eberth. Il peut être exact que l’on gagne le bouton de Biskra et peut-être aussi le béribéri en se baignant dans des eaux contaminées ; mais le Dr Stockmann et Ibsen citeraient difficilement un seul cas où quelqu’un aurait attrapé la fièvre typhoïde en se baignant dans de l’eau peuplée de bacilles. Un voyage à l’étranger, est-il dit dans Maison de poupée, devait sauver la vie de Helmer (p. 192). Cela peut être vrai pour un Européen qui se trouve aux tropiques ou pour quelqu’un qui habite une contrée à fièvre paludéenne ; mais il n’y a pas en Norvège de maladie aiguë dans laquelle « un voyage à l’étranger » doive « sauver la vie » de quelqu’un. On lit plus loin, dans la même pièce, ces paroles du Dr Rank : « Ces jours-ci, j’ai entrepris l’examen général de mon état intérieur. C’est la banqueroute. Avant un mois, peut-être, je pourrirai au cimetière… Il ne me reste plus qu’un seul examen. Sitôt que je l’aurai fait, je saurai à peu près quand le dénouement commencera » (p. 216). Le Dr Rank souffre, d’après sa propre déclaration, d’une maladie de la moelle épinière (il parle d’« épine dorsale », mais ne le reprenons pas trop sévèrement pour cette fausse expression) ; Ibsen pense évidemment à un tabes. Or, il n’y a dans cette maladie absolument aucun signe qui puisse permettre de prédire avec certitude la mort quelques semaines auparavant ; il n’y a non plus aucun « examen interne » auquel pourrait procéder sur lui-même le malade, s’il est médecin, pour se renseigner « quand le dénouement commencera », et il n’y a aucune forme de tabes qui permette au malade un mois avant sa mort (mort non accidentelle, mais déterminée par la maladie), d’assister à un bal, d’y boire beaucoup de vin de Champagne, et de prendre ensuite, en termes touchants, congé de ses amis. Aussi innocemment enfantin que le tableau clinique de Rank est celui de la maladie d’Oswald Alving (Les Revenants). Après tout ce qui a été dit dans la pièce du mal qu’Oswald a hérité de son père, il ne peut s’agir que de deux diagnostics : syphilis héréditaire tardive ou démence paralytique. Il n’y a pas à songer à la première maladie, car Oswald est dépeint comme un modèle de force et de santé viriles (Mme Alving. — J’en sais un qui a échappé corps et âme à la corruption. Regardez-le plutôt, pasteur » (p. 49). Et s’il peut arriver dans des cas tout à fait exceptionnels, excessivement rares, que le mal ne se soit pas manifesté longtemps après que la victime ait atteint sa vingtième année, le malade présente cependant déjà depuis sa première enfance certains phénomènes de dégénérescence qui ne permettent pas, même à l’amour aveugle et à l’orgueil d’une mère, de vanter son « corps » comme le fait Mme Alving. Quelques petits traits s’appliqueraient à la démence paralytique, comme, par exemple, l’excitation sensuelle d’Oswald, la naïve impudence avec laquelle il parle devant sa mère des amours de ses amis de Paris (p. 55), ou donne expression au plaisir que lui cause l’apparition « superbe » de Régine (p. 104), la légèreté avec laquelle il forge, au premier aspect de cette fille, des plans de mariage, etc.311. A côté toutefois de ces traits exacts, mais subordonnés, il en apparaît d’autres infiniment plus importants qui excluent absolument le diagnostic de « démence paralytique ». On ne trouve chez Oswald aucune trace de la folie des grandeurs qui, à la première phase de cette maladie, ne fait jamais défaut ; il est anxieux et abattu, tandis que le paralytique général se sent tout à fait heureux et voit la vie complètement en rose, et il pressent et redoute l’explosion de la folie, ce que je n’ai jamais observé, pour ma part, chez le paralytique, ni n’ai trouvé indiqué par n’importe quel clinicien. Enfin, la démence se produit avec une soudaineté et un caractère complet que l’on constate uniquement dans la manie aiguë ; seulement, la description donnée d’Oswald dans la dernière scène, avec son immobilité, sa voix « sourde et atone », son mot une demi-douzaine de fois murmuré machinalement, idiotement : « le soleil ! le soleil ! », — cela ne répond à aucun degré au tableau de la manie aiguë.

Le poète, naturellement, n’a pas besoin de connaître la pathologie. Mais quand il prétend décrire la vie réelle, il doit être sincère. Il ne faut pas qu’il se vante d’exactitude et d’observation scientifiques, uniquement parce que celles-ci sont réclamées ou tout au moins préférées par l’époque. Plus ignorant en pathologie est le poète, plus ses tableaux cliniques donnent une preuve sûre de sa véracité. Comme il ne peut, en sa qualité de profane, les emprunter à son imagination en rattachant ensemble des expériences cliniques et des souvenirs de lectures, il est nécessaire qu’il ait vu de ses propres yeux chaque cas représenté, pour le présenter exactement. Shakespeare, lui non plus, n’était pas médecin : et, d’ailleurs, que savaient eux-mêmes les médecins de son temps ! Et pourtant nous pouvons aujourd’hui encore diagnostiquer sans hésitation la démence sénile de Lear, la faiblesse de volonté par épuisement nerveux (aboulie neurasthénique) d’Hamlet, la manie aiguë à teinte érotique d’Ophélie, la mélancolie aux hallucinations de la vue de lady Macbeth. Pourquoi ? Parce que Shakespeare introduisait dans ses créations des choses véritablement vues. Ibsen, au contraire, a librement inventé ses malades, et il n’est pas besoin de démontrer que cette méthode ne pouvait, entre les mains du profane, que fournir des résultats risibles.

A son imagination s’offre une situation touchante ou émouvante : celle d’un homme qui prévoit avec certitude sa mort prochaine inévitable et s’élève, après une lutte tragique contre son instinctif amour de la vie, jusqu’à la philosophie de renoncement des stoïciens, ou celle d’un jeune homme qui adjure sa mère de le tuer, quand se manifestera chez lui la folie qu’il attend avec effroi. Cette situation est invraisemblable ; peut-être ne s’est-elle jamais présentée ; en tout cas, Ibsen ne l’a jamais vue. Mais elle serait d’une grande beauté poétique, ferait un grand effet sur la scène, si elle se présentait. En conséquence, Ibsen fabrique tranquillement les maladies nouvelles inconnues d’un Dr Rank ou d’un Oswald Alving, dont la marche pourrait rendre possibles ces situations. Tel est le procédé du poète, dont ses admirateurs vantent le réalisme et l’observation exacte !

Sa clarté d’esprit, son amour de la liberté, sa modernité ! Ceux qui ont lu les œuvres d’Ibsen avec attention et avec impartialité n’en croient pas leurs yeux, quand ils voient ces mots appliqués à lui. Nous allons donner immédiatement des preuves abondantes de la clarté de sa pensée. Son amour de la liberté, examiné de près, nous apparaîtra comme de l’anarchisme, et sa modernité consiste, au fond, en ceci que, dans ses pièces, on construit des chemins de fer (Les Soutiens de la société), qu’on y caquette de bacilles (Un Ennemi du peuple), qu’il y est question de banques (Maison de poupée), que les élections et les luttes de partis politiques y jouent un rôle (L’Union des jeunes, Rosmersholm), tout cela badigeonné extérieurement, sans rapports intimes avec les vraies forces agissantes du poème. Cet homme « moderne », cet « apôtre de la liberté » se fait de la presse et de ses fonctions l’idée que s’en fait un garçon de bureau de la police, et il poursuit les journalistes de la haine, aujourd’hui comique, d’un flaireur de démagogues aux environs de 1830. Tous les journalistes qu’il présente, — et ils sont nombreux dans ses pièces, — Pierre Mortensgaard dans Rosmersholm, Hovstad et Billing dans Un Ennemi du peuple, Aslasken dans L’Union des jeunes, sont ou des bohèmes pochards, ou de pauvres crève-de-faim aux genoux vacillants, qui tremblent constamment à l’idée d’être rossés ou jetés à la porte, ou des drôles sans principes qui écrivent pour celui qui les paye. Il a de la question sociale une idée si claire, qu’il nous présente un contremaître se livrant à de sourdes menées parmi ses ouvriers et menaçant de la grève, parce que des machines vont être employées sur le chantier ! (Les Soutiens de la société, p. 44). Il considère le peuple avec le beau mépris des grands propriétaires féodaux. Quand il le mentionne, c’est avec une raillerie mordante ou un dédain aristocratique des plus orgueilleux312.

La plupart de ses vues n’appartiennent d’ailleurs à aucun temps, mais sont des émanations de sa bizarrerie personnelle ; elles ne peuvent donc être ni modernes ni le contraire. Quant à celles qui sont moins baroques et ont leur racine dans une époque déterminable, elles ont poussé dans le cercle d’idées d’habitants d’un Landerneau du premier tiers de ce siècle. L’étiquette de « moderne » lui a été appliquée arbitrairement par Georges Brandès313, une des apparitions littéraires les plus antipathiques du siècle. Brandès, un parasite de la gloire ou du renom des autres, a exercé toute sa vie le métier d’un « homme-orchestre » qui, mettant à la fois en branle, à l’aide de la tête, de la bouche, des mains, des coudes, des genoux et des pieds, dix instruments bruyants, exécute sa danse devant les poètes et les écrivains, et, son vacarme opéré, va faire sa quête parmi le public assourdi. Il s’est pressé assidûment contre chacun de ceux qui, depuis un quart de siècle, ont, pour une raison quelconque, attiré la foule, et il a débité sur leur compte des phrases de rhéteur et de sophiste, tant qu’il trouvait pour elles de l’écoulement. Orné de quelques plumes arrachées aux ailes altières du génie de Taine, la bouche pleine de Stuart Mill, dont il a entrevu l’étude Sur la Liberté, probablement sans la lire et certainement sans la comprendre, il s’introduisit auprès de la jeunesse scandinave, et, mésusant de la confiance de celle-ci obtenue par ces moyens, il a fait de son empoisonnement moral systématique la tâche de sa vie. Il lui prêcha l’évangile de la passion et embrouilla, avec un zèle et une opiniâtreté vraiment diaboliques, toutes ses notions, en donnant les noms les plus attrayants et les plus estimables aux choses abjectes et pitoyables qu’il lui vantait. On a. toujours cru que c’est une faiblesse et une lâcheté de céder à ses instincts bas, condamnés par le jugement, au lieu de les combattre et de les étouffer. Si Brandès avait dit à la jeunesse à laquelle il parlait : « Renoncez à votre jugement ! Sacrifiez le devoir à vos appétits ! Laissez-vous maîtriser par vos sens ! Que votre volonté et votre conscience soient comme une plume devant la tempête de vos convoitises ! », — les meilleurs d’entre ses auditeurs auraient craché devant lui. Mais il leur dit : « Obéir à ses sens, c’est avoir du caractère. Celui qui se laisse guider par sa passion est une individualité. L’homme à la volonté forte méprise la discipline et le devoir et suit chaque caprice, chaque tentation, chaque désir de son ventre ou de ses autres organes » ; et ces choses basses, ainsi présentées, n’avaient plus le caractère repoussant qui éveille la défiance et sert d’avertissement. Annoncés sous les noms de « liberté » et d’« autonomie morale », la débauche et le dérèglement trouvent facilement accès dans les meilleurs milieux, et la perversité, dont on se détournerait si elle apparaissait comme telle, semble aux esprits insuffisamment informés, lorsqu’on la déguise en modernité, attrayante et désirable. Il est compréhensible qu’un éducateur qui change la salle d’école en une taverne et en une maison de joie ait du succès et attire du monde. Il court, il est vrai, le danger d’être assommé par les parents, si ceux-ci viennent à apprendre ce qu’il enseigne à leurs enfants ; mais les élèves ne se plaindront guère et n’auront garde de manquer aux leçons d’un aussi agréable professeur. C’est avec une méthode pareille que Georges Brandès s’acquitta de ses fonctions d’éducateur, et ceci explique qu’il ait pu obtenir sur la jeunesse de son pays une influence que ne lui auraient certainement pas acquise ses écrits vides d’idées, d’une prolixité sans fin.

Brandès découvrit dans Ibsen de la révolte contre la loi morale régnante, en même temps que la glorification des instincts bestiaux ; il le célébra donc aussitôt à coups de trompette, en dépit de son étonnante physionomie arriérée de 1830, comme un « esprit moderne », et il recommanda ses œuvres, en clignant de l’œil, aux adolescents avides de savoir auxquels il sert de maître de plaisir. Mais ce « moderne », ce « réaliste » à l’observation « scientifique » exacte, est en réalité un mystique et un anarchiste égotiste. L’examen détaillé de ses particularités intellectuelles nous fera reconnaître, entre celles-ci et celles de Richard Wagner, une ressemblance qui ne doit pas nous surprendre, puisque les traits semblables sont précisément des stigmates de dégénérescence et sont, par cette raison, communs à beaucoup de dégénérés supérieurs, ou à tous.

Ibsen est fils d’un peuple rigoureusement religieux, et il a grandi dans une famille croyante. Les impressions d’enfance ont été décisives pour sa vie. Son penser n’a jamais pu effacer le pli théologique de son éducation première. Le catéchisme et la Bible sont devenus pour lui les bornes qu’il n’a jamais pu franchir. Ses phrases à résonance libre penseuse contre le christianisme officiel (Brand, Rosmersholm, etc.), son persiflage de la croyance réglée de pasteurs (le Manders des Revenants, le Rorlund des Soutiens de la société, le doyen de Brand), sont un écho de son maître intellectuel, le théosophe Sœren Kierkegaard (1815-1855), qui était zélateur d’un autre christianisme, il est vrai, que le christianisme ordonné par l’État et pourvu de décrets de nomination et d’appointements, mais néanmoins d’un christianisme sévère, exclusif, réclamant l’homme tout entier. Peut-être Ibsen se regarde-t-il lui-même comme un libre penseur. C’est ce qu’a fait aussi Wagner. Mais que prouve cela ? C’est qu’il ne voit pas clair dans sa propre pensée et dans sa propre manière de sentir. « C’est chose curieuse, dit Herbert Spencer, de voir combien généralement les hommes restent en fait attachés à des doctrines qu’ils ont rejetées de nom, gardant la substance après qu’ils ont abandonné la forme. En théologie, nous avons pour exemple Carlyle ; étant étudiant, il croit abjurer la croyance de ses pères, mais il ne jette que l’écaille et il conserve le contenu ; ses conceptions de l’univers et de l’homme, sa conduite prouvent qu’il est resté un des plus fervents calvinistes écossais314 ». Si Spencer, lorsqu’il écrivait cela, avait connu Ibsen, il l’aurait peut-être cité comme second exemple. De même que Carlyle est toujours resté calviniste écossais, Ibsen est toujours resté protestant norvégien à la façon de Sœren Kiergegaard, c’est-à-dire protestant avec un violent mysticisme à la Jacob Bœhm, à la Swedenborg ou à la Pusey, qui trouve facilement un pont jusqu’au catholicisme d’une sainte Thérèse ou d’un Ruysbrœck l’Admirable.

Trois idées fondamentales du christianisme sont constamment présentes à son esprit, et autour d’elles pivote, comme autour d’autant d’axes, toute l’activité de son imagination poétique. Ces trois idées centrales, immuables, véritables obsessions qui surgissent de l’inconscient dans sa vie intellectuelle, sont le péché originel, la confession, et le sacrifice de soi-même ou la rédemption. Les caqueteurs esthétiques ont parlé du motif de l’hérédité, qui reparaît dans toutes les œuvres d’Ibsen avec une persistance qui ne peut échapper même à la plus faible attention, comme d’un motif scientifique moderne, comme d’un motif darwiniste. C’est en fait le péché originel de saint Augustin qui revient toujours, et il trahit sa nature théologique d’abord en ce qu’il apparaît à côté des deux autres motifs théologiques, la confession et la rédemption, et, ensuite, par la nature caractéristique de la transmission héréditaire. Nous avons vu plus haut, en effet, que ce dont héritent les personnages ibséniens, c’est toujours d’une maladie (cécité, ataxie locomotrice, démence), d’un vice (habitude du mensonge, légèreté, impudicité, obstination), ou d’une lacune (inaptitude à la gaieté), mais jamais d’une qualité, d’une particularité utile ou agréable. Or, on hérite de ce qui est bon et sain au moins aussi fréquemment que de ce qui est mauvais et morbide, — beaucoup plus fréquemment même, disent quelques observateurs. Si donc Ibsen avait réellement voulu montrer en activité la loi de la transmission héréditaire dans le sens de Darwin, il nous aurait au moins offert un exemple, un seul, de la transmission héréditaire de bonnes qualités. Mais on n’en rencontre pas un seul dans tous ses drames. Ce que ses personnages ont de bon leur vient on ne sait d’où ; ils n’ont jamais hérité que du mal. La douce Hedwige, dans Le Canard sauvage, devient aveugle comme son père Werlé. Mais de qui tient-elle son imagination rêveuse et opulente et son cœur aimant et dévoué ? Son père est un sec égoïste, et sa mère une ménagère débrouillarde pratique, entièrement terre-à-terre. Elle ne peut donc avoir hérité ni de l’un ni de l’autre ses belles qualités. Elle ne leur doit que sa maladie d’yeux. L’hérédité est, chez Ibsen, uniquement une affliction, le châtiment des fautes des pères, et cette hérédité exclusive, la science ne la connaît pas ; seule la théologie la connaît, et elle a nom : le péché originel.

Le second motif théologique d’Ibsen est la confession ; dans presque toutes ses pièces celle-ci est le but où aboutit toute l’action. Et il n’est pas question ici d’un aveu de fautes auquel les circonstances contraignent un coupable dissimulé, de la révélation inéluctable d’un méfait caché, mais de l’ouverture volontaire d’une âme fermée, de la découverte voluptueusement auto-torturante d’une vilaine tare intérieure, du repentant : « C’est ma faute ! c’est ma très grande faute ! », gémi par le pécheur s’effondrant sous le poids lourd de sa conscience, s’humiliant et confessant pour trouver la paix intime, — bref, de la vraie confession telle que l’Église l’exige. Helmer (Maison de poupée) enseigne à sa femme Nora (p. 198) : « Plus d’un peut se relever moralement, à condition de confesser son crime et de subir sa peine… Pense seulement : un pareil être, avec la conscience de son crime, doit mentir et dissimuler sans cesse. Il est forcé de porter un masque même dans sa propre famille : oui, devant sa femme et ses enfants ». Ce n’est pas la faute qui est pour lui le grand mal, mais la dissimulation de celle-ci, et l’expiation de cette faute consiste dans son aveu « public », c’est-à-dire dans la confession. Dans la même pièce, Mme Linde confesse sans nécessité extérieure, simplement pour obéir à l’instinct qui la pousse (p. 244) : « Et moi aussi, je suis une naufragée… je n’avais pas le choix », et elle développe de nouveau un peu plus loin la théorie de la confession (p. 247) : « Il faut que Helmer sache tout ; ce fatal mystère doit se dissiper. Il faut qu’ils s’expliquent ; assez de cachotteries et de faux-fuyants ».

Mlle Hessel, dans Les Soutiens de la société, exige en ces termes la confession (p. 90) : « Tu es, toi, l’homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus riche, le plus puissant et le plus honoré, toi qui as laissé accabler un innocent sous le poids de ta faute ! — Bernick. Penses-tu que je ne sache pas mes torts envers lui ? Et que je ne serais pas heureux de les effacer ? — Mlle Hessel. De quelle façon ? Par un aveu public ? — Bernick. Pourrais-tu vraiment exiger cela ? — Mlle Hessel. Mais quel autre moyen de réparer une aussi grave injustice ? ». Et Johann aussi dit (p. 96) : « … Dans deux mois je suis de retour. — Bernick. A ton retour, tu parleras ? — Johann. A mon retour, il faudra que le coupable assume la responsabilité de sa faute ». Et Bernick accomplit effectivement la confession exigée de lui, par pure contrition, car, lorsqu’il le fait, toutes les preuves de son crime sont anéanties et il n’a plus rien à craindre des autres. Il fait cette confession dans les termes les plus édifiants (p. 137-140) : « Nous devons, avant tout, confesser la vérité, la vérité qui, hélas ! jusqu’ici, dans aucune circonstance, n’a présidé à nos actes. Moi-même je n’ai pas, je l’avoue, travaillé toujours pour vos propres intérêts ; je me rends compte maintenant que le désir d’augmenter mon importance et ma considération a été le but de la plupart de mes actes… Mon intention primitive était de tout garder… Il faut d’abord que mes concitoyens apprennent à me connaître… Une ère nouvelle commence aujourd’hui. Le passé avec son hypocrisie, ses mensonges, sa fausse honnêteté et ses convenances fallacieuses, ne devra plus être pour nous qu’un musée ouvert pour notre instruction… Mes chers concitoyens, je veux en finir avec ce mensonge, car le mensonge était sur le point de pénétrer mon être tout entier. Vous saurez tout. C’est moi qui étais le coupable, il y a quinze ans, etc. »

Rosmersholm, lui, n’a pas d’autre sujet que la confession de tous devant tous. Dès la première visite de Kroll, Rébecca demande à Rosmer de se confesser (p. 205). « Rébecca (qui s’est approchée de Rosmer, lui dit à demi-voix, sans être remarquée du recteur) : Parle ! — Rosmer (de même). Pas ce soir. — Rébecca (à demi-voix). Si, maintenant ». Comme il n’obéit pas immédiatement, elle veut parler pour lui (p. 210). « Rébecca. … Je vais vous dire franchement. — Rosmer (vivement). Non, non, attendez ! Pas encore ! » Mais Rosmer le fait bientôt lui-même (P. 222) : « Kroll. En ce qui nous concerne, nous sommes à peu près d’accord surtout, ou au moins sur les questions fondamentales. — Rosmer (doucement). Non, nous ne le sommes plus. — Kroll (faisant un brusque mouvement pour se lever). Qu’est-ce à dire ? — Rosmer (le retenant). Reste assis, je t’en prie, Kroll. — Kroll. Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Parle clairement ! — Rosmer. Il s’est fait un renouveau dans mon esprit. Un nouveau rayon de jeunesse m’a frappé… Et voilà comment j’en suis là,., moi aussi. — Kroll. Où cela, où en es-tu ? — Rosmer. Au même point que tes enfants. — Kroll. Toi ? toi ! Mais c’est impossible ! Tu dis que… — Rosmer. Je suis du même côté que Laurent et que Hilda. — Kroll (baissant la tête). Renégat ! Jean Rosmer est un renégat !… Est-ce là le langage qui convient à un prêtre ? — Rosmer. Je ne suis plus prêtre. — Kroll. Oui, mais… la foi de ton enfance ? — Rosmer. Je ne l’ai plus. Je l’ai abandonnée… Les esprits ont besoin de paix, de joie, de réconciliation. Voilà pourquoi je me mets sur les rangs, me donnant ouvertement pour ce que je suis… — Rébecca. Enfin, le voilà en route pour le sacrifice. (Que l’on remarque cette désignation purement théologique de l’action de Rosmer). — Rosmer. Maintenant que tout est dit, j’éprouve un grand soulagement. Tu vois bien, je suis tout à fait calme ». Comme Rosmer, Rébecca se confesse aussi devant le recteur Kroll (p. 292 et sqq.) : « Oui, recteur, Rosmer et moi, nous nous tutoyons. C’est une suite naturelle des relations qui existent entre nous… Asseyons-nous, mes amis, tous les trois. Je vais tout vous dire. — Rosmer (lui obéissant involontairement). Qu’as-tu, Rébecca ? D’où te vient ce calme effrayant ? Qu’y a-t-il ? — Rébecca. Je te raconterai ce qui s’est passé… Il faut que la lumière se fasse : ce n’est pas toi, Rosmer, — toi tu es innocent, — c’est moi qui ai attiré — qui ai été amenée à attirer Félicie dans le chemin où elle s’est perdue… le chemin qui l’a conduite au torrent. Maintenant vous savez tout l’un et l’autre. — Rosmer. Tu as tout confessé, Rébecca ? — Rébecca. Oui ». Non, elle n’a pas tout confessé encore. Mais elle se hâte d’achever devant Rosmer la confession commencée devant Kroll (p. 307) : « Rosmer. Tu as encore un aveu à faire ? — Rébecca. Oui, et le plus grand. — Rosmer. Que veux-tu dire ? — Rébecca. Il s’agit d’une chose que tu n’as jamais soupçonnée, et qui jette du jour et de l’ombre sur tout le reste, etc. »

Ellida, dans La Dame de la mer (p. 25), confesse à Arnholm l’histoire de ses fiançailles insensées avec le marin étranger. Arnholm comprend si peu la nécessité de cette confession sans rime ni raison, qu’il demande tout étonné :

« Mais à quoi bon me raconter que vous n’étiez pas libre ? » — « Parce que j’ai besoin de me confier à quelqu’un », répond simplement — et suffisamment — Ellida.

Dans Hedda Gabler, les inévitables confessions ont eu lieu avant le début de la pièce. « Oui, Hedda, dit Lœvborg (p. 147), et le jour où je me suis confessé à vous ! où je vous ai raconté ce que personne ne savait alors, vous avouant que j’avais passé le jour et la nuit en folies. Oui, des journées et des nuits entières ! Ô Hedda ! quelle force y avait-il en vous pour m’obliger à vous faire de tels aveux ?… N’était-ce pas le désir de me purifier qui vous animait, quand je venais vous demander un refuge, me confesser à vous ? » Il se confessait, pour obtenir l’absolution.

Le motif de la confession occupe également sa place dans Le Canard sauvage, mais il y est supérieurement raillé. La scène dans laquelle Gina confesse à son mari son ancienne liaison avec Werlé, est une des plus magnifiques du théâtre contemporain. (p. 121 et sqq.)

Hjalmar. — Est-ce vrai, est-ce possible, qu’il y ait eu quelque chose entre toi et Werlé à l’époque où tu servais dans la maison ?

Gina. — Ce n’est pas vrai. Pas cette fois-là. M. Werlé était

après moi, ça c’est juste. Et madame a cru toutes sortes de choses… Après ça, j’ai quitté le service.

Hjalmar. — C’est donc plus tard !

Gina. — Oui. Alors je suis rentrée à la maison, comme lu sais. Mère n’était pas si bien que tu pensais, Ekdal ; elle m’a chanté ceci et cela. A cette époque M. Werlé était déjà veuf, tu comprends.

Hjalmar. — Et alors ? Voyons…

Gina. — Enfin, il vaut peut-être mieux que tu le saches, il n’a pas démordu avant d’avoir tout ce qu’il voulait.

Hjalmar (joignant les mains). — Et c’est là la mère de mon enfant ! Comment as-tu pu me cacher une telle chose ?

Gina. — Oui, ça n’est pas bien à moi. J’aurais dû te l’avouer depuis longtemps.

Hjalmar. — Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins, j’aurais su qui tu étais.

Gina. — M’aurais-tu épousée tout de même, dis ?

Hjalmar. — Comment peux-tu le supposer !

Gina. — Voilà pourquoi je n’ai rien osé dire…

Hjalmar. — Dis-moi, n’as-tu pas gémi chaque jour, à chaque minute, sur ce tissu de mensonges que tu as filé autour de moi, comme une araignée ? Réponds-moi ! N’as-tu pas vécu, depuis, torturée de remords et d’angoisses ?

Gina. — Ah ! mon cher Ekdal, j’ai eu, ma foi, bien assez à faire, à penser à la maison et à la vie de tous les jours.

Nous devons remarquer qu’il est à peu près impossible de donner une exacte idée, dans une traduction, du ton déclamatoire de Hjalmar ni de la placide bonhomie de Gina.

Plus loin est impitoyablement parodiée l’idée de la délivrance et de la purification de soi-même par la confession (p. 125) : Grégoire. Eh bien ! Mes chers amis ! Ce n’est donc pas fait ? — Hjalmar (d’une voix sombre). C’est fait. — Grégoire. C’est fait ?… Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la vérité, délivrée de tout mensonge. Cette grande liquidation aurait dû t’initier à des vues plus élevées. — Hjalmar. Oui, naturellement… C’est-à-dire, jusqu’à un certain point. — Grégoire. Car rien au monde ne peut être comparé à la joie de pardonner à la pécheresse et de l’élever jusqu’à soi par l’amour ».

L’assassin Avinain, en route pour la guillotine, résumait l’expérience de sa vie dans cet apophtegme : « N’avouez jamais ! » Mais c’est là un conseil que peuvent suivre seulement des gens très forts de volonté et d’esprit sain. Une représentation vive tend violemment à se transformer en mouvement. Le mouvement qui exige le moins d’effort est celui des petits muscles du larynx, de la langue et des lèvres, c’est-à-dire des organes du langage. Celui donc qui porte dans sa tête une représentation particulièrement vive, éprouve le besoin de détendre les groupes cellulaires de son cerveau dans lesquels elle est élaborée, en leur permettant de transmettre leur excitation aux organes du langage. En un mot, il a le désir de parler. Et s’il est faible, si la force inhibitrice de sa volonté ne l’emporte pas sur l’impulsion motrice qui est suscitée par le centre de représentation, il éclatera, arrive ensuite ce qui pourra. Cette loi psychologique a toujours été connue des hommes, comme le montre la littérature, depuis la fable du roi Midas jusqu’au Raskolnikow de Dostojewski, et l’église catholique fournit une preuve de plus de sa profonde connaissance de la nature humaine, lorsqu’elle transforma la confession du christianisme primitif devant la communauté assemblée, qui devait être une humiliation de soi-même et une expiation, en la confession auriculaire, qui se propose pour but l’allègement et la détente délicieuse et sans danger, et constitue pour les êtres moyens un besoin psychique de premier ordre. C’est à ce genre de confession qu’Ibsen pense vraisemblablement à son insu. (« Parce que j’ai besoin de me confier à quelqu’un », dit Ellida). Dégénéré lui-même, il ne peut se représenter que la vie intellectuelle des dégénérés, chez lesquels les appareils d’inhibition sont toujours en désordre, et qui, pour cette raison, ne peuvent se soustraire au besoin de se confesser, lorsque dans leur conscience vit n’importe quoi qui les occupe et les émeut.

La troisième et plus importante obsession théologique d’Ibsen est celle de l’acte sauveur du Christ, du rachat des coupables par acceptation volontaire de leur faute. Cette dévolution du péché sur une brebis expiatoire occupe dans le théâtre d’Ibsen la même place que dans celui de Richard Wagner. Le motif de la brebis expiatoire et de la rédemption est constamment présent à son esprit, — non toujours clair et compréhensible, sans doute, mais, conformément à la confusion de son penser, diversement dénaturé, obscurci et contre-ponctuellement transformé. Tantôt les personnages d’Ibsen prennent volontairement et joyeusement la croix, comme cela répond à l’idée du Christ ; tantôt elle leur est mise par force ou par ruse sur les épaules, ce qui représente une raillerie, — des théologiens diraient diabolique, — de cette idée ; tantôt le sacrifice pour d’autres est sincère, tantôt il n’est que de l’hypocrisie ; les effets qu’lbsen tire du motif reparaissant sans cesse sont, suivant ses différentes métamorphoses, tantôt élevés, moraux et émouvants, tantôt bassement drôlatiques ou repoussants.

Il est question, dans Les Soutiens de la société, d’un scandale qui a eu lieu des années avant le commencement de la pièce. Le mari de la comédienne Dorff, rentrant un soir à son logis, trouva avec elle un étranger qui se sauva immédiatement par la fenêtre. L’événement provoqua dans le Landerneau norvégien un immense éclat et un grand scandale. Immédiatement après, Johann Tœnnesen disparut en Amérique. Tout le monde le tint pour le « coupable ». En réalité, le coupable était son beau-frère, Bernick. Johann s’était volontairement chargé de la faute de celui-ci. A son retour d’Amérique, le pécheur et la brebis expiatoire parlent de l’incident (p. 58) :

Bernick. — Johann, enfin, nous sommes seuls ! Laisse-moi te remercier !

Johann. — De quoi ?

Bernick. — Maison, patrie, bonheur familial, situation, je te dois tout.

Johann. — J’en suis ravi…

Bernick. — Merci, merci du fond du cœur ! Il n’y a pas un homme sur mille qui aurait fait ce que tu as fait pour moi en cette circonstance !

Johann. — Ce n’était que justice… Il fallait bien que l’un prît la faute à son compte.

Bernick. — Mais qui devait prendre cette responsabilité, si ce n’est le coupable ?

Johann. — Halte-là ! Ce devait être l’innocent, car j’étais sans famille et j’étais libre. Toi, tu avais, au contraire, ta vieille mère à soigner, et puis ne venais-tu pas de te fiancer avec Betty ? Elle t’aimait tant ! Que serait-elle devenue si elle avait appris…

Bernick. — C’est vrai, c’est vrai… Et pourtant, que tu aies été assez généreux pour te laisser attribuer cette faute, et partir !

Johann. — N’aie pas de remords… Il fallait te sauver. N’étais-tu pas mon ami ?

Ici le motif de la brebis expiatoire est employé d’une façon normale et rationnelle. Aussitôt après il apparaît une seconde fois dans la même pièce, mais défiguré. Bernick met à la mer, l’envoyant à sa perte certaine, en dépit de la résistance du contremaître Aune, l’« Indian Girl » à la quille pourrie. Mais tandis qu’il dresse le plan de son assassinat collectif, il s’apprête aussi à mettre le crime sur le compte de l’innocent Aune (p. 83) :

Krapp. — Je suis parvenu au prix de grandes difficultés jusqu’à la cale, et j’ai fait là, monsieur le consul, d’étranges constatations.

Bernick. — Je ne puis pas croire, monsieur Krapp ; je ne puis ni ne veux croire à rien de semblable de la part d’Aune.

Krapp. — J’en suis désolé, mais c’est la vérité vraie… Un vrai travail de gâte-métier. L’« Indian Girl », je le jure, n’ira pas jusqu’à New-York.

Bernick. — C’est affreux ! Quelles ont été ses intentions, d’après vous ?

Krapp. — Il veut probablement jeter le discrédit sur les nouvelles machines…

Bernick. — Et pour cela il sacrifie la vie de plusieurs personnes… Une chose aussi monstrueuse ! Écoutez, monsieur Krapp, il faudra examiner cela. Pas un mot à personne !… A midi, pendant le repos, faites une nouvelle inspection. Il faut que nous ayons une certitude absolue… Je ne veux pas que l’on m’accuse d’être le complice d’un tel crime. Je tiens à garder ma conscience pure.

Le motif de la brebis expiatoire prend également, dans Les Revenants, une allure de parodie. L’asile fondé par

Mme Alving est réduit en cendres. Le menuisier Engstrand, ce coquin de comédie, parvient à persuader à l’idiot Manders que c’est lui, Manders, qui est cause de l’incendie. Et comme le pasteur est désespéré, en pensant aux conséquences judiciaires possibles, Engstrand va à lui et dit (p. 119) : « Jacques Engstrand n’est pas homme à abandonner un généreux bienfaiteur à l’heure du péril, comme on dit (!). — Le pasteur. Oui, mon cher, mais comment ?… — Engstrand. Jacques Engstrand est comme l’ange du salut, pour ainsi dire, monsieur le pasteur ! — Le pasteur. Non, non, voilà ce que je ne pourrai pas accepter, bien certainement. — Engstrand. Et pourtant cela sera. J’en sais un, moi, qui, une fois déjà, a pris sur lui la faute d’autrui. — Le pasteur. Jacques ! (Il lui serre la main.) Vous êtes un homme rare ».

Dans Maison de poupée, le motif s’épanouit avec une grande beauté. Nora s’attend avec certitude que son mari prendra la faute sur lui, quand il découvrira la fausse traite signée par sa femme, et elle est résolue à ne pas accepter son sacrifice (p. 232). « Nora. Écoute une chose, Christine : il faut que tu me serves de témoin… S’il y avait quelqu’un qui voulût tout prendre, prendre toute la faute sur lui… tu comprends… Dans ce cas, tu dois témoigner que c’est faux, Christine. Je ne suis pas hors de moi ; j’ai tout mon bon sens, et je te dis : Personne d’autre ne l’a su, j’ai agi seule, toute seule… Un prodige… va s’opérer… Mais c’est si terrible, Christine ; il ne faut pas que cela arrive ; je ne veux à aucun prix ». Elle voit venir, en proie à la plus profonde émotion, le prodige attendu : le renouvellement du sacrifice du Christ dans un milieu étroit de petits bourgeois, — « Je suis l’agneau de Dieu qui porte les péchés du monde », — et comme le prodige n’arrive pas, alors a lieu dans son âme l’immense transformation qui est le véritable sujet de la pièce. Nora explique cela à son mari avec la plus grande clarté (p. 275) : « Je n’ai pas songé un instant que tu pourrais te plier aux conditions de cet homme. Je croyais si fermement que tu lui dirais : Allez et publiez tout !… Quand cela aurait eu lieu, que tu allais paraître, prendre tout sur toi, et dire : Je suis coupable… C’était là le prodige que j’espérais avec terreur. Et c’est pour empêcher cela que je voulais mourir ».

Dans Le Canard sauvage, le motif de la brebis expiatoire ne reparaît pas moins de trois fois et constitue la force motrice de toute l’action. Les coupes illicites dans les forêts de l’État pour lesquelles le vieux Ekdal a jadis été condamné, n’ont pas été commises par lui, mais par Werlé (p. 33) : « Werlé. J’ignorais les entreprises du lieutenant Ekdal. — Grégoire. Le lieutenant Ekdal ignorait sûrement lui-même la portée de ses entreprises. — Werlé. C’est bien possible. Mais un argument sans réplique, c’est qu’il a été condamné et que j’ai été acquitté. — Grégoire. Oui, je sais bien qu’il n’y avait pas de preuves. — Werlé. Un acquittement est un acquittement. Pourquoi remuer ces vieilles histoires qui m’ont blanchi les cheveux avant l’âge ?… Je suis allé aussi loin qu’il m’a été possible, sans m’exposer aux soupçons et aux mauvais propos… J’ai procuré à Ekdal de la copie dans les bureaux, et je le paye beaucoup plus que son ouvrage ne vaut ». Werlé s’est donc déchargé de sa faute sur Ekdal, et celui-ci a succombé sous le poids de la croix. Plus loin, quand Hjalmar sait que la petite Hedwige n’est pas sa fille et qu’il la renie, l’idiot Grégoire Werlé dit à la fillette inconsolable (p. 147) : « Et si vous le lui sacrifiiez de plein gré ? — Hedwige (se levant). Le canard sauvage ? — Grégoire. Si, de votre plein gré, vous lui sacrifiiez ce que vous avez de plus précieux au monde ? — Hedwige. Croyez-vous que ça servirait à quelque chose ? — Grégoire. Essayez, Hedwige. — Hedwige (à voix basse, les yeux brillants). Oui, j’essayerai ». Ici donc Hedwige ne doit pas se sacrifier elle-même, mais elle doit sacrifier un animal favori, ce qui rabaisse le motif du chrétien au païen. Enfin il apparaît une troisième fois. Hedwige ne peut se résoudre, au dernier moment, à tuer le canard, et elle préfère tourner le pistolet contre sa propre poitrine, rachetant ainsi la vie du volatile par sa propre vie. Cette conclusion cruelle est douloureuse et niaise, parce qu’elle est inutile ; l’effet poétique serait pleinement atteint si Hedwige, au lieu de mourir, ne se blessait que légèrement ; car, par cela aussi, elle aurait fourni la preuve qu’elle était très sérieusement résolue à témoigner son amour à son père par le sacrifice de sa jeune existence, et à rétablir la paix entre lui et sa mère. Mais ce n’est pas ma tâche de faire de la critique esthétique ; j’abandonne volontiers cela aux délayeurs de phrases. Je n’ai à démontrer ici que le triple retour du motif de la brebis expiatoire dans Le Canard sauvage.

A sa troisième apparition, le motif subit une transformation caractéristique. Hedwige se sacrifie, non pour expier une faute, — car elle ignore la faute de sa mère, — mais pour accomplir une œuvre d’amour. Ici, l’élément mystico-théologique de la rédemption recule presque donc jusqu’à devenir imperceptible, et il ne reste pour ainsi dire que l’élément purement humain de la joie qu’on éprouve à se sacrifier pour autrui, — besoin qui n’est pas rare chez les femmes bonnes, qui est une manifestation de l’instinct de maternité non satisfait, parfois aussi s’ignorant lui-même, et en même temps la forme la plus noble et la plus sainte d’altruisme. Ibsen montre ce besoin chez beaucoup de ses figures féminines, dont on ne remarquerait pas immédiatement l’origine dans le mysticisme religieux du poète, si les nombreuses autres conjugaisons du motif de la brebis expiatoire ne nous avaient déjà appris à le reconnaître avec sûreté même dans ses obscurcissements. Hedwige constitue la transition de la forme théologique du sacrifice volontaire à la forme purement humaine. L’enfant fantasque pousse la renonciation, conformément au dogme, jusqu’à l’abandon de sa vie ; les autres femmes d’Ibsen, du caractère desquelles elle fournit la clef, vont seulement jusqu’à l’abnégation amoureusement active. Elles ne meurent pas pour les autres, mais elles vivent pour les autres. Mme Linde, de Maison de poupée, ressent cette soif de sacrifice (p. 245) : « Il me faut travailler pour pouvoir supporter l’existence, dit-elle à Krogstad ; tous les jours de la vie, aussi loin que vont mes souvenirs, je les ai passés au travail. C’était ma meilleure et mon unique joie. Maintenant, me voici seule au monde ; je sens un abandon, un vide affreux. Ne songer qu’à soi, cela détruit tout le charme du travail. Voyons, Krogstad, trouvez-moi pour qui et pour quoi travailler… — Krogstad. Pourriez-vous vraiment faire ce que vous dites ? Avez-vous connaissance de tout mon passé ? — Mme Linde. Oui. — Krogstad. Vous connaissez ma réputation, ce qu’on dit de moi. — Mme Linde. Si je vous ai bien compris tout à l’heure, vous pensez que j’aurais pu vous sauver. — Krogstad. J’en suis certain. — Mme Linde. N’est-ce pas à refaire ? — Krogstad. Christine ! Vous avez bien réfléchi à ce que vous dites ?… — Mme Linde. J’ai besoin d’un être à qui tenir lieu de mère, et vos enfants ont besoin d’une mère ». Ici le motif n’est pas déguisé jusqu’à en être méconnaissable. Krogstad est un coupable mis au ban de la société. Si Mme Linde lui offre de vivre pour lui, c’est certainement avant tout par instinct maternel ; mais dans ce sentiment naturel résonne aussi l’idée mystique de la rédemption du pécheur par l’amour affranchi d’égoïsme. Ellida (dans La Dame de la mer), veut regagner le rivage de Skjdtiviken, où elle est née, parce qu’elle croit ne plus avoir rien à faire dans la maison de Wangel. A l’annonce de son dessein, sa belle-fille Hilde montre un profond désespoir. Cela révèle à Ellida que celle-ci, dont elle se croyait haïe, a une vive affection pour elle, et alors naît chez elle la pensée de pouvoir vivre pour quelqu’un, ce qui lui fait dire, rêveuse (p. 117) : « Ah !… Y aurait-il peut-être une tâche à remplir ici ? » Dans Rosmersholm, Rébecca dit à Kroll (p. 197) : « Tant que M. Rosmer trouvera ma présence agréable ou utile, je suppose que je resterai ici. — Kroll (la regardant avec émotion). Savez-vous bien qu’il y a de la grandeur dans la conduite d’une femme qui sacrifie ainsi toute sa jeunesse à faire le bonheur des autres ! — Rébecca. Mon Dieu ! quel autre intérêt l’existence peut-elle m’offrir ? » Dans les Soutiens de la société se meuvent deux de ces touchantes âmes dévouées, Mlle Martha Bernick et Mlle Lona Hessel. Mlle Bernick a élevé Dina, fruit d’un adultère, et lui a consacré sa propre vie (p. 66) : « Mlle Martha. J’ai été une mère pour la pauvre enfant et je l’ai élevée aussi bien que j’ai pu. — Johann. C’est pour cela que tu as brisé ta vie ? — Mlle Martha. Je n’ai pas brisé ma vie ». Elle aime Johann ; mais quand elle voit qu’il se sent attiré vers Dina, elle les unit tous deux. Elle s’explique au sujet de l’événement dans une scène excessivement touchante avec la demi-sœur de Johann, Mlle Hessel (p. 121).

Lona. — Maintenant nous sommes seules, Martha. Tu perds Dina, et moi je perds Johann.

Martha. — Toi ?… Lui ?…

Lona. — Ah ! je l’aurais perdu quand même, je le sens. Il voulait déjà voler de ses propres ailes, et c’est pour cela que je lui ai fait croire que je souffrais du mal du pays.

Martha. — Pour cela ? Maintenant, je comprends pourquoi tu es revenue ; mais il te réclamera, Lona.

Lona. — De quelle utilité une vieille demi-sœur comme moi lui serait-elle désormais ? L’homme n’hésite pas à briser bien des affections pour arriver au bonheur.

Martha. — Hélas ! c’est vrai.

Lona. — Nous nous consolerons ensemble, Martha.

Martha. — Que puis-je être pour toi ?

Lona. — Nous sommes deux mères d’adoption qui avons perdu nos enfants et qui restons toutes seules.

Martha. — Oui, toutes seules. C’est pourquoi je puis te le dire à cette heure : je l’ai aimé…

Lona (lui saisissant la main). — Martha !… Est-ce vrai ?

Martha. — Toute ma vie se résume là ; je l’ai aimé et je l’ai attendu. Je me disais sans cesse : il va revenir, il reviendra. Et voilà qu’il est revenu, mais sans me voir.

Lona. — Tu l’as aimé ! Et c’est toi qui fais son bonheur !

Martha. — Est-ce qu’il était possible, parce que je l’aimais, que je ne le veuille pas heureux ! Oui, je l’ai aimé. Il a été le maître unique de toute ma vie depuis le jour de son départ… Il est passé sans me voir !

Lona. — C’est Dina qui t’a rejetée dans l’ombre, Martha.

Martha. — Et c’est un grand bonheur qu’il en ait été ainsi ! Nous étions du même âge quand il est parti ; mais quand il est revenu, ô quel affreux moment ! J’ai bien senti que j’étais son aînée de dix ans. Là-bas, sous le soleil clair et joyeux, il respirait la jeunesse et la force dans une atmosphère plus pure ; tandis que moi, ici, je filais, … je filais…

Lona. — Tu filais l’écheveau de son bonheur, Martha.

Martha. — Oui, je filais de l’or. Je n’ai point d’amertume. N’est-ce pas, Lona, que nous avons été pour lui deux bonnes sœurs ?

Dans Hedda Gabler, Mlle Tesman, la tante de l’imbécile Tesman, est la mère au touchant sacrifice. Elle l’a élevé, elle lui donne, quand il se marie, la plus forte partie de sa modeste rente. « Ah ! tante, bêle le pauvre idiot, tu ne te fatigueras jamais de te sacrifier pour moi ! » « Mon cher enfant, y a-t-il pour moi d’autre bonheur au monde que d’aplanir ton chemin ?, — répond la bonne âme, — toi qui n’as eu ni père ni mère pour te chérir » (p. 39). Et quand, plus tard, la sœur paralysée de Mlle Tesman est morte, cette conversation a lieu entre celle-ci et Hedda (P. 222) : « Hedda. Vous serez bien seule à l’avenir, mademoiselle Tesman. — Mlle Tesman. Oui, les premiers jours. Mais j’espère que cela ne durera pas longtemps. La petite chambre de Rina ne doit pas rester vide… — Tesman. Vraiment ? Qui vas-tu y loger ? Hein ? — Mlle Tesman. Hélas ! il est toujours facile de trouver quelque pauvre malade qui manque de soins et d’affection. — Hedda. Vous auriez donc le courage de vous charger une fois encore d’une pareille croix ? — Mlle Tesman. Une croix ! Que Dieu vous pardonne, mon enfant, cela n’a pas été une croix pour moi. — Hedda. Mais si vous avez maintenant une personne étrangère ? — Mlle Tesman. Oh ! on est vite ami avec les malades. Et puis j’ai si grand besoin, moi aussi, de vivre pour quelqu’un ».

Les trois obsessions christo-dogmatiques du péché originel, de la confession et du sacrifice de soi-même, qui, comme nous l’avons vu, remplissent le théâtre d’Ibsen de la première ligne à la dernière, ne sont pas la seule marque de son mysticisme. Celui-ci se trahit encore par toute une série d’autres particularités qui seront rapidement indiquées.

En tête se place la nature étonnamment chaotique de son penser. On n’en croit point ses yeux, quand on lit que ses flagorneurs ont eu l’audace de vanter précisément en lui la « clarté » et la « netteté » de ce penser. Ces gens-là s’imaginent-ils donc que jamais un homme capable de jugement ne lira une ligne d’Ibsen ? Une idée aux contours nets est chez le dramaturge norvégien une rareté extraordinaire. Tout nage et ondoie nébuleusement dans un pêle-mêle informe, comme nous sommes habitués à le voir chez les dégénérés débiles. Et si une fois il a pu saisir quelque chose avec une difficulté pénible et l’exprimer d’une façon jusqu’à un certain point compréhensible, il se hâte infailliblement, quelques pages plus loin ou au moins dans la pièce suivante, de dire exactement le contraire. On parle des « idées » d’Ibsen sur la moralité, et de sa « philosophie ». Il n’a pas formé une seule proposition sur la moralité, une seule conception du monde et de la vie, qu’il ne se soit réfuté lui-même ou raillé d’une façon juste.

Il semble prêcher l’amour libre, et son éloge de l’impudicité que ne tient en bride aucun empire sur soi-même, aucun égard aux contrats, aux lois et à la morale, a même fait de lui, aux yeux d’un Georges Brandès et de semblables protecteurs de la « jeunesse qui veut un peu s’amuser », un « esprit moderne ». Mme Alving (Les Revenants, p. 81) traite de « crime » l’acte du pasteur Manders la repoussant après qu’elle eut quitté son mari et se fut jetée à son cou. Cette dame pleine de tempérament pousse sans façons Régine dans les bras de son fils, quand celui-ci lui fait connaître en termes effrontés qu’il éprouverait du plaisir à la posséder (p. 106-110). Et cette même Mme Alving parle dans les termes de la plus profonde indignation morale de son défunt époux comme d’un « homme déchu » (p. 63), et le qualifie une fois encore devant son fils d’« homme perdu » (dans l’original il y a ici « et forfaldent Menneske », une épithète que l’on a l’habitude d’accoler aux femmes déchues), et pourquoi ? Parce qu’il a eu des liaisons faciles avec des femmes ! Mais, alors, est-il permis ou non, d’après Ibsen, d’assouvir le désir de la chair chaque fois qu’il s’éveille ? Si cela est permis, comment Mme Alving en vient-elle à parler avec mépris de son mari ? Si cela n’est pas permis, comment a-t-elle osé s’offrir au pasteur Manders et faire l’entremetteuse entre Régine et son propre demi-frère ? Ou bien la loi morale est-elle valable seulement pour l’homme et non pour la femme ? Un proverbe anglais dit : « Ce qui pour l’oie est de la sauce est aussi de la sauce pour le jars ». Ibsen ne partage visiblement pas l’avis de la sagesse populaire. Une femme qui se sauve de son époux légal et court après un amant (Mme Elvsted et Eylert Lœvborg, Hedda Gabler), ou qui offre à un homme de former une union libre avec elle, quoique rien ne les empêcherait de se marier tous deux sans tant de façons, comme le font d’autres contribuables raisonnables (Mlle Linde et Krogstad, de Maison de poupée), ces femmes ont le plein applaudissement et la sympathie d’Ibsen. Mais si un homme séduit une fille et prend soin généreusement de son existence ultérieure (Werlé et Gina, du Canard sauvage), ou s’il a des relations avec une femme mariée (le consul Bernick et la comédienne Dorff, des Soutiens de la société), c’est là un crime tel, que le coupable en reste marqué toute sa vie et est cloué au pilori par le poète avec la cruauté d’un bourreau du moyen âge.

La même contradiction s’exprime aussi sous une autre forme plus générale. Une fois, Ibsen défend rageusement cette thèse, que l’individu obéisse seulement à « sa propre loi », c’est-à-dire à chacun de ses caprices, à chacune de ses obsessions même, qu’il « s’épanouisse », suivant la locution idiote de ses commentateurs. Mlle Martha Bernick dit à Dina (Les Soutiens de la société, p. 120) : « Promets-moi de le rendre heureux (son fiancé). — Dina. Je ne veux pas le promettre, je hais les promesses, toute chose arrive par la volonté de Dieu. (C’est-à-dire, comme l’instant le suggère à la tête capricieuse). — Mlle Martha. Oui, oui, c’est vrai. Reste ce que tu es, fidèle et sincère à toi-même. — Dina. Je serai fidèle et sincère à moi-même, tante ». Rosmer (Rosmersholm, p. 220) dit avec admiration du gueux Brendel : « Dans tous les cas, il a eu le courage de vivre à sa guise. Il me semble que cela vaut bien quelque chose ». Rébecca (même pièce, p. 310) se plaint ainsi : « Rosmersholm m’a énervée. Il a mutilé ma force et ma volonté. Il m’a abîmée. Le temps est passé où j’aurais pu oser n’importe quoi ; … maintenant une loi étrangère m’a subjuguée ». Et plus loin : « C’est l’esprit des Rosmer qui a été contagieux pour ma volonté… et l’a rendue malade… Elle a été pliée sous des lois qui lui étaient étrangères ». Eylert Lœvborg gémit semblablement (Hedda Gabler, p. 212) : « Cette vie… je n’ai pas la force de la mener. Impossible de recommencer. Cette femme (Théa Elvsted, avec sa douce violence aimante) a détruit en moi tout courage et toute audace ». Mais d’une façon absolument opposée à cette manière de voir, Régine (Les Revenants, p. 126) proclamant en ces termes son « droit de s’épanouir » : « Je ne puis pas rester ici à m’user au profit de gens malades… Une fille pauvre, ça doit employer sa jeunesse… Et moi aussi, madame, j’en possède de la joie de vivre », Ibsen fait répondre par Mme Alving : « Hélas, oui ! » Cet « hélas ! » est renversant. Hélas ! pourquoi « hélas ? ». Régine n’obéit-elle pas à sa « loi », si elle satisfait sa « joie de vivre », et, comme elle l’explique aussitôt après, entre dans la maison de joie pour matelots que fonde le menuisier Engstrand ? Comment Mme Alving peut-elle proférer cet « hélas ! », puisqu’elle aussi obéissait à « sa loi » en s’offrant comme maîtresse au pasteur Manders, et puisqu’elle voulait aussi aider son fils à obéir à sa « loi », lorsqu’il a jeté les yeux sur Régine ? C’est qu’Ibsen sent, dans ses moments lucides, que cela peut avoir son danger d’« obéir à sa loi », et cet « hélas ! » de Mme Alving lui échappe comme un aveu. Dans Le Canard sauvage, il raille très abondamment son propre dogme. Il y a là un candidat, Molvik, qui obéit aussi à sa « loi ». Cette loi lui prescrit de ne rien apprendre, d’esquiver ses examens, et de passer les nuits dans les tavernes. Le railleur Relling affirme à ce sujet (p. 103) : « Cela le prend comme une suggestion. Il faut alors que j’aille nocer avec lui. Le candidat Molvik est un démoniaque, voyez-vous !… Et les natures démoniaques ne peuvent pas marcher droit dans ce monde ; il faut qu’elles fassent des détours de temps en temps ». Et pour qu’aucun doute ne subsiste sur la véritable pensée de Relling, il déclare lui-même plus tard (p. 156) : « Que diable voulez-vous que cela signifie, un « démoniaque ? » Une blague que j’ai inventée pour lui entretenir la vie ; si je n’avais pas fait cela, il y a bon nombre d’années que ce pauvre cochon d’ami pataugerait dans le désespoir et le mépris de lui-même ».

C’est la vérité : Molvik est un lamentable débile qui ne peut triompher de sa paresse et de son ivrognerie ; abandonné à lui-même, il se reconnaîtrait pour le misérable qu’il est et se mépriserait aussi profondément qu’il le mérite ; mais voilà qu’arrive Relling, qui qualifie de « démoniaque » son manque de caractère, et maintenant l’enfant a un beau nom dont Molvik peut faire parade devant lui-même et devant les autres. Ibsen fait absolument la même chose que son Relling. La faiblesse de volonté incapable de résister aux instincts bas et pitoyables, il la célèbre comme « la volonté de s’épanouir », comme « liberté d’un esprit qui n’obéit qu’à sa propre loi », et la recommande comme unique règle d’existence. Mais, autrement que Relling, il ignore en général qu’il pratique simplement une tromperie que je ne puis nullement, avec Relling, envisager comme pieuse et charitable, et il croit à ses propres simagrées. Généralement, dis-je, mais pas toujours. Çà et là, comme dans Le Canard sauvage, il reconnaît son égarement et le châtie, et son sentiment tout à fait intime est si peu influencé par sa phrase trompeuse de dégénéré à volonté débile, qu’il trahit involontairement et inconsciemment dans toutes ses inventions sa profonde horreur des hommes qui « obéissent à leur propre loi pour s’épanouir ». Il punit le chambellan Alving dans son fils et le fait maudire par sa veuve, parce qu’« il s’est épanoui ». Il impute à crime au consul Bernick, au marchand Werlé, de « s’être épanouis », celui-là, en sacrifiant pour lui son beau-frère Jean et en contant fleurette à Mme Dorff, celui-ci, en déchargeant sa faute sur Ekdal et en séduisant Gina. Il entoure d’une auréole les têtes glorifiées de Rosmer et de Rébecca, parce qu’ils ne se sont pas « épanouis », mais, au contraire, repliés dans la mort, parce qu’ils n’ont pas obéi à « leur propre loi », mais à la loi des autres, à la loi morale universelle qui les a anéantis. Chaque fois qu’un de ses personnages a agi dans le sens de ses doctrines et a fait ce qui lui était agréable, sans tenir compte des mœurs et de la loi, il éprouve une telle contrition et une telle torture, qu’il ne peut retrouver le calme et la joie avant d’avoir déchargé sa conscience par la confession et l’expiation.

L’« épanouissement » de l’être humain apparaît chez Ibsen aussi dans la forme d’un individualisme intransigeant. Le « moi » est la seule chose réelle, le « moi » doit être cultivé et développé, comme le prêche aussi M. Maurice Barrès, indépendamment d’Ibsen. Le premier devoir de chaque être humain est d’être déférent envers son « moi », de satisfaire ses exigences, de lui sacrifier tout égard pour les autres. Lorsque Nora veut abandonner son mari, celui-ci s’écrie (p. 272) : « Tu ne songes pas à ce qu’on en dira ? — Nora. Je ne puis pas m’arrêter à cela. Je sais seulement que, pour moi, c’est indispensable. — Helmer. Ah ! c’est révoltant ! Ainsi, tu trahirais tes devoirs les plus sacrés ? — Nora. Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés ? — Helmer… Ne sont-ce pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants ? — Nora. J’en ai d’autres tout aussi sacrés. — Helmer. … Quels seraient ces devoirs ? — Nora. Mes devoirs envers moi-même. — Helmer. Avant tout, tu es épouse et mère. — Nora. Je ne crois plus à cela. Je crois qu’avant tout je suis un être humain au même titre que toi — ou au moins que je dois essayer de le devenir ». Oswald (Les Revenants) dit à sa mère avec une brutalité triomphante (p. 130) : « Je ne puis pas m’occuper d’autrui ; j’ai assez de penser à moi-même ». Comment, dans la même pièce, Régine accentue son « moi » et les droits de celui-ci, nous l’avons déjà vu. Stockmann (Un Ennemi du peuple) proclame en ces termes le droit du « moi » en face de la majorité, en face de l’espèce (p. 268) : « Je me bornerai à vous parler d’un seul de ces mensonges… C’est cet axiome suivant lequel la basse classe, la grande masse du peuple serait l’élite de la nation, le peuple même ; que l’homme du peuple, que tous ces êtres imparfaits et inexpérimentés auraient le même droit de juger, de diriger et de gouverner, que les quelques hommes véritablement nobles d’esprit ». Et, p. 310 : « Je veux seulement fourrer dans les têtes de ces stupides mâtins que les plus perfides des hommes libres ce sont les libéraux… que les égards que l’on a pour certaines convenances mettent la morale et la justice sens dessus dessous, si bien que la vie finit par devenir insupportable… Maintenant je suis l’homme le plus puissant de la ville… Je viens de faire une grande découverte… la voici : l’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est le plus seul ». Mais ce même Stockmann, qui ne veut pas entendre parler de la « basse classe », de la « grande masse du peuple », comme il dit dans sa tautologie insupportable, qui ne sent son « moi » puissant que dans une solitude majestueuse, traite (p. 247) ses concitoyens de « vieilles femmes », parce que « tous ne pensent qu’à leurs familles et non à la société ». Et dans cette même pièce de Maison de poupée où Ibsen applaudit si décidément, cela est visible, à Nora déclarant qu’elle a « seulement des devoirs envers elle-même » et ne peut en avoir envers d’autres, sans en excepter son mari et ses enfants, il stigmatise son époux Helmer comme un pitoyable jeannot, parce que, lorsqu’elle lui avoue le faux dont elle s’est rendue coupable, il ne songe avant tout qu’à sa propre réputation, c’est-à-dire au « devoir envers lui-même », et ne s’occupe que de lui, et nullement de sa femme ! Ici se renouvelle le phénomène constaté au sujet des vues d’Ibsen sur la moralité sexuelle. L’impudicité est un crime chez l’homme et n’est permise qu’à la femme. De même, la farouche affirmation du « moi » n’est un mérite que chez la femme. L’homme n’a pas le droit d’être égoïste. Comme Ibsen raille l’égoïsme, par exemple chez Bernick (Les Soutiens de la société), quand il fait dire naïvement par celui-ci, au sujet de sa sœur Martha, qu’elle est « tout à fait insignifiante », et qu’il ne la désire pas autrement (p. 63) : « Dans une grande maison comme la nôtre, il est toujours bon d’avoir une de ces personnes simples à qui l’on peut toujours se fier. — Johann. Oui, mais elle ? — Bernick. Elle ? Comment ? Elle ne manque pas de gens auxquels elle peut s’intéresser. Elle a moi, Betty, Olaf et moi. Ni l’homme ni la femme ne doivent penser à soi d’abord ». Et comme Ibsen condamne durement (Hedda Gabler, p. 75) l’égoïsme du mari de Mme Elvsted, en mettant dans la bouche de celle-ci ces mots amers : « Il n’a de véritable affection que pour lui-même. Et peut-être un peu pour les enfants » !

Mais le plus curieux, c’est que ce philosophe de l’individualisme ne condamne pas seulement d’une manière expresse l’égoïsme chez l’homme comme un vice bas, mais qu’il admire inconsciemment aussi chez la femme le plus haut désintéressement comme une perfection angélique. « Le devoir le plus sacré est celui envers moi-même », braille-t-il dans Maison de poupée. Et les seules figures touchantes et aimables qui réussissent à cet individualiste irréductible sont pourtant les saintes femmes qui vivent et meurent seulement pour les autres, ces Hedwige, ces demoiselles Bernick et Hessel, cette tante Tesman, etc., qui ne songent jamais à leur « moi », mais font du sacrifice de tous leurs instincts et de tous leurs désirs pour le bonheur des autres, leur unique tâche sur la terre. Cette contradiction violente jusqu’à en être ridicule s’explique très bien par la nature d’esprit d’Ibsen. Son obsession mystico-religieuse du sacrifice volontaire pour les autres est nécessairement plus forte que son élucubration pseudo-philosophique sur l’individualisme.

Parmi les « idées morales » d’Ibsen, on compte aussi sa soi-disant soif de vérité. Ce qui est sûr, c’est qu’il fait assez de phrases à ce sujet. « Pense seulement, dit Helmer à Nora (p. 199) : Un pareil être, avec la conscience de son crime, doit mentir et dissimuler sans cesse. Il est forcé de porter un masque même dans sa propre famille : oui, devant sa femme et ses enfants. Et quand on songe aux enfants, c’est épouvantable… Parce qu’une pareille atmosphère de mensonge apporte une contagion et des principes malsains dans toute une vie de famille ». « N’y a-t-il pas une voix de mère qui vous défende de briser l’idéal de votre fils ? », demande le pasteur Manders dans Les Revenants (p. 77), quand Mme Alving a révélé à son fils l’« immoralité » de son défunt époux. A quoi celle-là répond avec superbe : « Et la vérité, donc ! ». Mlle Lona Hessel (Les Soutiens de la société, p. 72) prêche au consul Bernick : « C’est sans doute par considération pour cette société que, pendant quinze ans, tu as été fidèle à ce mensonge ? — Bernick. A ce mensonge ?… Tu appelles cela ?… — Lona. Des mensonges, de triples mensonges ; mensonges envers moi, mensonges envers Betty, mensonges envers Johann… Ne penses-tu jamais que tu devrais confesser ce mensonge ? — Bernick. Que je sacrifie volontairement mon bonheur domestique et ma situation sociale ? — Lona. Enfin, quel droit as-tu à ton bonheur ? ». Et plus loin (p. 90) : « C’est un mensonge qui a fait de toi l’homme que tu es. — Bernick. A ce moment-là, il ne nuisait à personne… — Lona. A personne ? Sonde un peu ta conscience, et demande-toi si vraiment il n’en est résulté aucun mal pour toi ». Bernick rentre effectivement en lui, et peu avant sa confession a lieu un dialogue très édifiant entre lui et la sévère gardienne de sa conscience (p. 125) : « Bernick. Oui, oui, le mensonge est la cause de tout. — Lona. Pourquoi ne pas rompre avec le mensonge, alors !… Dis-moi quel bonheur tu trouves en ces hypocrisies et ces duperies. — Bernick. J’ai mon fils pour lequel je dois travailler… Une époque viendra où la vérité se fera enfin place dans la vie sociale ; peut-être aura-t-il une existence plus heureuse que son père. — Lona. Et cet édifice sera construit sur un mensonge ? As-tu réfléchi à l’héritage que tu lui laisseras ? ». La famille Stockmann, d’Un Ennemi du peuple, a sans cesse la vérité à la bouche. « On fait autant de mensonges à l’école qu’à la maison, déclame leur fille Pétra (p. 171) ; chez soi, il faut se taire ; à l’école, il faut mentir aux enfants… Il nous faut débiter un tas de choses auxquelles nous ne croyons pas nous-mêmes… Si j’en avais les moyens, je fonderais une école où tout serait arrangé différemment ». La vaillante jeune fille se brouille avec un journaliste qui avait des vues de mariage sur elle, mais manquait de véracité (p. 229) : « Je vous en veux de n’avoir pas été franc avec papa. Vous lui avez parlé comme si c’était l’intérêt de la vérité et de la société que vous aviez surtout à cœur… Vous n’êtes pas l’homme que vous paraissiez être. Et voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais… jamais ». « C’est grâce à un odieux mensonge, s’écrie de son côté le père Stockmann (p. 209), que notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres ». Et plus tard (p. 275) : « J’aime tant ma ville natale, que je préférerais la ruiner que de la voir prospérer sur un mensonge… Il faut faire disparaître comme des animaux nuisibles tous ceux qui vivent dans le mensonge ! Vous finirez par pestiférer tout le pays ; vous arriverez à ce que le pays entier mérite d’être anéanti ». Tout cela serait certainement très beau, si nous ne savions pas que ce culte ardent de la vérité n’est qu’une des formes sous laquelle apparaît, dans la conscience d’Ibsen, l’obsession religioso-mystique du sacrement de confession, et s’il ne prenait soin, suivant son habitude, de détruire toute croyance trop hâtive à la sincérité de sa phraséologie, en la raillant lui-même. Il a créé, dans le Grégoire Werlé du Canard sauvage, la meilleure caricature de ses confesseurs de la vérité. Grégoire parle absolument le même langage que Mlle Lona Hessel, Pétra Stockmann et son père, mais, dans sa bouche, il a pour but d’exciter le rire. « Et voilà cette nature confiante, ce grand enfant, dit-il de son ami Hjalmar (p. 41), le voilà pris dans un filet de perfidies, habitant sous le même toit qu’une femme de cette espèce, sans se douter que son foyer, comme il l’appelle, repose sur un mensonge… J’ai enfin trouvé un but à ma vie ». Ce but consiste à opérer Hjalmar de sa cataracte morale. C’est ce qu’il fait aussi. « Tu es tombé dans une mare empoisonnée, Hjalmar, lui dit-il (p. 101), tu as contracté une maladie latente, et tu as plongé pour mourir dans l’obscurité… Calme-toi. Je saurai te repêcher, car, vois-tu, depuis hier, j’ai, moi aussi, un but d’existence ». Et, un peu après, à son père : « Quant à Hjalmar, je puis le sauver du mensonge et de la dissimulation où il est en train de tomber ». Le railleur Relling accommode de la façon qu’il convient l’idiot qui, en poursuivant son « but d’existence », désunit Hjalmar et sa femme, détruit leur foyer paisible, et pousse Hedwige à la mort. « Votre cas est très compliqué, lui dit-il (p. 155). D’abord, cette mauvaise fièvre d’équité… Je tâche d’entretenir en lui le mensonge vital. — Grégoire. Le mensonge vital ? J’aurai mal entendu. — Relling. Non. J’ai dit le mensonge vital. C’est ce mensonge, voyez-vous, qui est le principe stimulant… Si vous ôtez le mensonge vital à un homme ordinaire, vous lui enlevez en même temps le bonheur ». Quelle est maintenant la véritable opinion d’Ibsen ? Doit-on aspirer à la vérité ou mijoter dans le mensonge ? Ibsen est-il avec Stockmann ou avec Relling ? Il nous doit la réponse à ces questions, ou plutôt il y répond affirmativement et négativement avec la même ardeur et la même puissance poétique.

Une autre « idée morale » d’Ibsen qui a le plus exercé les bavardages de ses enfants de chœur, c’est celle du « véritable mariage ». Il n’est pas facile, à la vérité, de découvrir ce que son cerveau mystique se représente par ces mots mystérieux ; mais on peut néanmoins tenter de le deviner par cent indications obscures de son théâtre. Il semble ne pas approuver que la femme considère le mariage comme un simple établissement. Presque dans toutes ses pièces il revient là-dessus avec la monotonie qui lui est propre. Tout le malheur de Mme Alving s’explique (Les Revenants) parce qu’elle a épousé le chambellan pour son argent, parce qu’elle s’est vendue (p. 68). « Les sommes qu’année par année j’ai consacrées à cet asile forment — je l’ai exactement calculé — le montant d’un avoir qui, dans le temps, faisait considérer le lieutenant Alving comme un bon parti… Je ne veux pas qu’il passe (cet argent) aux mains d’Oswald ». Ellida, « la Dame de la mer », chante la même chanson (p. 107) : « Un malheur devait nécessairement résulter d’un pareil mariage, fait dans de telles conditions… Il est inutile de cacher la vérité plus longtemps en essayant de nous mentir l’un à l’autre… Oui, nous mentons. Ou, au moins, nous nous cachons la vérité. Parce que la vérité, la pure et entière vérité, c’est que tu es venu là-bas, et que tu m’as achetée… Je n’ai pas été meilleure et plus digne que toi. J’ai consenti à ce marché. Je me suis vendue… Je me trouvais là, sans volonté, abandonnée, solitaire. Aussi je t’acceptai dès que tu arrivas et que tu m’offris de partager ta vie ». Hedda Gabler dit à peu près dans les mêmes termes (p. 109) : « Puisqu’il voulait à toute force avoir le droit d’assurer mon avenir à moi, je ne vois pas pourquoi je l’aurais refusé ». Elle ne voit pas pourquoi elle l’aurait refusé ; mais son déchirement intérieur, sa fièvre incessante, son suicide final, sont la conséquence de ce qu’elle a laissé « assurer son avenir ». Ce même motif a fait aussi le malheur d’une autre femme de la même pièce, Mme Elvsted. D’abord gouvernante dans la maison de son futur époux, elle dut bientôt se charger du ménage. Puis elle se laissa épouser, quoique tout, en son mari, lui fût « antipathique » et qu’ils n’eussent pas « une pensée en commun ». Ibsen condamne l’homme qui se marie pour de l’argent, non moins que la femme qui laisse « assurer son avenir ». La déchéance morale de Bernick (Les Soutiens de la société, p. 71) provient avant tout de ce qu’il a épousé non Mlle Lona Hessel, qu’il aimait, mais une autre : « Ce n’est point un nouvel amour qui m’a décidé à rompre avec toi. C’est sa fortune qui est la cause unique de mon choix ».

Ainsi donc, on ne doit pas se marier en vue d’un avantage. C’est là un principe avec lequel chaque homme raisonnable et moral se déclarera chaleureusement d’accord. Mais pourquoi alors se marierait-on ? Il ne peut y avoir à cela qu’une réponse raisonnable : « Par inclination ». Mais c’est ce qu’Ibsen ne veut pas non plus. Le mariage de Nora et de Helmer est un pur mariage d’amour. Il aboutit à une brusque rupture. Wangel (La Dame de la mer) a également épousé Ellida par inclination. Elle le constate expressément (p. 108) : « Tu n’avais fait que me voir, tu m’avais adressé à peine quelques paroles, enfin tu me désirais ». Et alors elle se sent étrangère à lui et veut le quitter. Ainsi : Mme Alving, Ellida Wangel, Hedda Gabler, Mme Elvsted se marient par intérêt et font de cette manière le malheur de leur vie. Nora se marie par amour, et devient profondément malheureuse. Le consul Bernick épouse une jeune fille parce qu’elle est riche, et il paye cette faute de sa ruine morale. Le docteur Wangel épouse une jeune fille parce qu’elle lui plaît, et, en récompense, elle veut abandonner son foyer et lui. Quelle conclusion tirer de tout cela ? Que le mariage de raison est mauvais, et que le mariage d’amour n’est guère meilleur ? Que le mariage en général ne vaut rien et devrait être aboli ? Ce serait là au moins une déduction et une solution. Ce n’est pas celle à laquelle Ibsen arrive. L’inclination seule ne suffit pas, même si, comme dans le cas de Nora, elle est réciproque. Une chose encore est nécessaire : l’homme doit devenir l’éducateur de sa femme. Il doit la faire participer à tout ce qui le concerne, faire d’elle une compagne à droits absolument égaux, avoir en elle une confiance illimitée. Autrement, elle reste éternellement une étrangère dans sa maison. Autrement, le mariage n’est pas un « vrai mariage ». « Je n’ai aucun droit à réclamer mon mari pour moi seule, confesse Ellida (p. 35), car moi-même j’ai aussi une vie de souvenirs à laquelle les autres restent étrangers ». Dans la même pièce, Wangel s’accuse ainsi (p. 99) : « J’aurais dû être un père pour elle, et un guide en même temps ; j’aurais dû faire mon possible pour développer et éclaircir ses idées. Malheureusement, je n’en ai rien fait… Je voulais l’avoir telle qu’elle était ». Mme Bernick se plaint ainsi (Les Soutiens de la société, p. 141) : « J’ai cru pendant longtemps que je t’avais possédé, puis reperdu ; je comprends à cette heure que tu ne m’avais jamais appartenu » ; et Mlle Lona Hessel tire, par avance, la morale de l’histoire (p. 124) : « Celle que tu as choisie à ma place n’aurait-elle pu remplir ce rôle auprès de toi ? — Bernick. Dans tous les cas, elle n’a pas été la compagne qu’il me fallait. — Lona. Parce que tu ne l’as jamais initiée à ta vie ; parce que tu n’as jamais eu avec elle de rapports sincères et libres ». Le recteur Kroll (dans Rosmersholm) a traité sa femme d’après la même méthode : il l’a intellectuellement comprimée, et il est douloureusement surpris quand elle finit par se révolter contre son tyran domestique qui l’a si assidûment éteinte (p. 204) : « Elle, qui tous les jours de sa vie, dans les grandes choses comme dans les petites, a partagé mes opinions, approuvé ma manière de voir, elle n’est pas bien loin de se ranger, sous plus d’un rapport, du côté des enfants. D’après elle, ce qui arrive est de ma faute. J’exerce une action déprimante sur la jeunesse ! Comme si cela n’était pas indispensable… Enfin, voilà comment j’ai la discorde chez moi. Bien entendu, j’en parle le moins possible. Ces choses-là ne doivent pas transpirer ».

Sur ce point aussi on se déclarera complètement d’accord. Le mariage, assurément, ne doit pas être seulement une union des corps, mais aussi une communauté des âmes ; assurément, l’homme doit élever le niveau intellectuel de la femme, bien que, — faisons tout de suite cette remarque, — ce rôle d’éducateur et de tuteur assigné à juste titre par Ibsen à l’homme, exclue résolument la pleine égalité intellectuelle des deux époux également réclamée par lui. Mais comment s’accordent avec ces vues sur les véritables rapports de l’homme vis-à-vis la femme, ces paroles de Nora à son mari (p. 270) : « Je veux songer avant tout à m’élever moi-même. Tu n’es pas homme à me faciliter cette tâche. Je dois l’entreprendre seule. Voilà pourquoi je vais te quitter ». On se frotte les yeux et l’on se demande si l’on a bien lu. Quel est alors le devoir de l’époux dans le « véritable mariage » ? Doit-il élever le niveau intellectuel de sa femme ? Wangel, Mme Bernick, Mlle Lona Hessel, Mme Kroll l’affirment. Mais Nora le nie rageusement et repousse toute aide. Farà da se ! Elle veut s’élever et se former elle-même ! Si cette contradiction déroule déjà complètement, Ibsen se moque bien plus encore des pauvres gens qui voudraient aller lui demander des règles de morale, en raillant selon son habitude (dans Le Canard sauvage) tout ce que, dans ses autres pièces, il a prêché sur le « véritable mariage ». Là se déroule, entre le sinistre idiot Grégoire et le mordant Relling, un dialogue ébaudissant (p. 127) : « Grégoire. Je veux fonder une véritable union conjugale. — Relling. Vous croyez donc que l’union des Ekdal n’est pas ce qu’il faut ? — Grégoire. Elle vaut autant que beaucoup d’autres, malheureusement. Mais, quant à être une véritable union conjugale, non, elle ne l’est pas encore. — Hjalmar. Tu n’as jamais songé aux droits de l’idéal, Relling ? — Relling. Des sornettes, mon garçon ! Mais excusez-moi, monsieur, si je vous demande combien de véritables unions conjugales vous avez vues dans votre vie. Voyons, là, en chiffres ronds ? — Grégoire. A vrai dire, je ne crois pas en avoir vu une seule. — Relling. Ni moi non plus ». Et plus incisive encore est la raillerie que distillent les paroles de Hjalmar (p. 137) : « Il y a quelque chose de révoltant, à mon avis, à voir que ce n’est pas moi, mais M. (le vieux Werlé), qui contracte en ce moment une véritable union conjugale… Ton père et Mme Sœrby vont contracter un pacte basé sur une entière franchise de part et d’autre. Il n’y a pas de cachotteries entre eux, pas de mensonge derrière leurs relations. Si j’ose m’exprimer ainsi (!), ils se sont accordé l’un à l’autre indulgence plénière pour tous leurs péchés ». Ainsi, personne encore n’a vu de « véritable mariage », et quand ce miracle a lieu une fois par hasard, il s’effectue chez M. Werlé et Mme Sœrby, — chez M. Werlé, qui confesse à son épouse qu’il a séduit des jeunes filles et envoyé à sa place de vieux amis en prison, et chez Mme Sœrby, qui confie à son mari qu’elle a eu jadis des rapports intimes avec tous les gens imaginables. C’est une plate imitation de la scène du Raskolnikow de Dostojewski, où l’assassin et la fille de joie unissent, après une confession contrite, leurs deux existences souillées et brisées ; seulement, chez Ibsen, le motif de la scène est dépouillé de sa grandeur sombre et rabaissé jusqu’au ridicule et au vulgaire.

Quand, chez ce dernier, les femmes découvrent qu’elles ne vivent pas dans le « véritable mariage », leur époux devient soudainement pour elles un « homme étranger », et elles abandonnent sans plus de façons leur foyer et leurs enfants, — les unes, comme Nora, pour « retourner dans son pays d’origine, où elle trouvera plus facilement à vivre » ; les autres, comme Ellida, sans se préoccuper de ce qu’elles deviendront ; les troisièmes, comme Mme Alving et Hedda Gabler, pour courir bride abattue auprès d’un amant et s’élancer à son cou. Ces départs, eux aussi, ont été excellemment parodiés par Ibsen, et d’une façon doublement grotesque, parce que le rôle ridicule du « fileur » tragique est départi à un homme. « Je devrai bien, dans la neige et dans la tourmente, déclame Hjalmar (Le Canard sauvage, p. 166), aller de maison en maison chercher un abri pour mon vieux père et pour moi ». Et il s’en va effectivement, mais, naturellement, pour revenir le lendemain, la crête basse, et pour déjeuner consciencieusement. Vraiment, il n’y a rien de plus à dire contre la niaiserie des départs emphatiques à la Nora, qui sont devenus l’évangile de tous les hystériques des deux sexes, Ibsen lui-même nous ayant, par la création de son Hjalmar, épargné cette peine.

Nous n’en avons pas encore fini avec les radotages de notre poète sur le mariage. Il semble exiger qu’aucune jeune fille ne se marie avant d’être complètement mûrie, avant qu’elle possède l’expérience de la vie et la connaissance du monde et des hommes.

« Comment suis-je préparée à élever les enfants ?, dit Nora (p. 271). C’est une tâche qui est au-dessus de mes forces… Je veux songer avant tout à m’élever moi-même… Je n’ai plus le moyen de songer à ce que disent les hommes et à ce qu’on imprime dans les livres… — Helmer. Tu ne comprends rien à la société dont tu fais partie. — Nora. Non, je n’y comprends rien. Mais je veux y arriver ».

Le meilleur moyen, pour une jeune fille, d’acquérir la maturité nécessaire, c’est de courir les aventures, de connaître de près le plus de gens possible, de tenter, autant que faire se peut, des expériences avec quelques hommes, avant de se lier définitivement. Une jeune fille est à point pour le mariage quand elle a atteint un âge respectable, a tenu quelques intérieurs, peut-être aussi mis au monde plusieurs enfants, et prouvé ainsi à elle-même et aux autres qu’elle est apte à être maîtresse de maison et mère. Ibsen ne dit pas cela expressément, mais c’est la seule conclusion raisonnable qu’on puisse déduire de son théâtre.

Le grand réformateur ne soupçonne pas qu’il prêche là une chose que l’humanité a essayée il y a longtemps et rejetée comme n’étant pas ou n’étant plus avantageuse. Le mariage à l’essai pour plus ou moins de temps, la préférence accordée à des fiancées ornées d’une riche expérience amoureuse et de quelques enfants, tout cela a déjà existé. Ibsen peut apprendre tout ce qui lui est nécessaire à ce sujet auprès de son demi-compatriote le professeur Westermarck, d’Helsingfors315. Mais il ne serait pas un dégénéré, s’il ne regardait pas comme un progrès le retour à un état de choses antique depuis longtemps franchi, et ne prenait pas pour l’avenir le passé lointain.

Résumons son canon du mariage, tel qu’il ressort de son théâtre. Il ne faut pas se marier par intérêt (Hedda Gabler, Mme Alving, Bernick, etc.). Il ne faut pas se marier par amour (Nora, Wangel). Un mariage de raison n’est pas un véritable mariage. Mais se marier parce que l’on se plaît l’un l’autre, cela ne vaut rien non plus. Il faut d’abord se connaître tous deux à fond, pour entrer dans le mariage avec la pleine approbation de la raison (Ellida). L’homme doit être pour la femme un précepteur et un éducateur (Wangel, Bernick). La femme ne doit pas se laisser élever et instruire par l’homme, mais acquérir toute seule les connaissances nécessaires (Nora). Si la femme vient à découvrir que son mariage n’est pas un « véritable mariage », elle se sépare de l’homme, car il est un étranger (Nora, Ellida). Elle se sépare aussi de ses enfants, car des enfants qu’elle a eus d’un étranger ne peuvent naturellement aussi être que des étrangers. Mais elle doit en même temps rester avec l’homme et essayer de faire de lui, étranger, son homme à elle (Mme Bernick). Le mariage n’est pas destiné à unir deux êtres d’une façon durable. Quand, chez l’un, quelque chose ne convient pas à l’autre, ils se rendent leur alliance et s’éloignent chacun de leur côté. (Nora,Mme Alving, Ellida, MmeElvsted). Lorsqu’un homme abandonne une femme, il commet un grand crime. (Bernick, Werlé). Et, tout bien résumé, il n’y a pas de véritable mariage (Relling). Telle est la doctrine d’Ibsen sur le mariage. Elle ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. Elle suffit complètement à établir le diagnostic de l’état intellectuel du poète norvégien.

Son mysticisme, abstraction faite de ses obsessions religieuses et de ses contradictions renversantes, se manifeste aussi en absurdités dont une intelligence saine serait absolument incapable. Nous avons vu qu’Ellida veut quitter son mari parce que son mariage n’est pas un véritable mariage et que son époux est pour elle un étranger. Pourquoi est-il pour elle un étranger ? Parce qu’il l’a épousée sans qu’ils se connussent bien l’un l’autre. « Tu n’avais fait que me voir, tu m’avais adressé à peine quelques paroles ». Elle n’aurait pas dû se vendre. « Plutôt travailler comme une misérable, en gardant ma liberté et ma volonté ». De ceci on ne peut raisonnablement tirer que cette conclusion : c’est qu’Ellida est d’avis qu’un vrai mariage n’est possible que si l’on connaît à fond son fiancé et si on le choisit en pleine liberté. Elle est persuadée que ces conditions existaient chez le premier aspirant à sa main. « Le premier mariage ! il aurait pu devenir l’union vraie et parfaite ». Or, la même Ellida dit, quelques pages plus haut (p. 53), qu’elle ne savait absolument rien sur le compte de ce fiancé ; elle ne connaissait même pas son nom, et, en effet, il n’est jamais question de lui, dans la pièce, que comme de « l’étranger ». (Wangel. Et as-tu d’autres renseignements sur lui ? — Ellida. Je sais seulement qu’il s’était engagé très jeune comme mousse à bord d’un navire et qu’il avait fait de très longs voyages.

— Wangel. Et tu ne sais rien de plus ? — Ellida. Non. Nous ne causions jamais de cela. — Wangel. De quoi donc parliez-vous ? — Ellida. De la mer surtout ! ») Et elle se fiança avec lui parce qu’« il disait : Il le faut. — Wangel. Il le faut ? Tu n’avais donc pas de volonté ? — Ellida. Jamais, quand il était près de moi ». Ainsi, Ellida doit quitter le Dr Wangel parce qu’elle ne l’a pas suffisamment connu avant son mariage, et elle doit s’en aller avec « l’étranger » au sujet duquel elle ne sait rien du tout. Son union avec le Dr Wangel n’en est pas une, parce qu’elle ne l’a pas accomplie en pleine liberté de volonté, mais son union avec l’« étranger » sera une union « vraie et parfaite », bien que, en se fiançant avec lui, elle n’eût « pas de volonté ». Il est véritablement humiliant, après un tel exemple de profonde confusion mentale, de perdre plus de paroles au sujet de l’état intellectuel d’un homme. Mais puisque cet homme est élevé par des fous et des fanatiques à la hauteur d’un grand moraliste et d’un poète de l’avenir, l’observateur aliéniste ne peut s’épargner la tâche de mettre encore en évidence ses autres absurdités.

Dans cette même Dame de la mer, Ellida renonce à son projet de quitter son époux Wangel et de s’en aller avec « l’étranger », dès que Wangel lui dit (p. 141), « avec une douleur résignée » : « Maintenant choisis ta route. Tu es libre, complètement libre ». Alors elle reste avec Wangel ; c’est lui qu’elle élit. « D’où vient le changement qui s’est fait en toi ? », demande Wangel, et se demande le lecteur avec lui. « Tu ne comprends donc pas, répond Ellida toute vaporeuse, que le changement s’est fait, et qu’il devait forcément se faire, dès que tu me laissas libre d’agir ». Ce second choix est donc destiné à former opposition au premier, quand Ellida se fiança avec Wangel. Or, toutes les conditions, sans exception aucune, sont restées les mêmes. Ellida est maintenant libre, parce que Wangel lui rend expressément sa liberté ; mais elle était plus libre encore quand Wangel, n’ayant aucun droit sur elle, n’avait pas besoin de commencer par l’affranchir. Nulle contrainte extérieure ne fut exercée sur elle à l’occasion des fiançailles, pas plus que, ensuite, à l’occasion de sa détermination ultérieure. Sa résolution dépendait exclusivement d’elle-même, alors comme aujourd’hui. Si elle ne se sentait pas libre en se mariant, c’était, d’après sa propre explication, parce qu’à ce moment elle était pauvre et se laissa séduire par l’appât du bien-être. Mais, à cet égard, rien n’a changé. Elle n’a, depuis son mariage, fait aucun héritage, du moins Ibsen ne nous l’apprend pas. Elle est aussi pauvre qu’elle l’a jamais été. Si elle quitte Wangel, elle retombera dans la même situation pénible qu’elle n’a pu supporter étant jeune fille. Si elle reste avec lui, elle est mise à l’abri du besoin, comme elle l’espérait en consentant à devenir sa femme. Où est donc le contraste entre le manque de liberté d’alors et la liberté actuelle, qui doit expliquer le changement ? Il n’existe pas. Il ne se trouve que dans le penser trouble d’Ibsen. Si toute cette histoire de pirates d’Ellida, de Wangel et de « l’étranger » est destinée à signifier ou à prouver quelque chose, ce ne peut être que ceci : à savoir qu’une femme doit commencer par vivre quelques années à l’essai avec son mari, avant de pouvoir se lier définitivement, et que, le temps de l’épreuve écoulé, il doit lui être loisible de s’en aller ou de rester, afin que sa décision ait de la valeur. L’unique sens de la pièce est donc un non-sens : le mariage à l’essai.

Nous retrouvons cette même absurdité dans l’idée fondamentale, les prémisses et les déductions de presque toutes ses pièces. La maladie d’Oswald Alving, dans Les Revenants, est présentée comme le châtiment des péchés de son père et de la faiblesse morale de sa mère, qui a épousé par intérêt un homme qu’elle n’aimait pas. Or, l’état d’Oswald est la conséquence d’un mal qu’on peut gagner sans dépravation aucune. C’est une vieille idée niaise de membres bigots de ligues contre l’immoralité, qu’une maladie contagieuse est la suite et le châtiment de la débauche. Les médecins savent cela mieux. Ils connaissent des centaines, des milliers de cas où un jeune homme est empoisonné pour toute sa vie, sans avoir commis autre chose qu’un péché véniel selon les vues régnantes. Même le saint mariage ne protège pas contre ce malheur, sans parler des cas où médecins, nourrices, etc., ont contracté la maladie dans l’accomplissement de leurs devoirs, en dehors de toute faute charnelle. Le radotage d’Ibsen ne prouva donc rien de ce que, d’après lui, il doit prouver. Le chambellan Alving pouvait être un monstre d’immoralité, sans pour cela tomber malade lui-même ni avoir un fils aliéné, et son fils pouvait être aliéné, sans que son père fût plus coupable que tous les hommes qui ne sont pas restés chastes jusqu’à leur mariage. Qu’Ibsen cependant n’ait pas voulu écrire un traité édifiant à la louange de la continence, il le témoigne désagréablement en laissant Mme Alving se jeter dans les bras du pasteur Manders et accoupler hors mariage, par l’entremise de la mère, le fils avec sa propre sœur, et en mettant en outre dans la bouche d’Oswald un panégyrique du concubinage qui est d’ailleurs une des choses les plus incroyables que l’on rencontre chez l’incroyable Ibsen. « Eh ! que voulez-vous qu’ils fassent ? répond-il au pasteur épouvanté (p. 54). Un jeune artiste pauvre, une jeune fille pauvre… Il faut beaucoup d’argent pour se marier ». Je ne puis supposer qu’une chose : c’est que l’innocent habitant d’une petite ville norvégienne n’a jamais vu de ses propres yeux une « union libre » et a tiré l’idée qu’il s’en fait uniquement des profondeurs de son âme irritée, en anarchiste, contre l’ordre de choses existant. Les habitants des grandes villes qui ont journellement l’occasion de voir des douzaines, des centaines d’unions libres, riront de bon cœur des fantaisies enfantines d’Ibsen, dignes d’un collégien lubrique. Le mariage civil ne coûte, en tous les pays du monde, que quelques sous, infiniment moins que le premier repas offert par le jeune homme à la jeune fille qu’il a déterminée à venir habiter avec lui, et le mariage religieux, loin de coûter quelque chose, rapporte aux époux de l’argent comptant, des objets de toilette et de ménage, quand ils sont assez peu délicats pour les accepter. Il y a partout des sociétés pieuses qui consacrent beaucoup d’argent à la régularisation des unions libres. Quand les gens se mettent ensemble sans officiers de l’état-civil ni prêtres, ce n’est probablement jamais pour épargner les frais de mariage, mais c’est ou bien par légèreté coupable ou parce que l’un des deux a l’arrière-pensée de ne pas se lier et de s’offrir du plaisir sans assumer de devoirs sérieux ; ou enfin, dans les quelques cas qu’un homme moral peut approuver ou au moins excuser, — quand, de part ou d’autre, existe un obstacle légal au-dessus duquel tous deux s’élèvent, forts de leur amour et justifiés devant eux-mêmes par leur résolution sérieuse de vivre fidèles l’un à l’autre jusqu’à la mort.

Pour revenir de cette sous-absurdité à l’absurdité capitale de la pièce, le chambellan Alving, qui s’est abandonné au plaisir de la chair en dehors du mariage, est puni dans son propre corps et dans ses enfants Oswald et Régine. Cela est très édifiant et aura certainement du succès aux conférences pastorales, quoique absurde et faux au plus haut degré. Mentionnons seulement accessoirement qu’Ibsen lui-même recommande et vante continuellement l’impudicité, l’« épanouissement de soi-même ». Mais quelle conclusion tire Mme Alving du cas de son mari ? Qu’on doit rester chaste et pur, comme le fait Bjœrnson dans sa pièce intitulée Le Gant ? Non. Elle en conclut que l’ordre moral existant et la loi sont mauvais ! « Ah ! cet ordre et ces prescriptions ! déclame-t-elle (p. 75), il me semble parfois que ce sont eux qui causent tous les malheurs de ce monde !… Tous ces liens, tous ces égards me sont devenus insupportables. Je ne peux pas… Je veux me dégager, je veux la liberté ». Qu’est-ce que l’histoire d’Alving, au nom du ciel ! a de commun avec l’ordre et la loi, et qu’est-ce que la « liberté » vient faire dans ce Credo ? Quel rapport ont avec la pièce les sots discours de cette femme, à moins qu’ils n’y soient simplement collés pour provoquer les applaudissements des spectateurs radicaux du poulailler ? A Tahiti ne règnent ni l’« ordre » ni la « morale » au sens de Mme Alving. Là, les beautés brunes jouissent de toute la « liberté » à laquelle aspire cette dame, et les hommes « s’épanouissent » au point que les officiers de marine, qui ne sont pas précisément bégueules, détournent avec honte les yeux. Et là justement la maladie du chambellan Alving est si répandue, que tous les jeunes Tahitiens devraient, d’après la doctrine médicale d’Ibsen, être des Oswalds.

Mais c’est une habitude constante de celui-ci, qui se révèle dans toutes ses pièces : il met dans la bouche de ses personnages des phrases à effet d’orateurs de réunions populaires de la plus basse espèce, phrases qui n’ont absolument rien à voir avec les événements de la pièce. « La religion, je ne sais pas au juste ce que c’est, dit Nora au moment de se séparer de son mari (p. 273)… Là-dessus je ne sais que ce que m’en a dit le pasteur Hansen en me préparant à la confirmation. La religion, c’est ceci, c’est cela. Quand je serai seule et affranchie, je vais examiner cette question comme les autres. Je verrai si le pasteur disait vrai… J’apprends aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais ; mais que ces lois soient justes, c’est ce qui ne peut m’entrer dans la tête ». Or, son cas n’a aucun rapport avec la doctrine religieuse du pasteur Hansen et l’excellence ou l’injustice des lois. Nulle loi au monde, bonne ou mauvaise, ne peut admettre qu’un enfant signe un chèque du nom de son père, à l’insu de celui-ci, et toutes les lois au monde permettent non seulement au juge, mais lui font une obligation de rechercher les motifs d’une action coupable, bien qu’Ibsen mette cette sottise dans la bouche de Krogstad (p. 193) : « Les lois ne se préoccupent pas des motifs ». Toute cette scène, en vue de laquelle pourtant la pièce a été écrite, est là comme un corps étranger et ne procède pas organiquement d’elle. Si Nora veut abandonner son mari, cela ne peut raisonnablement arriver que parce qu’elle découvre qu’il ne l’aime pas aussi passionnément qu’elle l’a souhaité et espéré. Mais la folle hystérique tient un discours enflammé contre la religion, les lois, la société, qui sont tout à fait innocentes de la faiblesse de caractère et du manque d’amour de son époux, et elle s’en va comme un Coriolan féminin qui montre le poing à sa patrie. Bernick, voulant confesser ses fautes, fait précéder ses aveux de ces paroles (Les Soutiens de la société, p. 139) : « Ce moment est propice pour faire son examen de conscience. Une ère nouvelle commence aujourd’hui. Le passé, avec son hypocrisie, ses mensonges, sa fausse honnêteté et ses convenances fallacieuses, ne devra plus être pour nous qu’un musée ouvert pour notre instruction », etc. « Parlez pour vous, monsieur Bernick, parlez pour vous ! », pourrait-on crier au vieux bavard qui généralise sur ce ton de prédicateur son cas tout personnel. « Je vais vous parler de la grande découverte que j’ai faite ces derniers jours, s’écrie Stockmann dans Un Ennemi du peuple (p. 260), à savoir que toutes nos sources de vie intellectuelle sont empoisonnées et que notre société civile repose sur le sol corrompu du mensonge ». Cela peut être exact en soi, mais aucun des événements de la pièce ne donne à Stockmann le droit d’aboutir raisonnablement à cette conclusion. Même dans la république de Platon, il pourrait arriver qu’un drôle, plus bête d’ailleurs encore que méchant, se refuse à nettoyer une source reconnue empoisonnée, et un fou seul pourrait tirer de ce fait isolé et de la conduite d’une clique de philistins d’un Landerneau norvégien impossible, cette thèse générale : « Notre société repose sur le mensonge ». Dans Rosmersholm, Brendel dit, sur un ton prophétique obscur et profond où frissonne un pressentiment (p. 215) : « Nous traversons un temps d’orage, une période équinoxiale ». Cette phrase aussi, si juste qu’elle puisse être en soi, n’a aucun rapport avec la pièce, car Rosmersholm n’a pas ses racines dans le temps, et l’on n’aurait pas besoin d’y changer un seul mot essentiel pour transporter l’action, à son gré, au moyen âge ou dans l’empire romain, en Chine ou dans le royaume des Incas, à n’importe quelle époque ou dans n’importe quel pays où se trouvent des femmes hystériques et des hommes idiots.

On connaît la façon dont les bretteurs qui cherchent des affaires amènent la querelle. « Monsieur, qu’avez-vous à me regarder ainsi ? ». « Excusez-moi, je ne vous ai pas regardé ». « Alors je mens ? ». « Je n’ai rien dit de pareil ». « Vous me donnez pour la seconde fois un démenti. Vous allez m’en rendre compte ». C’est là la méthode d’Ibsen. Ce qu’il veut, c’est faire sur la société, l’État, la religion, les lois et la morale, des phrases anarchistes. Mais au lieu de les publier, comme Nietzsche, sans suite, en brochures, il les pique au hasard dans ses pièces, où elles apparaissent aussi inattendues que les couplets chantés dans les farces naïves de nos pères. Qu’on les nettoie de ces phrases ainsi collées, et un Georges Brandès lui-même ne pourra plus les prôner comme des pièces « modernes », car il ne restera plus que des tissus d’absurdités qui n’appartiennent à aucun temps, à aucun lieu, et dans lesquels émergent çà et là quelques scènes et quelques figures accessoires poétiquement belles, qui ne changent rien à la folie de l’ensemble. Ibsen commence toujours, en effet, par trouver une thèse, c’est-à-dire une phrase anarchiste. Ensuite il cherche à élucubrer des êtres et des événements destinés à rendre sensible et à prouver cette thèse ; mais ses facultés poétiques, et notamment sa connaissance de la vie et des hommes, n’y suffisent pas. Car il traverse le monde sans le voir, et son regard est toujours plongé dans son propre intérieur. Contrairement au mot du poète, « tout ce qui est humain lui est étranger », et son propre « moi » seul l’occupe et captive son attention. C’est ce qu’il avoue lui-même franchement dans une pièce de vers connue, où il dit : « La vie est un combat contre le spectre qui habite les voûtes du cœur et du cerveau. Être poète, c’est comparaître à son propre tribunal316 ». « Le spectre qui habite les voûtes du cœur et du cerveau », ce sont les obsessions et les impulsions dans la lutte contre lesquelles se dépense, en effet, la vie du dégénéré supérieur ; et qu’une poésie qui n’est qu’« une comparution du poète à son propre tribunal » ne puisse refléter l’existence humaine générale coulant librement et à grands flots, mais simplement les arabesques confuses ornant les murs de l’étroite et sombre cellule d’une bizarre existence isolée, c’est ce qui est clair comme le jour. Il voit l’image du monde comme avec un œil d’insecte ; un petit trait isolé qui se montre au hasard devant l’une des facettes d’un pareil œil à cul de bouteille, il le saisit bien et le reproduit nettement. Mais ses rapports avec le phénomène entier, il ne les comprend pas, et son organe visuel est inapte à embrasser un tableau d’ensemble un peu étendu. Ainsi s’explique que de tout petits détails et des figures tout à fait accessoires sont parfois pris fidèlement sur nature, mais que les événements principaux et les personnages centraux de son théâtre étonnent toujours par leur absurdité et leur caractère étranger à toutes les réalités du monde. C’est dans Brand, vraisemblablement, que l’absurdité d’Ibsen remporte son plus grand triomphe. Les critiques des pays du Nord ont répété à satiété que cette folle pièce est la traduction dramatique du fou dilemme : OuOu — de Sœren Kierkegaard. Ibsen montre un toqué qui « veut être tout ou rien », et qui prêche la même chose à ses concitoyens. Ce qu’il entend au juste par ces mots si ronflants, la pièce ne l’indique nulle part, même par une syllabe. Néanmoins Brand réussit à entraîner aussi ses concitoyens dans sa folie, et, un beau jour, il sort avec eux du village et les conduit dans des solitudes montagneuses impraticables. Ce qu’il médite, personne ne le sait ni ne le soupçonne. Le sacristain, qui semble avoir la tête un peu plus solide que les autres, finit par trouver étrange cette promenade absolument dénuée de sens dans la montagne, et il demande à Brand où il les mène et quel est le but de cette ascension. A quoi Brand lui fait cette merveilleuse réponse (p. 150) : « Combien de temps durera la lutte ? (c’est-à-dire l’ascension de la montagne, car il n’est pas question d’autre lutte dans la pièce !) Elle durera jusqu’à la fin de la vie. Jusqu’à ce que vous ayez fait tous les sacrifices, que vous soyez affranchis du pacte, jusqu’à ce que vous le vouliez, le vouliez fermement. (« Le ». Quoi, le ? aucune explication à ce sujet !) Jusqu’à ce que tout doute disparaisse, que rien ne vous sépare de : tout ou rien. Et vos sacrifices ? Toutes les idoles qui remplacent pour vous le Dieu éternel ; les chaînes d’esclaves étincelantes et dorées avec les lits où vous bercez votre mollesse. Le prix de la victoire ? L’unité de la volonté, l’élan de la foi, la pureté des âmes ». Naturellement, à l’audition de cette folie, les bonnes gens retrouvent leur raison et regagnent leur logis ; mais le forcené Brand joue l’offensé parce que ses concitoyens ne veulent pas s’essoufler à gravir la montagne, pour vouloir « cela », pour atteindre « tout ou rien », et arriver à l’« unité de la volonté ». Car tout cela semble habiter sur les montagnes, et non seulement la liberté que, autrefois, les poètes allaient y chercher. (« La liberté habite les montagnes », a dit Schiller.)

Et cependant Brand est une remarquable figure. Ibsen a créé là, inconsciemment, un type très instructif de ces déséquilibrés qui courent, déclament et agissent sous une impulsion317, qui reparlent sans cesse, avec une passion farouche, du « but » qu’ils veulent atteindre, dussent-ils y sacrifier leur vie, mais qui ne soupçonnent pas eux-mêmes quel est en somme ce but, ni ne sont capables de le désigner d’une façon intelligible à d’autres. Brand croit que la force qui le pousse est sa propre volonté inflexible. Cette force est en réalité son impulsion inflexible, que sa conscience cherche vainement à saisir et à interpréter à l’aide d’un flot de paroles incompréhensibles.

L’absurdité d’Ibsen n’apparaît pas toujours aussi nettement que dans les exemples cités jusqu’ici. Elle se manifeste fréquemment en phrases confuses et vagues exprimant bien l’état d’un esprit qui s’efforce de formuler en paroles une représentation vaporeuse surgissant en lui, mais qui n’en a pas la force et se perd dans un marmottement machinal privé de sens. On peut distinguer chez Ibsen trois sortes de phrases de ce genre. Les unes ne disent absolument rien et ne contiennent pas plus d’idée que le « tra la la » que l’on met sur un air quand on ne s’en rappelle plus les paroles. Elles sont un symptôme de l’arrêt temporaire du fonctionnement des centres cérébraux de l’idéation318, et apparaissent aussi, chez les hommes sains, dans l’état de profonde fatigue, sous forme d’intercalations d’embarras dans le discours hésitant. Chez l’épuisé héréditaire, elles existent à l’état permanent. Les autres affectent l’apparence de la profondeur et d’allusions significatives à quelque chose de non exprimé, mais un examen sérieux les fait reconnaître, elles aussi, comme un tintement de mots vides d’où est absente toute idée. Les troisièmes, enfin, sont si manifestement et si incontestablement des idioties, que même les profanes s’entre-regarderaient effrayés et se sentiraient obligés d’avertir discrètement la famille, si, à la table du café, leurs compagnons en disaient de pareilles.

Je veux donner quelques exemples de chacune de ces trois sortes de phrases.

D’abord les phrases ne disant absolument rien, intercalées entre des mots intelligibles, et qui indiquent une paralysie temporaire des centres d’idéation.

Dans La Dame de la mer, Lyngstrand dit (p. 6) : « Je suis pour ainsi dire un peu faible ». Que le lecteur apprécie ce : « pour ainsi dire » ! Lyngstrand, qui est sculpteur, parle de ses projets artistiques (p. 30) : « Je compte aussitôt que possible me mettre à une grande œuvre, un groupe, — comme on nomme cela. — Arnholm. Est-ce tout ? — Lyngstrand. Non, il y a encore une autre personne, ce qu’on appelle une figure ». Comme Ibsen fait de Lyngstrand un imbécile, on pourrait croire qu’il lui a mis à dessein dans la bouche ces tours de phrases idiots. Mais, dans Hedda Gabler, Brack, un bon vivant rusé et spirituel, dit (p. 109) : « Quant à moi, vous savez bien que j’ai toujours éprouvé un respectueux éloignement pour les liens matrimoniaux, comme ça en général, madame Hedda ». Brendel dit, dans Rosmersholm p. 216 : « Tu comprends, quand les rêves d’or venaient me visiter… je les transformais en vers, en visions, en images. Tout cela dans de grands contours, — tu comprends. Oh ! combien j’ai joui, savouré dans ma vie ! Les joies mystiques du développement intérieur, — toujours dans de grands contours. Le recteur Kroll (même pièce, p. 210) dit : « Une famille qui pendant bientôt plusieurs siècles a été la première du district ». Pendant bientôt plusieurs siècles ! Cela signifie : il n’y a pas encore plusieurs siècles, mais « bientôt » il y aura « plusieurs siècles ». « Bientôt » doit donc enfermer en lui « plusieurs siècles ». Par quel miracle ? Le Canard sauvage nous offre les conversations idiotes voulues et exagérées jusqu’à l’impossibilité des messieurs « gras », « chauves » et « myopes », mais aussi cette remarque de Gina, qui ne nous est nullement présentée comme idiote (p. 47) : « Tu es contente d’avoir une bonne nouvelle à annoncer à papa lorsqu’il rentre le soir ! — Hedwige. Oui, la maison est tout de suite plus gaie. — Gina. Oh, oui ! il y a du vrai là-dedans ». Dans la conversation entre Ekdal, Grégoire et Hjalmar au sujet du canard sauvage, on lit (p. 70) : « — Ekdal. Il faisait la chasse en bateau, comprenez-vous ? lire dessus. Mais il voit si mal, votre père. Hum ! Il n’a fait que l’estropier. — Grégoire. Quelques plombs dans le corps. — Hjalmar. Oui, comme ça, deux ou trois plombs… — Grégoire. Et le voici maintenant parfaitement heureux dans ce grenier. — Hjalmar. Oui, mon cher, parfaitement heureux. Il a engraissé. C’est vrai qu’il est là depuis si longtemps, qu’il aura oublié la vie sauvage, et c’est tout ce qu’il faut. — Grégoire. En cela tu as certainement raison, Hjalmar ». Et dans un dialogue entre Hedwige et Grégoire Werlé (p. 89) : « Hedwige. Si j’avais appris à tresser (des corbeilles), j’aurais pu faire le nouveau panier pour le canard. — Grégoire. Mais oui, et c’était là votre affaire avant tout. — Hedwige. Oui, puisque le canard est à moi. — Grégoire. C’est ce qu’il est ».

A présent, quelques exemples de phrases à l’apparence excessivement profonde, mais qui, en réalité, ne signifient rien ou ne sont que des sottises.

Mme Linde (Maison de poupée, p. 178) s’exprime ainsi : « Il faut bien avouer que ce sont surtout les malades qui ont besoin d’être soignés », à quoi Rank répond avec profondeur : « Voilà. C’est là la manière de voir qui change la société en hôpital ». Que signifie cette méditative parole d’oracle ? Rank pense-t-il que la société est un hôpital parce qu’elle soigne ses malades, et qu’elle serait bien portante si elle ne les soignait pas ? Les malades non soignés seraient-ils moins malades ? S’il croit cela, il croit une sottise. Ou bien, doit-on laisser mourir les malades sans leur donner de soins, et se débarrasser ainsi d’eux ? S’il prêche cela, il prêche une barbarie et un crime, choses qui ne s’accordent pas avec le caractère de Rank tel qu’il est dessiné dans la pièce. Que l’on tourne et retourne comme on veut ces paroles mystérieusement obscures, on n’y trouvera jamais qu’une sottise ou un manque de sens.

Rosmer (Rosmersholm, p. 223) dit qu’il veut « employer toutes les forces de son être à ce but unique : l’avènement, dans ce pays, du vrai jugement populaire ». Et, chose étonnante, les personnes auxquelles il dit cela font toutes semblant de comprendre ce qu’est le « vrai jugement populaire2 ». Rosmer donne d’ailleurs, sans qu’on les lui demande, quelques explications de sa sentence pythique. « Je désigne au jugement populaire sa vraie mission, … celle de donner la noblesse à tous les hommes du pays… en affranchissant les esprits et en purifiant les volontés… Je veux les réveiller. C’est à eux d’agir ensuite… par leur propre force. Il n’en existe pas d’autre… Les esprits ont besoin de paix, de joie, de réconciliation ». Rébecca lui répète son programme (p. 262) : « Tu voulais te jeter dans la vie active, dans la vie intense d’aujourd’hui, comme tu disais. Aller de foyer en foyer porter la parole de liberté, gagner les esprits et les volontés, donner la noblesse aux hommes, partout à la ronde — élargissant ton cercle de plus en plus. La noblesse ! — Rosmer. La noblesse et la joie ! — Rébecca. Oui, et la joie. — Rosmer. Car c’est la joie qui ennoblit les esprits ». On ne peut se représenter que comme quelque chose de très joyeux cette action de Rosmer « allant de foyer en foyer », « élargissant son cercle de plus en plus », « donnant la noblesse et la joie aux gens auxquels il s’adresse », en les « réveillant », en « purifiant leur volonté », et en fondant ainsi le « vrai jugement populaire ». Ce galimatias, il est vrai, n’est pas compréhensible, mais il doit néanmoins signifier quelque chose d’agréable, car Rosmer dit expressément qu’il a besoin de « joie » pour créer des « êtres de noblesse ». Et, malgré cela, Rébecca découvre soudainement (p. 212) que « l’esprit des Rosmer ennoblit, mais tue le bonheur ». Comment ? Rosmer tue le bonheur quand il va « de foyer en foyer », « réveille », « purifie », « porte la liberté », etc., et « donne la noblesse et la joie » ? Le mot « joie » implique pourtant au moins un peu de bonheur, et cependant l’éducation des hommes en « êtres joyeux et nobles doit tuer le bonheur » ! Que Rosmer trouve (p. 306) que « la mission d’ennoblir les esprits ne lui convient pas du tout, et que, du reste, la cause en elle-même est si désespérée », cela est jusqu’à un certain point compréhensible, quoique l’on n’explique pas en vertu de quelle expérience il est arrivé à changer ainsi de manière de voir. Quant au mot de Rébecca sur l’effet mortel de l’esprit de Rosmer, il reste absolument inintelligible.

Mme Alving (Les Revenants, p. 124) cherche à expliquer et à excuser les égarements de son défunt mari par le verbiage suivant : « Ah ! si tu avais connu ton père alors qu’il était encore un tout jeune lieutenant. La joie de vivre ! il semblait la personnifier… Il communiquait la gaieté, il répandait un air de fête autour de lui. Et puis cette force indomptable, cette plénitude de vie qu’il possédait ! Et voilà que ce joyeux enfant, — car il était comme un enfant dans ce temps-là, — se trouve fixé dans une demi-grande ville qui n’avait aucune joie à lui offrir, mais des plaisirs seulement. Pas de but à atteindre : il n’avait qu’un emploi. Pas un travail où tout son esprit eût pu s’exercer : rien qu’une occupation. Pas un seul camarade capable de sentir ce que c’est que la joie de vivre : rien que des compagnons d’oisiveté et d’orgie ». Ces oppositions ont l’air de quelque chose ; mais si l’on s’applique sérieusement à chercher en elles une idée précise, elles s’envolent en fumée. « But », « emploi », « travail », « occupation », « camarades », « compagnons d’orgie », — ces mots ne forment pas par eux-mêmes des contrastes, mais deviennent tels par l’individualité. Chez un vrai homme, ils coïncident complètement. Chez un homme bas, ils entrent en conflit. La ville grande ou petite n’a rien à faire avec cela. Pour Kant, dans le petit Kœnigsberg du siècle précédent, l’« emploi » était le « but » et le « travail » « l’occupation », et il choisissait des « compagnons » de façon qu’ils fussent en même temps ses « camarades », au moins en tant qu’il pouvait en avoir. Et, à l’inverse, il n’y a pas, même dans la plus grande capitale, d’occupation et de cercle où un dégénéré qui porte en lui la désorganisation pourrait se trouver à l’aise et sentir son intérieur harmonieux.

Dans Hedda Gabler, nous rencontrons en foule de ces mots qui ont l’air de dire beaucoup et qui, en réalité, ne disent rien. « Ah ! tu as pourtant senti le besoin de vivre ! », crie à la jeune femme Lœbvorg (p. 152), qui semble convaincu de lui avoir expliqué par ce mot quelque chose. Et Hedda dit (p. 167) : « Je le vois déjà couronné de pampre, intrépide et ardent ». (p. 176) « Et Eylert Lœvborg, couronné de pampre, est en train de lui lire son manuscrit ». (p. 182) « Avait-il du pampre dans les cheveux ? ». (p. 197) « C’est donc ainsi que cela s’est passé ! Il n’y a pas eu de couronne de pampre ». (p. 215) « Hedda. Ne pourriez-vous agir en sorte que cela (sa mort) se fit en beauté ? — Loevborg. En beauté ? (Souriant) Avec du pampre dans les cheveux ? ». « Avec du pampre dans les cheveux », « le besoin de vivre », ce sont là des mots qui, dans le rapport donné, ne signifient absolument rien, mais ouvrent le champ à la songerie. Dans un petit nombre de cas, Ibsen emploie ces expressions nébuleuses rêveusement confuses d’une façon artistiquement justifiée, comme, par exemple, dans ce passage des Soutiens de la société (p. 53) : « Rorlund. Dites-moi, Dina, pourquoi aimez-vous être avec moi ? — Dina. Parce que vous m’apprenez ce qui est beau. — Rorlund. Ce qui est beau ? Qu’y a-t-il de beau dans ce que je puis vous apprendre ? — Dîna. Si… ou plutôt ce n’est pas que vous m’appreniez rien ; mais quand vous parlez, il me semble que je m’envole dans ce qui est beau. — Rorlund. Qu’est-ce que vous entendez par le beau ? — Dina. Je n’ai jamais réfléchi à cela. — Rorlund. Eh bien ! réfléchissez-y. Voyons, qu’entendez-vous par le beau ? — Dina. Le beau — c’est — quelque chose de — magnifique et de — bien loin d’ici ! ». Dina est une jeune fille qui vit dans des conditions tristes et pénibles. Il est psychologiquement exact qu’elle résume toute son aspiration vague vers une existence nouvelle et heureuse dans un mot de coloris émotionnel tel que le mot « beau ». Il en est de même de ce dialogue entre Grégoire et Hedwige (Le Canard sauvage, p. 90) : « Grégoire. Et puis il a été (le canard sauvage) au fond des mers. — Hedwige. Pourquoi dites-vous : au fond des mers ? — Grégoire. Comment devrais-je dire autrement ? — Hedwige. Vous pourriez dire : au fond de la mer ou au fond de l’eau. — Grégoire. Pourquoi pas au fond des mers ? — Hedwige, Cela me semble si drôle quand d’autres disent : le fond des mers. — Grégoire. Pourquoi cela ?… — Hedwige. Voilà : toutes les fois que je pense à tout ça ensemble, à ce qu’il y a là-dedans, je me dis que le grenier et ce qu’il contient s’appelle d’un seul nom : le fond des mers. Mais c’est si bête, … puisque c’est tout simplement un grenier (l’endroit où vit le canard sauvage, où sont remisés les vieux arbres de Noël, où le vieil Ekdal chasse le lapin, etc.) ». Hedwige est une enfant exaltée à l’âge de la puberté (Ibsen regarde comme nécessaire de constater expressément que sa voix mue et qu’elle joue volontiers avec le feu) ; il est donc naturel qu’elle frissonne de pressentiments, de rêves et d’instincts obscurs, et introduise dans des expressions poétiques désignant quelque chose de lointain et de sauvage, telles que « le fond des mers », tout l’incompréhensible et le fabuleux qui bouillonnent en elle. Mais quand ce sont, au lieu de fillettes à l’âge de puberté, des personnes adultes, dépeintes comme raisonnables, qui emploient des expressions de ce genre, ce n’est plus là une rêverie psychologiquement justifiée, mais une faiblesse cérébrale pathologique.

Parfois ces mots revêtent la nature d’une obsession, Ibsen les répète opiniâtrément, sans but visible, en leur attribuant une signification mystérieuse. C’est ainsi qu’apparaît, par exemple, dans Les Revenants, le mot obscur « joie de la vie ». (p. 108) « Oswald. C’est la joie de vivre que je voyais devant moi (en voyant Régine) ». (p. 109) « Mme Alving. Que me disais-tu de la joie de vivre ? — Oswald. Oh, mère, la joie de vivre !… Vous ne la connaissez guère, dans le pays ». (p. 120) « Mère, as-tu remarqué que tout ce que j’ai peint tourne autour de la joie de vivre ? La joie de vivre, partout et toujours ». (p. 123) : « Mme Alving. Tout à l’heure, lorsque tu as parlé de la joie de vivre, tout s’est éclairé pour moi, et j’ai vu sous un nouveau jour ma vie entière… Ah ! si tu avais connu ton père… La joie de vivre ! Il semblait la personnifier ». Dans Hedda Gabler, le mot « beauté » joue un rôle semblable. (p. 217) « Hedda. Servez-vous-en vous-même maintenant du (pistolet). Et puis, en beauté, Eylert Lœvborg ! ». (p. 240) « Hedda. Je dis qu’il y a là-dedans de la beauté (dans le suicide de Lœvborg) ». (p. 245) « C’est une délivrance de savoir qu’il y a tout de même quelque chose d’indépendant et de courageux en ce monde, quelque chose qu’illumine un rayon de beauté involontaire. Et voici maintenant qu’il a fait quelque chose de grand, où il y a un reflet de beauté ». Le « pampre dans les cheveux » de la même pièce appartient également à cette catégorie de mots qui répondent à une obsession. L’usage d’expressions mystérieuses incompréhensibles pour l’auditeur et que celui qui les emploie ou bien invente librement ou auxquelles il donne un sens propre s’écartant de l’usage habituel, est un des phénomènes les plus fréquents chez les malades d’esprit. Griesinger y insiste à différents endroits319 et A. Marie donne quelques exemples caractéristiques de mots et de phrases inventés ou employés dans un sens autre que le sens habituel, constamment répétés par des aliénés320. Ibsen n’est pas un malade d’esprit complet, il est vrai, mais seulement un habitant du pays-frontière, un « mattoïde ». La manière d’employer comme formules des expressions semblables ne va donc pas jusqu’à l’invention de néologismes, tels que A. Marie en cite. Mais qu’il attribue aux expressions « beauté », « joie de vivre », « besoin de vivre », etc., un sens secret qu’un raisonnement sain ne leur reconnaît pas, c’est ce qui ressort d’une façon suffisamment claire des exemples cités.

Donnons enfin quelques spécimens de pur radotage répondant à des conversations en rêve et aux discours incohérents et insensés de fiévreux et de malades souffrant de manie aiguë. Ellida dit (La Dame de la mer, p. 19) : « L’eau des fjords est malade. Oui, malade, et je crois qu’elle nous rend malades aussi ». (p. 53) « Nous parlions (Ellida et « l’étranger ») des mouettes, des aigles et de tous les autres oiseaux de l’Océan, tu sais. Et alors il me semblait, figure-toi, que tous ces êtres devaient être de la même race que lui… Moi ! il me semblait à la fin que moi aussi je leur étais apparentée… ». (p. 73) : « Je crois que si nous nous étions accoutumés, dès notre naissance, à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup, beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes, meilleurs aussi et plus heureux. — Arnholm (plaisantant). Soit, mais le mal est sans remède. Ainsi nous avons fait fausse route en devenant des animaux terrestres au lieu de devenir des animaux marins. Malheureusement, il est trop tard pour changer. — Ellida. Vous dites là une triste vérité, que nous connaissons tous. Et voilà pourquoi nous souffrons tous d’une peine secrète. Croyez-moi, la mélancolie de l’humanité vient de là (!) ». Et le Dr Wangel, qui nous est dépeint comme un homme raisonnable, dit de son côté (p. 98) : « Elle (Ellida) est si variable, si inconséquente. — Arnholm. Cela vient probablement de son état d’esprit malade. — Wangel. Pas exclusivement. Ce doit être congénital. Ellida appartient aux gens de mer. Voilà la véritable raison ! »

Il faut insister sur ce fait que précisément les absurdités, les phrases dépourvues de sens, vagues, affectant la profondeur, les mots mystérieux à aspect de formules et les radotages de rêve, ont essentiellement contribué à acquérir à Ibsen son public spécial. Ils permettent aux hystériques mystiques de rêver, comme Dina au mot « beau » et Hedwige à l’expression « au fond des mers ». Comme ils ne signifient rien, un esprit inattentivement vagabondant peut mettre en eux ce que lui suggère le jeu de son association d’idées sous l’influence de son émotion momentanée. Ils sont en outre une matière excessivement fertile pour les « compréhensifs », aux yeux desquels il ne peut y avoir aucune obscurité. Les « compréhensifs » expliquent toujours tout. Plus l’idiotie est immense, d’autant plus compliquée, plus spirituelle et plus complète est leur interprétation, et d’autant plus grand l’orgueil du haut duquel ils contemplent le « philistin » qui se refuse énergiquement à voir dans du galimatias autre chose que du galimatias.

Dans une farce des plus réjouissantes du théâtre du Palais-Royal, Le Homard, un mari qui rentre subitement chez lui, le soir, surprend un inconnu auprès de sa femme. Celle-ci ne perd pas la tête et dit à son mari que, se trouvant tout à coup mal, elle a envoyé la bonne chercher le premier médecin venu, et que ce monsieur est justement le docteur. Le mari remercie l’amant d’être accouru si vite, et lui demande s’il a déjà prescrit quelque chose. L’amant, qui naturellement n’est pas médecin, cherche à s’esquiver, mais l’époux anxieux persiste à demander une prescription, et le galant, qui se sent inondé d’une sueur froide, doit s’exécuter. Le mari jette un coup d’œil sur l’ordonnance ; ce sont des signes absolument illisibles. « Et le pharmacien pourra lire cela ? », demande l’époux inquiet. « Comme de l’imprimé », assure le faux médecin, qui veut de nouveau s’éclipser. Mais le mari l’adjure de rester et le retient jusqu’au retour de la bonne de chez le pharmacien. La voici. Le galant se prépare à une catastrophe. Pas du tout. La bonne apporte une potion, une boite de pilules et des poudres. « Le pharmacien vous a donné cela ? », demande le galant abasourdi. « Mais certainement ». « Sur mon ordonnance ? ». « Naturellement, sur votre ordonnance », répond la fille surprise. « Le pharmacien se serait-il trompé ? », interrompt l’époux anxieux. « Non, non », se hâte de riposter le galant ; mais il contemple longuement les médicaments et devient rêveur.

Les « compréhensifs » sont comme le pharmacien du Homard. Ils lisent couramment toutes les ordonnances ibséniennes, même celles — et particulièrement celles — qui ne renferment pas de caractères, mais simplement un griffonnage sans signification. C’est que c’est leur métier de livrer des pilules et des électuaires critiques lorsqu’on leur présente un bout de papier signé d’un soi-disant médecin, et ils les livrent sans broncher, que le papier porte écrit n’importe quoi — ou rien du tout. N’est-il pas caractéristique que la seule chose qu’un de ces « compréhensifs », le mystique M. E. M. de Vogüé, trouve à vanter chez Ibsen, soit précisément une de ces phrases sans signification que j’ai citées plus haut321?

Un dernier stigmate du mysticisme d’Ibsen doit également être signalé : son symbolisme. Le canard sauvage, dans la pièce de ce nom, est le symbole de la destinée d’Hjalmar, et le grenier à côté de l’atelier de photographe, celui du « mensonge vital » dont, selon Relling, chaque homme a besoin. Dans La Dame de la mer, Lyngstrand veut sculpter un groupe qui doit devenir le symbole d’Ellida, de même que l’« étranger » aux « yeux changeants de poisson » est le symbole de la mer, et celle-ci, à son tour, celui de la liberté, de sorte que l’« étranger » serait en vérité le symbole d’un symbole. Dans Les Revenants, l’incendie de l’asile est le symbole de l’anéantissement du « mensonge vital » d’Alving, et la pluie, pendant toute la pièce, celui de l’état d’âme oppressé et chagrin des personnages mis en action. Les pièces antérieures, Empereur et Galiléen, Brand, Peer Gynt, fourmillent littéralement de symboles. Chaque figure, chaque accessoire de théâtre a une signification qui s’ajoute à la vraie, et chaque mot renferme un double sens. Nous connaissons déjà, par la « Psychologie du mysticisme », cette particularité qu’a la pensée mystique de soupçonner des rapports obscurs entre les phénomènes. Elle cherche précisément à s’expliquer l’enchaînement des représentations complètement incohérentes surgissant dans la conscience par le jeu de l’association d’idées automatique, en attribuant à ces représentations des rapports cachés, mais essentiels, les unes avec les autres. Les « compréhensifs » croient avoir tout dit quand ils démontrent, avec une mine importante et une grande satisfaction d’eux-mêmes, que l’« étranger », dans La Dame de la mer, signifie la mer, et la mer la liberté. Ils oublient complètement que l’on n’a pas seulement à expliquer ce que le poète s’est imaginé sous son symbole, mais en premier lieu et particulièrement, comment et pourquoi il a eu l’idée de se servir de symboles. Un poète à l’esprit clair appelle, conformément au mot connu du satirique français, « un chat, un chat ». Cela laisse déjà supposer un trouble de l’activité intellectuelle, que d’imaginer un « étranger aux yeux de poisson », pour exprimer une idée aussi simple que celle-ci : les personnes délicates qui vivent dans des conditions étroites éprouvent le profond désir d’une existence libre, grande, sans entraves. Chez les aliénés, le penchant à allégoriser et à symboliser est très ordinaire. « Des arabesques compliquées, des figures symboliques, des gestes et des attitudes cabalistiques, des interprétations étranges de faits naturels, des jeux de mots, des néologismes et des expressions particulières, choses fréquentes dans la paranoïa, donnent au délire une coloration vive et grotesque322 », dit Tanzi, qui voit dans le symbolisme des aliénés, comme l’a fait Meynert avant lui, un atavisme. Le symbolisme est en effet, chez les hommes à un bas degré de civilisation, la forme habituelle de la pensée. Nous savons pourquoi. Leur cerveau n’est pas encore formé à l’attention, il est encore trop faible pour supprimer les associations d’idées déraisonnables, et il rapporte tout ce qui passe par la conscience à un phénomène quelconque qu’il perçoit à l’instant même ou dont il se souvient.

D’après tous les stigmates intellectuels d’Ibsen que nous avons énumérés, — ses obsessions théologiques du péché originel, de la confession et de la rédemption, les absurdités de ses inventions, les contradictions perpétuelles de ses opinions incertaines, son mode d’expression vague ou dépourvu de sens, son onomatomanie et son symbolisme, — on pourrait le ranger parmi les dégénérés mystiques dont je me suis occupé dans le volume précédent. On est néanmoins justifié de le placer parmi les égotistes, parce que, dans sa pensée, l’exacerbation maladive de sa conscience du « moi » est encore plus frappante et plus caractéristique que son mysticisme même. Son égotisme prend la forme de l’anarchisme. Il est en état de révolte constante contre tout ce qui existe. Il n’exerce pas à l’égard de cela une critique raisonnable, il ne montre pas, par exemple, ce qui est mauvais, pourquoi c’est mauvais et comment on pourrait l’améliorer ; non : il lui reproche simplement d’exister, et il n’a qu’un désir : le détruire. « Tout ruiner », tel était le programme politique de certains révolutionnaires de 1848, et ce programme est resté celui d’Ibsen. Il le résume avec une netteté qui ne laisse rien à désirer dans sa pièce de vers connue : A mon ami l’Orateur révolutionnaire. Il y célèbre le déluge comme « l’unique révolution qui n’ait pas été faite par un bousilleur s’arrêtant à moitié chemin », mais le déluge lui-même n’a pas été assez radical. « Nous voulons le refaire plus radicalement, mais nous avons besoin pour cela d’hommes et d’orateurs. Vous vous chargez d’inonder le jardin terrestre ; moi, je place avec délices une torpille sous l’arche323 ». Dans une série de lettres que son cornac Georges Brandès offre à l’édification des adorateurs d’Ibsen, le poète donne des échantillons plastiques de ses théories324. L’État doit être détruit, la Commune de Paris a malheureusement gâché cette belle et riche idée par une exécution maladroite. La lutte pour la liberté n’a pas pour but la conquête de la liberté, mais elle est son propre but. Lorsque l’on croit posséder la liberté et qu’on cesse de lutter, on prouve qu’on la perdue. La chose méritoire dans la lutte pour la liberté est l’état de révolte permanente contre toutes les choses existantes, que cette lutte présuppose. Il n’y a rien de sûr ni de durable. « Qui me garantit que, dans la planète Jupiter, deux fois deux ne font pas cinq ? » (Cette réflexion est une manifestation évidente de la folie du doute, qui dans ces dernières années a été beaucoup étudiée325 ). Il n’y a pas de véritable mariage. Les amis sont un luxe coûteux. « Ils m’ont longtemps empêché de devenir moi-même ». Le culte du « moi » est l’unique tâche de l’homme. Il ne doit s’en laisser détourner par aucune loi ni par aucune considération.

Ces idées qu’il exprime lui-même dans ses lettres, il les met aussi dans la bouche de ses personnages dramatiques. J’ai déjà cité un certain nombre de phrases égotistes et anarchistes de Mme Alving et de Nora. Dans Les Soutiens de la société, Dina dit (P. 23) : « Si je pouvais m’en aller !… Je ne vivrais pas avec des gens… si convenables et si moraux… Je vois arriver ici tous les jours Mlle Hilda Rummel et Nella Holt, que l’on amène afin de me servir d’exemples. Mais jamais je ne serai aussi bien élevée qu’elles, et je ne le veux pas non plus ! ». (p. 56) « Ce que je voudrais savoir surtout, c’est si les gens de là-bas (de l’Amérique) sont… très… très… excessivement moraux, … s’ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu’ici. — Johann. Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu’on le pense. — Dina. Vous ne me comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu’ils ne fussent pas si convenables et si vertueux ». (p. 118) « J’ai peur de tant de respectabilité ! — Martha. Comme nous avons souffert ici de mœurs, de bienséance ! Révolte-toi, Dina ! Il surviendra quelque événement qui éclaboussera toute cette respectabilité ». Dans Un Ennemi du peuple, Stockmann déclare (p. 262) : « Je ne peux pas supporter ce qu’on appelle les chefs… Ils gênent toujours un homme libre, n’importe où il se trouve et quoi qu’il fasse, et je voudrais, de concert avec vous, inventer le moyen de les anéantir comme des animaux nuisibles ». (p. 264) « Les ennemis les plus dangereux de la vérité et de la liberté parmi nous, c’est la majorité compacte. Oui, la maudite majorité compacte et libérale… La majorité n’a jamais raison… La minorité a toujours raison ». Quand Ibsen n’attaque pas la majorité avec sérieux, il la raille ; — lorsque, par exemple, il confie à de grotesques philistins la tâche de défendre la société, ou fait trahir par de soi-disant radicaux l’hypocrisie de leur libéralisme. (Les Soutiens de la société, p. 205. Le préfet de la ville : « Tu veux attaquer tes supérieurs ; c’est ton habitude. Tu ne peux tolérer d’autorité au-dessus de toi ». Rosmersholm, p. 251. Mortensgaard, le journaliste posant pour l’anti-clérical : « Nous avons bien assez de libres penseurs, monsieur le pasteur. J’allais dire que nous en avons trop. Ce dont le parti a besoin, ce sont des éléments religieux, — quelque chose qui impose le respect à tous. C’est ce qui nous manque terriblement ».)

Dans le même dessein de raillerie anarchiste, c’est toujours par des idiots ou par de méprisables pharisiens qu’il fait prendre la défense du devoir. « Quel droit avons-nous au bonheur ? », dit l’imbécile pasteur Manders (Les Revenants, p. 58). « Non, nous devons faire notre devoir, madame, et votre devoir était de demeurer auprès de l’homme que vous aviez une fois choisi et auquel vous attachait un lien sacré ». Dans Les Soutiens de la société, c’est au coquin Bernick qu’est dévolue la tâche d’affirmer la nécessité de la subordination de l’individu à la société. (p. 63) « Ni l’homme ni la femme ne doivent penser à soi d’abord. Nous devons tous prêter notre appui à une société quelconque, grande ou petite ». Le non moins pitoyable préfet d’Un Ennemi du peuple sermonne ainsi son frère Stockmann (p. 163) : « Tu as, en tout cas, un penchant invincible à te frayer ta route où bon te semble, et c’est inadmissible dans une société bien réglée. L’individu doit se soumettre à l’intérêt général ».

On voit le truc. Pour rendre ridicule et méprisable l’idée du devoir et de la subordination nécessaire de l’individu à la société, Ibsen prend comme porte-paroles de cette idée des personnages ridicules et méprisables. Par contre, ce sont les figures sur lesquelles il entasse tous les trésors de son amour, qui sont chargées de défendre la révolte contre le devoir, d’invectiver ou de railler les lois, les mœurs, les institutions, la discipline de soi-même, et de proclamer un égotisme sans scrupules comme l’unique guide dans la vie.

Les racines psychologiques des instincts anti-sociaux d’Ibsen nous sont bien connues. Elles sont l’incapacité d’adaptation du dégénéré et le malaise perpétuel qui en découle au milieu de conditions auxquelles il ne peut s’accommoder par suite de ses défectuosités organiques. « Le criminel », dit Lombroso, « est, par sa nature névrotique et impulsive et par haine des institutions qui l’ont frappé ou qui l’entravent, un rebelle politique perpétuel latent, qui trouve dans les émeutes le moyen de satisfaire doublement ses passions, en même temps qu’il les voit, pour la première fois, approuvées par un nombreux public326 ». Cette remarque s’applique pleinement à Ibsen, avec cette petite variante qu’il est seulement un criminel théorique, parce que ses centres moteurs ne sont pas assez vigoureux pour transformer en action ses représentations anarchiquement criminelles, et qu’il trouve non dans la révolte, mais dans son activité de poète dramatique, les moyens de satisfaire ses instincts de destruction.

L’incapacité d’adaptation d’Ibsen fait de lui non seulement un anarchiste, mais aussi un misanthrope, et elle l’emplit d’une profonde lassitude de vivre. La doctrine de l’« ennemi du peuple » est contenue dans l’exclamation de Stockmann : « L’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est le plus seul », et dans Rosmersholm, Brendel dit (p. 216) : « J’aime à jouir dans la solitude, car alors je jouis dix fois, vingt fois plus ». Ce même Brendel gémit plus tard, avec une gaieté mal jouée (p. 312) : « Je rentre chez moi. J’ai la nostalgie du grand néant… Pierre Mortensgaard ne veut jamais plus qu’il ne peut. Pierre Mortensgaard est capable de vivre sans aucun idéal. Et c’est là, vois-tu, c’est là que gît tout le secret de la lutte et de la victoire. C’est là le comble de la sagesse en ce monde… La nuit noire, c’est encore là ce qu’il y a de mieux. Que la paix soit avec vous ! ». Les paroles de Brendel sont particulièrement significatives, car, d’après le témoignage de M. Aug. Ehrhard, Ibsen a voulu se dépeindre lui-même dans ce personnage327. Aussi cette petite indication de Brendel (p. 218) : « Ulric Brendel n’a pas coutume de forcer les portes de ces sortes d’institutions (les sociétés d’abstinence absolue) », n’est-elle pas complètement à négliger. Ce qui s’exprime dans ces passages, c’est le « dégoût des gens » et le « tædium vitæ » des aliénistes, phénomènes qui ne sont jamais absents des formes dépressives de l’aliénation mentale.

Outre son mysticisme et son égotisme, ce qui frappe encore chez Ibsen, c’est l’extraordinaire indigence de son monde d’idées, qu’il faut également considérer comme un stigmate intellectuel de dégénérescence. Des juges superficiels ou ignorants, qui apprécient la richesse intellectuelle d’un artiste d’après le nombre de volumes qu’il a produits, croient avoir victorieusement réfuté le reproche d’infécondité soulevé contre un dégénéré, en montrant la grosse pile de ses œuvres. Ce genre de preuve ne prend pas, naturellement, auprès de l’homme compétent. L’histoire littéraire des fous enregistre nombre de déments qui ont écrit et publié des douzaines d’épais volumes. Il faut que, pendant de longues années, à peu près nuit et jour, ils aient manié la plume avec une hâte fiévreuse ; mais cette activité infatigable ne peut, en dépit de ses abondants résultats typographiques, être qualifiée de féconde, tous ces livres compacts n’offrant pas une seule pensée utilisable. Nous avons vu que Richard Wagner n’a jamais été capable, comme poète, d’inventer une fable, une figure, une situation, mais qu’il a toujours vécu aux dépens des vieux poèmes ou de la Bible. Ibsen possède presque aussi peu de véritable force créatrice personnelle que son parent intellectuel, et comme il dédaigne le plus souvent, dans son orgueil de mendiant, de faire des emprunts à d’autres poètes doués du don créateur ou aux traditions populaires débordantes de vie, ses productions, examinées de près et à fond, paraissent encore infiniment plus pauvres que celles de Wagner. Si nous ne nous laissons pas éblouir par l’art des variations d’un contre-pointiste exceptionnellement adroit en technique dramatique et si nous poursuivons les thèmes qu’il met en œuvre avec tant d’habileté, nous reconnaîtrons bientôt leur désespérante monotonie.

Au centre de toutes ses pièces (à l’exception des pièces romantiques de sa première période, celle de la pure imitation) se tiennent deux figures, toujours les mêmes, qui, en dernière analyse, n’en font qu’une, mais une fois avec le signe négatif, une autre fois avec le positif, thèse et antithèse dans le sens hégélien : l’être humain qui obéit uniquement à sa loi intérieure, c’est-à-dire à son égotisme, le proclamant avec audace et truculence, et celui qui, au fond, n’agit aussi qu’en vertu de son égotisme, mais qui n’a plus le courage de l’afficher ouvertement et feint le respect de la loi des autres, de la manière de voir de la majorité ; donc l’anarchiste avoué et violent, et sa contre-partie, l’anarchiste rusé et lâchement fourbe.

Celui qui affirme son égotisme est, sauf une exception, toujours incarné dans une femme. L’exception est Brand. L’hypocrite, par contre, est toujours un homme, sauf, de nouveau, une exception : dans Hedda Gabler, en effet, le motif n’est pas pur ; il se mêle dans son être, au franc anarchisme, un peu d’hypocrisie. Nora, Mme Alving (Les Revenants), Selma Bratsberg (L’Union des jeunes), Dina, Mlle Lona Hessel, Mme Bernick (Les Soutiens de la société), Hedda Gabler, Ellida Wangel, « la Dame de la mer », la Rébecca de Rosmersholm, sont une seule et même figure, mais vue en quelque sorte à différentes heures du jour, et, pour cette raison, sous une lumière différente. Les unes sont sur le mode majeur, les autres sur le mode mineur, celles-ci sont davantage hystériquement détraquées, celles-là moins, mais, dans leur essence, elles ne sont pas semblables seulement, elles sont identiques. Selma Bratsberg s’écrie (p. 229) : « Notre malheur ? Le supporter ensemble ? Tu me trouves maintenant assez bonne pour cela ?… Non, je ne puis pas plus longtemps me taire ! rester hypocrite et menteuse ! Vous allez tout savoir… Oh ! comme vous vous êtes mal conduits à mon égard ! Vous avez honteusement agi, tous !… Comme j’ai ambitionné d’avoir une petite part de vos soucis ! Mais quand j’interrogeais, on me rebutait avec une douce plaisanterie ! Vous m’avez habillée comme une poupée ; vous avez joué avec moi comme on joue avec un enfant… Je vais m’en aller, te quitter… Laisse-moi ! Laisse-moi ! ». Et Nora (p. 270): « J’ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi, Forvald… Toi et papa, vous avez été bien coupables envers moi. A vous la faute, si je ne suis bonne à rien… J’ai cru l’être (heureuse), je ne l’ai jamais été… J’ai été gaie, voilà tout… Notre maison n’a pas été autre chose qu’une salle de récréation. J’ai été poupée-femme chez toi, comme j’avais été poupée-enfant chez papa… Voilà pourquoi je vais te quitter… Je veux m’en aller tout de suite ». Ellida (p. 111, 122) : « Ce que je veux, c’est que nous nous mettions d’accord pour nous dégager l’un de l’autre, volontairement… Je ne suis pas celle que tu croyais épouser. Toi-même, en ce moment, tu t’en aperçois, et maintenant nous pouvons nous quitter de plein gré, volontairement… Ici rien ne m’attire, rien ne me retient. Je suis sans racine dans ta maison, Wangel ». Selma menace de s’en aller, Ellida est résolue à s’en aller, Nora s’en va, Mme Alving s’en est allée. Le pasteur Manders dit à cette dernière (Les Revenants, p. 60) : « Vous n’avez jamais tendu qu’à l’affranchissement de tout joug et de toute loi. Jamais vous n’avez voulu supporter une chaîne quelle qu’elle fût. Tout ce qui vous gênait dans la vie, vous l’avez rejeté sans regret, sans hésitation, comme un fardeau insupportable, n’écoutant que votre bon plaisir. Il ne vous convenait plus d’être épouse, et vous vous êtes libérée de votre mari ; il vous semblait incommode d’être mère, et vous avez envoyé votre fils parmi les étrangers ». Mme Bernick était, comme ses sosies, une étrangère dans sa maison. Mais elle, elle ne veut pas s’en aller, elle veut rester et tenter de conquérir son mari (Soutiens de la société, p. 141) : « J’ai cru pendant longtemps que je t’avais possédé, puis reperdu ; je comprends à cette heure que tu ne m’avais jamais appartenu, mais que tu vas être à moi ». Dina, dans la même pièce, ne peut encore s’en aller, car elle n’est pas encore mariée ; mais elle donne à son idée de révolte cette forme, qui répond à son état de jeune fille (p. 119) : « Je serai votre femme… Mais je veux d’abord travailler, devenir quelqu’un… Être une chose que l’on prend, non, cela ne me conviendrait pas ». Rébecca, elle non plus, n’est pas mariée mais elle part cependant (Rosmersholm, p. 305) : « Je pars. — Rosmer. Tout de suite ? — Rébecca. Oui… vers le Nord. C’est de là que je viens. — Rosmer. Mais tu n’as plus rien qui t’y appelle. — Rébecca. Ici non plus, rien ne me retient. — Rosmer. Que comptes-tu faire ? — Rébecca. Je n’en sais rien. Tout ce que je désire, c’est que cela finisse ».

Maintenant, la contre-partie : l’égoïste hypocrite qui satisfait son égotisme sans heurter la société. Cette figure se présente successivement sous les noms de Forvald, de Helmer, du consul Bernick, du vicaire Rorlund, du pasteur Manders, du bourgmestre Stockmann, de Werlé, une fois aussi un peu sous celui d’Hedda Gabler, toujours avec les mêmes idées et les mêmes mots. Helmer s’écrie, après les aveux de sa femme Nora (p. 262) : « Oh ! le terrible réveil !… Absence de religion, absence de morale, absence de tout sentiment de devoir !… Il pourrait ébruiter la chose… et, en ce cas, on me soupçonnerait peut-être d’avoir été complice de ta criminelle action… Il faut que je le contente d’une façon ou d’une autre. Il s’agit d’étouffer l’affaire à tout prix ». Le pasteur Manders fait entendre ces paroles en différentes occasions : « On n’a vraiment pas besoin de rendre compte à chacun de ce qu’on lit et de ce qu’on pense entre ses quatre murs… Nous ne pouvons pourtant pas nous livrer aux mauvais jugements et nous n’avons nullement le droit de scandaliser l’opinion… Vous avez déserté, en exposant votre nom et votre réputation, et vous avez été sur le point de perdre par-dessus le marché la réputation des autres. N’était-ce pas trop inconsidéré de venir chercher un refuge chez moi ?… La vie de famille n’est malheureusement pas toujours aussi pure quelle devrait être. Mais une chose comme celle à laquelle vous faites allusion (des unions incestueuses) ne se sait jamais, … du moins avec certitude ». Le vicaire Rorlund : « Voyez comme la vie de famille s’en va ! Voyez avec quelle audace on s’y révolte contre les vérités les plus sacrées !… Il pousse bien un peu d’ivraie parmi le bon grain, mais faisons tous nos efforts pour l’arracher… Ô Dina, comment pouvez-vous interpréter si mal la prudence !… Quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la société, on ne peut être trop circonspect… Vous m’êtes si chère, Dina ! Chut, quelqu’un vient. Dina, faites-le pour moi : rejoignez ces dames dans le jardin… (Un bon livre) est une bienfaisante contre-partie des productions quotidiennes de la presse ». Le consul Bernick, dans la même pièce :

« Mais, par exemple, qu’ils aient choisi ce moment, … juste celui où j’avais le plus besoin de jouir d’une réputation irréprochable ! Les journaux des villes voisines vont publier des correspondances d’ici… Les écrivailleurs des journaux me reprochent… Et moi, dont la mission est de donner l’exemple à mes concitoyens, je dois me laisser dire ces choses-là en face ! Je ne veux pas le supporter plus longtemps, car je n’ai pas mérité que l’on déshonore ainsi mon nom… Je tiens à garder ma conscience pure. En outre, cela fera bonne impression dans la presse et surtout dans les cercles, quand on verra que je mets de côté toutes considérations personnelles pour laisser la justice suivre son cours ». Kroll, dans Rosmersholm : « Lisez-vous jamais les journaux radicaux ?… Ainsi, vous avez vu comment ces messieurs « du peuple » se sont jetés à la curée ? Quelles infâmes grossièretés ils se sont permises envers moi ? ». Werlé, dans Le Canard sauvage : « Si même, par dévouement pour moi, elle consentait à braver les mauvaises langues, les méchants propos et tout ce qui s’ensuit ? ». Le préfet, dans Un Ennemi du peuple : « Si je veille sur ma réputation avec une certaine jalousie, c’est dans l’intérêt de la ville… Je considère comme de la plus grande importance que, dans l’intérêt de la Société, ton rapport ne soit pas présenté à la direction des Bains. Plus tard, nous ferons de notre mieux, en secret ; mais cette fatale affaire doit rester absolument ignorée du public… Tu as en outre la déplorable manie de raconter au public, dans les journaux, tout ce que tu penses, le possible et l’impossible. Dès que tu as une idée, il faut que tu en fasses immédiatement un article de journal, ou même une brochure ». Finalement, Hedda Gabler : « Comment as-tu pu partir si ouvertement !… Que dira le monde ?… J’ai si peur du scandale !… Je crois que vous devriez accepter, par égard pour vous-même, ou plutôt par égard pour le monde ».

En lisant à la file tous les passages sur le mode de Nora et de Helmer, on aura forcément l’impression qu’ils font partie d’un seul et même rôle, et cette impression sera juste, car, sous une douzaine de noms différents, c’est toujours aussi un rôle unique. On peut en dire autant des femmes qui, contrairement à l’égotiste Nora, se sacrifient pour les autres. Martha Bernick, Mlle Lona Hessel, Hedwige, Mlle Tesman, etc., sont toujours la même figure diversement déguisée. Mais l’uniformité s’étend jusqu’aux plus petits détails. La maladie héréditaire de Rank est simplement reprise plus à fond dans la maladie héréditaire d’Oswald. Le départ de Nora se renouvelle presque dans chaque pièce et est parodié dans Le Canard sauvage par le départ de Hjalmar. Un trait de cette scène apparaît mot pour mot dans les répétitions de celle-ci. « Nora. Je laisse les clefs là. Pour ce qui concerne le ménage, la bonne est au fait… elle l’est mieux que moi ». « Ellida. Que je parte, … je n’aurai pas une clef à remettre, pas un ordre à donner. Pas un lien ne m’attache à ta maison ». Dans Maison de poupée, l’héroïne, qui a réglé son compte avec la vie et voit venir en frissonnant la catastrophe, se fait jouer sur le piano, par Rank, une tarentelle sauvage, qu’elle accompagne en dansant ; dans Hedda Gabler, on entend l’héroïne « jouer sur le piano un air de danse endiablé », avant qu’elle se tire un coup de pistolet. Rosmer dit à Rébecca déclarant qu’elle veut mourir : « Non ! tu recules, tu n’oses pas ce qu’elle a osé ». Le concussionnaire Krogstad dit à Nora qui le menace de se tuer : « Oh ! vous ne m’effrayez pas. Une dame délicate et distinguée comme vous… On ne fait pas de ces choses-là ». A Hedda Gabler qui vient de lui dire : « Plutôt mourir ! », Brack répond : « Ces choses-là se disent, mais ne se font pas ». C’est à peu près dans les mêmes termes qu’Helmer reproche à sa femme Nora, et le pasteur Manders à Mme Alving, celui-là, de lui avoir sacrifié son honneur par suite du faux qu’elle a commis, celui-ci, d’avoir voulu lui sacrifier le sien. C’est absolument dans lies mêmes termes que Mlle Lona Hessel exige de Bernick, et Rébecca de Rosmer, qu’ils fassent leur confession. Werlé a commis le crime de séduire la servante Gina. Le crime d’Alving a été de séduire sa servante. Cette façon pitoyablement débile de se répéter soi-même, cette impuissance d’un cerveau paresseux à effacer l’empreinte d’une idée une fois élaborée péniblement, vont si loin chez Ibsen, que, même dans la dénomination de ses personnages, il demeure, consciemment ou inconsciemment, sous l’influence d’un écho. Nous avons dans Maison de poupée Helmer, dans Le Canard sauvage Hjalmar, dans Les Soutiens de la société Hilmar, le frère de Mme Bernick.

C’est ainsi que tout le théâtre d’Ibsen est comme un kaléidoscope de bazar à deux sous. Quand on regarde par le trou dans le tuyau en carton, on aperçoit, à chaque secousse de l’instrument, de nouvelles figures bigarrées. Ce jouet amuse les enfants. Mais les grandes personnes savent qu’il n’y a là-dedans que quelques fragments de verre de couleur, toujours les mêmes, assemblés pêle-mêle, et multipliés par trois morceaux de verre à glace eu un dessin symétrique dont les arabesques sans expression fatiguent bien vite. Mon image ne s’applique pas seulement au théâtre d’Ibsen, mais aussi à l’auteur lui-même. En réalité, le kaléidoscope, c’est lui. Les quelques pauvres débris de verre avec lesquels il cliquette depuis trente ans et qu’il secoue au hasard, en des combinaisons faciles, sont ses obsessions. Celles-ci ont pris naissance dans son intérieur malade, et ne lui ont pas été suggérées par le spectacle du monde. Ce prétendu « réaliste » ne sait rien de la vie réelle. Il ne la comprend pas, il ne la voit même pas, il ne peut, en conséquence, renouveler avec son aide sa provision d’impressions, d’idées, de jugements. D’après la recette connue pour construire des canons, on prend un trou et on verse du métal autour. Ibsen procède de même dans la construction de ses pièces. Il a une thèse, ou, plus justement, une folie anarchiste : c’est le trou. Il ne s’agit plus que d’entourer ce trou, ce néant, du métal de la réalité vitale. Mais celle-là, Ibsen ne la possède pas. Tout au plus trouve-t-il parfois, en fouillant dans le fumier, quelques petits fragments de clous à ferrer usés ou une vieille boîte à sardines, mais ce maigre métal ne suffit pas pour faire un canon. Là où, il s’efforce de tracer un tableau d’événements contemporains réels, il étonne par la mesquinerie des faits et des êtres qui constituent son expérience.

Philistin, petit provincial, ce ne sont pas encore les mots qui conviennent ici. Cela tombe déjà au-dessous du seuil de l’humain. Le vieux naturaliste François Huber et John Lubbock enregistrent des faits de ce genre, quand ils observent la vie d’une colonie de fourmis, Les petites particularités qu’Ibsen attache avec des épingles à ses thèses à deux jambes, pour leur donner du moins autant de ressemblance humaine qu’en possède un épouvantail à moineaux, sont empruntées à une horrible société de « petit trou pas cher » norvégien, composée d’ivrognes et de hurluberlus, d’idiots et d’oies hystériques devenues folles, qui n’ont jamais formé clairement en leur vie d’autre idée que celles-ci : « Comment me procurerai-je une bouteille d’eau-de-vie ? », ou : « Comment me rendrai-je intéressante aux yeux des hommes ? » La seule chose qui distingue des animaux ces Lœvborg, ces Ekdal, ces Oswald Alving, etc., c’est qu’ils boivent ferme. Les Nora, les Hedda, les Ellida ne font point ribote, mais, par contre, elles divaguent de façon à exiger la camisole de force. Les grands événements de leur vie sont l’obtention d’un emploi dans une banque (Maison de poupée), leurs catastrophes, l’aveu qu’on n’a plus la croyance religieuse (Rosmersholm), la perte d’une situation de médecin de ville d’eaux (Un Ennemi du peuple), l’ébruitement d’une aventure nocturne amoureuse du temps de la jeunesse (Les Soutiens de la société) ; les crimes épouvantables qui assombrissent, comme un nuage orageux, la vie de ses personnages et du milieu qui les entoure, ce sont une amourette avec une servante (Les Revenants, Le Canard sauvage), une liaison avec une chanteuse de café-concert (Les Soutiens de la société), une coupe de bois irrégulière, commise par erreur, dans une forêt de l’État (Le Canard sauvage), une visite dans une maison publique à la suite d’un bon dîner (Hedda Gabler). Il m’arrive parfois de passer une demi-heure avec de petits enfants pour m’amuser à leur conversation et à leurs jeux. Le hasard voulut une fois que les enfants eussent été témoins, dans la rue, d’une arrestation. La personne qui les accompagnait les avait bien vite éloignés de ce spectacle, mais ils en avaient vu assez pour être fortement impressionnés. Le lendemain, à mon arrivée, leur esprit était encore tout rempli du grand événement, et j’entendis le dialogue suivant : « Mathilde (trois ans). Pourquoi a-t-on donc arrêté ce monsieur ? — Richard (cinq ans, très digne et sentencieux). Ce n’était pas un monsieur, c’était un méchant homme. On l’a mis en prison parce qu’il n’était pas sage. — Mathilde. Qu’a-t-il donc fait ? — Richard (après un moment de réflexion). Sa maman lui avait défendu de prendre du chocolat. Il a cependant pris du chocolat. Voilà pourquoi sa maman l’a fait mettre en prison ». Cette conversation d’enfants m’est revenue à la mémoire chaque fois que je suis tombé, dans le théâtre d’Ibsen, sur un de ces crimes qu’il traite avec une importance si déroutante. Ils sont empruntés à l’horizon intellectuel d’un bambin dont le pantalon laisse passer, par derrière, un pan de chemise.

Nous avons maintenant fait le tour d’Ibsen. Au risque d’être prolixe et lourd, je l’ai toujours caractérisé avec ses propres paroles, afin que le lecteur ait sous les yeux la matière même d’où j’ai dérivé mes jugements. Ibsen s’offre à nous comme un mystique et un égotiste qui aimerait à prouver que le monde et les hommes ne valent pas le diable, mais qui prouve seulement qu’il n’a pas le plus faible soupçon de celui-là et de ceux-ci. Incapable de s’adapter à n’importe quelles conditions, il médit d’abord de la Norvège, puis de l’Europe en général. On ne peut rencontrer, dans une seule de ses pièces, une seule idée vraiment contemporaine, se rattachant vraiment aux forces actives de l’époque présente, à moins qu’on ne veuille faire l’honneur à son anarchisme, qui s’explique par la constitution maladive de son esprit, et à ses parodies des résultats les plus incertains des recherches en matière d’hypnose et de télépathie, de les regarder comme des idées de cette sorte. Il est un habile technicien dramatique et il s’entend à présenter avec une grande force poétique des personnages d’arrière-fond et des situations en dehors du grand courant de la pièce. Mais c’est là aussi le seul mérite authentique qu’une analyse consciencieuse et saine puisse trouver en lui. Il a osé parler de ses « idées morales », et ses admirateurs répètent le mot couramment. Les idées morales d’Ibsen ! Ceux qui n’en rient pas, après avoir lu son théâtre, ne possèdent réellement aucun sens humoristique. Il semble prêcher le reniement de la foi religieuse, et n’a pu se débarrasser des idées religieuses de la confession, du péché originel, du sacrifice du Sauveur. Il pose comme idéal l’égoïsme de l’individu et son affranchissement de tout scrupule, et à peine un individu a-t-il agi un peu sans scrupule, qu’il gémit d’un ton contrit jusqu’à ce qu’il ait soulagé par la confession son cœur plein à étouffer ; les seules figures vraies et agréables qui réussissent à Ibsen, ce sont les femmes qui se sacrifient pour d’autres jusqu’à l’anéantissement de leur individualité. Il célèbre chaque accroc à la morale comme un acte héroïque, et punit en même temps tout simplement de la mort la plus légère et la plus sotte amourette. Il se gargarise avec les mots « vérité », « progrès », etc., et prône dans sa meilleure œuvre le mensonge et l’immobilité. Et toutes ces contradictions n’apparaissent pas, ainsi qu’on pourrait le croire, successivement, comme des stations sur le chemin, de son évolution ; non, elles sont simultanées, elles se présentent toujours les unes à côté des autres. Son admirateur français Auguste Ehrhard voit ce fait un peu gênant et cherche à l’excuser de son mieux328. Son commentateur norvégien, au contraire, Henrik Iæger, affirme avec la plus grande sérénité d’âme que ce qui caractérise surtout les œuvres d’Ibsen, c’est leur unité329. Le Français et le Norvégien ont agi très imprudemment en ne se concertant pas avant de louer d’une façon si divergente leur grand homme. La seule « unité » qu’il me soit possible de découvrir dans Ibsen, c’est celle de sa confusion. Le seul point en lequel il est réellement toujours resté semblable à lui-même, c’est sa complète incapacité d’élaborer une seule idée nette, de comprendre un seul des mots d’ordre qu’il pique çà et là dans ses pièces, de tirer d’une seule prémisse les conséquences justes. Et c’est ce détraqué méchant, anti-social, d’ailleurs superbement doué au point de vue de la technique du théâtre, qu’on a osé élever sur le pavois comme le grand poète universel du siècle finissant ! Ses partisans ont crié aux quatre coins du monde : « Ibsen est un grand poète ! », tant qu’enfin les esprits solides devinrent hésitants, et que les esprits faibles furent complètement subjugués. Dans un livre récent sur Simon le Magicien, il y a cette jolie histoire : « Le Libyen Apsethus voulait devenir dieu. En dépit toutefois de ses immenses efforts, il ne pouvait contenter son violent désir. Il voulait en tout cas que l’on crût qu’il était devenu dieu. Il réunit à cet effet une grande quantité de perroquets, si nombreux en Libye, et les enferma tous dans une cage. Il les garda un certain temps et leur apprit à dire : Apsethus est dieu. Quand les oiseaux eurent appris cela, il ouvrit la cage et les lâcha. Et les oiseaux se répandirent dans toute la Libye, et leurs paroles pénétrèrent jusque dans les établissements grecs. Et les Libyens, étonnés de la voix des oiseaux et ne soupçonnant pas quelle ruse Apsethus avait employée, le considérèrent comme un dieu330 ». Conformément à l’exemple de l’ingénieux Apsethus, Ibsen a su apprendre à quelques « compréhensifs », à ces Georges Brandès, à ces Auguste Ehrhard, à ces Henrik Iæger, etc., ces mots : « Ibsen est moderne ! Ibsen est un poète de l’avenir ! », et ces perroquets se sont répandus dans tous les pays et jacassent d’une façon étourdissante dans les livres et les journaux : « Ibsen est grand ! Ibsen est un esprit moderne ! ». Et les débiles dans le grand public murmurent après eux ce cri, parce qu’ils l’en tendent fréquemment, et que chaque parole fortement accentuée, prononcée avec décision, fait sur eux de l’impression.

Sans doute, ce serait se montrer superficiel que de croire que l’audace de ses corybantes explique seule la place à laquelle on a pu pousser Ibsen. Il a, sans conteste, des traits par lesquels il devait agir sur ses contemporains.

D’abord, ses phrases confuses sur la « grande époque dans laquelle nous vivons », sur l’« ère nouvelle qui s’annonce », sur la « liberté », le « progrès », etc., et ses allusions incidentes et vagues à ce sujet. Ces phrases étaient faites pour plaire à tous les rêveurs et à tous les radoteurs, car elles laissent le champ libre à toutes les interprétations et permettent notamment de présumer dans leur auteur de la modernité et une hardie poussée en avant. Qu’Ibsen lui-même se moque cruellement, dans Le Canard sauvage, des « compréhensifs », en faisant employer par Relling le mot « démoniaque » absolument dépourvu de sens, d’après sa propre déclaration, comme lui-même emploie son verbiage sur la liberté et le progrès, cela ne les décourage pas. Ce qui précisément fait d’eux des « compréhensifs », c’est qu’ils peuvent interpréter chaque passage à leur convenance.

Ensuite, sa doctrine du droit de l’individu de vivre suivant sa propre loi. Est-ce véritablement là sa doctrine ? On doit le nier quand, après s’être fait jour à travers ses nombreuses contradictions et réfutations de lui-même, on a vu qu’il traite avec un amour particulier les brebis expiatoires qui ne sont que négation de leur propre « moi », que suppression de leurs instincts les plus naturels, qu’amour du prochain et que tendres égards. En tout cas, ses apôtres ont prétendu que l’individualisme anarchiste est la doctrine centrale de son théâtre. M. Aug. Ehrhard la résume dans ces mots : « La révolte de l’individu contre la société. En d’autres termes, Ibsen est l’apôtre de l’autonomie morale331 ». Or, une telle doctrine est de nature à exercer des ravages parmi les gens à la pensée paresseuse ou parmi ceux qui sont incapables de penser.

M. Aug. Ehrhard ose employer cette expression : « autonomie morale ». Au nom de ce beau principe, les hérauts critiques d’Ibsen persuadent à la jeunesse qui accourt vers lui qu’elle a le droit de « s’épanouir », et ils sourient avec bienveillance quand leurs auditeurs entendent par là le droit de céder à leurs bas instincts et de s’affranchir de toute discipline. Comme le font les ruffians, dans les ports de la Méditerranée, aux voyageurs bien vêtus, ils murmurent à l’oreille de leur public : « Amusez-vous ! Jouissez ! Venez avec moi, je vous montrerai le chemin ! ». Mais c’est l’immense erreur des gens de bonne foi et l’infâme fourberie des corrupteurs de la jeunesse aspirant au salaire de leur proxénétisme, de confondre l’« autonomie morale » avec l’absence de frein.

Ces deux notions ne sont pas seulement non synonymes, elles sont même opposées l’une à l’autre et s’excluent mutuellement. Liberté de l’individu ! Le droit de disposer de soi-même ! Le « moi » son propre législateur ! Quel est ce « moi » qui doit se donner ses lois ? Quel est ce « soi-même » pour lequel Ibsen revendique le droit de disposer seul ? Quel est ce libre individu ? Nous avons déjà vu dans la « Psychologie de l’égotisme » que toute la notion d’un « moi » opposé au reste du monde comme quelque chose d’étranger et d’exclusif, est une illusion de la conscience, et je n’ai pas besoin d’y revenir ici. Nous savons que l’homme, comme tout être vivant très compliqué et hautement développé, est une société ou un État d’êtres vivants de plus en plus simples, de cellules et de systèmes de cellules ou organes qui ont tous leurs fonctions et leurs besoins propres. Ils se sont associés dans le cours de l’évolution de la vie sur la terre et ont subi des altérations afin de pouvoir accomplir des fonctions plus hautes que celles possibles à la cellule simple et à l’agglomération de cellules primitive. La plus haute fonction de la vie que nous connaissions jusqu’ici est la conscience claire, le contenu le plus élevé de la conscience est la connaissance, et le but le plus visible et le plus immédiat de la connaissance est de fournir à l’organisme toujours de meilleures conditions de vie, c’est-à-dire de prolonger le plus longtemps possible son existence et d’emplir celle-ci du plus grand nombre de sensations de plaisir. Pour que l’organisme, dans son ensemble, puisse être au niveau de sa tâche, ses parties constitutives sont obligées de se soumettre à une hiérarchie sévère. L’anarchie à l’intérieur de l’organisme est de la maladie et mène rapidement à la mort. Chaque cellule accomplit son travail chimique de décomposition et de reconstruction de combinaisons, sans s’occuper d’autre chose. Elle travaille presque exclusivement pour elle. Sa conscience est la plus limitée qu’on puisse imaginer, sa prévision est probablement nulle, sa faculté d’adaptation par sa propre force est si faible que, pour peu qu’elle soit nourrie un tantinet plus faiblement que sa voisine, elle ne peut se maintenir en face de celle-ci et est immédiatement dévorée par elle332. Le groupe de cellules différencié, l’organe, a déjà une conscience plus étendue, ayant son siège dans ses propres ganglions nerveux ; sa fonction est plus compliquée et ne profite plus à lui seul ou à lui principalement, mais à l’organisme total ; il a donc déjà aussi une influence — je dirais constitutionnelle — sur la direction des affaires de l’organisme total, qui s’affirme en ce que l’organe est capable d’inspirer à la conscience des représentations qui poussent la volonté à des actes. Mais l’organe le plus élevé dans lequel se résument tous les autres, est la substance grise. C’est elle qui est le siège de la conscience claire. Elle travaille le moins pour elle, le plus pour la chose publique, c’est-à-dire pour l’organisme total. Elle est le gouvernement de l’État. A elle aboutissent tous les rapports de l’intérieur et du dehors ; il faut qu’elle s’oriente au milieu de toutes les complications, qu’elle fasse preuve de prévoyance et qu’elle tienne compte, à chaque acte, non seulement de l’effet immédiat, mais aussi des conséquences plus éloignées pour la chose publique. Quand donc il est question de « moi », de « soi-même », d’« individu », on ne peut raisonnablement avoir en vue une partie subordonnée quelconque de l’organisme, le petit orteil ou le rectum, mais seulement la substance grise. Elle, certes, a le droit et le devoir de diriger l’individu et de lui prescrire sa loi. Elle, c’est-à-dire la conscience. Mais comment celle-ci forme-t-elle ses jugements et ses décisions ? Elle les forme à l’aide des aperceptions éveillées en elle par les excitations venant des organes intérieurs et des sens. Si la conscience se laisse diriger seulement par les excitations organiques, elle cherche à satisfaire des désirs momentanés aux dépens du bien-être dans l’heure suivante, elle nuit à un organe en favorisant le besoin d’un autre, et elle néglige de prendre en considération des circonstances du monde extérieur avec lesquelles elle devrait compter dans l’intérêt de l’organisme. Quelques exemples très simples à cet égard. Un homme nage entre deux eaux. Les cellules n’en savent rien et ne s’en occupent pas. Elles empruntent tranquillement au sang l’oxygène dont elles ont momentanément besoin et dégagent en échange de l’acide carbonique. Le sang corrompu excite la moelle allongée, et celle-ci réclame impétueusement un mouvement d’inspiration. Si la substance grise cédait à ce désir pleinement justifié d’un organe et transmettait aux muscles intéressés l’impulsion d’un mouvement d’inspiration, le poumon se remplirait d’eau et la mort de l’organisme total s’ensuivrait. Aussi, la conscience n’obéit-elle pas aux demandes de la moelle allongée, et, au lieu d’envoyer des impulsions de mouvement aux muscles intercostaux et du diaphragme, elle les envoie aux muscles des bras et des jambes ; le nageur, au lieu de respirer dans l’eau, émerge à la surface. Autre cas. Un convalescent de fièvre typhoïde éprouve une boulimie. S’il cédait à sa faim, il se procurerait une satisfaction immédiate, mais, vingt-quatre heures après, il mourrait vraisemblablement d’une perforation de l’intestin. Sa conscience résiste en conséquence, pour le bien de l’organisme total, au désir de ses organes. Naturellement, les cas sont bien rarement si simples, mais beaucoup plus compliqués. Toutefois, c’est toujours la tâche de la conscience d’examiner les excitations qui lui arrivent de la profondeur des organes, de comprendre dans les représentations de mouvement qu’elles provoquent toutes ses expériences précédentes, sa connaissance, les directives du monde extérieur, et de ne pas céder à ces excitations, quand les jugements qui leur sont opposés l’emportent en force sur elles.

Même un organisme absolument sain dépérit vite, lorsque l’activité inhibitrice de la conscience ne s’exerce pas et que, par ce manque d’exercice, sa force inhibitrice s’étiole. La folie des Césars n’est rien autre chose que la conséquence de l’indulgence systématique de la conscience pour chaque exigence des organes333. Si l’organisme n’est pas tout à fait sain, s’il est dégénéré, sa ruine est encore beaucoup plus rapide et plus sûre quand il obéit aux exigences de ses organes, car ceux-ci souffrent alors de perversions, ils réclament des satisfactions qui ne sont pas seulement nuisibles à l’organisme total ultérieurement, mais leur nuisent à eux-mêmes immédiatement.

Quand donc on parle du « moi » qui doit avoir le droit de décider de lui-même, il ne peut être question que du « moi » conscient, de la pensée qui examine, se souvient, observe et compare, et non des « sous-moi » incohérents, le plus souvent en lutte entre eux, qu’enferme l’inconscient334. L’individu est l’homme jugeant, non l’homme instinctif : La liberté, c’est l’aptitude de la conscience à puiser des excitations non seulement dans les désirs des organes, mais aussi dans le travail des sens et dans ses propres images rappelées. La « liberté » ibsénienne est le plus profond esclavage, et toujours un esclavage suicide335. Elle est l’assujettissement du jugement à l’instinct et la révolte d’un seul organe contre la domination de cette force chargée de veiller au bien-être de l’organisme entier. Même un philosophe aussi individualiste qu’Herbert Spencer, dit : « Pour devenir propre à l’état social, il faut… que l’homme possède l’énergie capable de renoncer à une petite jouissance immédiate pour en « obtenir une plus grande dans l’avenir336 ». Un homme sain et dans la pleine vigueur de son intelligence ne peut pas renoncer à son jugement. Le « sacrifice de l’intellect » est le seul qu’il ne puisse faire. Si la loi et les mœurs lui imposent des actes qu’il trouve absurdes, parce qu’ils sont contraires au but, il n’a pas seulement le droit, mais le devoir, de défendre la raison contre l’absurdité et la connaissance contre l’erreur. Mais il se révoltera toujours uniquement au nom du jugement, et jamais au nom de l’instinct.

Toute cette philosophie du refrènement de soi-même ne peut être prêchée, il est vrai, qu’à des gens sains. Elle n’est pas applicable aux dégénérés. Leur cerveau et leur système nerveux défectueux sont hors d’état de répondre à ses exigences. Les processus intimes de leurs organes sont morbidement exacerbés. Ceux-ci envoient en conséquence des excitations particulièrement fortes dans la conscience. Les nerfs sensoriels sont mauvais conducteurs. Les images rappelées dans le cerveau sont pâles. Les perceptions du monde extérieur, les représentations des expériences antérieures sont donc absentes ou trop faibles pour vaincre l’excitation provenant des organes. De telles gens ne peuvent que suivre leurs désirs et leurs impulsions. Ils sont les « instinctifs » et les « impulsifs » de la psychiatrie. Les Nora, les Ellida, les Rébecca, les Stockmann, les Brand, etc., sont de cette espèce. Ces gens, étant dangereux pour eux-mêmes et pour les autres, doivent être mis en tutelle par des gens raisonnables, autant que possible dans les asiles d’aliénés. Voilà ce qu’il faut répondre aux fous ou aux charlatans qui vantent les figures ibséniennes comme des « êtres libres » et de « fortes personnalités », et, avec leurs airs séducteurs de « disposition de soi-même », d’« indépendance morale », d’« épanouissement de l’individualité », attirent qui sait où ? mais certainement à leur ruine, des enfants incapables de discernement.

Le troisième trait du théâtre d’Ibsen qui explique ses succès, est le jour sous lequel il montre la femme. « Les femmes sont les soutiens de la société », fait-il dire à Bernick. La femme a, chez Ibsen, tous les droits et pas un devoir. Le lien du mariage ne l’enchaîne pas. Elle s’en va quand elle aspire à la liberté ou croit avoir à se plaindre de son mari, ou quand un autre homme lui plaît un tantinet plus que son époux. L’homme qui joue le Joseph et ne se rend pas aux désirs d’une dame Putiphar ne s’attire pas, comme on pourrait le penser, la raillerie traditionnelle, mais est déclaré tout net un criminel. (Les Revenants, p. 81. Le Pasteur. Ce fut la plus grande victoire de ma vie : un triomphe sur moi-même. — Mme Alving. Un crime envers nous deux ».) La femme est toujours l’être intelligent, fort, courageux, l’homme toujours l’imbécile et le lâche. Dans chaque rencontre la femme triomphe comme elle veut, et l’homme est aplati comme une galette. La femme a seulement besoin de vivre pour elle-même. Elle a même vaincu, chez Ibsen, son instinct le plus primitif, celui de la maternité, et elle abandonne sans sourciller sa couvée, quand il lui prend fantaisie d’aller chercher des satisfactions ailleurs. Une telle adoration contrite de la femme, qui forme pendant au culte idolâtrique de Richard Wagner pour elle, une telle approbation inconditionnelle de toutes les abjections féminines, devaient assurer à Ibsen les applaudissements de toutes les femmes qui, dans les viragos hystériques, nymphomanes, atteintes de perversions de l’instinct maternel337, que l’on rencontre dans son théâtre, reconnaissaient ou leur image, ou l’idéal de développement de leur imagination dégénérée. Les femmes de cette espèce trouvent effectivement toute discipline intolérable. Elles sont de naissance les « femmes de ruisseau » de Dumas fils. Elles ne sont pas faites pour le mariage, pour le mariage européen avec un seul homme. La promiscuité sexuelle et la prostitution, cette forme atavique de la dégénérescence chez la femme, selon Ferrero338, constituent leur instinct le plus intime, et elles sont reconnaissantes à Ibsen d’avoir catalogué leurs penchants, auxquels on donne d’habitude de vilains noms, sous les belles désignations de « lutte de la femme pour son autonomie morale », et de « droit de la femme à l’affirmation de sa personnalité ».

Le pauvre Auguste Strindberg, cet écrivain suédois au cerveau également détraqué, mais d’une grande force créatrice, se donne l’énorme peine de montrer (dans ses pièces intitulées Le Père, La comtesse Julie, Les Créanciers, etc.), l’absurdité des vues d’Ibsen sur l’essence de la femme, ses droits, sa situation par rapport à l’homme, en parodiant ces vues par une exagération furieuse. Mais sa méthode est fausse. Il ne convaincra jamais Ibsen, par des arguments rationnels, que ses doctrines sont absurdes. Celles-ci, en effet, n’ont pas leur racine dans sa raison, mais dans ses instincts inconscients. Ses figures de femmes et leurs destinées sont l’expression poétique de cette perversion sexuelle des dégénérés que Krafft-Ebing a nommée le « masochisme339 ». Le masochisme est une sous-espèce de la « sensation sexuelle contraire ». L’homme affecté de cette perversion se sent vis-à-vis la femme comme la partie faible, celle qui a besoin de protection, comme l’esclave qui se roule sur le sol, forcé d’obéir à sa maîtresse et trouvant son bonheur dans l’obéissance. C’est le renversement du rapport normal et naturel entre les sexes. Chez Sacher-Masoch, la femme impérieuse et triomphante manie le knout ; chez Ibsen, elle exige des confessions, tient des mercuriales enflammées, et s’en va dans une apothéose de feux de Bengale. L’expression de la supériorité féminine est ici moins brutale, mais, dans leur essence, les héroïnes d’Ibsen sont identiques à celles de Sacher-Masoch. Ce qui est remarquable, c’est que les femmes qui applaudissent avec enthousiasme aux figures à la Nora ne sont pas choquées par les Hedwige, les demoiselle Tesman et autres personnages féminins de sacrifice dans lesquels se manifestent la pensée et le sentiment contradictoires du mystique confus. Mais c’est un fait psychologique, que l’on n’aperçoive pas ce qui ne s’accorde point avec nos propres penchants, et que l’on s’arrête seulement à ce qui est dans leur note.

La clientèle féminine d’Ibsen ne se compose pas seulement, d’ailleurs, des hystériques et des dégénérées, mais aussi de ces femmes qui sont mal mariées, ou se croient incomprises, ou souffrent de mécontentement ou de vide intérieur, suite d’occupations insuffisantes. Un penser clair n’est pas la qualité prédominante de cette espèce de femmes. Autrement, elles ne verraient pas en Ibsen leur avocat. Ibsen n’est pas leur ami. On ne l’est jamais lorsqu’on attaque l’institution du mariage, aussi longtemps que subsiste l’ordre économique actuel.

Un réformateur sérieux et sain entrera en lice pour que le mariage acquière une base morale et émotionnelle et ne reste pas une forme mensongère. Il condamnera le mariage par intérêt, le mariage de dot et d’affaires, il flétrira comme des crimes l’acte d’époux qui, ressentant pour un autre être un fort et véritable amour éprouvé par le temps et par la lutte, demeurent ensemble dans une lâche pseudo-union, se trompant et se souillant mutuellement, au lieu de se séparer honnêtement et de fonder une union véritable ; il exigera que le mariage soit formé par inclination réciproque, entretenu par la confiance, l’estime et la reconnaissance, consolidé par la considération de l’enfant, mais il se gardera de dire quelque chose contre le mariage lui-même, contre le solide endiguement des rapports sexuels par un devoir déterminé et durable. Le mariage est un haut progrès sur l’accouplement libre des sauvages. Ce serait le plus profond atavisme de dégénérescence, que de l’abandonner pour revenir à la promiscuité primitive. Le mariage, en outre, n’est pas inventé pour l’homme, mais pour la femme et pour l’enfant. Il est une institution protectrice sociale pour la partie la plus faible. L’homme n’a pas encore dompté et humanisé ses instincts animaux polygames dans la mesure où l’a fait la femme. Il consentira en général très volontiers à remplacer la femme qu’il a possédée par une femme nouvelle. Les départs à la Nora ne sont pas faits, d’habitude, pour l’effrayer. Il ouvrira bien large la porte à Nora, en lui donnant avec beaucoup de plaisir sa bénédiction pour la route. Si, dans une société où chacun est obligé de songer à lui-même et ne se préoccupe de la postérité d’autrui que lorsqu’il s’agit d’enfants orphelins, sans protection, ou qui mendient, la loi et les moeurs viennent à admettre que l’on se sépare l’un de l’autre dès que l’on a cessé de se plaire, ce seront les hommes, et non les femmes, qui useront de cette nouvelle liberté. Les départs à la Nora sont peut-être sans danger pour les femmes riches ou éminemment industrieuses, c’est-à-dire économiquement indépendantes. Mais ces femmes constituent, dans la société actuelle, une infime minorité. L’immense majorité des femmes aurait tout à perdre à la doctrine morale d’Ibsen. Leur boulevard est la sévère discipline matrimoniale. Elle oblige l’homme à prendre soin de la femme sur le retour et des enfants. Aussi serait-ce, à vrai dire, le devoir des femmes raisonnables de mettre Ibsen au ban de l’opinion et de se soulever contre l’ibsénisme qui les menace criminellement, elles et leurs droits. C’est seulement par erreur que des femmes d’esprit sain et moralement intègres peuvent faire cortège à Ibsen. Il est nécessaire de leur montrer la portée de ses doctrines, l’effet de celles-ci particulièrement sur la situation de la femme, afin qu’elles abandonnent une société qui ne peut jamais être la leur. Qu’il reste entouré seulement de celles qui sont l’esprit de son esprit, c’est-à-dire des femmes hystériques et des masochistes ou imbéciles mâles qui croient, avec M. Aug. Ehrhard, que « le bon sens et l’optimisme » sont « les deux principes destructeurs de toute poésie340 ».

V. Frédéric Nietzsche §

De même que l’égotisme a trouvé en Ibsen son poète, il a trouvé en Nietzsche son philosophe. La divinisation du barbotage par la plume, la couleur et l’argile de la part des parnassiens et des esthètes, l’encensement du crime, de la luxure, de la maladie et de la pourriture de la part des diaboliques et des décadents, la glorification de l’homme qui « veut », qui est « libre », qui est « entièrement lui-même », de la part d’Ibsen, Nietzsche nous en fournit la théorie, ou du moins quelque chose qui se donne comme tel. Ç’a toujours été là, remarquons-le en passant, la besogne de la philosophie. Celle-ci joue dans l’espèce le même rôle que la conscience dans l’individu. La conscience a la tâche ingrate d’imaginer des motifs raisonnables et des explications plausibles pour les instincts et les actions inspirés par l’inconscient. De même, la philosophie s’efforce de trouver des formules d’apparence profonde pour les particularités de sentiment, de pensée et d’activité d’une époque, ayant leurs racines dans les événements de la politique et de la civilisation, dans les conditions climatériques et économiques, et de leur confectionner une sorte d’uniforme de la logique. La génération vit sans se préoccuper d’une théorie de ses particularités, conformément à la nécessité historique de son évolution, et la philosophie emboîte diligemment, clopin-clopant, le pas derrière elle, rassemble avec plus ou moins d’ordre dans son album les traits épars de son caractère, les manifestations de sa santé et de sa maladie, munit méthodiquement cet album d’un titre, d’une pagination et d’un point final, et le range, satisfaite, dans sa bibliothèque, parmi la collection des systèmes de même format réglementaire. Des vérités authentiques, des explications réelles et justes, les systèmes philosophiques n’en contiennent pas. Mais ils sont des témoins instructifs des efforts de la conscience de l’espèce pour fournir à l’activité inconsciente de celle-ci, dans un temps donné, adroitement ou maladroitement, les excuses réclamées par la raison.

Lorsqu’on lit à la file les écrits de Nietzsche, on a de la première à la dernière page l’impression qu’on entend un fou furieux qui, les yeux étincelants, la bouche écumante, avec des gestes sauvages, éjacule un flot de paroles étourdissant, et, au milieu de sa vocifération, tantôt éclate d’un rire fou, tantôt lance des injures ordurières et des malédictions, tantôt se livre à une danse vertigineuse, tantôt fond, la mine menaçante et le poing tendu, sur les visiteurs ou sur des adversaires imaginaires. Autant que ce torrent intarissable de phrases peut laisser apparaître un sens, il montre comme éléments fondamentaux une série constamment réitérée d’aperceptions délirantes qui ont leur source dans des hallucinations et des processus organiques maladifs, et qui seront mises en évidence dans la suite de ce chapitre. Çà et là émerge une idée claire qui, comme cela est toujours le cas chez les fous furieux, revêt la forme d’une affirmation impérieuse, en quelque sorte d’un ordre despotique. Nietzsche n’essaie pas même d’argumenter. Quand l’idée d’une objection possible vient à naître dans son imagination, il la persifle ou la raille, ou décrète avec raideur : « C’est faux ! ». (« Combien plus raisonnable est cette théorie représentée, par exemple, par Herbert Spencer… Est bon, d’après cette théorie, ce qui, de tout temps, s’est montré utile : grâce à cette utilité, les choses peuvent valoir au plus haut degré, valoir en soi. Ce mode d’explication aussi est faux, mais l’explication même est du moins raisonnable en soi et psychologiquement défendable » (Sur la Généalogie de la Morale, 2e édition, p. 5). « Ce mode d’explication aussi est faux ». Cela suffit. Pourquoi est-il faux ? En quoi est-il faux ? Parce que Nietzsche l’ordonne ainsi. Le lecteur n’a pas le droit d’en demander davantage). Il contredit d’ailleurs lui-même à peu près chacun de ses dogmes violemment dictatoriaux. Il dit d’abord une chose, puis le contraire, et les deux choses avec une égale violence, le plus souvent dans le même livre, souvent à la même page. De temps en temps il a conscience du démenti qu’il se donne à lui-même, et alors il prétend avoir voulu se divertir, en se moquant du lecteur. (« Il est difficile d’être compris : surtout quand on pense gangasrotogati et qu’on vit exclusivement parmi des gens qui pensent et vivent autrement, je veux parler des kurmagati, ou, dans le meilleur cas, des mandeigagati, cheminant à la façon de la grenouille ; — je fais tout, moi, pour être difficilement compris… Quant aux « bons amis », on agit bien en leur accordant par avance un champ libre et un lieu d’ébats pour les malentendus : de cette façon on a encore à rire ; ou en les supprimant complètement, ces bons amis — et aussi en riant » (Au-delà du Bien et du Mal, 2e édition, p. 38). Et p. 51 : « Tout ce qui est profond aime le masque ; les choses les plus profondes ont même la haine de l’image et de la comparaison. Le contraste ne serait-il pas le vrai déguisement sous lequel cheminerait la pudeur d’un Dieu ? »).

La nature des affirmations dogmatiques est très caractéristique. On doit d’abord s’habituer au style de Nietzsche. L’aliéniste, lui, à la vérité, n’a point à le faire ; il connaît bien ce genre. Il lit fréquemment des écrits, d’ordinaire non imprimés, il est vrai, dont la marche d’idées et la diction sont semblables, et il les lit non pour son plaisir, mais pour prescrire l’internement de l’auteur dans une maison de santé. Le profane, au contraire, est facilement troublé par le tumulte des phrases. Mais dès qu’il s’est orienté, dès qu’il a un peu acquis l’habitude de discerner, parmi les tambours et les fifres de l’étourdissante musique de foire, le thème proprement dit, et de percevoir, au milieu de l’épaisse poussière tourbillonnante des mots rendant la vue presque impossible, l’idée fondamentale, il remarque immédiatement que les affirmations de Nietzsche sont ou des lieux communs, attifés comme des caciques à couronne de plumes, à anneau dans le nez et à tatouage, de si basse espèce qu’une pensionnaire aurait honte de les employer dans un devoir de classe, ou bien constituent de la folie rugissante vagabondant bien loin en dehors de la possibilité d’être l’objet d’un examen raisonnable et d’une réfutation. Parmi mille exemples de l’une et l’autre espèce, je n’en prendrai qu’un ou deux.

Ainsi parla Zarathoustra341, 3e partie, p. 9 : Il y avait justement une grand’porte là où nous nous arrêtâmes. « Vois cette grand’porte, nain, continuai-je à lui dire ; elle a deux faces. Deux chemins se rencontrent ici ; personne ne les a encore suivis jusqu’au bout. Cette longue rue en arrière : elle dure une éternité. Et cette longue rue dehors — c’est une autre éternité. Ils se contredisent, ces chemins ; ils se heurtent l’un l’autre ! — et c’est ici, à cette grand’porte, qu’ils se rencontrent. Le nom de la grand’porte est écrit au-dessus d’elle : Instant. Mais si quelqu’un continuait à suivre l’un d’eux — toujours plus avant, toujours plus loin : crois-tu, nain, que ces chemins se contredisent éternellement ? »

Soufflons l’écume de savon de ces phrases. Que disent-elles en réalité ? L’instant fugitif du présent est le point où le passé et l’avenir se touchent. Mais peut-on qualifier de pensée cette banalité qui va de soi ?

Ainsi parla Zarathoustra, 4e partie, p. 124 et sqq : Le monde est profond et plus profond que le jour ne l’a pensé. Laisse-moi ! Laisse-moi ! Je suis trop pur pour toi. Ne me touche pas ! Mon univers n’est-il pas justement devenu parfait ? Ma peau est trop pure pour tes mains. Laisse-moi, sot jour grossier et obtus ! Minuit n’est-il pas plus clair ? Les plus purs doivent être les maîtres de la terre, les plus méconnus, les plus forts, les âmes de minuit, qui sont plus claires et plus profondes que chaque jour… Mon malheur, mon bonheur sont profonds, ô jour étrange ! mais néanmoins je ne suis pas un dieu, un enfer de Dieu : profonde est leur souffrance. La souffrance de Dieu est plus profonde, ô monde étrange ! Empare-toi de la souffrance de Dieu, non de moi ! Que suis-je ! Une douce lyre ivre — une lyre de minuit, une grenouille ululante que personne ne comprend, mais qui doit parler, devant des sourds, ô hommes supérieurs ! Car vous ne me comprenez pas ! Fini ! Fini ! ô jeunesse ! ô midi ! ô après-midi ! Maintenant sont venus le soir, la nuit, minuit !… Ah ! ah ! comme il soupire, comme il rit, comme il râle et souffle, minuit ! Comme elle parle sobrement, cette poétesse ivre ! Elle a sans doute bu au-delà de son ivresse ! elle est devenue trop éveillée ! elle mâche à rebours ! — il mâche à rebours sa souffrance, en rêve, le vieux profond minuit, et plus encore sa joie ; car la joie, si déjà la souffrance est profonde, la joie est plus profonde encore que la souffrance du cœur… La souffrance dit : Disparais ! Va-t’en, souffrance !… Mais la joie veut seconde venue, veut tout éternellement semblable à soi-même. La souffrance dit : Brise-toi, saigne, cœur ! Marche, jambe ! Aile, vole ! Monte ! En haut ! Douleur ! Eh bien ! allons ! Ô mon vieux cœur : la souffrance dit : Disparais ! Hommes supérieurs, … si jamais vous voulûtes qu’une fois soit deux fois, si jamais vous dîtes.: Tu me plais, bonheur ! Je te chasse, moment ! vous redemandâtes tout. Tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, lié, amoureux, oh ! alors vous aimiez le monde — vous autres immobiles, vous l’aimez éternellement et toujours : et vous dites aussi à la souffrance : disparais, mais reviens ! Car tout plaisir veut — l’éternité. Toute joie veut l’éternité de toutes choses, veut du miel, veut de la lie, veut un minuit ivre, veut des tombeaux, veut la consolation des tombeaux, veut un crépuscule doré — que ne veut pas la joie ! elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus terrible, plus cachée que toute souffrance, elle veut soi, elle mord en soi, la volonté de l’anneau lutte en elle… la joie veut l’éternité de toutes choses, veut profonde, profonde éternité !

Et le sens de cette folle bourrasque de mots tourbillonnants ? C’est que l’on souhaite une fin à la douleur, la durée à la joie ! C’est cette étonnante découverte qu’expose Nietzsche dans ces phrases démentes !

Voici maintenant quelques assertions ou tournures de langage visiblement aliénées.

La gaie Science, p. 59 : Qu’est-ce que la vie ? La vie — c’est : rejeter perpétuellement de soi quelque chose qui veut mourir ; la vie — c’est : être cruel et impitoyable envers tout ce qui devient faible et vieux en nous et non seulement en nous.

Les hommes capables de penser ont toujours cru jusqu’ici que la vie consiste à recevoir continuellement quelque chose en soi ; le rejet de ce qui est usé n’est qu’un phénomène d’accompagnement de la susception de matières nouvelles. La phrase de Nietzsche exprime sous une forme sibylline l’idée de la visite matinale à un certain endroit. Les hommes sains attachent à l’idée de vie plutôt la représentation de la salle à manger que celle du cabinet secret.

Au-delà du Bien et du Mal, p. 92 : C’est une délicatesse de la part de Dieu d’apprendre le grec quand il voulait devenir écrivain — et de ne l’apprendre pas mieux. — p. 95 : Conseil sous forme de devinette. — Pour que le lien ne se déchire pas… tu dois d’abord y mordre.

Je ne saurais présenter d’explication où d’interprétation de ce sens profond.

Les passages cités donnent déjà au lecteur une idée de la manière d’écrire de Nietzsche. Elle est, dans la douzaine de volumes gros ou petits qu’il a publiés, toujours la même. Ses livres portent différents titres, d’ordinaire significatifs par leur caractère aliéné, mais ne font qu’un seul et même livre. On peut se tromper de volume en lisant, on ne le remarquera pas. Ils sont une suite de saillies incohérentes, prose et rimes de mirliton mêlées, sans commencement ni fin. Il est rare qu’une idée y soit un peu développée, que quelques pages à la file soient liées par une intention unitaire, par une argumentation logiquement enchaînée. Nietzsche avait évidemment l’habitude de jeter avec une hâte fiévreuse sur le papier tout ce qui lui passait par la tête, et quand le tas était suffisamment gros, il l’envoyait à l’imprimerie et cela donnait un livre. Lui-même qualifie fièrement d’« aphorismes » ces balayures d’idées, et ses admirateurs lui font précisément un mérite particulier de l’incohérence de sa composition342. Quand on parle d’un système moral de Nietzsche, il ne faut pas s’imaginer qu’il en a développé un n’importe où. Tous ses livres, du premier au dernier, renferment simplement des vues disséminées çà et là sur des questions de moralité et sur la situation de l’homme par rapport à l’espèce et à l’univers, qui laissent apercevoir, réunies, quelque chose comme une conception fondamentale. C’est celle-ci que l’on a nommée la philosophie de Nietzsche. Ses disciples, par exemple Kaatz, déjà cité, puis Zerbst343, Schellwien344 et d’autres, ont cherché à donner à cette prétendue philosophie une certaine forme et une certaine unité, en pêchant dans les livres de Nietzsche un certain nombre de passages qui s’accordaient en quelque mesure les uns avec les autres, et qu’ils ont juxtaposés. Par cette méthode, on pourrait aussi établir une philosophie nietzschéenne qui serait absolument le contraire de celle acceptée par les disciples en question. En effet, comme nous l’avons dit, Nietzsche contredit chacune de ses affirmations à quelque endroit, et quand on se résout effrontément à la malhonnêteté de ne tenir compte que des dogmes d’un genre déterminé et d’ignorer ceux qui leur sont opposés, on peut extraire à son gré des écrits de Nietzsche une manière de voir philosophique, ou bien tout l’opposé.

La doctrine de Nietzsche préconisée par ses disciples comme orthodoxe, critique les fondements de la morale, recherche le point de départ des idées du bien et du mal, examine la valeur, pour l’individu et pour la société, de ce que l’on nomme aujourd’hui vertu et vice, interprète l’origine de la conscience et cherche à donner une idée des buts du développement de l’espèce, c’est-à-dire de l’homme idéal, le « surhomme ». Je veux résumer cette doctrine d’une façon aussi serrée que possible, le plus souvent dans les propres termes de l’auteur, mais sans le caquetage de ses phrases inutiles et perdant constamment le fil.

La morale régnante « dore, divinise, idéalise jusqu’à l’au-delà les instincts non égoïstes, ceux de pitié, d’abnégation de soi-même, d’immolation de soi-même ». Mais cette morale de pitié « est le grand danger de l’humanité, le commencement de la fin, l’arrêt, la fatigue regardant en arrière, la volonté qui se tourne contre la vie ». « Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales. La valeur de ces valeurs est elle-même à mettre en question une bonne fois. On n’a pas hésité jusqu’ici à accorder plus de valeur au bon qu’au méchant, plus de valeur dans le sens de l’avancement, de l’utilité, de la prospérité au point de vue de l’homme en général, en y comprenant l’avenir de l’homme. Quoi ? si le contraire était la vérité ? Quoi ? s’il y avait dans l’homme bon un symptôme rétrograde, un danger, une séduction, un poison, un narcotique grâce auxquels le présent viendrait à vivre aux dépens de l’avenir ? Peut-être plus commodément, moins dangereusement, mais aussi plus bassement, en plus petit style ? De sorte que précisément la morale serait cause qu’une puissance et une splendeur suprêmes possibles du type homme ne fussent jamais atteintes ? De sorte que précisément la morale serait le danger des dangers ? »

Nietzsche répond à ces questions, qu’il pose dans la préface de son livre Sur la Généalogie de la Morale, en développant son idée de l’origine de la morale actuelle.

Aux débuts de la civilisation humaine il voit « un carnassier, un magnifique fauve blond à la recherche voluptueuse de butin et de victoire ». Ces « carnassiers lâchés étaient libres de toute contrainte sociale ; dans l’innocence de leur conscience de fauves, ils revenaient, monstres joyeux, d’une suite épouvantable d’assassinats, d’incendies, de viols et de tortures, avec une satisfaction orgueilleuse et un équilibre d’âme comme s’ils avaient commis de simples tours d’étudiants ». Les fauves blonds formaient les races nobles. Ils tombèrent sur les races moins nobles, les vainquirent et les firent esclaves. « Une bande de carnassiers blonds, une race de conquérants et de maîtres, militairement organisée (remarquez ce mot « organisé » ; nous aurons à y revenir), avec la force d’organiser, posant sans scrupule ses pattes formidables sur une population peut-être immensément supérieure en nombre, mais encore informe, errante, fonda l’État. C’en est fini de cette rêverie qui l’a fait commencer par un contrat. Celui qui peut commander, celui qui de nature est maître, qui se montre brutal dans l’œuvre et dans le geste, qu’a-t-il, celui-là, à faire de contrats ? »

Dans l’État ainsi né, il y eut donc une race de maîtres et une race d’esclaves. La race des maîtres créa d’abord les idées de morale. Elle distingua entre bien et mal ; bon, fut synonyme pour elle de noble ; mauvais, de vulgaire ; elle sentit comme bonnes toutes ses propres qualités comme mauvaises, celles de la race assujettie. Bons étaient la dureté, la cruauté, l’orgueil, le courage, le mépris du danger, la joie de l’audace, le manque extrême d’égards ; mauvais étaient « le lâche, le craintif, l’être mesquin, celui qui pensait à l’utilité étroite ; de même, le méfiant avec son regard non libre, celui qui s’humiliait, l’espèce canine d’homme qui se laisse maltraiter, le flatteur mendiant, avant tout le menteur ». Telle est la morale des maîtres. La signification étymologique des mots qui aujourd’hui expriment l’idée « bon », révèle ce que l’on se représentait par « bon » lorsque régnait encore la morale des maîtres : « Je crois pouvoir interpréter comme « guerrier » le mot latin bonus : supposé que je ramène avec raison bonus à un ancien duonus (comparer bellumduellumduernlum, où ce duonus me paraît conservé). Bonus ainsi comme homme de discorde, de désunion (duo), comme guerrier : on voit ce qui, dans l’ancienne Rome, faisait « la bonté » d’un homme ».

La race assujettie a naturellement une morale opposée, la morale des esclaves. « Le regard de l’esclave est envieux pour les vertus du puissant : il a scepticisme et méfiance, il a finesse de méfiance contre toute chose « bonne » qui là est honorée. A l’inverse, sont préconisées et glorifiées les qualités qui servent à alléger l’existence aux souffrants : ici sont en honneur la pitié, la main complaisante et secourable, le cœur chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amitié, car ce sont ici les qualités les plus utiles et presque les uniques moyens de supporter le fardeau de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement la morale utilitaire ».

Un certain temps, la morale des maîtres et la morale des esclaves subsistèrent à côté l’une de l’autre, plus exactement, l’une au-dessous de l’autre. Puis arriva quelque chose d’extraordinaire : la morale des esclaves se souleva contre la morale des maîtres, la vainquit et la détrôna, et se mit à sa place. Il s’ensuivit une nouvelle évaluation de toutes les idées de morale (dans son jargon d’aliéné, Nietzsche nomme cela une « transvaluation des valeurs »). Ce qui précédemment, sous la morale des maîtres, avait passé pour bon, était maintenant mauvais, et réciproquement. La faiblesse devint une qualité, la cruauté un crime, le sacrifice de soi-même, la pitié pour la souffrance d’autrui, le désintéressement, des vertus. C’est ce que Nietzsche appelle « la révolte des esclaves dans la morale ». « Les juifs ont accompli ce tour de force miraculeux de l’interversion des valeurs. Leurs prophètes ont fondu en un seul les mots « riche », « impie », « méchant », « violent », « sensuel », et monnayé pour la première fois le mot « monde » en un mot d’opprobre. Dans cette interversion des valeurs (à laquelle il appartient d’employer le mot « pauvre » comme synonyme de « saint » et « d’ami ») gît l’importance du peuple juif ».

La « révolte morale des esclaves juive » était une vengeance contre la race des maîtres qui avait longtemps opprimé les juifs, et l’instrument de cette vengeance immense fut le Sauveur. « Israël n’a-t-il pas précisément, par la voie détournée de ce « rédempteur », de cet apparent adversaire et destructeur d’Israël, atteint le dernier but de sa sublime rage de vengeance ? Cela ne rentre-t-il pas dans l’art occulte d’une politique vraiment grande de vengeance, d’une vengeance à longue portée, souterraine, lente et calculatrice, qu’Israël même dut renier à la face de l’univers, comme quelque chose de mortellement hostile, et attacher sur la croix l’instrument de sa vengeance, afin que « tout l’univers », c’est-à-dire tous les adversaires d’Israël, pussent mordre sans hésiter précisément à cet appât ? Et saurait-on d’un autre côté, par tout le raffinement d’esprit, s’imaginer encore un plus dangereux appât ? Quelque chose qui ressemblât, en puissance attrayante, enivrante, assourdissante, corrompante, à ce symbole de la « sainte croix », à ce paradoxe effrayant d’un « dieu sur la croix », à ce mystère d’une dernière, extrême et inimaginable cruauté et auto-crucifixion de Dieu pour le salut de l’homme ? Ce qui est du moins sûr, c’est que, sub hoc signo, Israël, avec sa vengeance et sa transvaluation de toutes les valeurs, a jusqu’ici toujours de nouveau triomphé de tous les autres idéals, de tous les idéals plus nobles ».

Je dois diriger tout particulièrement l’attention du lecteur sur ce passage, et le prier de transformer en représentation ce tintamarre et cette crépitation de mots. Ainsi, Israël voulait se venger de l’univers entier, et décida en conséquence d’attacher le Sauveur sur la croix et de créer par ce moyen une nouvelle morale. Qui était cet Israël qui forma ce projet et l’exécuta ? Était-ce un parlement, un bureau, un souverain, une assemblée populaire ? Le projet fut-il soumis d’abord à une délibération et à un vote général, avant qu’« Israël » le réalisât ? On doit chercher à se représenter clairement dans tous ses détails matériels l’événement que Nietzsche décrit comme prémédité, voulu et conscient du but, afin de bien voir toute la démence de ces successions de mots.

Depuis la révolte des esclaves juive dans la morale, l’existence sur terre, qui jusque-là avait été une volupté au moins pour les forts et les audacieux, pour les nobles, pour les maîtres, est devenue une torture. Depuis cette révolte règne le contre-naturel où l’homme se rapetisse, s’affaiblit, se plébéise et dégénère peu à peu. Car l’instinct fondamental de l’homme sain n’est pas désintéressement et pitié, mais égoïsme et cruauté. « Léser, violenter, exploiter, anéantir, ne peuvent pas en eux-mêmes être quelque chose de mauvais, en tant que la vie fonctionne essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions fondamentales, en lésant, en violentant, en exploitant et en anéantissant, et ne peut même être imaginée sans ce caractère. Un ordre légal… serait un principe hostile à l’existence, un destructeur et un dissolvant de l’homme, un attentat à l’avenir de l’homme, un signe de fatigue, un chemin secret vers le néant ». « On s’enthousiasme maintenant partout, sous des déguisements scientifiques même, d’états à venir de la société dans lesquels doit disparaître le caractère exploiteur. — Cela résonne à mes oreilles comme si l’on promettait d’inventer une vie qui s’abstiendrait de toutes les fonctions organiques. L’« exploitation » n’appartient pas à une société corrompue, ou imparfaite, ou primitive ; elle appartient à l’essence des choses vivantes, comme fonction organique fondamentale345 ».

L’instinct fondamental de l’homme est donc la cruauté. Pour celle-ci il n’y a pas place dans la nouvelle morale des esclaves. Mais un instinct fondamental ne se laisse pas déraciner ; il reste vivant et réclame ses droits. On a donc cherché pour lui une série de dérivations. « Tous les instincts qui ne se déchargent pas par dehors se tournent en dedans. Ces terribles boulevards par lesquels l’organisation politique se protégea contre les vieux instincts de liberté, — les châtiments font partie avant tout de ces boulevards, — eurent pour résultat que tous ces instincts de l’homme sauvage libre errant se tournèrent en arrière, se tournèrent contre l’homme même. L’inimitié, la cruauté, la joie de la poursuite, de l’attaque par surprise, du changement, de la destruction, — tout cela se tournant contre les possesseurs de ces instincts : c’est là l’origine de la « mauvaise conscience ». L’homme qui, en l’absence d’ennemis et de résistances extérieures, enserré dans un étroit espace opprimant et dans une régularité de mœurs, impatiemment se déchira, se poursuivit, se mordit, se pourchassa, se maltraita lui-même, cet animal qu’on veut « apprivoiser » se blessant aux barreaux de sa cage, cet être soumis aux privations et dévoré de la nostalgie du désert, qui devait créer de son propre corps une aventure, un lieu de torture, une solitude peu sûre et dangereuse, — ce fou, ce prisonnier plein de désir et désespéré, fut l’inventeur de la « mauvaise conscience ». « Cette volonté de se torturer soi-même, cette cruauté rentrée de l’homme-animal rendu intérieur, refoulé en lui-même, qui a inventé la mauvaise conscience pour se faire mal, après que l’issue naturelle de cette volonté de se faire mal était bouchée », s’est formée aussi la notion de la faute et du péché. « Nous sommes les héritiers de la vivisection de conscience et de l’auto-torture d’animaux de milliers d’années ». Mais toute la justice aussi, le châtiment des « soi-disant » criminels, la plupart des arts, notamment la tragédie, sont des déguisements sous lesquels la cruauté primitive peut encore se montrer.

La morale des esclaves, avec son « idéal ascétique » de l’auto-suppression et du mépris de la vie et avec son invention torturante de la conscience, a permis, à la vérité, à l’esclave de se venger de ses maîtres ; elle a aussi dompté les effrayants hommes-carnassiers et procuré aux petits et aux faibles, à la plèbe, aux bêtes de troupeau, de meilleures conditions d’existence ; mais elle a nui à l’humanité dans son ensemble, en paralysant le libre développement précisément du type humain le plus élevé. « La dégénérescence générale de l’homme jusqu’à ce qui apparaît aujourd’hui aux niais et lourdauds socialistes comme leur « homme de l’avenir » — comme leur idéal ! — cette dégénérescence et ce rapetissement de l’homme en complète bête de troupeau (ou, comme ils disent, en homme de la « société libre »), cet abêtissement de l’homme en animal nain à prétentions et à droits égaux », est l’œuvre de destruction de la morale des esclaves. Pour cultiver l’humanité jusqu’à la splendeur suprême, il faut revenir à la nature, à la morale des maîtres, au déchaînement de la cruauté. « Le bien de la majorité et le bien de la minorité sont des points de vue d’évaluation, opposés ; s’imaginer que le premier est celui qui a sans aucun doute le plus de valeur, c’est là une manière de voir que nous voulons abandonner à la naïveté des biologistes anglais ». « A l’antique mot d’ordre mensonger du privilège de la majorité, au vouloir du rabaissement, de l’humiliation, du nivellement, de la descente et de l’enfoncement dans le crépuscule de l’homme », nous devons « opposer bruyamment le mot d’ordre terrible et ravissant du privilège de la minorité ». « Comme un dernier indicateur de l’autre route parut Napoléon, cet homme le plus unique et le plus tard né qu’il y eut jamais, et en lui le problème incarné du noble idéal en soi, Napoléon, cette synthèse du contre-homme et du surhomme ».

L’homme intellectuellement libre doit se placer « au-delà du bien et du mal » ; ces notions n’existent pas pour lui ; il examine ses instincts et ses actes en vue de connaître la valeur qu’ils ont pour lui-même, et non pour les autres, pour le troupeau ; il fait ce qui lui cause du plaisir, même et surtout quand cela tourmente les autres et leur nuit, et même les anéantit ; à lui s’applique la règle de vie des anciens Assassins du Liban : « Rien n’est vrai, tout est permis ». Avec cette nouvelle morale, l’humanité pourra enfin produire le surhomme. « Ainsi nous trouvons comme fruit le plus mûr de son arbre le souverain individu, l’individu seulement semblable à lui-même, revenu de la moralité de la morale, l’individu autonome surmoral (car autonome et moral s’excluent), bref, l’homme du propre long vouloir indépendant ». Cette même idée est exprimée dithyrambiquement dans Ainsi parla Zarathoustra : « L’homme est méchant — ainsi me dirent comme consolation tous les plus sages. Ah ! si seulement cela est encore vrai aujourd’hui ! Car la méchanceté est la meilleure force de l’homme. L’homme doit devenir meilleur et plus méchant, telle est ma doctrine. Le plus méchant est nécessaire pour le mieux du surhomme. Cela a pu être bon pour ce prédicateur des petites gens, qu’il souffrit et porta le péché de l’homme. Pour moi, je me réjouis du grand péché comme de ma grande consolation ».

C’est là la philosophie morale de Nietzsche, telle qu’elle ressort, en négligeant les contradictions, de quelques passages concordants de ses différents livres (notamment de Humain trop humain, de Au-delà du Bien et du Mal, de Sur la Généalogie de la Morale). Je veux la prendre un moment au sérieux et la soumettre à la critique, avant de mettre en regard d’elle les propres affirmations de Nietzsche directement opposées.

D’abord, l’affirmation anthropologique. L’homme aurait été primitivement un carnassier solitaire errant librement, dont l’instinct primordial était l’égoïsme et l’absence de tout égard pour ses congénères. Cette affirmation contredit tout ce que nous savons des débuts de l’humanité. Les kjœkken-mœddings ou déchets de cuisine de l’homme quaternaire en Danemarck, que Steenstrup a découverts et étudiés, ont par places une épaisseur de trois mètres et doivent provenir d’une horde très nombreuse. Les dépôts d’os de chevaux à Solutré sont si énormes, qu’il ne peut même venir à l’idée qu’un seul chasseur ou même un groupe de chasseurs qui n’aurait pas été très grand, ait pu rassembler et tuer tant de chevaux à un endroit. Aussi loin que nous regardons dans les temps préhistoriques, chaque trouvaille nous montre l’homme primitif comme un animal de troupeau qui n’aurait pu absolument se maintenir, s’il n’avait possédé les instincts qui constituent les prémisses de la vie en commun, à savoir la sympathie, le sentiment de la solidarité et un certain degré de désintéressement. Nous trouvons ces instincts déjà chez les singes, et s’ils semblent manquer précisément chez ceux qui sont le plus semblables aux hommes, l’orang-outang et le gibbon, c’est, pour certains naturalistes, une preuve suffisante que ces animaux sont dégénérés et en train de disparaître. Il n’est donc pas vrai que, à n’importe quelle époque, l’homme ait été un « fauve errant solitairement ».

Maintenant, l’affirmation historique. D’abord aurait régné chez les hommes la morale des maîtres, à laquelle toute violence égoïste paraissait bonne, tout désintéressement mauvais. L’évaluation inverse des actes et des sentiments aurait été l’œuvre d’une révolte d’esclaves. Les juifs auraient inventé l’« idéal ascétique », c’est-à-dire la morale du refrènement de tous les désirs, du mépris de tout plaisir charnel, de la pitié et de l’amour du prochain, pour se venger de leurs oppresseurs, les maîtres, les « fauves blonds ». J’ai déjà montré plus haut la démence de cette idée d’une vengeance consciente et voulue du peuple juif. Mais est-il donc vrai que notre morale actuelle, avec ses notions de bien et de mal, soit une invention des juifs et ait été dirigée contre les « fauves blonds », qu’elle soit une entreprise d’esclaves contre un peuple de maîtres ? Les doctrines capitales de la morale actuelle, nommée à tort chrétienne, ont été exprimées dans le bouddhisme six siècles avant la naissance du christianisme. Elles furent prêchées par Bouddha, qui n’était pas un esclave, mais un fils de roi, et elles devinrent la doctrine morale non des esclaves, non des opprimés, mais précisément du peuple des maîtres, des brahmanes, des aryas. Voici quelques-uns des préceptes moraux du bouddhisme empruntés au Dhammapada346 hindou et au Fo-sho-hing-tsan-king347 chinois : « Ne parle durement à personne » (Dhammapada, Verset 133). « Vivons heureux ; ne haïssons pas ceux qui nous haïssent ; vivons libres de haine au milieu de ceux qui nous témoignent de la haine » (V. 197). « Parce qu’il a pitié de chaque être vivant, un homme est qualifié arya (saint) » (V. 270). « Surveille tes pensées » (V. 327). « La domination de soi-même en tout est bonne » (V. 361). « J’appelle celui-là brahmane, qui, quoique libre de toute faute, supporte patiemment reproches, entraves et coups » (V. 399). « Sois bon envers tout ce qui vit » (Fo-sho-hing-tsan-king, V. 2024). « Triomphe de ton ennemi par la force, tu accrois son inimitié ; triomphe de lui par l’amour, et tu ne récoltes pas une douleur ultérieure » (V. 2241). Eh bien ! est-ce là la morale des esclaves ou des maîtres ? Est-ce la manière de voir de carnassiers errants ou celle d’êtres sociaux compatissants et non égoïstes ? Et cette manière de voir n’a pas pris naissance en Palestine, mais dans l’Inde, justement parmi le peuple des conquérants aryens qui dominaient une race subordonnée, et en Chine, où alors nulle race de conquérants ne maîtrisait une race assujettie. L’immolation volontaire de soi-même pour les autres, la pitié et la sympathie seraient la morale d’esclaves juive. Le singe héroïque que Darwin mentionne, d’après Brehm, était-il un esclave juif révolté contre le peuple dominateur des fauves blonds348?

Par le « fauve blond », Nietzsche a manifestement en vue les Germains du temps des migrations. Ils lui ont inspiré l’idée du carnassier errant qui assaille les hommes plus faibles, pour satisfaire voluptueusement sur eux ses instincts de carnage et de destruction. Ce carnassier ne s’est jamais préoccupé de traités. « Celui qui se montre brutal dans l’œuvre et dans le geste, qu’a-t-il, celui-là, à faire de contrats349? ». Eh bien ! l’histoire nous apprend que le « fauve blond », c’est-à-dire le Germain du temps des migrations non encore atteint par « la révolte des esclaves dans la morale », était un paysan vigoureux, mais pacifique, qui faisait la guerre non pour jouir du meurtre, mais pour obtenir de la terre arable, et qui cherchait toujours d’abord à conclure des traités pacifiques, avant de recourir forcément au glaive350. Et ce même « fauve blond » a, longtemps avant que la notion de l’« idéal ascétique » du christianisme juif parvînt à lui, développé à sa plus haute puissance l’idée de fidélité vassale, c’est-à-dire la vue qu’il est glorieux pour un homme de se dépouiller complètement de son propre « moi », de ne connaître l’honneur que comme reflet de l’honneur d’un autre auquel on s’est donné en pleine propriété, et de sacrifier sa vie pour son chef ! La conscience serait la « cruauté tournée en dedans ».

L’homme qui ne peut réprimer son besoin de faire mal, de torturer, de déchirer, le satisfait sur lui-même, ne pouvant plus le satisfaire sur les autres351. Si cela était vrai, l’homme honnête, vertueux, qui n’a jamais satisfait par un crime contre les autres ce prétendu instinct primordial de la cruauté, devrait sévir le plus violemment contre lui-même ; il aurait donc, de tous les hommes, la plus mauvaise conscience. A l’inverse, le criminel qui tourne son instinct primordial en dehors, qui, par conséquent, n’a pas besoin de chercher sa satisfaction en se déchirant lui-même, devrait vivre en une paix splendide avec sa conscience. Or, cela est-il conforme à l’observation ? A-t-on jamais vu qu’un honnête homme, qui n’a jamais cédé à l’instinct de cruauté, souffre de remords de conscience ? N’observe-t-on pas, au contraire, ceux-ci précisément chez les gens qui ont cédé à leur instinct, qui ont été cruels envers les autres, c’est-à-dire ayant déjà atteint cet assouvissement de leur désir que, d’après Nietzsche, la mauvaise conscience doit leur procurer^ Nietzsche dit : « Le véritable remords de conscience est précisément chez les criminels et les forçats quelque chose d’extrêmement rare, les prisons et les maisons de détention ne sont pas les endroits où prospère avec prédilection cette espèce de ver rongeur352 », et il croit avoir apporté ainsi une preuve à son affirmation. Mais les forçats ont montré, en commettant leurs crimes, que, chez eux, l’instinct du mal est tout particulièrement développé ; en prison, ils sont empêchés de s’abandonner à leur instinct ; précisément chez eux, le propre déchirement par les remords de conscience devrait être exceptionnellement violent, et néanmoins le remords de conscience y est quelque chose d’extrêmement rare ! On voit que la thèse de Nietzsche est une idée délirante, et rien de plus, et qu’elle ne vaut pas la peine d’être mise un instant en sérieuse comparaison avec l’explication de la conscience proposée par Darwin353, et acceptée par tous les moralistes.

L’argument philologique. Bonus aurait été primitivement duonus, c’est-à-dire aurait signifié l’« homme de discorde, de désunion (duo), le guerrier354 ». La preuve de la forme antérieure duonus est offerte par bellum = duellum = duen-lum. Or, on ne trouve nulle part duen-lum, mot librement inventé par Nietzsche, comme duonus. Admirez cette méthode. Il imagine un mot, duonus, qui n’existe pas, et l’appuie par le mot duen-lum, qui n’existe pas davantage, qui est également puisé dans l’imagination. La philologie déployée là par Nietzsche est à la hauteur de celle qui a créé la belle et convaincante série de dérivés alopex-lopex-pex-pix-pux-fechs-fichs-fuchs (renard). Nietzsche est énormément fier d’avoir découvert que l’idée de faute (Schuld) découle de l’idée très étroite et matérielle de dettes (Schulden)355. Admettons que cela soit vrai. Qu’aurait-il gagné par là pour sa théorie ? Cela prouverait seulement que l’idée, grossièrement matérielle et limitée à l’origine, s’est, dans le cours du temps, élargie, approfondie et spiritualisée. Qui a jamais eu l’idée de contester ce processus ? Quel est l’homme un peu au courant de l’histoire de la civilisation, qui ignore que les concepts se développent ? Aurait-on peut-être entendu par amour et amitié, dans les temps primitifs, les états d’âme délicats et multiples que ces mots expriment aujourd’hui pour nous ? Il se peut que la première « culpabilité » dont les hommes eurent conscience ait été l’obligation de rendre un prêt. Mais une « culpabilité » dans le sens de « dette » d’une obligation matérielle ne peut pas naître parmi des « fauves blonds », parmi des « carnassiers cruels ». Elle présuppose déjà un rapport de contrat, la reconnaissance d’un droit de propriété, le respect d’une individualité étrangère ; elle n’est pas possible si, chez le prêteur, n’existent pas le penchant à être serviable pour l’un de ses semblables et la confiance dans le bon vouloir de celui-ci à reconnaître ce bienfait ; chez l’emprunteur, la soumission volontaire à la désagréable nécessité de s’acquitter. Et tous ces sentiments sont déjà de la morale, de la morale simple mais authentique, exactement la « morale d’esclaves » du devoir, des égards, de la sympathie, du refrènement de soi-même, non la « morale de maîtres » de l’égoïsme, du pillage, de la violence cruelle, des désirs illimités ! Si même certains mots, comme l’allemand schlecht (schlicht), signifient aujourd’hui le contraire de leur sens primitif, cela ne s’explique pas par une fabuleuse « transvaluation des valeurs », mais, sans contrainte et plausiblement, par la théorie de Karl Abel, mentionnée dans notre premier volume, « sur le double sens contraire des racines primitives ». Le même son servait primitivement à désigner les deux oppositions du même concept qui, d’après la loi de l’association des idées, apparaissent toujours simultanément dans la conscience, et ce n’est que dans la vie ultérieure du langage que le mot devint véhicule exclusif de l’un ou de l’autre des concepts opposés. Ce phénomène n’a pas le plus léger rapport avec une modification de l’évaluation morale des sentiments et des actes.

L’argument biologique. La morale régnante améliorerait, à la vérité, les chances de survie des bêtes de troupeau, mais serait désavantageuse précisément à l’élevage du type humain le plus excellent, c’est-à-dire nuirait en somme à l’humanité, en empêchant l’espèce de se hausser à la forme la plus parfaite, conséquemment d’atteindre son idéal possible. Le type humain le plus parfait serait en conséquence, d’après Nietzsche, le « carnassier magnifique », le « lion riant » qui pourrait satisfaire tous ses désirs sans égard au bien ou au mal. L’observation enseigne que cette thèse est une idiotie. Tous les « surhommes » historiquement connus qui ont lâché les rênes à leurs instincts, étaient dès le début des malades, ou bien le devinrent. Les criminels célèbres, — et Nietzsche les range expressément parmi les « surhommes »356, — présentaient presque sans exception les stigmates somatiques et intellectuels qui les caractérisaient comme dégénérés, c’est-à-dire comme infirmes ou phénomènes ataviques, non comme développements et floraisons suprêmes, et les Césars dont le monstrueux égoïsme pouvait se repaître de l’humanité tout entière, succombèrent à la folie, qu’il sera difficile de prôner comme un état idéal de l’espèce. Que le « carnassier magnifique » nuise à l’espèce, qu’il détruise et ravage, Nietzsche l’accorde tout de suite ; mais qu’importe l’espèce ? Elle existe seulement pour rendre possible le plein épanouissement de quelques « surhommes » isolés et satisfaire leurs besoins les plus extravagants357. Mais le « carnassier magnifique » se nuit à lui-même, sévit contre lui-même, s’anéantit lui-même, et cela ne peut pourtant constituer un effet utile de qualités hautement cultivées ! La vérité biologique est que le constant refrènement de soi-même est une nécessité vitale des plus forts comme des plus faibles. Elle est l’activité des centres cérébraux les plus hauts, les plus humains. Si ceux-ci ne sont pas exercés, ils dépérissent, c’est-à-dire que l’homme cesse d’être homme ; le soi-disant « surhomme » devient « sous-homme », autrement dit, une bête ; par le relâchement ou la suppression des appareils d’inhibition du cerveau, l’organisme succombe sans retour à l’anarchie de ses parties constitutives, et celle-ci conduit infailliblement à la ruine, à la maladie, à la folie et à la mort, même si du monde extérieur ne se produit aucune résistance contre l’égoïsme dément de l’individu lâché sans bride, ce qui n’est guère imaginable.

Que subsiste-t-il maintenant de tout le système de Nietzsche ? Nous avons reconnu en lui un recueil d’affirmations folles et de phrases gonflées que, en réalité, on ne peut saisir sérieusement, vu qu’elles possèdent à peine la consistance du rond de fumée d’un cigare. Les disciples de Nietzsche marmottent constamment de la « profondeur » de sa philosophie morale, et, chez lui-même, les mots « profond » et « profondeur » sont un tic intellectuel qui se répète continuellement de la façon la plus intolérable358. Mais si l’on s’approche de cette « profondeur » avec le dessein de la mesurer, on en croit à peine ses yeux. Nietzsche n’a pas mené jusqu’à terme une seule de ses prétendues idées. Pas une seule de ses affirmations désordonnées n’est même creusée de l’épaisseur d’un doigt au-dessous de la surface la plus superficielle, de façon à pouvoir résister au moins au plus faible souffle. L’histoire entière de la philosophie n’enregistre vraisemblablement pas un second exemple d’une impudence se permettant de donner pour de la philosophie, et encore pour de la « profonde » philosophie, de semblables plaisanteries de conversations en chemin de fer ou une pareille affectation de bel esprit autour de la table à thé. Nietzsche ne voit même pas le problème moral autour duquel il bavarde cependant dix volumes durant. Raisonnablement, ce problème ne peut être que ceci : Les actions humaines peuvent-elles être divisées en bonnes et en mauvaises ? pourquoi les unes seraient-elles bonnes, les autres mauvaises ? qu’est-ce qui peut contraindre l’homme à faire les bonnes et à ne pas faire les mauvaises ?

Nietzsche fait semblant de nier la raison d’être d’une classification des actes humains au point de vue de la morale. « Rien n’est vrai, tout est permis359 ». Il n’y a ni bien ni mal. C’est une superstition et un préjugé atavique de s’entêter à ces concepts artificiels. Lui-même se tient « au-delà du bien et du mal », et il invite les « esprits libres », les « bons Européens », à le suivre sur ce point. Et aussitôt après, cet « esprit libre » « au-delà du bien et du mal » parle avec le plus grand sang-froid des « vertus aristocratiques360 » et de la « morale des maîtres ». Mais alors, il y a donc des vertus ? Il y a donc une morale, quand même elle serait opposée à la morale régnante ? Comment cela s’accorde-t-il avec la négation de toute morale ? Les actes des hommes n’ont donc pas tous la même valeur ? On peut donc distinguer parmi eux des actes bons et des actes mauvais ? Nietzsche entreprend donc de les classifier, les uns comme vertus, « vertus des aristocrates », les autres comme actes d’esclaves mauvais pour « les maîtres, les chefs », en conséquence criminels : — comment peut-il alors encore prétendre qu’il se tient « au-delà du bien et du mal » ? Mais il est en plein milieu du bien et du mal, si ce n’est qu’il se permet la sotte plaisanterie de qualifier de mal ce que nous nommons bien, et réciproquement, — haut fait intellectuel dont est certainement capable tout mioche de quatre ans mal élevé et méchant.

Cette première et stupéfiante façon de ne pas comprendre son propre point de vue est déjà un bon exemple de sa « profondeur ». Ce n’est pas tout. Comme preuve principale qu’il n’y a pas de morale, il allègue ce qu’il appelle « la transvaluation des valeurs ». Autrefois était bon ce qui aujourd’hui est mauvais, et réciproquement. Nous avons vu que cette idée procède du délire et est exprimée de façon délirante361. Mais supposons que Nietzsche ait raison : entrons pour une fois dans sa folie et admettons que la « révolte des esclaves dans la morale » ait eu lieu. Que gagnerait à cela son idée fondamentale ? Une « transvaluation des valeurs » ne prouverait rien contre l’existence d’une morale en général, car elle laisse absolument intacte la notion de la valeur même. Il y a donc des valeurs, seulement c’est tantôt une espèce d’actes, tantôt une autre, qui acquiert le rang de valeur. Aucun historien de la civilisation ne nie que les vues sur ce qui est moral ou immoral se sont modifiées dans le cours de l’histoire, qu’elles se modifient continuellement, qu’elles se modifieront aussi dans l’avenir. Cette constatation est devenue un lieu commun. Si Nietzsche la tient pour une découverte personnelle, il mérite simplement qu’un instituteur adjoint de village lui mette des oreilles d’âne. Mais comment l’évolution, la modification des idées de morale contrediraient-elles le fait fondamental de l’existence d’idées de morale ? Non seulement elles ne le contredisent pas, mais elles le confirment et le prouvent ! Elles lui servent de prémisse nécessaire ! Une modification des notions de morale n’est évidemment possible que s’il existe des notions de morale ; mais c’est là précisément le problème : « Y a-t-il des notions de morale ? ». Cette question, la première de toutes et la seule importante, Nietzsche, avec toutes ses éjaculations sur la « transvaluation des valeurs » et la « révolte des esclaves dans la morale », ne la touche même pas.

Il reproche à la morale des esclaves, sur un ton méprisant, d’être une morale utilitaire362, et il ne remarque pas qu’il ne vante ses « vertus nobles », qui constituent la « morale des maîtres », que parce qu’elles sont avantageuses à l’individu, au « surhomme363 ». Est-ce que « être avantageux » et « être utile » ne sont pas absolument la même chose ? La morale des maîtres n’est-elle donc pas exactement une morale utilitaire comme la morale des esclaves ? Et c’est ce que ne voit pas le « profond » Nietzsche ! Et il tourne en ridicule les moralistes anglais, parce qu’ils ont trouvé la « morale utilitaire364 » !

Il croit avoir mis à jour quelque chose de profondément occulte, que nul œil humain n’a encore aperçu, quand il proclame triomphalement : « Que ne nomme-t-on pas amour ? Cupidité et amour : quel sentiment différent nous éprouvons à chacun de ces mots ! Et cependant ce pourrait être le même instinct… Notre amour du prochain— n’est-il pas le désir ardent d’une possession ?… Quand nous voyons souffrir quelqu’un, nous utilisons volontiers l’occasion qui s’offre à nous de prendre possession de lui ; c’est ce que fait, par exemple, l’homme bienfaisant et pitoyable ; lui aussi nomme « amour » le désir d’une nouvelle possession éveillé en lui, et il y trouve sa joie comme à une nouvelle conquête qu’il entrevoit365 ». Est-il vraiment encore nécessaire d’appliquer la critique à ces sottises superficielles ? Sans doute, chaque action, même la plus désintéressée en apparence, est égoïste en un certain sens, en ce sens que celui qui la pratique s’en promet un avantage et éprouve du plaisir à l’idée anticipée de l’avantage attendu. Qui a jamais nié cela ? Tous les moralistes modernes ne font-ils pas expressément indiqué366. La chose n’est-elle pas déjà impliquée dans le fait qu’on définit toute moralité comme une connaissance de ce qui est utile ? Mais ce dont il s’agit, le « profond » Nietzsche ne le soupçonne même pas une fois de plus. Pour lui, l’égoïsme est un sentiment ayant pour contenu ce qui est utile à un être qu’il se représente isolé dans le monde, détaché de l’espèce, même hostilement opposé à elle. Pour le moraliste, l’égoïsme, que Nietzsche croit avoir découvert au fond de tout désintéressement, est la connaissance de ce qui est utile non seulement à l’individu pris isolément, mais aussi à l’espèce avec lui ; pour le moraliste, l’être ayant créé la connaissance de l’utile, par conséquent aussi celle des sentiments de moralité, n’est pas l’individu, mais l’espèce entière ; pour le moraliste aussi, la morale est de l’égoïsme, mais un égoïsme collectif de l’espèce, un égoïsme de l’humanité en face des co-habitants non humains de la terre et en face de la nature. L’homme que le moraliste sain d’esprit a devant les yeux, est celui qui est assez hautement développé pour pouvoir sortir de l’illusion de son isolement individuel et participer à l’existence de l’espèce, se sentir membre de l’espèce, se représenter les états de ses congénères, c’est-à-dire y sympathiser. Cet homme-là, Nietzsche le nomme d’un mot qu’il a trouvé chez tous les darwinistes, mais qu’il semble également regarder comme de son invention : une bête de troupeau. Il donne à ce mot un sens de mépris. La vérité est que la bête de troupeau, c’est-à-dire l’homme dont la conscience du « moi » s’est élargie jusqu’à pouvoir contenir la conscience de l’espèce, représente le degré supérieur de développement que les infirmes d’esprit et les dégénérés, qui restent éternellement enfermés dans leur isolement maladif, ne peuvent gravir.

Non moins « profonde » que sa découverte de l’égoïsme de tout désintéressement, est sa harangue « aux professeurs de désintéressement367 ». « On nomme bonnes les vertus d’un homme, non par rapport aux effets qu’elles ont pour lui-même, mais par rapport aux effets que nous en prévoyons pour nous et pour la société. » « Les vertus (telles que l’application, l’obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont le plus souvent nuisibles à leurs possesseurs. » « L’éloge des vertus est l’éloge de quelque chose de nuisible privément, — l’éloge d’instincts qui enlèvent à l’homme son plus noble égoïsme et la force de la plus haute protection sur lui-même. » « L’éducation… cherche à amener l’individu à une manière de penser et d’agir qui, si elle est devenue habitude, instinct et passion, domine en lui et sur lui contre son dernier avantage, mais pour le bien général. » C’est la vieille sotte objection contre l’altruisme, qu’on peut depuis soixante ans voir nager dans tous les ruisseaux. « Si chacun agissait avec désintéressement, se sacrifiait pour son prochain, le résultat en serait que chacun se nuirait à lui-même et que l’humanité, dans son ensemble, subirait de graves préjudices. » Assurément, si l’humanité se composait d’individus isolés, indépendants les uns des autres. Mais elle constitue un organisme, chaque individu ne donne jamais à l’organisme supérieur que l’excédent de sa force active, et la prospérité de l’organisme total, qu’il accroît par ses sacrifices altruistes, lui profite de nouveau comme sa part personnelle dans la richesse totale de l’organisme supérieur. Que dirait-on d’un malin qui combattrait de cette manière l’assurance contre l’incendie : « La plupart des maisons ne brûlent jamais. Le propriétaire qui s’assure contre l’incendie paye toute sa vie des primes, et comme finalement sa maison ne brûlera probablement pas, il a jeté son argent sans profit ; l’assurance contre l’incendie est en conséquence nuisible ? » L’objection faite à l’altruisme, qu’il nuit à chaque individu en lui imposant des sacrifices pour les autres, est exactement de même force.

Nous avons désormais assez de preuves de la « profondeur » de Nietzsche et de son système. Je veux maintenant montrer quelques-unes de ses contradictions les plus réjouissantes. Ses disciples ne les nient pas, mais ils cherchent à les pallier. C’est ainsi que Kaatz dit : « Il avait sur tant de choses éprouvé en lui-même une modification de vues, qu’il mit en garde contre les hommes de principes inflexibles qui veulent faire passer pour du “caractère” le manque de sincérité envers soi-même. Étant donné le changement de vues qui apparaît dans les œuvres de Nietzsche, nous ne pouvons naturellement tenir compte, pour ce livre, que des vues auxquelles Nietzsche est parvenu finalement368. » Mais c’est là une falsification consciente et voulue des faits, et la main du faussaire doit être immédiatement clouée, comme celle d’un tricheur aux cartes, à la table de jeu. Les contradictions, en effet, ne se trouvent pas dans les œuvres de différentes époques, mais dans le même livre, souvent à la même page. Elles ne sont pas des degrés de connaissance dont le plus élevé a nécessairement dépassé celui qui est au-dessous, mais des vues opposées, s’excluant raisonnablement les unes les autres, qui régnent simultanément dans la conscience de Nietzsche et que son jugement ne parvient pas plus à concilier qu’à supprimer soit l’une, soit l’autre.

Dans Ainsi parla Zarathoustra, 3e partie, p. 29, on lit : « Aimez en tout cas votre prochain comme vous-même, mais commencez par être ceux qui s’aiment eux-mêmes ». p. 56 : « Et alors il arriva aussi que sa parole sacra l’égoïsme, l’égoïsme robuste et sain qui coule d’une âme puissante ». Et p. 60 : « On doit apprendre à s’aimer soi-même — ainsi l’enseigné-je — avec un amour robuste et sain : afin qu’on puisse se supporter soi-même et qu’on ne vagabonde pas ». Au contraire, dans le même livre (1re partie, p. 108) : « C’est pour nous une horreur, le sens dégénérescent qui dit : tout pour moi ». Cette contradiction est-elle expliquée par le fait « d’être parvenu à une conception du monde définitive » ? Les affirmations opposées se trouvent dans le même livre, à quelques pages de distance !

Autre exemple. La gaie Science, p. 264 : « L’absence de personnalité se venge partout ; une personnalité affaiblie, mince, éteinte, se niant et se calomniant soi-même, n’est plus bonne à rien — et moins qu’à toute autre chose, à la philosophie ». Et seulement quatre pages plus loin, dans le même livre, p. 268 : « Ne sommes-nous pas tombés dans le soupçon d’un contraste, d’un contraste du monde, dans lequel jusqu’ici nous étions chez nous avec nos vénérations… et d’un autre monde que nous sommes nous-mêmes… soupçon qui pourrait nous placer, nous autres Européens, en face de ce formidable dilemme : ou supprimez vos vénérations, ou supprimez-vous vous-mêmes ». Ici il nie donc ou met du moins en doute sa personnalité, bien que sous une forme interrogative à laquelle le lecteur ne peut néanmoins s’arrêter, car Nietzsche « aime à masquer ses idées ou à les exprimer d’une manière hypothétique, et à mettre fin par une phrase interrompue ou par un point d’interrogation aux problèmes soulevés369 ».

Mais il nie beaucoup plus décidément encore sa personnalité, son « moi ». Dans Au-delà du Bien et du Mal, préface, p. vi, il expose que le fondement de tous les édifices philosophiques jusqu’à présent a été une « superstition populaire quelconque », telle, par exemple, que la « superstition de l’âme qui, comme superstition du subjectif et du « moi », n’a pas cessé, de nos jours encore, de causer du mal ». Et dans le même livre, p. 139, il s’écrie : « Qui n’a déjà été rassasié jusqu’à mourir de toute sa subjectivité et de sa maudite ipsissimosité ! ». Ainsi, le « moi » est une superstition ! Rassasié jusqu’à mourir de sa « subjectivité ! ». Et cependant le « moi » doit être « proclamé saint370 » ! Et cependant le « fruit le plus mûr de la société et de la moralité est le souverain individu qui ne ressemble qu’à lui-même371 » ! Et cependant « une personnalité qui se nie elle-même n’est plus bonne à rien » !

La négation du « moi », la désignation de celui-ci comme superstition, sont d’autant plus extraordinaires, que toute la philosophie de Nietzsche, si l’on peut nommer ainsi ses éjaculations, a seulement pour fondement le « moi », reconnaît le « moi » comme la seule chose justifiée, voire la seule existante !

Une contradiction plus destructive que celle-ci, nous ne la trouverons pas, il est vrai, dans toute l’œuvre de Nietzsche ; mais il nous faut encore indiquer par quelques exemples comment les oppositions s’anéantissant les unes les autres sont placées dans son esprit les unes immédiatement à côté des autres.

Comme nous l’avons vu, le dernier mot de sa sagesse est : « Rien n’est vrai, tout est permis ! ». « Au fond, j’éprouve du dégoût pour toutes ces morales qui disent : Ne fais pas cela ! Renonce ! Triomphe de toi ! ». « Domination de soi-même : ces professeurs de morale qui ordonnent à l’homme de se mettre sous sa propre puissance, amènent ainsi sur lui une étrange maladie372 ». Et à présent, que l’on apprécie ces phrases : « Par d’heureuses coutumes matrimoniales, la force et le plaisir de volonté, la volonté de se dominer soi-même, sont toujours en accroissement ». « L’ascétisme et le puritanisme sont des moyens presque indispensables d’éducation et d’ennoblissement, quand une race veut triompher de son origine dans la plèbe et lutter pour s’élever un jour à la domination ». « Le côté essentiel et inappréciable de chaque morale, c’est qu’elle est une longue contrainte373 ».

La caractéristique du « surhomme », c’est qu’il veut rester seul, qu’il cherche la solitude et fuit la société des bêtes de troupeau. « Celui-là sera le plus grand, qui peut être le plus solitaire ». « La haute et indépendante spiritualité, la volonté de rester seul… » Au-delà du Bien et du Mal, p. 154, 123. « Les forts se séparent les uns des autres aussi nécessairement que les faibles se rapprochent » Sur la Généalogie de la Morale, p. 149. Par contre, il dit à d’autres endroits : « Pendant la plus longue durée de l’humanité, il n’y eut rien de plus terrible que de se sentir seul » (La gaie Science, p. 147), et : « Nous n’apprécions pas assez aujourd’hui les avantages d’une existence en commun » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 59). Nous ? C’est une calomnie. Nous apprécions ces avantages à leur pleine valeur. Celui-là seul ne les apprécie pas, qui vante en expressions admiratives, comme la caractéristique des « forts », la « séparation », c’est-à-dire l’hostilité envers l’existence commune et le mépris de ses avantages.

Une fois, l’homme noble primitif est le magnifique carnassier errant librement, le fauve blond ; et tout de suite après, « ces hommes sont sévèrement tenus en bride par la coutume, la vénération, l’usage, la reconnaissance, plus encore par la surveillance réciproque, par la jalousie entre égaux, et d’autre part dans leur attitude vis-à-vis les autres ingénieux en égards, domination de soi-même, délicatesse, fidélité, orgueil et amitié ». Mais alors, si ce sont là les qualités du « fauve blond », qu’on nous donne vite une société de « fauves blonds » ! Seulement, comment s’accordent la « coutume », la « vénération », la « domination de soi-même », etc., avec le « libre vagabondage » du carnassier magnifique ? Cela reste une énigme sans solution. Il est vrai que Nietzsche ajoute à sa description qui nous fait venir l’eau à la bouche, cette restriction : « Ils sont en face de l’étranger, là où l’élément étranger commence, pas beaucoup meilleurs que des bêtes féroces lâchées » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 21). Mais cette restriction, en fait, n’en est pas une. Chaque communauté organisée se sent comme unité solidaire en face du reste du monde, et n’accorde jamais à l’étranger, à l’homme du dehors, les mêmes droits qu’à ses propres membres. Droit, coutume, égards ne s’étendent pas à l’étranger, à moins que celui-ci ne sache inspirer la crainte et forcer à reconnaître ses droits. Mais le progrès de la civilisation consiste précisément en ce que les frontières de la communauté s’élargissent toujours de plus en plus, que l’élément étranger dépourvu de droits, ne pouvant revendiquer d’égards, recule toujours davantage dans le lointain. Au commencement, il y eut seulement dans la horde des égards et des droits réciproques ; puis le sentiment de solidarité générale s’étendit à la tribu, à la province, à l’État, à la race. Aujourd’hui, il y a déjà un droit des gens même dans la guerre ; les meilleurs d’entre les contemporains se sentent solidaires avec tous les hommes ; ils regardent l’animal même comme non entièrement dépourvu de droits, et le temps viendra où les forces seules de la nature seront l’élément étranger et extérieur que l’on pourra encore traiter suivant ses besoins et son bon plaisir, en face duquel l’on pourra être l’« animal féroce lâché ». Le « profond » Nietzsche, il est vrai, n’est pas capable de saisir ces faits si simples et si clairs.

En un endroit, il se moque de la « naïveté » de ceux qui font sortir l’État d’un contrat (Sur la Généalogie de la Morale, p. 80), et ensuite il dit (Ibid. p. 149) : « Si ceux-ci (les forts, les maîtres-nés, l’« espèce de carnassiers solitaires ») s’unissent, cela est seulement en vue d’une action collective agressive et de la satisfaction collective de leur volonté de puissance, avec beaucoup de résistance de la conscience individuelle ». Avec résistance ou non, une « union en vue d’une satisfaction collective » n’est-elle pas un rapport contractuel dont Nietzsche nomme ajuste titre l’acceptation une « naïveté » ?

Tantôt « l’agonie est quelque chose qui inspire la pitié » (Au-delà du Bien et du Mal, p. 136), et « une suite de crimes, quelque chose d’horrible » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 21), et ailleurs il est parlé de la « beauté » du crime (Au-delà du Bien et du Mal, p. 91) et l’on se plaint que l’« on calomnie le crime » (même ouvrage, p. 123).

Mais assez d’exemples. Je ne voudrais pas me perdre dans le petit et le détail, et je pense avoir démontré que Nietzsche contredit lui-même chacune de ses affirmations fondamentales, et tout particulièrement la première de toutes et la plus importante, à savoir que le « moi » est la seule chose réelle ; l’égoïsme, la seule chose nécessaire et justifiée.

Si l’on regarde d’un peu près ses saillies sauvagement éructées, en quelque sorte vociférées, on s’étonne de la masse fabuleuse de stupidité et d’ignorance d’écolier qu’elles contiennent. C’est ainsi qu’il nomme (Au-delà du Bien et du Mal, p. 16) le système de Copernic, « qui nous a persuadé de croire, contre toute évidence des sens, que la terre n’est pas immobile », « le plus grand triomphe sur les sens qui jusqu’ici ait été remporté sur terre ». Ainsi, il ne soupçonne pas que l’observation exacte du ciel étoilé, des mouvements de la lune et des planètes et de la position du soleil dans le zodiaque, forme la base du système de Copernic, que ce système a donc été en réalité le triomphe des exactes perceptions des sens sur les illusions des sens, autrement dit, de l’attention sur la légèreté et la distraction. Il croit que « la conscience s’est développée seulement sous la pression du besoin de se communiquer », car « le penser conscient s’effectue en paroles, c’est-à-dire en signe de communication, ce qui révèle l’origine de la conscience elle-même » (La gaie Science, p. 280). Il ne sait donc pas que les animaux, qui ne parlent point, ont aussi une conscience, que l’on peut aussi penser en images, en représentations de mouvements, sans le secours de la parole, et que le langage ne s’ajoute à la conscience que très tard dans le cours de l’évolution. Le plus drôle est que Nietzsche se tient tout particulièrement pour un psychologue et veut avant tout passer pour tel. Le socialisme, d’après cet homme profond, provient de ce que « les fabricants et les grands industriels manquent jusqu’ici de ces formes et de ces marques distinctives de la race supérieure, qui seules rendent les personnes intéressantes ; s’ils avaient dans le regard et dans les gestes la distinction de la noblesse de naissance, il n’y aurait peut-être pas de socialisme des masses (!!). Car celles-ci, au fond, sont prêtes à l’esclavage de toute espèce, à condition que le supérieur se légitime constamment comme supérieur à elles, comme né pour commander — par la forme distinguée (!!) » (La gaie Science, p. 68). Le concept : « Tu dois ! », l’idée du devoir, de la nécessité d’une mesure déterminée de discipline de soi-même, est une résultante de ce que, « en tout temps, depuis qu’il y a des hommes, il y a eu aussi des troupeaux humains, et toujours beaucoup d’obéissants par rapport au petit nombre de ceux qui commandaient » (Au-delà du Bien et du Malt p. 118). Un homme moins incapable de penser que Nietzsche comprendrait que, au contraire, les troupeaux humains, ceux qui obéissaient et ceux qui commandaient, n’ont été possibles qu’après et parce que le cerveau avait acquis la force et l’aptitude d’élaborer le concept : « Tu dois ! », c’est-à-dire d’inhiber un instinct par une idée ou un jugement. Le descendant des races mêlées « sera en moyenne un être plus faible » (Au-delà du Bien et du Mal, p. 120) ; bien plus, « la mélancolie européenne, le pessimisme du xixe siècle est essentiellement la conséquence d’un mélange des couches sociales subit et absurde » ; les couches sociales « expriment toujours aussi des différences d’origine et de race » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 142). Les savants les plus compétents sont convaincus, on le sait, que le croisement d’une race avec une autre est favorable au progrès de toutes deux et est la « première source du développement374 ». Le « darwinisme, avec sa doctrine inexplicablement étroite de la lutte pour l’existence », s’explique par l’origine de Darwin. Ses ancêtres étaient des « gens pauvres et de basse condition qui connaissaient de trop près la difficulté de se tirer d’affaire. Autour du darwinisme anglais tout entier plane comme un air méphitique de surpopulation anglaise, comme une odeur de petites gens à l’étroit et dans la misère » (La gaie Science, p. 273). Je suppose que tous mes lecteurs savent que Darwin était riche et n’eut jamais besoin d’exercer une profession, et que ses ancêtres, au moins depuis trois ou quatre générations, avaient vécu dans le bien-être.

Une prétention toute spéciale de Nietzsche est celle d’une extraordinaire originalité. Il met au-devant de sa Gaie Science l’épigraphe suivante :

Je demeure dans ma propre maison,
Je n’ai jamais rien imité de personne,
Et je me suis moqué de tout maître
Qui ne s’est pas moqué de lui-même.

Ses disciples croient sur parole à cette vantardise, la répètent, bêlant en chœur de moutons et avec des yeux extasiés. La profonde ignorance de ce troupeau de ruminants leur permet assurément de croire à l’originalité de Nietzsche. Comme ils n’ont jamais rien appris, rien lu ni pensé, tout ce qu’ils viennent à happer dans les brasseries ou en flânant est naturellement nouveau pour eux et n’a pas encore existé. Mais celui qui considère Nietzsche en rapport avec les phénomènes analogues de l’époque, reconnaît que ses prétendues audaces et nouveautés sont des lieux communs tellement crasseux, qu’un penseur un peu soigneux de sa personne ne voudrait pas les saisir avec des pincettes.

Nietzsche n’est vraiment original que là où il entre en fureur ; comme ses paroles ne renferment alors aucun sens, pas même un non-sens, on ne peut évidemment les rattacher à quoi que ce soit qui ait déjà été pensé et dit. Quand, au contraire, ses assertions contiennent une lueur de raison, on reconnaît aussitôt leur point de départ dans les paradoxes ou les banalités des autres. L’« individualisme » de Nietzsche se retrouve complètement dans Max Stirner, un hégélien affolé qui, il y a cinquante ans, a exagéré jusqu’à un monstrueux gonflement de l’importance, même de l’importance grossièrement empirique du « moi », et rendu involontairement ridicule, l’idéalisme critique de son maître ; ce Max Stirner que, de son temps déjà, personne ne prenait au sérieux, et qui était tombé, depuis, dans le profond oubli bien mérité dont quelques anarchistes et quelques « gigolos » philosophiques, — car l’hystérie de l’époque a aussi créé cette figure, — cherchent maintenant à l’exhumer375. Là où Nietzsche vante le « moi », ses droits, ses prétentions, la nécessité de le cultiver et de le développer, le lecteur qui a présents à l’esprit les précédents chapitres de ce livre, reconnaîtra les phrases de Barrès, de Wilde et d’Ibsen. Sa philosophie de la volonté est pastichée d’après Schopenhauer, qui a d’ailleurs donné la direction à sa pensée et la couleur à son langage. Il a visiblement eu conscience lui-même de la complète ressemblance de ses phrases sur la volonté avec la doctrine de Schopenhauer, et elle l’a gêné, car, pour l’effacer, il a mis à son pastiche un faux nez de son invention : il conteste que le ressort actif de chaque être soit la volonté de conservation ; d’après lui, ce serait la volonté de puissance. Cette addition est un pur enfantillage. Chez les êtres au bas de l’échelle animale on ne perçoit jamais une « volonté de puissance », on ne perçoit qu’une volonté de conservation, et, chez l’homme, cette prétendue « volonté de puissance » peut être ramenée par tout autre que le « profond » Nietzsche à deux racines bien connues : le désir de faire agir tous les organes jusqu’à la limite de leur force fonctionnelle, ce qui est accompagné de sentiments de plaisir, ou de se procurer des avantages qui améliorent les conditions d’existence ; or, l’effort vers les sentiments de plaisir et vers de meilleures conditions d’existence n’est autre chose qu’une forme sous laquelle se manifeste la volonté de vivre, et celui qui regarde la « volonté de puissance » comme quelque chose de différent de celle-ci, et même d’opposé, témoigne simplement son inaptitude à suivre un peu plus loin que son nez l’idée de la volonté d’existence.

La preuve fondamentale de Nietzsche quant à la différence de la volonté de puissance et de la volonté d’existence, c’est que celle-là pousse souvent celui qui en veut, tout droit au mépris et à la mise en péril, voire même à la destruction de son existence. En ce cas, la lutte entière pour l’existence, dans laquelle on court constamment des dangers, souvent cherchés d’ailleurs, serait aussi une preuve que le combattant ne souhaite pas son existence ? Nietzsche serait, du reste, très capable de soutenir aussi cela.

Les dégénérés que nous avons examinés jusqu’ici déclarent qu’ils ne se soucient ni de la nature ni de ses lois. Nietzsche ne va pas aussi loin dans sa fatuité que Rossetti, à qui il est indifférent que la terre tourne autour du soleil ou le soleil autour de la terre. Il avoue ouvertement que cela ne lui est pas indifférent ; il le regrette ; cela le dérange, que la terre ne soit plus le point central du cosmos, et lui-même la chose principale de la terre. « Depuis Copernic, l’homme semble tombé sur un plan incliné ; il roule toujours plus rapidement loin du centre — où ? dans le néant ? dans le sentiment accablant de son néant ? ». Aussi en veut-il beaucoup à Copernic ; et non seulement à lui, mais à la science en général. « La science entière a aujourd’hui pour but d’enlever à l’homme le respect qu’il a eu jusqu’ici de lui-même, comme si celui-ci n’avait été qu’une suffisance bizarre » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 173). N’est-ce pas l’écho des paroles d’Oscar Wilde, qui se plaint que la nature soit « si indifférente, si incompréhensive » envers lui, et qu’il ne soit « pas plus pour elle que le bétail qui paît sur la pente de la prairie » ?

A d’autres endroits aussi nous retrouvons chez Nietzsche le courant d’idées et presque les mots de Wilde, d’Huysmans et des autres diaboliques et décadents. Le passage de l’écrit sur la Généalogie de la Morale (p. 171) où il glorifie l’art, parce qu’« en lui le mensonge se sanctifie et que la volonté de tromper a pour lui la bonne conscience », pourrait se trouver dans le chapitre sur « le mensonge comme un des beaux-arts » des Intentions de Wilde, comme, d’autre part, les aphorismes de celui-ci : « Il n’y a pas de péché, excepté la bêtise », « une idée qui n’est pas dangereuse ne mérite même pas d’être une idée », et son éloge de l’empoisonneur Waineright, concordent exactement avec la « morale d’assassins » de Nietzsche et ses remarques que l’on calomnie le crime et que « le plus souvent on n’est pas assez artiste pour faire tourner le beau terrible d’un crime au profit du criminel ». Que l’on compare aussi, pour la plaisanterie de la chose, les endroits suivants : « Il faut abdiquer le mauvais goût de prétendre être d’accord avec beaucoup. Ce qui était bon n’est plus bon, quand votre voisin dit que c’est bon » (Au-delà du Bien et du Mal, p. 54), et : « Ah ! ne dites pas que vous êtes d’accord avec moi. Quand les gens sont d’accord avec moi, je sens toujours que je dois avoir tort » (Intentions, p. 166). C’est là plus qu’une ressemblance, n’est-ce pas ? Je m’interdis de citer à nouveau, pour ne pas trop m’étendre, certaines phrases absolument semblables d’A rebours d’Huysmans, et d’Ibsen. Il n’est pas douteux, cependant, que Nietzsche n’a pu connaître les décadents français et les esthètes anglais avec lesquels il se rencontre si fréquemment, parce que ses livres sont en partie plus anciens que les leurs ; et ceux-là, de leur côté, n’ont pas davantage puisé chez lui, parce que, à l’exception peut-être d’Ibsen, ils n’ont probablement, sauf depuis environ deux années, jamais entendu son nom. La ressemblance, ou plutôt l’identité, ne s’explique pas par des emprunts ; elle s’explique par la nature d’esprit semblable de Nietzsche et des autres dégénérés égotistes.

Nietzsche se montre particulièrement drôle quand il se campe en face de la vérité pour la déclarer inutile, ou même la nier. « Pourquoi pas plutôt mensonge ? Et incertitude ? Même ignorance ? » (Au-delà du Bien et du Mal, p. 3). « Que sont donc finalement les vérités de l’homme ? Ce sont les erreurs irrréfutables de l’homme » (La gaie Science, p. 193). « Volonté de la vérité, cela pourrait être une volonté dissimulée de la mort » (Ibid., p. 263). Il intitule la partie de ce livre consacrée à la question de la vérité : « Nous autres sans-peur », et y met en épigraphe le mot de Turenne : « Tu trembles, carcasse ? Tu tremblerais bien plus fort si tu savais où je te mènerai tout à l’heure ». Et quel est ce terrible danger dans lequel ce sans-peur se précipite avec ces gestes héroïques ? La recherche de l’essence et de la valeur de la vérité. Eh ! mais cette recherche est l’ABC de toute philosophie sérieuse ! Et la question même s’il existe d’abord une vérité objective a été posée avant lui376, à moins grand renfort de coups de trompettes et de cymbales et de hérissement de cheveux comme prologue, accompagnement et conclusion, il est vrai. C’est, du reste, une chose caractéristique à un haut degré, que ce même tueur de monstres qui part en guerre contre « la vérité » avec ces gestes de matamore et ces ronflements de provocation, trouve les mots d’excuse les plus humbles, quand il ose entreprendre d’émettre tout bas un doute sur la perfection de Goethe en toutes choses. Parlant de la « viscosité » et du « caractère ennuyeux » du style allemand, il dit (Au-delà du Bien et du Mal, p. 39) : « Que l’on me pardonne de constater que la prose de Goethe lui-même, dans son mélange de raideur et de fignolement, ne fait pas exception ». Quand il applique à Gœthe une critique toute timide, il demande pardon ; il n’a son attitude de héros méprisant la mort, que quand il adresse un défi à la moralité et à la vérité. C’est que, voyez-vous, ce sans-peur a la ruse, souvent observée chez les aliénés, de très bien comprendre qu’il est absolument sans danger pour lui de débiter aux imbéciles qui forment sa chapelle les absurdités philosophiques les plus fabuleuses, tandis qu’au contraire ils se fâcheraient aussitôt, s’il choquait leurs convictions ou leurs préjugés esthétiques.

Même dans les plus petits détails, Nietzsche surprend par sa concordance textuelle avec les autres égotistes que nous connaissons. On n’a qu’à comparer, par exemple, la phrase dans laquelle il vante « le vraiment noble dans les œuvres et dans les hommes, leur moment de mer unie et de contentement alcyonique d’eux-mêmes, le doré et le froid » (Au-delà du Bien et du Mal, p. 168), avec l’éloge que fait Baudelaire de l’immobilité et sa description enthousiaste d’un paysage en métal, ou ses injures constantes contre les journaux, avec les remarques de des Esseintes et les coups indirects qu’Ibsen fait porter à ces mêmes journaux par ses personnages. Les « grands esprits ascétiques » ont « le dégoût du bruit, de la vénération, des journaux » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 113). La source du « vide absolument indéniable et déjà palpable de l’esprit allemand » réside « dans une alimentation trop exclusive de journaux, de politique, de bière et de musique wagnérienne » (Ibid., p. 177). « Voyez-moi donc ces inutiles ! Ils vomissent leur bile, et nomment cela un journal » (Ainsi parla Zarathoustra, lre partie, p. 67). « Ne vois-tu pas les âmes pendre comme de sales haillons ? Et de ces haillons on fait encore des journaux ! N’entends-tu pas comme l’esprit est devenu ici un jeu de mots ? Il vomit une répugnante rinçure de mots. Et de cette rinçure de mots on fait encore des journaux ! » (Ibid., 3e partie, p. 37). On pourrait sans peine décupler ces exemples, car chaque représentation revient, chez Nietzsche, avec une opiniâtreté qui doit rendre enragé le plus patient lecteur de bon goût.

Telle apparaît l’originalité de Nietzsche. Ce penseur « original » et « audacieux » cherche à coller à ses lecteurs, à l’aide des pratiques connues des magasins qui liquident, les rossignols les plus éventés d’autres philosophes, comme des marchandises battant neuves. Ses assauts les plus formidables sont dirigés contre des portes ouvertes. Ce « solitaire », cet « habitant des plus hauts sommets », offre la physionomie à la douzaine de tous les décadents. Lui qui parle constamment, sur un ton plein de mépris, de « troupeau » et de « bête de troupeau », il est lui-même la plus banale des « bêtes de troupeau ». Seulement, le troupeau auquel il appartient de corps et d’âme est un troupeau spécial : c’est le troupeau des brebis galeuses.

Un jour, sa ruse ordinaire d’aliéné l’a abandonné un moment, et il nous a révélé lui-même comment sa philosophie « originale » a pris naissance. Le passage est tellement caractéristique, que je dois le citer un peu longuement.

L’impulsion première de divulguer quelque chose de mes hypothèses sur l’origine de la morale me fut donnée par un petit livre clair, propret et intelligent, même précoce, dans lequel une espèce intervertie et perverse d’hypothèses généalogiques, l’espèce authentiquement anglaise, m’apparut nettement pour la première fois, et qui m’attira — avec cette force d’attraction que possède tout ce qui est opposé, antipodique. Ce petit livre avait pour titre : Origine des sensations morales ; pour auteur, le Dr Paul Rée ; comme date de publication, 1877. Peut-être n’ai-je jamais rien lu qui ait provoqué chez moi, proposition par proposition, conclusion par conclusion, le « non » comme ce livre : mais absolument sans colère ni impatience. Dans l’ouvrage auquel je travaillais alors (Choses humaines trop humaines), je m’appuyai à l’occasion et sans occasion sur des propositions de ce livre, non pour les réfuter — qu’ai-je à faire avec les réfutations ! — mais comme il convient à un esprit positif, mettant à la place de l’invraisemblable ce qui est plus vraisemblable, et, parfois, à la place d’une erreur une autre erreur377.

Le lecteur a ici la clef de l’« originalité » de Nietzsche. Elle consiste dans la simple interversion enfantine d’un courant d’idées raisonnable. Si Nietzsche s’imagine que ses négations et ses contradictions démentes ont poussé spontanément dans sa tête, il est le jouet d’une illusion. Il se peut qu’il eût déjà sa folie furieuse dans l’esprit, avant d’avoir lu l’écrit du Dr Rée. Mais alors cette folie était née comme contradiction à d’autres écrits, sans qu’il se fût rendu compte de cette origine aussi clairement qu’après la lecture du travail de Rée. Il pousse bien l’illusion jusqu’à se dire un « esprit positif », après avoir justement confessé avec franchise comment il procède : il ne « réfute » pas, — cela lui aurait été difficile aussi ! — mais « il dit non à chaque proposition et à chaque conclusion ».

Cette explication de l’origine de sa philosophie morale « originale » renferme un diagnostic qui s’impose nettement même à l’œil le plus myope : le système de Nietzsche est un produit de la folie de contradiction, forme agitée du même trouble d’esprit qui a pour forme mélancolique la folie du doute et de la négation, dont il a été question dans les chapitres précédents. La « folie des négations » se trahit aussi dans ses particularités de langage. Il a dans la conscience toujours une impulsion à poser en quelque sorte un point d’interrogation. Il n’aime aucun mot autant que le mot « comment ? », qu’il emploie continuellement dans les rapports les plus étranges378, et il use jusqu’à l’excès de cette tournure : on « dit non » à telle ou telle chose, tel ou tel est un « diseur de non », tournure qui lui apporte, par l’association d’idées, la tournure opposée : « on dit oui », un « diseur de oui », dont il fait un usage aussi démesurément fréquent. Ce « dire non » et ce « dire oui » est chez lui une véritable paraphasia vesana ou langage aliéné contre l’usage, comme le montrent au lecteur les exemples cités en note379.

Quand Nietzsche assure qu’il a « dit non » « sans colère ni impatience » à toutes les affirmations de Rée, on peut le croire. Les malades atteints de la folie du doute et de la négation ne s’irritent pas quand ils questionnent ou contredisent ; ils le font sous la contrainte de leur aliénation mentale. Mais les fous furieux parmi eux ont, s’ils ne s’irritent pas eux-mêmes, du moins le dessein conscient d’irriter les autres. Nietzsche laisse échapper sur ce point un aveu : « Ma manière de penser réclame une âme belliqueuse, la volonté de faire du mal, la joie de dire non » (La gaie Science, p. 63). Comparons à cet aveu ces passages d’Ibsen : « Pourquoi ne ménageais-tu rien ni personne ? — Simplement pour être désagréable à ces êtres minaudiers des deux sexes de notre ville », et : « Il surviendra quelque événement qui les éclaboussera tous » (Les Soutiens de la société, p. 70 et 119).

L’origine d’une des doctrines « les plus originales » de Nietzsche, celle de l’interprétation de la conscience comme une satisfaction de l’instinct de cruauté par le déchirement intérieur de soi-même, a déjà été recherchée par le Dr Hermann Türck dans un excellent petit écrit. Il reconnaît très justement, au fond de cette idée démente, l’état morbide de la folie morale, et continue ainsi :

Représentons-nous maintenant un homme de ce genre, avec les instincts innés du meurtre ou avec des anomalies ou une perversité des sentiments moraux, en même temps très bien doué, pourvu de la meilleure instruction et d’une excellente éducation, élevé dans d’agréables conditions et sous l’œil vigilant de femmes… et occupant déjà de bonne heure une éminente situation sociale : il est clair que les instincts moraux meilleurs doivent acquérir chez lui une telle force, qu’ils sont en état de refouler au plus profond intérieur et de museler complètement la joie bestiale de destruction, sans toutefois pouvoir la tuer entièrement. Elle ne peut pas, il est vrai, se manifester en actes, mais l’instinct, étant inné, subsiste à l’état de désir inaccompli nourri tout au fond du cœur… comme ardente aspiration à se livrer à sa cruelle volupté. Or, toute non-satisfaction d’un instinct fortement accusé a pour conséquence la douleur et la torture intime. Nous sommes très enclins, nous autres hommes, à regarder comme naturel et justifié ce qui nous cause décidément du plaisir, et à rejeter, au contraire, comme mauvais et contre nature, ce qui nous apprête de la douleur. C’est ainsi qu’il peut se faire qu’un homme spirituel, très cultivé, né avec des instincts pervers et ressentant comme une torture la non-satisfaction de l’instinct, en vienne à justifier comme quelque chose de bon, de beau et de naturel, la volupté du meurtre, l’égoïsme extrême, et à signaler au contraire comme aberration morbide les instincts moraux supérieurs opposés, qui se montrent en nous comme ce que nous nommons conscience380.

Le Dr Türck a raison quand il admet chez Nietzsche une aberration morale innée, l’inversion des instincts sains en leur contraire. Il commet toutefois, dans l’interprétation des phénomènes en lesquels se manifeste l’aberration, une erreur qui s’explique par ce fait que le Dr Türck n’est évidemment pas très au courant de la psychiatrie. Il suppose que, dans l’esprit de Nietzsche, les mauvais instincts soutiennent un rude combat avec les vues meilleures à lui inculquées par l’éducation, et qu’il ressent comme une douleur l’étouffement de ses instincts par le jugement. Ce n’est très probablement pas là le véritable état de choses. Nietzsche n’a pas nécessairement besoin d’éprouver le désir de commettre des assassinats et d’autres crimes. Chaque pervers n’est pas soumis aux impulsions. La perversion peut être exclusivement limitée à la sphère de l’idéation, et se satisfaire uniquement en représentations. Un pervers de cette espèce ne conçoit jamais l’idée de transformer ses représentations en actes. Son trouble pathologique ne s’étend pas aux centres de volonté et de mouvement, mais hante exclusivement les centres d’idéation. Nous connaissons, par exemple, des formes de perversion sexuelle dans lesquelles les malades ne ressentent jamais le besoin de se satisfaire par des actes, et ne jouissent qu’en esprit381. Cette étonnante séparation du rapport naturel entre représentation et mouvement, entre pensée et acte, ce détachement des organes de volonté et de mouvement des organes de pensée et de jugement auxquels ils obéissent dans des circonstances normales, est en soi une preuve de profond détraquement de toute la machine pensante. Les gens incompétents font volontiers remarquer que maints écrivains et artistes forment, dans leur vie exempte de reproche, un contraste direct avec leurs œuvres qui peuvent être immorales ou contre nature, et ils tirent de ce contraste la conclusion que rien n’autorise à conclure des œuvres à la nature intellectuelle et morale de leurs auteurs. Ceux qui parlent ainsi ne soupçonnent même pas, dans leur ignorance, qu’il y a des perversions purement intellectuelles qui sont tout aussi bien une maladie de l’esprit que les impulsions des « impulsifs ».

C’est visiblement le cas chez Nietzsche. Son aberration est de nature purement intellectuelle et ne l’a guère poussé à des actes. Il n’y a donc pas eu non plus dans son esprit de lutte entre les instincts et la moralité acquise. Son explication de la conscience a une tout autre origine que ne le suppose le Dr Türck. Elle est une des interprétations erronées si fréquemment observées d’une sensation par la conscience qui la perçoit. Nietzsche remarque que les représentations de nature cruelle sont, chez lui, accompagnées de sentiments de plaisir, qu’elles sont, suivant l’expression de la psychiatrie, « voluptueusement accentuées ». Il incline, à cause de cet accompagnement, à évoquer des représentations voluptueuses de ce genre et à s’y arrêter avec jouissance382. La conscience cherche ensuite à interpréter raisonnablement ces expériences, en supposant que la cruauté est un instinct primordial puissant de l’homme, que celui-ci se complaît du moins dans l’idée d’actes cruels, à défaut de pouvoir les commettre réellement, et que cet arrêt voluptueux à des représentations de cette nature, il le nomme sa conscience. Comme je l’ai montré plus haut, les remords de conscience sont, d’après Nietzsche, non la conséquence de mauvaises actions, mais ils apparaissent chez des gens qui n’ont jamais rien commis de mal. Il emploie ainsi le mot, d’une façon impossible à méconnaître, dans un sens tout différent du sens habituel et lui appartenant seul ; il désigne par lui simplement la jouissance qu’il éprouve à s’arrêter à des représentations de cruauté voluptueusement accentuées.

Mais l’aberration dans laquelle le malade ressent, à l’occasion d’actes ou de représentations de nature cruelle, une excitation voluptueuse, est bien connue du médecin aliéniste. Elle a un nom dans la science : elle s’appelle le sadisme. Le sadisme est la forme de perversion sexuelle opposée au masochisme383. Nietzsche est atteint de sadisme au plus haut degré ; seulement, celui-ci est borné, chez lui, à la sphère intellectuelle seule, et se satisfait en débauche idéelle. Je ne voudrais pas m’arrêter trop longtemps sur ce sujet répugnant, et je me contente de citer un très petit nombre de passages qui montrent que, dans le penser de Nietzsche, des images de cruauté sont accompagnées et soulignées, sans exception, de représentations de nature voluptueuse. « Le fauve blond, magnifique, lascivement friand de proie et de victoire » (Sur la Généalogie de la Morale, p. 21). « Le sentiment de bien-être de pouvoir assouvir sans scrupule sa puissance sur un impuissant, la volupté de faire le mal pour le plaisir de le faire384, la jouissance que fait éprouver la violence » (Ibid., p. 51). « Agissez comme vous le voulez, ivres de joie que vous êtes, rugissez de volupté et de méchanceté » (La gaie Science, p. 226). « Le sentier du propre ciel passe toujours par la volupté du propre enfer » (Ibid., p. 249). « Comment se fait-il que je n’aie encore rencontré personne qui connût la morale comme problème, et ce problème comme sa misère, sa torture, sa volupté, sa passion personnelles ? » (Ibid., p. 264). « C’est à la vue des tragédies, des combats de taureaux et des crucifiements, qu’il s’est jusqu’ici le plus senti à l’aise sur la terre ; et quand il imagina l’enfer, voyez, tout cela fut son ciel sur la terre. Lorsque le grand homme crie, le petit accourt vite ; et la langue lui pend hors de la bouche, de luxure » (Ainsi parla Zarathoustra, 3e partie, p. 96). Je prie le lecteur profane de prêter une attention toute particulière à l’association des mots soulignés avec ceux qui expriment une idée de méchanceté. Cette association n’est ni accidentelle ni arbitraire. Elle est une nécessité psychique, car aucune image de méchanceté et de crime ne peut surgir dans la conscience de Nietzsche sans l’exciter sexuellement, et il ne peut éprouver aucune excitation sexuelle, sans qu’apparaisse immédiatement dans sa conscience une image de violence et de sang.

La source réelle de la doctrine de Nietzsche est donc son sadisme. Et ici je ferai une remarque générale sur laquelle je ne m’arrêterai pas longtemps, mais que je voudrais recommander à l’attention toute spéciale du lecteur. Aucune qualité d’un auteur ne contribue d’une façon aussi forte et aussi déterminante au succès de tendances malsaines dans l’art et dans la littérature, que la psychopathie sexuelle de celui-là. Tous les déséquilibrés : névrasthéniques, hystériques, dégénérés, aliénés, ont le flair le plus fin pour les perversions de nature sexuelle et les devinent derrière tous les déguisements. Il est vrai qu’ils ne savent pas eux-mêmes, en règle générale, ce qui leur plaît dans certaines œuvres et chez certains artistes, mais à l’examen on découvre toujours, dans l’objet de leur prédilection, la manifestation voilée de quelque psychopathie sexuelle. Le masochisme de Richard Wagner et d’Ibsen, le skoptzisme de Tolstoï, l’érotomanie (folie amoureuse chaste) des préraphaélites, le sadisme des décadents, des diaboliques et de Nietzsche, acquièrent à ces écrivains et à ces tendances incontestablement une grande portion, et en tout cas la plus sincère et la plus fanatique, de leurs partisans. Les œuvres sexuellement psychopathiques excitent chez les êtres anormaux la perversion analogue, sommeillante et inconsciente, peut-être aussi non développée, quoique déjà existante en germe, et leur procurent de vifs sentiments de plaisir qu’ils regardent, le plus souvent de bonne foi, pour purement esthétiques ou intellectuels, alors qu’en réalité ils sont sexuels. C’est seulement à la lumière de cette explication que l’on comprendra pleinement les tendances artistiques caractéristiques des anormaux, pour lesquelles nous avons des preuves385. Cette confusion des sentiments esthétiques avec les sentiments sexuels n’a rien d’étonnant, car ces deux sphères de sentiments non seulement se touchent, mais coïncident même pour la plus grande partie, comme je l’ai démontré ailleurs386. Au fond aussi de toutes les étrangetés du costume, notamment chez les femmes, se cache une spéculation inconsciente à quelque psychopathie sexuelle, qui trouve une excitation et un attrait dans la mode des vêtements de chaque époque. On n’a jamais encore étudié les modes à ce point de vue. Pour ma part, je ne puis me permettre ici un si grand écart hors de mon sujet principal. Mais je recommande très expressément cette matière aux gens compétents. Ils feront, sur le terrain des modes, d’étonnantes découvertes psychiatriques !

J’ai consacré à la démonstration de l’insanité du soi-disant système philosophique de Nietzsche beaucoup plus d’espace que cet homme et son système n’en méritent. Il aurait suffi d’indiquer simplement le fait suffisamment expressif que Nietzsche, après avoir jadis été interné à plusieurs reprises dans des maisons de santé, vit actuellement depuis des années, comme dément incurable, dans l’établissement du professeur Binswanger, à Iéna, « the right man in the right place », suivant le dicton anglais. Un critique, il est vrai, a dit : « L’enténébrement intellectuel peut éteindre le cerveau le plus lumineux ; aussi ne peut-on l’opposer avec certitude à la valeur et à la justesse de ce que quelqu’un a enseigné avant l’apparition de ce malheur ». A cela il faut répondre que Nietzsche a écrit ses œuvres essentielles entre deux séjours dans un asile d’aliénés, c’est-à-dire non pas « avant », mais « après l’apparition de ce malheur », et que toute la question est de savoir de quelle nature est la maladie mentale que l’on invoque comme preuve de l’insanité d’une doctrine. Il est clair que la folie occasionnée par une lésion accidentelle de la tête, une chute, une blessure, etc., ne saurait rien prouver contre la justesse de ce que le malade pourrait avoir enseigné avant son accident. Mais le cas est différent, si la maladie a existé à l’état latent depuis la naissance du malade et peut être démontrée avec certitude par les œuvres mêmes. Il suffit alors absolument d’établir que l’auteur est un aliéné et son œuvre le gribouillage d’un dément, et toute autre critique, tout effort de réfutation raisonnable de ses différentes folies seront superflus, et même — du moins aux yeux de l’homme compétent — un peu ridicules. Or, c’est là précisément le cas de Nietzsche. Il est, sans erreur possible, aliéné de naissance, et ses livres portent à chaque page l’empreinte de la folie. Il peut être cruel d’insister sur ce point387. Mais c’est un devoir pénible impossible à éviter, que de toujours le signaler de nouveau, puisque Nietzsche est devenu l’auteur d’une contagion intellectuelle dont l’on ne peut espérer arrêter le développement que si l’on met en pleine lumière la folie de Nietzsche lui-même et si l’on marque également ses disciples du fer chaud qui leur convient : celui d’hystériques et d’imbéciles.

Kaatz affirme que la « semaille intellectuelle » de Nietzsche commence « partout à germer. Tantôt une des pointes les plus aiguisées de Nietzsche a été choisie pour épigraphe d’une tragédie moderne, tantôt une de ses tournures expressives incorporée à l’usage établi du langage… Il est presque impossible de lire aujourd’hui un seul traité effleurant simplement le terrain philosophique, sans y rencontrer le nom de Nietzsche388 ». C’est là une exagération calomnieuse. Les choses n’en sont pas à ce point. Les uniques « philosophes » qui aient pris jusqu’ici au sérieux le radotage insane de Nietzsche, sont ceux que j’ai nommés plus haut les « gigolos de la philosophie ». Mais le nombre de ces « gigolos » s’accroît effectivement d’une façon inquiétante, et leur effronterie dépasse tout ce qu’on a jamais vu.

Que, parmi les apôtres de Nietzsche, Georges Brandès ne puisse faire défaut, cela va sans dire. Ne savons-nous pas que ce personnage ingénieux s’accroche à chaque apparition dans laquelle il flaire une prima donna possible, pour récolter par son moyen, comme imprésario de gloire, son petit profit ? Il fit à Copenhague des conférences sur Nietzsche, « et parla en expressions enthousiastes de ce prophète allemand aux yeux duquel la morale de Stuart Mill n’est que le symptôme morbide d’un temps dégénéré ; de cet « aristocrate radical » qui rabaisse à des révoltes d’esclaves tous les grands mouvements populaires libéraux de l’histoire, la Réforme, la Révolution française, le socialisme moderne, et ose avancer que les millions de millions d’individus composant les nations n’existent que pour produire une fois ou deux, dans chaque siècle, une grande personnalité389 ».

Robert Schellwien accorde, il est vrai, plus honnête en cela que d’autres apôtres nietzschéens, que la « doctrine » de Nietzsche « aura de la peine à exercer jamais une action considérable sur le vulgaire individualisme », ce qu’il regrette visiblement, quoiqu’il la range parmi « les grandes erreurs et les choses étroites », et il fait ce qu’il peut, en partie pour élucider, en partie pour critiquer le bavardage de son « prophète », par son propre bavardage390.

Une série d’imitateurs s’efforce activement de prendre modèle sur Nietzsche dans les plus infimes détails. Son traité Schopenhauer éducateur (Considérations intempestives, 3e morceau) a trouvé dans Rembrandt éducateur une monstrueuse parodie. Il est vrai que le verbiage jaillissant et les bonds d’idées insensés du fou furieux n’ont pu être imités par l’auteur imbécile de cette parodie. Ce symptôme pathologique serait, d’ailleurs, presque impossible à simuler. Mais l’imitateur s’est assimilé les calembours, l’écholalie privée de sens du modèle, et il s’essaie aussi à reproduire, autant que ses petits moyens le lui permettent, l’individualisme mégalomane et criminel de Nietzsche. Un autre imbécile, Albert Kniepf, s’est principalement épris des grands airs de Nietzsche et s’avance solennellement avec des attitudes et des gestes de prince des plus réjouissants. Il se qualifie d’« homme de goût élevé et de sentiment délicat », parle avec mépris du « bruit quotidien profane de la masse », voit « le monde au-dessous de lui » et se voit élevé, lui, « au-dessus de ce monde de la multitude » ; il ne veut pas « aller dans la rue et prodiguer sa sagesse à tous », etc., tout cela absolument dans le style de Zarathoustra, qui habite les plus hauts sommets391. Le Dr Max Zerbst, déjà mentionné, affecte, à l’instar de Nietzsche lui-même, de se regarder comme terrible et de croire que ses adversaires tremblent devant lui. Quand il les fait parler, il leur met dans la bouche des tons gémissants392 et jouit avec une raillerie cruellement supérieure de la peur mortelle qu’il leur inspire. Cette attitude est naturelle chez un fou furieux et excite la pitié. Mais quand un pauvre petit tel que ce Dr Max Zerbst la prend, il produit un effet irrésistiblement drôle et rappelle « le jeune homme aux jambes faibles », qui « ne croit qu’au sang et veut du sang », du Pickwick de Dickens. Zerbst a l’audace de prononcer les mots « science » et « psycho-physiologie ». C’est là un mot d’ordre parmi les disciples de Nietzsche : ils donnent le cracheur de mots aliéné qu’ils adorent pour un psycho-physiologiste et un homme de science ! Ola Hansson parle de l’« intuition (!) psycho-physiologique » de Nietzsche, et dit à un autre endroit : « Chez Nietzsche, le moderne et subtil psychologue, qui est au plus haut degré en possession de l’intuition psycho-physique (encore une fois !), ce pouvoir accordé au xixe siècle finissant de prêter l’oreille à tous les processus secrets en soi-même et d’épier ce qui se passe dans les recoins de la propre âme, etc. » Intuition psycho-physique ! Prêter l’oreille à soi-même et s’épier ! C’est à ne pas en croire ses yeux. Ces gens-là ne soupçonnent donc même pas ce qu’est la psycho-physique ; ils ne soupçonnent pas qu’elle est exactement le contraire de la vieille psychologie, qui travaillait avec l’« intuition » et l’introspection, c’est-à-dire en « prêtant l’oreille à soi-même » et en « épiant », qu’elle compte et mesure patiemment avec des appareils dans les laboratoires, et « épie » et « écoute » non soi-même, mais les personnes et les instruments qui servent à ses expériences ! Et ce babil de perroquets sans cervelle, qui répètent sans les comprendre des mots entendus par hasard, peut se faire jour en Allemagne, le pays qui a créé la nouvelle science de la psycho-physiologie, la patrie de Fechner, de Weber, de Wundt ! Et aucun homme compétent n’a encore donné des coups de règle sur les doigts de ces garçons, dont l’ignorance fabuleuse n’est dépassée que par leur effronterie !

Mais on est allé plus loin encore, et ici vraiment cesse la plaisanterie. Kurt Eisner, qui n’est pas un disciple de la « philosophie » de Nietzsche, trouve néanmoins qu’il nous a « légué de puissants poèmes » et va jusqu’à dire cette chose inouïe : « Le Zarathoustra de Nietzsche est une œuvre d’art comme Faust393 ». La question qui s’impose tout d’abord est celle-ci : Kurt Eisner a-t-il jamais lu un seul vers de Faust ? Il faut probablement y répondre affirmativement, car il n’est guère imaginable qu’il y ait aujourd’hui en Allemagne un homme sachant, à ce qu’il paraît, écrire et lire, qui n’ait eu entre les mains au moins une fois Faust. Mais alors il ne reste plus qu’une seconde question : qu’est-ce que Kurt Eisner peut bien avoir compris de Faust ? Nommer d’une seule haleine le jaillissement de mots absolument vides de sens de Zarathoustra avec Faust, constitue une telle souillure de notre plus précieux trésor poétique, que l’on devrait réellement, si elle avait été commise par un homme tant soit peu plus considérable que Kurt Eisner, organiser une fête expiatoire destinée à effacer l’outrage fait à Gœthe, comme l’Église consacre à nouveau un édifice religieux qui a été profané par un acte scandaleux.

Ce n’est pas dans l’Allemagne seule que la bande à Nietzsche sévit ; elle infeste aussi l’étranger. Ola Hansson, que nous avons déjà caractérisé, entretient avec enthousiasme ses compatriotes suédois de la « poésie de Nietzsche » et de l’« hymne de minuit de Nietzsche394 » ; M. Téodor de Wysewa assure aux Français, qui ne sont pas en état de contrôler eux-mêmes l’exactitude de ses affirmations, que « Nietzsche est le plus grand penseur et le plus brillant écrivain que l’Allemagne ait produit dans la dernière génération395, etc. »

Il était cependant réservé à une dame de surpasser tous les disciples mâles de Nietzsche dans la négation audacieuse de la vérité la plus évidente. La nietzschéenne Lou Salomé dénie, avec une froide imperturbabilité capable de désarçonner le spectateur le plus ferme sur ses étriers, que Nietzsche soit enfermé depuis des années comme fou incurable dans une maison d’aliénés, et proclame avec un front d’airain qu’il a cessé d’écrire, par mépris aristocratique de « surhomme » pour le monde, et s’est volontairement retiré dans la solitude. Nietzsche est un homme de science et un psycho-physiologiste, et Nietzsche se tait, parce qu’il trouve que cela ne vaut plus la peine de parler aux hommes bêtes de troupeau : tels sont les mots d’ordre que la bande à Nietzsche s’en va crier aux quatre coins du monde. En présence d’une semblable conspiration contre la vérité, l’honnêteté et la saine raison, il ne suffit pas d’avoir démontré l’insanité du système nietzschéen, il faut montrer aussi que Nietzsche a été toujours fou et que ses écrits sont des produits de la folie furieuse (plus exactement, de l’exaltation maniaque).

Quelques nietzschéens qui n’atteignent pas, il est vrai, à la jarretière de Lou Salomé, ne contestent pas que Nietzsche soit fou ; mais ils disent qu’il l’est devenu parce qu’il s’est trop retiré des hommes, qu’il a trop longtemps vécu dans la plus profonde solitude, qu’il a pensé avec une rapidité vertigineuse et inquiétante, qui a usé son cerveau. Cette absurdité sans nom a pu faire tout le tour de la presse allemande, et il ne s’est pas trouvé un seul journal pour remarquer que la folie ne peut jamais être la conséquence de la solitude et de la pensée rapide, mais que, au contraire, le penchant à la solitude et un penser vertigineux sont les signes primordiaux les mieux connus de la folie existante, et que le bavardage des nietzschéens est à peu près de la force de l’affirmation qui prétendrait qu’une personne est devenue phtisique parce qu’elle a beaucoup toussé et craché du sang !

Pour la misanthropie de Nietzsche, nous avons le témoignage de ses biographes, qui en citent de curieux exemples396. Quant à son penser rapide, c’est un phénomène qui ne fait jamais défaut dans la folie furieuse. Afin que le profane sache ce qu’il doit entendre par cette dernière, présentons-lui le tableau clinique de cette forme de folie, tracé de la main des maîtres les plus autorisés.

L’accélération du décours de la pensée dans la manie, dit Griesinger, « est une conséquence de la liaison facilitée des représentations où le malade blague, invente, déclame, chante, vocifère, utilise pour ses représentations tous les modes d’extériorisation, passe vertigineusement d’un sujet à l’autre, où les idées se heurtent et se culbutent. On trouve cette même accélération de l’idéation dans certaines formes de démence et dans la faiblesse psychique secondaire, avec activité produite par des hallucinations. Les enchaînements logiques n’y sont pas intacts comme dans la folie raisonnante et hypocondriaque, ou bien le flot précipité des représentations n’obéit plus à aucune loi, ou seulement des mots et des sons dépourvus de signification se succèdent dans une suite impétueuse… Ainsi naît une chasse d’idées sans règle, dans l’entraînement de laquelle tout est pêle-mêle emporté. Ces derniers états apparaissent principalement dans la folie furieuse ; à leur début, notamment, se montre souvent une plus grande vivacité intellectuelle, et l’on a observé des cas où le malade devenait spirituel chaque fois que l’attaque de folie furieuse approchait397 ».

La description de Krafft-Ebing est beaucoup plus plastique encore398. « Le contenu de la conscience est ici (dans l’exaltation maniaque) plaisir, bien-être physique. Celui-ci est aussi peu motivé par les faits du monde extérieur, que l’état opposé de douleur psychique du mélancolique, et n’est pour cette raison rapportable qu’à une cause organique intérieure. Le malade jouit et se vautre ici littéralement dans des sentiments de plaisir, et déclare, après sa guérison, qu’il ne s’est jamais senti, à l’état de santé, aussi à l’aise, aussi plein d’élan et heureux, que pendant sa maladie. Ce plaisir spontané éprouve de puissants accroissements… par la remarque que fait le malade combien est facilitée la marche de l’idéation… par l’accentuation intensive des représentations avec les sentiments de plaisir, et par des cénesthésies agréables, notamment sur le terrain de la sensation musculaire… Par là, la disposition d’esprit gaie s’exalte passagèrement jusqu’à la hauteur d’émotions de plaisir (extravagance, ivresse de joie), qui trouvent leur extériorisation motrice dans le chant, la danse, les sauts… Le malade devient plus plastique dans sa diction, il est plus vif dans sa conception, et, dans l’association accélérée, à la fois plus prompt à la répartie, spirituel, humoristique jusqu’à l’ironie. La pléthore de sa conscience lui fournit une matière oratoire inépuisable, et l’énorme accélération de son idéation, dans laquelle surgissent des membres intermédiaires entiers avec la rapidité de la pensée, sans être extériorisés par le langage, fait paraître abrupte et incohérente la marche de ses idées… Il continue à exercer la critique à l’égard de son propre état et prouve sa conscience pour son état anormal en faisant valoir, entre autres, qu’il est fou et que tout est permis à un fou… Le malade ne peut trouver assez de mots pour dépeindre son bien-être maniaque, son extraordinaire santé ».

Et maintenant nous relèverons dans les écrits de Nietzsche chaque trait de ce tableau clinique. (Je répète ici ma remarque précédente, à savoir que je dois nécessairement me limiter dans mes citations, mais qu’on peut littéralement trouver à chaque page de Nietzsche des exemples de même nature).

Ses sensations physiques ou cénesthésies lui inspirent d’une manière permanente les représentations du rire, de la danse, du vol, de la légèreté, en général du mouvement très gai et très facile, du roulement, du coulement, de l’élancement. « Gardons-nous, au mot torture, de faire aussitôt des grimaces sombres… il reste toujours quelque chose à rire ». « Nous sommes préparés… au carnaval du grand style, au rire et à l’extravagance les plus spirituels de mardi-gras, à la hauteur transcendantale de l’extrême absurdité et de la raillerie universelle aristophanesque… Peut-être que, si rien d’aujourd’hui n’a d’avenir, notre rire précisément a encore de l’avenir ». « Je me permettrais même une classification des philosophes selon le rang de leur rire, — en montant jusqu’à ceux qui sont capables du rire doré (!)… Les dieux sont goguenards ; il semble que, même dans les actes sacrés, ils ne peuvent s’abstenir de rire ». « Ah ! qu’êtes-vous donc, mes pensées écrites et peintes ! Il n’y a pas si longtemps que vous étiez encore si bigarrées, si jeunes et si méchantes… que vous me faisiez éternuer et rire ». « Maintenant le monde rit, l’effroyable rideau s’est déchiré ». « Ce n’est pas par la colère, mais par le rire que l’on tue. Allons ! laissez-nous tuer l’esprit de pesanteur ». « Véritablement, il y a des gens chastes d’essence ; ils sont plus doux de cœur, ils rient plus volontiers et plus abondamment que vous. Ils rient aussi de la chasteté et demandent : qu’est-ce que la chasteté ? ». « S’il était resté dans le désert (il, c’est Jésus-Christ), peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre — et le rire en outre ». « Trop forte était la tension de mon nuage : entre les rires des éclairs je veux jeter des giboulées de grêle dans la profondeur ». « Mon bouclier trembla doucement et me rit aujourd’hui ; c’est le rire et le tremblement saints de la beauté ».

Comme on le voit, la représentation du rire n’est attachée logiquement en aucun de ces cas à l’idée proprement dite ; elle accompagne plutôt le penser comme un état fondamental, comme une obsession présente en permanence, qui a son explication dans l’excitation folle-furieuse des centres d’idéation. Il en est de même des représentations de la danse, du vol, etc. « Je croirais seulement à un Dieu qui saurait danser ». « Véritablement, Zarathoustra n’est ni un cyclone ni une rafale ; et s’il est un danseur, il n’est cependant pas un danseur de tarentelle ». « Et une fois je voulus danser comme jamais je ne dansai : je voulus danser par-dessus tous les cieux… Ce n’est qu’en dansant que je sais parler métaphoriquement des choses les plus hautes ». « Je trouvai encore à toutes choses cette sécurité divine, qu’elles préfèrent encore danser sur les pieds du hasard. Ô ciel au-dessus de moi, ô Pur ! ô Sublime ! c’est pour moi ta pureté, que tu sois une salle de danse pour des hasards divins ». « Interrogez mon pied… Vraiment, après un tel rythme et tictac, il ne peut ni danser ni rester en repos ». « Et sur toute chose j’appris à me tenir debout et à marcher et à courir et à sauter et à grimper et à danser ». « C’est une belle faribole que le langage ; grâce à lui, l’homme danse sur toutes choses ». « Ô mon âme, je t’enseignerai à dire « aujourd’hui » aussi bien que « jadis » et « autrefois », et à te livrer à ta danse sur tous les « ici » et « là » et « ailleurs ». « Tu jetais le regard vers mon pied, furieusement avide de danse ». « Si ma vertu est la vertu d’un danseur et si j’ai bondi souvent des deux pieds dans une joie d’émeraude dorée, etc. »

(« Un état de son âme ressenti avec effroi ») : « Un mouvement continuel entre haut et profond et le sentiment de haut et profond, un constant comme — monter — sur — des — escaliers et en même temps un comme — reposer — — sur — les — nuages ». « Une chose reste-t-elle vraiment incomprise déjà pour cela seul… qu’elle n’est touchée, regardée, fulgurée qu’au vol ? ». « Toute ma volonté veut voler seule, voler en toi ». « Préparé au vol, impatient de voler, de m’en voler, — c’est là ma nature ». « Mon sage désir cria et rit aussi hors de moi… mon grand désir bruissant de l’aile. Et souvent il m’entraîna hors de moi et au milieu du rire : alors je volai en frissonnant là où les dieux, dansant, ont honte de leurs vêtements ». « Si je déployai jamais au-dessus de moi des cieux silencieux et m’envolai de mes propres ailes dans mes propres cieux… Si ma méchanceté est une méchanceté riante… et si mon Alpha et mon Oméga sont que toute chose pesante devienne légère, tout esprit un oiseau : et véritablement, c’est là mon Alpha et mon Oméga, etc. »

Dans les exemples cités jusqu’ici prédominent les représentations illusoires de la sphère motrice. Dans les suivants se manifestent des états d’excitation des centres sensoriels. Nietzsche a toutes sortes d’hallucinations des nerfs cutanés (froid, chaleur, sensation de souffle), de la vue (éclat, éclair, clarté), de l’ouïe (bruissement, mugissement), et de l’odorat, qu’il mêle à sa fuite d’idées. « Je suis trop chaud et brûlé par mes propres idées ». « Ah ! la glace m’entoure ; ma main se brûle au glacé ». « Comme couvant, le soleil de mon amour pesait sur moi ; dans son propre jus cuisait Zarathoustra ». « Prenez soin que j’aie là du miel sous la main, du bon miel frais comme la glace, tiré de rayons d’or ». « Je me plongeai dans les eaux les plus froides, tête et cœur ». « Me voici maintenant assis là… concupiscent d’une bouche ronde de jeune fille, mais plus encore de dents incisives tranchantes virginales, froides comme la glace, blanches comme la neige ». « Car, pour moi, il en est des profonds problèmes comme d’un bain froid : vite dedans, vite dehors ». « Oh ! le grand froid rend vif ». « Avec la tempête, qui a nom esprit, je soufflai sur ta mer houleuse ; j’en soufflai tous les nuages ». « Une grotte de glace, voilà ce que serait pour leurs corps et leurs esprits notre bonheur. Et comme des vents forts, nous voulons vivre au-dessous d’eux. Et, semblable à un vent, je veux un jour souffler encore parmi eux ».

« Je suis lumière… mais c’est ma solitude, d’être ceint de lumière… Je vis dans ma propre lumière, je rebois en moi les flammes qui s’élancent de moi ».

« Muet au-dessus de la mer mugissante, tu t’es aujourd’hui levé pour moi ». « Ils ne devinent rien du mugissement de mon bonheur ». « Chante et déchaîne-toi en mugissant, ô Zarathoustra ! ». « Presque trop violemment tu jaillis pour moi, source de joie… trop violemment mon cœur jaillit encore au-devant de toi ». « Maintenant mon désir s’élance de moi comme une source ».

« Une odeur s’attache souvent à sa sagesse, comme si elle sortait d’un marais ». « Ah ! dire que j’ai vécu si longtemps sous son bruit et sous sa mauvaise haleine ! Ô repos céleste qui m’entoures ! Ô odeurs pures autour de moi ! ». « Ce fut l’illusion de ma pitié, que je vis et flairai chez chacun ce qui pour lui était assez d’esprit… Avec des narines bienheureuses je respirai de nouveau la liberté de la montagne. Mon nez est enfin délivré de l’odeur de tout être humain ». « Mauvais air ! Mauvais air !… Pourquoi me faut-il flairer les entrailles d’une âme mal faite ! ». « Cet atelier où l’on fabrique les idéals, il me semble puer le mensonge ». « Nous évitions la racaille, la puanteur boutiquière, la mauvaise haleine ». « Cette racaille, qui pue au ciel ». « Ô odeurs pures autour de moi !… Ces hommes supérieurs réunis — peut-être ne sentent-ils pas bons ? etc. »

Le penser de Nietzsche reçoit son coloris spécial, comme ces exemples le montrent, de ses illusions sensorielles et de l’excitation des centres qui forment les représentations de mouvement, lesquelles, par suite d’un dérangement du mécanisme des rattachements, ne sont pas transformées en impulsions de mouvement, mais restent de pures images-représentations sans influence sur les muscles.

Dans la forme, le penser de Nietzsche laisse apercevoir les deux particularités caractéristiques de la folie furieuse : la domination souveraine de l’association d’idées que ne surveillent et ne tiennent en bride aucune attention, aucune logique, aucun jugement, et la rapidité vertigineuse du décours de l’idéation.

Aussitôt que dans son esprit surgit une représentation quelconque, elle appelle immédiatement à la conscience toutes les images apparentées, et c’est ainsi que Nietzsche jette sur le papier, d’une main enfiévrée, cinq, six, souvent huit synonymes, sans remarquer combien cela rend sa manière d’écrire surchargée et ampoulée. « La force d’un esprit se mesure… par le degré jusqu’auquel il a eu besoin de la vérité amincie, voilée, adoucie, émoussée, faussée ». « Nous sommes d’avis que dureté, violence, esclavage, danger dans la rue et dans le cœur, cachotterie, stoïcisme, art du tentateur et diabolisme de toute nature, que toutes choses méchantes, épouvantables, tyranniques, rappelant la bête féroce et le serpent dans l’homme, servent aussi bien à l’élévation de l’espèce « homme » que leur contraire ». « Il sait à quelles choses déplorables un devenir du plus haut rang s’est habituellement jusqu’ici brisé, rompu, enfoncé, est devenu misérable ». « Dans l’homme il y a matière, fragment, excès, argile, boue, absurdité, chaos ; mais dans l’homme il y a aussi créateur, formateur, dureté de marteau, divinité de spectateur et septième jour… Ce qui pour celui-ci doit être formé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, embrasé, épuré ». « Cela sonnerait plus gentiment, si de nous l’on nous contait, chuchotait, vantait une honnêteté excessive ». « Crache sur la ville, où grouille toute chose entamée, tarée, lubrique, sombre, ultra-vermoulue, ulcéreuse, conspiratrice ». « Nous pressentons que cela va toujours à la dérive, dans le plus mince, le plus débonnaire, le plus rusé, le plus commode, le plus médiocre, le plus indifférent, le plus chinois, le plus chrétien ». « Tous ces pâles athées, anti-chrétiens, immoralistes, nihilistes, sceptiques, éphectiques, hectiques de l’esprit, etc. »

Ces exemples déjà auront permis au lecteur attentif de remarquer que le concours tumultueux des mots s’opère fréquemment en vertu de la seule similitude des sons. Il n’est pas rare que le brouillamini de paroles dégénère en calembours des plus niais, en association automatique des mots d’après leur son, sans égard à leur signification. « Si ce détour ( Wende) de toute misère (Noth) s’appelle aussi nécessité (Nothwendigkeit) ». « Ainsi vous vous vantez (brüstei), — ah ! même sans poitrines (Brüste) ». « Il y a beaucoup de lâche adulation croyante (Speichel-Leckerei), de boulangerie de flatteries (Schmeichel-Bâckerei), devant le Dieu des armées ». « Crache sur la grande ville, qui est le grand cloaque (Abraum) où se réunit toute écume (wo aller Abschaum zusammen-schâumt) ». « Ici et là il n’y a rien à améliorer (bessern), rien à empirer (bdsern) ». « Que veulent ces yeux portant au loin (weitsichtige), désirant loin (iweitsüchtige) ? ». « Toujours dans ces colonnes (Zügen) ont couru devant chèvres (Ziegeri) et oies ». « Ô volonté ! qui détournes toute angoisse ! (wende aller Noth) ô toi, ma nécessité (Nothwendigkeit ». « Ainsi je regarde par-delà l’agitation de petites vagues ( Wellen) grises et de volontés ( Willeri) ». « Cette recherche (Suchen) de mon foyer (Heim) fut ma tribulation (Heimsuchung) ». « Le monde ne devint-il pas parfait ? rond et mûr (rund und reif) ! Oh ! l’anneau rond doré (runden Reifs) ! ». « L’abîme s’entre-bâille-t-il (klafft) aussi ici ? Le chien de l’enfer jappe-t-il (klafft) aussi ici ? ». « Il abêtit, animalise (verthiert) et transforme en taureau (verstiert) ». « La vie est au moins (min-destens), envisagée de la façon la plus douce (mildestens), une exploitation ». « Que je m’imaginais moi-même transformé et apparenté (verwandt-verwandelt), etc. »

Parfois Nietzsche se méprend, dans son penser follement précipité, sur les images de mots jaillissantes élaborées dans son centre du langage ; sa conscience entend en quelque sorte mal, se trompe dans leur interprétation et invente des néologismes étranges qui rappellent un peu des expressions connues, mais n’ont aucun rapport de sens avec elles. Il parle, par exemple, d’Hinterweltlem (hàbitanls des arrière-mondes), mot formé d’après Hinterwâldlern (habitants des forêts vierges de l’Amérique ou squatters), de Kesselbauche (il songe à Kesselpauke, cymbale), etc., ou il répète, même après ses centres du langage, des sonorités absolument incompréhensibles et ne signifiant rien : « Alors j’allai à la porte : Alpa ! criai-je, qui porte sa cendre à la montagne ? Alpa ! Alpa ! Qui porte sa cendre à la montagne ? »

Fréquemment il associe ses idées non d’après le son du mot, mais d’après la ressemblance ou le voisinage habituel des concepts, et alors naissent le penser « analogique » et la fuite d’idées, dans laquelle, suivant l’expression de Griesinger, « il passe sans transition d’un sujet à l’autre ». Parlant de l’idéal ascétique, il explique, par exemple, que les esprits forts et nobles se réfugient dans le désert, et il ajoute sans liaison : « Il n’y manque d’ailleurs pas non plus de chameaux ». La représentation du désert a irrésistiblement entraîné derrière elle la représentation des chameaux qui lui est habituellement associée. Une autre fois, il dit : « On méconnaît à fond la bête de proie et l’homme de proie, par exemple César Borgia ; on méconnaît la nature, aussi longtemps que l’on continue à chercher un état maladif au fond de ces monstres et de ces végétaux tropicaux les plus sains. Il semble qu’il y ait chez les moralistes une haine contre la forêt vierge et contre les tropiques ? et qu’il faille discréditer à tout prix l’homme tropical ? Pourquoi donc ? Au profit de la zone tempérée ? Au profit des hommes tempérés ? des hommes médiocres ? ». Ici, la mention de César Borgia lui impose la comparaison avec une bête de proie ; celle-ci le fait songer aux tropiques, à la zone torride ; de la zone torride il passe à la zone tempérée, de celle-ci à l’homme « tempéré », et, par la similitude de son, à l’homme « médiocre » (en allemand gemæssigt et mittelmæssig).

« En vérité, il ne reste plus rien du monde, qu’un vert crépuscule et de verts éclairs. Faites comme vous le voulez, ivres de joie que vous êtes… secouez vos émeraudes dans la plus profonde profondeur ». Les « émeraudes » absolument incompréhensibles ici sont appelées à la conscience par la représentation du « vert » crépuscule et des « verts » éclairs.

Dans ces cas-ci et dans cent autres, on peut suivre en une certaine mesure la marche des idées, parce qu’à peu près tous les chaînons de l’association d’idées sont conservés. Mais souvent quelques-uns de ces chaînons sont supprimés, et alors surgissent des sauts d’idée incompréhensibles, et, partant, déconcertants pour le lecteur. « Ce fut le corps qui désespéra de la terre, et il entendit le ventre de l’être lui parler ». « Plus honnêtement et plus purement parle le corps sain, parfait et rectangulaire ». « Je suis poli envers eux comme envers tout petit scandale ; être hérissé envers les petites choses me semble une sagesse à l’usage des hérissons ». « Le jaune profond et le rouge ardent : c’est ce que veut mon goût. Celui-ci mêle le sang à toutes les couleurs. Mais celui qui peint sa maison en blanc, celui-là me révèle une âme badigeonnée en blanc ». « Nous plaçâmes notre chaise au milieu — c’est là ce que me dit leur sourire de satisfaction — et à égale distance des gladiateurs mourants que des truies satisfaites. Mais c’est là de la médiocrité ». « Notre Europe d’aujourd’hui est sceptique… tantôt avec ce scepticisme mobile qui saute impatiemment et avidement d’une branche à l’autre, tantôt sombre comme un nuage chargé de points d’interrogation ». « Supposé qu’il (le vaillant penseur) ait durci et dressé son œil assez longtemps pour lui-même ». (Ici, l’association « oreille » et « oreilles dressées », associée à « œil », est visiblement intervenue pour le troubler). « C’est déjà trop pour moi de garder moi-même mes opinions, et maint oiseau s’envole. Et parfois je trouve aussi dans mon pigeonnier un animal qui m’est étranger et tremble quand je pose la main sur lui ». « Qu’importe ma justice ? Je ne vois pas que je serais brasier et charbon ». « Ils ont appris de la mer aussi sa vanité : la mer n’est-elle pas le paon des paons ? » « Combien de choses maintenant se nomment déjà la pire méchanceté, qui n’ont cependant que douze pieds de large et trois mois de long ! Mais un jour de plus grands dragons viendront au monde ». « Et si maintenant toutes les échelles te manquent, tu dois apprendre à monter sur ta propre tête : autrement, comment voudrais-tu monter ? » « Je suis assis ici, reniflant le meilleur air, air paradisiaque, en vérité, air lumineux, léger, air rayé d’or, air aussi bon que jamais en est tombé de la lune ». « Holà ! ici, dignité ! dignité de la vertu ! dignité des Européens ! Souffle, souffle de nouveau, soufflet de la vertu ! Holà ! Une fois encore rugir, rugir moralement ! Rugir comme lion moral devant les filles du désert ! Car le hurlement de la vertu, mes charmantes filles, est, plus que toute autre chose, ferveur des Européens, boulimie des Européens ! Et me voilà déjà là comme Européen, je ne puis autrement, Dieu m’aide ! Amen ! Le désert s’accroît. Malheur à celui qui cache des déserts ! »

Ce dernier passage est un exemple de complète fuite d’idées. Souvent Nietzsche perd le fil, ne sait plus où il veut en venir, et termine une phrase qui prenait la tournure d’une démonstration, par une plaisanterie sans rapport avec le sujet. « Pourquoi le monde qui nous intéresse un peu ne serait-il pas une fiction ? Et à celui qui objecte : Mais pour une fiction il faut un auteur, — ne pourrait-on répondre rondement : pourquoi ? Est-ce que ce « il faut » ne ferait pas également partie de la fiction ? N’est-il donc pas permis d’être un peu ironique envers le sujet comme envers l’attribut et l’objet ? Le philosophe ne devrait-il pas s’élever au-dessus de la foi en la grammaire ? Tous mes respects aux institutrices (!), mais l’heure ne serait-elle pas arrivée où la philosophie devrait renoncer à sa foi dans les institutrices ? ». « Il y a toujours quelqu’un de trop autour de moi, ainsi pense le solitaire. Toujours une fois un, cela finit par donner deux ! ». « Comment nomment-ils donc ce qui les rend orgueilleux ? Ils le nomment instruction ; cela les distingue des chevriers ».

Parfois enfin se rompt soudainement la liaison des représentations associées, et il finit brusquement au milieu d’une phrase, pour en commencer une nouvelle. « Car dans la religion les passions ont de nouveau droit de citoyen, supposé que ». « Les psychologues de France… n’ont pas encore joui jusqu’au bout de leur plaisir amer et multiple de la bêtise bourgeoise399, en quelque sorte comme si — assez, ils révèlent par cela quelque chose ». « Il y a eu des philosophes qui ont su prêter à cet émerveillement du peuple une expression encore séductrice… au lieu de constater cette vérité nue et, ma foi, bien médiocre, que l’action désintéressée est une action très intéressante et intéressée, pourvu — Et l’amour ? »

Telle est la forme dans laquelle procède le penser de Nietzsche et qui explique suffisamment pourquoi il n’a jamais écrit trois pages cohérentes, mais seulement des « aphorismes » plus ou moins courts.

Le contenu de cette fuite d’idées incohérente se compose d’un petit nombre d’idées délirantes qui se répètent constamment avec une désespérante monotonie. Nous avons déjà constaté le sadisme intellectuel de Nietzsche et sa folie de contradiction et de doute ou folie d’interrogation : il manifeste en outre de la misanthropie ou horreur des gens, de la folie des grandeurs et du mysticisme.

Son horreur des gens s’exprime en d’innombrables endroits. « On n’aime plus suffisamment sa connaissance, dès qu’on la communique ». « Toute communauté rend n’importe comment, n’importe où, n’importe quand — commun ». « Vides sont encore beaucoup de sièges pour des solitaires et les duotaires (Zweisame), autour desquels souffle l’odeur des mers silencieuses ». « Fuis, mon ami, dans ta solitude ! ». « Et mainte personne qui se détourna de la vie, se détourna seulement de la racaille ; … et mainte personne qui alla dans le désert et souffrit la soif avec les fauves, ne voulut simplement pas s’asseoir autour de la citerne avec de sales chameliers ».

Sa folie des grandeurs n’apparaît qu’exceptionnellement comme présomption monstrueuse, il est vrai, mais cependant clairement concevable encore ; en règle générale, elle présente un fort alliage, et même un alliage prédominant, de mysticisme et de surnaturel. Ce n’est que de la présomption, quand il dit : « En ce qui concerne mon Zarathoustra, je n’accepte pour appréciateur de cet écrit que celui que chacun de ses mots a, à un moment quelconque, profondément blessé, et, à un autre moment, profondément ravi. Ce n’est qu’alors, en effet, qu’il est en droit de jouir du privilège de participer respectueusement à l’élément alcyonique d’où cette œuvre est née, à sa clarté ensoleillée, à son lointain, à sa largeur et à sa certitude ». Ou quand, après avoir critiqué et rapetissé M. de Bismarck, il s’écrie, avec une allusion transparente à lui-même : « Mais moi, dans mon bonheur et mon au-delà, je méditai combien vite ce fort sera dominé par un plus fort ». Par contre, l’idée fondamentale mystique cachée de sa folie des grandeurs apparaît déjà clairement dans ce passage : « Mais à un moment donné il doit pourtant nous venir, l’homme sauveur du grand amour et du grand mépris, l’esprit créateur que sa force impulsive chasse toujours de nouveau de tout à-côté et de tout au-delà, dont la solitude est mécomprise par le peuple, comme si elle était une fuite devant la réalité : — alors qu’elle est seulement son enfoncement, son enfouissement, son approfondissement » (trois synonymes pour un concept) « dans la réalité, afin qu’il rapporte un jour d’elle, s’il reparaît à la lumière, la rédemption de cette réalité ».

Par les expressions « homme sauveur » et « rédemption », il trahit la nature de sa folie des grandeurs. Il s’imagine être un nouveau Sauveur, et singe l’Évangile dans la forme et dans le fond. Ainsi parla Zarathoustra est complètement cliché sur les écrits sacrés des peuples de l’Orient. Le livre s’applique à ressembler extérieurement à la Bible et au Koran. Il est divisé en chapitres et en versets, le langage est le langage archaïque et prophétique des révélations (« Mais Zarathoustra regarda le peuple et s’étonna. Puis il parla ainsi ») ; on y trouve fréquemment de longues énumérations et de longs sermons en manière de litanies (« J’aime ceux qui ne commencent pas par chercher une raison derrière les étoiles ; … j’aime celui qui vit afin de reconnaître ; … j’aime celui qui travaille et invente ; … j’aime celui qui aime sa vertu ; … j’aime celui qui ne retient pas pour lui une goutte d’esprit, etc. »), et certaines parties rappellent mot pour mot des parties semblables de l’Évangile, par exemple : « Lorsque Zarathoustra eut pris congé de la ville, … beaucoup le suivirent qui se nommaient ses disciples et lui donnèrent la conduite. Ainsi ils arrivèrent à un carrefour : alors Zarathoustra leur dit que désormais il voulait aller seul ». « Et le bonheur de l’esprit est celui-ci : être oint, et, par les larmes, consacré comme holocauste ». « En vérité, dit-il à ses disciples, encore un peu, et ce long crépuscule viendra. Ah ! comment dois-je sauver ma lumière ! » « Ainsi contristé dans son cœur, Zarathoustra alla en tous sens ; et pendant trois jours il ne prit ni boisson ni nourriture… Enfin il arriva qu’il tomba dans un profond sommeil. Ses disciples restaient assis autour de lui en longues veilles nocturnes ». Bon nombre des chapitres ont ces titres expressifs : « De la victoire sur soi-même » ; « De la connaissance immaculée » ; « De grands événements » ; « De la rédemption » ; « Sur le mont des Oliviers » ; « Des renégats » ; « Le cri d’angoisse » ; « La Cène » ; « La résurrection », etc. Il lui arrive parfois, il est vrai, de dire en athée : « S’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas un dieu ! Donc (il souligne le mot), il n’y a pas de dieux » ; mais ces passages disparaissent auprès des passages nombreux où il parle de lui comme d’un dieu. « Tu as la puissance, et tu ne veux pas régner ». « Celui qui est de mon essence n’échappe pas à une telle heure, l’heure qui lui dit : Maintenant seulement tu entres dans la voie de ta grandeur… Tu entres dans la voie de ta grandeur : ce qui jusqu’à présent a été ton dernier danger est devenu ta dernière ressource. Tu entres dans la voie de ta grandeur : cela doit être ton meilleur courage, que derrière toi il n’y ait plus de voie. Tu entres dans la voie de ta grandeur : ici personne ne peut se glisser derrière loi ».

Le mysticisme et la folie des grandeurs de Nietzsche ne se manifestent pas seulement dans son penser en une certaine mesure cohérent encore, mais aussi dans son mode d’expression général. Les nombres mystiques trois et sept apparaissent fréquemment. Comme lui-même, il voit aussi le monde extérieur grand, éloigné, profond, et les mots qui expriment ces notions se répètent à chaque page, presque à chaque ligne. « La discipline de la souffrance, de la grande souffrance… ». « Le Sud est une grande école de guérison ». « Ces derniers grands chercheurs… ». « Avec les signes du grand destin ». « Là où il a appris la grande pitié à côté du grand mépris, apprendre de son côté le grand respect ». « Faute est toute grande existence ». « Que je fête avec vous le grand midi ». « Ainsi parle tout grand amour ». « Ce n’est pas de vous que doit me venir la grande fatigue ». « Des hommes qui ne sont rien de plus qu’un grand œil, ou une grande bouche, ou un grand ventre, ou n’importe quoi de grand… ». « Aimer avec le grand amour, aimer avec le grand mépris ». « Mais toi, Profond, tu souffres trop profondément ». « Inébranlable est ma profondeur, mais elle brille d’énigmes et de rires nageants ». (Il faut remarquer comme, dans cette phrase, se pressent toutes les obsessions du fou furieux : la profondeur, l’éclat, la folie du doute, l’excitation hilare). « Toute profondeur doit monter à ma hauteur ». « Ils ne pensent pas assez en profondeur ». A l’idée de profondeur est liée celle d’abîme, qui revient également continuellement. Les mots « abîme » et « abyssal » sont parmi les plus fréquents dans les écrits de Nietzsche. A ses représentations de mouvement, notamment à celles de voler et de planer, s’attachent ses néologismes avec « sur ». (« Sens surmoral ». « Musique sureuropéenne ». « Singes grimpants et surchauds ». « De l’espèce à la surespèce ». « Le surhéros ». « Le surhomme ». « Le surdragon ». « Surimportuns et surcompatissants », etc.) Un certain degré d’anxiomanie est indiqué par la persistance avec laquelle les mots « terrible ». « inquiétant », « frissonner », « horreur », etc., affluent dans son verbiage.

Comme c’est la règle dans la folie furieuse, Nietzsche a conscience des processus pathologiques qui se passent en lui, et il fait allusion en une foule d’endroits au décours furieusement rapide de son idéation et à sa folie. « Cette réunion vraiment philosophique d’une spiritualité hardie et exubérante, qui court presto… Ils considèrent le penser comme quelque chose de lent, d’hésitant, presque comme un effort pénible, mais nullement comme quelque chose de léger, de divin, et d’apparenté à la danse, à l’exubérance ». « La marche et la course hardies, légères, tendres de ses pensées ». « Nous pensons trop vite… C’est comme si nous portions dans la tête, une machine roulant irrésistiblement ». « C’est chez les esprits impatients qu’éclate un véritable amour de la folie, parce que la folie a un rythme si joyeux ». « Trop lentement court pour moi toute parole ; — je m’élance sur ton char, tempête !… Comme un cri et une acclamation, je veux glisser sur les vastes mers ». « Au-dessus de l’humanité plane constamment, comme son plus grand danger, la folie menaçante ». (Naturellement il pense à lui, en parlant de l’« humanité »). « Il arrive parfois aujourd’hui qu’un homme doux, mesuré, réservé, devient soudainement fou furieux, brise les assiettes, renverse la table, crie, se déchaîne, offense tout le monde, et enfin s’éloigne, confus, irrité contre lui-même ». (Assurément, cela « arrive parfois », non seulement « aujourd’hui », mais en tous temps, seulement, il est vrai, chez les fous furieux) ». « Où est la folie avec laquelle vous deviez être vaccinés ? Voyez, je vous enseigne le surhomme, qui est… cette folie ». « Chacun vaut la même chose. Chacun est égal. Celui qui sent autrement va spontanément (?) dans l’asile d’aliénés ». « Je mis cette exubérance et cette folie à la place de cette volonté, lorsque j’enseignai : en tout, une chose est impossible — la raison ». « Ma main est une main de fou. Malheur à toutes les tables et à tous les murs, et à ce qui offre place à des enjolivements de fous, à des barbouillages de fous (en allemand, jeu de mots : Zierrath-Schmierrath) ». Il excuse aussi, à la façon des fous furieux, sa maladie mentale : « Finalement resterait encore ouverte la grande question, si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu, et si, notamment, notre soif de connaissance et de connaissance de nous-même n’aurait pas aussi bien besoin de l’âme malade que de l’âme saine ».

Enfin ne manque pas même l’idée démente de sa « forte santé » : son âme est « toujours plus claire et toujours plus saine » ; « nous autres, argonautes de l’idéal, sommes plus sains qu’on ne voudrait nous le permettre, dangereusement sains, toujours de nouveau sains, etc. »

Ce sont là, nécessairement en raccourci, le coloris particulier, ayant son origine dans les illusions sensorielles, la forme et le contenu du penser de Nietzsche. Et ce malheureux aliéné, dont le barbouillage n’est qu’une longue divagation, dans les écrits duquel à chaque ligne hurle la folie furieuse, on l’a traité sérieusement en « philosophe », on a donné son radotage comme un « système » ! Un philosophe de profession, auteur de nombreux écrits dans sa partie, le Dr Kirchner, affirme expressément, dans un article de journal consacré à la brochure de Nietzsche : Le cas Wagner, qu’« elle déborde pour ainsi dire de santé intellectuelle » ; des professeurs d’universités, comme G. Adler à Fribourg, L. Stein à Berne, et autres, célèbrent en Nietzsche un « penseur audacieux et original », et prennent position, avec un sérieux solennel, à l’égard de sa « philosophie », les uns avec un complet enthousiasme, les autres avec des réserves soigneusement motivées ! On ne peut s’étonner si, en présence d’une obtusion d’esprit si profondément incurable, la partie saine de la jeunesse actuelle étend, en une généralisation intempestive, à la philosophie elle-même, le mépris que méritent des professeurs officiels qui ont l’audace de vouloir introduire leurs élèves dans la philosophie, et ne sont pas même capables de distinguer la fuite d’idées incohérente d’un fou furieux d’avec le penser raisonnable !

Le Dr Hermann Türck caractérise en excellents termes les disciples de Nietzsche : « Cette sagesse (« Rien n’est vrai, tout est permis ») dans la bouche d’un lettré atteint de folie morale… a trouvé un puissant écho auprès des gens qui, eux-mêmes, par suite d’une défectuosité morale, sentent en eux une contradiction contre les exigences de la société. Le prolétariat intellectuel des grandes villes, notamment, acclame à grands cris la superbe découverte que toute morale et toute vérité sont complètement superflues et seulement nuisibles au développement de l’individu.

Ils se sont toujours dit en secret : Rien n’est vrai, tout est permis, et ils ont aussi agi en conséquence, autant que cela pouvait se faire ; mais à présent ils ont le droit d’avouer la chose bien haut et avec orgueil, car Frédéric Nietzsche, le nouveau prophète, a vanté cette maxime comme la plus haute vérité de la vie… Ce n’est pas la société qui a raison dans son estimation de la morale, de la science et de l’art véritable, ah, mais non ! eux, les individus qui ne poursuivent que leurs buts égoïstes personnels, qui font semblant seulement de s’intéresser à la vérité, eux, les faux-monnayeurs de la vérité, ces chroniqueurs à la vapeur dépourvus de conscience, ces critiques menteurs, ces voleurs littéraires et ces fabricants de camelote pseudo-réaliste, voilà les vrais héros, les maîtres de la situation, les esprits véritablement libres 400 ».

C’est la vérité, mais ce n’est pas toute la vérité. Sans doute, la bande à Nietzsche proprement dite se compose de criminels-nés avec faiblesse de volonté et de niais que grisent les mots sonores. Mais outre ces gredins sans le courage et la force de l’acte criminel, et les imbéciles qui se laissent assourdir et en quelque sorte hypnotiser par le bruissement et le mugissement d’un flot de paroles, derrière la bannière du radoteur dément marchent d’autres gens encore qui doivent être jugés d’une autre façon, en partie avec plus d’indulgence. La folie de Nietzsche implique en effet certaines idées qui, en partie, répondent à une manière de voir très répandue de l’époque, et en partie savent éveiller l’apparence trompeuse que, en dépit de toute l’exagération et la bizarrerie démente de l’exposition, elles renferment néanmoins un fond de vérité et de raison d’être ; et ces idées expliquent qu’il ait pour partisans quelques gens auxquels on ne peut reprocher qu’un manque de clarté et de critique.

L’idée fondamentale de Nietzsche, à savoir la brutalité et le mépris bestial de tous les droits étrangers qui s’opposent à la satisfaction d’un désir égoïste, est faite pour plaire à la génération qui a grandi sous le système bismarckien. Le prince de Bismarck est une monstrueuse personnalité qui se déchaîne sur un pays comme un ouragan de la zone torride : elle écrase tout dans sa course dévastatrice, laissant derrière elle comme traces un vaste anéantissement des caractères, la destruction des idées de droit et la mise en pièces de la moralité. Le système bismarckien est, dans la vie politique, une espèce de jésuitisme en cuirasse. « Le but sanctifie le moyen », et le moyen n’est pas, comme chez les souples fils de Loyola, la finesse, l’opiniâtreté, la ruse secrète, mais la franche brutalité, la violence, le coup de poing et le coup d’épée. Le but qui sanctifie le moyen du jésuite en cuirasse peut être parfois un but d’utilité générale, mais il est aussi souvent, et plus souvent encore, un but égoïste. Chez son auteur, ce système de primitive barbarie a en tout cas une certaine grandeur, car il a son origine dans une puissante volonté qui toujours, avec l’audace du héros, se pose elle-même comme enjeu et marche à chaque combat avec cette farouche détermination : Vaincre ou mourir ! Chez les imitateurs, par contre, il se rabougrit en « crânerie », c’est-à-dire en cette lâcheté, la plus vile et la plus méprisable de toutes, qui, devant le fort, rampe à plat ventre, mais maltraite avec une souveraine arrogance celui qui est complètement désarmé, absolument inoffensif et faible, et duquel on n’a à craindre ni résistance ni danger. Les « crânes » se reconnaissent avec gratitude dans le « surhomme » de Nietzsche, et la soi-disant « philosophie » de celui-ci est en fait la philosophie de la « crânerie ». Sa doctrine montre comment le système de Bismarck se reflète dans le cerveau d’un fou furieux. Nietzsche ne pouvait fleurir et avoir du succès à aucune autre époque que dans l’ère bismarckienne et post-bismarckienne. Il aurait naturellement toujours été fou furieux, à n’importe quel moment il eût vécu, mais sa folie n’aurait pas reçu la tendance et le coloris spéciaux que nous observons actuellement en elle. Il arrive, il est vrai, parfois à Nietzsche de s’irriter de ce que le « type le plus couronné de succès de l’Allemagne nouvelle… reproche à tout ce qui a de la profondeur de manquer peut-être de crânerie », et d’émettre cet avertissement : « Nous agissons sagement en n’aliénant pas à trop bon marché notre ancien renom de peuple de profondeur contre la crânerie prussienne et l’esprit et le sable berlinois401 ». Mais il trahit en d’autres endroits ce qui le blesse véritablement dans la « crânerie » à laquelle il dédie son verset philosophique : elle fait trop de cas de l’officier ! « Dès qu’il parle et fait un mouvement (l’officier prussien), il est la figure la plus impertinente et la plus choquante pour le goût de la vieille Europe — à son propre insu… Et aussi à l’insu des bons Allemands, qui admirent en lui l’homme de la première et de la plus distinguée société et prennent volontiers de lui le ton402 ». C’est là ce que ne peut admettre Nietzsche, lui qui comprend qu’il est impossible qu’il y ait un Dieu, puisque alors c’est lui qui devrait l’être ! Il ne peut supporter que « le bon Allemand » place l’officier au-dessus de lui. Mais à part cet inconvénient que le système de la « crânerie » entraîne derrière soi, il y trouve tout bon et beau, y vante « l’intrépidité du coup d’œil, la bravoure et la dureté de la main qui sabre, la volonté opiniâtre de dangereux voyages de découvertes, d’expéditions spiritualisées au pôle nord sous des cieux désolés et périlleux403 », et prophétise d’un ton joyeux que, pour l’Europe, viendra une époque d’airain, une époque de guerres, de soldats, d’armes, de violence. Il est donc naturel que les « crânes » aient salué dans Nietzsche le philosophe selon leur cœur.

Son « individualisme », c’est-à-dire son égotisme d’aliéné pour lequel le monde extérieur n’existe pas, devait attirer, outre les anarchistes-nés par incapacité d’adaptation, ceux-là aussi qui sentent instinctivement que l’État actuel empiète trop profondément et trop brutalement sur les droits de l’individu et exige de lui, outre les sacrifices nécessaires de forces et de temps, des sacrifices aussi qu’il ne peut accomplir sans perte destructive de sa propre estime : à savoir des sacrifices de jugement, de connaissance, de conviction et de dignité humaine. Ces assoiffés de liberté croient trouver en Nietzsche le porte-parole de leur révolte saine contre l’État oppresseur des esprits indépendants et broyeur des forts caractères. Ils commettent la même erreur que j’ai déjà relevée chez les partisans de bonne foi des décadents et d’Ibsen : ils ne voient pas que Nietzsche confond l’homme conscient avec l’homme insconscient, que l’individu pour lequel il réclame pleine liberté n’est pas l’individu connaissant et jugeant, mais celui consumé de désirs aveugles et demandant à tout prix la satisfaction de ses instincts concupiscents, non pas l’individu moral, mais l’individu sensuel.

Enfin, ses grands airs ont aussi augmenté le nombre de ses suivants. Beaucoup de ceux qui marchent derrière lui réprouvent sa doctrine morale, mais s’enthousiasment pour des phrases comme celles-ci : « Il pourrait un jour se faire que la populace devint maîtresse… Aussi, ô mes frères ! faut-il une nouvelle aristocratie qui soit l’ennemie de toute plèbe et de toute domination violente, et qui inscrive à nouveau sur de nouvelles tablettes le mot Noblesse404 ».

C’est une conviction aujourd’hui très répandue, que l’enthousiasme de l’égalité a été une lourde erreur de la grande Révolution. On regimbe à juste titre contre une doctrine en opposition avec toutes les lois naturelles.

L’humanité a besoin d’une hiérarchie. Elle doit avoir des guides et des modèles. Elle ne peut se passer d’une aristocratie. Mais le noble auquel le troupeau humain assigne une place à sa tête ne sera sûrement pas le « surhomme » de Nietzsche, l’égotiste, le criminel, le bandit, l’esclave de ses instincts affolés ; ce sera, au contraire, l’homme du plus riche savoir, de la plus haute connaissance, du plus clair jugement et de la plus ferme auto-discipline. L’existence de l’humanité est un combat qu’elle ne peut bien livrer sans capitaine. Aussi longtemps que ce combat est celui des hommes contre les hommes, le troupeau réclame un pasteur aux muscles vigoureux et au poing exercé. Dans un état de choses plus parfait, où toute l’humanité réunie lutte seulement contre la nature, elle choisit pour chef l’homme dont le cerveau est le plus riche, la volonté la plus disciplinée, l’attention la plus concentrée. Cet homme est le meilleur observateur, il est aussi celui qui sent le plus finement et le plus rapidement, qui peut se représenter le plus vivement les états du monde extérieur, — c’est-à-dire aussi l’homme de la sympathie la plus éveillée et de l’intérêt le plus compréhensif. Le « surhomme » de d’évolution saine de l’espèce est un Paraclet qui sait et qui aime avec désintéressement, non un « carnassier magnifique » assoiffé de sang. C’est là ce que ne voient pas ceux qui croient retrouver clairement exprimées, dans l’aristocratisme de Nietzsche, leurs propres idées obscures sur la nécessité de natures d’élite directrices.

Le faux individualisme et aristocratisme de Nietzsche peut égarer les lecteurs superficiels. Leur erreur sera pour eux une circonstance atténuante. Mais même en tenant compte de cela, il n’en reste pas moins le fait qu’un fou furieux déclaré a pu passer, en Allemagne, pour un philosophe et faire école, ce qui constitue, quoi qu’on fasse, une lourde honte pour la vie intellectuelle allemande de notre temps.

Livre IV :
Le réalisme §

I. Zola et son école §

Les deux formes de dégénérescence dans la littérature et dans l’art jusqu’ici examinées, le mysticisme et l’égotisme, devaient être traitées en détail, car leur carrière de développement semble encore être ascendante, et elles sont énergiquement occupées à s’emparer de la conscience esthétique des contemporains. En ce qui concerne la troisième, le réalisme ou naturalisme, je puis être infiniment plus bref, pour une double raison : une raison de fait et une raison personnelle. La raison de fait est que, dans son pays d’origine, le naturalisme est déjà complètement vaincu, et que l’on ne combat pas un cadavre, mais qu’on l’enterre ; la raison personnelle, c’est que j’ai déjà consacré au naturalisme, dans des livres précédents405, des examens approfondis dont je continue à maintenir les conclusions au point de vue de l’appréciation de la tendance, et que je voudrais restreindre de quelques réserves seulement en ce qui concerne l’estimation du talent personnel de M. Émile Zola.

Que le naturalisme soit achevé en France, c’est ce que tout le monde admet et que le chef seul de l’école conteste. « Il n’y a aucun doute sur les tendances des nouvelles générations littéraires, dit M. Remy de Gourmont ; elles sont rigoureusement anti-naturalistes. Il ne s’agit pas d’un parti pris, il n’y eut pas de mot d’ordre donné ; nulle croisade ne fut organisée ; c’est individuellement que nous nous sommes éloignés avec horreur d’une littérature dont la bassesse nous faisait vomir. Et il y a encore moins de dégoût peut-être que d’indifférence. Je me souviens que, lors de l’avant-dernier roman de M. Zola, il nous fut impossible, au Mercure de France, de trouver, parmi huit ou dix collaborateurs réunis, quelqu’un qui eût lu entièrement La Bête humaine, ou quelqu’un qui consentît à la lire avec assez de soin pour en rendre compte. Cette sorte d’ouvrages et la méthode qui les dicte nous semblent si anciennes, si de jadis, plus loin et plus surannées que les plus folles truculences du romantisme406 ».

Parmi les disciples de M. Zola, ceux qui ont collaboré aux Soirées de Médan comme ceux qui le suivirent plus tard, il en est à peine un qui soit resté fidèle à sa tendance. Guy de Maupassant, avant d’être placé dans la maison de santé où il est mort, finissait par se tourner de plus en plus vers le roman psychologique. Nous ayons étudié plus haut M. Joris-Karl Huysmans dans sa peau neuve de diabolique et de décadent qui n’a pas assez de mots amers à l’adresse du naturalisme. M. J.-H. Rosny écrit maintenant des romans dont l’action se passe à l’âge de pierre et qui ont pour sujet l’enlèvement d’une préaryenne brune brachycéphale par un aryen dolichocéphale à la peau blanche et à la haute taille407. Lorsque parut La Terre, de M. Zola, cinq de ses disciples, MM. Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, que je viens de nommer, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches, crurent nécessaire de protester dans un manifeste public, avec une solennité quelque peu comique, contre les ordures de ce roman, et de désavouer leur maître en bonne et due forme. Si les romans de M. Zola lui-même continuent à avoir un très fort débit, comme il le dit avec orgueil, cela ne prouve nullement que sa tendance soit encore vivante. La foule persiste plus longtemps que l’élite, les guides et les créateurs, dans les habitudes une fois prises. Si celle-là continue à suivre M. Zola comme autrefois, ceux-ci se sont déjà détournés complètement de lui. Le succès de ses derniers romans s’explique d’ailleurs par de tout autres raisons que les raisons artistiques. Son flair pour ce qui occupe l’opinion publique est peut-être la partie la plus essentielle de son talent. Il choisit a priori des sujets en faveur desquels il est assuré de l’intérêt d’un public nombreux, de quelque façon qu’ils soient traités. Avec des livres qui racontent sous forme romanesque, comme L’Argent et La Débâcle, l’histoire du krach financier de 1882 ou de la guerre de 1870, tout écrivain français connu est sûr, aujourd’hui encore, d’éveiller dans son pays un intérêt passionné. Et M. Zola peut également compter sur la clientèle des nombreux amateurs d’ordures et de gravelures. Ce public lui reste fidèle et trouve chez lui ce qu’il cherche. Mais voilà déjà longtemps qu’il n’acquiert plus de nouveaux partisans dans sa patrie et n’en acquiert plus, à l’étranger, que parmi les gens qui suivent anxieusement chaque mode, en matière de cravates comme de livres, mais qui sont trop ignorants pour avoir appris déjà que M. Zola a depuis longtemps cessé, en France même, d’être la dernière mode.

Pour ses disciples, M. Zola est l’inventeur du réalisme en littérature. C’est là une prétention que peuvent seulement élever des petits jeunes gens ignorants au-delà de toute idée, pour lesquels l’histoire universelle ne commence qu’à partir du moment où ils ont daigné condescendre à en prendre connaissance.

Avant tout, le mot réalisme lui-même n’a aucune signification esthétique. En philosophie, il désigne la manière de voir pour laquelle le phénomène du monde est l’expression d’une réalité matérielle. Appliqué à l’art et à la littérature, il ne renferme aucune idée. C’est ce que j’ai démontré explicitement à un autre endroit (Paris sous la troisième République). Aussi me bornerai-je, ici, à résumer très brièvement l’argument.

Les esthéticiens de brasserie, qui distinguent un réalisme et un idéalisme, expliquent celui-là comme l’effort de l’artiste pour observer les choses et les rendre avec vérité. Mais cet effort est commun à tout écrivain quel qu’il soit. Personne ne s’écarte de propos délibéré, dans ses créations, de la vérité. Et le voulut-on qu’on ne le pourrait pas, car cela contredirait toutes les lois de la pensée humaine. Chacune de nos représentations, en effet, repose sur une observation faite une fois par nous, et même quand nous inventons librement, nous travaillons seulement avec les images rappelées d’observations antérieures. Si, malgré cela, telle œuvre fait l’effet d’une plus grande vérité que telle autre, ce n’est pas une question de telle ou telle tendance esthétique, mais exclusivement une question de talent plus ou moins grand. Un véritable poète est toujours vrai, un imitateur incapable ne l’est jamais ; le premier l’est aussi, alors même qu’il dédaigne de serrer de près toujours, dans les détails, la réalité ; celui-ci ne l’est pas même quand il s’attache, avec une attention pointilleuse et la méthode d’un arpenteur, à de petites extériorités.

Si l’on a présentes à l’esprit les conditions psychologiques dans lesquelles naît une œuvre d’art, on reconnaît immédiatement tout le néant du soi-disant « réalisme ». La source de toute véritable œuvre d’art est une émotion. Celle-ci naît soit par un processus vital dans les organes intérieurs de l’artiste, soit par une impression sensorielle qu’il reçoit du monde extérieur. Dans les deux cas, l’artiste ressent le besoin de donner expression à son émotion dans l’œuvre d’art. Cette émotion est-elle d’origine organique, il choisira parmi ses images rappelées ou ses impressions sensorielles du moment celles qui s’accordent avec son émotion, et formera avec elles son œuvre. Estelle d’origine externe, il emploiera pour l’œuvre d’art principalement les phénomènes du monde extérieur, les expériences sensorielles qui ont évoqué en lui l’émotion demandant à s’objectiver, et il y liera, en vertu des lois de l’association d’idées, des images rappelées semblables. Comme on le voit, le procédé est dans les deux cas absolument le même : l’artiste assemble, sous l’empire d’une émotion, des aperceptions sensorielles immédiates et des images rappelées en une œuvre d’art qui lui cause une détente ; seulement, ce sont celles-là ou celles-ci qui prédominent, suivant que l’émotion a son origine dans les aperceptions sensorielles ou dans les processus organiques. Si l’on veut parler inexactement, on peut bien nommer réalistes les œuvres qui résultent d’une émotion suscitée par le phénomène du monde, et idéalistes celles dans lesquelles s’exprime une émotion organique. Mais ces dénominations n’ont pas une valeur réellement distinctive. Chez les individus tout à fait sains, les émotions naissent presque uniquement par les impressions du monde extérieur ; chez ceux dont la vie nerveuse est plus ou moins maladive, notamment chez les hystériques, les névrasthéniques, les dégénérés et les aliénés de toute espèce, elles naissent beaucoup plus fréquemment par les processus organiques internes. Les artistes sains produiront, en règle générale, des œuvres dans lesquelles prédomine l’aperception ; les artistes maladivement émotifs, des œuvres dans lesquelles prédomine le jeu de l’association d’idées, autrement dit, l’imagination maniant principalement les images rappelées ; et si l’on tient absolument à une fausse désignation, on pourra dire que les premiers, en règle générale, créeront des œuvres soi-disant réalistes, et les seconds, des œuvres soi-disant idéalistes. En aucun cas, l’œuvre d’art n’est une fidèle image de la réalité matérielle : l’œuvre réaliste pas plus que l’œuvre idéaliste ; le mode de son origine exclut cette possibilité. Elle n’est jamais que l’incarnation d’une émotion subjective. Vouloir connaître le monde par l’œuvre d’art, c’est là un faux procédé ; mais toute l’essence d‘une personnalité s’y révèle à celui qui sait y lire. L’œuvre d’art n’est jamais un document dans le sens que les hâbleurs naturalistes attachent à ce mot, c’est-à-dire une représentation objective sûre de faits extérieurs ; mais elle est toujours une confession de son auteur ; elle trahit, consciemment ou inconsciemment, sa manière de sentir et de penser ; elle découvre ses émotions et montre quelles représentations remplissent sa conscience et sont à la disposition de l’émotion avide d’expression. Elle n’est pas un miroir du monde, mais un miroir de l’âme de l’artiste.

On croirait peut-être que du moins les arts imitatifs par excellence, la peinture et la sculpture, sont capables d’une fidèle reproduction de la réalité, c’est-à-dire de réalisme proprement dit. Cela même est une erreur. Un peintre ou un sculpteur ne peut jamais avoir l’idée de se placer en face du phénomène et de le reproduire sans choix, sans accentuations et sans suppressions. Et pourquoi le ferait-il ? S’il imite un aspect, c’est évidemment que quelque chose dans cet aspect le captive ou lui plaît, — une harmonie de couleurs, un effet de lumière, une ligne de mouvement. Involontairement il accentuera et mettra en relief le trait qui lui a inspiré le désir d’imiter l’aspect en question, et son œuvre, en conséquence, ne représentera plus le phénomène tel qu’il était réellement, mais tel qu’il l’a vu ; elle ne sera donc de nouveau qu’un témoignage de son émotion, et non le cliché d’un phénomène. Travailler absolument à la façon de la chambre obscure et de la plaque sensible, cela ne serait possible qu’à un manœuvre obtus qui, en présence du phénomène du monde, n’éprouverait rien de rien, ni plaisir, ni dégoût, ni aspiration d’aucun genre. Mais il n’est pas vraisemblable qu’un être aussi ratatiné ressente jamais un penchant à devenir artiste et qu’il puisse acquérir, même en une certaine mesure, l’habileté technique nécessaire à ce métier.

Et si le réalisme véritable, l’imitation entièrement objective du phénomène, est interdit même aux beaux-arts par leur nature propre, à combien plus forte raison ne l’est-il pas à la poésie ! Le peintre peut, après tout, s’il veut se ravaler au plus bas degré, lui et son art, limiter à une mesure extrêmement faible, à peine perceptible encore, la coopération de sa personnalité à l’œuvre d’art, — ou, plus exactement, à l’œuvre, car alors il ne peut plus être question d’art, — se réduire à l’état de simple chambre obscure, transmettre le plus mécaniquement possible ses impressions visuelles à ses organes moteurs, et s’efforcer de ne rien penser ni de ne rien sentir au cours de ce travail. Son tableau lui est fourni par la nature elle-même : il est son horizon optique. Si donc il ne veut exercer aucun choix, ne rien exprimer de personnel, ne pas même composer, il lui reste toujours encore la possibilité de copier les phénomènes qui sont inscrits dans les limites de son champ visuel. Son prétendu tableau est alors un morceau du monde sans expression, dans lequel la personnalité de l’artiste n’est plus représentée que par le cadre, qui le coupe, non parce que le phénomène a réellement là son terme, mais parce que l’œil du peintre n’en embrasse que cette portion, et pas davantage ; c’est cependant un tableau dans le sens technique, c’est-à-dire une peinture que l’on peut suspendre à la muraille et regarder. Le poète, au contraire, ne trouve pas son œuvre prête de cette façon. Elle ne lui est pas fournie par la nature elle-même. Ses sujets ne se développent pas dans l’espace, mais dans le temps. Ils ne se tiennent pas arrangés là les uns à côté des autres, de façon que l’œil les aperçoive et puisse retenir d’eux tout ce qu’il a perçu, mais ils se succèdent, et le poète doit, de son propre intellect, leur assigner des limites, il doit décider lui-même où il faut qu’il les saisisse et qu’il les laisse, où commence le phénomène qu’il veut utiliser dans son œuvre, et où il finit. Il ne peut commencer et terminer au milieu d’un mot une conversation, à l’instar de M. Jean Béraud, par exemple, qui, dans un tableau connu, fait couper les roues d’une voiture au beau milieu par le cadre. Il ne peut fournir une photographie inexpressive de l’écoulement uniforme des événements de la vie et du monde. Il doit palissader et endiguer des endroits déterminés de cet écoulement. En ce faisant, il s’affirme nettement, lui et sa personnalité. Il révèle sa nature. Il laisse reconnaître ses desseins, ses vues, ses sentiments. Si, parmi un million de destinées humaines contemporaines, il en raconte une seule, c’est que, pour une raison quelconque, celle-ci l’a plus intéressé que le reste du million. S’il nous transmet, de l’être qu’il a choisi, seulement quelques traits, quelques idées, quelques conversations et quelques actions, pas même la millionième partie de tout ce qui constituait sa vie réelle, c’est que, pour une raison quelconque, ceux-là lui semblent plus importants et plus caractéristiques que tous les autres, que, dans son opinion, ils prouvent quelque chose, qu’ils expriment une idée non conçue par la réalité, mais que lui, poète, croit pouvoir déduire de la réalité ou qu’il voudrait y introduire. Son œuvre « réaliste » reproduit donc toujours seulement son idée, son interprétation de la réalité, son intérêt pour elle, et non la réalité même. Si le poète voulait copier le monde phono= et photographiquement, son œuvre ne serait plus, même au sens purement technique, un poème, pas même un livre, comme l’œuvre du peintre qui ne fait que photographier continue à être un tableau au sens purement technique ; elle serait quelque chose qui n’aurait ni forme, ni sens, ni nom ; car, en reproduisant l’existence d’un seul être humain pendant un seul jour, on peut remplir des milliers de pages, si l’on accorde une valeur égale à toutes ses sensations, idées, paroles et actions, si l’on ne fait pas parmi elles ce choix qui est déjà la subjectivité du poète, c’est-à-dire le contraire du « réalisme ».

L’œuvre du peintre s’adresse en outre au même sens que le phénomène du monde lui-même, et le reproduit à l’aide des mêmes moyens par lesquels le monde même se révèle au sens : la lumière et la couleur. Sans doute, les lumières, les couleurs et les lignes du peintre ne sont pas exactement celles du phénomène réel, et ce n’est que par suite d’une illusion que l’on croit reconnaître le phénomène dans son imitation ; mais cette illusion est l’œuvre de centres cérébraux tellement inférieurs, que des animaux eux-mêmes en sont capables, comme ne le démontre pas seulement l’anecdote classique bien connue des oiseaux voulant picorer les grains de raisins peints par Zeuxis. Le poète, au contraire, ne s’adresse pas aux sens ; plus exactement, il s’adresse par l’ouïe ou la vue, auxquelles il présente la parole parlée ou écrite, non aux centres d’aperception, comme le fait avant tout le peintre ou le sculpteur avec son œuvre, mais aux centres supérieurs, formateurs de concepts, d’idées et de jugements. Il n’a pas de moyens pour reproduire directement le phénomène sensible lui-même, mais il doit d’abord traduire le phénomène en concepts, et il ne peut nous présenter que ces concepts sous forme de langage, c’est-à-dire sous forme conventionnelle. Mais c’est là une activité excessivement compliquée et hautement différenciée, qui porte entièrement l’empreinte de la personnalité qui l’exerce. Si déjà deux yeux ne voient pas de la même manière, à combien plus forte raison deux cerveaux peuvent-ils moins apercevoir et interpréter de la même manière ce qui a été vu par l’œil, le classer avec des concepts préexistants, l’associer à des sentiments et à des idées, le revêtir des formes de langage traditionnelles ! L’activité du poète est ainsi, incomparablement plus encore que celle de l’artiste, si essentiellement personnelle, l’élaboration d’impressions sensorielles en idées et la traduction des idées en paroles sont des choses si individuelles, si exclusivement subjectives, que, pour ce motif aussi, l’œuvre poétique ne peut jamais être la réalité même, c’est-à-dire « réaliste ».

La notion du prétendu « réalisme » ne résiste ni à la critique psychologique ni à la critique esthétique. On pourrait peut-être chercher à le concevoir extérieurement d’une façon superficiellement pratique, et dire, par exemple : le réalisme est la méthode dans l’emploi de laquelle le poète part de ses aperceptions et de ses observations et cherche ses sujets dans les milieux qu’il connaît personnellement ; l’idéalisme est la méthode opposée, qu’emploie le poète qui obéit, en créant, au jeu de son imagination, et qui, pour ne pas empêcher les libres ébats de celle-ci, emprunte ses sujets aux temps et aux pays éloignés ou à des couches sociales dont il n’a pas de connaissance directe, mais qu’il conçoit seulement en des aspirations, des pressentiments ou des divinations. Cette explication semble raisonnable et plausible, mais elle aussi se dissipe, examinée de près, en brouillard bleu. Car, en fait, le choix du sujet, le milieu auquel il est emprunté ou dans lequel il est placé, n’ont pas de signification distinctive ; ce n’est pas une méthode qui s’y manifeste, mais seulement, une fois encore, la personnalité du poète. Le poète chez lequel prédomine l’observation sera « réaliste », c’est-à-dire exprimera des expériences, même s’il prétend parler de choses et d’êtres placés complètement en dehors de son observation, et le poète chez lequel prévaut l’association d’idées mécanique sera « idéaliste », c’est-à-dire suivra simplement le vagabondage de son imagination, même s’il veut représenter des circonstances qui pourraient lui être personnellement familières.

Donnons seulement un exemple des deux cas. Qu’y a-t-il de plus « idéaliste » que des contes ? Eh bien ! Voici quelques passages des contes les plus connus des frères Grimm. « Il était une fois une fille de roi qui se rendit dans la forêt et s’assit au bord d’une fraîche fontaine » (Le roi des grenouilles ou le Henri en fer). « La petite sœur à la maison (il s’agit de la fille d’un roi qui a chassé ses douze fils) devint grande et resta l’unique enfant. Un jour il y avait grande lessive, et aussi douze chemises d’homme à laver. Pour qui sont donc ces chemises ? demanda la princesse ; elles sont beaucoup trop petites pour mon père. Alors la blanchisseuse lui raconta qu’elle avait eu douze frères, etc. Et comme la petite sœur était assise l’après-midi dans la prairie et curait le linge, les paroles de la blanchisseuse lui revinrent en mémoire, etc. » (Les douze Frétées). « Le bûcheron obéit : il alla chercher son enfant et le remit à la Vierge Marie, qui l’emporta là-haut dans le ciel. Là, l’enfant se trouvait très bien ; elle ne mangeait que des pâtisseries et ne buvait que du lait frais, etc. Elle était depuis quatorze ans dans le ciel, quand la Vierge Marie dut faire un grand voyage ; avant de s’en aller, elle appela la fillette et lui dit : Chère enfant, je te confie les clefs des treize portes du paradis, etc. » (L’enfant de Marie). Le poète inconnu de ces contes transporte ses histoires dans des palais royaux ou même dans le ciel, c’est-à-dire dans des milieux que sûrement il ne connaît pas, mais il dote les êtres et les choses et même la Sainte Vierge des traits qui lui sont connus et familiers par l’observation ; du palais royal on entre dans le bois et dans la prairie comme au sortir d’une ferme ; la princesse court toute seule à la fontaine dans la forêt, s’occupe du linge et le fait curer sur l’herbe, comme une diligente fille de la campagne ; la Sainte Vierge entreprend un voyage et confie les clefs de l’habitation à sa fille adoptive, comme une riche châtelaine ; ces contes sont empruntés au cercle d’expériences d’un paysan qui décrit, avec un réalisme honnête, son propre monde, et donne aux figures et aux circonstances connues simplement d’autres noms. M. Edmond de Goncourt, au contraire, le grand « réaliste » ouvrant des voies nouvelles, raconte, dans son roman La Faustin, une histoire d’amour entre un lord Annandale et une comédienne du Théâtre-Français, qui provoque ces observations de la part de M. F. Brunetière : « Je voudrais bien avoir sur le roman de M. de Goncourt l’opinion de M. Zola. M. Zola, qui s’est si éloquemment moqué du roman d’aventures, de ce roman où les princes se promenaient incognito avec des diamants plein leurs poches, que peut-il bien penser, dans le secret de son cœur, de ce lord Annandale jetant l’or à poignées par les fenêtres, et, dans son hôtel de Paris, régnant du jour au lendemain sur une cinquantaine de domestiques anglais, sans compter le service de Madame ? M. Zola, qui s’est si agréablement moqué du roman idéaliste, comme il l’appelle, de ce roman où des amours triomphales enlèvent les amants dans le monde adorable du rêve, que peut-il bien penser, à part lui, de cette tendresse passionnée que M. de Goncourt donne à son Anglais pour sa tragédienne, galanterie presque divinisée, liaison sensuelle dans le bleu, amour physique en de l’idéalité, et tout le galimatias que j’épargne au lecteur408? ». M. Edmond de Goncourt prétend dépeindre un Anglais contemporain, une artiste dramatique également de notre temps, des événements de la vie parisienne, c’est-à-dire toutes choses qu’il pourrait avoir observées, qui devraient lui être connues ; mais ce qu’il en raconte est tellement incroyable, impossible, sans précédents, qu’on ne peut que lever les épaules en présence de cette fable puérile. Ainsi, le conteur qui nous mène dans une société d’anges, de saints et de rois, nous montre des paysans et des villageoises sains et robustes dont la réalité vivante n’est en rien diminuée par les couronnes de carnaval et les auréoles de papier doré espièglement posées sur leurs têtes, tandis que le réaliste, qui veut nous transporter dans la vie parisienne et parmi des Parisiens, fait flotter devant nos yeux des fantômes sans chair, tissus de fumée de cigares, de brumes de marécage et de flammes de rhum, qui n’acquièrent pas plus de réalité parce qu’il cherche à les revêtir prestigieusement d’une ressemblance éloignée avec un Anglais en riche redingote et une dame hystérique en négligé garni de dentelles. L’auteur des contes est, dans le sens de l’explication donnée tout à l’heure, le réaliste ; le romancier de mœurs Edmond de Goncourt est l’idéaliste avec circonstances des plus aggravantes.

Par quelque côté que nous approchions le prétendu réalisme, nous ne parvenons jamais à y voir un concept, mais seulement un mot vide. Toutes les méthodes d’investigation nous conduisent au même résultat : il n’y a pas en poésie de réalisme, c’est-à-dire une copie impersonnelle objective de la réalité, il n’y a que de différentes personnalités de poète. L’individualité du poète est la seule chose décisive ; l’un reçoit du phénomène du monde, l’autre de ses processus organiques intérieurs, les émotions qui l’excitent à créer ; l’un est capable d’attention et observe, l’autre est l’esclave de son association d’idées sans frein ; chez l’un prédomine dans la conscience la représentation du « non-moi », chez l’autre le « moi ». Je n’hésite pas à exprimer la chose en un seul mot : l’un est sain et évolutif, l’autre plus ou moins pathologiquement altéré, plus ou moins tombé en dégénérescence. Le poète sain mêle de la connaissance à chacune de ses œuvres, que ce soit l’Enfer du Dante ou le Faust de Gœthe, et, si l’on veut, on peut nommer réalisme cet élément de connaissance qu’il n’est possible d’acquérir que par l’attention et l’observation. Le poète dégénéré ne forme jamais que des bulles de savon vides de connaissance, même s’il prétend et est lui-même convaincu qu’il présente des observations, et cette écume d’un bouillonnement confus d’idées, chatoyante au meilleur des cas, le plus souvent simplement sale, on la nomme fréquemment, par abus de mots, idéalisme.

On a appliqué au réalisme un dernier sens encore ; il désignerait l’emploi systématique des milieux bas et des êtres et des choses vulgaires. D’après cette définition, des œuvres où apparaissent des ouvriers, des paysans, de petits bourgeois, etc., seraient réalistes, et celles dans lesquelles s’agitent des dieux, des héros, des rois, etc., idéalistes. Louis XIV, laissant impatiemment tomber de sa bouche, d’après l’anecdote connue, à l’aspect des tableaux de cabaret de Téniers qu’on osait lui présenter, ces mots de mépris : « Qu’on m’enlève ces grotesques ! », n’aurait pas condamné une méthode artistique et un mode de représentation, mais la bassesse du sujet offensant son œil olympien. Cette explication de l’expression « réalisme » est un peu plus saisissable que les autres, mais je n’ai pas besoin de montrer combien elle est grossièrement extérieure, dépourvue de valeur philosophique et esthétique. Nous avons vu en effet plus haut que l’on peut prêter à des dieux et à des rois les sentiments et les idées les plus simples des paysans, et, à l’inverse, il ne manque pas d’œuvres où, sur la tête d’êtres humains dans la position sociale la plus basse, plane invisiblement une couronne royale ou une auréole. Dans les romans à colportage de Grégoire Samarow, s’agitent des empereurs et des rois qui sentent, pensent et parlent comme des voyageurs en vins de maisons de troisième ordre ; dans les histoires villageoises de Berthold Auerbach, nous voyons des paysans dont la vie intellectuelle et sentimentale est d’une haute noblesse, par endroits même semi-divine. Les uns sont aussi irréels que les autres ; seulement, dans les premiers, on sent un artisan de sensation, dans les seconds, un poète délicat aux sentiments profonds. Dans Le moulin sur la Floss, de George Eliot, nous trouvons le valet de ferme Luke et la fille de meunier Maggie qui, dans leur grandeur de caractère et leur moralité, feraient honneur à chaque Panthéon ; dans La Foire aux vanités, de Thackeray, on nous montre un marquis Steyne très magnifique et très orgueilleux et un comte Bareacres tout pareil, auxquels nul honnête homme ne voudrait tendre la main409 ; les uns comme les autres sont vrais : seulement, ceux-là trahissent un cœur de poète plein d’amour et de pitié, ceux-ci une âme d’artiste débordante d’amertume et de rage. Qui maintenant est aristocrate ? Sont-ce les empereurs et les rois de Samiarow ou les paysans de la Forêt-Noire d’Auerbach ? Qui est plèbe ? Sont-ce les valets de ferme écossais de George Eliot ou les puissants pairs d’Angleterre de Thackeray ? Et lesquelles de ces œuvres doit-on qualifier de réalistes, lesquelles d’idéalistes, si le réalisme signifie que l’on s’occupe des êtres et des conditions inférieurs, l’idéalisme des êtres et des conditions élevés ?

Une investigation sérieuse, qui ne s’en tient pas seulement au tintement de mots, ne peut donc trouver un sens dans les expressions « réalisme » et « idéalisme ». Nous voulons maintenant voir ce que les partisans de M. Emile Zola donnent comme son originalité, en quoi lui-même prétend être un modèle et un pionnier, et comment il justifie sa prétention d’incarner une période toute nouvelle dans l’histoire littéraire.

Les disciples de M. Zola vantent son art de description et son « impressionnisme ». Je fais entre les deux une grande différence. La description cherche à saisir par tous les sens à la fois et à rendre en paroles les traits caractéristiques du phénomène, l’impressionnisme montre l’état d’âme d’un être qui recevrait des choses des impressions seulement dans le domaine d’un sens, les verrait seulement, les entendrait seulement, les sentirait seulement, etc. La description est le travail d’un cerveau qui saisit et comprend les choses perçues dans leur rapport et leur essence, l’impressionnisme le travail d’un cerveau qui reçoit du phénomène seulement les éléments sensoriels — et sensoriels d’un seul sens — de la connaissance, mais non la connaissance elle-même. Le descripteur reconnaît dans un arbre un arbre, avec toutes les représentations que ce concept renferme. L’impressionniste voit seulement devant lui une masse de couleurs composée de taches d’un vert différent, sur laquelle le soleil pique çà et là des points lumineux et des raies étincelants. La description pour elle-même aussi bien que l’impressionnisme sont, en poésie, une erreur esthétique et psychologique, comme nous allons le montrer le plus brièvement possible ; mais cette erreur même n’a pas été inventée par M. Zola, car, longtemps avant lui, les romantiques et particulièrement Théophile Gautier ont cultivé la large description, inorganiquement intercalée dans l’œuvre littéraire, et, en matière d’impressionnisme, les frères de Goncourt ont montré la voie à M. Zola.

La description purement objective des choses est de la science, lorsqu’il peut y avoir un intérêt quelconque à acquérir de celles-ci la quantité de représentation que l’on en peut communiquer par les mots sans l’aide de l’image ni du nombre ; cette description est simplement un jeu d’enfants et un gaspillage de temps, lorsque personne n’a intérêt à s’arrêter aux choses décrites pour en acquérir des représentations, ou parce qu’elles sont trop connues, ou qu’elles sont sans importance410 ; elle s’élève jusqu’à l’art, mais reste un genre inférieur lorsqu’elle choisit si bien les mots, qu’elle suive les plus délicates particularités des objets et fasse en même temps résonner les émotions que l’observateur éprouve pendant ses observations, c’est-à-dire lorsque les mots employés n’ont pas seulement la valeur d’une désignation juste de propriétés perceptibles par les sens, mais ont un coloris émotionnel et apparaissent en compagnie d’images et de comparaisons. On peut citer comme exemples de ce genre d’art descriptif toutes les tonnes relations de voyages, depuis le Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent d’Alexandre de Humboldt, jusqu’au Sahara et Soudan de Nachtigal, Au cœur de l’Afrique, de Schweinfurth, ou aux livres d’Edmond de Amicis sur Constantinople, Le Maroc, L’Espagne, La Hollande, etc. Mais ce genre n’a rien de commun avec l’art de la poésie. La poésie a toujours pour objet l’homme avec ses idées et ses sentiments, même la fable à animaux, même la parabole, l’allégorie, le conte, toutes les formes hybrides dans lesquelles le contenu humain de toute poésie apparaît déguisé comme un anthropomorphisme appliqué aux animaux et même aux objets inanimés. Le cadre matériel, le milieu, n’ont d’importance pour l’œuvre poétique qu’autant qu’ils se rapportent à la personne ou aux personnes desquelles elle traite. On peut seulement s’imaginer le poète ou comme un spectateur qui raconte des événements humains se déroulant devant ses yeux, ou comme un acteur dans ces événements, qu’il regarde et sent par la conscience d’un des personnages agissants. Dans les deux cas, il ne peut naturellement percevoir du cadre matériel que ce qui joue un rôle dans l’événement même. Est-il spectateur : il ne promènera certainement pas indifféremment son œil dans le champ visuel, mais s’arrêtera au spectacle qui captive son attention et pour lequel il cherche à éveiller notre intérêt. Est-il même entré dans la peau d’un des acteurs : il sera beaucoup plus complètement encore absorbé par l’événement humain auquel il coopère lui-même, et conservera beaucoup moins de penchant à flâner du côté d’aspects indifférents qui n’ont rien à faire avec son état d’âme donné et le détournent des actes et des sentiments dont il est préoccupé à ce moment. Une œuvre poétique humainement vraie ne décrira donc jamais du cadre matériel que ce qu’est en état d’en apercevoir un spectateur captivé de l’événement même ou un de ses acteurs, c’est-à-dire seulement ce qui se rapporte directement à l’événement. Si la description renferme autre chose, elle est psychologiquement fausse, elle détruit les dispositions d’âme, interrompt les événements, détourne l’attention de ce qui doit être l’essentiel dans l’œuvre d’art, et transforme celle-ci en un factum qui prouve que son auteur manquait du sérieux artistique, que l’œuvre n’est pas née du besoin d’extérioriser poétiquement une émotion vraie.

Et une erreur encore bien pire que la froide description pour elle-même et de parti pris, c’est l’impressionnisme en poésie. En peinture il a sa raison d’être. Celle-ci reproduit des impressions du sens visuel, et le peintre reste dans les limites de son art, quand il présente ses aperceptions purement optiques sans composer, sans conter une anecdote, c’est-à-dire sans introduire une idée dans l’aspect rendu, sans associer une activité de ses centres supérieurs d’idéation à l’activité des centres d’aperception. Le tableau né d’après cette méthode sera très inférieur au point de vue esthétique, mais ce sera un tableau qui se laisse défendre. L’impressionnisme poétique, au contraire, est une méconnaissance complète de l’essence de la poésie, il en est la négation et la suppression. L’instrument de la poésie est le langage. Or, celui-ci est une activité non des centres d’aperception, mais des centres d’idéation et de jugement. La réaction phonétique immédiate contre les excitations sensorielles est seulement l’exclamation. Sans la coopération des centres supérieurs, une aperception ne peut s’exprimer phonétiquement que par un « ah ! » ou un « oh ! ». Mais à mesure que le cri animal purement émotionnel s’élève à la hauteur de parole humaine raison nable grammaticalement articulée, la perception purement sensorielle s’élève aussi à la hauteur de concept et d’idées, et il est psychologiquement tout à fait faux de dépeindre par le langage le monde extérieur comme s’il dégageait seulement une sensation colorée ou acoustique, et ne provoquait ni aperceptions, ni idées, ni jugements. L’impressionnisme poétique est un exemple de cet atavisme que nous avons relevé comme le trait le plus particulier de la vie intellectuelle des dégénérés. Il ramène le penser humain à ses débuts zoologiques, et l’activité artistique, de sa haute différenciation actuelle, à cet état embryonnaire dans lequel tous les arts, qui plus tard devaient diverger, étaient encore confondus pêle-mêle, non développés. Qu’on apprécie, par exemple, ces descriptions impressionnistes des frères de Goncourt : « Là-dessus pesait un grand nuage, une nuée lourde, d’un violet sombre, une nuée de septentrion… Ce nuage s’élevait et finissait en déchirures aiguës sur une clarté où s’éteignait, dans du rose, un peu de vert pâle. Puis revenait un ciel dépoli et couleur d’étain, balayé de lambeaux d’autres nuages gris… Au-delà de la cime des sapins, un peu balancés, sous lesquels s’apercevait nue, dépouillée, rougie, presque carminée, la grande allée du jardin… l’œil embrassait tout l’espace entre le dôme de la Salpêtrière et la masse de l’Observatoire : d’abord, un grand plan d’ombre ressemblant à un lavis d’encre de Chine sur un dessous de sanguine, une zone de tons ardents et bitumineux, brûlés de ces roussissures de gelée et de ces chaleurs d’hiver qu’on retrouve sur la palette d’aquarelle des Anglais ; puis, dans la finesse infinie d’une teinte dégradée, il se levait un rayon blanchâtre, une vapeur laiteuse et nacrée, trouée du clair des bâtisses neuves ». « Des tons fins de teint de vieillard jouaient sur le rose jaunâtre et bleuâtre de sa peau de visage. A travers ses oreilles tendres, chiffonnées, des oreilles de papier, traversées de fibrilles, le jour en passant devenait orange ». « L’air, rayé d’eau, avait une lavure de ce bleu violet avec lequel la peinture imite la transparence du gros verre… Le premier sourire vif du vert commençait sur les branches noires des arbres, où l’on croyait voir, comme des coups de pinceau, des touches printanières semant des frottis légers de cendre verte411 ».

Tel est le procédé de l’impressionnisme. Le poète se donne l’air d’être peintre, il prétend non saisir le phénomène comme concept, mais le sentir comme simple excitation sensorielle, il pose des noms de couleurs comme l’artiste pose des couches de couleurs, et il s’imagine qu’avec cela il a donné au lecteur une impression particulièrement forte de la réalité ; mais c’est là une illusion puérile, car le lecteur arrive pourtant à voir non des couleurs, mais seulement des mots ; ces noms de couleurs, il doit, comme tout autre mot, les transformer en représentation, et, avec le même effort intellectuel, il se procurerait une impression beaucoup plus vive si, au lieu de lui énumérer lourdement les uns à la suite des autres les éléments optiques du phénomène, on lui présentait le phénomène tout élaboré en un concept. M. Zola a assez exactement emprunté aux frères de Goncourt cette absurdité, mais ce n’est pas lui qui l’a inventée.

Une autre de ses originalités serait l’observation et la reproduction du « milieu », de l’entourage humain et matériel des personnages représentés. Après l’abus de la description inutile et après l’impressionnisme, la théorie du « milieu » produit un effet des plus comiques, car elle est le contraire exact de la théorie psychologique qui forme le point de départ de l’impressionnisme et de la fureur descriptive. L’impressionniste se place en face du phénomène comme un simple sens, comme photo= ou phonographe, etc. Il enregistre des vibrations nerveuses. Il se refuse toute compréhension supérieure, l’élaboration des aperceptions en concepts et le classement des concepts dans les expériences qui préexistent dans sa conscience comme connaissance générale. Le théoricien du « milieu », au contraire, attribue systématiquement l’importance principale non au phénomène, mais à ses rapports de causalité ; il n’est pas un sens qui perçoit, mais un philosophe qui essaie d’interpréter et d’expliquer d’après un système. Que signifie en effet cela, la théorie du « milieu » ? Cela signifie que le poète affirme que la manière d’être et la façon d’agir de l’homme sont une conséquence des influences que son entourage vivant et mort exerce sur lui, et qu’il s’efforce de découvrir ces influences et la nature de leur action sur l’homme. La théorie en elle-même est juste, mais, de nouveau, ce n’est pas M. Zola qui l’a inventée, car elle est aussi vieille que le penser philosophique lui-même. De notre temps, Taine l’a clairement conçue et fondée, et, longtemps avant M. Zola, Balzac et Flaubert ont cherché à la mettre en œuvre dans leurs romans. Et néanmoins cette théorie, extrêmement féconde dans l’anthropologie et la sociologie et qui donne l’impulsion à des recherches méritoires, n’est en poésie de nouveau qu’une erreur et constitue une confusion des genres engendrée par un penser dépourvu de clarté. C’est la tâche de l’homme de science de rechercher les causes des phénomènes. Parfois il les trouve, fréquemment elles lui échappent ; souvent il croit les avoir découvertes, et une observation plus exacte montre plus tard qu’il s’est trompé et qu’il doit rectifier ses hypothèses. La recherche des conditions auxquelles l’homme acquiert ses différentes propriétés physiques et intellectuelles est en pleine marche, mais seulement à ses débuts, et elle n’a encore fourni qu’infiniment peu de faits sûrs. Nous ne savons pas même pourquoi telle race humaine est de haute taille, telle autre petite, pourquoi celle-ci a les yeux bleus et les cheveux blonds, celle-là les yeux et les cheveux noirs, et ce sont là pourtant des propriétés incomparablement plus simples, plus extérieures et plus accessibles que les particularités délicates de l’esprit et du caractère. Sur les causes de ces particularités nous ne savons rien de précis. Nous pouvons faire à ce sujet des suppositions, mais, en attendant, les plus plausibles même de celles-ci ont encore le caractère d’hypothèses à la vérité vraisemblables, mais non démontrées. Et voilà le poète qui voudrait entrer en scène, s’emparer d’hypothèses scientifiques inachevées, les compléter au moyen de ses propres lubies fantastiques, et enseigner : « Voyez-vous ? cet homme que je vous montre est devenu ce qu’il est parce que ses parents ont eu telles et telles manières d’être, parce qu’il a vécu ici et là, parce qu’il a reçu, enfant, telles et telles impressions, parce qu’il a été ainsi nourri, ainsi élevé, a fréquenté telles et telles gens, etc. ». Il fait là ce qui n’est pas de sa compétence. Au lieu d’une création artistique il tente de nous donner de la science, et il nous donne une fausse science, car il n’a aucun soupçon des influences qui forment réellement l’homme, et les détails du « milieu » qu’il met en relief comme étant les causes des particularités de l’individu, c’est vraisemblablement le moins essentiel, et, en tout cas, seulement une partie très minime de ce qui, dans la formation de la personnalité, a joué un rôle véritablement déterminant. Qu’on y songe donc : la seule question de l’origine du criminel a provoqué, dans ces vingt dernières années, des milliers de livres et de brochures ; des centaines de médecins, de juristes, d’économistes et de philosophes de premier ordre lui ont consacré les recherches les plus approfondies et les plus assidues, et nous sommes encore loin de pouvoir indiquer avec certitude quelle part ont à la formation du type criminel l’hérédité, les influences sociales, c’est-à-dire le « milieu » proprement dit, et les particularités biologiques inconnues de l’individu. Et voilà qu’arrive un écrivain complètement ignorant, qui décide à lui tout seul, avec la souveraine infaillibilité revendiquée pour lui par l’auteur dans son oeuvre littéraire, une question que le travail réuni de toute une génération de savants qualifiés n’a, pendant des dizaines d’années, qu’un tout petit peu rapprochée de la solution ! C’est une témérité qui s’explique par ce fait seul que l’écrivain n’a pas la plus légère idée de la lourdeur de la tâche qu’il entreprend d’un cœur si léger.

Si, malgré cela, Balzac et Flaubert semblent, précisément, avec la théorie du « milieu », avoir produit des œuvres excellentes, c’est là une illusion d’optique. Ils ont consacré à l’entourage de leurs personnages (particulièrement Flaubert dans Madame Bovary) une grande attention et des descriptions détaillées, et le lecteur superficie reçoit pour ce motif l’impression qu’il existe entre l’entourage et la nature aussi bien que les actes du personnage, un rapport de causalité ; car c’est une des particularités les plus élémentaires et les plus tenaces du penser humain, de lier causalement les uns aux autres tous les phénomènes qui se présentent simultanément ou successivement. Cette particularité est une des sources les plus fécondes de conclusions défectueuses, et l’on ne peut en triompher que par la plus attentive observation, souvent même qu’avec le secours de l’expérience. Dans les romans de Balzac et de Flaubert, où le « milieu » joue un si grand rôle, le « milieu » n’explique en fait rien. En effet, les personnages qui se meuvent dans le même milieu sont, malgré cela, complètement différents. Chacun réagit à sa façon particulière sur les influences du milieu. Ce caractère distinctif doit donc être le préexistant, et ne peut pas être le résultat du milieu. Celui-ci a au plus la valeur de cause immédiate d’une action quelconque ; mais les causes plus éloignées de cette action se trouvent dans le caractère distinctif de la personnalité, et, sur celle-ci, le milieu que le poète dépeint ne nous donne pas de réel éclaircissement.

Quant à la prétention de M. Zola et de ses partisans, que ses romans sont des « tranches de vie », il est inutile de s’y arrêter. Nous avons déjà vu précédemment que M. Zola est loin d’être capable d’inscrire dans ses romans la vie réelle complète. Comme tous les poètes avant lui, il fait aussi un choix ; d’un million d’idées de ses personnages, il en reproduit une seule ; de dix mille fonctions et actions, une seule ; des années de leur vie, des minutes ou seulement des secondes ; ses prétendues « tranches de vie » sont des tableaux synoptiques de la vie condenses, « dérangés, artificiellement ordonnés selon des vues déterminées, tout remplis de lacunes. Lui aussi, comme tous les autres poètes, il fait son choix d’après ses penchants personnels particuliers, et la seule différence est que ces penchants, que nous allons tout de suite connaître, sont très dissemblables de ceux d’autres poètes.

M. Zola nomme ses romans des « documents humains » et des « romans expérimentaux ». Je me suis déjà exprimé de telle façon, il y a treize ans, sur cette double prétention, qu’aujourd’hui même je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit alors. Pense-t-il que ses romans sont des documents sérieux auxquels la science puisse emprunter des faits ? Quel enfantillage ! La science ne peut rien faire avec la fiction. Elle n’a pas besoin d’êtres et d’actions inventés, si vraisemblables soient-ils, mais a besoin d’êtres qui ont vécu et d’actions qui ont eu lieu. Le roman traite les destinées d’individus ou, au plus, celles de familles ; la science a besoin d’informations sur les destinées des millions. Rapports de police, listes d’impôts, tableaux du commerce, statistique des crimes et des suicides, renseignements sur le prix des vivres, salaires, durée moyenne de la vie humaine, mariages, naissances légitimes et illégitimes, voilà des « documents humains » ; nous apprenons d’eux comment un peuple vit, s’il progresse, s’il est heureux ou malheureux, pur ou corrompu ; l’histoire de la civilisation, en quête de faits, met de côté avec dédain les romans amusants de M. Zola, et recourt aux ennuyeux tableaux statistiques. Et une lubie beaucoup plus étrange encore est son « roman expérimental ». Ce mot prouverait que M. Zola, s’il l’emploie de bonne foi, ne soupçonne même pas la nature de l’expérience scientifique. Il croit avoir fait une expérience, quand il invente des personnages névropathes, les place dans des conditions inventées et leur fait accomplir des actions inventées. Une expérience scientifique est une question intelligente adressée à la nature, question à laquelle doit répondre la nature, et non le questionneur lui-même. M. Zola pose aussi des questions. Mais à qui ? A la nature ? Non : à sa propre imagination. Et ses réponses auraient une force démonstrative ! Le résultat de l’expérience scientifique est probant. Tout homme en possession de ses sens peut le percevoir. Les résultats auxquels arrive M. Zola dans ses prétendues « expérimentations » n’existent pas objectivement ; ils n’existent que dans son imagination ; ils ne sont pas des faits, mais des affirmations auxquelles chacun peut croire ou ne pas croire à son gré. La différence entre des expériences et ce que M. Zola nomme ainsi est si grande, qu’il m’est difficile d’imputer à la seule ignorance ou à l’incapacité de penser, l’emploi abusif de l’expression. Je crois plutôt qu’il s’agit d’un piège consciemment prémédité. L’apparition de M. Zola tombe à une époque où, en France, le mysticisme n’était pas encore à la mode. Alors, les mots d’ordre favoris de la gent qui écrivait et bavardait, étaient le positivisme et la science. Pour se recommander auprès de la masse, on devait se présenter comme positiviste et homme de science. Épiciers, hôteliers, petits inventeurs, etc., ont toujours et partout l’habitude de décorer leurs enseignes ou leurs produits d’un nom qui se rattache à une idée dominante dans le public. Aujourd’hui un hôtelier ou un boutiquier se recommande par ces dénominations : « Au Progrès » ou « Au Commerce universel », et un fabricant prône ses marchandises comme « bretelles électriques » ou « encre magnétique ». Nous avons vu que les nietzschéens qualifient leur tendance de « psycho-physiologique ». De même, longtemps avant eux, M. Zola donna à ses romans cette enseigne-réclame : « A l’expérience scientifique ». Mais ses romans n’ont pas plus à voir avec la science et l’expérimentation, que l’encre de mon exemple avec le magnétisme, et les bretelles avec l’électricité.

M. Zola vante sa méthode de travail : toutes ses œuvres émanent de l’« observation ». La vérité est qu’il n’a jamais « observé », qu’il n’a jamais « plongé en pleine vie humaine », suivant le mot de Gœthe, mais est toujours resté enferme dans le monde du papier et a puisé tous ses sujets dans sa propre âme, tous ses détails « réalistes » dans les journaux et dans des livres lus sans critique. Je voudrais seulement rappeler quelques cas dans lesquels sa source lui a été mise sous les yeux. Tous les renseignements sur la vie, les mœurs, les habitudes, le langage des ouvriers parisiens dans L’Assommoir, sont empruntés à l’étude de M. Denis Poulot, Le Sublime. L’aventure d’Une Page d’amour est prise des Mémoires de Casanova. Certains traits dans lesquels s’affirme le masochisme ou passivisme du comte Muffat, dans Nana, rappellent une citation de Taine relative à la Venise sauvée du poète anglais Thomas Otway412. La scène d’accouchement, dans La Joie de vivre, la description de la messe, dans La Faute de l’abbé Mouret, sont copiées mot pour mot d’un manuel d’obstétrique et d’un livre de messe. On lit parfois dans les journaux des relations très affairées sur les « études » auxquelles se livre M. Zola quand il entreprend un nouveau roman. Ces « études » consistent de sa part à faire une visite à la Bourse lorsqu’il veut écrire sur la spéculation, à entreprendre un voyage sur une locomotive lorsqu’il veut décrire le mouvement d’une voie ferrée, à jeter une fois un coup d’œil sur une chambre à coucher d’accès facile, lorsqu’il veut dépeindre le genre d’existence des cocottes parisiennes. Une pareille manière d’« observation » ressemble à celle d’un voyageur qui traverse un pays en train express. Il peut percevoir quelques détails extérieurs, il peut retenir quelques aspects et les arranger plus tard en descriptions riches en couleurs, quoique complètement fausses, mais il n’apprend rien sur les particularités réelles et essentielles du pays et sur la vie de ses habitants. Comme tous les dégénérés, M. Zola est aussi complètement étranger au monde. Ses yeux ne sont jamais dirigés sur la nature et sur l’humanité, mais seulement sur son propre « moi ». Il n’a connaissance de rien par lui-même, mais acquiert de seconde et de troisième main tout ce qu’il sait du monde et de la vie. Flaubert a créé, dans Bouvard et Pécuchet, les figures de deux imbéciles qui, avec une naïveté inconsciente, abordent tous les arts, toutes les sciences, et s’imaginent les acquérir lorsqu’ils parcourent avec de gros yeux stupides le premier livre sur l’objet qui leur tombe entre les mains. M. Zola est un « observateur » de l’espèce des Bouvard et Pécuchet, et lorsqu’on lit le roman posthume de Flaubert, on serait presque tenté de croire, par endroits, qu’en décrivant les « études » de ses héros, il n’a pas été sans songer quelque peu à M. Zola.

Je pense avoir montré que M. Zola n’a la priorité d’aucune des particularités qui constituent sa méthode. Pour toutes il a eu des modèles, et quelques-unes sont aussi vieilles que le monde. Le prétendu réalisme, la fureur descriptive, l’impressionnisme, la place faite au milieu, le document humain, les tranches de vie, tout cela est autant d’erreurs esthétiques et psychologiques, mais M. Zola n’a pas même le mérite douteux de les avoir conçues. La seule chose qu’il ait inventée est le mot « naturalisme », substitué par lui au mot « réalisme » jusque-là seul employé, et le mot « roman expérimental », qui ne signifie absolument rien, mais possède un petit goût piquant de science que le public de M. Zola, à l’époque où ce dernier fit son apparition, a senti comme un assaisonnement agréable.

La seule partie vraie et réelle que renferment les romans de M. Zola sont les petits traits empruntés par lui aux faits divers des journaux et aux ouvrages spéciaux. Mais eux aussi deviennent faux par le manque de critique et de goût avec lesquels il les emploie. En effet, pour que le détail emprunté à la réalité reste vrai, il doit conserver son rapport exact avec l’ensemble du phénomène, et c’est ce qui n’arrive jamais chez M. Zola. Quand celui-ci, pour ne citer que deux exemples, fait se dérouler dans Pot-Bouille, en l’espace de quelques mois, chez les habitants d’une seule maison de la rue de Choiseul, toutes les ignominies qu’il a apprises dans le cours de trente années, par les récits de ses connaissances, par les débats des tribunaux et les faits divers des journaux, sur des familles bourgeoises honorables en apparence, ou que, dans La Terre, il entasse dans le caractère et l’existence de quelques habitants d’un petit village de la Beauce tous les vices qui ont jamais été reprochés aux paysans français ou à la gent rustique en général, il a beau pouvoir appuyer chaque détail par une coupure de journal ou une note prise : l’ensemble n’en est pas moins monstrueusement et ridiculement faux.

Le soi-disant novateur qui, affirme-t-on, a inventé des méthodes jusqu’ici inconnues de construction et d’exposition dans le domaine du roman, est en réalité un disciple des romantiques français, dont il s’est approprié et emploie tous les trucs de métier et dont il suit la tradition, marchant sans interruption et sans déviation dans le chemin droit de la continuité historique. C’est ce que prouvent le plus clairement les descriptions, qui ne reflètent pas, il est vrai, le monde, mais la vue que le poète est capable de se faire du monde. Je veux citer, pour la comparaison, quelques passages caractéristiques de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et de différents romans de M. Zola, qui montreront au lecteur que l’on peut tout simplement les confondre tous deux, le soi-disant inventeur du « naturalisme » et le romantique extrême. « Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité ». « Les Kyrié-Eléison coururent comme un frisson dans cette sorte d’étable ». « La chaire… s’élevait vis-à-vis d’une horloge à poids, enfermée dans une armoire de noyer, et dont les coups sourds ébranlaient l’église entière, pareils aux battements d’un cœur énorme, caché quelque part, sous les dalles ». « Les rayons (du soleil), de plus en plus horizontaux, se retirent lentement du pavé de la place et remontent le long de la façade à pic, dont ils font jaillir les mille rondes-bosses sur leur ombre, tandis que la grande rose centrale flamboie comme un œil de cyclope enflammé des réverbérations de la forge ». « Lorsque le prêtre… quitta l’autel, … l’astre demeura seul maître de l’église. Il s’était posé à son tour sur la nappe, allumant d’une splendeur la porte du tabernacle, célébrant les fécondités de mai. Une chaleur montait des dalles. Les murailles badigeonnées, la grande Vierge, le grand Christ lui-même, prenaient un frisson de sève, comme si la mort était vaincue par l’éternelle jeunesse de la terre ». « Dans une crevasse de cette gouttière, deux jolies giroflées en fleur, secouées et rendues comme vivantes par le souffle de l’air, se faisaient des salutations folâtres ». « À une des fenêtres, un gros sorbier se haussait, jetant des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons, comme pour regarder à l’intérieur ». « Vers l’orient, le vent du matin chassait à travers le ciel quelques blanches ouates arrachées à la toison de brume des collines ». « Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins ». « Déjà, quelques fumées se dégorgeaient çà et là sur toute cette surface de toits comme par les fissures d’une immense solfatare ». « Une misérable guillotine, furtive, inquiète, honteuse, qui semble toujours craindre d’être prise en flagrant délit, tant elle disparaît vite après avoir fait le coup ». « L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissant couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée qui, à la longue, devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris ». « A la barrière, le piétinement de troupeaux continuait, dans le froid du matin… Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où le bleu déteint et le gris sale dominaient. Par moments, un ouvrier s’arrêtait court, … tandis qu’autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris qui, un à un, les dévorait par la rue béante du faubourg Poissonnière ». « Et puis, à mesure qu’il s’enfonçait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui ; et des manchots, et des borgnes, et des lépreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumière, et vautrés dans la fange comme des limaces après la pluie ». « La place… offrait… l’aspect d’une mer, dans laquelle cinq ou six rues, comme autant d’embouchures de fleuves, dégorgeaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes… Le grand escalier, sans relâche remonté et descendu par un double courant, … ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac ». « La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée ». « Et la pompe, à dix pas, gardait son haleine régulière, son crachement de gosier de métal écorché ». « Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant de mystère ». Il serait facile d’étendre ces rapprochements à des centaines de pages. Je me suis permis la petite plaisanterie de ne pas ajouter aux passages cités le nom de l’auteur. Par la nature de l’objet décrit, le lecteur particulièrement attentif aura peut-être deviné à l’une ou l’autre de ces citations si elles sont de Victor Hugo ou de M. Zola ; j’ai voulu lui faciliter la chose, en empruntant seulement à Notre-Dame de Paris les passages de Victor Hugo ; mais, le plus grand nombre, il ne saura probablement à qui les attribuer, aussi longtemps que je ne lui aurai pas dit que les exemples 3, 5, 7, 9, 10, 13, 14 et 15 sont de Victor Hugo, et tous les autres de M. Zola.

C’est que celui-ci est foncièrement romantique dans sa manière d’envisager le phénomène du monde et dans sa méthode artistique. Il pratique constamment, de la façon la plus étendue et la plus intense, cet anthropomorphisme et ce symbolisme ataviques, conséquence d’un penser non développé ou mystiquement confus, qui se trouvent chez les sauvages comme forme naturelle, chez les dégénérés de toute catégorie comme forme atavique de l’activité intellectuelle. De même que Victor Hugo, que les romantiques de second rang, M. Zola voit chaque phénomène monstrueusement grossi, mystérieusement menaçant, sinistrement défiguré. Il devient pour lui, à l’instar du sauvage, un fétiche auquel il attribue des desseins mauvais et hostiles. Les machines sont des monstres horribles qui rêvent de destruction ; les rues de Paris ouvrent des gueules de moloch pour engloutir des masses humaines ; un magasin de modes est un être terrifiant, surnaturellement puissant, qui halète, attire, étouffe, etc. La critique a depuis longtemps constaté, mais sans comprendre la signification psychiatrique de ce trait, que dans chaque roman de M. Zola domine, comme une obsession, une apparition qui forme le centre de l’œuvre et pénètre, telle qu’un symbole menaçant, dans la vie et les actions de toutes les personnes ; ainsi, dans L’Assommoir, l’appareil de distillation ; dans Pot-Bouille, l’« escalier solennel » ; dans Au Bonheur des Dames, le bazar de modes ; dans Nana, l’héroïne elle-même, qui n’est pas une catin ordinaire, mais « je ne sais quel monstre géant à la croupe gonflée de vices, une énorme Vénus populaire, aussi lourdement bête que grossièrement impudique, une espèce d’idole hindoue qui n’a seulement qu’à laisser tomber ses voiles pour faire tomber en arrêt les vieillards et les collégiens, et qui, par instants, se sent elle-même planer sur Paris et sur le monde413 ». Ce symbolisme, nous l’avons rencontré chez tous les dégénérés, chez les symbolistes proprement dits et les autres mystiques aussi bien que chez les diaboliques, et notamment chez Ibsen. Il ne fait jamais défaut dans la folie du doute ou de la négation414. Le soi-disant « réaliste » voit aussi peu qu’un sauvage superstitieusement intimidé et qu’un aliéné atteint d’hallucinations, la froide réalité. Il porte en elle ses dispositions d’esprit. Il dispose arbitrairement les phénomènes, de sorte qu’ils semblent exprimer une représentation qui le domine. Il prête aux objets morts une vie fantastique et les métamorphose en autant de larves douées de sentiment, de volonté, de ruse et d’idées ; mais des êtres humains, il fait des automates par lesquels se manifestent une puissance mystérieuse, une fatalité au sens antique, une force de la nature, un principe de destruction. Ses descriptions sans fin ne décrivent rien que son intérieur. On n’obtient jamais par elles une image de la réalité, car le tableau du monde est pour lui comme une peinture à l’huile fraîchement vernie, de laquelle, dans un éclairage désavantageux, on se tient trop près, et où l’on ne peut distinguer que le reflet de son propre visage.

M. Zola nomme la série de ses romans : « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire », et cherche par là à éveiller la double idée que les Rougon-Macquart sont une famille moyenne typique de la bourgeoisie française, et que leur histoire représente la vie sociale générale de la France au temps de Napoléon III. Il affirme expressément comme principe d’art fondamental, que le romancier doit uniquement raconter la vie quotidienne observée par lui415. Moi-même je me suis laissé égarer, voilà treize ans, par ses fanfaronnades, et j’ai accepté crédulement ses romans comme des contributions sociologiques à la connaissance de la vie française. Aujourd’hui je sais mieux à quoi m’en tenir. La famille dont M. Zola nous présente l’histoire en vingt gros volumes est tout à fait en dehors de la vie quotidienne normale et n’a même aucun rapport nécessaire avec la France et avec le second Empire. Elle pourrait aussi bien avoir vécu en Patagonie et à l’époque de la guerre de Trente Ans. Lui qui se moque des « idéalistes » comme étant les narrateurs des « cas exceptionnels », du « jamais arrivé », il a choisi pour objet de l’œuvre de sa vie ce qu’il y a de plus exceptionnel au monde : un groupe de dégénérés, de déments, de criminels, de prostitués et de « mattoïdes » que leur nature morbide place en dehors de l’espèce, qui n’appartiennent pas à la société régulière, mais en sont expulsés et se trouvent en lutte avec elle, qui se dressent complètement étrangers dans leur époque et dans leur pays et constituent, par leur manière d’être, non des membres d’un peuple civilisé quelconque du temps présent, mais ceux d’une horde d’hommes primitifs sauvages des siècles reculés. M. Zola affirme décrire la vie qu’il a observée et les êtres qu’il a vus. Il n’a en réalité rien vu ni rien observé, mais a puisé l’idée de son œuvre capitale, tous les détails de son plan, toutes les figures de ses vingt romans, uniquement à une source imprimée restée jusqu’ici inconnue, chose caractéristique, à tous ses critiques, parce qu’aucun de ceux-ci ne possède la moindre connaissance de la littérature psychiatrique. Il y a en France une famille du nom de Kérangal, originaire de Saint-Brieuc, dont l’histoire remplit depuis soixante ans les annales de la justice criminelle et de la médecine mentale. En deux générations, elle a produit jusqu’ici, à la connaissance des autorités, sept assassins et assassines, neuf personnes qui ont mené une vie immorale (une tenancière de maison publique, une fille perdue qui était, en même temps incendiaire, commit un inceste et fut condamnée pour outrage public à la pudeur, etc.), et, mêlés à eux, un peintre, un poète, un architecte, une comédienne, plusieurs aveugles et un musicien416. L’histoire de cette famille Kérangal a fourni à M. Zola la matière « de tous ses romans. Ce que ne lui aurait jamais offert la vie qu’il connaît réellement, il le trouva tout prêt dans les rapports de la police et des médecins sur les Kérangal : un abondant assortiment des crimes les plus exécrables, des aventures les plus inouïes, des carrières les plus folles et les plus désordonnées, le tout traversé de penchants artistiques qui le rendent particulièrement piquant. Si un tailleur quelconque de romans-feuilletons avait eu le bonheur de faire cette trouvaille, il aurait vraisemblablement gâché le sujet. M. Zola, avec sa très grande puissance et sa sombre émotivité, a su en tirer un parti supérieurement artistique. Et pourtant, le terrain qu’il aborde est celui du roman de colportage, c’est-à-dire d’un romantisme usé qui transporte ses rêves non dans les palais, comme le romantisme florissant, mais dans les tripots, les prisons et les asiles d’aliénés, et s’éloigne autant que celui-ci de la couche moyenne de la vie saine, seulement dans une direction opposée, vers le bas et non plus vers le haut. Mais si M. Zola a infiniment plus de talent que les romanciers allemands auxquels on doit ces récits à effet, Rinaldo Rinaldini, La Nonne sanglante, Le Bourreau de Schreckenstein, etc., il est aussi, par contre, infiniment moins sincère qu’eux. Car ils conviennent du moins qu’ils content des horreurs au plus haut point étonnantes et uniques en leur genre, tandis qu’il donne, lui, sa chronique des criminels et des fous tirée d’une lecture, pour l’histoire naturelle normale de la société française, histoire tirée de l’observation de la vie quotidienne.

Par le choix de son sujet dans le domaine de ce qu’il y a de plus extraordinaire et de plus exceptionnel, par le symbolisme et l’anthropomorphisme enfantins ou fous de la contemplation du monde irréelle au plus haut degré, le « réaliste »» Zola s’offre donc comme continuateur immédiat rectiligne des romantiques ; ses œuvres se distinguent de celles de ses ancêtres littéraires seulement par deux particularités que M. Brunetière a bien aperçues : par « le pessimisme et la recherche de la grossièreté417 ». Ces particularités de M. Zola nous fournissent enfin aussi un signe caractéristique du soi-disant réalisme ou naturalisme, que nous aurions en vain essayé de découvrir par l’enquête psychologique, esthétique et historico-littéraire : le naturalisme, qui n’a rien à démêler avec la nature et la réalité, est, tout compte fait, le culte prémédité du pessimisme et de l’ordure.

Le pessimisme comme philosophie est un dernier reste de la superstition des temps primitifs, qui envisageait l’homme comme le centre et le but de l’univers. Il est une des formes philosophiques de l’égotisme. Toutes les objections des philosophes pessimistes contre la nature et la vie n’ont un sens, que si leur prémisse est le droit à la souveraineté de l’homme dans le cosmos. Quand le philosophe dit : la nature est déraisonnable, la nature est immorale, la nature est cruelle, que signifie cela, sinon : je ne comprends pas la nature, et elle n’est cependant là qu’afin que je la comprenne ; la nature ne considère pas mon utilité seule, et elle n’a cependant pas d’autre tâche que de m’être utile ; la nature ne m’accorde qu’une courte existence souvent traversée de douleurs, et c’est cependant son devoir de prendre souci de l’éternité de ma vie et de mes joies continuelles ? Quand Oscar Wilde s’indigne de ce que la nature ne fasse aucune différence entre lui et le bœuf qui paît, nous sourions à cet enfantillage. Mais les Schopenhauer, les Édouard de Hartmann, les Mainlænder, les Bahnsen ont-ils donc fait autre chose que d’enfler en livres épais, avec un sérieux terrible, la naïve présomption de Wilde ? Le pessimisme philosophique a pour postulat la conception géocentrique du monde. Il naît et meurt avec la doctrine de Ptolémée. Dès que nous nous plaçons au point de vue de Copernic, nous perdons le droit, mais aussi le désir, d’appliquer à la nature la mesure de notre logique, de notre morale et de notre propre avantage, et la nommer déraisonnable, immorale ou cruelle, cela n’a plus de signification.

Mais la vérité est aussi que le pessimisme n’est pas une philosophie, qu’il est un tempérament. « Les sensations du système ou sensations organiques qui naissent des états simultanés de différents organes, digestif, respiratoire, etc., dit James Sully, semblent, comme le professeur Perrier l’a récemment signalé, être la base de notre vie émotionnelle. Quand la condition de ces organes est saine et que leurs fonctions sont vigoureuses, leur résultat psychique est une masse indistincte de plaisir. Quand la condition de ces organes n’est pas saine et que leurs fonctions sont faibles ou entravées, le résultat psychique est une masse analogue semblable de sentiment désagréable418 ». Le pessimisme est toujours la forme sous laquelle le malade devient conscient de certains états maladifs, en toute première ligne de son épuisement nerveux. Le tædium vitæ ou le dégoût de la vie est un signe précurseur de la folie et accompagne constamment la névrasthénie et l’hystérie. Il est évident qu’une époque qui souffre de fatigue organique générale doit être nécessairement une époque pessimiste. Nous connaissons aussi l’habitude constante qu’a la conscience d’imaginer après coup des motifs en apparence plausibles, empruntés aux matériaux de ses représentations et conformes aux règles de sa logique formale, pour justifier les états émotionnels dont elle acquiert connaissance. Ainsi se construit pour la disposition d’esprit pessimiste, qui est une conséquence de la fatigue organique et qui est la chose préexistante, la philosophie pessimiste comme création postérieure de la conscience qui interprète. En Allemagne, conformément à la tendance spéculative et à la haute culture intellectuelle du peuple allemand, cet état a trouvé son expression dans des systèmes philosophiques. Il a revêtu en France, vu le caractère esthétique prédominant de l’esprit populaire français, la forme artistique. M. Émile Zola et son naturalisme sont l’équivalent français de notre Schopenhauer et de son pessimisme philosophique. Cela répond à tout ce que nous savons des lois de la pensée, que le naturalisme ne voie dans le monde que brutalité, infamie, laideur et corruption. L’association d’idées est, on le sait, fortement influencée par l’émotion. Un Zola, rempli a priori de sensations organiques désagréables, aperçoit dans le monde seulement les phénomènes qui concordent avec sa disposition fondamentale organique, et ne remarque pas ou ne prend pas en considération ceux qui la contredisent ou en diffèrent. Et des aperceptions associées que chaque perception éveille en lui, la conscience ne retient également que les désagréables qui s’accordent avec la disposition fondamentale grincheuse, et supprime les autres. Les romans de M. Zola ne prouvent pas que les choses de ce monde soient mal arrangées, mais bien que le système nerveux de M. Zola est malade.

Sa prédilection aussi pour les choses malpropres est un phénomène morbide bien connu. « Ils (les imbéciles), dit Sollier, aiment à dire des obscénités… C’est une tendance particulière de l’esprit, qui s’observe surtout chez les dégénérés ; elle leur est naturelle comme le bon ton l’est aux esprits normaux419 ».

Gilles de la Tourette a formé le mot « coprolalie » (parole ordurière) pour l’explosion obsessionnelle de blasphèmes et d’expressions sales, qui caractérise une maladie décrite de façon complète par Catrou et nommée par lui « maladie des tics convulsifs420 ». M. Zola est atteint de coprolalie à un très haut degré. C’est pour lui un besoin d’employer des expressions sales, et sa conscience est continuellement poursuivie de représentations qui se rapportent aux matières fécales, aux fonctions abdominales et à tout ce qui s’y rattache. Andréas Verga a décrit, il y a des années, une forme d’onomatomanie ou de folie du mot, qu’il nomme mania blasphematoria ou folie de jurons. Elle se manifeste en ce que le malade éprouve le désir irrésistible de prononcer des malédictions ou des blasphèmes. Le diagnostic de Verga s’applique complètement à M. Zola. La chose ne peut s’interpréter que comme manie blasphématoire, si, dans La Terre, il a donné le sobriquet de Jésus-Christ à un gaillard flatulent, cela sans aucune nécessité artistique, sans viser à un effet esthétique soit de gaieté, soit de couleur locale. Enfin, il a une prédilection frappante pour l’argot, pour la langue professionnelle des voleurs, des souteneurs, etc., qu’il n’emploie pas seulement quand il fait parler des personnages de cette espèce, mais dont il se sert lui-même quand il prend, lui auteur, la parole pour des descriptions ou des réflexions. Ce penchant pour l’argot est expressément signalé par Lombroso comme un indice de dégénérescence du criminel-né421.

La confusion de son penser, qui se manifeste dans ses écrits théoriques, dans son invention du mot « naturalisme », dans ses idées du « roman expérimental », son penchant instinctif à représenter des déments, des criminels, des prostituées et des demi-fous422, son anthropomorphisme et son symbolisme, son pessimisme, sa coprolalie et sa prédilection pour l’argot, caractérisent suffisamment M. Zola comme dégénéré supérieur. Mais il montre en outre quelques stigmates particulièrement caractéristiques qui assurent complètement le diagnostic.

Qu’il soit un psychopathe sexuel, cela se trahit à chaque page de ses romans423. Il se plonge continuellement avec volupté dans des représentations du domaine de la plus basse sexualité et les entrelace, sans pouvoir en rien motiver artistiquement cette introduction forcée, à tous les événements de ses romans. Sa conscience est peuplée d’images de luxure contre nature, de bestialité, de passivisme et d’autres aberrations, et il ne se contente pas de s’arrêter avec concupiscence aux actes en question des hommes, mais il produit même des animaux qui s’accouplent. (Voir La Terre, p. 9-10). La vue de linge de femme lui procure une excitation particulière, et il ne peut jamais en parler sans trahir, par le coloris émotionnel de ses descriptions, que les représentations de cet ordre sont chez lui voluptueusement accentuées. Que l’on juge des passages comme ceux-ci, qui peuvent être facilement multipliés :

« Les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d’un coup de désir ». « Le rayon avait sorti tous ses articles blancs, et c’était là, comme partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d’Amours frileux ». « Une armée de mannequins sans tête et sans jambes, n’alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous la soie, d’une lubricité troublante d’infirme (!!); et, près de là, sur d’autres bâtons, les tournures de crin et de brillanté prolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues, dont le profil prenait une inconvenance caricaturale… Là, les camisoles, les petits corsages, les robes du matin, les peignoirs, de la toile, du nansouck, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres et minces, où l’on sentait l’étirement des matinées paresseuses, au lendemain des soirs de tendresse… C’était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la femme retournée et vue par le bas, depuis la petite bourgeoise aux toiles unies, jusqu’à la dame riche blottie dans les dentelles, une alcôve publiquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, les broderies, les valenciennes, devenaient comme une dépravation sensuelle424 ». Cet effet du linge féminin sur les dégénérés atteints de psychopathie sexuelle est bien connu en psychiatrie et a été souvent décrit par Krafft-Ebing, Lombroso et d’autres425.

A la psychopathie sexuelle de M. Zola s’attache aussi le rôle que les sensations olfactives jouent chez lui. La prédominance du sens de l’odorat et le rapport de celui-ci avec la vie sexuelle frappe chez beaucoup de dégénérés. Les odeurs acquièrent aussi dans leurs œuvres une importance supérieure. Tolstoï (dans La Guerre et la Paix) nous montre le prince Pierre se décidant tout à coup à épouser la princesse Hélène, lorsqu’il sent son odeur au bal426. Dans le récit intitulé : Les Cosaques, il ne parle jamais de l’oncle Ierochka sans mentionner l’odeur qu’il dégage427. Nous avons vu dans les chapitres précédents avec quelle satisfaction les diaboliques et les décadents, Baudelaire, M. Huysmans, etc., s’arrêtent aux odeurs, et surtout aux mauvaises odeurs. M. Barrès fait dire à sa petite princesse, dans L’Ennemi des lois : « A l’écurie, où je vais tous les matins, oh ! cette petite odeur d’écurie chaude et agréable, et elle aspirait avec une jolie (!) expression sensuelle…428 ». M. de Goncourt décrit, dans La Faustin, comment la comédienne fait sentir son sein par son lord Annandale : « Sentez ; que sentez-vous ? dit-elle à lord Annandale. — Mais l’œillet, reprit-il, en le savourant (le sein) avec ses lèvres. — Encore ? — Votre peau !429 ». A. Binet constate que « ce sont les odeurs du corps humain qui sont les causes responsables d’un certain nombre d’unions contractées par des hommes intelligents avec des femmes inférieures appartenant à leur domesticité. Pour certains hommes, ce qu’il y a d’essentiel dans la femme, ce n’est pas la beauté, l’esprit, l’élévation du caractère, c’est l’odeur ; la poursuite de l’odeur aimée les détermine à rechercher une femme laide, vieille, vicieuse, dégradée. Porté à ce point, le goût de l’odeur devient une maladie de l’amour430 ». Une maladie, ajouterai-je, dont souffrent seulement des dégénérés. Les exemples que cite Binet dans le cours de son travail et que l’on peut aller chercher là, vu que je n’ai pas de raison pour les reproduire ici, prouvent cela surabondamment, et Krafft-Ebing, tout en insistant sur « les rapports voisins entre le sens génésique et le sens olfactif », constate pourtant expressément : « En tout cas, les perceptions de l’odorat jouent dans les limites physiologiques (c’est-à-dire dans les limites de la vie saine) un rôle très subordonné431 ». Même abstraction faite, de sa signification génésique, le développement du sens de l’odorat chez les dégénérés, non seulement d’espèce supérieure, mais de l’espèce la plus basse, a frappé beaucoup d’observateurs. C’est ainsi que Séguin parle d’« idiots qui distinguaient au flair seul l’essence des bois et des pierres, sans le concours de la vue, et qui cependant n’étaient pas affectés par les odeurs et les saveurs stercoreuses, et dont le sens du tact était obtus et inégal432 ».

Le cas de M. Zola fait partie de cette série. Il montre à la fois une prédominance maladive de sensations de l’odorat dans sa conscience et une perversion du sens olfactif qui lui font paraître particulièrement agréables et sensuellement excitantes les plus mauvaises odeurs, notamment celles des excrétions humaines. M. l’inspecteur d’Académie Léopold Bernard s’est donné la peine, dans un travail très étudié qui, chose étonnante, est resté presque inconnu433, de rassembler tous les passages des romans de M. Zola où il est question d’odeurs, et de montrer que les hommes et les choses ne se présentent pas à lui, ainsi qu’aux individus normaux, d’abord comme phénomènes optiques et acoustiques, mais comme aperceptions olfactives. Il caractérise tous ses personnages par leur odeur. Dans La Faute de l’abbé Mouretj Albine apparaît « comme un grand bouquet d’une odeur forte ». Serge était au séminaire « un lys dont la bonne odeur charmait ses maîtres ». Désirée « sentait la santé ». Nana « dégage une odeur de vie, une toute-puissance de femme ». Dans Pot-Bouille, Bachelard exhale « une odeur de débauche canaille », Mme Campardon a « une bonne odeur fraîche de fruit d’automne ». Dans Le Ventre de Paris, Françoise « sent la terre, le foin, le grand air, le grand ciel ». Dans le même roman se trouve la « symphonie des fromages », aussi célèbre chez les enthousiastes de M. Zola que la description détaillée, frémissante de concupiscence, des puanteurs diverses du linge sale dans L’Assommoir.

Pour les « compréhensifs » que vous savez, cette insistance sur l’odeur dégagée par les hommes et les choses est naturellement une qualité et une perfection de plus. Un poète qui flaire si bien et reçoit par le nez de si riches impressions du monde, est « un instrument d’observation plus vibrant », et son art de présenter les choses est plus varié que celui des poètes qui rendent les impressions de moins de sens. Pourquoi le sens de l’odorat serait-il négligé en poésie ? N’a-t-il pas la même raison d’être que tous les autres sens ? Et là-dessus on bâtit vite une théorie esthétique qui, nous l’avons vu, engage le des Esseintes de M. Huysmans à composer une symphonie de parfums, et qui amène les symbolistes à faire accompagner sur la scène leurs poèmes par des odeurs soi-disant assorties au contenu des vers. Les radoteurs « compréhensifs » ne soupçonnent pas, une fois de plus, qu’ils s’escriment simplement contre la marche de l’évolution organique dans la série animale. Il ne dépend pas du bon plaisir d’un être de se construire sa représentation du monde extérieur à l’aide d’un groupe d’aperceptions de tel ou tel sens. Cet être est sous ce rapport complètement soumis à la conformation de son système nerveux. Les sens qui prédominent sont ceux que l’être utilise pour acquérir sa connaissance. Les sens moins ou nullement développés aident peu ou n’aident point du tout le cerveau à reconnaître et à comprendre le monde. Pour le vautour et le condor, le monde est un tableau ; pour la chauve-souris et pour la taupe, un morceau de musique et une sensation tactile ; pour le chien, une collection d’odeurs. En ce qui concerne particulièrement l’odorat, il a son siège central dans le lobe olfactif du cerveau, qui diminue à mesure que le lobe frontal se développe. Plus on descend dans la série des vertébrés, plus grand est relativement le lobe olfactif, plus petit le lobe frontal. Chez l’homme, le lobe olfactif est tout à fait subordonné, et le lobe frontal, siège probable des plus hautes fonctions intellectuelles, entre autres du langage, prédomine de beaucoup. La conséquence de ces conditions anatomiques, qui échappent à notre influence, est que l’odorat n’a pour ainsi dire plus aucune part à notre connaissance. L’homme obtient ses impressions du monde extérieur non plus par le nez, mais principalement par l’œil et par l’oreille. Les aperceptions olfactives ne fournissent qu’un apport imperceptible aux concepts qui sont formés des éléments d’aperceptions. Les odeurs ne peuvent donc que dans une mesure des plus limitées éveiller des concepts abstraits, c’est-à-dire une activité intellectuelle supérieure et compliquée, et exciter les émotions accompagnatrices de celle-ci ; une « symphonie de parfums » dans le sens de des Esseintes ne peut, par suite, donner non plus l’impression du beau moral, celui-ci étant une représentation élaborée par les centres d’idéation. Pour inspirer à l’homme, par les seules odeurs, des concepts abstraits, des idées et des jugements logiquement enchaînés, pour lui faire concevoir le phénomène du monde, les changements de celui-ci et les causes du mouvement, comme une succession de parfums, on devrait supprimer son lobe frontal et lui substituer le lobe olfactif d’un chien, chose qui, on en conviendra, est au-dessus de la capacité des imbéciles « compréhensifs », avec quelque fanatisme qu’ils prêchent leur sotte esthétique. Les flaireurs parmi les dégénérés représentent un atavisme remontant non pas même jusqu’aux premiers temps de l’homme, mais infiniment plus loin encore, jusqu’aux temps antérieurs à l’homme. Leur atavisme rétrograde jusqu’aux animaux chez lesquels, comme aujourd’hui encore chez le porte-musc, l’activité sexuelle était directement excitée par des matières odorantes, ou qui, comme actuellement le chien, obtenaient leur connaissance du monde par le fonctionnement de leur nez.

Le succès extraordinaire remporté par M. Zola auprès de ses contemporains ne s’explique pas par ses hautes qualités d’écrivain, notamment par la force extraordinaire et la puissance de ses descriptions romantiques et par l’intensité et la vérité de son émotion pessimiste, qui rend irrésistiblement impressionnante sa représentation de la souffrance et de la tristesse, mais par ses pires défauts, par sa trivialité et sa lasciveté. On peut prouver cela par la plus sûre des méthodes : celle des chiffres. Que l’on consulte, sur le tirage de ses différents romans, les indications imprimées, par exemple, en tête de la dernière édition de L’Assommoir (portant le millésime 1893). On y voit que Nana a été tirée à 160000 exemplaires ; La Débâcle, à 143 000 ; L’Assommoir, à 127 000 ; La Terre, à 100 000 ; Germinal, à 88 000 ; La Bête humaine et Le Rêve, chacun à 83 000 ; Pot-Bouille, à 82 000 ; au contraire, L’Œuvre a été tirée à 55 000 ; La Joie de vivre, à 44 000 ; La Curée, à 36 000 ; La Conquête de Plassans, à 25 000 ; les Contes à Ninon, pas même à 2000 exemplaires, etc. Ainsi, les romans qui ont eu le plus fort débit sont ceux dans lesquels apparaissent le plus violemment la luxure et la grossièreté bestiale, et la vente baisse avec une exactitude mathématique à mesure que la couche d’ordure répandue par M. Zola sur son œuvre à l’aide de la truelle du maçon, devient plus mince et moins fétide. Trois romans semblent faire exception à cette règle : La Débâcle, Germinal et Le Rêve. Leur rang élevé au point de vue du chiffre des éditions s’explique par ce que le premier traite la guerre de 1870, le second le socialisme, le troisième le mysticisme. Ces trois œuvres s’adressaient à un état d’âme de l’époque. Elles nageaient avec un courant à la mode. Mais toutes les autres ont dû leur succès aux plus bas instincts de la foule, à sa passion bestiale pour la vue du crime et de la volupté.

M. Zola devait nécessairement faire école, d’abord à cause de ses succès de librairie, qui poussèrent dans son sillage toute la racaille des intrigants et des plagiaires littéraires, puis à cause de la facilité avec laquelle peuvent être imitées ses plus frappantes particularités. Son esthétique est accessible à tout gâcheur de temps qui déshonore, par ses gestes scripturaux, la vocation littéraire. Une énumération machinale et vide d’idées, sous prétexte de description, d’aspects complètement indifférents, n’exige aucun effort. Chaque concierge de lupanar est capable de conter une plate débauche avec les plus grossières expressions. La seule chose qui pourrait offrir quelque difficulté serait l’invention d’une fable, la construction d’une charpente d’action. Mais M. Zola, dont la force n’est pas le don de conter, se vante de cette imperfection comme d’un mérite particulier et proclame comme une règle d’art que le poète ne doit rien avoir à conter. Cette règle convient excellemment aux stercoraires qui rampent derrière lui. Leur impuissance devient leur plus brillante qualité. Ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, et ils sont pour cela particulièrement aptes à « la moderne », comme on dit en Allemagne. Leurs soi-disant « romans » n’offrent ni êtres humains, ni caractères, ni destinées, ni situations, ni événements, mais c’est précisément là ce qui fait leur valeur, ô pauvre philistin qui ne le vois pas !

La justice exige d’ailleurs que, parmi les imitateurs de M. Zola, on distingue deux groupes. L’un cultive principalement son pessimisme et accepte par-dessus le marché sans enthousiasme, souvent même avec un embarras visible et une répugnance secrète, ses obscénités. Il se compose d’hystériques et de dégénérés qui sont de bonne foi, qui, par suite de leur constitution organique, sentent effectivement d’une façon pessimiste et ont trouvé chez M. Zola la formule artistique qui répond à leurs sentiments les plus vrais. Je range dans ce groupe quelques auteurs dramatiques du « Théâtre-Libre » de Paris, dirigé par M. Antoine, et les « véristes » italiens. Le théâtre naturaliste est la chose la moins vraie qu’on ait vue jusqu’ici, quelque chose de moins vrai même que l’opérette et la féerie. Il cultive en effet les « mots cruels », c’est-à-dire les phrases dans lesquelles les personnages étalent ouvertement toutes les idées et tous les sentiments pitoyables, infâmes et lâches qui surgissent dans leur conscience, et néglige systématiquement ce fait le plus primitif et le plus palpable, que la caractéristique de l’homme de beaucoup la plus répandue et la plus tenace est l’hypocrisie et la dissimulation, que les formes des mœurs survivent infiniment à la moralité, et que l’homme simule d’autant plus l’honnêteté et cache sous des apparences d’autant plus cafardes sa bassesse, que ses instincts sont plus fourbes et plus abjects. Les véristes, parmi lesquels se trouvent maintes fortes natures d’écrivains, sont un des phénomènes les plus surprenants et les plus affligeants dans la littérature contemporaine. On conçoit le pessimisme dans la France durement éprouvée ; on le conçoit aussi dans l’étroitesse insupportable de la vie sociale du Nord crépusculaire, au ciel gris nuageux et que ravage l’alcool. On comprend également l’érotisme chez la population parisienne surexcitée et épuisée, et dans le Nord Scandinave, comme une révolte, dépassant d’ailleurs de beaucoup le but, contre la discipline zélatrice et la contrainte morose d’une bigoterie sans joie et mortifiant la chair. Mais comment, sous le radieux soleil et le ciel éternellement bleu de l’Italie, au milieu d’un peuple beau, joyeux, qui chante même en parlant, le pessimisme systématique put-il naître (des malades comme Léopardi peuvent naturellement apparaître exceptionnellement partout), et comment les Italiens en arrivèrent-ils à des lubricités d’aliénés, alors que, en leur pays, subsiste encore vivant dans les temples et dans les champs un souvenir de la sensualité naïvement robuste du monde païen avec ses symboles de fécondité, et que la sexualité naturelle et saine a toujours conservé là, à travers les siècles, le droit de s’exprimer innocemment en art et en littérature ? Si le vérisme est autre chose qu’un exemple de propagation d’épidémies intellectuelles par imitation, à la critique scientifique italienne incombe la tâche d’expliquer ce paradoxe de l’histoire des mœurs.

L’autre groupe des imitateurs de M. Zola ne se compose pas de dégénérés supérieurs, de malades qui se donnent sincèrement pour ce qu’ils sont et expriment, souvent avec talent, ce qu’ils sentent, mais de gens à la hauteur morale et intellectuelle des souteneurs, qui, au lieu du métier de ces oiseaux de nuit, ont choisi le métier moins dangereux et jusqu’ici plus estimé d’auteurs de romans et de drames, lorsque la théorie du naturalisme le leur eut rendu accessible. Cette engeance n’a pris de M. Zola que la gravelure, et, conformément à son degré de culture, l’a ramenée jusqu’à l’obscénité sans circonlocutions. À ce groupe appartiennent les pornographes parisiens de profession, dont les feuilles quotidiennes et hebdomadaires, les histoires, les tableaux et les représentations théâtrales à la façon de M. de Chirac, donnent constamment du travail aux tribunaux correctionnels ; les auteurs norvégiens de romans à pierreuses, et, malheureusement aussi, une partie de nos réalistes « jeunes-allemands ». Ce groupe est en dehors de la littérature. Il forme une partie de ce rebut des grandes villes qui, par horreur du travail et appât du lucre, cultive professionnellement l’immoralité et a choisi ce métier en pleine responsabilité, uniquement par horreur du travail et par appât du lucre. Ce n’est pas la psychiatrie, mais la justice criminelle, qui est compétente pour l’apprécier.

II. Les pasticheurs « jeunes-allemands » §

Ce chapitre sort, en réalité, du cadre de ce livre. Il ne faut pas oublier que je n’ai voulu écrire ni une histoire de la littérature ni exercer la critique esthétique courante, mais démontrer l’état d’esprit malsain des initiateurs des tendances littéraires à la mode. Il n’entre dans mon plan que de m’occuper de ces dégénérés ou aliénés qui créent leurs œuvres d’après leur propre vie psychique morbide et trouvent eux-mêmes la formule artistique pour leurs particularités, c’est-à-dire des chefs qui suivent leur route comme ils veulent ou comme ils doivent. Quant aux simples imitateurs, je les ai négligés par principe dans tout le cours de mon enquête, d’abord parce que les dégénérés authentiques ne forment parmi eux qu’une faible minorité, tandis que la grande majorité est une clique de faiseurs et de parasites parfaitement responsables, et ensuite parce que même les quelques malades qui se trouvent dans leurs rangs n’appartiennent pas à la classe des dégénérés « supérieurs », mais sont de pauvres débiles qui, pris séparément, ne possèdent aucune importance et ne méritent tout au plus une mention fugitive qu’autant qu’ils témoignent de l’influence de leurs maîtres sur des déséquilibrés.

Si donc, malgré cela, je consacre un chapitre spécial aux soi-disant « réalistes » « jeunes-allemands », tandis que je me suis borné à quelques mots sur les disciples italiens et scandinaves de M. Émile Zola, ce n’est nullement, certes, que ceux-là aient plus de valeur que ceux-ci. Au contraire, quelques « véristes » italiens, le Danois J.-P. Jakobsen, le Norvégien Arne Garborg, le Suédois Auguste Strindberg, si dépourvus qu’ils soient d’originalité réelle, possèdent néanmoins dans leur seul petit doigt plus de vigueur et de talent que toute la « Jeune-Allemagne » prise ensemble. Aussi ne m’arrété-je à celle-ci que parce que l’histoire de la propagation d’une contagion intellectuelle dans son propre pays a incontestablement de l’importance pour le lecteur allemand, et aussi parce que la façon dont ce groupe a paru et s’est imposé fait voir certains traits dans lesquels on retrouve la névrose de l’époque, et enfin parce que quelques-uns de ses membres sont de bons exemples d’hystérie intensive : ils ont, à côté d’une incapacité complète et d’une faiblesse d’esprit générale, cet égotisme méchant et anti-social, cette obtusion morale, ce besoin irrésistible d’attirer sur soi l’attention, n’importe par quels moyens, cette vanité et cet amour de soi-même bouffons, qui caractérisent la maladie.

Je ne le dissimulerai pas : au moment où je me tourne vers le mouvement « jeune-allemand », j’ai peine à garder l’impassibilité avec laquelle j’ai observé jusqu’ici, d’après une méthode scientifique, les phénomènes donnés. J’éprouve, comme écrivain allemand, une honte profonde et douloureuse à l’aspect de ce qui s’est proclamé si longtemps et si brutalement, à grands coups de trompettes, en affichant le dédain systématique de tout ce qui ne portait pas son cachet, l’unique et exclusive littérature allemande du temps présent — et même de l’avenir ! — jusqu’à ce qu’une grande partie du public allemand et même déjà l’étranger railleur tinssent effectivement la chose pour telle434.

Depuis la période des génies de Weimar, la littérature allemande ne cessait de jouer le rôle de guide dans l’humanité civilisée. Nous étions les inventeurs, les peuples étrangers étaient les imitateurs. Nous approvisionnions le monde de formes poétiques et d’idées. Le romantisme naquit chez nous et ne devint que bon nombre d’années plus tard en France, d’où il passa ensuite en Angleterre, une mode littéraire et artistique. Gœrres, Zacharias Werner, Novalis, Oscar de Redwitz, créèrent chez nous le mysticisme et le néo-catholicisme lyriques auxquels la France vient seulement d’arriver. Nos poètes précurseurs de la révolution de 1848, Karl Reck, Georges Herwegh, Freiligrath, Louis Seeger, Frédéric de Sallet, R. E. Prutz, etc., chantaient déjà la misère, les révoltes et les espérances des déshérités, avant que fussent nés les Walt Whitman, les William Morris, les Jules Jouy, que l’on voudrait regarder aujourd’hui en Amérique, en Angleterre et en France, comme les découvreurs du quatrième État pour la poésie lyrique. Le pessimisme s’incarna à peu près en même temps en Italie, dans Léopardi, et, chez nous, dans Nicolas Lenau, plus d’une génération avant que le naturalisme français édifiât son art sur lui. Goethe créa la poésie symbolique dans la seconde partie de Faust un demi-siècle avant qu’Ibsen et les symbolistes français parodiassent cette tendance. Chaque courant sain et chaque courant pathologique dans la poésie et dans l’art contemporains peuvent être ramenés à une source allemande, chaque progrès et chaque décadence sur ce terrain ont leur point de départ en Allemagne, et la théorie philosophique de chaque nouvelle manière de penser aussi bien que de chaque nouvelle erreur qui, depuis un siècle, se sont emparées de l’humanité civilisée, ce sont des Allemands qui l’ont fournie : Fichte, la théorie du romantisme ; Feuerbach (presque en même temps qu’Auguste Comte, alors moins remarqué que lui !), celle de la conception mécanique du monde ; Schopenhauer, celle du pessimisme ; les hégéliens Max Stirner et Karl Marx, celle de l’égotisme et du collectivisme les plus exclusifs, etc.

Et maintenant nous subissons l’humiliation de voir un ramassis de plagiaires méprisables colporter comme le produit « le plus moderne » qu’offre l’Allemagne, comme la fine fleur de la littérature allemande d’aujourd’hui et de demain, la plus lourde et la plus grossière contrefaçon de pauvretés françaises que tous les bons esprits en France même ont déjà abandonnées et répudient, et nous devons nous laisser dire par les critiques étrangers : « On voit exposées aux vitrines allemandes comme ce qu’il y a de plus nouveau, et naïvement acceptées par le public, de vieilles modes dédaignées en France par les beautés de village même ». Les réalistes nient, naturellement, qu’ils soient des rabâcheurs et suivent à longue distance péniblement les autres435. Mais celui qui en sait un peu plus sur l’art et sur la poésie qu’on n’en apprend dans une taverne de Berlin fréquentée par les réalistes ou dans une feuille de chou de cette compagnie, celui qui embrasse dans toute son étendue le mouvement contemporain des esprits, sans s’arrêter aux frontières de son propre pays, celui-là n’a aucun doute que le réalisme allemand peut avoir pour l’Allemagne même, comme phénomène local, une triste importance, mais qu’il n’existe même pas pour la littérature universelle, parce que toute trace d’originalité personnelle ou nationale lui fait défaut et qu’il n’a pas la moindre note nouvelle à ajouter au chœur dans lequel les voix de l’humanité expriment le sentiment et le penser de celle-ci.

Des pasticheurs aussi bas placés que les réalistes allemands n’ont aucun titre à ce que l’on consacre à chacun d’eux un examen détaillé. En le faisant, on se rendrait simplement ridicule aux yeux des gens capables de discernement et on se ferait, en outre, le complice de cabotins auxquels il importe peu qu’on les loue ou qu’on les blâme, pourvu qu’on les nomme. Et d’autres motifs encore m’invitent à la prudence dans le choix des exemples que je me propose de soumettre au lecteur. J’ai la ferme conviction que, dans peu d’années, tout ce mouvement sera oublié, jusqu’au nom lui-même. Les gaillards qui, aujourd’hui, prétendent être l’avenir de la littérature allemande, découvriront peu à peu que la besogne à laquelle ils se livrent est moins agréable et lucrative qu’ils se le sont imaginé436. Ceux d’entre eux qui possèdent encore un dernier reste de santé et de force, trouveront la voie de leur vocation naturelle et deviendront garçons de restaurants ou domestiques, gardiens de nuits ou colporteurs, et je craindrais de leur nuire dans ces honnêtes métiers, si je clouais ici le souvenir de leur aberration antérieure, qui autrement serait oubliée de tous. Les plus faibles et les plus paresseux d’entre eux, qui ne pourront virilement se résoudre à gagner leur pain par une occupation avouable, disparaîtront probablement comme ivrognes, vagabonds, mendiants, peut-être même comme détenus criminels, et si, après des années, un lecteur sérieux venait à rencontrer leurs noms dans ce livre, il serait en droit de s’écrier : « Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie ? Qu’est-ce que l’auteur veut me faire accroire là ? Mais ces gens-là n’ont jamais existé ! ». Enfin, un pseudo-écrivain absolument incapable est individuellement dépourvu de toute importance et n’en acquiert que comme partie constitutive d’un nombre. Il ne peut donc pas être traité critiquement, mais seulement statistiquement. Pour tous ces motifs, je ne tirerai du tas que quelques figures et quelques œuvres, pour montrer, avec leur aide, ce qu’est en vérité le « réalisme » allemand.

Le fondateur de l’école réaliste est Karl Bleibtreu. Il accomplit sa fondation en publiant une brochure dont le trait le plus original était une couverture d’un rouge éclatant sillonnée d’éclairs noirs en zigzags, et qui portait ce titre en coup de grosse caisse : Révolution dans la littérature. Dans cet écrit-réclame, Bleibtreu rabaissait sans la plus légère tentative de preuve, mais avec beaucoup d’assurance, toute une série d’écrivains estimés et à succès, jurait ses grands dieux qu’ils étaient morts et enterrés, et annonçait l’aurore d’une nouvelle époque littéraire qui comptait déjà un certain nombre de génies à la tête desquels lui-même se trouvait.

Comme écrivain, Bleibtreu, malgré un nombre déjà grand d’œuvres diverses, ne compte pas encore beaucoup ; mais il serait injuste de méconnaître sa grande habileté en tant que faiseur. Sous ce rapport, Révolution dans la littérature est une production modèle. Avec une adresse accomplie, il mêlait aux écrivains qualifiés qu’il hachait en chair à pâté, quelques hommes à la mode insignifiants qu’il est un peu niais, sans doute, de combattre avec de grands gestes de gladiateur, mais que personne n’aurait défendus contre un dédain souriant ; et la présence de ces intrus sans mandat dans le groupe qu’il entreprenait d’extirper de la littérature, pouvait donner sa levée de boucliers, aux yeux des lecteurs superficiels, un semblant de raison. Non moins habilement choisis étaient les gens qu’il présentait aux lecteurs comme les nouveaux génies. A l’exception de deux ou trois honnêtes médiocrités pour lesquelles il y a toujours une petite place modeste dans la littérature d’un grand peuple, c’étaient de complètes nullités dont lui-même n’avait jamais à redouter une concurrence dangereuse. Le plus grand de ses génies est, par exemple, Max Kretzer, un homme qui écrit dans l’allemand d’un nègre du Cameroun de prétendus romans « berlinois » dont le plus connu, Les Déchus, est « berlinois » à tel point, qu’il délaye simplement l’histoire de la veuve Gras et de l’ouvrier Gaudry, qui s’est déroulée à Paris en 1877. Cet événement, célèbre à titre de première aventure de cocotte dans laquelle le vitriol ait joué un rôle, pouvait seulement se passer à Paris, seulement dans les conditions de la vie parisienne. Il est spécifiquement parisien. Mais Kretzer enleva tranquillement la marque de Paris, qu’il remplaça par celle de Berlin, et il avait ainsi créé un roman « berlinois » vanté par Bleibtreu comme l’idéal d’une exposition « exacte » et « vraie ». Il revêtit ses « génies » nouvellement découverts, qui rappellent les recrues de Falstaff : Moisi, Ombre, Verrue, Faible et Taureau (Le roi Henri IV, 2e partie), d’un uniforme qu’il ne pouvait choisir plus voyant. Il les affubla, en effet, du costume des brigands de Schiller dans les forêts de la Bohême, il les donna pour une troupe de rebelles, pour des combattants de barricades, pour les chasseurs de Lulzow dans la lutte d’affranchissement contre la cagoterie, le règne des perruques et des queues et tous les éteignoirs, et il pouvait espérer que la jeunesse et les amis du progrès le prendraient pour quelque chose de sérieux, en le voyant marcher à la tête de ses pauvres diables d’infirmes et de béquillards ainsi déguisés.

Son plan, quoique excellemment combiné et conduit, ne réussit qu’en partie. A peine avait-il en une certaine mesure organisé et dressé sa petite troupe, que déjà celle-ci s’insurgea contre lui et le chassa. Elle ne choisit pas un autre capitaine, car chaque simple soldat voulait lui-même être chef, et seuls les plus faibles et les plus timides de la bande reconnaissaient, outre leur propre génie, un autre génie encore. Bleibtreu n’a pas digéré jusqu’aujourd’hui l’ingratitude des gens qui avaient pris au sérieux sa mystification et s’étaient regardés réellement comme les génies pour lesquels il les avait trompettes, sans courir de risques, il en était persuadé, et il exhale encore dans sa dernière publication (Un Journal lyrique), sa douleur en ces vers amers : « A quoi bon cette longue lutte ? Elle est vaine ! — Et ma main se paralyse. — Vive mensonge, sottise, folie ! — Adieu, cochonnerie allemande ! — La terre du tombeau éteindra l’incendie. — J’ai été, aussi haut que remonte mon souvenir, — Un véritable nigaud. — Je n’étais pas un honnête Allemand, — J’étais un cygne blessé ».

Bleibtreu n’a pu donner de talent aux réalistes inventés par lui, mais ceux-ci lui ont emprunté quelques-uns de ses tours. Ils se sont associé comme membres d’honneur, pour faire impression sur les profanes, quelques écrivains convenables que l’on est étonné de rencontrer dans cette galère. C’est ainsi que les réalistes comptent, par exemple, au nombre des leurs, Théodore Fontane, un vrai poète dont les romans tiennent honorablement leur place auprès des meilleures productions en ce genre de n’importe quel pays de l’Europe ; H. Heiberg, un talent vigoureux quoique inégal, contraint malheureusement, par des circonstances extérieures, semble-t-il, à un travail hâtif et exagéré contre lequel sa conscience artistique proteste peut-être vainement, et Detlev de Liliencron, qui, sans doute, n’est pas un génie, mais un bon lyrique possédant bien la forme et qui peut se laisser voir à côté des poètes-épigones, tels qu’un Hans Hopfen, un Hermann Lingg, un Martin Greif. Étant donné le niveau élevé que la poésie lyrique allemande, la première du monde au jugement même de l’étranger, a occupé sans interruption depuis Gœthe, c’est déjà faire un grand éloge d’un poète allemand que de pouvoir dire qu’il n’est pas inférieur à la moyenne des soixante-dix dernières années. Liliencron, d’ailleurs, ne la dépasse pas non plus, et je ne vois pas comment on peut le placer équitablement au-dessus de Rodolphe Baumbach, par exemple, que les réalistes affectent de mépriser, probablement parce qu’il a dédaigné de se joindre à leur bande. Il n’est pas incompréhensible qu’un Fontane ou qu’un Heiberg consentent à subir la promiscuité importune des réalistes. L’Église aussi, quelquefois, admet, pour servir la messe, des galopins de la rue qui n’ont qu’à balancer l’encensoir. Et la seule chose qu’on leur a demandée pour être nommés réalistes honoraires, est de supporter silencieusement et en souriant cette compromission d’un nom honorable. Seulement Liliencron se croit obligé de faire quelques concessions à ses nouveaux compagnons, en parlant çà et là, dans ses dernières poésies, non son langage, mais le leur. Ainsi, son cas prouve qu’il n’est tout de même pas absolument sans danger d’accepter la réclame non demandée de gaillards douteux, et bien que ce soit chose si humaine de trouver agréable la louange même d’un goujat, même de se voir surfait, un écrivain délicat ne devrait pas dire au sujet d’une admiration de cette espèce, comme l’empereur Vespasien au sujet de l’argent de l’impôt sur la gadoue : « Cela ne sent pas ».

Outre l’introduction en fraude de quelques noms estimables parmi les leurs, les réalistes ont encore pratiqué et cultivé soigneusement un second truc de Bleibtreu : le déguisement à effet. Ils s’attribuèrent (dans le recueil collectif de poésies lyriques intitulé : Jeune-Allemagne, Friedenau et Leipzig, 1886), le nom de « Jeune-Allemagne », qui fait résonner tout bas le souvenir des grands et hardis novateurs de 1830 ainsi que des idées de jeunesse florissante et de printemps, et s’attachèrent un faux nez de modernité. J’aurai à revenir plus tard sur cette prétention à la modernité. Mais remarquons immédiatement ici que les réalistes, pasticheurs jusque dans la moelle des os, ne possèdent même pas assez d’originalité pour trouver un nom leur appartenant en propre, et qu’ils ont tranquillement plagié la désignation sous laquelle le groupe Heine-Bœrne-Gutzkow est devenu célèbre.

Comme premier échantillon de la littérature « réaliste » de la Jeune-Allemagne, je citerai le roman de Heinz Tovote, Dans l’ivresse de l’amour437. Il raconte l’histoire d’un ancien officier fortuné, Herbert de Duren, qui fait la connaissance d’une certaine Lucie, ci-devant servante de brasserie et amie intime d’une multitude de jeunes gens qui se relayaient les uns les autres, la prend comme maîtresse et se grise si longtemps de son corps, qu’il finit, ne pouvant plus vivre sans elle, par se résoudre à l’épouser. Herbert, qui ne connaît qu’en partie le passé de Lucie, la présente à sa mère, et celle-ci, qui voit clair bien vite dans les relations de son fils avec cette personne, donne néanmoins son consentement. Le mariage a lieu. Dans la société aristocratique et militaire de Berlin où le couple se meut un moment, on n’est pas longtemps sans savoir ce qu’a été précédemment la jeune femme, et elle est « exécutée » par tout le monde. Herbert lui reste fidèlement attaché, jusqu’à ce qu’il découvre un jour par hasard chez un peintre « réaliste » — naturellement — de ses amis, un tableau représentant Lucie entièrement nue dans les flots de la mer. Il en conclut très logiquement que sa femme a ainsi posé devant le peintre, et il la chasse. En fait, pourtant, le peintre « réaliste » a peint la figure nue de chic et ne lui a donné involontairement les traits de Lucie, que parce qu’il éprouve en secret pour elle une admiration respectueuse. (Jugez un peu ce que cela aurait été si elle avait été irrespectueuse !). Alors Herbert repentant recherche Lucie disparue, qu’il découvre, après des efforts à vous briser le cœur, dans sa propre maison, où elle a vécu depuis des mois à son insu. La réconciliation des époux se produit à l’attendrissement général, et la jeune femme meurt en donnant le jour à un enfant et en tenant des discours pleins de sentiment.

Je ne perdrai pas mon temps à démontrer la niaiserie de cette histoire. L’essentiel, d’ailleurs, dans un roman, n’est pas l’affabulation, mais la forme au sens strict et au sens large : la langue, le style, la composition, et ceux-ci, je les examinerai d’un peu près.

La toute première chose qu’on soit en droit d’exiger d’un homme qui se permet d’écrire professionnellement pour le public, c’est-à-dire aussi pour les gens cultivés de sa nation, c’est évidemment qu’il possède sa langue. Or, Heinz Tovote n’a aucune idée de l’allemand. Il commet à chaque instant des fautes grossières, — solécismes, atteintes à la syntaxe, ignorance de la valeur des mots, — qui sont simplement horripilantes. Quelques-unes de ces abominables fautes de langage sont passablement répandues, d’autres appartiennent au jargon de la plus grossière classe du peuple, mais il en est que Tovote n’a jamais pu entendre : elles sont la résultante de son ignorance personnelle de la grammaire allemande.

Maintenant, son style. Quand Tovote décrit, il choisit par principe, pour déterminer et fortifier le substantif, l’adjectif le plus naturellement contenu dans le substantif. Voici quelques exemples de cette tautologie insupportable : « Une tempête de janvier glacée ». « Dans la Frédéricstrasse se pressaient des équipages légers élégants ». « Incarnation de la grâce la plus aimable ». « Une somnolence paresseuse ». « Ils brûlaient en feu dans la dernière lueur ». « Elle souffrait des douleurs pénibles », etc. Je doute qu’un écrivain ayant seulement un peu d’estime de lui-même, de sa vocation, de sa langue maternelle, de ses lecteurs, aligne de pareils mots les uns à la suite des autres. On n’a pas besoin, dans la chasse à l’« épithète rare et précieuse », d’aller aussi loin que les artistes du style en France, mais une telle balayure d’adjectifs les plus rances, les plus inutiles, les plus inexpressifs, n’est plus de la littérature, c’est en réalité, pour parler avec le critique français, du travail de balayeurs. Un autre caractère de ce style est sa niaiserie. L’auteur raconte qu’Herbert de Duren s’était « vivement intéressé, dès sa première apparition », à l’opérette Le Mikado. « A présent qu’elle avait dépouillé le costume anglais, elle lui semblait encore plus indigène ». Ainsi, il constate sérieusement qu’une opérette anglaise a semblé plus indigène à un Allemand en langue allemande qu’en anglais ! « Soudain il fut saisi d’une fureur insensée contre cet homme qui le saluait si poliment, au point que lui, qui était habituellement la politesse même envers tout le monde, il ne répondit pas au salut et se détourna ». Ne pas répondre à un salut, pour exprimer sa « fureur insensée », c’est vraiment peu féroce de la part d’un ancien officier. « Les chevaux laissaient pendre tristement leurs têtes et dormaient ». Que l’on puisse dormir tristement ou gaiement, c’est là une découverte de Tovote. « Semblables à des murailles, les colosses des maisons s’alignaient là ». Semblables à des murailles ? On devrait penser que les maisons ont véritablement des murailles ? C’est exactement comme si Tovote disait : « Semblables à des hommes, les gens s’alignaient là ».

Quand Tovote s’efforce d’écrire d’une façon bien belle et magnifique, il en résulte ce que voici : « Cependant il y avait dans les lignes sveltes pleinement nivelées une force sommeillante ». (Que peuvent bien être des « lignes » qui sont « sveltes », c’est-à-dire non ramassées, et « pleinement nivelées » ?). « Elle souriait déjà de nouveau, en pleurant encore à demi, et son visage ressemblait à un paysage d’été qui, tandis que la pluie tombe encore sur le blé, se baigne déjà de nouveau dans le clair rayon du soleil émergeant des nuages ». En effet, ce à quoi on pense tout d’abord en contemplant un visage, c’est à un paysage d’été ! « Il sentait comme ses lèvres se cramponnaient (!!) aux siennes ». « On devait lui accorder, vu sa jeunesse, l’incontestable génie d’une conception vivace, etc. »

Tovote cherche à pasticher les descriptions prolixes des naturalistes français et déroule des tableaux dont les citations suivantes permettront d’admirer la nouveauté, la netteté et la vigueur. (Fin d’une représentation théâtrale) :

« Au parquet, les sièges retombaient en claquant avec un bruit sourd… On se levait, les portes s’ouvraient, les rideaux se refermaient, et le théâtre se vidait lentement, tandis que quelques spectateurs isolés seulement restaient à leurs places ». « Sans discontinuer, toute la nuit, floconna la neige. En boules épaisses (?) elle s’installait sur les branches nues des arbres, qui menaçaient de rompre en leur débilité hivernale. Les pins et les buissons bas étaient enveloppés d’un épais manteau de neige. Sur la paille entourant les tiges des rosiers collait la neige, qui formait d’étranges figures ; elle s’entassait haute d’un pied sur les murailles et voilait délicatement les pointes des grilles de fer. Toutes traces étaient effacées. Le vent, qui chassait les flocons devant lui, les lançait dans tous les enfoncements, de sorte que tous les coins et toutes les inégalités disparaissaient » « Ils se tenaient élevés au-dessus de la mer, qui s’étendait alentour comme une plaine sans fin ». « Le soleil était couché… Les nuages, lourdement campés à l’horizon, brûlaient encore dans un rouge pourpre enflammé, puis ils passèrent au violet, qui se transforma en un gris incolore (il y a donc aussi un gris coloré ?), jusqu’à ce que la nuit arriva et que toutes les couleurs s’éteignirent peu à peu ». (Que l’on compare cette pitoyable tentative pour feindre l’« impressionnisme », avec les modèles français cités dans le chapitre précédent !). « La nuit était complètement venue, une nuit obscure, profondément noire ». (Qu’on apprécie la juxtaposition de ces épithètes !). « Seule la lune apparaissait morne au-dessus des eaux (la lune dans la nuit aussi bien obscure que profondément noire !), et le phare jetait ses flots de lumière dans le lointain. A leurs pieds mugissait profondément la mer, déchaînée sourdement dans une colère de mille ans (!), et elle léchait les rochers crevassés ». Une « colère déchaînée » qui « lèche » ne paraît pas une colère bien dangereuse. « Elle garda toute sa vie comme petite cicatrice une profonde blessure au-dessus de l’œil ». Si elle avait une « petite cicatrice », elle ne garda donc pas « toute sa vie la profonde blessure » ! « Au-dessus d’eux, dans le ciel bleu, tournoyait un vautour, traçant ses cercles, les ailes écartées, perdu comme un point noir dans cette mer lumineuse ». Dans un vautour qui n’est visible que comme « un point noir », il est impossible de distinguer « les ailes écartées ». Voici la description d’un visage : « Deux fraîches lèvres pleines, d’un rouge-clair chaste (!), un petit nez gracieux, imperceptiblement retroussé, mais avec une étroite ligne droite partant du front ». Nous laissons au lecteur le soin d’essayer de se représenter ce « petit nez imperceptiblement retroussé » avec l’« étroite ligne droite » ! « La machine du train express gémissait à travers la plaine uniforme qui s’étendait tout autour comme un désert brûlant. A gauche et à droite, de longs champs de blé, des vergers fertiles et de vertes prairies ». Comment ? des champs, des vergers et des prairies, et néanmoins un « désert », et un désert « brûlant » ? « Les yeux à demi fermés aux paupières internes blanches le regardent si fixement ». Il ne s’agit pas ici, comme on pourrait le croire, des yeux d’un oiseau, mais des yeux d’un être humain, dans lesquels notre romancier prétend avoir découvert ces incompréhensibles « paupières internes ».

Nous avons vu ce que l’impressionnisme et le tic descriptif du naturalisme sont devenus entre les poings de Tovote. Je veux maintenant montrer comment ce « réaliste » s’entend à observer et à reproduire la réalité, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Herbert, le premier soir où il fait la connaissance de Lucie, la conduit dans un restaurant et commande, entre autres choses, une bouteille de bourgogne. « Le garçon plaça, avec un mouvement courbe plein d’élan, la bouteille à gros ventre sur la table ». Du vin de Bourgogne dans des bouteilles « à gros ventre » ! Ils mangent de la soupe, servie dans des « coupes en argent (!) », des pois verts et un chapon dont l’excellence forme l’objet de leur incroyable conversation de table, et lorsque ce souper est dévoré et que Lucie a déjà allumé une cigarette, elle demande des huîtres qu’elle finit par recevoir et mange en les « servant selon les règles de l’art ». Je ne reproche certainement à personne d’ignorer l’aspect d’une bouteille de bourgogne et à quel moment d’un repas on mange les huîtres. Tout le monde n’a pas, dans sa jeunesse, été habitué aux huîtres et au vin de Bourgogne, mais l’on doit être assez, honnête pour ne parler de ces bonnes choses que lorsque l’on a fait connaissance avec elles. Signalons en passant le respect insconscient, mêlé d’envie, pour l’exercice difficile et distingué de manger des huîtres, qui se révèle délicieusement dans cette constatation admirative que Lucie a « servi (?) les huîtres selon les règles de l’art », et l’ignorance, digne de squatters, du savoir-vivre le plus élémentaire, qui se trahit en ce que Tovote fait parler incessamment, à table, un homme du monde sur la mangeaille. Continuons. L’amant de Lucie s’est, de Bruxelles, « rendu du Havre en Egypte ». C’est qu’alors il aura frété pour son propre compte un bateau, car il n’y a pas de ligne de navigation régulière entre le Havre et l’Égypte. Herbert a sur son bureau, depuis quelques mois, des manuscrits commencés. « Il fouilla à travers ce las de manuscrits jaunis ». Le plus méchant papier de fibre ligneuse lui-même, dans une pièce abritée, ne « jaunirait » certainement pas en l’espace de quelques mois. La chambre à coucher arrangée avec tout le soin possible par Herbert pour sa Lucie, a des « rideaux de soie bleue » et des sièges « de satin rose mat ». Les brocanteurs quelque peu soigneux éviteront même dans leurs boutiques des combinaisons de couleurs aussi sauvages.

J’accorde que toutes ces boulettes, quoique divertissantes, sont assez minces. Elles ne doivent cependant pas être négligées, lorsqu’elles sont commises par un « réaliste » qui se targue d’« observation » et de « vérité ». Plus graves d’ailleurs sont les impossibilités dans les actes et les caractères des hommes. En un moment de chagrin, Lucie laisse « tomber les bras sur sa serviette dans son sein et regarde fixement tout droit devant elle, en prenant légèrement sa lèvre inférieure entre les dents ». Quelqu’un a-t-il jamais fait ou vu faire ce mouvement dans cette disposition d’esprit ? La jeune femme exprime en ces termes un furieux transport d’amour : « Embrasse-moi, le pria-t-elle, et tout son être sembla vouloir se dissoudre en lui ; — embrasse-moi ! ». Herbert avait fait sa connaissance à Helgoland, où elle vivait et faisait la noce avec un Anglais nommé Ward, et il l’avait prise pour la fiancée de celui-ci ! Un officier allemand d’excellente famille, ayant largement dépassé la trentaine, a pu regarder comme la fiancée d’un jeune étranger riche une femme qui vit seule aux bains de mer avec lui ! Celle-ci, enfant absolument négligée de pauvres ouvriers, a, dans l’espace de moins d’un an, appris l’anglais avec Ward de telle façon qu’on la tient partout pour une Anglaise, et le piano de telle sorte, qu’elle est en état de jouer des morceaux d’opérette, etc.

Que, employant des mots français, Tovote confonde « tourniquet » avec « moulinet » et parle de « cabinets séparés » au lieu de « cabinets particuliers », je ne lui en ferai pas un crime. Un écrivain allemand n’a pas besoin de savoir le français. Ce serait déjà bien beau, s’il savait l’allemand. Le bon goût, toutefois, consisterait à ne pas vouloir faire étalage de bribes d’une langue dont on ne possède pas le premier mot.

Les obscénités dont le roman fourmille sont incomparablement plus atténuées que dans les passages analogues de M. Émile Zola, mais elles produisent un effet particulièrement répugnant, parce que, en dépit de l’incapacité absolue de Tovote à s’élever au-dessus des gravelures de voyageurs de commerce contant leurs aventures amoureuses d’hôtels, elles trahissent cependant sa violente intention d’être très excitant, d’être d’une sensualité très raffinée.

Si je me suis arrêté aussi longtemps à ce bousillage profondément au-dessous du seuil de la littérature, c’est parce qu’il est absolument typique pour le réalisme allemand. La langue pèche contre les règles les plus simples de la grammaire. Pas une expression n’est exactement choisie et ne caractérise réellement l’objet ou le concept qu’on veut montrer au lecteur. Qu’un écrivain puisse parler non seulement avec justesse, mais même expressivement, qu’il puisse rendre d’une manière neuve et forte des impressions et des idées, qu’il doive avoir le sentiment de la valeur et du sens délicat du mot, ce sont là des choses dont Tovote n’a pas le plus léger soupçon. Ses descriptions sont d’un râpé dont rougirait le dernier reporter de police d’une feuille de chou. Rien n’est vu, rien n’est senti, tout n’est qu’un écho bourdonnant de choses lues dans des livres de dernière catégorie. La « modernité », enfin, consiste en ce que la pitoyable banalité de l’action a en partie Berlin pour cadre, et que çà et là on marmotte, en passant, de socialisme et de réalisme. La critique allemande a réclamé à bon droit que le roman repose sur une base ferme, qu’il se déroule à une époque connue et dans un milieu réel, le Berlin contemporain. Cette exigence a fait naître le roman « berlinois » des pasticheurs. Le berlinisme particulier et caractéristique de ce roman consiste en ce que l’auteur, chaque fois qu’il doit parler d’une rue, tombe dans l’étonnement immense d’un Hottentot exposé au « Panoptikum » (Musée Grévin de Berlin), parce qu’il découvre dans la rue beaucoup d’êtres humains, de voitures et de boutiques, et en ce qu’il cherche les occasions de citer les noms des rues de cette capitale. Ce moyen est à la portée de tout commissionnaire d’hôtel. Pour introduire pareil berlinisme dans un mauvais roman, l’auteur n’a besoin que de posséder un plan de la ville et peut-être un guide des étrangers. Les particularités de la vie de la grande ville sont représentées par des passages comme celui-ci : « Des deux côtés du trottoir (il veut dire : sur les trottoirs des deux côtés de la rue) se pressait une foule humaine épaisse, et au milieu de l’allée, sous les arbres déployant leurs premières feuilles, une cohue dispersée, comme les vagues irrégulières (?) d’un Ilot, s’efforcait de sortir de la ville ». Ou : « Sur tous les trottoirs une migration de peuples, une poussée confuse et un effort hâtif, qui, sur la place, entre le vacarme assourdissant des fiacres, des tramways et des grands et lourds omnibus avec leurs impériales complètement garnies, dégénérait en une course précipitée, pour ne pas tomber sous les roues (un « effort » qui ne veut pas « tomber sous les roues »), pour se sauver sur le refuge de la place », etc. Ainsi, l’unique chose que voit Tovote à Berlin est ce que remarque un paysan de Basse-Bretagne qui vient pour la première fois de quitter son village et ne peut se remettre de son étonnement, en trouvant dans la ville plus de gens et plus de voitures que dans sa grand’rue à lui. C’est là précisément l’aspect que le citadin ne perçoit plus et qui n’a pas besoin d’une description spéciale, parce qu’il est impliqué dans le concept de « ville » et surtout de « grande ville », et n’est, notamment, en aucune façon caractéristique pour Berlin, puisque Breslau, Hambourg, Cologne, etc., offrent également le même aspect.

Le socialisme vient dans le roman « moderne » comme Pilate dans le Credo. Tovote raconte, par exemple, comment Herbert se met à la recherche de Lucie qui a déguerpi ; il arrive ainsi au quartier ouvrier de Berlin, ce qui suffit à l’auteur pour ce beau tableau : « Partout la blouse bleue et rouge-grise (!) de l’ouvrier, qui jamais ne se montrait Sous-les-Tilleuls, qui se tenait, un jour comme l’autre, auprès de la machine haletante, à la table de travail, où il accomplissait, pendant de longues et longues années, comme en dormant, les mêmes manipulations, jusqu’à ce que les callosités de ses mains devinssent d’une dureté de fer ». Herbert, cherchant désespérément sa maîtresse, ou le narrateur, voulant éveiller notre intérêt pour ce fait, auraient songé aux callosités des ouvriers !

Les poupées articulées qui, dans le roman « réaliste », exécutent des mouvements simulés et entre lesquelles se déroulent les sensibleries les plus pitoyables et les plus éventées des romans d’offices, sont toujours les mêmes : un gentilhomme, autant que possible ex-officier, au sujet duquel on assure, en expressions nébuleuses, qu’il s’occupe de « travaux sur le socialisme » (de quelle espèce, on ne l’apprend jamais ; on affirme simplement qu’ils sont « très importants ») ; une servante de brasserie comme incarnation de l’éternel féminin, et un peintre réaliste qui projette ou fabrique des tableaux destinés à réformer complètement l’humanité et à édifier le royaume millénaire sur la terre. Voici la recette de « modernité » du réalisme jeune-allemand : citations de noms de rues de Berlin, extase à l’aspect de quelques fiacres et omnibus, un peu de jargon berlinois dans la bouche des personnages, érotisme grossier et stupide, allusions onctueuses au socialisme et phrases sur la peinture, telles que peut les faire une gaveuse d’oies enrichie, quand elle veut se faire passer pour une dame. Des trois figures qui sont toujours les porteurs de cette « modernité », la servante de brasserie est seule réellement originale. Le mérite de sa trouvaille appartient à Bleibtreu, qui le premier l’a présentée à l’admiration et à l’imitation de son cénacle dans son recueil de nouvelles : Mauvaise Société. Elle est un mélange de tous les êtres fabuleux qu’a imaginés jusqu’à présent la poésie : à la fois chimère ailée, sphinx à griffes de lion et sirène à queue de poisson. Elle renferme en elle tous les charmes et tous les dons, amour et sagesse, vertu et paganisme ardemment sensuel. C’est sur la servante de brasserie que l’on peut jauger le plus exactement le talent d’observation et la force créatrice des « réalistes » allemands.

Si Tovote est un représentant-type des intrus, nullement malades, mais seulement incapables au-delà de toute idée, dans la littérature avec laquelle ils seraient au plus autorisés à entrer en rapport comme camelots aboyant des imprimés, nous rencontrons dans Hermann Bahr une individualité nettement pathologique. Bahr est un hystérique avancé qui veut à tout prix faire parler de lui, et a eu la malheureuse idée d’arriver à ce résultat par des livres. Dépourvu de talent jusqu’à l’invraisemblance, il cherche à capter l’attention par les bizarreries les plus folles. C’est ainsi qu’il nomme le livre le plus caractéristique pour sa manière qu’il ait publié jusqu’ici, La bonne École438, « Seelenstænde », mot allemand qui représente la traduction littérale du français « états d’âme », « état » étant pris dans le sens qu’il a dans « tiers-état » !

L’histoire racontée dans les « États politiques d’âme » est fabriquée à l’aide d’au moins une partie de la recette précédemment indiquée. Le héros est un peintre autrichien qui vit à Paris. Un jour, fatigué de son isolement, il lève dans la rue une fille qui, contrairement à l’orthodoxie, est une modiste et non une servante de brasserie, mais possède néanmoins toute la splendeur fabuleuse de la servante de brasserie jeune-allemande ; il habite un certain temps avec elle, puis s’en fatigue et la tourmente tellement, qu’un beau jour elle le quitte et file avec un riche nègre qu’elle pousse à acheter à l’amant délaissé des tableaux très cher.

Cette belle histoire est le cadre dans lequel Bahr fait se dérouler les « états politiques d’âme » de son héros. Cet auteur est un pasticheur d’une inexorabilité telle qu’on ne la rencontre que dans l’hystérie grave. Pas un seul auteur de quelque individualité qui lui soit passé sous les yeux n’a pu échapper à sa rage d’imitation servile. La donnée de La bonne École, — la torture d’un peintre qui lutte avec l’idée d’une œuvre d’art devant exprimer toute son âme, et qui reconnaît avec désespoir son impuissance à la réaliser, — est subtilisée de L’Œuvre de M. Émile Zola. Il a pris tous les détails, comme nous allons le voir, à Nietzsche, à Stirner, à Ibsen, aux diaboliques, décadents et impressionnistes français. Mais tout ce qu’il plagie devient, sous sa plume, une parodie d’un drôle impayable.

La torture du peintre est « le lyrisme du rouge. Son âme tout entière y donnait le rouge, tous ses sentiments, tous ses desseins, tous ses désirs, en sonnets de plainte et d’espoir ; et, d’une façon générale, une complète biographie du rouge, ce qui se passait en lui et pouvait jamais se passer avec lui… Mais ce cantique des cantiques du rouge s’accomplissait dans le réel, dans les tons simples de la vie quotidienne… C’était un gros homard cuit à point, dans lequel il incorporait l’esprit dominateur et la violence du rouge, sa langueur dans un saumon à côté, et la disposition malicieuse et gaie dans beaucoup de radis, en variations joyeuses. Mais la grande et suprême confession de toute son âme était suspendue à un tapis pourpre de table à plis pesants, que le soleil effleurait, étroitement, mais d’une ardeur d’autant plus enflammée ». Si la lutte avec la « biographie du rouge » était déjà une torture, les choses devaient aller plus mal encore pour lui. Un jour, « la malédiction le frappa, par derrière, venant d’un saumon excellent, succulent et doux, que l’on n’aurait pu soupçonner de perfidie, en le voyant se bercer avec une lueur rosée dans la plantureuse sauce aux herbes ». (Un saumon cuit qui se berçait ! Cela devait faire un effet spectral. Et ce sinistre saumon le frappa « par derrière », bien qu’il fût sur la table devant lui !) « Mais justement cette sauce, cette sauce verte aux herbes, l’orgueil du cuisinier, — oui, c’est elle qui avait fait cela. C’est elle qui l’avait vaincu. Il n’avait jamais rien vu de pareil, jamais auparavant, autant qu’il se souvenait, un vert plus tendre et plus mielleux, langoureux et si joyeux en même temps, que l’on aurait pu immédiatement chanter et sauter de joie. Tout le rococo était là-dedans, mais dans une note beaucoup plus bienveillante encore, beaucoup plus chargée de désir. Il lui fallait l’avoir sur son tableau ». Mais il ne put jamais attraper cette sauce verte, et ce fut la tragédie de sa vie. Il « tint la vérité fermée, lâche et paresseux, lui seul qui pouvait l’accorder, il ne leur donna pas d’éteindre la soif, l’œuvre médicatrice et rédemptrice de sa poitrine », c’est-à-dire la sauce verte ! « Il aurait voulu faire rouler dans sa chair un foreur gigantesque avec une vis flambante, profondément, tout à fait profondément, jusqu’à ce qu’il y eût un grand trou, … une immense porte triomphale de son art, à travers laquelle les entrailles pouvaient le cracher ». Rien d’étonnant qu’il cherche son art dans ses entrailles, puisqu’il s’agit de sauce verte, c’est-à-dire d’un mets. Ce qui est seulement curieux, c’est que, pour faire sortir son art de ses entrailles à la lumière du jour, il veuille d’abord créer avec un foreur « une immense porte triomphale ». La chose se fait d’ordinaire par des moyens beaucoup plus simples et moins violents.

Ce qui donne un comique incomparable à cette lutte avec la sauce verte en vue de la maîtriser dans une œuvre d’art « médicatrice et rédemptrice », c’est que le passage entier est écrit sur un ton des plus sérieux et pas le moins du monde en manière de raillerie.

Bahr caractérise lui-même son style en ces mots : « Un style sauvage, fiévreux, tropical, qui n’appelle rien de son nom usuel et dans des tournures accoutumées, mais qui se torture en vue de trouver des néologismes inouïs, obscurs, étranges, dans un agencement singulier et forcé ». Quel dommage qu’il soit à peu près impossible de rendre en français les résultats mirobolants de cette torture.

La maîtresse du peintre doit être, d’après la description qui en est faite, une créature superbe. Lorsqu’un inconnu l’abordait dans la rue, « elle accélérait un peu son pas, en inclinant, les paupières hautainement relevées, sa petite tête en arrière et de côté, et se mettait, en claquant fortement des doigts avec impatience, à chantonner tout bas, de façon à faire passer au galant l’envie de s’entêter dans une tentative inutile ». Cette conduite la fait nommer par Bahr une « demoiselle majestueusement inaccessible ». Mais plus que dans la rue elle est remarquable chez elle, à sa toilette du matin. « Souvent, quand, sous les saluts du matin qui écaillait d’or (!) les jacinthes de sa chair, elle se nattait debout devant sa psyché, tandis que ses désirs à lui serpentaient autour d’elle, et étirait, humectait, courbait lentement, avec des doigts tirailleurs qui scintillaient comme de rapides serpents, tout doucement et opiniâtrement ses cils embrouillés (!), ses sourcils dressés, tandis que ses lèvres s’arrondissaient en sifflets muets entre lesquels sortait vite en sibilant, se précipitait, claquait la langue agitée, et qu’ensuite, les paupières fermées, penchée en avant comme dans une adoration soumise, la houppe à poudre passait doucement, avec précaution, fervemment, sur les joues baissées, tandis que le petit nez, par crainte de la poussière, se tendait de côté », le peintre, cela se conçoit, devenait si amoureux, qu’« il léchait le savon aux doigts de sa belle, pour rafraîchir son palais fiévreux ». « Soudain debout, sur une jambe, elle lançait, par l’élan de l’autre, son soulier en l’air, pour le rattraper par un mouvement agile assuré. Elle demeurait dans cette pose gracieuse ». « Tantôt elle s’inclinait avec langueur vers elle-même, bien doucement, demeurant voluptueusement dans la courbe de ses seins, profondément sur ses genoux, tandis que ses lèvres faisaient signe ; tantôt, tandis que ses hanches tournaient en cercle, sa nuque se glissait lascivement en arcades cygnesques (!) contre son image obéissante ». Cet aspect enthousiasmait à un tel point son amant, qu’il lui semblait que « des torrents gangréneux (!), venus de mille sources, brûlaient à travers ses veines ».

Je crois inutile de multiplier les échantillons de ce style simulant la démence, qui n’est allemand ni par la formation et l’emploi des mots, ni par la construction. Je voudrais seulement montrer encore à quel degré Bahr est pasticheur. Ici nous avons Nietzsche : « Toujours la même chose : il devait faire ceci et ne pas faire cela, la même litanie depuis sa première enfance, et il devait et devait toujours seulement, et ce qu’il voulait, voilà la seule chose qu’on ne lui demandait jamais ; et ainsi, dans cette épouvantable servitude, il se sentait possédé du désir immense d’être une fois lui-même, enfin, et de l’angoisse immense d’être toujours un autre, éternellement ». « Dire que chacun sortait de lui-même pour pénétrer dans l’autre, … pour le dominer ! Qu’on ne devait ni ne pouvait jamais être soi-même, pas avoir une heure ravie, mais, au contraire, toujours renoncer à soi, se transformer, se dépecer, pour la volupté d’un autre… Solitaire, solitaire — pourquoi ne voulaient-ils pas vous laisser solitaire ?.. ». « Se créer le désert, le désert silencieux, muet ». « Les autres n’avaient pas, si exubérant et démesuré, ce sentiment du moi ». « La haine joyeuse des hommes et du inonde ». Voici Ibsen : « Il voulait aller à la campagne, oui, lui-même, exactement comme l’autre le proposait, certainement. Mais il voulait aller à la campagne en vertu de sa libre résolution, parce que c’était sa volonté, et non sur la proposition d’un autre… Et plutôt que de s’incliner sous une volonté étrangère, il renonçait à sa volonté propre ; et d’ailleurs, depuis que l’autre le voulait, le plaisir de le vouloir lui-même était perdu pour lui ». Voici les Goncourt : « Il y avait autour d’elle une lueur humide de violet douloureux et d’or clair ». Son sentiment était quelque chose d’inconcevable, « et aussi sur fond jaune : jaune sale, ardemment assoiffé, extatique, harassé, râlant, mourant, et avec des tons violets, mais tout à fait discrets ». « C’était la chaste volupté. Il l’avait là, dans son cerveau, gris-perle, en passant dans un violet amaigri ». Voici Villiers de l’Isle-Adam : « Il devait fonder le nouvel amour… Il s’agissait de le faire dans le style de l’électricité et de la vapeur. Un amour-Edison… Oui, un amour mécanique ». Mélange de Baudelaire et de Huysmans : « Dans la poussière argentée ondoyante de la lumière brûlait de sa chair rosée un gracieux reflet tremblant, tissé de vapeur bleu-noir et vert-clair, que son duvet exhalait… Il voulait la ravager et l’excarner complètement… Rien que du sang, du sang. Il ne se sentit à l’aise que quand celui-ci l’érafla… Il établit une théorie d’après laquelle c’était là la voie vers le nouvel amour : par la torture ». « Là s’étalaient des prairies rouge de feu, étendues en pentes charmantes, … et de bleus vampires s’engourdissaient, les espoirs. Mais, droit dans son orgueil et avec un deuil impérial, cheminait un énorme soleil (fleur) gris, muet et pâle, au bras d’un lourd chardon à l’épaisse puanteur, qui faisait du bruit avec un or large et grossier, dans le loin ». « Ce fut désormais pour lui le véritable art, le seul de nature à rédimer et à rendre heureux : l’art des odeurs… Des vapeurs pâles et gémissantes de la white-rose, où chante le suicide, il évoquait l’éternelle doctrine de Bouddha, etc. ». Le reste se trouve mieux dit dans l’original, le roman de M. Huysmans, A rebours. Quant aux passages chargés d’un rut appelant la camisole de force et simulant le satyriasis et le sadisme, aux confusions et aux erreurs orthographiques plaisantes des noms français que commet à chaque pas l’auteur qui pose pour le Parisien, à ses fréquentes manifestations de délire des grandeurs, contentons-nous de les signaler en bloc. Ces choses-là ne sont pas essentielles, mais elles contribuent à faire du livre de Bahr un produit de trouble mental hystérique unique jusqu’ici dans la littérature allemande.

La plupart des pasticheurs jeunes-allemands ne se sont pas encore élevés à la hauteur des productions monumentales d’un Tovote ou d’un Bahr, et s’en sont tenus à la poésie lyrique de courte haleine.

Une mention spéciale doit être accordée à Gerhart Hauptmann, qui s’est malheureusement laissé enrôler parmi les « jeunes-allemands ». On le confondra difficilement avec eux, car s’il fait des concessions à leur esthétique du trivial avec un laisser-aller qui trahit déjà une obtusion inquiétante de son goût et de sa conscience artistique, il se distingue cependant d’eux par quelques grandes qualités : il possède une langue savoureuse, profondément colorée, chargée d’expression et de sentiment, bien qu’elle soit un dialecte ; il sait voir la réalité et a la force de la rendre en poésie.

Il ne viendra à l’idée de personne de prononcer un jugement définitif sur cet auteur de trente ans. On ne peut parler que de ses débuts et des espérances qu’ils font naître pour son développement ultérieur. Ce qu’il a produit jusqu’à présent est étonnamment inégal. Ces travaux présentent, à côté de l’originalité, une imitation écœurante ; à côté de hautes compréhensions artistiques, les maladresses et les naïvetés d’un écolier, et, à côté d’envolées géniales, des banalités attristantes. On ne reconnaît pas même encore s’il est poète dramatique ou conteur. Dans deux de ses pièces, en effet : Avant le lever du Soleil et Le collègue Crampton, règnent une absence si complète d’action progressive, un état si purement stationnaire et dépourvu de développement, que jamais l’instinct d’un talent poussé de nature au théâtre n’aurait pu s’oublier à ce point. Peut-être Hauptmann est-il seulement pour l’instant l’esclave d’une théorie esthétique dont il s’affranchira plus tard. Il veut, en effet, décrire fidèlement et complètement le « milieu », et perd des yeux, à cet exercice, la chose principale en poésie : les personnages et leur destinée. Ses drames se désagrègent fréquemment, pour cette raison, en une série d’épisodes bien observés et caractéristiques en soi, mais ne se rattachant que de loin ou point du tout à l’action, comme, dans Avant le lever du Soleil, l’apparition du Hopsabær, de la servante Marie qui part, de la femme du cocher chipant le lait, etc., et ils deviennent ainsi des tableaux de mœurs, mais cessent en même temps d’être des œuvres d’un seul jet.

De même que Hauptmann a emprunté aux réalistes français la mise en relief excessive et inutile du « milieu », il a pris à Ibsen le charlatanisme de la « modernité » et la simagrée des « thèses ». Sur le modèle du poète norvégien, il colle soudainement et inorganiquement, dans une histoire banale quelconque n’appartenant exclusivement à aucune époque ni à aucun endroit déterminés, une phrase prétentieuse faisant une allusion obscure à « la grande époque dans laquelle nous vivons », aux « événements gigantesques qui se préparent », etc. A mes solitaires, par exemple, est le titre inutilement maniéré d’un drame nous montrant un idiot authentiquement ibsénien qui se croit incompris de son excellente épouse et s’amourache d’une étudiante russe venue dans sa maison pour y passer quelques jours. Suivant la coutume de ces pleutres flasques, il voudrait à la fois posséder la Russe et ne pas perdre sa femme ; il n’a ni le courage de blesser le cœur de sa femme en se séparant ouvertement d’elle, ni la force de dompter sa passion coupable envers l’étrangère. Il veut, dans sa peine, se mentir à lui-même, se persuader qu’il n’éprouve à l’égard de la Russe que de l’amitié, que de la reconnaissance pour la compréhension qu’elle a de lui, pour l’aliment intellectuel qu’elle lui apporte ; mais la Russe voit plus clair et veut quitter la maison. La chanson finit par le suicide de l’idiot, qui se noie. Cette idée de mettre aux prises un homme faible avec deux femmes dont l’une incarne le devoir et l’autre le prétendu bonheur, est aussi vieille que le théâtre lui-même. Elle n’a rien à voir avec l’époque. On ne peut la faire passer comme « moderniste » que par des tours mensongers. Et, dans ce drame faiblot,

Hauptmann fait tenir par ses personnages des conversations profondes et pleines de sous-entendus, telles que celles-ci : « Mlle Anna (la Russe). C’est vraiment une grande époque que celle où nous vivons. J’éprouve le sentiment que quelque chose de lourd, d’opprimant, se lève peu à peu de nous. Ne le croyez-vous pas aussi, monsieur le docteur ? — Johannès (l’idiot). Sous quel rapport ? — Mlle Anna. En ce que, d’une part, pesait sur nous une anhélante angoisse, et, de l’autre, un sombre fanatisme. La tension exagérée semble maintenant égalisée. Quelque chose comme un souffle d’air frais, disons du vingtième siècle, est venu nous caresser439 ».

Cette même vantardise de modernité détermina aussi cet auteur à donner à son premier drame ce titre : Avant le lever du Soleil, et à le qualifier de « drame social ». Il n’est pas plus « social » que n’importe quel autre drame et n’a absolument rien à démêler avec le « lever du soleil » au sens métaphorique. Il montre l’état de choses d’un village silésien où la découverte de mines à charbons a rendu les paysans millionnaires. L’opposition entre la grossièreté des rustiques et leur opulence fournit de bonnes scènes de farce ; mais qu’a-t-elle à faire avec l’époque et ses problèmes ? Une pièce à thèse est emboîtée dans la farce. Le paysan millionnaire est un ivrogne. Sa fille peut avoir hérité du vice de son père. Aussi un homme qui s’est épris d’elle et lui est fiancé la quitte-t-il avec une résolution douloureuse, quand il apprend que le vieux boit. Cette thèse est une niaiserie. Si, en effet, un ivrogne peut transmettre son vice à ses enfants, cela n’arrive pas de toute nécessité, et, dans le cas dont il s’agit, la fille déjà adulte ne trahit pas le plus léger penchant à la boisson. Sa thèse est élucubrée sur le modèle des radotages ibséniens, et aussi peu prise dans la vie que le fiancé, qui subordonne son amour à une théorie très incertaine. Dans cet homme nous reconnaissons notre vieil ami, le type de la recette pour romans réalistes, faisant des allusions vagues aux études socialistes qu’il est censé poursuivre440, et qui se légitime, par ces indications nébuleuses, comme homme « moderne ».

Hauptmann n’est vrai et vigoureux que là où il fait parler dans leur propre dialecte de pauvres gens de la classe la plus inférieure du peuple. Les servantes, dans Avant le lever du Soleil, sont excellentes. La nourrice qui endort le bébé en chantonnant, la blanchisseuse Mme Lehmann qui déplore son malheur domestique, sont de beaucoup les figures les plus réussies d’Ames solitaires. Et si Les Tisserands sont la meilleure œuvre qu’il ait créée jusqu’à présent, c’est parce qu’ici ne se meuvent que les plus pauvres gens et qu’on ne parle qu’en dialecte. Mais dès qu’il doit mettre sur pied des êtres un peu compliqués des classes cultivées, des êtres qui ne crèvent pas de faim et ne souffrent pas de pénurie, qui parlent haut allemand, qui ont un horizon intellectuel un peu large, il devient incertain et flou et recourt à l’album de modèles du réalisme, au lieu de prendre pour modèle la réalité.

Les Tisserands sont le seul drame véritable de Hauptmann parmi les cinq qu’il a écrits jusqu’ici441. Dans cette pièce, non plus, il n’y a pas beaucoup d’action, mais elle est suffisante et elle progresse. Nous voyons d’abord la profonde misère dans laquelle dépérissent les tisserands, puis nous sommes témoins de l’éveil de leur fureur motivée par leur état intolérable, et ensuite se développe sous nos yeux la passion, dans une croissance continue, en frénésie, en folie destructive, en émeute et en combat des rues avec toutes leurs conséquences tragiques. Le côté extraordinaire de ce drame, c’est que l’auteur a triomphé, avec une génialité qui a droit à tout notre respect, de l’énorme difficulté de nous captiver et de nous émouvoir constamment dans notre sentiment humain sans faire d’un être individuel le pivot de sa pièce, et de partager l’action entre un grand) nombre de personnes et une multitude de traits de détail, sans qu’elle cesse jamais d’être une et serrée. Ces traits observés avec une exactitude minutieuse appartiennent nécessairement à des êtres individuels, et néanmoins ils éveillent l’intérêt très vif, la sympathie, la pitié non pour l’individu, mais pour toute une classe d’hommes. Nous arrivons par l’émotion à une généralisation qui, d’ordinaire, n’est qu’un travail de l’intelligence ; par l’œuvre poétique, à un sentiment qui, habituellement, n’est excité que par l’histoire. En rendant cela possible, Hauptmann s’élève infiniment au-dessus du marais de l’imitation abjecte et crée une forme véritablement neuve : le drame dont le héros est non un individu, mais la foule ; il parvient à nous donner, par les moyens de l’art, l’illusion que nous voyons constamment devant nous le million anonyme, tandis que, cela va de soi, il n’y a jamais que quelques individus qui souffrent, parlent et agissent sur la scène. A côté de cette grande et radicale innovation, d’autres questions capitales esthétiques sont encore résolues d’une façon victorieusement belle et simple dans la pièce. Nous avons là un drame sans amour, et, avec lui, la preuve que d’autres sentiments que l’unique instinct sexuel peuvent secouer puissamment l’âme du lecteur. La pièce est en outre une curieuse contribution à la toute nouvelle « psychologie de la foule », dont se sont occupés Sighele, Fournial et autres442, et elle donne un tableau absolument exact du délire et des hallucinations qui s’emparent de l’individu au milieu d’une foule surexcitée et transforment son caractère et tous ses instincts d’après le modèle des chefs en règle générale criminels. Elle renferme enfin cette démonstration, que je n’ai trouvée nulle part aussi complète dans tout ce que je connais de la littérature universelle, à savoir que l’on peut obtenir des effets de beauté même avec le répugnant, lorsqu’il est employé à propos.

Un pauvre tisserand, qui depuis deux ans n’a pas mangé de viande, fait tuer par un camarade, n’ayant pas le cœur de le faire lui-même, un charmant petit chien accouru vers lui, et sa femme le lui rôtit. Il ne peut maîtriser son avidité et se met à puiser dans la casserole presque avant que la viande soit à point. Mais son estomac ne supporte pas ce genre de friandise, et il doit, à son grand désespoir, la rejeter443. Le trait en soi est très peu ragoûtant. Mais ici il devient beau et profondément émouvant, car il caractérise avec une énergie incomparablement tragique la misère des lamentables meurt-de-faim.

Cette pièce, en apparence si réaliste dans le sens que les hâbleurs superficiels attachent à ce mot, est, comme ensemble, la réfutation la plus convaincante de la théorie du réalisme. Car il est incroyable que tous les traits qui caractérisent l’épouvantable situation des tisserands aient pu se condenser juste en une heure de la journée et dans une seule chambre chez le fabricant Dreissiger, et il est sinon complètement impossible, du moins très invraisemblable, que la balle meurtrière des soldats tue précisément le tisserand Hilse, le seul homme confiant en Dieu et résigné à sa destinée, qui soit resté tranquillement à son travail lorsque tous les autres s’élancaient au pillage et au combat des rues. Le poète n’a pas rendu là la vie « réelle », mais traité librement la matière qu’il s’est appropriée par l’observation de la vie, pour rendre sensible artistiquement son idée personnelle. Cette idée était d’exciter pour une forme déterminée de misère humaine notre pitié aussi vivement qu’il la ressent lui-même. Dans ce but il a réuni et arrangé d’une main d’artiste sûre, en un cadre étroit, ce qui, dans la vie, est réparti en des mois ou des années et à de longues distances, et il a dirigé le vol d’une balle aveuglément inconsciente de telle façon qu’elle commît, comme un coquin doué de raison, un crime particulièrement scélérat, et accrût par là jusqu’à l’indignation intolérable notre compassion pour les pauvres tisserands. La pièce nous montre donc les idées et les desseins du poète, elle nous montre sa manière à lui de voir et d’interpréter la réalité, elle nous laisse apercevoir les sentiments que le spectacle du monde éveille en lui ; elle est donc dans la plus haute mesure une œuvre « subjective », c’est-à-dire le contraire d’une copie « réaliste » du fait réel, qui devrait nécessairement être photographiquement objective.

Comment se peut-il qu’un artiste qui emploie ses moyens avec un goût si fin et un si habile calcul de l’effet commette en même temps des naïvetés telles, par exemple, que ces indications de scènes dans Avant le lever du Soleil : « Mme Krause, au moment de s’asseoir, se rappelle (!) que le Benedicite n’est pas encore dit et plie machinalement les mains, mais sans autrement triompher de sa méchanceté ». « C’est le paysan Krause qui, comme toujours (!), a quitté le dernier l’auberge » ? « Il l’embrasse avec la lourdeur d’un gorille », etc. Comment un comédien doit-il s’y prendre pour faire, par sa lourdeur, songer précisément le spectateur à un gorille, ou lui montrer qu’il quitte, « comme toujours », l’auberge le dernier ? Et tout spécialement, comment expliquer que ce même Hauptmann, qui a créé Les Tisserands, ait pu écrire les nouvelles L’Apôtre et Le Garde-voie Thiel444? Ici nous retombons dans les derniers dessous de l’incapacité jeune-allemande. L’idée est un non-sens et un pastiche, le récit n’a pas une lueur de vérité, et la langue, si originale et si vivante quand l’auteur recourt au dialecte et qui rend alors si exactement les plus légères nuances de la pensée, est banale et négligée à en pleurer. L’Apôtre ne mérite pas une mention. Un rêveur manifestement atteint de démence parcourt, en costume de prophète oriental, les rues de Zurich, et est pris pour le Christ par la foule qui l’adore. C’est là toute l’histoire. Elle est présentée de telle façon que l’on ne sait jamais s’il s’agit des rêves de l’apôtre ou de réalités. Ses idées et ses sentiments sont un écho de Nietzsche. Zarathoustra est incontestablement monté à la tête de Hauptmann et ne l’a pas laissé en repos avant qu’il eût produit lui-même une seconde dilution de cette idiotie. Le garde-voie Thiel a perdu sa femme à la naissance de leur premier enfant. Constamment absent de chez lui par suite des exigences du service, il est obligé, pour que l’enfant reçoive des soins, de se remarier. La seconde épouse, qui donne bientôt à son mari un enfant d’elle, traite mal celui qui n’a plus de mère. En dépit des avertissements de Thiel, elle laisse un jour sans surveillance, sur les rails, le pauvret qui est écrasé par un train. Alors le garde-voie tue horriblement dans la nuit, à coups de hache, sa femme et son enfant du second lit, et on l’enferme comme fou furieux dans un asile d’aliénés. Citons seulement quelques traits à son sujet. « Dans l’obscurité… la cabane du gardien se transforma en chapelle. Une photographie pâlie de la morte sur la table devant lui, le livre de cantiques et la Bible ouverts, il lut et chanta alternativement durant toute la longue nuit, seulement interrompu par les trains passant à intervalles, et il tomba dans une extase qui s’exalta jusqu’à des visions dans lesquelles il vit en chair et en os la morte sous ses yeux ». « Le poteau télégraphique, à l’extrémité sud de la section, avait un accord particulièrement plein et beau… Le garde éprouva une disposition solennelle, comme à l’église. En même temps il distingua peu à peu une voix qui lui rappela sa femme morte. Il s’imagina que c’était un chœur d’esprits bienheureux auquel sa voix se mêlait aussi, et cette idée éveilla en lui une aspiration, une émotion allant jusqu’aux larmes ». La Jeune-Allemagne parle avec mépris de Berthold Auerbach, parce qu’il a dépeint des paysans sentimentaux. Or, y a-t-il un seul habitant de la Forêt-Noire d’Auerbach imprégné d’une telle sentimentalité à l’eau de sucre et de rose, que ce garde-voie du « réaliste » Hauptmann, qui s’appuie contre le poteau télégraphique et est touché jusqu’aux larmes par ses sons ? Le passage aussi qui nous montre (p. 22, 23) Thiel amoureusement excité à la vue de sa femme (« de la femme semblait s’exhaler une force invincible, inévitable, à laquelle Thiel ne se sentait pas de taille à résister »), Hauptmann l’a puisé dans les romans de M. Zola et non dans l’observation des gardes-voies allemands. Ou bien a-t-il voulu dépeindre d’une façon générale un dément qui a toujours été tel longtemps avant que sa folie furieuse éclatât ? En ce cas, il a très faussement dessiné le tableau.

Et le style dans ce malheureux livre ! « Les sapins… frottaient en piaulant leurs branches les unes contre les autres » et « un bruyant piaulement, croassement, fracas de chaînes et entre-choquement (d’un train dont on serre le frein) traversa au loin la tranquillité du soir ». Un seul et même mot pour décrire les bruits de branches d’arbres qui se frottent et d’un train dont on serre le frein ! « Deux lumières rouges et rondes (celles d’une locomotive) traversèrent, comme les yeux fixes et stupides d’un monstre gigantesque, l’obscurité ». « Le soleil étincelant à son lever comme un énorme joyau rouge-sang ». « Le ciel qui captait, comme une gigantesque et irréprochablement bleue coupe de cristal, la lumière d’or du soleil ». Et une fois encore : « Le ciel comme une coupe de cristal bleu pâle et vide ». « La lune était suspendue, comparable à une lampe, au-dessus de la forêt ». Comment un écrivain qui se respecte peut-il employer de ces comparaisons dont rougirait un garçon tailleur qui se mêle d’écrire ? Puis, à côté de cela, d’innombrables négligences. « Devant ses yeux nagent pêle-mêle des points jaunes semblables à des vers-luisants ». Les vers-luisants ne jettent pas une lueur jaune, mais bleuâtre. « Ses pupilles vitreuses remuaient incessamment ». C’est là un phénomène que personne encore n’a aperçu. « Les troncs des sapins s’allongeaient comme des os pâles pourris entre les cimes ». Les os sont la partie du corps qui ne pourrit pas. « Le sang qui coulait était le signe du combat ». Un signe suffisant, en effet ! Même les fautes grossières contre la grammaire ne manquent pas, mais je consens à les prendre pour des coquilles typographiques. Si Gerhart Hauptmann a des amis sincères, leur devoir impérieux est de lui aiguiser la conscience. Lui qui a montré quelles excellentes choses il est capable de produire, il n’a pas le droit d’écrivailler au hasard comme le premier gâte-papier « jeune-allemand » venu. Il doit être sévère envers lui-même et s’efforcer de rester toujours l’artiste qu’il a été dans Les Tisserands.

Les succès de Hauptmann n’ont pas laissé dormir Arno Holz et Johannès Schlaf, qui se sont attelés ensemble pour imiter son Avant le lever du Soleil. De leur effort réuni est sortie La famille Selicke, drame dans lequel également rien n’arrive, dans lequel également est traité l’alcool, et où les personnages parlent également en dialecte. Pour la « modernité », ils ont appointé un candidat en théologie, devenu libre penseur et qui n’en veut pas moins accepter une place de pasteur. Je mentionne ce Dousillage insignifiant, uniquement parce que les réalistes le citent d’ordinaire comme un de leurs hauts faits.

Ainsi apparaissent les réalistes jeunes-allemands, au nombre desquels je ne voudrais pas compter, je l’ai dit, l’écrivain réel et autorisé Gerhart Hauptmann. Ils ne connaissent pas l’allemand, sont incapables même d’apercevoir la vie, à plus forte raison de la comprendre, ne savent rien, n’apprennent rien, ne font aucune expérience de quoi que ce soit, n’ont rien à dire, n’ont à exprimer ni un sentiment vrai ni une pensée personnelle, mais n’en écrivent pas moins sans cesse, et leur gribouillage passe aux yeux d’un grand nombre de gens pour l’unique littérature allemande du présent et de l’avenir. Ils pastichent les modes les plus éventées de l’étranger et se disent des novateurs et des génies originaux. Ils appendent devant leurs boutiques l’enseigne : « A la Modernité », et l’on ne trouve chez eux que les culottes hors d’usage des plus antiques écrivains à la douzaine. Si l’on efface de tout ce qu’ils ont publié jusqu’à ce jour les quelques lignes où ils marmottent au sujet des obscures « études » et des « travaux » socialistes du héros, il restera un misérable fatras sans couleur, sans goût ni rapport avec le temps et l’espace, qu’un directeur de journal un peu consciencieux aurait, voilà déjà un demi-siècle, jeté au panier comme vraiment par trop moisi. Ils savent très bien cela, et pour prendre les devants sur ceux qui leur reprocheraient leur charlatanisme, ils l’imputent audacieusement aux écrivains honnêtes qu’ils couvrent de leur bave. C’est ainsi que Hans Merian ose dire : « Spielhagen fait semblant de tirer les idées fondamentales et les conflits de ses romans des grandes questions qui émeuvent l’époque présente. Mais examinée de près, toute cette magnificence aussi se volatilise en une vaine fantasmagorie ». Et : « Aux fabricants de romans à la Paul Lindau faisant tout récemment dans le réalisme, nous adressons le reproche de faux réalisme445 ».

Et ce même Hans Merian trouve que le réalisme de Max Kretzer et de Karl Bleibtreu est authentique, et que leurs histoires de cocottes parisiennes transportées en contrebande à Berlin et leurs aventures de servantes de brasserie mystiques sont « puisées aux grandes questions du temps » ! N’est-ce pas là la méthode des voleurs qui détalent à toutes jambes devant un agent de police et crient, en courant, plus haut que tous les autres : « Arrêtez le voleur ! »

Le mouvement jeune-allemand est un incomparable exemple de cette formation de bandes littéraires que j’ai décrites dans le premier volume de cet ouvrage. Il commença par un établissement et un lancement en forme. Un homme s’arrogea le rang de capitaine et enrôla des complices pour se rendre avec eux dans les forêts de la Bohême. Le but poursuivi était le même que celui de toute autre bande de criminels : la « Maffia », la « Mala vita », la « Mano negra », etc. : bien vivre sans travailler en pillant les riches et en rançonnant les gens pauvres intimidés, favoriser les actes de vengeance des membres contre des personnes enviées, haïes ou craintes par eux, satisfaire impunément le penchant à la luxure et au crime que refoulent les mœurs et la loi. De même que la « Mala vita » et les associations analogues, cette bande pallie ses faits et gestes par des mots à effet destinés à lui acquérir la faveur ou au moins l’indulgence de la foule sans jugement et facile à l’émotion. Les brigands prétendent toujours qu’ils sont guidés par le désir de réparer, dans la mesure de leur pouvoir, les injustices de la destinée, en enlevant aux riches leur superflu, pour adoucir par son aide la misère des pauvres. De même, cette bande affirme qu’elle défend — avec des histoires amoureuses ordurières de servantes de brasseries et de prostituées ! — la cause de la vérité, de la liberté et du progrès. On en devient membre par une admission formelle, après avoir subi des épreuves déterminées. On doit d’abord couvrir publiquement de boue un auteur reconnu et méritant. Vu la prédominance des émotions vulgaires et mauvaises chez les membres de la bande, ils éprouvent plus de plaisir à voir salir un homme qu’ils envient, qu’à être loués eux-mêmes. Ensuite, le candidat doit adorer comme des génies un ou plusieurs membres de la bande, et finalement fournir la preuve, en vers ou en prose, que lui aussi sait exprimer dans le langage d’un souteneur les idées d’un forçat et les sensations d’une bête puante. Ces trois épreuves subies avec succès, on est reçu dans la bande et déclaré un génie. De même que les bandes de brigands ont leurs repaires, leurs recéleurs et leurs alliés secrets ou affiliés dans la société bourgeoise, de même la bande possède ses feuilles à elle, ses éditeurs désignés qui, au commencement du moins, ont tout accepté d’elle, et des intelligences secrètes avec des critiques de journaux même respectables. Son influence s’étend jusqu’à l’étranger, phénomène fréquemment observé dans les formations de bandes et expressément établi par Lombroso. « Les matloïdes, dit-il, à l’opposé des génies et des fous, sont liés par une sympathie d’intérêts et de haines ; ils forment une espèce de maçonnerie d’autant plus puissante qu’elle est moins régulière, parce qu’elle est fondée sur le besoin de résister au ridicule commun qui les poursuit inexorablement partout, sur le besoin de déraciner, ou au moins de combattre l’antithèse naturelle qui, pour eux, est l’homme de génie ; et, tout en se haïssant entre eux, ils se font solidaires l’un de l’autre446 ».

Celui qui, d’en haut, embrasse un horizon d’une certaine largeur, peut facilement observer le travail des apôtres de cette franc-maçonnerie internationale. M. Téodor de Wyzewa, déjà mentionné, qui présente aux Français le dément Nietzsche comme le plus remarquable écrivain que l’Allemagne ait produit dans la seconde moitié de ce siècle, parle dans La Revue bleue et dans Le Figaro de Conrad Alberti comme du « poète » qui dominera la littérature allemande du xxe siècle. Les « jeunes revues » des symbolistes et des instrumentistes, La Revue blanche, La Plume, etc., traduisent les « Poésies vécues » de O. J. Bierbaum. D’autre part, O. E. Hartleben offre au public allemand les soi-disant « poésies » du symboliste belge Albert Giraud, Pierrot lunaire, et H. Bahr marmotte avec transport sur les mystiques parisiens. Ola Hansson s’enthousiasme, devant les lecteurs allemands, des réalistes du Nord, et porte en Suède la bonne nouvelle du réalisme jeune-allemand, etc.

Les agissements de la bande ne lui ont pas beaucoup servi à elle-même, mais ils ont causé de graves dommages à la littérature allemande. Elle a nécessairement exercé sur les jeunes gens qui se sont produits dans les sept ou huit dernières années, une attraction funeste. Si l’on considère les énormes difficultés opposées au débutant qui, sans relations ni protecteurs, complètement livré à lui-même, entre dans le chemin de la croix menant au succès littéraire, on trouvera compréhensible que les débutants aient eu le désir de s’insinuer dans une société possédant une puissante organisation, ses journaux et ses éditeurs propres ainsi qu’un public enrôlé, et toujours prête à prendre parti pour ses membres avec l’absence de scrupules et les habitudes de combat de surineurs. On était affranchi, comme membre de la bande, de toutes les difficultés des débuts. Seuls les talents les plus vigoureux, tels, par exemple, que Hermann Sudermann, dédaignèrent de se faciliter la lutte à l’aide de tels alliés. Les autres se laissèrent volontiers affilier. Le résultat fut, d’une part, d’attirer au métier d’écrivain des garçons absolument sans raison d’être qui ne seraient jamais arrivés devant le public, s’il n’y avait eu des dépotoirs spéciaux où l’on pouvait charrier toutes les balayures ; et, d’autre part, de procurer à d’autres, peut-être non absolument dénués de talent, des journaux et des éditeurs pour des enfantillages dont l’apparition en librairie aurait été inconcevable avant la formation de la bande. De ces derniers, les uns se jetèrent dans le métier d’écrivain à un âge où ils auraient dû longtemps encore étudier, et restèrent ainsi ignorants, non mûris et superficiels ; les autres s’habituèrent à un laisser-aller et à un débraillé dans lesquels ils ne seraient jamais tombés si, en l’absence des commodités que leur offrait l’organisation de la bande, ils avaient dû se soumettre à quelque discipline et développer avec soin leurs aptitudes. L’existence de cette « Maffia » littéraire favorisa si fort les pasticheurs contre les esprits indépendants, la tourbe contre les isolés, les gribouilleurs contre les artistes et les orduriers contre les délicats, qu’il n’y eut pour ainsi dire plus de concurrence possible. La pousse exubérante de bousillages niais, puérils et brutaux, est le résultat de cette culture de l’impuissance de l’immaturité ainsi que de cette prime accordée à la bassesse. Je voudrais montrer seulement en un cas l’action désastreuse de la bande. On se rappelle peut-être l’élève du gymnase (lycée) de Darmstadt qui écrivit sous le pseudonyme de Hans G. Ludwigs et se tua en 1892, à dix-sept ans. Depuis deux ans déjà il avait encensé, dans les journaux officiels de la Jeune-Allemagne, les « génies » réalistes, et publié des nouvelles idiotes, et il se suicida parce que, ainsi qu’il l’écrivit, « cette maudite vie encastrée » — c’est-à-dire l’obligation d’apprendre et de travailler régulièrement en classe — « lui brisait la vigueur ». Beaucoup de collégiens écrivaillent des niaiseries et les envoient aux journaux. Mais, comme on ne les imprime pas, ils recouvrent peu à peu leur raison ; leur tête ne se dérange pas et ils n’en arrivent pas à s’imaginer qu’ils valent beaucoup trop pour faire des devoirs et se préparer avec application à leurs examens. Ludwigs aurait peut-être été guéri de sa folie, il vivrait peut-être aujourd’hui et aurait pu devenir un homme utile, si des feuilles réalistes criminelles n’avaient pas imprimé ses sornettes, le détournant ainsi de ses études et accroissant jusqu’au délire des grandeurs sa vanité maladive d’adolescent.

Le succès relatif de cette invasion à main armée, et, pour employer l’expression de Nietzsche, de cette révolte d’esclaves dans la littérature, trouve son explication dans les conditions de l’Allemagne. Sa littérature, après 1870, était réellement devenue insipide. Il ne pouvait non plus en être autrement. Le peuple allemand avait dû tendre toute sa force pour conquérir son unité dans des guerres terribles. Or, on ne peut faire simultanément de la très grande histoire et mener une vie artistique florissante, mais seulement l’un ou l’autre. Dans la France de Napoléon Ier, les écrivains les plus célèbres se nommaient Delille, Esménard, Parseval de Grandmaison et Fontanes. L’Allemagne de Guillaume Ier, de Moltke et de Bismarck ne pouvait produire un Gœthe et un Schiller. La chose s’explique d’une façon qui n’a rien de mystique. Le peuple emprunte aux prodigieux événements dont il est témoin et collaborateur un terme de comparaison à côté duquel toutes les œuvres d’art paraissent diminuées, et les poètes et les artistes, et justement les mieux doués et les plus consciencieux, se sentent déprimés et découragés, souvent même tout à fait paralysés, par la double constatation que leurs compatriotes ne suivent leurs travaux que distraitement et accessoirement, et que leurs créations ne peuvent absolument pas atteindre à la grandeur des événements historiques se déroulant sous leurs yeux. C’est à cette période critique de passagère décadence intellectuelle que se produisit l’apparition de la bande jeune-allemande, et elle profita fort de ce que même les gens honnêtes et sensés durent reconnaître le bien-fondé de leurs attaques, tout en en condamnant la forme, contre beaucoup des sénateurs littéraires alors en exercice.

Mais l’autre raison, et la plus puissante, est l’anarchie qui règne actuellement dans la littérature allemande. Notre république des lettres n’est ni gouvernée ni défendue. Elle n’a ni autorités, ni police, et c’est pourquoi une petite bande de malfaiteurs résolus peut s’y démener à sa fantaisie. Nos maîtres ne se préoccupent pas de leur postérité, comme c’était jadis l’usage. Ils n’ont pas le sens du devoir que le succès et la gloire leur imposent. Que l’on me comprenne bien. Rien n’est plus loin de ma pensée que de vouloir transformer la littérature en une corporation fermée et de demander aux arrivés de former des apprentis et des compagnons (quoique, en fait, chaque nouvelle génération se forme inconsciemment sur les œuvres de ses ancêtres intellectuels). Mais ils n’ont pas le droit de se désintéresser de ce qui viendra après eux. Ils sont les guides intellectuels du peuple. Ils possèdent son oreille. La tâche leur incombe de faciliter les premiers pas aux débutants et de les présenter au public. Par là on obtiendrait beaucoup : continuité de développement, formation d’une tradition littéraire, respect et reconnaissance pour les prédécesseurs, suppression sévère et précoce des individus à prétentions absolument injustifiées, économie de la force que le jeune écrivain doit aujourd’hui gaspiller pour sortir de la coquille. Mais nos sénateurs littéraires n’ont aucune compréhension pour cela. Chacun ne pense qu’à soi et est furieusement jaloux de ses contemporains et de ses épigones. Aucun d’eux ne se dit que, dans le concert intellectuel d’un grand peuple, il y a place suffisante pour des douzaines d’artistes différents, dont chacun joue son propre instrument. Aucun ne considère qu’après lui naîtront tout de même de nouveaux talents, que c’est là une chose qu’il ne peut pas empêcher, et qu’il se prépare à lui-même une meilleure vieillesse en aplanissant les voies, au lieu de vouloir les leur fermer hargneusement, à ceux qui, quoi qu’il fasse, seront cependant ses successeurs dans la faveur du public. Qui d’entre nous a jamais reçu un mot d’encouragement de nos grandeurs littéraires ? Auquel d’entre nous ont-elles témoigné de l’intérêt et de la bienveillance ? Nul d’entre nous non plus ne doit donc quoi que ce soit à aucune d’elles, nul ne se sent obligé à être équitable à leur égard et à se faire leur champion ; et lorsque la bande tomba sur elles, à la façon des pugilistes de barrière, pour les chasser en les rossant et se mettre à leur place, nulle main ne se leva pour les défendre et ils furent cruellement punis d’avoir vécu et agi en solitaires, secrètement hostiles les uns aux autres, repoussant durement les jeunes, indifférents au goût du peuple, en tant qu’il ne s’appliquait pas exclusivement à leurs propres œuvres.

Et de même que nous n’avons pas de Conseil des Anciens, nous manquons aussi de toute police critique. Un auteur de compte rendu peut vanter la production la plus misérable, tuer par le silence ou traîner dans la boue le plus haut chef-d’œuvre, citer comme contenu d’un livre des choses dont il ne renferme pas le premier mot, — personne ne stigmatise son ineptie, son effronterie ou son mensonge. Or, un public qui n’est ni guidé ni conseillé par ses Anciens, ni protégé par sa police critique, est la proie prédestinée de tous les charlatans et de tous les imposteurs.

Livre V :
Le vingtième siècle §

I. Pronostic §

Notre longue et douloureuse migration à travers l’hôpital, pour lequel nous avons reconnu sinon toute l’humanité civilisée, du moins la couche supérieure de la population des grandes villes, est terminée. Nous avons observé les incarnations diverses que la dégénérescence et l’hystérie revêtent dans l’art, dans la poésie et dans la philosophie de notre temps. Comme manifestations fondamentales de la perturbation intellectuelle de nos contemporains se sont présentés à nous sur ces terrains : le mysticisme, qui est l’expression de l’inaptitude à l’attention, au penser clair et au contrôle des émotions, et a pour cause l’affaiblissement des centres cérébraux supérieurs ; l’égotisme, qui est un effet de nerfs sensoriels mauvais conducteurs, de centres de perception obtus, d’aberration des instincts par désir d’impressions suffisamment fortes, et de grande prédominance des sensations organiques sur les représentations ; le faux réalisme, qui procède de théories esthétiques confuses et se caractérise par le pessimisme et le penchant irrésistible aux représentations lubriques et au mode d’expression le plus vulgaire et le plus sale. Dans les trois tendances nous retrouvons les mêmes éléments derniers : un cerveau incapable de travailler normalement, d’où faiblesse de volonté, inattention, prédominance de l’émotion, manque de connaissance, absence de sympathie, d’intérêt pour le monde et l’humanité, atrophie de la notion de devoir et de moralité. Passablement dissemblables les uns des autres au point de vue clinique, ces tableaux nosologiques ne sont pourtant que les manifestations différentes d’un seul et unique état fondamental, l’épuisement, et ils doivent être rangés par l’aliéniste dans le groupe général de la mélancolie, qui est la forme psychiatrique sous laquelle apparaît un système nerveux central épuisé.

Des critiques superficiels ou déloyaux m’ont attribué l’affirmation que la dégénérescence et l’hystérie sont des produits du temps présent. Le lecteur attentif et de bonne foi témoignera que je n’ai jamais émis pareille absurdité. L’hystérie et la dégénérescence ont toujours existé. Mais elles se présentaient jadis sporadiquement et n’avaient aucune importance pour la vie de la société entière. Seule la profonde fatigue qu’éprouva la génération à laquelle l’abondance des découvertes et des innovations fondant brusquement sur elle imposa des exigences organiques dépassant de beaucoup ses forces, créa les conditions favorables dans lesquelles ces infirmités purent effroyablement gagner du terrain et devenir un danger pour la civilisation. Certains micro-organismes engendrant des maladies mortelles, par exemple le bacille du choléra, ont toujours existé aussi ; mais ils ne causent des épidémies que lorsqu’il se produit des circonstances qui favorisent fortement leur pullulement. De même, le corps héberge constamment des parasites qui ne lui nuisent que quand un autre bacille l’a envahi et y a causé des ravages. Nous sommes, par exemple, toujours habités par des staphylo= et des streptococcus, mais il faut que le bacille de l’influenza apparaisse d’abord, pour qu’ils pullulent et provoquent des suppurations mortelles. Ainsi la vermine des pasticheurs en art et en littérature devient seulement dangereuse lorsque des aliénés qui suivent leurs propres chemins originaux ont auparavant empoisonné et rendu incapable de résistance l’esprit du temps affaibli par la fatigue.

Nous nous trouvons actuellement au plus fort d’une grave épidémie intellectuelle, d’une sorte de peste noire de dégénérescence et d’hystérie, et il est naturel que l’on se demande de toutes parts avec angoisse : « Que va-t-il arriver ? »

Cette question de la terminaison se pose au médecin dans chaque cas grave, et, si délicate et osée, si peu scientifique surtout que soit toute prédiction, il ne peut cependant se dérober à la nécessité d’établir un pronostic. Celui-ci n’est d’ailleurs pas purement arbitraire, une aveugle devinette en l’air ; l’observation la plus attentive de tous les symptômes, aidée par l’expérience, permet une conclusion généralement juste sur l’évolution ultérieure du mal.

Il est possible que l’épidémie n’ait pas encore atteint son point culminant. Si elle devait devenir plus violente encore, gagner encore en largeur et profondeur, certains phénomènes que, dès maintenant, l’on aperçoit comme des exceptions ou à l’état d’indications, s’augmenteraient terriblement et se développeraient logiquement, et d’autres qui, actuellement, s’observent seulement chez les habitants des asiles d’aliénés, passeraient à l’état d’habitudes quotidiennes de classes entières de la population. La vie pourrait alors offrir à peu près le tableau suivant :

Chaque grande ville possède son club des suicidés. A côté de celui-ci existent des clubs pour assassinat réciproque par étranglement, pendaison ou arme blanche. A la place des cabarets actuels on trouve des maisons installées à l’usage des consommateurs d’éther, de chloral, de naphte et de haschich. Le nombre des personnes souffrant d’aberrations du goût et de l’odorat est devenu si considérable, que c’est un métier lucratif d’ouvrir pour elles des boutiques où elles puissent absorber, dans des vases riches, des ordures de toutes sortes, et respirer, au sein d’un entourage qui ne blesse ni leur sens de la beauté ni leurs habitudes de bien-être, des parfums de pourriture et d’excréments. Il se forme nombre de nouvelles professions : celle des injecteurs de morphine et de cocaïne ; celle des commissionnaires qui, postés au coin des rues, offrent leurs bras aux personnes atteintes de la peur des espaces, pour leur faire traverser les chaussées et les places ; celle des hommes de compagnie chargés de tranquilliser, par de vigoureuses affirmations, au milieu d’un accès d’angoisse, des malades en proie à la folie du doute, etc.

L’irritabilité nerveuse accrue bien au-delà de la mesure actuelle a fait reconnaître la nécessité de certaines mesures de protection. Après qu’il est arrivé fréquemment que des personnes surexcitées, ne pouvant résister à une impulsion soudaine, ont tué de leurs fenêtres à l’aide de fusils à vent, ou même, sans chercher à se dissimuler, ont attaqué ouvertement des gamins des rues qui lançaient, sans rime ni raison, des coups de sifflets stridents ou des cris aigus perçants, qu’elles ont fait irruption dans des appartements étrangers où des débutants s’exercaient au piano ou au chant, et s’y sont livrées à des massacres ; qu’elles ont exécuté des attentats à la dynamite contre des tramways dont le conducteur agitait une cloche (comme à Berlin) ou sifflait, — il a été interdit par la loi de siffler ou de brailler dans la rue ; on a établi pour les exercices de piano et de chant des bâtiments particuliers aménagés de telle sorte que nul son ne se répande au dehors ; les voitures publiques n’ont pas le droit de faire du bruit, et le châtiment le plus sévère est en même temps attaché à la possession de fusils à vent. L’aboiement des chiens du voisinage ayant poussé beaucoup de gens à la folie et au suicide, ces animaux ne peuvent être gardés en ville qu’après avoir été rendus muets par la section du nerf récurrent. Une nouvelle législation en matière de presse interdit de la façon la plus sévère aux journaux les comptes rendus étendus de violences ou de suicides dans des circonstances particulières. Les rédacteurs sont responsables de tous les actes punissables commis à l’imitation de leurs récits.

Les psychopathies sexuelles de toute nature sont devenues si générales et si impérieuses, que les mœurs et les lois ont dû s’adapter à elles. Elles paraissent déjà dans les modes. Les masochistes ou passivistes, qui forment la majorité des hommes, se revêtent d’un costume qui rappelle, par la couleur et la coupe, le costume féminin. Les femmes qui veulent plaire aux hommes de cette espèce portent des vêtements d’homme, un monocle, des bottes à éperons et une cravache, et ne se montrent dans la rue qu’un gros cigare à la bouche. Les gens à sentiment sexuel contraire réclamant que les personnes du même sexe puissent conclure un mariage légal447, ont obtenu satisfaction, vu qu’ils ont été assez nombreux pour élire une majorité de députés de leur tendance. Sadistes, bestiaux, noso= et nécrophiles, etc., trouvent l’occasion réglée de contenter leur penchant. Pudeur et refrènement sont des superstitions mortes du passé, qui n’apparaissent plus que comme atavisme et chez les habitants de villages reculés. L’assassinat par luxure est envisagé comme une maladie et traité par intervention chirurgicale, etc.

La capacité d’attention et de recueillement a si fort diminué, que renseignement à l’école est au plus encore de deux heures par jour, et qu’aucun plaisir public, tel que théâtre, concerts, conférences, etc., ne dure plus d’une demi-heure. Dans le plan des études, l’éducation intellectuelle est d’ailleurs à peu près complètement supprimée, et la partie de beaucoup la plus grande du temps est réservée aux exercices du corps ; à la scène plaisent seulement les représentations d’érotisme sans voile et de crimes sanglants, auxquelles se pressent de toutes parts des victimes volontaires qui aspirent à la volupté de mourir sous les applaudissements de spectateurs en délire.

Les vieilles religions n’ont plus beaucoup d’adeptes. En revanche, il y a en grand nombre des communautés de spirites qui, au lieu et place de prêtres, entretiennent des devins, des évocateurs des morts, des sorciers, des astrologues et des chiromanciens, etc.

Les livres tels que ceux d’aujourd’hui ne sont plus de mode depuis bien longtemps. On n’imprime maintenant, sur papier noir, bleu ou doré, en une autre couleur, que des mots isolés et incohérents, souvent rien que des syllabes, même des lettres ou des chiffres seulement, ayant une signification symbolique qu’il s’agit de deviner à la couleur du papier, au format du livre, à la grandeur et à la nature des caractères. Les écrivains briguant la popularité facilitent la compréhension en ajoutant au texte des arabesques symboliques et en imprégnant le papier d’un parfum déterminé. Mais cela passe pour vulgaire auprès des délicats et des connaisseurs, et est peu estimé. Quelques poètes qui ne publient plus que des lettres isolées de l’alphabet ou dont les œuvres sont des feuilles coloriées sur lesquelles il n’y a absolument rien, provoquent la plus grande admiration. Il y a des sociétés ayant pour but de les interpréter, et leur enthousiasme est si fanatique, qu’elles se livrent les unes aux autres des combats en masse fréquemment meurtriers.

Il serait facile d’augmenter encore ce tableau, dont nul trait n’est inventé, dont chaque détail est au contraire emprunté à la littérature spéciale du droit criminel et de la psychiatrie et à l’observation de particularités de névrasthéniques, d’hystériques et de mattoïdes. Ce serait là, dans un avenir prochain, l’état de l’humanité civilisée, si la fatigue, l’épuisement nerveux et les maladies et dégénérescences causées par eux, faisaient de plus grands progrès.

En arrivera-t-on là ? Eh bien ! non, je ne le crois pas. Et cela pour un motif qui permet difficilement une objection : parce que l’humanité n’est pas encore parvenue au terme de son évolution, parce que le surmenage de deux ou trois générations ne peut encore avoir épuisé toute sa force vitale. L’humanité n’est pas sénile. Elle est encore jeune, et un moment de surmenage n’est pas mortel pour la jeunesse ; celle-ci s’en remet. L’humanité ressemble à un énorme torrent de lave qui s’élance, large et profond, du cratère d’un volcan sans cesse en activité. La croûte la plus extérieure se fendille en froides scories vitrifiées, mais, sous cette écorce morte, la masse coule rapide et égale, en incandescence vivante.

Tant que la force vitale d’un individu comme d’une espèce n’est pas complètement usée, l’organisme fait des efforts pour s’adapter activement ou passivement, en cherchant à modifier les conditions nuisibles ou en s’arrangeant de façon que les conditions non modifiables lui nuisent aussi peu que possible. Les dégénérés, les hystériques, les névrasthéniques ne sont pas capables d’adaptation. Ils sont pour cela destinés à disparaître. Ce qui les détruit inexorablement, c’est qu’ils ne savent pas transiger avec la réalité. Ils sont perdus, qu’ils soient seuls au monde ou qu’il y ait à côté d’eux des gens encore sains, ou plus sains qu’eux, ou au moins curables.

Ils sont perdus s’ils sont seuls : car anti-sociaux, inattentifs, sans jugement ni prévision, ils ne sont capables d’aucun utile effort individuel et encore moins d’un travail commun qui réclame obéissance, discipline et accomplissement régulier du devoir. Ils gaspillent leur vie dans une stérile débauche esthétique solitaire, et la jouissance énervante est tout ce que peuvent encore fournir leurs organes en pleine régression. Comme les chauves-souris dans les vieilles tours, ils sont nichés dans l’orgueilleux monument de la civilisation qu’ils ont trouvé tout achevé, mais eux-mêmes ne construisent plus rien et ne peuvent empêcher aucune détérioration. Ils vivent, en parasites, du travail qu’ont accumulé pour eux les générations antérieures ; et l’héritage une fois consumé, ils sont condamnés à mourir de faim.

Mais ils sont perdus plus sûrement et plus rapidement encore si, au lieu d’être seuls au monde, des êtres sains vivent encore à côté d’eux. Car alors ils ont à lutter dans la concurrence vitale, et il ne leur reste pas de temps pour périr en une lente déchéance par leur propre incapacité de travail. L’homme normal à l’esprit clair, au penser logique, au jugement net et à la volonté forte, voit là où le dégénéré tâtonne ; il projette et agit là où celui-ci somnole et rêvasse ; il l’expulse sans effort de tous les endroits où jaillissent les sources vitales de la nature, et, en possession de tous les biens de cette terre, il laisse tout au plus au dégénéré impuissant, par pitié méprisante, l’abri de l’hôpital, de l’asile d’aliénés et de la prison. Que l’on se représente le radotant Zarathoustra de Nietzsche avec ses lions, ses aigles et ses serpents en carton d’un magasin de jouets, ou le noctambule, reniflant et pourléchant des Esseintes des décadents, ou le Stockmann « solitairement puissant » et le Rosmer aspirant au suicide, d’Ibsen, — que l’on se représente, dis-je, ces êtres-là en lutte avec des hommes qui se lèvent tôt et ne sont pas fatigués avant le coucher du soleil, qui ont la tête claire, l’estomac solide et les muscles durs, — la comparaison prêtera à rire.

Les dégénérés doivent donc succomber, car ils ne peuvent ni s’adapter aux conditions de la nature et de la civilisation, ni se maintenir dans la lutte pour l’existence contre les êtres sains. Mais ceux-ci, — et les masses profondes du peuple en renferment encore d’innombrables millions, — s’adapteront rapidement et facilement aux conditions que les nouvelles inventions ont créées à l’humanité. Les individus décidément insuffisants organiquement de la génération surprise à l’improviste par ces inventions, tombent dans les rangs ; ils deviennent hystériques et névrasthéniques, engendrent des dégénérés, et en ceux-ci finit leur race448; mais les plus vigoureux, quoique d’abord, eux aussi, troublés et fatigués, se remettent peu à peu, leurs descendants s’habituent à l’allure plus rapide qu’a dû prendre l’humanité, et bientôt leur respiration lente, leur battement de cœur tranquille prouveront qu’il ne leur en coûte plus aucun effort pour tenir le pas et arriver avec les autres. La fin du xxe siècle verra donc vraisemblablement une génération à laquelle il ne sera pas nuisible de lire journellement une douzaine de mètres carrés de journaux, d’être constamment appelée au téléphone, de songer simultanément aux cinq parties du monde, d’habiter à moitié en wagon ou en nacelle aérienne, et de suffire à un cercle de dix mille connaissances, camarades et amis. Elle saura trouver ses aises au milieu d’une ville de plusieurs millions d’habitants, et pourra, avec ses nerfs d’une vigueur gigantesque, répondre sans hâte ni agitation aux exigences à peine calculables de l’existence.

Si cependant la nouvelle civilisation devait décidément dépasser les forces de l’humanité, si même les plus robustes de l’espèce ne devaient pas être de taille à lui résister à la longue, alors les générations ultérieures s’arrangeront avec elle d’une autre façon : en y renonçant simplement. Car l’humanité a un sûr moyen de défense contre les innovations qui imposent à son système nerveux un effort destructif : le misonéisme, cette aversion instinctive invincible contre le progrès et ses difficultés, que Lombroso a beaucoup étudiée et à laquelle il a donné un nom449. Le misonéisme protège l’homme contre des changements dont la soudaineté ou l’étendue lui seraient funestes. Mais son unique forme n’est pas la résistance à l’acceptation du nouveau ; il peut aussi apparaître sous un autre aspect, — comme abandon et élimination graduelle des inventions qui imposent aux hommes de trop dures exigences. Nous voyons des sauvages qui périssent lorsque la puissance des blancs les met dans l’impossibilité de se fermer à la civilisation ; mais nous en voyons aussi qui s’empressent d’arracher avec des transports de joie et de jeter au loin, aussitôt que la contrainte cesse, le faux-col imposé de l’instruction. Je rappelle seulement l’anecdote contée en détails par Darwin, du Fuégien Jemmy Button, qui, amené enfant en Angleterre et élevé dans ce pays, retourna dans sa patrie en souliers vernis et en gants, pour ne pas parler du reste de son habillement à la mode ; et, à peine arrivé, rejeta tout ce bagage étranger de l’éducation pour lequel il n’était pas mûr, et redevint un sauvage parmi les sauvages450. Dans la période de la migration des peuples, les Barbares construisaient des cases à l’ombre des palais de marbre des Romains vaincus par eux, et conservaient des institutions, des inventions, des arts et des sciences de ceux-ci, tout juste ce qu’ils en pouvaient supporter facilement et agréablement. L’humanité a, aujourd’hui autant que jamais, la tendance à rejeter tout ce qu’elle ne peut digérer. Si les générations suivantes viennent à trouver que la marche du progrès est pour elles trop rapide, elles y renonceront tranquillement au bout de quelque temps. Elles iront leur petit pas ou s’arrêteront, suivant leur commodité. On supprimera des distributions de lettres, on laissera disparaître des voies ferrées, on bannira des demeures le téléphone qu’on ne conservera plus peut-être que pour les services de l’État, on préférera les feuilles hebdomadaires aux journaux quotidiens, on quittera la grande ville pour revenir à la campagne, on ralentira les changements de la mode, on simplifiera les occupations de la journée et de l’année, et l’on accordera de nouveau quelque repos aux nerfs. L’adaptation s’effectuera donc en tout cas, soit par accroissement de la force nerveuse, soit par renoncement aux conquêtes qui exigent trop du système nerveux.

Quant à l’avenir de l’art et de la littérature, dont nous nous occupons particulièrement ici, on peut le prévoir avec une assez grande netteté. Je résiste à la tentation d’envisager une époque trop éloignée. Autrement je prouverais peut-être, ou rendrais du moins très vraisemblable, que dans la vie intellectuelle des siècles placés loin devant nous, l’art et la poésie n’occuperont plus qu’une très petite place. La psychologie nous enseigne que le développement va de l’instinct à la connaissance, de l’émotion au jugement, de l’association d’idées vagabonde à l’association d’idées réglée. A la place de la fuite d’idées apparaît l’attention, à la place du caprice la volonté guidée par la raison. L’observation triomphe donc toujours davantage de l’imagination, et le symbolisme artistique, c’est-à-dire l’introduction d’interprétations personnelles erronées dans le phénomène du monde, est de plus en plus refoulé par la compréhension des lois de la nature. D’autre part, la marche suivie jusqu’ici par la civilisation nous donne aussi une idée du sort qui pourrait être réservé à l’art et à la poésie dans un avenir très lointain. Ce qui, originairement, a été la plus importante occupation des hommes pleinement développés intellectuellement, des membres les plus mûris, les meilleurs et les plus intelligents de la société, devient peu à peu un passe-temps inférieur, et, finalement, un jeu d’enfants. La danse était jadis une fonction extrêmement importante. Elle était exécutée à certaines occasions solennelles comme une affaire d’État de premier ordre, avec des cérémonies compliquées, après des sacrifices et des invocations aux dieux, par les guerriers les plus considérés de la tribu. Aujourd’hui elle n’est plus qu’un plaisir fugitif de femmes et de jeunes gens, et, plus tard, les rondes d’enfants seront le dernier souvenir atavique qui subsistera d’elle. La fable et le conte étaient jadis la plus haute production de l’esprit humain. En eux s’exprimaient la plus secrète sagesse de la tribu et ses traditions les plus précieuses. Aujourd’hui ils représentent un genre de littérature qui n’est plus cultivé que pour les petits enfants. Le vers qui, par le rythme, l’expression figurée et la rime, trahit triplement son origine dans les excitations des organes inférieurs travaillant rythmiquement, dans l’association d’idées selon les similitudes extérieures et dans celle selon la consonance, était originairement l’unique forme des œuvres littéraires ; aujourd’hui on ne l’emploie plus que pour les sujets purement émotionnels ; pour toute autre matière, il est vaincu par la prose et presque passé déjà à l’état de langage atavique. Sous nos yeux s’opère la dégradation du roman, que les hommes sérieux et hautement cultivés jugent à peine digne encore de leur attention, et qui s’adresse de plus en plus exclusivement à la jeunesse et aux femmes. De tous ces exemples, on est en droit de conclure que, d’ici quelques siècles, l’art et la poésie seront devenus de purs atavismes et ne seront plus cultivés que par la partie la plus émotionnelle de l’humanité : les femmes, la jeunesse, peut-être même l’enfance.

Mais, comme je l’ai dit, je ne veux hasarder, sur leurs destinées si éloignées, que ces indications fugitives, et je m’en tiendrai au très prochain avenir, infiniment plus certain.

Dans tous les pays, des théoriciens de l’esthétique et des critiques répètent la phrase que les formes employées jusqu’ici par l’art sont désormais finies et inutilisables, et qu’il se prépare quelque chose de tout à fait nouveau, absolument différent de tout ce que l’on connaît. Richard Wagner parla le premier de l’« œuvre d’art de l’avenir », et des centaines d’imitateurs sans talent bégayent le mot à sa suite. Certains d’entre eux vont jusqu’à prétendre faire accroire à eux-mêmes et au monde que quelque banalité sans expression ou quelque ânerie prétentieuse gâchée par eux est cette œuvre d’art de l’avenir. Mais toutes ces hâbleries de lever de soleil, d’aurore, de terre nouvelle, etc., ne sont que le radotage de dégénérés incapables de penser. L’idée que demain matin, à sept heures et demie, se produira soudainement un événement immense non soupçonné, que jeudi prochain s’accomplira d’un seul coup une complète révolution, qu’une révélation, une rédemption, l’avènement d’un temps nouveau sont imminents, — cette idée est fréquemment constatée chez les aliénés ; elle est un délire mystique. La réalité ne connaît pas ces brusques changements. Même la grande révolution de la France, quoique directement l’œuvre de quelques déséquilibrés comme Marat et Robespierre, ne pénétra pas loin dans la profondeur, ainsi que l’a démontré H. Taine et que l’a prouvé la marche ultérieure de l’histoire ; elle changea plus les dehors que les conditions intimes de l’organisme social français. Tout développement s’accomplit lentement ; le jour suivant est la continuation de celui qui précède ; chaque nouveau phénomène est engendré par un plus ancien et conserve sa ressemblance de famille avec lui. « On dirait que les jeunes gens », remarque Renan avec une douce ironie, « n’ont lu ni l’histoire de la philosophie ni l’Ecclésiaste : Ce qui a été, c’est ce qui sera451 ». L’art et la poésie de demain seront, sur tous les points essentiels, l’art et la poésie d’aujourd’hui et d’hier, et la recherche spasmodique de nouvelles formes n’est rien autre chose que vanité hystérique, folie de cabotinage et charlatanisme. Son unique produit a été jusqu’ici l’enfantillage de déclamations avec accompagnement alternatif de couleurs et de parfums et jeux d’ombres et pantomimes ataviques, et elle ne produira également rien de plus sérieux dans l’avenir.

De nouvelles formes ! Les anciennes ne sont-elles pas assez souples et assez malléables pour se prêter à l’expression de tous les sentiments et de toutes les idées ? Un véritable poète a-t-il jamais trouvé une difficulté pour couler dans les formes connues et éprouvées ce qui bouillonnait en lui et cherchait son issue ? La forme en général, d’ailleurs, a-t-elle l’importance divisante, prédéterminante et limitative que lui attribuent des rêvasseurs et des butors ? La forme de la poésie lyrique s’étend de la rimaillerie pour anniversaires du « poète populaire et de circonstance » faisant insérer son adresse dans les journaux et travaillant sur commande, jusqu’au Chant de la Cloche de Schiller ; la forme dramatique implique à la fois Le Chevalier pillard écorché, joué il y a quelque temps à Berlin, et le Faust de Gœthe ; la forme épique embrasse la Jobsiade de Kortum et la Divine Comédie du Dante, Dans l’ivresse de l’amour de Heinz Tovote et La Foire aux vanités de Thackeray. Et, après cela, on bêle vers de « nouvelles formes » ? Elles ne donneront aucun talent aux incapables, et ceux qui ont du talent savent bien créer quelque chose même dans les limites des anciennes formes. Le plus important est toujours que l’on ait quelque chose à dire. Qu’ensuite on le fasse sous forme lyrique, dramatique ou épique, cela n’a pas d’importance, et l’auteur éprouvera difficilement le besoin de sortir de ces formes pour inventer quelque chose de mirobolant comme revêtement de ses idées. L’histoire de l’art et de la poésie nous enseigne, en outre, que, depuis trois mille ans, on n’a point trouvé de formes nouvelles. Les anciennes sont données par la nature même du penser humain. Elles ne pourraient changer que si la forme de notre penser devenait autre. Il y a évolution évidemment, mais elle ne porte que sur les extériorités, non sur le fond des choses. La peinture trouve, par exemple, après le tableau à fresque le tableau de chevalet ; la sculpture, après la ronde bosse le haut-relief, et, plus tard, le bas-relief, qui empiète déjà, d’une façon prêtant peut-être à des objections, sur le domaine de la peinture ; le drame renonce à son caractère supra-naturel et apprend à exposer d’une manière plus serrée, plus condensée ; l’épopée abandonne le langage rythmique et se sert de la prose, etc. Dans ces questions de détail, l’évolution continuera à s’effectuer, mais il n’y aura aucune modification dans les lignes fondamentales des différents modes d’expression de l’émotion humaine.

Tout élargissement des cadres artistiques donnés a consisté jusqu’ici dans l’introduction de nouveaux sujets et de nouvelles figures, non dans l’invention de nouvelles formes. Ce fut un progrès quand Pétrone introduisit dans la poésie narrative (Le Banquet de Trimalcion), à la place des dieux et des héros qui jusque-là peuplaient seuls l’épopée, les figures journalières de la vie romaine contemporaine, ou quand les Néerlandais du xviie siècle découvrirent pour la peinture, qui ne connaissait que les événements religieux et mythologiques ou les grandes actions d’État, le monde des kermesses, des fêtes populaires et des tavernes de paysans. Quevedo et Mendoza, qui représentèrent les gueux dans le roman picaresque, modèle des écrits du romancier allemand Grimmelshausen ; Richardson, Fielding, J. J. Rousseau, qui prirent pour sujet de leurs romans, au lieu d’aventures extraordinaires, les réflexions et les émotions d’êtres simples de la moyenne ; Diderot qui, dans Le Fils naturel et Le Père de famille, posa des personnes de la bourgeoisie sur l’altière scène française n’ayant connu jusque-là de petites gens que comme figures de comédies et de farces, mais, dans le drame sérieux, seulement des rois et des grands seigneurs, — tous ces auteurs n’inventèrent sûrement aucune nouvelle forme, mais donnèrent aux vieilles formes un fond différent du fond traditionnel. Nous observons aussi un progrès de ce genre dans la poésie et dans l’art de nos jours. Ils ont donné au prolétaire droit de cité dans l’art et la littérature. Ils montrent l’ouvrier non sous une figure grossière ou ridicule, en vue d’un effet comique ou repoussant à atteindre, mais comme un être sérieux, digne de notre sympathie, fréquemment tragique. C’est là un enrichissement de l’art, de même que le fut jadis l’introduction de coquins et d’aventuriers, d’une Clarisse, d’un Tom Jones, d’une Julie (Nouvelle Héloïse), de Werther, de Constance (Le Fils naturel), etc., dans le cycle de ses représentations. Seulement, quand des têtes confuses exclament après cela : « L’art de demain sera socialiste ! », elles profèrent une sottise insondable. Le socialisme est une conception des lois qui devraient déterminer la production et la répartition des biens. Avec cela, l’art n’a rien à voir. L’art ne peut faire de politique de parti. Ce n’est pas non plus son rôle de trouver et de proposer des solutions de questions économiques. Sa tâche est de représenter les causes éternellement humaines du mouvement socialiste, la souffrance de pauvres gens, leur aspiration au bonheur, leur lutte contre les puissances hostiles de la nature et de la structure sociale, leur irrésistible poussée de l’abîme dans une atmosphère intellectuelle et morale supérieure. Quand l’art remplit cette tâche, quand il montre le prolétaire tel qu’il vit et souffre, tel qu’il sent et aspire, il éveille en nous une émotion qui deviendra la mère de projets de changements, de réformes et d’améliorations. C’est en excitant de telles émotions fécondes, et, par elles, le désir de guérir des maux, que l’art coopère au progrès, et non par la déclamation socialiste et peut-être moins encore par la peinture illusive de tableaux de l’État et de la société de l’avenir. La pauvreté de Bellamy : Looking backward (Regards en arrière), est en dehors de l’art, et le xxe siècle ne favorisera sûrement pas des livres de cet acabit. La glorification des prolétaires par un Karl Henckell, qui pratique à l’égard du quatrième État un byzantinisme plus écœurant que ne l’a jamais pratiqué à l’égard d’un roi un courtisan rampant, est entièrement incapable d’éveiller l’intérêt et la sympathie pour l’ouvrier. Il n’y a pas non plus d’émotion vraie et utile à attendre de fadeurs sans vérité telles que, par exemple, Le Paradis perdu de Louis Fulda452 ou L’Alouette huppée d’Ernest de Wildenbruch453. Une vaillante femme comme Mme Minna Wettstein-Adelt454, qui se fait recevoir en qualité de journalière dans une fabrique et raconte simplement ce qu’elle y a vu, un brave homme à l’intelligence saine et au cœur chaud comme Gœhre, qui dépeint d’après sa propre expérience l’existence d’un ouvrier de fabrique455, un Gerhart Hauptmann aussi avec les détails observés des Tisserands, font plus pour le prolétariat que tous les Émile Zola avec leurs théories vides de Germinal et de L’Argent, que tous les William Morris avec leurs rimailleries ampoulées sur le noble ouvrier devenu, sous leur plume, une caricature du « noble sauvage » tant raillé des anciens romanciers des forêts vierges, et notamment que tous les barbouilleurs qui parsèment leur gribouillage de phrases socialistes en guise d’assaisonnement « moderne ». La Case de l’oncle Tom de Mme Beecher-Stowe n’a pas prêché contre l’esclavage ni risqué des projets en faveur de sa suppression. Mais ce livre a arraché des larmes à des millions de gens, fait sentir que l’esclavage des noirs était une honte pour l’Amérique, et il a ainsi contribué essentiellement à leur affranchissement. L’art et la poésie peuvent faire pour les prolétaires ce que Mme Beecher-Stowe a fait pour les nègres des États-Unis. Ils ne peuvent faire ni ne feront davantage.

Il n’est pas rare de rencontrer actuellement cette phrase : « L’art et la poésie de l’avenir seront scientifiques ». Ceux qui disent cela prennent des attitudes extraordinairement fières et se tiennent visiblement pour excessivement progressifs et « modernes ». Mais je me demande vainement ce que peuvent bien signifier ces mots. Les braves gens qui veulent tant de bien à la science s’imaginent-ils peut-être par hasard que les sculpteurs cisèleront à l’avenir des microscopes en marbre, que les peintres peindront la circulation du sang, que les poètes exposeront en rimes riches les principes d’Euclide ? Bien entendu, cela même ne serait pas encore de la science, mais seulement une occupation mécanique avec l’appareil extérieur de la science. Cela même, toutefois, n’arrivera sûrement pas. Dans le passé, la confusion de l’art et de la science était possible ; dans l’avenir, elle est inimaginable. Pour un tel amalgame, l’activité intellectuelle de l’homme s’est déjà trop développée. L’art et la poésie ont pour objet l’émotion, la science a pour objet la connaissance. Ceux-là sont subjectifs, celle-ci est objective. Ceux-là travaillent avec l’imagination, c’est-à-dire avec l’association d’idées dirigée par l’émotion ; celle-ci travaille avec l’observation, c’est-à-dire avec l’association d’idées déterminée par les impressions sensorielles dont l’acquisition et le renforcement sont l’œuvre de l’attention. Terrains, objets et méthodes de l’art et de la science sont si différents, en partie si opposés aussi, que leur confusion signifierait une rétrogradation de milliers d’années. Une seule chose est exacte : les images issues de la vieille conception anthropomorphique, les allusions à des états de choses et à des représentations obsolètes que Fritz Mauthner a nommés des « symboles morts », tout cela disparaîtra de l’art. Je crois que, au xxe siècle, il ne viendra plus à l’idée d’aucun peintre de composer des tableaux comme L’Aurore du palais Rospigliosi de Guido Reni, et qu’on rira d’un poète qui montrerait la lune regardant amoureusement dans la chambrette d’une jolie fille. L’artiste est le fils de son temps, la conception régnante du monde est aussi la sienne, et, en dépit de toute sa tendance à l’atavisme, ses moyens d’expression sont cependant ceux que lui fournit la culture contemporaine. Sans doute, l’art évitera à l’avenir, plus qu’il ne l’a fait jusqu’ici, les fautes grossières contre les doctrines universellement connues de la science ; mais l’art ne sera pas la science.

Les sentiments de plaisir que l’homme reçoit de l’art résultent de la satisfaction de trois penchants ou tendances organiques différents. Il a besoin de l’excitation que lui offre le changement ; il se réjouit de reconnaître, dans des imitations, les originaux ; il se représente les sentiments de ses semblables et les éprouve avec eux. Le changement, il le trouve dans des œuvres le transportant en des situations complètement différentes de celles qu’il connaît et qui lui sont familières. Le sentiment de plaisir de reconnaître, il l’obtient par des imitations soigneuses de la réalité qui lui est habituelle. Sa sympathie le fait participer, avec de vives émotions personnelles, à chaque émotion fortement et clairement exprimée de l’artiste. Il y aura aussi à l’avenir, comme jusqu’ici, des amateurs d’œuvres d’imagination qui transporteront le lecteur ou le spectateur dans les temps et les pays lointains ou lui raconteront des aventures extraordinaires ; d’autres préféreront les œuvres dans lesquelles dominera la fidèle observation du connu ; les plus délicats et les plus développés ne goûteront de plaisir qu’à celles dans lesquelles se révèle à eux une âme avec son sentiment et son penser le plus intimes. L’art de l’avenir ne sera ni seulement romantique, ni seulement réaliste, ni seulement individualiste, mais parlera, après comme avant, aussi bien par l’anecdote à la curiosité que par l’imitation à la joie de reconnaître, et, par l’extériorisation de la personnalité de l’artiste, à la sympathie.

Deux tendances, déjà rivales entre elles depuis assez longtemps, lutteront probablement dans l’avenir plus violemment encore pour la suprématie : l’observation et le libre essor de l’imagination, plus brièvement, quoique plus inexactement dit : le réalisme et le romantisme. Les bons artistes seront sans aucun doute toujours plus enclins et plus aptes, par suite de leur plus haut développement intellectuel, à voir et à rendre exactement le phénomène du monde. Mais la foule réclamera également sans aucun doute des artistes, dans l’avenir, autre chose qu’un tableau de la réalité moyenne du monde. Chez les créateurs existera le désir d’être réalistes, chez les réceptifs le besoin du romantisme. Car, — et cela me semble un point important, — l’art aura pour tâche, dans le siècle suivant, d’exercer sur les hommes ce charme du changement que la réalité n’offrira plus et auquel le cerveau ne peut renoncer. Tout ce que l’on qualifie de « pittoresque » disparaît nécessairement de plus en plus de la terre. La civilisation devient toujours plus uniforme. Le distinctif est senti comme une gêne par ceux qui en sont caractérisés, et ils le rejettent. Les ruines sont une joie pour l’œil de l’étranger, mais elles incommodent l’habitant du pays, et il les balaye. Le voyageur est révolté de voir la beauté de Venise profanée par des bateaux à vapeur, mais, pour le Vénitien, c’est un bienfait de pouvoir accomplir rapidement de longs trajets pour dix centesimi. Bientôt le dernier Peau-Rouge portera redingote et chapeau à haute forme, la gare réglementaire exhibera, le long de la grande muraille de Chine et sous les palmiers de Tuggurt, dans le Sahara, son badigeon et son profil prosaïque, et le célèbre Maori de Macaulay ne se posera pas devant les ruines de Westminster, mais une imitation en camelote du palais de Westminster servira de Parlement aux Maoris. L’unique parc de Yosemite, que les Américains du Nord, dans leur prévoyance pleine de sagesse, veulent conserver intact dans sa sauvagerie préhistorique, ne suffira pas au besoin de nouveau, d’autre chose, de pittoresque, de romantique, que ressentira l’humanité, et celle-ci réclamera de l’art ce que ne lui offrira plus la civilisation débarbouillée, frisée et tirée à quatre épingles.

Je puis maintenant résumer en quelques mots mon pronostic. L’hystérie de l’époque ne durera pas. Les peuples se remettront de leur fatigue actuelle. Les faibles, les dégénérés périront, les forts s’adapteront aux conquêtes de la civilisation ou les subordonneront à leur propre capacité organique. Les aberrations de l’art n’ont pas d’avenir. Elles disparaîtront quand l’humanité civilisée aura triomphé de son état d’épuisement. L’art du xxe siècle se rattachera par tous les points à celui du passé, mais il aura une nouvelle tâche à remplir : celle d’apporter le changement stimulant dans l’uniformité de la vie civilisée, — effet que probablement la science seule ne sera en état d’exercer auprès de la grande majorité des hommes que beaucoup de siècles plus tard.

II. Thérapeutique §

Est-il possible d’accélérer par un traitement approprié la guérison des couches cultivées actuellement atteintes dans leur système nerveux ?

Je le crois sérieusement, et pour ce motif seul j’ai entrepris le présent travail.

Personne, je l’espère, ne me croit assez naïf pour m’imputer l’idée de vouloir mettre à la raison les dégénérés en leur prouvant, même de la façon la plus irréfutable et la plus convaincante, qu’ils sont atteints d’aliénation mentale. Celui qui, par profession, se trouve en rapports fréquents avec des aliénées, sait qu’il est absolument inutile de prétendre leur démontrer, par la persuasion ou par des preuves, le non-fondé et le caractère maladif de leurs délires. La seule chose, à laquelle on aboutit, c’est qu’ils voient dans le médecin ou un ennemi et un persécuteur et le haïssent violemment, ou qu’ils le tiennent pour un imbécile incapable de compréhension et se moquent de lui.

De même, aux fanatiques des modes lunatiques en art et en littérature, qui, sans être précisément atteints d’aliénation mentale, sont cependant sur la frontière de la folie, on prêche vainement qu’ils s’enthousiasment pour des aberrations et pour des idioties. Ils ne le croient pas et ne peuvent le croire. Car les œuvres dont chaque homme raisonnable reconnaît au premier coup d’œil la folie, leur procurent à eux réellement des sentiments de plaisir. Elles sont l’expression de leur propre trouble intellectuel et de la perversion de leurs propres instincts. Les demi-fous éprouvent, à la lecture ou à la vue de ces œuvres, une excitation qu’ils regardent comme esthétique, tandis qu’en fait elle est voluptueuse, et cette sensation est si véritable et si immédiate, ils sont si sûrs d’elle, qu’ils ne peuvent que s’irriter ou avoir pitié lorsqu’on veut leur expliquer que ces œuvres ne donnent aucun agrément et ne provoquent que le dégoût et le mépris. Il est possible de prouver à un buveur habituel que l’absinthe est nuisible, mais il est absolument impossible de lui persuader qu’elle a mauvais goût. C’est que, pour lui, elle a réellement un goût exquis. Le critique psychiatrique a beau assurer au déséquilibré : « Ce livre, ce tableau sont d’affreux délires », le déséquilibré répondra de bonne foi : « Des délires ? Cela se peut. Mais affreux ? C’est ce que vous ne me ferez jamais croire. Je sais cela mieux que vous. Ils m’émeuvent profondément et délicieusement, et tout ce que vous me direz ne fera pas qu’ils ne me produisent pas cet effet ». Ceux qui sont plus fortement déséquilibrés vont encore plus loin et disent simplement : « Nous sentons dans tous nos nerfs la beauté de ces œuvres ; vous ne la sentez pas ; tant pis pour vous. Au lieu de reconnaître que vous êtes un barbare incompréhensif et un philistin obtus, vous voulez nous dénier nos sensations les plus certaines. Le seul qui délire ici, c’est vous ».

L’histoire de la civilisation enseigne surabondamment que les vésanies éveillent un enthousiasme ardent et acquièrent pour des siècles ou des milliers d’années un pouvoir invincible sur la manière de penser et de sentir de millions d’individus, parce qu’elles procurent une satisfaction, fût-elle malsaine, à un instinct existant. Contre ce qui donne à l’homme des sentiments de plaisir, les objections de la raison ne peuvent prévaloir.

Ceux des dégénérés dont le trouble intellectuel est trop profond doivent être abandonnés à leur inexorable destin. Il n’y a rien à sauver ni à améliorer en eux. Ils feront rage un certain temps, puis périront. Pour eux, ce livre n’est manifestement pas écrit. Mais on peut arriver à « réduire à sa nécessité anatomique » la maladie de l’époque, et c’est vers ce but qu’il convient de diriger tous nos efforts. Car aujourd’hui s’attachent aux tendances dégénérescentes, en dehors de ceux qui y sont irrémédiablement condamnés par leur constitution organique, beaucoup de gens aussi simplement victimes de la mode et de certaines impostures habiles, et ces égarés, on peut espérer les remettre dans le droit chemin. Si, au contraire, on les abandonnait passivement aux influences des fous graphomanes et de leurs gardes du corps critiques débiles d’esprit ou scélérats, une extension beaucoup plus rapide et beaucoup plus violente encore de l’épidémie intellectuelle serait la conséquence nécessaire de cet oubli du devoir, et l’humanité civilisée se remettrait de la maladie de l’époque beaucoup plus difficilement et lentement qu’elle ne le ferait en combattant judicieusement et résolument le mal.

Pour les gens légèrement malades et pour les gens sains, qui se laissent tromper par des mots d’ordre habilement imaginés ou qui accourent, par badauderie irréfléchie, là où se forme un rassemblement, il était nécessaire avant tout de démontrer que les modes esthétiques sont un résultat de la maladie mentale de dégénérés et d’hystériques. Certains critiques ont cru m’intimider jusqu’à en perdre la parole, en disant : « Si les symptômes signalés sont une preuve de dégénérescence et de maladie mentale, alors l’art et la poésie en général, même ceux que l’on a jusqu’ici admirés sans réserve, sont l’œuvre de fous et de dégénérés, car en eux aussi on rencontre les stigmates de la dégénérescence ». A cela je réponds : Si la critique scientifique, qui examine l’œuvre d’art d’après les principes de la psychologie et de la psychiatrie, devait conduire A la constatation que toute activité artistique est maladive, cela ne prouverait encore rien contre la justesse de ma méthode critique. On aurait simplement acquis une nouvelle connaissance. Celle-ci détruirait, il est vrai, une charmante illusion et serait douloureuse pour beaucoup de gens ; mais la science ne doit pas s’arrêter à cette considération, que ses conclusions anéantissent d’agréables erreurs et troublent les gens aimant leurs aises dans leurs commodes habitudes d’esprit. La Foi est pourtant une autre Majesté encore que l’Art, elle a pourtant rendu d’autres services encore à l’humanité à un certain degré de son développement, elle l’a autrement consolée et élevée, lui a donné d’autres idéals et l’a autrement avancée au point de vue moral que même les plus grands génies artistiques ; la Science n’a cependant pas hésité à déclarer la Foi une erreur subjective de l’homme ; elle éprouverait donc beaucoup moins de scrupules encore à désigner l’Art comme quelque chose de morbide, si les faits la convainquaient qu’il en est ainsi. Et puis, tout ce qui est morbide n’est pas nécessairement, pour cela, laid et nuisible. Les expectorations d’un phtisique sont une sécrétion morbide au même titre que la perle. La perle en est-elle plus laide, l’expectoration en est-elle plus belle, pour avoir l’une et l’autre la même origine ? La toxine des mauvaises salaisons est la sécrétion d’une bactérie, l’alcool éthylique celle d’une levure. Le même mode d’origine implique-t-il qu’on éprouve la même jouissance d’un saucisson empoisonné et d’un verre de vieux vin de Bordeaux ? Cela ne prouverait absolument rien pour la Sonate à Kreutzer de Tolstoï où le Rosmersholm d’Ibsen, si l’on était forcé de reconnaître que le Werther de Goethe souffre d’un érotisme déraisonnable et que la Divine Comédie ou Faust sont des poèmes symboliques. Mais l’objection entière part d’une méconnaissance des faits biologiques les plus simples. Entre la maladie et la santé il n’existe pas une différence d’essence, mais seulement une différence de quantité. Il n’y a qu’une espèce d’activité vitale des cellules et des systèmes cellulaires ou organes. Elle est la même dans la maladie et dans la santé. Seulement, elle est parfois accrue et parfois ralentie, et quand cet écart de la règle est nuisible aux buts de l’organisme total, nous le nommons maladie. Comme il s’agit en celle-ci d’un plus ou d’un moins, on ne peut tracer nettement ses frontières. On reconnaît naturellement avec facilité les cas extrêmes. Mais qui voudra déterminer avec certitude à quel point exact commence l’écart de la norme, c’est-à-dire de la santé ? Le cerveau aliéné travaille d’après des lois absolument les mêmes que le cerveau raisonnable ; seulement, il obéit à ces lois imparfaitement ou excessivement. En chaque être humain existe, par exemple, la tendance à interpréter faussement les impressions sensorielles. Cette tendance n’est maladive que quand elle se manifeste d’une façon extraordinairement forte. Le voyageur en chemin de fer croit remarquer que le paysage fuit devant lui, tandis qu’il est tranquillement assis. Le malade en proie au délire des persécutions s’imagine qu’on lui souffle de mauvaises odeurs ou qu’on lui envoie des courants électriques. Ces deux aperceptions reposent sur des illusions des sens. Sont-elles pour cela toutes les deux des marques de folie ? Le voyageur et le paranoïque commettent la même faute du penser, et néanmoins celui-là est complètement sain d’esprit et celui-ci malade d’esprit. On peut donc constater sans émoi que certaines particularités, telles que la forte émotivité, la tendance au symbolisme, la prédominance de l’imagination, existent chez tous les vrais artistes. Ce n’est pourtant point là une raison, il s’en faut énormément, pour que tous soient des dégénérés. Seule l’exagération de ces particularités en fait un trouble pathologique. La seule conclusion que leur apparition régulière, chez les artistes, justifierait, serait que l’art, sans être déjà une maladie proprement dite de l’esprit humain, est cependant un léger commencement d’écart de la pleine santé, et je ne m’insurgerais pas contre cette conclusion, d’autant moins qu’elle ne profiterait en aucune manière aux vrais dégénérés et à leurs œuvres nettement maladives.

Mais on n’en a pas fini lorsqu’on a prouvé que le mysticisme, l’égotisme et le pessimisme des réalistes sont des formes de trouble mental. Il faut aussi arracher à ces tendances tous les masques séduisants sous lesquels elles apparaissent, et montrer leur véritable face dans sa nudité grimaçante.

Elles prétendent représenter la jeunesse en regard de l’art sain, qu’elles raillent comme moisi et vieilli. Une critique mal avisée a effectivement donné dans le panneau et insiste toujours ironiquement sur leur jeunesse. Quelle maladresse ! Comme si n’importe quel effort au monde pouvait réussir à dépouiller de son charme le mot « jeune », ce résumé de tout ce qui est florissant et frais, ce rappel d’aurore et de printemps, et à le transformer en blâme ou en injure ! La vérité est que les dégénérés non seulement ne sont pas jeunes, mais qu’ils sont sinistrement séniles. Sénile est leur calomnie fielleuse du monde et de la vie, séniles sont leurs bégayements, leurs radotages, leurs incohérences et leurs divagations, séniles leurs concupiscences d’impuissants et leur avidité de tous les stimulants des éteints. Être jeune, c’est espérer ; être jeune, c’est aimer simplement et naturellement ; être jeune, c’est se réjouir de sa propre force et de sa santé, de l’existence de tous les êtres humains, des oiseaux dans l’air et des petits scarabées dans l’herbe, et l’on ne trouve pas un seul de ces traits chez les dégénérés vermoulus posant mensongèrement pour la jeunesse.

Ils ont le nom de liberté à la bouche lorsqu’ils proclament comme leur dieu leur misérable « moi », et ils appellent cela du progrès quand ils prônent le crime, nient la moralité, élèvent des autels à l’instinct, conspuent la science, assignent la fainéantise esthétisante comme unique but à la vie. Mais leur invocation de la liberté et du progrès est un impudent blasphème. Comment peut-il être question de liberté, lorsque l’instinct doit être tout-puissant ? Que l’on songe donc au comte Muffat dans la Nana de M. Emile Zola (p. 491) : « D’autres fois, il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les genoux. — Rapporte, César !… Attends, je vas te régaler, si tu flânes !… Très bien, César ! obéissant ! gentil !… Fais le beau ! — Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d’être une brute. Il aspirait encore à descendre, il criait : Tape plus fort… Hou ! hou ! je suis enragé, tape donc ! ». Voilà la liberté d’un « émancipé » au sens des dégénérés. Il a le droit d’être un chien, si son instinct affolé lui commande d’être un chien. Et si l’« émancipé » se nomme Ravachol et que son instinct du crime lui commande de faire sauter une maison au moyen de la dynamite, le citoyen paisible qui dort dans cette maison a la liberté de voler en l’air et de retomber à terre sous forme de pluie sanglante de lambeaux de chair et d’éclats d’os. Le progrès n’est possible que par l’accroissement de la connaissance ; or, celle-ci est le travail de la conscience et du jugement, non de l’instinct. La marche du progrès est caractérisée par l’élargissement de la conscience et par la restriction de l’inconscient ; par l’affermissement de la volonté et l’affaiblissement des impulsions ; par l’augmentation de l’auto-responsabilité et par la suppression de l’égoïsme affranchi d’égards. Celui qui fait de l’instinct le maître de l’homme ne veut pas la liberté, mais l’esclavage le plus infâme et le plus abject, l’asservissement de la raison de l’individu par ses désirs les plus insensés et les plus autodestructeurs, l’asservissement de l’homme en rut par le caprice le plus fou d’une fille publique, l’asservissement du peuple par quelques personnalités plus fortes et plus violentes. Et celui qui met le plaisir au-dessus de la discipline et l’impulsion au-dessus du refrènement de soi-même, celui-là ne veut pas le progrès, mais le retour à la bestialité primitive.

Retour en arrière, rechute, c’est là, au fond, l’idéal réel de cette bande qui a l’audace de parler de liberté et de progrès. Elle veut être l’avenir. C’est là une de ses principales prétentions. C’est là un des moyens à l’aide desquels elle attrape la plupart des nigauds. Mais nous avons vu dans tous les cas que, loin d’être l’avenir, elle est le passé le plus oublié, le plus fabuleux. Les dégénérés balbutient et bégayent au lieu de parler. Ils poussent des cris monosyllabiques, au lieu de construire des phrases grammaticalement et syntactiquement articulées. Ils dessinent et peignent comme des enfants qui salissent, de leurs mains polissonnes, les tables et les murs. Ils font de la musique comme les hommes jaunes de l’Extrême-Orient. Ils confondent tous les genres d’art et les ramènent aux formes primitives qu’ils avaient avant que l’évolution les eût différenciés. Chaque trait en eux est atavique, et nous savons, du reste, que l’atavisme est un des symptômes les plus habituels de la dégénérescence. Lombroso a prouvé que beaucoup de particularités aussi du type des criminels-nés décrit par lui, sont des atavismes. Des critiques intempestifs ont cru trouver une objection particulièrement spirituelle, en lui opposant, avec un sourire de satisfaction, cet argument : « L’instinct du crime, dites-vous, est à la fois de la dégénérescence et de l’atavisme. Mais ces deux affirmations s’excluent réciproquement. La dégénérescence est un état pathologique ; la meilleure preuve en est que le type dégénéré ne se reproduit pas et disparaît. L’atavisme est le retour à des états antérieurs qui ne peuvent avoir été pathologiques, puisque les êtres humains qui ont vécu dans ces états ont évolué et progressé. Or, un retour à un état, ancien, il est vrai, mais sain, ne peut pourtant pas être une maladie ». Tout ce verbiage a sa source dans la superstition opiniâtre qui veut voir dans la maladie un état différent par essence de la santé. C’est là un bon exemple de la confusion qu’un mot peut causer dans les cerveaux peu clairs ou ignorants. Il n’existe pas en réalité d’activité ni de condition de l’organisme vivant que l’on pourrait désigner en soi comme « santé » ou comme « maladie ». Mais elles deviennent telles par rapport aux phases et aux buts de l’organisme. Le même état peut très bien être une fois maladie et une fois santé, suivant le moment où il apparaît. Le bec-de-lièvre est un phénomène régulier et sain sur le fœtus humain dans la sixième semaine ; il est au contraire une malformation chez le nouveau-né. La première année, l’enfant ne peut pas marcher. Pourquoi ? Est-ce parce que ses jambes sont trop faibles pour le porter ? Nullement. Les expériences connues du Dr L. Robinson sur soixante enfants nouveau-nés ont prouvé qu’ils sont capables de se suspendre par les mains à un bâton jusque pendant trente secondes, exercice qui présuppose une force musculaire relativement aussi considérable que celle des adultes. Ce n’est point par faiblesse qu’ils ne peuvent pas marcher, mais parce que leur système nerveux n’a pas encore appris à régler et à accorder l’activité des différents groupes musculaires, de façon à produire un mouvement utile ; les enfants ne peuvent pas encore « coordonner ». L’incapacité de coordination de l’activité musculaire est nommée par la médecine : ataxie. Celle-ci est donc chez l’enfant l’état naturel et sain. Et cette même ataxie est une grave maladie, quand elle apparaît chez l’adulte comme symptôme principal de tabes de la moelle épinière. L’identité de l’ataxie maladive du tabétique et de l’ataxie saine du nourrisson est si complète, que le Dr S. Frenkel a pu fonder sur elle un traitement des ataxiques qui consiste essentiellement en ce que les malades apprennent de nouveau, comme des enfants, à marcher et à se tenir debout456. On voit donc qu’un état peut être en même temps pathologique, et, néanmoins, le simple retour d’une manière d’être originairement tout à fait saine, et ç’a été une légèreté coupable d’accuser de contradiction Lombroso voyant dans l’instinct criminel à la fois de la dégénérescence et de l’atavisme. Le côté maladif de la dégénérescence consiste précisément en ce que l’organisme dégénéré n’a pas la force de gravir jusqu’au niveau d’évolution déjà atteint par l’espèce, mais s’arrête en route à un point quelconque, situé plus ou moins bas. La rechute du dégénéré peut aller jusqu’à la profondeur la plus vertigineuse. De même qu’il tombe somatiquement jusqu’à l’échelon des poissons, plus encore, jusqu’à celui des arthropodes et même des rhizopodes non encore sexuellement différenciés, lorsqu’il renouvelle par des fissures du maxillaire supérieur les lèvres sextuples des insectes, par les fistules du cou les branchies des poissons précisément les plus inférieurs, les sélaciens, par les doigts en excès (polydactylie) les nageoires à rayons multiples des poissons, peut-être même les soies des vers, par l’hermaphrodisme l’asexualité des rhizopodes, ainsi il renouvelle intellectuellement au meilleur cas, comme dégénéré supérieur, le type de l’homme primitif de l’âge de pierre brute ; au pire des cas, comme idiot, celui d’un animal largement antérieur à l’homme.

C’est sur quoi nous devons éclairer par tous les moyens, et sans nous lasser, les faibles de jugement ou les inexpérimentés. Les beaux noms que s’attribuent les dégénérés, leurs pasticheurs et leurs soudards critiques, ne sont que mensonge et imposture. Ils ne sont pas l’avenir, mais un passé immensément reculé. Ils ne sont pas le progrès, mais la plus épouvantable réaction. Ils ne sont pas la liberté, mais le plus honteux esclavage. Ils ne sont pas la jeunesse et l’aurore, mais la sénilité la plus épuisée, la nuit d’hiver sans étoiles, le tombeau et la pourriture.

Tous les hommes sains et moraux ont le devoir sacré de coopérer à l’œuvre de protection et de sauvetage de ceux qui ne sont pas encore trop gravement atteints. L’épidémie intellectuelle ne peut être endiguée qu’à la condition que chacun fasse son devoir. Il n’est pas permis de lever simplement les épaules et de sourire avec mépris. Tandis que les indifférents se consolent par l’idée qu’« aucune personne raisonnable ne prend cette bêtise au sérieux », la folie et le crime font leur œuvre et empoisonnent toute une génération.

Les mystiques, mais surtout les égotistes et les orduriers pseudo-réalistes, sont des ennemis de la société de la pire espèce. Celle-ci a le strict devoir de se défendre contre eux. Ceux qui croient avec moi que la société est la forme naturelle organique dans laquelle seule l’humanité peut vivre, prospérer et évoluer vers de plus hautes destinées, ceux qui regardent la civilisation comme un bien ayant de la valeur et méritant d’être défendu, ceux-là doivent inexorablement écraser du pied la vermine antisociale. A celui qui s’enthousiasme, avec Nietzsche, pour le « carnassier voluptueux errant librement », à celui-là nous crions : « Hors de la civilisation ! Va-t’en errer loin de nous ! Sois un carnassier voluptueux dans le désert ! Suffis-toi ! Aplanis-toi des chemins, construis-toi des cabanes, habille-toi et nourris-toi comme tu peux ! Nos rues et nos maisons ne sont pas bâties pour toi, nos métiers à tisser n’ont pas d’étoffes pour toi, nos champs ne sont pas cultivés pour toi. Tout notre travail est accompli par des hommes qui s’estiment les uns les autres, ont des égards les uns pour les autres, s’aident réciproquement et savent brider leur égoïsme au profit du bien général. Il n’y a aucune place parmi nous pour le carnassier voluptueux, et si tu oses te faufiler dans nos rangs, nous t’assommerons impitoyablement à coups de gourdins ».

Et avec plus d’énergie encore il faut prendre parti contre la bande porcine des pornographes de profession se vautrant dans l’ordure. Ceux-ci n’ont aucun droit à la mesure de pitié que l’on peut encore accorder aux dégénérés proprement dits en tant que malades, car ils ont librement choisi leur vile industrie et l’exercent par amour du lucre, par vanité et par haine du travail. L’excitation systématique à la lubricité amène les plus graves désordres dans la santé physique et intellectuelle de l’individu, et une société composée d’individus sexuellement surexcités, qui ne connaît plus aucun frein, aucune discipline, aucune pudeur, marche sûrement à sa ruine, étant trop avachie et trop veule pour pouvoir encore remplir de grandes tâches. Le pornographe empoisonne les sources d’où coule la vie des générations futures. Aucun travail n’a été aussi dur pour la civilisation que celui de dompter la concupiscence. Le pornographe veut nous arracher le fruit de ces efforts les plus violents de l’humanité. Pour lui nous ne devons avoir aucune indulgence.

La police ne peut nous tirer d’affaire. Le procureur et le juge criminel ne sont pas les défenseurs indiqués de la société contre les crimes commis avec la plume et le crayon. Ils mêlent à leur intervention trop d’égards pour des intérêts qui ne sont pas toujours, qui ne sont pas nécessairement ceux des gens cultivés et moraux. Le gendarme a dû si souvent se mettre au service d’une classe privilégiée, de l’arrogance insupportable des administrations, de la présomption d’infaillibilité de ministres et autres gouvernants, du byzantinisme le plus indigne et de la superstition la plus stupide, qu’il ne déshonore pas l’homme sur l’épaule duquel il pose sa lourde main. Or, la question est là : le pornographe doit être marqué d’infamie, et un jugement criminel n’a pas sûrement cet effet.

La condamnation d’œuvres qui spéculent sur l’immoralité doit émaner d’hommes dont l’absence de préjugés, la liberté d’esprit, la compréhension et l’indépendance ne peuvent être mises en doute par personne. La parole de tels hommes serait d’un profond effet sur le peuple. Il existe déjà en Allemagne une « Alliance des hommes contre l’immoralité ». Malheureusement, elle ne s’inspire pas exclusivement du souci de la santé et de la pureté morales de la foule et notamment de la jeunesse, mais de considérations qui semblent des préjugés à la majorité du peuple. L’« Alliance des hommes » poursuit le manque de foi presque plus encore que l’immoralité. Un mot libre contre la révélation et l’Église lui inspire plus d’horreur qu’une obscénité. Ce confessionnalisme étroit est cause que l’action de cette alliance est moins féconde qu’elle pourrait l’être. Malgré cela, nous pouvons la prendre pour modèle. Faisons ce qu’elle fait, mais faisons-le sans mômeries. Voilà une tâche digne, par exemple, de sociétés telles que celles de Berlin « pour la culture éthique » ou la « Ligue » tant blaguée de M. Bérenger. Qu’elle se fasse la gardienne volontaire de la moralité du peuple. Les pornographes essayeront naturellement de la tourner en ridicule ; mais leurs railleries ne tarderont pas à leur rester dans la gorge. Une société dont font partie les guides et les éducateurs du peuple : professeurs, auteurs, députés, juges, hauts fonctionnaires, a la force d’exercer un boycottage irrésistible. Qu’elle entreprenne d’examiner la moralité des manifestations artistiques et littéraires. Sa composition garantirait que cet examen ne serait pas mesquin, prude et cafard. Ses membres posséderaient assez de culture et de goût pour distinguer la franchise d’un artiste moralement sain de la basse spéculation d’un ruffian écrivailleur. Quand une telle société, dans laquelle entreraient précisément à cet effet les hommes les plus qualifiés du peuple, dirait d’un homme, après une sérieuse enquête et dans la conscience de sa lourde responsabilité : « C’est un criminel ! », et d’une œuvre : « C’est une honte pour notre pays ! », œuvre et homme seraient anéantis. Aucun libraire honnête ne tiendrait le livre condamné, aucune feuille honnête ne le mentionnerait ou ne prêterait à l’auteur accès dans ses colonnes, aucune famille honnête ne le recevrait chez elle, et la crainte salutaire de ce destin empêcherait bien vite l’apparition de livres tels que La bonne École de Hermann Bahr, et déshabituerait les « réalistes » de faire parade, comme d’une distinction, d’une condamnation pour outrage aux mœurs.

Les médecins aliénistes, eux non plus, n’ont pas encore compris leur devoir. Il est temps qu’ils s’avancent devant les rangs. « C’est un préjugé, dit très justement Bianchi, de croire que la psychiatrie doit être tenue enfermée dans un sanctuaire semblable à celui de la Mecque3 ». Il est certainement méritoire de durcir dans l’acide chromique des coupes de moelle épinière et de les teindre dans la solution neutrophile, mais cela ne devrait pas épuiser l’activité d’un professeur de psychiatrie. Il ne suffit pas non plus qu’il fasse, en outre, quelques conférences pour les juristes et publie des observations dans les journaux spéciaux. Qu’il parle à la masse des gens cultivés qui ne sont ni médecins ni juristes ! Qu’il les éclaire, dans les feuilles générales et par des conférences accessibles, sur les faits principaux de la médecine mentale ! Qu’il leur montre le trouble intellectuel des artistes et des auteurs dégénérés, et qu’il leur apprenne que les œuvres à la mode sont des délires écrits et peints ! Dans toutes les autres branches de la médecine, on a compris que l’hygiène est plus importante que la thérapeutique et que la santé a plus à espérer de la prophylaxie que du traitement. Seul le psychiatre ne pense pas encore, chez nous, à l’hygiène de l’esprit. Il est temps qu’il exerce aussi sa vocation dans cette direction. Un Maudsley en Angleterre, un Magnan, un Ballet en France, un Lombroso, un Tonnini en Italie, ont apporté à un vaste public la compréhension des phénomènes obscurs de la vie de l’esprit et répandu des connaissances qui rendent au moins impossible, dans ces pays, l’influence de déments caractérisés sur des centaines de milliers de citoyens investis du droit de suffrage si elles n’ont pu encore empêcher l’art des dégénérés de devenir à la mode. Dans l’Allemagne seule, nul psychiatre en vue n’a encore suivi cet exemple. Il s’agit de rattraper le temps perdu. Des exposés populaires dus à la plume d’hommes qui se recommandent au lecteur par une situation officielle considérée, retiendraient beaucoup d’esprits sains de s’affilier aux tendances dégénérescentes.

Tel est le traitement, que je crois efficace, de la maladie de l’époque : caractérisation comme malades des dégénérés et des hystériques chefs de mouvements, démasquage et stigmatisation des pasticheurs comme ennemis de la société, mise en garde du public contre les mensonges de ces parasites.

Nous autres particulièrement, qui avons assigné pour tâche à notre vie de combattre la vieille superstition, de répandre la lumière, de jeter complètement à bas les ruines historiques et de balayer leurs gravats, de défendre la liberté de l’individu contre l’oppression de l’État et de la routine machinale des philistins, nous devons nous opposer énergiquement à ce que de misérables faiseurs s’emparent de nos mots d’ordre les plus chers pour prendre au piège, avec leur aide, les naïfs. La « liberté » et la « modernité », le « progrès » et la « vérité » de ces gens-là ne sont pas les nôtres. Nous n’avons rien de commun avec eux. Ils veulent le sybaritisme, nous voulons le travail. Ils veulent noyer la conscience dans l’inconscient, nous voulons fortifier et enrichir la conscience. Ils veulent la fuite d’idées et le radotage, nous voulons l’attention, l’observation et la connaissance. Voilà le critérium qui permettra à chacun de reconnaître les vrais modernes et de les distinguer sûrement des imposteurs qui s’arrogent impudemment ce nom : celui qui lui prêche l’indiscipline est un ennemi du progrès, et celui qui adore son « moi » est un ennemi de la société. Celle-ci a pour première prémisse l’amour du prochain et la capacité du sacrifice, et le progrès est l’effet d’un asservissement toujours plus dur de la bête dans l’homme, d’un refrènement de soi-même toujours plus sévère, d’un sentiment du devoir et de la responsabilité toujours plus délicat. L’émancipation pour laquelle nous entrons en lice est celle du jugement, non celle des convoitises. Pour le dire avec une parole profondément sonore de l’Écriture (Saint Matthieu, V. 17) : « Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir ».