De mon temps…
La comtesse de Noailles §
Elle a porté un nom, grand dans l’histoire de France, et qu’elle a rendu plus grand encore en le faisant illustre dans l’histoire des Lettres françaises. Nous ne le prononcions qu’avec admiration et respect, et aussi avec cet étonnement ravi que nous éprouvons devant les êtres privilégiés qu’a touchés au front le rayon divin de la Poésie. Ce don des Dieux, nulle ne l’a reçu plus éclatant, plus magnifique et plus souverain que la comtesse Anna de Noailles. Il a fait d’elle une Reine du Verbe et maintenant qu’elle est descendue au sombre Royaume où elle a rejoint les grands poètes du passé, nous sentons mieux, par la place qu’elle prend parmi eux, celle qu’elle occupait parmi nous. Sa gloire se mêle désormais à la leur, et sa disparition laisse vide un espace de lumière qu’elle remplissait de la haute clarté de son génie.
De tout temps le destin l’avait marquée du signe sacré, cette enfant, dans les veines de qui coulait le double sang latin et grec. Dans l’émouvant et charmant livre qu’elle avait intitulé Le Livre de ma vie, elle nous a conté son enfance, soit à Paris, soit dans la villa d’Amphion où ses parents, le prince et la princesse de Brancovan, venaient goûter les charmes des beaux étés et des doux automnes du Léman. Ce fut dans les calmes jardins qui descendaient jusqu’à la rive du lac que ses yeux avides et attentifs firent connaissance avec la nature qu’elle devait tant aimer. Ce fut là que naquit son amitié pour les fleurs et qu’elle se familiarisa avec les beautés de la terre, des eaux et du ciel, que grandit en elle cet ardent et mélancolique amour de la vie qui la rendit à jamais sensible à tout ce qui est vivant, à tout ce qui en nous souffre, désire, espère, regrette. Ce fut là aussi qu’elle reçut la première révélation de la Muse et qu’elle écouta les premiers oracles de la destinée. Ce fut de là qu’elle partit pour vivre la sienne avec héroïsme et avec certitude, car elle savait déjà qu’il n’y a pas d’ivresses sans lendemains, de joie sans douleur, de gloire sans amertume, que toute flamme se résout en cendre et que tout ce que nous sommes est fait déjà d’un peu de mort.
Jeune, d’une audacieuse et fière jeunesse, belle d’une touchante et singulière beauté, Anna de Brancovan, devenue la comtesse Mathieu de Noailles, n’eut pas longtemps à attendre cette gloire qu’elle appelait à elle de tout l’élan de son cœur innombrable et de tout son frémissant désir. La vieille tresseuse de couronnes obéit au premier geste de la petite Sultane qui, dans le pur cratère qu’elle tenait de ses aïeux hellènes, mêlait aux philtres de l’Orient les sucs délicats des vergers de France, et qui allait dérouler pour notre enchantement les mille et une strophes de ses poèmes. Qui ne se souvient de l’émotion heureuse qui en accueillit le premier recueil ? C’était un chant nouveau, d’une irrésistible allégresse lyrique, d’une abondance si aisée qu’on en écoutait avec ravissement l’harmonie naturelle et comme involontaire, un chant qui, en son divin désordre, restait toujours humain, mais qui, triomphal, était déjà douloureux et pathétique en sa juvénile ivresse, un chant d’aurore sur qui planait déjà, comme un encore lointain, mais inévitable présage, l’ombre des jours.
Ce chant, chargé de parfums, riche de couleurs, nous l’avons entendu monter au ciel de la poésie, y déployer les ailes de son inspiration et y épandre ses sonorités. D’année en année il s’élevait plus ample, plus grave, plus pathétique, tantôt hymne extasié à la beauté du monde, à ses éblouissements de midi, à ses splendeurs du soir, tantôt appel impérieux d’une âme insatiable vers le bonheur et vers l’amour, tantôt incantation magique pour retenir tout ce qui fuit et arrêter tout ce qui passe, tantôt confidence inquiète d’un cœur secret, tantôt défi hautain aux puissances destructrices qui s’acharnent à ruiner ce qui n’est pas éternel et qui commencent en nous-mêmes leur œuvre de néant. Ces chants, lumineux et ardent poème de la vie en ses orgueils et ses joies, étaient aussi le poème de ses désespérances, de ses détresses et de ses deuils. Les vivants et les morts y mêlaient leurs voix auxquelles une voix inspirée prêtait ses accents, mais un instant vint où la voix merveilleuse se fit plus intime et plus intérieure. On eût dit qu’elle ne s’adressait plus au vaste auditoire qui en avait si avidement accueilli les messages. On eût dit qu’elle se parlait à elle-même parce qu’elle sentait que l’heure du silence, de son silence était proche…
Elle est venue. La voix éloquente a cessé son hymne d’amour à la vie, à la beauté, à la douleur. Soumise à la loi inéluctable et aux forces éternelles, elle s’est tue. Ce cœur brûlant a cessé de battre. Des semaines de cruelles souffrances furent précédées d’années assombries par la perte de chères amitiés et de tendres affections. Celles qui lui restaient lui adoucissaient le vide qui s’était produit autour d’elle, mais les présences les plus précieuses ne remplacent pas les absences irréparables. La mort de sa sœur adorée, la princesse Hélène de Caraman-Chimay, lui fut particulièrement douloureuse. Qu’importent, après certains déchirements, les hommages de l’admiration, les rayonnements de la gloire, le sentiment d’une œuvre magnifique, les certitudes qui en assurent la survie !
Maintenant que sa glorieuse destinée s’est accomplie et que son œuvre s’est achevée, nous sentons mieux la beauté de l’une et de l’autre, et notre tristesse s’apaise à la pensée que rien ne fut refusé à celle qui n’est plus et qui a vécu une des plus belles vies qui soient de poète et de femme. Cette vie, Anna de Noailles l’a vécue en sa plénitude, en ses joies et en ses peines, avec le goût de vivre qui était en elle si ardent et si passionné. Elle ne s’est pas confinée dans la solitude de la Tour d’Ivoire et, comme l’a dit de lui-même un autre grand poète, elle est demeurée « au centre de tout ». Si la poésie fut son occupation souveraine, la comtesse de Noailles a été mêlée activement à l’existence de son temps. Elle en a partagé fiévreusement les passions, les illusions, les émotions heureuses ou tragiques. Française de cœur et d’esprit, elle a aimé tendrement et uniquement cette France à qui elle s’était donnée et à qui elle a fait le don royal de sa mémoire et de son œuvre.
Qu’elle ne soit plus, cette merveilleuse Vivante, la rend plus tendrement, plus intimement présente à notre admiration émerveillée ! Je revois la jeune fille dont les premiers vers éveillaient une attention charmée ; je revois la jeune femme dans tout l’éclat de sa fière beauté et dans toute sa grâce que paraît le laurier verdissant. Je la revois en sa gloire d’année en année grandissante, il me semble encore entendre sa parole éloquente en ses véhémences généreuses, en ses enthousiasmes spontanés, en ses délicieuses injustices, en ses loyaux partis pris qui avaient toujours pour raison la défense ou l’exaltation de la Poésie et de la Beauté.
Edmond de Goncourt §
Ce fut dans l’escalier de la maison qu’habitait, en 1886 ou 1887, rue Condorcet, le romancier Robert Caze que je vis pour la première fois Edmond de Goncourt. Il venait de rendre visite à l’auteur de La Semaine d’Angèle, alité à la suite d’une blessure reçue dans un duel avec M. Charles Vignier et dont il mourut. D’après ses portraits, je reconnus l’illustre visiteur. Il descendait de son pas lourd, la main à la rampe, le col entouré du foulard blanc qu’il portait d’habitude, coiffé d’un chapeau haut de forme qu’il souleva pour répondre à mon salut. J’eus le temps d’entrevoir sa chevelure neigeuse, son singulier et pâle visage aux yeux d’un noir étrange, son élégante moustache argentée, son grand corps d’allure nonchalante. Je me retournai pour apercevoir encore son large dos, et troublé, ému de cette rencontre, j’atteignis la porte du blessé où une pancarte de mauvais augure recommandait de frapper au lieu de faire retentir le timbre.
Depuis cette époque, je croisai plus d’une fois Edmond de Goncourt, soit dans les couloirs du Théâtre Libre, soit à des expositions, soit dans le magasin de Bing où l’attiraient des estampes, des laques et des bronzes japonais, mais ce ne fut que plus tard, en 1892, que j’eus l’honneur de lui être présenté. J’admirais passionnément l’œuvre des Goncourt. Je la connaissais dans ses moindres pages. Que de fois j’avais feuilleté les deux volumes de La Maison d’un artiste ! Je savais tout ce qu’elle contenait de bibelots rares et de curiosités et qu’au second étage s’ouvraient les pièces déjà célèbres du « Grenier » où être admis à pénétrer m’eût semblé la plus enviable des fortunes. Or, cette chance, Jean Lorrain me l’offrait en m’invitant à déjeuner avec Edmond de Goncourt dont il était le voisin, le boulevard Montmorency étant proche de la rue d’Auteuil où Lorrain avait fixé ses étranges pénates.
Pomponné et rechampi, au milieu des objets d’un goût pervers, mais affreux dont il entourait sa prestance, Lorrain avec sa faconde intarissable, son bagout abondamment pimenté d’anecdotes scabreuses et de potins scandaleux, Lorrain, exubérant et hyperbolique, visionnaire et imaginatif, contrastait étrangement avec Edmond de Goncourt, plutôt silencieux, réservé, distant et froid, correctement vêtu d’étoffes de couleur sombre. Il avait l’air d’un vieil officier aux Gardes Françaises en face de ce Pandour hongrois dont la verve de fourrageur l’amusait visiblement par son pêle-mêle de curieux détails et de racontars de toutes mains ; aussi le déjeuner se passa-t-il fort bien. Lorrain y avait convié Mlle Nau qui avait tenu avec succès le rôle de la fille Elisa dans la pièce tirée du roman de Goncourt et qui, sur la demande de Lorrain, récita « la lettre d’Elisa » au petit pioupiou. Elle dit également quelques vers de moi que M. de Goncourt écouta poliment et nous prîmes congé les mis des autres, il m’invita à aller le voir, les dimanches. Le « Grenier » m’était ouvert !
J’étais bien intimidé la première fois que je sonnai à la porte de la petite maison du boulevard Montmorency et que la servante Pélagie m’introduisit et m’indiqua l’escalier par lequel on accédait au « Grenier ». Les jeunes poètes d’alors, dont j’étais, n’y fréquentaient guère, car Edmond de Goncourt était franchement insensible aux charmes de la Poésie ; néanmoins je me trouvai chez lui en pays de connaissance, et le courtois accueil du maître du logis me rassura, si bien que, sans devenir un habitué du « Grenier », je ne manquais pas d’y paraître de temps à autre. D’ordinaire Edmond de Goncourt prenait place sur le divan, couvert d’un tapis d’Orient, qui occupait le fond de la pièce, entre deux bibliothèques basses, et au-dessus duquel étaient suspendues des aquarelles de Gavarni. J’aimais à le regarder, car il était beau en sa blanche et pâle vieillesse. Je l’admirais et je respectais en lui cet amour fanatique des Lettres qui avait été sa passion unique et avait fait la haute et noble dignité de sa vie. Par elles et pour elles, il avait souffert, et son labeur désintéressé n’avait été récompensé que par une gloire tardive. Qu’importait qu’il poussât la conscience de son talent au point de donner parfois au sentiment qu’il avait de la valeur de son œuvre l’apparence d’une vanité un peu enfantine ou un peu sénile, comme on voudra. Il n’était pas moins Goncourt, et même les Goncourt.
Aux réunions du « Grenier » il parlait peu, mais il écoutait attentivement. Il intervenait dans la conversation par de brèves remarques qui avaient toujours du poids et de la portée, relatant un fait curieux ou une observation perspicace. Ce n’était pas un causeur brillant. Ce rôle était tenu au « Grenier » par Alphonse Daudet à qui Edmond de Goncourt laissait volontiers la parole et qui, lorsque la souffrance ne le torturait pas trop cruellement, en usait avec une maîtrise, une fantaisie, un pittoresque justement célèbres. Je le revois encore assis sur ce même divan auprès d’Edmond de Goncourt, avec entre ses jambes à demi paralysées la canne à bout de caoutchouc sur laquelle il appuyait sa marche incertaine et douloureuse, qui l’aidait à se lever quand, au bras de Goncourt, il se retirait un instant à l’écart pour demander à la piqûre bienfaisante un moment d’apaisement soulagé. La présence d’Alphonse Daudet était un des attraits de ces dimanches du « Grenier » dont j’ai conservé très bon souvenir. Edmond de Goncourt y récoltait maints propos qu’il consignait dans son Journal.
Outre les réceptions du dimanche, Edmond de Goncourt restait chez lui le mercredi. Ce jour-là, on le trouvait non au « Grenier », mais dans son cabinet de travail, situé au premier étage de la maison. On avait parfois chance qu’il fût seul. C’est grâce à ces visites du mercredi que j’ai pu l’approcher un peu. Moins distant, détendu, il avait des familiarités brusques et des gentillesses timides. Souvent, sur un propos qui réveillait en lui le collectionneur passionné, la conversation se continuait dans le grand salon du rez-de-chaussée où étaient ses plus beaux dessins du XVIIIe siècle, devant quelque vitrine contenant ses bibelots les plus précieux qu’il regardait avec amour ou maniait de ses fines mains nerveuses, dans ce salon à l’opulent mobilier d’Aubusson où des « préparations » de La Tour voisinaient avec des « griffonnis » de Saint-Aubin, des crayons de Boucher et des sanguines de Watteau, ce salon qui donnait par une porte vitrée sur la terrasse d’où l’on descendait dans l’étroit jardin au fond duquel une fontaine en rocaille se cour tournait, adossée à un treillage vert qu’enguirlandaient des roses grimpantes.
Je conserve une petite photographie faite par le comte Primoli et qui représente Edmond de Goncourt dans son jardin. Il est coiffé d’un feutre et porte au col son habituel foulard de soie blanche. Sans être négligée, sa mise était fort simple, mais, quand il « s’habillait » pour quelque soirée ou pour quelque dîner en ville, il avait élégant et grand air sous le frac. Il ne le revêtait guère, je crois, que pour assister à quelque première ou pour aller chez la princesse Mathilde. Je l’ai vu assez souvent rue de Berri où la princesse recevait les mercredi et dimanche soirs. C’était, je crois bien, à peu près le seul salon qu’il fréquentât avec celui de Mme Alphonse Daudet, et encore là se tenait-il de préférence dans la pièce plus intime que ne quittait guère le maître du logis. Qu’à côté Mounet-SuIIy récitât un poème de Hugo ou que Reynaldo Hahn chantât une de ses charmantes mélodies, Edmond de Goncourt y demeurait assez indifférent. Il n’était sensible ni à la poésie ni à la musique.
Cependant, lors du banquet qui lui fut offert le 1er mars 1895, Edmond de Goncourt témoigna le désir qu’un poète y prît aussi la parole. Alphonse Daudet me fit part de ce souhait auquel je ne pouvais qu’accéder, et ce fut donc muni du secours d’un papier sur lequel j’avais prudemment écrit mon « toast », que je me rendis au Grand Hôtel où devait avoir lieu le dîner. Trois cents couverts y étaient dressés. Edmond de Goncourt était assis entre M. Raymond Poincaré, alors ministre de l’Instruction publique, et Georges Clemenceau. Je le revois, à la fois joyeux et intimidé, très beau avec ses longs cheveux blancs, son pâle visage, ses yeux au noir regard, écoutant avec une émotion souriante l’hommage tardif, mais enthousiaste, rendu à sa glorieuse et haute vieillesse, à son œuvre, à sa noble vie. Le discours de Georges Clemenceau était attendu avec curiosité. En courtes phrases, brusques et coupantes, il salua en Edmond de Goncourt l’auteur de l’Histoire de la Société Française pendant la Révolution et le Directoire, l’auteur de La Patrie en danger. Puis, la parole fut à M. Raymond Poincaré. Des applaudissements unanimes l’accueillirent quand il remit à Edmond de Goncourt la croix d’officier de la Légion d’honneur. Edmond de Goncourt avait soixante-treize ans.
L’année suivante, dans la nuit du mercredi au jeudi 16 juillet 1896, Edmond de Goncourt mourait à Champrosay. Ses obsèques religieuses eurent lieu à Notre-Dame d’Auteuil. La plupart des convives du banquet de 1895 y assistaient. Au premier rang se tenait S. A. I. la Princesse Mathilde. Elle était venue de sa résidence d’été de Saint-Gratien rendre les derniers devoirs au dernier des Goncourt.
Malgré les agacements que lui avait causés la publication du Journal, pouvait-elle oublier que les deux frères avaient été de ses familiers et qu’elle avait été pour eux une protectrice et une amie ? A l’ouverture du testament d’Edmond de Goncourt, on sut qu’elle serait appelée à recueillir sa succession au profit d’une œuvre charitable qu’elle avait fondée, si l’Académie qu’instituait le testateur ne pouvait, pour une raison ou une autre, être légalement constituée. Elle le fut et elle rentra en possession de la maison du boulevard Montmorency où elle eut son origine dans les réunions du « Grenier ».
Le comte Primoli §
Gégé est à Paris. Ces mois échangés çà et là signifiaient que le comte Joseph Primoli avait quitté Rome et son Palais de la Via Torre di Non a pour faire à Paris un de ses séjours annuels. A Paris, comme à Rome, il comptait de nombreuses amitiés dans tous les mondes et dans tous les milieux, et le diminutif de « Gégé », par lequel on le désignait volontiers, témoignait qu’il se prêtait de bonne grâce aux familiarités les plus diverses. Ce Napoléonide, en effet, fils d’un patricien romain et d’une princesse Bonaparte, était dépourvu de toute morgue et affranchi de beaucoup de préjugés, mais sa souriante bonhomie et sa gracieuse affabilité n’en étaient pas moins sensibles à ce qui ne tenait pas compte de l’imperceptible distance qu’elles entendaient que l’on gardât vis-à-vis d’elles, et il savait fort bien, avec une finesse toute italienne et une politesse toute française, faire sentir, quand il le fallait, la dignité de sa naissance et l’illustration de ses parentés. « Gégé » redevenait le comte Primoli, juste l’instant nécessaire à remettre les choses et les gens au point.
Ses parentés impériales faisaient de lui, à Paris, l’hôte de sa tante la princesse Mathilde. Tant qu’elle vécut, ce fut chez elle qu’il « descendit », et sa présence rue de Berri était bienvenue de la princesse qui aimait beaucoup ce neveu et le traitait un peu en enfant gâté. De ce traitement, il usait pour donner cours à un certain goût qu’il avait de la plaisanterie et de la mystification. Il prenait un malicieux plaisir à mettre les gens dans l’embarras par des questions indiscrètes ou des propos déconcertants, et rien ne l’amusait plus que d’en faire se rencontrer qui eussent préféré ne pas se trouver ensemble. Ces jeux le divertissaient infiniment. Il y avait, en effet, quelque chose d’enfantin dans ce gros homme d’une aimable corpulence, au visage un peu mollement napoléonien, à la belle barbe blonde. De l’enfance il avait conservé la gentillesse et aussi l’insatiable curiosité.
Cette curiosité le conduisait dans tous les mondes et dans tous les milieux, les plus fermes comme les plus accessibles. Il connaissait autant de pauvres diables que de têtes couronnées, mais, si cosmopolite qu’il fût, il demeurait cependant, comme il se plaisait à le dire, « le plus Parisien des Romains et le plus romain des Parisiens ». Il était même un peu Européen. Il avait fréquenté toutes les célébrités de tous les pays et les avait même, pour la plupart photographiées, car il n’allait guère sans emporter avec lui son « appareil » dont l’objectif lui avait fourni d’innombrables clichés… L’un d’eux, dont il était fier, montrait le pape Léon XIII en promenade dans les jardins du Vatican ; mais les images ne lui suffisaient pas et il les complétait par de nombreuses notes prises sur le vif et qui eussent constitué la matière de très intéressants mémoires, si la paresse ne l’avait empêché de tirer parti.
Homme de cour, homme de société, le comte Primoli avait en lui de l’homme de Lettres. Il l’était par son goût de l’indépendance qu’il poussait jusqu’au dédain sincère pour les honneurs et les situations officielles. Partout il ne voulait être qu’un curieux, ce dont s’accommodait son égoïsme qui ne l’empêchait pas de se montrer, à l’occasion, serviable et bienfaisant. Sa sympathie pour les écrivains et les artistes était réelle. Il aimait se mêler à eux, confronter leurs personnes à leurs ouvrages, friand d’anecdotes à leur sujet et capable de bons offices à leur endroit. Dans sa jeunesse, il avait connu Sainte-Beuve, voyagé en Egypte avec Théophile Gautier et entretenu, par supercherie, sous un nom de femme, une correspondance d’amour avec Alexandre Dumas fils. Il avait vécu dans l’intimité des Goncourt et de Flaubert, et, plus tard, en relations avec tout ce qui comptait en littérature. Sur les solives du plafond, dans son palais de Rome, il avait inscrit les noms de ses amitiés littéraires, même les plus humbles, et quand je l’y visitai, en 1903, je pus constater que le mien y figurait. Si lettré qu’il fût, il ne fit que rarement acte d’auteur : quelques pages de souvenirs dans la Revue de Paris et, dans la collection des « Amis d’Edouard », un Sur les pas de Stendhal à Rome, qui lui donne rang parmi les « beylistes ».
Sa fidélité à la princesse Mathilde ne l’empêchait pas, chaque année, d’aller rendre ses devoirs à l’Impératrice Eugénie, soit à Farnborough, soit sur son yacht The Thistle. En 1906, une croisière sur Le Nirvana de la comtesse de Behague me donna l’occasion de le mieux connaître qu’en des rencontres de salon. Pendant les deux mois que nous passâmes en Méditerranée, il m’apparut quotidiennement au naturel, en ses curiosités, en sa bonhomie en ses petites susceptibilités, en ses inoffensives manies de vieux garçon douillet et retors, en ses menues ruses, en ses finesse naïves et ses gentillesses amicales, en tout ce qui faisait de lui un charmant personnage de comédie historique, en ses démêlés comiques avec son valet de chambre Néreo. Je le revois ainsi à Athènes, à Chypre, à Damas, à Constantinople, durant les longues conversations du bord et les promenades aux escales, avec son inséparable appareil en bandoulière, la démarche nonchalante et un peu lourde, foulant d’un pas paresseux le sol rugueux de l’Acropole ou les lisses dalles de marbre de la Mosquée Verte, à Brousse…
Après la mort de la princesse Mathilde, il était venu s’installer dans un appartement de l’avenue du Trocadéro. Il en avait rempli les deux salons d’un fouillis de meubles disparates et d’objets hétéroclites où des riens sans valeur voisinaient avec des choses de prix. Sur la cheminée s’allongeait une réduction de la statue de Pauline Borghèse, sculptée nue par Ganova. Aux murs pendaient des kakémonos, portant des signatures d’écrivains. C’était là que le comte Primoli recevait ses amis de Paris, de Rome et d’ailleurs. Souvent quelques-uns s’asseyaient à sa table où chacun des convives trouvait sous sa serviette quelque gentil ou cocasse présent. Puis vint la guerre et les longs mois d’angoisses jusqu’au jour où le comte Primoli eut la joie de voir ses deux patries unies dans une commune victoire, mais le temps avait passé sa santé s’était altérée et lui donnait des inquiétudes. Son corps épaissi, sa calvitie accrue, sa barbe blanche indiquaient la vieillesse, une vieillesse qui accusait sur le calme et beau visage italien les traits napoléoniens. A travers le Primoli s’apercevait le Bonaparte.
La dernière fois que je le vis, quelque temps avant son départ pour Rome, je fus frappé du changement qui s’était produit en lui et j’eus le sentiment que je ne le reverrais plus et que je n’entendrais plus le « Gégé est à Paris » qui avait si souvent signalé son arrivée. Cependant, il formait encore des projets, dont celui de rédiger enfin ses Mémoires. Ce propos nous amena à évoquer certaines figures et certains faits de jadis. Le nom de la princesse Mathilde étant venu dans noire conversation, je lui rappelai le soir où, rue de Berri, ayant rapporté de Rome un disque de gramophone sur lequel était enregistrée la voix de Léon XIII donnant sa bénédiction, il nous avait fait entendre les vénérables syllabes latines fortement accentuées par l’organe caverneux et nasillard du Souverain Pontife, qu’écoutait un cercle d’hommes en habit noir et de dames en robes de soirée, épaules nues et gorges découvertes, pieusement agenouillées devant la boîte magique d’où sortait, fantôme sonore, le Benedicat vos papal.
A ce souvenir, un sourire malicieux éclaira le visage pâli du neveu préféré à qui la Princesse « passait », avec une indulgence amusée, ses bons tours de vieil enfant gâté et parfois ses écarts d’enfant terrible.
Guy de Maupassant §
Il y avait bal, ce soir-là, chez M. Cernuschi, dans son hôtel de l’avenue Velasquez. Sous l’œil divinement indifférent du grand bouddha de bronze qui, accroupi sur son lotus, dominait le vaste hall brillamment illuminé, une foule bigarrée se pressait en costumes de tous les pays et de tous les temps, car le bal que donnait le vieux patriote italien était un bal travesti. J’y accompagnais José-Maria de Heredia et nous faisions modeste figure parmi les déguisements somptueux, exotiques, bigarrés qui nous entouraient. On y voyait des Incroyables et des Turcs de comédie. Un chevalier en armure s’y promenait, la visière de son casque baissée, entre une colombine et une druidesse. Les siècles se confondaient en une amusante cohue de couleurs et d’oripeaux, qui était le « Tout-Paris » mondain, artistique et littéraire d’alors que M. Cernuschi avait convié à cette fête costumée.
Soudain, comme l’on s’écartait à l’entrée du peintre Jacquet, menant en laisse une couple de dogues danois habilement camouflés en lions et pourvus de magnifiques crinières, la musique se tut et M. Cernuschi apparut dans une tribune qui dominait le hall. Il agitait un drapeau français et un drapeau italien. Les gazettes du jour avaient annoncé je ne sais quelles difficultés diplomatiques survenues entre la France et l’Italie, auxquelles M. Cernuschi faisait allusion en une harangue chaleureuse où il attestait l’amitié indissoluble des nations sœurs. Tandis que les applaudissements éclataient, M. Cernuschi, aux accents de la Marseillaise et de l’hymne italien, serrait sur son cœur les drapeaux fraternels. Durant cet intermède, je me trouvais à côté d’un moine en robe de bure. Ce moine barbu et qui portait un lorgnon n’était autre qu’Emile Zola, et comme je le considérais avec curiosité, José-Mari a de Heredia frappait l’épaule d’un nègre du plus bel ébène en l’interpellant d’un amical : « Bonjour, Guy ! »
José-Maria de Heredia aimait beaucoup Guy de Maupassant qu’il avait connu chez Flaubert. Il prisait, de Maupassant, sa droiture de caractère, sa franchise, la sûreté de ses relations, et il admirait profondément le talent du conteur normand. Un succès rapide et constant avait fait de lui une des figures les plus en vue de là littérature d’alors. Ses gains considérables lui assuraient une existence indépendante dont le principal luxe était le yacht sur lequel le romancier accomplissait de fréquentes croisières en Méditerranée. Maupassant préférait les spectacles de la nature aux œuvres de l’art. Il manquait de goût, et ce manque de goût avait fait de son hôtel de la rue Montchanin un logis de « souteneur caraïbe » ainsi que le qualifiait Edmond de Goncourt Maupassant n’avait rien d’un raffiné. Il y avait en lui quelque chose d’un peu rustre et de brutal.
Dans sa jeunesse, il avait eu la passion du plein air et des exercices violents. Ses exploits de canotage étaient demeurés fameux, non moins que ses prouesses sexuelles que la légende avait peut-être exagérées, mais qui, ramenées à la vraisemblance, n’en attestaient pas moins chez ce robuste « gars » une virilité peu commune. Il en courait des anecdotes qu’il me serait difficile de rappeler, mais qui, toutes, témoignaient d’un tempérament excessif et d’une vigueur exceptionnelle. On citait aussi de sa part des fantaisies singulières, ne fût-ce que celle de ces conférences sur des sujets érotiques, accompagnées de démonstrations physiques, que le romancier prononçait en petit comité, ayant pour tout vêtement un frac qui ne couvrait que la partie supérieure de sa personne, mais ces fanfaronnades et ces excès n’empêchaient pas Maupassant d’être un travailleur acharné et ponctuel, ainsi que le prouvait sa production incessante qu’activait encore l’abus des excitants qui eurent une si fâcheuse influence sur l’état d’une santé déjà menacée par une lourdes tares accidentelles.
Dénoirci de l’ébène dont il s’était enduit le visage au bal Cernuschi et ayant cessé d’être nègre, Guy de Maupassant, tel qu’il m’apparut quand je le rencontrai par la suite chez José-Maria de Heredia, était un homme de moyenne taille, râblé et trapu, d’aspect musclé et vigoureux. Sur une encolure puissante et un peu courte, sa tête s’implantait solidement. Des cheveux taillés en brosse surmontaient un front têtu. Les traits du visage étaient réguliers et peu expressifs et la bouche disparaissait sous une forte moustache noire. Un col bas dégageait un cou massif et une nuque renflée. Si Edmond de Goncourt faisait penser par son allure militaire à un vieux colonel des armées impériales, Guy de Maupassant ressemblait plutôt à un sous-officier sorti du rang, mais, ce que je voyais en lui, c’était l’auteur des beaux romans et des contes admirables, l’auteur de Fort comme la Mort et de Boule de Suif, l’écrivain qui tenait du grand Gustave Flaubert son art réaliste et soucieux de vérité.
Lui ayant été présenté, je le remerciai d’une lettre qu’il m’avait écrite à propos de l’envoi d’un petit recueil de vers que je lui avais adressé. Il s’en souvenait et voulut bien m’en dire quelques mots obligeants et brefs, puis la conversation s’engagea entre lui et José-Maria de Heredia, à laquelle je m’abstins modestement de prendre part. Je me rappelle qu’entre autres propos il y fut question de Flaubert et d’un certain « cabillot » dont Flaubert se servait comme presse-papier et que sa nièce, Mme Commanville, conservait pour le même usage sans savoir quelle était la provenance singulière de ce « cabillot » et l’étrange emploi qu’en avait fait le vieux capitaine au long cours de qui Flaubert le tenait. L’histoire est assez « raide », et Maupassant semblait s’en amuser, quand, soudain, il s’assombrit pour se plaindre de sa santé. Il souffrait, disait-il, de troubles nerveux très pénibles, d’insomnies persévérantes. D’ailleurs, comment aurait-il pu trouver le repos ? La nuit il était tenu éveillé par des bruits inexplicables, par des craquements insolites. C’était insupportable et il irait bientôt chercher un peu de silence sur son yacht Le Bel Ami. Là, peut-être, il pourrait dormir…
Je n’ai plus revu Guy de Maupassant après cette rencontre. Un jour (j’habitais alors rue Boccador, où demeurait aussi Maupassant), je vis arriver chez moi José-Maria de Heredia fort troublé. Dans une crise de démence, Maupassant avait tenté de se couper la gorge avec un rasoir. José-Maria de Heredia n’avait pu voir le blessé, mais François, le domestique de Maupassant, lui avait conté le détail du drame dont on sait les suites funestes. Une fois que je m’en entretenais avec Georges de Porto-Riche et que je faisais allusion à certains récits d’où l’on aurait pu tirer des indices sur l’état mental de Maupassant, et, en particulier, à la nouvelle intitulée Le Horla dont le fantastique hallucinatoire décelait un trouble avertisseur, Porto-Riche m’assura que Le Horla ne pouvait pas être la preuve de phénomènes morbides chez Maupassant, car c’était lui, Porto-Riche, qui avait donné à son ami le sujet de ce conte, et Maupassant s’était borné à en développer le thème accepté.
Anatole France §
La porte du fumoir s’ouvre. Dans le fumoir il y a beaucoup de fumée, et, à travers la fumée, me parviennent, accueillis par des rires, ces mots : « Anatole n’est pas brave. » Celui qui les a prononcés, d’une voix aigrelette, est un vieux petit monsieur un peu bossu et qui semble enchanté de l’effet de ses paroles. Mais, qui peut bien être cet Anatole qui manque de bravoure et que tous semblent connaître ? Mon incertitude est de courte durée, car José-Maria de Heredia vient à moi : « Ah ! Vous arrivez bien. Nous parlons de France, et André Lemoyne nous raconte l’histoire de la gifle. » J’ai compris ; je sais maintenant qui est cet « Anatole qui n’est pas brave » et qui est le narrateur de l’anecdote. J’ai lu les charmants vers de l’auteur des Roses d’antan. C’est donc lui, ce vieux petit monsieur au dos rond et à la voix aigrelette qui a, dit-on, outre son talent de poète, celui d’imiter à merveille le bruit de la scie ! A la demande de Heredia, le brave André Lemoyne ne se fait pas prier pour répéter comment Anatole, dans le bureau de l’éditeur Lemerre, n’évita la main levée sur lui d’un interlocuteur peu patient qu’en tournant autour d’une table, poursuivi par un geste, duquel il ne lui vint pas un instant à l’idée de demander raison…
Qu’Anatole ne fût pas brave n’empêchait pas que France fût un charmant et subtil esprit, admirablement et pleinement lettré, et, comme tel, fort apprécié de José-Maria de Heredia. Les deux hommes avaient été assez liés, et France avait même servi de secrétaire à Heredia lorsque ce dernier travaillait à sa traduction de La Véridique Histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, par Bernai Diaz del Castillo. Depuis lors, leurs relations s’étaient un peu espacées sans cesser d’être amicales, mais je ne me souviens pas avoir jamais vu l’auteur de Thaïs et du Lys Rouge au nombre des visiteurs du samedi au fumoir de la rue Balzac. Ce ne fut pas là que je le rencontrai pour la première fois, mais au banquet offert à Jean Moréas, dans la salle de l’Hôtel des Sociétés Savantes, à l’occasion de la publication du Pèlerin Passionné.
Moréas, qui ne négligeait pas « sa gloire » et savait fort bien tirer parti des circonstances, avait demandé à Maurice Barrès et à moi de signer les invitations à ce banquet qu’il avait provoqué et organisé lui-même avec un certain sens pratique de la réclame qui s’alliait en lui, je me plais à le reconnaître, avec une haute et stricte conscience littéraire. Anatole France, qui avait publié dans le Temps un article d’estime plutôt ironique sur le Pèlerin Passionné, répondit à l’invitation, et ce fut à ces agapes qu’il me fut donné de le rencontrer pour la première fois. Cette première rencontre se borna à une présentation et à un bref échange de politesses, mais l’impression que j’en gardai ne fut pas extrêmement favorable. Cependant, j’avais pour Anatole France une sincère admiration. Je me rendais compte du grand service qu’il rendait aux Lettres françaises en y restituant, au lendemain de la brutale poussée du naturalisme, une tradition submergée sous le lourd flot réaliste, et qu’il remettait élégamment et savamment en honneur. Sa prose, admirable de clarté, de souplesse et de force harmonieuse, était un exemple de goût et de mesure. C’était une prose d’humaniste et d’érudit, où l’heureux choix du vocabulaire égalait la sûreté de la syntaxe. Il y régnait une sorte de perfection aisée, d’un charme insinuant et d’un attrait irrésistible. Elle était maniée avec un tact merveilleux et mise au service d’un esprit dont l’étendue naturelle s’était accrue des ressources d’une curiosité infinie. Nul mieux que France ne savait tirer profit de ses lectures et il en assimilait la substance avec une ingéniosité diabolique.
Si l’écrivain, chez Anatole France, m’a toujours inspiré une vive admiration, la sympathie que j’ai éprouvée pour l’homme était notablement moindre. Je l’ai trop peu connu pour me rendre compte si cette involontaire prévention était ou non justifiée. Dans le débat contradictoire dont son « caractère » a été l’objet et dans les divers jugements qui en ont été portés, je ne suis pas en mesure de prendre position, de même que je ne veux pas m’aventurer dans la critique de ses attitudes politiques ou sociales, mais, malgré ces mises à part et ces réserves, j’ai toujours ressenti pour l’homme que fut France un certain éloignement que n’a pu vaincre le sentiment admiraitif qui m’inclinait vers l’écrivain. J’ajouterai même que, si lire France a toujours été pour moi un délice, l’entendre « causer » m’a toujours produit une sorte de malaise et aussi un insurmontable ennui. Cette conversation, à la fois prolixe et décousue, ces digressions embrouillées, cette élocution hésitante, tout le gâchis et toutes les bavures de son discours faisaient de lui une espèce de « raseur supérieur » ; mais, qu’il prit la plume, et tout ce déchet et ce tâtonnement de sa pensée devenaient de l’éloquence, de la finesse, de la profondeur, de l’harmonie. Le causeur aux développements confus et aux inextricables divagations se transformait en un écrivain infaillible à qui les mots obéissaient docilement pour s’ordonner en des phrases dont il réglait magistralement la vie verbale et la force expressive.
Les hasards de la vie de Paris m’ont donné assez souvent l’occasion de comparer entre eux ces deux France, celui de la plume et celui de la parole. Si France était plutôt « l’homme d’un salon » qu’un « homme de salons », il en fréquentait volontiers quelques-uns, autres que celui dont il était le principal et glorieux ornement. Avenue Hoche, chez Mme Arman de Caillavet, France constituait « l’attraction » des réunions que présidait, en s’effaçant devant l’idole du lieu, la spirituelle et autoritaire maîtresse de la maison. C’était là que France recevait les hommages de ses fidèles et se prêtait à l’admiration de ses fervents. Ces réceptions ressemblaient assez à des représentations dont il eût été la vedette. D’ailleurs, il tenait l’affiche avec un plaisir visible de vanité qui n’allait pas, parfois, sans un certain agacement quand on l’obligeait à certaines scènes de son répertoire qu’il n’était pas en humeur de jouer. Ces petits froissements se dissipaient à table, car France était gourmand. Un jour qu’à dîner il se livrait à des propos plus ou moins anarchistes en savourant un succulent pâté, et qu’il vitupérait l’égoïsme des classes dirigeantes : « Regardez, murmura quelqu’un à l’oreille de son voisin, regardez ce qu’il mange et vous ne croirez pas ce qu’il dit. »
Il m’est arrivé plus d’une fois d’écouter les propos de table de l’illustre auteur de La Rôtisserie de la Reine Pédauque, chez Mme de Saint-Victor, chez Mme Marie-Louise Pailleron. Je le revois chez M. et Mme Pierre Mille. C’est un France vieilli, le France des derniers temps de sa vie. La barbe est entièrement blanche. Il a toujours son bel œil inquiet, aux regards vigilants et fourbes en sa figure si curieusement asymétrique. La vieillesse lui donne un air respectable et une sorte de distinction sénile qui lui manquait auparavant, il est au faîte de sa gloire. Elle n’est plus seulement française, elle est européenne. Son existence d’active paresse a fait de lui l’auteur de plusieurs authentiques chefs-d’œuvre. Je le compare aux diverses images que j’ai gardées de lui. Elles sont, presque toutes, d’un France « attablé », du sobre banquet Moréas aux savoureux menus de Mme Arman de Caillavet. Vraiment, grand Anatole France, le banquet de la vie ne vous aura pas été servi trop parcimonieusement ! Vous voici promu au rang de Grand Français, comme ce Ferdinand de Lesseps, à qui vous avez succédé à l’Académie…
Lorsque je m’y présentai en 1911, j’allai rendre à Anatole France la visite d’usage en sa maison de la Villa Saïd. Depuis plusieurs années, France s’abstenait de paraître aux séances de la Compagnie et de prendre part à ses votes. Quand j’eus été élu au fauteuil laissé vacant par le vicomte Eugène-Melchior de Vogué, je m’associai au regret que causait à la plupart de mes confrères cette abstention de l’un des plus célèbres d’entre eux. Les choses restèrent en cet état jusqu’au jour où des démarches amicales y mirent fin. Anatole France, nommé membre de la Commission du dictionnaire, reprendrait sa place parmi nous. A cette occasion, sur l’initiative de Marcel Prévost, il fut convenu qu’Anatole France serait invité à déjeuner, un jeudi, au Restaurant Lapérouse et que, de là, les convives de ce repas de réconciliation académique raccompagneraient à l’Institut où il assisterait à la séance. Le déjeuner fut fort gai. L’aimable marquis de Ségur et M. Eugène Brieux, M. Marcel Prévost, quelques autres de nos confrères et moi-même fûmes du cortège qui ramena, au Palais Mazarin, Anatole France, le frondeur, dont le scepticisme, en ce monde, ne respecta à peu près rien, sinon l’honneur de la Langue française.
Catulle Mendès §
C’est aux répétitions générales que je l’ai rencontré le plus souvent. Je les fréquentais assidûment à l’époque où je tenais le feuilleton de la critique dramatique au Journal des Débats. J’y avais succédé en 1908 à Emile Faguet qui y avait eu lui-même pour prédécesseur Jules Lemaître, mais je n’avais de l’un et de l’autre ni la bonhomie ni la malice. A ces infériorités s’ajoutait celle de n’avoir pas le goût du théâtre, aussi m’acquittai-je assez mal d’un emploi que Catulle Mendès remplissait brillamment au Journal. Ses chroniques étaient toujours intelligentes et souvent éloquentes. Aux représentations, il était une des « figures » de la salle. Corpulent, les épaules hautes, le cou court, le visage blafard, il apparaissait ponctuellement sur le devant de sa loge dès le lever du rideau. Il écoutait avec attention, caressant de la main sa barbe cendrée ou tourmentant les bouts flottants de la lavallière de soie blanche qui s’étalait sur son plastron de soirée. Aux entr’actes on le croisait dans les couloirs, pérorant de sa voix rauque ou distribuant des poignées de main, l’air à la fois insolent et distrait, entouré ou accompagné de nombreux auditeurs ou clients, car aux répétitions générales, il avait situation de chef de groupe.
Chef de groupe, il l’était aussi en littérature et même quelque peu chef d’Ecole. Contre le Symbolisme naissant, il avait maintenu levé le drapeau du Parnasse dont il avait été un des tenants en vue, dont il avait écrit la légende et dont il appliquait strictement la doctrine, en disciple respectueux et fervent de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville. Contemporain des Léon Dierx, des Sully Prudhomme, des Coppée, des José-Maria de Heredia, il était d’entre eux le plus rigoureusement Parnassien. Poète subtil, riche de ressources verbales et d’artifices de rhétorique, prosateur brillant et maniéré, lettré ingénieusement érudit, il tenait tête avec une hostilité astucieuse et dissimulée aux tentatives de la génération nouvelle, envers laquelle cependant il usait de ménagements, lui faisant certaines avances qu’on pouvait prendre pour des acquiescements partiels, mais qui étaient plutôt de la politique confraternelle et de la stratégie littéraire.
Ces précautions et ces manœuvres n’évitèrent pas cependant des frictions assez vives entre les deux Ecoles, la Parnassienne et la Symboliste et, dans ce conflit, Mendès ne fut pas épargné, pas plus que Sully Prudhomme et que Coppée, tandis que Dierx et Heredia n’en ressentirent guère les effets. Leur œuvre était tenue en une estime à laquelle ne participait pas l’œuvre de Mendès. Certes, on rendait justice aux qualités qui en faisaient la valeur ; mais ces qualités se rapportaient plutôt à la forme qu’au fond et attestaient une virtuosité qui ne voilait qu’à demi le vide au-dessus duquel elle accomplissait ses prodiges froidement improvisés. Malgré ces réserves, Mendès avait parmi nous ses défenseurs et même ses admirateurs qui s’autorisaient du cas qu’un Verlaine et un Mallarmé faisaient de leur compagnon de jeunesse et de Parnasse. Au nombre des clients de Mendès se rangeaient, entre autres, Ephraïm Mikhaël et Pierre Quillard.
Ce furent eux qui, à je ne sais plus quelle occasion, m’entraînèrent chez lui. Il habitait, à cette époque, dans une rue voisine de l’avenue du Bois de Boulogne, un petit hôtel attenant à un jardinet. Ce fut là que nous fûmes reçus, un dimanche d’été, et reçus fort aimablement. La chaleur de la saison et du jour permettait un certain débraillé dont Mendès donnait l’exemple, sans veston, le torse couvert d’une chemise de soie écrue. Il buvait de la bière et fumait une forte pipe. Le corps alourdi et le visage empâté, Mendès n’avait plus rien de cette beauté apollonienne et blonde qui, en sa jeunesse, avait justifié son prénom d’élégiaque latin et le faisait comparer à un dieu adolescent. Les fatigues de sa vie nocturne et de son existence laborieuse l’avaient cruellement marqué, mais sa conversation conservait de la verve et de l’éloquence. Elle était riche d’aperçus ingénieux, d’anecdotes curieuses, de précieux souvenirs et c’était avec un vif plaisir que nous l’entendions parler de Hugo et de Baudelaire qu’il avait connus, de Wagner qu’il avait approché et dont il avait été l’hôte à Lucerne, mais malgré cet attrait je cessai bientôt de fréquenter le petit hôtel des environs de l’avenue du Bois de Boulogne. Je n’y fus pas retenu par ce sentiment d’admiration, de sympathie et d’amitié qui me conduisait, chaque semaine, aux samedis de José-Maria de Heredia et aux mardis de Mallarmé.
A ces réunions du mardi il était souvent question de Mendès. Mallarmé, bien qu’il se fût « déparnassiennisé », était resté en fort bons termes avec Mendès dont la facilité l’émerveillait. « Catulle est étonnant, disait-il volontiers, on pourrait le réveiller à n’importe quelle heure de la nuit et il aurait, toujours prêtes, deux cent lignes de copie. » Ce mérite d’improvisateur, reconnu, ne l’empêchait pas de sourire quand Villiers de l’Isle-Adam déclarait : « Catulle, c’est une frégate dans une bouteille. On ne sait pas comment elle y est entrée. Mais, elle y est. » Villiers n’oubliait pas que Mendès l’avait traité de « demi-génie ». Villiers et Mendès, en effet, ne s’aimaient pas, et même ils se détestaient. Cette animosité, Villiers ne manquait guère l’occasion de l’exprimer en « mots cruels » et même en actes presque injurieux, à en croire l’anecdote qu’on m’a contée et qui est bien dans la « manière » de Villiers. Un soir, à une heure indue, Villiers monte chez Mendès. Il sonne. Après un long moment, Mendès vient ouvrir : « Comment, c’est toi ! » Villiers, sur le seuil de la porte s’arrête, indécis, se ravise, jette sur Mendès un regard volontairement méfiant, se tâte, puis, soudain, fait un pas en arrière. « Voyons, entre », dit Mendès impatienté. « Non, rétorque Villiers en secouant la tête. Non, pas ce soir, j’ai des fonds », et il redescend quatre à quatre l’escalier.
J’ignore quelle fut l’origine entre Villiers et Mendès de l’antipathie réciproque, pour ne pas dire plus, qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, mais je crois qu’elle venait de profondes différences de race et de nature. La hauteur intellectuelle et littéraire de Villiers accablait d’un souverain mépris ce qu’il y avait, dans le réel talent de Mendès, d’artificiel et d’un peu équivoque. Ajoutez-y que Villiers, idéaliste et chrétien, auteur grave et chaste, devait être profondément choqué par le caractère érotique et païen des ouvrages de Mendès. Le conteur de l’Amour Suprême ne pouvait ressentir que de l’éloignement pour le romancier de La Maison de la Vieille. Ce singulier roman est pourtant peut-être tout ce qu’il subsistera de l’œuvre de Mendès qui, en poésie, n’aura bien probablement qu’une place d’anthologie. Il n’en est pas moins vrai que le sincère amour des Lettres dont Mendès ne cessa jamais de témoigner sauvegardera sa mémoire auprès de la postérité. Il le faisait passer outre à ses préférences personnelles.
J’en eus la preuve lorsque, devenu directeur littéraire du Journal, après José-Maria de Heredia, il fit appel à ma collaboration. J’y répondis en l’allant voir dans le bureau qu’il occupait rue Richelieu, un étroit cabinet sans air et sans jour, peu en accord avec ses fonctions directoriales auxquelles mit fin le tragique accident du chemin de fer de Saint-Germain-en-Laye. Convié à lui succéder au Journal, je me fis concéder un local plus convenable. Peut-être raconterai-je un jour le temps que j’y passai sous la triple direction de M. Henri Letellier, de M. Etienne Grosclaude et de l’étonnant Charles Humbert qui voulait bien dire de moi, m’a-t-on rapporté : « Il a l’air de se f… du monde, mais il est intelligent, le bougre ! »
Jules lemaître §
C’est à une reprise des Erinnyes. La représentation vient de finir et de chaleureux applaudissements ont salué les vers solides et sonores de l’âpre tragédie eschylienne où Leconte de Lisle a concentré l’histoire des Atrides. Le rideau s’est abaissé et la salle se vide. Un dernier applaudissement retentit. C’est José-Maria de Heredia qui, debout, dans sa loge, frappe une dernière fois l’une contre : l’autre ses mains enthousiastes. Leconte de Lisle n’est-il pas son maître vénéré et son ami très aimé ?
Nous voici sous la péristyle de l’Odéon. José-Maria de Heredia a fait signe à un fiacre. « Venez, je vous ramène, et vous aussi, Lemaître », dit-il en s’adressant à un petit monsieur sur l’épaule de qui il a posé une main amicale et qui prend place avec nous dans la voiture. Nous y sommes un peu serrés. La forte voix de Heredia y résonne. « Voyons, Lemaître, vous allez être gentil pour M. de Lisle et lui faire un bon article. C’est magnifique, d’ailleurs, ces Erinnyes ! Quels vers ! De l’airain et du marbre. Et Tessandier est admirable. Vous le direz, n’est-ce pas et sans réserves ? M. de Lisle est susceptible. Ne le taquinez-pas. Mais oui, c’est très beau, très beau. » Pendant que Heredia parle, le petit monsieur hoche la tête et fait le geste de quelqu’un qui ne veut rien promettre. Je le regarde dans l’ombre de la voiture. Je distingue une fine figure malicieuse et j’écoute ses propos qui prouvent que Heredia n’a pas convaincu son interlocuteur, propos que ponctue parfois un bref ricanement de mauvais augure. Je crains bien que Leconte de Lisle n’ait pas trop à se louer du feuilletoniste du Journal des Débats, car le petit monsieur qui hoche la tête à côté de moi est Jules Lemaître, et le critique n’est pas toujours tendre. Jules Lemaître a trop d’esprit pour ne pas céder à la tentation d’en avoir plus qu’il ne faudrait, même à tort. Il est de ceux qui préfèrent se tromper brillamment plutôt que d’avoir modérément raison.
Je ne me souviens plus de la façon dont le spirituel critique des Débats traita l’irascible poète des Erinnyes, mais bientôt après cette rencontre odéonesque et ce retour en fiacre, j’eus, pour mon humble part, l’occasion de tomber sous sa férule. Lugné-Poe m’avait proposé d’interpréter à l’un des spectacles de l’Œuvre un poème dialogué intitulé La Gardienne et que j’avais écrit sans penser qu’il serait jamais transporté sur la scène. Néanmoins, j’acceptai l’offre de l’audacieux Lugné-Poe qui avait sur la mise en scène des idées assez nouvelles. Ce fut ainsi qu’il décida que les vers du poème seraient dits par un récitant et une récitante, tandis que les acteurs chargés des rôles et séparés du public par un voile de gaze prendraient les attitudes et feraient les gestes convenables au texte parlé. Un décor symbolique ayant été commandé au peintre Vuillard et Lugné-Poe s’étant adjoint comme récitante MIle Lara, de la Comédie-Française, de pittoresques répétitions commencèrent, agrémentées d’incidents divers. Enfin le jour de la représentation arriva. Chacun fit de son mieux, mais le public fut quelque peu récalcitrant et je connus l’honneur d’être sifflé. Il est vrai que j’eus le plaisir d’entendre Forain, qui était au nombre des spectateurs, déclarer de sa voix mordante que cette Gardienne « n’était pas rien ». Jules Lemaître, dans son feuilleton des Débats constata que mes vers ne manquaient pas d’une certaine valeur, mais que c’était là du singulier théâtre !
A cette époque je rencontrais assez souvent Jules Lemaître, dans le salon de Mme Emile Straus, née Halévy. Henry Meilhac y fréquentait assidûment, et Charles Haas, le futur Swan de Marcel Proust, y paraissait volontiers. Ce salon était un lieu de réunion des plus agréables. Mme Straus était une charmante femme aux réparties imprévues où le plus sain bon sens se mêlait à la plus amusante fantaisie. Ses dîners et ses soirées étaient fort courus. J’y entends encore la voix bougonne et paresseuse de Meilhac et le petit rire sec et nerveux de Lemaître, que je retrouvais aussi dans d’autres milieux. Il était là, la première fois où je fus invité à dîner par Mme Aubernon. Je me sentais accablé de timidité et je tremblais que l’impérieuse maîtresse de maison me donnât la parole, comme elle le faisait parfois à l’un ou à l’autre de ses convives, mais ma jeunesse et mon obscurité m’évitèrent ce dangereux honneur et je m’abstins toujours prudemment de prendre part à ces « assauts d’esprit » qui étaient la spécialité de la maison et qui nécessitaient parfois le tintement de la célèbre sonnette, au branle de laquelle la présidente de ces agapes rétablissait l’ordre à sa table. Je m’y taisais donc sagement en écoutant de toutes mes oreilles et en dégustant l’excellente cuisine qu’on y servait, ce qui faisait dire de moi à la bonne Mme Aubernon, qui trouvait mon appétit supérieur à mon éloquence : « Il mange bien, mais il dîne mal », car bien dîner consistait pour elle à participer brillamment à ces joutes oratoires. A ce compte, Lemaître « dînait bien », car il avait beaucoup d’esprit et il le faisait valoir par une de ces voix que l’on qualifie de « prenantes ».
Cette voix exerçait sur les auditeurs des conférences de Lemaître une action puissante. Lemaître et Brunetière étaient en ce temps-là les deux conférenciers à la mode. Les façons différentes de Brunetière et de Lemaître prêtaient à des comparaisons et à des préférences. Les uns tenaient pour l’orateur qu’était Brunetière, les autres pour le causeur qu’était Lemaître. L’un professait d’admirables leçons sur Bossuet et sur les Encyclopédistes, l’autre excellait à analyser les cruelles tendresses d’un Racine et les hautaines mélancolies d’un Chateaubriand.
Si j’ai eu ainsi maintes fois l’occasion d’approcher Jules Lemaître, celles qui m’eussent fait pénétrer dans son intimité me manquèrent ; cependant, lorsque l’idée me vint de me présenter à l’Académie, au fauteuil laissé vacant par la mort d’André Theuriet et que briguait Jean Richepin, Lemaître fut un des premiers que j’allai consulter sur l’opportunité de ce dessein prématurément ambitieux et je reçus de lui le plus sympathique accueil dans son atelier de la rue des Ecuries-d’Artois. C’était une vaste pièce dont le principal ornement consistait en rayons chargés de beaux livres anciens, car Lemaître était un bibliophile avisé. Il ne me cacha pas les difficultés de l’entreprise à laquelle mes amis Gabriel Hanotaux et Henry Houssaye m’encourageaient, ainsi qu’Albert Vandal, avec qui j’avais des relations de famille. Parmi les conseils que me donna ce dernier, fut celui de me faire présenter à Mme de Loynes, dont l’influence académique était considérable. Un des assidus de son salon était justement Jules Lemaître. Albert Vandal m’offrit aimablement de m’y servir d’introducteur. J’acceptai avec la docilité du candidat en quête de voix, et je commençai mes visites d’usage.
J’accomplis méthodiquement et sagement ma tournée, mais il était dit que je ne franchirais ni la porte de Mme de Loynes, ni, cette fois, celle de l’Académie, car la mort subite de Mme de Loynes empêcha le projet qu’avait formé Albert Vandal de se réaliser. Le jour de l’élection arriva et je recueillis quelques voix, dont celle de Jules Lemaître, qui avait bien voulu se charger « d’exposer mes titres », car, à cette époque, les titres des candidats devaient être exposés dans la séance qui précédait le vote. Cet usage, qui avait du bon, n’a plus cours à présent, mais lorsque, en 1911, je me présentai au fauteuil du vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, il était encore en vigueur. Ce fut donc à Jules Lemaître que je m’adressai de nouveau pour ce bon office, auquel il consentit aimablement. En me promettant son concours, il pronostiqua le succès de ma candidature, et jamais sa « voix prenante » ne retentit plus agréablement à mes oreilles. D’ailleurs ses prévisions se réalisèrent et je fus élu au premier tour par dix-huit voix contre seize qu’avait obtenues mon concurrent, M. Pierre de Nolhac, à qui j’eus le plaisir, quelques années après, d’apporter mon suffrage.
Quand il s’agit de prendre séance, je demandai à Jules Lemaître de vouloir bien me servir de « parrain » avec Paul Hervieu, et ce fut à leurs côtés qu’après avoir lu mon « remerciement » j’écoutai, sans trop de confusion, la sévère réponse qu’y fit mon illustre confrère le comte Albert de Mun qui, pour mieux et de plus haut me faire sentir le poids de sa semonce, la prononça debout, contrairement à l’usage, qui veut que le directeur en fonction lise, assis au bureau, son discours d’accueil au récipiendaire. De cette éloquence et de cet accueil quelque peu exceptionnels Lemaître ne pouvait s’empêcher de sourire ironiquement. Je ne méritais pas cette mercuriale et je ne suivis pas l’exemple donné par le comte Albert de Mun quand j’eus à recevoir M. Henry Bordeaux, qui succédait au fauteuil laissé vacant par la mort de Jules Lemaître. J’y trouvai l’occasion de témoigner à M. Henry Bordeaux mes sentiments amicalement confraternels, et de rendre à la mémoire de Jules Lemaître l’hommage que lui devait mon reconnaissant souvenir.
Octave Mirbeau §
J’ai gardé un agréable souvenir de cette belle matinée d’été de l’année 1893 où, sur le quai d’embarquement de la gare Saint-Lazare, je faisais les cent pas en attendant le départ du train qui devait me conduire à Poissy pour aller déjeuner chez Octave Mirbeau qui y avait convié également Edmond de Goncourt et Paul Hervieu. Ce fut Paul Hervieu qui arriva le premier au rendez-vous. Je le vis se diriger vers moi de son pas méthodique, avec cette lenteur précise et prudente qu’il apportait à ses mouvements aussi bien qu’à ses actes et à ses paroles. J’ai connu peu d’hommes qui fussent mieux, plus fermement et plus finement, en possession d’eux-mêmes. Paul Hervieu mettait à tout ce qu’il faisait une perfection subtilement surveillée, aussi avait-il adopté pour cette partie de campagne la tenue exacte qu’il fallait. Le vêtement, la coiffure, la chaussure étaient, sans une faute de goût, ce que comportaient la saison et la circonstance.
Cependant l’heure du départ approchait et Edmond de Goncourt ne se montrait toujours pas. Nous allions monter dans le wagon quand nous le vîmes venir à nous de son grand pas nonchalant. Je le revois encore en sa haute taille, à la fois massive et élégante, avec son beau visage pâle, aux yeux vifs, sa moustache blanche. Il y avait en lui quelque chose de militaire et de martial qui le faisait ressembler à un ancien officier de cavalerie et quelque chose aussi qui rappelait la silhouette des artistes du temps de Gavarni. Cette ressemblance était augmentée, ce jour-là, par le port d’un large pantalon à carreaux blancs et noirs, par l’ample coupe d’un veston et par le foulard de soie qui s’enroulait à son cou. Un chapeau de haute forme, posé en bataille, complétait l’aspect quelque peu archaïque et démodé de l’illustre auteur de Manette Salomon, aspect qui contrastait avec celui qu’offrait Paul Hervieu, attentif à suivre la plus exacte mode du jour, ainsi que le devait à sa situation mondaine le spirituel romancier de Flirt.
La propriété où résidait Octave Mirbeau était située à Carrières-sous-Poissy. A la gare de Poissy une voiture nous attendait et bientôt nous fûmes chez notre hôte. Après son mariage avec Alice Regnault, Mirbeau avait quitté Paris et s’était retiré tout d’abord au fin fond de la Bretagne. Ensuite il s’était, je crois, fixé à Pont-de-l’Arche et enfin à Carrières où nous le trouvions. La maison était avenante et gaie avec ses meubles en bois teinté et ses toiles impressionnistes, parmi lesquelles éclataient de fulgurants tournesols peints par Van Gogh. A la maison attenait un jardin où Mirbeau cultivait des fleurs rares. Je me souviens d’admirables plants d’iris. Mirbeau entretenait aussi une roseraie où nous allâmes nous asseoir après le déjeuner qui avait été succulent. Mme Alice Mirbeau avait des talents de ménagère et des restes de jolie femme.
Mirbeau avait été et était encore beau garçon, ou plutôt il demeurait un solide gars, musculeux et râblé, avec un teint vif de Normand, des yeux verdâtres, une moustache fauve. Au-dessus d’un regard anxieux, le front, se creusait, entre les deux sourcils roux, d’une ride d’inquiétude. Il y avait dans tout ce visage énergique quelque chose de tourmenté et d’irritable, de contracté et de violent… En effet, le tourment et la violence étaient l’état d’esprit le plus ordinaire de Mirbeau. Il vivait dans une continuelle exaspération, dans une sorte de fureur où s’aiguisait sa verve de pamphlétaire et de satiriste. De l’un et de l’autre, il avait tous les partis pris et tous les grossissements et il les exprimait avec une sorte d’éloquence agressive et saccadée, déformant les faits pour les rendre plus favorables à son besoin d’invectives. La société lui semblait un cloaque où grouillaient toutes les bassesses et toutes les turpitudes et l’humanité lui paraissait composée en majeure partie de forbans et de maniaques. Il n’entrait dans la ménagerie littéraire et politique que le fouet à la main. Il y avait en lui du justicier et du tortionnaire et aussi de l’imaginatif et du visionnaire.
Aussi s’était-il inventé un monde à sa guise et il croyait aux fantasmagories auxquelles se complaisait sa virulence exacerbée. De ce monde de fripouilles et d’imbéciles, de faiseurs et de faux visages où tout était masques et grimaces, il avait rapporté d’étonnantes histoires et il en dénonçait les manigances, les manies et les forfaits avec une conviction momentanément communicative. On se laissait prendre à ses haines et à ses dégoûts, mais bientôt on se rendait compte de ce qu’ils avaient d’absurde, de saugrenu et de chimérique. Ils venaient plutôt chez Mirbeau de son tempérament qu’ils n’étaient le résultat de son expérience, mais il les entretenait soigneusement parce qu’ils offraient un point de départ de ses colères. Ses fureurs verbales s’y alimentaient. Si les affaires sont les affaires, la Littérature est la Littérature et Mirbeau, venu tard aux Lettres, les aimait passionnément.
Pamphlétaire féroce, satiriste sans pitié, Mirbeau, maître de l’invective et virtuose de l’éreintement, avait d’ardentes et sincères admirations, des enthousiasmes soudains, des engouements imprévus, tout cela parfois quelque peu hasardeux. Parfois aussi son instinct critique le faisait tomber juste. Il fut le premier à proclamer le génie de Maurice Maeterlinck dans un retentissant article sur la Princesse Maleine. En amitié, il était susceptible des mêmes élans généreux, mais il savait aussi les transformer en sentiments durables. Il en fut ainsi de ses relations avec Stéphane Mallarmé. Une rencontre fortuite fît de Mirbeau son ami. D’ailleurs Mallarmé admirait très sincèrement les romans de Mirbeau. Je l’ai entendu déclarer que L’Abbé Jules était « un livre étonnant » et il tenait en haute estime l’auteur du Calvaire et de Sébastien Roch, qui fut, en effet, un écrivain vigoureux, usant d’une langue de bon aloi et ne faisant subir à la syntaxe aucun des supplices dont il avait complaisamment énuméré, dans son fameux « Jardin » les variétés les plus asiatiques et les plus compliquées.
Lié d’étroite amitié avec Paul Hervieu, Octave Mirbeau était également en fort bons termes avec José-Maria de Heredia et ce fut sans doute dans le fumoir de la rue Balzac qu’il rencontra, comme je l’y rencontrai moi-même, le vieux peintre Jean Gigout qui habitait un petit hôtel du voisinage, situé rue Lord-Byron ou rue Chateaubriand. A l’époque de Balzac, ces rues étaient séparées de la rue Fortuné où mourut l’auteur de la Comédie humaine. Jean Gigout les traversait à la brune, pour aller retrouver Mme de Balzac qui avait des bontés pour lui. Or, ç’aurait été durant un de ces rendez-vous nocturnes que l’on dut aller avertir la femme du grand romancier qu’il était temps de venir lui fermer les yeux. José-Maria de Heredia tenait ces détails du vieil artiste et, sans doute, les transmit à Mirbeau qui en fit usage. Cette révélation produisit quelque émoi et Mirbeau fut obligé de supprimer le passage qui montrait sous un jour fâcheux l’attitude de « L’Etrangère ». D’ailleurs, M. Marcel Bouteron, dans ses belles études balzaciennes, a fait justice de ces racontars séniles de Jean Gigout qui font penser à ceux qu’Edmond de Goncourt, par amour de la vérité, accueillait avec une si honnête crédulité dans les pages de son Journal.
Méry Laurent §
Il y a, au Musée de Dijon, legs du Professeur Albert Robin, qui fut de ses amis, un charmant portrait d’elle par Manet. Manet l’a, d’ailleurs, maintes fois représentée et elle lui servit souvent de modèle, car elle fréquentait volontiers l’atelier du peintre. Elégante demi-mondaine, elle appartenait à la classe aisée et presque bourgeoise de la galanterie. J’ignore d’où et comment elle y était venue, mais elle y faisait figure discrète et rangée. Elle avait pour protecteur le dentiste américain Evans qui lui assurait une existence largement pourvue, dans l’appartement qu’elle occupait rue de Rome lorsque je la connus. Le cabinet du docteur en était voisin et le praticien y venait déjeuner, chaque jour, entre ses deux séances de consultations. En été, Mlle Méry Laurent émigrait vers la « villa des Talus » qui était une agréable maisonnette située au n° 9 du boulevard Lannes, en face des pentes gazonnées des fortifications.
Que ce fût rue de Rome ou aux « Talus », il ne se passait guère de jour sans que Stéphane Mallarmé vînt visiter la belle personne qui était liée pour lui au souvenir de son cher Manet. On sait l’admiration du poète de l’Après-midi d’un Faune pour le grand peintre si injustement méconnu de son vivant et dont il fut le prôneur passionné et clairvoyant. Dans l’artiste admiré, Mallarmé aimait l’homme charmant par sa distinction et son élégance, et il reporta cette affection sur l’amie qui le lui rappelait. Manet mort, l’atelier fermé, il prit l’habitude presque quotidienne, une fois rempli son devoir professoral, d’aller se délasser quelques instants de la dure contrainte qu’il avait subie dans une atmosphère d’amical accueil et de cordiale détente. Méry Laurent avait su grouper autour d’elle d’agréables familiers, parmi lesquels figurèrent François Coppée et Henri Becque, le professeur Albert Robin, le docteur Paul Fournier, le peintre Henri Gervex et le poète Auguste Dorchain. La musique y était représentée par Augusta Holmès, et le docteur Evans avait la discrétion de n’y pas paraître. Mallarmé y amenait volontiers l’un ou l’autre de ses jeunes amis.
Je fus l’un d’eux, mais avant d’être introduit dans le salon de la rue de Rome et à la villa des Talus, j’avais rencontré une première fois Méry Laurent à un dîner donné par Edouard Dujardin, dans les « locaux » de la Revue Indépendante. Ces locaux consistaient en un étroit magasin sis rue de la Chaussée-d’Antin, et complété par une arrière-boutique plus étroite encore. Dans cet espace exigu prirent place, devant un superbe homard en mayonnaise et une magnifique jatte de fraises à la crème, les quatre convives du dîner. Mallarmé y accompagnait une personne d’assez haute taille et d’aspect un peu massif, une de celles que l’on qualifie assez bien de « forte femme », et qui, comme l’on dit, « font de l’effet ». Cet effet, Méry Laurent le produisait par ses imposantes proportions corporelles, et par sa magnifique carnation de blonde éclatante. Sa principale beauté consistait en un beau teint et en une opulente chevelure dorée. Du visage un peu lourd, aux traits réguliers, la singularité était l’arc surélevé des sourcils qui lui donnait une expression comme étonnée. Telle m’apparut Méry Laurent, en l’année 1888, à ce dîner dont j’ai conservé un charmant souvenir. Les présentations faites, Méry Laurent s’y montra aimablement cordiale, simple et gaie, souriant à propos aux subtiles galanteries et aux tendres malices que lui adressait Mallarmé.
Il l’adorait. J’ai été bien souvent témoin des soins délicats et des gentillesses raffinées dont il l’entourait. Il apportait un art délicieux à l’amuser de mille « riens » qui attestaient la continuelle préoccupation où il était de lui montrer la place qu’elle tenait dans sa vie. Aucune occasion de fête ou d’anniversaire n’était oubliée. Tantôt c’était quelque madrigal inscrit sur l’aile d’un éventail, tantôt quelque mirliton autour duquel s’enroulait une banderole de plaisants distiques, tantôt une de ces lettres portant sur leur enveloppe un quatrain au nom et à l’adresse de la destinataire, mais, plus que ces menus présents et ces fidèles attentions l’inestimable don du poète à son amie était celui de sa présence. Ce don d’un prince de l’esprit, Méry Laurent l’estima-t-elle à son exacte valeur ? Je ne sais, mais elle était trop intelligente et trop fine pour ne pas trouver les moyens de témoigner qu’elle y ’attachait du prix.
Lorsque, au coup de sonnette, Elisa, la fidèle femme de chambre, était venue vous ouvrir, on pénétrait dans un salon dont l’encombrement luxueux n’indiquait pas un goût très sûr de la part de la maîtresse de la maison qui s’était conformée à celui d’une époque où l’on ne craignait pas de s’entourer d’un mobilier sans style et sans grâce. Pour parler franc, ce salon de la rue de Rome était cossu, mais fort laid. Je revois, sur une grande photographie d’intérieur que m’a donnée le regretté poète Auguste Dorchain, son plafond aux moulures prétentieuses, sa glace banalement encadrée, ses deux fenêtres aux lourds rideaux drapés. Dans un coin un palmier écarte ses feuilles en éventail. Au mur sont suspendus des cadres. L’un d’eux présente une esquisse de l’Exécution de Maximilien, par Manet. Cette même photographie nous montre, à califourchon sur une chaise, un visiteur qui est le peintre Henri Gervex. Assise devant le piano, Méry Laurent en un ample déshabillé blanc se tourne à demi vers lui. Entre eux Mallarmé est debout, un peu penché en avant. Son attentif et doux visage semble écouter une conversation où il va intervenir de sa voix précise et nuancée.
Il me semble l’entendre encore, cette voix, mieux qu’en ce salon de la rue de Rome, dans celui de la villa des Talus, dont le décor était infiniment plus simple et plus avenant. La maisonnette du boulevard Lannes se composait de petites pièces au plafond assez bas, pourvues d’un agréable mobilier de campagne et tendues d’andrinople ou de perses fleuries. Assez souvent j’allais y rejoindre Mallarmé, et parfois Méry Laurent témoignait du désir d’aller, vers la fin du jour, faire un tour de promenade. Tantôt nous grimpions sur les bastions des « fortifs », tantôt nous gagnions les ombrages du Bois, mais Méry Laurent se lassait vite et Mallarmé la taquinait gentiment sur son indolence et sa paresse. Un soir cependant, nous poussâmes jusqu’au lac. Sur l’eau déjà crépusculaire, seul dans une barque, un monsieur ramait gravement, coiffé d’un correct chapeau de haute forme, par lequel, insinuait plaisamment Mallarmé, ce navigateur imaginatif prétendait remplacer la cheminée d’un vapeur illusoire. Un autre soir, Mallarmé nous conduisait avenue Henri-Martin, à la villa qu’avait habitée Lamartine. Promise aux démolisseurs, à l’abandon dans son mélancolique jardin désert, elle n’était plus qu’une fragile ruine qui rappelait le souvenir d’une magnifique et misérable destinée, et nous écoutions le poète de l’Après-midi d’un Faune nous parler avec émotion du poète de La chute d’un Ange, dont les derniers jours avaient été le crépuscule d’un dieu.
Le plus souvent cependant nous ne quittions pas le jardinet de la villa des Talus et il nous arrivait d’y rester jusqu’à l’heure du dîner auquel Méry Laurent me conviait parfois de prendre part. La dame des Talus était gourmande et veillait à ce que sa table fût exquise. A ces plaisirs auxquels il n’était nullement insensible, Mallarmé ajoutait le surcroît délicieux de ses propos. Nul ne savait mieux que lui donner une forme plaisante et inattendue à la causerie la plus frivole et la plus familière, non sans la relever, de temps à autre, à la hauteur habituelle de son esprit et la faire passer, en se jouant, des menus incidents de l’heure ou du lieu et de leur souriant commentaire, à quelque subtile considération et à quelque ingénieuse ou vaste perspective d’art ou de poésie. De ces soirées d’été à la villa des Talus j’ai gardé un souvenir charmé dont celui d’en être revenu en portant un gros pigeon vivant. Méry Laurent avait absolument tenu à m’en faire présent. Mallarmé avait dû accepter le même don ailé. Nous partîmes tous deux, quelque peu embarrassés de nos captifs auxquels, une fois parvenus dans l’avenue du Bois, nous donnâmes, d’un commun accord, la volée.
Lorsque je passe boulevard Lannes où la villa des Talus a été remplacée par une maison de rapport, je me rappelle le quatrain postal que Mallarmé avait inscrit sur l’enveloppe d’une lettre adressée à l’amie d’Edouard Manet qui fut la sienne :
A Mademoiselle Méry
Laurent qui vit loin des profanes
En sa maisonnette very
Select du neuf boulevard Lannes.
En me répétant ces vers, j’évoque la fine et grave figure du poète qui se délassait volontiers par ce qu’il appelait des « riens » de l’œuvre rigoureuse à laquelle il avait voué sa vie. Je revois l’aimable et accueillant visage de la dame des Talus. Je n’y retrouve pas les traits que Manet fixa dans le portrait du Musée de Dijon. Celui-là appartient à un temps où, dans l’atelier de l’artiste, Mallarmé rencontrait la jeune femme d’alors dont le nom reste lié aux noms illustres du peintre d’Olympia et du poète d’Hérodiade.
Élémir Bourges §
Léon Amé, ancien directeur général des Douanes, conseiller d’Etat, était un beau vieillard de haute prestance qui en imposait fort à ma jeunesse. Ses manières, comme ses propos, étaient cérémonieuses et la gravité de son accueil égalait celle de ses discours. Il avait épousé la fille d’un ami de mon grand-père et le frère de Mme Amé avait été le camarade de mon père. Les relations de longue date avec la famille de Mlle Amé me valaient d’être assez régulièrement invité à venir dîner rue Saint-Guillaume où habitaient à cette époque les Amé. De grands chagrins avaient attristé leur vieillesse. Ils avaient perdu leurs deux fils en des circonstances particulièrement douloureuses. Le plus jeune, mon aîné de quelques années, s’était toujours montré envers moi plein de gentillesse, et ce souvenir faisait que ma présence rappelait à ses parents l’enfant prématurément et tragiquement disparu. J’étais un peu « quelque chose de lui ».
Les dîners de la rue Saint-Guillaume étaient sévères. Dans le salon où l’on se réunissait avant de passer à table, je trouvais ordinairement la fille des maîtres de la maison, femme de beaucoup de charme et d’esprit, et aussi un vieux parent qui répondait au nom de M. Gribius. M. Gribius était un gros homme barbu et silencieux et qui ne sortait de son silence que pour tenir des propos sans fantaisie, mais marqués au coin du bon sens. Heureusement qu’au nombre des convives figurait le plus souvent un neveu de M. et de Mme Amé : M. Georges Servières. Georges Servières était, dans ce temps-là, un jeune homme d’une trentaine d’années, d’allure réservée, au fin visage ironique, à la parole discrète et concise. Fonctionnaire de l’administration des douanes, il s’occupait de littérature et avait publié d’intéressantes études de musicographie. Je me sentais attiré vers lui par une communauté de goûts dont nous ne faisions certes pas étalage à la table des Amé, où la conversation ne portait guère sur des sujets littéraires et artistiques, mais, la soirée terminée, j’aimais à accompagner Georges Servières à travers les rues en de longues causeries auxquelles il se prêtait avec une charmante bienveillance pour mes curiosités juvéniles d’apprenti poète, au service de qui il mettait volontiers ses connaissances plus étendues que les miennes.
J’ai gardé à M. Georges Servières un souvenir reconnaissant de ces retours nocturnes en sa compagnie. J’ai encore présent à la mémoire, si lui l’a sans doute oublié, le jour où il me signala un livre qui venait de paraître récemment et pour lequel il ressentait une vive admiration. Cela s’appelait Le Crépuscule des dieux et avait pour auteur un certain Elémir Bourges. Dès le lendemain, je me procurai le volume et je le lus. Je le lus avec une admiration passionnée. M. Georges Servières avait raison. C’était un livre à lire et à relire, ce Crépuscule des dieux, qui contrastait si fortement avec la morne et basse production naturaliste d’alors. Elémir Bourges renouait, en la renouvelant, la grande tradition du roman romantique. En marge de l’Histoire, il évoquait des personnages à demi-imaginaires qu’il y incorporait par sa puissante magie de conteur. L’un d’eux, grandiose et baroque, abject et magnifique, falot et terrible, dominait tout le récit de sa stature ducale. Chassé de ses Etats, Charles d’Esté, duc souverain de Blankenbourg, emmenait avec lui, en exil, ses bouffons et ses conseillers, sa maîtresse et ses trésors et promenait à travers le monde ses extravagances et ses somptuosités. Autour de lui s’agitaient maintes figures étrangement vivantes, des passions sournoises ou tragiques, tous les jeux mystérieux de l’amour et de la mort. Et cette scandaleuse chronique où les fleurs du désir se mêlaient à la boue des vices, Elémir Bourges la rapportait d’une plume à la Saint-Simon, d’un style aux tours un peu archaïques, mais dont la puissance verbale annonçait un grand écrivain. Ce Crépuscule des dieux d’Elémir Bourges me causa une forte impression que le temps n’a pas affaiblie et que je retrouve, chaque fois que je feuillette les pages de ce livre qui a exercé sur moi une influence que je me plais à reconnaître. Sans Elémir Bourges et son Crépuscule des dieux, je n’aurais peut-être pas écrit la Double Maîtresse et le Bon Plaisir.
Ce n’est que plusieurs années après cette lecture révélatrice que j’ai rencontré Elémir Bourges, mais avant de me trouver en sa présence j’avais souvent entendu parler de lui par Stéphane Mallarmé. J’avais appris par Mallarmé qu’Elémir Bourges, dégoûté de la vie de Paris, s’était confiné à l’écart dans une stricte et studieuse solitude. Là, dans le silence de sa bibliothèque, il pouvait satisfaire librement sa passion pour la lecture et travailler sans hâte aux ouvrages qu’il préparait. Sur les bords de la Seine, à la lisière de la forêt de Fontainebleau, dans le petit village de Samois, Bourges menait une existence érémitiquement retirée. L’hiver même ne lui faisait pas quitter sa retraite et il passait l’année entière au « Vieux Presbytère ». C’était le nom que portait sa maison sylvestre. Aux mois de vacances, Mallarmé l’y venait visiter en voisin, de Valvins, durant les semaines de liberté que lui laissait le professorat. Valvins et Samois se font presque face, et souvent la « yole », où Mallarmé aimait courir les bordées à la voile sur la Seine, portait le poète d’Hérodiade vers le romancier de Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent. Elémir Bourges, en effet, avait publié sous ce titre un nouveau roman. C’était une œuvre d’une singulière beauté et d’un caractère très différent de celui du Crépuscule des dieux. Il n’y relevait plus de Saint-Simon et s’y déclarait « l’écolier des grands poètes anglais du temps d’Elisabeth ». L’écolier, d’ailleurs, s’y montrait un maître dont la maîtrise accusait une haute influence shakespearienne. Samois-sur-Seine était devenu, de par Elémir Bourges, Samois-sur-Avon.
Stéphane Mallarmé profitait des brefs congés de Pâques pour aller chaque année se reposer dans sa petite maison de Valvins, et, une année, il me proposa de venir l’y rejoindre pour quelques jours. La maison étant exiguë, on me trouverait une chambre dans le voisinage et nous pourrions, si le temps était beau, faire quelques promenades en forêt. La « yole » n’était pas à l’eau, mais Mallarmé possédait une charrette légère à laquelle on attelait un poney que conduisait habituellement la charmante MIle Geneviève Mallarmé. Ce furent des journées délicieuses et qui passèrent vite. Comme la dernière s’achevait, Mallarmé me dit : « Ne partez donc pas demain. Elémir Bourges m’a annoncé sa visite et je voudrais que vous le connaissiez. » J’acceptai avec empressement la proposition de mon hôte. J’allais donc voir cet Elémir Bourges que j’admirais sincèrement et dont Mallarmé disait volontiers, en faisant allusion à son extraordinaire capacité de lecture : « Bourges, quand il a cinq minutes, il relit l’Encyclopédie. »
Le lendemain, nous sortîmes après déjeuner pour aller au devant de Bourges. Comme nous arrivions au pont de Valvins, Mallarmé s’arrêta et me désigna un promeneur qui s’avançait vers nous. C’était Bourges venant à pied de Samois. Ce qui me frappa tout d’abord en lui, ce fut un bouquet de fleurs qu’il tenait à la main, et ensuite le singulier gilet que laissait apercevoir son veston entr’ouvert. Ce gilet était d’un velours rouge, fermé par une ligne de minuscules petits boutons dorés. Coiffé d’un chapeau rond, le visage apparaissait coloré par la marche et le grand air. Le trait le plus saillant en était la bouche aux lèvres épaisses et proéminentes. Les yeux s’abritaient derrière les verres d’un lorgnon. Toute la figure offrait une expression de bonté et de rêverie, de douceur et de tristesse. On le sentait retiré très loin de tous dans la solitude de sa vie et de sa pensée. Il était, comme Mallarmé l’a écrit de Villiers de l’Isle-Adam, un de ces hommes au « rêve habitué », mais il savait sortir du rêve avec une aimable et une peu condescendante courtoisie. Ce jour-là, sans doute, Bourges n’avait pas eu le temps de « relire l’Encyclopédie », car son infinie érudition en toutes choses ne se manifesta pas dans la conversation qui fut toute, entre Mallarmé et lui, de propos cordiaux et simples, ceux de gens qui ont plaisir à jouir ensemble des grâces d’une belle journée de printemps en se promenant le long d’un beau fleuve, dans un doux paysage lumineux, en oubliant que les attendent là-bas, la plume et l’encrier, que l’art est long et difficile et qu’ils ont lu « tous les livres ».
Après cette rencontre à Valvins, je n’ai guère revu Elémir Bourges, bien qu’à une certaine époque, il eût quitté son « Vieux Presbytère » de Samois pour venir habiter à Paris, rue du Ranelagh. Je me souviens pourtant de quelques heures passées avec lui chez Edmond Jaloux, dans son appartement de la rue de Valois dont les fenêtres donnaient sur le jardin du Palais-Royal. Plusieurs de mes amis qui fréquentaient familièrement chez Bourges m’engagèrent à lui aller rendre mes devoirs ; l’occasion ne s’en présenta pas, mais je fus témoin de la vénération dont ils entouraient l’auteur de La Nef et je sus par eux le rôle de directeur de conscience littéraire que ce grand esprit tenait auprès d’eux. Ils s’en référaient respectueusement à son haut conseil, et sa mort leur causa un vide profond. J’espère que le beau souvenir qu’ils ont gardé de Bourges ne s’offensera pas du rapide croquis que j’ai tracé de leur maître, en l’évoquant aux côtés de Stéphane Mallarmé, avec son gilet de velours rouge à petits boutons dorés et avec le bouquet de fleurs qu’il tenait à la main et où la gloire avait mêlé une invisible et verte feuille de laurier.
Frédéric Masson §
Il y avait en Frédéric Masson du grand bourgeois et du grognard… Solidement établi dans la vie, riche, pourvu de relations étendues, il avait pu se livrer librement à son goût pour l’histoire. Il avait passé par les Affaires étrangères, mais son caractère difficile, pour ne pas dire plus, l’eût rendu peu propre à occuper un poste diplomatique, aussi s’en tint-il aux fonctions de bibliothécaire. Les archives du ministère lui livrèrent les papiers du cardinal de Serais dont il publia les Mémoires, mais les études sur le dix-huitième siècle n’étaient pas son fait, et je pense bien qu’il y fut porte par l’exemple des Goncourt à qui il était apparenté par leur cousin commun, M. Lefebvre de Behaine, qui fut ambassadeur de France a Rome. Voilà donc Frédéric Masson sur les chemins de l’histoire. A un de leurs tournants, il rencontre Napoléon et du coup, il s’enrôle dans sa Vieille Garde. Le grognard était né en lui.
Quand je l’ai connu, il était blanchi sous le harnois de ses campagnes napoléoniennes et avait déjà mine de briscard et de vétéran. Grand, fort, ample, sur un corps déjà alourdi se dressait une tête énergique, aux yeux noirs et vifs, à la drue chevelure blanchie. Une moustache abondante, une mouche au menton complétaient sa phvsionomie martiale et son allure de chevronne. A cette époque, il avait déjà publié une grande partie de son œuvre historique et rassemblé les innombrables pièces de ses collections napoléoniennes. Manuscrits, imprimés, estampes, bibelots, figurines, objets de toutes sortes se rapportant au culte de « l’Empereur et Roi » s’entassaient dans son bel hôtel de la rue de la Baume. Rien ne lui échappait de l’histoire de Napoléon et des Napoléonides. Il l’avait scrutée à fond et étudiée minutieusement en de nombreux volumes, écrits avec verve et passion, car l’historien avait peine, chez Frédéric Masson, à tenir en bride et à éteindre le pamphlétaire qui s’agitait furieusement au fond de ce fourrageur toujours prêt à faire le coup de feu et à charger sabre haut.
Il ne s’en privait guère d’ailleurs et laissait volontiers cours à son humeur violente, querelleuse et vindicative. En vérité, M. Frédéric Masson était un terrible homme et pourvu d’un « fichu caractère ». Ses rudesses brusques, ses brutales boutades étaient légendaires. Ombrageux, partial, il inventait à ses ennemis des torts imaginaires, auxquels il croyait fermement et auxquels, du reste, il cessait de croire aussi facilement qu’il y avait aisément cru. Il portait la même versatilité en ses inimitiés qu’en ses sympathies. Néanmoins ses engouements étaient plus rares que ses haines. Tout cela composait un personnage qui avait du relief, mais dont l’abord n’était pas facile et dont le contact était dangereux. Il fallait le manier avec précaution. « On est toujours sûr de sa malveillance et de son bon cœur », disait de lui un de ses amis. D’autres se contentaient de hausser les épaules. « Ce vieux fou de Masson ! »
De sa malveillance j’eus des marques avant d’avoir des preuves de son bon cœur. L’occasion en fut ma candidature à l’Académie, au fauteuil laissé vacant par la mort d’André Theuriet. Mon très cher ami Gabriel Hanotaux, qui s’intéressait à mon succès, eut l’idée de me ménager une entrevue avec Frédéric Masson. Elle eut lieu chez Hanotaux et je fus vite fixé sur les sentiments de Frédéric Masson à mon égard. Ce fut tout juste si son attitude ne m’obligea pas à me retirer, ce que j’eusse fait sans la présence d’Hanotaux. Je subis donc patiemment la rebuffade du grognard. Qu’il me préférât Jean Richepin, candidat au même fauteuil, où il fut d’ailleurs élu, rien de plus naturel, mais cette préférence ne nécessitait pas la campagne que Frédéric Masson fit contre moi et les arguments qu’il y employa. Désormais, je savais à quoi m’en tenir. Frédéric Masson ne voterait jamais pour moi.
Cependant, quelques années plus tard, la voix de Frédéric Masson fut une des dix-huit voix qui firent de moi, à l’Académie, le successeur du vicomte Eugène-Melchior de Vogüé. Que s’était-il passé dans la cervelle biscornue de mon ancien persécuteur ? J’avais subitement cessé d’être un « indésirable ». Quand j’eus à lui faire la visite d’usage dont je n’attendais rien de bon, je fus reçu au contraire fort courtoisement et même fort aimablement sur un ton de bonhomie bougonne et de brusquerie amicale. Frédéric Masson me déclara que « mon affaire était faite » et que « tout irait bien » et d’autant mieux que son suffrage m’était acquis. Je n’en revenais pas, tout en me disant que l’influence de Paul Hervieu, grand manœuvrier en fait d’élections académiques et qui voulait bien s’intéresser à la mienne, était bien pour quelque chose dans ce revirement imprévu.
A partir de mon entrée à l’Académie, j’entretins les meilleurs rapports avec mon nouveau confrère. J’avoue même que je pris pour lui un certain goût. Son personnage avait du caractère et sa conversation ne manquait ni de verve ni de pittoresque. Elle était d’un vif intérêt quand elle abordait quelque point de l’histoire de « l’Empereur et Roi », mais, quand elle en venait aux uns et aux autres, il fallait se méfier des jugements que portait sur eux cet impulsif à l’imagination chimérique et à l’esprit hanté de phantasmes. Il prenait un plaisir pervers à admettre au sujet d’autrui les pires suppositions et les imputations les plus excessives, auxquelles il ne croyait qu’à demi d’ailleurs, et le temps de satisfaire une manie qui n’était pas inoffensive, mais qui n’empêchait pas ce visionnaire d’être à sa façon un homme de sens et de cœur.
Il en donna la preuve durant la guerre par le zèle et le dévouement avec lesquels il dirigea l’hôpital que l’Académie entretint dans les locaux du musée Thiers. Je l’y ai vu à l’œuvre et il s’y donna tout entier, paternel envers les blessés et ponctuel au devoir qu’il s’était créé. Pas un jour, il ne manqua à se rendre place Saint-Georges et pas une fois un convoi funèbre n’en sortit sans qu’il l’accompagnât à pied jusqu’au lointain cimetière, quels que fussent le temps et la saison. Ce même zèle et ce même dévouement, Frédéric Masson les porta dans l’attribution annuelle des Prix de Vertu, quand il fut devenu secrétaire perpétuel de l’Académie en remplacement d’Etienne Lamy. Que de courses à travers Paris ou en banlieue pour visiter des maisons de retraite, des asiles, des ouvroirs, et se rendre compte par lui-même des besoins et de Futilité des œuvres qu’il s’agissait de récompenser S… N’y avait-il pas là de quoi rendre indulgent aux vivacités, aux incartades, aux tyrannies de l’irascible secrétaire perpétuel que l’Académie s’était donné en sa personne ?
Sa fonction ne lui avait pas fait quitter son opulent hôtel de la rue de la Baume. Parmi ses collections napoléoniennes on y retrouvait le grognard et aussi le grand bourgeois soucieux d’un luxe solide et d’une table finement servie. On mangeait fort bien chez Frédéric Masson et j’y fus admis quelquefois à déguster de remarquables menus, car, comme je l’ai dit, j’entretenais de fort bonnes relations avec ce confrère auquel je me sentais attaché par une sorte d’amitié amusée. Il ne m’en imposait plus, mais je goûtais fort son pittoresque cordial et bourru qui, sous des écarts de langage, dissimulait des générosités soudaines et des sensibilités inattendues. On m’a raconté qu’après la mort du prince Jérôme dont il avait été un des familiers, recevant chez lui le prince Louis Bonaparte, il s’écria tout à coup : « Ah ! Monseigneur, quand je pense que je n’entendrai plus votre illustre père me dire : « Ce Masson, quel bâton merdeux ! » et, du revers de sa main, il essuyait une larme sincère.
Francis Poictevin §
C’était dans une de ces nombreuses galeries où se tiennent des expositions de tableaux, le plus souvent composées d’ouvrages d’un seul peintre. Celle qui m’avait attiré, ce jour-là, offrait un choix de toiles dues au pinceau de M. Jacques-Emile Blanche. Il y avait là quelques fins paysages et plusieurs portraits. L’un d’eux, au pastel, était celui de la charmante Mme Robert de Bonnières. Elle y était représentée dans toute la singularité de sa grâce de jeune femme à la mode d’avant 1900. Son curieux visage aux pommettes un peu marquées, aux larges yeux légèrement bridés, au menton aigu, était dominé par une chevelure d’un blond fauve, massée en un haut chignon. Une robe noire engainait strictement le corps svelte. Enserrant le buste, un corsage échancré dégageait les épaules et le cou. L’ensemble valait par sa séduisante bizarrerie. Â côté de ce portrait de jolie femme, une toile présentait un profil aux lignes nobles et nettes, où apparaissaient, à travers le tulle d’une voilette à pois, les restes d’une beauté qui avait dû être éclatante et qui demeurait visible en son vieillissement. Cette mystérieuse figure, sur laquelle se lisait une expression d’orgueil désespéré, était la célèbre comtesse de Castiglione. Dans la solitude où elle s’était retirée et où elle avait vécu durant de longues années, elle avait admis M. Jacques-Emile Blanche à esquisser ses traits.
Ceux que M. Jacques-Emile Blanche avait fixés sur un petit panneau qui, dans un coin de la salle, se tenait modestement à l’écart, n’étaient ni d’une jolie femme, ni d’une beauté illustre, mais ils constituaient un visage qui, m’avait été jadis sympathiquement familier. Comme il était vivant dans ce portrait, de dimension restreinte, mais de si exacte ressemblance, peint avec une attention méticuleuse et une minutieuse précision ! Et ce corps penché en avant, ces mains croisées, ces épaules étroites et hautes, cette poitrine creuse, ce cou engoncé, ce visage anxieux et contracté, ce menton proéminent, ce front bombé, ces yeux inquiets et scrutateurs, cette attitude à la fois méditative et vigilante, n’étaient-ce pas l’image véridique de Francis Poictevin, l’auteur de Ludine, de Paysages, de Songes et d’une dizaine de volumes qui méritaient mieux que l’injuste oubli dans lequel ils sont tombés ? Et, devant ce portrait si parlant, je songeais à la singulière destinée littéraire de cet écrivain qui avait eu cependant son heure de notoriété.
Qui se souvient aujourd’hui de Francis Poictevin ? Et pourtant, au temps du symbolisme il comptait. Son nom figure dans le Petit Bottin des Arts et des Lettres où Paul Adam et Félix Fénéon définissaient, en formules incisives et malicieuses, les jeunes auteurs plus ou moins en vue de l’époque. Francis Poictevin y eut son paragraphe, quoiqu’il ne fréquentât guère les cénacles et les cafés littéraires d’alors. Il ne faisait à Paris que de brefs séjours. Son existence errante se passait, selon la saison, dans le midi de la France ou sur la côte normande, aux bords du Rhin, en Suisse ou en Italie. A Paris, il conservait cette allure de nomade. Son fiacre, car il n’allait guère autrement, son fiacre encombré de plaids et de bouquins, semblait toujours le mener vers quelque gare. Poictevin avait toujours l’air d’être « en partance ». Quand il avait fini de stationner devant la boutique de quelque éditeur, son inséparable « sapin » le conduisait de porte en porte, chez l’un ou chez l’autre qu’il venait fiévreusement consulter sur telle phrase du livre en préparation, sur telle épithète, sur tel tour de syntaxe, sur telle nuance d’expression. Ces visites, généralement intempestives, tantôt duraient trois minutes, tantôt se prolongeaient pendant trois heures, et Poictevin en sortait, toujours indécis, inquiet, tourmenté de scrupules qui, parfois, lui faisaient remonter l’escalier et tirer de nouveau la sonnette.
Celle de la maison du boulevard Montmorency où habitait Edmond de Goncourt, annonçait souvent la venue, chez le maître, de ce disciple vagabond. Francis Poictevin fut, en effet, un « goncourtiste » fervent, et ce que Goncourt appelait « l’écriture artiste » eut en Poictevin son adepte le plus original et le plus subtil. Si Poictevin débuta par deux ou trois romans d’un naturalisme curieusement « poictevinisé », il n’y avait rien en lui d’un romancier. Les mœurs du temps ne l’intéressaient guère, et découper des « tranches de vie » n’était pas plus son affaire que raconter une histoire ou conduire une intrigue, mais il était doué du sens descriptif le plus aigu, d’une vive sensibilité visuelle, d’une rare aptitude à traduire verbalement ses impressions de formes, de couleurs et de nuances. Aussi avait-il assez vite abandonné le roman et renoncé à mettre en œuvre un sujet et des personnages. Au récit, il substitua la notation et il s’acharna à la rendre l’équivalent le plus exact possible de la sensation éprouvée. Poictevin fut, si l’on peut dire, une sorte d’impressionniste, procédant par touches verbales, et, parti d’un goncourtisme exaspéré, il arriva à se créer un
moyen d’expression personnel, infiniment délicat et infiniment scrupuleux.
De ce scrupule d’exactitude, de ce tourment du rendu, de cette recherche de la notation minutieusement juste, sont nés les curieux ouvrages qui composent son œuvre, œuvre de peintre presque autant que d’écrivain, œuvre aussi de rêveur qui, de la notation du réel et du visuel, en vint à la notation de l’irréel et de l’invisible. Il y a, chez Poictevin, un naturiste patient, un paysagiste méticuleux, plus soucieux du détail que préoccupé de l’ensemble. Ce qui l’intéresse, c’est moins le jeu des lignes et des plans que telle particularité de la lumière ou de la couleur. Il excelle à en rendre les moindres variations et les moindres nuances, selon le moment, l’heure ou la saison. Ce qu’il y a dans la nature de plus imperceptible et de plus fugitif, c’est ce qu’il s’acharne à fixer, mais cet acharnement même lui impose de bizarres façons d’écrire. Sa prose est sans nombre et sans harmonie. Elle est faite pour les yeux et non pour l’oreille, elle n’a rien de musical. Elle est strictement et exclusivement picturale. C’est un miniaturiste de plein air.
Si Francis Poictevin a passionnément interrogé la nature, il a passionnément aussi scruté les œuvres de l’art. Il s’est arrêté devant bien des tableaux et les a longuement contemplés. Que d’anciennes églises l’ont retenu en leur présence ! Que d’heures il a passées devant les sculptures de leurs porches et de leurs chapiteaux ! Que de visites dans les musées, que d’arrêts devant les primitifs, dont la vue le plongeait en une sorte d’exaltation intérieure ! De cet état d’esprit, bien des pages témoignent dans ses recueils de notations qui ont pour titres Songes, Nouveaux Songes. Que de vierges, de saintes et de saints dont Poictevin a analysé avec ferveur les expressions et les attitudes, car s’il y a en lui un naturiste, il y a aussi un mystique, dont la religiosité devint peu à peu une foi véritable. Cette foi, il en exprima les aspirations et les élans en de nombreuses pages qu’il légua en mourant à Paul Adam. Paul Adam me parla plus d’une fois de ces écrits qui contenaient de grandes beautés, mais qui attestaient chez Poictevin un état d’exaltation et de tension spirituelles excessif. Déjà, quelques années avant sa mort, Poictevin donnait, dans ses allures et ses propos, des marques inquiétantes de déséquilibre mental. L’invisible commençait à lui masquer le réel. Le notateur était devenu un visionnaire…
J’en eus la preuve lors de la dernière visite que je lui fis, un soir, dans un entresol de la rue de Ponthieu qu’il avait loué pour un séjour de quelques semaines. Ce fut lui-même qui vint m’ouvrir et m’introduisit dans une pièce qui n’était éclairée que par la lueur de deux gros cierges. Sur une table se hérissait un bouquet de chardons qui ressemblaient à des fleurs en ferronnerie. Un grand feu brûlait dans la cheminée. Poictevin s’y chauffa frileusement, malgré le châle épais dont ses épaules étaient couvertes. Je le trouvais émacié, plus exalté, plus contracté, plus nerveux encore que de coutume. Il se plaignait d’insomnies et de troubles étranges. Il sentait autour de lui la présence de puissances occultes et il était témoin de faits inexplicables. Ainsi pourquoi, à certaines heures, d’un coin de la pièce qu’il me désignait, voyait-il sortir un lapin blanc qui traversait la chambre et disparaissait à l’angle opposé?…
Quelques mois après cette visite nocturne, j’appris la mort de Francis Poictevin. Pendant plusieurs jours il avait refusé toute nourriture, et, un matin, on le trouva ascétiquement nu et en prières. Les soins qu’on lui donna furent vains. Il ne survécut guère à sa raison. Mais qui se souvient encore de Francis Poictevin ? Le vivant petit portrait peint par M. Jacques-Emile Blanche m’a remis en mémoire ce cas d’injustice littéraire envers un écrivain de talent qui fut une curieuse figure d’un temps que me rappelait aussi le sourire retrouvé de la Charmante Mme Robert de Bonnières, d’un temps où la célèbre comtesse de Castiglione achevait de vieillir dans sa solitude d’où elle avait banni tous les miroirs pour qu’ils ne lui offrissent pas le fantôme de sa beauté.
Téodor de Wyzewa §
Oblomoviste montmartrais, ainsi le définit le Petit Bottin des Lettres et des Arts dû à la collaboration de Jean Moréas, d’Oscar Méténier, de Paul Adam et de Félix Fénéon. Cette allusion au roman russe Oblomoff, dont le héros passe ses journées couché sur son poêle, dans une paresse fataliste et un slavisme indolent, nous renseigne sur l’existence que menait, en ces années, le jeune lettré polonais Téodor Wyzewski, qui jouissait déjà d’une certaine notoriété dans les milieux littéraires avancés du temps où s’élaborait la doctrine du Symbolisme sous la double influence de Stéphane Mallarmé et de Paul Verlaine. Dans l’école en formation, Téodor Wysewski, devenu plus harmonieusement Téodor de Wyzewa, tenait rang de critique. Si « oblomoviste » qu’il fût, il ne dédaignait pas cependant de descendre de son « poêle » pour rédiger sur le coin d’une table de café quelque article brillamment improvisé.
On les retrouverait, ces articles, dans la collection maintenant rare de la Revue wagnérienne qu’avait fondée et que dirigeait M. Edouard Dujardin. En ces années, la gloire de Wagner rencontrait en France de vives résistances, mais y suscitait aussi de fanatiques enthousiasmes. Ces sentiments se manifestaient aux Concerts du dimanche qui exécutaient des fragments de l’œuvre du Maître de Bayreuth, dont aucun ouvrage, depuis Tannhauser, de bruyante mémoire, n’avait encore été représenté sur la scène française. Pour être initié aux splendeurs du drame musical, il fallait accomplir le pèlerinage de Bayreuth, à quoi ne manquaient pas nos wagnériens. Ils étaient assez nombreux pour fournir les abonnés nécessaires à la publication d’une revue et c’est ce qu’avait compris M. Edouard Dujardin en consacrant les fascicules de la Revue wagnérienne à l’exaltation du Dieu. A côté des musicographes y collaboraient des écrivains et des poètes. Stéphane Mallarmé y inséra un sonnet célèbre où l’on voit
Trompette tout haut d’or pâmé sur les vélinsLe Dieu Richard Wagner irradiant un sacreMal tu par l’encre même en sanglots sibyllins.
A cet orchestre de plumes M. Edouard Dujardin battait la mesure, de son bâton directorial, le torse serré dans un magnifique gilet d’étoffe rouge sur laquelle étaient brodés un semis de Lohengrins et des vols de cygnes minuscules.
Tout en collaborant à la Revue wagnérienne, Téodor de Wyzewa ne participait pas trop aux élégances vestimentaires de son directeur et contrastait même avec lui par une tenue plutôt négligée. Téodor de Wyzewa, en effet, ne payait pas de mine. D’aspect maladif et de corps chétif, il eut passé inaperçu s’il n’avait attiré l’attention par un singulier visage, d’expression féline aux yeux trop vifs et comme brillants de fièvre, à la longue moustache tombante, aux cheveux coupés en frange sur le front. Sa façon de s’exprimer était brève et dédaigneuse. On savait peu de chose de lui, rien même, sinon que son père, le docteur Wyzewski, était directeur d’une maison d’aliénés à Clermont-sur-Oise. Paul Adam l’avait connu à Arras, à l’époque où il menait, dans la capitale de l’Artois, la vie d’étudiant qu’il a décrite dans le curieux roman intitulé En décor. Paul Adam avait été séduit par l’intelligence de ce camarade qui se mêlait déjà d’écrire et se déclarait l’auteur de contes qui excitèrent une vive admiration chez le futur romancier de Chair molle. Cette admiration, ils la méritaient, ces contes, car ils étaient de Villiers de l’Isle-Adam, comme s’en aperçut plus tard Paul Adam. Wyzewa les avait empruntés aux Contes cruels et s’était contenté de les copier et de se les attribuer en y changeant quelques mots.
Cette supercherie juvénile n’empêchait pas que Téodor de Wyzewa fût un esprit distingué, doué d’un sens critique très fin et très juste, ainsi que l’attestent ses chroniques de la Revue Indépendante qu’il signait parfois du pseudonyme de Scipione Beccafumi. C’est à cette époque que je l’ai vu le plus souvent. Il fréquentait volontiers les mardis de Stéphane Mallarmé, et Mallarmé appréciait fort l’intelligence de ce Slave subtil, subtilement au fait de l’œuvre mallarméenne sur laquelle il avait écrit un ingénieux commentaire où il proposait des explications plausibles à certains des plus difficiles et des plus obscurs poèmes qui faisaient comparer l’auteur de l’Après-midi d’un Faune tantôt à l’hermétique et mystérieux Lycophron, tantôt à l’énigmatique et allusif Gongora.
Si versé que fût Téodor de Wyzewa en mallarméisme et en wagnérisme, son goût ne se bornait pas à la poésie de Mallarmé et à la musique de Wagner, et il avouait d’autres admirations dont les principales étaient les tragédies de Racine et les compositions de Mozart. D’ailleurs le charmant et séduisant génie du Maître de Salzbourg ne cessa jamais de l’occuper et il publia sur lui, en collaboration avec M. de Sainte-Foy, un important ouvrage. Quant à Racine, il en parlait « en connaisseur » et je lui ai entendu dire de fort bonnes choses sur Andromaque. Téodor de Wyzewa avait trop de curiosités dans l’esprit pour s’intéresser aux préoccupations du milieu littéraire, où le hasard seul l’avait introduit. Le Symbolisme ne fut pour lui qu’une halte et il s’en mit promptement à l’écart. Une fois son roman Valbert publié, il allait trouver sa véritable voie.
Les littératures étrangères l’attiraient et sa connaissance de plusieurs langues lui en rendait l’accès facile. Le russe, l’anglais, l’allemand lui étaient familiers et le français était pour lui un moyen d’expression dont il savait user avec aisance, mais sans en faire un emploi original. Son style était d’une qualité médiocre et sa clarté n’allait pas sans platitude. C’était un bon style de journaliste et de vulgarisateur, capable de traduire intelligemment un texte et d’exposer agréablement une question littéraire, d’analyser un ouvrage et d’en définir le caractère. C’est de cette aptitude qu’il fit preuve dans les nombreux articles qu’il donna à la Revue des Deux Mondes dont il devint un collaborateur actif et régulier. Il y avait même acquis une certaine influence sur Brunetière, car il savait faire alterner habilement la contradiction et l’acquiescement et opposer à l’autoritaire logicien qu’était Brunetière assez de résistance pour que cette résistance donnât à cet irascible interlocuteur le plaisir de la réduire.
Téodor de Wyzewa était doué d’une souplesse qui lui permettait d’adopter des tactiques diverses dans ses rapports avec les uns et les autres. Tantôt il se montrait conseiller discret, tantôt censeur acerbe, mais je crois que le fond de sa nature était le mépris, un mépris plus ou moins dissimulé et nuancé, qu’il étendait peut-être bien jusqu’à soi-même. J’ai toujours eu l’impression qu’il en voulait aux nécessités de la vie de l’obliger à un travail dont il était trop intelligent pour ne pas sentir l’inutilité. Quel vilain labeur que de disserter sur les littératures étrangères, que de traduire des romans russes ou anglais, que de dépouiller des revues allemandes ! Ces besognes arrachaient à ses paresses l’« Oblomoviste montmartrais » qu’il avait été dans sa jeunesse. Y a-t-il occupation qui vaille celle de rester chez soi à se jouer du Mozart, à fumer des cigares en se dispersant en de vagues rêveries mi-chrétiennes, mi-nihilistes ? C’est ce que semblaient dire son allure excédée, son visage aux moustaches lasses, quand je le rencontrais par hasard dans les rues qui, de chez lui, menaient à la Revue. La dernière fois que je le croisai, il portait sous le bras un volume de Barrès et je l’entends encore me dire avec un geste de dédain et d’indifférence : « Barrès, sa philosophie, mais c’est moi qui la lui ai donnée », et, ajouta-t-il, « cela a bien pris dix minutes, au plus… »
Émile Verhaeren §
J’ai sous les yeux une luxueuse plaquette éditée par les soins de la Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique. Elle a pour titre Commémoration de Emile Verhaeren à Bruxelles, le 19 janvier 1920, et contient les discours prononcés à cette occasion dans la salle du Sénat, en présence de leurs Majestés le Roi et la Reine des Belges. Par M. Jules Destrée, ministre des Arts, et des Lettres, par M. Brand Witlock, ambassadeur des Etats-Unis, la mémoire du grand poète fut éloquemment glorifiée. A cette glorification, l’Académie française n’avait pas voulu rester étrangère et m’avait fait l’honneur de me désigner pour la représenter et pour apporter l’hommage des Lettres françaises à celui qui avait su exprimer si magnifiquement, dans le langage de France, l’âme tumultueuse tour à tour et méditative des Flandres.
De cette séance commémorative, j’ai conservé un beau souvenir. Tout s’y passa avec une émouvante simplicité. Le lendemain les souverains assistèrent à la représentation donnée au théâtre de la Monnaie de l’Hélène de Sparte, de Verhaeren, et, le surlendemain, un dîner réunit au Palais Royal quelques-uns des promoteurs de cette commémoration. Ma qualité de représentant de l’Académie française me valut de prendre place aux côtés de Sa Majesté la Reine Elisabeth. Je lui avais été présenté, ainsi qu’au Roi Albert, à la cérémonie sénatoriale et je savais la haute courtoisie de leur accueil, aussi fus-je heureux de l’occasion qui m’était donnée de leur exprimer de nouveau mon respect et mon admiration. Je n’avais pas oublié les paroles bienveillantes que m’avait adressées le souverain et celles qu’y avait ajoutées la souveraine avec la bonne grâce qui s’allie chez elle au charme le plus noblement séduisant. Ce charme, je l’éprouvai plus vivement encore durant cette soirée où la Reine me parla longuement du grand poète disparu qu’elle avait honoré de son amitié et dont l’œuvre lui était familière. Elle me dit l’estime qu’elle avait conçue pour cette droiture de caractère, pour cette franchise d’esprit qui attiraient à Verhaeren la sympathie de tous ceux qui l’approchaient. Elle évoqua les heures qu’il avait passées auprès d’elle à la Panne, dernier sol libre de la Belgique envahie, et le tragique accident où, dans la gare de Rouen, un mouvement imprudent et un faux pas malencontreux avaient précipité sous les roues du wagon celui qui n’avait pas eu le bonheur, lui, le poète des Aubes, de voir se lever sur sa patrie délivrée le jour de la Victoire et de la Liberté…
Ce fut à Bruxelles que je fis la connaissance d’Emile Verhaeren, en 1890 ou 1891. Emile Verhaeren, à cette époque, avait déjà publié Les Soirs, Les Débâcles et Les Flambeaux Noirs, après avoir révélé son talent dans le beau recueil intitulé Les Moines, où un réalisme puissant s’alliait à un ardent mysticisme, auquel succéda chez le poète une douloureuse crise de détresse morale et physique et de désespérance pessimiste. Cet état d’âme et de corps, Verhaeren l’avait exprimé avec une âpre et sombre amertume dans la trilogie poétique qui lui avait valu une place prépondérante parmi les poètes qui, groupés dans la revue La Jeune Belgique, y annonçaient la brillante renaissance des Lettres belges. Dès lors, Emile Verhaeren comptait de fervents admirateurs en France où le Symbolisme le considérait comme l’un des siens. Aussi fut-ce au nom de cette fraternité d’armes que je me présentai chez lui.
Je le revois tel qu’il m’apparut dans le logis qu’il occupait en commun avec un de ses amis. Tout était nettement et sobrement ordonné dans le cabinet de travail où il me reçut. Au mur était encadrée une peinture représentant, dans un décor de grande ville moderne, un corps de femme descendant au fil de l’eau le cours d’un fleuve nocturne, épave macabre, débris de débâcle humaine, sorte d’Ophélie désespérée et symbolique et qui était comme une allusion peinte, comme une image de la poésie du poète. Des rêves hallucinés et morbides de la douloureuse période qu’il venait de traverser, Emile Verhaeren portait les traces sur son visage, d’une maigreur énergique, d’une nervosité inquiète, aux traits rudes, à la longue moustache, tombante, mais il n’y avait rien de souffreteux chez cet homme qui avait souffert et qui donnait malgré tout une impression de force et de ressort. Ses manières étaient graves et simples, sa parole nette et cordiale. Un peu penché en avant, l’air attentif, il écoutait, puis, le visage soudain levé sur vous, il vous considérait du regard direct et franc de ses yeux, à travers les verres miroitants du lorgnon que lui imposait sa myopie.
A partir de cette première rencontre bruxelloise, j’entretins avec Emile Verhaeren d’amicales et assez fréquentes relations. Son goût ; des voyages lui faisait souvent quitter la Belgique. Le pays qui l’attirait, me semblait-il, le plus volontiers, était l’Espagne. L’Espagne, avec ses âpres paysages de plateaux stériles et de sierras dénudées, avec ses églises aux chapelles grillées et aux rétables surdorés, l’Espagne des Madones douloureuses et des Christs enjuponnés et sanglants, l’Espagne de l’Escurial intéressait passionnément l’auteur du Cloître et de Philippe II, non moins que l’art des Greco et des Velasquez. Ses Flandres natales n’avaient-elles pas conservé maintes traces de la pesante domination espagnole ? Aussi retrouvait-il en Espagne une atmosphère qui ne lui était pas étrangère. Celle de Paris lui plaisait également et il faisait à Paris de fréquents séjours qui, vers la fin de sa vie, le fixèrent à Saint-Cloud qu’il ne quittait plus guère que pour sa résidence ardennaise du Caillou-qui-Bique. Ce fut là que la guerre le surprit, la guerre dont il ne vit pas la fin…
Ce grand poète fut à la fois un réaliste et un visionnaire. Toute son œuvre l’atteste. Verhaeren est l’évocateur d’une réalité idéalement déformée, où l’apport du réel est amplifié par une optique imaginative d’une rare et magnifique puissance. Elle est aussi, cette œuvre, animée de toutes les « forces tumultueuses » de la vie. Un immense amour et une immense pitié pour l’humanité s’en dégagent, de même que s’en exhale une profonde et mâle tendresse pour sa terre natale. Elle est respectueuse du passé et pleine de confiance en l’avenir. Elle fait aussi la part dans l’homme aux sentiments les plus subtils et les plus délicats. Elle nous apprend et nous découvre toute l’âme du poète en ses violences passionnées, en ses chimères généreuses, en ses visions grandioses et brutales, en ses intimes sensibilités.
Pour l’écrire, Verhaeren s’est créé une langue originale par la variété de son vocabulaire qui ne proscrit ni le néologisme ni le terme technique, par les hardiesses de sa syntaxe qui ose des virtuosités singulièrement expressives. Or, être expressif constitue le souci constant de Verhaeren. Pour l’être plus librement, il renonça à l’usage exclusif du vers classique et se laissa guider par son beau sens du rythme. Parfois, il revint aux cadences traditionnelles, mais toujours le vers, entre ses mains, est un instrument d’expression forte et juste. Il gronde, tonne, murmure ou chante, selon l’harmonie de la nécessité.
Ce souci de l’expression, ce don verbale, nous le trouvons chez Verhaeren, dès son début, dans la verve exubérante et juvénile de ses Flamandes, dans les strophes sonores et sculpturales de ses Moines. Nous le retrouverons dans ses Villages illusoires comme dans ses Campagnes hallucinées et ses Villes tentaculaires, dans ses Visages de la vie, dans sa Multiple splendeur, toujours plus abondant, riche jusqu’à l’excès, vibrant jusqu’à l’outrance, se modérant parfois jusqu’à la douceur, parfois s’exaltant jusqu’à la frénésie. Ce don, qui fit de Verhaeren un grand poète créateur d’images et de rythmes, un évocateur d’une étrange puissance, il le mit au service de son fougueux et universel amour de la vie et c’est cette vitalité magnifique qui fait la beauté de ses poèmes, leur donne leur accent leur crée leur sortilège et leur incantation.
Maurice Maindron §
Les deux choses que Maurice Maindron appréciait le plus au monde étaient, je crois bien, un bel insecte et une belle armure. Entre l’insecte enserré dans son corselet et l’homme bouclé en sa cuirasse existent les analogies qui le ravissaient. L’insecte n’est-il pas pourvu de tout un appareil défensif merveilleusement combiné, et n’a-t-il pas pour l’attaque de quoi piquer, trancher et broyer ? A ce double effet, il est aussi bien outillé qu’un chevalier de France et d’Angleterre, un condottiere d’Italie, un reître d’Allemagne, un hidalgo espagnol ou un émir sarrasin. La passion de ces comparaisons avait fait de Maurice Maindron un entomologiste et un armurier, et quand je dis un armurier, ce n’est point une façon de parler. Maindron n’était pas seulement un connaisseur expert en toute matière concernant l’histoire des armes et des armures, leur fabrication et leur usage. Il avait manié le marteau, l’enclume et le soufflet. Il était capable de forger une lame, de la tremper, de la damasquiner, de l’emmancher, et je possède, en sa gaine de cuir, une fort bonne dague dont il m’avait fait présent, sortie de son atelier et en portant le poinçon.
Il avait consigné le résultat de ses recherches archéologiques et techniques, sur un sujet qui lui était cher, dans un excellent ouvrage pour la composition duquel il avait visité et étudié les armureries les plus célèbres, aussi bien que les collections privées. Assidu au Musée d’artillerie, il avait poursuivi son enquête à Turin, au château d’Ambras et surtout à l’Armeria Real de Madrid dont il admirait profondément le savant classement dû à l’infaillible compétence du comte de Valencia, mais, si la passion des belles armures et des belles armes l’avait conduit en divers lieux, le goût de l’entomologie l’avait mené chez les « peuples étranges ». Pour le compte du Muséum il avait accompli plusieurs missions. Du Golfe Persique et de l’Inde il avait rapporté de précieux spécimens et il s’était formé une importante collection personnelle qu’il étiquetait et classait avec amour. Pour l’enrichir, il avait « risqué sa peau » et couru maintes aventures, dont celle de manquer périr de dysenterie dans une île de l’Océanie, où le voilier sur lequel il naviguait l’avait déposé seul aux soins d’une peuplade d’anciens cannibales dont il n’eut d’ailleurs qu’à se louer. De retour de ces périples, il collaborait à l’Encyclopédie Larousse pour les articles concernant l’histoire naturelle. Il les rédigeait patiemment, tout en fourbissant ses pièces d’armures, en affilant ses épées, et, de la même plume, il écrivit Le Tournoi de Vauplassans, qui fut le premier de ces « récits du temps passé » où il fit revivre si intensément les mœurs et les coutumes de la France à la fin du XVIe siècle, de la France des guerres de Religion et de la Ligue.
De cette époque qu’il avait choisie entre toutes à cause de son mélange de raffinement et de rudesse, de luxe et de grossièreté, de misère et d’élégance, de cette époque à la fois cruelle et fanatique, galante et guerrière, ardente et retorse, de cette époque où coula tant de sang en des luttes féroces et fratricides, de « son seizième siècle », Maurice Maindron savait tout, les âmes comme les corps, les passions comme les goûts, les modes, les parures et le vêtement. Il savait comment les gens d’alors vivaient, comment ils agissaient, dormaient, mangeaient, tuaient, aimaient, mouraient ; leurs attitudes dans la douleur et dans la joie, dans la débauche ou la prière. Catholiques ou protestants, gens de cour, de ville ou des camps, gentilshommes ou bourgeois, il n’ignorait rien d’eux. On eût dit qu’il avait vécu leurs vies, partagé leurs plaisirs et leurs dangers, sué leur sueur sous l’armure, qu’il avait été l’un d’eux, qu’il avait été eux. C’est ce sentiment que l’on éprouve à la lecture de ces étonnants romans où l’érudition la plus minutieuse concourt à l’évocation la plus intense et où apparaissent tant de figures puissamment vivantes qui nous imposent, à travers les siècles, leur présence réelle avec une prodigieuse force de vérité.
Cette œuvre si curieuse et si personnelle, où tout est exact, où chaque détail a sa raison d’être dans un texte ou dans un inventaire, Maurice Maindron la poursuivit opiniâtrément en dépit de ses travaux d’entomologiste et d’encyclopédiste. Au Tournoi de Vauplassans succédèrent Saint-Cendre, M. de Clérambon, Blancador l’Avantageux, l’Illustre Florimond, et il ne s’en détourna que pour écrire L’Arbre de Science, où ce passionné du passé exprimait son profond dégoût pour le monde moderne. Maurice Maindron n’était lui-même que dans l’époque dont il s’était fait le contemporain. Il essaya une fois d’en transporter un épisode sur la scène, et il fît jouer au Théâtre Antoine une comédie dramatique : Le Meilleur parti. Il avait dessiné lui-même les costumes et les avait fait tailler et coudre sous ses yeux. La pièce qui n’eut que quelques représentations mériterait d’être reprise quelque jour et pourrait l’être avec succès. Pour Maurice Maindron, « le meilleur parti » était d’écrire des romans, et il ne renouvela pas cette unique tentative théâtrale.
C’est chez José-Maria de Heredia, dans le célèbre fumoir de la rue Balzac, que je rencontrai pour la première fois l’auteur du Tournoi de Vauplassans. Il venait apporter au poète des Trophées un exemplaire de Saint-Cendre, récemment paru. Je le revois, de solide carrure, les épaules larges, avec quelque chose de brusque et d’agressif, le visage coloré et barré d’une forte moustache, le cou engoncé d’une grosse cravate qui lui relevait le menton et lui donnait un air d’arrogance et de défi que ses propos ne démentaient pas, car Maurice Maindron s’exprimait avec violence et ne ménageait rien ni personne. Il était sévère en ses sarcasmes et ses ironies. Quand il avait ainsi bien pris position et assené à l’un ou à l’autre quelque vérité plus ou moins désobligeante, il devenait un causeur de haut intérêt et révélait sa vaste intelligence, son savoir presque universel, son érudition infinie.
Ces manières d’être n’étaient pas seulement chez Maurice Maindron une attitude, elles provenaient aussi d’un caractère difficultueux et volontiers querelleur. La vie ne lui avait pas été toujours facile et il en gardait une amertume qui s’exhalait en âpres diatribes et en paradoxes truculents. « Seules les guerres civiles sont intéressantes, disait-il, car on y a chance de connaître ceux que l’on tue. » Des propos comme celui-là, qu’Anatole France lui emprunta pour le placer dans son Jérôme Coignard, lui faisaient tort et trompaient sur son compte. Maurice Maindron n’était qu’en apparence un « homme terrible ». Ceux qui le connaissaient bien savaient qu’il ne l’était que pour lui-même, car nul ne porta plus loin que lui l’art de se nuire. Avec une imprudence incorrigible, il partait en guerre contre les vanités, les prétentions, les intérêts et ferraillait à tort et à travers. Il avait horreur de l’injustice pour l’avoir subie plus d’une fois et parce qu’il avait le cœur généreux.
Maurice Maindron n’était pas fait pour vivre de son temps. Terré dans ses logis de l’Ile Saint-Louis parmi ses livres, ses souvenirs de voyages, ses épées et ses dagues, ses insectes, ses paperasses, ses bibelots indiens ou renaissance, il y faisait pittoresque et singulière figure, tout à son art et à son travail, à ses amitiés et à ses haines, tour à tour furieux et débonnaire, intolérable et sympathique, facétieux et subtil, répandant autour de lui les trésors de son érudition et les éclaboussures de son humeur, et piété opiniâtrement en armure de probité et d’honneur.
Ce fut en ce noble arroi que la mort vint prendre ce frère des Saint-Cendre et des Clérambon pour l’emmener hors d’un siècle auquel il avait passionnément préféré le leur. Dans le délire de ses heures suprêmes, ce fut avec eus qu’il se retrouva, et leurs Ombres armées marchèrent derrière le char qui emportait vers sa dernière demeure celui qui eût été fait pour vivre de leur vie de partisans et de soldats et qui les avait ressuscités en son œuvre si admirablement et si prodigieusement vivante. Au moment où, par ce chaud matin d’été, le convoi se mettait en route vers le cimetière, un beau papillon aux ailes palpitantes voleta et se posa sur les fleurs d’une des couronnes funéraires, adieu ailé au bon entomologiste qu’avait été Maurice Maindron, haut écrivain français.
P.-J. Toulet §
Nous avions fait, mon ami Robert de Bonnières et moi, une « journée de libraires », ainsi que cela nous arrivait de temps en temps, et elle avait été fructueuse. Aux coussins du fiacre qui nous avait conduits chez Gougy, Belin et autres marchands de livres, reposaient les huit volumes du Ronsard à la sphère sur papier de Chine en une excellente reliure de maroquin orange. Bonnières y avait joint l’acquisition des quatre tomes de L’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, traduite de Bernal Diaz del Castillo par José-Maria de Heredia. Déjà, à cette époque, cet ouvrage figurait rarement sur les catalogues, et l’exemplaire de Robert de Bonnières était en bel état. Pour ma part, je rapportais de notre expédition quelques bouquins plus modestes que je considérais avec satisfaction tout en dégustant une tasse de chocolat au « Thé de la rue Royale », où nous avions fait une halte réconfortante. Au moment de nous séparer, Bonnières me dit : « Etes-vous libre ce soir après dîner ? Nous pourrions aller à la recherche de Toulet. J’ai à lui parler. Nous le trouverons probablement au Vachette. Vous verrez, c’est un drôle de garçon. »
Si Robert de Bonnières aimait les « journées de libraires », il goûtait assez les flâneries nocturnes au Quartier ou ailleurs. Elles s’achevaient ordinairement par d’interminables conduites et reconduites de porte à porte qui les prolongeaient fort tard, mais je ne craignais pas alors les rentrées matinales et j’acceptai la proposition. Je ne connaissais pas ce Toulet, dont j’avais fort entendu parler et, à l’heure dite, je me rendis donc chez Bonnières, d’où nous partîmes en quête de l’auteur de M. du Paur. Or, il était dit que, cette fois, la curiosité que j’avais de lui serait déçue. Toulet n’était ni au Vachette ni dans aucune des nombreuses brasseries où nous espérions le découvrir. Peut-être, ce soir-là, s’était-il couché de bonne heure, ce qui lui arrivait rarement dans sa vie de noctambule invétéré.
Je ne puis me rappeler où je le rencontrai pour la première fois. Fut-ce au Weber, au Bar de la Paix ou ailleurs, mais je me souviens que j’éprouvai, dès l’abord, pour lui, une vive sympathie, sympathie qui n’allait pas sans quelque appréhension, car le charmant et délicieux Toulet n’était pas toujours d’une humeur très égale. Il se montrait volontiers quinteux et narquois, sarcastique et pincé. Il se plaisait à déconcerter son interlocuteur par un accueil d’une froideur calculée ou d’une causticité presque agressive. Il eut paru facilement insupportable si ce qu’il y avait en lui d’épineux et de difficile n’avait été tempéré par d’excellentes manières et par une parfaite éducation qui l’empêchaient « d’aller trop loin ». Il savait à merveille dire des choses désagréables ou peu obligeantes avec une extrême politesse et avec ce sourire en coin qui donnait à sa longue et maigre figure une expression d’ironie, de dédain et d’amertume. Il avait des pointes dans l’esprit, mais il en arrêtait les piqûres « au premier sang ». Il voulait bien faire de la peine, mais il n’eût pas voulu faire du mal. Aussi lui passait-on ses boutades et même ses insolences, parce qu’elles n’étaient que le masque de ses secrètes qualités de cœur. Si son amitié était ombrageuse et susceptible, elle était loyale et fidèle. Il était d’âme délicate et de caractère désintéressé. Son ironie défensive voilait une sensibilité profonde et vulnérable, toujours à vif. Il se faisait revêche ou grinchu pour ne pas se laisser voir ému ou attendri. Il n’était impitoyable qu’en paroles et avec une certaine affectation, sinon envers les gens qui écrivaient en mauvais français. Ceux-là, il les exécrait.
Ses livres sont d’un écrivain délicieux qui sait sa langue en puriste et l’emploie en artiste. Il choisit ses mots avec une minutieuse exactitude et conduit sa phrase avec une charmante et fine rigueur. Sa prose a l’élégance, la souplesse, la grâce, la vivacité et le mordant de son esprit. Son vers concentre avec une précise concision l’émotion d’un sentiment ou la couleur d’une image. Sa musicalité aiguë ou sourde se résout en une harmonie toujours juste et pure. Lisez les courts poèmes des Contrerimes, tout y est à un point d’exquise perfection, aussi bien dans la négligence apparente que dans la préciosité voulue. Ses romans : Le Mariage de Don Quichotte ou La Jeune Fille verte, ses esquisses contées ou dialoguées : Les Tendres Ménages ou Mon Amie Nane, donnent la même impression d’un jeu de sentiment, d’observation ou de fantaisie mené avec la même dextérité hardie et prudente, avec le même doigté nerveux et sûr. Pourquoi tant de pages spirituelles, amusantes, de la verve la plus subtile et la plus rare, si originales et si attachantes, ne lui ont-elles pas valu un succès mérité ? Pourquoi, de son vivant, la gloire lui fut-elle si chichement départie ?
De cette injustice faite à son destin littéraire, je crois que Toulet souffrit, mais il en souffrit fièrement et silencieusement. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre, mais ne fut-ce pas le sentiment de son talent méconnu qui contribua à donner à son visage ce sourire d’ironie et d’amertume qui s’accordait avec l’attitude de réserve et de causticité préventive avec laquelle il accueillait les sympathies et les amitiés qui venaient à lui.
Au nombre de ces amitiés, une des plus sincères et des plus effectives fut celle que lui témoigna Mme Bulteau. L’auteur de La Lueur sur la cime et des beaux articles que publiait alors le Figaro et qui étaient signés du pseudonyme de Femina, avait une vive admiration pour le talent de Toulet. Amené chez elle par le peintre Maxime Dethomas, Toulet semblait sensible aux preuves d’amicale sollicitude dont il était l’objet de la part de cette femme qui, par sa large intelligence et sa remarquable compréhension, exerçait une grande influence sur tous ceux qui l’approchaient, il était difficile de résister à l’attrait puissant de cette forte personnalité, et Toulet, malgré tout ce qu’il y avait en lui de rétif et de susceptible, s’y soumettait, non sans parfois des dérobades soudaines et des résistances têtues, mais Mme Bulteau était trop ferme dans sa volonté d’être utile à ses amis pour se laisser décourager dans ce qu’elle entreprenait pour eux.
Irrégulier et intermittent dans ses collaborations, Toulet ne l’était pas moins dans l’emploi de son temps. Les rendez-vous que l’on prenait avec lui n’aboutissaient pas toujours à une rencontre. Pour le voir, le mieux était de l’aller surprendre soit au Weber où il s’attardait volontiers, soit au Bar de la Paix où il fréquentait assidûment, mais il ne manquait guère à venir, le dimanche, avenue Wagram, où Mme Bulteau, l’après-midi, recevait ses amis dans un salon orné de beaux meubles anciens, de tapisseries et d’instruments de musique. Ce salon donnait dans une salle à manger où était servi un plantureux goûter. Que de fois y ai-je vu Toulet, assis et serrant entre ses longs doigts maigres un verre de Porto ! Il se tenait, le corps penché en avant, les jambes bizarrement croisées, tout recroquevillé sur lui-même, la tête baissée et qu’il relevait brusquement. Alors on apercevait son visage, allongé encore par une barbe fine, ce visage aux traits réguliers qui lui donnait une vague ressemblance avec Alfred de Musset. Il se mêlait à la conversation par quelque trait piquant ou par quelque remarque incisive qu’il lançait d’une voix discrète, avec un léger accent gascon, singulier chez ce créole de l’île Maurice. A l’heure du départ, il se levait avec cet air d’indolence et de lassitude qui lui était si particulier et, après un bref colloque avec la maîtresse de la maison, muni de quelque bon conseil qu’il ne suivrait sans doute pas, mince, courbé, élégant, il s’en allait vers sa vie nocturne, vers ses soucis, vers ses ennuis, contre lesquels il demandait trop souvent recours à l’optimisme factice des alcools et aux fumées apaisantes de l’opium.
Il avait rapporté d’un séjour en Indochine le goût de la « drogue » et, à l’occasion de je ne sais quelle Exposition coloniale, il obtint une mission en Extrême-Orient. Au retour, il traversa l’Inde en compagnie de son ami Curnonsky, et les deux voyageurs en rapportèrent une connaissance approfondie des boissons en usage dans la péninsule indienne. A Paris, Toulet retrouva les difficultés de vie qui l’en avaient momentanément éloigné. Quand elles devenaient trop obsédantes, il se retirait chez sa sœur qui possédait une propriété dans le Bordelais, puis il regagnait le petit appartement qu’il occupait place Laborde et qu’il partageait avec son inséparable Curnonsky. Autant Curnonsky était bon vivant, gai, insouciant, autant Toulet était amer, irritable et assombri. Sa santé, qui était délicate, s’altérait à une existence trop régulière dans l’irrégularité. Ce fut la raison de sa retraite à Guétary, où il se maria. Il aimait d’ailleurs le pays basque et la terre de Béarn ou le ramenait le souvenir d’années de jeunesse passées à Pau. Ce fut peu avant son départ pour Guétary que je le vis pour la dernière fois. Il était souffrant et m’avait demandé de passer chez lui. Je le trouvai émacié, toussant, plus long et plus courbé que jamais. Tout en causant, il feuilletait de son doigt amaigri les feuillets d’un livre. Il y avait dans la chambre un grand fauteuil de rotin, une « boutaque », comme on dit en Créolie, où il me fit asseoir, et qui avait appartenu, prétendait-il, au bailli de Suffren. Peut-être fut-ce dans ce fauteuil qu’il passa les dernières journées qui précédèrent sa mort, à regarder la mer en assemblant dans son esprit les images de quelque suprême « Contrerime » ou en ajustant en pensée les mots d’une de ces phrases si purement françaises, de ces phrases « à la Toulet » auxquelles il a su donner un tour et un ton inimitables.
Rémy de Gourmont §
Il a bon aspect, ce vieux logis du Mercure, avec ses hautes fenêtres, ses balcons de ferronnerie, ses deux étages, sa lourde porte.
Entrons. Une sorte de vestibule pavé précède un escalier qui n’a rien de monumental. Il est même quelque peu roide. Posons la main sur son antique rampe et montons jusqu’au premier palier. Ouvrons une des portes qui s’offrent à nous et pénétrons dans le bureau où elle donne accès et qui est meublé de casiers et d’armoires. A une grand table couverte de paperasses, de fiches, d’étiquettes, un petit bout d’homme est assis. Il a une petite figure chevelue, un petit nez, une petite moustache, et toise sans aménité le visiteur ; puis sa physionomie s’éclaircit et Adolphe Van Bever vous salue de son gentil sourire de bibliographe érudit. On cause un moment. Un grand garçon paraît. Il a la face rasée, l’air soucieux et ironique. Il s’assied de l’autre côté de la table, lance un mot vif et rude dans la conversation. C’est Paul Léautaud. On s’attarderait volontiers, mais on est attendu par Alfred Vallette.
Le cabinet directorial est à l’étage au-dessus. C’est une vaste pièce carrée dont les murs sont revêtus d’une boiserie ancienne, deux fenêtres, une bibliothèque, des placards entr’ouverts qui laissent voir des registres, un canapé de style Empire, une longue table encombrée, un bureau qui ne l’est pas moins. Derrière ce bureau, Alfred Vallette, solide, ponctuel, avisé, laborieux, la face large, le cheveu dru, l’œil attentif, la parole nette, le geste rare, bien d’aplomb en son bon sens infaillible, sensible aux arguments, courtois aux controverses, mais ferme en ses décisions, Alfred Vallette, qui est à son poste dès six heures du matin, qui ne quitte la place que pour une courte sieste d’après-midi et qui ne se retire, le soir, qu’une fois sa besogne accomplie, pour la reprendre le lendemain, dans le même esprit d’ordre et de suite, avec la même sagesse tranquille, le même soin, la même minutieuse conscience…
Pendant plusieurs années, j’y suis venu, chaque vendredi, dans ce cabinet directorial, où se concentre la vie du Mercure, et il me semble y être encore, au moment où j’écris ces lignes. Trente ans ont passé, cependant, mais le souvenir me reste présent de ces fins de journées du vendredi, où se réunissaient, rue de Gondé, les membres du « Comité de lecture » dont je faisais partie. M’y revoici. Alfred Vallette y figure, naturellement, ainsi que Louis Dumur, qui, non seulement collabore à la Revue, mais s’en occupe avec un zèle, une compétence, un dévouement jamais en défaut, une activité sans défaillance. On s’installe devant la grande table chargée de manuscrits à lire ou déjà lus. La séance commence ; mais la porte s’est ouverte, quelqu’un entre. Un pas lourd fait craquer le parquet C’est Remy de Gourmont.
Il est de stature moyenne et de corps épais. Volontiers, il s’enveloppe des plis d’une ample houppelande. A travers les verres de son binocle, ses yeux vifs nous regardent. Il nous tend, d’un geste court, une main petite et grasse. Il dépose auprès de lui quelque livre ou quelque brochure qu’il vient d’acheter aux bouquinistes du quai, dont il fouille patiemment les boîtes. Il caresse amicalement sa trouvaille. Il enlève son binocle, en essuie les verres, puis il prend l’un ou l’autre des manuscrits qui sont là et l’approche de ses yeux de myope. Celui-là, il l’a lu et en donne son avis. Il parle d’une voix, hésitante parfois jusqu’au bégaiement, un bégaiement qui s’accentue à la contradiction, car Gourmont est facilement irritable, mais cette irritation se change vite en une moue de dédain ou en un sourire d’apaisement. D’ailleurs, le plus souvent, nul ne songe à le contredire. Son avis est écouté et suivi sans discussion, car son opinion est toujours motivée, et accompagnée d’arguments convaincants que lui fournissent son expérience littéraire, sa vaste érudition, son admirable sens critique. Parfois, le travail s’interrompt et on cause.
Joint à sa profonde justesse d’esprit, Gourmont a le goût du paradoxe, de même que son érudition recherche les singularités. Il émet des vues hardies sur toutes choses et les soutient avec une ingénieuse subtilité. Ses immenses lectures l’ont mis au fait de maints auteurs et de maints ouvrages peu connus. Il a des curiosités de tout et les a poussées en tous sens. Il s’intéresse également à la morale et à la politique, aux sciences et aux littératures, aux oeuvres comme aux hommes. Nous l’écoutons, puis le travail reprend. Le temps passe et l’heure de se séparer est venue. Gourmont revêt sa grosse houppelande, rajuste son binocle et s’en va de son pas lourd.
Sa vie est une vie de solitude et de pensée. Le mal qui l’a défiguré, et dont son visage porte les traces l’a isolé dans une docte et sévère retraite. Il sort peu de son logis de la rue des Saints-Pères. Après quelques visites aux libraires du quai, quelques promenades dans les rues tranquilles de son quartier, une brève apparition au Mercure, il rentre chez lui y retrouver ses livres, sa lampe de table, sa plume, son grand fauteuil. Il endosse sa robe de moine, pose une calotte ronde au sommet de sa tête. C’est l’heure où il reprend sa tâche interrompue et où il couvre de sa fine et très lisible écriture les feuilles de petit format dont il se sert. Il rature peu. Dans le silence qui l’entoure, il est tout à lui-même, aux jeux complexes de sa pensée toujours en éveil en sa merveilleuse activité. Remy de Gourmont est un grand écrivain. Il est notre Montaigne, notre Sainte-Beuve. Il est notre Gourmont.
… C’est surtout durant la période dont je viens d’évoquer le si présent souvenir que j’ai le plus approché Remy de Gourmont, à la faveur de ces séances du Comité de lecture, où nous nous retrouvions chaque semaine, rue de Condé, mais je l’avais déjà rencontré auparavant aux bureaux du Mercure, quand ils étaient encore rue de l’Echaudé. C’était, le Gourmont plus jeune qui venait, pour un article imprudemment paradoxal, de perdre la situation qu’il occupait à la Bibliothèque Nationale, le Gourmont déjà savant auteur du Latin mystique, le romancier de Sixtine et des Chevaux de Diomède, le conteur des Histoires magiques qui, par son Livre des Masques, préludait aux admirables essais qui ont pour titres : La Culture des Idées, L’Esthétique de la langue française, Le Chemin de Velours, que devait compléter plus tard la série des Epilogues, auxquels s’ajouteraient les Promenades littéraires et les Promenades philosophiques, toute cette œuvre qui, d’année en année, prendrait de l’ampleur et de l’étendue, gagnerait en puissance de dissociation, en hardiesse, en profondeur, jusqu’à ce qu’une mort presque subite mette fin à la merveilleuse activité de ce grand esprit qui interrogeait quelque texte célèbre avec la même conscience qu’il apportait à examiner les vers et la prose qu’un débutant inconnu soumettait au Comité de lecture du Mercure de France, car toute page écrite était pour lui le signe sacré du culte des Lettres, auquel il avait voué sa vie.
Alfred Jarry §
D’où qu’il vînt, de son logis de la rue Cassette ou du « Phalanstère » de Corbeil, Alfred Jarry avait toujours l’air d’un pantin sorti d’une boîte à surprise. Il y avait en lui quelque chose de mécanique et d’articulé, et ce fut sous cet aspect qu’il m’apparut la première fois que je le rencontrai au Mercure de France. A cette époque, la revue, fondée et dirigée par M. Alfred Vallette, occupait, au numéro 15 de la rue de l’Echaudé-Saint-Germain, le premier étage d’une vieille maison qui mériterait bien qu’on y apposât une plaque commémorative, car elle fut le siège d’un des centres littéraires les plus actifs des dernières années du siècle passé. Une partie de l’histoire du Symbolisme est liée à cet antique immeuble d’où sortirent les premiers volumes qui portèrent sur leur couverture jaune l’empreinte du caducée.
Ils commencent à devenir rares ceux qui furent jadis les « amis » du vieux Mercure de la rue de l’Echaudé, et ce n’est pas sans mélancolie que je me reporte au temps où je montais l’escalier obscur qui conduisait au bureau où l’on était toujours certain de trouver M. Alfred Vallette à sa table de travail. Cependant, une fois par semaine, le mardi, le directeur fermait ses registres, et sa porte s’ouvrait aux visiteurs familiers de la maison. Ces mardis étaient aussi le jour de réception de Mme Rachilde qui accueillait les survenants avec une cordiale bonne grâce et une amicale camaraderie. Il régnait à ces réunions une liberté, franche de toute contrainte. On était là entre écrivains et chacun s’y montrait tel que lui-même. Ce serait nommer toute la jeune littérature d’alors, si j’énumérais les mardis tes de la rue de l’Echaudé. Ces réunions étaient fort nombreuses et fort animées, et ce fut à l’une d’elles que je fis la connaissance d’Alfred Jarry.
J’avais reçu de lui deux curieux petits volumes intitulés Les Minutes de Sable mémorial et César Antéchrist. Ils attestaient chez leur auteur un esprit singulièrement biscornu où l’hermétisme se mêlait à la bouffonnerie. C’était à la fois savoureux et saugrenu. La bizarrerie des images s’exprimait par d’étranges déformations verbales. La lecture de ces livrets n’était pas aisée et il fallait pour les déchiffrer en avoir la clé, mais, l’avait-on, elle vous conduisait à des absurdités volontaires et à des énigmes vides de sens. Dans un de ces volumes apparaissait un personnage grotesque et facétieux, une sorte de fantoche ventripotent et cocasse qui répondait au nom cubique de Ubu. A quoi pouvait bien ressembler cet Alfred Jarry dont on se contait déjà les hauts faits et dont on se répétait déjà la légende de philosophe pataphvsicien et d’éleveur de hiboux en chambre ?
Alfred Jarry était un petit homme trapu, au buste lourd, planté sur des jambes arquées. Dans un visage blafard, aux traits fins et contractés, à la mince moustache brune, luisaient des yeux brillants d’un éclat métallique. Au bas de culottes courtes, des mollets entourés de jambières aboutissaient à des pieds chaussés de croquenots à semelles spongieuses. Vêtu, sous son veston, d’un chandail, il avait l’air d’un coureur cycliste ou d’un livreur de magasin en faillite. Solidement piété, il paraissait vigoureux et souple, malgré les ravages précoces de la misère et de l’alcool. Des gestes brusques et désaccordés, une voix qui, bien que saccadée, semblait mâcher de la bouillie, complétait le personnage qui, les poches gonflées d’outils à bécane, parmi lesquels on apercevait la crosse d’un vieux revolver, à la fois sordide et inquiétant, tenant du chemineau et du cambrioleur, allait bientôt devenir célèbre du jour au lendemain, et, dissimulé derrière l’énorme gidouille du Père Ubu, lâcher à la face du public le « mot » que Cambronne fît héroïque et auquel, par l’adjonction d’une lettre sonore, il conféra on ne sait quoi de plus vibrant, de définitif et d’absolu.
Ce fut dans la soirée du 10 décembre 1896 que Ubu Roi, d’Alfred Jarry, affronta pour la première fois les feux de la rampe. On sait les origines scolaires de cette farce destinée à vilipender un professeur du lycée de Rennes. Due à la collaboration de plusieurs des élèves de sa classe, Jarry la fit sienne au point qu’il en arriva à s’identifier au monstrueux bonhomme dont il adopta par la suite le parler ubuesque après le lui avoir inventé. Or, ce soir-là, il s’agissait de le montrer au public dans sa royauté scatologique, absurde et malfaisante, « le croc à phynances » à la main, entouré de ses « Palotins », entre sa femme, la mère Ubu et le capitaine Bordure. Le théâtre de l’Œuvre s’était chargé de la présentation et Gémier avait accepté de tenir le rôle d’Ubu. Quant à Jarry, il s’était réservé de faire précéder le spectacle de quelques mots d’introduction. Aussi le vit-on s’asseoir devant une table et une carafe de conférencier, vêtu d’un habit noir trop large, le cou serré d’une étonnante cravate bouffante en mousseline, le visage enfariné, plâtré, maquillé, à la fois fantomatique et lamentable, lisant d’une vois indistincte un texte dont on n’entendit à peu près rien. Puis, le rideau se leva, et Ubu lança « le mot ».
Ce fut « le mot » qui, accueilli des spectateurs par des rires ou par des sifflets, par des applaudissements et des huées, eut les honneurs de la soirée. Il voltigea du parterre aux galeries, s’échangea de fauteuil à fauteuil, tandis que se déroulait sur la scène la burlesque et féroce satire dramatique qu’est cet étrange ouvrage qui va de la charge la plus grossière et la plus enfantine à une sorte de symbolisme caricatural et philosophique. Gémier y fut admirable, sous le masque porcin d’Ubu. La presse partagea le dissentiment du public. Etait-on en présence d’une plaisanterie de mauvais goût, ou en face d’un chef-d’œuvre ? Quoi qu’il en fût, Jarry avait créé un type, un type qui le dévora, dont il transporta dans la vie le parler, dont il adopta en parlant de lui-même le « nous » souverain. Jarry, dès lors, ne fut plus que le Père Ubu…
Parfois, il essaie de redevenir Alfred Jarry. Il écrit l’Amour en visites, l’Amour absolu,
Messaline, le Surmâle, mais ces publications n’excitent plus l’attention. Lorsque, en 1898, ses amis, Alfred Vallette, Ferdinand Herold, Pierre Quillard, Mme Rachilde louent à Corbeil la maison d’été qu’ils appellent le « Phalanstère », Alfred Jarry s’y installe avec eux. Il pratique la bicyclette, le canotage, la pêche à la ligne, et, grimpé sur un arbre, prend à l’hameçon les poulets du voisin. Ses amis partis, il achète un carré de terrain et s’y construit une cabane où il vit en sauvage. Parfois, il reparaît à Paris où il a conservé sa soupente de la rue Cassette, la « Grande Chasublerie » ainsi qu’il la nomme. Le revoici avec ses facéties ubuesques, ses paradoxes pataphysiciens, son jargon hermétique, ses gaietés glaciales, son comique sinistre, ses outrances, ses insanités ponctuées d’un rire qui grince. Qu’y a-t-il au fond de ce paillasse irrévérencieux et grossier ? Ceux qui l’ont connu disent que derrière cette apparence nauséabonde, il y avait un garçon têtu, timide, orgueilleux, épateur, mais débonnaire, candide en son cynisme, d’une indépendance farouche et d’une rigoureuse honnêteté. Pauvre père Ubu, le croc de la mort allait bientôt avoir raison de ses forces détruites, de ses tissus alcoolisés, de son ubuisme et de sa pataphysique ! Il s’éteignit doucement le 1er novembre de l’année 1907, à l’hôpital de la Charité où ses fidèles amis, le docteur Saltas et M. Alfred Vallette, l’avaient fait transporter.
J.-L. Forain §
J’ai connu deux Forain, l’un barbu, l’autre rasé. Le premier, déjà célèbre à l’époque où je le rencontrai, ne devait déjà plus rappeler le Forain des années de bohème qui, le carton sous le bras, allait au Musée du Louvre copier les maîtres et attirait l’attention du grand Carpeaux, frappé des dispositions de ce rapin à la bouche ironique et à l’œil vif qui fréquentait alors l’atelier d’un vieil artiste : Jacquesson de la Chevreuse et y dessinait d’après les plâtres. Cet atelier était haut perché et il y faisait froid l’hiver. Or, pour réchauffer ses élèves, M. Jacquesson de la Chevreuse usait d’un procédé économique et original. Le coffre à bois ne contenait qu’une grosse bûche, et, au lieu de la placer dans le poêle, M. Jacquesson de la Chevreuse la lançait par la fenêtre dans la cour où les élèves frileux allaient, chacun à son tour, la chercher et la remontaient, ce qui leur mettait le sang en mouvement et leur dégourdissait les jambes.
Forain évoquait volontiers les souvenirs de sa jeunesse et les temps difficiles de sa bohème. Il y avait connu des heures d’expédients et de misère. Il avait mangé de la « vache enragée » dans ce Paris d’après la guerre de 1870 et d’après la Commune de 1871 où son solide et fin bon sens de Champenois, sa souple et subtile perspicacité paysanne le protégeaient des influences qui eussent pu être contraires à son génie. Il ne fut pas cependant sans subir celle des peintres du groupe impressionniste qu’il fréquentait, et l’exemple d’un Manet et d’un Degas eut part à sa formation. Il dut également beaucoup à un maître tel que Daumier. C’est de Daumier que relèvent peut-être principalement le peintre et le caricaturiste que devint l’élève du bon M. Jacquesson de la Chevreuse, chez qui il avait remonté la bûche et dessiné d’après les plâtres.
Forain avait dû à cette dure période de sa vie une vue amère de l’existence, mais il y avait fait l’expérience de son énergie et de sa ténacité. Il y avait pris le goût de l’indépendance qui ne le quitta jamais et le fit toujours demeurer lui-même, qu’il fût le Forain cynique et gouailleur, le Forain féroce et justicier, le Forain converti et patriote, le Forain de l’Affaire Dreyfus ou le Forain de la guerre, le Forain barbu ou le Forain au menton rasé dont le masque napoléonien tenait aussi du prêtre et du comédien. Une fois pour toutes, durant ces années de début, il avait aiguisé, au contact de la réalité, son terrible esprit dont il tira l’âpre plaisir de toujours frapper juste, au point sensible, les ridicules, les vanités ou les vilenies qu’il dénonçait de l’un ou l’autre de ses « mois » célèbres, que tantôt il inscrivait en légende à ses dessins, que tantôt il laissait se répéter de bouche en bouche et qui sont le commentaire vivant des mœurs et de l’histoire d’un temps dont il fut le grand satiriste et l’impitoyable témoin.
La spécialité des « mots cruels », Forain la partageait avec Degas, et aussi avec Henry Becque. Il y aurait une amusante étude à faire sur les trois manières de ces redoutables virtuoses de l’épigramme, ainsi que l’on nommait jadis ces sortes de jugements en raccourci portés sur les gens et les faits. Je n’ai pas assez connu Becque pour me rendre compte de sa facture particulière, mais il me semble que les « mots » de Degas et ceux de Forain avaient entre eux une certaine parenté. Cependant, il me paraît bien que l’amertume de Degas avait quelque chose de plus dédaigneusement féroce, de plus cruellement concentré que l’ironie barbelée, la rosserie perforante, et le rire mordant de Forain. Chez Forain, la cruauté du propos se mêlait parfois à une certaine gaminerie. Forain n’apportait pas, à ses exécutions, le même sérieux enragé que Degas mettait aux siennes. Forain, il faut bien le dire, travaillait un peu pour la galerie, tandis que Degas n’avait en vue que sa satisfaction personnelle. Je les ai vus quelquefois ensemble, et j’ai observé qu’ils montraient l’un pour l’autre une sorte de déférence, celle de joueurs qui se tiennent en estime et qui préfèrent ne pas s’affronter, étant « de force ».
J’eus cette impression une fois de plus à un dîner auquel m’invita Forain pour y rencontrer Degas qui, d’ailleurs, fut insupportable. Sa mauvaise humeur, causée par les quelques minutes de retard de l’un des convives ne cessa de se manifester durant toute la soirée à propos des fleurs qui ornaient la table, et qu’il fit enlever avant de s’y asseoir, à propos du pain qui n’était pas « de ménage », enfin à propos de tout. Degas y fit vraiment la figure d’un grincheux de comédie et j’admirai la patience de Forain. Cela se passait dans l’hôtel de la rue Spontini, où Forain habitait alors. Ce n’était plus le Forain à barbe des premiers temps où je l’avais connu, pas plus que le Forain qui avait fréquenté le café de la « Nouvelle Athènes » qui avait assisté à l’apparition à Paris d’Arthur Rimbaud et qui avait été le familier de l’étrange salon batignollais de Nina de Villard, qu’a décrit Catulle Mendès dans sa Maison de la Vieille. C’était un Forain rasé de près, relevant d’un geste de sa main fine la longue mèche de cheveux plats qui, du front lui descendait sur l’œil, un Forain marié et père d’un charmant et turbulent petit garçon qui s’appelait Jean Loup, un Forain qui avait conservé sa terrible verve de faiseur de mots cruels et de légendes définitives, un Forain converti, chauvin, qui, durant les années de guerre, devait revêtir l’uniforme et faire bravement son devoir de bon Français.
Quelles que fussent devenues sa gloire et sa célébrité, Forain ne cessa jamais d’être Forain, même sous l’habit vert de membre de l’Institut. Il m’est arrivé de le rencontrer le soir de son élection à l’Académie des Beaux-arts. Quoiqu’il ne le montrât pas trop, cette consécration officielle de son talent lui causait une légitime satisfaction, mais il entendait bien ne pas « désarmer ». Aussi fut-il, ce soir-là, aussi Forain que jamais, avec pourtant on ne savait quoi d’apaisé et de détendu, mais à cette détente, il ne fallait pas trop de fiel. Une réplique acérée, une riposte cinglante mettaient vite dans ses yeux un éclat et dans sa voix un accent où se mêlait à sa verve champenoise la gouaille parisienne.
J’ai vu quelquefois Forain dessiner. C’était un merveilleux spectacle que de suivre la trace de son crayon sur la pierre lithographique ou sur le feuillet d’un carnet. Chacun de ses traits, si sûr, si juste, y faisait de la vie. Je me souviens d’un soir où, à la fin d’un dîner a la campagne dans un restaurant des environs de Paris, il se mit à couvrir la nappe d’étonnants croquis qu’au moment de partir il découpa au canif et qu’il offrit à chacun des convives, en regardant du coin de l’œil la « tête » que ferait, devant ce sans-gêne, la personne qui nous traitait. Je dois dire qu’elle assista sans broncher à ce découpage coûteux dont je dois avoir conservé ma part au fond de quelque tiroir avec le souvenir de cette soirée où Forain joua successivement du crayon et du couteau.
Chez Goncourt §
Ce n’est pas dans les salles où sont exposées en ce moment les principales pièces de la collection de dessins du dix-huitième siècle, d’estampes japonaises et d’objets d’Extrême-Orient qu’avaient réunie les Goncourt, que je veux aujourd’hui aller rendre visite au souvenir de celui des deux frères qu’il m’a été donné de connaître et qui fut l’une des plus vives admirations de ma jeunesse. C’est vers la petite maison d’Auteuil que je m’achemine en pensée et je la retrouve dans ma mémoire telle qu’elle était au temps où Edmond de Goncourt y accueillait les hôtes de son « grenier » venus rendre hommage à la glorieuse vieillesse de l’illustre écrivain qui jouissait alors dans les Lettres françaises d’un prestige considérable et y exerçait une maîtrise reconnue.
Depuis cette époque, la gloire des Goncourt a subi quelques atteintes et leur œuvre fraternelle a encouru certaines critiques qui, dans leur entreprise de « mise au point », n’étaient pas sans comporter une part d’injustice ; certes on ne contestait pas l’originalité de leur talent de romanciers et ils conservaient une place importante dans l’histoire de la littérature romanesque et en particulier de l’Ecole naturaliste. Germinie Lacerteux, Manette Salomon demeuraient des livres capitaux, mais leur « écriture » soulevait des objections. On lui reprochait ce qu’elle avait de pénible et de rocailleux, ses bizarreries, ses incorrections, ses « tics », sa syntaxe gauche, son vocabulaire hasardeux. L’œuvre historique des auteurs des maîtresses de Louis XV était également en discrédit, si leurs études sur l’art au dix-huitième siècle avaient mieux résisté. Néanmoins, malgré cette offensive et cette éclipse la gloire des Goncourt est encore de bon aloi et vivante en ses parties saines, si elle n’est plus tout à fait ce qu’elle était au temps où nous franchissions avec émotion et respect le seuil du petit hôtel dont Edmond de Goncourt, en sa Maison d’un Artiste, avait décrit patiemment et amoureusement les merveilles qu’y avait rassemblées sa passion de collectionneur.
Ce fut, je crois bien, dans l’été de l’année 1892 que j’y fus admis pour la première fois. C’était alors, pour un jeune homme, débutant dans les Lettres, un grand honneur que « d’aller chez M. de Goncourt », surtout quand ce jeune homme et ce débutant n’était pas un romancier, qu’il n’était pas affilié à l’équipe naturaliste et que, de plus, il avait le tort de pouvoir être qualifié de poète et même de poète symboliste. On sait qu’en effet Edmond de Goncourt ne tenait qu’en médiocre estime la Poésie, mais les poètes ne lui en voulaient pas trop de ce dédain et ne lui marchandaient pas leur admiration. En vérité Edmond de Goncourt ne m’avait pas tenu rigueur d’être au service des Muses. Je l’avais rencontré a un déjeuner chez Jean Lorrain, son voisin d’Auteuil, et il m’avait aimablement invité à le venir voir un dimanche.
Aussi fut-ce un dimanche que je sonnai à la porte du 67, boulevard Montmorency et que je gravis les deux étages de l’escalier qui conduisait au fameux « grenier ». J’y pris la place modeste que me conseillait ma qualité de « nouveau ». Elle me permit de me réfugier dans un respectueux silence, moins attentif aux conversations qui se tenaient des uns aux autres qu’aux propos par lesquels Edmond de Goncourt y intervenait. Ces propos étaient brefs et précis, car Edmond de Goncourt n’était pas un « causeur ». Tantôt il relatait un fait curieux, présentait quelque observation aiguë ; tantôt il exprimait quelque remarque ingénieuse ou une opinion originale, mais ce qu’il disait m’intéressait moins que lui-même et je considérais, avec toute la ferveur de ma jeune admiration, son beau visage aux yeux noirs et vifs, aux larges méplats, et cette élégante moustache blanche et la blancheur de cette souple chevelure argentée. Edmond de Goncourt avait grand air.
Sans devenir un assidu du « grenier », j’y revins néanmoins assez souvent, mais c’était le mercredi que j’allais de préférence rendre mes devoirs au maître d’Auteuil. Ce jour-là, on avait chance de le trouver seul dans son cabinet de travail, assis devant cette table où il rédigeait les notes de son fameux Journal dans lequel, parmi tant de précieuses pages, il a laissé trop souvent des marques d’une préoccupation de soi un peu enfantine ou un peu sénile et aussi des preuves de sa crédulité aux racontars dont il se faisait le scribe scrupuleux. Il y avait en Goncourt des égoïsmes de vieux garçon et des vanités de vieil homme de lettres, mais il était assez facile de le détourner de ces parties les moins attrayantes de lui-même en éveillant en lui le collectionneur avisé et l’amateur passionné. C’est de ce Goncourt-là, du Goncourt des mercredis que j’ai gardé le meilleur souvenir.
C’était un grand plaisir de l’entendre parler de l’art du dix-huitième siècle et de l’art japonais. De l’un et de l’autre il goûtait profondément les délicatesses et les subtilités, et il aimait faire partager ses admirations. Alors, de quelque carton il tirait un dessin ou une estampe ; d’une vitrine, un bronze ou un laque, un charmant brimborion ou une charmante babiole qu’il maniait de ses doigts précautionneux ou palpait de sa belle main nerveuse. Il contait avec des détails amusants ou pittoresques les circonstances de la trouvaille qui l’avait rendu possesseur de telle estampe d’Outamaro, de tel album de Hokusaï, de tel crayon de Fragonard, de telle sanguine de Boucher, et comment il avait découvert à quelque étalage en plein vent ou dans quelque boutique de bouquiniste cette gouache de Moreau le jeune ou cette « préparation » de La Tour.
Ses plus beaux dessins du dix-huitième siècle, Edmond de Goncourt en avait orné les murs de son salon du rez-de-chaussée. Il me semble les revoir dans cette grande pièce claire, avenante avec son beau meuble de tapisserie, et qui donnait sur l’étroit jardin au fond duquel, adossé à un treillage où montaient des roses grimpantes, un dauphin de faïence blanche se contournait au-dessus d’un monticule en rocaille. Des arbustes rares y mêlaient leurs feuillages métalliques et vernissés. Edmond de Goncourt se promenait volontiers dans ce modeste domaine rustique. Je l’y ai suivi plus d’une fois. Son pas lourd faisait grincer le gravier et la marche faisait osciller son grand corps paresseux. Je conserve précieusement une petite photographie représentant Edmond de Goncourt sur le perron qui, par quelques degrés, donnait accès au jardin. Au cou le foulard de soie blanche qu’il y enroulait d’habitude, il est debout à côté d’un visiteur dans lequel je reconnais, non sans mélancolie, sous le chapeau de haute forme en usage à la fin du siècle dernier, le signataire de ces lignes où j’ai tenté d’évoquer le souvenir du vieux gentilhomme de lettres et de son aimable accueil au jeune admirateur d’antan qui a conservé, en dépit de la mode dénigrante d’aujourd’hui, son admiration de jadis pour les romanciers, les historiens et les critiques d’art de haute valeur que furent, quoi qu’on en dise, Jules et Edmond de Goncourt.
Le papillon de l’Institut §
L’institut de France n’est pas propriétaire seulement du noble parc de Chantilly et de l’ombreux domaine de Chaalis. Les arbres du Nohant de George Sand sont aussi une verdure académique, mais l’Institut possède encore un autre jardin, celui-là plus humble et qui, pour moins grandiose et moins champêtre, ne laisse pas d’être agréablement pittoresque. Si vous voulez le visiter, traversez les deux premières cours du Palais Mazarin et, après avoir foulé leur docte pavé et salué le buste de Minerve qui domine la cuve d’une fontaine sans eau, pénétrez dans la troisième enceinte que sépare des deux premières un mur où un passage a été ménagé. Une fois là, vous aurez une charmante surprise et si vous avez l’âme quelque peu jardinière, vous serez enchanté. Sur la façade du vieux bâtiment mazarinesque se détache l’armature en ferronnerie d’un antique puits couvert dont la margelle supporte une corbeille fleurie. De chaque côté du puits s’étendent des plates-bandes au-dessus desquelles s’élèvent des treilles mêlées à de la vigne vierge. Le mur d’en face est également revêtu de verdures grimpantes. Auprès du puits enguirlandé, croît un figuier.
Certes, les fleurs de ces plates-bandes ne sont pas des fleurs rares, mais y a-t-il des fleurs communes ? Toutes n’ont-elles pas leur grâce et leur distinction ?
Vous trouverez là des fuchsias aux délicates pendeloques, des marguerites aux collerettes dentelées, des dahlias, des œillets dinde, des soucis aux vives couleurs, toutes les bonnes et douces fleurs du jardin français, qui sentent bon et ne font pas d’embarras. En ce coin tranquille du vieux Paris, à l’abri des sévères et studieuses murailles, elles vivent leur brève vie d’été. Elles sont soigneusement arrosées, et si l’eau qu’on leur distribue n’est pas puisée à l’antique puits qu’elles environnent et fleurissent, cette eau n’entretient pas moins en fraîcheur la petite académie qu’elles forment et qui tient séance dans la cour de l’Institut.
Lorsque j’arrive en avance sur l’heure où l’on se réunit, le jeudi, pour travailler au Dictionnaire, je ne manque pas d’aller faire un tour au jardin. L’autre jour, il faisait chaud et toutes les odeurs florales se mélangeaient dans l’air brûlant. Sur les corolles butinaient quelques abeilles et rôdaient quelques guêpes affairées. Un papillon les imitait. Il n’était pas bien beau, ce papillon parisien, ce papillon de l’Institut. Il était d’un blanc grisâtre et d’un jaune velours, mais comme il voltigeait gracieusement ! Je le regardais se poser, palpiter, s’envoler avec mille gentillesses ailées et il me semblait voir en lui l’âme aérienne d’un candidat académique s’exerçant de fleur en fleur à l’« art des visites ». Et il recueillait des voix, mon papillon ! Ses ailes ouvertes portaient de minuscules caractères et elles semblaient deux pages volantes du dictionnaire.
Je présageais bien de sa prochaine candidature, et je serais resté encore longtemps à le regarder si la demie de trois heures n’avait annoncé à la grosse horloge l’ouverture de la « Séance », car l’Académie, même en été, ne se réunit pas au jardin, dans son jardin. Elle le laisse avec son vieux puits, ses fleurs, à la disposition des papillons qui s’avisent d’y faire aux corolles des visites plus ou moins intéressées.
Passé académique §
LaL’usage est que le directeur de l’Académie la prononce assis au bureau, mais ce fut debout que le comte Albert de Mun fit la lecture de la sienne. L’ampleur admirablement nuancée de sa voix, la pureté sonore de sa diction, l’élégante majesté de toute sa personne, en un mot sa magnifique tenue oratoire donna ainsi toute sa force et tout son poids à la semonce dont j’eus à subir la condescendante sévérité et la courtoise désapprobation. Ni le poète, ni le romancier ne trouva grâce devant lui, si bien que j’eus un peu l’impression d’avoir usurpé le fauteuil que le vote de l’Académie m’avait admis à occuper. Il va sans dire que le succès du discours du comte Albert de Mun fut considérable et j’eus assez l’impression que j’aurais dû m’excuser auprès de mes « parrains » d’avoir eu à encadrer un récipiendaire aussi peu académiquement désirable.
Depuis cette séance, je n’ai vu aucun des directeurs de l’Académie se lever pour répondre au nouvel élu, et aucun de ces derniers avoir à subir un accueil aussi peu encourageant. L’Académie n’est pas tellement gourmée qu’on ne s’y permette quelques malices et quelques taquineries, mais elles y furent faites dorénavant sur un ton de cordialité et de bienveillance qui les rendit toujours acceptables au patient. A l’Académie l’usage n’est plus des semonces et, dans les nombreuses séances auxquelles j’ai assisté, je n’ai pas vu se renouveler le genre d’accueil que rencontra jadis Alfred de Vigny de la part du comte Molé. L’illustre poète prit fort mal ce procédé. Les poètes sont quelquefois irascibles, mais ils ne sont pas toujours rancuniers, et il ne m’est jamais venu à l’esprit, lorsque j’ai eu la charge de recevoir un nouveau confrère, de lui souhaiter une bienvenue pareille à celle dont j’avais été l’objet.
Je ne crois pas, en effet, qu’aucun de ceux à qui m’échut le soin de « répondre » ait eu à se plaindre de moi. Il m’a été donné quatre fois l’occasion, en séance publique, de prendre place au bureau comme directeur de l’Académie. La première fois, ce fut pour y introduire M. Pierre de La Gorce, et il me semble avoir exprimé avec une respectueuse sincérité l’admiration que m’inspire l’œuvre du grand et probe historien du Second Empire. Je n’eus, en la louant, aucune tentation de mêler à la louange que je faisais de lui quoi que ce fût qui l’atténuât. Lorsque M. Henry Bordeaux prit séance dans notre Compagnie, j’eus le plaisir d’y saluer l’entrée du romancier de beau talent qu’un souci légitime de moralité n’empêcha jamais de peindre avec venté les passions et les mœurs de notre temps, même en ce qu’elles ont de moins conforme à ses convictions et à ses idées. Ce fut aussi un romancier que j’eus à accueillir en René Boylesve, l’un des peintres les plus délicats de la vie provinciale et des psychologies sentimentales. Aussi me fut-il aisé de rendre hommage à cet écrivain délicieux, d’une finesse toute française et qui savait porter une clarté classique dans les analyses les plus subtiles, de même qu’un Pierre Benoît sait amener à leurs dénouements logiques les aventures dramatiques ou ironiques des personnages que son ingénieuse et féconde invention romanesque met en scène avec une verve sans défaillance et un art sans erreur.
Puisque j’en suis à repasser ainsi mon déjà long passé académique et les déjà nombreuses fonctions auxquelles il m’a appelé, pourquoi omettrais-je de me souvenir qu’elles m’ont valu de présenter à l’une de nos séances annuelles le rapport des prix de vertu ? Cette mission, disons-le, n’est pas particulièrement recherchée ; elle est même le « cauchemar » des nouveaux élus qui savent d’avance qu’ils ne pourront pas indéfiniment s’y soustraire, quelles que soient les ruses qu’ils emploient pour s’y dérober le plus longtemps possible. Un jour vient donc où il faut se résigner à feuilleter de lourds dossiers qui renferment un noble amas d’actes de dévouement et de charité. Ce n’est pas une mince besogne, car les gens vertueux sont nombreux en France, si nombreux que l’Académie ne peut pas les récompenser tous. Il faut choisir parmi eux, et ce choix ne se fait pas sans hésitations et sans scrupules. Etre académicien n’est pas toujours une situation de tout repos. Si elle a ses avantages, elle a ses devoirs, mais s’il en est d’un peu pesants, il en est aussi d’infiniment agréables.
L’un de ceux-là est de servir de « parrain » à un nouvel élu, lors de sa réception. Si le rôle de parrain académique est un rôle muet et modeste, il n’en a pas moins son prix. S’asseoir « en costume » aux côtés du récipiendaire et avoir été choisi par lui pour « l’encadrer » est, de sa part, un témoignage d’amitié et de confraternelle gratitude. Ce témoignage, je l’ai reçu plusieurs fois et j’y ai toujours été affectueusement sensible. Si mon passé académique compte quatre « réceptions », il compte aussi quatre « parrainages ». Sur la liste de ces filleuls vient de s’inscrire M. Abel Bonnard dont la brillante réception m’a suggéré ce coup d’œil rétrospectif sur certains des us et coutumes de notre Compagnie.