De la littérature comparée
[Introduction] §
J’ai avant tout une double dette à reconnaître, et croyez bien que si je commence par-là, ce n’est point pour m’en acquitter au plus vite : quoi qu’il puisse arriver dans la suite, si même il devait un jour m’être prouvé que j’ai trop présumé de mes forces en acceptant la lourde succession de M. Marc Monnier, je n’oublierai jamais la reconnaissance que je dois au Conseil d’État du canton de Genève pour le périlleux honneur qu’il m’a fait et la haute confiance qu’il m’a témoignée en m’appelant à cette chaire ; je n’oublierai jamais non plus — qu’il me soit permis de le dire en entrant dans une carrière pour moi toute nouvelle, — la reconnaissance qui me lie aux amis que j’ai dû quitter, dont beaucoup m’ont donné de publics témoignages de sympathie que des circonstances que je tiens à passer sous silence m’ont rendus particulièrement précieux. Je pourrais dire aussi de quelles émotions et de quelles craintes est remplie pour moi l’heure d’aujourd’hui : vous voudrez bien me dispenser de traduire un sentiment dont l’expression serait nécessairement banale, mais dont vous comprenez, j’en suis sûr, la sincérité, vous qui avez connu l’homme éminent qui m’a précédé dans cette chaire.
En effet, l’enseignement de M. Marc Monnier, autant que sa personne, ont laissé parmi vous un profond souvenir. Je suis persuadé que, pour un grand nombre d’entre vous, il est pénible de voir un nouveau-venu entrer en tâtonnant dans une voie où, pendant treize années, M. Marc Monnier a marché d’un pas ferme. Pour ce nouveau-venu de même, ce moment est plus pénible qu’il ne saurait le dire, et il sent avec angoisse combien il lui sera difficile de se faire pardonner sa témérité.
I §
Mieux que je ne saurais le faire, M. Marc Monnier a signalé — après les avoir résolues — les difficultés d’un enseignement aussi vaste que celui de la littérature comparée : « Mener toutes les littératures de front, a-t-il dit ; montrer à chaque pas l’action des unes sur les autres ; suivre ainsi, non plus seulement en deçà ou au-delà de telle frontière, mais partout à la fois, les mouvements de la pensée et de l’art, cela paraît ambitieux et difficile... »
Il a pu ajouter : « On y arrive cependant, à force de vivre dans son sujet qui petit à petit se débrouille, s’allège, s’égaie... »
Mais ce qu’il n’a pas dit, ce sont les rares qualités d’esprit qui lui ont permis d’accomplir un tel travail et de le perfectionner d’année en année : une érudition qui s’élargissait sans cesse ; un sens critique habile à choisir entre la masse des documents les plus propres à marquer la physionomie d’un homme ou d’une époque, ou à dégager les caractères essentiels d’une œuvre ; une intelligence si enjouée qu’elle a pu, pour conserver son expression, « égayer » cette grave étude de l’histoire littéraire, si alerte, que d’heureuses échappées dans tous les domaines, elle a su rapporter des œuvres également distinguées. Jamais, je crois, enseignement plus littéraire de la littérature n’a été donné par personne. M. Marc Monnier le savait : la littérature n’est pas une chose morte, un cadavre qu’on puisse disséquer et dont il suffise de classer et de définir les parties. Elle est l’éternelle affirmation du génie toujours mobile de l’homme, de ses recherches d’un idéal que modifient les temps et les lieux, mais qui, sous ses formes changeantes, demeure cependant l’idéal. Son trésor est un commun héritage qui, de siècle en siècle, continue à vivre en nous. Aussi, ces œuvres que nous relisons sans cesse ne sont-elles pas seulement des documents historiques auxquels nous pouvons demander les secrets des siècles éteints : elles ont, pour ainsi dire, passé dans notre sang, elles ont servi chacune à nous former tels que nous sommes, nous les retrouvons en descendant au fond de nous-mêmes comme des levains auxquels nous devons peut-être nos meilleures aspirations. N’est-ce pas grâce à la forme prestigieuse que les poètes ont su leur donner, que la plupart des idées se sont imposées à notre conscience ? Et à chaque instant, quand nous voulons exprimer dans toute sa force quelque sentiment qui nous préoccupe, ne le trouvons-nous pas formulé tel que nous l’éprouvons par un de ces hommes de génie qui ont possédé le don si rare de l’expression ?...
Or, c’est précisément cette vie persistante des œuvres littéraires qui rend très-difficile l’enseignement de la littérature. M’avancerais-je trop en ajoutant que, si M. Marc Monnier y a si complètement réussi, c’est peut-être, en partie, parce qu’avant d’enseigner la littérature il l’avait pratiquée, et parce qu’il la pratiquait en l’enseignant. Et — pourquoi ne le dirais-je pas ? — c’est à cette heureuse expérience d’un homme lettres illustrant un enseignement universitaire, que je dois sans doute l’honneur d’avoir été appelé ici. D’autant plus que cette expérience avait déjà été faite avec un égal succès sur le premier titulaire de cette chaire, Albert Richard, le poète vigoureux des grands jours de notre histoire nationale, le profond connaisseur des littératures du Midi qui savait par cœur toute la Divine comédie. Le gouvernement genevois a tenu à poursuivre une tradition dont il s’est bien trouvé jusqu’à présent, et qui cependant constitue, si je puis m’exprimer ainsi, une persistante innovation.
En effet, Messieurs, il y a presque toujours eu état de guerre entre ce que je nommerai la littérature militante et la haute culture que représente l’enseignement universitaire. Je me garderai de rechercher dans l’histoire les griefs respectifs de ces deux forces : s’il y avait quelque logique dans les choses humaines, elles auraient toujours marché d’accord et reconnu la communauté de leurs intérêts ; au lieu de cela, elles n’ont jamais eu l’une pour l’autre assez de critiques acerbes, et, aujourd’hui, leur hostilité, il faut bien le reconnaître, est plus marquée que jamais. Les écrivains, qui veulent marcher trop vite, raillent l’Université, ses travaux et ses opinions ; et l’Université qui, par la nature même de ses études, est portée à s’occuper du passé plus que du présent, nie les écrivains. Les écrivains torturent volontiers le dictionnaire et se plaisent à martyriser la syntaxe ; l’Université repousse toutes les innovations, même parfois les mieux justifiées. Les écrivains se laissent prendre à toutes les idées qui flottent dans l’air, sans, hélas ! toujours, distinguer entre celles qui valent la peine d’être arrêtées et serties et celles qu’il faut laisser passer comme un vol d’oiseaux passagers ; l’Université les repousse toutes, tant elle craint de prendre des bulles de savon pour des étoiles. Chaque époque — la nôtre comme les autres — produit, à côté d’une foule d’œuvres qui dépendent de la mode du moment et disparaissent avec elle, quelques œuvres d’une portée plus, sérieuse, destinées à survivre un temps plus ou moins long, dignes en tout cas d’être examinées et reconnues : les écrivains sont trop disposés à consacrer par des admirations exagérées les productions éphémères dont ils subissent l’attrait ; l’Université englobe trop souvent dans le même mépris les écrits insignifiants et les œuvres durables. État de guerre, je le répète, dans tous les pays le même, et partout également fâcheux. Avec plus d’étude, les écrivains apprendraient, par la connaissance du passé et par la comparaison, à mieux juger leur propre temps ; ils seraient moins hardis dans leurs tentatives, et, partant, dépenseraient moins de forces en pure perte ; ils développeraient leur sens critique d’autant plus utilement, que l’époque est passée où les grandes œuvres se produisaient inconsciemment, comme par l’effet de quelque mystérieux travail de la nature, et que la critique est devenue la meilleure source d’inspiration. De son côté, avec plus d’indulgence, l’enseignement officiel serait un guide plus sûr pour les jeunes gens ; et, en reconnaissant et en leur laissant reconnaître ce qu’il y a de bon dans les efforts contemporains, il leur épargnerait peut-être bien des faux pas et bien des erreurs.
II §
Mais nous avons à traiter une question plus directe.
L’enseignement de la littérature — tout le monde, je crois, sera d’accord sur ce point — est inséparable de la critique littéraire. Il nous faut donc d’abord examiner ce qu’est et ce que peut être la critique ; ensuite, nous rechercherons quelle pourra être la base de notre enseignement : et cette double opération nous permettra d’établir notre programme.
On a beaucoup discuté, ces dernières années, si la critique littéraire est un art ou une science. Le problème n’est point oiseux, car ce n’est pas une question de mots qu’il pose, mais bien une question de méthode. Cependant, je n’entreprendrai pas de le discuter en lui-même, en pesant les arguments apportés par les partisans des deux théories opposées : mieux qu’une telle discussion, un simple aperçu sur les récents développements de la critique nous permettra peut-être de le résoudre.
L’évolution de la critique moderne est intimement liée à l’idée générale qu’on s’est faite de la littérature et de son idéal. Tant qu’on a considéré le Beau littéraire comme un absolu, ou, plus exactement peut-être, tant qu’on n’a pas tenté l’analyse du Beau littéraire, la critique a pu demeurer ce qu’elle avait été à ses débuts, ce qu’on la voit dans les « Examens » de Corneille et de ses contemporains, dans le « Spectator » d’Addison, dans la « Dramaturgie de Hambourg » de Lessing : une discussion conduite en vue de rechercher si l’œuvre étudiée s’éloigne ou se rapproche d’un certain type d’œuvre admis comme type idéal ; si elle respecte ou viole certaines règles, tirées de l’examen des chefs-d’œuvre antiques et acceptées par une convention d’ailleurs tout arbitraire ; ou même, simplement, si elle plaît ou déplaît, soit au critique lui-même, soit à un groupe de personnes qu’il croit représenter, et qu’il appelle suivant les époques les « bons esprits » les « lettrés », le « public ». Ainsi comprise, la critique a produit, en France surtout, toute une littérature, dans laquelle des écrivains plus ou moins remarquables ont pu faire briller leur talent : Théophile Gautier et de M. de Banville l’ont quelquefois prise pour prétexte à leur éblouissante fantaisie ; M. Nisard et M. Brunetière, en mettant à son service leur solide érudition, ont pu la tourner comme une arme redoutable contre la production littéraire de leurs contemporains ; Jules Janin et M. Fr. Sarcey l’ont maniée avec une légèreté qui va souvent jusqu’à la désinvolture, sans que leurs feuilletons cessent d’ailleurs jamais d’être des morceaux fort agréables à lire.
Cependant, le développement des études historiques, en favorisant la connaissance des milieux et la comparaison entre les époques, attira bientôt l’attention sur le phénomène, longtemps négligé des variations du goût : on remarqua qu’un siècle ne ratifie pas toujours les jugements du siècle précédent ; que telle tragédie portée aux nues à son apparition peut cependant tomber dans un oubli définitif ; que des gloires illustres entre toutes s’éclipsent pendant des périodes entières et ne reparaissent ensuite dans leur éclat que sous l’influence de circonstances qu’il est possible de déterminer ; que les poètes préférés d’une nation demeurent souvent incompris par la nation voisine. Et l’œuvre littéraire ou l’œuvre d’art cessa d’apparaître comme le produit spontané d’un homme de génie, renfermant en soi toutes ses causes, mesurable avec une règle commune. On la reconnut dépendante de toutes les circonstances qui gouvernent son auteur, du milieu, du pays, du climat, du moment, de la race. Des écrivains, comme Villemain d’abord, puis comme Sainte-Beuve, ne se contentèrent plus de proclamer leur jugement sur les œuvres et sur les hommes, mais cherchèrent à les expliquer et s’appliquèrent à déterminer, non plus leur valeur absolue, mais leur « sens historique ». — À mesure qu’il avance dans sa carrière d’écrivain, Sainte-Beuve tend à rapprocher davantage la critique de l’histoire : ses études, dont le recueil constitue un document si précieux pour l’histoire des lettres modernes, s’écartent de plus en plus du point de vue essentiellement esthétique de ses devanciers et de ses contemporains ; ses appréciations s’entourent de notes sur les ascendants de l’auteur, qu’il examine, sur sa famille, sa ville, sa province, sa race ; puis sur son enfance, sur l’éducation qu’il a reçue, sur les influences qu’il a subies ; puis il recherche quelles ont pu être ses opinions sur les matières les plus importantes : quelles étaient ses croyances religieuses ? comment comprenait-il l’amour ? il le compare à ses contemporains, à ceux sur lesquels il a exercé une action, à ceux qui s’y sont soustraits, à ceux qui ont suivi le même courant, à ceux qui l’ont remonté. Le résultat de ce travail est un portrait intellectuel plus ou moins complet, selon la valeur des documents employés et l’application du critique, de l’écrivain placé dans son milieu : les rapports entre l’homme et l’œuvre se trouvent déterminés ceux entre l’homme, l’œuvre et l’époque, sont indiqués. Arrivée à ce point, la critique se différencie déjà nettement du feuilleton littéraire, elle s’exerce sur des faits précis, elle procède méthodiquement, elle n’est plus un jeu d’esprit ou un exercice de littérature, elle est une discipline de l’histoire.
Son développement ne s’est pas arrêté là, et un homme d’une érudition plus vaste et d’une intelligence plus puissante que Sainte-Beuve, M. Taine, lui a fait faire un nouveau pas, ou plutôt, l’a fait entrer dans une nouvelle voie.
Malgré la richesse de ses aperçus et la subtilité de ses analyses, Sainte-Beuve s’en est toujours tenu, en somme, à l’étude des documents historiques, des individus ou des groupes d’individus. M. Taine s’est efforcé, le premier — car les indications de Herder dans ce sens ne sont ni très précises ni très méthodiques — de rattacher ses études particulières à la psychologie générale, de les utiliser en vue de la recherche de ces lois encore mal connues qui gouvernent les hommes et les sociétés.
Dans son « Introduction à l’histoire de la littérature anglaise », il explique avec une clarté parfaite sa méthode et son but : les documents historiques, parmi lesquels il compte les œuvres littéraires et les œuvres d’art, ne sont pour lui « que des indices au moyen desquels il faut reconstruire l’individu visible »
. À son tour, « l’homme corporel et visible n’est qu’un indice au moyen duquel on doit étudier l’homme invisible et intérieur »
. Mais que serait une étude qui se bornerait à l’étude des individus ? Cet homme, sur lequel les documents historiques nous ont renseigné, n’est pas un être isolé : ses actions, ses sentiments et ses pensées ont des causes en dehors de lui, qui sont « certaines façons générales de penser et de sentir »
. Arrivée à ce point, — vous le remarquez sans qu’il soit nécessaire de pousser plus loin cette analyse — la critique sort du domaine de l’histoire, ou plus exactement pousse l’histoire dans celui de la psychologie, et, en résumant ses recherches, M. Taine peut dire :
« La question posée en ce moment est celle-ci : étant donné une littérature, une philosophie, une société, un art, telle classe d’arts, quel est l’état moral qui le produit ? et quelles sont les conditions de race, de moment et de milieu les plus propres à produire cet état moral ? Il y a un état moral distinct pour chacune de ces formations et pour chacune de leurs branches ; il y en a un pour l’art en général et pour chaque sorte d’art ; pour l’architecture, pour la peinture, pour la sculpture, pour la musique, pour la poésie ; chacune a sa loi, et c’est en vertu de cette loi qu’on la voit se lever au hasard, à ce qu’il semble, et toute seule parmi les avortements de ses voisines, comme la peinture en Flandre et en Hollande au xviie siècle, comme la poésie en Angleterre au xvie siècle, comme la musique en Allemagne au xviiie siècle. À ce moment et dans ces pays, les conditions se sont trouvées remplies pour un art et non pour les autres, et une seule branche a bourgeonné dans la stérilité générale. Ce sont ces règles de la végétation humaine que l’histoire à présent doit chercher ; c’est cette psychologie spéciale de chaque formation qu’il faut faire ; c’est le tableau complet de ces conditions propres qu’il faut aujourd’hui travailler à composer. »
Je voudrais pouvoir, Messieurs, vous montrer comment l’illustre critique a poursuivi son programme, comment il a développé et élargi sa méthode dans sa Philosophie de l’art, comment il a osé aborder les problèmes les plus compliqués de l’esthétique, ceux de la production de l’œuvre d’art et de l’idéal dans l’art, en « naturaliste »
, selon sa propre expression, et « méthodiquement »
, en vue « d’arriver non à une mode, mais à une loi »
.
Mais nous aurons plus de loisir dans la suite et, pour aujourd’hui, je dois m’en tenir à la question que nous avons posée tout à l’heure. Permettez-moi de la considérer comme résolue : dès après l’Introduction à l’histoire de la littérature anglaise, on peut affirmer que la critique est constituée à l’état de science. Il va sans dire qu’elle laisse le champ libre à ces aimables feuilletons qui renseignent au jour le jour le public sur les écrits contemporains. Elle ne songe point à les proscrire, elle est autre chose qu’eux, voilà tout ; et plus tard, quand le siècle sera passé, quand il faudra qu’elle compulse et analyse l’énorme production littéraire de notre temps, elle les acceptera pour la guider dans ses triages, et quelquefois comme des documents aussi significatifs que tel roman, tel poème ou telle comédie.
III §
Avec l’ancienne méthode critique, la base d’un enseignement littéraire était trouvée d’avance : c’était la littérature classique qui servait de commune mesure à toutes les autres. M. Nisard, un des derniers professeurs qui l’ait pratiquée avec éclat, le déclarait ouvertement :
« Qui connaît les anciens et notre grand siècle, disait-il en 1855, en prenant possession de la chaire d’éloquence française vacante depuis la mort de Villemain, a trouvé, dans l’ordre des choses de l’esprit, son idéal, sa règle, et, s’il est professeur, son autorité. »
C’était clair et simple. Mais avec la méthode historique et psychologique, le problème est tout autre : il s’agit de rattacher le cours à quelque idée générale, de s’en servir pour arriver à la démonstration de quelqu’une de ces lois que la pensée moderne s’efforce de préciser, ou tout au moins pour suivre dans ses diverses phases un grand mouvement intellectuel. Sans désespérer de réaliser plus tard la première et la plus difficile partie de ce programme, nous nous en tiendrons, pour le moment, Messieurs, à la seconde. Vous allez me permettre de préciser ma pensée.
Si vous considérez dans son ensemble le développement des littératures modernes qui font l’objet de ce cours, vous verrez bientôt qu’à travers bien des variations, des tâtonnements et des revirements de goût, il présente le tableau d’une sorte de conflit entre deux éléments qui parfois se fondent ensemble, puis se séparent de nouveau, se combattent tour à tour et se réunissent. L’un est précisément celui dont la critique classique défend la supériorité, l’élément antique, le fonds des idées que les grandes civilisations de la Grèce et de Rome nous ont léguées. L’autre, qu’on a appelé romantique, qu’on pourrait presque appeler barbare, est l’apport des races nouvelles qui sont venues, si je puis m’exprimer ainsi, greffer leur civilisation naissante sur le vieil arbre des civilisations antiques, uni à celui de la religion chrétienne qui a remplacé le paganisme corrompu de la décadence romaine.
Au début de la période moderne, le premier de ces éléments semble entièrement absorbé par l’autre : le goût de la culture antique a disparu avec l’empire romain, et au commencement du viie siècle, il est presque éteint. Quelques-uns des auteurs latins subsistent pourtant : Virgile, d’abord, auquel on fait une sorte de réputation de nécromant, quelques écrits de Cicéron et de Sénèque, Tite-Live, Salluste, Horace, Ovide, Pline, Lucain ; on les lit dans les cloîtres, on les cite dans les écrits scolastiques et dans les chroniques, on les commente, mais généralement sans les comprendre, et en les plaçant tous au même rang. Quant aux Grecs, on pourrait presque dire qu’ils sont complètement ignorés : Aristote, qui garde pendant une longue période une autorité considérable, n’est connu que par des fragments ou des commentaires plus ou moins fantaisistes. D’ailleurs, l’Isagoge de Porphyre jouit d’une égale considération. Les docteurs qui savent le grec — et leur nombre est des plus restreints — ne peuvent, faute de documents, tirer qu’un parti très modique de leur science : Jean Scot traduit le livre des Noms, attribué au faux Denys l’Aréopagite. De vagues légendes circulent seules sur certains mythes antiques, les déforment, leur empruntent parfois des traits pour les prêter aux héros du christianisme. C’est à travers Benoît de St-More que Henri de Veldeke écrit son Énéide et Herbort de Frizlar sa Guerre de Troie, et vous savez de quelles sources invraisemblables, de quels mystérieux Dictys de Crète et Darès le Phrygien le poète normand tient lui-même ses renseignements. L’oubli est si complet que, quand plus tard, en pleine période humaniste, Leontio Pilato entreprend, sous les auspices de Boccace, de traduire en latin l’Iliade et l’Odyssée, il ne parvient pas à mener son travail à bonne fin.
Il faut dire que l’Église est plutôt hostile que sympathique à la culture antique : elle en devine le danger, et, sans écouter certains de ses docteurs qui, comme saint Basile et saint Augustin, se montrent indulgents pour les lettres païennes, elle s’efforce de les tenir à l’écart. Grégoire-le-Grand s’indigne contre un ecclésiastique qui s’était avisé d’enseigner la grammaire : une science, dit-il, que les laïques eux-mêmes devraient ignorer. Alcuin reproche à l’archevêque de Trêves son amour pour Virgile, qui l’éloigne des Évangiles. Un patient collectionneur des œuvres de Cicéron, l’abbé Wibald de Corvey, se croit obligé de se défendre d’être plus cicéronien que chrétien, de poursuivre ses études antiques autrement qu’un éclaireur dans un camp ennemi. Et en 1209, un Concile provincial, réuni à Paris, interdit de lire ou d’expliquer dans les écoles publiques ou privées de la ville la Physique d’Aristote et les commentaires de ce traité.
C’est seulement à la fin du Moyen-Âge, quand la prise de Constantinople a chassé en Occident les savants byzantins, quand après les brillants tournois de Roscelin et de saint Anselme, d’Abélard et de Guillaume de Champeaux, de saint Thomas et de Duns Scot, la scolastique est morte d’épuisement sans avoir pu résoudre son insoluble problème, que les longs travaux des humanistes ramènent au premier plan la culture antique. Quels efforts il a fallu pour préparer le siècle de la Renaissance, c’est ce que montrerait la comparaison la plus superficielle entre l’art et les lettres avant et depuis ce mouvement. Les différences sont si profondes, le revirement est si complet, que les trécentistes et leurs successeurs ont vraiment pu avoir l’illusion qu’ils tiraient le monde de l’obscurité et lui donnaient la lumière.
Je dis l’illusion, Messieurs, car si vous examinez le mouvement littéraire, artistique et intellectuel du Moyen-Âge, vous reconnaîtrez bientôt que cette nuit n’était pas aussi obscure qu’on a voulu le dire et que, si le courant était tout autre que celui qui devait triompher par la suite, il avait sa force, sa grandeur et sa beauté.
Mais c’est en touchant à un tel sujet qu’on se rend compte de la relativité des mots, de l’indécision de leur sens ! Comment ce mot de beauté, que je viens d’employer, peut-il s’appliquer également aux tragédies de Sophocle, d’un dessin si net, d’un plan si parfait, et aux drames informes que des confréries représentaient pendant des journées entières sur des tréteaux dressés en plein vent ? aux corps harmonieux et pleins de la statuaire antique, et aux grêles madones, aux Christs émaciés, aux saints maladifs des primitifs. Allemands ou Italiens ? à une épopée aussi littéraire que l’Odyssée et à un poème aussi gauche que les Niebelungen ou la Chanson de Roland ? Seule, la sympathie critique peut nous faire comprendre combien ces variations, de forme ont peu d’importance. Le chevalier normand allant conquérir l’Angleterre, écoutait avec autant de plaisir le trouvère Taillefer chanter les interminables exploits de Roland que les Grecs leurs aèdes ; une foule frémissait au spectacle des mystères de la Passion, comme une autre foule avait frémi jadis à celui des malheurs d’Œdipe ou de Prométhée ; le dévot s’extasiait devant la douloureuse figure d’un Christ en croix, comme jadis les Athéniens admiraient les chefs-d’œuvre du Parthénon.
Et aujourd’hui encore, quand nous réussissons à nous transporter par la pensée dans ce lointain Moyen-Âge, nous y trouvons une source d’admiration. La Grèce avait tiré sa littérature et ses arts de ce sens spécial que les Grecs désignaient par le mot mélodieux d’eurythmie ; Rome avait construit sur le civisme sa robuste civilisation, si pauvre d’ailleurs en œuvres originales ; l’Europe du Moyen-Âge, ces États hétérogènes formés comme par hasard par des mélanges et des heurts de nations, cette Europe informe et désordonnée comme une chanson de geste, que la diplomatie de plusieurs siècles n’a pas encore réussi à partager équitablement, cette Europe marchait et travaillait pourtant sous l’impulsion d’un sentiment tout aussi grand que l’eurythmie et le civisme : la foi religieuse. S’il est vrai que l’art ait pour but de manifester les caractères saillants de ses objets, et que la qualité de l’art dépende de l’importance du caractère et de la convergence des effets, il faut s’incliner devant ces arts et cette littérature qui — les cathédrales aux fines ciselures comme les drames monstrueux, comme la peinture souffreteuse, comme la scolastique subtile et angoissée et comme les élans passionnés de la poésie mystique — traduisent si bien les aspirations de l’âme vers le monde surnaturel, les tortures de la raison aux prises avec les insolubles problèmes de la foi, le mépris du corps transitoire et la passion de l’infini.
La Renaissance n’est autre chose que la fin provisoire de cette civilisation et son remplacement par une autre, dont les racines, pour être plus éloignées, étaient moins profondes, mais qui gardait l’avantage d’avoir atteint, dans une période antérieure, son entière floraison. Entre les contemporains de Dante, de Giotto, d’Abélard, de saint Bernard, de Wolfram d’Eschembach et ceux de Michel-Ange, du Tasse, de Cervantès, de Shakespeare, de Montaigne, la différence des mœurs et des idées est presque incalculable.
En réalité, c’est le paganisme qui ressuscite, qui vient imposer aux barbares de la veille ses mœurs, sa littérature, sa conception agréable de la vie, son idéal précis et saisissable. Nous avons vu douze générations de penseurs se morfondre sur un problème insoluble, des sculpteurs s’acharner à donner à la pierre la forme de leurs rêves, des peintres incarner dans des corps à peine matériels leur vision intérieure, des poètes courir éperdus dans les régions surnaturelles. Le spectacle change : artistes, penseurs et poètes ne poursuivent plus maintenant que des objets tangibles. Benvenuto Cellini célèbre en un langage dithyrambique les perfections du corps humain. Ghiberti s’écrie « qu’une statue a des suavités infinies que l’œil ne peut comprendre, que la main seule peut découvrir par le toucher »
. Firenzuola trace le code de la beauté féminine. Sylvius Aeneas et Laurent le Magnifique découvrent le paysage. Et le discours sur la dignité de l’homme, de Pic de la Mirandole, caractérise nettement le changement radical qui s’est opéré dans la conception de la vie. Deux siècles auparavant, quand Brunetto Latini osait dire que « toutes les choses étaient faites pour l’homme et que l’homme était fait pour lui-même »
, un prudent contemporain se hâtait d’ajouter « et pour aimer et servir Dieu et avoir la joie perdurable »
. Maintenant, dans l’œuvre que je viens de citer : « Dieu a créé l’homme afin qu’il connaisse les lois qui régissent l’univers qu’il en aime la beauté, qu’il en admire la grandeur ».
(J. Burckhardt.) La réconciliation est complète entre l’homme et l’argile d’où il est sorti, l’idéal est descendu des régions inaccessibles où l’avait maintenu la foi naïve de nos premiers poètes, il est maintenant sur la terre, à portée de tous et dans toutes les choses sensibles.
Ce mouvement, créé par la patience des humanistes, quoiqu’il vînt du dehors et ne fût point un produit spontané, naturel de la société moderne, devait durer trois siècles, produire un nombre énorme de chefs-d’œuvre, et finir par s’épuiser en stériles imitations. Par bien des points, il nous gouverne encore, quand même au commencement du siècle, le Moyen-Âge si longtemps méprisé a eu aussi sa Renaissance.
Mais avant d’essayer de caractériser, au point de vue qui nous occupe, le mouvement contemporain, il est une remarque sur laquelle je voudrais, Messieurs, attirer un instant votre attention.
Ce retour à l’antiquité qui, du xvie siècle à la fin du xviiie, marque l’orientation de la pensée moderne, n’a pas eu les mêmes caractères de force et de généralité dans les divers pays. Comparez ensemble les grands artistes du nord et ceux du midi, par exemple, pour prendre peu de noms et les plus frappants, d’un côté Shakespeare et Goethe, de l’autre, Le Tasse et Racine, vous trouverez que, tandis que chez les seconds l’assimilation des qualités antiques est complète, elle n’est jamais que très partielle chez les autres. Par des œuvres comme la Mort de César et Iphigénie, Shakespeare et Goethe ont montré qu’ils connaissaient l’antiquité, qu’ils en avaient compris les beautés et pénétré le sens. Mais leurs grandes œuvres, c’est dans la vie moderne même qu’ils les ont puisées, et pour traiter dans toute leur ampleur des sujets comme Hamlet et Faust, ils ont dû inventer de nouvelles formes d’art, des moules plus vastes que tous ceux connus avant eux. Pendant les deux siècles classiques, vous chercheriez en vain des exemples d’une pareille indépendance parmi les écrivains français ou italiens, qui viennent docilement se ranger sous la fécule d’Aristote et accomplissent ce tour de force, merveilleux et inutile, de couler les sentiments de leur époque dans des moules surannés. — Il faut donc que certaines nations, pour des raisons que nous rechercherons peut-être un jour, aient conservé plus profondément que d’autres leur empreinte primitive, et c’est à cette persistance que nous devons en partie notre émancipation actuelle de l’influence antique. On peut affirmer ce fait avec d’autant plus de certitude, que le triomphe du mouvement auquel on a donné le nom de « romantisme » se trouve correspondre à peu près avec le grand élan national de l’Allemagne au commencement du siècle et avec la période historique où, à la suite de Waterloo, l’influence anglaise a été le plus solidement établie.
Car le « Romantisme » est bien un mouvement parallèle à celui de la Renaissance : en s’efforçant de retrouver la nature et la sincérité de l’impression — ce fut là, vous le savez, l’idéal dont tous les écrivains du commencement du siècle se sont réclamés, à quelque distance que beaucoup en soient restés, — il rencontre tout d’abord le Moyen-Âge, c’est-à-dire l’époque où le génie moderne avait pu se développer sans entraves, et il s’en empare avec passion. C’est Rousseau qui célèbre à nouveau l’amour passionné et détrône la galanterie ; ce sont les ardentes leçons de Herder qui arrachent la jeunesse allemande à l’imitation inféconde de notre littérature ; c’est Goethe auquel cet admirable chef-d’œuvre, la cathédrale de Strasbourg, révèle l’art gothique ; c’est Chateaubriand qui découvre dans le christianisme autre chose qu’un ensemble de dogmes : une source vive de poésie ; c’est la mélancolie de Lamartine qui chasse le libertinage de Parny ; ce sont les romans de Walter Scott qu’on imite partout et qui ressuscitent tout un monde oublié. Un peu plus tard, les peintres viennent à la rescousse : les préraphaélites allemands et anglais, l’école d’Overbeck et celle de Rossetti, rêvent de reprendre la filière de l’art là où la Renaissance est venue l’interrompre, de retrouver la sincérité primitive des Angelico et des Botticelli. Enfin, parmi les productions les plus immédiatement contemporaines — sans parler d’une sorte de mysticisme qui va emprunter aux écrivains hermétiques leurs voiles les plus obscurs pour les jeter bizarrement sur le scepticisme contemporain — il faut noter le retour à la méditation, l’étude de la vie intérieure, la préoccupation de l’au-delà.
Mais arrêtons-nous, les choses du moment doivent rester en dehors de notre cercle, nous ne pouvons songer à pousser nos études jusqu’à l’époque actuelle qui, par le fait même qu’elle nous englobe et nous entraîne, échappe à notre critique, et nous nous en tiendrons aux origines du romantisme comme à la dernière époque que nous puissions examiner avec fruit.
IV §
Le programme que je viens de vous esquisser, Messieurs, suffira largement à nous occuper pendant longtemps. Il ne peut cependant être considéré comme un but en lui-même. Le développement de la littérature moderne, en effet, quelque vaste qu’il soit, n’est qu’une phase du développement de la pensée humaine ; et l’histoire de la pensée elle-même rentre dans l’histoire générale de la vie sociale. Pour que l’étude de la littérature comparée atteigne son but, il faut donc, je crois, l’élargir de plus en plus, la compléter par l’examen attentif des relations de la littérature et de l’art avec les conditions d’existence des nations, grouper les faits particuliers qu’elle présente autour d’un certain nombre de faits de plus en plus généraux. Plusieurs essais intéressants ont été déjà tentés dans ce sens, parmi lesquels il faut citer le récent traité de littérature comparée de M. Hutcheson Macaulay Posnett, professeur à la Nouvelle-Zélande.
M. Posnett part de cette observation de Karl Otfried Müller, que les trois degrés du développement politique des Grecs se trouvent en quelque sorte reflétés dans leur littérature : la période épique correspondant à la période monarchique, la poésie lyrique aux temps les plus agités et au progrès du gouvernement républicain, le drame à l’hégémonie d’Athènes et à la période de liberté. « Mais ce n’est là, continue le critique anglais, qu’un exemple choisi parmi une foule d’autres exemples analogues. Prenez n’importe quelle branche de composition en prose ou en vers, et vous verrez bientôt que, directement ou indirectement, son existence implique certaines conditions de vie sociale. »
— M. Posnett ne s’en tient pas là : après avoir constaté que les faits d’influence permanente, tels que le climat, le sol, etc., constituent les influences statiques dont dépend le développement de la littérature, il croit en trouver le principe dynamique dans la loi de l’évolution de la vie commune à la vie personnelle.
M. Posnett n’est pas le premier qui ait été frappé de la correspondance entre l’évolution de la littérature et le développement, je pourrais dire le « dégagement » de l’individualité. Dans son histoire de la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance, J. Burckhardt signale le fait comme une des causes de la grandeur littéraire et artistique de l’Italie du xvie siècle. Et dans la Chapelle des Médicis, M. Taine entrevoit le principe avec toutes conséquences :
« Voilà, dit-il, l’art moderne tout personnel et manifestant un individu qui est l’artiste, par opposition à l’art antique qui est tout impersonnel et manifestant une chose générale qui est la cité. La même différence se rencontre entre Homère et Dante, entre Sophocle et Shakespeare ; de plus en plus, l’art devient une confidence, celle d’une âme individuelle, qui, s’exprime et se rend visible tout entière à l’assemblée dispersée, indéfinie des autres âmes. »
Mais M. Posnett est le premier qui ait accepté ce principe du développement de la personnalité comme le principe même du développement de la littérature. Il l’a recherché à travers « l’évolution graduelle de la vie sociale, du clan à la cité, de la cité à la nation, de la nation à l’humanité cosmopolite »
. Et si son livre n’est pas définitif, s’il n’est pas aussi concluant qu’il devrait l’être, il a au moins ce mérite, de montrer par à peu près comment il est possible d’appliquer à l’étude de la littérature générale une méthode rigoureusement scientifique.
Je n’insisterai pas davantage sur des aperçus que nous ne pouvons songer à réaliser pour le moment : si je vous les ai signalés, c’est seulement pour vous indiquer avec plus de précision la voie dans laquelle nous entrons et les fins auxquelles nous tendrons.
Vous connaissez maintenant, Messieurs, la méthode de critique que nous comptons employer, et, du moins dans ses grandes lignes, le programme que nous allons poursuivre ensemble. Ai-je besoin de vous dire à quel point je compte sur votre concours pour pouvoir en tenter la réalisation ? Je viens à vous — vous le savez, on vous l’a dit, il y aurait affectation de ma part à ne pas l’avouer — sans habitude de l’enseignement ni de la parole. Et pourtant, je viens avec l’espoir qu’il s’établira bientôt, entre vous et moi, un courant de sympathie intellectuelle, qui vous aidera peut-être à suppléer par vous-mêmes à quelques-unes au moins de mes insuffisances. Il faut qu’il en soit ainsi, car, sans cette sympathie qui unit étudiants et professeurs dans un travail commun, un enseignement littéraire ne saurait être qu’un infécond bavardage. Je ne puis vous apporter l’expérience que je n’ai pas, mais j’ai l’amour des grands sujets que nous allons aborder, le désir de vous les faire aimer, la volonté de travailler avec vous en vous encourageant et en vous guidant dans les limites de mes forces, et surtout, vous pouvez y compter, une sympathie toute acquise à tous vos efforts personnels. C’est là ce que j’ai et ce que je vous offre.