Saint-René Taillandier

1863

Le réalisme épique dans le roman

2015
Source : Saint-René Taillandier, « Le réalisme épique dans le roman », Revue des deux mondes, 2e période, tome XLIII, 15 février 1863, p. 840-860.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR et stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Salammbô, par M. Gustave Flaubert.

{p. 840}Il est dans l’histoire intellectuelle de notre pays certains épisodes auxquels on ne peut penser sans une impression de surprise et de tristesse. Tel mouvement de l’esprit humain a eu déjà ses phases complètes en Angleterre ou en Allemagne quand il vient se reproduire et trop souvent s’exagérer en France. L’école réaliste par exemple, dont un roman nouveau vient remettre en cause les étranges prétentions, cette école assez bruyante, et qui proclame si fièrement son indépendance, sait-elle bien d’où elle vient ? Connaît-elle tous ses devanciers ?… J’hésite à citer le grand nom qui m’est revenu souvent à la mémoire en présence de quelques folles tentatives de ces derniers temps. Il faut bien l’avouer cependant, le réalisme, comme le romantisme, est né d’un travail d’idées étranger à notre pays, et que nous avons plutôt dénaturé qu’élargi ou continué. Le père du réalisme, c’est Goethe en personne ; pourquoi ne pas le dire, puisque le meilleur moyen de déconcerter nos faux réalistes, c’est de les confronter avec le grand esprit dont ils ont si mal interprété le système ?

Je voudrais expliquer par une sorte d’aperçu généalogique ce qu’il faut entendre par le réalisme de Goethe. La littérature française sous Louis XIV avait été une admirable expression de la société {p. 841}contemporaine ; elle était donc nationale, indigène, et en même temps elle traduisait avec une si rare perfection quelques-uns des sentiments éternels de l’humanité, qu’on voulut en faire le modèle de toutes les littératures à venir. Cette façon de l’admirer devait lui être funeste. L’Europe eut beau subir son joug pendant une centaine d’années, l’heure de la révolte devait sonner tôt ou tard. La vie qui coule à flots de génération en génération, amenant sans cesse des idées nouvelles, pouvait-elle ne pas briser les formes réputées classiques, surtout quand ces formes n’étaient plus conservées que par la routine, et que l’âme divine s’en était envolée ? Il y eut donc une protestation contre la France au nom des littératures nationales. Or, en cherchant ce qui était national pour les peuples allemands, on trouva les vieux chants germaniques, les légendes populaires, et plusieurs critiques finirent par se persuader que la source merveilleuse où devait puiser l’Allemagne n’était autre que le moyen âge. De là le romantisme des Schlegel, de Tieck, de Novalis, de Brentano, lesquels, dans leur exaltation, allaient jusqu’à rayer Goethe et Schiller du livre d’or de la poésie. Schiller et Goethe (c’était là leur crime) avaient traversé le moyen âge sans s’y emprisonner ; leur vrai domaine, c’était le présent et l’avenir. L’un et l’autre, ils peignaient l’humanité, la grande humanité, et non pas une époque enfantine regrettée par les romantiques comme une sorte de paradis perdu. Schiller chantait la liberté morale, l’effort de la vertu, et tendait au sublime ; Goethe, cherchant la beauté calme et fine, reproduisait plutôt, comme un miroir fidèle, les conditions naturelles de la vie. Schiller s’appelait idéaliste parce que son point de départ était une idée abstraite et qu’il chargeait cette idée de créer les personnages de ses drames ; Goethe se disait réaliste parce que son point de départ était la réalité, la nature, la vie, observées dans leurs phénomènes innombrables. Quand ces deux nobles intelligences s’unirent d’une amitié si étroite, elles se firent de mutuels emprunts ; Schiller se façonna davantage à l’étude du monde réel, Goethe s’éleva plus haut dans les sphères de la vie morale. Qu’on le remarque bien toutefois : alors même que Goethe n’avait pas encore subi l’influence de son ami, son réalisme était déjà une source de richesses, car l’observation chez lui n’était que le commencement de l’art, elle n’excluait pas le choix, le dessein, l’arrangement, la pensée enfin, c’est-à-dire la poésie. Quel contraste entre le procédé de Goethe et celui qui dans notre littérature courante a usurpé ce nom ! À n’en juger que par deux œuvres qu’un succès bruyant plutôt que sérieux désigne à l’attention de la critique, entre le réalisme de Goethe et le nôtre, il y a plus qu’un contraste, il y a un abîme.

Ces deux tentatives du même écrivain — Madame Bovary et {p. 842}Salammbô, — caractérisent avec une singulière netteté les deux périodes que le faux réalisme était condamné à parcourir. Vulgarité, bizarrerie, tels étaient les écueils où il devait tôt ou tard se heurter. Au moment où j’achevais la lecture de Salammbô, — comment, me disais-je, un homme d’esprit et de talent a-t-il pu se tromper de la sorte ? — Et remontant à l’origine du système que revendique l’auteur, suivant l’altération des principes de Goethe chez ses maladroits disciples, je m’expliquais l’enchaînement de méprises qui a poussé M. Gustave Flaubert à de pareilles inventions. Subissant des influences contraires à celles qui auraient pu vraiment féconder le réalisme, il a été conduit d’abord, en dépit de son talent, à écrire un déplorable livre. On sait le succès de scandale obtenu, il y a cinq ans, par Madame Bovary. Or l’immoralité de Madame Bovary n’est peut-être point, comme on l’a cru, dans telle ou telle scène qu’un coup de ciseau pouvait faire disparaître ; elle est plutôt dans le système de l’écrivain, dans son indifférence hautement affichée, dans cet art égoïste qui se croit dispensé de tout sentiment humain lorsqu’il a dit : « Je suis le réalisme. » Le bien et le mal, les entraînements et les résistances, le dévergondage et le repentir, il décrit tout du même ton, avec une impartialité glaciale. Il se tient systématiquement en dehors de son œuvre. Il est dédaigneux, hautain, sans entrailles. On dirait par instants qu’il s’intéresse à la malheureuse créature dont il raconte la vie et la mort ; on dirait qu’il la plaint et veut la faire excuser. N’est-elle pas victime, la pauvre femme, de sa curiosité d’Ève, de ses instincts d’élégance, de ses aspirations continuelles à des sphères plus élevées, de la vulgarité immorale et niaise de son mari, de la stupidité du prêtre à qui elle demande secours contre ses mauvais penchants ? Non, regardez-y de plus près, l’auteur est impassible. Diderot, un des pères de cette littérature malsaine, avait des élans de cœur qui rachetaient bien des misères. Dans l’épisode de Mme de La Pommeraie, quand le héros se domine assez lui-même pour pardonner le plus odieux des outrages, on oublie les souillures du livre où se rencontre une telle histoire, et un excellent critique, M. Vinet, n’hésite pas à dire que ces dernières pages sont sublimes. Rien de pareil dans les études de M. Flaubert. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la physiologie. Il dissèque et froidement étale ses dissections. Voici les os, les muscles, les nerfs ; de ce côté-ci est le cerveau, de l’autre le viscère du cœur. Un mouvement de l’âme de son héroïne n’a pas plus d’importance à ses yeux qu’une crise purement physique. Ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine et ce qu’il y a de plus bas, le réel et l’idéal, tout est confondu pêle-mêle. La promiscuité des idées ne saurait aller plus loin. Si la pécheresse, au bord de la tombe, demande sa consolation et sa force au plus mystérieux sacrement de {p. 843}la religion catholique, la peinture de cette scène a juste autant de valeur dans l’ensemble du roman que la description d’une casquette ridicule sur la tête d’un collégien de province. L’antique, l’éternel précepte : « Si tu veux me toucher, sois ému toi-même », est abrogé au nom du grand art, et le principal souci de ces grands artistes, c’est la crainte de conserver quelque chose d’humain. Voilà l’immoralité de Madame Bovary. Quant à l’impression dernière qui résulte de cette lecture, en vérité, tout en condamnant le déplorable système de l’auteur, on ne saurait dire qu’elle soit mauvaise. Si l’auteur, dans son indifférence, n’avait pas retracé deux ou trois scènes indignes d’une plume qui se respecte, le vrai caractère de son livre serait moins l’excitation au mal que l’épouvantable châtiment de l’adultère. Il est impossible de peindre avec plus de précision, avec une réalité plus poignante, plus brutale, l’avilissement de cette malheureuse femme, que semblent excuser pourtant les circonstances de sa vie. Certes, malgré le peu d’intérêt qu’inspire Bovary, l’adultère est hideux dans la maison de ce pauvre homme, et M. Flaubert n’a rien fait pour en atténuer l’ignominie. Depuis la première chute d’Emma jusqu’au jour où elle prend de l’arsenic à poignées dans le bocal du pharmacien et le dévore avec une avidité farouche, on la voit descendre pas à pas tous les degrés de la honte.

Le roman de M. Flaubert, en fin de compte, ne méritait donc pas tous les anathèmes qu’il a essuyés ; il est vrai qu’il en soulevait bien d’autres. S’il n’y avait eu à supporter en cette circonstance que le reproche d’immoralité, M. Flaubert, je le crains, n’eût pas trouvé le fardeau trop lourd ; les « néo-réalistes », en bravant la morale, ne sont-ils pas tout fiers de braver les philistins ? Ce n’est qu’un travers d’esprit où l’honnêteté du cœur n’est point engagée ; mais, la question de moralité une fois écartée, reste la question d’art, et ici la critique peut à bon droit se montrer sévère. Quelle vulgarité dans les minutieux détails du tableau ! Que de caquetages et de commérages ! Au milieu de quelles pauvretés se traînent les aventures douloureuses ! Quand M. Flaubert a peint en quelques traits heureux le voltairianisme épais de son pharmacien de village, la niaiserie béate du curé, l’imbécillité bavarde des personnages secondaires, quand il a décrit tous les aspects de la bêtise humaine dans un canton de la Basse-Normandie, non content de cette vive esquisse, il reprend son texte et revient à la charge ; on dirait que les trivialités l’attirent. Ces trivialités, je l’accorde, sont relevées par le style ; la langue que manie M. Flaubert, souvent brutale, incorrecte, ne manque ni de franchise ni de netteté, et parfois même, à travers ses descriptions trop crues, une image subite révèle le sentiment de la poésie. Il possède aussi le secret de la composition, quoiqu’il oublie souvent d’en faire usage ; il sait, quand il le veut, lier les épisodes dans la trame {p. 844}serrée du récit ; il a un dessein qu’il déroule, un but qu’il poursuit, et alors même qu’il se perd trop longtemps au détail des choses communes, il a le triste mérite de ne point ignorer où il va. Cette conception logique, cette vigueur de trait, qualités si rares parmi les coryphées de la littérature courante, ne pouvaient manquer de produire quelque impression ; des juges assez peu sensibles d’ordinaire à certaines qualités de la forme ont été éblouis de cette rencontre en plein roman réaliste, et un hégélien fort sceptique sur les vérités les plus claires a déclaré sans hésiter que Madame Bovary était une œuvre classique. Ces surprises de la justice littéraire ne devaient pas se prolonger longtemps ; elles tenaient surtout à la faiblesse des œuvres qui entouraient le roman de M. Flaubert. Détachez un instant Madame Bovary du milieu où elle s’est produite, détachez-la de cette littérature d’imagination où, à part quelques exceptions éclatantes, on voit la nullité prétentieuse occupée à se battre les flancs, vous verrez quelles défaillances dans cette prétendue force et quelles taches dans ce soleil. Battre le briquet sur son cœur sera peu apprécié, j’imagine, en dehors du cercle de Cathos et de Madelon. On ne goûtera pas davantage, à moins d’une préparation spéciale, les sommets du sentiment étincelant sous sa pensée. Et que dites-vous de phrases comme celle-ci : « Il semblait perdu dans un de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles et l’assouvissent en une réalisation au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver » ? N’importe ; ces exemples de galimatias sont rares, et c’est le style encore, malgré ses défauts, qui forme le meilleur titre peut-être de ce roman. Est-il assez fort pour soutenir l’intérêt au-delà d’une première lecture ? A-t-il assez de valeur pour sauver le fond ? Je ne le pense pas, et M. Flaubert, j’en suis sûr, aiguillonné par ce sentiment d’artiste qu’il est impossible de méconnaître en lui, ne le pense pas davantage. Voilà pourquoi sans doute il a composé Salammbô.

Ce n’est pas assez d’écrire pour apprendre à écrire, il faut encore interroger le public. Après l’impression produite par Madame Bovary, M. Flaubert se connaissait mieux lui-même et savait mieux son métier : or il pouvait se dire avec raison qu’il valait plus que son succès. N’était-ce pas les scènes fâcheuses de son livre qui lui avaient gagné les trois quarts de ses admirateurs ? Pour un petit nombre de gens d’esprit que l’art seul avait touchés, combien de suffrages peu dignes d’envie ! L’école qui semblait se former à la suite de ce scandale devait répugner aussi à une âme quelque peu fière. Les romans que suscita presque aussitôt le triomphe de Madame Bovary (on me dispensera de les nommer) infligeaient à l’auteur la plus cruelle des punitions. Nous aimons donc à croire que {p. 845}M. Flaubert, en écrivant Salammbô, a voulu dépister ses admirateurs et ses élèves, tout autant pour le moins qu’il a espéré déconcerter ses critiques. Comment cela ? En dépaysant son imagination fourvoyée, en quittant le roman bourgeois pour le roman épique. Il avait toujours eu, cela est facile à voir, une admiration très vive pour les parties les plus vagues et les plus sonores du magnifique idiome de Chateaubriand ; il lui parut original de rajeunir ces beautés passées de mode en les associant au style robuste, palpable, visible, au style sans âme et sans ailes, mais poétiquement terre à terre que manie avec tant d’aisance M. Théophile Gautier. L’école qui a honoré le début de notre siècle avait eu les plus hautes ambitions littéraires, et l’épopée historique n’avait pas effrayé son ardeur. Comme ces hégéliens qui cherchent la solution des antinomies dans une synthèse supérieure, M. Flaubert prétendit concilier les aspirations épiques de cette école avec nos tendances nouvelles. Il voulut être poétique, hardi, inventif, comme nos glorieux aînés, et réel, précis, exact, comme nos contemporains. Ce bizarre et laborieux problème ne suffisait pas encore à ses desseins ; pour mieux prouver sa force, il choisit le sujet le plus ardu, et, se rappelant sans doute que l’auteur des Martyrs avait devancé dans son œuvre quelques-unes des conquêtes où s’est signalée la rénovation de l’histoire au xixe siècle, il se dit qu’il devancerait aussi les conquêtes de l’archéologie la plus récente, les recherches encore inachevées de la haute érudition sémitique, … opera interrupta, minaeque murorum ingentes.

L’effort est louable, bien que singulier. Malheureusement l’auteur ne changeait que de personnages et de théâtres, il ne changeait pas de méthode. Bien plus, il exagérait ses procédés, voulant prouver à tous qu’il ne faisait pas de concessions aux bourgeois — encore un mot de Goethe, mais que l’auteur de Faust appliquait en poète et dans un esprit tout différent. M. Flaubert poussa donc son réalisme à outrance, tout en le transposant de plusieurs tons, et c’est ainsi que Salammbô a succédé à Madame Bovary. On a parlé de mystification, on a prononcé le mot de délire ; ne croyez ni à l’un ni à l’autre, il n’y a qu’un système mal compris et audacieusement défiguré. L’auteur a foi dans son œuvre, sa conviction d’artiste offre même quelque chose de farouche, et s’il y avait duperie dans telle ou telle partie de son tableau, il serait dupe tout le premier. Délire, ivresse, ce sont là aussi des accusations banales, et qu’il serait trop facile de diriger contre des tentatives vraiment nouvelles. Ce sujet étudié avec tant de soin, ce dessein obstinément suivi, ces travaux, ces recherches, ces voyages, ces lectures, tout cela ne se concilie guère avec le délire ou le charlatanisme. S’il y a une mystification, elle est involontaire, et si le délire apparaît, c’est {p. 846}un délire passager. Pourquoi cela ? Parce que l’écrivain s’est donné une tâche impossible, et que l’impuissance unie aux prétentions orgueilleuses de l’esprit de système produit infailliblement ce double résultat : ou bien le lutteur, vaincu d’avance, cherche à se faire illusion lui-même par des affirmations intrépides, ou bien il s’irrite contre un sujet qui l’écrase.

Restituer tout entière la société carthaginoise, quand des hommes tels que Movers et Gesenius ont confessé leur impuissance, faire revivre la grande aristocratie phénicienne, comme si l’histoire pouvait être ici le guide du romancier, voilà ce qu’a tenté M. Flaubert. On devine aisément l’inévitable issue de son entreprise. Tantôt, entraîné par cette gageure, il brouille le peu de notions qui nous restent, il confond les âges si divers du monde qu’il prétend reconstruire, il invente ce qu’il ignorera toujours, il décrit ce qui n’a jamais pu vivre, il donne la même valeur aux conjectures plausibles et aux imaginations hasardées, il noie quelques débris de vérités dans un océan d’erreurs, et, tâchant de tromper le lecteur, il finit par se tromper lui-même ; tantôt, dans cette lutte contre un sujet qui sans cesse lui échappe, il s’emporte, il s’enivre de sa parole, de ses images, de ses héros, de ses dieux, de ses monstruosités de toute espèce, il se livre au Dévorateur et devient comme un prêtre de Moloch. En un mot, il y a ici plus d’exaltation que de vigueur ; le caractère de cette œuvre, c’est l’effort, un effort obstiné, acharné, ardent et maladif tout ensemble, un effort qui ne mène malheureusement ni à la vérité ni à l’émotion.

Polybe, dans son Histoire générale de la république romaine, aux quatre derniers chapitres du premier livre, raconte avec sa précision accoutumée la guerre des mercenaires contre les Carthaginois. Le tableau est bref, mais complet. L’épuisement de Carthage, l’agitation des mercenaires réclamant en vain leur solde, les terreurs de la ville, l’insolence croissante des séditieux, cette effroyable mêlée d’Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de Grecs, d’Africains surtout, qui s’excitent sans se comprendre, et, jaloux les uns des autres, rivalisent de fureur contre l’ennemi commun, le rôle des généraux, la mission de Gescon, la violation du droit des gens, l’attentat des barbares contre les envoyés de la république, la guerre devenue inévitable, les premières défaites d’Hannon, administrateur actif, mais le plus inexpérimenté des capitaines, Hamilcar prenant le commandement des troupes, sa tactique, ses victoires, les péripéties de la lutte, les alternatives d’espoir et d’abattement chez les Carthaginois, le siège de la grande cité punique, l’anéantissement des révoltés, et au milieu de tant d’événements divers la hideuse férocité de deux partis, tout cela, dans le large tableau de Polybe, atteste le pinceau énergique et sobre d’un grand maître. Entre ces {p. 847}multitudes déchaînées apparaissent plusieurs figures distinctes, le Gaulois Autharite, le Grec Spendius, le Libyen Mathos, le Numide Navarase, Hannon, Gescon, et surtout Hamilcar, qui domine tous les autres. Bien que les faits soient rapidement présentés et les personnages dépeints en quelques traits, tout est vivant, car tout parle à l’esprit. On s’étonne qu’avec si peu d’efforts l’historien exprime tant de choses, et l’on applique ici ces mots de La Fontaine parlant des maîtres de l’antiquité : « La simplicité est magnifique chez ces grands hommes. » Voilà le sujet qui a tenté l’auteur de Salammbô, et savez-vous ce qu’il a prétendu en faire ? On comprendrait à la rigueur une fiction romanesque introduite avec art dans ce cadre terrible ; nous voyons dans le récit de Polybe qu’Hamilcar avait une fille, et qu’un jeune Numide appelé Naravase ayant quitté l’armée de Spendius pour se joindre aux Carthaginois, Hamilcar fut si heureux de cette conquête qu’il lui promit sa fille en mariage. Naravase s’était présenté au camp d’Hamilcar avec une centaine de cavaliers ; comme les sentinelles, redoutant quelque ruse, hésitaient à les conduire auprès du chef, le Numide s’élança de son cheval, déposa ses armes, et seul, sans crainte, la tête haute, alla trouver le héros de Carthage au milieu de son armée. Ce fier jeune homme si prompt à changer de drapeau, cette sœur d’Annibal indiquée d’un mot par Polybe, tout cela pouvait provoquer un poète. Devant ces scènes d’une chevalerie barbare, l’imagination s’éveille volontiers, et M. Flaubert avait bien le droit de placer la peinture des passions humaines au milieu des horreurs d’une guerre sauvage ; mais non, une autre pensée l’occupait : au lieu d’accepter le large cadre de Polybe pour y déployer son roman, il n’inventait son roman que pour corriger l’œuvre de Polybe — je dis pour la corriger et la refaire.

Un tacticien célèbre du xviiie siècle, le chevalier de Folard, dans ses interminables commentaires sur Polybe, se plaint qu’il ne raconte pas avec assez de détails cette bataille des défilés de la Hache où furent écrasés les rebelles. « Notre auteur, dit-il, passe un peu trop légèrement sur une si prodigieuse défaite, comme si c’était une bagatelle, et cependant c’est une affaire si complète et si décisive que je ne pense pas qu’on en ait vu de semblable. Rien ne me met plus de mauvaise humeur qu’une telle négligence. N’ai-je pas raison de m’en plaindre ? Cette action d’Hamilcar, qui fut le chef-d’œuvre et la couronne de son savoir dans l’art militaire, et le salut d’une république très puissante tombée dans les extrémités les plus tristes, cette action, dis-je, se trouve dépouillée d’une infinité de circonstances très importantes pour l’intelligence d’un événement si mémorable. Si l’auteur manquait de mémoires, au moins aurait-il dû nous apprendre qu’il en manquait… » Pourquoi faut-il, hélas ! {p. 848}que ce bon chevalier de Folard n’ait pas vécu de nos jours ? Il aurait vu ses vœux réalisés. Ces mémoires, ces documents secrets, qui peut-être faisaient défaut à Polybe, M. Flaubert les possède. Et ce n’est pas seulement sur la bataille des défilés de la Hache qu’il a des informations si complètes ; cette Carthage dont les historiens romains parlent trop peu, ce sénat de marchands praticiens, cette religion monstrueuse et subtile, ces temples hideux, ces divinités infâmes, les mœurs publiques, les mœurs privées, tout enfin lui a été révélé avec la plus minutieuse exactitude. « Je ne comprends rien, dit le chevalier de Folard, aux rapports d’Hamilcar et Hannon. » En lisant Salammbô, il aurait tout compris. Quelle précision ! quels scrupules ! L’auteur sait les moindres détails de son sujet, il connaît les secrètes pensées des politiques et les combinaisons des chefs d’armée ; il peut vous dire combien il y avait de soldats dans tel bataillon, combien de sénateurs présents aux délibérations des conseils, combien de prêtresses impudiques autour du temple de la déesse. Il n’est pas de chef de bureau arabe qui possède aussi bien son district, et qui, interrogé subitement, puisse dire avec cette précision ce que fait tel homme de telle tribu. Ce n’est pas de la poésie, c’est un rapport officiel, un travail de statistique. M. Flaubert connaît aussi la cuisine des Carthaginois, il a étudié leur médecine et leur pharmacie ; chimiste prudent, il a voulu analyser une certaine pâte que des masseurs tout nus, suant comme des éponges, écrasent sur les articulations d’un malade, et il y a trouvé « du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax ». Avis aux sociétés médicales ! Les intendances militaires peuvent aussi s’inspirer de ses indications pour l’équipement des troupes. Dans cette exposition de l’industrie carthaginoise, M. Flaubert est un rapporteur à qui rien n’échappe. Parlons sérieusement : aux prises avec l’impossible, l’auteur de Salammbô s’est senti arrêté à chaque pas, et, violant les conditions du vrai savoir, il a passé outre avec une intrépidité de matamore. L’étude mal comprise a produit l’archéologie équivoque, et de l’érudition fantasque est née la fausse poésie.

Nous ne contestons pas néanmoins les études spéciales de M. Flaubert ; tous les renseignements que l’antiquité nous a transmis sur les Phéniciens de l’Afrique, tous les commentaires qu’y ont ajoutés les modernes, il paraît les connaître. Polybe, Appien, ont donné quelques détails sur l’emplacement des ports et de la ville ; il les a lus. Il a lu aussi le résumé, la mise en œuvre de ces indications par M. Dureau de La Malle et M. Falbe. Il a interrogé les médailles, il a vu de ses yeux les inscriptions numido-puniques recueillies par la société archéologique de Constantine. A-t-il consulté directement ou par ses amis les travaux de l’érudition allemande ? a-t-il lu Les Phéniciens de {p. 849}Movers ? a-t-il lu l’article Carthage rédigé par Gesenius pour l’encyclopédie d’Ersch et Gruber ? Ce qui est certain, c’est qu’il a des idées exactes de certaines divinités carthaginoises. Sa déesse Tanit, son Eschmoûn, son Moloch, au moins dans leurs traits généraux, n’ont rien de contraire aux résultats de la science. Je ne sais si les dévots de Carthage pouvaient dire à Tanit, comme la Salammbô de M. Flaubert en ses mystiques litanies : « Selon que tu croîs et décroîs, s’allongent ou se rapetissent les yeux des chats » ; mais je sais, grâce aux travaux de Movers, qu’elle était bien la déesse de la lune, la reine des astres, la dominatrice des étoiles ; c’est à ce titre, Hérodien nous l’apprend, qu’elle fut mariée dans Rome même, et en grande pompe, sous les auspices de l’empereur Héliogabale, avec le dieu du soleil apporté de la Syrie. Je trouve peu intéressant de savoir si Moloch était servi par des prêtres en manteau rouge, s’il était célébré en d’horribles concerts où « grinçaient, sifflaient, tonnaient les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze » ; mais je sais, toujours d’après les preuves établies par nos maîtres, que le dieu d’airain, à de certains jours, se nourrissait de la chair des enfants, que les plus puissantes familles étaient obligées de lui apporter leur tribut, que le feu de ses entrailles rugissait sur la place publique, et que le monstre, agitant ses longs bras, précipitait lui-même dans le gouffre ses innocentes victimes. À propos de ce Moloch, on a reproché à M. Flaubert d’avoir oublié l’humanité de Gélon, tyran de Syracuse, lequel, vainqueur des Carthaginois en Sicile le jour même où Thémistocle détruisait la flotte des Perses à Salamine, avait épargné les vaincus en leur imposant la seule condition de renoncer au sacrifice des enfants ; il est trop certain pourtant que l’horrible culte ne tarda point à reparaître. Ces traditions barbares avaient de telles racines chez les Phéniciens de la terre africaine que, trois siècles après la destruction de la ville, quand la nouvelle Carthage fut rebâtie par Auguste, on vit revenir les prêtres de Moloch. « En Afrique, dit Tertullien, on immolait publiquement des enfants à Saturne jusqu’au proconsulat de Tibère. » Tertullien ajoute que le magistrat romain fit crucifier les sacrificateurs sur les arbres qui protégeaient ce culte infâme, et il s’écrie : « J’en prends à témoins les soldats de mon pays qui exécutèrent les ordres du proconsul. Et cependant aujourd’hui même, en secret, dans l’ombre, ils sont pratiqués encore, ces sacrifices exécrables1 ! »

Il y a donc bien des parcelles de vérité dans la Carthage de M. Flaubert ; qu’est-ce que cela toutefois au milieu de ce {p. 850}gigantesque amas de fictions ou d’erreurs ? Tantôt l’auteur supprime les choses connues, tantôt il invente à tort et à travers ce qu’on ne saura jamais. Il y avait bien d’autres dieux que Tanit et Moloch dans la Babel phénicienne, puisque d’après les critiques sémitisants Eschmoûn signifie le huitième, le huitième des grands dieux de Carthage. Il vous a paru commode de réduire l’Olympe punique à ces deux figures, d’opposer la Vénus à demi ascétique au minotaure toujours affamé, les prêtres-eunuques aux prêtres gorgés de sang, Tanit à Moloch. Rien de mieux, si vous faites œuvre de poète et non œuvre de pédant. Que m’importe en effet cette mythologie quand je cherche une étude vivante des passions humaines ? Malheureusement, au lieu de vous emparer de mon imagination et de mon cœur, romancier inhabile, vous me jetez malgré moi dans les investigations érudites, vous me forcez de consulter les maîtres, et ceux-ci, quand je viens de m’instruire auprès d’eux, que me disent-ils ? Gesenius, l’illustre orientaliste, me parle d’une déesse à laquelle sont dédiées plusieurs des inscriptions votives de Carthage ; elle s’appelait, dit-il, Tholath, et paraît correspondre à la Junon des Hellènes. Où est-elle dans votre tableau de la cité marchande, la déesse aux grands yeux qui eût fait briller dans le ciel d’airain la lumière d’une civilisation plus douce ? Carthage, par sa domination en Sicile, n’avait pas été mêlée si longtemps à la vie des Hellènes sans recevoir quelque chose de leur génie. À côté des traditions féroces qui avaient résisté à Gélon, il y avait des transformations inévitables. Les maîtres du commerce, les hommes qui possédaient les grandes îles de la Méditerranée, la Sicile, la Sardaigne, et qui, par les côtes d’Espagne, s’étendaient chaque jour vers le nord, pouvaient bien être rusés, cupides, corrompus, et trahir sans scrupule la parole jurée ; ce n’étaient pas certainement de stupides fanatiques enfermés à jamais dans des superstitions atroces. Ils avaient vu de trop près les autres peuples pour n’en pas subir les influences diverses. Soyez sûr que la culture hellénique, sous une forme ou sous une autre, avait pénétré chez ces opulents seigneurs africains. Plutarque nous apprend que dans Rome, à l’entrée du circus maximus, on voyait encore de son temps une statue d’Apollon apportée de Carthage après le sac de la ville2. On l’avait trouvée assez belle pour décorer la cité des vainqueurs, et on la conservait même sous l’empire, au milieu des chefs-d’œuvre de l’architecture et de la statuaire. Où est l’Apollon de Plutarque dans la ténébreuse Carthage de M. Flaubert ? Certes l’objection n’aurait aucune valeur, si elle s’adressait à l’œuvre d’un poète, d’un conteur ému ; dirigée contre les prétentions du roman archéologique, elle garde toute sa force.

{p. 851}Voilà toute une part de la réalité qui fait défaut dans cette restauration de Carthage ; quant aux choses que M. Flaubert invente et qui doivent combler aux yeux des lecteurs les lacunes de son savoir, je renonce à les énumérer. Quelquefois, aux jours de fêtes publiques, on dresse les murailles de carton pour masquer les vides des monuments inachevés ; ici la ligne de ces murailles s’étend d’un bout de Carthage à l’autre. Il faudrait emprunter des exemples à chaque page du récit. Depuis le suffète-de-la-mer et l’annonciateur-des-lunes jusqu’aux mangeurs-de-choses-immondes et aux buveurs-de-jusquiame, depuis le palais d’Hamilcar et ses splendeurs éblouissantes jusqu’à ces cabanes de fange et de varech où logent, on ne sait pourquoi, des chasseurs-de-porc-épic, il faudrait signaler tous les personnages absurdes et tous les monuments impossibles que l’auteur a entassés dans son œuvre.

Alors même que M. Flaubert s’appuie sur des documents authentiques, il les défigure par l’emploi qu’il en fait. Vous avez lu au quatrième livre d’Hérodote la description des peuples de la Libye ; la reconnaissez-vous lorsque l’auteur de Salammbô met en scène « les Voraces qui emportent de la neige dans des sacs de toile », ou bien « les hideux Auséens qui mangent des sauterelles, les Achyrmachides qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes » ? L’historien était naïf, le romancier a l’air de se jouer un peu du lecteur. Il se pourrait d’ailleurs que chaque détail fût vrai en lui-même et l’ensemble absolument faux. Ces traits empruntés à des écrivains que sépare un long intervalle de siècles, ces traits disséminés, sans lien, sans cohésion vivante, qui se rencontrent celui-ci chez Hérodote, celui-là chez Pline, l’un chez Sanchoniaton, l’autre chez Ammien Marcellin, pense-t-on qu’on puisse les réunir violemment sans produire autre chose qu’un monstre ? S’essayant à relier tout cela, l’imagination du conteur est parfois ingénieuse, le plus souvent elle est folle. Ainsi, après une description bien étudiée des machines de guerre dans le monde antique, M. Flaubert ajoute ce détail au sujet des ravages que causent les catapultes : « Dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu’au carrefour de Cinasyn, où l’on retrouva la couverture. » Admirable exactitude ! Et comment les objections tiendraient-elles devant cette couverture retrouvée ? Presque toujours, comme ici, le point de départ est juste, et l’arrangement, l’explication, l’amplification viennent tout détruire. Quand il décrit les richesses d’Hamilcar, on ne saurait méconnaître l’ardeur du peintre dans les efforts de sa fantaisie ; il a des traits énergiques, des choses hardiment devinées. Bientôt cependant, soit élan volontaire, soit impuissance de se diriger, il dépasse le but. Galeries, couloirs, caveaux, {p. 852}s’allongent à l’infini. Il y a du mélodrame dans ce tableau. Quel fracas de formes et de couleurs ! tout resplendit, tout ruisselle, tout est mystérieusement énorme ; on ne sait plus ce qu’on voit, on ne sait plus ce qu’on entend, et l’auteur, sentant qu’il a beau jeu, poursuit devant l’auditoire aveuglé, assourdi, son incompréhensible exhibition. On n’est réveillé de ce cauchemar qu’au moment où paraît le chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un flambeau de cire ; alors, diversion bienfaisante, on est pris d’un rire à la Rabelais, et l’on est vengé.

Montesquieu avait dit : « Les anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois. » Que ces traits simples et forts parlent bien autrement à l’imagination ! L’historien, marquant d’un mot les différences des peuples, éclaire d’avance comme d’une lueur incendiaire l’issue de leur gigantesque lutte.

Ainsi, sachez-le bien, l’érudit, chez M. Flaubert, est détruit par l’artiste. Qu’il se souvienne ou qu’il invente, qu’il supprime ou qu’il ajoute, son œuvre est fausse. De l’atmosphère salubre de la science il nous a transportés dans une salle de spectacle où l’air est brûlé par le gaz. Cet or est du clinquant, ces richesses sont des oripeaux. J’avoue cependant que je passerais condamnation sur tout cela ; je déclare que je suis tout prêt à oublier les prétentions archéologiques de l’auteur, s’il a su nous donner, même dans ce cadre impossible, quelque chose de la vie humaine et de l’éternelle passion. Qu’importe le théâtre ? C’est la pièce qu’il faut voir. Un grain de mil, un peu de poésie, et sans le moindre regret nous irons rendre au lapidaire carthaginois tous les diamants de Salammbô.

La fable que M. Flaubert a placée au milieu de la guerre inexpiable peut être brièvement racontée. La scène s’ouvre par une orgie des mercenaires dans les jardins d’Hamilcar. Attirée par leurs blasphèmes et leurs dévastations impies, la fille du suffète, en l’absence de son père, descend les escaliers du palais pour arrêter les profanateurs. Un cortège de prêtres l’environne, et elle-même, chantant et priant, apparaît comme une prêtresse aux barbares éblouis. L’un deux, le chef libyen Mâtho, comme un tronc de résine qu’une étincelle embrase, s’enflamme d’amour à la vue de la vierge. Quand elle disparaît, il s’élance après elle, et, ne la retrouvant plus, devient fou de colère et de douleur. Ce Mâtho est une nature de feu, un Hercule africain ; l’auteur a placé auprès de lui un esclave récemment affranchi, le Grec Spendius, ancien marchand de femmes, rusé, subtil, audacieux, qui va aiguillonner la souffrance du monstre pour le précipiter contre Carthage : au camp, dans les marches, dans les négociations avec les envoyés de la république, {p. 853}Spendius est toujours là, soufflant la guerre et attisant le feu qui dévore le Libyen. Il sait que, d’après les croyances puniques, la fortune de la cité est attachée au voile de la déesse Tanit, à ce mystérieux zaïmph que nulle créature humaine ne peut toucher ou voir sans périr. Une nuit, à travers mille dangers, il entraîne Mâtho dans Carthage, et, pénétrant au fond du sanctuaire redouté, il enlève le voile de Tanit. Mâtho, qui se croit invulnérable, ne veut pas quitter la ville sans avoir revu Salammbô ; en vain Spendius le conjure de renoncer à ce téméraire caprice qui va tout perdre, l’esprit ne déchaîne pas impunément les forces rugissantes de la matière : l’Africain s’élance, gravit les escaliers du palais, se glisse à pas de loup chez la jeune fille, l’aperçoit endormie, la joue dans une main, l’autre bras déplié, et sa chevelure si abondamment répandue autour d’elle qu’elle paraissait couchée sur des plumes noires. Immobile, éperdu, il contemple l’apparition merveilleuse, et quand Salammbô s’éveille, quand l’horreur succède chez la mystique vierge au premier éblouissement que lui a causé le voile divin, quand elle repousse Mâtho, quand elle appelle au secours, quand les esclaves accourent armés de leurs casse-tête, Mâtho, accompagné de Spendius, s’élance de nouveau par la ville, et au milieu d’une population folle de rage, à travers les imprécations impuissantes et les flèches mal lancées, il arrive triomphant aux portes des remparts, car le voile de Tanit le protège. La fortune de Carthage est partie avec le talisman sacré. Dès lors tout réussit aux mercenaires, Hannon est vaincu, la faction des marchands est obligée de rappeler Hamilcar et de lui donner le commandement de l’armée. Déjà pourtant les rebelles ont mis le siège devant Carthage. Que va devenir la république, si le manteau de la déesse reste aux mains des barbares ? Dans l’exaltation de sa douleur, poussée par les conseils d’un prêtre-eunuque et aussi par un mystérieux instinct qui la trouble, Salammbô va trouver Mâtho sous sa tente, comme Judith a visité Holopherne, et lui reprend, on devine à quel prix, le zaïmph étincelant. Désormais Carthage est sauvée. Il y a encore pour elle bien des alternatives à traverser et pour le lecteur bien des atrocités à subir ; tout est fini cependant. Les mercenaires vont être écrasés dans le défilé de la Hache, Autharite et Spendius vont périr sur la croix. Mâtho, pris d’un coup de filet comme une bête fauve et amené vivant dans Carthage, est livré au peuple, affamé de vengeance. Il agonise au milieu des plus effroyables supplices, et Salammbô, à la vue de ce malheureux qui n’est plus qu’une longue forme rouge, Salammbô, qui s’est donnée à lui par fanatisme, sent tout à coup qu’elle l’aime. Au moment où il tombe, elle meurt.

Quelles émotions, quelles peintures vivantes M. Flaubert a-t-il {p. 854}tirées de cette horrible histoire ? Le caractère de Mâtho, fort simple il est vrai, fait honneur au peintre ; l’éblouissement du Libyen en présence de Salammbô, ce choc soudain qui ébranle tout son être, cette passion tour à tour violente et timide, ces pleurs, ces rugissements, ce désordre farouche qui le livre comme un enfant aux conseils de Spendius, tout cela est étudié avec soin et rendu en traits énergiques. Mais que dire de Salammbô ? que dire de cette énigme phénicienne ? et comment s’intéresser à un personnage qu’on a tant de peine à comprendre ? Carthaginoise ou non, elle doit être avant tout une créature humaine ; or, dans le récit de M. Flaubert, on ne sait si elle veille ou si elle dort, si elle a conscience de ses actes ou si elle est en proie aux hallucinations des somnambules. Il n’y a point de liens entre ses pensées et sa conduite. Toute sa personne est incohérente. Elle est chaste, elle est pieuse, un rien l’effarouche, et quand elle reproche aux barbares les profanations qu’ils ont commises, pressant son cœur à deux mains, elle reste quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes. Quand elle va sous la tente de Mâtho, il est évident qu’elle est poussée par un vague et irrésistible élan physiologique autant que par son désir de sauver Carthage, et cependant, après qu’elle s’est abandonnée au Libyen, elle dirait volontiers comme Judith : Non permisit me Dominus ancillam suam coinquinari, sed sine pollutione peccati revocavit me vobis. C’est en vain que le vieux Gescon, témoin de ses transports impudiques, lui jette l’injure à la face ; elle demeure impassible et comme protégée par son innocence. Si son père l’interroge sur l’emploi des heures qu’elle a passées sous la tente, ne croyez pas qu’elle se trouble ; elle répond que Mâtho paraissait furieux, qu’il a crié, qu’il s’est endormi, et si elle n’ajoute rien de plus, c’est peut-être, nous dit le romancier, par « un excès de candeur faisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers du soldat ». Étrange candeur en vérité, qui n’est que le vulgaire apaisement des sens chez une fille extatique ! L’auteur a bien soin de nous apprendre en effet que, depuis sa visite à Mâtho, « les angoisses dont elle souffrait autrefois l’avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l’occupait. Ses regards, moins errants, brillaient d’une flamme limpide ».

Nous prions le lecteur de nous pardonner une discussion de cette nature ; mais puisque de telles choses sont proposées à notre administration, il faut bien expliquer d’où viennent nos répugnances. Un poète allemand, M. Frédéric Hebbel, qui donne aussi beaucoup trop de place à la physiologie dans ses poétiques études, a montré Judith sur la scène au moment où elle sort de la tente d’Holopherne. Sous le coup de la honte qu’elle vient de subir, — car la honte de {p. 855}Judith est nécessaire dans le drame de M. Hebbel malgré l’affirmation contraire du saint livre, — la belle juive a des emportements sublimes, des émotions contradictoires la désolent, et le poète, en peignant ce délire d’une âme chaste, a trouvé des accents de génie. Rien de pareil chez Salammbô ; pas un éclair de la vie morale, tout se passe dans le domaine obscur de la sensation. C’était bien la peine d’avoir quitté avec fracas les corruptions du village normand pour les splendeurs de Carthage ; après tant d’efforts, après tant de labeurs convulsifs, nous voici ramenés, comme dans Madame Bovary, à des questions d’analyse médicale. La principale différence entre la fille du père Rouault et la fille d’Hamilcar Barca, c’est que Salammbô est décidément somnambule. Sensuelle et extatique tout ensemble, l’esprit chez elle n’a pas conscience des curiosités de la chair. Admirable progrès ! réforme excellente ! Chaque fois que Salammbô paraît, dans l’orgie des mercenaires, pendant ses conférences avec le prêtre-eunuque, sous la tente de Mâtho, sur la terrasse d’où elle contemple le supplice et l’agonie du malheureux qui l’a pressée dans ses bras, on peut répéter ces paroles que l’auteur lui-même applique à un des tableaux de son livre : « Une lasciveté mystique circulait dans l’air pesant. » Si l’héroïne de M. Flaubert n’était pas somnambule, comment comprendre la scène bestiale du python ? Si elle n’était pas justiciable de la critique médicale autant et plus que de la critique littéraire, comment juger l’intérêt qu’elle prend aux tortures de son amant, la curiosité qui l’enivre, la révélation qui se produit en elle, l’amour enfin, l’amour qui éclate dans sa conscience réveillée, à la vue de ce malheureux écorché, de cette longue forme rouge, qui marche toujours, toujours, les yeux attachés sur les siens ? Et voilà les sujets que l’art nouveau se plaît à étaler sous nos yeux, voilà les problèmes qui lui paraissent dignes d’étude et les beautés qu’il veut qu’on admire ! Ô poétiques figures qui avez enchanté notre jeunesse, figures si dissemblables et pourtant de même famille, vous qui aviez une âme, Elvire, Esmeralda, Kitty Bell, Marie, Rachel et Ahasvérus, Valentine et Bénédict, Frédéric et Bernerette, Amaury et Mme de Couaën, qu’êtes-vous devenues ?

Nos entreprises sont nouvelles, répondent les partisans de la secte réaliste, et c’est précisément à l’idéalisme de l’école précédente que nous opposons des figures prises hardiment dans le vif de la nature. — Ici encore j’invoque l’autorité de Goethe, et je me demande ce que penserait le grand réaliste à la vue de ces inventions barbares qui prétendent se rattacher à lui. C’était l’esprit le plus ouvert à toutes les nouveautés, et de plus l’école dont vous prenez le nom le reconnaît pour son chef ; il vous est impossible de récuser un tel {p. 856}juge. Or à propos de Notre-Dame de Paris, Goethe jeta un cri qu’il faut citer, bien que le grand poète fût certainement injuste pour l’œuvre si pleine de passion et d’énergie juvénile qu’il venait de lire. Je détourne ces paroles trop sévères, je les applique à Salammbô, et voyez comme elles se transforment en vérités accablantes ! « Je n’ai pas eu besoin d’une médiocre patience, disait Goethe, pour supporter le supplice que m’a infligé cette lecture. C’est le plus horrible livre qu’on ait jamais écrit ! Et l’on n’est pas dédommagé des tortures qu’il vous cause par la joie que pourrait faire éprouver la représentation exacte de la nature humaine, des caractères humains ; non, tout au contraire, la nature et la vérité sont absentes de ces pages. Les prétendus acteurs que l’écrivain met en scène ne sont pas de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes qui vont et viennent à sa fantaisie et auxquelles il fait exécuter toute sorte de grimaces et de contorsions. Quel temps que celui où un tel livre est possible, bien plus, où on le supporte, où on y prend plaisir3 ! » Ainsi parlerait Goethe à M. Flaubert, s’il revenait un instant parmi nous. Ce n’est pas une conjecture ; j’atténue au contraire l’expression de la colère poétique sur les lèvres du vieux maître : s’il a porté ce jugement sur Notre-Dame de Paris, de quels termes se serait-il servi pour condamner Salammbô ?

On dit qu’à défaut de la passion vivante nous devons apprécier ici la force, et moi, je demande où est la force sans la pensée. Cet homme qui, sur la place publique, raidit ses bras, tend ses muscles et soulève des poids énormes, les passants l’admirent pour sa vigueur. Artiste sérieusement ambitieux, ce n’est point de cette admiration-là que M. Flaubert est jaloux. Il faut le lui dire pourtant : la puissance qu’il déploie est stérile. Quand je vois l’auteur de Salammbô, tantôt pour reconstruire Carthage, tantôt pour conduire au combat les multitudes féroces, s’agiter, se démener, accumuler les détails, ajouter traits sur traits, figures sur figures, et prolonger des énumérations sans fin, je ne puis m’empêcher de penser à cette histoire de Diogène si plaisamment contée par Rabelais. Philippe de Macédoine se disposait à attaquer les Corinthiens ; aussitôt, dans la ville, chacun se mit à l’œuvre pour la défense commune. « Diogène, les voyant en telle ferveur ménage-remuer, et n’étant par les magistrats employé à chose aucune faire, contempla quelques jours leur contenance sans mot dire ; puis, comme excité d’esprit martial, ceignit son manteau en écharpe, retroussa ses manches jusqu’au coude, roula vers une colline voisine le tonneau qui pour maison {p. 857}lui était contre les injures du ciel, et, en grande véhémence d’esprit, déployant ses bras, le tournait, le retournait, le brouillait, le barbouillait, le renversait, le battait, le culbutait, le détraquait, le tripotait, le lançait, le clouait, l’entravait, le tracassait, le ramassait, le cabossait, le goudronnait, le terrassait, l’enharnachait, l’empanachait, le caparaçonnait, le faisait rouler, le précipitait du haut en bas, de bas en haut le rapportait, comme Sisyphe fait sa pierre, tant que peu s’en fallut qu’il ne le défonçât ! Ce voyant, quelqu’un de ses amis lui demanda quelle cause le mouvait à tourmenter ainsi son tonneau, auquel répondit le philosophe que, à autre office n’étant par la république employé, il tempêtait son tonneau en cette façon pour, entre ce peuple tant fervent et occupé, n’être pas seul cessateur et oisif. » Le réalisme, qui s’inquiète si peu des idées, fait souvent comme Diogène : plus l’activité humaine se multiplie dans tous les champs de la pensée, plus il tourmente son tonneau vide.

Il y avait pourtant un moyen de relever ces peintures africaines et de leur donner l’intérêt qui leur manque : c’était d’opposer à la barbarie orientale cette civilisation gréco-latine qui devait accueillir plus tard si naturellement la lumière de l’Évangile, et qui déjà en ces siècles sombres était le salut du genre humain. Cette belle idée, que l’auteur aurait pu rendre plus sensible que jamais, il n’y en a point trace dans son œuvre. Je cherche vainement parmi les acteurs du drame un concitoyen de Regulus, et quant au Grec Spendius, on a vu quelles qualités de l’esprit hellénique représente ce personnage avili. M. Flaubert, j’ai regret à le dire, a passé à côté d’un grand sujet sans paraître en soupçonner la valeur.

Si la pensée fait défaut dans le récit de M. Flaubert, si l’intérêt moral est nul, en admirerai-je du moins les parties extérieures ? Il y a de belles descriptions dans Salammbô, car il faut bien qu’il y ait quelque chose dans une œuvre si patiemment composée. Puisque ce roman n’est qu’une longue suite de tableaux, il est impossible que la richesse du coloriste ne fasse pas oublier en plus d’un endroit l’insignifiance du penseur. Le festin des mercenaires est une large peinture, pleine de mouvement et de vie. La bataille du Macar, la scène des lions après le carnage, çà et là quelques paysages d’Afrique, révèlent un pinceau original. Pourquoi faut-il que ce pinceau ignore ou dédaigne les lois de la perspective ? Lorsque M. Flaubert connaîtra l’art du clair-obscur, il ne donnera plus la même valeur aux choses les plus disparates, il n’entassera plus tous les objets sur le même plan, et s’il trouve quelque inspiration heureuse, quelque motif ingénieux ou grandiose, il se gardera bien de le noyer au sein de cette lumière dure, âpre, métallique, qui efface toutes les teintes et confond toutes les {p. 858}formes. En appliquant son principe à outrance, le réalisme s’anéantit lui-même. Il veut peindre la réalité telle qu’elle est, donner à chaque chose son relief, et il ne s’aperçoit pas que cette attention accordée à tous les objets indifféremment, détruisant l’effet de l’ensemble, détruit aussi le détail. Il cherche la variété de la nature, et il aboutit à la monotonie du système. Il poursuit l’exactitude littérale, et il défigure ses modèles ; il vise à la clarté absolue, et il faut des efforts redoublés pour le comprendre. La plupart des descriptions de M. Flaubert sont inintelligibles. À chaque trait nouveau ajouté par le peintre, à chaque mouvement des acteurs, on se dit : Pourquoi cela ? que nous importe ? où est l’intérêt ? où est le sens ? M. Flaubert a vu sur quelque médaille un personnage dont les épaules se soulèvent ; sans se demander si ce n’est pas une imperfection de dessin ou bien une allusion à un fait passager, il découvre là une attitude carthaginoise, et croit faire preuve de précision en l’imposant à tous ses personnages : Salammbô s’enfonce la tête dans les épaules, Hamilcar aussi, et Spendius, et Mâtho. Il a remarqué en Afrique les fils des Numides étendus à terre tout de leur long : presque tous les acteurs de son récit se vautrent sur le sol ; ils mangent à plat ventre, ils boivent à plat ventre, à moins que, pour se désaltérer plus à l’aise, et sans craindre l’asphyxie, ils ne plongent la tête tout entière dans des jarres d’eau miellée. Où a-t-il vu que les Carthaginois, au lieu de se presser en tumulte, se tassaient ? Je ne sais, mais ceci cache encore quelque intention de réalisme archéologique, car cette singulière image revient avec une persistance opiniâtre : les hommes se tassent, les femmes se tassent, la multitude se tasse sur les terrasses, Hamilcar tasse les soldats de son armée en masses orbiculaires. En vérité, l’espèce humaine, dans ces tableaux violents, ressemble à une caricature. Et puis les invraisemblances fourmillent : pourquoi Hannon, poursuivi par les rebelles exaspérés, s’enfuit-il sur un âne ? Comment cet âne peut-il soustraire le fugitif à ces milliers de barbares qui ont juré sa mort ? Je cite un exemple entre cent. À toutes les pages, au milieu des meilleurs épisodes, on est arrêté par quelque détail impossible. Enfin ces descriptions perpétuelles, supposé même qu’elles fussent moins fausses, ne sont-elles pas une marque de stérilité chez un homme qui se croit inventeur ? M. Flaubert ne sait que décrire, il décrit tout ce qu’il rencontre, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il devine ; la nuit ainsi que le jour, dans les ténèbres comme en plein soleil, il décrit les riens, des misères, aussi consciencieusement qu’il décrit les grandes masses de ses tableaux. Au milieu du tumulte et des cruautés de la bataille, il n’oubliera pas un clou de l’armure des éléphants. Un seul être, dans ce long récit, a échappé à {p. 859}l’implacable analyse du peintre, c’est l’âne du suffète, sans doute parce que l’auteur s’est rappelé les vers de Marie-Joseph Chénier :

Un âne sous les yeux de cet homme d’esprit
Ne peut passer tranquille et sans être décrit4.

L’âne a passé tranquille, félicitons le suffète. L’auteur n’échappe pas cependant à l’ironie de Chénier ; relisez les sarcasmes dont le satirique accablait l’école de Delille, vous verrez qu’ils tombent avec la même force sur l’auteur de Salammbô. Le style le sauve, dira-t-on ; eh ! sans doute, le style est d’un artiste, et je ne compare pas M. Flaubert au versificateur de La Navigation. On peut se demander seulement si M. Flaubert, il y a soixante ans, n’eût pas décrit Carthage dans le style d’Esménard, au lieu de la décrire dans le style de M. Théophile Gautier. Il faut distinguer chez tout écrivain le mérite du temps où il vit et les dispositions d’esprit qui lui sont propres ; ne soyons pas trop fiers de ce qui n’est qu’une affaire de date, et préoccupons-nous un peu de ce qui nous appartient. Il y a bien des lacunes, volontaires ou non, dans la langue éclatante et nombreuse de M. Flaubert. Son style est ferme, coloré, plein de ressources ; il manque pourtant de souplesse. Il a de fières allures, jamais de poétiques élans. On sent que la pensée n’est pas de force à le soutenir dans les hauteurs. Quelquefois, après un grand effort, il s’affaisse tout à coup. Ainsi, dans sa hideuse et inutile description de la lèpre qui ronge le suffète Hannon, quand du pinceau le plus espagnol il a peint les ulcères du patient, il ne trouve pour terminer ces pages dégoûtantes d’autre trait que celui-ci : « La maladie s’était considérablement augmentée ». La simplicité, dans cette langue sans mesure, confine souvent à la platitude comme l’élévation à l’emphase. On a relevé avec raison l’épithète « énorme » appliquée au mot « silence ». Nous n’avons pas la prétention d’apprendre à M. Flaubert pourquoi les qualités morales, par une transposition naturelle, peuvent convenir au silence, pourquoi on peut aussi le placer, comme dirait Kant, sous les catégories du temps et de l’espace, pourquoi l’on dit dans toutes les langues du monde un silence triste, doux, lugubre, effrayant, paisible, solennel, ou bien un long silence, un éternel silence, et pourquoi enfin, même dans le patois le plus barbare, un silence énorme est impossible ; rompu à tous les manèges du style, M. Flaubert sait cela mieux que nous : ses fautes de français sont des fautes volontaires. Si je m’arrête à ce {p. 860}mot un instant, c’est pour montrer l’espèce d’emphase particulière à l’auteur de Salammbô. Il ne suffit pas de signaler ici une impropriété de termes qui blesse la grammaire universelle, il faut voir l’usage qu’en fait l’auteur, et dans quelle vue il provoque ainsi notre attention. « Un silence énorme emplissait Mégara. » Pourquoi ? Que va-t-il se passer ? Quelque chose d’inouï assurément ; écoutez : « Le soleil s’allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait. » Scène pathétique en vérité, et qui justifie bien l’audace de l’écrivain ! Il avait besoin d’un silence énorme pour préparer l’esprit à ces effets grandioses.

Mais pourquoi s’attaquer aux détails ? Ce n’est pas l’emphase, ce ne sont pas les descriptions fatigantes, inexactes, impossibles, qui forment le défaut capital de ce laborieux récit : la grande faute que la critique doit reprocher sans ménagement à l’auteur de Salammbô, c’est l’inhumanité de ses peintures. Je donne à ce mot tous les sens qu’il renferme. Dans Salammbô comme dans Madame Bovary, M. Flaubert ne s’intéresse pas à l’homme. Qu’il relise Virgile, le chantre de la Phénicienne Didon, et le Carthaginois Térence, peintre si doux de la sympathie humaine ; qu’il songe à ces paroles si tendres, si profondes : sunt lacrymæ rerum, et qu’il achève le vers en le méditant : mentem mortalia tangunt. Celui-là seul qui aime et respecte l’humanité est assuré de vivre dans la mémoire des siècles. À quoi, dirons-nous à M. Flaubert, ont servi tant d’efforts ? À écrire une œuvre sans âme, à peindre des scènes atroces, à se complaire dans la splendeur de l’horrible, à mêler ensemble le sang et la volupté, comme s’il y avait chez lui un penchant mauvais, — disons le mot, le mot terrible, puisqu’un des maîtres de la critique n’a pas craint de le prononcer à voix haute, — comme s’il y avait chez ce peintre des choses corrompues un coin d’imagination sadique. Mais non, ce n’est pas le peintre qui est coupable, c’est le système. L’artiste, cela est manifeste, vaut infiniment mieux que son livre. En quittant le terrain de son premier roman, M. Flaubert a fait preuve de courage. Saura-t-il changer non pas de théâtre seulement, mais de système ? Aura-t-il l’ambition de marquer sa place parmi les peintres émus et respectueux de la grande nature humaine ? Madame Bovary, malgré un talent des plus vifs, avait inspiré du dégoût ; Salammbô, malgré un énergique effort, n’a fait qu’ajouter au dégoût la fatigue et l’ennui. Après cette double épreuve, M. Flaubert est tenu d’en faire une troisième et de se renouveler de fond en comble. Rompra-t-il avec son passé ou s’obstinera-t-il dans une erreur funeste ? Sa prochaine œuvre nous répondra.