Paul Stapfer

1901

Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série

2016
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2016, license cc.
Paul Stapfer, Des Réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série, Paris, 1901, Librairie Fischbacher, Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

I §

Poursuivrai-je ? Oui, puisque écrire m’amuse, puisque j’aime à la folie le jeu des idées et des mots.

— « Autrement dit, chacun prend son plaisir où il le trouve. Il n’y a point de mal, tant que la joie est innocente. Écrivez donc, ô honnête homme ! Le bon Dieu, vous l’avez rappelé vous-même, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant.

« Mais pourquoi livrer à l’imprimeur vos divertissements intimes ? À quoi bon les produire au jour ? Vos Essais sont inutiles, de votre propre aveu. Ils ne sont une contribution ni à la philosophie, ni à l’histoire, ni à la statistique, ni à la science sociale, ni même à la morale ou à la critique littéraire, ni à rien qui s’enseigne et qui s’apprenne.

« Ils ne sont pas agréables, non plus. Pour les rendre agréables, il eût fallu y mettre un cadre de fantaisie, comédie, conte, scènes dialoguées ou lettres, des descriptions pittoresques, une aventure, de l’amour, un « Père Coignard » quelconque, discourant et faisant semblant d’agir et de vivre, qui eût donné à vos idées abstraites un corps, une âme et une forme. Si vous aviez eu l’esprit de comprendre cette condition et le talent de la remplir, vos Réputations littéraires auraient pu avoir la bonne fortune que rêvait Renan, d’être « tenues entre les longs doigts effilés d’une main finement gantée. » Mais ce ne sont que des dissertations ennuyeuses. C’est pourquoi aucun éditeur n’a voulu s’en charger, et vous en avez été pour vos frais.

« Quelques lettres polies, quelques articles complaisants, ne doivent pas vous donner le change. Votre succès a été nul ; car en pareille matière les chiffres sont tout, et, treize mois après la mise en vente, les restes lourds d’une édition rondement tirée à mille exemplaires pèsent encore sur les rayons de la librairie H….

« C’est dans les critiques sans doute, non dans les compliments, que la vérité se trouve. Or, voici le résumé des jugements de la critique :

« Votre livre n’a ni but ni sens1. Son unité semble être dans ce gros souci fondamental : Vivrai-je ? Nous comprenons que la question vous intéresse ; mais qu’est-ce que vous voulez que cela nous fasse ? Vous vouliez rire ? il y fallait plus de gaieté et de belle humeur. Étiez-vous sérieux ? c’est lugubre. Eh non ! misérable avorton de lettres, tu ne vivras pas. Où est l’idée féconde et neuve que tu as mise en circulation ? Quelle forme inédite et heureuse as-tu imaginée ? As-tu inventé la moindre méthode en critique littéraire ? As-tu seulement trouvé, pour les titres de tes ouvrages, un de ces termes prestigieux, comme l’adjectif « psychologique » ou le substantif « évolution », qui, sans rien changer à ce que font depuis tant d’années tous les moralistes et tous les historiens, collent adroitement une étiquette flambante d’un éclat frais sur la vieille marchandise ?

« Rien de neuf : ce n’est pas assez dire ; professeur, mon ami, vous êtes vieux jeu, terriblement. Vous retardez de plus d’un siècle. Votre livre a dû s’imprimer à Genève ou à Neufchâtel vers 1760. N’est-il pas piquant que vous soyez vous-même un exemple de ces écrivains nés trop tard qui sont le sujet d’une de vos doctes et creuses dissertations ?

« Le style, enfin, qui vous inspire un culte puéril, suranné comme votre pensée, le style, dont vous ne parlez qu’avec le frisson presque religieux de la dévotion, de l’adoration, le style, resté pour vous, survivant effaré du dernier âge classique, l’ambition suprême de l’homme et le plus haut degré de l’éloge littéraire, — le style, pauvre vieux cuistre, vous n’en avez pas pour un sou. Car est-ce un style, cette langue correcte, abstraite et neutre, à laquelle vous vous appliquez, soigneusement égayée par intervalles de métaphores élégantes ? Cela s’acquiert en un certain nombre de bonnes leçons de grammaire et de rhétorique. Ce n’est pas le style qui est l’homme même, par où l’individu se distingue, sort, n’importe comment, de la foule anonyme, et vit.

« Donc, notre conclusion est très nette et très sûre. Puisque vous savez manier la plume proprement, comme tous les lettrés, contribuez encore à l’histoire littéraire par quelques solides études particulières ou générales ; mais écrivez-les en brave homme qui fait tout simplement son métier de maçon et ne s’imagine pas appartenir à la même race, être formé de la même matière et pour la même destinée que les grands architectes de la littérature. Vous sentez-vous de force à nous amuser ? amusez-nous ; mais c’est plus malin. Cela implique aussi un certain oubli de sa propre personne, le pouvoir de sortir de son horizon étroit, l’entente des talents divers par lesquels on peut réussir aujourd’hui à piquer les imaginations. Si enfin vous vous amusez tout seul, cela même ne vous est pas interdit non plus. Il y a des jeux solitaires qui sont un emploi comme un autre du désœuvrement. Enfiler des phrases n’est pas plus ridicule que d’enfiler des perles. Mais ce spectacle est, pour la société, sans charme comme sans profit.

« C’est pourquoi gardez pour vous-même vos songes fantastiques, vos tête-à-tête intimes avec votre moi, et n’ajoutez pas un nouveau volume, inutile et sans agrément, à l’horrible monceau des choses imprimées que le néant dévore. »

Voilà le conseil de la sagesse. Il est sans réplique, et je sens bien que ma réponse sera très faible. Elle n’aura pour elle que l’excuse naïve de sa sincérité toute nue.

J’ai connu à Grenoble un amateur de musique, de première force sur le piano, qui s’enfermait avec deux ou trois exécutants, aussi habiles que lui, pour jouer des concerts à portes si hermétiquement closes, que pas un étranger, pas un ami ne fut jamais invité à en jouir. Cet homme, dans son quartier, passait pour un peu fou : je ne crois pas que ce fût injustement. L’égoïsme, gonflé de vanité, bon enfant, assez humble pour quêter l’admiration et se payer même d’aussi pauvre chose que de la fausse monnaie des compliments, est sympathique, parce qu’il est humain. Rien, au contraire, ne se fait moins aimer que l’insociable orgueil, également égoïste, mais contre nature, qui affecte un mépris farouche des hommes.

Quand on met dans son intérieur de l’ordre, de la propreté, un peu d’art et de luxe, c’est pour soi d’abord, je le veux bien ; mais, à moins d’être un ours, c’est aussi pour la compagnie…

… Loin de sentir en moi un fier éloignement pour le public, j’en ai, créature faible, l’ardent désir et le profond besoin, et je ne désespère pas encore, malgré tous mes mécomptes, de gagner à mon livre des Réputations un cercle de lecteurs qui pourra grandir peu à peu. Mon espoir obstiné se fonde sur ce que j’élabore, avec autant de soin et d’amour qu’un romancier ferait son roman le plus cher, une matière intéressante pour d’autres que pour moi.

La question de la vie et de la mort, si elle est personnelle, est générale aussi : de bonne foi, en savez-vous une qui soit plus de nature à passionner les hommes ? Des personnes que je ne connais point, à qui je n’ai pas donné mes premiers Essais, et qui ne me devaient rien par conséquent, les ont lus et m’en ont écrit : ce livre les avait donc touchées.

J’ai promis d’être franc : si les Réputations littéraires n’ont eu aucun succès, la vraie cause n’en est point, je le dis comme je le pense, dans la nature du sujet, ni même dans les défauts de l’ouvrage ; c’est tout simplement parce que les circonstances extérieures ou un succès précédemment obtenu n’avaient pas donné à leur auteur l’éclat qui attire l’attention. Le plus solide truisme que la critique ait sans doute jamais énoncé, c’est cette remarque naïve de La Bruyère : « Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis. » Avec moins d’art encore et avec beaucoup moins de substance qu’il n’y en a dans mon premier volume, un écrivain, ayant « déjà acquis » un nom, l’aurait fait facilement « valoir ». Il est vrai que s’il avait eu un nom, il n’aurait probablement jamais eu l’idée de faire ce livre, en sorte que mon hypothèse implique contradiction.

À défaut d’un succès précédent, toute espèce de circonstance extérieure, un scandale public, un accident de chemin de fer, un gros lot gagné, un Terre-Neuve me sauvant au bain, une grande situation officielle, ou encore, dans quelque feuille légère à la mode, une autorité de la critique m’attachant le grelot, soit pour me faire une réclame tapageuse, soit pour me railler bruyamment, aurait pu me rendre le même service.

Ne m’étais-je pas cru sûr, un instant, de tenir enfin ce coup de tam-tam ? L’histoire de mes dernières déceptions est trop instructive, pour que je dérobe cette leçon savoureuse à la méditation de tous les téméraires amants de la renommée.

J’avais livré au public (au public ? quelle ironie !) la première série de mes Réputations littéraires, et mélancoliquement je songeais à lui donner une suite, quand l’aimable directeur de la Collection des Grands Ecrivains Français m’écrivit pour m’offrir de faire le Montaigne. J’acceptai avec enthousiasme. Outre que le sujet me plaisait infiniment en lui-même, l’ardeur ingénue de mes illusions vit d’abord dans l’honneur de compter parmi les collaborateurs, triés sur le volet, académiciens pour la plupart, d’une collection hautement estimée, un moyen infaillible de tirer de l’ombre tous mes autres ouvrages. Je me mis donc à l’œuvre, plein d’espérance et d’allégresse, je me pénétrai profondément de l’esprit des Essais, et, préparé de la bonne sorte, j’écrivis un petit livre qui a sa valeur et ne fait pas mauvaise figure dans la galerie assez inégale des Grands Écrivains Français.

Mais qu’importe, pour la réputation contemporaine, la valeur intrinsèque des livres ? Ce qui les lance dans la vie, c’est le pétard. Une fois encore, ma pièce d’artifice avait raté. Mon volume arrivait le trente et unième de la série. Or, après avoir porté les premiers aux nues, l’admiration s’était lassée tout à coup, par caprice, et quelques directeurs de journaux avaient même interdit à leurs rédacteurs littéraires d’annoncer désormais à moins qu’il ne s’agît d’un de leurs bons amis) les derniers venus de cette collection déjà usée. J’avais, comme toujours, manqué le coche. Avec cet optimisme persistant qui est mon cher soutien et me nourrit des erreurs les plus douces à chacune de mes publications nouvelles, je m’étais naïvement figuré que cette fois au moins mon livre ferait son chemin sans moi, par la seule vertu d’une collection rédigée par les meilleures plumes de France, lancée par la première librairie du monde. Quelle chimère ! quelle sottise ! Je m’aperçus, tout de suite, qu’aussi bien là qu’ailleurs il était indispensable de soigner sa gloire dans les règles et de solliciter très humblement Sa Majesté la Critique par des lettres plates ou par des visites importunes. Bienheureux lès auteurs qui vivent à Paris et qui n’ont qu’à pousser le coude à leurs camarades de la presse ! J’eus beau m’agiter de près et de loin : ni les Débats ni le Temps, où j’ai pourtant des connaissances, ne soufflèrent mot du Montaigne ; et quant au Figaro, je n’ai pas encore l’effronterie d’y payer deux ou trois mille francs mon éloge à la première page.

L’humiliation n’était pas assez complète. Elle n’aura jamais mesure comble. La vie de tant d’auteurs tout pareils à moi (car si mon histoire est intéressante, c’est bien parce que c’est l’aventure la plus banale et la plus commune) n’est qu’une suite sans fin d’inépuisables déboires. Il faut les goûter jusqu’au fond de la coupe, et vraiment on peut même, avec un grain de philosophie, finir par trouver je ne sais quelle saveur dans l’amertume du breuvage.

Au Montaigne succéda la Famille et les Amis de Montaigne, causeries humoristiques « autour du sujet », en même temps que supplément très utile à un petit livre de deux cents pages où je n’avais pu dire que le strict nécessaire.

Il me semblait que l’éditeur du Montaigne de la Collection dût avec empressement prendre à sa charge un volume de lecture facile qui complète et achève heureusement le premier. Je devrais, je le sais bien, m’anéantir dans l’humble sentiment de l’insuffisance et de l’indignité de mes deux ouvrages. Mais si mes confessions littéraires ont le moindre intérêt et valent quelque chose, c’est parce que j’ai rejeté loin de moi toute hypocrisie. J’avoue donc que je ne comprends pas soit les craintes du libraire sur le débit de mon second volume, soit la disposition de l’esprit public qui les justifierait. Manquent-elles, mes Causeries, de sérieux dans les derniers chapitres ou d’agrément dans les premiers ? Ce que j’ai mêlé d’humeur personnelle et de fantaisie au fond solide des choses, pourquoi serait-ce une cause d’insuccès ? Quel secret du métier fait accepter sans peine à ces grands commerçants ou des romans frivoles ou de gros ouvrages ennuyeux, tandis qu’ils refusent, comme une bizarre anomalie pour laquelle manquent et les étiquettes et les amateurs, ce qui est à la fois piquant et substantiel ?

H… ne me refusa pas tout net d’éditer la Famille et les Amis de Montaigne ; il fit pis : il m’imposa un traité humiliant qui garantissait sa librairie contre les risques d’une mévente. Ce coup inattendu, venant frapper ma vanité à l’heure même où je me croyais enfin entré dans le rang des auteurs dont le nom et la marque suffisent pour que leur marchandise soit acceptée d’emblée, m’a touché d’un étonnement plus sensible peut être et plus douloureux que tous les autres.

 

J’ai maintenant à placer un manuscrit fort lourd sur la Grande prédication chrétienne en France. Partout on le refuse à l’unanimité. Le paradoxe d’une comparaison d’Adolphe Monod avec Bossuet ahurit les éditeurs catholiques et classiques. Ils demeurent béants, désorientés, abasourdis, stupides. La nouveauté, qui pourrait en séduire d’autres, plus hardis, leur fait une si belle peur qu’ils publieraient certainement, de préférence à ma thèse trop singulière, les lieux communs les plus rebattus. Peut-être ont-ils raison, ces marchands ; ils connaissent leur public et savent vers quel foin bêle l’imbécile troupeau que régit la routine. Mon étude sur Adolphe Monod n’est visiblement qu’un grand chapitre hors cadre de mon histoire des Réputations littéraires ; la tête effarée que font les libraires devant le manuscrit me présage celle que le public et la critique feront devant l’in-octavo, et j’attends ce spectacle avec curiosité. Un brave éditeur protestant, auquel je me suis adressé enfin, dépend d’un conseil d’administration, qui a eu l’idée merveilleuse de soumettre l’examen de mon livre au fils même du pasteur qui fut le rival oratoire d’Adolphe Monod et son adversaire doctrinal ; j’admire que le rapporteur n’ait pas jeté la copie au feu.

 

On me dira peut-être : — « De quoi vous plaignez-vous ? Le gouvernement ne vous a-t-il pas décoré ? Plus de trois mille exemplaires de votre Montaigne des Grands Écrivains Français sont vendus. Vous savez bien, à présent, que H… n’aura pas un centime à vous réclamer pour l’impression des Causeries qui ont suivi2. Votre Racine et Victor Hugo en est à sa sixième édition… »

— Je me plains de rester, à la fin de ma vie, un débutant et un mendiant. Je me plains d’avoir à supplier les éditeurs et à solliciter platement la presse, avec la double honte de ces basses prières et de leur impuissance. Je me plains, vétéran d’une revue où je fis mes premières armes, de faire antichambre huit ou dix mois, comme un nouveau venu, à la porte de cette maison des jeunes qui ne goûte plus mon genre et m’ajourne à l’époque où manque la copie. Je me plains qu’après quinze ouvrages mon nom soit si peu familier aux lettrés mes confrères qu’ils n’en savent même pas l’orthographe et l’écrivent tantôt avec deux f, tantôt avec deux p. Je me plains d’être omis comme un simple zéro dans la liste des critiques contemporains qui comptent. Et je me plains enfin de ce que le chevalier de la Légion d’Honneur nommé en 1895 n’était que le doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux, et non pas moi ; car, de moi, il ne fut jamais question.

Apprenez comment la chose s’est passée. Bien jolie est l’histoire de cette leçon suprême infligée à ma vanité d’auteur ! À l’occasion du centenaire de l’École normale, on avait résolu de distribuer parmi les professeurs une vingtaine de décorations. On pensa aussitôt à un de mes jeunes et brillants collègues qu’on voulait très justement distinguer, non pour sa fonction, mais pour son mérite. Quelqu’un fit alors la remarque que le vénérable doyen de la Faculté à laquelle appartenait ce jeune homme n’avait pas la croix, et l’on s’avisa qu’il serait convenable de régler en même temps l’affaire de cet ancien. Voilà pourquoi je suis chevalier : « Vingt-deux ans de services. » Patience, mes amis ; si vous n’êtes pas, à l’âge de la vaillance, décorés comme éminents, vous le serez, sur vos derniers jours, comme fonctionnaires et comme vieilles ganaches.

N’ai-je pas lieu d’être fier de cette croix d’honneur ? Suis-je assez averti qu’à l’heure où je figurerai, mon tour venu, dans la galerie des Médaillons bordelais, c’est le personnage revêtu d’une charge officielle et non pas Paul

Stapfer que célébrera le boniment du biographe et qu’illustrera le burin de l’artiste :

Un baudet chargé de reliques
S’imagina qu’on l’adorait…

Au travail de la plume maintenant, c’est-à-dire au souverain plaisir, et donnons-nous en à cœur joie ! J’écrirai, puisque cette chimère me soutient, non seulement pour la volupté d’écrire, mais pour le public idéal dont je garde et chéris le songe enchanté. Cela revient exactement au même que de n’y point songer du tout et de jouer pour moi seul ma musique à huis clos ; car, à soixante ans tout à l’heure, après tant d’efforts vains et de recommencements, d’autres yeux que les miens verraient avec clarté que cette société de lecteurs amis désespérément espérée est un mirage et que je m’enfonce de plus en plus dans l’aride désert…

II §

… C’est fait, la célébrité m’est venue ; mais quelle amusante confirmation de la doctrine que je soutiens sur le rôle souverain du hasard et sur la petite part du mérite personnel dans le lancement des renommées ! La notoriété, presque glorieuse, que j’ai conquise en deux minutes, est l’effet d’un simple accident.

Le 23 juillet 1898, étant assez malade et fort souffrant, j’ai prononcé, aux obsèques de mon noble ami, le recteur Auguste Couat, un discours où j’ai dit de quelles douleurs ce juste était mort : d’une terrible épreuve domestique, et de la patriotique tristesse que lui causait, dans le drame où l’on a vu et où l’on voit encore tout le parti de la nuit et du crime se liguer contre la réparation d’une erreur judiciaire, le spectacle « des maux et des hontes de son pays. »

C’est presque inconsciemment que je parlais ; en toute franchise, je ne croyais rien faire ni rien dire d’extraordinaire ; je suivais une irrésistible et toute puissante impulsion intérieure de passion et de conviction ; simplement, je disais la vérité. On m’apprit, je ne m’en doutais pas, que j’avais eu beaucoup de courage. Ma surprise fut très grande, et plutôt désagréable d’abord, de voir l’émotion que j’avais soulevée. Mon discours out un retentissement immense et des suites infinies. Je fus suspendu, pour six mois, de mes fonctions de doyen. Cette peine disciplinaire, en révoltant toutes les consciences honnêtes, en réjouissant les autres, me valut une foule d’articles de journaux, de cartes, de télégrammes et de lettres pleines de sympathique admiration ou d’injures. Bref, une seule petite phrase avait fait de moi un homme célèbre.

Cornély découvrit mes ouvrages et les vanta dans le Figaro ; Charles Maurras, dans la Gazette de France, les ridiculisa. Mes comptes d’auteur accusent, dans les mois d’été et d’automne de 1898, pour mes Réputations littéraires, mon meilleur livre, que l’intelligent regard de Cornély avait distingué entre tous les autres, une vente de… vingt-six exemplaires. Tudieu !…

Je dirai la vérité tout entière et jusqu’au fond, bien que tout n’y soit pas à mon honneur, et que la confession que je vais faire doive même renfermer une partie pénible à dire et honteuse.

J’ose donc me déclarer heureux et fier de tout ce que j’ai fait, dit ou écrit au sujet de l’affaire Dreyfus. Je m’en félicite et m’en glorifie, d’abord pour une raison générale qui n’a rien que d’honorable. Je crois que le scandale de ma suspension a fait un grand bien à la cause du droit. Dans le monde de l’instruction publique en particulier, des esprits hésitants se sont décidés, les timides ont pris du cœur et quelques aveugles ont vu clair. J’ai été la cause fortuite d’un mouvement de l’opinion assez considérable pour que la mention de mon discours et celle de la vengeance ridicule dont un gouvernement maladroit s’est imaginé le punir, aient désormais leur place assurée dans toute histoire un peu complète des péripéties de cette longue lutte.

Il se peut que le ministère, en me frappant, ait rempli par force un devoir administratif. Je reconnais volontiers que, parlant dans ma robe de doyen au nom de la Faculté des lettres de Bordeaux, je n’avais pas le droit de l’engager tout entière dans mon sentiment particulier et personnel. Cependant je faisais à mes collègues un honneur dont ils auraient dû me savoir gré, en les supposant capables de me suivre et de suivre surtout l’admirable recteur que nous pleurions, dans le chemin de la justice éclairé dès lors d’une lumière chaque jour grandissante, à la veille de l’éblouissant coup de foudre qui devait tout illuminer un mois plus tard. Et puis, ne faut-il pas distinguer entre la petite convenance et le grand devoir ? La petite convenance était de ne point sortir de ma représentation officielle ; mais le grand devoir était de jeter au ciel un cri de protestation que toute la terre entendît. Ce cri a délivré l’âme du mort et délié enfin sa langue qui avait dû se taire ; car, sans le bruit qui se fit sur sa tombe, le monde n’aurait probablement pas connu la lettre si belle qu’il avait écrite à M.Trarieux. Ce cri sonna l’éveil d’une multitude de consciences. Et, comme récompense très accessoire et toute personnelle de mon acte public, ce cri fut le moyen dont se servit le hasard moqueur pour tirer de l’obscurité mon nom et mes ouvrages.

 

Mes Billets de la Province, contemporains de mon discours du 23 juillet, prendront un jour leur place dans la littérature de notre époque. Publiés de juin à octobre dans le Siècle sous un pseudonyme, ils ont été réunis ensuite en un petit volume dont le succès aurait été immédiat et vif, si j’avais eu l’audace de le signer de mon nom et d’affronter par tant d’insolence la certitude d’une révocation3.

Ma joie est profonde d’avoir écrit cet opuscule. Non seulement il a soulagé ma conscience et celle de bien des gens ; mais pour ses agréments littéraires, comme pour sa valeur morale, c’est celui de tous mes ouvrages qui me paraît avoir le plus de chances de survivre, si les idées exposées dans ma première série d’essais sur la réputation littéraire sont justes ; car c’est celui qui remplit le mieux les conditions que j’ai assignées à la vie actuelle d’une œuvre et à sa durée dans l’avenir : courts, variés dans l’unité d’un même sujet, d’une composition à la fois serrée et libre, fortement datés et empreints de l’heure critique où ils furent conçus, exprimant, avec mon propre état d’âme, un état de l’âme contemporaine, mes Billets contiennent aussi assez de vérité humaine et d’idées générales pour conserver encore de l’intérêt quand le fait passager qui les inspira n’en aura plus ; et, par ma foi ! messieurs les critiques, qui naguère me donniez si amicalement à entendre que je n’avais aucun style, aucun tour personnel, je ne les crois pas mal troussés.

Hélas ! je suis si content d’avoir fait ce diable de livre, malgré toutes les transes qu’il m’a causées, que si Dieu me proposait le pacte suivant : la suppression de l’affaire Dreyfus, qui a fait tant de mal à mon pays, et, par suite, la non existence de la littérature dreyfusiste, j’accepterais par force et par devoir le sage marché du Père éternel ; mais ce serait un sacrifice qui ne me ferait pas plaisir du tout.

Voilà un cas vraiment peu croyable de littératurite aiguë ; je le signale aux aliénistes. Je sais que je pourrais dissimuler sous des prétextes honnêtes cette monstrueuse hypertrophie de la vanité littéraire. Je pourrais dire, par exemple, que, malgré tous les maux qu’elle a faits, l’affaire Dreyfus a été bonne, excellente même, en réveillant les consciences et les raisons endormies, en ressuscitant l’idée du droit, en rendant indispensables plusieurs grandes réformes, en découvrant le fond des âmes, en apprenant à de prétendus sceptiques qu’ils avaient un cœur, en montrant à nu l’ignominie de tout ce qui est bas, bête et lâche, en forçant enfin les masques de tomber et la nature vraie de se faire voir.

Je pourrais ajouter que Dreyfus, en somme, n’est pas à plaindre. En voilà un qui peut se vanter d’avoir pris, un peu par son mérite, puisqu’il a été résolu et brave, mais surtout par les circonstances, une grande place dans l’histoire ! J’ignore quelles ont été au juste ses souffrances physiques durant les quatre années de son exil et de son martyre. Peut-être les a-t-on exagérées4. Mais dût-il mourir à la peine avant d’être délivré et réhabilité, son lot resterait encore de ceux qu’on peut trouver enviables. Il sait, à présent, que le monde entier s’occupe de lui. On a fait une belle réclame à ce petit capitaine juif. L’immortalité nominale lui est acquise, et le nom de Dreyfus retentira dans les siècles plus haut que celui de Calas, si l’importance historique d’un si grave procès dépasse celle de toutes les autres erreurs et de tous les crimes judiciaires. Puisque la victime est innocente, elle a cette consolation suprême d’être sûre aujourd’hui que « la vérité est en marche » et qu’à sa mémoire au moins la justice sera rendue.

Me suis-je justifié ? Devant les hommes, peut être, si aisément dupes d’eux-mêmes et d’autrui, mon plaidoyer sauve les apparences ; mais j’avoue et confesse que, devant le Juge qui ne se paie pas de fausses couleurs, mon faible pour un livre de combat dont il vaudrait mieux, déplorer l’occasion qui l’a fait naître et souhaiter qu’il n’existât point, est le comble de l’égoïsme et de la vanité.

III.
Réputation et considération §

Montesquieu a écrit un opuscule « De la considération et de la réputation ». Ce n’était guère la peine. La distinction est simple comme bonjour. Petit thème facile pour les aspirantes au brevet du premier degré. « La considération est le résultat de toute une vie, au lieu qu’il ne faut souvent qu’une sottise pour nous donner de la réputation. » Mais on peut rencontrer, dans le développement de ce sujet banal, une question assez intéressante :

La déconsidération d’un homme nuit-elle à sa réputation proprement dite, c’est-à-dire, non au bruit, mais à la durée du bruit fait autour de son nom ? Réciproquement, voit-on sa réputation bénéficier de tout ce qui augmente sa considération ?

Je crois, malgré quelques apparences contraires, que la réponse doit être affirmative.

Observons d’abord qu’en bon langage français il n’y eut jamais d’opposition entre les deux choses, et que l’antithèse de Montesquieu n’est point formulée dans les termes les plus justes. Ce n’est pas « De la considération et de la réputation » qu’il aurait fallu dire ; c’est De la considération et de la notoriété. On devient notoire par le mal comme par le bien. Mais le mot « Réputation », quand on n’ajoute pas qu’elle est mauvaise, contient en soi un préjugé favorable pour l’individu auquel il s’applique. Il y aurait quelque chose de contradictoire à parler d’une grande réputation dont l’objet, dans l’ordre moral, serait absolument vil ; et, si au mot réputation nous substituons le mot gloire, l’impossibilité d’un tel langage sera rendue flagrante.

L’humanité peut s’amuser, quelques jours, de l’auteur d’une « sottise », comme elle peut donner un grand retentissement au nom de l’auteur d’un crime. Mais elle veut que les grands hommes, conservés par elle dans le panthéon de ses gloires, puissent être les dieux d’un certain culte, et elle refuse cette consécration aux misérables faiseurs d’un tapage éphémère, qu’elle ne peut aucunement considérer.

Je suis persuadé que Boileau doit la solidité de sa gloire littéraire, la sûre victoire qu’il remporte de siècle en siècle sur les contempteurs sans cesse renaissants de sa poésie insuffisante, à l’estime si méritée qu’inspire son caractère moral. Oh ! quel appui la cause du juste et du vrai eût trouvé aujourd’hui dans cet honnête homme !

Il est grandement utile à la gloire de Voltaire qu’il ait pris eu main la cause des victimes du fanatisme et de l’iniquité, quelques vilaines réserves que fassent sur les mobiles de sa conduite des gens intéressés à la dénigrer, parce que leur honte secrète est de n’avoir pas fait paraître le même zèle généreux. Calas rachète la Pucelle. Les plus gens de bien, les plus chastes lectrices de livres honnêtes, les chrétiens les plus pieux, peuvent prononcer le nom de Voltaire avec estime, reconnaissance et respect en se rappelant l’immense service qu’il rendit un jour à l’humanité dans la personne de deux ou trois martyrs.

La réputation de Zola était grande ; mais il y manquait quelque chose d’essentiel : la considération, qui ajoute l’estime morale à l’admiration littéraire. Son immortel cri : « J’accuse ! », bien qu’il ait soulevé la furie d’un peuple imbécile et fanatisé, est le fait rédempteur par lequel sont absous mille et mille péchés de sa plume. Le romancier trop naturaliste, le « pornographe », comme l’appellent ses ennemis, s’est montré tout à coup un homme de grand cœur qu’on peut nommer maintenant avec un sympathique enthousiasme dans les meilleures compagnies, et dont la mémoire purifiée gardera dans l’avenir son plus noble rayon de l’acte audacieux qui subitement le révéla vrai patriote et bon citoyen.

Celui qu’un peu trop tôt peut-être j’avais nommé Basile, mais qui s’est empressé de faire tout ce qu’il fallait pour mériter ce nom, possédait une assez jolie gloire. Mais aucun homme, aucune femme ne l’a jamais aimé, et peu de personnes peuvent le lire. Il lui importait donc, d’autant plus, d’être moralement considéré, afin que sa réputation se conservât, pour ainsi dire, intacte dans la glace du respect. S’il avait eu soin d’entretenir l’estime des honnêtes gens, l’homme n’aurait pas eu besoin d’être aimable, ni l’écrivain fréquenté et fêté, pour jouir, dans la critique, d’une espèce d’empire solitaire, pareil à celui de l’ours blanc assis sur son îlot.

L’insuffisante probité de son érudition, la désinvolture insolente avec laquelle on l’a vu se refuser à la rectification d’une grave erreur de fait5 ; son orgueilleuse confiance en lui-même au milieu de ses propres contradictions, et son intrépidité dans l’erreur ; le défaut d’humilité et de sincérité d’une conscience qui ne s’examine, ne se juge et ne se condamne jamais ; la vilaine espèce de son christianisme sans Christ et de son catholicisme athée, qui, n’ayant ni piété ni foi, étant tout politique, est un monstre en morale ; sa feinte soumission à une église dont il ne partage pas les croyances religieuses —, son alliance ouverte avec les pires ennemis de la vérité, de nos libertés et du droit ; l’instinct illibéral qui, dans la grande affaire qui divise la France, lui a fait prendre, conformément à sa nature, mais contrairement à la justice, parti pour l’autorité et pour la force, tout cela n’est guère propre à rehausser son prestige.

L’importance bruyante du personnage attire aujourd’hui tous les yeux ; mais quand on a fait en somme plus de bruit que de bien, il n’en reste pas grand chose. Le déclin du nom, du nom d’un pur critique surtout, suit rapidement le déchet de l’œuvre.

Malgré le rude service qu’il a rendu aux esprits de les secouer, de les bousculer, ce grand pourfendeur de toutes les opinions nouvelles, qui aura traversé notre époque avec les allures d’un sanglier en colère, jetant aux vents plus de sons rauques que de semences utiles, s’enfoncera dans l’avenir avec une plaie à sa gloire et traînant toujours à son flanc la flèche que Michel Colline lui a lancée.

Chérubin jouissait de tous les baisers de la renommée. Quelle idée saugrenue lui a pris, un beau jour, de jouer à l’homme, de se rendre non seulement ridicule, mais vilain, de tacher sa candeur et de faire grimacer son aimable et souriante malice de page ?

Ils étaient tous les deux, lui et son bon cousin Anatole, des enfants de Montaigne : pourquoi Toto s’est-il fait grand honneur, en montrant tout de suite un cœur généreux, que l’injustice et l’inhumanité indignent, tandis que Chérubin, sournois, est allé, sur le tard, mettre sa petite main dans celle du doctrinaire hautain et dur qui a l’évêque de Meaux pour arrière-grand-oncle, et dont une antipathie naturelle aurait dû l’écarter ?

La chose est tellement surprenante, tellement inattendue, qu’on a besoin ici de l’explication brutalement simple de quelque influence extérieure : on cherche le militaire, le curé, la jolie femme… ou la vieille douairière. Je suis bien forcé d’admettre d’abord l’extrême probabilité de ce misérable motif, et voici, en outre, ce qui s’est sans doute passé.

Pendant de longs mois, le charmant sceptique avait gardé un silence prudent ou paresseux. Il se taisait comme Lysidas, candidat à l’Académie, par politique, ou comme Montfleury, gros homme qui aime ses aises, par égoïsme nonchalant. Ses meilleurs amis en furent attristés et lui témoignèrent de la froideur. Le vide, peu à peu, se fit autour de lui. Il se sentit isolé et se plaignit de ce qu’il appelait une « oppression », dont il était victime. C’est alors que soudain lui vint la fantaisie de jouer un bon tour à ses persécuteurs : — « Ah ! messieurs les Intellectuels, savez-vous que vous m’ennuyez, à la fin ! Vous êtes insupportables avec votre morgue de minorité fière de son petit nombre. Vous me rappelez l’orgueilleuse chapelle des protestants, ces assommants prêcheurs de morale, demi-vertus et bassinoires complètes, que j’ai si bien habillés dans ma dernière comédie. Je suis de l’élite, je pense, moi aussi. Vous comptez sur moi ? Eh bien ! vous allez voir. Je vais brillamment me ranger contre vous dans cette masse obscure, dans cette majorité dont vous méprisez la sottise. Ce sera neuf, original, amusant. Je mettrai en français et dans ma langue exquise les banalités patriotiques du pauvre Millevoye ; je transposerai sur ma jolie flûte les lieux communs sonores que souffle Déroulède dans son clairon vulgaire. Je dirai, contre toute vérité (est-ce qu’il y a une vérité ?), que des juges en képi offrent les meilleures garanties d’indépendance, de savoir judiciaire et d’impartiale justice. N’est-ce pas que le paradoxe sera piquant ? Je le soutiendrai sans rire. Je prouverai que le nombre et la force sont des signes moins trompeurs que vos faibles lumières, des guides plus sûrs que l’intelligence. Je me moquerai agréablement des trois cent mille « particuliers » que vous êtes tout au plus contre trente millions de Français, et je ne rougirai pas de cette petite lâcheté, puisque je m’amuse et qu’il n’y a rien de plus plaisant que de dire le contraire de ce qu’attendent les naïfs, bouche bée. »

On vit alors cet écrivain si délicat, que dégoûte la prose de M. Georges Ohnet, prodiguer ses caresses à la vieille commère qui est en littérature Lucie Herpin, au Palais et au Parlement la robe la plus déconsidérée de la magistrature. On le vit embrasser publiquement le poète fort malade, flétri par Adolphe Carnot pour cette insinuation stupide autant qu’« abominable » contre la Cour suprême : « Le bon sens du peuple ne considérera jamais une innocence obtenue à coups de millions comme le triomphe de la justice et de la vérité. » On le vit, ce qui est le dernier degré de la honte et le fond même du gouffre, applaudi par Rochefort et béni par Drumont !

Mais non, voici le comble et j’allais l’oublier : on vit notre petit espiègle, déguisé en soldat, si comique avec son pantalon rouge, son fusil trop lourd et son grand sabre, enfler drôlement sa petite voix pour prononcer d’un ton de grande personne cette phrase monumentale qui ferait éclater de rire un mort : « Nous ne voulons pas de M. Loubet… à cause de sa notoire insuffisance intellectuelle. »

— Assez ! amour d’enfant, tu nous ferais mourir ! Assez de carnaval comme cela. Veux-tu bien vite retourner à tes études sérieuses et à tes jeux ordinaires !

Telle est la pente sur laquelle on glisse et roule jusqu’au bas, quand on s’est allégé du poids de la conscience et de toute espèce de gravité. J’ignore si mes contemporains, légers aussi, pardonneront à Chérubin sa polissonnerie, comme on pardonne à un gamin sans conséquence le mal qu’il fait inconsciemment ; mais que serait la justice de l’histoire si elle n’avait pas une parole sévère pour une telle trahison des devoirs élémentaires de l’honnête homme ? Que serait la justice de la postérité si la réputation d’un auteur pouvait s’échapper, sans dommage, de ce qui porte à sa considération une atteinte si profonde ?

IV.
Examen de conscience §

J’ai démasqué Basile, j’ai raillé Chérubin : en suis-je plus satisfait de moi ? Non, et la moitié de ma personne qui juge l’autre, quand je fais l’effort peu difficile de me dédoubler moi-même, me dit souvent :

« Tu as eu tort. Tes Billets de la province sont un livre manqué. Oui, manqué, parce que la charité en est absente. Ils sont remplis, d’un bout à l’autre, du plus dur et du plus méprisant orgueil. La tristesse même, cette tristesse patriotique, dont tout bon Français doit être pénétré en l’heure grave où nous sommes, dont tu constatais sympathiquement l’existence dans les grandes âmes d’Auguste Couat et de Félix Pécaut, il n’y en a pas trace dans ton livre. Il semble, au contraire, que tu exultes de ce qui est un sujet de douleur et d’humiliation. Le triomphe insultant de cette raison dont tu es fier est pourtant un pauvre avantage dans la malheureuse discorde du pays, dans la ruine de tant d’amitiés anciennes qui devraient être plus chères à ton cœur que la victoire d’une idée, même juste, à ton intelligence. Les outrages que tu as prodigués à tes adversaires ne sont que la trop fidèle expression d’un état d’âme aujourd’hui commun ; et, précisément à cause de cela, ils n’ont rien ni de moralement beau, ni même d’original dans l’ordre littéraire. À quoi bon t’être dérangé de tes philosophiques études pour faire œuvre de journaliste, si tu ne devais pas t’élever au-dessus du style vulgaire de la polémique courante ? Oh ! quel magnifique thème d’éloquence tu as gâté à plaisir ! Si, devançant les temps heureux où la paix sera rétablie et la santé rendue à la France, tu avais appelé, préparé cet avenir par tes sages conseils, au lieu d’étaler et d’irriter, comme le premier scribe venu, les misères du présent ; si, au lieu d’accepter l’état de guerre avec une sorte de joie mauvaise, tu avais, par ton exemple et par tes leçons, prêché la tolérance ; si, enfin, au lieu de perdre et d’aliéner irrévocablement par l’injure les gens qui ne pensent pas comme toi, tu avais cherché ce terrain de conciliation qu’il est toujours possible de trouver dans quelque vérité reçue par tous les cœurs honnêtes, par tous les esprits droits : c’est alors que ton livre eût pu te faire honneur ; c’est alors qu’il aurait intéressé peut-être, plus vivant, plus durable que la crise d’un jour, les lecteurs de demain. »

C’est vrai. Je me suis trompé. J’ai fait fausse route. À la confession de l’erreur que j’ai commise il faut que j’ajoute celle (est-ce une aggravation ou quelque essai d’excuse ?) du trouble de la vue qui devait m’égarer.

Depuis le jour où l’universelle fièvre m’a saisi, j’ai constaté chez moi une lamentable impuissance de mes facultés critiques. Obligé par ma profession d’entrer dans les états d’esprit les plus divers, il en est un que je ne pouvais aucunement m’assimiler. Malgré tous mes efforts, je ne parvenais pas à comprendre la possibilité d’être honnête homme, au sens de la double culture morale et intellectuelle, et de vouloir maintenir une iniquité avérée dès les révélations du procès Zola.

Je ne concevais point qu’on pût avoir fait ses humanités et placer quelque chose, fût-ce l’intérêt de la patrie, au-dessus du devoir sacré d’être juste ; j’aurais, avec Curiace,

Rendu grâces aux Dieux de n’être pas Romain
Pour conserver encor quelque chose d’humain ;

ou plutôt, j’avais du patriotisme une idée qui m’interdisait de croire que la patrie pût jamais être heureuse et prospère en restant criminelle. Je ne concevais point qu’on pût avoir fait sa logique et ne pas voir que le tout est distinct de la partie, et que le véritable « honneur de l’armée » consiste à répudier courageusement ce qui la déshonore. Je ne concevais point qu’on pût avoir la moindre connaissance des hommes et répéter des niaiseries aussi puériles que la fameuse phrase sur l’accord des sept officiers du conseil et des cinq ministres de la guerre. Comme si tout ne s’expliquait pas pleinement par la solidarité de l’esprit militaire ! Comme si « l’engrenage » n’était pas la mieux établie des vérités psychologiques ! Comme si l’on pouvait encore ignorer, après tous les enseignements de l’histoire et de la vie, qu’un mensonge commande un mensonge, qu’un faux nécessite vingt autres faux, et que le crime naît tout naturellement d’une faute vénielle, d’une simple erreur obstinément niée par l’orgueil ! Mais surtout ce que je ne pouvais concevoir, c’est qu’on eût l’âme assez basse et assez vile pour chercher des motifs intéressés à la belle protestation des gens de bien et pour attribuer à l’or juif le soulèvement de leurs consciences indignées.

Voilà l’origine du mépris impitoyable, entier, sans tempérament aucun d’indulgence, que j’ai conçu, dès le commencement de la lutte, pour la déchéance intellectuelle et morale des stupides partisans de « la chose jugée », et que je versais sur eux, le 5 octobre, dans une préface trop vive, où, en vérité, pas un mot ne frémit et ne crie qui ne me semble encore juste aujourd’hui.

Je souffrais néanmoins de cet état violent, contraire à ma nature, et je suppliais tous mes amis, les uns après les autres, de m’apporter quelque raison honorable qui, en justifiant nos adversaires ou, du moins en les excusant, me permît de ne pas les mépriser. Leur réponse invariable était : « Ces gens-là ne sont ni méchants, ni bêtes ; seulement, ils ignorent tout. »

Je n’ai jamais trouvé digne d’un honnête homme le refus indolent ou systématique de connaître une affaire dont la gravité menaçait la France d’une guerre civile et religieuse ; mais, à supposer que cette faible excuse eût hier une apparence de valeur, que vaut-elle aujourd’hui ? Il était déjà prodigieux que le faux avoué et le suicide d’Henry n’eussent pas ouvert les yeux de tout le monde comme par un éclair révélateur ; l’arrêt unanime de la Cour de cassation, rendu dans des conditions extra-légales, insolites, incorrectes, perfidement dirigées contre la vérité, qui lui donnent une autorité étrange et singulière, achève l’écrasante évidence, ne laissant plus qu’à des idiots la force de balbutier et qu’à des fous l’audace de se révolter contre lui.

En sorte que les tristes vaincus, que nous consentirons à ne point accabler s’ils ont la franchise d’avouer leur défaite et leur honte, ont perdu le bénéfice de l’alternative où nous les laissions se mouvoir : « Ou mauvaise foi, leur disions-nous, ou aveuglement ; messieurs, il faut choisir. » Frappés, malgré eux, de la lumière qu’ils repoussaient, comment pourraient-ils désormais se dire ignorants et mal informés ? Ils n’ont plus » la pauvre ressource de plaider l’infirmité intellectuelle, et il ne leur restera, s’ils résistent, que la monstruosité morale.

Donc, une fois encore, ma critique sort meurtrie des efforts désespérés qu’elle fait depuis quinze mois pour découvrir une ombre d’honnêteté chez les défenseurs de l’injustice et pour leur rendre une parcelle d’estime.

Mais, si je ne puis absolument pas les estimer, il me reste un moyen de les rejoindre et, par là, de faire cesser la souffrance que cause le sentiment d’un abîme entre soi et ceux qu’on traitait d’amis : c’est de ne plus avoir de sotte estime pour moi-même. Le tort des égarés ne me donne pas raison. La méchanceté d’autrui ne fait pas de moi un homme de bien. L’orgueil reste mauvais, la dureté détestable, et aucune excuse tirée de la faute des autres ne saurait justifier l’absence de toute charité, de toute pitié, de toute tristesse même, qui déshonore mes Billets de la province. La colère et l’ironie ne font nul bien ; jamais elles ne vaudront, ni pour l’écrivain dont elles sèchent le cœur, ni pour les lecteurs qu’elles amusent ou qu’elles offensent, le mouvement tendre et humble de la main qui se tend, de la voix qui supplie.

Je suis coupable de l’avoir oublié. Et comment ai-je pu oublier aussi qu’aucun homme n’aie droit de mépriser les hommes ? Il n’est pas nécessaire de se connaître bien profondément pour sentir la convenance d’accorder à tous ses semblables une indulgente douceur dont on a soi-même tant besoin. Mon mérite, enfin, n’est pas grand d’avoir suivi la bonne voie où tout m’engageait : ma famille, mon éducation, ma religion. Qui sait si, dans un autre milieu, avec des habitudes d’esprit différentes, je n’aurais pas trouvé naturel ce qui confond aujourd’hui ma raison et ma conscience ?

Unissons-nous donc, mes frères, non dans un amour qui est devenu impossible, mais dans une commune pitié pour les tristes échantillons que nous sommes tous, chacun à sa manière, de l’humanité misérable. Buvons à la même coupe comme des communiants, et savourons ensemble l’amertume du mépris que nous avons tous mérité.

V §

J’ai tout sacrifié, non au devoir (n’abusons pas de ce grand mot), mais au plaisir de cracher à la face des hommes et de certaines gens ce que je pense d’eux. La volupté est telle, que le sacrifice serait minime, si j’étais seul ; mais un souci me trouble : avais-je le droit d’entraîner quelqu’un qui m’est cher dans la ruine de tout ce qui passe pour le bonheur de la vie, pour la raison même de vivre ?

Je sais que j’ai perdu une part de ma considération mondaine, l’empressement des visites et des invitations, l’honneur qu’on me faisait en m’offrant de prononcer des discours, de présider des fêtes, l’amitié de mes collègues, le décanat, probablement le Collège de France, et (ce qui était ma plus chère ambition) l’Académie française. Peut-être perdrai-je aussi ma fonction même de professeur. Il est possible enfin que je perde ma fortune, mon repos, ma sécurité personnelle, ma liberté, ma vie, si l’infamie triomphe et si je tombe un jour sous la vengeance de fanatiques capables de tout, avides de rayer l’œuvre de la Réforme, de la Révolution, et de rétablir les plus odieux abus du passé.

Mais, loin d’avoir la générosité d’un héros, je ne suis qu’un calculateur égoïste : en simple avare, j’ai compté faire un placement à beaux intérêts sur l’avenir de mon nom.

VI §

Il est élégant d’absoudre avec un sourire les grands auteurs qui ont pris, comme Molière, « leur bien où ils le trouvaient ». Le plaidoyer qu’on prononce pour eux n’est qu’un commentaire du discours de maître Renard à Sa Majesté le Lion, roi des animaux et mangeur de moutons :

Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur.

Il y a même une ingénieuse doctrine esthétique, tout entière consacrée à établir le droit qu’ont les grands fauves de la littérature de dévorer les pauvres moutons. On proclame qu’en art l’exécution est tout ; l’invention, presque rien. Comme exemples à l’appui de ce paradoxe, on allègue Shakespeare et les autres grands tragiques, qui ont pris dans l’histoire ou dans la légende les données de tous leurs drames ; La Fontaine, dont les seules mauvaises fables sont celles qu’il a entièrement imaginées lui-même ; et l’on fait remarquer qu’il n’y a rien de plus trivial que les sujets des principaux chefs-d’œuvre de la peinture.

C’est vrai, mais ce n’est pas du tout la question. Car il ne s’agit point ici d’une vague propriété tombée dans le domaine commun : il s’agit de choses définies et nullement anonymes, de morceaux exécutés et signés, ravis aux faibles par les forts ; il s’agit, non de la source banale où tout le monde puise, mais de ma trouvaille à moi, de mon pauvre petit ouvrage à moi, que vous dérobez, fond et forme. Et cela, c’est un vol littéraire bien caractérisé.

— On vous rend service, malheureux ! puisque personne ne saurait que cette scène existe, si un homme de génie ne vous l’avait pas empruntée. — Merci. Mais les érudits seuls savent que j’en suis l’auteur, le sauveur de mon œuvre étant si peu celui de ma gloire qu’il n’a pas eu l’honnêteté vulgaire de me nommer dans sa préface.

Les apologies délicates de ces vols littéraires tirées de l’inexistence d’une idée qui n’a pas reçu sa forme définitive, et des ébauches imparfaites qui précèdent toujours les vraies créations, ne sont valables qu’autant qu’il y a eu un véritable remaniement de l’ouvrage inférieur par l’artiste souverain. Elles ne valent évidemment rien, en cas de larcin pur et simple.

Pourquoi donc l’humanité témoigne-t-elle si peu d’intérêt pour les victimes, et tant d’indulgence pour l’animal puissant qui les croque ? C’est l’effet des deux vices qui expliquent tout dans la soi-disant justice distributive de la postérité : la paresse et le culte de la force.

Afin de ne point charger leur mémoire d’un trop grand nombre de noms, les hommes procèdent par voie de simplification sommaire ; et en littérature, comme en politique, ils adorent le despote qui fait régner l’ordre. Or, il n’y a pas d’ordre plus simple que celui d’une monarchie ou, à son défaut, d’une oligarchie solidement assise qu’aucune réclamation n’inquiète ni ne dérange. La raison du plus fort sera toujours la grande raison.

Jamais on ne fera ressortir assez, pour la confusion de notre misérable justice humaine, les causes purement extérieures et accidentelles par lesquelles s’établit trop souvent une renommée, sans le concours actif, et, quelquefois même, sans la moindre participation des causes intrinsèques, je veux dire, du génie ou de la vertu.

Quel est l’inventeur de l’imprimerie ? — Gutenberg ! répondent tous les enfants qui ont fait leurs classes. — Ce n’est pas vrai. Il a contribué à cette découverte comme tant d’autres, mais pas plus que d’autres, pas plus que Laurent Coster ou Jean Fust. Son nom s’élève seul, par l’heureuse fortune de trois syllabes bien sonnantes, dans le vaste désert de ses collaborateurs oubliés. Il les résume tous ; c’est un symbole.

Le nom de Palafox, « l’héroïque défenseur de Saragosse », en est un autre, avec cette différence, que le héros légendaire de l’Espagne n’a eu ni génie, ni vaillance, ni aucune espèce de mérite, si nous devons en croire le général Marbot. Celui-ci raconte, en effet, dans ses Mémoires6, que, dès les premiers jours du siège, Palafox, gravement malade, remit le commandement au général Saint-Marc, Belge au service de l’Espagne. Saint-Marc seul soutint toutes les attaques des Français, avec un courage et un talent admirables. Mais, comme il était étranger, l’orgueil espagnol reporta toute la gloire de la défense sur Palafox, dont le nom continue d’éblouir la postérité, tandis que celui du brave et modeste général Saint-Marc est tombé dans l’oubli.

Il n’a pas mal réussi à Sésostris, homme médiocre, nous apprennent aujourd’hui les historiens, et qui ne fut rien moins qu’un grand conquérant, d’effacer des monuments, partout où il l’a pu, les noms des rois ses prédécesseurs qui les avaient construits, pour y substituer le sien propre et donner ainsi le change à l’histoire7.

Le royaume de la gloire est aux violents et aux habiles d’abord ; il appartient aussi à quelques heureux, que choisit le hasard, pour se moquer de nous.

Qu’on le sache bien : l’histoire des réputations littéraires et de toutes les autres réputations n’est qu’un long répertoire d’erreurs, de méprises, de jugements ignares, injustes et faux, toujours sujets à revision. Mais le même respect imbécile pour « la chose jugée », qui voudrait étouffer, au nom de la paix publique, les campagnes entreprises pour la réparation des iniquités judiciaires, fait haïr au vil troupeau humain, comme des perturbateurs, les généreux amis de la lumière, ambitieux d’introduire dans la tranquille nuit des préjugés reçus, des opinions toutes faites et des antiques mensonges, un rayon de justice et de vérité.

VII §

Macbeth a existé. C’était un excellent roi, pacifique, rendant la justice, n’ayant jamais tué personne. Il favorisa le commerce et l’industrie. Sous son règne, l’Écosse fut heureuse.

En faisant de lui un monstre, Shakespeare a vraiment servi sa gloire. Le tyran excite nos imaginations ; mais qui donc se souviendrait du bonhomme Macbeth ? et d’abord, à quel poète la pensée serait-elle venue d’illustrer un roi d’Yvetot ?

Hallam a remarqué que le pape Nicolas V, honnête homme, protecteur des lettres, est estimé ; mais que Grégoire Ier, violent persécuteur de la raison humaine et si ennemi de toute culture libérale qu’on a pu l’accuser avec vraisemblance d’avoir, par fanatisme, brûlé une foule d’ouvrages de la littérature païenne et dégradé les monuments antiques de Rome, — est Grégoire le Grand.

Jules Simon applique la même remarque à nos rois : « Si Louis XVI, dit-il, avait fait égorger les Conventionnels et leurs adhérents, au lieu d’être le bon roi Louis XVI, dont on a pitié, il serait le grand Louis XVI, qu’on mettrait au-dessus des plus grands héros… Saint Louis est un très grand roi ; mais il était vertueux, généreux, débonnaire : il est bon à mettre dans une niche, sous le portail d’une cathédrale. Louis XI aussi était un grand roi, mais fourbe et cruel ; il pendait, il empoisonnait, il étranglait : voilà un homme ! Le cachot où La Balue ne pouvait ni s’étendre ni se tenir debout, a plus fait pour la renommée du roi que ses négociations les mieux réussies. »

Il est certain qu’il est très utile d’épouvanter les hommes pour se faire admirer d’eux, parce que la terreur et l’admiration sont des sentiments connexes ; mais gardons-nous de croire qu’il suffise de leur nuire : ce serait une trop belle prime offerte à l’émulation de tous les gredins. Si le mal qu’ils font aux hommes est trop lâche et trop vil, les gredins perdent leurs peines, et il me semble que Jules Simon oublie cette importante nuance quand il formule ainsi sa conclusion : « Faire du mal aux hommes, voilà le chemin de la puissance et de la popularité. » Non, il est nécessaire que le mal qu’on nous fait nous donne, à sa manière, le frisson du sublime. Marat, que notre auteur cite aussi comme exemple, n’est pas grand dans l’imagination des hommes autant que Robespierre, Danton ou Bonaparte.

S’il est incontestable que la principale curiosité des visiteurs d’une prison est pour les grands criminels, et s’ils disent fièvreusement au directeur : « Montrez-moi les assassins », ils ne diraient pas avec autant d’empressement : « Montrez-moi les voleurs ou les faussaires », eussent-ils ravi les diamants de la couronne ou approvisionné tout un état-major.

— « Le taureau est plus beau que le bœuf », écrit Diderot, « l’onagre que l’âne, le tyran que le roi ; le crime, peut-être, que la vertu. »

— Oui ; mais la punaise n’est pas plus belle que la bête à bon Dieu.

Une analyse exacte du sentiment dont s’inquiète d’abord la morale, et qui excite à un si haut point notre intérêt pour les grands crimes et pour les grands criminels, aboutit à cette heureuse découverte, vraiment bien consolante pour la pauvre humanité, qu’au fond ce que nous admirons dans les beaux monstres, c’est encore une vertu : la force, par exemple, ou l’audace ; ou, quand un anarchiste jette une bombe devant lui au risque de se tuer et avec la certitude d’expier son attentat, la généreuse folie du sacrifice. La faiblesse rampante et lâche, étant absolument méprisable, est absolument inesthétique. La profonde intelligence de cette vérité a trouvé sa plus belle expression dans ce paradoxe de Schiller, dont la justesse égale l’énergie : « Celui qui s’abaisse par une vilenie peut se relever par un crime et se rétablir ainsi dans notre estime esthétique. »

Ce qui rend si vilaine, en cette triste fin de siècle, la lutte d’une majorité scélérate contre les hommes de cœur qui refusent de rien mettre au-dessus de la justice, c’est l’absence d’un véritable héros du crime ; c’est qu’au lieu d’écraser les honnêtes gens par un coup de force qui rendrait à l’histoire quelque grandeur tragique, on s’évertue, par de bas et obliques moyens, par mille petits bâtons traîtreusement glissés entre les roues du char, à entraver la marche de la vérité irrésistible.

Si un hardi coquin faisait tomber les têtes des trois cents défenseurs de la justice qui figurent dans l’album de Gerschel ; si l’Église osait bénir, à la face du ciel, les poignards de la nouvelle Saint-Barthélemy que ses vœux appellent tout bas, le sang de l’horrible tragédie pourrait laver la honte de cette lâche résistance au droit..

Mais nous restons salis de la boue inglorieuse du mensonge, des faux et de la calomnie ; et ce n’est point l’admiration, ce n’est point la terreur qu’inspire ce genre de crime : c’est le dégoût, monsieur Q. de B.

VIII.
Le Public §

Qu’il s’agisse des réputations littéraires ou de la révision du procès Dreyfus, plus j’y réfléchis, plus je me convaincs que le public, force matérielle immense, est nul comme être intelligent et qu’il n’existe point de la vie de l’esprit. C’est une masse inerte, qui, par le pouvoir qu’elle tire du poids et du nombre, est l’horreur de l’imagination, mais dont l’absolue stupidité nous interdit tout ce qui ressemblerait à, une parcelle d’estime.

L’inertie du public dans « l’affaire » est l’image de celle qui caractérise tous ses jugements en littérature. Je sais bien qu’on fait grand bruit de ce qu’on appelle « l’opinion de la majorité ». Les députés la ménagent, le gouvernement la redoute ; la presse, devenue une entreprise effrontément commerciale, fait profession de la suivre pas à pas. Mais c’est un sophisme singulièrement irritant que celui des gens qui affectent de s’effrayer du fantôme qu’ils ont eux-mêmes barbouillé. Seul, le chiffre zéro exprime la part de libre initiative qu’il y a dans la foule, animal sans raison et purement instinctif, que certains individus directeurs poussent en avant, poussent en arrière, précipitent à droite ou à gauche.

Je vois avec une aveuglante évidence que la presse est l’auteur unique du mal dont elle a le front de gémir aujourd’hui, et je ne crois pas que le clergé lui-même, bien qu’il soit l’agent favori du diable, eût pu résister, en 1898, à l’action du journalisme honnête, si cette puissance sans rivale, s’unissant dans un effort commun, avait soutenu, dès l’origine, la cause de nos libertés et du droit. Jamais les paradoxes de certains rêveurs sur l’impuissance des journaux ne m’ôteront de l’esprit que l’étrange et subite soif d’iniquité dont la France est encore altérée, l’appétit bizarre de mensonges et de ténèbres qui vint troubler soudain la clarté de sa vue, fut une chose factice, et que c’est l’exécrable ouvrage d’une partie de la presse républicaine, coalisée, dans je ne sais quel accès de démence, avec toute la presse de l’Église et de l’Armée, illibérale de sa nature et par destination.

Dans l’ordre social et politique, le public est naturellement très capable non seulement d’éprouver, mais de porter à leur paroxysme toutes les passions que lui soufflent ses conducteurs, parce que c’est ici son intérêt matériel qui est en jeu. Il en est encore de même, bien qu’à un moindre degré qu’autrefois, dans l’ordre religieux, qui intéresse l’âme, sa nature et sa destinée. Mais, dans l’ordre artistique et littéraire, domaine de la contemplation pure et tout à fait désintéressée, la question suivante se pose : quelque chose peut-il émouvoir, autrement qu’en apparence et à la surface, l’indifférence profonde du public ? Non, rien ; j’estime qu’en cette matière le public n’est pas plus sensible qu’une souche. Les faits qu’on croirait pouvoir alléguer contre cette proposition franche et nette doivent être examinés de près. On rappellera, par exemple, l’ardeur de la querelle des classiques et des romantiques, les batailles qui troublèrent les premières représentations d’Hernani. Mais il ne faut point confondre avec le public, masse flottante et amorphe, les groupes actifs, organisés hiérarchisés, qui étant, à certaines époques de l’histoire littéraire, exceptionnellement considérables par l’agitation qu’ils se donnent et par le nombre de leurs adeptes, nous font de loin l’illusion d’être une foule, d’être la foule. Soyez bien sûrs qu’à la première d’Hernani, la foule proprement dite, s’il était resté pour elle des places au théâtre, aurait été tout entière indifférente, moins hostile que gouailleuse devant la nouveauté, et que, s’il n’y avait pas eu, pour provoquer ses sifffets, les bravos du chef au gilet rouge et de toute « la jeune France », la pièce serait tombée, beaucoup moins sous les clameurs que dans un silence de froideur et d’étonnement.

Au xviie siècle aussi, il y avait d’importantes sociétés littéraires qui entretenaient la vie dans le monde des lettres, en s’intéressant passionnément aux choses de l’esprit ; mais ni le parti de Racine, ni même celui de Pradon, ne constituaient le véritable public, toujours passif, toujours routinier, toujours résistant aux idées et aux formes nouvelles, quoique prêt à se ranger finalement, même dû côté de la raison, s’il était le plus fort et avait la victoire.

Qu’est-ce donc que le public, quand il s’agit d’art et de littérature ?

La meilleure définition serait celle où pourraient entrer le plus de gens d’une moyenne valeur intellectuelle et d’une culture générale médiocre. Évidemment, nous n’appellerons pas public littéraire la multitude d’hommes et de femmes absorbés, du lever au coucher du soleil, par les travaux des champs, même si, pour se délasser, le dimanche, elle sait lire la lettre moulée. Mais, à l’autre extrémité de l’échelle, ferons-nous à l’élite polie par une culture supérieure et fine l’honneur de l’exclure absolument de la masse du public ? Non, nous ne lui ferons pas cet honneur, parce que les personnes très cultivées ne le sont jamais en toutes choses, et que, si elles ont sur certains points compétence et autorité, elles ne dépassent pas sur les autres le niveau commun.

Pour prendre l’exemple que je connais le mieux, je crois que je puis apprécier un peu plus pertinemment que le public la valeur relative d’un ouvrage de critique littéraire, mon métier étant de faire des livres de cette sorte ; par profession aussi, je dois m’accorder le même avantage pour ce qui est de juger un morceau d’éloquence française ou de poésie ; mais c’est avec beaucoup moins de confiance déjà que j’oserais, à la représentation, estimer le vrai prix d’une pièce de théâtre, et je sais que, dans une exposition de peinture, je suis un philistin, je deviens « le public », avec cette différence honorable pour moi et que je dois à ma culture générale, que je le sais, et que j’en ai honte8. J’aurais peur d’exprimer tout haut mon admiration ou mon blâme, en présence d’un peintre. Car si, voulant louer une tête puissante de Roybet, je disais, avec les badauds, qu’« elle sort du cadre » Je ferais de la peine à mon ami Smith, l’excellent artiste bordelais, qui soutient qu’un tableau ne doit jamais être une pure reproduction, si frappante soit-elle, de la réalité, mais une certaine interprétation de la nature, en même temps qu’un, concert de lumière et de couleurs où rien ne se détache du reste en un relief trop fort, où tout s’harmonise au contraire dans l’ensemble et se fonde délicieusement.

Non seulement nous sommes « le public » et nous jugeons comme le public, partout où nous n’avons pas une compétence spéciale ; mais, même dans les choses où nous devrions être des juges indépendants et originaux, il nous arrive à chaque instant, si nous ne nous tenons pas sur nos gardes, de subir l’entraînement de la majorité, c’est-à-dire de la médiocrité.

Le public préfère naturellement Jomelli à Mozart, Quinault à Racine, Mme de Genlis à Mme de Staël, Paul de Kock à Balzac, le groupe mélodramatique du Laocoon à la Victoire Aptère, le Guide à Raphaël, et Canova à tout.

Quand on veut prendre une haute estime de Boileau, il faut comparer ses jugements, si fermes et si sûrs, malgré quelques erreurs, à ceux de ses contemporains. Sir William Temple, critique anglais éminent qui écrivait dans la seconde moitié du xviie siècle, voulant établir la supériorité des anciens sur les modernes, a dressé la liste des plus grands auteurs, italiens, anglais, espagnols et français, et voici ce qu’il a trouvé : en Italie, Boccace, Machiavel, Fra-Paolo Sarpi ; en Angleterre, Philip Sidney, Bacon et Selden ; en Espagne, Cervantès et Guevara ; en France, Rabelais, Voiture, La Rochefoucauld et Bussy-Rabutin. Ni Shakespeare, ni Milton, ni Dryden, ni Descartes, ni Pascal, ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni Boileau, ni La Fontaine, ni Dante, ni le Tasse, ni Lope de Vega, ni Calderon, ne figurent dans son tableau d’honneur9.

Montaigne s’est trompé sur la valeur respective des écrivains de son temps. La Bruyère lui-même mêle Porus, Burrhus et Mithridate, rapproche Œdipe et les Horaces, Bérénice et la Pénélope de l’abbé Genest ; et Bayle écrit : « l’Hippolyte de M. Racine et celui de M. Pradon sont deux tragédies très achevées. »

Le jugement de Bossuet sur Molière est célèbre. On y admire avec épouvante l’impitoyable rigueur d’un Père de l’Église qui ne pouvait faire grâce à un comédien plus que profane, parce qu’il était logique et entier dans sa doctrine chrétienne. Mais le même prélat qui a condamné Molière au feu éternel, professait pour Térence une admiration presque sans réserve et estimait la lecture de ses comédies très utile à l’éducation du Dauphin, auquel elles représentaient vivement « les trompeuses amorces de la volupté et des femmes, les aveugles emportements d’une jeunesse que l’amour tourmente »10. Existe-t-il un plus frappant exemple de l’empire du préjugé et de la convention ? Y a-t-il, en critique, quelque chose de contradictoire, d’irréfléchi, de sot, osons le dire, si ceci ne l’est ? Même absurdité chez les éducateurs de Port-Royal, où l’on étudie, où l’on traduit avec zèle les auteurs dramatiques de la Grèce et de Rome, pendant qu’un des maîtres, Lancelot, aime mieux renoncer au préceptorat des princes de Conti que de les accompagner au théâtre11.

Le public, dans l’ordre artistique et littéraire, représente donc, pour le définir à peu près, l’état moyen de la culture intellectuelle d’une époque, et cette moyenne se trouve non seulement dans la vaste région intermédiaire entre les savants et les illettrés, mais partout, s’il est vrai que partout, même chez les meilleurs et les plus cultivés, subsiste un instinct de paresse qui se contente et se nourrit d’opinions reçues, de routine, de préjugés, d’ignorance crasse ou des vagues lueurs d’une demi-instruction.

Le caractère essentiel de ce public, c’est d’être passif et inerte. Il n’existe vraiment pas comme force initiale ; il résiste, et il suit. Il résiste d’abord à la nouveauté, jusqu’au jour où celle-ci, devenue victorieuse par les efforts répétés de la critique, l’entraîne enfin et l’oblige à s’avancer d’un pas, pour s’immobiliser aussitôt dans une autre obstination. Volontiers il se persuade, ce bon public, qu’il est sage et qu’il a du goût. Médiocre sujet de fierté, si le goût collectif n’est, au fond, qu’un lourd sommeil de l’esprit conservateur, que la coalition de tous les anciens préjugés contre les idées et les formes nouvelles !

Rien ne serait plus faible que la fameuse doctrine de Molière et de La Fontaine sur la grande règle de l’art, qui est, prétendent-ils, uniquement de plaire au public, s’il fallait les prendre au mot et si leur pratique n’avait pas été bien autrement audacieuse que leur théorie. « Mon principal but est toujours de plaire », écrit ce grand rêveur de La Fontaine ; « pour en venir là, je considère le goût du siècle12. » Et Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire13. » Il est glorieux pour La Fontaine d’avoir ajouté à ce conseil empirique un précepte souverain que ses contemporains ne lui dictaient nullement :

Et maintenant il ne faut pas

Quitter la nature d’un pas ; et si Molière n’avait vraiment cherché qu’à plaire à son époque, il ne serait plus Molière, mais un comique quelconque du xviie siècle ; c’est sans la moindre indignation que nous lirions aujourd’hui dans l’histoire que le succès de Poisson et de Boursault balança le sien et qu’aucun de ses chefs-d’œuvre n’obtint les quatre-vingts représentations consécutives du Mercure galant.

Le cas de Racine est singulier. Il a fait des chefs-d’œuvre comme Phèdre et Athalie, dont un juge tel que Boileau pouvait seul sentir tout le prix ; mai 3 il a flatté aussi le goût de ses contemporains par des amoureux comme Xipharès, par des propos galants comme ceux de Britannicus à Junie. C’était habile et dangereux. Le public du xviie siècle lui pardonnait Mithridate et Néron à cause de leur entourage ; mais nous pourrions bien condamner aujourd’hui, à cause de leur entourage, Néron et Mithridate, et c’est ce qu’on a risqué de faire, ce qu’on a même fait quelquefois, peu intelligemment, à certaines époques de mauvaise critique.

Si André Chénier avait suivi la règle malencontreuse qu’on approuve sans réflexion, parce que c’est Molière et La Fontaine qui l’ont posée, il nous aurait laissé, sans profit pour sa gloire, plus de pièces dans le goût du Serment du jeu de paume et des Suisses de Châteauvieux.

L’effondrement complet de certains monuments littéraires qui renferment des parties estimables encore et qui jouirent, en leur temps, de la plus grande célébrité, comme les œuvres de l’abbé Delille, de La Chaussée, de Lamotte-Houdar, de Thomas Corneille, de Voiture, s’explique selon toute évidence par ce fait, que leurs auteurs furent trop exclusivement soucieux de plaire à ce goût passager du public contemporain, qui s’appelle la mode.

Il est bien vrai, comme l’a dit Renan, qu’« un livre n’a de succès que quand il répond à la pensée secrète de tous » ; mais tous, ce n’est pas seulement les mortels d’aujourd’hui, et si l’humanité se compose de moins de vivants que de morts, elle se compose aussi de tous les hommes futurs qui vivront et qui mourront.

Jamais le public n’accepte sans résistance ce qui heurte ou étonne tant soit peu ses habitudes. Il demande du nouveau, parce qu’il s’ennuie, mais c’est d’abord pour s’en moquer. Plus paresseux au fond que vraiment curieux, il ne veut apprendre que ce qu’il sait, entendre que la musique qui chante dans sa mémoire, voir que ce que ses yeux ont cent fois rencontré. Toute surprise lui cause un choc et lui est déplaisante. Toute nouveauté lui paraît laide. Je ne sais pas si les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la tour Eiffel, les bicyclettes, les automobiles sont choses inesthétiques ; mais, étant nouvelles, elles devaient paraître laides, et telles, en effet, elles ont paru. Si les trains rapides et les grands steamers commencent à être trouvés assez beaux dans leurs genres, c’est parce que l’accoutumance nous les a enfin rendus plus familiers que les inventions tout à fait contemporaines. Le beau, c’est l’ancien ; le très beau, c’est l’antique ; le laid, c’est tout ce qui est nouveau. Nihil mihi antiquius est, disait Cicéron, pour signifier : Rien ne m’est plus cher.

« Aujourd’hui encore, dans les pays arriérés, remarque Bagehot14, on regarde avec défiance quiconque dit quelque chose de nouveau ; il est persécuté par l’opinion, s’il n’est frappé d’une pénalité. Une des plus grandes souffrances pour la nature humaine est celle que donne une idée nouvelle. Ainsi qu’on le dit vulgairement, cela vous bouleverse ; cela vous force à penser qu’après tout vos idées favorites sont peut-être fausses, vos croyances les plus fermes mal fondées. Jusqu’à présent, il n’y avait aucune place qui fût assignée dans votre esprit à ce nouvel hôte, à cet intrus effrayant. Maintenant qu’il a forcé l’entrée, vous ne voyez pas d’abord quelle est, parmi vos anciennes idées, celle qu’il chassera ou qu’il ne chassera pas, celle avec laquelle il pourra se réconcilier, celle qui trouvera en lui un implacable ennemi. Il est donc naturel que le commun des hommes haïssent une idée nouvelle, et soient plus ou moins disposés à maltraiter l’original qui s’en fait l’introducteur. »

Vieux soldats de plomb que nous gommes,

Au cordeau nous alignant tous,

Si des rangs sortent quelques hommes,

Tous nous crions : À bas les fous !

On les persécute, on les tue,

Sauf, après un lent examen,

À leur dresser une statue

Pour la gloire du genre humain15.

C’est peu de dire que le public a les pires défauts moraux et intellectuels : l’indifférence, la paresse, l’esprit de routine, la peur et la haine de la nouveauté, l’inertie qui résiste et l’inertie qui suit. Non seulement le public n’est rien de bon, mais il n’est pas ; si pernicieux qu’il soit, si funeste à nos imaginations qu’il obsède, il n’est qu’une ombre et qu’un fantôme : ce qu’il paraît avoir de réalité et de substance fond tout entier, quand on le serre de près, et s’évanouit à l’analyse. Qu’il s’agisse des contemporains ou de la postérité, vraiment, dès qu’on le cherche, on ne le trouve plus.

Alexandre Dumas, racontant la chute de la Princesse de Bagdad, a fait une observation que les pauvres auteurs sifflés peuvent appliquer plausiblement, pour consoler leur amour-propre, à tous les accidents bruyants du même genre : c’est que le public « n’existe pas. »

« Tout ce tapage était produit par cent ou cent cinquante personnes au plus, y compris les individus payés qui gagnaient consciencieusement leur pièce de quarante sous, en sifflant ou en criant, y compris les claqueurs, payés aussi… Il restait à peu près quinze cents personnes (le public) qui ne disaient rien, qui attendaient l’issue de cette bataille. Ces quinze cents personnes avaient l’air d’être là en pays étranger. Elles ne savaient pas pour qui elles devaient prendre parti. La pièce était-elle bonne ou mauvaise ? S’étaient-elles amusées ou ennuyées ? Elles n’en savaient rien. Elles assistaient, par-dessus le marché, gratis, à un second spectacle qui leur fournirait le lendemain un sujet de conversation durant les visites du jour. Voilà ce qu’on appelle le public, et à qui l’on en appelle constamment, c’est-à-dire une masse incapable de juger par elle-même, dont dispose, séance tenante, une claque bien organisée ou une cabale bien faite. »

C’est bien cela. Le public n’est pas méchant, il est badaud ; quand des meneurs font tomber une pièce de théâtre, il assiste à deux spectacles, à celui qu’il a payé, et à un autre, auquel il ne participé pas, où il est étranger et dont il se désintéresse, mais qui lui est servi « gratis, par-dessus le marché » : c’est deux divertissements pour un, c’est double profit.

« Le public n’existe pas » : c’est aussi l’avis de M. Alfred Smith quand il s’agit de peinture. Cet artiste considère comme absolument méprisable et nul le jugement de la foule. Nous autres snobs, nous achèterons ses toiles ; nous achèterons même celles de Henri Martin : mais ce n’est pas parce que nous les aurons trouvées belles, c’est parce que des juges éclairés nous auront dit qu’elles l’étaient. Si un tableau original qui doit nous déplaire nous était fortement recommandé par un bon juge, nous nous empresserions de lui donner la préférence sur tant d’autres dont la vulgarité nous ravit, et d’en faire l’emplette, au moins à titre d’opération commerciale et comme placement d’argent. Avec le temps, nous parviendrons très bien à nous persuader qu’il est beau, et nous nous fâcherons même contre les gens sincères qui continuent à porter sur lui notre jugement d’autrefois.

L’opinion, en peinture, est faite par les artistes, — les critiques d’art, qui autrefois écrivaient leurs « salons » au pied levé, ayant été convaincus de tant de sottises qu’ils n’osent plus guère juger spontanément, sans le contrôle des personnes du métier.

À force d’entendre répéter qu’une œuvre est belle par des gens qui doivent s’y connaître, le public finit par le croire et même par le comprendre et le sentir jusqu’à un certain point. Les premiers tableaux de Courbet, de Manet furent accueillis par des huées ; aujourd’hui, ce souvenir honteux nous humilie. Il en est de même en musique. Rien n’est plus propre à nous confondre, à nous rendre prudents et modestes, que de songer que non seulement Tannhaüser, mais le Barbier lui-même, ce chef-d’œuvre étincelant d’esprit, éclatant de gaieté et de lumière, rencontra d’abord la plus vive hostilité.

En musique et en peinture, il peut souvent arriver qu’un grand artiste échoue momentanément par la jalousie de ses rivaux. S’il est vrai que « de confrère à confrère les éloges sont des certificats de ressemblance16 », tandis que, selon la formule de Stendhal, « différence en gendre haine » ; si, en outre, le féroce égoïsme, l’orgueil démesuré de notre nature est cause que « personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre17 », on devine tout ce qu’un talent nouveau peut soulever d’inimitiés. Mais elles ne durent pas très longtemps, parce que le même intérêt qui conseille aux artistes de laisser un rival dans l’ombre les obligera de l’en tirer dès qu’il pourra servir à éclipser d’autres ambitions naissantes. Dans le monde de l’art pur, les talents originaux et les juges compétents sont relativement trop peu nombreux pour que le génie y coure un grand risque de rester toujours méconnu ; et la promesse du bon Horace, Exstinctus amabitur idem, conserve probablement, dans ce domaine au moins, toute sa vérité consolante.

La même loi régit la république des lettres. Ici, non plus, le public n’existe pas ; les autorités de la critique mènent la danse, et le troupeau suit. Mais, en littérature, la production est si considérable qu’il est impossible au juge, même le plus consciencieux, d’être attentif à tout. La probabilité est donc très grande qu’il sera commis d’abord beaucoup d’oublis, d’erreurs, de méprises et d’injustices. Ajoutez qu’en cette matière tout le monde prétend être juge ; lecteurs, auteurs, critiques, chacun donne son avis avec assurance, et la ligne de démarcation n’est ni respectée ni précise entre les compétences spéciales et ces cultures moyennes où nous avons cherché la vraie définition du public littéraire. La sentence d’un écrivain sur un livre est loin d’avoir la même autorité que celle d’un peintre sur un tableau.

Dans ces conditions très ingrates, qui ne laissent au talent aucune garantie, il y aurait de sa part une énorme naïveté à compter sur son mérite seul pour réussir, c’est-à-dire pour percer l’horrible nuit qui menace d’engloutir les meilleurs avec les pires et les médiocres. C’est un bien téméraire oubli des lois les plus élémentaires du succès, d’espérer que, parce que nous avons du mérite, nous n’aurons plus à nous inquiéter de rien, et que la notoriété ou la gloire nous viendra d’elle-même en dormant. Sans doute le hasard est un grand faiseur de renommées, plus puissant dans ses caprices de roi souverain que l’habileté, la volonté et même le génie ; mais le hasard, c’est l’imprévu, et, par conséquent, il ne peut jamais entrer dans nos calculs.

Je ne saurais donc blâmer les écrivains qui se remuent comme de beaux diables pour attirer sur eux l’attention. Flaubert lui-même, ce grand contempteur des « bourgeois » et de la popularité vulgaire, prouve bien qu’il ne faut pas le prendre au mot dans son mépris affecté pour l’agitation que se donnent les pauvres auteurs luttant contre le néant noir et assoiffés de vie. Car il reprochait à son ami, le poète Bouilhet, de ne pas soigner sa gloire, et il lui écrivait : « Tu ne sais pas assez l’importance des petites choses dans le pays des petites gens. À Paris, le char d’Apollon est un fiacre. La célébrité s’y obtient à force de courses18 ». Il faut nous jeter dans la mêlée, veiller, courir, avoir l’œil à tout, ne point manquer le coche et saisir au vol l’occasion. Vite ! vite ! gare aux flâneurs ! franchissez, renversez, écrasez les obstacles. La course à la vie, en littérature, est un sauve-qui-peut général.

Quand un écrivain est mort, quand sur sa pauvre cendre éteinte les années et les années ont passé, l’initiative du public, qui n’est jamais bien réelle, qui, du vivant de l’auteur, ne paraît quelque chose que grâce à la confusion de toutes les voix, et que, très probablement, une analyse exacte réduirait toujours à zéro, devient visiblement de plus en plus nulle dans l’ensemble des causes qui créent la renommée. La curiosité des érudits peut s’amuser quelquefois à galvaniser un squelette, à ressusciter Fumars, le fabuliste, à réchauffer la vie de Sénancourt défunt, ou à remettre sur ses pieds le spectre shakespearien de l’auteur de Tyr et Sidon19 : il est clair que, dans le musée des réputations, le public n’ira pas ouvrir les caisses qu’on n’a point déballées et qu’il ne regardera que les figures qu’on lui montre.

« Les suffrages du petit nombre d’hommes éclairés qui apparaissent à de rares intervalles dans les siècles, écrit Schopenhauer20, et qui rendent leurs arrêts, constituent à eux seuls, en s’accumulant, l’autorité et l’arbitre auxquels on entend faire appel, quand on invoque le jugement de la postérité ; car, dans l’avenir, la foule sera et restera toujours aussi arriérée et aussi stupide qu’elle n’a cessé de l’être dans le passé. » — « Le peuple, mon ami, disait Diderot à Falconet, n’est à la longue que l’écho de quelques hommes de goût. »

Combien sont-ils par siècle, ces hommes de goût ? Cent à deux cents peut-être. Et voilà ce que M. Bersot21 appelle magnifiquement « l’Église invisible », « le petit nombre d’élus qui met le prix aux ouvrages et forme le jugement éternel ! » Voilà ce qui inspirait à Renan une confiance absolue : « Nous autres, critiques et historiens, nous rendons en un sens un vrai jugement de Dieu22 ». Mais Dieu sait tout, mais Dieu n’oublie rien, mais Dieu est juste, mais Dieu venge et répare. Tandis que vous, petite église fermée et superbe, vous perpétuez l’ignorance, vous répétez l’erreur, vous confirmez et consacrez l’injustice. Hélas ! non, grands pontifes de la littérature, qui formez le public et qui êtes à vous seuls toute la postérité, je n’ai en vous et ne puis avoir nulle confiance.

Des guides fort peu sûrs, malgré leur assurance et leur orgueil, conduisant un troupeau d’ombres irréelles, insaisissables, inexistantes : est-ce donc sous cette image qu’il convient de nous représenter la critique et le public littéraires ? J’inclinerais trop volontiers vers ce point de vue pessimiste ; mais des faits importants me mettent sur mes gardes, et la réflexion m’avertit aussi qu’à trop abonder dans ce sens, on ferait de l’histoire un roman d’aventures confus et incompréhensible.

Si la libre initiative des critiques littéraires déterminait l’opinion publique, sans être elle-même déterminée par rien, l’anarchie de toutes les contradictions régnerait dans la république des lettres. Du moment que, sous quelques divergences particulières, subsiste au fond un accord général, il faut nécessairement en conclure ou qu’une certaine manière de voir s’imposait d’elle-même à tout le monde, ou qu’un homme d’une immense autorité a imposé la sienne à tous les critiques en sous-ordre. Mais cette seconde hypothèse est trop invraisemblable, et la première seule a de l’apparence. De quelque façon qu’on explique le phénomène, on est obligé de reconnaître l’existence d’un esprit de l’époque, qui n’est déterminé ni par un individu ni par un groupe d’individus (car il faudrait supposer entre eux une entente préalablement concertée, et cette supposition est une absurdité), mais qui détermine au contraire les œuvres et les hommes, le génie, la critique et l’opinion.

Voici un choix de faits historiques servant à montrer, en des temps divers, la prépondérance d’un esprit public, antérieur et supérieur à toutes les velléités du libre arbitre individuel.

De 1730 à 1780, l’admiration des Français pour les tragédies de Voltaire fut unanime, et ce sentiment avait tant de poids et de force, que les ennemis même dont Voltaire ne manquait pas déposaient les armes devant ses tragédies. Si c’est pour le faire enrager qu’ils inventèrent, vers 1748, la gloire de Crébillon, ils n’avaient pourtant pas la prétention folle d’en accabler celle du plus grand poète de l’époque ; ils voulaient seulement, contre le nouveau Racine, élever un autre Corneille, sans déranger l’accord avec lequel tout le xviiie siècle mettait Racine au-dessus de son rival. Aujourd’hui quelques amateurs peuvent plaider pour les tragédies de Voltaire ; mais c’est une cause plus ou moins paradoxale qui ne passionne pas l’opinion, et ce que le public, d’un commun accord, admire désormais dans ses œuvres, ce qui lui paraît beau et vivant, ce ne sont point celles « où il a copié les formes du passé », ce sont les opuscules « où il a déposé l’élégant témoignage de sa finesse, de son immoralité, de son spirituel scepticisme23. »

M. Antoine Benoist a remarqué qu’« il fallait que le courant qui portait Diderot vers le genre bourgeois fût bien fort, pour qu’il se soit engagé dans une voie d’où tout devait l’écarter. Rien de plus curieux que de le voir recommander la simplicité avec emphase et faire l’éloge du drame bourgeois en style lyrique… Personne n’était plus apte que lui à comprendre la grande poésie, et c’était de ce côté que ses instincts l’entraînaient24. » Si ce dernier exemple peut ne paraître pas très probant, parce qu’enfin, chez Diderot, des instincts plébéiens et même très grossiers s’alliaient avec la plus admirable sensibilité poétique qu’on ait jamais vue, en voici d’autres qui montrent mieux encore « comment la formation d’un état d’esprit général et permanent est chose sociale plus qu’individuelle, et comment même un grand homme vient apporter sa pierre à l’édifice sans savoir comment cette pierre sera employée25. »

Les philosophies de Kant et de Fichte sont d’abord les philosophies de Kant et de Fichte ; et puis elles sont tout ce qu’autour d’eux la tendance de l’esprit public en a fait. Voilà deux moralistes sévères dont toute la vie, dont toute la volonté s’est employée à fonder la morale sur une base indestructible, d’une solidité à l’épreuve de tous les assauts du scepticisme ; et ils ont fait justement le contraire de ce qu’ils voulaient ! et le scepticisme se réclame d’eux ! et le mouvement de dissolution des croyances non seulement religieuses, mais morales, a son origine dans leurs ouvrages d’une si stoïque austérité26 !

Darwin, Taine, Littré et Renan présentent le même phénomène étrange d’une contradiction entre leur première et vraie pensée et leur oeuvre définitive et réelle, celle-ci ayant dévié du but qu’elle visait, sous l’influence de l’orientation générale des esprits.

Darwin était, au fond, conservateur et optimiste ; il croyait en Dieu. Mais ses adversaires et surtout ses disciples s’emparèrent des conséquences de ses doctrines pour les exagérer ou les dénaturer. La théorie de la concurrence vitale, généralisée d’une façon excessive, étendue des végétaux et des animaux aux hommes et à toute chose, devint une loi sociale et une loi du monde. On se plut à en tirer les applications les plus brutales, et elle passa, du domaine scientifique, dans les lieux communs de la conversation, du journalisme, de la littérature et même du théâtre.

La doctrine de Taine fut également simplifiée. On méconnut ce qu’il y avait d’idéalisme élevé dans sa théorie de l’art, de délicatesse dans les règles qu’il donne pour évaluer le beau, en mesurant le « degré de bienfaisance » de l’œuvre ; on ne retint que deux ou trois formules sommaires : « l’œuvre d’art est un résultat de la race, du milieu et du moment » ; — « l’homme fait son œuvre, comme l’abeille son miel » ; — « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », et l’on fit, de ce penseur sérieux, probe et doux, un prédicateur intransigeant du matérialisme et du fatalisme.

De Littré, savant modeste et scrupuleux, simple vulgarisateur, en philosophie, d’une partie de la pensée d’Auguste Comte, on fit une espèce de « libertin » malgré lui et d’épouvantail de l’Église. Son nom devint le symbole de la révolution anti-religieuse, de la guerre déclarée à toutes les antiques croyances spiritualistes. Inconsciemment cet honnête homme trompa le monde sur la vraie portée de ses doctrines et de son esprit, et la méprise alla si loin qu’on vit en lui, critique réservé et prudent du darwinisme, l’inventeur de la théorie des origines simiennes de l’homme27 !

Enfin, Renan est un exemple particulièrement intéressant et curieux de la réciprocité d’action que l’esprit du siècle et le génie d’un grand écrivain peuvent exercer l’un sur l’autre.

Son premier livre, d’où toutes ses œuvres sont sorties, l’Avenir de la science, enfanté dans l’ardeur de la méditation solitaire, était un acte de foi profonde. Il ne badinait pas alors avec les dilettantes ni avec les sceptiques.

Plus tard, il a beaucoup versé dans ce sens, et l’on peut attribuer le changement de son allure à ce que certains ballons d’essai qu’il avait lancés, pour tâter le vent, ayant plu singulièrement aux contemporains, il se mit avec eux en frais de coquetterie, s’amusant de plus en plus à un jeu dangereux qui n’était pas dans sa nature première et qui risquait de ne pas plaire toujours. C’est une chose bien remarquable, en effet, qu’à cet égard le goût public a complètement changé, et que les personnes qui continueraient à voir et à goûter dans Ernest Renan un homme peu sérieux, ne seraient plus à la mode. Ce qui est devenu distingué depuis sa mort, c’est, au contraire, de faire ressortir les côtés graves de son esprit et de son caractère ; ce qu’on aime à présent en lui, c’est ce qu’il était quand il écrivit l’Avenir de la science ; ce qu’on cherche dans sa production ultérieure, dans sa pensée et dans sa vie, c’est tout ce qu’il en a conservé.

Ce Renan nouveau — ou ancien, puisqu’il date de 1848, — fantaisie, lui aussi, dans une certaine mesure, de l’imagination populaire, malgré tout ce qu’il pouvait avoir de réel et de vrai, ce Renan, ou cette image de Renan, était symptomatique de la réaction d’abord bienfaisante qui suivit l’incrédulité légère et railleuse, le matérialisme vulgaire et l’excès de frivolité où a sombré l’empire.

Tant que le mouvement resta dans les nuages d’un mysticisme religieux qui était une aspiration plutôt qu’une doctrine ou un programme, on n’a pu lui reprocher que son vague et son imprécision. Les rêves des poètes symboliques ; la renaissance du spiritisme, de la magie, du goût pour le mystère ; le fiasco de l’art pour l’art décidément tombé au rang d’un baladinage ; le discrédit de l’opérette, la faveur rendue aux pièces à thèses, la vogue du roman russe et de la musique ennuyeuse ; la banqueroute avérée du naturalisme et la proclamation, purement déclamatoire, de celle de la science, furent les étapes de cette marche sublime à l’étoile, qui édifiait le monde, dont quelques bonnes âmes pleuraient d’espérance et dont personne ne s’alarmait.

Mais bientôt des signes inquiétants parurent. On entendit une suite de discoureurs d’académie, aux applaudissements d’un public d’élite, railler, sous la coupole de l’Institut, la révolution française, faire l’apologie de l’ancien régime, prôner comme le dernier cri de l’élégance le culte du moyen âge, chercher dans le passé un refuge et une défense contre l’avenir, maudire la science et la liberté, prescrire pour le salut de la société tout ce qui abêtit la raison, et prier, d’une façon plus ou moins transparente, pour le règne béni d’un grand sabre au service de la sainte Église.

La réaction, à l’heure qu’il est, a pris le caractère le plus menaçant. On lui reprochait d’être imprécise : elle est devenue d’une netteté brutale ; elle appelle tout simplement le retour des siècles d’horreur où les hérétiques étaient persécutés. La fureur antisémite, anti-protestante, antilibérale, déchaînée à l’occasion d’un déni de justice dont l’évidence est un scandale pour le monde étonné, menace, en ramenant des temps, des spectacles, des mœurs, qu’on ne croyait plus rencontrer que dans les anciens récits de l’histoire, de précipiter la ruine de la France, réduite au misérable néant de l’Espagne et des autres pays de la décadence latine.

 

Ainsi, il semble bien qu’il y ait comme des vents du siècle, capricieux en apparence, autant que ceux de l’atmosphère, mais obéissant, comme eux et comme tous les faits de nature, à des lois qu’on peut découvrir et qu’on ne doit pas chercher dans le seul pouvoir des critiques et des auteurs de génie. Assurément ce pouvoir est très grand ; pourtant il ne va pas jusqu’à faire sauter, du sud au nord et de l’est à l’ouest, la direction des souffles.

L’homme vraiment habile serait-il donc celui qui, sans rien prévoir ni calculer, oriente simplement son moulin dans l’axe du tourbillon, au risque et péril que les ailes, ayant tourné à grand fracas pendant une heure, cassent tout à coup dans un soubresaut de la tempête ? Non ; c’est celui qui prend le temps, observe les nuages, suit les variations de l’état du ciel, plie au besoin ses toiles et ménage l’avenir. L’art suprême est d’avoir, avec l’esprit d’aujourd’hui, l’esprit de demain et d’après-demain.

Il y a de l’analogie entre la mode en littérature et la mode dans les toilettes. D’où vient celle-ci ? On ne sait pas. Un mystère plane sur ses origines. On pourrait croire qu’un congrès de critiques, je veux dire de tailleurs, de modistes, de chapeliers, décide, à certaines époques, quelles nouveautés on lancera. Mais si pareil congrès tenait ses assises, on le saurait, sans doute ; les journaux, qui sont à l’affût de tout, divulgueraient et discuteraient ses délibérations. Le fait est que la mode paraît et s’impose sans qu’on voie clairement d’où elle sort. Agréable ou déplaisante, on la subit, pour faire comme les autres, pour être à la suite, et ne pas se singulariser. Les femmes dont la seule pensée est d’être dans le dernier chic, étalent, exagèrent la mode : un an se passe, ce qu’on portait il y a douze mois est devenu « une chose horrible ». Mais les personnes de goût atténuent et louvoient : ou bien elles réduisent la mode au minimum, au strict nécessaire, afin que, le jour où elle changera, la transition soit moins dure ; ou bien elles continuent à porter ce qui est toujours de mise.

Avec un peu moins d’insolente bizarrerie et de vertigineuse rapidité dans leur succession, les modes littéraires se renouvellent. L’écrivain le plus sûr de vivre est celui qui, en se conformant au goût nouveau du jour, a su lui sacrifier le moins de ce qui fit plaisir dans le passé et plaira dans l’avenir.

Deux choses sont également et diversement dangereuses pour la gloire : le mépris de la mode, et l’oubli du peu d’instants qu’elle règne. Qui oublie le second point ne dure pas ; mais qui méprise le premier risque de ne jamais commencer à vivre. Quand un succès (ce qui arrive souvent) est aussi éphémère que vif, il ressemble à ces légères pâtisseries soufflées qui montent, montent sur le feu, puis s’abattent soudain. Le solide pain de ménage, destiné à la nourriture des familles, est honnête et louable ; mais comme il n’est pas très appétissant, il moisit quelquefois sur les rayons du boulanger.

 

En résumé, la question reste obscure, de savoir par quelles causes le public se détermine, si, d’une part, non seulement son intelligence et sa capacité de choisir, mais son existence même et sa réalité objective s’évanouissent à l’examen ; si, d’autre part, l’action des individus qui le poussent et le mènent dans une grande mesure ne semble pas être une explication suffisante de tous ses mouvements.

Qu’est-ce qu’un esprit humain qui n’est ni dans la foule ni dans ses conducteurs ? Quelle est donc cette puissance mystérieuse qui n’est point l’homme et qui fait l’histoire ? Y a-t-il une idée plus fantastique que celle d’une société, ayant ses lois propres, sa vie, son âme comme un corps organisé, indépendamment des membres qui la composent ? Réaliser de pareilles abstractions verbales, quelle duperie de l’imagination !

Nous entendons souffler les chevaux de l’espace,
Traînant le char qu’on ne voit pas28.

Les philosophes qui approfondissent ce problème, maintiennent malaisément l’équilibre entre deux réponses contraires qui tranchent la question sans la résoudre, et inclinent, par une simple prévention de leur esprit, soit vers l’une soit vers l’autre.

Carlyle a héroïquement essayé de tout ramener, en histoire, à l’initiative de quelques grands hommes. M. Gabriel Tarde insiste aussi sur le pouvoir initial des individus, sur l’instinct d’imitation qui entraîne le grand nombre et sur ses conséquences infinies.

Mais M. Durkheim établit fortement le groupe social, comme antérieur et supérieur aux individus qui le constituent. « La vie collective, écrit-il, n’est pas née de la vie individuelle ; c’est, au contraire, la seconde qui est née de la première… Chaque individu est beaucoup plus un produit de la société qu’il n’en est l’auteur… L’esprit social est le fait primitif et dominant, l’initiative individuelle étant consécutive et subordonnée29. » M. Louis Bourdeau, dans son ouvrage paradoxal et suggestif sur L’Histoire et les Historiens, compromet à plaisir la même idée par l’exagération provocante des termes : « Les courants de l’inspiration nationale, dit-il, ont des causes dont l’ordre domine toute ingérence particulière. Il n’est au pouvoir de personne de les provoquer quand ils ne sont pas encore établis, de les retenir quand ils se précipitent, ou de les précipiter s’ils se ralentissent… Les auteurs sont des enfants à la lisière qui vont où une main ferme les conduit. Le public, qui fait les chutes et les succès, tient les lisières. » Sainte-Beuve prétend que « le critique n’est que le secrétaire du public », un secrétaire, ajoute-t-il, « qui n’attend pas qu’on lui dicte, mais qui devine, démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde30. » Francisque Sarcey, dans ses feuilletons, estime, lui aussi, que le public existe et qu’il est vraiment l’auteur des succès et des chutes.

J’ai consciencieusement exposé les raisons de croire à la réalité d’un esprit public plus puissant que tous les individus, et j’en reconnais la force ; cependant je n’arrive point à concevoir clairement cet esprit. Quand je cherche les éléments dont il se compose, je ne trouve que des ombres, et les philosophes qui me montreront partout dans l’histoire des grands hommes en tête, un troupeau à la suite, voilà ceux qui me feront toujours le plus de plaisir.

IX.
L’Elite §

I. — Les minorités §

Dans les temps où la raison était honorée et inspirait confiance, comme, par exemple, au xviiie siècle, on ne croyait pas qu’elle pût se trouver du côté de la multitude sans déroger à sa nature, sans contredire sa notion même. On écrivait alors, comme une vérité sans conteste et de tout repos :

Les sots, depuis Adam, sont en majorité,

et personne ne taxait d’erreur ou d’exagération la piquante justesse de ce paradoxe : « La foule m’applaudit : quelle sottise ai-je dite ? » Mais les paradoxes, à l’usage, dégénèrent en banalités. La roue tourne, et comme « tout est dit depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » (ou ne pensent pas), ce qui redevient, un beau jour, original et neuf, à leur place, c’est la vieille idée fausse contre laquelle ils avaient longtemps prévalu.

Ainsi s’explique la faveur inouïe que vient de reconquérir aujourd’hui la moins raisonnable des doctrines humaines, celle de la foi en la sagesse du suffrage universel, celle de la soumission, comme à la voix même de Dieu, au jugement d’un souverain aussi peu instruit, aussi mal éclairé, aussi pleutre, aussi veule, aussi nul, aussi bête que le bonhomme Demos. Il faut vraiment n’être pas dégoûté ou avoir (ce qui revient au même) le goût perverti par de bien étranges raffinements, pour oser servir à des lecteurs qui raisonnent cet argument bon pour les gobe-mouches de la Patrie : trente millions de Français croient à la culpabilité de Dreyfus : jugez s’il est archi-coupable !

Quand cette idée a pour apôtre un esprit dogmatique tel que M. Brunetière, on peut la regarder comme faisant partie d’un système de guerre au rationalisme et de restauration de la discipline catholique, renouvelé des Bonald et des Joseph de Maistre. Quand elle se rencontre sous la plume d’écrivains moins systématiques qu’ingénieux et délicats, tels que M. de Vogüé ou M. Jules Lemaître, on doit l’attribuer à cette espèce de dilettantisme qui aux choses simples, justes et solides, préfère l’absurde… quia absurdum.

Il y a, en effet, de très beaux mots et d’assez jolies théories pour consacrer et légitimer l’instinct de la foule dans son désaccord avec l’intelligence de l’élite. On appelle cela, en langage magnifique, « l’obscur travail de l’Inconscient », et on oppose la sûreté de sa marche franchement aveugle aux hésitations, aux tâtonnements, aux erreurs de notre petite lumière incertaine.

« Notre procédé critique en littérature et en histoire, écrivait M. de Vogüé dans la Revue des deux Mondes du 15 janvier 1892, oppose la finesse de quelques érudits aux instincts créateurs de la collectivité, à la conspiration de l’Inconscient… De quel droit nous proposez-vous une restitution dont vous n’êtes jamais sûr, comme plus vraie que la figure actuelle, due à la collaboration de tous ?… Ces fines recherches, ces dissections habiles, sont-elles autre chose qu’un jeu d’idées dans quelques cerveaux ingénieux, jeu sans valeur sérieuse et appréciable, si on le compare aux forces plastiques de la nature et du large instinct humain ? »

Guyau lui-même, qui pourtant n’a pas l’habitude de parler pour ne rien dire, déclare qu’il préfère quelquefois, en matière d’art, le jugement de la foule aux appréciations des critiques de profession, par cette raison, dit-il, « que la foule n’a pas de personnalité qui résiste à l’artiste »31. Je le crois, qu’elle n’a pas de personnalité ! La muraille de Chine, non plus.

Fatigués du simple bon sens et de ses aphorismes éternellement les mêmes, nous avons à présent le goût du bizarre et du compliqué. Mais il ne suffit pas qu’une évidence ait l’éclat du soleil, pour que nous fassions sagement de la rejeter comme suspecte ; et il ne suffit pas non plus qu’une idée soit biscornue, pour qu’elle doive agréer d’emblée à notre pessimisme mélancolique.

Or, s’il y a une vérité qui soit restée certaine depuis l’antiquité, sans variation, sans diminution, sans que la règle ait jamais souffert une de ces ’exceptions dont on dit qu’elles la confirment (il vaudrait mieux dire : ne l’infirment pas), c’est que ni l’activité, ni la curiosité, ni l’initiative, ni le savoir, ni l’intelligence, ni la vie, sans parler de là justice, n’appartiennent au grand nombre ; et que, si l’humanité marche, si elle pense, si elle vit et si elle voit clair, c’est aux minorités seulement qu’elle le doit.

La majorité est naturellement apathique, parce qu’étant le nombre et ayant la force, elle n’a besoin de rien de plus et ne demande qu’à laisser les choses en l’état. Même dans le cas d’un pouvoir despotique qui la comprime, elle préfère sa tranquille servitude aux hasards de toute entreprise qui pourrait empirer son sort. Mais les minorités doivent remplacer la force que le nombre ne leur donne pas, par celle qui se tire du mouvement et de l’action. « Si tôt qu’un pays s’agite, écrit l’admirable auteur de l’Avenir de la Science32, nous sommes portés à envisager son état comme fâcheux. S’il jouit, au contraire, d’un calme plat, nous disons, et cette fois avec plus de raison : ce pays s’ennuie. L’agitation semble une regrettable transition ; le repos semble le but : et le repos ne vient jamais, et s’il venait, ce serait le dernier malheur… L’état le plus dangereux pour l’humanité serait celui où la majorité, se trouvant à l’aise et ne voulant pas être dérangée, maintiendrait son repos aux dépens de la pensée et d’une minorité opprimée… La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans la minorité. Ceux qui se trouvent bien du monde tel qu’il est, ne peuvent aimer le mouvement… La minorité ne doit nullement se faire scrupule de mener contre son gré la majorité sotte ou égoïste… La seule portion de l’humanité qui mérite d’être prise en considération, c’est la partie active et vivante, c’est-à-dire celle qui ne se trouve pas à l’aise. »

Ce n’est certes pas la majorité de la nation française qui, en 1789, fit la Révolution ; ce fut une minorité active et turbulente. Le suffrage universel, si on l’avait interrogé, aurait maintenu le statu quo, ne voulant point acheter le progrès au prix d’une crise si douloureuse, ni même au prix d’une crise quelconque.

On se tromperait donc lourdement si l’on doutait du triomphe définitif de la justice, parce qu’une majorité stupide s’est roidie, en 1898, sans même savoir pourquoi, contre la réparation d’une iniquité judiciaire. Dès le premier jour, il fut certain que les « Intellectuels », qui n’étaient au début qu’une poignée d’hommes vaillants, remporteraient la victoire, non seulement parce qu’il faut bien que la raison finisse toujours par avoir raison, mais parce qu’il est impossible que ce qui pense, ce qui lutte, ce qui vit, ne l’emporte pas, à la longue, sur la force inerte d’un poids mort.

C’est un fait bien significatif et que nous remarquons à peiné,-sans doute parce qu’il nous crève les yeux, mais qui sera la stupéfaction de l’avenir, que la prodigieuse nullité philosophique et littéraire de cette immense majorité numérique où l’on compte pourtant quelques « Intellectuels » égarés., il y a une littérature dreyfusiste, considérable par la multiplicité de ses productions, importante par la haute valeur de quelques-unes, et qui aura sa place dans l’histoire littéraire de notre époque ; de l’autre côté, il n’y a rien. Comment ! voilà des hommes qui prétendent défendre la patrie, l’armée française et toutes nos institutions menacées par notre levée de boucliers, et l’ardeur généreuse dont leurs âmes devraient être remplies ne leur a inspiré ni un ouvrage ni un opuscule qui fasse quelque figure devant les écrits de leurs adversaires ! Leur éloquence est muette, leur esprit pitoyablement éteint, et le méchant article d’un des leurs « Après le procès », le discours presque aussi mauvais qu’un autre a prononcé comme président de la L. P. F. ne servent qu’à souligner ce néant. Jamais la supériorité de l’élite pensante, la non-existence spirituelle de la force et du nombre, même appuyés d’un dilettante qui s’amuse et d’un doctrinaire qui s’évertue à dire le contraire de la vérité, n’éclata plus manifestement qu’en cette affaire.

Des catholiques se sont fait un singulier honneur en se rangeant ouvertement du côté de la raison et du droit dans une cause où le catholicisme en masse avait pour mot d’ordre l’obéissance à l’autorité, même injuste. Mais ces courages isolés et rares, qu’aucune grande voix d’évêque n’a soutenus, sont des exceptions trop individuelles et surtout trop contraires à l’esprit du catholicisme pour constituer un parti qu’on puisse appeler proprement une minorité au sein de la religion dominante.

Inversement, les protestants, indignes de ce nom, qui ont trahi la cause de la justice et de la vérité, mentent trop bassement à leur principe pour représenter dans le protestantisme une nuance particulière de quelque valeur ; nous n’en tenons nul compte, et nous les renvoyons, avec le dernier mépris, à la grande majorité catholique dont ils n’auraient jamais dû sortir.    .

Le protestantisme est, essentiellement, le libre exercice de la conscience et de la raison ; le catholicisme est la soumission de l’esprit individuel à la communauté. Il résulte de cette définition même que, dans un pays peuplé de catholiques et de protestants, ces derniers sont, à coup sûr, l’élite de la nation, mais à condition qu’ils restent une minorité ; car la majorité s’endort vite dans un repos et dans un contentement funestes au progrès.

La minorité protestante et la minorité juive sont vraiment le sel de la France. Si une nouvelle révocation de l’édit de Nantes exterminait du sol de la patrie ces ferments utiles de sa vie et de sa civilisation ; si le rêve absurde des nationalistes « la France aux Français ! » c’est-à-dire la France fermée, exclusive, uniforme, amoindrie, tombée aussi bas que l’Espagne, était réalisé, ce serait pour elle l’immobilité, la stagnation, la mort, l’arrêt de son activité glorieuse et l’histoire commencée de sa décadence.

Il y a plus à attendre aujourd’hui des socialistes, voire des anarchistes, pour la marche en avant de l’humanité, que de tous les conservateurs réunis, et en écrivant cette pensée révolutionnaire, j’avais peur d’avancer un paradoxe, et je m’aperçois que je ne dis qu’un truisme. « C’est de révolte en révolte, a dit le sage Vinet33, que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s’établit, que la justice règne, que la vérité fleurit. »

Sans doute, par cela même que les minorités s’inquiètent et se remuent, elles sont exposées au risqué de l’erreur ; mais, qui veut faire du chemin, mieux vaut qu’il marche, même au prix des faux pas et des chutes, que de s’endormir où il est.

En littérature, comme dans les beaux arts, le progrès se fait aussi par les minorités, par l’initiative de quelques individus, très utilement secondés du concours actif des groupes que leur génie rassemble et entraîne. L’action à distance des grands solitaires est possible, mais rare. Toute idée soutenue avec foi et passion doit faire des prosélytes prochains.

Il n’est pas nécessaire qu’elle soit raisonnable, ou plutôt il est bon qu’elle ne le soit pas trop. La froide raison n’attire point de disciples fervents, et il n’y a que les folies sublimes qui suscitent des martyrs.

L’absurdité d’une chose n’est pas du tout un gage du peu de fortune probable qui l’attend. N’a-t-on pas vu, de nos jours, de jeunes poètes et même des critiques mûrs, béants autour de Stéphane Mallarmé, rendre un culte, non seulement à sa personne, qui avait peut-être un charme magique, non seulement à sa conversation, qui était peut-être riche de sens, mais à ses vers et à sa prose écrite, que nous pouvons juger ?

La persistance du phénomène n’a pas permis d’en rester à sa première explication, qu’on avait cru trouver dans la simple plaisanterie d’un mystificateur ayant des complices plutôt que des dupes. Il est devenu impossible de douter que l’étrange écrivain eût des admirateurs sérieux et convaincus. Son influence s’est révélée durable, active et réelle. Il doit donc y avoir une idée juste, au fond, dans l’esprit curieux et inventif de cette minorité vraiment intéressante parce qu’elle est novatrice avec une foi sincère, et, bien qu’on ne voie pas clairement encore ce que peut être cette idée ni ce qui sortira des tortures singulières que les symbolistes infligent à la pensée, à la langue et à la versification française, le poète futur qui ne tiendrait nul compte de cette contorsion inquiète vers quelque chose de nouveau s’exposerait fort au péril de n’être qu’un continuateur arriéré des formes du passé.

2. — Paris, fabrique centrale des réputations littéraires. §

J’aime la solitude, les promenades sans compagnon, surtout dans les bois. Ni la conversation ni la société ne sont pour moi d’impérieux besoins. Mon profond égoïsme est cause que je ne m’ennuie jamais seul avec moi-même. Si j’osais librement suivre mes propres goûts, individualistes à l’excès, je ne ferais partie d’aucun groupe, d’aucune famille sociale ou universitaire, d’aucune église, d’aucune franc-maçonnerie, d’aucune secte, d’aucune ligue, non pas même pour la défense des droits sacrés de l’homme et du citoyen, et je me confinerais, sans rien demander à personne, dans la retraite où ayant passé les plus heureux jours de mon enfance, mes rêves retournent volontiers, — au vieux château de T…, si l’on voulait bien m’y recevoir, avec deux chiens courants, un fusil de chasse, cinq ou six mille volumes, et toute la papeterie nécessaire pour me livrer à ces inutiles écritures qui sont ma douce folie. Mais je suis obligé de reconnaître que j’ai tort. C’est un péché, et c’est une sottise. Ne parlons que de la sottise.

Des artistes et des écrivains ont prétendu, il est vrai, se contenter en ne se plaisant qu’à eux-mêmes. Ces orgueilleux nous trompent, ou se trompent ; je n’ai jamais admis qu’une analyse fidèle puisse découvrir au fond de leur cœur l’insouciance du jugement des hommes, et je ne me lasse pas, dans ce livre, de leur crier cette vérité. Or, dans l’effort désespéré que nous sommes tous condamnés à faire pour soulever la montagne de l’indifférence publique, l’avertissement du væ soli ! n’est pas une déclamation vaine, c’est la constatation d’une loi. Il faut fabriquer sa gloire laborieusement et artificiellement ; si les origines en sont peut-être naturelles, si elle peut, à la rigueur, comme les bonnes âmes se l’imaginent, naître modestement dans l’ombre, comme la violette, elle ne se développe, ne grandit et n’attire les yeux qu’à force de bras et de machines travaillant et suant au soleil.

Le premier souci de qui veut sortir de son néant doit donc être de chercher d’influents personnages qui, nous ayant acceptés eux-mêmes, s’emploient activement à nous faire accepter du monde. Et je vous jure bien que ce n’est pas une partie de plaisir, mais une rude et humiliante campagne, où l’on rougirait de soi, si l’on n’avait pas la ressource du mépris universel, où il faut surtout de la santé, l’estomac plus solide encore que le cœur, des jarrets d’acier, l’échine souple et de bonnes jambes, même avec le secours d’un fiacre, pour grimper à tous les premiers étages de nos illustres connaissances, les académiciens et les dames, à tous les cinquièmes de nos amis et de nos ennemis, les vieux professeurs graves et les jeunes plumitifs babillards et frivoles de l’omnipotent journalisme.

Paris est l’unique centre où se fassent, en France, les réputations littéraires. Quand Victor Hugo appelle Paris la capitale du monde, on peut voir dans cette hyperbole l’emphase d’un chauvinisme puéril et superstitieux ; mais, à coup sûr, Paris demeure la seule capitale littéraire de la France, et c’est une plaisante chose que l’inutilité de tous les efforts que l’on continue de faire, en province et à Paris même, pour lutter contre cette centralisation monstrueuse qui absorbe toutes les forces vives de la nation. La création des universités provinciales est la dernière en date de ces illusions persévérantes. On aura beau s’ingénier et s’évertuer, il n’y a pas un professeur de Lyon, de Bordeaux, de Marseille ou de Lille, pour lequel Paris ne reste et ne doive rester toujours

Le but éblouissant des suprêmes efforts.

Ni dans les lettres, ni dans les sciences, ni dans les arts, on ne devient une célébrité française provinciale, et il est ridicule d’être membre d’une académie de province. Quand un poète né en France acquiert une grande célébrité qui n’est point parisienne d’abord, c’est qu’il n’a pas écrit en langue française, comme, par exemple, Mistral ; s’il a écrit en français, alors c’est un Belge ou un Suisse ; mais il n’y a plus de grand écrivain lyonnais ou bordelais. Il y en avait autrefois.

Au xvie siècle, la ville de Lyon était un vrai centre littéraire. Montaigne est bien un gascon. Il médite les Essais dans son château du Périgord, et pourtant lui aussi voyage, va fréquemment à Paris, et, quand il s’agit de lancer son livre, il sait parfaitement, le pèlerin, malgré tout ce qu’il a écrit avec très peu de bonne foi sur le mépris de la gloire, dans quel lieu unique se trouvent et se paient les trompettes de la renommée.

Au siècle de Louis XIV, l’attraction monarchique est trop puissante pour laisser subsister d’autres centres que Versailles et Paris, la cour et la ville. La province est déjà ridiculisée ; Molière rapporte de ses voyages les Précieuses, la Comtesse d’Escarbagnas, Monsieur de Pourceaugnac.

Au xviiie siècle, le prestige royal s’étant effacé, il est vrai qu’« il se créa des académies provinciales, des foyers littéraires, notamment à Bordeaux, à Dijon, à Nancy, à Trévoux et ailleurs. Montesquieu et Buffon séjournent ordinairement dans leurs antiques manoirs ; Rousseau cherche la solitude, et Voltaire passe la moitié de sa vie en province ou à l’étranger »34. Mais la Révolution, en détruisant les provinces, a fait, de l’ancienne capitale monarchique, la capitale de la démocratie. Comment ressusciter aujourd’hui ce qui était déjà mort quand 89 l’a tué ?

Même au xviiie siècle, où il semble qu’il y ait eu un regain de vie pour certains centres provinciaux, les réputations littéraires ne se fondaient pas ailleurs qu’à Paris. Ce sont alors les salons qui, dans la société française encore aristocratique, tirent de l’ombre un auteur et le baptisent grand écrivain ; les journaux, habituellement rédigés par de petites gens qu’on méprisait, étaient fort loin d’avoir sur l’opinion publique autant d’autorité que les salons. Montesquieu dut à Madame de Tencin le premier succès de l’Esprit des lois, dont elle acheta un grand nombre d’exemplaires pour les distribuer dans sa « ménagerie », comme elle appelait les habitués de sa maison. « Voyons », disait Helvétius à ses amis, quand il eut publié son livre De l’esprit, « voyons comment Madame Geoffrin me recevra ; ce n’est qu’après avoir consulté ce thermomètre de l’opinion que je pourrai savoir au juste quel est le succès de mon ouvrage. »

Aujourd’hui, sur le succès proprement dit d’un ouvrage, j’entends sur sa vente et sur le nombre de ses lecteurs, je ne crois pas que les femmes du monde aient conservé une part appréciable de l’influence énorme qu’elles avaient autrefois. Leur action, qui reste très réelle dans de certaines limites, se borne à pouvoir faire obtenir un prix de l’Institut au candidat qu’elles protègent, et aussi (chose immense) à le faire entrer lui-même à l’Académie, parce qu’ici le suffrage est extrêmement restreint ; mais elles ne peuvent ni lutter contre l’opinion publique manifestée dans les journaux ou inspirée par eux, ni apporter aux journaux, en étant avec l’opinion, un appui vraiment utile et de poids. Leur vaine opposition serait celle de l’enfant qui barre le flot de la marée ; leur faveur légère s’ajoute comme une molle et simple caresse au vent soufflant d’ailleurs, qui seul enfle et pousse la voile.

L’ancienne conversation française, qui était un art et une puissance, est devenue caduque, en même temps que cette branche de la littérature, qu’on appelait « le genre épistolaire », par suite de l’importance absolument sans rivale que les journaux ont prise, et des mœurs nouvelles qui se sont introduites dans la société.

Excepté chez Mme Aubernon-Nerville35, où l’effort pour rétablir les anciens usages a un peu trop le caractère d’un artifice et d’une imitation légèrement pédantesque, il n’y a plus nulle part de conversation générale. Chez tout le monde la préoccupation est visible d’éviter avec soin les questions trop intéressantes qui pourraient engager une discussion sérieusement animée. Cependant on cause beaucoup, et même à voix très haute ; mais, comme personne ne parle pour l’assistance entière et que tous parlent à la fois, il en résulte un bruit perçant et confus qui casse la tête, n’offre aucun sens suivi à l’esprit distrait et fatigué, et qui eût bien étonné Rivarol ou Diderot.

Après dîner, les femmes, restées seules au salon, échangent de vagues propos sur les inconvénients de la pluie, du froid, des distances, de la boue, des voitures trop rares ou des tramways pleins à certaines heures. Les hommes les ont quittées, ils ont tous disparu aussitôt bue la tasse de café qu’elles leur ont gracieusement offerte, et ils ne les rejoindront qu’au moment du thé, c’est-à-dire du départ, après avoir fumé deux ou trois cigares de suite, si le maître de la maison ne leur en donne pas d’assez gros pour exiger une bonne heure et demie de tirage ininterrompu. C’est pourtant au fumoir, entre hommes, que se disent les choses les plus savoureuses : à savoir, des contes gras, qui, selon l’excellente hygiène de Rabelais, dispersent les humeurs et favorisent la digestion, en secouant le diaphragme par les éclats et les spasmes du rire. D’autres causeurs, plus sérieux, font de la politique : entendez par là qu’ils répètent, comme des échos, les nouvelles et les commentaires de leur journal du jour.

Mais n’y a-t-il pas d’autres heures pour la conversation que ces dîners d’une si ahurissante confusion et ces soirées d’une organisation si bizarre ?

Si fait. Il y a les jours des dames, les visites de l’après-midi. Mais c’est là que règne l’art de* parler sans rien dire ! Le bon ton veut qu’on y soit superficiel et absolument insignifiant. L’anglais Sterne, Duclos, Stendhal, Taine ont tous fait la même observation, chacun à son tour : ils ont noté qu’un visiteur qui se permettrait de raisonner, de penser, d’apporter quelque fantaisie ou quelque préoccupation étrangère au répertoire des lieux communs, commettrait une espèce d’inconvenance et donnerait à croire qu’il ne sait pas vivre ; ils ont écrit que, dans la bonne société française, il faut faire comme tout le monde, parler comme tout le monde, être comme tout le monde, et qu’on est « un original », autrement dit, un excentrique, un braque, dès qu’on se distingue, par le moindre trait d’indépendance, de l’universelle banalité.

Cette convention singulière n’exerce-t-elle pas toujours le même empire sur tous ceux que la force de leur génie, de leur caractère ou de leur humeur n’autorise pas à être de ces « originaux » dont le monde s’étonne et s’égaie ? La seule nuance nouvelle me semble être que l’obligation d’être nul, en devenant consciente d’elle-même, a pris quelque chose de plus contraint et de plus triste, et que le bavardage des diseurs de riens brode désormais ses phrases vides sur un fond de morne silence gardé par les esprits délicats ou graves que ce vain bruit ennuie.

Pouvoir parler à propos de tout, sans rien dire, est d’ailleurs un talent ou un don très précieux que doivent admirer avec envie les natures infertiles qui en sont dépourvues, et il faut savourer l’exquise sagesse de ce conseil de Montesquieu : « Ne vous avisez pas d’aller dire des choses, si vous êtes assez heureux pour savoir dire des riens. » Réfléchissez-y une seconde : que voulez-vous qu’on dise, sinon des lieux communs, à des gens qu’on connaît à peine ?

Voilà la société parisienne ; et voilà l’élite, qu’un provincial doit venir rechercher, fréquenter, du fond de sa retraite, s’il veut que le monde fasse quelque attention à sa personne et à ses œuvres.

Faut-il voir, dans cette sélection d’hommes quelconques rassemblés sur un point géographique, une de ces minorités auxquelles appartient exclusivement le monopole de toutes les initiatives et dont Renan disait, avec un aristocratique dédain pour la multitude : « La force de traction de l’humanité a résidé jusqu’ici dans les minorités » ? Oui, si l’on considère sa faiblesse numérique, relativement au reste de la population ; non, si l’on considère son esprit. Car l’essence des minorités est d’être actives, et la nullité intellectuelle de ce petit nombre l’assimile au lourd bétail humain que les majorités sont par nature.

L’exacte vérité est que Paris est la tête, non l’âme du public, cet animal. Il le dirige, en ce sens que tous les mouvements qu’il fait sont suivis par la province ; mais ce serait lui faire beaucoup trop d’honneur que de lui en attribuer l’initiative, comme à une volonté pensante. L’absence, chez cette minorité, cette élite parisienne, d’une personnalité qui résiste, ne permet pas de voir en elle autre chose qu’une foule. Elle a des conducteurs, qu’elle n’aperçoit pas, parce que sa vanité les lui cache, et parce que, étant devenue démocratique, elle s’imagine qu’elle est sa propre maîtresse.

Nulle part l’esprit moutonnier d’imitation ne domine, au contraire, plus souverainement que dans un troupeau où toutes les bêtes sont reines et croient gouverner. L’unanimité, comme M. Tarde en a fait la remarque, s’y manifeste aisément et dans maintes circonstances ; mais il ne faut pas voir dans ce phénomène le triomphe d’une idée ralliant tous les esprits par le pouvoir de la vérité ; c’est le simple entraînement d’une file de créatures humaines analogue à celui qui précipite les uns sur les autres les capucins qu’on fait avec des cartes.

Les voix que vingt échos répètent, puis cent, puis mille, puis des millions, et tout Paris et la France entière, sont donc uniquement celles des cinq ou six personnes influentes qui tiennent l’oreille du public parisien, et, comme le corps marche par l’ordre de la tête, l’oreille de tout le public français. Mais il n’est point nécessaire qu’elles parlent d’abord dans les salons ; si par hasard elles y prononcent leurs oracles, l’ancien chemin de la conversation, qui était au siècle de Voltaire et de Rousseau la grande voie directe, est devenu un détour sans utilité ; elles s’adressent d’emblée, par la presse, à l’immense multitude.

Tout au plus pourrait-on dire que les autorités de la critique littéraire ont encore quelque besoin de l’intermédiaire de l’élite pour certaines opérations très délicates : par exemple, faire accepter à tous l’idée neuve et la beauté propre de la poésie décadente, ou bien la réputation d’un grand écrivain étranger de langue française, Amiel, Maeterlinck ou Vinet.

J’ai lu des articles intelligibles, avec citations inintelligibles à l’appui, sur le mérite des œuvres de la littérature symbolique : ils ne m’ont point convaincu ; j’ai pu supposer que la camaraderie, la complaisance ou même une certaine ironie, ô Anatole France ! étaient l’âme des éloges ; mais quand je vois des personnes raisonnables et sans malice comme sans intérêt, quand je vois surtout des jeunes gens admirer ces obscures merveilles, c’est alors que je commence à me sentir un peu ébranlé dans la conviction où j’étais qu’un si pénible effort n’est que la farce de quelques Lemice-Terrieux qui s’amusent, imitée, prise au sérieux et gobée par toute une naïve légion de cervelles détraquées et vides. La parole vivante, même faible, peut avoir beaucoup plus d’efficacité que l’écriture : que ne devient-elle pas capable d’accomplir avec l’accent d’une foi sincère ?

Le fameux article de Scherer, publié dans un grand journal de Paris, qui a fondé le culte d’Amiel, aurait pu, à lui tout seul, rester sans effet ; mais, à la voix du critique, une petite église s’est d’abord formée, et la religion nouvelle s’est vue solidement établie du jour où l’on a donné le nom du dieu à des villas de la campagne suburbaine. Maeterlinck, porté aux nues par Mirbeau, a eu tout de suite la même chance heureuse. Quel que soit le génie de ces deux hommes, il n’est point sûr que le subjectivisme un peu maladif du moraliste de Genève et les premières langueurs mièvres du poète que l’auteur de Dégénérescence avait très durement et très injustement appelé « l’idiot belge », n’aient pas été utiles à leur popularité ; mais il est bien sûr que, sans le tapage de la presse, sans les articles du Temps et du Figaro, les parfums les plus faisandés de leurs écrits n’auraient jamais touché l’odorat du public indifférent. Vinet, plus grand que l’un et que l’autre et sain comme un classique, n’a pas eu l’heur de plaire aussi vite et aussi complètement que ces deux représentants exotiques et sympathiques de notre décadence.

Oh ! quelle peine a l’éminent penseur de Lausanne pour prendre enfin dans la littérature française la place qui lui est due, et cela, beaucoup moins par la résistance d’un public naturellement stupide et inerte, dont on finira toujours par faire tout ce qu’on voudra, que par le manque de foi, la tiédeur, les réticences perfides et la trahison des critiques qui poussent avec mollesse le siège de l’opinion !

 

Paris reste donc bien la grande fabrique centrale des réputations littéraires, et c’est à Paris que doit se rendre tout écrivain français qui veut parvenir.

Qu’il fasse sa cour aux dames, comme autrefois ; aux puissances et aux hommes en place, comme de tout temps ; mais surtout à Sa Majesté la presse, reine des reines, impératrice du monde ! C’est elle qui désormais est le seul grand organe des autorités qui mènent le public, moins encore les revues mensuelles ou hebdomadaires que la presse quotidienne et à un sou. Que peuvent les salons, les ministères, les palais, en face de l’usine à vapeur imprimant et vomissant par jour six cent mille feuilles ?

Aucune emphatique hyperbole ne peut exagérer l’actuel pouvoir des journaux, d’abord parce que, aussi effrontés que lâches, pour la plupart, ils forment en réalité l’opinion publique, qu’ils font semblant de suivre ; ensuite parce qu’ils deviennent chaque jour davantage, avec le roman nouveau qu’ils découpent par petites tranches, la seule nourriture intellectuelle de la foule, et souvent de l’élite.

X.
Les Autorités. §

— Tu me fais de la peine, pauvre homme. Bâtis amoureusement ton œuvre, travaille, lutte pour vivre, et fais tous tes efforts : situ n’as pas l’amitié chaleureuse d’un critique influent qui mette sa voix et sa plume autorisées au service de ta réputation, l’oubli noir te menace, tout ton travail est vain, et ton chef-d’œuvre ignoré ne sera qu’un rêve dans la nuit.

C’est vraiment notre vie et notre mort que les critiques ont entre leurs mains par leur parole ou par leur silence.

Oh ! je sais bien quelle est, contrairement à ce que j’avance ici, la sentence de la sagesse officielle : « Jamais un auteur, disait Samuel Johnson, n’a péri pour une autre cause que celle de l’insuffisance de son ouvrage. Ce n’est pas ce qu’on écrit (ou ce qu’on n’écrit pas) sur un livre qui peut le tuer ; c’est ce qui est écrit dedans. » D’après cette saine doctrine, la froideur ou l’hostilité de la critique contemporaine ne saurait prévaloir contre la destinée glorieuse assurée à un bon ouvrage ; l’emballement de la critique sur un mauvais livre ne peut pas prévaloir non plus contre l’effondrement certain que l’avenir lui réserve.

Cela est vrai. Cela est faux. Il est vrai que les erreurs de la critique ne doivent pas s’éterniser, et, en fait, la plupart ne durent guère ; mais il y en a qui ont la vie très dure. Et ce qui est faux, c’est qu’un bon livre puisse se passer des trompettes de la réclame. Le comble de la naïveté pour un auteur, l’illusion mortelle et la suprême sottise, sera toujours de compter, pour réussir, sur son mérite seul.

Il n’y a pas d’autre raison que le silence dédaigneux de la critique pour que des noms comme ceux de Charles Cros, d’Hippolyte Lucas, de Claude Vignon, d’Emile Péhant, de Clair Tisseur (je pourrais en citer deux cents à la file) soient presque totalement ignorés, et pour que des poètes aussi distingués que Louis Bouilhet et Louis Ménard n’aient pas une belle place dans les anthologies. Il n’y a aucune bonne raison, tirée de l’insuffisance de ses ouvrages, pour qu’un prédicateur d’une aussi grande éloquence qu’Adolphe Monod n’ait pas conquis d’abord et gardé la place qui lui est due dans la chaire chrétienne, et qui est très certainement la seconde, si la première appartient à Bossuet.

C’est une révélation tristement instructive sur la résistance obstinée, sur ce qu’on pourrait appeler la force d’inertie de la critique, que l’impossibilité, bien avérée maintenant, de restituer au grand et presque incomparable orateur que je viens de nommer le rang glorieux qu’il mériterait dans la littérature française.

L’ouvrage que je lui ai consacré36 a été l’objet d’un assez grand nombre d’articles, et je m’empresse d’avouer que la plupart ont été écrits dans une intention obligeante pour moi. Mais en voulant être agréables à l’auteur du livre, ils sont tous invariablement partis de cette idée, que j’avais soutenu avec quelque talent une gageure audacieuse, et que le seul bien qu’on pût dire d’une thèse aussi singulière, c’était d’exposer sympathiquement les circonstances atténuantes de mon paradoxe. Personne n’a eu la hardiesse d’entrer dans mon point de vue, qui est pourtant la vérité. Bourdaloue et Massillon continueront de rester les deux seuls satellites très grands de l’astre Bossuet.

J’admire Bossuet autant qu’homme de France, et je crois l’avoir bien prouvé. Mais vraiment on me donnerait envie de rabaisser ce grand homme, quand on écrit, comme M. Faguet, qu’il y a la même distance entre le talent et le génie, entre Monod et Bossuet, qu’entre zéro et l’infini ! Voilà de la superstition, ou je ne sais pas ce que c’est. Comment voulez-vous que les préjugés meurent, que les vieilleries conventionnelles cèdent la place au juste et au vrai, et que la raison ait raison, quand de tels hommes écrivent de telles choses ? Faguet est une autorité de la critique française. C’est à lui qu’il appartenait de faire triompher l’idée que j’avais lancée, moi chétif. Quant aux critiques en sous-ordre, ils ont, toujours aimables pour moi et mon ouvrage, mais sottement hostiles à mon auteur, souligné avec malice ses quelques fautes de goût, que j’avais moi-même dénoncées, montrant ainsi leur générosité, leur ouverture d’esprit et la belle indépendance de leur littérature de collège.

Il y a trois critiques : 1° celle qui s’exerce Sur les auteurs contemporains ; 2° celle qui développe, avec des variantes légères, les jugements traditionnels sur les auteurs du passé, 3° celle qui tente de revenir à fond sur ces jugements.

Cette dernière est désespérée, comme le prouve, après tant d’autres efforts qu’on a faits dans ce sens, ma récente expérience personnelle. La seconde est à peine de la critique, étant conservatrice de parti pris ; c’est plutôt un simple exercice de style, de savoir et de goût, analogue à celui que, nous autres professeurs, nous imposons à nos élèves sous le nom de compositions littéraires. La seule vraie critique, dans sa liberté et sa force initiale, dans sa valeur utile et sa responsabilité grave, dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté, est donc celle qui s’exerce sur les auteurs nouveaux.

Que de hautes qualités intellectuelles et surtout morales elle exige ! Je ne sais si sa première vertu ne doit pas être la charité. Une pitié immense doit remplir son cœur, en songeant à tant de malheureux êtres que l’horreur de la mort incite à laisser après eux quelque chose d’eux-mêmes, et qui espèrent d’elle seule le rayon de vie ! Une vraie douleur doit l’étreindre à la pensée de tous ceux qu’elle ignorera nécessairement, en particulier de ces pauvres sots, qui ont peut-être du génie, et que leur fierté empêchera toujours de mendier la ligne encourageante dont leur début aurait tant besoin !

Mais la charité de la critique doit être balancée par une sévérité égale. Il est impossible de ne pas voir que les avenues de la littérature sont encombrées d’une multitude de non-valeurs, qui en font inutilement le siège, comme on se presse à l’assaut du baccalauréat ou à celui des fonctions universitaires et pédagogiques, pour ne rien dire ici des industriels qui exploitent de basses et honteuses curiosités. Il faut démasquer les faux écrivains qui ne sont que des marchands de mauvais livres, décourager par le silence les prétentions vaines, et quelquefois les rabrouer par un mot dur. C’est encore une espèce de charité. Mais quelle prudence et quel discernement ne faut-il pas apporter dans un triage si délicat ! On ne se trompe guère sur la médiocrité ; le moindre commerce avec les manuscrits de la jeunesse studieuse la fait reconnaître au premier coup d’œil. Ce qui risque bien plus d’induire notre jugement en erreur, c’est ce qui nous paraît exécrable, peut-être seulement parce que c’est nouveau. Savons-nous si ces formes choquantes qui heurtent notre goût, dérangent nos habitudes, ne sont pas le premier essai et le germe d’un art qui fleurira demain ? Le vrai critique évite, par-dessus tout, de se montrer un cuistre attardé dans l’ornière et encroûté dans la routine. Ce qu’il doit redouter le plus, comme un signe certain d’inaptitude aux fonctions d’éclaireur et de guide qu’il remplit, c’est l’éloge qu’on ferait de sa fidélité à la tradition. Puisque la tradition guidera plus tard les critiques conservateurs qui se borneront à développer, en le nuançant seulement de quelques retouches, le jugement du critique original, qui ne voit, si le progrès n’est pas un vain mot, qu’il faut que la tradition se renouvelle par lui ?

La fonction de la critique me paraît assez belle si elle encourage le talent et si elle découvre le génie, en apprivoisant les hommes à l’aspect sauvage de sa nouveauté. Je ne puis croire que son pouvoir aille jusqu’à inspirer, éclairer, diriger souverainement celui-ci ; car il faudrait alors prêter au critique un génie véritable, qui égalerait presque celui des grands créateurs.

Cette confusion de la critique avec le génie créateur est l’erreur où me semble être tombé M. Brunetière dans son article de la Grande Encyclopédie, d’ailleurs magistral et plein d’idées solides. Il constate, avec juste raison, que « la critique a son rôle dans la production même de l’œuvre d’art », qu’à l’exception des épopées primitives ou plutôt de leur matière première, « nous trouvons une opinion, un jugement critique à la base de toute œuvre d’art », et il allègue, à Rome, Cicéron et Catulle ; en Allemagne, Lessing, Herder et Gœthe ; en France, Ronsard, Malherbe, Racine, Molière, Boileau, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Victor Hugo, comme exemples de cette primauté de la critique. Mais veuillez observer, savant logicien, que tous ces noms sont ceux de poètes, de génies créateurs ou, au moins, de très grands esprits, qu’il ne faut point confondre avec les critiques proprement dits, avec les Quintilien et les Longin ; les Gottsched et les Hettner ; les Fréron, les Laharpe, les Geoffroy, les Villemain, les Nisard, les Paul Albert, les Sarcey et même les Brunetière. Que la réflexion, chez ces grands esprits-là, ait précédé l’inspiration et qu’elle l’ait dirigée, c’est possible, c’est probable, bien qu’ici même l’analyse puisse avoir à faire certaines réserves37. Mais cela prouve tout simplement qu’ils appartenaient à des époques où la création poétique avait cessé d’être primesautière et inconsciente ; cela ne prouve pas que la critique comme telle, la critique chez ceux qui ne sont que critiques, ait, sur la production du génie des poètes, le moindre droit d’aînesse et de suprématie.

Un seul exemple m’embarrasse un peu : celui de Taine. Car il semble bien que ce sont les doctrines de cet homme, qui n’était qu’un critique, un historien et un philosophe ; il semble bien que ce sont les Essais de critique et d’histoire et l’Histoire de la littérature anglaise qui ont déterminé dans le roman français la direction générale du courant naturaliste. Mais ne peut-on pas admettre, chez les grands philosophes, une puissance d’imagination analogue ou identique à celle des poètes ? Toute la question se réduirait alors à savoir si Taine avait un génie de cette fécondité et de cette envergure. Si, au lieu de lui, c’était Hegel qui avait jeté dans une certaine voie la littérature de son siècle, je n’éprouverais aucun embarras : l’imagination de Hegel était du même ordre et de la même nature que celle des poètes les plus grands.   

Ce qui reste vrai, d’une vérité très modeste et d’autant plus sûre, c’est que les critiques peuvent être pour les poètes de bons conseillers. Ils n’ont point de génie ; mais leur pénétrante analyse voit plus clair dans l’intérieur d’un génie que l’homme qui, possédant ce don divin, en est ébloui et enivré. Ils sont donc capables en doctrine (mais en fait ils n’y réussissent guère, à cause de l’orgueil où les grands auteurs puisent d’ailleurs leur force) de diriger le génie dans le sens de ses qualités et de le mettre en garde contre les écueils. Ils peuvent même, bien que ce phénomène soit rare, avoir des aperçus féconds, des visions créatrices, embryons de projets et d’idées que la paresse, un idéal trop haut et trop inaccessible ou je ne sais quelle inhabileté de main-d’œuvre les empêche d’exécuter.

« Comme des marchands, ils sont morts sans déplier », disait Montesquieu de ces génies stériles.

Doudan, qui ne fut qu’un épistolier et un causeur exquis, penchait complaisamment à croire qu’il y avait en lui l’étoffe d’un véritable auteur :

Je vois de nos jours des hommes que l’avenir ne connaîtra probablement pas, dont il ne lira les écrits qu’avec distraction, mais dont on peut affirmer qu’ils ont pensé les premiers tout ce qu’on pense, dit d’abord, avec plus de feu, ce qu’on redira peut-être avec plus d’autorité ; ils ont en eux, plus que ceux qui vivront, le sentiment ému, profond, délicat de vérités nouvelles ; ils les ont revêtues d’un éclat qui pâlira, mais qui les a signalées au monde. Je sais des peintres qui ont autrement d’idées, de conceptions, de connaissances de la beauté délicate que d’autres peintres dont les tableaux moins riches iront à la postérité. Je sais des critiques d’une pénétration, d’un esprit poétique, d’une sagacité qui surpassent ceux-là même dont la destinée est de laisser à l’âge suivant le compte de notre état intellectuel38.

Modestement, mais avec plus de modestie que de vérité, il me semble, Marivaux a écrit :

Je crois qu’à l’exception de quelques génies supérieurs qui n’ont pu être maîtrisés et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, je crois qu’en tout siècle la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d’imaginer que la pure imitation de certain goût d’esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur.

Il est vrai que Fontanes n’a pas été inutile à Chateaubriand. Gœthe a fait la remarque générale qu’auprès de tous les hommes célèbres on trouve des individus non arrivés à la célébrité, que les premiers tenaient pourtant pour leurs égaux ou leurs supérieurs, et Descartes, déjà, avait dit la même chose39.

Mais en règle ordinaire, la critique est impuissante à retenir le génie sur la voie où il penche, et en règle ordinaire cette impuissance vaut mieux. Car la force propre du génie est plus sûre et bien autrement active que le secours qu’il pourrait tirer de conseils et d’avertissements, négatifs de leur nature, pour la plupart. On perfectionne par la critique le simple talent ; mais corriger le génie de ses défauts est une expression qui n’a guère de sens, si les défauts sont la condition, la rançon de qualités qui, sans eux, n’existeraient pas. Que nous aurait donné Victor Hugo, s’il avait écouté Planche et Nisard ? Plus d’œuvres dans le goût des pièces les plus sages de ses Odes et ballades, de ses Feuilles d’automne ; rien dans le sens inquiétant de l’exagération progressive qui devait aboutir aux grandioses merveilles de la Légende des siècles : la belle avance !

« Il est rare, dit Sarcey dans un de ses feuilletons, qu’en art dramatique, comme dans tous les autres arts d’ailleurs, on doive ou l’on puisse se corriger de ses défauts. Il faut faire tout son possible pour les changer en qualités : ce qui est bien différent. La plupart du temps, une qualité n’est qu’un défaut qui a monté en grade. »

 

« On n’a de chance, écrivait Flaubert à un ami, qu’en suivant son tempérament et en l’exagérant. Des concessions, monsieur ? Mais ce sont les concessions qui ont conduit Louis XVI à l’échafaud40 ! »

Le droit le plus précieux du critique est le droit à l’erreur, c’est-à-dire la liberté. Il ne faut pas qu’il se défasse de ce beau et dangereux présent, par une nouvelle et toujours vaine tentative de réduire la critique littéraire en science. La critique est un art, au service duquel toute la science du monde est appelée ; mais elle est si peu une science qu’elle ne possède pas même une méthode ayant des règles sûres pour la garantir de l’erreur. Le critique reste souverainement libre de se tromper : qu’il se le dise, et qu’il use de sa liberté avec tremblement !

C’est un pouvoir redoutable que celui qui fait vivre ou qui tue.

Un critique que nous n’avons plus à ménager, depuis que son alliance avec les ennemis de la vérité, de l’humanité et de la justice a montré qu’il n’avait pas d’autres vertus morales que les qualités brillantes de son très bel esprit, a tué l’auteur du beau sonnet des Deux cortèges. La critique méchante et la méchante critique qu’il en a faite, venant d’une plume aussi autorisée, a paralysé l’inspiration du pauvre Soulary, qui a brisé sa plume et, plein d’un sombre désespoir, répétait dans les derniers jours de sa vie : « L… m’a tué, L… m’a tué ! »

L’inimitié d’un homme puissant peut prolonger durant des siècles son action meurtrière. Les victimes de Boileau n’étaient peut-être pas toutes contemptibles, mais elles sont toutes anéanties. On sait le mortel pouvoir, d’une épigramme. Le Franc de Pompignan, le seul poète du dix-huitième siècle qui ait profondément compris la poésie des livres saints et qui l’a rendue quelquefois en vers d’une grande beauté, ne s’est point relevé des épigrammes de Voltaire. Sébastien Castellion, protestant libéral, pourrait être fameux aujourd’hui comme un des plus brillants prosateurs du seizième siècle, et aussi comme un de ceux dont la pensée nous étonnerait le plus par sa force et par sa nouveauté dans le temps où il écrivait : qui connaît ses ouvrages ? qui sait même son nom, en dehors des érudits ? Il est resté sous le coup des prohibitions d’imprimer que la censure du terrible Calvin a fait peser sur toutes ses œuvres.

Le courage du critique nain attaquant une grande réputation contemporaine mériterait souvent notre estime ; mais l’humanité est lâche, et il suffit toujours d’un seul bon mot du géant pour mettre les rieurs de son côté. L’abbé Trublet, critique judicieux de la Henriade, et le brave Fréron en savent quelque chose.

Victor Hugo s’est vengé de Planche, de Nisard, de Veuillot, de Mérimée, avec beaucoup moins de succès que Voltaire, parce que sa grosse imagination n’est pas toujours spirituelle et parce que nous étions d’avance trop avertis de l’effet que la moindre piqûre devait produire sur son orgueil démesuré.

On peut assez souvent préciser le moment et le lieu où une réputation s’est fondée par l’autorité d’un grand critique. Frédéric Logau était obscur ; Lessing le tira un jour de l’ombre en publiant ses épigrammes, et depuis lors Logau n’a cessé de tenir une place honorable parmi les écrivains allemands. Manzoni doit à Gœthe sa grande célébrité. On n’avait eu pour lui, en Italie, que du dédain jusqu’en 1827 ; mais, quand Gœthe eut proclamé son admiration pour les Fiancés, la gloire de l’auteur fut établie, et Walter Scott se rendit à Milan tout exprès pour voir ce romancier, son élève, qui était passé maître.

Montaigne a mis en lumière La Boétie, Chateaubriand Joubert, et Voltaire Vauvenargues. Je remercie les parrains et je félicite les filleuls ; mais, de bonne foi, si l’abbé Trublet, ayant flatté au lieu de critiquer l’auteur de la Henriade (c’est une supposition), avait eu ses bonnes grâces, au lieu de sa colère, croit-on qu’il eût été bien difficile à Voltaire de faire entrer dans le répertoire des choses qu’on admire toujours, et qu’on lit, les Essais de morale et de littérature, de Trublet, cinq fois réimprimés de 1735 à 1754, et où l’on trouve des pensées dignes de nos meilleurs moralistes41 ?

Lamartine lança la gloire de Mistral. Les plus beaux vers de Mme Ackermann, insérés dans la Revue moderne, avaient passé inaperçus ; un article de Caro la fit connaître tout d’un coup, et elle eut depuis lors un groupe d’admirateurs fervents. Le culte d’Amiel, qui a aussi sa petite église, date d’un chaleureux article de Seherer dans le Temps ; malgré l’opposition hargneuse d’un critique, le penseur suisse a été reçu d’emblée dans la littérature française ; Renan lui a donné un sourire, et M. Paul Bourget lui a fait une belle place dans ses Essais de psychologie contemporaine.

Célébré avec enthousiasme par Octave Mirbeau dans le Figaro, si je ne me trompe (car le nom du journal a une grande importance, et une petite trompette ne porterait pas loin), un autre écrivain étranger de langue française, que M. Max Nordau appelait « l’idiot belge »42, est devenu, aux yeux des jeunes gens, une manière de Shakespeare. Oh ! quelle bonne fortune pour un auteur de rencontrer un critique qui le gobe, mais là, comme il faut, et non pas qui le loue du bout des dents ! Quelle différence entre un article poli, complaisant, dicté par la froide estime, quand il n’est pas arraché par l’importunité, et la généreuse louange d’un journaliste emballé à fond ! Comme je sens bien, messieurs les critiques, que vous n’avez jamais fait que de la copie quelconque avec vos écrits sur mes écrits, et comme je m’explique bien pourquoi, personne n’ayant été forcé d’ajouter foi aux vagues et molles assurances des vôtres, si peu d’amateurs ont pu avoir la curiosité de lire les miens !

Non seulement la critique a le pouvoir de fonder une grande réputation, quand l’objet de ses éloges les justifie en quelque mesure ; elle peut encore créer de toutes pièces une gloire dont le héros est un pur néant.

Jules Janin avait fait cette gageure, et sa réussite a prouvé qu’il n’y a point de farce qu’un critique en faveur ne puisse jouer au public, point de bourde qu’il n’ait le secret de lui faire avaler. Il a créé Debureau.

Au tome I de son Histoire de la littérature dramatique, le fameux feuilletoniste s’amuse à soutenir que, lorsqu’il n’y a pas de grand artiste, il faut en inventer un, et voici la plaisante histoire qu’il raconte :

Une de mes fêtes, c’est d’en avoir inventé au moins un ; avec ce grand comédien de mon invention, j’ai vécu six semaines et j’ai eu le plaisir de voir mon paradoxe accepté sans conteste. Ah ! la bonne folie ! et comme elle étonna le fin fond du boulevard où se cachait mon héros enfariné ! Ma trouvaille avait nom Debureau. Son théâtre était un affreux trou, sans issue, où tout était repoussant, l’air empesté, les violons criards, la société en blouse et en marmotte, un monde à part, qui s’amusait à voir son héros donnant et recevant des coups de pied au bon endroit. C’était une peste, à vrai dire, et je vous laisse à penser si le public de ce grand Journal des Débats, un public sérieux, positif, dans l’âge qui est un peu au-delà des passions, fut intrigué, quand, un beau matin, en ouvrant son grave journal, il vit imprimée en toutes lettres, honneur qui n’avait encore été accordé à aucun artiste vivant, la biographie de Debureau.

À peine Jules Janin, écrit Sarcey, eut-il jeté dans le monde stupéfait le nom glorieux du funambule, que soudain, grâce à la toute-puissance du feuilleton, le parterre fut envahi par des enthousiastes qui ne juraient plus que par Debureau. Les esprits les plus délicats, les plus beaux messieurs et les plus belles dames du faubourg Saint-Germain se mêlaient aux enfants du faubourg Saint-Antoine.

C’était, poursuit Jules Janin, une confusion de dentelles et de loques sans nom, do velours et de blouses immondes ; l’ambre mêlé à l’âcre odeur de l’ail, le bouquet de camélias coudoyant le cornet rempli de pommes de terre frites, le sabot et le soulier de soie ; ici, les trous et les taches, et là le gant blanc dans toute sa pureté ; des mains calleuses et des mains de duchesse. Au même instant, vous eussiez entendu le murmure de ces voix moqueuses et le cri rauque des voix avinées. C’était rare et curieux, le feu de ces regards disciplinés et de ces prunelles ardentes qui tutoient tout le monde. Le pierrot des Funambules a fait, ce soir-là, en quelques gambades, ce que Napoléon, avec, toute sa gloire et ses quinze ans de toute-puissance, avait à peine osé rêver : une fusion entre les deux faubourgs.

Deux mots bien sentis ont plus de poids qu’un volume, et rien n’est plus puissant pour fonder une gloire qu’un compliment très court en style lapidaire. C’est le pendant et l’inverse de la flèche empoisonnée des épigrammes. Beaucoup de lettrés, qui ne lisent point l’Esprit des lois, s’en tiennent sur Montesquieu au magnifique éloge de Voltaire : « Le genre humain avait perdu ses titres, M. de Montesquieu les a retrouvés. » Il est vrai que du même coup ils peuvent justifier leur ignorance en ajoutant que « Montesquieu a fait de l’esprit sur les lois. »

« Il n’est pas si aisé, écrit gravement La Bruyère, de se faire un nom par un ouvrage parfait que d’en faire valoir un médiocre parle nom qu’on s’est déjà acquis. » C’est trop vrai, penseur judicieux, et il y a plusieurs variantes de ton truisme. Swift a dit, avec plus de vivacité et d’agrément que toi : « Le grand avantage d’être considéré par le monde comme un homme d’esprit, c’est qu’on peut impunément faire la bête. » — « Quand un homme, écrit aussi Voltaire, a établi sa réputation par des morceaux sublimes et qu’un siècle entier a mis le sceau à sa gloire, on approuve en lui ce qu’on censure dans ses contemporains. » Sosie, auquel Amphitryon impose silence, murmure en se taisant :

Tous les discours sont des sottises.   
Partant d’un homme sans éclat :
Ce seraient paroles exquises
Si c’était un grand qui parlât.

On s’explique sans peine que le même jugement obtienne un crédit différent selon la bouche d’où il sort, que « telle pensée qui ne fixe point notre attention lorsque nous la rencontrons sous la plume d’un auteur inconnu, arrête et sollicite nos réflexions, si elle appartient à un profond connaisseur de la nature humaine43. » Il faut reconnaître ici le prestige de l’autorité, mais reconnaissons aussi que nous sommes les jouets d’un certain snobisme, que le cadre fait valoir à nos yeux le tableau, qu’une sardine nous paraît meilleure servie dans un plat d’or que dans une assiette d’étain, mais que c’est toujours la même sardine. M. Brunetière a proclamé la faillite de la science dans une diatribe fameuse ; on n’aurait pas pris garde à cette déclamation injuste et banale ; injuste, parce que la science est accusée d’avoir failli à des promesses que les vrais savants n’ont jamais faites ; banale, parce que cette accusation traîne partout : mais quoi ! c’était Brunetière ; le bruit a été grand. Anatole France conte une bonne histoire :

Il y a une quinzaine d’années, dans l’examen d’admission au volontariat d’un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés. — Où ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si baroques et si ridicules ? — Ils les avaient prises pourtant dans un très beau livre. C’était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les plus estimés : « En latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amère du Nord, etc. » J’ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu’ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable ; mais pour être admirée d’un consentement unanime, faut-il encore qu’elle soit signée44.

On est allé jusqu’à se pâmer d’admiration devant des fautes d’impression ou de lecture, devant de véritables non-sens, tant qu’on a cru y voir la leçon même de quelque grand écrivain. Le manuscrit des Pensées de Pascal n’est pas commode à déchiffrer. Pendant longtemps on y a lu, entre autres sottises : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; voilà ma place au soleil… » et l’on s’extasiait devant un trait si hardi. « Ce chien ! » qu’en dites-vous ? quelle idée originale ! ce n’est pas un auteur ordinaire qui aurait imaginé un chien comme premier sujet de dispute sur la propriété ! Muni d’une meilleure loupe, un éditeur récent a découvert qu’il fallait lire : « Ce coin est à moi… »

La solide vérité de fait proclamée par la naïve remarque de La Bruyère a reçu une bien curieuse application chez les Anglais, qui sont gens pratiques : c’est l’industrie des spectres. Elle est encore peu connue, et l’on n’a pas songé, que je sache, à l’introduire en France45. Voici comment fonctionne ce mécanisme ingénieux.

Un « spectre » est un débutant obscur, qui, gardant son obscurité, consent, pour un salaire honnête, à laisser mettre sur son oeuvre le nom d’un romancier célèbre. C’est une affaire excellente pour tout le monde : pour le public, qui a vraiment du nouveau, au lieu du radotage que lui aurait servi le vieil auteur usé ; pour l’éditeur, que rassure contre les risques d’une mévente l’étiquette de la marchandise ; pour le romancier célèbre, qui n’a rien à faire, et enfin pour le spectre, qui touche de l’argent, au lieu qu’une publication entreprise sous son nom lui en aurait coûté, sans parler de la pénible lutte qu’il faut toujours soutenir pour être imprimé, pour être édité et pour obtenir des articles. Le grand romancier, qui reçoit pour l’ouvrage 500 livres sterling, par exemple, en abandonne 200 à son… collaborateur anonyme, sans que sa conscience lui reproche rien, puisqu’il peut se dire qu’en vérité il a collaboré au succès de l’oeuvre par son nom.

La seule ombre au tableau, c’est qu’il peut encore se trouver de naïfs jeunes gens qui tiennent à l’argent moins qu’à l’honneur, en sorte que leur rêve de gloire n’est point satisfait. Le 15 juin 1892, un peintre paysagiste, nommé Alcide Lorron, âgé de trente-huit ans, se tira un coup de revolver au cœur dans son domicile, 19, rue Monsieur. Il avait été second prix de Rome, et ses amis lui reconnaissaient du talent. Mais il n’avait pas réussi. Des besognes inférieures le faisaient vivre. Des industriels l’exploitaient, au point de lui acheter à vil prix ses tableaux, à condition qu’il consentît à ce qu’ils fussent signés d’un autre nom que le sien. Souvent, dans les Salons et dans les ventes publiques, Lorron avait eu la douleur de voir ses œuvres exposées sous des noms étrangers qui les recommandaient… Il se tua.

« Personne presque, dit encore La Bruyère, ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre », et voilà, pour le coup, une pensée amère et forte, extrêmement profonde dans sa simplicité.

Ces gens (les critiques), ajoute-t-il, laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’ils savent juger, trouver bon ce qui est bon et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c’est un premier ouvrage, l’auteur ne s’est pas encore fait un nom, il n’a rien qui prévienne en sa faveur… On ne vous demande pas de vous récrier : C’est un chef-d’œuvre de l’esprit, l’humanité ne va pas plus loin, c’est jusqu’où la parole peut s’élever ; on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce ; phrases outrées, dégoûtantes… Que ne disiez-vous seulement : Voilà un bon livre ! Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l’Europe et qu’il est traduit en plusieurs langues. Il n’est plus temps.

Toujours et partout on résiste d’abord à l’astre nouveau, et les raisons de cette résistance sont multiples. Les plus générales sont évidemment la jalousie, l’envie, l’égoïsme et l’éternelle paresse. Mais il y en a d’autres : ainsi, la peur de sortir de la majorité et de se singulariser même tout à fait. Car il y a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances sur mille pour que le livre signé d’un nom nouveau ne vaille rien, pour qu’il soit inutilement venu grossir l’encombrant amas des choses imprimées ; en le condamnant d’avance, nous sommes donc à peu près sûrs de ne pas nous tromper, d’être avec tout le monde, et de donner une opinion avantageuse de notre goût.

Les critiques craignent beaucoup plus le ridicule d’admirer trop que l’injustice de ne pas louer assez. On reste ainsi dans la moyenne, cet idéal de sagesse commune qui suffit aux âmes ordinaires, et voilà pourquoi « c’est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément46. » On croit montrer sa propre force en paraissant supérieur à celui qu’on juge, c’est-à-dire en lui rendant moins que ce qui lui est dû.

La chose la plus difficile et la plus rare, chez les gens cultivés, c’est de porter sur quoi que ce soit un jugement naïf, comme on appelait au dix-septième siècle la sincérité, la vérité ingénue. Quand on juge les auteurs du passé, c’est presque impossible, à cause des préjugés de toute la tradition accumulée ; et c’est presque impossible aussi quand on juge les auteurs du temps présent, à cause de préjugés d’une autre sorte. Personne n’ose dire ce qu’il pense, exprimer ce qu’il sent. Timidement on consulte l’opinion ambiante, et on la suit. Si l’on fait partie d’une assemblée, cette préoccupation de l’avis du grand nombre est visible ; mais elle ne quitte jamais celui même qui croit penser seul. Où est l’homme assez courageux pour avouer aujourd’hui qu’il aime la peinture de Bouguereau, par exemple, ou qu’il n’aime pas la nature, ou qu’il préfère à tous les voyages le coin de son feu ? Cette espèce existe pourtant.

Lamennais a osé écrire : « Je doute qu’il y ait au monde un pays plus ennuyeux que la Suisse. Quant aux curiosités naturelles, montagnes, vallées, lacs, torrents, cascades, ce sont des choses bientôt vues et qui ne me séduisent pas autrement. J’aime mieux mes tisons47. » Il a raison, cet homme, non de ne pas aimer la puisse, mais, ne l’aimant point, d’en convenir.

Un érudit italien, M. d’Ancona, ayant réédité le Voyage de Montaigne en Italie, a eu l’idée de rechercher l’impression produite par l’Italie sur les voyageurs étrangers, aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Arrivé au dix-neuvième, le savant professeur s’est aperçu que les voyages des touristes n’avaient plus d’intérêt pour le but qu’il s’était proposé. Car ils arrivent tous en Italie avec des impressions formées d’avance par leurs lectures, et d’observation naïve, spontanée, il n’y en a plus trace. Pour retrouver un sentiment original, il faudrait aller le chercher dans des pays peu explorés, sur lesquels les journaux et les livres ne nous ont pas encore fourni une opinion toute faite.

Les peintres ont tort de s’indigner, dans les salles d’exposition, contre certains jugements du public profane qui dénotent un goût mal éduqué ; pourvu que ces jugements soient sincères, ne sont-ils pas plus intéressants que ceux des snobs qui affectent d’admirer le plus les choses que souvent ils goûtent le moins ?

On admire le courage militaire et ses beaux entraînements ; mais on lui préfère, comme plus rare encore, le courage civil, qui consiste à braver les foules ou à résister aux parlements : le simple courage d’avoir son opinion et de la dire est le premier degré du courage civil. L’acte du critique est moral, parce qu’il demande, avec toutes les qualités de l’esprit, de véritables vertus du cœur et du caractère : le courage, la sincérité, la charité, la sévérité, la conscience. « La vraie touche des esprits, a dit Mlle de Gournay, c’est l’examen d’un nouvel auteur, et celui qui le lit se met à l’épreuve plus qu’il ne l’y met. »

On peut distinguer, en critique, deux familles de juges : les charmeurs et les autoritaires. Il n’y a entre elles qu’une différence, grande il est vrai, d’humeurs et de tempéraments. La méthode, au fond, reste la même ; et, qu’on l’avoue ou non, c’est toujours, pour chacun, la liberté de se tromper, la liberté de juger à ses risques et périls.

Les charmeurs, parce qu’ils se promènent et causent avec nous, persuasifs, séduisants, aimables, jamais cuistres, se piquent de n’apporter en critique que des impressions et non des jugements : ils nous tendent simplement un piège de plus, qu’on pardonne à leur malice et qu’on n’impute pas à la naïveté ; mais les autoritaires, assez simples pour croire que leurs jugements sont des vérités objectives, suffisamment soustraites aux impressions et à toutes les influences de leur personnalité, sont les dupes d’une si grande illusion qu’il est presque permis de douter que la faculté critique puisse coexister chez eux avec une aussi profonde ignorance d’eux-mêmes.

Non différente, en cela, du charme, l’autorité réside tout entière dans la forme. La force intérieure de la vérité n’est point ce qui la constitue. On peut avoir raison et manquer d’autorité pour convaincre ; on peut avoir tort et jouir du pouvoir singulier d’imposer sa conviction. Herbert Spencer remarque que « souvent une simple assertion articulée avec assurance produit, en l’absence de preuves ou même en présence de preuves contraires, une conviction inébranlable… Nous voyons non seulement le ton affirmatif et l’air d’autorité créer la foi, mais encore la foi diminuer à la suite d’explications. Ce n’est pas le témoignage logique et concluant qui engendre la conviction dans l’esprit, c’est d’entendre parler le langage naturel à la conviction48. »

Et de là vient que l’autorité ne se perd pas, quelques preuves d’ignorance, d’erreur ou d’ineptie qu’ait données l’homme qui la possède. Vous pouvez, Cratès, entasser fautes sur fautes, mensonges sur mensonges ; si vous avez le don de l’autorité, tout écrit échappé de votre plume aura toujours du poids ; toute parole tombée de votre bouche gardera du crédit. Arsène et Cydias auront pu impunément trahir la cause du droit et de la vérité dans le sombre drame judiciaire qui a si nettement séparé les consciences justes… des autres : ils continueront à régner sur nous, le premier par l’autorité, le second par le charme.

Un des éléments de l’autorité chez un critique, c’est une confiance intrépide en son propre jugement : si bien qu’il est contraire à l’idée de l’autorité d’avoir trop d’intelligence ; car le premier exercice que fait de sa critique un homme intelligent, c’est sur lui-même, appliquant la méthode des astronomes qui cherchent d’abord leur « équation personnelle », c’est-à-dire la quantité d’erreur constante à laquelle leurs observations sont exposées, du fait qu’ils sont Herschell, Laplace, Arago ou Schiaparelli, et qu’ils observent avec leurs lunettes la planète Mars, de l’observatoire de Milan ou de celui des Montagnes-Rocheuses. Le sage sait en gros qu’il lui manque beaucoup ; l’homme d’esprit sait en détail ce qui lui manque : d’où la modestie, qui passe pour une vertu, et la défiance de soi, qu’on blâme comme une faiblesse.

Le comble de l’habileté, de la part d’un critique qui veut régner quelque temps sur le monde, c’est d’inventer un système ; mais le comble de l’ingénuité chez son inventeur, c’est d’y croire. Quelqu’un pourrait-il ignorer encore que les systèmes les plus indestructibles durent une dizaine d’années, et qu’ils ne sont tous qu’une organisation artificielle d’idées partiellement justes au moyen d’une idée générale qui est fausse, parce qu’elle est exagérée ?

XI §

Je retrouve dans une page de Cournot, que j’ai déjà citée49, une explication, bonne peut-être, mais qu’il me faut examiner encore, de l’échec où ma critique était condamnée d’avance, quand j’ai essayé de rendre à Adolphe Monod la gloire littéraire.

D’après ce philosophe, la littérature d’un pays a, dans tous les genres, poésie, éloquence, histoire, roman, etc., un moment d’éclat unique coïncidant avec celui où la langue est dans sa perfection. Pourquoi Bossuet, Bourdaloue, Massillon sont-ils et demeureront-ils les orateurs les plus célèbres de la chaire ? parce que, ayant eu du génie ou un grand talent, ils ont écrit et parlé à une époque où la langue avait achevé de mûrir et n’avait pas commencé de se corrompre.

En conséquence, Saurin, qui appartient au même temps de l’histoire, aurait pu avoir, lui aussi, une classique célébrité, s’il avait été un pur Français ; quais aucune éloquence ne saurait compenser pour Monod l’inconvénient de ne pas appartenir à l’âge d’or de la littérature. Et voilà pourquoi, si l’idée de Cournot est juste, tous nos efforts pour le tirer de son ombre relative resteront impuissants et vains.

Il y a, dans cette théorie dont la parfaite clarté peut séduire, d’abord une erreur de fait qui en rend fragile la base même. Il n’est point exact que, pour chaque grand pays civilisé, le siècle où sa langue est exemplaire soit celui de l’épanouissement de toute sa flore littéraire, et il faut reconnaître que cette constatation est très-consolante ; car il serait désespérant que, passé une certaine époque, les genres avec les oeuvres fussent voués sans remède à l’infériorité et à la décadence. Nous n’aurions plus alors qu’à appeler de nos vœux une invasion des barbares et le commencement d’une ère nouvelle. En France, sans insister sur la poésie épique, dont les conditions sont peut-être spéciales et cadrent mieux avec une certaine enfance de la langue et de la société qu’avec la maturité de l’âge classique, il est incontestable que la poésie lyrique n’a pas atteint au xviie siècle son apogée. Mais quand s’en est-on aperçu, sinon à l’heure où les poèmes de Lamartine et de Victor Hugo ont montré avec évidence que la plénitude du lyrisme ne se trouvait ni chez Malherbe, ni dans les chœurs d’Esther et d’Athalie ? Mézeray et Vertot ne prétendent sans doute pas soutenir la comparaison avec les maîtres de l’histoire au xixe siècle, et ce serait une mauvaise plaisanterie de préférer l’Astrée et les ouvrages similaires, voire la Princesse de Clèves, aux chefs-d’œuvre du roman dans les deux siècles qui ont suivi celui de Louis XIV.

Il est vrai que Cournot a prévu l’objection. Il a soin de reconnaître que les époques nouvelles peuvent produire des génies égaux ou même supérieurs à ceux de l’âge classique ; il nie seulement qu’ils puissent devenir, comme eux, des écrivains exemplaires et consacrés.

Mais cette réserve ingénieuse, qui paraît d’abord propre à concilier les choses, cessera de sembler juste après un court examen. Si, dans certaines circonstances de temps et de lieu, un très léger bagage peut suffire pour parvenir d’emblée à la postérité, les heureux pèlerins ne l’emportent cependant pas toujours ni pour jamais sur les voyageurs et les conquérants d’un siècle moins favorisé, qui étaient mieux munis : Chapelle et Bachaumont, Saint-Evremond, Hamilton ont beau avoir écrit à la bonne époque, ils sont loin d’avoir l’illustration et l’autorité de Voltaire ; ce n’est pas seulement comme historiens, c’est comme écrivains, que Vertot et Mézeray ne comptent plus.

Si l’on est effrayé du nombre de nos grands historiens modernes, de nos grands romanciers, de nos grands poètes, de nos grands orateurs, comme de l’abondance de leurs ouvrages, et si l’on dit :

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux,

je ferai observer que le régime des morceaux choisis a commencé depuis longtemps non seulement pour eux, mais pour la plupart de leurs glorieux prédécesseurs. Qui donc aujourd’hui, sans « un commandement exprès du roi », je veux dire sans la contrainte d’une nécessité littéraire ou d’un devoir professionnel, lit Bourdaloue, Massillon et Bossuet lui-même dans leurs œuvres complètes ?

Assurément le prestige du « canon » classique est immense ; il nous éblouit, nous fascine, nous rend superstitieux et bêtes, à un degré qu’on ne saurait dire. Ce prestige explique comment les hérétiques de la libre pensée dans le Temple du goût sont punis par une ridicule impuissance ; mais enfin la religion classique ne s’est pas établie sans la prédication de ses apôtres : elle a des prêtres, qui en portent toute la responsabilité.

Si quelqu’un estime assez les jugements des hommes pour tenir absolument à ce que l’obscurité littéraire d’un aussi grand orateur sacré qu’Adolphe Monod se justifie dans une certaine mesure, il peut tout simplement s’adresser à moi-même ; j’ai indiqué50 à ceux qui répètent, après Régnier et Boileau :

Le juge sans reproche est la postérité,

une explication très plausible de ce fait désormais acquis, et je la tiens pour un peu meilleure que celle qu’on croirait avoir trouvée dans la page de Cournot.

La raison raisonnable de l’insuccès final de Monod, c’est donc d’abord l’anachronisme d’un style trop étudié, plus emprunté aux livres et aux modèles classiques que moderne et vivant ; et c’est aussi l’anachronisme d’une pensée trop orthodoxe pour avoir été en parfaite harmonie avec la conscience et la raison contemporaines. La vie éternelle, en littérature, ayant toujours ses racines dans une époque particulière de l’histoire, s’il y a quelque contradiction entre l’écrivain et la société où il paraît, l’avenir le rejette parce que le présent ne l’a pas adopté. On n’entre dans l’éternité que par la porte du temps51. Mais il ne faudrait pas exagérer cette discordance avec l’âme de sa génération, de l’homme qui a écrit Les grandes âmes, Le Fatalisme, Qui a soif ? et, d’ailleurs, n’est-il pas dans la mission même de l’éloquence religieuse de faire la guerre à l’esprit du siècle, et, par conséquent, de le contredire ?

Non. L’explication que nous cherchons se trouve toute dans un ordre de faits bien moins relevé.

Voltaire ayant écrit dans le Siècle de Louis XIV : « Un des premiers qui étala dans la chaire une raison toujours éloquente fut le P. Bourdaloue… Il y a eu après lui d’autres orateurs de la chaire… Aucun ne l’a fait oublier… Quand Bourdaloue parut, Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur », ce jugement du grand oracle de la critique classique a fait loi, tellement que Bossuet eut une certaine peine à reprendre sa place, et que Vinet lui-même a hésité à la lui rendre ! Une grave légion de cuistres, une nuée babillarde de perroquets et de serins, qui n’ont jamais lu Bourdaloue, qui ne voudraient et ne pourraient pas le lire, ont répété de confiance ce qu’avait dit le maître du chœur.

Il faut aux gens cultivés, pour emmagasiner commodément leurs idées et leurs connaissances, un petit nombre de types littéraires dont chacun représente éminemment quelque chose. Peu à peu, l’opinion du monde s’est cristallisée dans ces formules définitives : Bossuet, la flamme ; Bourdaloue, la dialectique ; Massillon, l’abondance élégante et diserte. Trois, cela suffit. Fermons maintenant les compartiments, et qu’on ne dérange plus ce bel ordre ! Si quelque nouveau prédicateur, tel que Monod, unit à un degré génial la chaleur et la dialectique, qui est-il, cet intrus bizarrement mélangé du talent de Bourdaloue et de celui de Bossuet ? Un imitateur, à coup sûr. Le grand évêque de Meaux concentre en lui seul et il épuise tout ce que l’éloquence passionnée a d’admirable ; et comment voulez-vous qu’on admire beaucoup l’argumentation du pasteur protestant, quand on trouve dans les raisonnements du Père jésuite des beautés transcendantes ?

Il y avait pourtant un moyen bien simple de donner satisfaction à ce besoin paresseux de classification sommaire qui explique, en littérature, la plupart des injustices de la postérité. N’était-il pas tout naturel que le protestantisme français eût son grand orateur ? Un contre trois, c’était une proportion acceptable ; et, puisque le choix de Saurin souffre des difficultés, pourquoi ne prenait-on pas Monod ? Parce que, en France, pays catholique, l’orgueilleux préjugé de la majorité religieuse s’y opposait.

Mais la véritable raison de notre défaite dans la lutte que nous avons entreprise pour rétablir selon l’équité l’injuste distribution des gloires de la chaire chrétienne, c’est l’autorité souveraine des grands oracles de la critique, appuyée sur l’imbécile docilité du régiment de pions marchant et parlant par leur ordre.

XII §

Il en est de la gloire littéraire comme de l’Académie française. Les écrivains excellents peuvent et doivent y entrer ; mais ce n’est point une nécessité absolue, et, d’autre part, les grandes situations, les relations mondaines, l’intrigue, ouvrent les portes de l’une et de l’autre autant, sinon plus, que le talent.

Bourdaloue était bien en cour. Une femme charmante et très écoutée, Mme de Sévigné, qui, semblable aux reines de nos salons et de nos dîners parisiens, par lesquelles se font les élections académiques, n’eut pas besoin, pour faire régner son influence, de donner des preuves d’un goût toujours sûr, le lança d’abord dans la gloire, la seule vivante, la seule vraie, celle du nom qui voltige sur toutes les lèvres vilaines ou jolies. Quel atout dans le jeu du Père jésuite ! Je ne dis pas qu’il ait obtenu par aucune manœuvre cette bonne fortune, et je ne reproche rien à son caractère. Mais, en vérité, il a eu bien de la chance, et plus la chance paraîtra dominante dans les motifs des renommées, plus sera certaine cette conclusion, qu’elles sont injustes et absurdes : ce qui est le Quod erat demonstrandum de tout mon ouvrage.

Pauvre petit pasteur, retiré loin du monde dans ta maison de la rue de La Tour d’Auvergne, je te plains ; la partie n’était point égale.

Dieu lui a suffi, et son humilité fuyait la gloire comme une tentation du démon. Mais se figure-t-on la métamorphose qui aurait renversé, comme d’un coup de baguette, toutes les conditions de sa destinée littéraire, si l’équilibre cher à Guizot avait été au goût de plus de gens, si cette grande autorité académique ayant pu faire accepter à ses confrères l’ingénieuse idée de la bascule que sa politique rêvait partout, l’élite de la société parisienne avait eu, dans la même année, cette fête inouïe, d’entendre, se faisant l’un à l’autre un fraternel écho, sous la coupole de l’Institut, le clairon du moine Lacordaire et la basse solennelle du pasteur protestant ?

XIII §

Voici deux sermons, celui de Massillon sur le Petit nombre des Elus et celui de Monod : Pouvez-vous mourir tranquille ? Admirables l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre n’est, dès sa naissance, un chef-d’œuvre classique ; car les chefs-d’œuvre ne deviennent tels qu’avec le temps. L’un reçoit assez vite cette consécration ; l’autre l’attendra toujours. Pourquoi ?

De ce phénomène, comme de tout ce qui arrive, il y a nécessairement une raison suffisante ; mais ce serait être ignorant, crédule et naïf, comme les plus doctes le sont en effet, que de se figurer qu’on trouvera cette raison dans la valeur intrinsèque et relative des œuvres.

Il faut décidément s’habituer à ne plus considérer les écrivains comme échelonnés dans l’estime des hommes d’après leur taille et leur valeur réelle. Certaines conventions, qui peuvent être d’accord avec la vérité, mais qui peuvent aussi n’avoir avec elle aucun rapport, donnent les rangs. Ce qui impose d’abord un auteur à l’attention du monde, c’est l’arbitraire bon plaisir de cette souveraine, la critique ; et la place d’un auteur devient inexpugnable, sa prise de possession est définitive, quand son nom et surtout quand son œuvre servent d’utiles exemples pour illustrer les thèmes traditionnels que les journalistes, les professeurs, les historiens de la littérature répètent et se repassent, et qui entrent dans l’éducation obligatoire des esprits.

Personne n’est obligé d’avoir lu le sermon bizarrement intitulé Qui a soif ? ni d’avoir des notions sur celui qui l’a fait, ni même d’apprendre que l’homme et que l’ouvrage existent ; mais tous les bacheliers doivent savoir que Bourdaloue était un logicien rigoureux, que Massillon a fait légèrement fléchir le dogme et la morale, et que le Petit Carême était fort goûté de Voltaire.

Cela ne veut point dire que ces prédicateurs célèbres aient eu une éloquence réellement supérieure à celle de prédicateurs obscurs qu’on ne nomme pas. Leur grande célébrité signifie seulement qu’un ensemble heureux de circonstances a fait d’eux des types, d’illustres exemples, des instruments classiques de l’instruction historique et littéraire de l’« honnête homme. »

Une fois entrés dans le train ordinaire des études, aucune opération au monde n’est plus facile que de trouver à ces favoris de la critique et du sort toutes sortes de beautés ; c’est le simple effet de la suggestion dans ce qu’elle a de plus élémentaire.

Quant à continuer de fermer les yeux sur l’auteur sacrifié qui les effacerait tous, si le mérite, non la Fortune, était la raison de la gloire, ce sommeil inactif est encore plus facile.

XIV.
La Réclame §

Quand un auteur n’a pas cette bonne fortune, si rare, l’amitié d’un critique puissant qui se dévoue par enthousiasme au succès de son œuvre, il faut qu’il fasse lui-même ou que son éditeur fasse les frais d’une réclame souvent répétée.

Plus elle est courte et bête, plus elle a d’efficace. Les articles de complaisance sont ennuyeux et inutiles, on ne les lit pas ; les articles trop bien faits ont un inconvénient : ils dispensent d’acheter le livre, dont ils donnent une notion suffisante. La réclame vaut mieux, sans pouvoir d’ailleurs rivaliser avec l’incomparable effet des hyperboles gratuites et sincères d’une grande voix dans un grand journal.

La meilleure réclame est la plus courte ; c’est l’annonce en grosses lettres, parce qu’on la lit plus sûrement et plus facilement. (Je conseillerais à un écrivain que la dépense effraie, de faire des économies plutôt sur le nombre des lignes que sur leur fréquente répétition). Elle doit être « bête », c’est-à-dire outrée, sans nuance, sans mesure, sans esprit, sans pudeur, hyperbolique, énorme : « L’ouvrage le plus curieux qui ait paru depuis une trentaine d’années, c’est… (ici le titre en caractères gras) ; tout le public lettré voudra lire et posséder ce chef-d’œuvre d’érudition, de philosophie et d’humour. »

On prétend que ce moyen est usé, suranné, et que personne ne s’y laisse plus prendre. Personne ? c’est bientôt dit. Vous oubliez les badauds, qui sont toujours la majorité. Et vous oubliez aussi que vous-même, qui croyez être sur vos gardes, vous subissez sans en avoir conscience, par le fait seul que vous êtes unus e multis, l’entraînement du grand nombre. Quand M. Paul Sabatier publia son beau livre sur saint François d’Assise, il lui fit très intelligemment, à ses frais, une réclame un peu grosse, qui a fort bien réussi, en somme, quoique des gens trop délicats, dont je me reproche d’avoir été, aient rougi pour l’auteur de ses coups de grosse caisse, et en aient conclu trop précipitamment qu’un ouvrage, si tambouriné par l’annonce, devait avoir peu de mérite propre. À son talent d’historien et d’écrivain M. Sabatier ajoutait simplement, courageusement, la franche application des règles mêmes que j’expose et qu’on ne laisse dans le domaine de la théorie que si l’on en rit comme d’un paradoxe au lieu d’en faire un usage sérieux52.

« Depuis plus de sept mille ans qu’il y a… » des imbéciles, les mêmes appâts servent à prendre les goujons et les hommes. Songez à l’obsession d’une ligne, d’un mot qui, tous les jours, vient frapper nos yeux ! En voici un exemple actuel.

Sur quoi est fondée la conviction que trente millions de Français, dit-on, continuent à avoir de la culpabilité de Dreyfus ? Uniquement sur les imaginations hypnotisées par les sept lettres du mot traître, auxquelles il convient d’ajouter les quatre lettres du mot juif. Le meilleur moyen d’entretenir cette fascination est donc d’inonder les villes et les campagnes de prospectus portant ces simples mots : « Dreyfus est un traître », mais en lettres immenses et avec les portraits des cinq ministres de la guerre. Et, pour lutter à armes égales contre cette propagande, ce ne sont point les documents de l’enquête qu’il faut répandre à profusion, c’est le prospectus opposé : « Dreyfus est innocent », avec les portraits des onze principaux publicistes qui ont soutenu le bon combat.

Suivant le philosophe anglais Bagehot53, l’homme en société vit dans une atmosphère de crédulité si contagieuse qu’il n’y a point de sottes inventions que l’individu le plus sérieux et le plus sage ne puisse finir par gober lui-même quand il les voit reçues autour de lui par la communauté. M. Tarde54 confirme cette remarque en rappelant avec quelle facilité des absurdités aussi fortes que l’art des augures, l’astrologie, la sorcellerie, etc., ont été crues unanimement du peuple le plus spirituel de la terre. « Toute idée qui nous frappe vivement et reste devant nos yeux nous paraît bientôt vraie… La seule présence d’une idée fait que nous y croyons… Et voilà pourquoi la croyance des autres accroît la nôtre si promptement… Voilà pourquoi il y a si peu d’hommes qui puissent s’empêcher de céder aux préjugés dont on est imbu dans leur secte ou dans leur parti. »

L’homme est en proie à l’universelle suggestion, et l’état où il passe sa vie, plongé dans toutes les causes d’erreur qui exercent sur lui leur influence, comme dans l’eau sale un canard, c’est un vrai sommeil magnétique.

On s’est ingénié assez inutilement à varier les formes de la réclame. Des poètes de mirliton, comme il y en a surtout au service des confiseurs, ont cultivé cette branche de la littérature industrielle avec une divertissante fantaisie, et ont recommandé les pastilles Géraudel ou le savon du Congo par toutes sortes de quatrains, de calembredaines et d’historiettes. Il n’y faut pas tant de façons. « Le meilleur chocolat est le chocolat Perron » : voilà la réclame suffisante et parfaite. Sarcey a là-dessus une page excellente55 :

« J’ose dire que l’industriel qui a trouvé cette phrase est un grand homme. Ses confrères se lancent dans des phrases de réclame qui n’en finissent point… entrent dans toutes sortes d’explications qui sont discutables… Et remarquez même que M. Perron ne donne point son adresse à la fin de la phrase. Ceci est un trait de génie. Un nom de rue, un numéro, ce sont des choses transitoires qui ôteraient au chocolat Perron ce qu’il a d’éternel et d’immuable… Avez-vous réfléchi à l’énorme puissance d’une même phrase qui vient sans cesse frapper le cerveau à coups réguliers ? Elle s’y enfonce peu à peu ; elle y pénètre si profondément qu’il devient impossible de l’en arracher. C’est la goutte d’eau qui creuse les roches les plus dures. Répétez tous les jours d’un sot avéré qu’il est homme d’esprit, il ne faudra pas bien longtemps pour que le public dise à son tour : « C’est un homme d’esprit. » Les meilleures raisons du monde ne peuvent rien contre une phrase toute faite. Il faut, pour comprendre de bonnes raisons, avoir de l’intelligence et se donner du mal. La foule est imbécile et paresseuse et se compose presque tout entière de moutons de Panurge. Je suppose qu’aujourd’hui l’Académie, des sciences analyse le chocolat de M. Perron et démontre clair comme le jour qu’il est fait avec de la farine et de la mélasse : voilà qui est bel et bien, dira la foule, mais il n’en est pas moins vrai que le meilleur chocolat est le chocolat Perron. »

Répétez à un lecteur de la Croix : « Le meilleur gouvernement est le gouvernement des curés », il n’a pas besoin d’autre chose pour en être pleinement convaincu.

Qu’est-ce qu’un auteur ? Une espèce d’industriel qui, par le débit de sa marchandise, veut gagner ou de l’argent, ou de la réputation, ou l’un et l’autre.

Cette définition ne peut être contestée que par les poseurs qui prétendent écrire pour la seule volupté d’écrire et sans autre récompense que la satisfaction d’avoir écrit. Mais, alors, qu’ils ne nous communiquent pas leurs monologues ! Il est contradictoire de les publier et d’attendre avec indifférence le sort que leur fera le public.

J’ai dit là-dessus mon sentiment dans ma première série d’Essais, et, bien que j’aie reçu plusieurs lettres d’auteurs maintenant la prétention aussi vaine qu’orgueilleuse de ne point se soucier du succès de leurs ouvrages, je persiste à soutenir que, s’ils ne mentent pas avec impudence, ils se trompent certainement par la plus misérable ignorance d’eux-mêmes. Non, je ne conviens pas, écrivain mon ami, que tu te contentes de ton propre suffrage, ni de celui de ton vieux maître, ni de celui de Dieu. Dis donc la vérité, et tu avoueras que le bruit des éloges du monde est pour toi une musique céleste, puisque c’est elle qui sonne ta naissance à la vie.

Un auteur étant un industriel qui place sa marchandise et qui entend faire un certain gain par ce commerce, il est logique qu’il emploie, pour écouler ses produits, des moyens exactement pareils à ceux de tous les autres vendeurs de denrées.

Qu’un seigneur de l’Empyrée fasse ses affaires aussi habilement qu’un boutiquier du faubourg, l’antithèse est réjouissante. Olympio peut être doublé d’un Potin et même d’un Mangin ; j’avoue qu’il ne me déplaît nullement d’apprendre que Victor Hugo ne croyait pas qu’il lui suffirait d’écrire de beaux vers pour que la gloire vînt s’abattre sur lui, toutes ailes déployées, comme un essaim de mouches sur la friandise exposée au soleil. Il comprenait l’utilité de « faire un bruit du diable. » Il savait la vertu des prospectus, des mirifiques annonces, et l’avant-veille du procès qui suivit la première représentation du drame, Le roi s’amuse, il écrivait à Renduel : « Je crois, mon cher éditeur, qu’il est important pour vous, pour moi, pour le retentissement du drame et de l’affaire, que la chose soit énergiquement annoncée la veille par les journaux. Voici sept petites notes que je vous envoie, en vous priant d’user de toute votre influence pour qu’elles paraissent demain dans les sept principaux journaux de l’opposition. »

Cet intelligent emploi de la réclame est d’autant plus remarquable chez un auteur tel que Victor Hugo, qu’il avait, en même temps, à son service l’outil le plus puissant de la gloire : un groupe de disciples enthousiastes de son génie, et l’amitié d’un critique influent.

Sainte-Beuve saluait de louanges démesurées chacune de ses publications ; il s’était constitué son héraut d’armes ; ce qui a fait dire à Henri Heine : « Comme en Afrique, quand le roi du Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix là plus éclatante : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle, le taureau des » taureaux ; tous les autres sont des bœufs », celui-ci est le seul véritable buffle ! », ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. »

Et Lamartine ? vous imaginez-vous qu’il ait versé sur les hommes la pluie d’or de sa poésie sans aucun souci de l’accueil qui lui serait fait ?

Non, puisqu’aux sots amis qui lui reprochaient d’user de la réclame, il répondit spirituellement et magnifiquement : « Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne. »

Vigny a expié, par la froideur d’une gloire sans popularité, c’est-à-dire sans le tumulte et l’entrain de la vie, la fierté de caractère qui lui faisait mépriser le bruit, l’assistance tapageuse de la camaraderie auxiliaire.

Dans un article sur la femme distinguée qui obtint dans les lettres une demi-notoriété sous le nom de Daniel Stern, Scherer56 lui reproche amicalement d’avoir mal compris certaines conditions inférieures, mais indispensables, du succès : « Son mérite me paraît supérieur à sa renommée. Je dis plus : c’est ce mérite même qui, à quelques égards, lui a fait tort. N’oublions pas qu’on réussit dans le monde par ses défauts autant que par ses qualités, et que le succès tient à une juste proportion entre les uns et les autres. Il faut incontestablement de la puissance pour attirer, pour fixer l’attention des contemporains ; mais il faut en même temps un alliage inférieur, — procédé, exagération, charlatanisme, que sais-je ? — pour que le noble métal entre un peu largement dans la circulation. »

 

La réclame parcourt, dans ses inventions, une vraie gamme d’immoralité qui s’étend depuis la simple exploitation, plus ou moins licite, de la badauderie humaine, jusqu’au charlatanisme le plus éhonté et jusqu’à toutes sortes de mensonges et de fraudes.

Un de ses tours les moins malhonnêtes est de préjuger le succès, en le suscitant par cette anticipation, s’il est vrai, comme Guichardin l’avait observé, que les habiles gens créent le succès par la seule affirmation, souvent réitérée, qu’il existe, « On fait queue chaque matin devant le théâtre pour retenir sa place à la pièce nouvelle ; amateurs, hâtez vous ! » Sur cet avis pressant, vous vous précipitez, dès neuf heures, au bureau de location, où une dame souriante vous offre la primeur d’une feuille encore vierge de toute écriture, mais qui, avant le soir, sera noircie de croix. La veille de la publication en librairie du drame Le roi s’amuse, Victor Hugo fit annoncer par la presse que mille exemplaires étaient retenus d’avance.

Une attrape ordinaire et couramment admise chez les éditeurs, même les plus sérieux, est de changer la couverture d’un livre pour faire croire à une nouvelle édition. Il n’y a vraiment d’édition nouvelle que lorsqu’il y a un tirage nouveau ; mais vous pouvez facilement diviser en quatre éditions ou davantage un tirage de mille exemplaires. M. de Biré nous apprend que la prétendue huitième édition de Notre-Dame de Paris n’était en réalité que la seconde. La fable d’une quatorzième édition des Orientales un mois après la publication de la première est sans doute en ce genre la plus forte imposture qu’un auteur ait jamais osée ; pour l’imposer au monde, Hugo fut sage d’attendre onze ans.

Le truc du drame anonyme est très honnête, et il est si simple, il a tant de chances de réussir, qu’on s’étonne qu’il ne soif pas plus souvent employé. L’anonymat est un grand excitant de l’imagination. La pensée ne vient pas d’abord à l’esprit du public qu’un auteur qui cache son nom puisse être obscur ; car les débutants nous ont habitués à plus de confiance et à moins de modestie. On suppose plutôt que le dramatiste voilé est un grand personnage politique, qui n’a pas voulu risquer sa considération dans une comédie ; ou bien que c’est Dumas lui-même essayant des hardiesses nouvelles, qui cette fois se dérobe pour en examiner l’effet sur un public non prévenu. On écoute donc la pièce dans une disposition de curiosité favorable. Elle est bien reçue. On la rejoue. L’imagination continuant son travail, au bout de trois jours le succès se change en triomphe. L’auteur nouveau livre au public son nom ; le voilà célèbre, et désormais il pourra impunément donner au théâtre des platitudes signées.

J’ai lu, dans la Revue bleue, que le théâtre de Berlin représenta, je ne sais plus en quelle année, un drame anonyme intitulé Mauvaise graine. L’attribuant à tous les grands dramaturges allemands, les uns après les autres, le public applaudit jusqu’aux scènes les plus insignifiantes. En quelques soirées l’ouvrage alla aux nues. Quand l’auteur se fit connaître, il se trouva que c’était un vaudevilliste sifflé. Et voici la contrepartie de l’histoire. M. de Wildenbruch, poète favori de Guillaume II, est mal vu, à ce titre, de l’opposition libérale. Il eut l’imprudence de faire jouer, sous son nom, une féerie satirique qui fit un four. Elle n’est pas mauvaise, pourtant, et s’il avait gardé l’incognito, elle aurait peut-être fait florès.

Il peut arriver qu’un livre réussisse d’abord, pour des raisons moins bonnes que celles qui lui valent sa réputation dans l’avenir. C’est une grande habileté d’amorcer le goût contemporain par de petits scandales, dans l’ouvrage solide et sérieux qui fonde la gloire, et quelquefois cette habileté est inconsciente. Nous nous figurons assez mal aujourd’hui le très vif intérêt, d’espèce un peu malsaine ou, tout au moins, maligne, avec lequel les hommes de la fin du dix-septième siècle lisaient les Caractères de La Bruyère, si pleins d’allusions personnelles et de traits satiriques. Les indiscrétions et les clefs firent bien plus pour le succès immédiat du livre que la portion de vérité universelle et de morale largement humaine qu’il contient. Même remarque pour la prédication de Bourdaloue, où les portraits nous servent à expliquer comment des sermons, devenus illisibles, ont pu usurper une gloire nominale qui résiste encore à notre indifférence pour une œuvre si prodigieusement ennuyeuse. Les Provinciales n’ont pas subi beaucoup de déchet ; tout au plus y rencontrons-nous avec un peu d’ennui quelques citations un peu longues, quelques discussions doctrinales un peu subtiles ou arides ; mais ces détails même étaient lus avec avidité par les contemporains, passionnément curieux du spectacle d’une lutte où l’on voyait un laïque de grand courage aux prises avec deux terribles pouvoirs, la Sorbonne et la Société de Jésus ; tandis que, maintenant, c’est la vérité des idées générales, la beauté éternelle du style, la force du comique et celle de l’éloquence qui intéressent à jamais la postérité.

Un nom vulgaire est un lourd éteignoir ; mais il suffit parfois d’y changer une lettre pour le rendre éblouissant. Le peintre Charles Durand n’a eu qu’à supprimer le d final et à traduire Charles en latin : Carolus Duran. Le sâr Péladan (Joséphin, par son baptême) s’est enveloppé glorieusement d’un nom mystérieux et sublime. Gavroche seul peut avoir l’impertinence de dire : « le sâr, qu’est qu’c’est qu’ça ? » Le sâr est le sâr, et les bourgeois, devant ce nom auguste, demeurent frappés d’un respect involontaire, entretenu par la magie du salon de la Rose + Croix, par les « wagnéries chaldéennes » de ce « Fils des étoiles, fiancé de l’au-delà vermeil », par ses « éthopées », par ses « hiérophanies », et par les « monitoires » de ses visiteurs. Il les reçoit, en pinçant d’un air distrait les cordes d’une mandoline. Sa barbe fine et blonde est symétriquement divisée ; ses cheveux longs, bouclés et soyeux, lui donnent une physionomie de Christ. Il a un page en pourpoint, et il est lui-même revêtu d’une robe écarlate, pareille à la simarre d’un doge. Si Joséphin avait du talent, quel tremplin serait pour le lancement de ses œuvres une pareille mise en scène, sans qu’il eût même besoin de les tracer en caractères cunéiformes !

Sylvain Dormon, l’échassier, a tenu pendant plusieurs jours les yeux de la France fixés sur lui ; c’est dommage qu’il n’ait pas profité de l’occasion pour écrire n’importe quoi.

Baudelaire, assoiffé de paradoxe et de cabotinage, imagina un jour, raconte Maxime du Camp, de teindre ses cheveux en vert. Les dentelles et les bottes de Barbey d’Aurevilly sont célèbres et ont plus servi que son talent à la célébrité de ses ouvrages.

Il y avait à Munich un peintre nommé Diefenbach. Il remplaça le génie qui lui manquait par un long manteau de bure, qui était son costume unique, l’hiver comme l’été. Nu-pieds et nu-tête, il parcourait les rués accoutré de cette façon, et les portiers des hôtels faisaient sortir de leurs chambres les touristes anglais pour le voir passer. Cela lui servit à vendre quelques tableaux.

Alphonse Karr n’était ni un grand écrivain ni un grand penseur. Il eut l’art de se faire passer pour un philosophe, pour l’incarnation même du bon sens, en donnant une haute idée de ses talents pratiques. Se tenant avec ostentation à l’écart de tous les groupes littéraires, il vécut à Sainte-Adresse, à Etretat, à Nice et à Saint-Ruphaël, où il fut jardinier, canotier, sauveteur, marchand fleuriste et éleveur de chiens, toujours coiffé d’un très large chapeau de paille. De là il envoyait à Paris des pamphlets qu’on trouva originaux, parce qu’il les écrivait sur de petites pages, avec beaucoup d’interlignes, illustrant ses épigrammes, fort banales et inoffensives, par des vignettes qui représentaient des guêpes.

Il faudra qu’un lettré nous donne un jour la genèse de l’érudition de Victor Hugo. Dans quels dictionnaires le poète a-t-il trouvé ces kyrielles de noms propres dont l’effet sûr est moins encore de nous jeter de la poudre aux yeux que de nous casser la tête :

Rhoetus, Porphyrion, Mégatlas, Evonyme,
Cœbès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion… ?

Il n’y a rien qui impose plus au lecteur que l’étalage du savoir, et en général il n’y a rien qu’il soit plus facile d’usurper. Quelques cahiers d’extraits, avec un Index rerum57 bien tenu, font l’affaire. Un peu de science vraie permet d’en étaler beaucoup de fausse. Certain maître critique, adaptateur pédantesque du mot « évolution » aux choses de la littérature, connaît bien ce secret.

Les inventions de la réclame, étant fondées sur l’éternelle badauderie de l’homme, sont anciennes, comme tout ce qui est humain ; il ne faudrait pas croire qu’elles soient particulières à notre siècle de charlatanisme.

Au temps même de notre belle littérature classique, comme M. Despois nous l’apprend58, la réclame était florissante. On louait un carrosse pour « se donner créance chez ces damnés de libraires. » On employait déjà non seulement les prospectus louangeurs, mais les critiques feintes, où l’on se chargeait soi-même de toutes sortes de fautes pour y répondre ensuite victorieusement et triompher d’une diatribe remplie d’injustices. Pradon n’imagina-t-il pas un jour de se siffler lui-même, pour exciter le zèle de ses amis ? Il y mit tant d’acharnement, qu’un de ses voisins, impatienté, finit par le rosser d’importance. Oh ! que cette volée dut lui être douce ! Le libraire de la Calprenède, pour « affiner » le public, annonça, en imprimant La mort de Mithridate, celle de l’auteur de ce roman. On savait, dès ce temps-là, renouveler le titre et la robe d’un ouvrage qui, d’ailleurs, restait tout pareil. On connaissait le pouvoir de l’affiche, le prestige des grandes lettres et l’art d’ameuter des admirateurs de commande. L’abbé de Villiers nous a conservé le jargon de ces enthousiastes : « Ah ! quel goût ! quel empâtement de pinceau ! » L’argot des peintres appliqué aux choses de la littérature n’est donc pas une invention de l’époque romantique.

 

J’entends bien que, si l’ouvrage est mauvais ou médiocre, il finira sûrement par périr, malgré la vie factice que lui fait la réclame, — le bruit, comme Cherbuliez l’a dit, étant « un usurier qui prête à gros intérêt à la réputation et qui finit toujours par la ruiner. » Mais, d’abord, cette vie d’un jour suffit à certaines ambitions peu ambitieuses. Et puis, je me demande si demain, si après-demain, un bon livre qui, pour réussir, ne s’appuie que sur son mérite propre, se trouvera dans une situation vraiment meilleure qu’un médiocre ou qu’un mauvais qu’on a bien lancé ?

C’est la troublante question qui m’a mis, il y a six ans, la plume à la main ; et, plus j’y applique mon étude et mes réflexions, plus ma confiance diminue dans les réponses prudhommesques de la sagesse officielle : « Le monde n’a pas de longues injustices. » — « Le temps remet enfin chaque chose à sa place. »

Ô sainte candeur que celle qui se repose sur ces sentences pompeuses ! Bon jeune homme, laisse-moi t’embrasser. Alors, tu crois que, du seul fait que ton œuvre est bonne, elle est assurée de la vie future ? Mais vivre, malheureux, c’est sonner dans la mémoire des hommes, et, pour sonner, il faut bien que quelqu’un attache le grelot.. Comment peux-tu donc être si sûr de trouver un jour cet officieux ami de ta gloire ? Pour qu’il ne surgisse jamais, il n’est point nécessaire de supposer la noire envie et je ne sais quelle horrible conspiration du silence ; l’ignorance et la paresse suffisent. Le lendemain de ta mort, on insérera, je le veux bien, une notice nécrologique dans le journal auquel tu as donné quelques Variétés : ce n’est point ce qui te fera sortir du néant. On n’en sort que par miracle, à la voix d’un puissant ressusciteur. Tu n’as pas su ou tu n’as pas voulu trouver ton héraut d’armes, pendant ta vie ; à plus forte raison, tu as dédaigné les formes diverses du charlatanisme ou redouté les frais de la réclame sonore : dors en paix, mon ami, et meurs avec la conscience de ton mérite pour toute consolation… Oblectatio solertiæ unus suavissimus pastus animorum.

Certains hommes, dont les noms et les œuvres appartiennent bien authentiquement à la littérature, n’ont eu aucun souci de leur réputation littéraire ; c’est dans l’humble effacement de leur propre gloire derrière celle de Dieu, qu’ils ont trouvé le secret même d’une force qui, après avoir rendu leurs paroles et leurs écrits aussi admirables qu’utiles à leurs contemporains, entretient dans l’avenir leur célébrité. Ce sont les grands prédicateurs. Tel fut, en particulier, Bossuet, avec une sincérité d’abnégation, une humilité si parfaites que personne, à cet égard, ne lui est comparable.

Mais, en dehors de cette classe unique d’écrivains, tous ceux qui tiennent une plume ont cure de leur succès personnel ; ils veulent vivre, c’est-à-dire laisser un nom qui voltige sur la bouche des hommes, c’est-à-dire être loués. L’humilité, vertu purement chrétienne, n’est point le fait de ces honnêtes gens remplis d’eux-mêmes d’abord. Je pense que cela est évident pour les artistes ; si quelqu’un en doute encore, tant pis ! je ne peux pas passer mon temps à répéter toujours la même chose. Mais l’historien qui travaille, dit-il, pour la patrie ; l’érudit qui travaille pour la science ; le moraliste qui se pique peut-être (ô le menteur !) de travailler pour la vertu, tous élèvent leur monument pour y inscrire leur nom. Qu’ils s’interrogent et qu’ils répondent ; c’est une simple question de bonne foi.

La modestie diffère de l’humilité, autant que la vanité de l’orgueil. C’est moins une vertu qu’une politesse, imposée aux gens bien élevés par les conventions de la vie sociale ; c’est une simagrée, c’est un masque dont nous couvrons l’éclat de notre mérite et de nos succès, afin de nous les faire pardonner ; c’est aussi une timidité, dont la cause est la crainte, comme l’a finement observé M. Ribot59, de ne pas nous montrer à la hauteur de l’estime que nous faisons de nous-mêmes. « Il est tout aussi impossible, écrit Schopenhauer60, à un homme de mérite d’être inconscient de sa valeur qu’à un homme de six pieds de haut de ne pas s’apercevoir qu’il domine les autres. Je suspecte toujours les célébrités modestes d’avoir quelque bonne raison pour l’être. Gœthe l’a déclaré sans détour : il n’y a que les gueux qui soient modestes. »

Sainte-Beuve appelait la modestie « un aveu d’impuissance. » Mais ce qui diminue la signification, ou plutôt ce qui aggrave le tort de cet aveu, c’est que tout le inonde sait bien qu’il n’est pas sincère. Hypocrisie, alors ? Oui ; mais, comme le mot est gros, nous dirons par un détour, avec le spirituel penseur genevois Petit-Senn : « Si l’hypocrisie mourait, la modestie devrait prendre au moins le petit deuil. »

Le fait est que les écrivains vraiment grands se sont quelquefois vantés eux-mêmes avec une franchise singulière. Je ne pense pas seulement à l’orgueilleux Rousseau appelant la quatrième et la sixième partie de sa Nouvelle Héloïse « des chefs d’œuvre de diction », mais l’auteur même des Provinciales, ce chrétien si humble devant Dieu, se fait écrire, sur sa première lettre, par son correspondant supposé : « Elle est tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer. Elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées. Elle raille finement… Et il y a tant d’art, tant d’esprit et tant de jugement dans cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l’a faite. »

Si, par une très rare exception, nous rencontrons chez un poète l’accent d’une sincère modestie, c’est toujours chez un de ceux qui n’ont pas su faire « l’effraction de la gloire. » Tel, par exemple, le bon et sympathique Edouard Grenier, vaincu dans sa lutte pour la vie éternelle, sans en avoir gardé d’amertume :

Je n’ai pas cet orgueil de me croire poète.
Le monde a dévoré ma jeunesse, et puis Dieu
Ne m’avait pas au front marqué d’un doigt de feu.
De la gloire en naissant il m’a donné la fièvre ;
Mais le charbon divin n’a pas touché ma lèvre.
Comme un aiglon blessé que tente l’infini,
J’ouvre en vain l’aile au vent : je mourrai près du nid.

Ce n’est pas ainsi qu’ont parlé d’eux-mêmes, ni Malherbe :

Ce que Malherbe écrit dure éternellement ;

ni Ronsard :

Quelqu’un, après mille ans, de mes vers étonné,
Voudra dedans mon Loir, comme en Permesse, boire,
Et, voyant mon pays, à peine pourra croire
Que d’un si petit lieu tel poète soit né ;

ni toi, Hugo-Olympio,

Toi dont le front superbe accoutumait à l’ombre
Les fronts inférieurs !

C’est une question controversable, s’il est sage de dire de soi-même beaucoup de bien ? Cela peut offrir quelque danger ; mais le plus souvent c’est habile et utile. Dire au contraire du mal de soi est, à coup sûr, une imprudence, parce que la malignité humaine s’empresse de nous prendre au mot. Corneille a beaucoup souffert de l’aveu qu’il a fait que son génie avait baissé et du désespoir hautain avec lequel il s’est publiquement déclaré vaincu.

Bacon a une bien jolie pensée sur la nécessité d’un peu de vaine gloire, et une bien jolie comparaison de cette vanité nécessaire avec le vernis : « La vaine gloire, écrit il en latin, est d’un grand secours pour propager et perpétuer la vraie… La renommée de Cicéron, de Sénèque, de Pline-le-Jeune, n’aurait pas duré jusqu’à nos jours, ou du moins elle ne serait pas restée aussi fraîche et aussi vigoureuse, si elle n’avait pas été jointe à quelque vanité, à quelque jactance chez ces grands hommes. La vaine gloire est comme le vernis, qui ne sert pas seulement à faire briller le bois, mais aussi à le faire durer. » Ostentations artes, ajoute Bacon, parlant des manèges de la modestie.

 

Sois donc modeste, ô écrivain ! rougis de la réclame, et, plein d’une généreuse fierté, abandonne-la avec mépris à la médiocrité tapageuse. N’écris point de lettres aux critiques puissants et ne leur fais pas de visites. Contente-toi de tes vingt-cinq exemplaires d’auteur, sur lesquels tu mettras froidement ton hommage et ta signature, ou une simple griffe du libraire pour dédicace, ou rien du tout. Fie-toi bonnement à ton éditeur pour faire « le service de la presse. » Quand tu présenteras ton livre aux concours de l’Académie française pour un prix, n’assiège point le bureau de l’obligeant Pingard, ne cherche pas à savoir les noms de tes juges, et surtout ne fais rien pour apprendre celui du rapporteur de la commission. Dédaigne l’intrigue et la courtisanerie. Respecte religieusement la pudeur de ton œuvre, vierge de toutes les hontes dont souillent leurs ouvrages les industriels du succès. Construis dans ton imagination les excellents articles que les journaux devraient d’eux-mêmes publier sur elle. Récompense l’injuste oubli du présent par une anticipation superbe de ta gloire dans l’avenir, et enivre-toi des fumées de ce rêve ; mais, entre deux bouffées, médite un peu sur cette autre pensée de Petit-Senn, que je te livre aussi en terminant :

« Si le mérite fait sottement la violette, trop de gens sont enrhumés du cerveau pour le découvrir à son odeur. »

XV §

Carlyle, dans son livre des Héros, bouscule, avec sa rudesse ordinaire et ses grands gestes, les faux talents, les nains remplis de vanité, les petits grands hommes, qui n’ont qu’une idée en tête et qu’une passion au cœur, la notoriété :

Examinez l’homme qui vit misérable parce qu’il ne brille pas sur d’autres hommes ; qui va de ci, de là, se produisant lui même, dans le prurit et l’anxiété de ses dons et de ses prétentions ; essayant d’obtenir de force de chacun et, pour ainsi dire, mendiant pour l’amour de Dieu, auprès de chacun, qu’on le reconnaisse grand homme et qu’on le place sur la tête des hommes ! Une telle créature est parmi les plus misérables spectacles qu’on voie sous ce soleil. Un grand homme ? un pauvre homme vide au prurit morbide, plus digne d’une salle d’hôpital que d’un trône parmi les hommes. Je vous conseille de vous tenir hors de son chemin. Il ne peut marcher dans des sentiers tranquilles ; si vous ne le regardez, si vous ne l’admirez, si vous n’écrivez des articles sur lui, il ne peut vivre. Il est la vacuité de l’homme, non sa grandeur. Parce qu’il n’y a rien en lui, il est affamé et assoiffé de vous voir trouver quelque chose en lui. En bonne vérité, je crois qu’aucun grand homme, pour peu du moins qu’il fût un homme ingénu, ayant santé et substance réelle en lui de n’importe quelle grandeur ne fut jamais bien tourmenté de cette façon.

Il est vrai que le spectacle n’est pas beau. Le contraste de la grandeur d’âme, qu’on suppose en principe et par définition chez les hommes supérieurs au vulgaire, avec cette misérable soif des « louanges de ceux qui ne furent jamais loués », comme disait le peintre Poussin, a quelque chose de comique et de dégradant. Si nos cœurs sont mal à leur aise et si la rougeur monte à nos fronts en voyant le talent se prostituer au gain matériel d’une fortune, l’humiliation n’est guère moindre de le voir rechercher anxieusement la publicité, payer des réclames, mendier des articles, estimer quelque chose l’empressement et la curiosité d’un peuple de badauds, jouir, comme du souverain bien, du plaisir d’entendre les gens dire à voix basse en se poussant les coudes : « C’est monsieur X. », et placer au-dessus de tout autre bonheur la joie de rencontrer sa photographie aux vitrines du boulevard.

Mais la même chose peut paraître ridicule, indifférente ou louable, suivant l’aspect sous lequel elle est présentée. Quand on considère que ce désir ardent d’avoir sa place au soleil n’est qu’une forme, et une des plus hautes, du besoin d’exister et de vivre, on ne peut le condamner que si l’on pense, avec Schopenhauer, que la suprême sagesse est, pour l’individu, d’anéantir en soi la volonté de vivre. Identifiez, comme je le fais toujours dans ces Essais, l’amour de là gloire et l’amour de la vie : je ne crois pas, à moins que vous ne soyez un pessimiste enragé, que vous puissiez continuer à trouver honteux ce « prurit » de louanges qui scandalise Carlyle. L’amour de la gloire, dans ce qu’il a de supérieur et de vraiment noble, se confond absolument avec l’horreur de la mort et du néant.

 

Le fait est que les plus grands hommes n’ont pas craint d’avouer, et souvent avec une franchise qui me les rend bien autrement sympathiques que les contempteurs toujours suspects de la réputation, un sentiment trop humain et trop naturel pour qu’on puisse, sans injustice, le taxer de vanité pure et de faiblesse indigne des grandes âmes.

Dante écrit, au XXIVe chant de l’Enfer : « Sans la renommée, celui qui dissipe sa vie ne laisse pas plus de traces de lui sur la terre que dans l’air la fumée et dans l’onde l’écume » ; et, comme tous les lieux communs, celui-ci prend un accent nouveau et cesse d’être banal par l’intensité du sentiment personnel qu’il exprime. Burckhardt, dans son Histoire de la Renaissance en Italie, nous raconte en effet que « Dante aspirait au laurier poétique de toutes les forces de son âme… Il est fier de dire que tout ce qu’il a produit est essentiellement neuf, que non seulement il est le premier, mais encore qu’il veut être appelé le premier qui ait marché dans des voies inconnues… Les âmes des pauvres pécheurs reléguées dans l’enfer demandent à Dante de renouveler leur gloire et d’entretenir leur souvenir sur la terre… Pétrarque dit que ses chants d’amour lui assurent l’immortalité, à lui et à celle qu’il aime… Sannazar, voulant châtier Alphonse de Naples qui s’est enfui devant Charles VIII, n’a pas de plus terrible vengeance pour ce lâche que la menace d’une éternelle obscurité… Ange Politien exhorte sérieusement le roi Jean de Portugal à songer, pendant qu’il en est temps encore, à la gloire et à l’immortalité, c’est-à-dire à lui envoyer des matériaux littéraires. Autrement, dit-il, il pourrait avoir le sort de ceux dont les actions, oubliées des écrivains, restent cachées dans le grand amas de décombres où vont se perdre les souvenirs de la fragilité humaine. » Cervantès nous montre le plus modeste et le plus désintéressé des chevaliers errants, promettant à son fidèle coursier, dès leur première sortie en quête d’aventures, que leurs communs exploits, peints sur bois, gravés dans le bronze, sculptés en marbre, vivront éternellement dans la mémoire des âges futurs.

Nos poètes classiques français, comme leurs modèles de l’antiquité, visent ostensiblement la gloire et en parlent couramment. Si les romantiques ont un peu moins fréquenté ce thème, ce n’est pas que leurs imaginations en fussent moins remplies ; c’est par une double pudeur, littéraire et morale, qui, d’une part, leur faisait reléguer la « gloire », avec les « lauriers », parmi les oripeaux du genre le plus poncif ; d’autre part, leur interdisait l’aveu d’une passion qui peut paraître un peu trop naïvement égoïste. Mais c’est avec l’orgueil ingénu d’un classique et de Pindare lui-même que Victor Hugo déclare ouvertement dans son ode A M. David, statuaire :

Oh ! que ne suis-je un de ces hommes
Qui, géants d’un siècle effacé,
Jusque dans le siècle où nous sommes
Régnent du fond de leur passé !…
Du haut du temple ou du théâtre.
Colosse de bronze ou d’albâtre,

Salué d’un peuple idolâtre,
Je surgirais sur la cité,
Comme un géant en sentinelle,
Couvrant la ville de mon aile,
Dans quelque attitude éternelle
De génie et de majesté !61

On me dira qu’il y a une grande différence entre l’ambition de rester illustre dans l’avenir, sentiment avouable, louable même, et la recherche vaniteuse de la notoriété, c’est-à-dire du bruit qu’on fait de son vivant. On ajoutera que le véritable artiste a si peu le souci de ce tapage éphémère que c’est précisément dans l’espoir d’une récompense posthume, ainsi que dans la pure jouissance de son art, qu’il cherche une consolation et un refuge contre l’abandon et les dédains de l’heure présente. On me rappellera enfin cette pensée qui est, je crois, de Renan : « La vie de l’homme est courte, mais la mémoire des hommes est éternelle, c’est dans cette mémoire qu’on vit réellement », ou les beaux vers de Meilhac à la mémoire de Léo Delibes :

Oui, c’est là notre rêve à tous tant que nous sommes,
C’est là l’ambition et le désir ardent,
Non de gagner les croix, d’avoir les fortes sommes ;
Mais c’est, après la mort, de demeurer vivants,
De laisser une trace au souvenir des hommes,
Ainsi qu’un écolier creuse un nom sur un banc.

Mépris pour l’injuste présent, confiance en l’avenir réparateur : la doctrine est belle ; pour marquer avec précision jusqu’où elle est vraie, il faut distinguer deux formes de la défaveur qui peut accueillir un artiste ou un écrivain : l’opposition et l’indifférence.

L’opposition ! mais c’est, après le succès immédiat, avant ce succès, pour mieux dire, la plus heureuse fortune que puisse rêver un auteur ! Il est vivant, puisqu’on veut le tuer ; il est une force, puisqu’on lui résiste ; il anticipe l’avenir, puisque le présent ne peut le rejoindre ; il est neuf, original, hardi, car on ne proteste pas contre les rééditions des choses connues et approuvées.

« Quand un cavalier quitte l’écurie, disait Gœthe, tous les chiens aboient ; que signifie cette grande clameur ? qu’il file sur son cheval. » Il disait encore : « Tout homme qui prétend à quelque renommée doit forcer ses contemporains à lâcher ce qu’ils ont contre lui in petto. » Samuel Johnson comparait la renommée à un volant qui ne rebondit en l’air qu’à la condition de tomber et qui ne volerait pas longtemps s’il n’y avait qu’une raquette. Instruit par sa propre expérience, Victor Hugo écrit :

L’artiste et le poète ne souhaitent pas trop n’être point contestés. Être discuté, c’est traverser l’épreuve ; épuiser de son vivant la contradiction est utile. Le rabais qui n’aura pas été essayé sur vous votre vie durant, vous le subirez plus tard. À la mort, les incontestés décroissent et les contestés grandissent. La postérité veut toujours retravailler à une gloire62.

Mais l’indifférence, c’est la mort, et rien n’est plus terrible. On espère ressusciter plus tard. Ce miracle n’est pas impossible, puisqu’il s’est vu. S’est-il vu ? J’en cherche quelque exemple, je voudrais en trouver, et je n’en trouve point63. Les écrivains méconnus, pourvu qu’ils ne soient pas inconnus, ont leur revanche ; les inconnus, complètement ignorés de leur vivant, qu’on exhume de l’oubli, se traînent dans l’histoire littéraire ainsi que des fantômes, peu solides sur leurs pieds, exsangues, pâles, sans vigueur, exhalant je ne sais quelle odeur fade de cadavre. Il est sage, en tout cas, de ne pas faire grand fond sur le museau des érudits qui nous flaireront un jour sous la terre, et voilà pourquoi un auteur n’est point fat d’avoir quelque souci de commencer à vivre pendant qu’il vit encore ; c’est le plus sûr de beaucoup.

Si les poètes sont suspects d’exploiter un lieu commun en développant le thème de la gloire comme ils développent celui de l’amour ou de l’universelle mortalité, voici un philosophe, le plus pénétré qui fut jamais du néant de tout ce qui n’est pas Dieu, l’Être unique, seule substance réelle, dont tous les êtres particuliers ne sont que des apparences transitoires ; voici Spinoza. Son biographe Kortholt64 raconte qu’il était avide de gloire au point de « souhaiter d’être déchiré comme le furent ses amis de Witt, pourvu qu’il s’acquît par là, au prix d’une courte existence, une renommée impérissable. » Il est bien inutile, après un tel récit, d’ajouter qu’il n’avait aucune soif de l’or, auro plane non inhiabat ; la constatation est sans intérêt, parce que, de la part d’un philosophe tel que Spinoza, ce désintéressement de la matière est trop attendu et trop naturel pour être une vertu. On sait que, pour gagner sa vie de chaque jour, il polissait des verres de lunettes, se contentant d’un pain de gruau aux raisins et au beurre, qui lui coûtait quatre sous, avec un pot de bière d’un sou et demi.

Schopenhauer nous a-t-il laissé, sur l’amour de la gloire, son sentiment personnels Je dis « personnel », parce que nous connaissons sur ce point toute sa doctrine. Mais ce n’est pas la même chose. J’apprendrais sans la moindre surprise une nouvelle contradiction ici entre sa théorie et ses instincts, comme il y en a entre son pessimisme philosophique et son optimisme pratique, entre la couleur sombre de ses idées et la gaieté de son humeur, entre ses aspirations vers la mort et son penchant aux joies de la vie, entre son prétendu mépris du beau sexe et l’attrait réel qu’offraient à ses sens, pour emprunter au vieux Malherbe son succulent langage « les délices que nous font goûter les femmes par la douceur incomparable de leur communication ».

Je continue à ne pas comprendre mieux qu’il y a six ans la pensée suivante de Guyau : « Rien de plus naïf, pour qui regarde de haut, que la peur de l’obscurité, la peur de ne pas être quelqu’un65 ». Si ce philosophe, qui m’est cher, n’avait pas dit aussi : « Le livre écrit marque le suprême effort de l’homme pour résister à la mort ; si imparfait qu’il soit, il est encore une des expressions les plus hautes de l’éternel vouloir vivre, et à ce titre il est toujours respectable », je ne pourrais plus avoir pour lui l’amitié que je ne garde, en littérature, qu’aux écrivains d’une entière bonne foi.

Tocqueville écrivait à un de ses amis, tout bonnement : « Il y a quelque chose de tout à fait phénoménal pour moi à voir qu’un homme qui a autant d’idées que toi, et souvent des idées aussi neuves et aussi profondes, n’ait jamais tenté de faire un grand ouvrage qui le classe et fixe son nom dans la mémoire des contemporains et de la postérité. »

Non, non, il n’est pas vrai qu’un homme sain et bien portant, qu’un individu conforme au type normal de l’humanité, puisse avoir au cœur un désir plus ardent et plus vif que celui d’exciter l’amour des femmes et l’admiration jalouse des hommes. « Être celle (ou celui) qu’on regarde, qu’on admire, qu’on envie… quel rêve ! » s’écrie, dans un moment de sincère abandon, le philosophique auteur d’Aurora Leigh, Mrs. Elisabeth Browning. Et Balzac écrivait à sa sœur : « Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits ? »

 

Taine, pourtant, va trop loin quand il écrit dans sa Philosophie de l’art : « Vous savez qu’un artiste ne compose que pour être apprécié et loué, c’est sa passion dominante. » Les artistes, si on les consultait sur ce point, protesteraient d’abord, diraient une chose, puis une autre, et finalement ne seraient d’accord ni entre eux ni avec eux-mêmes. Commençons par recueillir quelques-uns de leurs témoignages.

Delacroix écrivait dans une lettre66 : « Quel exécrable métier que de faire consister son bonheur dans les choses de pur amour propre ! Voilà six mois de travail qui aboutissent à me faire passer la plus f… des journées… L’amour de la gloire, passion menteuse, feu follet ridicule, qui conduit toujours droit au gouffre de, tristesse et de vanité ! » Mais, dans une autre lettre, il disait : « Vous le savez, et tous les artistes le savent, les éloges sont le vent qui enfle la voile et nous pousse à aller plus loin. »

Hippolyte Flandrin fait à Ambroise Thomas cet aveu67 : « Je me suis rappelé ce que tu me disais un jour en remontant le Pincio, que nous serions heureux si notre nom pouvait un jour avoir quelque éclat… Tu disais cela, et j’y applaudissais ; il faut nous le redire encore, car cette excitation est bonne. »

Voilà un sentiment plus naturel, voilà même une idée plus raisonnable que le propos assez singulier qu’on attribue à Mlle Mars : « Oh ! comme nous jouerions mieux, si nous ne tenions pas tant à être applaudis ! » Le sens probable de ce paradoxe est que la complaisance pour un certain mauvais goût du public, analogue à celui qui fait qu’on bat des mains aux roulades des chanteuses, risque de rendre les acteurs infidèles au grand art et à la vraie imitation de la nature ; Mlle Mars n’a pas pu vouloir dire que l’artiste dramatique doive rester indifférent au succès immédiat, qui est, pour lui plus que pour aucun autre, l’unique forme de la gloire et de l’existence.

On voyait le peintre Zeuxis, dans sa vieillesse, se pavaner aux jeux olympiques enveloppé d’un manteau où son nom était écrit en lettres d’or. Parrhasius se montrait vêtu d’une robe de pourpre et couronné d’or ; il ajoutait à sa signature certains vers faits à sa louange.

Cette vanité rappelle un trait du caractère de Lamartine, assez petit, mais bien humain. « Souvent, raconte M. Edouard Grenier68, en me promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, je le voyais s’approcher de la grille sous prétexte de voir le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne ; il ne lui déplaisait pas, — et c’était visible, de s’exposer à la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient sur le boulevard. »

Cependant, il y a des poètes qui pensent, et Lamartine tout le premier estimait, sans aucun doute, que le vrai et suprême plaisir n’est point qu’on sache que nous avons fait un poème exquis, c’est d’avoir fait ce poème. Poussin disait : « La fin de la peinture est la délectation ; il me suffit bien de me pouvoir contenter moi-même », et Roll, notre grand contemporain : « L’idée d’un tableau me vient malgré moi, me saisit, m’empoigne ; il faut que je me mette à l’œuvre, coûte que coûte, quand même je saurais d’avance que personne ne comprendrait mon idée, ne partagerait mon sentiment. »

Je vais conter trois anecdotes et produire trois cas psychologiques, où les fins connaisseurs du cœur humain verront, je crois, avec un intérêt profond, le même sentiment délicat, inconnu du vulgaire, particulier à l’âme des auteurs, s’élever progressivement, de l’ordre naturel, à la plus haute sublimité morale.

Le 15 novembre 1591, Bussy-Leclerc, Crucé et les plus animés de la faction des Seize se rendirent au Palais, en arrachèrent le président Brisson, les conseillers Claude Larcher et Jean Tardif, et les conduisirent au Châtelet, où un prêtre et le bourreau les reçurent. Bris-son demanda avec instance d’être mis au pain et à l’eau entre quatre murailles pour y achever un livre qu’il avait commencé. Il fut pendu sur l’heure.

Pourquoi Brisson tenait-il tant à terminer son livre avant d’être pendu ? Comme il ne s’agit ici ni d’un artiste, ni d’un penseur, ni même d’un écrivain à proprement parler, on peut supposer simplement que le malheureux désirait attester certains faits intéressants pour l’histoire et sans doute utiles à sa mémoire personnelle. Cet ardent souci du souvenir des hommes, au moment de périr par une mort violente, a déjà son ordre de grandeur.

Beethoven, devenu sourd, désespéré de son infirmité, appelait la mort ; mais son opéra de Fidelio étant inachevé, il sut résister au découragement. Est-ce pour augmenter sa gloire que Beethoven voulait finir son œuvre ? Un besoin intérieur et autrement impérieux, le même que nous constations tout à l’heure chez le peintre Roll, le dominait : celui de donner l’être à l’enfant qu’il portait dans son sein. « L’art seul m’a retenu, il m’a semblé que je ne pouvais quitter le monde avant d’avoir produit tout ce que je sentais en moi. » Tels certains insectes, tant qu’ils n’ont pas déposé leurs œufs, s’agitent désespérément, comme en proie à une terreur instinctive de la mort. Dès qu’ils ont pondu, l’agitation cesse ; les voilà tranquilles, ils peuvent mourir.

La veille de sa mort, Socrate, dans sa prison, priait un musicien de lui enseigner un air sur la lyre. « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? » — « A le savoir avant de mourir », répondit Socrate. — « Voilà, s’écrie Flaubert, une des choses les plus hautes en morale que je connaisse, et j’aimerais mieux l’avoir dite que d’avoir pris Sébastopol. »

Ce qui fait la sublime beauté de cette réponse de Socrate, c’est qu’on y sent le désintéressement absolu de la créature mortelle, ambitieuse seulement et contente d’enrichir son être et de perfectionner dans sa personne le type humain, au moment de s’éteindre comme individu.

 

En fait, tous les artistes, tous les poètes, tous les penseurs, tous les grands écrivains, dominés, d’une part, par la passion si naturelle et si légitime de la gloire, et de l’autre, par la pudeur d’en faire l’aveu, mais obéissant aussi, obéissant même d’abord à l’instinct irrépressible de leur propre fécondité, analysent d’une façon peu exacte les mobiles divers de la production artistique ou littéraire et tombent dans des contradictions. Ils ressemblent tous plus ou moins à Rousseau, qui maudissait sa renommée et ne visait qu’à l’accroître et à la défendre, recherchait la solitude et voulait être connu de tout l’univers, affectait de mépriser les faveurs des grands et des femmes et dévorait son dépit de n’en être pas comblé. Volontiers ils écrivent sur la vanité de la gloire des choses belles et justes en soi, mais qui nous donnent rarement l’impression de la franchise et qui n’attestent pas une vraie connaissance d’eux-mêmes.

C’est pourquoi je n’admire qu’à titre de vérité idéale et je laisse dans le doute comme fait d’expérience, certaine réflexion qui console les auteurs dont le succès n’a pas égalé le mérite qu’ils s’attribuaient. « Consolons-nous de tout, écrit Alfred de Vigny dans son Journal, par la pensée que nous jouissons de notre pensée même et que, cette jouissance, rien ne peut nous la ravir. » L’auteur de la Princesse de Bagdad a la même prétention élevée : « Ce que nul ne peut m’enlever, dit-il, c’est le plaisir que le travail m’a procuré, ce sont les jouissances pures que m’a causées la conception et l’exécution de ces œuvres bonnes ou mauvaises, toujours sincères. » Dumas fils est ailleurs plus explicite encore :

Il y a, dans notre recherche de la célébrité par les travaux littéraires, je ne sais quoi de puéril qui amoindrit l’autorité de l’écrivain et la portée de l’œuvre. Le c’est moi qui ai fait cela que nous arborons comme un panache sur la couverture de nos livres nous désigne tout autant au ridicule qu’à la renommée… On veut être au-dessus des autres, et nominativement… J’ai une pauvre opinion de l’homme mûr qui jouit réellement de sa célébrité. La joie douloureusement exquise de lutter avec l’idée à la fois vague, provocante et rebelle, jusqu’à ce qu’on lui ait imposé l’expression qu’on croit être la plus juste, la seule par laquelle on espère la rendre fixe, solide et durable, cette joie devrait suffire à l’ambition de ceux qui pensent gravement et ne veulent répandre leurs pensées que dans l’intérêt de tous69.

C’est l’application au domaine littéraire de la règle morale que Montaigne a formulée lorsque, voulant placer aussi haut que possible la récompense du juste, il la définit en ces termes : « le contentement qu’une conscience bien réglée reçoit en soi de bien faire70. » Arrière donc le faux homme de bien qui n’est honnête que pour qu’on le sache et pour qu’on l’en estime ! Arrière aussi le faux homme de talent qui a besoin des louanges pour accomplir son œuvre et pour produire son chef-d’œuvre !

Schopenhauer a illustré cette belle pensée des vives et fortes couleurs dont son imagination est coutumière :

Le génie est à lui-même sa propre récompense ; car ce que chacun est de meilleur, il doit nécessairement l’être pour soi-même. Qui est né avec un talent et pour un talent y trouve la plus belle partie de son existence, disait Gœthe. Quand notre regard se porte sur un des grands hommes des temps passés, nous ne pensons pas qu’il est heureux d’être aujourd’hui encore admiré de tous ; mais combien il a dû être heureux dans la jouissance immédiate d’un esprit dont les vestiges délassent encore une suite de siècles ! Le mérite ne réside pas dans la gloire, mais dans les facultés qui la procurent, et la jouissance est dans la création d’œuvres immortelles. Aussi ceux qui croient prouver le néant de la renommée, en disant que ceux qui y parviennent après leur mort n’en savent rien, peuvent être rapprochés de celui qui fait l’entendu et, pour détourner un homme de jeter des regards d’envie sur un amas d’écailles d’huîtres placées dans la cour du voisin, cherche à lui en démontrer gravement l’entière inutilité71.

Mais l’écrivain qui dame le pion à tous les autres par l’énergie avec laquelle il exprime non seulement son mépris de la gloire, non seulement son dégoût de la popularité, mais son indifférence pour la publicité même et pour la vie au grand jour qu’un livre reçoit de l’impression, c’est Gustave Flaubert :

Je regarde comme néant tout ce qui est en dehors de l’œuvre en elle-même. Le succès, le temps, l’argent et l’imprimerie sont relégués au fond de ma pensée dans des horizons très vagues et parfaitement indifférents. Tout cela me semble bête comme chou et indigne (je répète le mot indigne) de vous émouvoir la cervelle… L’impatience qu’ont les gens de lettres à se voir imprimés, joués, connus, vantés, m’émerveille comme une folie. Cela me semble avoir autant de rapports avec leur besogne qu’avec le jeu de dominos ou la politique. Voilà… La typographie me pue tellement au nez que je recule devant elle, toujours. J’ai laissé la Bovary dormir six mois après sa terminaison, et, quand j’ai eu gagné mon procès, sans ma mère et Bouilhet, je m’en serais tenu là et n’aurais pas publié en volume. Lorsqu’une œuvre est finie, il faut songer à en faire une autre. Quant à celle qui vient d’être faite, elle me devient absolument indifférente, et, si je la fais voir aa public, c’est par bêtise et en vertu d’une idée reçue, qu’il faut publier, chose dont je ne sens pas pour moi le besoin. Je ne dis même pas là-dessus tout ce que je pense, dans la crainte d’avoir l’air d’un poseur72.

En vérité, Flaubert pouvait avoir cette crainte. On hésite à soupçonner d’insincérité un homme dont le franc-parler était si grand et l’indépendance d’esprit si entière. Mais enfin nous savons qu’il entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il donnait à son ami Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point capital. S’il tardait à publier sa Bovary en volume, il avait aisément consenti à la servir par tranches dans une feuille périodique, et c’est une voie de publicité bien autrement rapide et large que le livre.

Quand on a des idées, avec du talent pour les rendre, surtout si la pensée est originale et si la forme est neuve, il est contre la raison, il est contre la nature de les garder pour soi ; et, tant qu’on ne sera pas seul sur la terre, tant qu’il y aura une société et une littérature, c’est la prétention de ne pas écrire pour les autres hommes qui doit nous « émerveiller comme une folie » ; car, plus on la sonde, moins on trouve ce qui la distingue d’un non-sens.

Aspirer à la gloire étant la même chose qu’aspirer à la vie, être indifférent au succès, à la publicité, à l’impression, c’est une espèce d’appétit de la mort ; et le fait est que Flaubert avait cet appétit singulier. C’était, avec la haine furieuse des « bourgeois », une des deux principales formes de la folie géniale [chez ce grand artiste, atteint d’épilepsie, comme on sait. « Les notaires de Rouen me regardent comme un toqué ; j’ai pour l’action une paresse qui n’a pas de nom », disait-il à Edmond de Goncourt, qui, dans son Journal du 21 juin 1872, note le souvenir suivant : « Puis il me ramène au chemin de fer, et accoudé sur là traverse, où l’on fait queue pour prendre les billets, il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métamorphose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi73. »

Et voilà, sans qu’il soit nécessaire d’accuser le grand Flaubert, comme tant d’autres auteurs, d’un manque de clairvoyance ou de franchise, l’explication bien suffisante, hélas, de son paradoxe sur « l’imprimerie ».

 

Ma conclusion n’aura rien d’original. Peut-être en sera-t-elle d’autant plus juste.

Taine commet une erreur et une injustice quand il voit dans le désir d’être apprécié et loué la passion dominante des artistes. Leur passion dominante est le besoin de produire, qui doit être assez impérieux pour résister d’abord, dans leur jeunesse, quand il s’agit pour eux de choisir une carrière, à la volonté de leurs parents ; plus tard, à l’indifférence de la foule, à l’ironie de l’élite intellectuelle et même à l’opposition de toute la critique. S’ils étaient dominés, comme Taine le prétend, par l’amour des louanges, ils seraient les courtisans serviles du goût public, et leur art, dépourvu de sincérité comme de liberté, ne ferait d’eux que de pauvres instruments sonores, « pareils à l’airain qui résonne et à la cymbale qui retentit ».

L’artiste, le poète, le penseur écrivent et composent, parce qu’ils ont quelque chose à dire et quelque chose à faire, parce que, remplis de plus de vie et d’humanité que les autres hommes, ils aspirent à plus d’existence encore, à cette forme supérieure de l’être qui s’appelle le chef-d’œuvre, à cette prolongation infinie de l’être qui s’appelle la gloire dans l’avenir. Il y a de la maternité dans le génie, et l’enfantement d’un ouvrage de l’art ou de la pensée a une analogie profonde avec celui d’une créature humaine. « Le génie, dit admirablement Guyau, est une puissance d’aimer, qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie74. »

Quant au bruit enivrant de la renommée, si ce n’est point, si ce ne doit jamais être le mobile souverain de l’artiste, pourtant nous n’aurons garde de commettre le sot et niais mensonge qui affecte d’en faire fi. Nous dirons donc d’abord, en répétant les métaphores connues, que c’est l’aiguillon de son activité créatrice, le vent qui enfle sa voile, la couronne qui l’attend, le prix justement espéré et la récompense très légitime de ses travaux. Mais les idées que ces brillantes images expriment sont encore bien loin d’être suffisantes.

La gloire, c’est la vie. Vivre dans la mémoire de la postérité, c’est laisser un nom qui voltige comme une âme, petit souffle léger, sur les lèvres des hommes et des femmes. La mort, c’est l’oubli et c’est le silence. Un chef-d’œuvre littéraire que personne ne connaît, dont personne ne parle, est pareil à un opéra manuscrit qui ne trouvera jamais son orchestre.

C’est une vie en puissance, si vous voulez ; mais ce n’est point la vie effective et réelle.

Comprenez bien cela, et vous estimerez à leur juste valeur, c’est-à-dire à rien ou à peu de chose, les lieux communs sur la vanité de la gloire qui abondent dans Montaigne et dans les classiques. Cette « vaine fumée », cette « opinion fantastique », qu’est-ce, sinon l’unique forme de la persistance active de l’être chez ceux qui ne sont plus ? Je sais bien qu’on nous réconforte par la conscience du service qu’a rendu notre œuvre, même oubliée, dans l’effort commun de l’humanité ; par la satisfaction que nous devons éprouver en songeant que notre minuscule travail de fourmi n’a pas été perdu pour la grande fourmilière : mais, c’est honteux à dire, l’individualiste incurable que je suis ne goûtera guère de consolation en mourant, dans la pensée qu’il fut, pour toute sa part de mérite et d’honneur, un bon petit pionnier de la besogne universelle. À ceux qui ont laissé fuir l’espérance de l’immortalité céleste des âmes, la seule qu’on puisse décemment offrir en substitution est l’immortalité du souvenir nominal entretenu par la vie éternelle d’une œuvre.

Il est donc absurde de blâmer l’artiste qui aime la gloire, c’est-à-dire la vie future, dont il peut, dès son vivant, savourer la délicieuse aurore. Mais, comme ce sentiment est égoïste, l’aveu qu’on en fait risque beaucoup de n’être pas au goût de tout le monde, et il sera toujours prudent de n’en point faire un étalage trop naïf. Il y a des sentiments naturels qu’une juste pudeur prend garde d’avouer, quoiqu’ils n’aient rien de déshonorant. Car on sait bien qu’en général la poursuite d’une fin personnelle est le signe de toutes les âmes médiocres, et qu’il n’y a de vraiment noble que l’activité, désintéressée ayant pour but quelque grand résultat humain.

De plus (et, en cela, Montaigne a bien raison), « c’est le sort qui nous applique la gloire selon sa témérité, c’est le pur ouvrage de Fortune ». On ne peut donc jamais se promettre la gloire comme un gain exactement proportionné à sa mise. La Fortune s’amuse capricieusement à combler ceux qui n’ont pris presque aucune peine pour avoir ses faveurs, et elle se rit sans pitié des efforts les plus méritants. « Il n’est pas sain, dit Renan, de parler tant que cela de gloire… Le succès vient quand on ne le cherche pas, il ne vient pas quand on le cherche75. » C’est la même pensée que celle de Jésus : « Qui veut sauver sa vie la perdra. »

Maisie, artiste peintre, demande à Dick, dans un roman de Rudyard Kipling76 : « Ai-je tort de tâcher d’obtenir un peu de succès ? » — « Oui, répond Dick, parce que vous tâchez. Un bon ouvrage est une chose, le succès en est une autre. Elles n’ont point de rapport nécessaire. Le succès n’appartient pas à l’auteur d’un bon ouvrage comme sa conséquence forcée ; c’est un pur accident heureux qui tombe sur lui on ne sait d’où. »

XVI.
Illusions §

Connaissez-vous Porcon du Babinais ? J’en doute. Son nom ne figure pas dans les dictionnaires. Mais Henri Martin parle de lui au tome XV de son Histoire de France.

Porcon du Babinais était officier de marine sous Louis XIV. Il commandait, en 1665, une frégate de trente-six canons, équipée par la ville de Saint-Malo pour protéger contre les écumeurs de la mer ses navires de commerce. Après avoir détruit beaucoup de pirates, il finit par succomber sous l’attaque de toute une flottille. Le dey d’Alger le fit prisonnier ; mais ce barbare eut assez de confiance en lui pour l’envoyer en France porter des propositions de paix à Louis XIV, après lui avoir fait jurer de revenir s’il échouait dans sa négociation, le prévenant que les têtes de six cents Français, captifs à Alger, répondaient de sa parole. Les propositions du dey ayant paru inacceptables au roi, le prisonnier mit ordre à ses affaires, en homme convaincu que c’était son dernier voyage, et repartit pour sa prison d’Alger. Furieux du refus de Louis XIV, le dey fit trancher la tête au négociateur malheureux.

C’est le dévouement même de Bégulus. Pourquoi, de ces deux héros, l’un est-il si illustre, l’autre profondément oublié et obscur ? Est-ce _ là l’équité de l’histoire ? — Mais, me direz-vous peut-être, on ne s’appelle pas Porcon du Babinais. — C’est juste.

Il est probable ou plutôt il est certain qu’il y a eu beaucoup d’autres vertus non moins sublimes qui resteront toujours ignorées. Que tous les prix Montyon aillent chercher et trouver les plus dignes, cela est impossible, évidemment. Pour que l’humble servante qui a renoncé à tout pour rester sans gages au service d’une maîtresse ruinée, reçoive sa récompense, il faut qu’une personne influente la recommande à l’Académie ; et, pour que deux ou trois Porcons deviennent des Régulus, il est indispensable qu’un grand historien les mette dans ses annales ou un grand poète dans ses vers ; tous les autres doivent se contenter, comme disait Thomas Browne, d’être « inscrits au livre de Dieu ».

Mais voici bien le comble : Régulus n’a probablement pas existé. C’est un personnage légendaire reçu dans l’histoire par Tite-Live. Polybe, contemporain des événements, n’en souffle mot. Ainsi, la littérature historique oublie les réels et vivants héros qui sont l’honneur de l’humanité, pour donner l’immortalité à des fictions.

Est-ce le comble ? Pas encore. L’imagination des hommes est merveilleusement inventive pour doter non seulement de l’existence, mais de toutes sortes d’attributs les personnages de sa création.

Planude, moine grec du xive siècle, ayant écrit une vie d’Ésope, qui n’est elle-même qu’une fable, et publié un recueil de soi-disant fables d’Ésope, qui ne sont que des matières traditionnelles à développer, analogues aux canevas et aux lieux communs des compositions de rhétorique, on crut à Ésope, on l’admira, ou prit la sécheresse de simples résumés pour la beauté nue et sans ornements de l’apologue primitif, et l’on construisit là-dessus des théories littéraires, que La Fontaine fit semblant de ne pouvoir appliquer, faute de génie, et que Lessing prit fort au sérieux. C’est un des exercices les plus ordinaires de la critique, de trouver dans un auteur tout ce que nous y avons mis d’avance ; et l’on ne se figure pas avec quelle facilité nous pratiquons cet exercice à propos de tout — et de rien.

Vous croyez que c’est le non plus ultra ? Attendez.

Longus est un écrivain célèbre. On lui attribue le roman de Daphnis et Chloé. C’est l’effet d’une erreur de lecture. Le manuscrit du Mont-Cassin, qui nous a transmis ce roman grec, avait pour titre : Λέσβιαϰών λόγοι, Discours des choses de Lesbos. Du mot λόγοι, lu de travers, on a fait Λογγου, Longus, et voilà une célébrité reçue définitivement dans l’histoire77 !

Sainte Véronique a sa statue, dans une place d’honneur, sous le dôme de Saint-Pierre, à Rome. Mais sur cette sainte on ne possède aucun document, et pour cause : durant les premiers siècles du christianisme, on figurait souvent, dans les églises, une tête de Christ peinte sur une draperie que tenait déployée une femme, symbole de la Foi. Comme affirmation d’authenticité, on inscrivait au-dessous : Vera iconica, image vraie. Avec ces syllabes, on a imaginé une personne réelle et toute une biographie78.

Après ces deux derniers exemples de la vanité, je veux dire du néant, qui est trop souvent à la base de nos admirations et de nos croyances, j’estime qu’on peut, comme on dit, tirer l’échelle.

XVII.
Préjugés §

Comme les mêmes paroles, comme les mêmes pensées perdent ou acquièrent de la valeur suivant la bouche qui les prononce, il arrive que les vers les plus beaux, même cités et connus, n’obtiennent qu’une demi-célébrité quand ils ne sont pas d’un grand poète.

Il n’y a rien de plus beau dans la poésie française que le vers sur la Sainte-Vierge,

Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.

Ce bel alexandrin ne vit que dans la mémoire d’un petit nombre de lettrés, parce qu’il n’est pas d’un poète du premier ordre ; il n’est que de Louis Bouilhet. Le vers de Thomas Corneille :

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud,

est certainement fameux ; mais combien ne serait-il pas loué et cité davantage, si c’était son grand frère qui l’eût signé !

C’est l’imagination qui donne aux choses leur prix. Où sont les œuvres assez belles pour pouvoir se passer de la recommandation que leur apporte la signature ? Nous admirons une page, une poésie, une pensée, non parce qu’elle est admirable, mais parce que, d’avance, nous sommes disposés à la trouver telle par un préjugé favorable à son auteur.

Ce préjugé peut être si fort qu’il va, dans certains cas, jusqu’à une véritable idolâtrie. Quand Edmond Scherer publia l’article où il se permet de dire que Molière n’écrit pas toujours bien, ce fut un scandale, malgré toutes les précautions oratoires que le critique avait prises, à commencer par l’humble titre de son paradoxe : « Une hérésie littéraire. » Les apologies du dieu mis en cause furent subtiles et firent honneur à l’esprit ingénieux de ses dévots ; mais il aurait été plus raisonnable de passer condamnation tout simplement. Est-il donc si étrange et si téméraire de critiquer ce que d’ailleurs on admire ? La critique n’est-elle pas d’abord, selon l’étymologie, un discernement ? Le refus ou l’incapacité de distinguer le bon au milieu du mauvais, le mauvais au travers du bon, voilà ce qui caractérise essentiellement les jugements du vulgaire. Ce fut une vulgaire injustice d’appeler Scherer un détracteur de Molière, parce qu il avait franchement dénoncé, dans sa manière d’écrire, des chevilles, du remplissage et des solécismes ; injustice aussi et vulgarité de faire le même procès à Vauvenargues, à La Bruyère, à Fénelon, qui pourtant a dit sur Molière ce mot audacieux de la part d’un évêque et dont Bossuet aurait été bien incapable : « Je le trouve grand. » Les moliéristes songent-ils que Molière, novateur large et libre, ennemi de toutes les superstitions, les aurait trouvés ridicules ?

Mon mérite est absolument nul ici de réclamer l’alliance du blâme et de l’éloge à l’intérieur du même jugement critique ; car, en vérité, je ne trouve pas la moindre difficulté à les unir. C’est un de mes étonnements, qu’on ne comprenne pas mieux ce que la critique littéraire gagnerait à la fois d’agrément et d’autorité à cette allure indépendante et si facile à suivre. Je regarde Victor Hugo comme le plus grand des poètes français, comme celui qui a réalisé le plus complètement l’idée de la poésie, et je crois avoir donné quelques, preuves de la profonde et sincère admiration qu’il m’inspire. Mais cela ne m’empêchera jamais de voir ni de dire ses fautes, de rire de lui à l’occasion, et même de savourer à lèche-doigts, comme un régal de haut goût, les traits d’une piquante saveur, d’une mordante amertume, dont le poursuit sans pitié son adversaire le plus implacable et le plus perspicace, le merveilleux styliste Veuillot. Pourquoi serait-ce là du dilettantisme ? c’est tout bonnement la curiosité saine, je crois, d’un appétit ouvert qui refuse de se mettre en prison et qui aime à varier ses plaisirs.

Qu’on m’annonce de Trissotin une jolie chose, je la hume d’avance comme une huître exquise ; qu’on me signale dans Molière du galimatias, je dirai : « C’est du galimatias », le tenant, Dieu merci, en assez haute estime pour penser qu’il n’a aucun besoin qu’on le glorifie même quand il se crotte, et qu’on adore jusqu’à ses excréments.

Je sais des gens qui se pâment d’admiration devant cette pensée de Pascal : « Le froid est agréable pour se chauffer », et qui me feraient passer un mauvais quart d’heure si je m’avisais de leur représenter, d’abord, que cela est mal écrit, le froid n’étant ni un combustible, ni un calorifère, ni un siège pour nos fesses ; ensuite, que la remarque, clairement exprimée en bonne langue française, a peu d’intérêt.

XVIII.
Talent et génie §

Tous les nègres, tous les Chinois sont pareils pour ceux qui ne sont ni nègres ni Chinois. En France, pendant que nous voyons surtout ce qui nous différencie, le voyageur venu de loin n’aperçoit d’abord que les traits communs à toute la nation. Entre des frères, entre des cousins, l’étranger par le sang découvre un air de famille dont les personnes apparentées ont si peu conscience que cette découverte leur cause souvent de la surprise. De même, les yeux des contemporains peuvent discerner certaines nuances qui distinguent pour eux seuls leurs innombrables auteurs de vers ou de prose ; mais la postérité, qui verra les choses à distance et en gros, ne gardera le souvenir que des physionomies absolument uniques, caractéristiques et typiques.

L’arbre tenant au sol par des racines profondes et s’élevant au-dessus de tous ses voisins de la forêt est l’antique et juste image de l’écrivain qui vit dans l’avenir ; il faut qu’il résume son temps et qu’il le domine.

Dominer son temps est nécessaire, à cause du besoin paresseux qu’ont les critiques, les historiens, les étudiants, les professeurs, et généralement tous les hommes, parmi tant de talents qui encombrent la littérature, de réduire sommairement toutes les grandeurs à l’unité ou, du moins, à la pluralité la plus faible possible.

Pour une raison à peu près semblable, résumer son temps est nécessaire aussi. L’histoire de la littérature doit, en effet, comme toute histoire, être capable d’un sens philosophique, c’est-à-dire général ; pour devenir un objet de science, il faut qu’elle soit claire, méthodique et logique. Or, les œuvres littéraires, qui sont des documents historiques et des documents de premier ordre, cesseraient d’appartenir à l’histoire, si, au lieu d’exprimer l’état de l’imagination, de la pensée, de l’âme d’une époque, elles n’exprimaient que l’esprit individuel d’un écrivain. Je crois fermement que les préférences qui font pencher la balance vers tel ou tel auteur sont capricieuses, sujettes à de continuelles oscillations, voire à des revirements complets, et que les classifications surtout sont très artificielles ; encore faut-il que nos choix soient plausibles, puissent se justifier, et que nous ayons, pour faire approuver nos cadres, des raisons vraisemblables.

Peut-on, d’ailleurs, s’isoler et s’abstraire de son entourage ? Est-il possible au lac de ne pas refléter ses bords ? au talent, de ne pas porter l’empreinte du milieu où il se manifeste ? L’effort d’un enfant pour sauter hors de son ombre n’est pas plus vain que ne le serait celui de l’homme ayant fait ce rêve, d’échapper aux influences qui pèsent sur son esprit de toutes parts. Si, par impossible, il se rencontrait un de ces « échappés », cet ours de la forêt ou de la montagne, sans culture et vivant dans une systématique ignorance de tout, ne serait compris que de ses oursons et de son ourse.

L’influence que nous connaissons et sentons le moins est précisément celle que nous subissons le plus ; et lorsque, nous imaginant la bien connaître, nous tâchons de lui résister, notre lutte inhabile souligne son empire mieux qu’une inconsciente soumission. En 1662, Corneille, dans l’Avertissement au lecteur, qui précède Sertorius, déclarait qu’il n’avait point voulu mettre dans sa tragédie « les tendresses d’amour, les emportements de passion, les descriptions pompeuses et autres ornements qui sont en possession de faire réussir au théâtre les poèmes de cette nature. » C’était une illusion complète. L’auteur de Sertorius ne sacrifie pas moins à la mode que celui de Pertharite.

Taine regarde tout grand homme en littérature, ; comme un riche abrégé de l’esprit de son temps, et il prend la mesure des génies dans le plus ou moins de plénitude avec laquelle ils résument leur siècle. Cette vue n’est probablement pas la plus juste. On pourrait, au contraire, fonder la différence entre le talent et le génie sur ce fait, que le simple talent est purement représentatif du milieu où il s’est formé, tandis que le génie, en exprimant tous les principaux caractères d’une époque, y ajoute je ne sais quoi déplus. Ce « je ne sais quoi », c’est d’abord une individualité puissante. « Pour acquérir une valeur typique, il faut être le plus individuel qu’il est possibleble79. » Le génie détermine, en les éprouvant avec intensité et en les traduisant d’une façon supérieure, la direction et la forme de certains sentiments qui seraient restés, sans lui, à l’état d’instincts inarticulés et confus ; et, pendant qu’il exprime l’âme de son époque avec un incomparable accent individuel, le génie la dépasse.

Double ou triple aspect du génie, que l’exemple de Renan illustre bien : c’est en devinant la fortune heureuse d’un dilettantisme, qui allait être à la mode pour quelques années, c’est aussi en développant sa propre et secrète tendance, que l’auteur de la Vie de Jésus est devenu d’abord le chef de file de beaucoup d’hommes ; mais surtout il a dominé et dépassé son époque, en ajoutant à ce dilettantisme, qui n’était que l’agrément d’un jour offert au goût contemporain, un aliment plus sérieux pour les générations à naître.

Si un écrivain pouvait sortir de l’inspiration de son temps, il serait semblable, comme l’a dit Sainte-Beuve, à « l’antique et fabuleux Antée, qui perd terre » ; mais, s’il ne s’élève pas au-dessus de son temps, la terre où il s’attache le garde et le dévore.

L’opération du génie n’est point une création ex nihilo ; ce n’est pas non plus la mise en oeuvre pure et simple des seuls éléments que la réalité fournit à tout homme de talent qui sait écrire : c’est une synthèse nouvelle de données préexistantes, telle, suivant la spirituelle image de Guyau, qu’une de ces combinaisons merveilleuses de pièces toujours les mêmes et de formes inattendues que nous offre le kaléidoscope80.

La Légende des siècles était bien dans les Orientales et dans certains poèmes d’André Chénier, d’Alfred de Vigny, de Leconte de Lisle, comme les Contemplations étaient dans les Feuilles d’Automne et dans toute la poésie lyrique antérieure au chef-d’œuvre de 1856 ; le miracle ne fût ni soudain, ni surnaturel : mais, pour l’accomplir, il fallait Victor Hugo.

XIX.
Conseil à propos des réputations usurpées §

Dans la quantité toujours croissante de la production littéraire, le nombre augmentera de plus en plus des talents qui, malgré tout le mérite qu’ils peuvent avoir, resteront étouffés sous la masse énorme des bons écrits non moins honorables et non moins oubliés que leurs ouvrages. Tout ce qui n’a pas une valeur extraordinaire périra sûrement très vite ; mais, en revanche, on ne verra plus le scandale des longues usurpations consacrées par le temps.

On en compte un assez grand nombre dans le passé. Toutes ces surprises sont des effets dont les causes n’ont rien de mystérieux.

Les petits vers de Mme Deshoulières sont assurément médiocres ; mais quoi ! ils ont été cités par de grandes autorités en critique, et Voltaire leur a fait une place dans son Temple du goût ; leur forme alerte, leur mesure peu usitée les grave aisément dans la mémoire, et leur puérilité même a servi leur popularité.

Comment le Sermon pour la fête de l’Épiphanie ne serait-il pas classique ? il fallait bien offrir aux écoliers un échantillon oratoire du grand évêque qui fait pendant à Bossuet ; comme on n’avait pas beaucoup de choix, on couronna chef-d’œuvre ce bon devoir de rhétorique.

La démolition des réputations usurpées est un travail qui semble, à première vue, devoir réussir un peu moins mal que l’effort inverse, celui de réparer d’injustes oublis, parce qu’il est secondé par les mauvais instincts de la nature humaine, la paresse, la malveillance et l’envie ; mais, en n’étant point généreux comme l’autre, au total il n’est pas moins vain.

Un nom bien ancré dans la mémoire de plusieurs générations d’hommes ne sort plus de l’histoire ; non seulement il subsiste dans l’abandon complet des ouvrages que tout le monde a cessé de lire, mais l’éclat du nom profite de l’ignorance éminemment protectrice où les œuvres sont laissées.

Ne perdons pas notre peine à vouloir éteindre ces froides étoiles, qui continuent à briller au ciel sans gêner personne après tout. Il y a prescription pour les heureux voleurs de la gloire. Souffler sur les bonheurs et sur les honneurs, même immérités, est-ce donc quelque chose d’assez utile pour compenser l’odieux d’une si aigre besogne ? Au rôle ingrat de justicier préférons une indulgence philosophique et facile. Le scepticisme, qui en pareille matière est la sagesse, ira même jusqu’à nous persuader peu à peu que les usurpateurs sont princes légitimes, en nous faisant découvrir mille belles choses dans les platitudes consacrées. Ne peut-on pas toujours, en cherchant bien, trouver quelques raisons d’admirer ce qui, évidemment, ne saurait être de tous points méprisable ?

Laissons donc dormir en paix, dans leur inoffensive bonne fortune, les anciennes réputations usurpées, comme des monuments curieux d’un caprice qui ayant fait autrefois, dans le partage de la gloire et de la vie, quelques coups de tête vraiment seigneuriaux, était plus riant et plus aimable que la sombre égalité future dans la mort universelle.

XX.
Phénomènes d’arrière-vie §

Au Canada, on voyait, il n’y a pas très longtemps, et peut-être trouve-t-on encore des Français qui, par l’archaïsme de leur langage, de certaines coutumes, de leurs goûts littéraires et d’une culture livresque bornée à l’horizon classique, semblaient des survivants du siècle de Louis XIV. La province passait autrefois pour l’asile naturel de la mode d’antan exilée de Paris, et elle lui est sans doute restée hospitalière dans quelques petites villes reculées.

Mais tant de lenteur ne convenait qu’au temps des diligences. L’auteur d’une thèse, écrite il y a quelques années, sur La vie littéraire dans une ville de province sous Louis XIV, M. Jacquet, rapporte de bien curieux jugements des lettrés dijonnais de ce temps-là, qui nous montrent à quel point leur critique littéraire était en retard.

Dans les dernières années du xviie siècle, La Monnoye regrettait la brillante époque où il y avait à Paris « des Malherbe, des Racan, des Lingendes ». Mettant Montaigne et Charron exactement sur la même ligne, il les appelait « deux écrivains distingués, qu’un homme qui aime la propreté et le choix doit avoir dans sa bibliothèque ». L’œuvre qu’on attendait de Racine avec impatience, ce n’était point quelque Phèdre nouvelle, c’était son Histoire du Roi. À Molière on préférait obstinément Térence et Aristophane. « Nous ne réussissons que par l’imitation des anciens », écrivait le conseiller Lantin, à propos de La Bruyère, imitateur de Théophraste, et le président Bouhier raillait l’auteur des Caractères de se croire au-dessus du versificateur latin, Santeul. On semblait ignorer Pascal et les Provinciales. On ne soupçonnait pas la portée de la révolution opérée par Descartes ; on pensait faire à ce maître assez d’honneur en l’égalant au docte Saumaise. On était très froid pour Bossuet, né pourtant à Dijon, comme l’étaient, paraît-il, il y a une cinquantaine d’année, les Besançonnais pour leur grand compatriote, Victor Hugo. Les vraies illustrations parisiennes, aux yeux de la province, étaient alors Pellisson, Saumaise, Mlle de Scudéry, « l’illustre Sapho, un des plus grands ornements de ce siècle », Mme Deshoulières et surtout Ménage, auquel s’adressait la première visite de tout provincial frotté de littérature, arrivant à Paris.

Depuis que la vapeur transporte en un jour, et l’électricité en quelques instants, la pensée de Paris à toutes les extrémités de la France, reste-t-il une raison pour que, dans les jugements littéraires de la province, il y ait un retard sur ceux de la capitale ? Oui, si la province conserve un climat particulier qui fait à la vie de l’esprit des conditions un peu différentes et qui donne au mouvement intellectuel une certaine lenteur relative.

Il n’est pas prouvé que l’espèce de fièvre qui agite et brûle les Parisiens, et dont ils se montrent si fiers comme de la seule vraie manière d’exister, soit en effet la meilleure forme de la vie. Il n’est pas prouvé que le derviche persan, Hadji-Ghulam-Riza, qui, passant à Paris il y a douze ans environ, notait ses impressions de voyage, ait calomnié la grande ville en décrivant ainsi l’ahurissement où son brouhaha et son charivari doivent jeter tous les étrangers de bon sens :

« Cette vie ressemble à l’eau impétueuse d’une cascade qui se jette dans un gouffre sans jamais s’arrêter ; elle donne le vertige et trouble la tête… C’est le mouvement continuel ; ce sont des centaines de voitures qui filent, s’entrecroisent, se choquent ; c’est une foule compacte qui se précipite vers je ne sais quoi ; c’est le sifflement des machines, la fumée des cheminées, les cris des marchands, le son des clochettes, et que sais-je encore ? Pourquoi tout cela ? Est-ce que ces malheureux ont jamais le temps de s’arrêter, de se recueillir, de se demander qui ils sont, d’où ils vont : ce qui est le seul but de la vie d’un être doué de raison ? »

Paris a beau donner, par ses chemins de fer et par ses télégraphes, une impulsion directe au reste de la France et à une grande partie du monde, on peut continuer toujours à se figurer les idées qui partent de ce centre comme une diffusion d’ondes circulaires, qui s’amortissent et se ralentissent à mesure que le cercle s’élargit et s’étend davantage au loin. Car il ne suffit pas de lire, à distance, des télégrammes, des lettres, des journaux et des livres, pour subir l’influence profonde du milieu qui les a produits ; il faut être en contact avec ce milieu vivant, et plus on est éloigné, plus la communication immédiate avec le foyer central de la vie devient difficile et rare. Voilà pourquoi, en dépit de tous les progrès qu’on a faits et qu’on pourra faire dans le transport rapide de la pensée, il est normal que la province et l’étranger continuent à retarder plus ou moins sur Paris.

Comme une étoile éteinte aux yeux de ses voisines brille longtemps encore pour les mondes lointains, on voit des auteurs dont la gloire est morte dans le chef-lieu des réputations littéraires, continuer à jouir d’une sorte d’arrière-vie dans les villes de la Savoie ou de la Basse-Bretagne et au-delà des frontières françaises.

Emile Souvestre, né à Morlaix, est resté vivant pour ses compatriotes longtemps après que les Parisiens ne le lisaient plus.

Il est probable que bien des bibliothèques de province où les sombres chefs-d’œuvre de Dostoïewsky n’ont pas pénétré, comptent toujours de nombreux amateurs pour les Prisons un peu enjolivées de Silvio Pellico.

La paix et les loisirs de la campagne sont favorables aux entreprises de longue haleine ; c’est là qu’on retrouve les conditions qui peuvent encore rendre lentement savoureux certains grands romans, devenus inabordables dans le tourbillon de la vie parisienne, et dont nos pères faisaient leurs délices : la Nouvelle Héloïse, Clarisse Harlowe et peut-être même l’Astrée. C’est là aussi que dorment et qu’on peut réveiller, pour une lecture en famille, le soir, les comédies de Picart et les proverbes de Carmontelle.

Beaucoup de nos étudiants de province consultent, comme des autorités, des critiques littéraires démodés depuis quarante ans, que leurs camarades de Paris auraient honte de citer et de lire.

D’heureuses traductions, faites par un écrivain de grande autorité, peuvent rendre un poète plus célèbre à l’étranger que chez lui. Béranger, traduit par Chamisso, jouit en Allemagne d’une gloire qu’il n’a pas conservée en France. Inversement, Hoffmann, l’auteur des Contes fantastiques, très fameux en France, et dont Alfred de Musset associe le nom à ceux de Mozart et de Shakespeare, n’a jamais été mis très haut par les Allemands.

Il paraît bien que Du Bartas, poète illustre de son vivant, qui eut en cinq ans trente éditions, qui fut traduit en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais, mais qui est complètement mort dans sa patrie depuis trois siècles, sans y avoir jamais ressuscité, comme Ronsard, a toujours conservé en Allemagne un groupe d’admirateurs fidèles81. Le fait est que Gœthe l’a loué en termes enthousiastes dans une page fort curieuse :

« Cet auteur, maintenant proscrit et dédaigné par les siens et tombé dans l’oubli, conserve en Allemagne son antique renommée ; nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont donné le titre de roi des poètes français… Notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite… Supérieurs à des productions plus récentes et bien autrement vantées, ses vers sont parmi ceux qui font le plus d’honneur aux muses françaises… Mais je suis persuadé que les Français persisteront dans leur dédain pour ces poésies si chères à leur ancêtres et à nous, tant le goût est local et instantané ! tant il est vrai que ce qu’on admire en deçà du Rhin, souvent on le méprise au-delà, et que les chefs-d’œuvre d’un siècle sont les rapsodies d’un autre82 ! »

L’histoire de la réputation en Allemagne de Du Bartas, poète français, a pour pendant celle de la réputation en France de Gessner, poète suisse. Pendant un quart de siècle environ, sous l’influence d’un faux goût champêtre, à la mode du petit Trianon de Marie-Antoinette, les fades idylles enrubannées de ce bucolique ennuyeux ont joui chez nous d’une vogue dont Hegel s’étonnait et qu’il expliquait par la frivolité et la sentimentalité de notre nation83.

La popularité, longtemps persistante, de Gessner s’explique surtout par l’incontestable empire que conserve, malgré les réclamations de la critique, l’éternel « goût bourgeois », dont on n’exagérera jamais la secrète puissance, même sur ceux qui s’en croient affranchis, et dont j’ai tenté la description dans la première série de ces Essais84.

Sur cinq mille visiteurs qui entrent au Louvre le dimanche, combien y en a-t-il qui ne regardent pas les tableaux de Greuze avec les yeux de Diderot, je veux dire, qui ne continuent pas à être touchés par la fable dramatique et la leçon morale, beaucoup plus que par les qualités de la peinture ? Le goût bourgeois, qui avait mis sur le trône Carrache et Guide, n’a jamais compris leur déchéance et serait très empressé à leur rendre le sceptre. Il admire sans effort la rhétorique ingénieuse, un peu déclamatoire, du Laocoon, ne se montrant pas, après tout, plus sot que Pline l’Ancien, Winckelmann ou Lessing ; mais les marbres du Parthénon le laissent froid.

On a vu le goût bourgeois, même en pays anglais, se plaire à Dickens, mais lui préférer Paul de Kock ! On l’a vu, en France, donner raison à Ponson du Terrail qui avait fait, contre Aurélien Scholl, le pari que, dans toutes les petites villes, dans tous les villages où ils iraient ensemble, ils ne trouveraient personne qui n’eût lu ses ouvrages, tandis qu’à peine un petit nombre de lettrés connaîtraient le nom de Flaubert.

Enchanté du dénouement optimiste qui substitue, dans le drame de Blanchette, une moralité douce à la vérité amère et brutale, le goût bourgeois est assez puissant, même chez vous, critiques, qui lui faites la guerre, pour vous interdire désormais de regretter sérieusement l’ancienne catastrophe.

Une bourgeoise de Munich me demandait, en 1877, comment j’avais trouvé « le Musée » ? Ne doutant point qu’elle voulût parler de l’ancienne Pinacothèque, je lui en vantai les merveilles, peut-être (que Rembrandt me pardonne !) avec une forte part d’enthousiasme convenu et appris ; mais elle, brave femme, sincère et naïve, se montrant peu sensible aux antiques chefs-d’œuvre, je m’aperçus bientôt que toute son admiration était pour la Pinacothèque nouvelle, où les toiles sont claires, brillantes et jolies.

La province, plus tranquille et plus lente, moins prompte que la capitale aux brusques caprices de la mode, maintient la stabilité relative de certains cultes en littérature. L’esprit de médiocrité ayant là sa demeure d’élection, un écrivain bien avisé, qui s’applique à le satisfaire, pourra gagner sa récompense : je veux dire traîner dans quelques cités endormies une agonie de plusieurs mois, au lieu de s’éteindre du matin au soir… C’est quelque chose par le temps qui court.

XXI.
Révolutions du goût §

Il y a des choses que nous répétons machinalement, parce qu’on les a toujours dites, parce qu’elles sont vraisemblables et qu’elles ont un air de sagesse, mais sans en être bien persuadés. De ce nombre est le conseil, rappelé si souvent, de ne jamais promettre gloire et vie dans l’avenir à des auteurs contemporains actuellement vivants et glorieux. Au fond nous n’avons pas une telle défiance de nos jugements d’aujourd’hui, et nous sommes secrètement très convaincus que la postérité fera de nos hommes illustres à peu près la même estime que nous. Mais l’histoire nous enseigne le contraire. Il ne saurait donc être inutile de passer en revue quelques-uns des grands engouements d’un jour — ou d’un siècle — que l’avenir n’a point ratifiés.

Le plus éclatant succès dramatique de tout le xviie siècle fut celui de Timocrate, tragédie de Thomas Corneille, jouée en 1656. Aucun chef-d’œuvre de Pierre, pas même le Cid, n’avait eu pareille fortune. Quatre-vingts représentations consécutives ne lassèrent pas la curiosité du public, et ce furent les acteurs fatigués qui finirent par en avoir assez, malgré une salle comble tous les soirs pendant près de six mois. Retirée subitement en plein succès, la pièce ne fut jamais reprise. — Le Cyrano de Bergerac, de M. Edmond Rostand, plus de cent fois représenté85, aura-t-il la destinée du Cid ou celle de Timocrate ? Je crois qu’il mérite mieux que cette dernière ; mais je ne vois pas comment la critique contemporaine pourrait avec assurance se prononcer sur ce point, sans tomber dans un paralogisme. Les raisons qu’on ferait valoir pour garantir l’éternité à Cyrano, ne seraient que celles mêmes qui expliquent et qui justifient le goût que nous avons à présent pour cette pièce. On prouverait que demain continuera aujourd’hui par des arguments tous tirés d’aujourd’hui. C’est un cercle vicieux. Nous admirons de près un arbre qui nous paraît plus haut que les autres ; mais, étant dans la forêt, nous ne savons pas s’il la domine à distance. Le triomphe actuel de M. Rostand ne saurait donc être un gage certain de l’entrée définitive de son œuvre dans la littérature, pas plus que le discours-ministre qui a porté un député au pouvoir, en révélant chez lui des qualités de gouvernement, ne lui garantit la jouissance durable et tranquille de son portefeuille.

Le troisième grand succès de la scène française, si l’on compte celui du Cid comme le premier en date, fut, en 1835, celui du Chatterton d’Alfred de Vigny. « Les trois actes ne furent qu’un long triomphe », écrit M. Maurice Paléologue86.… « La représentation fut presque suspendue par l’émotion de la salle… Les spectateurs étaient en proie à un enthousiasme extraordinaire lorsque le rideau s’abaissa. Le lendemain, le nom d’Alfred de Vigny était illustre. » — Cependant, Chatterton, après une vague tentative pour le remettre sur la scène, semble bien avoir disparu pour jamais du répertoire courant.

Je constate simplement le fait, comme tous les autres du même genre, sans en chercher l’explication. Il est fort possible que dans la fortune brillante et passagère du drame de 1835, tout s’explique par une simple révolution de la mode, et que la France étant guérie du « Chattértonisme », comme l’Allemagne du « Werthérisme », un regain de faveur pour la pièce d’Alfred de Vigny ne puisse désormais coïncider qu’avec l’invraisemblable retour de cette espèce d’épidémie morale. Il est possible aussi, et je crois même un peu plus probable, que pour des raisons où l’esthétique n’a rien à voir — la paresse, l’incuriosité, la prudence timide, le calcul des chances pécuniaires, l’économie, — aucun directeur de théâtre ne veuille plus courir les risques d’une reprise. Car il y a dans Chatterton autre chose qu’un breuvage frelaté pour des imaginations malades. « Les esprits sérieux et mesurés saluaient dans la pièce nouvelle une réaction salutaire contre le drame fougueux, violent, surchargé de couleur locale, peuplé de personnages invraisemblables, saturé d’adultères, de viols, d’incestes, d’assassinats et d’empoisonnements, selon la formule scénique des Dumas et des Hugo ; ils applaudissaient en Vigny le créateur d’un théâtre nouveau, plein de vie et de vérité, mais où les faits se subordonneraient désormais aux sentiments et aux idées, où les crises de conscience tiendraient plus de place que les péripéties de l’action »87. Et même, s’il faut en croire Vigny dans une lettre écrite à son ami Brizeux, l’auteur de Chatterton avait contre lui le public de 1835, à peine mûr encore « pour les développements lyriques et philosophiques, pour l’action toute morale. »

On ne fera jamais trop grande la part de l’absurde, j’entends du hasard et du caprice, dans beaucoup de faits où notre naïf besoin de logique cherche un ordre providentiel et une raison profonde.

Ce n’est pas toujours parce qu’une pièce de théâtre est devenue réellement injouable qu’on ne la joue plus ; c’est parce qu’il n’a souri à aucun Barnum de tenter l’expérience. Vous croyez que l’œuvre est morte, la façon de sentir et d’imaginer dont elle fut l’expression ayant été remplacée par d’autres goûts : essayez de la remettre sur ses pieds, vous aurez peut-être une surprise. Quand on a repris, de nos jours, le Louis XI de Casimir Delavigne, qu’on aurait pu croire bien démodé, il a fait grand plaisir. Comment ne voit-on pas que la doctrine étroite sur l’adaptation nécessaire du poème dramatique à l’état présent de l’esprit public n’irait logiquement à rien de moins qu’à l’abolition de tout l’ancien répertoire ? Les chefs-d’œuvre entretiennent aisément autour d’eux l’atmosphère de convention dont ils ont besoin pour plaire, et l’Œdipe Roi du vieux Sophocle est, avec toute sa barbarie, une pièce à succès. Dans le choix arbitraire qui fait que telle pièce est au répertoire et telle autre au rebut, la responsabilité des autorités de la critique est très visiblement la plus lourde, comme en tout.

De toutes petites causes suffisent souvent, et ce sont les meilleures, pour expliquer des phénomènes où notre subtilité s’ingénie à chercher midi à quatorze heures. Une simple raison d’économie, au sens le plus terre à terre du mot, rend suffisamment compte du très petit nombre d’œuvres restées au répertoire. C’est une affaire coûteuse de monter une pièce de théâtre ; tant qu’on fait de l’argent avec ce qui est consacré, pourquoi tenterait-on l’inconnu ?

Hallam a remarqué judicieusement qu’il y a en faveur de l’unité dramatique de lieu un argument très fort : elle est bon marché88.

L’unité de lieu s’implanta en France par une circonstance purement matérielle, quand le succès du Cid ayant attiré au théâtre du Marais un concours inusité de spectateurs, les comédiens furent obligés de placer sur la scène même un public de choix, qui cacha aux hôtes du parterre les décorations latérales et ne laissa plus voir d’autres décors que celui de la toile du fond. Plus tard Voltaire réussit, après bien des efforts, à débarrasser la scène des intrus qui, empêchant le libre jeu des décorations mouvantes et changeantes, imposaient au drame l’unité de lieu, et cette nouvelle réforme matérielle rendit possible une autre grande révolution dans l’art.

Sarcey attribue, avec toute évidence, le fâcheux abandon de la grande comédie en cinq actes qui développe une sérieuse thèse morale ou étudie minutieusement des caractères, à l’heure tardive des dîners parisiens. De neuf heures et demie à minuit, quand on digère un gros repas devenu le principal de la journée, que peut-on écouter d’autre qu’un léger vaudeville, une pochade ou de la musiquette ? L’art dramatique lui-même se trouve ainsi gravement compromis par une coutume absurde.

L’alexandrin classique, avec ses deux branches de longueur égale, a pu être comparé assez exactement à une pincette. Tant de symétrie favorisant l’antithèse, c’est à la forme trop symétrique du grand vers français que Schiller attribue sans paradoxe l’abus de cette figure de rhétorique dans notre littérature. De là dépend, écrit-il, « non seulement le langage, mais encore l’âme de toutes les tragédies françaises. Les caractères, les sentiments, la manière d’être des personnages, tout est soumis à la règle de l’antithèse ; et, semblables au violon qui règle les mouvements des danseurs, les deux jambes de l’alexandrin règlent les mouvements du sentiment et de la pensée. L’esprit est constamment mis en jeu, et chaque pensée, chaque sentiment est contraint d’entrer dans cette forme comme dans un lit de Procuste89. »

Est-on curieux de voir d’autres exemples de petites causes ayant produit de très grands effets ? L’usage de la clepsydre, qui mesurait sévèrement aux orateurs le temps de la parole, explique, selon M. Girard, un des caractères de l’éloquence attique : « la nécessité d’être concis et de ne point s’égarer en dehors de son sujet90. »

Une singularité qui frappe le lecteur de nos vieilles épopées, c’est qu’elles ont constamment l’air de recommencer ; elles sont pleines de débuts qui se répètent presque dans les mêmes termes. L’explication est simple : les jongleurs qui récitaient les chansons de geste les débitaient par fragments pris çà et là ; ils avaient donc besoin de nouveaux commencements partout91.

Les anciens guerriers, les anciennes assemblées populaires délibéraient debout : cela leur donnait une puissance formidable d’impulsion et d’entraînement. Une foule en marche, c’est la foule dans le plein sens du mot ; debout et immobile, elle a encore virtuellement toute sa force, puisqu’elle peut s’ébranler ; mais une foule assise n’est plus la foule, s’asseoir, comme M. Tarde l’a observé, étant « commencer à s’isoler en soi »92. Autrefois donc, quand le parterre était debout, il y avait dans les théâtres bien plus de tumulte et de vie. Le parterre, en s’asseyant, s’est assagi. Les fours noirs ne sont pas devenus plus rares ; mais il y a moins de chutes violentes.

Pourquoi certains hommes vivent-ils repliés sur eux-mêmes, enclins à la réflexion intime ou à la spéculation abstraite, et si peu attentifs aux choses extérieures que vous les voyez hésitants, incapables de répondre quand vous leur demandez le dessin ou la couleur du papier de leur salle à manger ? Ce n’est pas qu’ils soient des psychologues profonds ou des métaphysiciens sublimes, c’est parce qu’ils sont myopes. Les philosophes allemands portent des lunettes ; ils pensent, ou croient penser, et le monde des formes n’est qu’apparence pour eux.

De cette digression je tire de nouveau pour mon sujet la conclusion suivante : une œuvre dramatique autrefois glorieuse peut avoir disparu du répertoire, non parce qu’elle était indigne d’y rester, non qu’il soit prouvé le moins du monde que les générations nouvelles ne l’accepteraient pas, mais simplement parce que personne n’a osé faire la chanceuse dépense d’une reprise. Quelque absurde et petite que soit la cause, le résultat, hélas ! est le même, et le caprice de la fortune ne rend pas moins affreux le déboire des pauvres auteurs, sans qu’ils aient la consolation amère de pouvoir se dire qu’il est justifié.

Pierre du Ryer, contemporain de Corneille, fut un poète illustre de son temps. L’abbé d’Aubignac savait par cœur toute sa tragédie d’Alcionée, que la reine Christine se fit lire trois fois en un jour, et dont Ménage disait : « C’est une pièce admirable, qui ne cède en rien à celles de M. Corneille. » Son chef-d’œuvre, Scévole, continuait à être joué par Molière treize ans après la première représentation, et M. Edouard Fournier, qui est un connaisseur, estime qu’on pourrait le jouer encore. — Fontenelle atteste que la Marianne du vieux Tristan l’Hermite put célébrer son centenaire.

Les Visionnaires de Desmarets passèrent pour une pièce excellente pendant plus de quatre-vingts ans, et la Médée de Longepierre, représentée en 1694, s’est soutenue pendant tout le xviiie siècle.

Montesquieu, qui n’était pas un badaud, parlait avec admiration des tragédies de La Motte-Houdar, dont une surtout, Inès de Castro, jouée en 1723, se maintint longtemps au rang de chef-d’œuvre93.

Les classements différaient de ceux qui, aujourd’hui, paraissent consacrés ; ils étaient plus libres et moins superstitieux. Voltaire mettait au-dessus de toutes les farces de Molière le Grondeur de Brueys et Palaprat. La Harpe écrit : « Si je n’ai point classé le Barbier de Séville parmi les premières pièces du second rang, c’est qu’elle est fort inférieure à trois comédies qui me semblent en possession de cette primauté : l’Homme du jour, Turcaret, et le Mariage fait et rompu. »

Dans la littérature du roman, on sait que Manon Lescaut, où nous réduisons aujourd’hui tout le bagage de l’abbé Prévost, par un de ces lestes procédés de simplification sommaire que la postérité oppose brutalement au flot de richesses qui la submergent, n’était pas en plus grande estime aux yeux du xviiie siècle que Cleveland ou le Doyen de Killerine ; et même Diderot, et même Rousseau, qui louent Cleveland avec enthousiasme, n’ont rien dit de Manon.

Faut-il rappeler la vogue incomparable des grands romans en France ? Non seulement l’Astrée, qui avait fait les délices de Mme de Sévigné et de La Fontaine, était encore louée par Boileau lui-même en 1710 ; mais jusqu’en 1734, année où parut la Marianne de Marivaux, Clélie, Polixandre et Pharamond continuaient d’avoir des admirateurs et des lecteurs nombreux. Bayle, qui nommait à côté l’une de l’autre « l’Iphigénie de M. Coras et celle de M. Racine » goûtait, à l’égal de la Princesse de Clèves, les Amours du roi de Tamaran par Bremond, « un très joli ouvrage, bien écrit et contenant des aventures fort bien tournées. »

Les Souvenirs intimes du temps de l’Empire, par Marco Saint-Hilaire, firent la fortune du journal qui les publia, le Siècle, auquel ils valurent plus de vingt-cinq mille abonnés94.

Si l’on classait les orateurs sacrés du siècle de Louis XIV d’après le nombre de stations que ce prince leur fit prêcher à la cour, et qui devait vraisemblablement correspondre à l’estime que l’opinion publique faisait d’eux, voici, selon M. Gazier95, dans quel ordre ils se présenteraient. Le roi des prédicateurs serait le Père Gaillard, qui prêcha devant sa Majesté quatorze Avents ou Carêmes ; ensuite viendraient, sur la même ligne, Bourdaloue et Mascaron ; puis le Père La Rue, jésuite, et l’oratorien Le Boux, évêque de Périgueux. Bossuet occuperait seulement le sixième rang, avec quatre stations, et il serait suivi de près par le Père Quinquet, théatin.

En Allemagne, le poète dramatique Klinger, aujourd’hui oublié, était regardé, au temps de la jeunesse de Gœthe, comme un des principaux représentants de la littérature allemande. Félix Weisse, fournisseur principal du théâtre de Leipzig, fut très célèbre à l’époque où vivait Lessing. Dans le roman, le Siegwart de Miller balança longtemps le succès de la Clarisse de Richardson96.

Dans tous les genres de poésie, les révolutions du goût ne sont pas moins radicales qu’au théâtre et dans le roman.

Aucune gloire éteinte n’a surpassé en durée ni en étendue celle de Jean de Meung et du Roman de la Rose. Au commencement du xvie siècle, « Monseigneur Crétin » était considéré comme « souverain poète français, surpassant Homère. Virgile et Dante par l’excellence de son style. » Son nom même ne vit plus, au moins comme symbole de tant de « Crétins », qui, « vantés, prônés, illustrés de leur vivant, deviendront à leur tour, pour nos descendants, de pareils sujets d’étonnement et de semblables exemples de révocation des jugements littéraires97. » « Au temps de Henri II, c’est-à-dire alors que Ronsard et ses amis brillaient dans toute leur splendeur, François Habert était surnommé le Poète Royal, faisait échec à la gloire de la Pléiade et l’emportait sur elle »98. Qui se souvient d’Habert aujourd’hui ? Si Mellin de Saint-Gelais, dont la gloire fut longue et vive, conserve quelque notoriété nominale, il la doit uniquement à Ronsard et au souvenir de leur célèbre inimitié littéraire.

« Les contemporains de Jean-Baptiste Rousseau professaient pour son génie un enthousiasme extraordinaire ; ils voyaient en lui le Pindare, l’Horace de la France, et quelques-uns le proclamaient sans hésiter le prince des poètes lyriques99. » Le Franc de Pompignan, si une épigramme de Voltaire ne l’avait pas tué, passerait probablement aujourd’hui, non pour le prince des poètes lyriques, mais pour le moins mauvais poète lyrique du xviiie siècle, s’il est vrai, comme quelqu’un l’a dit de nos jours, que la meilleure ode que J.-B. Rousseau ait produite soit celle de Le Franc de Pompignan, sur sa mort.

Le faîte éclatant où monta, le mépris probablement excessif et injuste où s’est abîmée la gloire de l’abbé Delille, est un des plus tables exemples de l’instabilité des renommées.

Quel jugement l’avenir portera-t-il sur Victor Hugo ? Lorsque Anatole France reprend pour son propre compte cette question posée par Alexandre Dumas dans un discours académique, notre premier mouvement est de l’écarter comme une de ces déclamations vaines qu’on se permet quand on n’a rien à dire ; mais le souvenir de l’histoire et un peu de réflexion nous avertissent que la confiance en nos enthousiasmes est naïve, que c’est une prodigieuse témérité de promettre à notre jugement d’aujourd’hui qu’il sera celui d’après-demain, que la question est donc très sérieuse, et que la réponse de France est d’un sage : « Personne n’est en état de le deviner. Nous ne pouvons savoir ce que pensera la postérité, puisque nous ne savons ce qu’elle sera. Il est vain de vouer les gloires contemporaines soit à l’immortalité, soit à l’oubli. »

L’indépendance de certains jugements individuels osant s’inscrire en faux contre l’opinion générale, fait quelquefois honneur à ceux qui ont eu le courage de les avancer ; le plus souvent elle les couvre de ridicule. Dans une matière aussi parfaitement indifférente aux hommes que la révision du grand palmarès des renommées, ce coup d’audace est l’exploit stérile d’une chevalerie aventureuse qui ne saurait avoir l’espoir sérieux de prévaloir contre la paresse du public étonné un instant et bientôt rendormi. Une gloire éteinte peut, à la rigueur, être rallumée ; nous l’avons vu pour Ronsard, dont Sainte-Beuve, d’ailleurs, ne fut point seul à entreprendre la restauration ; mais un génie obscur de son vivant ou qu’on n’a pas su découvrir avant que sa cendre fût refroidie, devient, de jour en jour et d’année en année, plus difficile à révéler au monde ; après vingt ans, l’impossibilité est complète.

J.-J. Weiss peut donc s’amuser à écrire que le duc de Rohan, mémorialiste et militaire français, qui vécut de 1579 à 1638, est « le plus grand capitaine, le plus grand politique et le plus grand orateur de la France » : le lecteur sourit, passe et songe à autre chose. St-Marc peut qualifier Charles du Périer « un des plus grands poètes que la France ait eus »100, nous n’en savons rien et nous ne nous soucions point de le savoir. Charles Louandre peut estimer que « l’abbé Coyer est sans contredit l’un des plus remarquables écrivains du dix-huitième siècle », nous n’y contredisons pas, mais nous nous en tenons à ce qu’il ajoute : « Qui le connaît aujourd’hui »101 ?

Comment pourrais-je trouver étrange qu’aucun critique, sur mon pressant appel, n’ait daigné faire pour Adolphe Monod, « le plus grand », osai-je dire, « des prédicateurs français après Bossuet », ce que, de mon côté, je n’ai pas fait pour l’abbé Coyer, pour Charles Périer et pour le duc de Rohan : les lire et juger moi-même ce qu’ils valent ?

L’abbé Dubos était un homme d’esprit curieux et inventif. Comme historien, il a eu, sur l’occupation de la Gaule par les Francs, des vues contraires aux préjugés reçus et qui devançaient les idées originales de Fustel de Coulanges ; comme esthéticien, il a, un des premiers, avec La Bruyère et Montesquieu, deviné l’influence du milieu sur l’œuvre, d’art, doctrine féconde et juste dont on peut dire que la fortune fut presque trop belle. Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, « il n’y a que peu d’erreurs, dit Voltaire, et beaucoup de réflexions vraies, nouvelles et profondes. »

Mais quelle estime faisons-nous, bon Dieu ! de son goût et de son jugement, quand nous le voyons, dans cet ouvrage même (t. I, section 35), comparer sérieusement de petits vers de l’abbé Chaulieu aux chefs-d’œuvre du Titien et leur promettre qu’ils dureront plus qu’aucun des tableaux de ce maître ?

« Monsieur le marquis de La Fare, que le monde et la république des lettres regrettèrent comme un de leurs plus beaux ornements, lorsqu’il mourut en 1712, avait prié M. l’abbé Chaulieu de lui donner son portrait. Au lieu de payer un peintre pour le faire, il le fit lui-même. Il y a peu de personnes capables d’une pareille épargne. Voici les premiers traits de ce tableau, qui durera plus qu’aucun de ceux du Titien :

Ô toi ! qui de mon âme es la chère moitié,
Toi, qui joins la délicatesse
Des sentiments d’une maîtresse
À la solidité d’une sainte amitié,
La Fare, il faut bientôt que la Parque cruelle
Vienne rompre de si beaux nœuds,
Et, malgré nos cris et nos vœux,
Bientôt nous essuierons une absence éternelle.. »

Talleyrand admirait fort une ode du général Dupont, ancien ministre de la guerre, sur l’éléphant du Jardin des Plantes et sur sa femelle, trop fière pour daigner reproduire dans l’état de captivité et pour donner « des sujets à ses oppresseurs ». Il écrivait dans une lettre de 1828102 :

« Le général Dupont est ici depuis quelques jours. Il fait des vers et m’en a dit quelques-uns. Voici une strophe que j’ai placée dans ma mémoire. Je la trouve très belle… C’est en sortant du Jardin des Plantes qu’il a fait l’ode d’où cette strophe est tirée :

Loin du rivage de Golconde,
L’hôte géant de ces déserts,
De sa solitude profonde
Chérit l’image dans ses fers.
Jamais son épouse enchaînée
Ne veut d’un servile hyménée
Subir les honteuses douceurs ;
L’amour en vain gronde et l’accuse :
Sa jalouse fierté refuse
Des sujets à ses oppresseurs. »

N’est-il pas extrêmement probable que certaine poésie contemporaine, « dont l’abracadabrance dépassait en hauteur septante fois sept fois », et qui a trouvé des admirateurs (car tout en trouve), deviendra bien plus ridicule encore que ceci aux yeux de la postérité ?

J’aime mieux, d’ailleurs, les vers du général Dupont sur l’éléphant que ceux de l’abbé Chaulieu sur lui-même. Ils ont un tour de spirituelle élégance, selon l’ancienne mode française, et l’on conçoit la possibilité d’un regain de faveur pour ce genre léger et galant, le jour où le goût public serait las des brutalités naturalistes et du mysticisme symbolique. Quand on éprouvera le besoin de changer de galimatias, le passé offrira des modèles qui auront le piquant du neuf.

Cette possibilité d’un retour de fortune est admise pour Voiture, qui doit appartenir à l’esprit français par quelques liens étroits, puisque Fénelon, en 1693, le nommait à côté de Corneille dans son discours de réception à l’Académie française, puisque, en 1701, Boileau le louait encore, puisque La Bruyère vante « son naturel », et puisque Voltaire l’accepte en partie.

Nous avons vu, de nos jours et dans l’espace d’une vie d’homme, monter, descendre et quelquefois reparaître plusieurs gloires : celles de Chateaubriand et de Béranger d’abord ; puis celles de Lamartine et de Musset, tombés presque dans le mépris sous l’influence des Parnassiens ; nous les avons vues accomplir toute une révolution dans ce ciel où ne brillent

pas une étoile fixe et tant d’astres errants !

Des apothéoses comme celles de Ronsard, de Voltaire et de Victor Hugo provoquent, par un retour fatal, cette vengeance des Dieux jaloux que les anciens avaient personnifiée dans la terrible et sublime figure de Némésis.

Ronsard, après une expiation deux fois séculaire de son insolent orgueil, est enfin ressuscité, et il ne nous semble pas probable qu’une seconde mort le menace. Cependant, il faut avouer que la grande gloire populaire lui manque et lui manquera toujours, et que le lien qui l’attache à la vie est assez fragile, la pensée, chez lui, ayant relativement peu de valeur, et presque tout le prix de ses poésies étant dans une forme qui n’intéresse que les artistes.

Voltaire, au contraire, a trop d’importance comme ennemi de ce qu’une moitié de l’humanité déteste et de ce que l’autre adorera longtemps encore, pour redouter, tant que durera cet antagonisme, l’indifférence, qui est la seule mort en littérature. C’est le plus haï des écrivains, et ce n’en est pourtant pas le plus aimé ; mais les passions qu’il excite suffisent pour entretenir sa gloire et sa vie.

Quant à Victor Hugo, j’estime qu’artiste supérieur comme Ronsard, il se recommande en outre à la postérité par la valeur relative d’une pensée, beaucoup moins riche sans doute que son imagination, plus riche toutefois que celle de presque tous les autres grands lyriques, et qui ne dérobe sa réelle richesse que sous l’éclat et sous le bruit de sa prodigieuse opulence verbale. Mais c’est là une opinion trop particulière et même trop généralement contestée pour qu’on puisse, avec la moindre confiance, y voir le jugement de l’avenir.

Les génies « entrés vivants dans l’immortalité », dont l’apothéose impudente et imprudente, contemplée par eux-mêmes de leurs yeux charnels, est un défi aux dieux, ont pour pendants les spectres d’abord misérables d’Homère, mendiant aveugle ; de Dante, persécuté et banni, errant de ville en ville, « montant et descendant l’escalier d’autrui et mangeant le pain amer de l’étranger » ; de Shakespeare, si peu illustre en 1616, année de sa mort, que la première édition complète de ses œuvres ne parut que huit ans après, et que, dans l’espace de vingt et un ans, mille exemplaires à peine s’en vendirent ; de Milton, qui reçut 250 francs pour son manuscrit du Paradis perdu ; de Molière, qui faillit manquer pour la sépulture chrétienne de son pauvre corps, d’« un peu de terre obtenu par prière. »

Ainsi rien n’est stable, ainsi rien n’est sûr de n’être pas un jour emporté dans ce grand tourbillon des révolutions du goût qui bouleverse et qui renouvelle le ciel de l’art. Seuls, un très petit nombre de génies, après l’épreuve fatale des éclipses et des vicissitudes, paraissent assurés de cette immortalité vraie, qui ne consiste pas dans la gloire froide du nom, mais dans la vie de l’œuvre éternellement lue et citée : ce sont les auteurs dont la pensée même, et non seulement la forme dont ils l’ont revêtue, est devenue un aliment nécessaire aux hommes ; mais, pour que ce pain quotidien reste assimilable à toutes les générations qui se succèdent, il faut que chaque époque puisse le pétrir et le refaçonner à sa manière. Partout où cette possibilité manque, la vie éternelle de l’œuvre est en péril. Voilà pourquoi les ouvrages dont la substance est pauvre, dont la beauté n’est que dans la forme, ont peu de chance d’occuper constamment l’attention de l’esprit humain ; nous les admirons en passant, comme les marbres d’un musée d’antiques, nous n’en faisons pas le sujet favori de nos méditations ; car ils n’ont qu’un aspect, toujours le même, celui où la main de l’artiste les a fixés, ne varietur. Ce que nous aimons, au contraire, à méditer, c’est ce qui est intéressant, actuel, toujours nouveau ; et cela seul remplit vraiment cette condition, qui, à la solidité des choses éternelles, ajoute la souplesse des choses vivantes ; qui peut être commenté, traduit ; qui ne dit pas, comme un certain art : « Voilà le dernier mot ; il est clair, complet, définitif », mais qui parle, comme la nature, un langage toujours recommençant et plein de choses profondes.

Or, on trouve des artistes qui brillent et qui passent, parce qu’ils ont exprimé leur pensée dans une forme qui lui est si indissolublement unie, que la forme ayant vieilli par l’effet du temps, la pensée n’est bientôt plus qu’une fleur fanée dans un vase caduc ; mais il y a bien peu d’auteurs, même parmi les plus grands, dont l’âme s’échappe du corps et survive, toujours jeune, au dépérissement de la matière. Horace et Montaigne sont peut-être les seuls exemples parfaits de ces écrivains nourriciers dont la substance ne vieillit pas, leur forme, d’ailleurs, n’ayant jamais cessé d’amuser et de plaire.

« Sous les mots des odes d’Horace, écrit Doudan103, des idées nouvelles, des sentiments nouveaux se glissent furtivement. » Ronsard est loin d’avoir cette heureuse plasticité. Victor Hugo, qui en a plus que Ronsard, en a moins que Molière et moins que La Fontaine. Homère, Dante et Shakespeare sont, par elle, les poètes les plus vivants de toute la littérature.

Anatole France ayant remarqué104 que l’Iliade nous charme aujourd’hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons de bonne foi, tandis qu’au xviie siècle on louait Homère d’avoir observé les régies de l’épopée, ajoute : « Les idées du xviie siècle nous semblent ridicules ; les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu’Homère est barbare et que la barbarie est admirable. » Oui, nos idées deviendront ridicules ; mais la vivante gloire d’Homère n’y perdra rien, puisque nos descendants découvriront toujours des aspects nouveaux dans une œuvre qui vraiment n’est plus, depuis tant de siècles qu’on la commente et qu’on la défigure, que ce que l’imagination la fait être.

Le Paradis perdu, moins plastique que l’Iliade et que la Divine comédie, ne semble pas destiné à leur haute fortune, mais plutôt à celle de la Jérusalem délivrée : je veux dire que Milton et le Tasse, grands hommes en leur temps ou après leur temps, et ayant dans l’histoire littéraire une place qui ne leur sera plus ôtée, mais lus de moins en moins, délaissés désormais sans être ni méprisés, ni oubliés, abrités par l’indifférence contre la malveillance, respectés, glorieux même, paraissent devoir rester éternellement de grands noms éclatants et sonores… « J’en connais de plus misérables. »

XXII §

Dans une loterie où les billets se comptent par millions, l’acheteur qui en prend un espère gagner le gros lot de cinq cent mille francs, et cet espoir lui est permis s’il y a un gagnant du gros lot ; mais n’est-ce pas bien joli déjà d’en gagner un petit de dix mille ou de mille ?

Il faut espérer la vie éternelle ; mais si nous vivons trente ans, si nous vivons dix ans, si nous vivons deux ans… c’est toujours cela de gagné.

Quelques amis d’élite, revenant à son œuvre « de dix en dix années », voilà tout ce qu’Alfred de Vigny prétendait espérer pour elle105.

Je viens de rencontrer, dans une élégie de Ronsard, un vers qui m’a surpris, parce qu’il exprime une restriction modeste et sage à laquelle ce poète ambitieux ne nous a point accoutumés. Il parle de la fontaine consacrée par lui au souvenir d’Hélène de Surgères et célébrée dans de belles poésies qui feront vivre le nom de sa maîtresse :

Tant vaut le gentil soin d’une muse sacrée
Qui peut vaincre la mort et les sorts inconstants,
Sinon pour tout jamais, au moins pour un long temps.

C’est par une tradition héritée des classiques anciens que nous avons toujours à la bouche et sous notre plume ces grands mots d’éternité et de siècles, dont Ronsard, cet unique vers excepté, a fait plus d’abus que personne. Cela ne pouvait convenir qu’à un temps où, la production littéraire étant restreinte, l’expérience n’avait pas encore appris aux écrivains avec quelle effroyable rapidité le temps dévore tout ce qui s’imprime.

La question qu’on entend poser si souvent :

« Que restera-t-il des œuvres du xixe siècle ? » cette question, écrit Renan dans ses Feuilles détachées, « a quelque chose de superficiel et de naïf. On est égaré par ce grand fait qui s’est passé deux ou trois fois dans l’histoire, de littératures classiques dont le prestige s’est étendu à des nations très diverses, à des siècles très divers, et qui sont restées des modèles pour le genre humain. Il n’est pas probable que ce phénomène se passe désormais. »

Le philosophe Caro disait à Jules Simon que la réputation d’un académicien, quand cet académicien n’est pas Corneille ou Victor Hugo, dure deux ans. Et Jules Simon paraît trouver cette moyenne encore exagérée. « Il faut, remarque-t-il, trois mois au secrétaire perpétuel pour composer l’éloge du dernier mort. Quand il commence à l’écrire, la mémoire de son héros est présente à tous les esprits ; elle est partout effacée, trois mois après, quand il écrit les dernières lignes106. »

Dans un article sur Edmond de Pressensé, daté du 9 mai 1894, Jules Simon distingue entre la réputation d’un homme célèbre, qui peut durer deux ans, et celle des hommes de bien, qui dure à peine quelques semaines, et sa conclusion mélancolique et honnête est qu’« il faut faire le bien gratis ».

« La gloire fait banqueroute parce qu’elle a trop de créanciers. Trop de gens ont des droits sur elle ; elle ne sait plus qui choisir pour se libérer, même partiellement ; elle est en faillite par embarras107. »

Songez qu’au xixe siècle, en France, la production littéraire, rien que pour le roman, se solde par le chiffre de cinquante mille ouvrages, qu’il se publie, par jour, une soixantaine de volumes en librairie, sans compter les journaux et les revues, et que nous avons à la fois, tous les soirs et tous les matins, cinq cents journalistes au moins qui ont du talent, de l’esprit et de la verve. De leur côté, les sculpteurs, les dessinateurs, les peintres, les musiciens sont légion. À Paris, un salon de peinture ne suffit plus ; il y en a deux, il y en a trois, il y en a dix. Chaque année voit poindre tant de réputations qu’il n’est plus possible de tenir la carte de toute cette poussière d’étoiles.

Les pauvres poètes se morfondent, en constatant, par la lecture des manuels d’histoire de la littérature, qu’il fut un temps où il suffisait d’une élégie telle que la Chute des feuilles pour devenir classique comme Millevoye, et ils ont raison dans leur désespoir amer ; car ils ont souvent bien plus de talent que les heureux usurpateurs de gloire du temps passé, immortels à si peu de frais.

Qu’ils se consolent, s’ils le peuvent, par la satisfaction intime que goûtent les âmes fières à faire d’excellents vers gratis. Qu’ils se calment aussi par la comparaison de ce qu’il est raisonnable d’attendre et de ce qu’il serait absurde d’espérer. À moins d’une catastrophe qu’on ne peut concevoir que sous la forme d’un bouleversement de notre planète et d’un renouvellement de la vie humaine, l’activité littéraire ira en s’étendant de plus en plus, sur une immense surface, et les chances de se distinguer éminemment dans la masse énorme des talents estimables diminueront toujours davantage. Pour s’intéresser à nos œuvres, pour entretenir même la mémoire de nos noms, la postérité sera beaucoup trop occupée par les nouveaux venus, et surtout par ses propres affaires, par ses plaisirs, par ses passions, par l’assouvissement de ses deux gros besoins matériels, qui sont l’amour et la faim, par tous les efforts et tous les incidents de sa lutte pour la vie. Comment aurait-elle le temps de nous lire ou seulement la curiosité d’apprendre qu’un jour nous vécûmes et nous écrivîmes ?

Pensée bien raisonnable. Mais la raison n’est pas ce qui règle l’ambition des pauvres insensés, avides de gloire littéraire, qui briseraient leur plume ou se ravaleraient honteusement à la plus rampante médiocrité, s’ils ne s’envolaient pas sur les ailes de cette chimère enivrante. Contre toute raison, contre toute espérance, nous continuerons donc de chérir l’illusion qui nous soutient et d’aspirer à la cime inaccessible qui couronne les avenues de la littérature, si assiégées de vivants et de morts, si glissantes de sang et de pleurs, si encombrées de ruines, qu’on ne peut plus s’y frayer ni route ni sentier.

Ce n’est pas deux ans, ni vingt ans, ni un siècle, c’est l’éternité que nous anticiperons comme jadis, avec la même foi qu’au temps d’Horace, foi devenue folie et absurdité. Nous serrerons au fond de notre coffre-fort, comme notre trésor le plus précieux, ce papier sans valeur, notre billet de loterie, et nous rêverons jour et nuit au gros lot, pour lequel nous avons une chance contre tant de millions.

XXIII.
Un habile homme §

Il s’appelait Thomas Corneille. Plus jeune que Pierre de dix-neuf ans, il avait beaucoup plus de facilité que son grand frère, et il faisait de tout passablement, assez bien, jamais mieux : des tragédies, des comédies, des pièces à machine, des opéras, des articles de journaux, des traités de grammaire et de langue, des dictionnaires.

Quand il avait commencé un ouvrage, il le finissait tant bien que mal, même s’il n’en était pas très content, comme un brave écolier termine son devoir : « J’ai fait deux actes d’une pièce dont je ne suis pas trop satisfait ; mais il est trop tard pour prendre un autre dessein. »

Il écrivit sa meilleure tragédie en quarante jours (on a prétendu même en dix-sept), bien autrement preste que Racine, à qui deux années suffirent à peine, au dire de Pradon qui s’en moquait, pour composer sa Phèdre.

Saisir la balle au bond ; flatter le goût régnant, qu’il fût bon ou mauvais ; exploiter la curiosité du public et même, une fois, le scandale du jour ; se ménager un appui auprès des puissances ; spéculer sur la vanité et sur la badauderie des hommes ; employer les trucs et la réclame ; rester cependant modeste et poli et ne jamais attaquer personne, pour demeurer, comme Sosie, « ami de tout le monde » : telles furent les habiletés par lesquelles Thomas Corneille sut être, de tous les auteurs dramatiques du xviie siècle, celui qui obtint les plus grands succès et qui gagna le plus d’argent.

Il commença par écrire des comédies, parce que, en 1647, époque de son début, « le sceptre de la tragédie, comme on disait alors, était tenu par des poètes avec lesquels il ne pouvait entrer en lutte, Pierre Corneille et Rotrou108. » Du côté de la comédie, au contraire, il n’avait que des rivaux peu redoutables. Ce fut donc par calcul plus que par vocation qu’il fut d’abord poète comique.

En 1656, Pierre, que la chute de Pertharite avait extrêmement affligé, étant depuis trois ans malade, retiré du théâtre, occupé à des poésies pieuses, Thomas vit qu’il y avait dans la tragédie une place à prendre, et il écrivit Timocrate, pièce compliquée, invraisemblable et romanesque, qui fut le plus éclatant de ses succès, et des succès du siècle. En 1670, c’est Racine qui était à la mode ; Thomas s’en aperçut à l’échec d’une Mort d’Annibal composée dans le goût de son frère. « Qu’à cela ne tienne ! se dit-il aussitôt ; je vais faire du Racine », et il improvisa rapidement Ariane, tragédie d’une extrême simplicité, selon la méthode nouvelle, fondée par l’auteur de Bérénice, qui était de « faire quelque chose de rien ».

Plus tard, en 1678, ni Corneille ni Racine n’occupant plus la scène, Thomas fit le Comte d’Essex, où il imite à la fois ces deux poètes.

L’année suivante vit paraître la plus opportune et, en un sens, la plus géniale de toutes ces pièces d’occasion : la Devineresse. C’était une allusion à la Voisin, sorcière et empoisonneuse célèbre, dont les crimes occupaient passionnément l’imagination du public et dont l’exécution eut lieu trois mois après la première représentation de cette pseudo-comédie en prose. Si l’auteur avait attendu la mort de la Voisin, il aurait pu encore obtenir « un des plus prodigieux succès du siècle » ; mais le coup de génie fut de la devancer, et de faire jouer la Devineresse au moment précis où, toutes les dépositions étant faites, le jugement étant attendu d’un jour à l’autre, la curiosité publique était excitée au plus haut point.

En tout cela, Thomas Corneille suivait la fortune ; il ne développait pas son talent par un progrès logique ; il allait au hasard des circonstances, n’ayant d’autre méthode que d’arriver à propos et de s’accommoder au goût du jour.

Tant que dura le règne des Précieuses, il eut grand soin de fréquenter les salons de ces beaux esprits et de s’y rendre agréable, « poussant, comme il le fallait, le doucereux, le tendre et l’enjoué ». Il savait que les Précieuses étaient de bonnes et puissantes amies, qui mettaient leur orgueil à faire réussir en public les ouvrages auxquels elles avaient donné d’abord leurs suffrages dans l’intimité. Il courtisa beaucoup l’abbé de Pure qui était une autorité dans ce monde-là et qui faisait la loi dans les ruelles. L’appui de la société précieuse, joint à la parfaite conformité de l’œuvre avec le mauvais goût de l’époque, est toute l’explication du succès extraordinaire de Timocrate.

Bien qu’il n’eût ni vanité ni orgueil, bien qu’il aimât tendrement son frère et qu’il l’admirât même au point de convenir, le premier, que Pierre était « le grand Corneille », Thomas se fit appeler « Corneille de l’Isle », à cause d’un fief seigneurial dont il était possesseur, ajoutant à son glorieux nom ce que Molière méprisait comme « un nom pompeux109 », parce que cet habile homme n’ignorait pas qu’une particule nobiliaire est toujours utile pour jeter de la poudre aux yeux des sottes gens.

Bien entendu, il adressa des flagorneries à Louis XIV, écrivant dans sa tragédie lyrique de Circé des petits vers plats, comme ceux-ci :

Jamais exploits si fameux
Ne firent parler l’histoire ;
Ils sont tels que nos neveux
Refuseront de les croire.

Journaliste, fondateur du Mercure galant avec Donneau de Visé, il comprit ce que pouvait rapporter la réclame, et il n’oublia pas d’inscrire, dans le contrat passé avec son copropriétaire, qu’outre le bénéfice régulier de cette publication périodique, les deux compères partageraient par moitié « tout le profit qui pourrait leur revenir des présents en argent, meubles, bijoux, pensions, etc. »

Un jour, comme les recettes de la Devineresse avaient un peu baissé, les directeurs du Mercure galant, pour relever leurs affaires, firent distribuer dans Paris un almanach illustré où se trouvaient figurés et expliqués les trucs les plus nouveaux de la pièce.

Les Italiens possédant un riche matériel pour certains grands spectacles qui tenaient le milieu entre la tragédie et opéra, et le public ayant toujours montré beaucoup de goût pour ce genre de divertissement, Thomas Corneille composa des féeries qui permirent d’utiliser tout ce qu’il y avait de décors dans les magasins.

Tant de sens pratique devait avoir son salaire et sa récompense : notre poète fut en effet « le mieux renté » de tous les auteurs dramatiques du siècle. Les recettes de Circé furent énormes, bien supérieures à celles du Misanthrope. Quoique Molière cumulât les trois fonctions d’auteur, d’acteur et de chef de troupe, Thomas était mieux payé que lui. Il finit par toucher le septième de la recette, et parfois des gratifications supplémentaires vinrent s’ajouter à ce revenu régulier. En une seule année, un de ses ouvrages fit entrer dans la caisse du théâtre plus de 50.000 livres.

Avec la même facilité qui, de la comédie, l’avait fait passer à la tragédie, à l’opéra, aux pièces à machines et à grand spectacle, Thomas Corneille prit le style impersonnel du journaliste, si parfaitement qu’il était impossible de distinguer ses articles de ceux de son collaborateur Donneau de Visé.

Il finit par devenir grammairien, lexicographe, compilateur d’énormes dictionnaires, lorsque, vers 1700, sa collaboration au Mercure ayant pris fin, il se vit privé de sa ressource la plus lucrative.

Il atteignit, après une longue vie de travail soutenu et de brillants succès, le bel âge de quatre-vingt-quatre ans. C’était un parfait honnête homme, si éloigné de toute hauteur insolente, qu’il écrivait modestement dans la dédicace de sa tragédie la plus fêtée : « Si Timocrate voit quelque chose de flatteur dans les acclamations qui en ont fait jusqu’ici tout l’éclat, il sait qu’elles n’ont rien de durable… » Il n’avait point d’ennemis ; dans la querelle des Anciens et des Modernes, il se garda de prendre parti, d’avoir une opinion et, par là, sut rester en bons termes avec tout le monde ; son caractère aimable et le nom de Corneille lui valurent, quand il se présenta à l’Académie française, après la mort de Pierre, l’honneur unique, je crois, dans l’histoire de cette institution d’être élu à l’unanimité des suffrages.

La conclusion de la thèse bien documentée, bien pensée, bien écrite, que M. Gustave Reynier a consacrée à cet habile homme, humble frère d’un grand homme, c’est qu’on songe « avec mélancolie au lendemain des admirations de la mode » ; c’est que « Thomas Corneille est oublié parce qu’il a été l’esclave du public au lieu d’essayer de s’en rendre maître, et aussi parce que, abusant de son étonnante facilité pour se dépenser dans une production trop hâtive, il ne fut jamais tourmenté de cet éternel souci du mieux dont sont travaillés les vrais artistes » ; c’est enfin que, « tâtant ses contemporains pour leur donner ce qui pouvait leur plaire, satisfait d’écrire une œuvre qui fût celle d’une société et d’un temps, il n’a point pensé à la postérité, et que, par un juste retour, la postérité ne pense plus à lui. »

Qu’est-ce que cela lui fait à présent ? Croyez-vous que les hommes qui ont fait du bruit sur la terre sortiront en secret de leurs tombeaux, comme Bossuet s’exprime110, pour entendre ce qu’on dira d’eux ? Thomas Corneille a goûté la gloire de son vivant, c’est-à-dire tout le temps qu’il a pu en jouir.

« Si j’étais de ceux à qui le monde peut devoir louange, disait Montaigne, je l’en quitterais pour la moitié et qu’il me la payât d’avance. Qu’elle se hâtât et amoncelât tout autour de moi, plus épaisse qu’allongée, plus pleine que durable. Et qu’elle s’évanouît hardiment avec ma connaissance quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles… Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu’en papier111 ».

L’intelligent calcul et digne d’un homme de sens, pensait Regnier,

Pâlir dessus un livre à l’appétit d’un bruit
Qui nous honore après que nous sommes sous terre !

Les Muses chantaient à Ronsard les sornettes suivantes :

… Quand vous serez mort, votre nom fleurira.
L’âge, de siècle en siècle, aura de vous mémoire.
Votre corps seulement au tombeau pourrira…

mais Ronsard, poète pratique, répondit à ces rêveuses :   

Ô le gentil loyer ! Que sert au vieil Homère,
Ores qu’il n’est plus rien, sous la tombe, là-bas,
Et qu’il n’a plus ni chef, ni bras, ni jambe entière,
Si son renom fleurit, ou s’il ne fleurit pas !

Il s’en faut bien d’ailleurs que la gloire de Thomas Corneille se soit éteinte brusquement avec sa vie. Pendant plus de cent ans, quelques-unes de ses pièces sont restées au répertoire. On jouait au xviiie siècle le Baron d’Albikrac, et, le 29 juin 1823, cette comédie retouchée, réduite à trois actes, égaya une fois encore le public. Le régal offert à la jeune dauphine Marie-Antoinette, arrivant en France, fut une représentation de l’Inconnu, dont le succès durait depuis plus d’un siècle. De la tragédie du Comte d’Essex, le nom au moins subsiste ; la postérité en a retenu un beau vers, et Ariane faisait pleurer M. Nisard. Que voulez-vous de plus ?

— « Je veux, dit Pierre, lutter et souffrir.

Je veux faire le Cid, et vaincre les poètes jaloux, les critiques pédants, l’Académie française et un grand ministre ligués contre moi. Je veux écrire Polyeucte, et déplaire extrêmement par cet ouvrage à l’hôtel de Rambouillet.

« Je veux, sans l’appui du beau monde, sans brigues, sans quêter des suffrages de réduit en réduit, ne devoir qu’à moi seul toute ma renommée ; je sais ce que je vaux, et je méprise des conseils littéraires dictés par l’envie s’ils sont de mes rivaux, dictés par l’ignorance s’ils viennent des salons et des ruelles.

« Je veux être sans grâces, bourru, pesant, d’une conversation si ennuyeuse qu’elle soit à charge dès qu’elle dure un peu ; il me suffit qu’on m’entende à l’hôtel de Bourgogne.

« Je veux m’affranchir du mauvais goût de mon temps, entrer dans le génie des siècles disparus, et faire parler mes héros avec bienséance. Je veux, les yeux fixés sur mon idée du drame et de la poésie, en poursuivre l’exécution jusqu’au bout, enragé dans mon système malgré la critique, sans faire la moindre concession au prétendu art nouveau des Quinault et des Racine, aimant passionnément mes ouvrages et refusant de croire que Suréna et Othon, dont je récrirai trois fois le cinquième acte, soient des cadets indignes de Cinna.

« Je veux, dût-il m’en coûter cher, dire quelquefois au grand roi lui-même la vérité :

L’État est florissant, mais les peuples gémissent,
Et la gloire du trône accable les sujets112.

« Je veux que ma pension soit supprimée ; je veux mourir misérable, abandonné, oublié de tous mes contemporains, mais laisser un nom vraiment glorieux et une œuvre immortelle. »

C’est Pierre qui a raison.

XXIV §

« C’était une chose neuve en 1664 qu’un poème français écrit avec tant de pureté, d’élégance et d’énergie. »

J’ai lu cette note dans une édition de Boileau, à propos de la satire II. C’est une forme fréquente de l’étourderie, chez les commentateurs, de dire : « Tel ouvrage a montré ce qu’on n’avait pas vu encore… Tel écrivain est le premier qui.. » Boileau a donné l’exemple et le modèle de ces façons inconsidérées de parler, dans le passage fameux de son Art poétique où il prétend que Malherbe, le premier, fit sentir dans les vers une juste cadence et que par lui les stances apprirent à tomber avec grâce.

Un historien scrupuleux se garde soigneusement d’affirmations aussi téméraires, car on se trompe toujours dans ces déclarations de priorité ; mais elles imposent, et voilà pourquoi les formules de ce genre sont familières au langage des critiques tranchants.

Il est clair que l’annotateur de la satire II, félicitant Boileau d’avoir inauguré dans la poésie française « la pureté, l’élégance et l’énergie », a oublié d’abord Corneille, Racan, Malherbe et Ronsard, rien que cela ; il a oublié ensuite des poètes moins illustres qui méritent bien qu’on mette en lumière la précoce et insurpassable beauté que leurs vers ont parfois atteinte.

Sainte-Beuve a cité une strophe de Jean de la Taille qui est exquise, et d’une si classique correction de forme qu’on ne croirait jamais qu’elle date du xvie siècle, si nous n’avions pas dans Ronsard des spécimens bien plus nombreux qu’on ne croit d’une perfection non moins absolue. Il s’agit d’une jeune fille restée vierge après l’âge des amours, parce qu’aucun jeune homme n’a eu l’esprit de la choisir pour femme :

Elle est comme la rose franche
Qu’un jeune pasteur, par oubli,
À laisser flétrir sur la branche,
Sans se parer d’elle au dimanche,
Sans jouir du bouton cueilli.

Mais une strophe bien faite de cinq petits vers ne prouve pas que le poète qui l’a peut-être rencontrée par un exceptionnel bonheur, fût un maître dans l’art de versifier et d’écrire. Il faut donc citer quelque chose de plus étendu. Le morceau suivant est tiré de la tragédie des Lacènes par Antoine de Montchrestien, poète de l’école de Robert Garnier, qui fut lui-même un écrivain très remarquable. On va voir si les stances ont eu besoin de l’avènement de Malherbe pour apprendre « à tomber avec grâce » :

Ne trouble point ta mort du regret de la vie,
Et vis franc de la peur du trépas qui te suit ;
Aussi bien, ô mortel ! pour toute ton envie,
Tu ne peux empêcher que ton jour n’ait sa nuit.

Quel bien te reviendra de vivre cent années ?
Peut-on estimer long ce qui doit prendre fin ?
Les jours sont terminés, les saisons sont bornées ;
Aussi bien que son cours, Phébus a son déclin.

Le temps même, le roi de ces choses mortelles,
Ne se peut exempter de la mortalité ;
Puisqu’on le voit finir en toutes ses parcelles,
Lui qui limite tout se verra limité.

Si tu n’aperçois rien d’éternelle durée,
Et si tout l’univers n’attend que le trépas,
Suis toujours la vertu seule au monde assurée,
Qui nous fait vivre au ciel en mourant ici-bas.

En toute chose, on sait mal qui est « le premier ». Généralement les hommes auxquels on attribue cette gloire sont les héritiers habiles ou heureux d’une suite de prédécesseurs oubliés. Ils ont eu le mérite ou la chance de couronner par un coup d’éclat de longues et anciennes tentatives. L’élaboration du progrès se faisant par une série d’ouvriers anonymes, il n’y pas d’inventions, à proprement parler, mais de continuels perfectionnements, qui sont comme les anneaux d’une chaîne sans fin113. Guyau a remarqué que des idées philosophiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, se font jour au milieu des classiques alexandrins de l’abbé Delille.

Pourquoi les véritables novateurs ne sont-ils presque jamais les signataires éclatants des choses ou des formes qu’un autre qu’eux passera pour avoir inventées ? Peut-être, tout simplement, parce que l’homme balbutie avant de parler, parce qu’il y a une analogie entre les créations de l’art et celles de la nature, toujours précédées d’ébauches imparfaites, et parce que, en vertu de cette loi, il fallait que Lamartine eût parmi ses prédécesseurs un poète obscur nommé Loyson, qui né devait pas voler très bien si l’on a pu dire de sa poésie :

Même quand Loyson vole, on sent qu’il a des pattes114.

L’auteur d’une forte étude sociologique sur les Lois de l’imitation, M. Gabriel Tarde, écrit115 :

« L’histoire, d’après les érudits, serait la collection des choses les plus célèbres ; nous dirons plutôt : des choses les plus réussies, c’est-à-dire, des initiatives les mieux imitées. Telle chose qui a eu un immense succès peut n’avoir eu aucune célébrité : par exemple, un nouveau mot qui se glisse, un jour, dans une langue et l’envahit peu à peu sans attirer l’attention ; un rite religieux, une idée nouvelle, qui fait insensiblement et obscurément son chemin dans le peuple ; un procédé industriel, sans nom d’auteur, qui se répand à travers le monde. »

On attribue à Harvey la découverte de la circulation du sang : il l’a simplement complétée ; avant lui, Michel Servet avait découvert la circulation pulmonaire, qui devait facilement conduire à l’autre116.

Les origines du romantisme sont multiples et diffuses. On remonte de plus en plus haut dans le passé sans pouvoir se flatter jamais d’avoir découvert la vraie source. La préface de Cromwell a été précédée, entre autres, de celle que François Ogier écrivit en 1628 pour la tragi-comédie de Tyr et Sidon.

Quel est l’inventeur de l’espèce de pièce de théâtre appelée comédie sérieuse ou drame bourgeois ? Diderot ? La Chaussée ? Ni l’un ni l’autre. Corneille en avait exposé la théorie dans l’épître à M. de Zuylichem, en tête de sa comédie héroïque de Don Sanche d’Aragon. Avant lui, le vieux poète Alexandre Hardy en avait donné une monstrueuse ébauche dans Scédase ou l’Hospitalité violée.

Au xvie siècle, Claude Rouillet, auteur de Phïlanire ; Jean Bretog, auteur d’une « Tragédie française à huit personnages traitant de l’amour d’un serviteur pour sa maîtresse », avaient fait des drames bourgeois qui eux-mêmes venaient en droite ligne des Moralités du Moyen-Age117.

Mais l’érudition ne s’arrête point là. Elle remarque, avec M. Gustave Lanson, que certaines scènes de l’Amphitryon et du Stichus de Plaute, que les Captifs, le Trinummus et l’Hecyre appartiennent vraiment au genre de la comédie sérieuse, puisque « la vertu et la morale y débordent » ; que la comédie devint, avec Ménandre, sentimentale et pathétique ; que le ton bourgeois de certains héros d’Euripide est frappant, et que la Fleur, pièce perdue du poète Agathon, que mentionne Aristote, semble avoir été le prototype de toute cette littérature.

XXV.
Les disputes de goût §

On fait grand bruit de quelques dissidences dans les jugements en littérature. Flaubert ne pouvait se consoler d’être en désaccord avec ses amis les plus chers et les plus estimés au sujet de Théophile Gautier et de Chateaubriand ; il écrivait à George Sand, en 1876 : « Comme il est difficile de s’entendre ! Voilà deux hommes que j’aime beaucoup et que je considère comme de vrais artistes, Tourgueneff et Zola. Ce qui n’empêche pas qu’ils n’admirent nullement la prose de Chateaubriand et encore moins celle de Gautier. Des phrases qui me ravissent leur semblent creuses. Qui a tort ?… Cela m’attriste beaucoup. Ne riez pas. »

Plus les tempéraments sont forts et les esprits originaux, plus la libre diversité des jugements est chose naturelle ; c’est donc chez l’élite des artistes et des penseurs qu’on doit avec raison s’attendre à la rencontrer surtout. Si chacun pensait par soi-même et avait le courage de son opinion, ce serait un bien autre tapage dans la république des lettres ! Mais, en somme, on ne s’y dispute guère, et ce qui me frappe beaucoup plus que quelques cris discordants, c’est l’ordre et le silence. L’entente générale est la loi dominante. Cet accord tacite résulte de l’inertie du grand nombre, docilement soumis aux autorités littéraires et suivant, en toute chose, leur avis sans examen.

Qui oserait dire que cela soit mauvais ? Le premier bienfait du gouvernement, n’est-ce pas de mettre un terme à l’anarchie ? Les voyageurs en pays sauvages ont constaté que, chez les peuples qui n’ont point de grammaire, la langue est si instable que, dans un laps de temps de moins de deux années, on ne la reconnaît plus. La fixité relative de la langue française, qui, depuis le xviie siècle, ne varie plus qu’avec lenteur, est due principalement à l’institution de l’Académie. La critique littéraire est une espèce de tribunal dont les arrêts ont force de chose jugée pour tous les bons citoyens ; seul, un très petit nombre d’agités et d’agitateurs refuse de s’y soumettre et remet en question ce qu’elle a dit ; mais jamais, dans le tranquille domaine de l’esthétique, leur insubordination n’a troublé le sommeil de la majorité indifférente.

Comme en toutes choses l’exception est ce qu’on remarque, les hérésies individuelles de quelques hommes d’élite nous frappent beaucoup, et nous en faisons un peu plus d’état que de raison. Elles ne seraient importantes que si elles avaient assez de poids pour entraîner la cassation de la chose jugée, renouveler la critique et changer l’opinion de la multitude. Mais leur impuissance à cet égard augmente avec le temps dans une proportion qu’on appelle, je crois, géométrique : je veux dire que ce qui est difficile au bout de vingt ans, au bout de quarante ans ne devient pas deux fois plus difficile, mais vingt fois, cent fois impossible.

Quand un auteur est consacré par les siècles, l’hérétique qui prétend rompre avec la tradition se conduit comme un fou d’espèce vraiment dangereuse, puisque le succès de sa révolte entraînerait un tel remue-ménage que toutes les lois, toutes les idées, toutes les conventions qui régissent la littérature en seraient bouleversées. Il faut de bons vieux préjugés solides pour lr maintien de la société ; et il en faut d’autres, de même force, pour la conservation de l’ordre dans la république des lettres.

« On vante avec raison, écrit Kant dans sa Critique du jugement, les ouvrages des anciens comme des modèles ; les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple. Le goût a besoin d’apprendre, par des exemples, ce qui, dans le progrès général de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s’il ne veut pas redevenir inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais. »

Le philosophe Cournot dit à peu près de même118 : « Sans tradition littéraire, sans règles, sans types consacrés, cette branche de l’art qu’on appelle la littérature risquerait fort de devenir une branche de la mode ; elle en aurait la fluidité et l’inconsistance, au point que plusieurs modes littéraires pourraient se succéder dans le cours de la vie d’un homme. Il ne faut rien (de) moins que le maintien d’une éducation littéraire d’après des types convenus, que leur antiquité place hors de toute comparaison, pour modérer l’ardeur d’innovation, en conservant à la littérature d’un peuple ses traits distinctifs et surtout cet air de dignité, incompatible avec l’absence de règle et de tradition. »

Dans ces paroles très sages de Cournot et de Kant, je constate avec plaisir qu’il ne se trouve pas un mot qui m’oblige de croire à l’existence de quelque vérité idéale et objective faisant, pour la raison, loi en matière de goût ; je ne vois que l’utilité hautement proclamée, pour le bien des études et le bon ordre de la société, d’un simple règlement de police.

 

Flaubert ne voulait pas que Mme Sand se permît de rire ; il souffrait cruellement de son désaccord avec de chères intelligences, quand il combattait pour Chateaubriand, objet de son culte, contre les mécréants Tourgueneff et Zola ; mais son irritation la plus vive, d’où venait-elle ? du sentiment profond de son impuissance à convaincre ses adversaires, ses amis, par aucune raison décisive qui les contraignît à rendre les armes. Et cette sérieuse souffrance que Flaubert éprouvait, se rendait-il bien compte qu’il pouvait lui-même la causer à d’autres, lorsque, par exemple, on faisait de vains efforts pour le convertir à l’adoration d’Alfred de Musset, ou des Misérables de Victor Hugo, qu’il goûtait peu ?

C’est là le caractère essentiel de tous les jugements de goût. Ce sont des sentiments, tellement sûrs d’être fondés en raison, qu’ils exigent avec une foi intolérante que tout être raisonnable les partage, mais condamnés par leur nature même à l’humiliante douleur de ne pouvoir triompher de la contradiction par aucune preuve que la raison soit forcée de trouver victorieuse.

On n’aime pas Chateaubriand par logique, parce qu’il y a telle ou telle raison de l’aimer ; mais on trouve des raisons de l’aimer parce qu’on l’aime. M. de Roannez disait assez finement à Pascal : « Les raisons me viennent après ; mais d’abord la chose m’agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais Pascal lui répondit, avec plus de finesse encore : « Je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque. »

Il y a, dans une lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds119, une idée bien juste, mais d’une terrible conséquence, et que le grand autoritaire se serait prudemment gardé d’exprimer si sa philosophie, beaucoup plus courte que son éloquence, en avait aperçu la portée désastreuse : « Nous ne cherchons ni la raison ni le vrai en rien ; mais, après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix. »

C’est, au fond, tout un ensemble très riche et très complexe de dispositions morales, sentimentales, imaginatives, intellectuelles, bref, c’est tout ce qui constituait leur nature, qui était cause que Flaubert aimait Chateaubriand et que Tourgueneff ne l’aimait pas. Les raisons que ces deux hommes faisaient valoir en faveur de leurs jugements contraires, n’étant, en fin de compte, que l’analyse naïve et complaisante de leur propre humeur personnelle, ne pouvaient pas avoir de prise les unes sur les autres.

Chez les grands artistes, cette humeur est singulièrement intransigeante. Voilà pourquoi, hors de l’horizon étroit de leur propre talent, où ils peuvent avoir, au contraire, des vues plus profondes que personne, les artistes sont, en général, d’assez mauvais critiques, si la critique a pour condition première la souplesse qui peut et qui sait pénétrer dans la diversité des âmes et des esprits.

Mais, à l’âge de l’éducation, pendant que l’autorité a de l’influence et que le caractère se forme, il est très possible de donner au goût des jeunes gens une certaine direction, et tel est justement l’objet de la culture esthétique.

Sortis du collège, les hommes, qui ne sont pas des artistes pour la plupart, qui ne sont pas des critiques non plus et qui se moquent bien de savoir ce qu’il faut penser de Gautier et de Chateaubriand, de Tourgueneff, de Zola et de Flaubert, de Musset et d’Hugo, de Pascal et de Bossuet, continuent d’accepter sans examen l’ancienne parole du maître et forment le grand troupeau de la tradition.

XXVI §

La plus grande puissance de vie qui soit au inonde n’est pas la parole, puisque la parole meurt et ne peut subsister que par l’écriture.

Rien ne reste des discours des avocats. Leur nom même périt. Qui se souvient aujourd’hui de ces célébrités du xviiie siècle : Louis de Sacy, Alexis Normant, Henri Cochin ? À peine retient-on le nom de Gerbier, « le Cicéron français, le plus grand orateur des temps modernes ». — La particularité ennuyeuse de détails arides où se noient les idées générales, seule chose ayant un intérêt littéraire, explique très suffisamment la fatale destinée de l’éloquence du barreau. L’éloquence des hommes d’État, se déployant dans la sphère un peu plus large de la politique, a un peu plus de vitalité ; celle des prédicateurs enfin, qui s’élève jusqu’aux vérités éternelles, en a bien davantage encore, mais toujours à la condition de se transformer en littérature écrite.

La plus grande puissance de vie qui soit au monde n’est pas la pensée, puisque, pour exister, la pensée a besoin de la forme. Tant qu’elle ne l’a pas trouvée, elle est « l’esprit se mouvant sur les eaux » dans le chaos fécond de la création en germe ; elle n’est pas l’être vivant auquel Dieu dit : « Croissez, multipliez, remplissez toute la terre et l’assujettissez. »

La plus grande puissance de vie qui soit au monde, j’ai peur que ce ne soit la plume.

J’en ai peur, à cause de l’ivresse qui va nous saisir, misérables plumitifs que nous sommes, quand nous nous croirons revêtus des insignes de la royauté, la couronne et le sceptre, n’ayant dans notre main qu’une vessie et sur la tête qu’un bonnet d’âne.

Hâtons-nous donc de dire et de crier bien haut que, si l’écrivain est le roi du monde, le bouffon le plus vil et le plus abject, le valet le plus plat, le pédant le plus crasseux, le marchand le plus bassement confiné dans la question du gain, le salisseur de pages le plus inutile, le plus assommant, le plus trivial, c’est l’écrivain aussi ; il y a place pour tout le monde. Prenez une main de papier blanc : vous pouvez y écrire les Provinciales, si vous êtes Pascal ; les Lettres persanes, si vous êtes Montesquieu ; Candide, si vous êtes Voltaire : mais, si vous n’êtes… qu’un de nos Immortels, vous pouvez y bousiller la chose au dessous de zéro qui s’appelle le VM…120

Le style fait bien des choses. Il donne à la parole une vie permanente, en lui laissant perdre, sans dommage essentiel, tout ce qui constitue sa vie éphémère. Il donne à la pensée son expression, hors de laquelle les inventions les plus riches et les plus originales sont comme si elles n’étaient pas. Il rend probables les doctrines, et il prête aux systèmes une apparence de solidité. Il est la seule raison d’être de certains ouvrages de l’esprit dont l’utilité est nulle, dont la substance même est d’une réalité douteuse. Tout ce qui est art pur dans l’ordre littéraire n’existe que par lui ; et tout ce qui n’est pas strict objet de science ou simple matière d’information, l’esthétique, la critique, les considérations littéraires et morales, la philosophie de l’honnête homme, a besoin de son secours. Le style arrange l’histoire à son gré, consacre la légende, change en vérités tous les mensonges. « Bien fou qui croit à l’histoire ! » s’écrie Chateaubriand ; « l’histoire est une pure tromperie. Quand on trouverait des mémoires qui démontreraient jusqu’à l’évidence que Tacite a débité des impostures, en racontant les vertus d’Agricola et les vices de Tibère, Agricola et Tibère resteraient ce que Tacite les a faits121. »

La contemplation fixe de cette incomparable puissance de l’écriture produit à la longue un vertige qui mène au delirium litterarium, maladie essentiellement moderne dont j’ai analysé les causes et décrit les ravages dans la première série de ces Essais122. Elle consiste à ne plus voir, dans toute la réalité, quelle qu’elle soit, qu’un vaste thème de littérature.

Peu ou prou, tous, nous en sommes atteints, nous qui tenons une plume, depuis qu’il y a une profession d’hommes de lettres, depuis que le mandarin a succédé au patriote, au citoyen, au soldat, au héros de l’action, qui voulait être un homme avant d’être un auteur, à l’exemple du poète Eschyle, assez grand pour ne se souvenir, dans son épitaphe, que d’avoir fait son devoir à Marathon.

Il n’y a plus personne de cet antique bois-là. Mais, à l’autre extrémité de la littérature, le misérable écrivain-fantôme qui aujourd’hui rêve de faire un livre sans avoir rassemblé ces matériaux du style, l’observation, la réflexion, la lecture, la connaissance des hommes, la science des choses, l’expérience de la vie avec toutes ses épreuves et le contact intime de la réalité, est un fou qui allume sa lampe sans y avoir mis de combustible.

XXVII.
Du style comme condition de la vie §

« On ne vit, a dit Chateaubriand, que par le style. L’ouvrage le mieux composé, orné de portraits d’une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. » Aucune sentence de la critique n’est admise plus universellement comme axiome que celle-ci : « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité. »

Non, ce n’est pas un axiome, c’est une question. Et tout d’abord, il faut s’entendre sur le sens du mot « style » et de l’expression « bien écrit ».

Nous autres, professeurs de littérature ou anciens lauréats du discours français, nous écrivons bien. Nous nous appliquons à nos phrases, soucieux de leur construction élégante, de leur mesure variée, de leurs mouvements souples et de leur cadence harmonieuse.

Nous évitons la répétition du même vocable à deux lignes de distance, l’embarras et la cacophonie dès que enchevêtrés et des de formant grappe. Nous cherchons des synonymes ou d’autres tournures pour fuir les assonances qui désobligent l’oreille. Nous faisons mieux encore : afin d’être d’abord compris, nous visons à l’ordre lumineux du discours, à la propriété rigoureuse des termes, à la clarté parfaite de l’expression ; afin de ne pas ennuyer le lecteur, nous faisons des économies savantes de mots ; afin d’animer les abstractions et d’avoir accès dans les intelligences par des idées sensibles, nous piochons consciencieusement la couleur, nous cultivons l’image et le trait.

Ce travail a son prix. Il soutient dans le monde la bonne réputation de la langue française, qui se distinguera toujours, selon Zola, « par le soin de la phrase », et il fournit à la jeunesse studieuse des modèles utiles d’écriture. Il demande beaucoup d’expérience et de maturité. Quinze ans sont nécessaires, au calcul de Taine, pour apprendre à écrire « avec clarté, suite, sobriété et précision ».

Les ouvriers qui sont passés maîtres dans ce genre d’exercice se divisent, suivant leur humeur, en deux classes : ceux que le jeu amuse et ceux que l’effort désespère.

Louis Bouilhet, qui paraît avoir été des premiers, a exprimé en termes savoureux la volupté de bien écrire :

C’est un métier charmant et bien digne d’envie,
Par Castor et Pollux ! quoi qu’en disent les vieux,
Que de polir des mots le tour ingénieux
Et de tordre la phrase avec sa fantaisie,
Comme un serpent marbré dont un jongleur d’Asie
Roule autour de ses flancs et déroule les nœuds123.

Mais le malheureux Flaubert, qui certainement était des seconds, « obsédé, nous raconte Guy de Maupassant, par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un seul nom pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour ranimer », fut une victime illustre de cette religion de l’art littéraire qui, en France, a eu des martyrs ; il soulevait, en gémissant comme un damné, son rocher de Sisyphe, et c’est avec une espèce d’horreur sacrée qu’il maudissait l’enfer de l’écrivain et les « affres du style ».

« Du style » — c’est Flaubert que je cite et qui parle. J’éviterai provisoirement remploi de ce mot, car je ne m’élève pas de prime abord à la notion du style ; les vocables : langue, diction, expression, phrase, écriture, doivent nous suffire pour commencer et sont les termes justes tant qu’il ne s’agit que du travail de la pensée jouant ou luttant avec la forme.

Quoi que nous ayons tous affirmé, vous et moi, de l’identité du fond et de la forme, la formé étant nécessairement, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, déterminée par le fond, je crois bien (entre nous) que cela n’est vrai qu’en théorie, mais que, dans la réalité, il y a des pensées excellentes qui sont mal venues à la lumière ; des poètes qui ne sont pas des artistes ; de bons historiens et de grands philosophes qui ne sont pas des écrivains.

Dans le Saint-Genest de Rotrou, Dioclétien répond à Valérie, sa fille, après qu’elle a intercédé pour les comédiens condamnés à mort :

Je sais que la pitié plutôt que l’injustice
Vous a fait embrasser ce pitoyable office,
Et dans tout cœur bien ne tiens la compassion
Pour les ennemis même une juste action…

Voilà qui est bien pensé, et fort mal dit. Charles d’Orléans a eu identiquement l’idée dont Villon a trouvé l’expression incomparable dans sa Ballade des Dames du temps jadis ; mais si les conceptions furent les mêmes, la différence de la forme met entre les deux poètes une distance « infiniment infinie » ; voici les pauvres vers du prince :

Au vieil temps, grand renom courait
De Chryséis, d’Iseult, d’Hélène,
Et maintes autres qu’on nommait
Parfaites en beauté hautaine.
Mais au derrain124 en son domaine
La mort les prit piteusement.
Par quoy le puis voir clairement,
Ce monde est une chose vaine.

Jean Bodin, jurisconsulte et moraliste français, précurseur de Montésquieu, a rempli les six livres de sa République de vues ingénieuses et profondes, auxquelles il ne manque qu’une forme digne d’elles. Alfred de Vigny ne sera jamais qu’un grand poète du second rang, faute d’avoir su égaler en général ses vers à sa pensée. Maine de Biran, Auguste Comte, Gabriel Tarde, Renouvier, sont des mines très riches, mais où le métal précieux, enfoui dans sa gangue, est sans aucun éclat. De Thiers on ne cite pas de phrases ridicules ; mais on ne cite pas non plus une seule page vraiment éloquente et belle ; qu’il parlât ou qu’il écrivît, la forme chez lui est indifférente, emportée par le fond, comme dans un mémoire de statistique sans ambition littéraire. Mme de Staël, causeuse et improvisatrice brillante, pleine d’idées, bien supérieure à Chateaubriand par l’étendue et la fécondité de l’esprit, n’est pas un écrivain ; et, si elle vit, et si elle règne, ce n’est point par le « sceptre d’or125 ».

Les diverses façons de bien écrire, qui paraissent nombreuses, peuvent se ramener à, deux types principaux : l’écriture simple et l’écriture artiste ; et, comme il ne faut pas moins d’art pour l’une que pour l’autre, il semble qu’on pourrait à la rigueur les unifier ; mais il restera toujours entre elles une sensible différence de méthode : l’écriture simple s’évertue, en effet, à concentrer toute l’attention du lecteur sur l’idée ou sur l’objet qu’il s’agit de rendre, elle s’efface ; l’écriture artiste, au contraire, se pique d’en distraire une partie sur le tour et l’expression, elle est coquette.

Stendhal prétendait qu’un auteur avait atteint la perfection lorsqu’on se souvenait de ses idées sans pouvoir se rappeler ses phrases. Selon Descartes, quand la langue et la santé sont parfaites, on ne les sent plus ; leur nature consiste donc à être insensibles quand elles sont présentes et à accuser leur absence là où elles manquent ; c’est par la privation qu’elles nous apprennent leur essence et leur prix126. Idée analogue à celle de Winckelmann : « La beauté parfaite est comme l’eau pure qui n’a point de saveur particulière. » Mais prenons bien garde, nous touchons ici aux confins de la platitude ; il faut donc distinguer avec beaucoup de soin entre ce qui est peut-être le plus haut effort de l’art et ce qui en est l’ignorance ou la négation.

Il y a, dans l’enfance des littératures, une simplicité naturelle, dont le charme est très grand parce que notre imagination est disposée à lui faire toutes les concessions et à voir des grâces dans ce qui est négligence ; son vrai nom est naïveté. C’est ainsi que, chez les enfants, non seulement nous pardonnons, mais nous goûtons vivement des choses qui deviennent intolérables avec l’âge. On ne conçoit plus un retour à l’écriture simple du bon Joinville ou d’Amyot. C’est par exception et comme par éclairs que la naïveté reparaît dans certains écrits, quand elle a disparu de la littérature devenue consciente et réfléchie ; on en a constaté la présence, toujours fugitive, chez La Fontaine, chez Fénelon, chez Bossuet. Manon Lescaut doit encore son charme unique à une simplicité si naturelle qu’on y sent à peine l’art de l’écrivain.

Mais, en général, la simplicité, la vérité, la nature ne sont plus, passé une certaine époque, que des qualités littéraires obtenues à force de labeur et d’habileté ; et plus l’art d’écrire se perfectionne, plus l’écriture simple est obligée de devenir savante. Dans la simplicité de Paul et Virginie il y a déjà plus d’art que dans celle de Manon Lescaut, et la simplicité de Colomba s’élève au comble d’une certaine perfection dont l’idéal consiste à éviter si bien non seulement tous les défauts, mais aussi toutes les qualités trop apparentes, que l’œil du lecteur ne soit ni choqué ni ébloui par rien, ne remarquant pas plus de splendeurs que de taches, baigné et reposé dans cette transparence neutre de la clarté blanche qu’on ne voit pas elle-même et qui fait tout voir.

Victor Hugo, qui n’a jamais voulu comprendre théoriquement la valeur de la sobriété, bien qu’il ait quelquefois été sobre d’instinct, trouvait Mérimée « plat » ; mais, pour distinguer de la platitude la sobriété, ou plutôt la simplicité, telle que l’entendait l’artiste supérieur qui a fait Colomba, il suffit d’observer que l’écrivain simple est si exclusivement attentif à la vérité de l’objet, que, dans son passionné désir de n’exprimer qu’elle, il s’interdit sévèrement les mots inutiles, les bavures, les scories, la prolixité et la diffusion, qui sont inséparables de la platitude et de la négligence. Il atteint par le moindre appareil possible la plénitude de sens où l’écrivain plat et vulgaire aboutit par d’ennuyeuses longueurs, et dont l’écrivain coquet se détourne pour faire admirer ses moyens.

Si donc il y a eu autrefois des écrivains simples naturellement, il ne peut plus y en avoir, à notre âge de culture excessive ; rien n’est plus docte, en général, que les écrits qui paraissent simples. Ludovic Halévy estimait que ce sont les seuls qui « soient faits pour traverser paisiblement les siècles » ; mais Anatole France, sagement sceptique, propose de remplacer « les siècles » par les « années ».

La forme simple s’élaborant, en effet, par élimination de tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la représentation de l’objet ou de l’idée, a des chances de s’alléger de tous les poids morts qui peuvent empêcher un écrit de voguer quelque temps sur l’océan où sombrent tant d’esquifs lourds de leurs richesses. L’écriture artiste, au contraire, risque de vieillir vite, parce que sa loi unique n’étant pas l’expression absolue des choses, et sa force se dépensant en partie à poursuivre des formes qui ne sont point essentielles, il arrivera presque fatalement que celles-ci seront empruntées aux agréments périssables de la mode publique et de la fantaisie particulière. L’écriture artiste est donc condamnée à dater davantage que l’écriture simple et à devenir archaïque plus tôt.

On est assez embarrassé pour citer des écrivains artistes au sens que je viens de définir, parce que, s’ils sont vraiment grands et dignes qu’on les compte, ils furent aussi des écrivains simples. Quand on a nommé MM. de Goncourt, qui sont, je crois, les inventeurs de ces mots, écriture artiste, ainsi que de la chose dans toute sa prétention, la liste est presque épuisée, à moins qu’on n’y ajoute, dans les siècles passés, Voiture et toute l’école de la manière et de la préciosité. Mais La Bruyère, Chateaubriand, Paul-Louis Courier, Louis Veuillot, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Leconte de Lisle, Hérédia et tous les grands pittoresques, s’ils furent des écrivains artistes, ont su être aussi des écrivains simples, et c’est très probablement par la simplicité qu’ils échappent au déchet qui serait leur destinée, s’ils n’avaient voulu que briller et nous éblouir.

L’écriture artiste et l’écriture simple, distinctes et différentes en théorie, se rejoignent ainsi et se confondent dans la perfection pratique de l’art.

Les écrivains qui appartiennent délibérément et d’intention à l’une ou à l’autre école, ont en commun une préoccupation extrême de bien écrire. Il faut avouer que ce dominant et continuel souci caractérise en général tous les écrivains secondaires et n’absorbe que par exception les auteurs de tout premier ordre ; c’est pourquoi les modèles de l’art d’écrire sans fautes se trouvent plutôt chez ceux qui sont les seconds que chez les plus grands, plutôt dans Horace que dans Lucrèce, plutôt dans Nicole et Bourdaloue que dans Pascal et Bossuet. La correction négative devient une obsession, surtout chez les écrivains trop épris de simplicité, qui comprime l’essor de toutes sortes de beautés hardies et heureuses.

Et c’est aussi pourquoi une certaine littérature est une diminution ou une altération de la vérité. Quand on tient, avec Flaubert, que « le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses » ; quand on approuve ce que dit Buffon : « Toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet », on n’est pas loin du vertige qui fait regarder la plume comme le sceptre du monde, et la réalité comme un rêve ou un thème. Toute recherche de la forme littéraire, en façonnant l’idée, peut la perfectionner et l’accroître, mais peut aussi en sacrifier quelque chose et la dénaturer plus ou moins. S’il y a de tels rapports de mots qu’ils procurent à l’artiste qui les trouve « une plénitude de bonheur intellectuel comparable au bonheur que l’évidence procure aux mathématiciens127 » ; si, dans la lutte des idées pour la vie, il ne faut laisser vivre que « celles qui le méritent par une organisation achevée128 » ; si enfin « la forme sous laquelle s’exprime la pensée est une partie essentielle de la beauté de cette pensée129 », les choses et la vérité elle-même courent grand risque de ne plus avoir d’existence que par la magie de l’art et la volonté de l’écrivain. Plutarque était tellement rhéteur, au dire de Courier, qu’il aurait fait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela eût pu « arrondir tant soit peu sa phrase » ; dans une comédie de Regnard, un personnage ouvre emphatiquement une bouche ronde pour prononcer deux vers parfaitement creux, mais d’une grande et belle sonorité, qui pourraient servir de devise à certains artistes littéraires, musiciens ronflants de la phrase ou peintres éclatants du mot, au lieu d’être les traducteurs fidèles et soumis de l’idée :

Mon nom est Toutabas, vicomte de la Case,
Et votre serviteur, pour terminer ma phrase !

Le terrain est déblayé, et maintenant nous pouvons nous élever sans encombre à la notion du style.

Qu’est-ce que le style ? Je le définis : l’expression naturelle d’une personnalité forte dans une écriture originale, quelquefois travaillée, mais le plus souvent libre du besoin anxieux de la perfection exemplaire.

Il y a une très grande variété de styles, s’il y en a autant, non seulement que d’écrivains de génie, mais que d’écrivains vraiment personnels. Il n’est pas absolument nécessaire qu’un grand homme qui a un style écrive toujours bien ; car bien écrire et avoir un style sont deux choses. Ni Montaigne, ni Pascal, ni Molière, ni Saint-Simon, ni Lamartine, ni Balzac ne sont des modèles impeccables. On a dit de Shakespeare qu’il était un monde et qu’il avait en lui « des continents » : donc, des terres incultes, des aspérités, des marais, des landes, des précipices. Généralement, les hommes de grand style n’ont guère réfléchi ni sur « l’écriture simple », ni sur « l’écriture artiste ». Un don du ciel, c’est ainsi que Chateaubriand définit le style, en ajoutant qu’il ne s’apprend pas et qu’il y en a de mille sortes. Écrivant sous la dictée divine, les écrivains de génie font, comme dirait Victor Hugo, les fautes habituelles à Dieu130.

Mais les hommes de simple talent, qui n’ont que leurs moyens humains pour réussir, attachent une importance vitale à ne point se compromettre par la moindre tache qui déshonore leur écriture. Mérimée avait trop peur de se tromper : de là le style rectiligne et circonspect que certains démoniaques lui reprochent non sans raison ; car « il y a des défauts qu’il est bon d’avoir, c’est le déchet nécessaire de la création »131. Renan, malin, savait fausser exprès le « carillon de ses phrases », afin de moins ressembler aux humbles qui ne se recommandent que de leur petite sonnerie régulière et n’oseraient, pour rien au monde, en déranger un peu le monotone tic-tac.

Si, comme M. Brunetière l’a bien remarqué et bien dit132, la première loi de l’écrivain est de « faire vivant », et si la vie est quelque chose « de mêlé et de trouble », si elle est « le mouvement qui dérange les lignes », si elle est « confusion, désordre, irrégularité, illogisme », qui ne voit que l’ordre parfait et la symétrie ne sont pas, pour le poète et le romancier, la meilleure façon d’imiter le Créateur ? Il est vrai que l’art ne peut pas s’empêcher d’être plus simple et mieux ordonné que la nature ; mais il doit conserver quelque chose, et le plus possible, de la riche complexité de celle-ci, et la rigoureuse pureté du style ne s’obtient peut-être que par le sacrifice d’un nombre trop grand des éléments multiples et divers dont la vie se compose. « Il y a jusqu’à des incorrections, observe Alexandre Dumas, qui donnent quelquefois la vie à l’ensemble, comme de petits yeux, un gros nez, une grande bouche et des cheveux ébouriffés donnent souvent plus de grâce, de physionomie, d’accent et de passion à une tête que la régularité grecque. »

Citons encore et admirons une fort jolie remarque de M. Brunetière sur le style de Zaïre :

« C’est une erreur, dit-il,133 de croire qu’il n’y ait que les œuvres bien écrites qui passent à la postérité ; il y a aussi les œuvres fortement pensées ; et il y a surtout les œuvres vivement senties, pour ainsi parler… L’expression est souvent faible dans Zaïre, mais les sentiments y sont tout à fait justes… Les faiblesses de l’exécution, les négligences, l’air d’improvisation et de facilité, bien loin de nuire à la pièce, lui donnent, au contraire, une grâce ou un charme de plus et en achèvent d’expliquer la séduction durable. Comme l’héroïne elle-même du poète, sa tragédie est forte de sa faiblesse, et véritablement elle a des défauts qu’on préfère à des qualités. »

Flaubert, asservi comme un forçat aux règles classiques de l’art d’écrire, sentait modestement et douloureusement ce qui lui manquait de libre audace pour prendre rang parmi les souverains maîtres du style :

« Nous, les petits, nous ne valons que par l’exécution achevée. Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoiqu’il soit plein de mauvaises choses, mais quel souffle !… Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part : c’est que les grands hommes écrivent souvent fort mal, et tant mieux pour eux ! Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère)134. » — « Les chefs-d’œuvre sont bêtes, disait-il encore ; ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes135. »

C’est dans l’argument ingénieux, et vraiment un peu trop commode, tiré de ce mélange impur de toutes sortes de choses où réside la plénitude de la vie, que les apologistes superstitieux du style de Molière trouvent une facile réponse aux critiques qui reprochent à notre grand poète des chevilles, des redondances, des négligences, des constructions embarrassées et des images vicieuses. Saint-Simon est l’incarnation même du style personnel, opposé à la correction classique ; il est le type des écrivains grands seigneurs « écrivant à la diable pour la postérité ». Balzac rebute les amateurs délicats du bon langage ; mais cet Hercule du labeur littéraire s’est forgé un style lourd, massif, compact, touffu, chargé de mots, à l’image de sa puissante conception de la « Comédie humaine ». Je ne dirai pas, comme Anatole France, qui n’en croit pas un mot, que « M. Brunetière écrit très bien » ; le charme de sa phrase est trop souvent celui d’un « pesant chariot de six chevaux traînant des pierres de taille », et la musique de sa prose est trop souvent celle qu’a décrite quelque part M. Henry Bérenger, en termes merveilleux :

« Écaillé, hérissé, grinçant, muni de pinces, de crocs et de dards, ce style s’avance sur le lecteur comme une carapace de crustacé en colère… Croassement des corbeaux autour des ruines, discordes des volailles dans les basses-cours, grincement des scies sur la pierre des bâtisses, vous êtes des concerts auprès d’un pareil style ! »

Mais enfin c’est un style, et par là, M. Brunetière mérite le respect d’écrivains plus soigneux qui sont extrêmement loin d’avoir sa forte personnalité et sa griffe puissante. Napoléon, médiocre en grammaire, avait, à l’occasion, le style d’un maître du monde, éclatant et prompt comme la foudre. Esterhazy a un style.

Il ne faut donc pas exagérer, par une espèce de superstition, le prix de cette qualité littéraire et morale, en la logeant trop haut, dans une région presque inaccessible. Assurément, il s’en faut bien que tous les écrivains aient un style, le Créateur ayant béni l’engeance des êtres nuls, médiocres, effacés, anonymes, sans accent, sans volonté, sans initiative, sans caractère, qui n’osent pas être ce qu’ils sont, qui imitent et qui suivent, étant

Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage136.

Néanmoins il y a beaucoup plus de styles que d’écrits remarquables si, à partir de l’âge où la personnalité est formée, tout homme qui est un homme peut avoir le sien.

D’autre part, les gens qui écrivent bien sont légion aujourd’hui. Hélas, que de talents ! Et tout cela mourra ! Et la plus grande partie de tout cela, n’ayant jamais été tirée du néant où elle dort par la trompette de la réclame, n’a pas même commencé à vivre !

Nous ne pouvons donc nous confier ni dans le style ni dans la bonne écriture, comme dans un sûr passe-port pour la postérité. Inversement, il ne nous reste pas même la consolation de nous venger par la pensée de la destruction certaine réservée à tout ce qui est mal écrit. On meurt très bien avec un chef-d’œuvre de diction. On meurt très bien en affirmant sa personnalité et son style dans un écrit fortement original. Et, au contraire, on voit du galimatias heureux traverser les siècles gaillardement, à cette indispensable condition toutefois (c’est la seule chose vraie qui subsiste des aphorismes courants sur le style comme condition de la vie) que le galimatias soit d’un maître.

Homme qui tiens une plume, tâche de bien écrire, et ne tâche pas d’avoir un style ; mais sois un homme et montre-toi tel que tu es : c’est le conseil le plus sage.

Je ne te garantis point que tu vivras ; mais tu auras une parcelle de chance.

XXVIII §

Le style137 que j’admire est celui, quel qu’il soit, qui montre de l’esprit, du talent, de la force. Le style que je déteste est celui qui est sans soin et sans art, quand il n’a pas, pour ses négligences, l’excuse d’un beau génie naturel. Le style que j’aime et que je cherche est celui qui présente à la pensée, amusée ou sérieusement attentive, un sens riche dans l’économie des mots, sans fatigue pour le lecteur, sans effort apparent de l’écrivain, avec la clarté brillante qui rend l’idée sensible à l’imagination, avec le nombre et les sons bien choisis qui sauvent l’oreille de toute offense.

Cette dernière condition n’est point le souci frivole d’un joueur de flûte ; c’est un des articles de la grande règle qui veut que nous fassions de prime abord entendre et voir les choses : donc, guerre impitoyable à tout ce qui empêche ou accroche l’esprit ! si les mots répétés, les cadences boiteuses, les mauvais concours de voyelles et les heurts de consonnes sont de petites pierres d’achoppement, comment serait-ce un soin puéril d’en nettoyer sévèrement la phrase ? Je conçois à la rigueur un style qui, sans images vives et neuves, serait encore assez beau, parce que les images sont une lumière coloriée, plutôt agréable que nécessaire, la lumière blanche pouvant presque toujours suffire ; je ne conçois pas de bon style sans harmonie.

 

J’ai lu, dans une revue littéraire, ce chapelet de sottises, barbouillées dans une langue informe et digne de l’idée :

« M. X… se distingue par le style qu’il a ou, plus exactement, parce qu’il n’a pas de style. Et tant mieux ! Le style et l’application au style sont une preuve de médiocrité intellectuelle des écrivains. Preuve de médiocrité intellectuelle des hommes, le prix que ceux-ci attachent encore au style. Ils s’attardent à la forme par inaptitude à pénétrer jusqu’à la réalité… Oui, le temps viendra où, pour l’humanité plus intelligente, les œuvres vaudront indépendamment du style et dureront sans lui. Alors le style ne sera point l’élément principal par quoi peut se constituer pour la foule la personnalité d’un écrivain. Et même, on peut espérer que les écrivains perdront toute personnalité, etc., etc. »

Oh ! l’état mental d’une créature ayant probablement fait ses humanités, qui signe et qui pense ces choses ! Si « différence engendre haine », selon la loi psychologique de Stendhal, combien ne dois-je pas haïr un barbare, ennemi de la littérature, qui renverse ainsi mes autels et mes dieux et ma religion et ma pensée même et ma vie intellectuelle et toute la raison de mon travail et tout le sens de mon activité ! Qu’il puisse y avoir des gens de lettres pour écrire des énormités pareilles et un public lettré pour les lire sans scandale, peut-être sans étonnement, cela montre bien le vide et le chaos des intelligences au temps où nous sommes.

Et maintenant que je suis calmé, raisonnons un peu. Le hanneton sans cervelle qui se rue dans l’erreur d’une allure si réjouie, a-t-il prétendu parler des purs artistes littéraires eux-mêmes, des poètes, des romanciers ? Vraiment on serait tenté de le croire ; mais, en ce cas, je n’ai rien du tout à lui dire, ne voulant pas perdre mon temps à réfuter une absurdité évidente.

Il est probable que son paradoxe ne s’applique qu’aux écrivains de la nombreuse classe intermédiaire, qui ne sont ni de simples scribes notant des chiffres ou des faits, ni des créateurs enthousiastes de belles formes : j’entends, aux penseurs, aux historiens, aux moralistes, aux philosophes, aux critiques.

Il est lui-même de ces derniers, et je soutiens d’abord qu’il n’est pas de bonne foi ou qu’il se moque de nous, s’il prétend nous faire croire qu’il n’a que de l’indifférence pour la façon dont sa pensée est rendue, pourvu que tant bien que mal il la rende. Si cela était vrai, je le plaindrais sincèrement, comme je plains tous ceux qui font leur métier sans plaisir et sans goût ; et j’aggraverais ma pitié du blâme le plus dur : car personne n’étant obligé d’écrire des articles de critique, je ne sais ce qu’il est allé faire dans cette galère. N’y avait-il pas pour lui un autre moyen de gagner aussi honorablement et plus agréablement sa vie ? Il a manqué sa vocation.

C’est, je crois, Michaud, l’historien des Croisades, qui a énoncé cet aphorisme hautement judicieux et profondément honnête : « Tout ce qui vaut la peine d’être fait, mérite et exige d’être bien fait. »

De deux choses l’une : ou l’idée que vous exprimez vous intéresse, ou elle ne vous intéresse pas. Si elle ne vous intéresse pas, j’aime autant ne pas la connaître ; elle m’ennuie d’avance, comme elle vous ennuie vous-même. Si elle vous intéresse, il est monstrueux et contre nature que vous ne mettiez pas tout votre soin à la bien rendre. « Négliger le style, a dit très justement Béranger, c’est ne pas aimer assez les idées qu’on veut faire adopter aux autres. » Quelle plus vraie marque d’amour peut-on donner à son idée, que de chercher pour elle une forme qui la fasse vivre ? Point d’idée si modeste, qui ne puisse prétendre à cette vie de la forme ; point d’idée si belle ou si utile, qui ne soit condamnée à mort, si la forme ne la sauve pas.

Buffon et Flaubert avaient bien raison : dans le choix des nombres, des sons, des images, des mots, il y a des rapports d’une si absolue justesse que l’esprit en reçoit, même sans un très haut prix de l’idée, le genre de contentement esthétique que la plénitude de la perfection peut seule donner ; la joie est de trouver ces rapports, le plaisir est de les chercher, l’honneur de tout homme cultivé est de les sentir, et si je n’étais pas aiguillonné délicieusement par cette volupté intense, je préférerais au métier d’écrivain n’importe quelle occupation manuelle.

Les ouvrages de critique peuvent être de la bonne et belle prose. Il nous est permis à nous-mêmes de rêver la gloire d’une petite place dans les anthologies. Plusieurs pages de Sainte-Beuve, de Taine, de Renan, sont des chefs-d’œuvre. Quelles sont ces pages qui dureront ? celles qu’ils ont écrites avec un frémissement d’amour analogue à la passion de l’artiste pour ses créations les plus chères, les pages où ils ont mis le meilleur d’eux-mêmes et qui résument le fond de leur nature morale.

Hélas ! mes pauvres chefs-d’œuvre à moi : d’abord, cette large et profonde étude d’Hermann et Dorothée, si bêtement ignorée du public instruit, qui devrait s’enquérir des lectures principales à faire sur certains grands sujets, mais qui, sur celui-ci, n’a jamais su vaguement qu’une chose, c’est que le fameux J.-J. Weiss en fit jadis sa thèse de docteur !

Et puis, mes chères, mes savoureuses causeries sur la Famille et les Amis de Montaigne !… Quand donc un brave critique se lèvera-t-il pour dire :

« Lecteurs, voici des livres ; non pas des contributions banales et quelconques à la connaissance de Montaigne et de Goethe, comme la librairie classique en compte par centaines, mais des livres appartenant à la littérature par deux signes authentiques : parce que l’auteur s’y est livré lui-même tout entier, qu’il y a mis son esprit et son âme, le fond de sa pensée et de son cœur, son caractère, son humeur, sa physionomie, sa personne ; et parce qu’il les a passionnément écrits dans cette langue française qu’il adore, avec le soin religieux de la forme parfaite qu’inspire au véritable écrivain l’amour qu’il a pour ses idées. »

Oh ! quel jour viendra-t-il l’homme de vérité qui saura faire entendre, sur mes meilleurs ouvrages, la parole de délivrance, sans laquelle la puissance de vie qui est dans les livres reste éternellement semblable à la mort ?… De profundis clamavi ad te, Domine138 !

Sarcey passe pour un écrivain plutôt débraillé. On a pu cependant extraire du fatras de sa plume quelques morceaux dignes de vivre. Soyez sûrs qu’ils étaient, non de la copie quelconque de journal, mais des enfants préférés de son esprit, que ce gros homme avait voulu accoutrer avec un brin de coquetterie, et sur lesquels — un instant — sa patte s’était tendrement posée, pour assurer leur nœud de cravate et les bénir… avant de les envoyer à tous les diables d’un grand coup de pied au cul.

XXIX.
L’illusion littéraire. §

À Anatole France

L’illusion est au fond de tout notre effort littéraire.

Le succès contemporain est une loterie ; l’idée de la gloire dont notre imagination se repaît, dans un avenir où nous ne serons plus, n’est, suivant l’expression classique, bien juste en fin de compte, qu’une « ombre », une « fumée » ; l’espèce de fantasmagorie, par laquelle la forme écrite devient, à nos yeux, plus substantielle que la chose existante, plus réelle que la réalité qu’elle exprime, est le songe d’un homme qui dort debout ; et enfin, comme je me propose de le faire voir, notre poursuite de la Beauté et de la Vérité n’est pas seulement un leurre analogue à la chimère d’Ixion embrassant une nuée au lieu d’une déesse, mais le travail même de la pensée, de la composition et de l’expression, la traduction des idées en mots et en phrases est un exercice vain, vain autant que peut l’être le jeu des bouts rimés et des calembours.

Que la parole ait été donnée à l’homme « pour expliquer sa pensée », suivant le docteur Pancrace, ou, selon Talleyrand, « pour la déguiser », la pensée et le langage ne sont point deux opérations consécutives, distinctes, séparables, comme elles le seraient si l’esprit pouvait concevoir d’abord des idées pures, ayant à son service l’instrument de la langue pour les traduire ensuite par des signes matériels ; c’est une seule et même opération. Avant que, en bonne esthétique, bien écrire et bien dire ce soit bien penser, parler est, en bonne science naturelle de l’esprit humain, la même chose que penser, et penser est la même chose que parler. « Penser, dit Max Muller, c’est parler tout bas ; parler, c’est penser tout haut. » La parole est une pensée qui a trouvé sa formule ; la pensée est une parole qui peut bien chercher plus ou moins longtemps sa forme achevée, mais qui trouve tout de suite une forme quelconque : sans quoi elle n’existerait point, non pas même à l’état d’ébauche.

La pensée des individus, et d’abord celle des peuples, sera donc ce que la langue nationale, qui est son moule nécessaire, la forcera d’être.

La différence des moules rend impossible la traduction de certaines choses d’une langue dans une autre ; la différence ethnologique des crânes et des cerveaux entretient, sur plusieurs idées essentielles dont vit le monde, une mésintelligence qui peut aller jusqu’à l’état de guerre. M. de Vogüé constate que, « dans nos traités avec les Orientaux, quand les interprètes les plus compétents croient avoir pris un calque parfait du texte convenu, on voit naître sans cesse des contestations, on s’accuse réciproquement de mauvaise foi, et souvent les reproches ne sont pas fondés : les mots qu’on tenait pour adéquats recevaient des acceptions différentes dans le cerveau de l’Oriental et dans le nôtre139. »

L’indigence du vocabulaire des sauvages peut constituer un obstacle très sérieux à leur conversion. Sir John Lubbock raconte, dans une leçon sur la condition primitive de l’homme et l’origine des langues, que plusieurs peuplades de la Polynésie n’ont qu’un mot pour exprimer bon et bien, mauvais et mal. Les missionnaires perdaient leur latin — et leur anglais — à essayer de faire comprendre à ces païens qu’il est mal de manger son semblable. « Je t’assure que c’est bon », répétaient-ils, assis par terre en cercle et montrant leurs dents longues. Les catéchumènes entendant gastronomie pendant que le prédicateur leur parlait morale, sa position était critique.

Dans ses leçons sur l’hellénisme en France, le savant professeur Egger nous apprend qu’Averroès, traduisant Aristote et manquant de mots arabes pour rendre tragédie et comédie, appelait la première « l’art de louer », et la seconde « l’art de blâmer ». Calculez les conséquences d’une telle méprise dans l’intelligence d’Aristote et dans la constitution de l’art poétique !

L’excessive richesse de certaines parties de tel ou tel vocabulaire peut avoir presque autant d’inconvénients que son indigence. S’il est vrai qu’il y ait 5,744 mots arabes relatifs au chameau, on voit l’importance de cet animal utile dans la vie de ce peuple nomade ; mais on comprend aussi avec quelle tyrannie, nuisible à l’introduction d’idées d’un autre ordre, leur imagination doit en être obsédée.

« Celui qui examinerait, dit Max Muller, l’influence que des mots, de simples mots ont exercée sur l’esprit des hommes, pourrait écrire une histoire du monde plus instructive qu’aucune de celles qu’on a écrites jusqu’à présent… Il est presque impossible de nous exagérer cette influence, car nous ne devons pas penser que l’effet en ait été borné aux ouvrages des philosophes. Elle a agi bien plus puissamment encore dans le discours familier et les réflexions silencieuses des masses, qui n’ont jamais eu de prétention à la philosophie, s’incorporant ainsi en quelque sorte à l’essence même de la pensée humaine. »

Luther disait éloquemment : « Les langues sont les fourreaux qui renferment l’épée de l’esprit. Vaginarum vice sunt linguæ, in quibus gladiusille spiritus, nempe verbum Dei, tenetur insertus. » Acceptons l’image, mais avec ce complément d’idée, que l’épée ne peut jamais être tirée du fourreau dans sa nudité splendide, étant rouillée du haut en bas et tenant à lui par cette rouille.

Sans que l’idée dominante de quelque bête, comme en arabe le chameau, ait envahi chaque vocabulaire national, toutes les langues humaines sont assujetties à la matière, empêtrées dans le sensible et le sensuel par une nécessité fatale, et c’est là cette pesanteur, ennemie de l’idée, dont Victor Hugo gémissait, « peau vile, immonde vêtement, que la fange hideuse à la pensée inflige140 ». Il est démontré aujourd’hui, par les études des philologues, que tous les mots d’une langue, même ceux qui paraissent les plus ternes et les plus abstraits, sont originairement des images, et cela suffit pour leur ôter toute prétention à l’immatérialité du langage des purs et célestes esprits.

Les termes incolores du dictionnaire, qui sont les matériaux de nos pensées les plus sublimes, redeviennent tous et ne sont plus, quand on connaît leur histoire, que l’expression naïve, par le moyen des sons, d’impressions faites d’abord sur les sens.

Prenons, par exemple, le mot père, en sanscrit pitar, en zend patar, en grec et en latin pater : ce mot est dérivé de la racine PA, qui signifie protéger, supporter, nourrir ; car le père était considéré, au berceau de l’humanité,, comme le protecteur, le soutien et le nourrisseur de la famille. — Le mot sanscrit duhitar. en zend dughdhar, en grec thugater, en gothique dauhtar, en anglais daughter, veut dire fille. Duhitar est dérivé de DUH, racine qui en sanscrit signifie traire ; le nom de celle qui trait (les vaches ou les chèvres) donné à la fille de la maison, présente à nos yeux toute une petite idylle de la vie pastorale des premiers Aryens ; et cela est joli et poétique, sans doute ; mais cela aussi nous fait brutalement remonter aux temps où les besoins matériels de la vie animale dominaient toute l’existence des hommes et formaient seuls les éléments du langage.

Qu’on le sache ou qu’on l’ignore, qu’on y cède et s’y plaise ou qu’on y résiste, penser c’est toujours imaginer, et le dernier des diseurs de riens est poète dans son rabâchage, comme Platon ou comme Shakespeare dans leurs inventions, puisque l’esprit avec lequel Bouvard et Pécuchet croient penser n’est qu’un vieil artisan d’images matérielles dont la seule infériorité poétique est d’être toutes fanées et flétries par un usage de soixante siècles.

« Un métaphysicien n’a, pour constituer le système du monde, que le cri perfectionné des singes et des chiens. Ce qu’il appelle spéculation profonde et méthode transcendante, c’est de mettre bout à bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopées qui criaient la faim, la peur et l’amour dans les forêts primitives… » C’est vous, Anatole France, qui vous exprimez ainsi. Votre esprit charmant et profond s’est amusé141 à chercher le résidu métaphorique d’une phrase purement abstraite et métaphysique en apparence : « L’âme possède Dieu dans la mesure où elle participe de l’absolu. » Ramenée aux origines sensorielles dont elle est issue, retraduite dans les images qui lui ont donné naissance, voici ce que cette petite phrase devient ou redevient : « Le souffle est assis sur celui qui brille, au boisseau du don qu’il reçoit en ce qui est hors le fendu. » Véritable rébus, dont l’énigme commence à s’éclaircir un peu par l’explication suivante : « Celui dont le souffle est un signe de vie (l’homme) prendra place (après la mort) dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette place lui sera mesurée sur la vertu qui lui a été donnée (par les démons) d’étendre ce souffle chaud, cette petite âme invisible, à travers l’espace que rien ne divise (le bleu du ciel). »

Est-ce la sentence d’un sage ou quelque hymne védique ? de la prose ou des vers ? de la métaphysique ou de la poésie ? Peu importe, puisque tout cela c’est la même chose. Les poèmes antiques furent d’abord les cris d’effroi ou d’espérance poussés par l’homme devant le spectacle de l’univers, et les systèmes du monde sont composés avec les signes qui manifestèrent ces passions.

Les plus grands mots de la langue métaphysique, absolu, infini, ont deux parties : une image effacée, plus ou moins méconnaissable et confuse (solutus signifie tout ensemble détaché, mou, payé, chassé, cessé, etc), et une particule négative. Le mot métaphysique lui-même est formé d’une négation de ce genre : « ce qui n’est pas la physique ou ce qui vient après elle ». Mais l’homme peut-il réellement sortir de la « physique » et métaphysicier ? William Hamilton a établi que l’esprit humain ne pouvant, de par sa nature, rien concevoir que de limité et de conditionnel, la prétendue conception de l’absolu et de l’infini équivaut à supprimer et à anéantir les conditions mêmes du concevable.

Dans les sciences exactes, comme dans celles qui ont pour objet les faits de la nature ou de l’histoire, la question de la genèse des mots est sans importance, parce que, bien ou mal faits, les mots ne sont que les signes d’idées ou de choses qui ont toute leur existence, toute leur réalité objective sans eux. Substituez un vocable meilleur à un terme justement critiqué, vous perfectionnez simplement la forme du langage, vous ne changez point l’essence de ce qu’il exprime. Les faits et les lois, « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », demeurent ; ils subsistent par eux-mêmes ; ils sont effectivement ou théoriquement vérifiables, et c’est la matière solide des sciences. Mais un système philosophique est, d’un bout à l’autre, un poème complet, une construction idéale de l’esprit, où l’artiste crée tout, son objet et sa forme.

Vers 1865, je voyais tous les jours M. Guizot, dans sa maison de campagne, cultiver son jardin, travailler à ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, et, le soir, s’isoler à une table de jeu où il concentrait toute son attention à faire avec des cartes une patience ou une réussite. Voilà l’image complète de l’activité pratique, scientifique et philosophique de l’homme.

Du temps où M. Guizot était homme d’État, il avait puissamment manié les affaires publiques ; retiré du monde, il cultivait son jardin, suivant le conseil de Candide. — Ses Mémoires pouvaient être un roman ; assurément ils en étaient un, Vérité et Poésie, comme ceux de Gœthe, étant écrits au gré de ses souvenirs qui, à la distance des événements, embellissaient les choses et les altéraient plus ou moins ; cependant ils s’appuyaient sur une base réelle, étant arrangés et bâtis d’après des matériaux où la critique peut trouver, au besoin, les éléments d’une rectification. — Le jeu de patience représente l’exercice de la pensée pure. Il s’agit ici de composer avec des cartes, j’allais dire avec des idées et des mots, une figure idéale qui ait sa logique intérieure et soit harmonieusement combinée. On l’admire quand elle est bien faite, on la montre aux curieux avec une satisfaction d’artiste ; puis on brouille les cartes, et on s’amuse à en construire une autre. Lorsqu’il avait réussi au jeu, M. Guizot était content.

Le savant ou l’ouvrier modeste qui cherche une vérité située hors de son esprit ingénieux fait œuvre utile et peut servir, même par ses erreurs, à l’avancement de la science. Mais où est l’utilité, au sens où l’on a toujours entendu ce mot, de l’art, de la poésie, de la métaphysique, de l’esthétique… ou d’un ouvrage tel que celui-ci ? Les artistes, du moins, ont l’orgueilleuse franchise de leur propre inutilité. C’est l’admiration de l’auditeur, du spectateur ou du lecteur qu’ils prétendent forcer, ce n’est point sa conviction ; mais ce qu’il y a d’extraordinairement plaisant dans notre affaire, c’est que nous argumentons, raisonnons, disputons, nous emportant même et nous fâchant d’autant plus que nous nous sentons plus incapables d’imposer notre rêve à l’intelligence d’autrui !

Le sage que j’aime à citer et auquel je dédie ces lignes, écrit : « Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que l’habileté de l’esprit qui l’a conduite… Il n’est pas, en littérature, une seule opinion qu’on ne combatte aisément par l’opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte ? Faut-il donc ne faire ni esthétique ni critique ? Je ne dis pas cela. Mais il faut savoir que c’est un art, et y mettre la passion et l’agrément sans lesquels il n’y a point d’art… M. Cherbuliez m’a presque toujours persuadé ; mais cela est un effet de l’art et ne prouve rien142. »

C’est vrai, avec cette réserve ou avec ce complément, que l’âpreté même de la foi qui soutient des idées indémontrables est, en général, une des conditions de l’art d’écrire avec talent en ces sortes de choses.

Elle restera, ô maître ! d’espèce singulière et rare, votre ironie sereine, et, en exerçant un grand charme, elle pourra causer quelques impatiences. Mais ce qui est étrange, c’est qu’on n’ait pas toujours bien compris l’absolue nécessité d’écrire admirablement sur les sujets qui ne sont point de pure science ; cette nécessité vient de ce que la matière ici n’existe pas par elle-même. En France, les philosophes qui ont des idées et qui sont de fichus écrivains ne sont heureusement pas très nombreux.

Toute œuvre d’art ou de philosophie est un rêve bien fait. Comment rêvons-nous ? par association d’images. Comment pensons-nous ? par association d’idées. Comment écrivons-nous ? par association de mots. Et comment rimons-nous ? par association de sons. Tout cela, c’est la même chose.

Je suis émerveillé quand je contemple le prodigieux édifice de vers élevé par Victor Hugo, mais un peu humilié pour la raison humaine en songeant à ce qui s’est nécessairement mêlé de servitude à sa maîtrise et de jeu puéril à son travail de géant. Il a fallu que sa pensée, resserrée dans la stricte mesure du mètre et obéissant aux lois de la cadence, fût menée, comme un chien en laisse, par la rime. Arbre commande marbre ; crêpe a besoin de guêpe ; astre appelle désastre ou pilastre, car comment compter, en toute circonstance, sur piastre et sur cadastre ? Ombre ne s’accommode bien que de sombre, de nombre ou de décombre, concombre étant d’introduction un peu plus difficile, même depuis l’abolition de la noblesse dans la république des mots. Boileau a beau appeler la rime une esclave ; c’est une reine, dont Hugo et Sainte-Beuve ont acclamé l’empire, et quand on a pour elle, comme Banville, un culte superstitieux, c’est une déesse ; Banville, avec les calembredaines insensées de ses rimes à triple et à quadruple résonance, exécute vraiment autour de son idole la danse du scalp de la raison humaine, et cette danse n’a rien de très neuf ; elle est renouvelée de Guillaume Crétin, « souverain poète français », et des autres « grands rhétoriqueurs », qui aux quinzième et seizième siècles cultivaient les acrostiches, les bouts-rimés, les « kyrielles », les « fatrasies », la « baguenaude », le « ricquerac », la rime « batelée », « sénée », « annexée », à « double-queue », et « l’emperière à triple couronne ».

Victor Hugo n’a pas trouvé certaines rimes, parce qu’il avait pensé certaines choses, mais il a pensé certaines choses parce qu’il avait besoin de certaines rimes, ou plutôt (car il s’agit ici d’un grand poète, divin créateur de mythes à l’instar des antiques vates, et non d’un vulgaire enfileur de perles fausses) la pensée, l’image et le son de la rime sont chez lui des inventions simultanées : l’esprit qui croit concevoir des idées pures est la dupe de l’imagination qui leur donne un corps matériel, sans qu’il soit possible de saisir l’instant où l’escamotage a lieu. Le petit flambeau de philosophie, qui est très réel chez cet homme et qui paraît considérable dès que l’on compare Victor Hugo avec tous les autres poètes, même réputés à titre de penseurs, n’a été méconnu que parce qu’il est éclipsé par le continuel feu d’artifice de ses images et noyé sous la torrentielle avalanche de sa richesse verbale.

Le procédé du prosateur n’est pas essentiellement différent de celui du rimeur, quoique la prose ait en apparence plus de liberté ; mais il n’est point sûr que cette liberté soit un avantage, car elle crée une responsabilité plus grande. Toute difficulté est une excuse. Le versificateur est mis à son aise par la contrainte même qui règle et limite son essor, si bien que le maniement du vers libre est redouté des plus malins comme un piège tendu à l’ignorance naïve.

L’artisan de l’oratio soluta peut donc regretter, comme autant de lisières pour sa faiblesse, les prétendues entraves dont l’artiste du langage mesuré fait semblant de gémir ; mais lui aussi compose son poème, et il le compose au moyen d’une association d’idées, c’est-à-dire d’images, c’est-à-dire de mots et de sons, qui lui est imposée par les lois d’une harmonie tout intérieure.

Flaubert avait arrêté la chute des phrases finales de sa Bovary avant de savoir ce qu’il mettrait dedans. « C’est vraiment, s’écriait

Gœthe, un phénomène étrange et qui tient de la magie ! Telle chose qui semble bonne et caractéristique lorsqu’elle est unie à tel nombre, à telle mesure de syllabes, paraît vide et intolérable si on en change la mesure. » Le rythme, chez qui sait écrire, est l’expression de ce qu’il y a de plus intime, et ce n’est pas une question de peu d’importance de savoir par quel mot on finira la phrase, par une brève ou par une longue, par une ou par plusieurs syllabes.

La prose a donc aussi sa musique ; elle a ses assonances, ses allitérations, ses bouts rimés et ses calembours, qui peuvent exercer sur l’imagination un prestige extraordinaire, si le monde chrétien veut bien se souvenir qu’un calembour divin est le plus solide fondement de la papauté.

En dehors des écrits qui sont une simple notation de faits, toute œuvre littéraire est une construction idéale, qui emprunte plus ou moins à la réalité ses éléments, mais qui est, en somme, un songe de l’auteur, le roman de sa propre vie, la projection, en gerbes artistement brillantes et sonores, de sa subjectivité.

Dans un ouvrage d’esthétique, de métaphysique ou de morale, il faut et il suffit que tout se tienne intérieurement, qu’il n’y ait pas de contradictions trop choquantes, que les conséquences se déroulent comme le développement logique des prémisses. On peut, avec cela, construire, comme vous l’avez dit quelque part, cher maître, « un système indestructible qui dure une dizaine d’années. »

L’idée suggère l’idée, l’image évoque l’image, le son appelle le son. Tout est logomachie.

« Que lisez-vous si attentivement, monseigneur ? » demandait Polonius au prince Hamlet plongé dans la lecture d’un livre. Hamlet répondit : « Des mots, des mots, des mots, des mots. »

Épilogue. §

I. — Influences de la vie et de la mort sur la destinée des réputations littéraires. §

C’est un travers comique de la plupart des professions, de regarder avec dédain toutes les autres et de se considérer seule. Le militaire méprise les pékins. Le juge se rengorge dans l’idée de son importance supérieure, pendant que le professeur pense que la fonction d’instruire la jeunesse est plus belle et plus haute que celle de rendre la justice. Chez personne cette vanité n’est plus forte que chez l’homme de lettres, et nulle part le spectacle de la réalité ne rend l’illusion plus ridicule et plus fausse.

De son vivant, les écrits d’un faiseur de livres n’entrent vraiment pour rien dans l’estime que son prochain fait de lui.

Le proverbe nul n’est prophète en son pays se vérifie aisément tous les jours. Notre famille, nos amis, nos connaissances, nos voisins, la société avec laquelle nous sommes en contact nous considère, nous recherche, nous aime uniquement pour nos qualités personnelles, et ces qualités n’ont aucun rapport avec ce que nous avons pu mettre d’esprit et de talent sur le papier. Pour tous les yeux qui nous voient de près, notre littérature s’évanouit dans l’existence de notre seule personne, agréable ou déplaisante. Il n’y a qu’elle qui compte ; toutes nos lignes additionnées ne pèsent pas un fétu, comparées à l’impression vivante que nous faisons sur notre entourage.

Cependant nous chérissons plus que tout cette valeur irréelle, étrangère à nous-mêmes, si négligeable dans l’opinion de nos proches qu’elle leur paraît presque inexistante, et le malentendu qu’entretient notre folle chimère est comique. L’erreur naïve d’un écrivain qui s’attendrait à rencontrer chez lui plus d’honneur parce que le monde des lettres lui doit quelque ouvrage estimé, pourrait fournir une excellente scène de comédie.

Pour nos imaginations grisées d’un vain rêve, notre livre, celui dont nous pouvons dire : « Je me suis mis là tout entier », n’est pas seulement le travail extérieur de notre esprit et de nos mains ; c’est de notre personne même la substance et l’essence, c’est la seule partie solide et durable de notre être, tout le reste, actions, paroles, gestes de notre vie publique et privée n’étant, au contraire, que l’ombre qui passe.

Les gens sobres et de sens rassis remettent les choses à leur place : ils voient l’ombre où elle est, je veux dire, dans le livre, et ils restituent à l’ouvrier du livre son corps et son âme. Ils sentent d’instinct que notre œuvre nous révèle moins qu’elle ne nous déguise ; que, si elle est l’image de nous-mêmes, cette image est trop complaisante pour être fidèle et ne peut en aucune façon remplacer l’original, qui est là.

Leur opinion de notre art est judicieuse et raisonnable ; ils s’en tiennent tout bonnement au point de vue du brave manœuvre littéraire, sans prétention et sans délire d’orgueil, qui fait des livres comme un menuisier fait des meubles ou comme un maçon fait des murs (disons, si l’on est choqué de ces comparaisons basses et si l’on en préfère de plus nobles : comme un ébéniste ou comme un architecte), parce qu’il faut bien faire quelque chose. Mais cet emploi de l’activité n’est, aux yeux du sens commun, qu’un moyen, comme un autre, de s’occuper et de vivre ; et pour l’architecte aussi bien que pour le maçon, pour l’ébéniste aussi bien que pour le menuisier, le but de la vie n’est point sa bâtisse ni sort bois travaillé.

Le sens quelquefois droit du vulgaire estime que les auteurs, comme tous les autres hommes, valent d’abord par ce qu’ils sont, ensuite par ce qu’ils font, en troisième lieu par ce qu’ils disent, n’attachant à ce qu’ils écrivent qu’une valeur de quatrième ordre. C’est peu, dit l’excellent Boileau,

C’est peu d’être agréable ou savant dans un livre,
Il faut savoir encore et converser et vivre.

À l’intoxication spéciale de l’artiste littéraire, si enivré de son œuvre qu’il n’estime qu’elle seule dans sa vie, faisant bon marché de tout le reste, il est utile d’opposer les maximes de la plus haute sagesse, conformes en ce point à celles du sens commun, et surtout les leçons de l’expérience.

« La vie des hommes de génie, écrit Renan, présente presque toujours le ravissant spectacle d’une vaste capacité intellectuelle jointe à un sens poétique très élevé et à une charmante bonté d’âme, si bien que leur vie, dans sa calme et suave placidité, est presque toujours leur plus bel ouvrage et forme une partie essentielle de leurs œuvres complètes143. »

Je ne crois pas qu’il soit vrai de dire que la vie des grands auteurs présente ce spectacle « presque toujours » ; mais elle devrait le présenter.

« Quel que je soye, disait Montaigne, je le veux estre ailleurs qu’en papier. » Si grande estime qu’il fît des ouvrages de La Boétie, il appréciait sa personne bien plus encore, puisqu’il écrivait après sa mort : « Le vrai suc et moelle de sa valeur l’ont suivy, et ne nous en est demeuré que l’escorce et les feuilles. »

Je ne serais pas étonné que Gœthe dût une grande partie du prestige qu’il conserve dans la postérité à l’impression qu’il a su laisser au monde, malgré toutes ses défaillances morales, d’un artiste intérieur continuellement appliqué à « faire de lui-même une plus noble créature ». Rousseau, au contraire, qui n’était ni meilleur (en dépit de sa prétention) ni plus mauvais qu’un autre, a fâcheusement contredit, par un trop cynique aveu de ses vices, l’idéal poème de sa vie.

Depuis que j’ai retravaillé à ma mode le lieu commun de Montesquieu sur la Considération et la Réputation144, je me suis plus d’une fois demandé si ma conclusion était juste, et s’il était bien vrai que la réputation littéraire d’un auteur pût souffrir de ce qui porte atteinte à sa considération morale ?

Les raisons d’en douter ne manquent pas. La principale est la facilité avec laquelle tout s’oublie, l’empressement du monde à remettre sur son piédestal l’idole qu’on piétinait la veille. Mais cette légèreté mobile des hommes qui les rend incapables de jugement ferme et de discernement, leur fait, avec la même injustice, tout condamner aussi vite que tout excuser en bloc. Le déchet exagéré que peut subir l’œuvre d’un homme de lettres par suite d’une faute éclatante de sa conduite ou d’un travers choquant de son caractère, n’est pas un phénomène plus rare que l’indulgente indifférence qui lui donne une trop entière absolution. Il est vrai qu’il suffit de bien peu de chose pour restaurer, comme pour fonder une réputation ; mais avec quelle rapidité aussi les réputations croulent !

À partir du jour où Cydias s’est compromis dans la plus détestable des campagnes politiques, parce qu’elle est faite non de foi passionnée, mais de dépit, d’ennui, de mécontentement intérieur, d’entêtement à s’engager de plus en plus dans une erreur volontaire que son clair esprit voit, dans une injustice évidente que condamne tout bas sa conscience d’honnête homme, poussé par une ambition vague, dominé par d’inavouables influences, — ses adversaires, avec l’emportement aveugle qui est propre aux partis, se sont rués contre son œuvre littéraire elle-même, ce qui était parfaitement absurde ; mais ils ont trouvé, dans le public, des oreilles très disposées à avaler cette sottise, que l’écrivain délicieux d’hier ne reste pas un critique, un poète, un nouvelliste exquis. Il serait intéressant de savoir, par les comptes des libraires, si le débit de ses ouvrages n’a pas eu un peu ou beaucoup à souffrir de son lamentable égarement.

La vérité est que Cydias n’est au-dessous de lui-même que lorsqu’il se mêle de politique, métier pour lequel il est fait comme une jolie femme pour les œuvres malpropres des artistes de la compagnie Lesage, et que l’ancien littérateur subsiste tout entier. À l’heure même où il atteignait le comble du ridicule par sa lourde et comique fureur contre le Président récemment élu de la République, il prononçait, à Port-Royal, pour le centenaire de Racine, un discours qui est une pure merveille de grâce, de délicatesse et d’esprit. Mais combien y a-t-il de gens capables de faire une distinction si juste ?

Arsène, critique d’un grand savoir et d’un grand talent, a beaucoup de peine à triompher du préjugé défavorable qu’entretient contre lui, sans reparler d’autres défauts bien plus graves, sa morgue et sa hauteur pédantesque. Son humeur combative se plaît aujourd’hui dans cette lutte ; mais quand l’athlète ne sera plus là pour se faire admirer et craindre, il est probable que la postérité fera toujours expier plus ou moins à l’auteur la désagréable impression que l’homme continuera de faire.

Puisque j’en suis aux allusions et aux personnalités, il faut que je raconte ici, pour l’instruction de mes confrères, les pauvres gratteurs de papier, ce que Jules Lemaître me disait un jour dans une visite que j’eus l’honneur de lui faire, il y a nombre d’années, bien avant que Cydias ne fût entré en scène.

Une charmante nouvelle de sa façon venait de paraître dans la Reçue bleue, et je lui en faisais mon compliment bien sincère. Il me répondit simplement : « Vous me faites grand plaisir. Personne ne m’a encore soufflé mot de ces pages, et sans doute personne ne m’en dira rien. Ou ne me parle jamais de ce que j’écris. »

Songez qu’il s’agit d’un écrivain célèbre, caressé et choyé du beau monde, bercé sur les genoux des duchesses. S’il se plaignait doucement, avec une fine et discrète amertume, du mutisme de son entourage immédiat, et si telle est la destinée des plus glorieux, à quel silence de tombe ne devons-nous pas nous attendre, nous à qui l’ironie du langage réserve l’épithète agaçante d’écrivains « distingués », c’est-à-dire honorablement exclus du bruit que fait toujours et que fait seule la vraie notoriété ! à quelles chiquenaudes sur le nez de notre vanité littéraire ! à quels seaux d’eau réfrigérante sur les illusions de notre orgueil ! à quelles rebuffades ! à quels camouflets ! à quelles avanies !

Sur le théâtre intérieur de tout homme de lettres de mon ordre, exercé par une longue suite de mécomptes dans l’observation critique de sa propre histoire, se rejoue, d’ouvrage en ouvrage, l’éternelle comédie suivante. — « Voilà », se dit-il en replaçant dans l’écritoire la plume qui vient de corriger la dernière épreuve, « voilà un article qui fera sensation ; voilà un livre qui sera un événement littéraire. Que va-t-on en dire ? » Et il écoute, et il ouvre bien grande son oreille… « Mon frère, qu’entends-tu ? » — « J’entends le petit cri d’une souris moqueuse échappée de la montagne en travail ; j’entends le vent sonore qui sort des antres creux et qui chasse les nuées légères ; j’entends le bruit des hommes qui passent et qui vont à leurs affaires ou à leurs plaisirs. »

Rien. Nul mouvement, nul son, nul écho. La comparaison d’une pierre jetée dans l’eau du lac qui s’ouvre et referme aussitôt sa glace immobile, serait ici peu juste, car le caillou fait quelque bruit ; mais notre livre, notre article tombe dans l’indifférence universelle avec le même tapage et le même effet qu’une feuille flétrie sur la mousse.

Par ignorance du véritable état des choses, par malignité secrète, par froide indifférence surtout, peut être aussi par pudeur et par un dégoût sincère pour les compliments, encens banal et fausse monnaie, nos amis ne nous parlent jamais de nos ouvrages.

La convention reçue est que nous n’avons que faire des éloges du tiers et du quart, et que nous devons en être saturés. La vérité est, au contraire, que le moindre mot de louange nous fait « grand plaisir », parce que c’est un régal très rare.

Ici, j’entends de nouveau la voix des farceurs qui voudraient nous faire croire qu’ils méprisent l’opinion et que, s’ils publient quelque chose, ce n’est pas pour le public. Je les renvoie à cette tautologie de la langue française, à l’évidence des faits, aux éléments de la logique, aux vérités de la morale, aux constatations irrécusables de la psychologie et de l’histoire, et je les rappelle à la franchise. On sait que j’ai pris le parti très simple de ne plus leur répondre que ceci : « Vous posez, vous mentez, ou vous ne vous connaissez pas vous-mêmes. »

Nous ne demandons point à nos amis de ces hyperboles dont l’insincérité cache un outrage pire que les mauvais compliments ; nous leur demandons tout bonnement, lorsqu’ils ont été intéressés, charmés ou émus, de nous le dire, puisqu’ils sont au premier rang de l’amphithéâtre pour lequel nous travaillons et qui nous jugé, puisque notre succès, c’est-à-dire notre vie, consiste dans l’encouragement que donnera leur estime, non à notre adresse éphémère d’histrions qu’on applaudit et qu’on oublie, mais à notre effort persévérant et sérieux pour sauver notre mémoire de la mort… Hélas, ils ne nous disent rien !

Non seulement pour tous ceux qui fréquentent notre vivante personne, nos ouvrages sont absolument comme s’ils n’étaient pas ; mais nous avons à nous les faire pardonner, à les faire oublier le plus possible. Nous devons paraître les oublier nous-mêmes ; une fausse modestie nous est imposée, et nous sommes ridicules si nous nous permettons la moindre allusion à leur existence ; impertinents et fats jusqu’à un excès insupportable, si nous avons l’air seulement de penser qu’ils ne sont pas plus vains que la vanité même, plus insubstantiels que l’ombre et plus contemptibles que le néant.

Pour plaire et pour réussir, la conversation a une importance et un pouvoir tellement supérieurs à l’écriture, que tenter la fortune de la lettre moulée est une témérité extrême de la part de tout brillant causeur qui règne par la parole. Une tactique habile des gens vraiment malins, c’est de donner à leurs connaissances une très haute idée de l’ouvrage qu’ils pourraient écrire, et de n’écrire jamais cet ouvrage.

Chapelain jouissait d’une grande autorité dans le monde des lettres : l’impression de la Pucelle, souveraine imprudence, perdit tout. Les disciples de Stéphane Mallarmé nous assurent que ce maître était un homme supérieur : nous les croirions sans difficulté sur leur parole ; malheureusement, il a publié des vers et de la prose : dès lors la connaissance que nous avons de ses ouvrages nous inquiète et sur la réalité de son génie et sur le bon sens de ses admirateurs.

Pour conclure très simplement ce premier point, l’homme sociable qui cherche l’estime, l’admiration, l’amour des autres hommes, doit les mériter par des qualités excellentes. Si ces qualités ne sont que dans ses livres, il trouvera autour de lui peu de sympathie. Plus qu’insuffisants pour notre succès personnel, nos écrits, bien loin d’y servir par eux-mêmes à coup sûr, risquent beaucoup plutôt de lui faire ombrage. Ils excitent la jalouse envie de nos confrères et la méfiance instinctive du monde. Ils rendent suspecte la réalité de notre mérite en prétendant attirer sur ce qui n’en est que la projection extérieure, l’estime uniquement due à l’âme et au foyer.

Quiconque se fie trop à ses seuls ouvrages du soin de sa fortune et ne fait rien pour gagner le cœur des hommes par sa valeur propre, par cette « bonté charmante » que le bon Renan s’imaginait découvrir dans tout vrai génie, recueille la parfaite indifférence du prochain, étant de ces égoïstes superbes dont l’Évangile nous dit que leur orgueil intime a reçu son salaire.

Ceux que récompense l’affection du monde sont les créatures personnellement aimables, utiles et bienfaisantes ; les êtres réellement supérieurs, dont le talent, qu’on admire à distance, est d’abord une vertu morale qui rayonne autour d’eux ; les hommes d’action, les hommes de foi, les hommes de cœur, les hommes de bien,

Quique sui mempres alios fecere merendo.

Voilà, dans notre entourage immédiat, les conditions du succès dont nous pouvons jouir pendant la vie ; ce ne sont point nos livres ni nos articles ; ils y restent aussi étrangers que « l’or » et « la grandeur » au bonheur véritable.

Étendons maintenant le cercle, et regardons ce qui se passe de plus en plus loin de nous dans l’espace et dans le temps.

Il est très vrai qu’au-delà de son horizon prochain les qualités personnelles d’un auteur perdent beaucoup de leur importance, bien que la raison nous dise toujours de voir dans une œuvre littéraire non un phénomène indépendant et spontané, comme quelque météore, mais une production naturelle, comme le fruit d’un arbre, et que, si l’arbre est réputé mauvais, on n’en puisse pas attendre de bons fruits. Mais l’auteur cessant d’être vu, on peut oublier plus ou moins sa personne, elle s’efface ; ses écrits passent au premier plan, et notre insouciance, fort sotte d’ailleurs, pour l’opinion que nos contemporains ont de nous-mêmes est fondée sur l’incommensurable espoir que cette substitution autorise.

« En mon climat de Gascogne, écrit Montaigne, on tient pour drôlerie de me voir imprimé : d’autant que la cognoissance qu’on prend de moy s’esloigne de mon giste, j’en vaux d’autant mieux sur cet incident se fondent ceux qui se cachent vivants et présents, pour se mettre en crédit trespassés et absents. »

Notre vanité de prophète incompris et méconnu dans son pays peut quelquefois goûter la douceur de se croire écouté hors de la frontière ; elle peut savourer la violente illusion de voir dans ce succès barbaresque la promesse et l’image d’une justice tardive de la postérité. Il paraît que j’existe en Suède, en Italie, et dans je ne sais quelle petite ville d’Amérique où des curieux, qui me sont complètement inconnus, ont eu la singulière idée de faire de quelques-uns de mes opuscules des traductions, sans doute en iroquois, qu’il m’est bien permis d’attribuer au goût vif qu’ils avaient réellement pour ces monstres.

Bonnes gens, qui probablement avez cru que je comptais chez moi pour quelque chose, je vous aime ; mais vous n’êtes pas dans le mouvement. L’éloignement détruit les proportions de la réalité, favorise le jeu de l’imagination, et ce qu’il grandit, ce sont des ombres. Les écrivains déshérités, que l’étranger adopte, ne redeviennent pas les fils de la maison.

Paris, fabrique centrale des réputations littéraires, continue toujours d’être, sinon le lieu où elles naissent, du moins celui où elles se consacrent et s’achèvent.

Le cosmopolitisme de Paris, sa badauderie, son facile engouement pour les étrangetés exotiques, pour toutes les bêtes curieuses, pourra lui faire admettre dans sa galerie de célébrités bigarrées même un provincial hirsute et farouche, si tel est un jour son caprice ; mais il faut, pour cela, qu’un barnum bien en cour ait fait admirer au Souverain les grimaces et les cabrioles de son hamadryas.

Comme une aube rêvée par l’ardeur du désir blanchit de lueurs imaginaires la noire opacité d’une nuit lente et sans fin, un invincible espoir soutient le courage du mérite méconnu : c’est que ni les oublis injustes ni les faveurs surprises ne dureront, en vertu de ce qu’on appelle la justice de la postérité.

Je me flatte de pouvoir faire avec netteté la part de ce que cette confiance a de solide ; et s’il est une chose, indistincte à presque tous les yeux, qu’au terme de cette œuvre et bientôt de ma vie, une longue et profonde étude du sujet me fasse apercevoir clairement, c’est la quantité d’illusion contenue dans cet adage que la tradition classique nous a légué : la postérité est toujours juste.

D’abord, il n’est point vrai que les faveurs surprises aient un sûr retour. L’histoire littéraire compte de trop nombreux exemples de réputations usurpées, qui durent et continueront de durer. Mais il est probable que ce scandale deviendra de plus en plus rare et finira par disparaître tout à fait. Depuis que nous n’avons plus assez de niches pour loger tous nos écrivains de valeur, le luxe d’entretenir le culte des nullités paraîtra une fantaisie trop coûteuse. Les anciennes idoles resteront sans doute à leur place, sauvées par l’indifférence même des fidèles ; mais les nouveaux faux dieux ont peu de chance de faire un long établissement.

Quant aux oublis injustes, il est évidemment impossible d’en faire le compte, vu que ce calcul implique contradiction ; on n’additionne pas des absents anonymes, on ne relève pas des oublis qu’on ignore. Mais il faut admettre le fait comme une nécessité fatale des choses. Toujours dure et aveugle, cette loi sans merci a augmenté sa rigueur et ses effets avec la rapidité d’une progression géométrique, à cause de l’encombrement, devenu inextricable, de talents trop multipliés. Ne sait-on pas que, dans les concours d’agrégation, beaucoup de candidats qu’on est obligé d’évincer n’auraient pas été moins dignes du diplôme que les élus ? Il en est de même dans les lettres. Et là aussi la victoire est aux lestes conquérants du premier ou du deuxième assaut, plutôt qu’aux vétérans chagrins qui s’obstinent. Il y a toujours quelque violence heureuse dans l’escalade du royaume des cieux.

Lorsqu’on dit que la Fortune est femme et n’aime que les hommes jeunes, on exprime par une piquante image un fait constant d’observation, en littérature au moins. À tous les grands écrivains la gloire sourit de bonne heure, ou ne sourit jamais. Les vieux barbons auxquels elle donne un baiser furtif, comme celui que Marguerite d’Écosse, dans un mouvement de pitié gracieuse, posa sur la laideur du pauvre Alain Chartier, combien eu comptez-vous dans l’histoire littéraire ?

Auguste Couat me disait, il y a quelques années (et c’était un compliment ad hominem), qu’il ne comprenait pas, quand on n’était point illustre à trente ans, que l’on pût conserver l’illusion de le devenir. Après cet âge, selon lui, l’affaire est définitivement enterrée ; il faut alors, comme un beau joueur qui a perdu, passer à la brillante jeunesse l’arc et la flèche qui visaient là-haut la cible d’or, pour prendre la pioche et la bêche du brave homme courbé sur son ingrat sillon. Utile ouvrier des études classiques, ce sage, dont je devrais suivre l’exemple, a continué d’écrire sur Aristophane, sur la Poésie alexandrine, sur Marc-Aurèle, uniquement pour rendre service à une centaine de travailleurs, sans la moindre prétention d’illustrer sa mémoire et en acceptant son lot d’obscurité avec le même stoïcisme que tout le reste de sa destinée.

On s’étonne de l’âge assez avancé où Rousseau commença d’écrire ; mais il n’avait pas encore tout à fait trente-huit ans, et il ne fit pas un long siège de la fortune : son succès fut un coup de foudre.

En règle presque absolue, il faut conquérir jeûne la gloire littéraire et maintenir jalousement sa conquête jusqu’à la mort par une activité incessante, par un progrès soutenu, par un renouvellement continuel des formes de son talent, par la preuve infatigablement répétée qu’on n’a pas volé le premier prix.

Le vers célèbre :

Génie entré vivant dans l’immortalité

est l’expression éloquente, non point d’une exception, comme l’a cru son auteur, mais de la loi même. La gloire immortelle n’est promise à personne ; seuls peuvent l’espérer les très rares élus qui en ont goûté, vivants, les prémices.

Littérairement, la mort tue presque tous les vivants. Comment n’anéantirait-elle pas ceux qui sont déjà morts ou qui n’ont jamais existé ? Le miracle de la résurrection ne peut être accompli par quelque puissant thaumaturge que sur un cadavre encore chaud ; d’extraordinairement difficile et rare, le prodige devient impossible sur des cendres refroidies.

On compte sur la mort comme sur un lever de rideau qui révélera la vérité ; et, pour l’écrivain qui se croit méconnu, la vérité, c’est son mérite. Plaisante superstition ! La mort n’a point ce pouvoir magique. Si, de votre vivant, vous n’avez pas réussi à attirer sur vous les regards du monde, pourquoi un phénomène aussi naturel que la mort produirait-il cet effet extraordinaire ?

À supposer que votre mérite soit réel, il faut toujours, pour que les hommes le voient, que quelqu’un de très autorisé, de très écouté, le leur montre, et le leur répète, et le leur crie : c’est une chance que vous pouvez rencontrer, comme toutes les chances ; ce n’est point une nécessité intérieure des choses. Rien en soi, dans des écrits oubliés, ne force l’attention à revenir sur eux. On cassera plutôt un arrêt injustement, mais formellement rendu, qu’on ne réveillera l’indifférence qui n’a pas même examiné des titres ; et si le flot qui emporte l’humanité emporte aussi et la fantaisie et le loisir et la volonté et le pouvoir de remonter le cours du temps, il y a, contre une seule et bien maigre chance, des probabilités infinies pour que personne ne s’occupe plus de vous.

La postérité, c’est le public de l’avenir. Or, le public n’est ni injuste ni juste. Il n’est pas. Son initiative est nulle. Sa conscience est nulle. Sa responsabilité est nulle. Son intelligence est nulle. Il existe formidablement, en tant que nombre ; mais son existence, comme être libre et spirituel, est nulle. Il suit ses conducteurs.

C’est donc eux qu’il faut d’abord gagner. Faites vite, il n’y a point de temps à perdre ; la vie est courte et doit être remplie utilement. Quand vous serez mort et que vous n’aurez plus, pour vous seconder, les amis qui vous prêtent leurs bons offices à charge de revanche, les camaraderies de presse, les coudes qu’on pousse, les genoux qu’on embrasse, les platitudes, les importunités, les flatteries, les cadeaux, les petits soins, les visites, le monde, les dîners, les salons et les intrigues de femmes, quand vous n’aurez plus que vos ouvrages, j’ai peur que la partie ne soit perdue.

Cependant, je l’avoue, il peut arriver (mais c’est surtout dans l’ordre des inventions scientifiques) que toutes les circonstances conspirent d’abord contre un homme de génie pour empêcher que justice lui soit rendue de son vivant ; et puis, que la mort révèle soudain son mérite, comme si elle faisait brusquement cesser l’inimitié d’un dieu jaloux. Il arrive aussi, dans tous les ordres d’activité intellectuelle, littérature, beaux-arts, philosophie, sciences, recherches et découvertes du nouveau, du beau, du vrai, quel qu’il soit, qu’une hostilité extrêmement violente non des dieux, mais des hommes, conteste longtemps le génie et lui fasse une guerre à mort.

Mais cette hostilité, c’est la vie même, c’est une des formes les plus authentiques du succès. Elle n’est pas moins douce au cœur de l’artiste et du savant bien trempés que le miel des louanges, le velours des murmures flatteurs et la rosée des applaudissements. Elle est toujours compensée par l’enthousiasme d’une secte ardente d’admirateurs et de fidèles. Si elle n’est pas encore la gloire, la gloire faisant au ciel une ascension triomphale et tranquille, elle est l’orage d’une chaude journée, auquel une soirée splendide succédera, et c’est en ce sens seulement qu’un poète a eu raison de dire :

La gloire, astre tardif, lune sereine et sombre
Qui se lève sur les tombeaux ;

ce n’est point, comme certains rêveurs se l’imaginent, dans le sens d’un éclat posthume succédant, par le seul fait de la mort, aux ténèbres injustes d’une vie silencieuse et oubliée. Car il est peuplé de bien des milliers d’ombres, et il s’étend aujourd’hui sur une surface immense, le cimetière des hommes d’un grand talent, sur la tombe desquels nulle clarté ne se lève et que jamais aucun rayon ne consolera de la profonde obscurité où ils vécurent et s’endormirent.

II. — Quatre consolations §

Frères, il faut mourir.

N’y a-t-il donc point de consolation pour nous, les écrivains obscurs ou les écrivains « distingués » (c’est absolument la même chose), qui voyons s’envoler notre espoir le plus cher, en renonçant, hélas ! à cette vie dans l’avenir où les artistes du vers et de la prose ne cessèrent jamais d’avoir leurs yeux fixés, comme sur un but autrefois en pleine vue, bravement montré du doigt et poursuivi avec une naïve ardeur, aujourd’hui honteux de lui-même et nié hypocritement ?

— Si fait. Pour ceux qui veulent être consolés il y a des consolations, et j’en ai quatre à leur offrir.

Voici, d’abord, celle du bon sens vulgaire, dont on trouvera dans Montaigne les meilleures formules.

Elle oppose la vie présente, seul bien en notre possession et seule réalité, au lendemain de la mort, où nous ne serons plus. L’insensibilité finale étant la même pour tous, bons ou méchants, utiles ou inutiles, célèbres ou inconnus, il est vraiment trop absurde de prendre soin et souci d’un avantage purement imaginaire, jusqu’à lui sacrifier, comme font quelques rêveurs, les joies solides de l’existence. « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. »

Ce propos, que Saint-Paul dénonce avec dégoût, résume bien la doctrine. Elle est raisonnable, comme toutes celles qui rétablissent la réalité des faits sur les ruines de nos illusions. Reste à savoir si, pour étayer les œuvres et les actes de notre vie terrestre, certaines illusions ne sont point utiles, et si l’appui des idéales chimères peut nous être retiré sans que le positif lui-même s’effondre avec le rêve.

L’affaiblissement de la foi en l’immortalité individuelle des âmes a rendu nécessaire l’instauration d’un principe nouveau de moralité ; mais la tâche est si difficile et si ardue que l’ancienne espérance, faible et diminuée comme elle l’est, conserve seule assez d’énergie pour encourager encore des masses d’hommes au bien. De même, nous avons beau être très convaincus que la gloire post mortem est une vanité, cette idée folle reste toujours celle qui rend les plus précieux services pour empêcher l’art et la littérature de tomber ignominieusement au-dessous de rien.

La persistance de son être personnel, espoir indestructible de l’homme, demeure donc son stimulant le plus vif au travail comme à la vertu.

L’immortalité du nom dans la mémoire des hommes est-elle, historiquement, un succédané de l’immortalité des âmes dans le séjour du ciel ? C’est douteux, puisque la soif de la gloire humaine paraît avoir été antérieure à la soif de la vie céleste, et qu’elle existait dans l’antiquité païenne avant que le christianisme eût donné des contours précis à l’espérance d’une survie de la personne ; mais il y a toujours eu, entre les deux nobles chimères, de profondes analogies intérieures, et, sans avoir du tout le même objet, elles ont presque la même efficacité morale.

L’esprit de l’une et de l’autre est un égoïsme transcendant qui tient nos regards élevés vers un idéal sublime en même temps qu’abaissés sur notre chétif individu. Tenir à l’opinion de la postérité peut avoir sur la production littéraire les mêmes bons effets que tenir à l’opinion de Dieu et de ses anges en a sur la conduite. L’inestimable profit pratique d’une préoccupation si salutaire fait plus que compenser la duperie qu’il y a, dit-on, dans la contemplation d’un objet illusoire ; c’est pourquoi, en dépit de Pascal et d’autres moralistes, il n’est pas très philosophique de condamner, comme ayant « manqué sa destinée », l’homme qui a « existé seulement dans l’image que les autres se formaient de lui145. » Le matérialisme, qui borne à la tombe et le cours et le but et le sens de la vie, est peut-être la vérité ; il est évident qu’il dégrade l’homme et l’art : si donc on doit juger d’une doctrine par ses fruits, nous dirons qu’il ne peut pas être la vérité. Soit qu’il brise entre les mains de l’écrivain ou de l’artiste sa plume ou son pinceau, vains outils d’une gloire imaginaire, soit qu’il les prostitue à la poursuite du gain et des voluptés immédiates, dans les deux cas, néant ou vulgarité, c’est une espèce d’abrutissement qu’il conseille.

On le voit, ma première consolation ne vaut pas cher. Je la donne pour ce qu’elle vaut.

La seconde est forcée d’avouer, à son tour, que notre monument personnel et notre souvenir personnel périront, à la vérité ; c’est même avec une joie grave qu’elle le constate ; car elle relève aussitôt le fait brutal et triste de ces milliards d’individus qui meurent comme des mouches, par l’auguste contemplation de l’Humanité vivante. Elle seule existe. Le commencement de la sagesse pour nous, pauvres mortels, est de comprendre et d’accepter que nous n’existons pas.

Tolstoï, Schopenhauer, Hartmann s’accordent à condamner comme immorale toute morale dont le motif est intéressé, si efficace que ce motif puisse être pour stimuler les hommes au bon et au beau. Ni la vertu, ni le talent ne deviennent, sans dégradation, le prix d’un marché. Pour noble que soit la récompense, félicité céleste, gloire humaine, couronne décernée par la postérité ou par les anges, on n’est un saint où un artiste véritable que si, pour l’être, on n’a pas besoin de récompensé.

La morale et l’art doivent rester indépendants de toute espérance d’outre-tombe ; et, pour s’affranchir de cette égoïste soif, pour entrer dans la morale vraie et dans l’art vrai, il faut reconnaître que le moi n’est rien. Il faut accepter, sans réserve et sans arrière-pensée, l’humble rôle d’ouvrier gratuit de l’œuvre divine et de serviteur anonyme du genre humain. Il faut comprendre son néant propre et comprendre aussi ce qu’on doit à l’univers dont on fait partie ; car, au lieu de tirer de ce qu’on n’est rien une raison pour jeter le manche après la cognée, comme font les ivrognes et les brutes, l’homme digne du nom d’homme mettra son honneur à travailler sans salaire, à vivre et à, mourir pour les seuls êtres qui soient réels et vivants : Dieu et l’humanité.

« Celui qui dans son temps a fait sa besogne, écrit Schiller, a eu sa part dans la création de choses qui sont éternelles. Que délivrés perdus aujourd’hui dans les bibliothèques ont fait, il y a trois siècles, la révolution que nous voyons de nos yeux ! Nos pères nous sont inconnus à nous-mêmes, mais nous vivons par eux. » Lacordaire disait : « Quand personne ne nous lirait plus dans cent ans, qu’importe ? La goutte d’eau qui aborde à la mer n’en a pas moins contribué à faire le fleuve, et le fleuve ne meurt pas146. »

Dumas fils, conscient des services que son théâtre avait rendus aux hommes de son temps, en faisant la satire dramatique des mœurs, en dénonçant les abus et les vices, en réclamant dans les lois certaines réformes et en activant le progrès social, comparait sa satisfaction d’auteur à celle d’un ouvrier de Paris se promenant le dimanche dans des quartiers neufs, tout fier et tout heureux de pouvoir se dire : « J’ai tout de même travaillé à ces maisons-là.147 »

Comprenons bien ce genre absolument moderne de mérite et d’orgueil, inouï avant notre siècle, inconnu des anciens, étranger aux classiques ; c’est tout un nouvel ordre de choses, ce n’est rien de moins qu’une immense révolution.

Autrefois, quand l’humanité ne comptait pas tant de vivants et de morts, une élite d’individus pouvait s’y distinguer aisément ; ou, pour mieux dire, un temps fut où il n’y avait point d’humanité, mais deux villes civilisées,

Athènes et Rome, tout le reste étant barbarie. Rien n’était plus facile alors que de concevoir, dans cette élite de vivants, une sélection d’immortels. Horace était fondé à dire : Exegi monumentum œre perennius.

Si aujourd’hui quelques âmes simples conservent l’illusion de voir se renouveler dans leurs personnes et dans leurs ouvrages cet antique phénomène, c’est qu’elles sont abusées par le prestige des souvenirs classiques.

Une convention utile aux études, non point la réelle précellence de génies vraiment uniques et supérieurs à tout, a consacré certains modèles, à une époque où le choix n’était pas encore embarrassé par le nombre. C’est chose faite pour toujours ; elle ne sera ni révisée ni renouvelée.

Mais, bien loin que les chefs-d’œuvre consacrés soient d’absolues et immuables merveilles, le travail des siècles les a peu à peu vidés de toute leur substance, pour y substituer de purs fantômes, que chaque génération refait à son idée et modifie selon ses goûts et ses besoins. Nous comprenons à notre façon la beauté des antiques idoles imposées à notre admiration traditionnelle, c’est-à-dire que nous ne la comprenons plus. Qu’un nouveau classique s’installe dans le culte des hommes avec l’apparente solidité de Virgile et d’Homère, au bout d’un certain temps il ne restera de lui que son ombre ou que le reflet de sa valeur, semblable à la mouvante image, dans l’eau mobile, d’un astre infiniment lointain.

Le sentiment du flux rapide des choses, l’expérience de l’instabilité des modes, le spectacle tragi-comique de tant de pauvres mortels emportés par le fleuve et faisant des gestes ridicules et des efforts désespérés pour laisser, en passant, sur le rocher qui fuit un nom qu’ils n’ont pas le temps d’écrire ou que la première crue effacera, interdisent désormais au sage d’espérer la survivance de sa mémoire personnelle. Il cessera même de la désirer ; il remplacera l’ardeur de la gloire par l’aspiration au néant et l’appétit du bruit par la soif de l’éternel silence, si la plus haute sagesse de l’homme est de mettre son cœur en harmonie avec la nécessité, de s’y résigner de bonne grâce, de courir même d’un pas libre et joyeux à la rencontre de ce qui est fatal.

Un grand romancier russe, Ivan Gontcharof, après avoir joui dans son pays d’une gloire naissante et grandissante, plus délicieuse, semble-t-il à mon vieil hiver, que l’aurore d’une belle journée d’été, cessa tout à coup d’écrire, en pleine maturité de son génie, refusa l’autorisation qu’on lui demandait de traduire ses romans, défendit de les rééditer, et rechercha les ouvrages de sa jeunesse pour les détruire.

Ce n’était pas du tout, comme Virgile vouant son Enéide au feu, par un noble dépit de n’avoir pas réalisé son rêve d’idéale perfection ; encore moins obéissait-il, comme Racine, à un ordre de la conscience morale et religieuse, vainqueur des tentations de la vanité littéraire. Non ; mais, tout simplement, dans sa cinquante-sixième année, il avait été un jour frappé très vivement de ce fait général que les modes passent, que les choses vieillissent, que les hommes meurent, et de ce fait particulier que son œuvre, si vantée qu’elle fût, n’échapperait point à cette loi. Il s’était aperçu que la jeune génération florissante au soir de sa vie demandait autre chose que ce qu’il avait donné à celle de son brillant matin, et qu’il faut, pour chaque époque, des livres et des auteurs nouveaux, « comme il faut de nouvelles formes de chapeaux et de nouveaux modèles de fauteuils. »

Alors, tranquillement, sans amertume et sans ironie, il déposa sa plume pour ne plus la reprendre, et, souriant à la mort, il regarda descendre l’ombre de la douce et profonde nuit qui l’envelopperait bientôt tout entier.

Mais il est probable que cet écrivain, admirable styliste., nous dit-on148, n’était qu’un artiste pur, n’ayant point conçu le roman comme une grande œuvre d’utilité sociale et ne pouvant se rendre à lui-même le témoignage que sa plume collaborait au bien et au progrès publics. Car il y a, pour les candidats professionnels à la gloire littéraire, réveillés de leur songe, une meilleure porte de sortie que celle qu’a choisie Gontcharof, une solution philosophique et morale qui leur permet de continuer d’écrire sans garder la moindre illusion sur le sort de leur écriture : c’est de la considérer non plus comme un passeport personnel pour l’immortalité, mais comme une contribution à un vaste travail collectif, qui seul est sérieux et mérite de durer. La reconnaissance du néant de notre personne n’est que le commencement de la sagesse ; la réintégration totale et joyeuse de la personne, ainsi annihilée, au service de la société ou de l’humanité, en est l’indispensable complément.

Dans ce nouvel aspect de la littérature, écrire peut devenir un devoir et rester une occupation digne de remplir l’existence, à condition qu’on renonce à la vanité du style, c’est-à-dire à l’égoïste souci de la personne. Qu’est-ce, en effet, que le style, sinon la signature de l’individu, ambitieux de graver son nom en caractères impérissables sur un marbre superbe et d’échapper au gouffre de la fosse commune ? Mais, si l’œuvre littéraire abandonne son antique prétention d’être un monument, si elle se résout à n’être plus qu’un véhicule utile pour la circulation des idées, fouette, cocher ! tu peux poursuivre ta course dans un accoutrement quelconque ; roule, mon brave homme, et ne sois ni fier ni humilié de ton équipage : pour rendre de bons services, un omnibus n’a pas besoin d’être beau.

L’insouciance du style, désormais retranché des lettres françaises avec la prosodie et l’orthographe, en attendant l’avènement du volapük universel, est parfaitement logique dans la philosophie qui anéantit la personne pour ne laisser debout que le groupe social ou humain. Cette doctrine, qui n’ose lever la tête que depuis hier est naturellement en faveur : elle sourit à la médiocrité, comme l’abolition de la règle des participes réjouit les petites aspirantes aux certificats primaires ; les sages la comprennent et ne s’en émeuvent point ; Renan lui-même l’a expliquée avec indulgence, en acceptant comme possible et comme tout à fait probable un état du monde « où écrire ne formerait plus un droit à part, mais où des masses d’hommes ne songeraient qu’à faire entrer dans la circulation telles ou telles idées, sans songer à y mettre l’étiquette de leur personnalité149. »

C’est la fin de la littérature, c’est le règne de la barbarie, c’est le scandale et l’horreur de quiconque sent la différence entre une phrase de Chateaubriand et une phrase de Monsieur Ordinaire ; mais, puisque c’est la vérité rationnelle, demain, hélas ! ce sera le fait.

Dieu me garde de mettre en doute la consolation qu’un vrai philosophe trouve à ruminer, d’une part, son propre néant personnel, d’autre part, son utilité publique comme porteur d’eau dans le grand réservoir où les générations s’abreuvent ; comme fourmi dans la fourmilière ; comme outil de l’immense et formidable usine ; comme roue du char où le géant Humanité poursuit sa marche triomphale ! C’est l’exaltation mystique du fidèle obscur, traînant le roi ou le dieu qui l’écrase ; c’est l’ivresse du zéro à la pensée que, n’étant rien en soi, il fait partie de nombres positifs et de totaux considérables.

Des témoignages véridiques attestent, non la fréquence assurément, mais l’existence rare, et d’autant plus belle, de cette abnégation vertueuse. — Seulement, j’ose prier ceux qui en font profession de s’interroger consciencieusement eux-mêmes et d’être d’une entière bonne foi.

Sont-ils si contents que cela de mourir comme individus ? Sont-ils si contents de ne subsister que d’une existence collective et inconsciente, qu’il est bien difficile, en vérité, de distinguer de la mort ? Leur sentiment n’est-il pas tout pareil à celui des victimes d’un grand naufrage qui, ne pouvant faire autrement, se consolent par la douceur très relative de sombrer dans l’abîme ensemble, mais qui, certes, aimeraient beaucoup mieux être le passager unique, emporté là-haut vers la rive sur une planche de salut ?

La fable des raisins que le renard trouvait trop verts, parce qu’il ne pouvait les atteindre, est toujours suspecte d’être applicable aux cas où nous affectons de mépriser ce que les gens simples jugent digne d’envie.

J’entends bien qu’un Dumas peut sincèrement se réjouir d’un progrès, d’une réforme dûs à son théâtre ; mais c’est toujours avec le secret espoir d’y attacher son nom, et la preuve, depuis longtemps dénoncée par les moralistes anciens, en est dans la complaisance avec laquelle ce nom s’étale sur ses comédies et sur les préfaces mêmes où ce modeste dit la vanité de la gloire. Je comprends aussi qu’au spectacle de tant d’écrivains « distingués », Rigault, Weiss, Montégut, Bersot, Xavier Marmier (de l’Académie française) ou moi, qui serons morts tout entiers demain, si ce n’est pas ce soir, qui serrons dans nos poings crispés un lambeau si risible de notoriété vraie que les écoliers estropient nos noms dans leurs dictées, et qu’en entendant « Xavier Marmier » ils écrivent tantôt Savier Barbier, tantôt Savier Marmite150, on soit pris d’un tel ennui et d’un tel dégoût qu’on jette au feu tous ses manuscrits, comme Étienne Arago détruisant ses Mémoires. J’admets enfin, comme une nécessité de toute évidence, que le concours de milliers et de milliers de talents d’un très grand mérite a, dans des proportions infinies, accru la difficulté d’emporter le prix de la lutte, et qu’il n’y a aucune comparaison, à cet égard, entre l’antiquité et les temps modernes, entre le siècle où nous sommes et ce qui était encore la condition du succès il n’y a guère plus de cent ans. Mais enfin, si les vainqueurs et les immortels sont devenus très rares, s’ils sont rari nantes in gurgite vasto, cependant, au calcul le plus bas, on en compte bien cinq en un siècle, on en compte bien trois, on en compte bien deux, et quand il n’y en aura plus qu’un seul, chacun de nous, s’il a au ventre un peu de ce que Corneille appelait « du cœur », pourra dire encore et devra se dire :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Ainsi, je ne compte guère sur ma seconde consolation. Elle a bien plus d’élévation que la première, mais elle en a trop ; car elle est si haute, que je n’ai jamais pu croire à sa vertu pratique.

La troisième consolation que j’offre à mes frères consiste à savourer le plaisir de la production littéraire et le sentiment de notre mérite, avec un égoïsme et un orgueil entiers, sans le moindre souci de ce que l’opinion publique pense de nos ouvrages et surtout de ce qu’elle n’en pense pas.

La volupté d’écrire est si grande et si parfaite, qu’ayant en elle-même sa plénitude elle peut très bien se passer des excitations extérieures, des allèchements accessoires, et de toute autre récompense que de sa propre ivresse.

Pour ma part, je ne connais point de plus vive, de plus complète satisfaction que celle que je goûte dans l’expression juste et agréable, fine ou forte, d’une pensée intéressante et un peu difficile à traduire par des mots. Non seulement cette occupation ne me lasse jamais, ne m’ennuie jamais, et suffit au bonheur de ma vie ; mais tout le temps qui lui est dérobé me paraît pris à ce qui, étant à la fois ma fonction et ma joie, remplit vraiment ma destinée.

À la promenade, je ne désire pas d’autre société que celle de mes chères idées vaguement dansantes devant moi ; je m’amuse à en arrêter la forme, et quand je crois enfin l’avoir saisie, assis ou debout, je crayonne rapidement des lignes illisibles, que je rature encore, sur de petits carrés de papier carton que j’ai toujours dans ma poche. Dans la conversation, je suis un causeur peu aimable, parce qu’étant presque toujours plus intéressé par mon rêve que par ce qui se dit autour de moi, j’ai des absences, qui font que mes familiers me disent : « A quoi penses-tu ? tu fais encore une phrase ? » J’éprouve avec intensité la douce et violente manie qui faisait écrire à Flaubert : « L’existence n’est tolérable que dans le délire littéraire ; mais le délire a des intermittences, et c’est alors qu’on s’embête. » Seulement, comme je n’ai probablement nulle scintille du talent de peindre et de raconter, qui passe, avec celui des vers et du théâtre, pour la plus haute forme de l’art littéraire, quand je lis des descriptions ou des histoires qui m’assomment, il me semble à tort qu’elles ont dû bien ennuyer aussi leurs auteurs. Non, ils se sont amusés tout autant que moi, mais d’une autre manière. Trahit sua que-nique voluptas. Ce qui m’amuse, moi, passionnément, mais ce qui ferait bâiller d’autres écrivains, c’est le jeu des idées, c’est l’expression de vérités d’une philosophie moyenne, d’un intérêt humain et général, qui soient à la portée, non des esprits frivoles ou incultes, pour lesquels je n’écris pas, mais de toutes les intelligences honnêtement cultivées. J’écris pour ce fantôme de public, dont l’existence en chair et en os (je n’ai jamais eu la mauvaise foi d’en disconvenir) ajouterait certainement quelque chose et même beaucoup à mon bonheur, mais dont l’absence n’empêche pas que j’aie joui d’abord de mon œuvre, autant que si elle avait dû trouver ensuite des lecteurs par milliers.

Flaubert se délectait à l’idée de construire dans le désert sa pyramide, contre laquelle pisseraient les chacals et sur laquelle monteraient, sans voir et sans comprendre, des escouades de bourgeois stupides en voyage. L’écrivain doit tremper son cœur dans la fortifiante amertume de pensées comme celle-là. « Il est dur d’être seul à sentir son génie », a dit André Lefèvre. Oui, mais comme est dure la cuirasse qui rend insensible et invulnérable. C’est dur, mais c’est aussi une volupté.

Le sentiment qu’on n’est pas traité selon ses mérites a d’intimes et hautaines jouissances qui peuvent être supérieures à celles du succès le plus éclatant. Avec quel triomphant mépris de la sottise humaine, avec quel spasme délicieux d’orgueil on s’applique alors comme un baume ces fières paroles de Schopenhauer : « Une grande supériorité intellectuelle isole plus que toute autre chose », resserrées par Mme Swetchine en cinq petits mots d’une admirable concision : « Toute supériorité est un exil ! »

Certes, on ne voudrait pas changer son désert pour l’affluence de badauds empressés autour des auteurs fêtés qui ont surpris la faveur banale de la foule ; on boit jusqu’à la lie son épreuve âcre et salubre, on s’en lèche les doigts et les lèvres, on bénit les dieux d’un tel régal, et l’on s’écrie avec Oreste :

Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance !

Lecteur patient, que j’ai habitué à de bien indiscrètes et impertinentes confessions, n’allais-je pas te raconter et te confier encore la tendresse aveugle de mon faible cœur paternel pour quelques-uns de mes pauvres enfants disgraciés ?… Mais, cette fois, je m’arrête à temps ; car ces secrets intimes sont essentiellement personnels et incommunicables, et en pareille affaire il n’y eut jamais que deux classes d’hommes : nos bons amis, que l’infortune de nos chers livres fait tressaillir de joie ; et la multitude indifférente, qui s’en moque comme des coryzas du Grand-Turc.

Restons donc renfermés, calmes et ironiques ; rentrons notre ‘ orgueil profondément, et ne donnons point prise aux moqueries d’un monde trop disposé et trop bien fondé aussi à prendre pour de la rage le rire amer par lequel nous nous consolons. Soyons pleins d’indulgence et de sérénité à force de hauteur. « Ceux que leur excellence intérieure, a dit Renan, rend susceptibles, irritables, jaloux d’une dignité extérieure proportionnée à leur mérite, n’ont pas encore dépassé un certain niveau ni compris la vraie royauté des hommes de l’esprit. »

Comme on finit par avoir réellement les vertus dont on s’applique à faire les gestes, nous finirons par être vraiment bons et vraiment sages. Nous cesserons de regretter, c’est-à-dire de désirer encore, les succès que nous n’avons pas obtenus. Nous en sentirons le néant, puisqu’ils sont suspendus au jugement du public, dont la bêtise est un abîme sans bornes et sans fond. Nous cultiverons dans notre désert nos fleurs exquises et inglorieuses, charmés de leurs couleurs, ravis de leurs parfums, et nous pourrons y être parfaitement heureux, sans rien demander à autrui, sans rien attendre des hommes froids ou méchants qui passent… Le poète lyonnais Clair Tisseur n’ignorait pas qu’il n’écrivait que pour lui-même et pour quelques amis :

Semblable au lac profond où la pierre est tombée,
La nuit va se fermer sur notre souvenir.

Pauca Paucis : c’est le titre de ses poèmes fiers et discrets. Il ne les a pas mis en vente. Il les a donnés à un petit nombre de personnes choisies. Ils ne portent que le nom de l’imprimeur et le millésime de l’impression.

Voilà ma consolation numéro trois. Elle a du bon, et je m’en accommoderais peut-être… si seulement je pouvais parvenir à la bien distinguer de la grimace que fait devant la grappe d’or, suspendue au haut de la treille, « certain renard gascon, d’autres disent normand », déjà rencontré sur notre chemin.

J’ai gardé pour la fin, comme la meilleure, ma quatrième et dernière consolation.

Elle est dans l’exercice de l’intelligence satisfaite de savoir et de comprendre le pourquoi des choses ; elle est dans l’activité libre de l’esprit, détaché des liens de l’amour-propre, curieux de chercher et content de trouver, comme s’il s’agissait d’une vérité purement objective, la raison suffisante, — dût-elle nous faire monter le chagrin au cœur et la rougeur au front, — de nos mécomptes et de nos déboires littéraires.

Tout le monde sait, et va répétant, qu’il n’y a point d’effet sans cause ; mais peu de gens raisonnent et agissent comme on devrait agir et raisonner quand on en est bien convaincu. Nous accusons le « Sort », mot à peu près vide de sens, faute d’avoir saisi la vraie cause des contrariétés qui nous arrivent et qui, neuf fois sur dix (je veux bien ne pas dire : toujours), sont notre ouvrage.

Pour nous juger nous-mêmes équitablement, il est nécessaire de nous dédoubler et de donner la moitié de notre personne en spectacle à l’autre moitié. L’effort n’est pas très difficile à faire, et même il ne coûte rien à notre nature, parce que la plus sévère condamnation que nous prononcerons sur nous-mêmes aura toujours un ample dédommagement dans la satisfaction intérieure d’avoir été des juges si pénétrants, si justes et si fermes. L’un de nos deux moi peut être sot comme un panier : si c’est notre autre moi qui fait la découverte, il pourra se croire fin comme une lame de Tolède et sage comme Salomon.

Il y a donc certaines délices intellectuelles à s’exécuter soi-même, et ma suprême consolation consiste en somme à reconnaître qu’on n’est qu’une bête, en comprenant bien comment et pourquoi.

Je vais produire trois exemples d’hommes de lettres ayant mis eux-mêmes dans les roues de leur fortune tous les grands et petits bâtons propres à l’empêcher de tourner ; et je ne les prends pas dans la catégorie des simples fruits secs (le cas n’aurait rien d’intéressant), mais dans celle de ces valeurs indécises et crépusculaires qui, pouvant avec un peu d’habileté sortir du clair-obscur, sont restées toute leur vie, par leur misérable faute, hors du glorieux rayon.

Pour plus de commodité, et parce que des noms propres auraient trop d’insolence, je donne à mes trois types des noms communs, et j’appelle le premier, Jean-Pierre ; le second, Michel ; le troisième, Nicodème.

Quand le vieux Jean-Pierre, écrivain par goût, par démangeaison du bon style, mais sans avoir jamais nettement su ce qu’il voulait écrire ; professeur par accident et sans véritable vocation, jette un regard sur la longue carrière au terme de laquelle il est presque arrivé, elle lui apparaît comme un écheveau embrouillé et confus d’incertitudes, d’interruptions, de recommencements, d’hésitations, de maladresses.

Aucun esprit de suite. De très belles occasions manquées. Nulle consultation du temps opportun. Paresseuse négligence des moyens de parvenir. Connaissance inactive et purement théorique de l’utilité de la réclame. Absurde aversion des petites camaraderies et du grand monde ; stérile et farouche attrait pour une solitude égoïste. Grave indifférence aux choses pratiques, aux questions humaines, politiques et sociales, aux affaires matérielles ; une manie bizarre d’ourdir seul, en toute occasion, son thème littéraire, lui ayant fait passer tout le temps de sa vie dans l’état irréel et inconsistant du rêve. Enfin le caprice et le hasard menant la barque, au lieu de l’intelligente, patiente et tenace volonté. Ses timides ouvrages, comme si toujours il débutait, allant frapper humblement aux portes de sept ou huit éditeurs différents : sûr indice qu’on n’est qu’un mendiant vagabond et qu’on n’est reçu dans aucune maison comme un hôte attitré et bienvenu. Ses articles de même, semés çà et là dans des revues diverses, en sorte que son nom étonne un peu partout comme une nouveauté fugitive et ne s’impose nulle part comme une autorité d’ancienne fondation. Et, par je ne sais quel vertigineux penchant vers l’abîme, quand on a offert à ce pauvre homme de le tirer de son néant, quand certains grands organes de la publicité lui ont fait des avances, l’effroi d’accepter une pareille fortune et la démence de repousser la main que des sauveteurs lui tendaient !

Trois fois il n’aurait eu qu’à répondre à de gracieuses invitations des princes de la critique, et, pour ainsi dire, qu’à se baisser pour prendre, dans le journalisme parisien, une de ces grandes situations dont on ne saurait dire qu’elles soient moins belles et moins dignes d’envie que les fonctions du haut enseignement, puisque le choix doit dépendre des aptitudes, et que, précisément, Jean-Pierre semble moins fait pour la grave ordonnance du discours didactique que pour les jeux légers et les vifs combats de la plume ; trois fois il a reculé, par manque de décision, de hardiesse et de vraie connaissance de lui-même.

Il a changé de direction comme professeur, et, par suite, comme critique et comme écrivain, flottant d’une littérature à une autre, des langues étrangères à la langue nationale, de l’allemand à l’anglais, de l’anglais indistinctement à toutes les époques de la poésie et de la prose françaises. Quelqu’un de mieux avisé et de plus résolu que lui se serait cantonné, pour n’en plus sortir, dans une province unique qu’il aurait explorée à fond, dans une seule étude où il serait passé maître. On n’arrive, et, de plus en plus, on n’arrivera à l’un des sommets qu’il faut atteindre, qu’en se spécialisant ; mieux vaut, pour devenir quelqu’un, dominer en une chose que se distinguer en plusieurs.

Le public est comme Napoléon : il aime les genres tranchés. Or, en littérature, rien ne se vit jamais de plus mal défini que les ouvrages de Jean-Pierre. On ne sait ce que c’est, ni chair ni poisson, ni l’amusant ni le sérieux, ni la fantaisie ailée ni l’érudition solide, ni le pain des fortes études ni les petite fours du five o’clock : tellement que les éditeurs, ne pouvant les faire rentrer dans aucune de leurs catégories, ne pouvant les classer sous aucune de leurs étiquettes marchandes, hésitent fort à s’en charger.

Cependant, un de ses livres s’est assez bien vendu : c’est le plus banal et le plus médiocre de tous. Pourquoi cette unique bonne fortune ? Serait-ce parce que le public est inepte ? Assurément ; mais ici le public n’est pas même en cause, et l’explication est beaucoup plus piteuse. L’heureux volume s’est trouvé être, par hasard et par exception, un livre de classe assez convenable : c’est la raison de son débit relatif. On le donne en prix, on le met dans les bibliothèques scolaires, et l’écoulement de la marchandise s’explique par les commandes des commissions ministérielles, qu’il ne faut point confondre avec un succès de vente mondaine.

Ô naïfs professeurs, ne vous gonflez pas tant ! Quand un de vos ouvrages atteint plusieurs éditions, n’allez pas vous imaginer que le public l’achète : le ministre, tout simplement, l’a inscrit sur ses catalogues.

Michel est-il jeune ? On le croirait, à voir la passion qui l’emporte. Mais le fait est qu’il manque étrangement de l’ordinaire prudence qu’on attend des hommes de son âge, et que sa belle ardeur n’est qu’étourderie.

Rompant soudain avec la profonde tranquillité d’études esthétiques si peu troublantes qu’elles ne piquaient et ne touchaient personne, il a payé un jour son tribut à la fièvre de folie dont la France et le monde ont souffert durant les débats d’un procès retentissant, en écrivant un violent pamphlet sur lequel sa naïveté comptait beaucoup pour devenir célèbre, mais qui a, pour seul résultat, renversé l’édifice de toute sa fortune littéraire.

Non, l’image d’un jardinier confiant la garde de ses plates bandes à une chatte en fureur, ou encore celle d’un propriétaire louant la cave de son hôtel pour des expériences de dynamite, figureraient à peine l’insigne maladresse de ces Provinciales d’un nouveau genre !

J’omets, comme négligeables, l’irréparable tort qu’elles ont fait au crédit dont Michel jouissait dans le monde officiel et dans la société, la perte d’amitiés utiles ou chères, la ruine de son présent et de son avenir professionnels, l’impossibilité où il a réduit ses protecteurs eux-mêmes (s’il en a conservé) de le proposer désormais pour un avancement au choix ou pour une promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur ; j’omets ces choses, puisqu’elles paraissent lui être indifférentes et que sa destinée d’écrivain est la seule dont il se soucie. Mais uniquement au point de vue de sa carrière littéraire, quel coup de barre, grand Dieu ! droit sur l’écueil, droit dans l’abîme, que cette incartade insensée ! Il a insulté les autorités de la critique, et combien de fois ne l’ai-je pas entendu soutenir que tout notre sort dépend d’elles, les moutons dont le public se compose ne faisant que marcher à leur suite ! Il a insulté les académiciens, ceux-là précisément qui font les élections, et sa seule ambition terrestre, mais bien ancienne et bien chère, était l’Académie française !

Michel répondra-t-il qu’il a eu du courage, et qu’il est beau de sacrifier toute considération personnelle à l’enthousiasme pour la justice et pour la vérité ? Allons donc ! On peut toujours défendre une bonne cause sans blesser les gens à mort. Zola lui-même, dénonciateur ardent et direct des grands criminels galonnés, n’a pas commis la faute d’anéantir le rêve de sa candidature académique, en outrageant leurs avocats à palmes vertes. Tu ne seras donc rien, pas même académicien, et tu l’as voulu, Georges Dandin.

Après avoir écrit une multitude de ces bons livres dont on parle peu, comme des honnêtes femmes, Nicodème, sur ses vieux jours, a eu une idée originale : étudier de plus près que personne ne l’avait fait encore les conditions de la réputation littéraire, faire de ce dernier grand travail son œuvre essentielle et y attacher son nom.

Il est clair qu’un profond égoïsme devait être l’âme d’un tel ouvrage, inspiré par les réflexions de l’auteur sur sa propre destinée, et ce n’est peut être pas une raison pour qu’il en valût moins, si la sincérité d’un sentiment personnel intense est ce qui donne aux productions littéraires leur prix. Malheureusement Nicodème ne s’est pas aperçu d’une chose : son Benjamin, le livre de son amour, qui n’est au fond qu’un suprême effort pour sauver sa mémoire du gouffre où ce misérable père a vu tous ses fils aînés sombrer les uns après les autres, est condamné à périr, comme ses frères, parce qu’il repose sur une contradiction intérieure.

Notre nigaud se plaint de son obscurité dans cet ouvrage, et il rassemble les raisons qui la justifient. Il veut vivre, et il sonne ses funérailles. Il proteste contre son insuccès, et ce fut de tout temps la plus sotte manière d’y remédier. On va directement ainsi contre son but. Jamais on n’a vu un auteur convaincre la critique par des arguments qu’elle s’était trompée sur son compte. Pour changer les dispositions de ses juges, il faut faire un chef-d’œuvre. Le public, non plus, ne voudra pas se déjuger ; la seule réponse qu’il fasse aux réclamations de ce genre est toujours la moquerie.

Et puis, Nicodème a vraiment une bien singulière façon de l’amadouer, ce bon public ! Il ne peut trouver do terme assez méprisant pour qualifier sa nullité intellectuelle et morale, son inertie, sa passivité, sa veulerie : est-ce avec ce miel-là qu’il prétend l’attirer ?

On estime en général et Challemel-Lacour a écrit151 qu’un auteur qui veut réussir et plaire est habilement prodigue de flatteries au public non moins qu’aux individus. Peut-être est-il permis de n’en rien croire et de nier qu’il soit vraiment utile de passer sa main sur le cou de l’hydre aux mille têtes. Il me semble, en effet, qu’en bonne psychologie les collectivités doivent être aussi peu sensibles aux compliments qu’aux injures, les particuliers dont elles se composent s’exceptant eux-mêmes toujours des outrages généraux et ne trouvant jamais dans de banales louanges l’hommage précis et complet dû à leur mérite personnel. Mais, si les gros mots à l’adresse du public sont sans offense, ils sont aussi sans vertu aucune. Rien de perdu peut-être, mais rien de gagné. La bonne bête ne se fâchera pas, elle rira même, et restera ce qu’on lui dit qu’elle est.

Nicodème ne se fera donc point d’amis ; il restera seul avec lui-même et avec le stérile honneur d’avoir écrit un livre sans utilité, sans portée efficace, sans valeur objective, sans aucune des qualités solides que les grands succès récompensent ; n’ayant, pour se consoler, que la satisfaction intellectuelle de comprendre toute la justice de ce fiasco.

Voilà ma quatrième et dernière consolation ; on trouvera qu’elle est maigre : je la maintiens comme la meilleure, et je n’en ai pas de plus haute à offrir à des hommes pensants, puisqu’elle a son siège dans l’intelligence.

Littérateurs inconsolables de l’oubli qui vous menace ou qui vous tient, répondez à une question terrible :

Votre livre était-il nécessaire ? Ne peut-on en imaginer l’absence sans qu’aussitôt quelque chose d’essentiel manque à la littérature ? Êtes-vous des auteurs ? avez-vous réellement accru le trésor de l’esprit humain ? Avez-vous apporté au monde une idée ou une forme nouvelle ? Dans un roman de Rudyard Kipling, le peintre Dick juge en ces termes l’ouvrage d’une jeune apprentie : « Il n’est pas mauvais, ton tableau ; mais quoi ! je n’aperçois pas bien la raison de son existence » (There is no special reason why it should be done at all). « On a imprimé, depuis 1848, écrit un historien littéraire, une infinité de livres estimables. »

Il est clair que l’estime qu’ils méritent ne suffit point pour rendre viables cette nuée infinie de livres. Il faut, en outre, qu’ils aient ce qui faisait défaut, selon Chateaubriand, au genre de beauté de M. Clausel de Coussergue : « Un caractère original, ce quelque chose de particulier dans la physionomie, qui invite le regard et qui donne envie de s’y arrêter. »

Distingué n’est rien ; estimable est moins que rien ; éminent ferait mieux l’affaire, si l’asiatique emphase de la politesse contemporaine ne nous donnait pas de l’« éminent » à presque tous : ce qu’il faut être, c’est éminemment distinct et singulier. Il faut que notre ouvrage, en étant excellent, soit unique en son genre, à tel point qu’il devienne typique, légendaire, proverbial, et qu’il laisse à la postérité, avec une image populaire et traditionnelle de son auteur, un répertoire commode d’éternelles citations.

Hommes de lettres obscurs, votre chef-d’œuvre méconnu est-il cela ? Vous savez bien que non. Eh bien, alors ?

Il va sans dire qu’ici, pas plus qu’ailleurs, je ne parle des ouvrages non littéraires, comme l’histoire, la philosophie, la morale, la politique, la critique et l’érudition en comptent par flottes innombrables, et qui se contentent d’employer l’écriture à la propagation d’idées ou de connaissances utiles, sans la moindre ambition d’empreindre sur l’écrit un cachet personnel ; mais je n’entends pas me borner non plus aux œuvres d’imagination et d’art pur, telles que le roman, la poésie ou les pièces de théâtre.

Un écrit, de quelque nature qu’il soit, peut devenir littéraire par le style. Il n’est pas défendu aux orateurs, aux historiens, aux philosophes, aux moralistes, aux érudits, il ne nous est pas défendu à nous-mêmes, critiques, d’être des artistes. Le style est la seule ligne de démarcation entre les ouvrages qui sont du papier noirci et ceux qui sont de la littérature, et c’est pourquoi j’admets la possibilité endoctrine, malgré les mauvais compliments qu’un critique m’a faits, d’avoir écrit des livres qui fussent de la même qualité, matière et façon, que les chefs-d’œuvre, n’accusant que ma propre faiblesse si je n’ai pas su faire ce qui était possible.

C’est pourquoi aussi je vois venir avec horreur et avec dégoût, comme un état de barbarie où la science pourra régner armée jusqu’aux dents, mais où toute grâce et toute fleur de littérature aura péri, l’ère nouvelle, saluée avec joie par les Huns et les Teutons de France, où d’innombrables scribes, empressés et modestes, se précipiteront pour servir à l’Humanité les écrits utiles dont elle fait sa nourriture, livrant à l’ogre leurs personnes avec leurs griffonnages, sans souci de la vie, sans amour de la gloire et sans culte du style !

Cependant, cette abomination sera. C’est pour la victoire de l’impossible que je combats, moi le dernier croyant de l’ancienne foi littéraire.

La vérité est si décourageante que garder une lueur d’espoir est folie.

Art autrefois secret, réservé à l’élite, le talent d’écrire est devenu une immense foire banale. Tout le monde écrit, écrit bien ; mais de style, il n’y en a plus. Le livre, ce testament de l’écrivain, a disparu, noyé dans l’abondance incontinente des volumes.

On en a compté quinze cent mille, édités depuis deux ans, trois ans, quatre ans au plus152, qui ont fini par se vendre au poids, pour retourner à la pâte de papier. Dans tous les autres commerces, une marchandise qui ne s’écoule pas diminue sagement ses produits ; il arrive même enfin que la boutique se ferme, c’est la règle ordinaire ; mais une espèce de vertige a fait perdre aux producteurs de volumes toute logique et toute raison, et plus la demande devient rare, plus l’offre se multiplie.

Les anciens moyens de réclame et de charlatanisme continuent, quoique bien usés, à exercer leur prestige, d’abord sur les auteurs eux-mêmes, qui, croyant volontiers ce qu’ils désirent, se laissent toujours éblouir plus ou moins par l’effronté mensonge d’une suite rapide d’éditions très nombreuses. M. Albert Cim, qui a pu consulter les registres des libraires, nous fait connaître les chiffres réels, bien différents de ceux que l’industrie invente ou que l’imagination suppose.

De 1889 à 1894, le plus glorieux et le plus populaire de nos romanciers contemporains a touché, pour ses droits d’auteur, un peu plus de trois mille francs par an, « à peu près ce que touche un expéditionnaire dans un ministère. » Les bénéfices des libraires, pour les cinq romanciers le plus en vogue, ont été, durant cette période, de quelques centaines de francs tout au plus153.

Une édition, d’ailleurs, peut s’épuiser (et c’est même de beaucoup le cas le plus fréquent) sans qu’un seul exemplaire en ait été vendu. Considérez, en effet, que de nos ouvrages il faut faire d’abord une large consommation pour les journalistes, qui ne les lisent pas, n’en parlent pas, et, le jour même, les vendent au bouquiniste dans leur nouveauté. Il faut ensuite les distribuer à toutes nos connaissances, qui ne les lisent pas davantage ; car lire est un effort au bout duquel on espère une récompense, et on ne fait cet effort que si on escompte assez cher la récompense pour l’avoir payée quelque chose. Jette-t-on par hasard un regard rapide sur ce que nous avons mis tant de soin, tant de passion à écrire, c’est d’un œil si distrait, qu’on ne sait rien de nos ouvrages et qu’on n’y comprend rien, oubliant tout ce que nous avons dit, nous prêtant ce que nous n’avons point dit !

Le don obligatoire d’un livre est une simple politesse mondaine, analogue à l’envoi d’une carte de visite, qu’on jette au panier si elle est d’un homme de rien, qu’on place en évidence sur un plateau si elle est d’un personnage.

Quand il nous naît un garçon, des billets imprimés font part de la nouvelle ; ici, c’est le nouveau-né lui-même que nous expédions par colis postal. Mais ce n’est pas la seule différence entre l’envoi d’un livre et celui d’une lettre de faire-part ; il y a celle-ci encore, qu’on n’a jamais vu personne d’assez impoli pour ne pas répondre à l’annonce d’un événement domestique triste ou heureux, tandis que l’enfant bien-aimé de notre esprit, le fruit de nos veilles et de nos insomnies, conçu dans la joie, enfanté dans la peine et dans l’espérance, n’est pas même honoré d’un regard ni payé d’un remerciement !

Les étrangers que nous n’avons point servis, les connaissances que nous avons oubliées ou dû omettre, n’achètent jamais notre livre ; si, par caprice soudain, on est curieux de le feuilleter, on le loue à une bibliothèque publique, à un cabinet de lecture ; ou bien on l’emprunte au voisin, comme un parapluie.

Pourquoi achèterait-on nos livres et pourquoi les lirait-on ? Pour un sou, on a de quoi lire, et on n’est embarrassé que par le choix. Deux mille deux cent quatre-vingt-sept journaux quotidiens paraissaient à Paris en 1894. Dans le cours de 1889, la poste parisienne en a expédié cent quatre-vingt-dix-sept millions. Pour une centaine de francs par an, un honnête homme s’abonne à deux ou trois revues mensuelles ou de la quinzaine qui lui fournissent plus de lecture qu’il ne peut en faire en un mois. Le livre est un vaincu dans des conditions pareilles. Pour faire une retraite digne, il devrait se renfermer plutôt dans le fier retranchement de sa propre rareté, de peur de paraître lutter contre les journaux et les revues avec l’arme même que ces feuilles emploient, je veux dire, avec la force d’un nombre nécessairement inférieur, quoique considérable ; mais, multiplié lui-même sans mesure, il est étouffé, écrasé, anéanti par les périodiques.  C’est l’ensevelissement du torrent sous l’avalanche.

Contemplons, pour nous faire une raison consolée, la solidité éternelle des astres, fort peu occupés de nos petits moi, et laissons l’impersonnelle Science achever son œuvre, dont la fin sera la guérison radicale de tout égoïsme littéraire.

Elle a découvert de belles et grandes choses, et elle en a inventé aussi de bien jolies : entre autres, la fabrication rapide du papier à très bon marché. Elle l’extrait aujourd’hui du bois et de la paille ; demain elle le tirera de la houille ; elle trouvera bientôt un moyen de le façonner avec la terre ou pourriront nos corps. C’est sur cette ordure qu’on nous imprime, et voilà une fameuse leçon pour l’orgueil de nos constructeurs de monuments !

Ces feuilles faites avec rien se décomposent en quelques années, se tachent, s’usent, se déchirent, redeviennent poussière et cendre et rentrent avec avidité dans le néant dont elles n’auraient jamais dû sortir.

Gloire à la Nature ! place à la Science ! et vive l’Humanité ! Le char roule sur un terrain uni ; les détritus encombrants et inutiles disparaissent grand train, et le nettoyage de la planète se fait de lui-même économiquement, lestement, sans que de longs siècles attendent et regardent venir, comme pour les solides bouquins des vieux âges, la dent joyeuse de la souris et le sombre baiser du ver silencieux.

FIN